L'Instruction Publique en France et en Italie au dix-neuvième siècle
CHAPITRE III.
Période de la Révolution et de l'Empire.
I
La Révolution, du moins à ses débuts, ne jeta point de trouble dans un établissement déjà pénétré de son esprit. Le Lycée s'appliqua d'ailleurs à la seconder: estimant que l'enseignement doit embrasser plus d'objets à mesure qu'une nation assiste à de plus grands spectacles, il annonça dans son programme pour 1790 que La Harpe allait étudier Mably, J.-J. Rousseau et la philosophie de Voltaire, puis les historiens, se réservant, au reste, de délasser l'auditoire par l'examen des romans et de la littérature agréable; que Garat allait recommencer l'histoire de la Grèce et montrer ce que peuvent de petites nations éprises de liberté, qu'il traiterait aussi de la philosophie et des arts en Grèce; que l'avocat au Parlement De la Croix allait inaugurer un cours de droit public, que Fourcroy exposerait la chimie animale avec ses applications, qu'Ant. Deparcieux, avant d'aborder le cours de géométrie par lequel il terminerait l'année, présenterait des recherches sur la population, sur la durée de la vie, et qu'il tirerait la conséquence de ces observations relativement à des questions de finances[86]—Le Journal général de la Cour et de la Ville se plaignit même, le 17 janvier 1791, que le Lycée eût fait fuir les honnêtes gens, effrayés du vertige démocratique qui l'avait saisi: le Lycée avait pourtant, disait ce journal, renoncé aux services du professeur de droit public, mais il avait conservé dans la chaire d'histoire l'emphatique, inintelligible et très ennuyeux auteur du «Journal de Paris» (Garat). Les administrateurs du Lycée se soucièrent trop peu de dissiper ces alarmes: à la vérité, il n'est pas sûr qu'ils aient prescrit, au mois d'avril de la même année, qu'à l'occasion de la mort de Mirabeau, les auditeurs prissent le deuil, les hommes en noir, les femmes en blanc; la Feuille du Jour du 21 de ce mois leur impute cette injonction d'un patriotisme indiscret, qui, d'après elle, excita des plaintes parmi les habitués français et étrangers; mais on n'en trouve pas trace dans les Registres du Lycée conservés à la Bibliothèque Carnavalet, ni dans la Chronique de Paris du 20 avril, qui rapporte qu'on y exposa un très beau portrait de Mirabeau et son buste par Houdon, qu'on y lut la notice sur sa dernière maladie par Cabanis, que Joseph Chénier y déclama une ode en son honneur.
Quoi qu'il en soit, en se prononçant d'une manière aussi éclatante, on s'aliénait une partie des habitués. Or, pour faire face à des frais généraux considérables, on avait besoin que le grand monde tout entier fût favorable à l'établissement. Dans les premières années de la Révolution, l'aristocratie avait continué à s'y intéresser; les registres précités montrent les noms des Laval-Montmorency, des Pastoret, des Béthune-Charost unis à ceux de Sieyès, de Fourcroy, de Lavoisier dans le conseil d'administration, en 1790 et en 1791. La plus simple prudence conseillait de s'interdire les démonstrations politiques.
Le Lycée commença donc à souffrir de la perturbation générale: les recettes diminuaient; le professeur le plus en vue partit. Le 20 novembre 1791, une lettre de La Harpe, publiée dans la Feuille du Jour, déclarait que, l'année suivante, ce serait chez lui, rue du Hasard, 2, qu'il continuerait son cours. La Harpe expliquait franchement ses motifs: durant l'année qui venait de s'écouler, les recettes du Lycée n'ayant guère fait que couvrir les frais, les professeurs n'avaient pas touché d'honoraires; La Harpe s'y serait résigné, si la suppression des privilèges et la suspension des pensions n'avaient détruit toutes ses ressources; il n'avait pas été fâché de montrer que son attachement à la Révolution était désintéressé, mais il fallait bien qu'il vécût de son travail.
L'année 1792 ramena La Harpe au Lycée, mais suscita à cet établissement, qui avait déjà peine à se soutenir, une rivalité redoutable par la fondation du Lycée des Arts. Ce nouveau Lycée menaçait l'ancien, aussi bien, pour ainsi dire, par la concurrence qu'il ne lui faisait pas que par celle qu'il lui faisait: si, en effet, en ouvrant des cours de sciences, il pouvait détourner quelques-uns des habitués de la rue de Valois, d'autre part, en n'offrant aucun des cours littéraires que l'autre avait fini par instituer, il semblait inviter le public à les délaisser comme inutiles à une démocratie et à une nation en péril.
Le Lycée des Arts, fondé en juin-août 1792 sous les auspices de la Société philomathique[87], par Gaullard de Saudray ou Désaudray, auparavant secrétaire d'ambassade et militaire qui y professa différentes sciences, s'ouvrit solennellement quelque temps après la fin de la Législative, sous la présidence de Fourcroy qui allait désormais se partager entre les deux établissements. Il était situé dans le cirque du Jardin-Égalité et comprenait, entre autres pièces, un salon pouvant contenir trois mille personnes, une jolie salle pour concerts, bals, spectacles, une bibliothèque et un cabinet littéraire, quatre salles pour les cours et pour les écoles primaires, une salle pour un dépôt des arts, un vauxhall et un salon pour des assemblées du soir, des emplacements pour bains, café, restaurant[88].
On voit que si le Lycée des Arts n'enseignait pas les lettres, il ne se piquait point d'austérité spartiate ou genevoise. Mais on voit aussi, par la part faite aux études primaires, qu'on commençait à s'apercevoir que c'est surtout aux écoliers que les leçons profitent. Au surplus, la société fondée par Désaudray, et qui, sans parler de quelques littérateurs tels que Lebrun, Millin, Sedaine, du peintre Redouté, de l'acteur Molé, comprenait (outre Fourcroy) Berthollet, Darcet, Daubenton, Jussieu, Lavoisier, Vicq d'Azyr, se proposait d'encourager aussi les sciences en récompensant les inventeurs par des mentions, des médailles, des couronnes qu'on décernait dans des séances solennelles, après que le public avait confirmé le suffrage du directoire du Lycée; elle promettait de les appuyer auprès du gouvernement, d'exécuter pour eux les expériences dispendieuses, de les aider de son argent à poursuivre leurs recherches; elle publierait un Journal des Arts. Ajoutons que bientôt par l'effet des circonstances, tout fut gratuit dans ce Lycée: on ne recruta en effet qu'un très petit nombre de souscripteurs, étrangers pour la plupart, si bien que les professeurs à qui l'on avait promis vingt-quatre francs par leçon ne touchèrent à peu près rien, et que Désaudray ne retira rien de ses avances[89]. Mais on ne se découragea pas. Tous donnèrent leur peine sans rémunération. Nous pouvons avouer maintenant que, en vrais pédagogues du dix-huitième siècle, ils avaient établi, à côté de leurs écoles primaires, une école de danse et de déclamation. Pardonnons-leur d'avoir oublié qu'il est imprudent d'honorer toutes les muses dans un même temple! C'étaient des patriotes que ces hommes qui donnaient, sans compter, leur argent, leur temps, leur talent à la France, dans un moment où chacun perdait ses ressources habituelles et où d'un autre côté on risquait, à se mettre en avant, sa liberté et sa vie[90]!
Les professeurs du Lycée des Arts traversèrent pourtant moins d'épreuves durant la Terreur que leurs collègues du Lycée de Pilâtre: on conçoit en effet que les séances en partie littéraires de celui-ci excitassent plus d'ombrage chez les terroristes que les séances exclusivement scientifiques ou artistiques de celui-là: la tyrannie, quelque nom qu'elle porte, s'est toujours beaucoup plus défiée des lettres que des arts et des sciences. Aussi le Journal de Paris du 23 nivôse an III (12 janvier 1795) dira-t-il de l'établissement de la rue de Valois: «Il avait mérité la préférence de nos derniers tyrans.» Le désir d'obtenir du gouvernement des subsides devenus nécessaires avait amené les administrateurs à de tristes sacrifices. Déjà le 19 novembre 1792, Roland, en leur annonçant un secours de 10,000 livres, s'était plaint de quelques propos tenus dans leur établissement et de l'esprit de plusieurs des cours; le 14 brumaire an II, Fourcroy, en rendant compte de démarches faites en vue d'une nouvelle subvention, exposa aux actionnaires du Lycée que la Société encourrait l'indignation du gouvernement tant qu'elle compterait des émigrés, des contre-révolutionnaires; on le chargea en conséquence, de concert avec Garat, Suë, Houel, Anach. Clootz et quelques autres, de l'épurer. Sur cent membres, soixante-douze, parmi lesquels Lavoisier, furent évincés, spoliés de leurs actions et remplacés[91]. Cette régénération de l'établissement appelé dès lors Lycée Républicain, ne lui procura ni les subsides espérés ni la tranquillité. Les terroristes s'imposèrent dans les séances publiques. Un de ces intrus, Varlet, lut à la tribune du Lycée un ridicule éloge de Marat que l'assemblée écouta dans le plus profond silence, cherchant à étouffer son horreur et par instants parvenant à peine à s'empêcher de rire[92]. Chaque jour, ses pareils promenaient sur l'auditoire l'oeil hagard de la superstition pour y trouver des victimes, dira encore la Décade du 20 nivôse an III; ils intimidèrent les administrateurs du Lycée au point que ceux-ci, non seulement décidèrent à la reprise des cours de l'année 1793-94 qu'on professerait en bonnet rouge, mais songèrent à interdire de prononcer le nom de Dieu, vu que, suivant Garat, le système de l'athéisme était plus républicain que le système opposé; c'était, paraît-il, sur la proposition d'un Espagnol, introduit par la faction dominante dans le directoire du Lycée, que cette proscription de Dieu faillit être votée[93]: il serait piquant que cet Espagnol eût été un des pensionnaires de Sa Majesté catholique auxquels Pilâtre avait ouvert son établissement.
Il devenait périlleux de monter dans les chaires du Lycée, de s'asseoir même sur ses bancs; La Harpe était incarcéré: le Lycée ne ferma pas ses portes, comme l'ont cru Peignot et M. Thiers, mais ses recettes tombèrent bien au-dessous des dépenses[94].
Pour le Lycée des Arts, on n'a jamais contesté qu'il soit demeuré ouvert. Son Annuaire pour l'an III donne la liste ininterrompue de ses séances publiques sous la Terreur. Ce n'est pas, on l'a vu plus haut, qu'il ait dû son salut à sa pusillanimité[95]. Désaudray avait eu d'ailleurs l'honneur d'encourir, comme auxiliaire de La Fayette dans la répression du désordre, l'animadversion de Danton[96]. Mais, comme nous l'avons dit, l'enseignement plus technique du Lycée des Arts le compromettait moins.
II
À la fin de 1794, le Lycée Républicain n'était pas délivré de toute inquiétude: trouverait-il dans une population d'où la terreur était enfin bannie, mais où l'aisance, la liberté d'esprit n'étaient pas encore revenues, assez de souscripteurs pour subvenir à ses frais? Les administrateurs du Lycée s'adressèrent à la Convention; mais celle-ci se borna à ordonner l'impression du rapport très favorable de Boissy d'Anglas, qui concluait à une subvention de 20,000 francs, en retour de laquelle 96 auditeurs peu aisés seraient admis gratuitement, et ajourna le projet de décret[97]. Réduits à leurs seules ressources, les administrateurs du Lycée s'ingénièrent à en multiplier les attraits: le 10 nivôse an III, la bienveillante Décade annonça qu'ils tenaient à la disposition des amateurs un salon de conversation, un salon de lecture avec une bibliothèque nombreuse et choisie, d'autres pièces garnies de tableaux, de gravures, de dessins, de modèles de machines, un salon particulier pour les dames qui désireraient se réunir à part, avec un forte piano. (Qu'on ne s'étonne pas de cette attention mondaine! Rien n'était à dédaigner pour recomposer les auditoires dispersés par la Terreur. Un curieux article de la Décade du même jour, qui peint vivement l'état de délaissement, de délabrement où végétaient plusieurs cours de physique, y compris celui du Collège de France, nous apprend que, dans un cours plus suivi qui se faisait au Louvre, on apportait une chaufferette à chaque citoyenne.)
Le Lycée Républicain offrit au surplus, à partir de la rentrée de 1794, un attrait plus puissant; il offrit un soulagement à la conscience publique. Dès le 11 nivôse de l'an III (31 décembre 1794), La Harpe y commença la série de ses ardentes diatribes contre la Terreur par son discours sur la guerre déclarée par les tyrans (révolutionnaires) à la raison, à la morale, aux lettres et aux arts. Le sujet, annoncé à l'avance par la Décade du 10 nivôse, avait attiré une foule considérable, qui écouta l'orateur, dit La Harpe, avec une sorte de silence sombre et inquiet; il semblait que l'on eût peur d'entendre ce qu'il n'avait pas peur de dire; et, quand les applaudissements rompaient le silence, c'étaient les cris de l'indignation soulagée[98].
Dès lors, jusqu'à la fin de la vie de La Harpe, la haine de la Terreur forma comme l'esprit du cours le plus suivi du Lycée: elle en fut même quelque temps l'unique inspiratrice; car les leçons qui suivirent le discours du 31 décembre 1794 furent consacrées à une ample étude de l'abus des mots dans la langue révolutionnaire, dont l'auteur put composer plus tard tout un volume qu'il fallut réimprimer deux fois sur-le-champ pour satisfaire l'empressement du public[99]. Les auditeurs de La Harpe lui demandaient beaucoup moins alors de former leur goût que de traduire publiquement leurs douleurs, leurs colères, leurs craintes et leurs espérances. La Quotidienne du 10 décembre 1795 rapporte les propos fort libres qu'ils tenaient sur le compte de Tallien. Jusque sous le Consulat, c'était, dit Dussault, un désappointement pour eux quand La Harpe se renfermait dans la littérature pure[100]. À peine sur les trois ou quatre cents personnes qui l'écoutaient, un mécontent se hasardait-il à l'interrompre; la minorité dissidente n'éclatait qu'après la séance, soit dans la salle même, soit dans les journaux[101]. D'ailleurs, bien que La Harpe ne soit plus là pour soutenir ses réquisitoires par l'habileté de son débit[102], la pitié pour les victimes, surtout la colère contre les oppresseurs, le souvenir de ses propres périls, le repentir de ses écarts, le zèle du néophyte y respirent encore. L'éloquence véritable ne s'y rencontre pas, parce que La Harpe n'a pas assez mûri sa colère; il s'y abandonne au lieu de la dominer, et l'exhale dans des pages rarement déclamatoires, rarement injustes, mais toujours diffuses. L'ensemble n'en demeure pas moins animé, et le détail offre de la couleur et du trait.
Le Lycée qui applaudissait La Harpe lui-même n'avait pas encore rompu avec la République. C'est une erreur que de croire, comme on le fait d'ordinaire, qu'il était sorti monarchiste de la prison du Luxembourg: il en était seulement sorti chrétien. Ce qui a trompé, c'est qu'on a jugé de ses opinions par son cours de littérature où, comme il le dit lui-même, et comme les contemporains l'avaient remarqué, il a retouché ses discours et ses leçons du Lycée; il suffit, pour sortir d'erreur, de se reporter aux journaux du temps.
Rappelons d'abord que La Harpe est l'auteur de la pièce de vers officielle lue dans la fête célébrée le 20 octobre 1794 (30 vendémiaire de l'an III), à l'occasion de l'évacuation complète du territoire de la République, et que cette ode exprime non seulement l'amour de l'indépendance, mais celui de la liberté. Puis, interrogeons sur le langage tenu par La Harpe au Lycée le 31 décembre 1794, non plus le texte remanié du Cours de littérature, mais le Journal de Paris, qui en publia la péroraison d'après un texte communiqué, peu de jours après la séance, par La Harpe lui-même. Voici un passage de cette péroraison: «Non, tous ces crimes ne sont point notre Révolution: car ils ne l'ont pas détruite, et le crime se détruit toujours lui-même. Non, leur tyrannie n'est point notre liberté; car leur tyrannie a passé, et notre liberté ne passera point. Redisons à l'Europe et à la postérité: Jugez notre République non par ce qu'elle a souffert, mais parce qu'elle a fait.» Par ces derniers mots, il entend, outre les victoires remportées sur les ennemis, la conduite de la France depuis le 9 thermidor; il appelle les conventionnels qui se sont unis contre Robespierre les dignes représentants de la nation, les loue d'avoir révoqué de mauvaises lois, vante la gravité, l'énergie des rapports de Johannot, de Grégoire, des deux Merlin, de Chénier, de Boissy d'Anglas, de Ramel, les discours véhéments et courageux de Laignelot, de Legendre, de Tallien, de Fréron, de Clauzel contre les terroristes: «La Convention, depuis qu'elle s'est si fièrement affranchie, a-t-elle fait autre chose que du bien? N'est elle pas sans cesse occupée à fermer des plaies que le temps seul peut cicatriser? Sachons attendre, puisque nous avons su souffrir… Que tous se persuadent bien que, notre Révolution ayant pour but une constitution républicaine fondée sur les droits de l'homme, ce qu'il y a de plus éminemment révolutionnaire, c'est la raison, la justice et la vérité!» La Harpe concluait ainsi, après un appel à la concorde: «S'il reste encore quelques mécontents entêtés de leurs anciens préjugés, ils ne seront ni écoutés ni même aperçus. Leurs plaintes stériles et leurs impuissants murmures se perdront dans la félicité universelle, comme dans l'immensité de la mer, quand un vent favorable porte le navire, on n'entend que l'heureux bruit du sillage régulier, si doux à l'oreille du navigateur qui se livre à l'espérance et à l'allégresse, sans savoir et même sans songer si quelque vent ennemi siffle loin d'eux dans quelques détroits obscurs ou sur des roches inconnues[103].» Voilà qui est catégorique! Ni Benjamin Constant, ni Ginguené, ni aucun des publicistes qui défendirent plus tard la République contre La Harpe, n'eût désavoué ce langage; aucun d'eux n'exprimait même alors avec cette netteté et cette chaleur la possibilité et le devoir de procurer à la France l'ordre et la liberté par un gouvernement républicain.
Le même sentiment se rencontre dans un autre morceau lu par La Harpe quelques jours après au Lycée, et communiqué également par lui au Journal de Paris; car si La Harpe s'y prononce avec énergie sur le devoir d'imposer silence aux tribunes qui essayaient encore d'intimider la Convention, il s'écrie aussi: «Enfin, grâce à la Révolution, l'éloquence est rentrée ainsi que nous dans tous ses droits[104]!» Aussi bien les plus fermes républicains le tenaient-ils pour un des leurs: non seulement dans un Rapport sur les destructions opérées par le vandalisme et sur les moyens de les réprimer, Grégoire l'avait compté, le 14 fructidor an II, parmi les hommes paisibles que les hébertistes et les amis de Robespierre avaient fait incarcérer pour leur esprit et leurs talents, mais nous avons vu Boissy d'Anglas le présenter, le 18 brumaire de l'an III, comme un républicain de la veille, et quelques jours plus tôt le gouvernement lui demander une ode patriotique. Enfin sa nomination de professeur à l'École normale, le 19 nivôse an III (8 janvier 1795)[105], prouve l'accord persistant de ses vues avec celles de la Convention. Il défendit même publiquement, le 15 mars 1795, le plan d'études tracé par elle pour cette École dans une verte réplique à l'auteur du pamphlet la Tour de Babel, qui disait qu'on voulait faire entrer en quatre mois l'Encyclopédie dans la tête des élèves[106]! Dans son cours à l'École normale, il combattit l'athéisme aux applaudissements de ses auditeurs; mais quand il exhortait les futurs instituteurs à mettre toujours Dieu entre leurs élèves et eux, il déclarait les engager par là à remplir les vues bienfaisantes de nos représentants; c'est dans la chaleureuse péroraison du discours qu'il prononça pour la clôture annuelle des cours, et que le Journal de Paris publia le 14 prairial an III (2 juin 1795), que se trouvent ces expressions.
Il n'est même pas sûr qu'en rompant avec la Convention La Harpe et son élégant auditoire aient tout d'abord rompu avec la République; car, malgré les factums dans lesquels La Harpe attaqua vivement les précautions que les conventionnels projetaient contre un revirement de l'opinion, le Journal de Paris, qui avait loué son attachement à la Révolution et qui plus tard se distinguera parmi les adversaires de La Harpe, loue sa brochure le Salut Public ou la Vérité dite à la Convention, par Un homme libre[107]. Les harangues que, d'après le Mémorial de Sainte-Hélène, La Harpe prononçait alors dans les Sections contre les conventionnels, le mandat d'arrêt lancé contre lui au lendemain de la canonnade de Saint-Roch, et le grief, d'ailleurs fort vague, fondé sur les papiers de Lemaître, qui pendant treize mois l'obligèrent à vivre au moins à demi caché[108], n'interrompirent pas les bonnes relations de La Harpe avec ce journal: le 5 frimaire an V (25 novembre 1796), les rédacteurs le félicitent chaleureusement de pouvoir enfin se préparer à reparaître dans sa chaire.
Il allait donc encore une fois briller parmi ses collègues, dont le même numéro du Journal de Paris donne la liste[109]: Ant. Deparcieux pour la physique, Fourcroy pour la chimie, Sue pour l'anatomie, Brongniart pour la zoologie, Gautherot pour les arts et manufactures, Demoustier pour la morale, Roberts pour l'anglais, Boldoni pour l'italien, Coquebert pour les poids et mesures, Sicard pour l'art d'instruire les sourds-muets. Plusieurs de ces hommes égalaient La Harpe pour le talent d'exposition et le surpassaient par la portée de leur esprit; mais devant des gens du monde la partie n'était pas égale. Les administrateurs du Lycée venaient de supprimer, disent-ils dans leur programme pour l'an V, le cours d'astronomie et de navigation comme ils avaient précédemment supprimé celui de mathématiques, parce que ces sciences ne sont pas propres à être étudiées autrement que dans le silence du cabinet: la vérité était évidemment que leur public n'avait ni les notions ni l'application qu'exigent de pareilles études. La morale elle-même, quoique fort populaire alors (nous ne disons pas fort respectée), devait prendre un air de galanterie pour paraître devant lui: Demoustier avait, en effet, choisi pour son cours de cette année les devoirs des femmes, leur mission de dépositaires du bonheur public, l'union de leurs plaisirs et de leurs devoirs. Comment l'aimable public du Lycée se fût-il aperçu que Fourcroy, qu'au reste il goûtait fort, était plus profond que La Harpe? L'époque, d'ailleurs, appelait ces digressions sur la politique auxquelles la littérature offrait, on en conviendra, un prétexte plus naturel que la chimie.
Celles auxquelles La Harpe se livra au cours de l'année 1797 prirent un caractère nouveau.
III
Alors, en effet, il attaque la philosophie du dix-huitième siècle tout entier, la République et même la Révolution en général. Il embrasse dans une haine commune tous les partis qui, depuis 1789, ont dirigé la France. Le terme de républicain devient dans sa bouche une expression flétrissante; il réprouve les publicistes actuels qui nous ordonnent sous peine de la vie de regarder comme des mots synonymes la royauté, le despotisme, les tyrans. Ses articles du Mémorial qu'il rédige avec Fontanes et Vauxcelles, et où il déclare qu'en 1793 la Révolution comptait déjà quatre années de crimes, ne sont pas plus amers ni plus violents que ses leçons[110]. J'ignore ses relations avec le conspirateur royaliste Brotier dont les papiers rangent La Harpe avec Lacretelle et Richer-Serisy parmi les principaux meneurs des sections[111]; mais il est manifeste qu'il appartient alors de coeur au parti royaliste.
Sainte-Beuve, dans un article sur Mme de Staël, émet l'opinion que ce ne dut pas être au Lycée demeuré fidèle à l'esprit de la Révolution que La Harpe se rétracta de la sorte, mais plutôt rue de Provence, près de la rue du Mont-Blanc[112]. Cette conjecture doit être écartée. Car, outre qu'elle a contre elle une assertion positive de M. Thiers[113], je n'ai rien trouvé qui l'appuie, ni dans les nombreuses notes ou préfaces du Cours de littérature où La Harpe fournit des éclaircissements sur son enseignement, ni dans Daunou, son exact et véridique biographe, quoiqu'il avance que le Lycée l'avait rayé de sa liste après Vendémiaire et ne l'y rétablit qu'à la fin de 1796. Nous verrons La Harpe inscrit en 1797 sur la liste des cours d'un autre établissement, mais cet établissement comptera précisément parmi ses membres plusieurs amis dévoués du gouvernement. Les procès-verbaux du Lycée conservés à l'Hôtel Carnavalet prouvent que La Harpe y resta durant tout le cours de l'an V et que l'on comptait sur lui pour l'an VI[114]; et toutes les fois que les contemporains relèveront une diatribe de La Harpe, c'est dans leurs comptes rendus des séances du Lycée Républicain.
