L'Odyssée
Cependant Pallas-Athéné se rendait dans la vaste Lacédémone, afin de presser le retour du noble fils du magnanime Ulysse. Elle arriva pendant la nuit divine et trouva Télémaque dormant avec Pisistrate dans le vaste vestibule du palais de Ménélas; mais il ne goûtait point le repos, car il ne pouvait s'empêcher de songer à la triste destinée de son père illustre et, chaque nuit, son cœur restait éveillé à ces pensées douloureuses. Minerve s'approchant de sa couche, lui dit:
—Télémaque, il n'est pas prudent de rester aussi longtemps loin de ta demeure. Prie le vaillant Ménélas de te laisser partir, car les prétendants de ta mère irréprochable deviennent de plus en plus audacieux. A ton retour, évite le détroit qui sépare Samos d'Ithaque rocailleuse: une embuscade perfide t'y attend; éloigne donc ton navire de ces îles et vogue pendant la nuit. Dès que tu toucheras Ithaque, dirige tes compagnons vers la ville, et toi-même, va trouver Eumée, le pasteur de ta maison; c'est lui qui annoncera à la sage Pénélope ton retour de Pylos.
A ces mots, Minerve regagna l'Olympe élevé, et Télémaque réveilla le fils de Nestor:
—Pisistrate, éveille-toi; attelons nos coursiers et mettons-nous en route.
Le fils de Nestor lui répondit:
—Télémaque, il ne nous est point possible de songer à voyager par cette nuit sombre; attendons l'aurore et que le belliqueux Ménélas apporte ses présents et nous congédie avec de douces paroles.
Il dit; bientôt l'aurore parut et Ménélas quittait la couche d'Hélène aux cheveux d'or et se dirigeait vers le portique occupé par ses hôtes, lorsque Télémaque, l'apercevant, vint au-devant de lui, et lui adressa ces paroles:
—Fils d'Atrée, chef des peuples, laisse-moi retourner dans ma patrie, car je sens dans mon cœur le désir de revoir mon foyer chéri.
Ménélas lui répondit avec douceur:
—Cher enfant, puisque tel est ton désir, je ne te retiendrai pas, car je trouve aussi blâmable de retenir un hôte malgré lui, que de le presser de s'éloigner. Attends cependant que j'apporte les présents que je veux déposer dans ton char, et qu'auparavant, dans le palais nous fassions un repas convenable.
Le sage Télémaque lui répliqua:
—Ménélas, fils de Zeus, je désire retourner aujourd'hui même dans mes domaines, car en partant, je n'ai laissé à personne la garde de mes biens.
Alors Ménélas donna l'ordre à son épouse de préparer un festin magnifique, puis il choisit une grande coupe et un cratère d'argent pour les offrir à Télémaque. Hélène à son tour, prit dans ses coffres un voile très riche, dont les broderies étincelaient comme des étoiles.
Ménélas, s'adressant alors à Télémaque, lui dit:
—Puisse Zeus protéger ton retour! Voici un cratère d'argent artistement travaillé: c'est l'ouvrage de Vulcain. Phédime, roi des Sidoniens me le donna jadis; à mon tour, je t'en fais présent.
A ces mots, Ménélas mit la coupe magnifique dans les mains de Télémaque, et Mégapenthès déposa devant lui le cratère d'argent du héros Phédime. Puis Hélène aux belles joues, apportant le voile superbe, dit au fils d'Ulysse:
—Moi aussi, cher enfant, je veux te donner un présent comme un souvenir des mains d'Hélène afin que tu l'offres un jour à l'épouse que choisira ton cœur; jusque-là, confie-le à ta mère chérie. Puisses-tu maintenant rentrer plein de joie dans ta patrie bien-aimée!
Elle dit et lui remit le voile qu'il reçut avec bonheur. Pisistrate déposa sur le char les présents magnifiques qu'il contemplait avec admiration.
Ménélas les conduisit ensuite dans le palais où un festin leur fut servi. Puis le noble Télémaque et le fils de Nestor attelèrent les coursiers et montèrent sur le char sculpté. Ménélas, tenant une coupe d'or remplie d'un vin généreux, s'adressa aux deux héros, but en leur honneur et leur dit:
—Jeunes héros, portez mes souhaits à l'illustre Nestor, pasteur des peuples; car il fut pour moi un père plein de bienveillance, pendant que nous combattions devant Troie.
