L'Odyssée
Cependant Minerve inspira à la fille d'Icarios la pensée de préparer l'arc et les haches pour ouvrir, entre les prétendants, la lutte, prélude du massacre. Gravissant avec quelques suivantes l'escalier élevé, Pénélope se rendit à l'appartement où étaient enfermés les trésors du roi; là se trouvait l'arc flexible du héros et le carquois rempli de flèches, source de larmes. C'était un présent d'Iphitus, fils d'Eurytus, qu'Ulysse avait rencontré un jour en pays de Laconie. Ulysse encore tout jeune, y avait été envoyé par son père pour réclamer trois cents moutons et leurs pasteurs, que des hommes de Messène avaient enlevés d'Ithaque sur leurs vaisseaux; de son côté, Iphitus, cherchait douze cavales avec leurs jeunes mules qu'elles nourrissaient. Ulysse lui fit présent d'une épée acérée et d'une forte lance en échange de l'arc poli. Lorsque Pénélope fut arrivée devant la porte bien travaillée, elle détacha l'anneau de la courroie, introduisit la clef recourbée et entra. Elle détacha alors d'un clou l'arc avec l'étui et s'assit, posant l'étui sur ses genoux. Des larmes abondantes coulaient sur ses joues au souvenir du vaillant époux, mais, calmant sa douleur elle se dirigea vers la salle du festin. Ses femmes la suivaient portant les haches percées servant aux jeux d'Ulysse. Elle s'arrêta sur le seuil, tenant devant son visage un voile brillant; deux suivantes étaient à ses côtés. Alors s'adressant aux prétendants elle leur dit:
—Écoutez-moi, nobles prétendants, qui avez envahi cette maison pour manger et boire sans fin ni cesse, les biens d'un maître absent, vous n'avez d'autre prétexte à donner pour excuser votre conduite, que votre désir de m'épouser. Eh bien, prétendants, voici la lutte que je vous propose. Je dépose ici le grand arc du divin Ulysse; celui qui bandera le plus facilement l'arc entre ses mains et dont la flèche traversera les douze anneaux des haches, je le suivrai, j'abandonnerai pour lui ce séjour de ma jeunesse, ce palais si beau, et dont je me souviendrai, je pense, même dans mes songes.
Elle dit, et remettant à Eumée l'arc et les haches étincelantes elle l'invita à préparer le jeu pour les prétendants. Eumée prit l'arc en pleurant; de son coté le bouvier pleura aussi lorsqu'il aperçut l'arc de son maître. Alors Antinoos les gourmanda en ces termes:
—Bergers stupides, cessez de pleurer devant cette femme dont le cœur est affligé, ou bien allez pleurer dehors et laissez ici cet arc avec lequel nous allons lutter, non sans peine, car je ne crois pas qu'il soit facile de le bander, et il n'est personne ici, parmi tous ces héros qui soit ce qu'était Ulysse.
Il disait ainsi, mais dans son cœur il espérait tendre l'arc et traverser les pertuis d'airain avec sa flèche. Cependant c'était lui qui devait recevoir le premier le trait mortel parti des mains de l'irréprochable Ulysse.
Le divin Télémaque prenant la parole, dit:
—Grands dieux, Zeus a-t-il troublé ma raison? Voilà ma mère chérie, si sensée, qui déclare qu'elle va quitter cette maison pour suivre un autre époux; et moi je ris et je me réjouis en mon cœur! Eh bien! prétendants, puisque le prix de la lutte est une femme qui n'a sa pareille ni en Achaïe, ni dans la sainte Pylos, ni dans Argos, ni dans Mycènes, ni même dans Ithaque ou dans le continent noir... vous le savez, ai-je besoin de faire l'éloge de ma mère?.. je veux tenter, moi aussi, l'épreuve de l'arc, et si ma flèche traverse l'airain, je n'aurai pas la douleur de voir ma mère bien-aimée, quitter ce palais et suivre un autre époux!