Pourquoi donc La Harpe et la société polie qui l'écoutait, si patients, si confiants sous les thermidoriens, haïssent-ils les hommes du Directoire à qui ils ne peuvent reprocher la Terreur? La cause en est dans la politique haineuse et méprisante à laquelle le Directoire se laissait aller contre le catholicisme. Provoqué par la propagande que les prêtres insermentés faisaient en faveur de la royauté, il revint sur la tolérance que la Convention avait fini par accorder[115]. Nourri des livres de Voltaire et de Rousseau, il constatait avec surprise et mécontentement l'ascendant que le catholicisme conservait encore; il avait cru épargner un moribond, et le malade se portait mieux que lui. Alors ces hommes qui avaient détesté et renversé Robespierre, mais qui avaient pris sous lui l'habitude de gouverner despotiquement, employèrent tout un système d'intimidation et de sarcasme contre une religion qui s'obstinait à vivre et menaçait la République de ses représailles. Ce fut ce retour partiel à la violence, ce repentir malencontreux d'hommes modérés tels que Chénier et La Révellière-Lepeaux[116], qui brouillèrent La Harpe et ses auditeurs avec le gouvernement. Ce sont les écrits et les instructions de La Révellière contre le christianisme qui excitèrent sa colère; c'est quand une administration locale déclare que, fidèle aux principes républicains, elle a soigneusement défendu aux instituteurs publics de mêler à leurs leçons rien qui puisse rappeler l'idée d'un culte religieux, qu'il s'écrie au Lycée: «Partout on se demandera quel doit être l'état d'un peuple dont les magistrats parlent ce langage au nom de la loi (souligné) et que peut être une république (souligné) dont ce sont là les principes.» C'est en haine de ceux qu'il appelle des oppresseurs philosophes dont la place n'est déjà plus tenable dans l'opinion et qui bientôt n'en auront plus aucune, qu'il conçoit pour la République une aversion qui va parfois jusqu'à troubler son jugement: ne prétendra-t-il pas bientôt que la journée du 30 prairial an VII (18 juin 1799), dans laquelle ses amis, unis à leurs adversaires, ont chassé La Révellière du Directoire, a remis au premier rang dans la République les complices de Baboeuf?[117].
L'enseignement de La Harpe et ses articles dans le Mémorial jetèrent les partisans du Directoire dans une irritation qui se marqua, lors du 18 fructidor, par un arrêt de proscription et inspirèrent aux voltairiens de toute opinion un ressentiment qui n'est peut-être pas encore apaisé de nos jours[118].
Cependant le Lycée Républicain ne souffrit pas des attaques dirigées par La Harpe contre le gouvernement. Il se tira également bien d'une autre difficulté: l'année 1797, qui le priva pour deux ans de La Harpe, lui avait, dès les premiers jours, suscité un nouveau rival: le 17 janvier, les fondateurs d'un Salon des Étrangers, qui existait depuis deux ans, ouvrirent un établissement analogue, le Lycée des Étrangers, appelé aussi Lycée Marbeuf, du nom de l'hôtel où il fut d'abord installé dans le faubourg Saint-Honoré, puis Lycée Thélusson quand il eut été transporté à l'hôtel Thélusson, rue de Provence, en face de la rue d'Artois, et quelquefois aussi Lycée de Paris[119]. Ce Lycée avait obtenu que plusieurs des professeurs de la rue de Valois lui prêtassent aussi leur concours: aux noms peu connus d'Audin Rouvière, de Pinglin, chargés l'un de l'hygiène, l'autre de la logique, il était fier d'ajouter ceux de Sue pour l'histoire naturelle, de Demoustier pour la morale à l'usage des dames, de La Harpe enfin pour la littérature. Il ne faudrait pas croire qu'il eût pour cela dérobé ces trois professeurs au Lycée de Pilâtre. Les termes dans lesquels la Décade annonce le 30 nivôse an V qu'ils vont enseigner à l'hôtel Marbeuf marquent bien qu'ils gardent leur première chaire: «Ce qu'il y a de singulier, dit-elle, c'est que ce sont à peu près les mêmes professeurs qui remplissent les chaires de l'autre Lycée, c'est-à-dire La Harpe, Sue, Demoustier.» Pour La Harpe, en particulier, c'est au Lycée Républicain qu'il recommença en 1797 la réfutation d'Helvétius qu'il y avait présentée en 1783. On retrouve sur tous les programmes ultérieurs du Lycée Républicain, sinon Demoustier, du moins Sue et même La Harpe dès qu'il ne croit plus le séjour de Paris dangereux pour lui. Les trois professeurs avaient sans doute cédé au désir légitime d'accroître leurs ressources[120].
Il ne faudrait surtout pas croire que le nouveau Lycée eût été fondé dans une pensée d'hostilité contre la République. Si La Harpe y professe, si en juin 1797 on y couronne son buste, la Décade, qui sur un rapport inexact le raille d'avoir assisté complaisamment à sa propre apothéose[121], n'attribue au Lycée Marbeuf aucun caractère politique. Comment l'aurait-elle fait, quand Chénier comptait au nombre des souscripteurs de ce Lycée, et quand un des statuts en bannissait la politique? C'est le journal même de Chénier, le Conservateur, fondé le 1er septembre 1797, trois jours avant le 18 fructidor, qui nous l'apprend dans le numéro du 3 floréal an VI. La vérité est que ce Lycée offrait l'attrait alors plus rare que jamais d'une douce société; le mot est de la Décade; les discussions irritantes étaient formellement exclues des morceaux qu'on présentait à ses concours et bannies même des conversations. L'on était sûr de goûter, dans un cercle où l'irascible Chénier consentait, c'est tout dire, à n'être qu'un poète, le plaisir d'oublier ce qu'on avait fait ou souffert pendant la Terreur. On y venait dans les instants où l'on était las d'entretenir ses propres ressentiments. Des femmes du monde, des hommes de lettres, des artistes de tous les partis ou dégagés de tous les partis, Lebrun, Lemercier, Ducis, Palissot, Cherubini, Lesueur, Méhul, Mesdames de Beauharnais et Dufresnoy s'asseyaient auprès de Rouget de l'Isle et de David, l'ancien ami de Marat. Il aurait fallu que les vers soumis avant la lecture publique au jugement d'Arnault, de Legouvé, de Laya et de Vigée fussent bien mauvais pour ne pas plaire à un auditoire heureux et surpris de se trouver si pacifique. Ce Lycée avait un journal à lui, les Veillées des Muses, qui trouvait des lecteurs. On avait sans doute la même indulgence pour ses cours, mais on la témoignait en n'en parlant pas.
Nous ferons de même, et nous répondrons au journaliste malin qui constate que telle leçon n'y a duré qu'un quart d'heure, que dans ces cours, au moins, on n'avait pas le temps de s'ennuyer[122].
IV
Le Lycée des Arts avait de plus justes titres à balancer la célébrité du Lycée Républicain. Il avait même rendu des services plus immédiats. Durant ces années où il fallait défendre à la fois la France contre l'ennemi et contre la famine, ses membres, tout en faisant leurs cours, s'étaient employés avec un zèle admirable à provoquer, à faire connaître les inventions utiles, depuis la machine à fabriquer des canons que venait d'inventer un ancien facteur de pianos, Jean Dillon, depuis les procédés nouveaux pour faire du salpêtre, jusqu'aux moyens de réserver toute la farine pour l'alimentation; depuis l'exploitation des mines jusqu'à l'élève des vers à soie et aux machines à moissonner ou à fabriquer des rubans[123]. Dès la fin de 1794, le Lycée des Arts avait rédigé plus de cent cinquante rapports signés des noms de Lavoisier, de Darcet, de Fourcroy, de Vicq d'Azyr, de Lalande, etc.; en janvier 1797, il avait récompensé déjà cinq cent quatre-vingts inventions ou perfectionnements utiles[124]. Il appuyait d'autant plus efficacement les inventeurs pauvres auprès du gouvernement que ses membres composaient en grande partie le Bureau de consultation des Arts et Métiers, établi le 12 septembre 1791 pour leur distribuer 300,000 livres par an; il payait, nous l'avons dit, une partie des frais de l'application de leurs théories; il leur offrait un Bureau central des Arts pour se mettre en communication avec les industriels, une caisse de dépôts pour la montre et la vente de leurs machines moyennant un droit de 3 p. 100, leur avançait de l'argent aux mêmes conditions, et souhaitait que, à l'exemple de l'Angleterre, le gouvernement prêtât gratuitement à tout homme qui en aurait besoin, sur sa valeur personnelle estimée d'après sa profession[125]. Cinq sociétés d'utilité publique recevaient de lui l'hospitalité; la Vendée ravagée lui demandait un modèle de pressoirs propres à être construits rapidement, et il promettait d'en fournir un dans les quarante-huit heures; plusieurs départements, qui manquaient de professeurs pour leurs Ecoles centrales, en réclamaient de lui.
Nous passerons, à un établissement d'un zèle reconnu, l'apparence de futilité que lui donnaient ses concerts et ses fêtes[126]. Nous donnerons acte des encouragements qu'il offrait à la vertu. Nous ne nous permettrons pas, comme la Décade du 10 germinal an IV, de sourire de ce voeu adressé à un fabricant de filigrane: «Puissions-nous enflammer votre génie et l'encourager à produire de nouveaux miracles!» Mais nous ne lui accorderons pas le sens pédagogique; non que plusieurs de ses membres ne sussent parfaitement enseigner, mais ils méconnaissaient une vérité primordiale, savoir: que le talent des maîtres ne supplée pas à l'insuffisance de préparation des élèves. Il est vrai que sur ce point le malheur du temps les ramena malgré eux à des visées plus sages; en l'an II ils avaient professé des cours dont la plupart, pour être entendus, auraient réclamé des auditeurs une vocation éprouvée dans un examen: agronomie, mécanique et perspective, calcul appliqué au commerce et aux banques, physique végétale, chimie appliquée aux arts, harmonie théorique et pratique, contrepoint, composition, technologie (c'est-à-dire tout ce qui a rapport aux manufactures); mais l'année suivante, la réquisition ne laissant à Paris que les jeunes gens au-dessous de dix-huit ans, le Lycée des Arts ne distribua durant l'an III, outre l'enseignement primaire, que les connaissances qu'on acquiert aujourd'hui dans les Ecoles de commerce. Mais en l'an IV, l'anatomie, la physique végétale, l'économie politique reparurent; la chimie s'installa à côté d'elles; Sue et Fourcroy remontèrent en chaire, introduisant avec eux Brongniart: par malheur, pour de tels cours, ce ne sont pas toujours les maîtres, même illustres, qu'il est le plus difficile de trouver.
Le directeur du Lycée des Arts n'entendait peut-être pas très bien non plus les règles d'une bonne éducation. N'était-ce pas exalter par une récompense disproportionnée l'amour-propre de ses jeunes élèves que de présenter les meilleurs d'entre eux à la Convention[127]? On nous répondra que cet honneur était si prodigué qu'il ne devait plus tourner les têtes. Soit! Mais, même dans un temps où nos soldats observaient leur pacte avec la mort, était-il sage de confier aux quatre cents élèves gratuitement admis, le soin de rédiger leur règlement d'ordre, et fallait-il demander à l'âge de l'étourderie un serment de bien travailler[128]? Espérons du moins que le Lycée des Arts n'avait pas invité ses écoliers à la séance publique où il laissa une institutrice de la rue des Champs-Elysées faire réciter par une de ses élèves un morceau sur l'influence réciproque des deux sexes qu'heureusement, dit la Décade du 30 thermidor an III, l'enfant n'était pas en état d'avoir composé!
Mais ces erreurs ne doivent pas faire oublier les services qu'il a rendus à la science, surtout si l'on se souvient qu'il donnait son zèle gratuitement, que l'entrée aux séances publiques même était gratuite, et que les deux artistes qui prirent à leur charge les frais que le désintéressement des savants ne pouvait supprimer ont caché leurs noms[129].
Ce n'est qu'en l'an III que l'administration revint à l'espérance de faire payer l'entrée aux cours et aux séances: on espérait tirer de là quelques ressources qui, jointes au produit de la vente du Journal des Arts et de notices sur les inventions examinées par le Lycée et aux cotisations des membres de son directoire, permettraient de subvenir à des dépenses qui en l'an IV allaient monter à 500,000 francs par an; on aurait aussi voulu, à partir de l'an IV, assurer quelques honoraires aux professeurs[130]. Encore réservait-on quatre cents places pour les sujets pauvres; et le Journal de Paris put annoncer le 23 février et le 10 mars 1795 que, à la prière de quantité de nos frères des départements, appelés à l'École normale, le Lycée des Arts ouvrait dix cours dialogués où il leur offrait six cents places également gratuites. Malheureusement les recettes n'atteignirent pas la somme qu'on espérait: bien que les membres se décourageassent si peu qu'en l'an V ils étaient trois cents[131], il fallut solliciter l'appui du gouvernement. Déjà, le 17 messidor an III, le directoire du département de la Seine avait recommandé le Lycée des Arts à la libéralité de la Convention, et, le 19 vendémiaire de la même année, Grégoire avait demandé et obtenu que l'État imprimât à ses frais les rapports lus dans les séances publiques du Lycée des Arts[132]; mais cela ne suffit pas. Enfin le 1er vendémiaire de l'année suivante, Lakanal, au nom du comité d'instruction publique, obtint pour lui, à titre d'encouragement, une somme de 60,000 livres.
Pourtant des infiltrations détérioraient le local, l'architecte ayant eu l'ingénieuse idée de mettre les salles en contre-bas du jardin et d'entourer l'édifice d'une pièce d'eau. Ne pouvant obtenir qu'on le réparât[133], Désaudray sollicita, comme compensation, un prolongement de bail ou, à charge d'entretenir en bon état le Jardin-Égalité, la jouissance gratuite; mais certaines personnes mal disposées crièrent au charlatanisme, prétendirent qu'il ne cessait de demander de l'argent; et en ventôse an V, sur un rapport de Camus, les Cinq-Cents passèrent à l'ordre du jour sur la proposition[134]. Le gouvernement songeait même à s'épargner les frais d'assainissement que réclamait le quartier du Palais-Royal en faisant passer des rues sur l'emplacement du jardin, et laissait la Décade penser toute seule qu'il conviendrait en pareil cas de donner un autre local au Lycée des Arts[135].
Une circonstance imprévue dispensa le gouvernement de commettre une injustice: le 26 frimaire an VII (6 décembre 1798) un incendie consuma entièrement le cirque où le Lycée des Arts était installé; et il faut bien croire que l'établissement passait pour faire mal ses affaires; car certains accusaient, sans preuves d'ailleurs, les administrateurs d'avoir allumé eux-mêmes le feu[136].
Cet événement porta un coup sensible au Lycée des Arts. Il erra quelque temps de salle en salle; un de ses membres, Frochot, préfet de la Seine, lui donna asile à l'Oratoire, alors sécularisé, puis à l'Hôtel de ville. Mais l'imminente réorganisation des écoles publiques fournit un prétexte opportun pour cesser les cours[137]. Réduit au rôle plus aisé à soutenir de société d'encouragement, le Lycée des Arts, devenu l'Athénée des Arts, continua tant à publier qu'à récompenser des travaux littéraires et surtout scientifiques. Ses séances publiques, où l'on entendit, entre beaucoup d'autres poètes, Mme Anaïs Ségalas, et auparavant la belle Théis, qui s'appelait alors Mme Pipelet avant de s'appeler la princesse de Salm, attirèrent encore longtemps la foule. Car il ne cessa d'exister qu'à la fin de 1869. Mais le grand public avait peu à peu perdu la mémoire de son désintéressement, de ses services, de ses exemples. Toutefois, la science contemporaine se souvient de lui: M. Berthelot l'a mentionné avec honneur en août 1888 dans le Journal des Savants[138].
V
Le Lycée Républicain, avec des cours plus attrayants et plus de professeurs célèbres, se maintint beaucoup mieux. L'absence de La Harpe, entre le 18 fructidor et la fin de l'année qui suivit le 18 brumaire, lui causa sans doute quelque préjudice. Il l'avait remplacé par Mercier, qui, dans une leçon, prit Newton à partie et replaça, de son autorité privée, la terre au centre du monde[139]. Du moins l'auditoire ne s'endormait pas; et La Harpe trouva un public attentif devant sa chaire, quand il y remonta à la fin de 1800.
Au surplus, il amenait avec lui et plaçait savamment en évidence une auditrice dont la présence eût suffi pour remplir la salle, Mme Récamier; mais son talent et ses digressions politiques n'avaient rien perdu de leur popularité[140]. À la rentrée de l'an IX, on remarqua que le public était cinq fois plus nombreux que précédemment; et M. Legouvé m'a signalé le récit[141] d'une curieuse ovation que l'auditoire fit un jour à son professeur favori: La Harpe, dit Bouilly dans les Encouragements de la Jeunesse, ayant passé la nuit à retoucher un morceau sur La Fontaine, s'endormit dans la salle d'attente du Lycée, tandis qu'un de ses collègues occupait la chaire; il dormait encore quand celui-ci eut fini; on respecta son sommeil, et Luce de Lancival, prenant ses cahiers, fit sa leçon à sa place; mais La Harpe s'éveille, écoute, s'approche, se montre sans le vouloir, et la salle éclate en applaudissements. Mais les clameurs soulevées par la publication de sa Correspondance Russe et l'intempérance de ses attaques contre les philosophes, firent oublier à Bonaparte que La Harpe avait exalté le 18 brumaire; et, une troisième fois, La Harpe, sexagénaire et malade, dut quitter le Lycée et Paris[142]. Il ne revint guères d'exil que pour mourir le 11 février 1803[143].
Il n'emportait pas avec lui la fortune du Lycée[144]: l'administration avait acquis à la fin de 1800 de précieux collaborateurs en donnant à Roederer une chaire d'économie politique, à de Gérando une chaire de philosophie morale; et celui-ci, résolu à s'interdire les réquisitoires que La Harpe n'avait pas eu tort de prononcer jadis, mais qu'il avait tort de répéter sous le Consulat, avait prononcé ces belles paroles: «C'est parce que nous avons tous souffert qu'il nous convient à tous d'oublier. Ce serait peut-être aujourd'hui être l'ennemi du présent, de l'avenir, que d'insister trop sur les souvenirs du passé;» enfin, recrue bien plus illustre, le Lycée s'était adjoint un peu auparavant Cuvier pour l'histoire naturelle des animaux[145], et Biot, Thénard et Richerand y commencèrent, quelques années après, le premier un cours de physique expérimentale, le second un cours de chimie, le troisième un cours de physiologie[146]. A.-M. Ampère y enseigna, en 1806-1807, le calcul des probabilités. Sans avoir une aussi bonne fortune pour l'enseignement des lettres, le Lycée, à la fin de 1803, put enfin ressaisir Garat, et s'agréger l'érudit et spirituel Ginguené, pour lequel il fonda une chaire d'histoire littéraire moderne, et qui préluda, devant ses auditeurs, à son important ouvrage sur la littérature italienne[147]. Seule, la chaire de La Harpe ne rencontra pas un brillant titulaire; on la donna à Vigée. François Hoffmann s'exprime avec inexactitude dans la première de ses Lettres champenoises quand il présente Chénier comme ayant succédé à La Harpe[148]. Chénier ne professa au Lycée que dans les deux années qui précédèrent les Lettres champenoises de 1807; il y fit alors, d'après la Nouvelle Biographie générale, un cours sur la littérature française jusqu'à Louis XII; auparavant, il y avait simplement lu quelques morceaux, par exemple, comme nous l'apprend l'édition des oeuvres de Chateaubriand de 1836, son jugement sur Atala.
La coutume s'était en effet introduite au Lycée de donner des séances littéraires où ne paraissaient pas seulement les professeurs: Luce de Lancival, Legouvé, Daru y lisaient des vers. On avait même cessé d'y dédaigner l'appât de la musique[149]. Les administrateurs, entrant dans la pensée de Pilâtre de Rozier, voulaient en faire un lieu de réunion mondaine en même temps que d'étude; de là, l'ouverture des salons de lecture et de conversation dont nous avons parlé.
Ce mélange de solidité et de frivolité permit au Lycée Républicain de se soutenir. Le retour de la tranquillité, de la prospérité, le silence auquel fut bientôt réduite la tribune politique lui profitèrent. L'épithète qu'il avait prise pendant la Révolution n'allait bientôt plus être compatible avec les institutions de la France: une conjoncture lui épargna la mortification de l'immoler à Bonaparte, et lui fournit une occasion décente de changer de nom. Les établissements nationaux d'enseignement secondaire ayant reçu en 1803 le nom de Lycées, il prit celui d'Athénée tout court: l'adjectif compromettant disparut ainsi sans bruit avec le substantif.
C'étaient d'ailleurs alors des citoyens fort paisibles que les habitués de ces cours: on nous les représente dormant près du feu ou parcourant des journaux dans le cabinet de lecture en attendant qu'un des garçons de service annonçât le commencement d'une leçon[150]. Mais ils étaient fortement attachés à un établissement où ils trouvaient des plaisirs si variés: ils le prouvèrent en lui demeurant fidèles malgré l'acharnement avec lequel certains des adversaires de la Révolution essayèrent de le déconsidérer. Les rédacteurs des Débats, en particulier, Féletz d'abord, puis Hoffmann, épuisèrent leur ironie sur les leçons et les lectures qu'on y entendait. Le premier surtout ne cessait de harceler d'épigrammes poliment désobligeantes Vigée et Ginguené. Les incidents fâcheux qui, par aventure, se produisaient avant ou pendant la leçon étaient aussitôt publiés par lui. Vigée perdit enfin patience, et un procès intenté à Féletz en 1804 délivra pour onze ans l'Athénée d'un auditeur malveillant. Mais d'autres continuèrent la guerre, en attendant que les Débats revinssent à la charge à partir de 1807 avec les Lettres champenoises d'Hoffmann et que la Gazette de France pour des raisons analogues s'acharnât contre le cours d'éloquence de Victorin Fabre que le Mercure soutenait.
Les adversaires de l'Athénée lui reprochaient deux choses, le caractère superficiel de son enseignement et sa partialité contre le christianisme: griefs en partie fondés. Néanmoins le parti pris, l'insistance de Féletz lui font peu d'honneur. Autant on approuverait quelques articles où l'esprit du cours de Ginguené ou du Lycée en général serait exposé et critiqué, autant cette réfutation ironique, composée au jour le jour, fatigue même le lecteur désintéressé ou acquis aux idées que le journaliste défend. Aussi éprouve-t-on du plaisir à constater par les aveux répétés de Féletz et d'Hoffmann que les cours attiraient encore beaucoup d'auditeurs. On aime à entendre un de nos détracteurs, Auguste de Kotzebue, avouer, dans ses Souvenirs de Paris, qu'il est impossible de trouver à aussi bon marché un plaisir plus varié et qui flatte plus agréablement l'esprit. Pourtant on cessa de faire salle comble: les embarras financiers un instant conjurés reparurent. Mais l'Athénée restait en possession de la faveur publique.
Vers 1810, deux nouveaux professeurs y avaient contribué; Gall, en exposant son système sur la cranioscopie, Lemercier par le cours de littérature dramatique qu'il publiera plus tard en 1820 après l'avoir repris sous la Restauration. Ces deux cours furent plus remarqués encore que les professeurs ne l'auraient désiré: Gall fut poursuivi de brocards par les journalistes ennemis de l'Athénée, et Lemercier faillit payer encore plus cher son succès. Les esprits cultivés étaient alors si las du despotisme impérial, des guerres éternelles où Napoléon épuisait la France, que le sage Guizot, dans sa leçon d'ouverture du 11 décembre 1812 à la Faculté des Lettres, faussait par instants l'histoire pour censurer, non sans excès, le gouvernement de l'Empereur. Lemercier, de son côté, employait les auteurs anciens à rappeler aux auditeurs de l'Athénée que le despotisme tue la poésie. Ses paroles étaient rapportées au maître, et, en attendant que l'autorité punît ces insinuations, un fanatique de Napoléon prit sur lui de tirer sur Lemercier un coup de pistolet qui heureusement rata. Lemercier dut interrompre son cours[151].
CHAPITRE IV.
Période de la Restauration.
I
Sous la Restauration, l'Athénée perdit quelques-uns de ses titres à la faveur des juges impartiaux. Il ne faut pas accepter aveuglément l'affirmation des Débats du 15 novembre 1820, qui le déclarent en décadence. Pourtant, il est vrai que la maison dut remercier cette année-là, par raison d'économie, le professeur d'italien Boldoni, qui lui appartenait depuis vingt-cinq ans, et que le nombre des cours, qui était d'environ quinze sous le Consulat, tombe à environ dix sous la Restauration et sous les premières années du règne de Louis-Philippe. Ce n'est pas, on le verra bientôt, que l'Athénée ne garde point un auditoire nombreux, enthousiaste. Mais nous avons fait remarquer plus haut qu'un établissement aussi dispendieux avait besoin de conserver sa clientèle tout entière, et, sous la Restauration, cette clientèle se divisa de nouveau.
Le numéro précité des Débats en accuse une mauvaise administration: de fait, le fréquent changement des professeurs et des cours que l'on remarquera dans les programmes de cette période marque bien chez les directeurs un manque d'esprit de suite. Toutefois deux circonstances indépendantes des administrateurs de l'Athénée lui ont sans doute nui davantage.