Le sage Télémaque lui répondit:
—Fils de Zeus, nous lui porterons tes souhaits, selon ton désir. Ah! que ne puis-je, de retour à Ithaque, dire à Ulysse que je reviens d'auprès de toi, comblé d'amitiés et de riches présents!
En ce moment, passait au-dessus de leurs têtes un aigle portant dans ses serres une oie blanche qu'il avait enlevée dans la basse-cour; hommes et femmes le suivaient en poussant des cris, mais il s'élança à la droite des chevaux et tous se réjouirent à la vue de ce présage.
Pisistrate le premier, prit la parole:
—Ménélas, fils de Zeus, vois si c'est à nous ou bien à toi que la volonté d'un dieu se manifeste!
Ménélas médita un instant, mais Hélène au long voile, le prévenant, parla en ces termes:
—Ecoutez-moi, je vais vous dire ce que les Immortels m'inspirent: Comme cet aigle enlève sa proie dans une maison, ainsi Ulysse revenant dans sa demeure se vengera; peut-être même est-il déjà dans son palais, méditant la perte des prétendants.
Le sage Télémaque lui répondit:
—Puisse Zeus accomplir ces choses! Je t'adresserai alors des vœux chaque jour comme à une divinité!
Il dit et fouetta ses chevaux qui s'élancèrent rapides, et, dévorant l'espace, ils gagnèrent bientôt la plaine immense.
Vers le soir, quand les routes se couvrent de ténèbres, ils arrivèrent à Phérès, où Dioclès leur offrit les présents de l'hospitalité.
A l'Aurore divine, ils remontèrent sur le char sculpté et bientôt ils aperçurent la haute cité de Pylos. Alors Télémaque dit à Pisistrate:
—Fils de Nestor, ne me conduis pas plus loin, mais laisse-moi regagner mon vaisseau, car je crains que ton noble père dans son désir de me fêter, ne me retienne malgré moi dans son palais.
Il dit, et Pisistrate accédant à son désir, tourna les coursiers vers le rivage, auprès du navire rapide; il exhorta alors Télémaque et lui adressa ces paroles ailées:
—Hâte-toi de partir avant que j'arrive au palais, car je connais l'âme généreuse de mon noble père. Il viendrait lui-même t'inviter à rester et ne s'en retournerait certainement pas sans toi.
Il dit et lançant vers Pylos ses chevaux à la belle crinière, il gagna rapidement la ville.
Cependant Télémaque pressait ses compagnons. Il implorait Minerve et lui offrait un sacrifice, lorsqu'un homme, venant d'une terre lointaine, s'approcha de lui. C'était un devin fuyant Argos, parce qu'il avait commis un meurtre. S'adressant à Télémaque, et le suppliant, il lui dit:
—Ami, je te conjure par ta tête et celles de tes compagnons de me dire qui tu es, et quel est le nom de ta patrie?
Le sage Télémaque lui répliqua:
—Je suis le fils d'Ulysse, roi d'Ithaque qui peut-être a péri d'une triste mort; c'est pour m'informer de mon père absent que je suis monté avec mes compagnons sur ce noir vaisseau.
L'homme lui répondit:
—Je suis le devin Théoclymène, fuyant ma patrie, pour avoir tué un de mes concitoyens. Accueille-moi sur ton navire, car je crains la vengeance des parents de ma victime.
Télémaque dit alors:
—Je ne te repousserai pas; suis-moi donc et une fois dans mon pays, nous te traiterons selon nos moyens.
A ces mots, ils montèrent tous deux sur le vaisseau au tillac élevé. Les matelots déployèrent aussitôt les voiles blanches et Minerve leur envoya un vent favorable.
Cependant Ulysse et le pasteur Eumée prenaient le repas du soir dans la cabane du porcher; avec eux mangeaient les gardiens des troupeaux. Quand ils eurent apaisé la faim et la soif, Ulysse, voulant éprouver l'hospitalité de son hôte, lui dit:
—Eumée, et vous ses compagnons, écoutez-moi. Dès l'aurore, je veux aller mendier à la ville, afin de ne point vous être à charge; mais donnez-moi un guide qui me conduira là-bas. J'irai seul ensuite par la ville, afin de voir si quelqu'un me tendra une coupe et un morceau de pain. Je me rendrai à la demeure d'Ulysse pour offrir mes services, car, je te le dirai, nul mortel ne peut rivaliser avec moi pour allumer du feu, fendre du bois, découper des viandes et verser le vin; toutes choses que l'humble peut faire pour le service des nobles.