A ces mots, il jeta son manteau de pourpre, détacha son glaive aigu et commença par placer les haches, creusant pour chacune d'elles une fosse profonde; puis il les aligna avec un cordeau, et tassa la terre tout autour. Tous furent saisis d'étonnement en voyant comment il les disposait avec ordre, lui qui n'avait jamais vu ce jeu; alors revenant vers le seuil, il prit l'arc. Trois fois il essaya de le bander, et trois fois il n'y put parvenir; à la quatrième fois il y aurait certes réussi, mais Ulysse lui faisant signe d'y renoncer, il s'écria:
—Je serai donc toujours faible et sans vigueur, ou trop jeune encore pour compter sur mon bras et repousser l'homme qui m'aura attaqué? Vous, prétendants qui m'êtes supérieurs en force, essayez de bander cet arc, et achevons cette lutte.
Et déposant l'arc contre le montant de la porte il regagna le siège qu'il avait quitté.
Antinoos prit alors la parole:
—Compagnons, que tous se lèvent pour lutter et viennent à la suite l'un de l'autre en commençant par la droite, observant l'ordre dans lequel l'échanson part pour verser le vin.
Il dit et tous approuvèrent son langage. Le premier qui se leva fut l'aruspice Liodès, fils d'Enops; il se tenait toujours au fond de la salle près du beau cratère, et seul s'indignait de la conduite des prétendants. Il essaya donc de bander l'arc, mais n'y put réussir et dit:
—Amis ce n'est pas moi qui le banderai, qu'un autre le prenne. Cet arc sera la cause du trépas de bien des hommes vaillants, et ne vaut-il pas mieux mourir que de vivre sans atteindre le but que nous poursuivons tous ici? Que chacun après avoir essayé l'arc recherche la main d'une autre Achéenne au beau voile, car Pénélope épousera celui que le destin désignera.
Il dit et reposa l'arc; alors Antinoos l'apostropha en ces termes:
—Liodès, quelle parole s'échappe de ta bouche? Est-il sensé de dire que cet arc sera la cause du trépas d'hommes vaillants, parce que tu ne peux le bander? d'autres parmi nous le tendront bientôt.
Et, s'adressant alors au pasteur Mélanthée:
—Mélanthée, hâte-toi d'allumer du feu, puis apporte un pain de suif, afin qu'après avoir chauffé l'arc et l'avoir frotté de suif, les prétendants continuent cette lutte.
Les jeunes princes firent chauffer l'arc et l'essayèrent, mais ils ne purent le tendre—Antinoos et Eurymaque s'abstenaient encore, eux qui étaient de beaucoup les plus robustes.
En ce moment le bouvier et le porcher sortirent du palais. Ulysse sortit aussitôt et les rejoignit hors des portes de la cour; là il leur adressa ces douces paroles:
—Bouvier, et toi, porcher, dois-je vous parler comme mon cœur m'y invite?... Que feriez-vous pour aider Ulysse, s'il revenait tout à coup? Seriez-vous pour lui ou pour les prétendants? Dites ce que vous conseille votre cœur.
Le pasteur de bœufs répondit:
—Si le puissant Zeus permettait qu'Ulysse revint, tu connaîtrais alors quelle est ma force et ce que vaut mon bras!
Eumée à son tour pria de même tous les dieux pour que ce héros rentrât dans son palais. Quand Ulysse connut leur esprit sincère, il leur dit aussitôt:
—Je suis Ulysse! c'est moi qui après avoir souffert bien des maux rentre dans ma patrie au bout de vingt années d'absence. Vous seuls, de mes serviteurs avez désiré mon retour; si donc un dieu fait tomber sous mes coups les prétendants superbes, je vous donnerai une épouse, des biens et une maison près de mon palais, et vous serez pour moi les compagnons et les frères de Télémaque. Et maintenant afin que votre cœur soit persuadé, je veux vous montrer un signe manifeste; voici la blessure que me fit jadis la blanche défense d'un sanglier, quand j'allai sur le Parnèse avec les fils d'Autolycus.