En premier lieu, tant que la Sorbonne et le Collège de France avaient continué à distribuer sans éclat un enseignement abandonné par le grand public aux étudiants, il n'avait eu à lutter que contre des établissements privés qui, dès l'abord ou bientôt, faisaient, comme lui, payer leurs leçons, et il avait soutenu victorieusement la concurrence. Le Collège de France avait eu beau se mêler, dès avant la fondation du Lycée, de tenir des séances solennelles à l'exemple des Académies[152]: faute d'hommes de talent ou du moins faute d'hommes d'esprit, il n'en avait pas retiré grand honneur, jusqu'au temps où Delille, sous le Consulat, réveilla par ses vers, moins spirituels encore que son débit, l'auditoire endormi par la prose de ses collègues[153]; ses cours étaient fort arides: la plupart des professeurs exposaient des théories sans nouveauté, lisaient un texte classique, le commentaient laconiquement, comparaient, s'il s'agissait d'un ancien, une traduction avec l'original, et c'était tout[154]. Le cours de littérature française au Collège de France n'avait encore, en 1805, que cent cinquante auditeurs, en y comprenant tous les candidats aux grades universitaires[155]. Les amateurs aimaient mieux payer pour entendre La Harpe que de s'ennuyer gratuitement sur la montagne Sainte-Geneviève. Mais, vers la fin de l'Empire, Tissot au Collège de France, La Romiguière à la Sorbonne, commencèrent à ramener la foule vers les chaires de l'État auxquelles Cousin, Villemain et Guizot assurèrent sous la Restauration une popularité sans égale: on trouva dès lors un peu chères les leçons de l'Athénée.
En second lieu, l'esprit de l'Athénée n'était plus de tout point à la mode: sa fidélité à la philosophie du dix-huitième siècle diminuait son influence sur la génération nouvelle. Encore la doctrine de la sensation se soutenait-elle par son air d'indépendance; mais la timidité d'esprit qu'elle engendre par ses procédés de minutieuse analyse, la froideur, la sécheresse dans lesquelles elle enferme ses partisans par la crainte d'être dupes de l'imagination ou du coeur, ne pouvaient plaire longtemps à un public charmé des vues générales qui renouvelaient alors l'histoire des sociétés. L'Athénée avait sans doute avec lui une partie des libéraux, quand il confiait au jeune Arm. Marrast, à la fin de 1828, un cours de philosophie destiné à combattre le romantisme et l'éclectisme; le Courrier français approuvait cette résistance à l'éclectisme, dont l'apôtre le plus célèbre avait dit, d'après ce journal: «Il y a les trois quarts d'absurde dans ce que je dis,» et affirmait que cette leçon facilement et brillamment improvisée avait plu[156]. L'enseignement de l'Athénée n'en prenait pas moins par là, pour ce qui touche à la philosophie et à la littérature, un caractère un peu suranné que le cours de philosophie positive qu'Auguste Comte y professa en 1829-1830 ne lui enleva pas, rien ne ressemblant plus au sensualisme démodé que le positivisme naissant.
Enfin, pour comble de malheur, l'Athénée repoussait indistinctement tous les principes du romantisme, auquel ses professeurs, qu'ils enseignassent l'histoire, la littérature française ou la littérature italienne, qu'ils se nommassent Jay, Buttura ou Lemercier, déclaraient une guerre sans merci. Ceux de ses amis qui gardaient plus de mesure, Benjamin Constant, par exemple, ne se risquaient pas à lui prêcher la conciliation. Seuls, deux hommes s'y hasardèrent. Le premier, Lingay, est absolument oublié aujourd'hui; mais le courage, la judicieuse modération qu'il montre dans sa leçon d'ouverture du 22 novembre 1821, méritent qu'on s'y arrête un moment. Après avoir déclaré que Lemercier, auquel il donnait, d'un ton sincère, de grands éloges, avait, dans son cours, immolé son génie à son goût et développé des théories que le rigorisme du siècle de Louis XIV eût avouées, mais qui pouvaient paraître désormais insuffisantes ou excessives, il ajoutait: «Notre siècle serait un siècle d'imitation, s'il était resté un siècle de despotisme, de cour et de servitude, ou un siècle de décadence et de délire sous le règne de cette anarchie déjà si longue en peu de jours qui atteste si éloquemment la réaction inévitable des institutions sur les lettres… Laissons dans la tombe de Louis XIV, dans celle de Voltaire les regrets de toutes les gloires qui ont illustré la monarchie; hâtons-nous de découvrir et de féconder les espérances qui reposent dans le berceau de la Charte.» Il accordait que les vieilles nations ne pouvaient prétendre à la même poésie que les peuples primitifs, mais il montrait fort bien les inspirations qu'elles pouvaient en échange tirer de la religion et de la philosophie. N'étant pas doué du don de prophétie, il se préparait en déniant à la poésie le pouvoir de peindre les objets physiques, l'irréfutable démenti de Victor Hugo, mais c'était déjà justifier sa place dans sa chaire que de comprendre si nettement que Lamartine avait fait une révolution dans la littérature.
L'autre professeur qui, deux ans plus tard, réclama plus hardiment pour les poètes le droit de s'affranchir de la tradition, fut Artaud. Oubliant, comme tant d'autres, que ce sont des clercs de procureurs et des bourgeois assis aux places à quinze sous, qui ont fondé la réputation de Corneille et de Racine, il allait jusqu'à appeler notre système tragique «une littérature morte qui n'a rien de vrai, qui n'est pas la voix d'un peuple, mais tout au plus l'écho des temps passés, défigurés par l'ignorance et l'affectation.» Heureusement pour Artaud, de fines observations firent pardonner cette irrévérence; les plus intraitables classiques étaient bien obligés de convenir qu'ils recouraient à un étrange procédé quand ils imputaient leurs propres torts à leurs adversaires: il nous apprend en effet que les premiers accusaient les seconds d'employer des inversions forcées, de substituer la périphrase au mot propre; Artaud renvoyait fort justement la friperie mythologique dont les novateurs se revêtaient quelquefois par mégarde à ceux qui prétendaient en affubler de gré ou de force tous les aspirants à la poésie. On goûtait aussi sa franchise et sa finesse quand il confessait que le malheur des romantiques était de se faire les législateurs d'une littérature qui n'existait pas encore: «On fait la poétique de la tragédie romantique, avant d'en avoir. Faites des ouvrages neufs qui réussissent: on en aura bientôt trouvé la poétique. Vienne un homme de génie plus profondément ému que les autres à l'aspect des événements contemporains…, il ne fera qu'exprimer naïvement ce qu'il aura senti, et par un instinct sûr il ira toucher droit au but.» Si le romantisme n'a pas tenu toutes ses promesses, c'est parce que le conseil d'Artaud n'a pas été suivi et parce que son espoir n'a pas été exaucé; il est bien venu un chef d'école assez grand pour se faire obéir et admirer, mais aussi peu naïf que possible, qui lui aussi a rédigé trop tôt sa poétique, et qui a moins étudié l'histoire et la société que les systèmes débattus autour de lui[157].
Mais tout ce qu'Artaud, comme Lingay, put obtenir, ce fut l'attention polie des habitués de l'Athénée; son cours ne dura également qu'une année, et rencontra plus de faveur au dehors que d'adhésion parmi ses premiers juges. C'est peut-être parce que l'hostilité déclarée de l'Athénée contre le romantisme limitait ses choix pour les professeurs de littérature française, qu'il alla souvent les chercher parmi des hommes incomparablement inférieurs à ses professeurs de sciences: on comprend fort bien en effet qu'il se soit attaché, pour l'enseignement de l'éloquence et de la poésie, des hommes tels qu'un Lemercier, un Tissot, un Jouy; mais l'obscurité d'un Berville, d'un Parent-Réal, d'un Villenave même, tranche trop vivement, si je puis m'exprimer ainsi, sur la notoriété ou la gloire de leurs collègues les physiciens ou les physiologistes.
Toutefois, si les juges impartiaux et clairvoyants commençaient à mesurer leur faveur à l'Athénée, le gros de la bourgeoisie lui demeurait fidèle. Il se l'était attachée par une adhésion éclatante au parti libéral. À la vérité en 1814 il avait envoyé une adresse respectueuse à Louis XVIII; mais le souvenir des bienfaits du comte de Provence, la joie d'être enfin délivré de guerres éternelles, d'échapper au despotisme, de trouver un arrangement qui sauvait l'intégrité du territoire, suffisent à expliquer cette démarche qui lui est commune avec le Conseil de l'Université, le Collège de France, la Faculté de Droit[158]. Au demeurant, les ultras se chargèrent de tuer promptement la popularité renaissante des Bourbons. Sous ce régime où la censure ne parvenait pas plus à intimider l'opinion que la Charte à la rassurer, où l'on avait, si l'on veut parler sans chicane, et le droit de tout dire et le droit de tout craindre, l'Athénée accueillit hardiment les discussions politiques.
Benjamin Constant les y introduisit, en effet, tantôt sous la forme de ces questions générales où il excellait, tantôt sous celle d'hommage rendu à un étranger de mérite; «L'Athénée,» disait un peu naïvement la Minerve, en 1819, «s'est ouvert une route nouvelle: débattre les questions politiques est un moyen assuré d'exciter un grand intérêt. La dernière lecture de M. B. Constant avait pour objet de rechercher la différence qui existe entre la liberté des peuples anciens et la liberté des nations modernes. L'assemblée était nombreuse et brillante, et l'orateur a été souvent interrompu par de fréquents et vifs applaudissements.» Or ce débat une fois posé avait tout naturellement amené l'orateur à condamner l'exil politique (c'est-à-dire le bannissement des régicides), l'intolérance en matière d'éducation (c'est-à-dire le projet de rendre l'enseignement au clergé), et il ne lui avait plus fallu qu'un peu de bonne volonté pour louer la loi des élections qui venait, suivant son expression, de permettre à la reconnaissance nationale de récompenser trente ans de fidélité aux principes dans la personne du plus illustre défenseur de la liberté (c'est-à-dire de Lafayette)[159]. Quand Jouy consacrait une partie de son cours de 1819-1820 à prouver que les rois ne peuvent se réclamer d'une morale spéciale, il partait lui aussi d'une thèse générale, mais les conseils que la même année Viennet donnait à Ferdinand VII, dans une épître lue à l'Athénée, invitait à l'application des théories. Azaïs, dans son cours de philosophie générale en 1821-1822, avait invité ses auditeurs à lui adresser par lettre des objections et des questions: ils en vinrent très vite, curieux symptôme du temps, à lui demander son opinion sur les conjonctures politiques; il répondit sans embarras qu'à son sens les hommes actuellement au pouvoir n'iraient pas jusqu'au bout de leur système, que la vérité triompherait prochainement puisqu'on le laissait paisiblement exposer sa doctrine, alors que sous Napoléon qu'il vénérait, mais qui était obligé de respecter la religiosité, il était mal vu du pouvoir: il ajoutait que, maintenant que la glace était rompue, il s'ouvrirait avec la même franchise sur tout ce qui intéresserait l'auditoire. Les administrateurs de l'Athénée firent sur ces digressions des remarques qui l'année suivante empêchèrent Azaïs de remonter dans sa chaire. Mais plus tard ils accordèrent à d'autres bien plus de liberté que n'en avait pris l'ancien pensionnaire du duc Decazes, puisqu'ils laissèrent Tissot, dans la séance d'ouverture de l'année 1826-1827, dénoncer, à la joie du Courrier Français, l'influence occulte qui menaçait les libertés les plus chères de la France[160].
Encore était-ce là seulement ce que l'on confiait à la presse; les professeurs de l'Athénée osaient bien davantage. Des rapports de police conservés aux Archives nationales les montrent discutant hardiment le projet de loi sur le sacrilège, le licenciement de la garde nationale, déchirant la fiction constitutionnelle de l'irresponsabilité du monarque; à propos d'une des mesures de Charles X, qu'il considère comme une provocation, Villenave disait: «Ce ne serait pas la première fois qu'on aurait vu des souverains déposés pour avoir méconnu la voix du peuple.» À propos de la chronique de Turpin, qui qualifie Charlemagne de très grand et très révérendissime, il s'écriait: «Voilà bien le style servile et rampant d'un moine! Il n'y avait qu'un prêtre qui fût capable de commencer ainsi un ouvrage rempli d'ailleurs de prodiges et de miracles.» Dunoyer, Charles Comte rivalisent de véhémence avec lui, Crussolle-Lami tient des propos séditieux; Alexis de Junien donne clairement à entendre que la Constitution des États-Unis pourrait bien franchir l'Atlantique; il n'est pas jusqu'à un futur recteur qui ne s'émancipe: Artaud taxe, en effet, les Croisés de fanatisme et de brigandage. Les rapports ajoutent qu'une assistance nombreuse savourait par avance ces invectives, les applaudissait avec éclat, les commentait avec passion.
Il ne faudrait pas suspecter la police, quoique alors insuffisamment scrupuleuse d'avoir inventé ces propos. Le ministre de la police semble pourtant nous y inviter, quand il demande au préfet, son subordonné, s'il ne pourrait pas charger de ces rapports un commissaire de police qui eût qualité pour verbaliser. Mais le préfet, outre qu'il avertit judicieusement qu'un personnage officiel serait mal choisi pour une surveillance occulte, garantit l'exactitude de son agent, et tout lecteur de ces rapports y verra le cachet de la sincérité: ce n'est pas une énumération incohérente de propos compromettants que tout délateur peut imaginer; on y reconnaît un homme qui sait suivre et rédiger une leçon, qui discerne la thèse générale licite dans ses hardiesses d'avec le défi, le sarcasme, la menace. Le gouvernement n'a donc pu douter que l'Athénée ne se transformât à certains jours en un véritable club: il ne le ferma pas pourtant, et se contenta de refuser, en 1822, l'autorisation d'ouvrir à Marseille un établissement analogue[161]. Cette longue patience indique de quel prestige la maison de Pilâtre jouissait encore.
II
Soit que cette tolérance déplût aux royalistes intransigeants, soit qu'ils espérassent battre l'adversaire par ses propres armes, ils résolurent de donner un rival à l'Athénée, de même qu'ils avaient fondé le Conservateur pour l'opposer à la Minerve. Ils résolurent de fonder un établissement aussi royaliste et religieux que l'autre était libéral et philosophe, et d'offrir, là aussi, aux gens du monde et aux dames, des fêtes littéraires, une bibliothèque, un cercle. Ils imaginèrent même, ce dont l'Athénée ne s'avisa qu'à leur exemple, d'attirer les jeunes gens par une réduction de prix. Tous leurs prospectus portent en effet que l'abonnement sera seulement de cinquante francs, au lieu de cent, pour les étudiants en droit et en médecine[162]. Toutefois, Decazes, qui avait autant de raisons pour redouter que pour souhaiter leur concours, n'accorda jamais l'autorisation nécessaire; ce fut seulement après sa chute qu'on put préparer l'ouverture des cours qui eut lieu le 2 février 1821. Encore n'osa-t-on d'abord fonder l'association que pour trois années. Plus d'un an après, un vice-président de cette société appelée par un archaïsme significatif Société des bonnes lettres, flétrissait en ces termes les ministres qui s'étaient défiés d'elle: «Ils tremblaient pour leur déplorable système qui n'osait avouer la vertu par égard pour le vice, qui imposait silence aux honnêtes gens par la crainte des factieux, et qui ne connaissait d'autres moyens d'étouffer les cris de révolte que d'interdire aux Français le cri de vive le roi! Grâce à la Providence qui ne permet jamais en France un long empire à la sottise, ce système est tombé[163].» Le ministère de Villèle voyait assurément la nouvelle société d'un oeil favorable; mais il ne paraît pas lui avoir octroyé autre chose que le titre de Société royale qu'elle porta depuis 1823.
En revanche, le faubourg Saint-Germain et la jeunesse royaliste affluèrent dans les salons de plus en plus spacieux où elle s'installa tour à tour, rue de Grenelle, 27, rue Neuve-Saint-Augustin, 17, rue de Grammont, où elle occupa l'ancien hôtel de Gesvres. Présidée par Fontanes d'abord, puis par Châteaubriand, puis par le duc de Doudeauville, ayant pour rapporteurs attitrés de ses concours de poésie et d'éloquence des membres de l'Académie française: Roger, Charles Lacretelle, comment n'aurait-elle pas attiré un auditoire choisi? Un heureux hasard y avait aidé en donnant à quelques-uns de ses fondateurs, à Roger, à ses deux confrères Auger et Michaud, au baron Trouvé, des femmes et des filles charmantes qui furent là ce qu'avait été Mme Récamier au cours de La Harpe: on vint les regarder tout en écoutant les orateurs. La Société eut même assez longtemps un journal à elle: Les annales de la littérature et des arts, dont les trente-trois volumes fournissent beaucoup de documents sur son histoire, et qui lui prêtèrent pour ses séances et pour ses cours la plupart de leurs rédacteurs, lui empruntèrent à un certain moment son nom comme sous-titre. Le royalisme le plus pur, le plus exalté régnait dans cette réunion; les infortunes des Bourbons, leur rétablissement imprévu y excitaient un attendrissement simulé chez les uns, très sincère chez les autres; la Vendée, la guerre de 1823 y inspiraient des dithyrambes. On n'y mettait pas seulement au concours la réfutation du sensualisme mais l'entrée de Henri IV à Paris, l'exposition des avantages de la légitimité, l'éloge du duc d'Enghien. La politique était d'ailleurs alors tellement inséparable de toute assemblée qu'on y prononçait des discours spécialement consacrés à réclamer l'intervention de l'Europe en faveur des Grecs, et qu'on imagina, ce que l'Athénée avait également omis, de célébrer par des banquets les dates qui rappelaient des événements agréables: bien que la Société eût applaudi dans une de ses séances cette jolie épigramme lancée aux ventrus: «La gastronomie ne saurait plus être un ridicule sous le gouvernement représentatif,» elle célébra la Saint-Louis et le sacre de Charles X, en écoutant, le verre en main, les couplets de Martainville, le fougueux rédacteur du Drapeau blanc[164].
Cependant, les historiens de la Restauration exagèrent lorsqu'ils présentent la Société des bonnes lettres comme uniquement occupée des intérêts du trône et de l'autel, et lorsqu'ils ne donnent ses exercices littéraires que comme un appât offert, presque comme un piège tendu à la jeunesse. L'illustration nobiliaire ou littéraire de quelques-uns des patrons de la Société lui amena quelques maîtres d'un grand mérite. Il est vrai qu'elle donnait des honoraires bien supérieurs proportionnellement à ceux qu'avait jamais proposés l'Athénée, puisque Véron nous dit dans ses Mémoires qu'elle payait chaque leçon ou lecture cent francs. Aussi, outre Michaud, on vit dans sa chaire des hommes d'un talent vraiment estimable, dans différents genres, comme Laurent de Jussieu, l'auteur d'un des meilleurs ouvrages de morale populaire, Capefigue, Cayx, Alf. Nettement et même des hommes dont le nom demeure attaché à l'histoire des sciences ou des arts qu'ils ont cultivés; car Abel Rémusat y étudia les moeurs de la Chine, Raoul Rochette y disserta sur l'histoire et la littérature de la Grèce, M. Patin y lut l'ébauche de son ouvrage sur les tragiques grecs et, en parcourant les extraits que le Journal de l'Instruction publique donnait alors de ses leçons, on se demande si L'ébauche a gagné de tout point aux patientes, aux lentes retouches qui en alourdirent l'agrément et en défraîchirent l'originalité. Enfin, Berryer y fit un cours pratique d'éloquence: observa-t-on bien dans ce cours la résolution qu'on avait prise d'en écarter les questions brûlantes? je l'ignore; mais ces discussions sur la morale, la politique, l'économie politique, l'histoire ancienne et moderne, instituées entre jeunes gens et dirigées par un des hommes les plus éloquents de notre siècle, ont certainement contribué à former les brillants publicistes et orateurs qui ont fleuri à la fin de la Restauration et sous le gouvernement de Juillet.
Il faut, toutefois, reconnaître que, à la Société des bonnes lettres, l'enseignement fut d'ordinaire moins solide, moins sérieux qu'il ne l'était, certains cours mis à part, à l'Athénée. D'abord, dès l'origine, il n'y eut que trois jours de leçons par semaine et ce chiffre fut promptement réduit à deux: très peu de professeurs étaient chargés de plus de deux leçons par mois: et plus d'un se faisait peu de scrupule de manquer une leçon ou d'interrompre son cours avant la clôture de l'année. Puis, les sciences physiques et naturelles n'y furent jamais enseignées par des hommes vraiment supérieurs; on avait compté sur Biot pour l'astronomie, il fallut se contenter de Nicollet. Pour l'hygiène, Pariset, qui s'était vu remercier par l'Athénée pour avoir accepté une place de censeur, et qui finit par être suspect aussi à la Société des bonnes lettres[165], cherchait surtout à plaire par les grâces de sa parole; son jeune collègue pour la physiologie, Véron, le futur directeur de journaux et de théâtre, aurait eu quelque peine, sans doute, à donner un enseignement grave. Pour les sciences morales et politiques, la Société nouvelle le cédait également à sa rivale: qu'est-ce que son professeur de droit public, M. de Boisbertrand, comparé à Benjamin Constant, à Mignet qu'on entendit à l'Athénée? Il est singulier que ni l'auteur de la Monarchie selon la Charte, ni celui de la Législation Primitive, qui ne dédaignaient pas le titre de journalistes, se soient peu souciés de celui de professeurs, surtout alors que la chaire devait ressembler fort à une tribune; l'absence de loisirs ne l'expliquerait pas, car, sauf durant son court ministère et durant ses plus courtes ambassades, Chateaubriand était beaucoup moins occupé que Constant. On se serait moins aperçu de son silence, si Guizot avait consenti à consacrer à la Société une partie des vacances indéfinies que le gouvernement lui avait faites, mais je ne sais comment le rédacteur du prospectus de 1822-3 avait pu se bercer d'une telle espérance: il y avait trop longtemps que Guizot était revenu du voyage de Gand.
On croirait que la Société des bonnes lettres prenait sa revanche dans les cours de littérature moderne, d'abord parce qu'ici elle n'était plus gênée par ses scrupules politiques et religieux, ensuite parce que, comme on admet généralement que le Romantisme est né à l'ombre du parti monarchique, on penserait que l'enthousiasme pour une doctrine vraie ou fausse, mais neuve, a dû vivifier son enseignement. Mais la célèbre préface où Alfred de Musset range tous les partisans de l'ancien régime sous la bannière du romantisme, tous les libéraux sous l'étendard opposé, n'est pas absolument d'accord avec les faits; car, si les romantiques fournirent plus d'adeptes que les libéraux à la nouvelle école, celle-ci pourrait se réclamer du très libéral auteur de l'Allemagne à meilleur titre encore que de Chateaubriand. La divergence en littérature ne se réglait pas sur la divergence en politique. D'une manière générale, entre 1820 et 1830, la grande pluralité des littérateurs en renom, et, dans le public, la plupart des hommes faits, aussi bien parmi les amis que parmi les ennemis de la Restauration, tenait pour l'école classique; ce fut la jeune génération qui donna la victoire aux Romantiques.
Aussi, dans la Société des bonnes lettres comme à l'Athénée, le romantisme ne se glissait-il qu'à la dérobée; le grand monde royaliste applaudissait Victor Hugo comme il applaudissait Guiraud, Soumet et bien d'autres, mais il ne distinguait pas sa poétique d'avec la poétique traditionnelle, par la raison simple que Hugo écrivit d'abord dans le goût classique et que, dans le Conservateur Littéraire, il se prononçait nettement contre quelques-uns des procédés dont il allait bientôt faire un usage retentissant. L'opinion dominante de la Société des bonnes lettres s'est exprimée dans les leçons où Duviquet réclamait pour nos poètes classiques toutes les qualités que s'attribuait le Romantisme naissant, dans le discours d'ouverture du 4 décembre 1823, où Lacretelle déclarait qu'un des objets de la Société était de combattre les novateurs littéraires, se prononçait pour la règle des trois unités et se moquait des poètes pleureurs qui prêtaient au joyeux moyen âge leur lugubre mélancolie. Sans doute M. Patin démêlait plus judicieusement du vrai goût classique la fausse délicatesse qui s'y était mêlée au cours du dix-huitième siècle, et raillait spirituellement La Harpe pour avoir dédaigné des beautés simples que Racine osait sentir s'il n'osait pas les copier: mais on peut voir dans le journal officiel de la Société que, tout en appréciant la finesse de son esprit, elle ne lui donnait pas raison[166]. Il n'aurait pas fallu moins qu'un Villemain, c'est-à-dire un véritable enchanteur, pour lui faire admettre que Voltaire l'avait pris de trop haut avec Shakespeare; encore Villemain n'y réussira-t-il en Sorbonne et peut-être ne s'en apercevra-t-il que dans les dernières années de la Restauration. Au reste Villemain, quoique Lacretelle dans le discours d'ouverture que nous venons de rappeler l'eût fait espérer à ses auditeurs, ne parut jamais dans la chaire de la Société des bonnes lettres.