Eumée, poussant un profond soupir, lui dit:
—Hélas, Étranger, quelle pensée est entrée dans ton esprit? Les serviteurs ne sont point de ta sorte: ils sont jeunes et couverts de vêtements brillants. Reste plutôt; ta présence ici n'importune personne, et quand le fils chéri d'Ulysse sera de retour, il te donnera une tunique pour te vêtir et te fera conduire où ton cœur t'invite à te rendre.
Le patient Ulysse répliqua:
—Eumée, puisse Zeus te chérir comme je te chéris, car tu as apaisé ma terrible misère. Rien n'est plus affreux pour l'homme que d'errer, vagabond et rongé de funestes soucis pour son ventre misérable. Puisque tu m'exhortes à rester, parle-moi alors de la mère du divin Ulysse et de ce père, qu'en partant il laissa sur le seuil de la vieillesse. Dis-moi s'ils vivent encore sous les rayons du doux soleil.
Le divin porcher lui répondit:
—Étranger, voici la vérité: Laërte tous les jours adresse à Zeus ses prières, lui demandant que la vie abandonne son corps de vieillard, car il pleure un fils chéri et une prudente épouse que la noire mort lui a enlevés. Tant qu'elle vécut, il m'était doux de m'entretenir avec elle de Climène au long voile, sa noble fille, la plus jeune de ses enfants. Elle nous avait élevés ensemble et me chérissait presque autant qu'elle. Quand tous deux, nous atteignîmes la jeunesse aimable, Climène épousa un habitant de Samos, et moi je fus envoyé à la campagne. Maintenant, je ne puis plus entendre les douces paroles ni recevoir les bienfaits de ma maîtresse, qui réjouissaient toujours l'âme de son serviteur.
L'ingénieux Ulysse lui répondit:
—Comment, toi aussi, pasteur Eumée, tu as erré, jeune enfant loin de ta patrie? Raconte-moi en toute sincérité si ta ville aux larges rues a été saccagée, ou si des hommes cruels t'ont pris sur leur navire, t'arrachant à tes brebis et à tes bœufs, pour te vendre au maître de cette maison?
Le chef des pasteurs lui dit alors:
—Etranger, puisque tu veux bien m'interroger, écoute-moi donc en silence et en buvant gaîment le vin pur. Les nuits sont longues maintenant, et d'ailleurs un trop long sommeil est nuisible à ton âge. Quant à vous autres, gardiens des troupeaux, si votre cœur vous y invite, allez dormir, et dès que paraîtra l'Aurore, vous accompagnerez les troupeaux de vos maîtres. Pour nous, buvant et mangeant, passons les longues heures de la nuit à nous charmer par des récits, et, puisque tu le désires, je vais te raconter mes infortunes:
»Tu as sans doute entendu parler d'une île nommée Syrie, voisine d'Ortygie? Elle est peu populeuse, mais fertile et riche en pâturages, et surtout féconde en vin et en froment. Deux villes se partagent ses richesses, et mon père Ctésius, fils d'Ormène, régnait sur toutes les deux.
»Un jour des Phéniciens, navigateurs illustres, mais fourbes, amenèrent une riche cargaison sur un vaisseau à la poupe azurée. Dans la maison de mon père, était une belle Phénicienne, habile aux ouvrages brillants. Un de ces rusés Phéniciens la séduisit, tandis que près de leur profond navire elle allait laver du linge. Il s'unit à elle, partageant sa couche, et la dompta par l'amour qui égare l'esprit des femmes, même de la plus vertueuse. Il lui demanda ensuite qui elle était et d'où elle venait.
»—Je suis de Sidon, riche en airain, répondit-elle; mon père est l'opulent Arybas. Des pirates de Taphos m'ont enlevée, tandis que je revenais de la campagne, et me vendirent au maître de cette maison.
»Le Phénicien séducteur lui dit aussitôt:
»—Veux-tu revenir avec nous dans ta patrie, car ton père et ta mère sont encore vivants, et leurs richesses sont renommées.
»La jeune femme lui répondit:
»—Je le veux bien si toutefois vous vous engagez par serment à me ramener dans ma maison.