Il dit et écarta ses haillons, leur montrant la large cicatrice: Ils se jetèrent alors dans ses bras, baisant sa tête et ses épaules et versant des larmes de joie. Ils auraient pleuré jusqu'au coucher du soleil si le héros ne les eût contenus par ces mots:
—Cessez vos pleurs, de peur que quelqu'un ne vous voie et rentrons l'un après l'autre; maintenant voici ce que vous allez faire: Les prétendants ne voudront certes pas qu'on me laisse toucher à l'arc, donc toi, Eumée, prends-le et remets-le dans mes mains; puis dis aux femmes de fermer les portes solidement, et si des clameurs s'entendent dans la salle des hommes, que toutes restent en silence à leur travail. Toi Philétius, tu fermeras avec un lien puissant les portes de la cour.
Après ces paroles, il rentra dans la salle et retourna s'asseoir sur le siège qu'il venait de quitter; bientôt après les deux serviteurs rentrèrent à leur tour.
Cependant Eurymaque retournait l'arc entre ses mains, le chauffant à l'éclat du feu, mais il ne put le tendre; alors, soupirant, il dit:
—O grands dieux! quelle douleur! non que je regrette cet hymen, car il est d'autres Achéennes dans Ithaque, mais je gémis de nous voir si inférieurs en force au divin Ulysse. C'est une honte pour nos descendants.
Antinoos lui répondit:
—Eurymaque, aujourd'hui le peuple célèbre la fête sainte du dieu, qui donc pourrait tendre l'arc? Allons, dépose-le, et laissons debout toutes ces haches car personne n'y touchera dans le palais. Que l'échanson nous remplisse nos coupes et que Mélanthée amène de belles chèvres demain, et dès l'aurore nous en offrirons les cuisses à Apollon, puis nous essayerons l'arc et terminerons cette lutte.
Ce discours plut aux prétendants qui firent de nouvelles libations; alors le rusé Ulysse prit la parole:
—Écoutez-moi, prétendants de l'illustre reine, vous surtout Eurymaque et Antinoos divin, donnez-moi l'arc poli afin que j'essaie aussi la force de mon bras et que je voie si j'ai encore ma vigueur d'autrefois.
Il dit et tous s'indignèrent. Antinoos l'apostropha en ces termes:
—Étranger misérable, de quoi te mêles-tu? Ne te suffit-il pas de t'asseoir en paix à la table de princes illustres, de manger et boire abondamment, d'écouter nos discours, nos entretiens; ce que nul autre étranger, nul pauvre, ne peut se vanter de faire. Le vin doux te fait perdre la tête, car le vin trouble l'homme qui le prend avec excès au lieu de le boire avec mesure. Le vin a causé la perte de l'illustre centaure Eurytion, venu chez les Lapithes; quand il eut troublé sa raison en buvant, dans son délire il commit des crimes sous le toit de Pirithoüs. La colère s'empara des héros qui lui coupèrent, avec l'airain cruel, le nez et les oreilles. Il s'en alla, emportant sa douleur en son cœur courroucé. De là naquit la querelle des Centaures et des Lapithes, et lui-même le premier, dans son ivresse, trouva son châtiment. Je te prédis aussi quelque malheur, Étranger, si tu touches à cet arc, nous te jetterons sur un vaisseau qui t'emmènera chez le roi Échétus, ce fléau des mortels auquel on n'échappe jamais. Allons bois plutôt, et ne lutte point avec des hommes plus jeunes.
La prudente Pénélope dit à son tour:
—Antinoos, il n'est ni beau ni juste d'insulter l'hôte de Télémaque. Crois-tu que cet étranger, s'il vient à bander l'arc d'Ulysse, m'emmènera dans sa demeure et fera de moi sa femme? Non, cette espérance n'est point dans son cœur. Que rien donc ne trouble la joie de ce festin.
Eurymaque répliqua alors:
—Fille d'Icarios, ce que nous craignons, ce sont les propos des hommes qui diront, si ce mendiant tend l'arc poli et de sa flèche traverse les haches d'airain, que nous sommes bien inférieurs au héros dont nous recherchons l'épouse, et ce sera pour nous un opprobre.