Aussi le Globe, qui rendait justice à cette Société comme à l'Athénée, mais qui ne cachait pas son éloignement pour la superstition intolérante des classiques de son temps, confondait à cet égard les deux maisons dans un même blâme. Le 4 décembre 1824, à propos d'un discours d'ouverture où Villenave avait maladroitement laissé voir l'inquiétude qu'une ardente concurrence faisait éprouver aux professeurs de la rue de Valois, le Globe disait que l'Athénée, fort d'un passé illustre, de la sympathie attachée à la seule société littéraire libérale de France, n'éprouverait pas de pareilles craintes s'il gardait aussi bien ses avantages dans l'enseignement littéraire qu'il les gardait dans l'enseignement scientifique; le public, d'après le Globe, n'hésitait entre les deux maisons que parce que, dans le domaine de la critique, la routine y régnait également.
III
La concurrence entre les deux établissements dictait quelquefois des mots un peu vifs. C'est bien, je crois, la Société des bonnes lettres que vise un passage assez obscur du discours précité de Lingay, où il parle des «passions mal inspirées qui ont élevé aux Lettres qu'elles n'osent appeler belles, aux Arts qu'elles frémiraient de nommer libéraux, un autel rival consacré aux Muses par trois soeurs qui ne sont point les trois Grâces.» Roger, dans un rapport sur un concours d'éloquence présenté à la Société des bonnes lettres en 1827, affirme que les ennemis de la religion et de la royauté ont «épuisé contre elle toutes les ressources de la langue perfectionnée des injures et des calomnies» qu'on a «cherché par tous les moyens les plus odieux, soit à imposer silence à ses professeurs les plus distingués, soit à écarter de leurs leçons les auditeurs de tout âge et surtout la jeunesse de nos écoles.» Mais le Drapeau blanc, de son côté, ne ménageait pas Lingay[167]. Toutefois, ni les feuilles de droite ni celles de gauche ne marquèrent à cet égard l'acharnement que nous avons vu, sous le premier Empire, les Débats déployer en pareille matière. Je mettrais plutôt l'intempérance de langage et les actes d'intimidation dont parle Roger sur le compte d'étudiants, qui auront porté plus loin qu'il n'est permis la crainte de se laisser endoctriner.
Il y avait cependant un point sur lequel la Société des bonnes lettres et l'Athénée s'accordaient sans avoir besoin de s'entendre: c'était sur l'opportunité de propager chez nous la connaissance des langues et des littératures étrangères. L'Athénée, en renouvelant sous la Restauration son personnel pour cette partie de l'enseignement, trouva quelques étrangers de mérite, tels que Buttura et Michel Beer, le frère du compositeur, qui plus tard lui reviendra un jour de cérémonie pour prononcer l'éloge de Benjamin Constant; et, s'il ne posséda pas, lui non plus, Villemain, Artaud, en étudiant pour lui la littérature comparée, mérita d'être distingué par le Globe des critiques étroits. La Société des bonnes lettres fit professer la littérature espagnole par Abel Hugo, les littératures italienne, anglaise, portugaise par des hommes oubliés aujourd'hui, mais qui contribuèrent à faire lire, au moins dans des traductions, Milton, Dante, Byron, Cervantès et Camoëns.
Quelques circonstances étrangères à l'esprit de parti et au goût du jour aidèrent encore les deux établissements: d'abord, pour les changements dans le personnel, on n'était plus obligé de choisir parmi les seuls littérateurs de profession; on pouvait prendre aussi, ce qui rendait le recrutement plus aisé, des professeurs dans les collèges royaux de Paris. Avant la Révolution et sous Napoléon Ier, l'Université gardait encore trop le caractère d'une corporation religieuse, ses maîtres étaient en général trop exclusivement humanistes, trop timides pour qu'on pût trouver parmi eux beaucoup d'hommes capables d'affronter un auditoire de gens du monde. Au contraire, à partir de 1820, elle fournit un assez grand nombre de professeurs à l'Athénée et à la Société des bonnes lettres. Ensuite le talent de la parole s'était notablement développé en France; le don de parler d'abondance commençait à n'être pas beaucoup plus rare que l'art de bien lire, et le public prenait un tel plaisir à cette nouveauté qu'il allait en chercher le spectacle jusqu'au domicile des professeurs. On sait avec quelle émotion était écouté le cours que Jouffroy faisait dans sa chambre à quelques disciples d'élite. Azaïs, beaucoup moins profond, n'étonnait guère moins: «J'habite au sein de Paris une maison solitaire,» disait-il dans les Débats du 8 décembre 1820 en annonçant un de ses livres, «un beau jardin l'entoure; tous les jours, pendant deux heures, j'y serai à la disposition des personnes qui voudraient se procurer l'un de mes ouvrages et en discuter avec moi les principes. De deux à quatre heures pendant l'hiver et, pendant l'été, de six heures jusqu'à la nuit, il me sera très agréable de faire connaissance avec les amateurs des sciences et de la philosophie, de me promener avec eux dans mon petit domaine, de répondre à leurs questions, à leurs observations… Si j'osais composer un mot qui peindrait nos rapports d'instruction et de confiance, je dirais: nous platoniserons ensemble.» La foule répondait à cet appel que le plus répandu, le plus à la mode des professeurs de philosophie de notre génération n'eût pas osé tenter; on dit qu'un jour, entre autres, deux mille personnes environ, réunies dans le jardin d'Azaïs, l'écoutèrent dans un silence qu'interrompaient parfois des salves d'applaudissements. Aussi, quand Azaïs parlait à l'Athénée, ceux même qui faisaient des réserves sur sa doctrine, subissaient le charme de ses paroles qui naissaient sans affectation de ses pensées[168].
La Société des bonnes lettres avait aussi ses brillants improvisateurs; on admirait la facilité de Nicollet, la verve pittoresque de Pariset, la sensibilité toujours prête de Charles Lacretelle, ressource très appréciée de ses collègues qu'il suppléait au pied levé. Pour Lacretelle, en particulier, nous pouvons nous faire une idée assez exacte de l'effet qu'il produisait, parce que les journaux nous donnent l'analyse de plusieurs de ses leçons et même (car il n'improvisait pas toujours) le texte d'une partie de ses cours; il n'y faut certes pas chercher la profondeur ni la méthode; le lieu commun y abonde et l'apprêt s'y fait sentir quelquefois; mais la chaleur n'en est assurément pas refroidie, et, même quand on ne partage pas les opinions qu'il exprime, on est touché des sentiments généreux qui l'inspirent.
La Révolution de 1830 fut fatale à la Société des bonnes lettres. Elle lui survécut à peine un an[169]. Les principes qu'elle représentait étaient devenus trop impopulaires, et une partie des hommes qui avaient contribué à l'établir était passée dans le camp des libéraux.
CHAPITRE V.
Fin du plus illustre des établissements d'enseignement supérieur libre, en 1849.
I
D'ailleurs, nous l'avons dit, l'enseignement avait eu moins de fond à la Société des bonnes lettres qu'à l'Athénée, qui, souvent aussi, à la vérité, se piquait surtout d'amuser les loisirs, de flatter les passions de son auditoire, mais qui du moins y mettait plus de suite. Devenu plus positif qu'élégant, depuis qu'il se considérait comme un asile de l'esprit moderne menacé par la Restauration, il cultivait avec éclat les sciences sociales. Il trouva pour les enseigner des hommes vraiment supérieurs: ses abonnés entendirent quelques morceaux de Daunou, deux cours consécutifs, dont un sur l'histoire de l'Angleterre, de Mignet, un cours sur la constitution anglaise de Benjamin Constant qui, l'année précédente, avait donné plusieurs conférences sur l'histoire du sentiment religieux[170], un cours de Charles Dupin sur les forces productives et commerciales de la France. Si l'Athénée courut une aventure en s'adressant à M. Considérant (1836-1837), il avait été fort bien inspiré en appelant à lui Jean-Baptiste Say et en priant Adolphe Blanqui de décrire la civilisation industrielle des nations de l'Europe (1827-1828).
Mais c'est surtout pour les sciences proprement dites qu'il peut étaler avec orgueil la liste de ses maîtres. L'assemblée qui rédigea la liste de ses cours pour 1821-1822 était présidée par Chaptal, et l'on citerait difficilement un chimiste, un physicien, un mathématicien, un physiologiste illustre du temps de la Restauration qui n'y ait pas enseigné dans la chaire de Fourcroy, de Biot, de Cuvier, d'A.-M. Ampère, de Thénard; parmi ceux qui la remplirent dignement, nommons Chevreul, Orfila, de Blainville, Fresnel, Pouillet, Robiquet, Dumas, Trélat. Et qu'on ne croie pas que c'était à leurs débuts, et encore obscurs, que ces hommes acceptaient de professer à l'Athénée. Ils y ont pour la plupart accru et non commencé leur renommée. Qu'on ne pense pas que chacun d'eux se montrait un instant par complaisance aux abonnés et s'éclipsait après quelques leçons. Cuvier, Thénard, de Blainville y ont enseigné de longues années, Fourcroy y avait professé presque jusqu'à son dernier jour.
L'éclat de ces cours prolongea la vie de l'Athénée: vers 1836, le nombre des cours s'éleva jusqu'au chiffre de quinze, comme à l'époque de sa plus grande prospérité; on en compte même vingt et un pour l'année 1840-1841 et pour l'année 1842-1843. La raison en est sans doute que, à la suite de la révolution de 1830, l'Athénée avait eu la bonne fortune de mettre la main sur de spirituels causeurs qui, malheureusement, lui échappèrent bientôt, mais qui y relevèrent pour un temps l'enseignement de la littérature: ce furent d'abord M. Ernest Legouvé qui établit une comparaison ingénieuse entre la biographie de Byron et celle de Benvenuto Cellini; puis Léon Halévy, dont le onzième volume de la revue la France littéraire a conservé la piquante leçon d'ouverture; Jules Janin, qui raconta l'histoire des journaux en France; Philarète Chasles, qui étudia tour à tour la littérature du seizième siècle et les romans anglais. Mais ensuite, pour cette partie de l'enseignement, la liste des professeurs recommença à offrir des noms inconnus. Tel d'entre eux, pour suppléer à l'originalité véritable par un adroit mélange de paradoxe et de flatterie à l'adresse des auteurs en vogue, donnera une analyse philosophique du livret de Robert-le-Diable et la conclura en disant que cette oeuvre de Scribe est peut-être la plus capitale et la plus magnifique conception dramatique de la scène française.
Réfléchissons toutefois que parmi ces maîtres médiocres, il a pu s'en rencontrer à qui l'accent d'une énergique conviction donnait une réelle puissance de parole, témoin cet Ottavi, dont Gozlan s'est fait le biographe, et qui, estropié dans l'accomplissement d'un acte de courage, allait d'un auditoire à un autre, prodiguant et communiquant son enthousiasme, jusqu'à l'heure où un dernier effort lui coûta la vie.
Une circonstance faillit pourtant hâter la fin de l'Athénée en lui suscitant un rival redoutable dans l'Institut historique, fondé le 24 décembre 1833, constitué le 6 avril 1834. Michaud, de Monglave, et les autres fondateurs de cette société se proposaient surtout en effet de provoquer, de publier, de discuter des ouvrages historiques, mais ils projetaient aussi de fonder des chaires de toute nature; une commission des cours se forma, composée notamment d'Alex. Lenoir, du marquis de Sainte-Croix, de Villenave, de Mary Lafon, d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Un moment, en 1837 et en 1838, il ne manqua plus qu'un local convenable; l'Athénée tenta de parer le coup en offrant le sien; les deux établissements se seraient fondus, mais son offre fut déclinée, bien que plusieurs de ses amis, outre Villenave, fissent partie de l'Institut historique. Déjà la liste des cours était dressée; on avait élaboré une règle où l'on voit qu'on interdisait toute discussion à la suite des leçons professées, afin, disait le secrétaire perpétuel, d'éviter les désordres que ces discussions avaient produits à l'Athénée: constatation fâcheuse pour l'Athénée, d'une conséquence naturelle de la place qu'il avait souvent faite à la politique militante. Mais la défiance d'un propriétaire qui, prenant l'Institut historique pour l'honnête couverture d'une conspiration, n'en voulut pas pour locataire, fit ajourner indéfiniment la concurrence dont l'Athénée s'inquiétait. L'Institut historique entendit quelques conférences faites par des hommes de talent, mais demeura surtout une sorte d'Académie[171].
Néanmoins le déclin de l'Athénée était visible. Le nombre des cours retombe à onze en 1844-1845, et, ce qui est beaucoup plus grave, la liste n'offre plus aucun nom célèbre, même pour les sciences, alors que, durant les années précédentes, elle présentait encore dans cet ordre d'enseignement, sans parler de Payen et d'Audoin, des noms tels que ceux d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, de Babinet, de Raspail. L'Athénée vivait sur sa réputation, qui suffisait encore à lui amener des auditeurs bénévoles, mais non des maîtres de génie. Les directeurs avaient cherché dans leur mémoire et dans leur imagination des moyens d'attirer le public; ils avaient rétabli les concerts dont les programmes ne faisaient plus mention depuis 1815, institué des répétitions chorales de musique religieuse; des séances de déclamation, inventé le feuilleton dramatique parlé, ouvert des discussions littéraires et philosophiques: tout s'usa, même des attraits plus sérieux ménagés à une curiosité légitime. Car, fidèle à l'esprit de son fondateur, l'Athénée se piquait de donner à son auditoire la primeur des découvertes. Il enseignait donc l'homéopathie au moment où Hahnemann venait de s'établir en France, la phrénologie, quand Spurzheim venait de modifier et de baptiser le système de Gall, la théorie des machines à vapeur, quand on lançait les premières locomotives; l'art photogénique, pendant que le nom de Daguerre était dans toutes les bouches; enfin la sténographie et l'écriture hiéroglyphique; il plaida le droit social des femmes, par la bouche de Mme Dauriat. Que dis-je? soit amour de la nouveauté, soit parce qu'il se sentait vieillir, peu s'en faut qu'il ne se soit fait ermite: il chargea Glade et Emile Broussais de lui prêcher le néo-catholicisme. Sainte-Beuve n'hésitait pas, et voyait là une marque irrécusable de sénilité. Il faut bien avouer que le second des deux apôtres annonçait, sur un ton étrange, une nouvelle Église, un nouveau Dieu pour un autre univers: «Je parais ici le coeur à la gêne,» s'écriait le fils du célèbre physiologiste, «les membres contractés, l'oeil étincelant, comme un lion traqué dans son fort, mais ce n'est que la vérité de ma position vis-à-vis de l'influence prépondérante du monde. Je l'ai trouvé traître, féroce, implacable.» Em. Broussais anathématisait d'ailleurs l'Église et la sommait de ne pas répliquer[172]. La piété de quelques autres professeurs de l'Athénée n'avait rien d'hétérodoxe: la religion bienfaisante à laquelle Dréolle veut ramener, paraît être purement et simplement le christianisme, et son collègue pour l'histoire, Henri Prat, a fondé entre deux cours, à l'Athénée, le Mémorial catholique, un des adversaires les plus ardents du monopole de l'Université.
Au demeurant, l'attention publique se portait ailleurs: on en trouve la preuve jusque dans l'indulgence des satiriques, qui épargne l'établissement: sans doute Louis Reybaud abonne encore le vaniteux Paturot à tous les Athénées, mais c'est aux cours de la Sorbonne et du Collège de France qu'il l'envoie satisfaire sa curiosité crédule et narquoise: quarante ans plus tôt, il l'aurait adressé rue de Valois, en compagnie du Champenois Lourdet d'Hoffmann.
L'Athénée avait assez duré pour sa gloire. La Révolution de 1848 le trouva non plus rue de Valois, mais galerie Montpensier, n° 6; l'abandon du local, que pendant plus de soixante années il avait rendu célèbre, fut un symptôme inquiétant. Il cessa d'exister à la fin de 1849. Il ne figure plus, en effet, dans l'Almanach du Commerce de 1850. C'est peut-être lui qui renaît un instant en 1852, rue du 24 Février, 8, et Cour des Fontaines, 1, sous le nom d'Athénée National, qu'il avait pris en 1849, puis sous un autre nom rue de Valois, 8, en 1853; mais ces résurrections, s'il faut les appeler ainsi, n'appartiennent plus à son histoire.
II
Dans l'histoire de cet établissement, ce qui nous a paru mériter d'être exposé, c'est le changement dans les moeurs littéraires qui l'avait fait fonder, ce sont les péripéties qu'il a traversées durant la Révolution, les établissements analogues qu'il a suscités. Nous nous proposions moins d'en écrire les annales que d'étudier, à propos de ces vicissitudes, certaines transformations de l'esprit public. Sa vogue, quelque part qu'y ait eue la frivolité, fait époque dans l'histoire de l'enseignement supérieur. Elle a préparé, en se soutenant durant tout l'Empire, l'auditoire qui allait applaudir sous la Restauration les illustres régénérateurs de la Sorbonne. Ceux-ci auraient-ils même daigné monter en chaire, si les bancs, avaient dû être garnis comme quarante ans auparavant de simples écoliers, si le succès de l'Athénée ne leur avait appris que le public élégant peut donner à un brillant professeur une réputation, sinon aussi populaire et aussi fructueuse, du moins aussi prompte et aussi flatteuse que celle de l'auteur dramatique? D'ailleurs, une maison qui a compté pendant de longues années tant d'hommes éminents parmi ses maîtres appartient à l'histoire de notre patrie, d'autant que ses souscripteurs n'ont pas seuls profité de leur enseignement. Le Système des connaissances chimiques et la Philosophie chimique, de Fourcroy, les Leçons d'Anatomie comparée, de Cuvier, le Traité d'Économie politique, de Jean-Baptiste Say ont-ils été véritablement composés pour lui, comme ses administrateurs le disent dans plusieurs de leurs prospectus? La nature de quelques-uns de ces ouvrages et le silence de leurs auteurs à cet égard permettraient d'en douter. Mais il est évident que l'obligation d'intéresser un auditoire mondain auquel ils offraient la primeur de leurs travaux a fait mieux sentir à ces savants la nécessité de répandre une vive clarté sur leurs démonstrations. Pour l'Histoire littéraire de l'Italie, par Ginguené, pour le Lycée de La Harpe, il n'y a pas le moindre doute. Mais je pourrais citer une douzaine d'autres ouvrages dont quelques-uns fort appréciés ou même plusieurs fois réimprimés qui sont sortis de ces cours; je signalerai seulement les Principes élémentaires de botanique expliqués au Lycée républicain, par Ventenat, l'ouvrage où Charles Dupin a traité précisément sous le même titre le sujet qu'il venait d'y professer en 1826-7, l'Étude des passions appliquée aux Beaux-Arts, par Delestre; c'est évidemment aussi là qu'Adrien de la Fage avait préparé son Histoire générale de la Musique et de la Danse.
L'influence de l'Athénée peut encore se mesurer au nombre des établissements créés à son image: à ceux que nous avons cités, nous en pourrions ajouter six autres pour la seule ville de Paris, sans parler de deux revues littéraires, le Lycée Armoricain, fondé à Nantes en 1823 et le Lycée Français, de Charles Loyson, qui date de 1829, auxquelles, sans le vouloir, il servit de parrain. Dans la partie de la France où le don de la parole est le plus répandu, plusieurs grandes villes, Bordeaux, Marseille voulurent avoir leurs cours libres d'enseignement supérieur. Ce fut l'objet, dans la première de ces deux villes, d'une Société Philomathique qui y remplaça un Musée, fondé sur le modèle de l'établissement de Court de Gébelin; c'est à l'Athénée de Marseille, dont l'ouverture avait été enfin autorisée sous le ministère de Martignac, que J.-J. Ampère fit ses débuts à défaut de Méry et sur le refus de Sainte-Beuve, et qu'un premier caprice de sa mobile imagination lui donna bientôt pour successeur Auguste Brizeux[173].
L'Athénée a eu des imitateurs au delà même de nos frontières. Outre les voyageurs qui de retour chez eux avaient vanté ses agréments de toute espèce, nombre d'étrangers admis à professer dans sa chaire avaient donné de lui une idée avantageuse à leurs compatriotes; car, sans compter les professeurs de langues, il avait vu parmi ses maîtres Spurzheim, un autre Allemand nommé Gustave OElsner, chargé d'affaires de Francfort et de Brème, le Suisse Hollard, et un illustre exilé italien, le comte Mamiani. Aussi s'intéressait-on à lui ailleurs que chez nous. La feuille célèbre qui travaillait sous l'ombrageuse surveillance de l'Autriche, à entretenir en Italie l'esprit public naissant, le Conciliatore, le signalait à ses lecteurs, et un de ses plus nobles rédacteurs, Federico Confalonieri, projetait d'instituer un établissement analogue à Milan[174]. Sans doute, l'Athenoeum de Londres ne doit à l'Athénée que son nom; mais c'est déjà quelque chose pour celui-ci que d'avoir baptisé un des plus luxueux et des plus riches clubs du monde. Quant à l'Ateneo de Madrid, M. Rafael de Labra, son historien, a raison de le considérer comme unique dans son genre: une institution qui, dès le premier jour a excité l'intérêt des patriotes, à commencer par Castanos, le vainqueur de Baylen, et que Ferdinand VII a honoré de sa haine, un établissement à qui la Commission chargée de réformer le Code pénal a demandé une consultation peut légitimement s'appeler original; c'est la générosité castillane qui en a décidé tous les professeurs pendant une suite d'années si longue à offrir gratuitement leur parole, circonstance qui explique pourquoi tous les cours y ont toujours eu un caractère d'apparat et pourquoi, à la différence de nos Athénées, l'enseignement des sciences proprement dites y a toujours langui; des cours dont les applaudissements sont l'unique salaire seront toujours plus ou moins faits en vue des applaudissements. Mais notre Athénée que M. de Labra oublie a évidemment fourni le modèle de l'institution madrilène; c'est à son exemple qu'elle a mêlé la politique et l'enseignement: toute la différence tient à ce que l'Ateneo fondé en 1820 lors du soulèvement de Riego, supprimé au rétablissement de l'absolutisme, réouvert sous Marie-Christine, a sans cesse recruté plutôt des partisans pour la liberté que des adhérents pour la science même mondaine. Ce qui achève de prouver que cette institution encore aujourd'hui florissante fut imitée de la France, c'est qu'en 1836 Madrid vit naître un établissement assez semblable sous l'autre des deux noms que nous avions remis à la mode: el Liceo[175].
L'Athénée a donc puissamment contribué à répandre le goût des conférences à la fois savantes, et mondaines qui est un des caractères de notre siècle. Mais on demandera quel profit réel ses auditeurs ont pu retirer de ses leçons. Certes tout l'avantage a été souvent pour les professeurs qui s'y sont plus instruits dans l'art d'enseigner la science qu'ils n'ont instruit leurs auditeurs dans la science elle-même: il faut se faire courageusement écolier pour suivre utilement un cours de mathématiques ou de chimie. Cependant la génération qui a fait la Révolution et soutenu pendant plus de vingt ans l'effort acharné de l'Europe cachait trop d'énergie sous sa frivolité pour ne pas porter quelque application dans ses divertissements. De nos jours, les gens du monde qui vont écouter un cours public, s'y rendent, j'en ai peur, ou par distraction, ou pour y rencontrer leurs amis, ou par bel air; et c'est beaucoup s'ils s'entretiennent, à la sortie, du cours qu'ils viennent d'entendre. On peut affirmer qu'aux beaux jours du Lycée, les gens du monde ne se croyaient pas si tôt quittes envers les sciences qu'ils se mêlaient d'aimer: de retour chez eux, ils complétaient par des lectures et des réflexions les connaissances qu'ils venaient d'acquérir. Pour la botanique en particulier, toute personne qui a pratiqué d'un peu près la littérature de cette époque conviendra qu'elle leur était alors très familière. Chateaubriand, pendant son ambassade à Londres, étonnait son jeune secrétaire, M. de Marcellus, par la sûreté avec laquelle il lui nommait les plantes que le hasard de la promenade leur faisait rencontrer. On peut même remarquer que ses descriptions et celles de Bernardin de Saint-Pierre, à la différence des descriptions de Victor Hugo, supposent souvent cette connaissance chez le lecteur; pour apprécier le dessin et le coloris de leurs paysages, il faut connaître par soi-même la forme, la couleur des arbres, des feuillages qu'ils y disposent en se bornant d'ordinaire à les nommer; et c'est précisément parce que leurs indications sommaires ne nous suffisent plus que nous sommes un peu moins touchés que les contemporains de leur talent pittoresque. Mais qu'on y regarde bien, et l'on verra que l'on peut leur appliquer ce qu'on a dit, je crois, de Théodore Rousseau, quand on l'a loué d'avoir dans ses tableaux substitué à l'arbre en soi, si l'on peut s'exprimer ainsi, dont se contentait l'école du paysage historique, les arbres vivants et variés que produit la nature. Or c'était à force de se parer de tous les attraits à la mode, de faire appel à la galanterie, à la sensibilité sous toutes ses formes, que la science s'était insinuée dans le grand monde; mais une fois admise, elle se faisait écouter. Nous sourions aujourd'hui, quand nous feuilletons un des mille ouvrages où les compliments aux dames et les déclamations philanthropiques s'entremêlent à l'énumération des plantes, et nous nous imaginons que les lecteurs ne lisaient que ces digressions. C'est de nos jours que l'on saute les pages sérieuses des romans d'aventure qui visent à répandre les découvertes de la science. Les souscripteurs du Lycée lisaient de pareils livres d'un bout à l'autre avec un intérêt soutenu; et des ouvrages que nous n'oserions plus appeler savants inspiraient un goût véritable pour l'étude. Un éminent géologue italien, M. le sénateur Capellini, me pardonnera mon indiscrétion si je dis que les Lettres d'Aimé Martin à Sophie sur la physique, la chimie et l'histoire naturelle lui ont révélé sa vocation. Assurément les amateurs des deux sexes qui s'amusaient à se composer un herbier n'ont pas autant fait avancer la science, et la raillerie a beau jeu contre un divertissement qui peut être aussi stérile qu'il est inoffensif, contre les chasseurs de papillons, les amateurs de tulipes, les collectionneurs de cailloux. Pourtant, à intelligence égale, de qui doit-on attendre des observations plus fines, plus originales, et un intérêt plus sincère pour la science, de l'homme du monde qui lit dans nos Revues le résumé des doctrines transformistes ou de l'homme du monde qui savait reconnaître et classer toutes les plantes de son jardin?