»Elle dit, et tous les matelots firent le serment qu'elle exigeait. Alors la femme reprit:
»—Et maintenant, que nul de vos compagnons, s'il me rencontre dans la rue, ne m'adresse la parole. Pressez l'achat de vos provisions et, quand votre vaisseau sera prêt à partir, qu'un messager m'avertisse aussitôt; j'apporterai l'or qui se trouvera sous ma main, comme prix de mon passage, auquel j'ajouterai de bon cœur un autre prix encore, car je soigne dans le palais le fils de mon maître. De cet enfant, que je vous amènerai sur votre vaisseau, vous pouvez tirer bon parti en le vendant chez des peuples étrangers.
»Elle dit et retourna dans le palais superbe. Les Phéniciens restèrent une année entière auprès de nous, et quand leur navire fut prêt à partir, ils envoyèrent un messager à la femme. C'était un homme subtil; il vint dans la demeure de mon père pour offrir un collier d'or entremêlé de corail et d'ambre. Ma mère vénérable et les femmes du palais admiraient ce collier et en débattaient le prix; lui, sans rien dire, fit un signe à la Phénicienne et retourna aussitôt vers le vaisseau creux. La jeune femme alors me prit par la main, cachant dans son sein trois coupes d'or, et me conduisit hors de la maison. Je la suivis sans comprendre. Le soleil se coucha, les rues devinrent sombres, et nous arrivâmes bientôt près du navire des Phéniciens. Après nous avoir embarqué tous les deux, ils s'élancèrent sur les routes humides, et nous naviguâmes jour et nuit; à la septième aurore, Diane, de ses flèches, frappa la femme; les matelots jetèrent à la mer son corps, qui devint la pâture des poissons, et je restai le cœur accablé de tristesse. Les vents nous conduisirent à Ithaque, où Laërte m'acheta de ses biens, et depuis ce jour, je suis à son service.
Le noble Ulysse prenant la parole à son tour dit au pasteur:
—Cher Eumée, tu as ému mon cœur; cependant console-toi, car Zeus a mis pour toi le bien auprès du mal, puisque tu habites la demeure d'un homme rempli de bonté. Quant à moi, ce n'est qu'après avoir erré dans de nombreuses cités, et parmi bien des peuples, que je suis arrivé ici.
C'est ainsi qu'ils s'entretenaient, et ils ne dormirent guère, car bientôt parut l'Aurore au trône d'or.
Cependant les compagnons de Télémaque abordant au rivage, détachèrent les voiles et abaissèrent promptement le mât; puis, à l'aide des rames, ils firent entrer le vaisseau dans le port, jetèrent les ancres et attachèrent les amarres; alors ils descendirent à terre et préparèrent leur repas, mélangeant le vin noir. Quand ils eurent apaisé la faim et la soif, le sage Télémaque leur dit:
—Rentrez à la ville; pour moi, j'irai visiter mes domaines et voir mes pasteurs; demain, je vous offrirai le repas du retour.
Théoclymène prit alors la parole et lui dit:
—Et moi, cher enfant, dans quelle demeure me rendrai-je?
Télémaque lui répondit:
—En tout autre temps, tu serais mon hôte, mais en ce moment, va trouver Eurymaque, fils illustre du prudent Polybe, le plus noble des habitants d'Ithaque. C'est un prétendant de ma mère, mais seul Zeus peut savoir si, avant cet hymen, un jour funeste ne naîtra pas pour lui.
Comme il disait ces mots, un épervier s'envola à sa droite, tenant dans ses serres une colombe.
Théoclymène emmenant Télémaque à l'écart, lui dit:
—C'est par la volonté des dieux que cet oiseau s'est envolé à ta droite. J'ai reconnu en lui un augure qui annonce que ta race sera toujours la plus puissante dans Ithaque.
Le sage Télémaque lui répondit:
—Puissent ces choses s'accomplir et tu éprouveras bientôt mon amitié.
Il dit et s'adressant à Pirée, le plus fidèle de ses compagnons:
—Pirée, fils de Clytius, conduis cet étranger dans ta maison et honore-le comme un ami jusqu'à mon retour.
Pirée, illustre par la lance, lui répondit:
—Télémaque, je prendrai soin de lui et il n'aura pas à regretter d'être mon hôte.
A ces mots, ils se séparèrent. Clytius conduisit le vaisseau dans le port bien abrité, et Télémaque se dirigea rapidement vers l'étable où dormait le fidèle porcher.