Pénélope répondit:
—Eurymaque, ils ne sauraient jouir d'une bonne renommée, ceux qui dévorent sans honte les biens d'un héros absent. Mais allons, donnez l'arc à cet étranger, et si Apollon lui donne la victoire, je le revêtirai d'un beau manteau et d'une superbe tunique, et je lui donnerai une lance et une épée; j'y ajouterai des sandales pour ses pieds et je le ferai conduire où son cœur l'invite à se rendre.
Le sage Télémaque prenant la parole, dit à sa mère:
—Nul autre Achéen que moi n'a le droit de commander ici. Rentre dans ton appartement, mère chérie, et occupe-toi de ton fuseau et de la toile; l'arc est l'affaire des hommes et surtout la mienne, car je suis le maître dans ce palais.
Surprise, Pénélope retourna dans son appartement, l'esprit pénétré des sages paroles de son fils, et bientôt Minerve aux yeux étincelants, lui versa sur les paupières le doux sommeil qui fait oublier.
Cependant Eumée avait pris l'arc et se dirigeait vers Ulysse, mais les prétendants orgueilleux l'apostrophèrent en ces termes:
—Où donc portes-tu l'arc recourbé, porcher imbécile? fassent les dieux que tes chiens te dévorent auprès de tes porcs, vil insensé!
Eumée, effrayé, reposa l'arc. Mais Télémaque lui cria d'une voix terrible:
—Brave Eumée, porte l'arc plus loin, et crains d'obéir à tous, et qu'alors je ne te chasse à coups de pierres dans les champs!
Tous les prétendants rirent en dessous et dissimulèrent leur colère contre Télémaque. Eumée reprit l'arc et vint le remettre aux mains d'Ulysse, puis sortant de la salle, il appela la nourrice Euryclée et lui dit:
—Prudente Euryclée, Télémaque t'ordonne de fermer les portes, et si l'une de vous entend du tumulte dans la salle des hommes, qu'elle reste en silence à son ouvrage.
Il dit et Euryclée sans lui répondre s'empressa de fermer les portes du palais magnifique.
Philétius de son côté s'élança, sans rien dire, hors de la maison et ferma les portes de la cour à la solide enceinte. Sous le portique se trouvait un câble avec lequel il assujettit la clôture, puis il rentra, s'assit sur son siège et fixa ses yeux sur Ulysse. Déjà le héros maniait l'arc, l'examinant et l'essayant pour voir s'il était intact. L'un des prétendants dit alors à son voisin:
—Assurément cet homme est un habile connaisseur d'arcs, ou peut-être en a-t-il de semblables dans sa maison, ou bien veut-il en faire de pareils; voyez comment ce vagabond le retourne dans ses mains.
Un autre de ces jeunes orgueilleux disait de son côté:
—Ah! Plût aux dieux qu'il obtienne un heureux destin, comme il est certain qu'il pourra bander cet arc!
Ils disaient ainsi, pendant que l'ingénieux Ulysse, après avoir examiné l'arc le bandait de ses mains puissantes. Comme un homme habile dans l'art de la Lyre tend avec adresse la corde autour de la cheville, ainsi Ulysse tendit le grand arc sans effort. De sa main droite il essaya la corde qui rendit un beau son pareil au cri de l'hirondelle. Grand fut l'émoi des prétendants; tous changèrent de couleur. Zeus tonna avec puissance, faisant connaître ainsi sa volonté, et le divin Ulysse, ravi du signe que lui envoyait le fils de Saturne, saisit une flèche rapide qui se trouvait près de lui et, sans quitter son siège il lança le trait, visant droit devant lui. La flèche traversa sans en manquer une toutes les haches, entrant dans le premier trou pour sortir par le dernier, et se planta dans le panneau de la porte qu'elle perfora de part en part. Il dit alors à Télémaque:
—Télémaque, ton hôte ne te fait pas honte, et les prétendants ont tort de l'insulter! Mais voici l'heure de préparer aux Achéens le repas du soir et de nous réjouir par le chant de la Lyre, qui est l'ornement des festins.
Il dit et fit un signe de ses sourcils; Télémaque ceignit son épée, saisit une lance, et, armé de l'airain étincelant, il se plaça debout auprès de son père.