Sur un autre point encore, la peine des professeurs du Lycée n'a pas été perdue. La connaissance de la langue, de la littérature de deux nations étrangères, l'Angleterre et l'Italie, était sans contestation beaucoup plus répandue alors qu'aujourd'hui dans le grand monde. Nous avons aujourd'hui plus de savants versés dans ces connaissances, plus de critiques capables d'apprécier justement les écrivains étrangers; nous envoyons plus d'habiles explorateurs dans les archives de Londres et de Rome. Mais la haute société compte infiniment moins de personnes capables de lire dans le texte les poèmes, les romans des deux nations, de saisir les allusions qui s'y rapportent. Au temps dont nous parlons, elle comprenait mal Shakespeare, mais Fielding, Richardson, Robertson trouvaient encore plus de lecteurs parmi ses membres que n'en ont eu plus tard Dickens et Macaulay. Quant à l'Italie, nous avons vu dans la précédente étude que les éditions et traductions de ses classiques formaient un article important de la librairie française. On dira que la faveur a passé aux romanciers russes, mais combien de personnes ont imité le courage de M. Ernest Dupuy et appris le russe pour les mieux goûter[176]? La méthode alors suivie dans l'enseignement et dans la critique amenait plus directement l'auditeur à prendre par lui-même connaissance des textes, car elle consistait principalement dans l'analyse suivie des chefs-d'oeuvre. Fauriel admirait par exemple celle que Ginguené a donnée de la Divine Comédie, et l'appelait un chef-d'oeuvre en son genre. Cette méthode nous paraît aujourd'hui bien timide, nous l'accusons de réduire les professeurs aux remarques que tout lecteur intelligent ferait de lui-même; nous essayons d'entrer plus avant et de découvrir non plus seulement la beauté des oeuvres mais le secret de cette beauté, d'autant que l'analyse des chefs-d'oeuvre se trouvant faite, nous ne pouvons la recommencer. Mais il faut bien reconnaître que des leçons consacrées au commentaire suivi d'un poème invitent plus irrésistiblement à le lire que de savantes leçons sur l'influence de la race et du milieu. Notre méthode requiert assurément des connaissances plus vastes et plus de force d'esprit; elle forme des esprits plus philosophes, elle développe davantage le sens de l'histoire. Les leçons de l'Athénée formaient des dilettanti, ou plutôt, car ce mot implique de nos jours une curiosité mobile et capricieuse, elles enseignaient à lire et à relire sans cesse un petit nombre de livres de choix.
Cette méthode si simple nous paraît un peu primitive. Elle était neuve alors. On peut dire qu'un genre est né dans la maison de Pilâtre, la critique appliquée. L'école actuelle procède de La Harpe en ce sens que, tandis que Boileau, Fénelon et Voltaire recherchent surtout les lois de la littérature et n'apprécient les oeuvres qu'incidemment et pour contrôler leurs théories, La Harpe s'intéresse déjà plus aux oeuvres qu'aux principes, et que son dogmatisme, qui le sépare de ses successeurs, se cache d'ordinaire sous des analyses raisonnées. Autrefois on discutait sur les lois de l'épopée, sur les règles de théâtre, ou, comme dirait Cicéron, de optimo genere dicendi. Au Lycée comme aujourd'hui on discutait beaucoup moins sur les règles que sur la façon très différente dont les différents maîtres de l'art s'y sont conformés. Resterait seulement à savoir si ce changement n'a eu que des avantages; en effet, la littérature en général pourrait bien y avoir perdu autant que la critique en particulier y a gagné. La critique s'est assuré, par cette transformation, une vaste matière et un avenir indéfini, puisque à la discussion d'un petit nombre de principes invariables elle a substitué l'étude successive des innombrables ouvrages qui forment la bibliothèque du genre humain. Mais ici encore notre siècle pourrait bien se méprendre: car la critique appliquée, plus féconde assurément en aperçus, développe peut-être moins le talent oratoire ou poétique que la critique théorique, puisque, au lieu d'insister seulement sur les règles obligatoires pour tous et d'inviter ensuite à composer d'original, elle risque de retenir indéfiniment les esprits dans la contemplation des ouvrages d'autrui. Quoi qu'il en soit, le Cours de littérature de La Harpe, tout inférieur qu'il est aux Lundis de Sainte-Beuve, marque une date comme les célèbres feuilletons du Moniteur.
CHAPITRE VI.
Conjectures sur l'avenir de l'enseignement supérieur libre en France.
Aujourd'hui une association libre de cette nature, sans attache avec aucune Église, absolument réduite à ses propres forces, comme l'était celle-là, car c'est seulement d'une manière toute accidentelle qu'elle a reçu des secours du gouvernement, pourrait-elle prétendre à une aussi longue carrière? Pourrait-elle même s'installer aussi convenablement, ne fût-ce que pour vivre d'une existence éphémère? Il est permis d'en douter.
D'abord les conditions matérielles ont changé: les loyers coûtent plus cher, les professeurs aussi; les progrès de la science ont rendu beaucoup plus dispendieux l'approvisionnement d'un cabinet de physique; enfin, l'agrandissement de Paris a dispersé les amateurs. Ce n'est pas tout: l'esprit public a changé aussi. Ce qui avait soutenu l'Athénée aux heures de détresse qui furent fréquentes, au milieu de sa gloire, c'était le reste d'un sentiment jadis très énergique et qui va s'affaiblissant tous les jours, l'esprit de corps. Fondateurs, professeurs, abonnés, tous l'aimaient avec fidélité, avec fierté, souvent avec abnégation. Ils avaient pour lui quelque chose de l'affection, sinon du religieux pour son ordre, au moins du bourgeois pour sa province et son quartier. C'est ce même sentiment qui, dans la première moitié de notre siècle, donnait encore tant de force à la camaraderie de collège, et en faisait une des formes proverbiales de l'amitié. Ce sentiment s'efface. Où est le temps où un ancien barbiste n'eût point, pour ainsi dire, osé envoyer son fils ailleurs qu'à Sainte-Barbe? Les succès d'un Lycée dans les concours académiques excitent-ils, parmi ses élèves présents ou passés, le même enthousiasme qu'autrefois? Les associations d'anciens élèves vivent toujours parce que, Dieu merci! la bienfaisance n'est pas morte; mais il suffit de se rendre à leurs réunions annuelles pour se convaincre que les anciens condisciples n'éprouvent pas un impérieux désir de se revoir, même une fois par an. Une autre sorte de camaraderie est née, celle que Scribe a décrite: les gens habiles savent fort bien se réunir et s'entendre; les intrigants découvrent à merveille l'homme qu'il est utile de louer, sauf à glisser dans l'éloge et jusque dans l'expression du respect et de la reconnaissance un peu de perfidie et de méchanceté; car aujourd'hui la louange la plus lucrative est celle qui fait craindre une satire. Mais l'attachement naturel, désintéressé, dévoué, qui naît du rapprochement des personnes, des habitudes communes, des émotions partagées, n'existera bientôt plus. Aucun établissement privé ne survivrait donc à une suite un peu longue de mauvais jours.
Un autre sentiment, qui aide à comprendre l'attachement des souscripteurs de l'Athénée pour leur établissement, s'est affaibli aussi: la sociabilité. On a vu que l'Athénée était un cercle en même temps qu'une sorte d'université. Il avait été fondé à une époque où le goût, le talent de la conversation, où la courtoisie atteignirent en France leur apogée; car à cet égard le règne de Louis XVI l'emporte même sur celui de Louis XIV, parce que l'esprit libéral a déjà rapproché les rangs sans que l'esprit démocratique ait encore gâté les manières. Les hommes des différentes classes se sentaient alors le besoin et la faculté de s'entretenir, d'autant que le nombre des objets qui éveillaient l'intérêt public avait fort augmenté. C'était l'époque où l'on portait si loin la persuasion que les conditions et les sexes peuvent se rencontrer partout impunément, que les femmes honnêtes se rendaient aux bals publics de l'Opéra et dans ce qu'on nommait des vauxhalls. Aujourd'hui un cercle pourra bien donner des fêtes où il invitera les dames, mais il n'osera pas inscrire, comme faisait l'Athénée, des dames au nombre de ses abonnés, et ouvrir un salon pour elles; ce sera désormais une association exclusivement masculine; encore l'âme des cercles véritablement vivants est-elle de nos jours, non plus la conversation, mais le jeu.
Privé des soutiens que l'esprit de corps et la sociabilité fournirent longtemps à l'Athénée, un établissement de ce genre n'est donc plus possible. Cependant une considération adoucira nos regrets: c'est bien l'esprit d'association qui a soutenu l'Athénée, mais c'est aussi quelque chose de beaucoup moins bon et qui, sans en être inséparable assurément, s'y joint souvent et le renforce: l'esprit de parti. Il dut dans une certaine mesure, nous l'avons montré, ses derniers beaux jours au zèle obstiné qu'il conservait en tout pour les doctrines du dix-huitième siècle. Chose curieuse! L'enseignement de l'État s'est renouvelé beaucoup plus vite que le sien. Ce n'est pas l'Athénée, c'est la Sorbonne qui a rompu la première avec une philosophie étroite, sèche, creuse, avec une école historique généreuse sans doute, mais dénuée de vigueur et de couleur, mais où la philanthropie tenait souvent lieu d'érudition solide et de vues originales. C'est la Sorbonne et non l'Athénée qui a fait la première, de bonne grâce, les concessions nécessaires aux adversaires des classiques. Nous reviendrons sur ce point dans l'étude qui va suivre celle-ci. Les professeurs de l'État ont eu, je ne dis pas seulement plus de talent, du moins dans l'ordre des lettres[177], mais plus de hardiesse et d'ouverture d'esprit que les maîtres de l'Athénée.
Expliquons cette apparente anomalie: il ne faut évidemment pas reporter aux gouvernements le mérite de cette supériorité. Ni Fontanes, ni Corbière, ni l'évêque d'Hermopolis, ne se souciaient de rajeunir les doctrines, et, à vrai dire, tel n'est pas l'office d'un grand-maître de l'Université. Mais le gouvernement, qui avait le tort de s'effrayer trop vite quand le trône ou l'autel lui paraissait menacé, avait le mérite de ne pas prendre fait et cause contre des systèmes philosophiques ou littéraires qui ne menaçaient ni l'un ni l'autre. Le ministre demandait aux professeurs de l'État de ne pas le gêner dans sa marche, et non de l'entretenir dans les opinions qu'il avait jadis apprises sur les bancs du collège. D'autre part, les auditeurs de Villemain, de Cousin, de Guizot leur arrivaient sans doute, pour la plupart, prévenus en faveur des systèmes que la Sorbonne attaquait ou modifiait, mais, ne se sentant nul droit d'empêcher qu'on pensât différemment, ils écoutaient et se laissaient convaincre. Au contraire, les auditeurs de l'Athénée, qui payaient leur abonnement, qui, au besoin, subvenaient à l'insuffisance de la recette, exigeaient des maîtres, non pas seulement du talent, mais une doctrine de leur goût. Ils laissaient une entière indépendance aux mathématiciens et aux physiciens, parce que, dans ces matières spéciales, le public est toujours plus docile, et c'est ce qui aide à comprendre pourquoi, dans ces branches, l'Athénée a brillé plus longtemps. Mais dans les matières où chacun croit pouvoir émettre un avis, il fallait que les professeurs fissent à l'auditoire la galanterie de lui prouver qu'il avait raison. Il y a un inconvénient, disions-nous à propos de l'Ateneo de Madrid, à ce que les professeurs ne soient pas payés; il y en a un autre à ce qu'ils le soient par leurs auditeurs. On dira que c'est la condition de tout homme vivant de sa plume, puisque le débit des livres dépend de la satisfaction des lecteurs. Non; car l'écrivain s'adresse à tout le public; la pièce que les habitués des premières représentations accueillent froidement peut se relever le lendemain devant d'autres spectateurs. Mais le professeur qui débute dans un Athénée conservera, pour unique juge, une assistance invariablement composée de la même manière; puis, il se sent comme introduit dans une famille étrangère; il y trouve une tradition sur laquelle sans doute on ne lui fait pas prêter serment, mais qu'il se croit engagé d'honneur à ne pas choquer. Il aperçoit sur les visages gracieux ou respectables qu'il a sous les yeux la confiance que donne une adhésion paisible, invétérée à une doctrine et il se conforme peu à peu à l'opinion qu'il trouve établie; ou bien, comme Lingay et Artaud, il essaie doucement de la modifier, et l'inutilité de ses efforts l'avertit de les cesser un instant avant qu'on l'y invite.
En dernière analyse, un professeur était et sera d'ordinaire moins libre dans l'enseignement libre que dans renseignement de l'État. L'Athénée n'aurait pas remercié Cousin et Guizot pour les motifs qui firent suspendre leurs cours en Sorbonne; mais, quant à Cousin tout au moins, il l'aurait certainement moins longtemps supporté que ne fit le ministère.
Est-ce à dire que l'enseignement libre n'ait pas servi et ne doive plus servir aux progrès de la science? Nullement, puisque nous avons vu les heureux effets du talent, du zèle des maîtres de l'Athénée. Qui sait si, par la routine même où une partie d'entre eux s'engagea, ils n'aiguillonnèrent pas d'une autre manière encore les professeurs de l'État? Puis il peut fort bien arriver qu'une doctrine, une science nouvelle née hors de l'Université ne parvienne pas tout d'abord à y trouver sa place légitime, soit que l'État la juge à tort futile, soit qu'il la voie d'un mauvais oeil. En effet, il y a des revirements dans l'esprit des peuples et, par suite, des gouvernements, comme dans celui d'un seul homme: à certaines époques l'État est prodigue, à d'autres il est avare; tantôt il se préoccupe un peu trop du devoir de n'imposer aucune doctrine, tantôt il prend un peu plus à coeur qu'il ne convient le devoir de veiller au salut de la société. Ce salut il l'entend, suivant les époques, de manières fort opposées. De la meilleure foi du monde, il juge pernicieuses, à certains moments, des opinions qu'il jugeait bienfaisantes quelques années plus tôt. C'est alors que l'enseignement libre méritera son nom, ou, pour mieux dire, car cette expression fait équivoque, il se formera, à la faveur de la liberté, des établissements aussi intolérants peut-être, mais animés d'un autre esprit, et les systèmes opposés pourront se faire entendre et se balancer.
Mais il se produira bientôt une conséquence après tout fort heureuse: la science dédaignée, la doctrine suspecte s'imposeront, si elles sont fondées, à l'État lui-même qui les installera dans ses chaires; et alors cessera la raison d'être, non pas de la liberté de l'enseignement supérieur qui est essentielle là comme partout, mais de tel ou de tel établissement qui, indissolublement attaché à la vérité qu'il aura fait triompher, ne voudra pas voir les vérités qui limitent celle-là. Certains établissements libres d'enseignement supérieur pourront rendre des services permanents lorsque, comme notre École des sciences morales et politiques, ils prépareront à des examens spéciaux; mais quant aux Facultés libres, quoiqu'il puisse s'y rencontrer quelques hommes d'un grand mérite, elles ne brilleront jamais chez nous de l'éclat qu'a longtemps jeté l'Athénée, et elles ne rendront à la science que les services intermittents dont nous venons de parler, ce qui suffit, au reste, pour qu'on leur souhaite de vivre.
L'État a eu beau abdiquer le monopole de l'enseignement supérieur, la force des choses lui rend, de nos jours et dans notre pays, une sorte de monopole de la haute culture. De même que les collections particulières de livres et de tableaux viennent une à une se fondre dans ses vastes Musées, dans ses immenses bibliothèques, de même toutes les sciences viennent à lui pour se répandre par ses soins dans les intelligences. On peut lui faire une concurrence durable dans l'enseignement primaire ou secondaire; on ne peut lui faire qu'une concurrence momentanée dans l'enseignement supérieur. De là pour lui le devoir, auquel du reste il a travaillé avec ardeur, de porter à la perfection qu'elle peut atteindre cette partie de nos institutions pédagogiques.
VILLEMAIN EN SORBONNE
CHAPITRE PREMIER
Quelques remarques sur la condition des professeurs de Facultés sous la Restauration.—Succès de Villemain.—Mauvais moyens de succès qu'il s'est interdits.
Nous nous proposons ici d'étudier en Villemain, non pas le critique récemment apprécié dans un intéressant chapitre de M. Brunetière, mais le professeur. Cette étude offre plus d'importance qu'il ne semble peut-être d'abord. L'art d'enseigner était à la vérité moins indispensable alors à un professeur de Faculté, par la raison que les Facultés n'avaient pas au même degré qu'aujourd'hui la charge de préparer aux examens et à l'enseignement. Mais un maître de l'enseignement supérieur, fût-il absolument dispensé de cette fonction plus spécialement pédagogique, il faudrait encore lui souhaiter les dons professionnels. Le talent de l'homme de lettres, c'est-à-dire un jugement fin, une plume habile, ne lui suffit pas. Sans doute, plus il aura de ce talent et plus il agira sur les esprits, mais il est clair que cette action dépendra de la façon dont il l'exerce, de la manière dont il présente ses pensées. Si par hasard, en effet, il ne joignait pas aux qualités d'un homme de lettres le talent de la parole qui ne les accompagne pas toujours, quelque occasion qu'on ait eue de s'y exercer, qui même se concilie malaisément avec certaines d'entre elles, son ascendant s'en trouverait à la longue notablement diminué. Mais laissons cette conséquence trop évidente. Ce n'est pas seulement par sa doctrine qu'un professeur influe sur l'assistance: l'idée qu'il donne de son caractère, la façon dont il en use avec le public, la manière dont il ordonne ses leçons, ne contribuent guère moins à la bonne ou à la mauvaise direction qu'il imprime. Chercher dans quelle mesure Villemain entendait son métier, c'est donc approfondir le rôle qu'il a joué dans l'histoire littéraire de notre temps.
On nous permettra seulement de ne pas nous hâter, et, avant d'entrer en matière, d'examiner quelle était la condition des professeurs de l'enseignement supérieur sous la Restauration et de rectifier sur quelques points les idées inexactes qu'on s'en fait d'ordinaire.
I
D'abord, l'éclat des cours de Villemain, de Cousin et de Guizot a pour nous effacé le souvenir de leurs collègues, et nous croirions volontiers qu'eux seuls ils attirèrent la foule. Or, sans rappeler l'Athénée dont nous venons d'écrire l'histoire, dès les dernières années du premier Empire plusieurs professeurs de la Faculté des Lettres et du Collège de France eurent un nombre considérable d'auditeurs. Ce n'était pas, paraît-il, le cas de Royer-Collard, mais Laromiguière, mais Daunou, mais Andrieux, mais Charles Lacretelle s'adressaient à un public fidèle et nombreux, au milieu duquel il n'était pas rare d'apercevoir les hommes politiques les plus en vue. En 1819, six ans avant que le général Foy reçût au cours d'éloquence française l'ovation que Villemain a racontée dans ses Souvenirs contemporains, La Fayette et Dupont de l'Eure, reconnus pendant une leçon de Daunou, avaient été vivement applaudis et installés par l'assistance à des places d'honneur. En 1827, un journal félicitera Andrieux du concours d'auditeurs qu'il obtient sans manège et sans passions de parti. «Quel charme depuis vingt ans attire à ses leçons une foule de personnes comme au plus rare spectacle, des étudiants, des gens de lettres, de jeunes demoiselles, des mères de famille[178]?» Certes, nul professeur n'occupait l'attention publique au même degré que les trois maîtres dont les noms sont inséparables; nul ne fut poursuivi comme eux par les offres de services des sténographes et des libraires; mais leur succès n'eût pas été aussi grand si d'autres n'avaient pas, à la même époque, répandu par leur talent le goût des leçons instructives et agréables.
Un autre point sur lequel il n'est pas inutile de s'expliquer avec quelque précision, ce sont les rapports du gouvernement et des professeurs.
Il serait absurde de soutenir que la Restauration traitât l'Université avec une indulgence maternelle. Si elle ne l'a pas sacrifiée à ses ennemis, elle l'a décimée. Voici le tableau des exécutions de la première heure, tel que l'a tracé Guizot, qui en approuvait le principe, sans prévoir qu'elles s'étendraient un jour jusqu'à lui: «Neuf recteurs entre vingt-cinq et cinq inspecteurs d'académie ont été remplacés. Dans les collèges royaux, trois proviseurs ou censeurs, trente-six professeurs, trois économes et un très grand nombre de maîtres d'étude ont été destitués; quatre proviseurs, cinq censeurs, vingt-trois professeurs ont été suspendus ou déplacés; plus de trois cents élèves boursiers ont été renvoyés. Dans les collèges communaux, dix-huit principaux et cent quarante régents ont été destitués, suspendus ou déplacés. La suppression de la plupart des Facultés des lettres et des sciences a dispensé la commission d'examiner la conduite des professeurs de ces établissements. Dans les Facultés de droit et de médecine, neuf professeurs ont été suspendus[179].» La plupart de ces mesures n'étaient certainement pas plus justes que celle qui, à la même époque, atteignait Daunou, privé un instant de sa chaire du Collège de France et, pour quinze ans, de la direction des Archives. Enfin personne, aujourd'hui, ne s'aviserait de prétendre que les doctrines de Guizot ou de Cousin méritassent qu'on leur retirât la parole. Tous deux avaient détesté l'Empire, mais ils ne détestaient pas la Restauration[180]. Lorsque, pour un enseignement qui ne s'adresse pas à des enfants et que la publicité corrige en cas d'erreur par la réfutation, un gouvernement a la bonne fortune de rencontrer de pareils hommes, il doit leur permettre de ne pas penser de tout point comme lui. En ce qui concerne Guizot, comme le fit remarquer le Globe du 22 mars 1828, souscrivant à une réflexion émise la veille par les Débats, le gouvernement avait violé non seulement l'équité, mais la justice; car Guizot, professeur titulaire et inamovible, n'aurait dû être suspendu que pour trois mois au plus. On lui avait laissé, il est vrai, son traitement, ce qui explique la demi-résignation qu'il confiait à Prosper de Barante[181]; mais on ne pouvait prétendre qu'il ne demandait qu'à jouir de ce loisir rétribué, puisque tous les ans il informait le doyen qu'il était prêt à reprendre son cours.
Mais, ceci posé, il faut convenir qu'on s'exagère, en général, les torts de la Restauration dans cette circonstance. Elle a fait payer à Cousin et à Guizot (et c'est déjà beaucoup trop) des fautes qui n'étaient pas les leurs, mais qui, nous le montrerons, étaient à la fois très réelles et très difficiles à saisir, très fréquentes et très fâcheuses; j'entends ces allusions faites du haut de la chaire, en termes irréprochables, à les prendre au pied de la lettre, à des actes de l'autorité. Lorsque Naudet, par exemple, expliquait à ses auditeurs du Collège de France qu'un gouvernement ébranle toutes les lois quand il en change une sans nécessité, il émettait la plus saine des doctrines; mais personne ne se trompait sur sa pensée, et, le Constitutionnel n'eût-il pas transcrit dans son numéro du 24 décembre 1819 la déclaration du professeur, tout le monde aurait compris qu'il blâmait le projet de changer la loi des élections. Or, le droit du professeur de Faculté à inspirer des principes un peu différents de ceux du gouvernement pourvu que la morale ne les réprouve pas, ne va point évidemment jusqu'à celui de censurer les mesures du gouvernement. La Restauration se sentait quotidiennement atteinte par cent traits partis de l'Université, dont les ultras lui avaient aliéné nombre de membres à une époque où Cousin et Guizot espéraient encore dans la branche aînée des Bourbons.
Le cours de Tissot en fournirait la preuve[182]; mais ne nous lançons point à la poursuite d'allusions oubliées depuis longtemps, et arrêtons-nous sur une affaire célèbre. On a fait grand bruit, à l'époque où Cousin allait être frappé, de l'arrêté pris contre Bavoux, le professeur de la Faculté de droit. Je crois que toute personne qui se donnera la peine de lire en entier les pièces du procès, conviendra que Bavoux avait gravement manqué à la réserve professionnelle. Je ne parle pas ainsi sur la foi des journaux qui l'attaquèrent; on sait trop, et ma propre expérience me l'a montré jadis, jusqu'où peut aller la crédulité ou la mauvaise foi des feuilles politiques; je ne m'en rapporte pas davantage au petit nombre d'étudiants royalistes qui incriminèrent son enseignement: on peut juger Bavoux sur ses propres paroles puisque, suivant l'usage qui dominait encore à cette époque, il lisait son cours, et que son manuscrit, avoué par lui, fut produit aux débats. Bavoux, dans la leçon qui mit le feu à l'École de droit, avait agité une question qui n'excédait pas sa compétence et l'avait résolue d'une manière licite à un professeur de droit pénal qui, en principe, peut donner son avis sur les lois qu'il explique. Il examinait l'article du Code, qui punissait d'une amende de 16 à 200 francs le magistrat qui viole le domicile d'un citoyen hors des cas prévus par la loi; et il avait déclaré cette peine insuffisante. Mais il avait oublié qu'un professeur de droit, qui parle du haut de la chaire et devant un auditoire facile à enflammer, ne doit pas critiquer une loi, même défectueuse, avec la véhémence d'un orateur politique; il n'avait montré dans le Code pénal que l'oeuvre d'une hypocrite tyrannie; et voici en quels termes il avait présenté l'inconvénient de ne pas prévenir par la menace d'une répression plus sévère la violation du domicile: «Ne nous y trompons pas! S'il est des êtres pusillanimes et capables de tout sacrifier à la crainte, il en est d'autres qui n'en ressentiront jamais l'impression; il en est que le sentiment d'une injustice révolte, que le péril enhardit, et qu'un vif attachement pour leurs proches exalte au moindre danger.» À qui la faute, si les auditeurs se battirent sous les yeux de Bavoux et sous ceux du doyen appelé par l'appariteur, si les partisans de Bavoux en vinrent aux mains avec la police, et si l'ordre ne put être rétabli que par l'intervention de la troupe et la fermeture momentanée de l'École de droit? Comme citoyen, Bavoux n'avait commis aucun délit, puisque c'était la résistance à un acte illégal qu'il approuvait; mais, comme professeur, la révocation dont il fut frappé lui fit très justement porter la peine d'un langage fougueux, qui n'avait même pas pour excuse l'entraînement de l'improvisation. Au reste, les hommes sages dans le parti libéral regrettèrent que dans cette affaire l'effervescence de la jeunesse eût été fomentée et exploitée à son détriment et à celui de l'ordre public; car à la Chambre, après une discussion où tout l'avantage avait été pour le garde des sceaux, pour le ministre de l'intérieur, pour Laîné qui les appuyait, l'ordre du jour pur et simple qu'ils demandaient sur une pétition des étudiants en faveur de Bavoux, fut voté même par le centre et par la gauche, à la réserve d'un petit nombre de voix; et, quelques années plus tard, devant Villemain, Foy blâmera Benjamin Constant, d'une façon générale, il est vrai, d'avoir échauffé les têtes des étudiants[183].
Ce n'étaient pas seulement les étudiants qui s'agitaient: la tranquillité ne régnait pas davantage dans les collèges. Pendant la délibération qu'on vient de rappeler, Royer-Collard avait exposé à la Chambre que, quelques mois auparavant, une révolte avait éclaté à Louis-le-Grand et au collège de Nantes, qu'en même temps des désordres avaient été tentés dans les collèges de Rouen, de Bordeaux, de Périgueux, de Caen, de Lyon, de Tournon, de Vannes, à la suite de provocations insensées répandues sous le nom du collège Louis-le-Grand; et l'on sait que les émeutes scolaires de ce temps-là ne se bornaient pas à des promenades en file indienne et à des refrains irrévérencieux; les poings se mettaient de la partie, et ce n'était pas toujours seulement sur les meubles que les mutins frappaient.
Cette ébullition de l'Université ne justifie pas la disgrâce de Cousin et de Guizot, mais elle l'explique. Puis cette disgrâce ne fut point aussi brutale qu'on l'a prétendu. Kératry avançait, en 1821, dans La France telle qu'on l'a faite, que des détails odieux s'étaient, à ce qu'on l'assurait, mêlés à la révocation de Cousin, et qu'il n'avait plus ni titre, ni fonctions, ni traitement. Mais M. Paul Janet qui a, en 1884, dans de remarquables articles de la Revue des Deux-Mondes, approfondi l'histoire de l'enseignement de Cousin, fait fort justement observer qu'il conserva sa place de maître de conférences à l'École normale, et, en fait de détails odieux, n'a rencontré qu'une note, fort peu franche à la vérité, par laquelle le Moniteur du 29 novembre 1820 présentait la cessation de son cours à la Faculté comme une renonciation spontanée inspirée au jeune maître par le désir de réserver tout son temps pour d'importantes recherches sur la philosophie. Pour Guizot, nous avons déjà dit qu'il gardait son traitement de professeur titulaire; à plus forte raison conservait-il son droit de vote dans les assemblées de la Sorbonne, comme on peut le voir par le registre de la Faculté qui, malheureusement, ne contient pour cette époque que des résumés dénués d'intérêt.
J'ajouterai, d'après des pièces conservées aux Archives nationales, que la foudre n'avait pas éclaté à l'improviste. Le directeur de l'École normale, Guéneau de Mussy, qui paraît avoir joué un rôle important dans la révocation de Cousin, avait écrit, le lundi 27 mars 1820, au président de la Commission de l'Instruction publique: «Monsieur le Président, j'ai l'honneur de vous envoyer, comme vous me l'avez demandé, le numéro du Censeur, où vous trouverez l'exposé sommaire de la doctrine philosophique de M. Cousin. Vous jugerez dans votre sagesse si vous devrez en parler au Ministre dans votre séance de demain. Si l'on veut prendre un parti, il me semble que c'est avant l'ouverture d'un second semestre qu'il convient de le prendre. Agréez la nouvelle assurance de mon respectueux dévouement[184].» Peut-être n'était-ce pas la première marque de défiance donnée à Cousin: le 13 novembre 1819, la Commission de l'Instruction publique avait écrit à Royer-Collard que Cousin venait de demander, pour raison de santé, un congé de trois mois à l'École normale, qu'on supposait qu'il ne pourrait pendant ce temps faire son cours à la Faculté, et qu'en conséquence on priait Royer-Collard d'indiquer un autre suppléant; le professeur titulaire n'avait heureusement pas tenu compte de ce zèle trop officieux. Mais, cette fois, les ennemis de Cousin le crurent perdu. Déjà la Quotidienne annonçait (21 avril 1820) que le Conseil de l'Université venait de mettre Cousin à la retraite. Mais tous les maîtres de conférences de l'École normale écrivirent à Guéneau de Mussy en faveur de leur collègue, et Guéneau de Mussy transmit, le 17 mai 1820, à la Commission ces voeux qu'il déclarait partager dans la mesure où ils se concilieraient avec un intérêt qu'il devait mettre avant tous les autres: «Je me suis toujours plu, ajoutait-il, à rendre justice aux connaissances de M. Cousin et à son talent pour l'enseignement. Il peut sans aucun doute se rendre très utile à l'École; mais pour cela je crois qu'il faudrait que, même pour ses leçons publiques[185], il fût renfermé dans un sujet absolument étranger à ces questions qui ne peuvent pas être l'objet de discussions philosophiques, par cela seul que les passions auxquelles elles s'adressent les ont résolues d'avance, de manière que non seulement l'École ne reçût que l'enseignement qui lui convient, mais encore que le professeur, par la couleur trop tranchée qu'il aurait prise au dehors, ne pût lui apporter aucun préjudice. Un arrangement qui remplirait ces conditions paraîtrait concilier tous les intérêts. Les élèves pourraient continuer à profiter des leçons de M. Cousin, et M. Cousin lui-même y trouverait encore de plus grands avantages.» La note suivante tracée en marge de cette lettre indique l'accueil qu'elle reçut: «Écrire que la Commission serait fâchée que les services d'un homme aussi distingué que M. Cousin fussent perdus pour l'École normale et qu'elle désire connaître le programme détaillé des leçons qu'il pourrait y faire; qu'elle le croit d'autant plus disposé à le remettre, qu'il en a fait, il y a déjà du temps, la promesse verbale à M. le Président, et que M. le Directeur de l'École doit l'engager à l'exécuter.»
Une correspondance s'engagea en fait à la fin des vacances de la Faculté entre le ministère et Cousin. Comme on n'a pas les réponses de celui-ci aux accusations de faux-fuyants que contiennent les lettres ministérielles dont on possède les minutes[186], on ne peut dire si vraiment il usa de tergiversations; mais le ministère, prévenu ou non, lui témoignait de réels égards. Dans une première lettre on se plaint qu'il n'ait pas accusé réception de la première partie de son programme qu'on lui a retournée paraphée, qu'il ait remis au doyen Barbié du Bocage une annonce de son cours rédigée dans des termes différents de ceux que contenait ce commencement de programme; et on l'avertit ainsi: «Je suis donc obligé, pour éviter toute erreur, de prévenir le Doyen de ce que je vous ai dit au sujet de votre cours et de ce que vous êtes convenu de faire.» On lui retourne la deuxième partie de son programme également paraphée, avec prière de faire parvenir au ministère l'épreuve du tout dès qu'elle sera tirée. Remarquons la formule finale de cette lettre: «Agréez, je vous prie, l'assurance de ma haute considération et de mon attachement.» Le 14 novembre on annonce à Cousin que la Commission de l'instruction publique a reçu communication de son programme: «Je sais», est-il dit dans cette lettre, «qu'en pareille matière un programme n'est pas un indice certain de doctrine; mais le Conseil Royal compte en cette occasion sur votre bonne foi, et il me charge de vous prévenir qu'en vous donnant une marque de la considération qu'il porte à vos talents, il se réserve, s'il était trompé dans son attente, le droit de faire tout ce que réclameraient l'honneur de l'Université et surtout l'intérêt de la jeunesse qui doit être le premier objet de sa sollicitude. Je vous renvoie les deux premières feuilles paraphées de ma main. Veuillez me faire passer de même les suivantes avant de les livrer.» Une dernière lettre adressée non plus à Cousin mais au Doyen prouve qu'à ce moment toutes les difficultés semblaient levées: «Monsieur le Doyen, la présente lettre est pour vous seul et ne doit, sous aucun prétexte être communiquée à d'autres. Le Conseil Royal de l'instruction publique a consenti à ce que M. Cousin continuât cette année à faire pour M. Royer-Collard le cours d'histoire de la philosophie, mais seulement à condition qu'il ferait, avant de l'ouvrir, imprimer son programme tel qu'il aurait été approuvé par le Conseil. M. Cousin m'a remis, en effet, ce programme. Je le lui ai rendu, paraphé de ma main en l'invitant à m'envoyer l'épreuve que je verrai encore avant le tirage, et ce n'est qu'après que j'aurai donné mon approbation à cette épreuve que M. Cousin sera autorisé à enseigner à la Faculté. Vous voudrez donc bien attendre pour insérer l'annonce de son cours dans votre programme que vous ayez reçu de moi avis que cette pièce a été vue. Vous aurez soin d'ailleurs de ne pas mettre l'annonce du cours telle que vous venez de me la faire connaître mais telle qu'elle était sur le programme que m'a remis M. Cousin. Je vous en communiquerai la rédaction. Le Conseil Royal me charge expressément de vous adresser ces instructions dont vous sentez sans doute assez l'importance pour que je n'aie pas besoin de vous en recommander davantage la stricte exécution. Veuillez, je vous prie, m'accuser réception de cette lettre et agréer…» Que se passa-t-il durant les quinze jours qui suivirent, je l'ignore; mais, en rapprochant ce qui précède du maintien de Cousin à l'École normale, je crois pouvoir conclure que, dans l'injustice même des mesures prises contre lui, le ministère n'avait pas dépouillé toute bienveillance.
Quant à Guizot, qui, récemment évincé du Conseil d'État, remontait alors dans sa chaire d'où on ne l'écarta que deux ans après, on trouve une trace d'une négociation semblable, à son sujet, dans le post-scriptum de la dernière des lettres précitées: «Si M. Guizot ne vous a pas envoyé une autre rédaction de son annonce, je vous prie de me le faire savoir. Je vous donnerai également une direction à ce sujet.» Le bruit courut même alors que Guizot avait été mandé devant la Commission de l'instruction publique pour y donner communication de ses cahiers, rumeur que le Constitutionnel, après l'avoir rapportée le 3 décembre de cette année, démentit le lendemain.
II
La tolérance ininterrompue accordée à Villemain prouve encore que le gouvernement opposa plus de résistance qu'on ne croit aux ennemis de l'Université. L'opinion publique s'était si fort habituée à ne point séparer son nom de ceux de Guizot et de Cousin que certaines personnes, Étienne Delécluze, par exemple, ont cru qu'il avait été suspendu comme eux sous l'administration de Villèle, de même que beaucoup de personnes croient que Cousin et Guizot furent frappés dans un seul et même jour. L'erreur est excusable, parce que, du moins dans son cours sur le dix-huitième siècle, c'est-à-dire à l'époque où Villemain fut exclu du Conseil d'État pour avoir courageusement défendu la liberté de la presse, la politique inspira plus fréquemment sa parole qu'elle n'avait jamais fait celle de ses collègues. D'autre part, les gages qu'il avait donnés à la Restauration n'étaient pas plus marqués que ceux qu'elle avait reçus de l'un et de l'autre; il avait accepté la fonction de Directeur de l'Imprimerie et de la Librairie, mais Guizot avait accepté celle de secrétaire général du ministère de l'intérieur; il avait complimenté, en 1814, l'empereur de Russie et le roi de Prusse, mais Guizot était allé où l'on sait pendant les Cent Jours, et il n'avait pas tenu à Cousin qu'à cette même époque les Normaliens ne couvrissent de leurs corps Louis XVIII, menacé par le retour de Napoléon. Villemain a loué Charles X dans les termes les plus gracieux, les plus caressants, mais c'était en 1824, dans un moment où l'amabilité du nouveau roi, la suppression de la censure faisaient oublier les fautes du comte d'Artois, et chacun de ces éloges cachait le plus opportun des conseils[187]. Néanmoins il fut, jusqu'en 1827, l'objet d'une bienveillance particulière. L'autorisation de ne faire qu'une leçon par semaine qu'on lui accorda dès le 6 novembre 1822 avait été accordée, au moins provisoirement, le 27 avril 1816, à Laya, à Raoul Rochette, alors suppléant de Guizot, à Cousin[188]; mais dès 1826 il était officier de la Légion d'honneur, distinction que pas un de ses collègues, ni le doyen, ni Guizot, ni Cousin n'avaient encore; et, lorsqu'on voulut l'incriminer pour l'accueil fait par ses auditeurs au général Foy, Frayssinous, c'est Villemain lui-même qui le rapporte, répondit que le professeur d'éloquence française aurait bien mal fait son devoir si les étudiants n'avaient pas pris un goût vif pour la parole brillante de cet orateur.
On lui avait même accordé une faveur bien autrement précieuse pour lui que les décorations et qui tourna au bien de la littérature, mais dont la justice pourrait prêter à la contestation: on l'avait laissé changer absolument la nature de sa chaire et annexer à son domaine celui de son collègue Laya. Ce n'est même pas assez dire: Villemain était professeur d'éloquence française, et Laya professeur d'histoire littéraire et de poésie française; Laya, son aîné de trente ans, son ancien à la Faculté, après avoir obtenu de Fontanes une rhétorique pour ce débutant, s'était laissé, à la mort de Delille, transférer de la chaire d'éloquence à la chaire de poésie française, pour que la première de ces deux chaires pût être donnée à Villemain. Que Villemain s'attribuât pour son cours, non seulement les orateurs, mais tous les prosateurs, nul ne pouvait s'en étonner; mais si un des deux professeurs était fondé à embrasser dans son ensemble la littérature d'un siècle, c'était celui dont l'enseignement comprenait, d'après le titre de la chaire, l'histoire littéraire, c'est-à-dire Laya. Le gouvernement laissa Villemain renverser les choses et ajouter à la supériorité du talent l'avantage du rôle. Laya en fut probablement mal satisfait. Scribe aurait peut-être trouvé là l'occasion d'expliquer, suivant sa coutume, les grandes choses par les petites; il aurait dit que, par cette extension de son domaine, qui entraîna une révolution dans la critique, Villemain se vengeait de la brochure où Laya, en 1819, lui avait attribué «ce courage de persévérance qu'il faut pour arriver aux places, cette constance obséquieuse qu'il faut après cela pour s'y maintenir,» enfin, une reconnaissance qui ne survivait jamais au pouvoir des protecteurs[189]. Quoi qu'il en soit, et bien que le dossier de Villemain aux Archives ne porte pas trace d'une autorisation analogue à celle qui, dans le dossier de Cousin, autorise une incursion dans l'histoire de la philosophie ancienne, il est clair qu'en laissant faire Villemain, le gouvernement lui témoignait une bienveillance très caractérisée; on allait jusqu'à lui permettre de railler l'objet officiel de son cours, ce qu'il appelait son devoir ostensible et d'affirmer, contrairement à l'avis de tous les grands orateurs qui, depuis Démosthène jusqu'à Bourdaloue, ont cru à la rhétorique, que l'éloquence qu'il était chargé d'enseigner ne s'enseigne pas[190].
D'où vient que le parti qui frappait Cousin et Guizot traitât Villemain avec tant de condescendance?
Le premier motif est qu'une chaire de littérature donne toujours moins d'ombrage qu'une chaire d'histoire ou de philosophie. Sans doute, le siècle précédent avait fait voir quel allié redoutable l'esprit de révolution trouve dans le talent d'écrire; mais toute la génération qui lui avait survécu, Louis XVIII le premier, gardait au fond du coeur pour la littérature l'idolâtrie dont Rousseau, qui en était lui-même atteint, n'avait pu la guérir. Puis Villemain, aussi répandu dans le monde que Guizot et beaucoup plus que Cousin, était de sa personne plus séduisant que tous deux. Sa redoutable causticité ne lui nuisait pas, parce qu'il ne s'y livrait qu'à bon escient; et il portait dans les salons une grâce, une aisance que la nature leur avait refusées. Ce charme le suivait dans ses cours et en dissimulait la portée à ceux de ses auditeurs qui auraient pu s'en choquer. On les trouvait instructifs, mais par-dessus tout amusants. C'est le jugement de Charles de Rémusat dans une lettre à sa mère, de Dubois et de M. Patin dans le Globe, de Sainte-Beuve dans le premier volume des Causeries du Lundi. Les ouvrages où il a recueilli son enseignement des quatre dernières années ne peuvent donner une idée exacte de l'agrément qu'on y trouvait, parce que son goût, plus délicat que le nôtre, l'avertissait de sacrifier, en travaillant pour l'impression, certaines fantaisies piquantes de l'improvisation qui, dans un livre, eussent paru entachées tantôt de négligence, tantôt d'affectation.
Obligés de croire sur l'attrait de sa parole vivante ceux qui l'avaient entendu, nous citerons quelques lignes des journaux du temps et un charmant passage de Sainte-Beuve que, d'ailleurs, M. de Loménie a déjà cité. Voici l'appréciation des Annales de la littérature et des arts: Il commence, disent-elles, par un morceau très brillant et très substantiel dont l'Académie avouerait l'élégance soutenue, puis entre pour ainsi dire en conversation avec l'auditoire, lui communique son enthousiasme, l'électrise, l'égaye par des saillies qui vont jusqu'à la naïveté et à la bonhomie; si un trait de satire lui échappe, il gourmande avec grâce et autorité les rires ou les applaudissements indiscrets et se condamne lui-même avec une modestie qu'on peut trouver extrême. Le Globe dit qu'on peut jusqu'à un certain point se figurer l'action oratoire de Cousin et de Guizot sans les avoir entendus, mais qu'on ne saurait s'imaginer «cette éloquence toute en saillies, en originalités, en caprices» de Villemain, «ce désordre d'un esprit inspiré par le spectacle d'un chef-d'oeuvre, et pourtant si présent pour en interpréter les beautés, ces agaceries d'une coquetterie charmante mêlées aux impétuosités d'une verve irréfléchie, ces élans comprimés tout à coup par un sourire et une suspension maligne.» Écoutons enfin Sainte-Beuve: «Il ne ramène pas à lui impérieusement son auditoire sur un point principal autour de la monade moi, comme faisait dans sa manière différemment admirable M. Cousin; mais penché au dehors, rayonnant sur tous, cherchant, demandant à l'entourage le point d'appui et l'aiguillon, questionnant et pour ainsi dire agaçant à la fois toutes les intelligences, allant, venant, voltigeant sur les flancs et comme aux deux ailes de sa pensée, quel spectacle amusant et actif, quelle délicieuse étude que de l'entendre!… Si la saillie est trop forte, trop hardie (jamais pour le goût), il la ressaisit au vol, il la retire, et elle échappe encore; et c'est alors une lutte engagée de la vivacité et de la prudence, un miracle de flexibilité et de contours, et de saillies lancées, reprises, rétractées, expliquées, toujours au triomphe du sens et de la grâce[191].»
Aussi, Villemain était-il encore plus goûté que Cousin et Guizot. La preuve n'en est pas seulement dans le nombre encore plus grand d'auditeurs qu'il réunissait au pied de sa chaire: car, outre qu'on ne s'est point avisé de mettre un tourniquet à l'entrée des cours et qu'il faut se défier des évaluations approximatives[192], un cours de littérature est plus attrayant pour la foule qu'un cours d'histoire ou de philosophie; mais on peut noter que, dès le premier jour, Villemain fit courir les amateurs: sa première leçon sur la littérature française, le 8 décembre 1815, alors qu'il n'était encore connu du public que pour avoir quelque temps suppléé Guizot, amena à la Faculté, au dire du Moniteur, une assistance nombreuse qui avait réussi à découvrir la date de la séance, que nulle annonce n'avait indiquée. Les revues du temps rendent bien plus souvent compte des leçons de Villemain que des leçons de Cousin et de Guizot, et les comparaisons qu'elles établissent parfois entre eux sont d'ordinaire à son avantage. Tout en déclarant que l'ascendant de Cousin «est déjà très marqué sur une partie de son auditoire», les Annales de la Littérature et des Arts estimaient qu'il plairait surtout aux amateurs indigènes de la philosophie allemande; elles croyaient également Guizot fait surtout pour plaire aux enfants de la Germanie: «M. Villemain a, plus que ses deux collègues, ce qu'il faut pour captiver des esprits éminemment français[193].» La Quotidienne du 2 juin 1828 accusait Guizot de vouloir dérober à Villemain «les formes de son ingénieux et pittoresque langage», de se livrer à des boutades d'imitation; elle dit qu'elle comprend les expressions hasardées chez un littérateur ou chez M. Cousin, qui ressemble à un enfant racontant son rêve de la nuit, et qui, d'ailleurs, finira par trouver la vérité qu'il cherche avec tant d'ardeur; mais elle blâme ce langage aventureux chez un professeur d'histoire. Personne ne croira que Guizot ait copié Villemain; toutefois, la Quotidienne aurait touché juste, en disant qu'il avait dû acquérir lentement l'aisance dans la parole que Villemain avait apportée en venant au monde. Le Globe constatait, en effet, en 1828, que Guizot avait gagné et non perdu dans la retraite: «Autrefois, il y avait plus de solennité apprêtée; maintenant c'est de la force qui va sans calcul, jaillit tantôt en mots spirituels et tantôt en émotions[194].» La réfutation qu'Armand Marrast a prétendu faire à cette époque du cours de Cousin marque un esprit aussi étroit qu'élégant, mais il ne se trompe pas quand il compare Villemain, qui s'assied négligemment dans sa chaire et ne cherche pas ses mots, et Cousin, qui compose ses attitudes et médite ses expressions: «M. Cousin, dit-il, se tient debout, ne s'assied qu'à temps fixes, et il n'est pas jusqu'à son verre d'eau qu'il ne boive d'un air méditatif et consciencieux.» Marrast nous apprend que, tandis que dans l'auditoire du premier on distingue des vieillards et de hauts fonctionnaires de l'Université, celui du deuxième est exclusivement formé de jeunes gens; il affirme même que, vers la fin, Cousin n'aurait plus eu pour auditeurs que la cour de Victor Hugo, y compris Sainte-Beuve, et Armand Marrast n'est pas absolument seul à soutenir qu'en 1829 l'auditoire de Cousin a diminué[195]. Au contraire, l'auditoire de Villemain est toujours allé s'accroissant; et c'est pour son cours, je crois, qu'en 1828 on ouvrit pour la première fois, aux étudiants, les tribunes de côté de la salle de distribution des prix du Concours général, mise depuis six ans à sa disposition[196].
III
Villemain a dû un pareil succès tout d'abord à son talent de parole, puis aux qualités qu'on lui reconnaît universellement, et dont nous avons dit que nous ne recommencerions pas l'analyse, à l'étendue de sa science, qui embrasse l'antiquité, le moyen âge dans tout ce qu'on en savait alors, et les temps modernes, qui s'étend des lettres sacrées aux lettres profanes, des oeuvres originales aux livres de critique et aux journaux, de l'histoire littéraire à l'histoire politique, qui n'est guère moins familière avec l'Angleterre et l'Italie qu'avec la France, et cela dans un temps où l'on ne possédait pas encore ces manuels de toute nature qui aujourd'hui permettent à un homme adroit de feindre d'avoir tout étudié; il l'a dû aussi à sa prompte et souple intelligence, à sa manière neuve de concevoir la critique. Mais, puisque nous étudions en lui le professeur, c'est sa méthode d'exposition, et non sa doctrine avec toutes les qualités d'esprit qu'elle suppose, que nous examinerons. Cherchons donc si en lui le professeur acheta par de graves concessions la vogue qui ne l'abandonna pas.
Il semble que nous ayons tranché d'avance la question par l'affirmative; car nous avons dit que durant plusieurs années son cours eut une visée politique. Étudier le dix-huitième siècle, c'était traiter une question brûlante; on ne s'échauffait guère moins à propos de Voltaire et de Jean-Jacques qu'à propos de Chateaubriand et de Villèle. Encore Villemain ne se bornait-il point à l'appréciation du talent que les philosophes du dix-huitième siècle avaient déployé dans leur lutte contre l'ancien régime; il s'intéressait à cette lutte, il y prenait parti, puisque tout son enseignement tendait alors à inspirer l'amour des conquêtes de la Révolution; par exemple, c'était évidemment ce désir qui lui faisait consacrer tant de leçons aux orateurs de l'Angleterre; car on ne dira pas que lord Chatam et son fils aient eu dans la France de leur temps des maîtres ou des élèves, et par conséquent ils ne se rattachent guère à l'histoire de notre littérature au dix-huitième siècle.
Cela est vrai. Mais d'abord il faut remarquer que Villemain n'est arrivé à cette époque si voisine de la sienne que conduit en quelque sorte par la marche de son enseignement; en effet, il avait pris l'étude de notre littérature à son origine, et mis plus de dix ans pour parvenir à Voltaire; le dix-huitième siècle une fois étudié, il retourna immédiatement en arrière et revint au moyen âge. Il travaille à faire aimer la liberté, mais la liberté telle précisément que la Charte la définit et la garantit: ce n'est pas sa faute si le roi rêve la destruction de la Charte. Enfin, les allusions qu'il se permet ne sortent pas de ces généralités dont la forme fait tout le prix et dont ceux mêmes qu'elles pourraient atteindre seraient les premiers à sourire. Un prêtre se serait-il fâché pour lui entendre appeler le Père Isla bon prédicateur et assez bon romancier? Lorsqu'en réponse aux personnes qui l'accusent d'avoir fait l'apothéose de ce vil, de cet infâme Rousseau, il promet «d'être plus ennuyeux parce que cela est plus orthodoxe,» ce mot vif passe à la faveur de sa position d'accusé. Les hommes en place ne pouvaient guère s'offenser davantage de quelques railleries sur le goût naturel aux ministres pour le pouvoir, sur ceux d'entre eux qui, avec toute leur habileté, n'ont pas assez de génie pour s'accommoder de la libre discussion. À peine relèverait-on dans tout son cours un trait qui porte contre les hommes et les choses du jour, ici un regret pour l'École normale supprimée, là une allusion aux fournées de pairs, à l'article de la Constitution qui retarde outre mesure l'âge de l'éligibilité. À propos de la fin prématurée de quelques orateurs anglais, il rappelle, en terminant une leçon, Camille Jordan, de Serre, le général Foy; mais bien peu de royalistes eussent incriminé cette piété envers de pareils morts. Un mot sur Burke, à qui les ministres donnaient des maisons, pourrait tomber sur Azaïs, qu'on avait jadis accusé de s'être vendu à Decazes pour un semblable présent; mais Villemain et ses auditeurs se rappelaient-ils, en 1828, les sarcasmes que nous retrouvons dans les journaux de 1819? Seuls, les Jésuites ont à se plaindre de lui: il laisse percer sa joie quand cette corporation puissante et vivace, mais moins indestructible que les Provinciales, et qui, à la fin du dix-huitième siècle, n'était plus qu'intrigante, tracassière et bonne à être chassée, est enfin abolie en France et dans d'autres États; il pense à elle, même quand son sujet ne l'y invite pas, puisqu'il appelle le sacre de Napoléon Ier cette grande escobarderie du conquérant; mais sous la Restauration, les évêques qui entraient au conseil des ministres se déclaraient gallicans et ne prenaient pas fait et cause pour la Compagnie de Jésus. En somme, Villemain ne touche pas à la politique courante.
Mais, dira-t-on, vous en jugez d'après le cours imprimé où il a pu effacer ce qu'il a voulu; la première édition même, celle qui parut leçon par leçon grâce aux soins des sténographes, avait été revue par lui; Sainte-Beuve, dans un passage cité tout à l'heure, ne semble-t-il pas autoriser à croire que la parole de Villemain a été plus hardie que sa plume?—Je ne crois pas que sa malice ait souvent dépassé la limite. D'abord, et c'est un argument de poids, Guizot, dans ses Mémoires, précisément à propos de l'époque où l'on a dit depuis que Villemain se vengeait de sa radiation du Conseil d'État, déclare que Villemain et Cousin s'interdisaient comme lui-même les allusions aux événements du jour. Puis, ceux des contemporains qui attaquent Villemain, qui vont jusqu'à demander la suppression de sa chaire, l'accusent, les uns, comme on l'a vu, de trop louer Rousseau, les autres de méconnaître l'influence du christianisme sur la littérature du moyen âge, d'autres de discréditer les études classiques; mais on ne voit pas qu'on lui reproche des incursions dans la polémique des partis.
Il ne faudrait pas conclure de quelques brocards contre les jésuites qu'il ait systématiquement flatté les passions de ses auditeurs. Il est vrai que, comme la plupart des libéraux de la Restauration, il pèche par un optimisme un peu confiant; il croit, non pas que la liberté suffit à tout, mais qu'elle produit nécessairement toutes les vertus dont la société a besoin, qu'elle corrige de toutes les erreurs, que, par exemple, la France est irrévocablement désabusée de celles qui ont égaré Jean-Jacques, et c'est pourquoi il prononce à son sujet la phrase qui souleva la colère des journaux royalistes: «Dans cette apothéose que fait la gloire, les erreurs de l'homme s'effacent par ses services.» Il n'aperçoit pas le ferment caché qu'il eût pu reconnaître à la persistance du bonapartisme, au peu de scrupule des libéraux à s'allier avec lui, à entrer dans des sociétés secrètes. Mais avouons que c'est la lumière des événements postérieurs qui nous éclaire sur ces indices. Si Villemain se trompe sur l'avenir, ce n'est ni qu'il flatte le présent, ni qu'il se méprenne sur le passé. Il a très nettement démêlé toutes les parties répréhensibles de l'oeuvre et de la vie de Rousseau; car s'il exalte son génie et son caractère, c'est par rapport aux autres hommes du dix-huitième siècle; Rousseau lui paraît beaucoup moins grand comparé aux hommes de l'âge antérieur: «Sa libre rêverie», dit-il, «en étant plus abandonnée que celle des écrivains du dix-septième siècle n'est pas toujours plus naïve; en s'arrêtant à plus de détails, elle n'est pas plus vraie. Le naturel que peint Rousseau est celui d'un malade plutôt que d'un homme en santé.» Il déclare courageusement que Jean-Jacques, du moins en France, n'a subi ni persécution ni martyre: «Nous disons les choses comme elles sont; il faut que nul enthousiasme trompeur, nulle réminiscence exagérée ne vienne altérer pour vous la vérité dont vous êtes dignes par votre âge et par l'époque où vous vivez. Il faut encore moins sous la Charte s'indigner comme Rousseau sous le bon plaisir; et, pour être juste, on doit reconnaître que dans ce bon plaisir même il y avait souvent plus d'indécision et de faiblesse que de tyrannie.» Il ose davantage encore; il met les Confessions de Jean-Jacques, pour la valeur morale, au-dessous des Confessions de saint Augustin. Ce n'est pas la seule fois qu'il ait en Sorbonne rendu justice aux Pères, puisque son beau tableau de l'Éloquence chrétienne au quatrième siècle avait été esquissé dans les dernières séances de l'année où il acheva l'étude du dix-huitième siècle. Chateaubriand lui en avait sans doute donné l'exemple; mais au lendemain de la Révolution, l'éloge de tout ce qui touche à l'Église ne rencontrait pas plus de défiance qu'à l'époque où l'entourage de Charles X compromettait le clergé. Quant à l'heureuse influence du christianisme, il ne l'a jamais méconnue, quoiqu'on l'en ait alors accusé; et c'est parce qu'il en était frappé, autant que par sympathie pour les victimes de la persécution, qu'il a consacré une de ses plus belles leçons, une de celles qui frappèrent le plus les contemporains à réfuter les froids et lourds sarcasmes de Gibbon contre les chrétiens morts pour leur foi.
Il n'a pas davantage cherché le succès dans ce qu'on a nommé l'art de confire le fruit défendu. C'était une innovation hardie de la part du professeur et séduisante pour le public que de traiter du roman dans une chaire de Sorbonne. Il a senti le besoin de s'en justifier; mais il y a réussi aisément; si l'on admet qu'à l'étude isolée du genre oratoire on substitue celle du génie des peuples, il est clair que ce génie s'accuse dans les fictions en prose et dans la peinture des moeurs bourgeoises, comme dans l'épopée et dans la tragédie. Tout ce que l'on doit exiger, c'est qu'il en parle avec la réserve d'un homme tenu à se faire respecter. Villemain s'est assujetti à cette réserve avec une rigueur singulière. La Harpe avait montré, dans quelques pages fort intéressantes sur Manon Lescaut et sur Clarice Harlowe, qu'un homme de bonne compagnie peut analyser, même devant des dames, un roman hardi sans alarmer trop vivement aucune des parties de l'assistance. Villemain a pensé qu'il fallait encore plus de retenue devant un auditoire universitaire que devant un auditoire mondain, car là où le public mûr de l'Athénée n'observait que l'art du romancier, le public juvénile de la Sorbonne ne verrait que l'intrigue dont le romancier se sert pour caractériser ses personnages. Le passage où il touche au roman de Prévost est une merveille de délicatesse: l'essentiel s'y trouve indiqué, mais sans que les auditeurs puissent s'arrêter à rien de scabreux; c'est au milieu d'observations sur l'habitude qu'avait l'auteur de se peindre lui-même dans ses ouvrages, que Villemain jette le jugement auquel il ne pouvait se soustraire sur «cette aventure vulgaire dont les détails offrent souvent des moeurs dégradées,» mais «qui s'élève, en finissant, au sublime de la passion.» S'agit-il de romans dont l'appréciation n'est pas indispensable pour en faire connaître les auteurs? Il les rappelle d'une manière encore plus expéditive. Il montre la portée des Lettres Persanes; mais quant à la fiction même dans laquelle Montesquieu a caché son prélude à l'Esprit des Lois, il l'appelle «un ouvrage que nous ne pouvons pas lire ici.» «Ce n'est pas ici,» dira-t-il ailleurs, «que nous pouvons juger la Nouvelle Héloïse.» Il désigne l'Ingénu, de Voltaire, par ces mots: «un ouvrage que je ne nommerai pas.» On sait que Fénelon, dans la Lettre sur les Occupations de l'Académie, s'excuse de citer Catulle: Villemain demande également pardon de citer le Satyricon, de Pétrone, «ce livre qu'il ne faut pas lire et qu'il est à peine permis de nommer,» tant il est vrai qu'il est inutile d'étaler la licence d'un siècle pour en marquer la conséquence! Villemain doit être d'autant plus loué de cette retenue, qu'il ne paraît pas avoir prévu combien elle était opportune; car il était optimiste en matière de morale comme en matière de littérature, et ne semble pas avoir prévu que l'adultère allait, dans quelques années, devenir le thème obligé et presque le héros du drame et du roman.
Villemain s'interdit aussi l'appât moins dangereux en apparence du paradoxe. Avec plus de lecture et d'ouverture d'esprit que La Harpe, avec un tact plus sûr que Mme de Staël et Chateaubriand, libre des partis-pris qui abusaient Schlegel, il ne pouvait se laisser surprendre par un système exclusif; mais on feint souvent par calcul les erreurs dont on n'est pas dupe. Il pouvait donc imaginer comme un autre un système à lui, auquel il aurait fait semblant de croire, auquel il aurait bientôt obtenu du ciel la faveur de croire; car la prédication peut donner la foi au prédicateur même. Rien ne frappe autant la foule qu'un système; et l'heure était particulièrement propice, puisque de toutes parts alors, en économie politique comme en littérature, on élaborait des plans de renouvellement universel. Nous avons souscrit, dans l'étude qui précède la présente, au jugement d'Artaud, qui croit que les romantiques auraient mieux fait de ne pas débuter par publier des manifestes; mais ce qui nuit à la gloire durable sert souvent à la vogue. Villemain, qui apercevait mieux que pas un de ses contemporains le fort et le faible de la littérature classique et de celle qui aspirait à la remplacer, eût frappé encore bien davantage l'opinion s'il s'était érigé en défenseur intransigeant de l'une ou de l'autre. Loin de là: jamais les imperfections de nos tragiques ne lui ont fait méconnaître la profondeur avec laquelle ils ont représenté les passions. Il déclare positivement à plusieurs reprises que la littérature est une science expérimentale, qu'on ne peut prévoir toutes les formes du beau, à plus forte raison imposer celles d'un siècle à un autre; mais affranchir les génies à venir, ce n'est pas pour lui les soulever contre les génies d'autrefois; l'ingratitude et le dédain lui paraissent une mauvaise école de liberté. Il montre d'ailleurs que, s'il y a des règles purement transitoires, il en existe d'éternelles. Il prévoit les inévitables changements de la langue; mais il n'en maintient pas moins qu'il y a pour chaque idiome un point de maturité après lequel il se gâte. Il ne veut pas plus qu'on copie les siècles barbares que les siècles polis, et prémunit contre l'engouement pour les littératures étrangères dans le moment où il en inspire le goût; il avertit par exemple que «la récente poésie du Nord est savante, réfléchie, artificielle,» que Goethe appartient à une école subtilement naturelle, laborieusement téméraire, que Byron cherche avec effort des émotions nouvelles. En un mot, il s'expose par amour pour la vérité, à déplaire tour à tour aux deux partis entre lesquels se partageaient alors à peu près tous les amateurs de littérature.
L'amour de la vérité ou plutôt la malignité qui en prend le nom désaccoutume quelquefois d'une sorte de réserve différente de celle que nous avons relevée chez lui et dont il est plus méritoire de ne pas se départir parce que tout le monde n'a pas la finesse nécessaire pour y manquer. Lorsqu'on réfléchit notamment sur quelques passages des leçons qu'il consacre à Jean-Jacques, on se persuade qu'il n'a tenu qu'à lui d'égaler par avance la perspicacité presque diabolique avec laquelle Sainte-Beuve, dans l'instant même où il vient de louer comme un fervent solitaire de Port-Royal la vertu ou le grand sens d'Arnaud et de Nicole, signale leurs faiblesses et leurs ridicules. Dans le passage pénétrant où il montre que c'est plus par rapport à son siècle qu'absolument parlant que Jean-Jacques est original, il glisse cette remarque: son originalité réelle se marque par le pathétique familier et la mélancolie dans les petites choses. Quand Sainte-Beuve fait une découverte de ce genre, il n'appuie pas lourdement, mais il insiste d'une main légère et cruelle; il tient, non pas à humilier la raison humaine, mais à nous tenir en joie par le spectacle de ses faiblesses et à nous prémunir par là, en passant, contre les doctrines qui nous attribuent, à nos risques et périls, une origine et une destination d'ordre supérieur; personne ne prêche moins que lui, mais, s'il ne dogmatise jamais, il insinue toujours. Eût-il été difficile à Villemain d'expliquer agréablement ce qu'il entendait par la mélancolie dans les petites choses, et d'arriver enfin, de réflexions malignes en expressions pittoresques, à prononcer ou à suggérer les mots d'enfantillage charlatanesque? Il possédait, lui aussi, l'art de tout dire; il était sûr de retrouver à point, après un mot spirituel, sa sensibilité pour admirer le beau et le faire sentir. Dans la vie quotidienne, dans la polémique, il a su fort bien mêler les épigrammes aux compliments; il pouvait dans sa chaire exercer ce talent pour le plaisir de son auditoire; il n'a pas voulu l'exercer sans péril, aux dépens des grands écrivains et de la jeunesse même qui, en riant d'eux, aurait perdu l'habitude salutaire du respect. Ce cours si amusant ne forme point à l'irrévérence. Villemain avait trop d'esprit pour régenter le génie, mais il en avait assez pour oublier et faire oublier à ses auditeurs la distance qui les sépare, eux et lui, des grands hommes. Il s'en garde bien. Ce qu'il cherche à exciter en eux, plus encore que le sens critique, c'est l'enthousiasme.
Cette dernière assertion, qui, aujourd'hui, étonnera peut-être, n'eût pourtant pas été contredite par ceux mêmes qui trouvaient, qu'en dernière analyse, le cours était surtout amusant. Qu'on se reporte aux éloges que nous avons cités plus haut, on verra que si Sainte-Beuve a surtout goûté l'agrément de Villemain, les revues du temps lui accordent le don de ressentir et de communiquer la passion du beau. Charles Lacretelle, dans son discours de 1823 à la Société des bonnes lettres, rappelle «un phénomène d'instruction et de facilité à qui l'expression éloquente ne coûte pas plus que l'expression spirituelle.» Comme nous lisons moins les livres de Villemain que nous ne discutons ses doctrines, comme aussi le don oratoire est allé chez lui s'affaiblissant du jour où il a plus écrit que parlé, nous nous étonnons un peu d'entendre vanter sa verve éloquente; nous lui concéderions seulement la verve spirituelle. Mais, de quelque épithète qu'on la distingue, la verve ne va jamais sans quelque chaleur; chez un homme dont le sens est juste et dont le coeur n'est pas corrompu, il suffit pour qu'elle change de nom, qu'elle passe d'un objet à un autre. Celle de Villemain, quand il s'émeut, n'est jamais factice ou déclamatoire, elle part de faits rassemblés et médités. Un jour, ses auditeurs applaudirent ce trait: «L'Angleterre a mis partout des gardes aux barrières de l'Océan.» Dans le passage où il se rencontre, ce mot oratoire n'est autre chose que la conclusion d'un raisonnement: Villemain veut établir qu'une nation libre, au milieu même de ses fautes et de ses revers, travaille efficacement au bonheur du monde et à sa propre gloire, et il le prouve en montrant que la politique qui a fait perdre à l'Angleterre, sur la fin du siècle dernier, sa plus belle colonie, a donné naissance à une grande nation capable de se passer désormais de la métropole, et a remplacé cet empire perdu par l'Inde et par les clefs de tous les détroits du monde. Ailleurs, un instant après avoir approuvé Montesquieu d'attribuer à chaque climat une religion différente, il affirme que le christianisme sera un jour la religion de l'univers: est-ce une précaution de rhéteur prudent qui rachète une proposition hardie par une contradiction? Non. À lire le passage, on voit que, dans l'intervalle de ces deux déclarations qui s'accordent mal, la pensée des pointes aventureuses que les soldats, les négociants, les missionnaires anglais et russes, poussent chaque jour sur le continent asiatique, l'imposante perspective du triomphe final des lumières a frappé son imagination et entraîné sa parole[197]. Quand on pense qu'il avait fait sa rhétorique sous le premier Empire, à l'époque où la littérature d'opposition et la littérature officielle, très inégalement riches d'idées, cultivaient toutes deux l'emphase, on s'étonne de le trouver si sobre dans l'usage des procédés oratoires. Dans ses leçons, il fait des parallèles; le cours en comprenait même un peu plus que n'en contient le livre; mais on n'y sent pas l'antithèse arrangée à plaisir: le morceau où il oppose la mort de lord Chatam à celle de Richelieu et de Mazarin, est plus expressif encore par l'idée que par les mots, et l'idée du morceau est la morale même du cours dont il fait partie. Au reste, la chaleur ne se marque pas seulement dans quelques passages isolés; elle anime des leçons entières, par exemple celles où il fait l'apologie de Jean-Jacques, et celle où, comme nous l'avons dit, il défend le christianisme contre Gibbon.
Une preuve qu'au milieu de toutes ses saillies, de toute sa coquetterie, il se faisait une haute idée de sa profession, c'est la sympathie, on dirait presque l'onction, avec laquelle, pour expier, disait-il, son enseignement et mille choses qui lui échappaient, il a tracé le portrait de Rollin. Les contemporains admirèrent, on le voit par les journaux du temps, l'affectueuse loyauté de la leçon où, tout en expliquant ce qui manque à l'auteur du Traité des études, il dépeint sa charmante et noble candeur. Ici encore, il diffère à son avantage de Sainte-Beuve, qui veut bien admirer la vertu, mais qui, lorsqu'elle n'a pas l'excuse du génie, en fait la consolation des esprits bornés.
L'homme qui a dignement parlé de Rollin n'a pu, malgré son désir de succès, courtiser son auditoire. La tentation était grande; car la jeunesse de la Restauration, ces étudiants en droit qui formaient, non pas la totalité, mais la pluralité de son assistance[198], méritaient des éloges et étaient habitués à en recevoir. On pressentait tout ce que la jeune génération allait produire, on voyait ce qu'elle donnait déjà par les mains de Lamartine et de Victor Hugo, et les hommes politiques ne se faisaient pas faute de lui révéler les espérances fondées sur elle. Chateaubriand lui a en personne décerné des félicitations qui, du reste, ne dépassent pas la mesure de la vérité. Pourtant, ni le spectacle de l'attention qui dénotait le zèle de cette jeunesse, ni la reconnaissance pour l'admiration qu'elle lui témoignait n'ont décidé Villemain à l'aduler. Il loue très volontiers les débutants qui viennent de faire leurs preuves; le nom d'Augustin Thierry revient presque aussi souvent dans son cours que celui de Chateaubriand[199]; mais il ne dit pas à ses auditeurs, précisément parce qu'il le pense, qu'ils sont, suivant la phrase dont on abusait tant, l'espoir de la patrie ou de la science; il exprimait quelquefois des souhaits ambitieux pour elle, mais ne lui adressait pas de compliments. Il ne fait pas non plus étalage des lettres très nombreuses sans doute qu'il recevait de ses auditeurs: on le voit seulement en mentionner quatre qui contenaient des critiques et y répondre en homme uniquement occupé d'instruire l'auditoire et non de récompenser un flatteur ou de gagner un rebelle. Son éclatant succès, celui de Cousin et de Guizot avaient changé les rapports de l'auditoire et des professeurs; il n'a rien fait pour accélérer ce changement. Auparavant, c'était chose insolite dans une Faculté que d'applaudir un professeur; car, dans le réquisitoire prononcé contre Bavoux, ces marques d'approbation sont qualifiées de non moins extraordinaires dans l'École que son genre d'enseignement; ce n'était point là une vaine phrase; jusque vers 1825, l'interdiction d'applaudir fut assez rarement violée, sauf dans les séances d'ouverture et sauf pour des incidents étrangers aux leçons des maîtres pour qu'à propos d'une leçon de Villemain de décembre 1824; le Globe constatât que c'était la deuxième fois qu'on l'enfreignait en son honneur[200]. Mais Villemain, tout en travaillant à mériter d'être applaudi, a toujours, comme Guizot, essayé de réprimer cette dérogation à l'usage, aussi bien quand l'hommage allait à son talent que quand il allait à son intervention en faveur de la liberté de la presse[201]; et il ne faut pas dire que c'était calcul de sa part, puisqu'il n'employait pas le moyen le plus sûr pour être applaudi, les compliments.
Ajoutons que, si ses empiétements ont pu mécontenter Laya, il n'a, du moins, jamais cherché à traverser le succès des seuls collègues qu'il pût considérer comme ses rivaux. Il ne fait jamais que les plus honorables allusions à leurs cours, même quand il discute franchement une de leurs opinions. Bien plus: c'est par leur retour à la Faculté en 1828, que dans une préface il explique l'accroissement, à partir de cette époque, de son propre succès.
CHAPITRE II.
Défauts de la méthode d'exposition de Villemain.—Limites de ses qualités intellectuelles et morales.—Pourquoi son talent n'est pas toujours allé en grandissant.
I
Pourtant, comme professeur, Villemain n'est pas impeccable, et il faut enfin marquer les défauts de sa méthode.
Gardons-nous cependant de rien exagérer. Avant de lui demander compte de ces boutades, de ces fantaisies d'expressions qui amusaient les auditeurs, avant de prononcer qu'elles conviennent peu à la gravité doctorale, il faudrait les connaître, et nous ne les connaissons pas. Il les a effacées. Les contemporains disent que c'étaient de gracieux et charmants caprices; ils n'auraient certainement qualifié ainsi ni des traits de mauvais goût, ni ces expressions triviales que le vulgaire aime aujourd'hui à retrouver sous la plume ou dans la bouche des hommes d'esprit. D'ailleurs, le mauvais goût et la bassesse du langage sont des défauts dont on se dépouille malaisément; il en serait demeuré des traces malgré la revision de Villemain. L'extrême limite de la familiarité était, je pense, chez Villemain des expressions comme: À la bonne heure! Je crois bien! que nous rangerions presque aujourd'hui dans le style soutenu. Quant aux boutades, c'étaient probablement des expressions piquantes dans le goût de La Bruyère, comme celle-ci qui a trouvé grâce devant la revision: il appelle le succès d'un livre qui préluda au succès du Voyage du jeune Anacharsis «un commencement d'admiration qui était prêt et attendait l'ouvrage de l'abbé Barthélemy;» c'étaient encore des remarques utiles énoncées d'une manière frivole en apparence, telles que la mention du goût d'Alfieri pour les chevaux présentée comme par un caprice de la mémoire dans le moment où Villemain décrit l'impétuosité qui changeait tout sentiment en passion dans le coeur du poète d'Asti. Rien là qui donne prise au blâme. On voit bien au style que le cours de Villemain a été fait de vive voix avant d'être rédigé, et l'on peut dire à cette occasion qu'une des choses qui ont contribué dans notre siècle à gâter la langue, c'est qu'un grand nombre de nos meilleurs livres n'ont plus été que des conversations écrites; nos lectures même ne nous corrigent pas des négligences, des bizarreries de la parole improvisée; le cours de La Harpe, fort inférieur, à tout autre égard, à celui de Villemain, l'emporte par le naturel du style. Mais quant à la langue que Villemain parlait dans sa chaire, quant à son style considéré comme style d'improvisateur, rien n'autorise à l'inculper.
Il ne faut pas s'arrêter trop longtemps au reproche qu'un lecteur pourrait être tenté de faire à Villemain en parcourant la table des matières du cours sur le dix-huitième siècle: on pourrait dire que l'ordre n'en est pas lumineux, que Villemain voyage d'un pays à un autre, qu'il passe de la littérature militante à la littérature pacifique, sans autre raison que l'amour de la variété, laquelle, s'il fallait l'en croire, forme son unique plan. Ce grief n'est pas fondé. Le plan de tout ouvrage qui embrassera la littérature d'une pareille époque prêtera par quelque endroit à la critique. Si toutes les productions de ce siècle se rattachaient étroitement à la querelle engagée entre les philosophes et leurs adversaires, le plan serait tout fait; il suffirait de suivre la décadence du gouvernement et les progrès de la libre pensée; mais on rencontre alors des talents trop nombreux, trop divers, trop complexes pour qu'on puisse ordonner l'ouvrage qui les étudie d'une manière rigoureusement satisfaisante. Villemain lui-même a voulu changer son plan pour la partie qui d'abord n'avait pas été publiée; on le constate en rapprochant le cours imprimé des articles de journaux où l'on avait rendu compte de ses leçons: l'on verra que le nouvel ordre qu'il substitue au premier n'est ni meilleur, ni plus défectueux[202].
Voici un défaut plus véritable et plus préjudiciable de sa méthode d'enseignement: c'est la rapidité excessive, et l'on serait tenté de dire inconcevable, avec laquelle il court parfois sur les sujets qu'il traite, le manque de proportion entre les parties essentielles et les parties secondaires, entre les parties faciles et les parties difficiles. Villemain voudra se justifier par le titre de son cours: un tableau, dira-t-il, peut embrasser une foule de personnages, pourvu qu'il soit animé. Sans doute, mais il faut soigneusement distribuer les plans et la lumière; encore le travail du peintre nous laisse-t-il, comme un livre, le loisir de l'examiner. Il n'en est pas de même de la parole. Aussi une leçon, une suite de leçons qui embrassent trop de matières diverses laissent beaucoup de confusion dans l'esprit. Dans un livre même, les détails risquent beaucoup plus que dans un tableau de faire oublier les idées générales, parce que nos yeux ont, à un plus haut degré que notre esprit, la faculté de ne voir, quand ils le veulent, que ce qui est saillant.
Le défaut dont nous parlons est poussé, dans ce cours de Villemain, jusqu'à un point qui surprend. Nous concevrions fort bien une leçon sur le bel esprit, avec exemples empruntés à Fontenelle et à Marivaux; mais une leçon où l'on prétend étudier dans l'ensemble et Fontenelle, et Mairan, et Terrasson, et Marivaux, est une leçon brillante peut-être, mais, si l'on peut s'exprimer ainsi, infructueuse. J.-J. Rousseau et Alfieri occupent chacun dans ce cours trois leçons sur soixante-deux: c'est bien peu pour le premier, c'est beaucoup pour le deuxième, du moins dans un cours de littérature française. Villemain estime qu'un coup d'oeil sur l'histoire de la poésie lyrique est nécessaire pour saisir le caractère factice des strophes harmonieuses de J.-J. Rousseau: fort bien, à condition qu'on s'en tienne à des généralités où l'on portera toute la pénétration dont on est capable; mais si vous caractérisez, dans la partie de la leçon que vous consacrez à cette revue, Pindare, la version de la Bible par Luther, le psautier huguenot, tous les lyriques de l'antiquité, Dante, Pétrarque, Chiabrera et Cowley, vous éblouissez l'auditoire plus que vous ne l'instruisez. L'inconvénient est surtout sensible quand Villemain aborde un auteur aussi profond que Montesquieu. Nous trouvions tout à l'heure J.-J. Rousseau insuffisamment partagé; mais, après tout, il ne faut pas de longues heures pour faire comprendre son oeuvre, parce que chez lui le sentiment domine la pensée; tous ses ouvrages, comme Villemain l'a fort bien marqué, se ramènent à un petit nombre de propositions, justes ou non, mais claires et méthodiques. Au contraire, un homme qui porte dans sa tête la science de tous les jurisconsultes, de tous les politiques, de tous les historiens, qui ajoute ses vues profondes aux leurs, qui montre dans ses méditations la prudence d'un sage, la générosité d'un philanthrope français, quelquefois les préjugés de la noblesse de robe, un homme qui veut tour à tour ou tout à la fois interpréter le passé, faire durer le présent, préparer l'avenir, peut-on en deux séances expliquer son génie à des auditeurs assez âgés pour en comprendre l'explication, trop jeunes pour y suppléer par eux-mêmes? Évidemment non. C'est pourtant ce qu'essaie Villemain. Il lui semble même que, disposant de deux leçons tout entières, il doit se jeter dans quelques excursions; et il raconte des anecdotes, s'étend sur les théories de Niebuhr dont il énumère ensuite les prédécesseurs français, apprécie tous les devanciers anciens ou modernes de Montesquieu et ses commentateurs, raisonne sur les vicissitudes récentes de l'Angleterre!
Si Villemain entendait émettre cette critique, il tendrait sans doute un piège à la personne qui lui tiendrait ce langage; il la laisserait s'échauffer jusqu'à prétendre qu'une pareille méthode conduit nécessairement à des appréciations superficielles. Alors, il la prierait de lui dire si, parmi tant d'ouvrages spécialement consacrés depuis le sien aux divers auteurs du dix-huitième siècle, il en est beaucoup qui présentent des aperçus qui lui aient réellement échappé, qu'il n'ait indiqués avec autant de précision que de brièveté, d'élégance et de vivacité. Villemain a l'air superficiel, mais il ne l'est pas. Son regard mobile pénètre en un instant les objets que notre attention obstinée embrasse avec peine. S'il commet une erreur, il la corrige à l'instant. Dans sa course éperdue à travers les lyriques de tous les siècles, il a d'abord parlé de Pindare en lecteur de Voltaire; mais qu'il cite à son auditoire un passage de l'ode à Hiéron, et aussitôt il aperçoit la piété simple et expressive qui l'a dictée. Trop confiant, nous l'avons dit, dans la persistance de l'élan qui emportait alors la France vers la liberté, il lui suffit d'aborder l'étude des orateurs anglais pour découvrir que c'est un attachement opiniâtre, chicanier si l'on veut, à la légalité, qui distingue les peuples destinés à demeurer libres. Presque seul en France, à l'époque où les premières tentatives de l'Italie pour recouvrer l'indépendance furent en un instant comprimées, il a deviné, en se rappelant le courage de ses soldats dans la campagne de Russie, que l'expression géographique de M. de Metternich deviendrait un jour une patrie vivante[203].
Mais un esprit pénétrant peut donner un enseignement superficiel, et c'est uniquement ce que nous reprochons à Villemain. Ce n'est pas son intelligence que nous accusons, c'est sa méthode d'enseignement. Il a quitté trop tôt le Lycée Charlemagne, il a cessé trop tôt d'avoir des élèves qu'on peut interroger sur la leçon qu'ils viennent d'entendre et dont les réponses ou le silence nous apprennent qu'il ne suffit pas d'énoncer une idée pour la faire comprendre et retenir. Puis il ne s'oublie pas assez lui-même. Il veut faire passer chez ses auditeurs son admiration pour les grands écrivains, mais cette admiration il veut, en quelque sorte, qu'ils la reçoivent de ses propres mains; car il ne leur laisse pas le temps d'aller la puiser dans la lecture de leurs ouvrages, puisqu'il les entraîne sans cesse d'un livre à un autre et souvent en étudie plusieurs à la fois. Un protestant dirait que c'est un catholique du seizième siècle qui prêche la Bible et n'en permet pas l'usage. Il distribue à ses auditeurs beaucoup plus d'idées qu'ils n'en trouveraient seuls; mais il ignore que l'instruction la plus profitable est celle qu'on se donne à soi-même et que, pour apprendre à un enfant à marcher, il faut marcher lentement près de lui en le tenant par la main, et non pas courir en le portant sur son dos. Supposez Villemain consacrant à l'Esprit des lois un nombre convenable de séances: l'auditoire auquel il fait aimer Montesquieu, qu'il guide dans l'étude de son génie, a le loisir de contrôler, de comprendre ses remarques, enfin de se faire, par la lecture et la réflexion, une opinion personnelle, tout au moins de savoir pourquoi il adopte celle du professeur. Le peut-il, quand, suivant une spirituelle expression qui cachait une judicieuse critique, Villemain, pareil aux dieux d'Homère, est en trois pas au bout du monde?
On pourrait croire que c'est en réimprimant son cours que Villemain, s'adressant non plus à des auditeurs mais à des lecteurs, a multiplié les digressions à mesure que sa science s'accroissait. Il n'en est rien. Les analyses données par la presse du temps prouvent que dès l'origine il possédait cette science vaste, bien digérée même, mais trop impétueuse et qui profite moins à l'élève qu'elle n'a profité au maître. À peine citerait-on quelques passages surchargés ultérieurement, comme la digression sur les spectacles sous l'Empire romain à propos de la lettre de Jean-Jacques à d'Alembert, et le passage sur l'histoire de la pédagogie à propos de l'Émile. Au contraire l'épreuve de l'impression a plutôt averti Villemain du danger de sa méthode; car, à partir du jour où, pour fermer la bouche à ceux qui dénaturaient sa doctrine, il consentit enfin à laisser publier après revision les notes des sténographes[204], il composa ses leçons avec plus de soin. Désormais il lui arrivera encore de marcher trop vite, mais c'est dans l'intervalle des séances qu'il fera trop de chemin, quittant trop tôt un auteur pour un autre; les actes successifs du drame qu'il déroule se passeront encore dans des régions trop éloignées l'une de l'autre, mais il abusera moins des changements à vue.
II
À la vérité, la méthode choisie par Villemain n'offrait pas tout à fait de son temps les inconvénients qu'elle aurait aujourd'hui, parce que le public, beaucoup moins bien préparé alors pour suivre un cours d'histoire (Guizot dans ses Mémoires le reconnaît), était beaucoup mieux préparé à suivre un cours de littérature; il avait une connaissance préalable de la plupart des auteurs anciens ou modernes, français ou étrangers sur lesquels Villemain court trop vite. Les journaux et les revues étant alors beaucoup moins nombreux et beaucoup moins longs laissaient plus de temps pour lire les auteurs originaux; l'érudition de détail, ce gouffre où s'engloutissent nos heures, attirait moins les esprits; les théâtres jouaient beaucoup plus souvent et beaucoup mieux le répertoire des deux siècles précédents et entretenaient ainsi les amateurs dans la familiarité de notre passé dramatique. Enfin, on lisait avec plus d'ardeur parce qu'on lisait avec plus de foi; car les uns croyaient ou que la France avait atteint la perfection au dix-septième siècle ou qu'elle allait l'atteindre au dix-neuvième, les autres croyaient que les grands hommes de tous les pays conspiraient à l'établissement de la fraternité universelle. Villemain a évidemment compté sur cette heureuse conjoncture. Sa leçon sur Richardson, pour ne parler que de celle-là, suppose absolument que la presque totalité de l'assistance avait lu Clarisse Harlowe: non seulement, comme nous l'avons remarqué, il y glisse sur les situations hardies du roman, mais il n'y donne pas la plus légère analyse de l'ouvrage sur lequel il insiste néanmoins très longuement; une pareille leçon faite à une assistance qui n'aurait jamais lu Richardson, y aurait jeté un malaise, un froid dangereux pour la popularité du professeur. On ne remarquait rien de pareil chez les auditeurs de Villemain. Aussi les journaux qui insinuaient parfois qu'on aurait moins de peine à retenir ses entraînantes improvisations si elles formaient toujours un tout homogène, approuvaient-ils sans réserve les résumés où, en une seule leçon, il appréciait tous les écrivains d'un genre, par exemple, la leçon supprimée plus tard, où il appréciait tous les poètes épiques, depuis l'Iliade jusqu'aux Martyrs, et jusqu'au Philippe-Auguste de Parseval-Grandmaison[205].
Mais il appartenait à Villemain de ne pas profiter des lectures préalables que son auditoire avait faites pour le dispenser de les recommencer; autre chose est de lire seul, à dix-huit ans, sur la foi de la renommée, un ouvrage de Montesquieu, de Jean-Jacques, autre chose de le relire pendant qu'un maître éloquent et fin explique comment la vie de l'auteur et l'histoire de son temps amenèrent l'auteur à l'écrire, fait entrer dans le détail de son génie, prémunit contre ses erreurs. Villemain donne certes l'envie d'approfondir tous les livres dont il parle; mais dans la plupart de ses leçons il en signale trop pour que le plus grand nombre de ses auditeurs, ne sachant par lequel commencer, ne se décident pas à n'en ouvrir aucun. Villemain répliquerait peut-être qu'il entend faire oeuvre d'art en même temps que d'enseignement, et que c'est pour cela qu'il s'abandonne à sa libre allure, qu'au reste il ne prévarique pas, en n'assujettissant pas son cours à la marche lente et aux proportions exactes d'un livre; car le comte de Gormas aurait probablement dit à don Diègue que les étudiants apprennent mal leur devoir dans un livre et que les exemples vivants ont un autre pouvoir; si donc le professeur est tour à tour éloquent ou spirituel, il inspire une admiration, une émulation qui valent bien, pour le profit des auditeurs, une lecture à tête reposée; si, au cours d'une séance ou d'une séance à l'autre, il court au gré de sa fantaisie, c'est pour frapper plus sûrement les auditeurs.
Ils apprendront à vaincre en me regardant faire.
L'erreur de Villemain consisterait en ce cas à ne pas voir que l'art s'accommode fort bien, dans les sciences, de la logique, de ses exigences, et que la marche qu'elle impose n'enchaîne aucunement l'esprit et l'éloquence. Villemain, qui démêlait fort bien l'inconvénient de calquer des plans d'Homère et de Pindare, se tromperait là comme les auteurs qui croyaient que dans une épopée l'exposition des faits antérieurs à l'action doit nécessairement être différée jusqu'à un récit placé après les premiers chants: il introduit dans ses leçons le beau désordre dont il dénoncerait l'artifice s'il le rencontrait dans une ode. C'est là qu'on surprend le calcul chez ce professeur dont la parole était pourtant toute verve et toutes saillies.
Il n'a pas osé procéder plus simplement: pour expliquer le défaut de sa méthode, il faut joindre à son insuffisante expérience de l'enseignement la crainte d'ennuyer son auditoire. Cette crainte est manifeste chez lui; il la laisse très souvent percer. Cet homme, à qui la vie avait souri dès son enfance, qui fut maître de conférences à l'École normale et professeur en Sorbonne presque au sortir du lycée, qui fut membre de l'Académie française à trente et un ans, cet homme, non moins brillant dans le monde que dans sa chaire, non moins goûté dans le salon de la duchesse de Duras que dans celui de M. Suard, cet homme qui portait partout avec lui une amabilité irrésistible ou une causticité redoutable, doutait de lui-même. Plus tard, secrétaire perpétuel de l'Académie française, pair de France, après avoir siégé dans les conseils de la couronne, il éprouvera pour un instant le délire de la persécution; car Victor Hugo a involontairement arrangé sans doute la conversation que dans Choses vues il rapporte à l'année 1845, date du trouble d'esprit de Villemain; mais il n'a pas dû l'inventer. Sous la Restauration, Villemain n'en est encore qu'à redouter de fatiguer son auditoire. De là, son soin de lui présenter sans cesse de nouveaux objets, de lui ménager de perpétuelles surprises; en un mot, une préoccupation qui rend d'autant plus méritoires tous les scrupules dont nous l'avons loué, mais qui explique pourquoi il a, comme à plaisir, empêché son enseignement de porter tous les fruits qu'on en pouvait attendre.
Mais d'où provenait cette défiance de soi? Dans la conversation que je viens de rappeler, Villemain, à qui Victor Hugo conseille de dédaigner ses ennemis, d'être fort, répond en indiquant à la fois l'étendue et la limite de ses propres facultés, et se résume ainsi: «La force, mais c'est précisément ce qui me manque!» Le mot est juste: Villemain sait tout voir et tout exprimer: il ne sait ni dominer ni imposer ses idées. Sainte-Beuve, dans un article du 19 novembre 1843, lui reprochait doucement de ne pas conclure avec assez de netteté dans ses appréciations littéraires; ce n'est pas que son jugement hésite ou qu'il ne le laisse pas très clairement apercevoir; c'est qu'il n'a point la force d'esprit nécessaire pour le mettre en relief. Ainsi, lorsqu'on lit dans la XLe leçon du cours sur le dix-huitième siècle son histoire de la critique, il est impossible de n'être pas frappé des remarques profondes qu'il y sème, mais il est impossible aussi de ne pas se dire qu'un Guizot les eût fait ressortir davantage, les eût plus fortement enchaînées les unes aux autres. Villemain a touché vingt fois à la querelle des classiques et des romantiques, il a donné aux deux parties les avis les plus judicieux, sans jamais laisser aucune indécision sur sa pensée; mais jamais il n'a traité la question à fond. Il veut donner un cours complet et non un cours méthodique; mais ce n'est pas uniquement de peur d'ennuyer qu'il renonce à être dogmatique, c'est aussi parce qu'il sent qu'il n'y réussirait pas.
La force de l'homme tient à deux racines, l'énergie de sa volonté d'une part, les grandes idées auxquelles il s'attache, de l'autre. L'énergie pèche chez Villemain, et de plus, il n'est pas également touché des différentes idées qui fortifient l'homme. Son cours repose sur une idée morale très élevée, mais non pas sur la plus élevée de toutes. On reconnaît en lui pour cette double raison un élève du philosophe qu'il exaltait sans se méprendre sur ses faiblesses et dont il avait reçu la tradition vivante par Mme de Staël. Reprenant à son grand honneur une noble thèse gâtée par les paradoxes de Rousseau, il montre sans cesse qu'il n'y a rien de plus vide, de plus froid qu'une littérature qui prétend se suffire à elle-même, que les bibliothèques, les salons, les académies, les applaudissements des lettrés, les faveurs du pouvoir ne forment pas à eux seuls un poète, qu'ils pourraient même, dans certains cas, l'empêcher de naître, et que la littérature trouve en revanche de grandes chances de prospérité là où le titre de citoyen est porté avec honneur. Mais il y a quelque chose de plus grand que la liberté, c'est la vertu, cette condition de la liberté. Villemain respecte et fait aimer la vertu partout où il la rencontre, fût-elle, nous l'avons montré, séparée du génie; mais il ne pense à elle que quand il la voit. Il ne lui échappe jamais rien dont elle puisse s'offenser, quoique plusieurs fois, dans son aversion pour la carrière routinière des gens de lettres, il ait été sur le point de dire, comme le feront les romantiques, qu'un peu de désordre dans la vie ne nuit point au génie[206]; toujours il s'est retenu à temps. Mais il se contente de ne jamais donner de mauvais conseils et d'en donner quelquefois de bons. Son enseignement, pénétré de l'amour de la liberté, n'est pas pénétré de l'amour du bien, comme l'eût été celui, je ne dis pas seulement d'un Bossuet, mais d'un Platon, comme l'eût été celui d'un Démosthène s'il était descendu de la tribune pour monter en chaire. Il ne se moque pas intérieurement de Rollin quand il l'admire, mais il ne se soucie pas assez de lui ressembler. Qu'on ne dise pas que nous proposons là un modèle un peu terne à un fort brillant esprit! Nous proposerions sur le champ d'autres modèles dont l'imitation ne ferait rien perdre au talent le plus soucieux de se déployer librement; car le Gorgias et le Traité de l'Éducation des Filles ont prouvé que l'éloquence, la malice, l'élégance, la grâce se concilient sans effort avec les visées les plus austères. Si l'on disait que ce qui est possible dans un livre ne l'est pas dans un cours, nous rappellerions les leçons si spirituelles, si appréciées dans lesquelles Saint-Marc Girardin a réfuté plus tard les doctrines dangereuses répandues par les drames contemporains.
Ce qui précède explique pourquoi Villemain, né avec des dons oratoires, et qui, par la suite, a pris une part plus active que Cousin aux débats des assemblées, n'y a pas, à beaucoup près, obtenu le même succès que Guizot. Lui, dont les journaux disaient que souvent à la Sorbonne il électrisait les mêmes auditeurs qu'il venait d'égayer, passait à la Chambre des Pairs pour plus élégant qu'éloquent. Il ne suffit pas en effet de dire que la scène avait changé, que tel qui brille sur un théâtre plaît moins sur un autre: plus d'un morceau du cours sur le dix-huitième siècle trouverait sa place dans les discussions d'un corps politique, surtout si l'on se rappelle que le goût du temps et la composition des collèges électoraux conservaient au style parlementaire une couleur littéraire qui s'est effacée depuis. Or, tandis que le doctrinaire Guizot se formait de plus en plus à l'éloquence politique, Villemain, qui s'était souvent moqué devant ses auditeurs de l'éloquence académique, s'en est rapproché de plus en plus. Ce qui a transformé la parole de Guizot, ce n'est pas la pratique des affaires, laquelle n'apprend qu'à penser, c'est l'habitude de rassembler ses idées, d'en chercher les rapports, et d'attendre dans une forte méditation le moment où l'unité qui résulte de ces rapports, clairement aperçue, soulage la mémoire et anime l'intelligence. Au contraire, c'était chez Villemain le feu de la jeunesse qui suppléait à la profondeur de la méditation; il distribuait les différentes parties de sa leçon dans un ordre un peu factice que sa mémoire exercée retenait sans peine; fraîche encore, riche d'idées et de souvenirs, elle lui suggérait pendant qu'il parlait une foule de remarques; et la joie de ces bonnes fortunes échauffait son discours. Mais, aux environs de la quarantième année, ce feu commença à s'amortir, d'autant que les immenses lectures auxquelles sa méthode l'obligeait, avaient souvent dérangé sa santé; car, bien que sous la Restauration il n'ait pris qu'une fois un suppléant, Pierrot, qui le remplaça dans l'année 1819-1820, il avait dû, en 1822, en 1823, manquer bien des leçons, et même lorsqu'il entreprit, au début de 1827, l'étude du dix-huitième siècle, il y avait deux ans qu'il n'avait professé[207]. Dans la leçon de clôture du cours de 1827-1828, il confiait à ses auditeurs qu'il sentait s'affaiblir en lui la prompte mémoire, l'action naturelle, la facilité d'apprendre nécessaires à sa profession. Plus heureux qu'Hortensius qui perdit tout son talent avec sa jeunesse, il ne parvint du moins qu'à une maturité autre et moins parfaite que celle qu'on eût pu espérer pour lui.
La prépondérance donnée par Villemain à la politique sur la morale achève d'expliquer pourquoi le talent oratoire a diminué plutôt que grandi en lui. Le découragement est fatal aux orateurs; si le dernier que nous possédions des discours de Démosthène est le plus beau de tous, c'est qu'après Chéronée il ne désespérait pas; mais une pareille trempe d'âme est rare, et dans la vie des peuples il se rencontre des heures tellement tristes, que celui qui met toute la dignité de l'homme dans la liberté politique, risque fort de perdre courage. Guizot, quelque attaché qu'il fut au régime parlementaire, en a supporté vaillamment la longue éclipse, parce que pour lui l'individu, même privé de ses droits de citoyen, conserve une noble tâche à remplir. Villemain, qui ne l'eût pas nié, mais qui n'arrêtait pas souvent son esprit sur cette pensée, a dû sentir son optimisme s'ébranler bien avant l'époque où, sous le second Empire, il exhalait en épigrammes son mécontentement du présent et son manque de confiance dans l'avenir; car, bien qu'il ait été ministre sous Louis-Philippe, ses discours à la Chambre des pairs prouvent que le gouvernement de Juillet ne lui paraissait pas toujours tenir ses engagements. Sa foi dans le triomphe facile de la liberté avait été sa meilleure inspiratrice; quand elle diminua, il ne trouva rien pour la remplacer.