L'oeuvre du chevalier Andrea de Nerciat (2/2): Félicia ou mes fredaines
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Dont on saura le contenu si l'on prend la peine
de le lire.
—J'en suis fâché, me dit le censeur dont il est fait mention au commencement de cet ouvrage, et à qui j'en communiquai les deux premières parties avant d'entreprendre celles-ci, j'en suis fâché, cela ne prendra point. Vous ne savez donc pas que vous n'intéresserez personne? que vous vous peignez telle que vous êtes, avec une franchise qui vous fera le plus grand tort? Qu'on n'aime point à voir une jeune fille courir effrontément au-devant des moindres occasions, de raconter les folies d'autrui et d'en faire elle-même? Qu'il est reçu que votre sexe doit combattre, et tout au plus se rendre à la dernière extrémité? Que les gens qui seraient le moins capables de filer le parfait amour soutiennent cependant que le plaisir n'est plaisir qu'autant qu'il a coûté de peines, et que ce sont les obstacles seuls qui donnent à la jouissance un véritable prix?—Taisez-vous, mon cher marquis, répondis-je avec toute l'impatience d'un auteur dont on critique les chères productions, vous voyez mon ouvrage du mauvais côté, Je ne me propose point d'intéresser.—Tant pis.—Je ne quête pas non plus des éloges; ma conduite n'en mérite point: quand j'ai réussi à me rendre heureuse de moment en moment, j'ai tiré tout le fruit que je pouvais attendre de mon système. Je ne cherche point à faire secte.—On croirait que vous y visez.—Il y eut de tout temps des femmes de mon acabit; j'en ai de contemporaines; la postérité n'en manquera pas. Être plainte n'est pas non plus mon objet: le destin m'a constamment favorisée.—Il est vrai.—Pour gagner de l'argent, enfin? Si j'en avais besoin, n'ai-je pas à mon âge, et faite comme je suis, des ressources plus agréables, plus sûres que celles de mettre du noir sur le blanc?—Tout cela est bel et bon; mais alors pourquoi prendre la peine d'écrire?—La peine! Je vous ai déjà dit que c'était un plaisir pour moi. Je me plais à garantir de l'oubli des folies dont le souvenir m'est cher. Si, par occasion, quelqu'un peut en être amusé, si quelque femme de mon caractère, mais trop timide, se trouve enhardie par mon exemple et tranche les difficultés; si quelque autre, attaquée par des Béatins, apprend à s'en méfier et à les berner; si quelque mari, prêt à se formaliser pour une aigrette, rougit d'avoir donné quelque importance à cet accident et se pique d'imiter le sage Sylvino; si quelque Céladon renonce aux grands sentiments et se soustrait au ridicule des passions, prenant pour modèle certain chevalier, dont vous ne devriez pas condamner le système; si enfin quelque aimable bénéficier apprend de mon prélat que, malgré l'habit ecclésiastique, on peut aimer les femmes et s'arranger avec elles sans se compromettre dans l'esprit des honnêtes gens, ce seront autant d'accessoires agréables à la satisfaction que je m'étais promise de mon griffonnage. Au surplus, qu'il scandalise les prudes et les dévots, on croit qu'il n'ait pas assez de gros sel pour certains débauchés crapuleux, c'est de quoi je ne me soucie guère. Quant aux lecteurs avides de ces romans enchevêtrés, qui ne peuvent souvent se dénouer que par des miracles, qu'ils retournent à la Clélie et aux ouvrages du même genre que l'on a faits depuis; il ne faut pas que ces gens-là s'amusent à lire des histoires véritables. On ne sut que me répondre: c'est que j'avais raison,
CHAPITRE II
Où et chez quelles gens nous arrivons.—Portraits.
Au dernier endroit où l'on prenait des chevaux, avant d'arriver à notre destination, nous trouvâmes quelqu'un d'aposté de la part de monseigneur, pour nous conduire à une maison de campagne peu éloignée, où Sa Grandeur nous attendait. Il est question de nous faire faire connaissance avec quelques personnes qui devaient nous rendre service dans notre nouveau séjour.
La maison où nous allions était celle d'un vieux président, qui, toute sa vie, avait fait profession de protéger les arts et les artistes. Nous jugeâmes le personnage au premier coup d'œil, lorsqu'il se présenta sur le perron de son vestibule pour nous recevoir; et pendant qu'il tendait galamment à Sylvina une main ridée, le chevalier, Lambert et moi fîmes chorus de nos regards, pour nous dire: Voici d'abord un original.
Le chevalier m'aida à descendre; Lambert fut accueilli par monseigneur, qui lui dit mille choses honnêtes sur sa complaisance et sur les avantages qu'on ne manquerait pas d'en retirer. Lambert, tout en répondant avec beaucoup de politesse, ne laissait pas de jeter des regards étonnés sur une façade bizarre et surchargée d'ornements du plus mauvais goût. Monseigneur souriait de la surprise de l'artiste. En effet, l'on avait exprès dépensé beaucoup d'argent et pris bien de la peine pour construire un fort laid édifice. Nous traversâmes deux pièces où nous vîmes beaucoup d'hommes, et parvînmes enfin à celle où les dames nous attendaient. A notre aspect, Mme la présidente fut assez heureuse pour mettre un moment debout ses trois quintaux de graisse; puis elle retomba lourdement dans sa bergère. Une grande demoiselle, que le président nomma ma fille Éléonore, nous fit un compliment précieux. Monseigneur présenta Lambert et dit le premier des choses passables; car ni Mme la présidente qui balbutiait, ni Mlle Éléonore qui déclamait, ni M. son père qui parlait pour quatre, ni Sylvina un peu embarrassée, ni le chevalier et moi qui mourions d'envie de rire, ni quelques spectateurs qui semblaient émerveillés de voir des jolies femmes de Paris, n'avaient encore commencé de lier un entretien raisonnable.
Enfin, après que monseigneur eut présenté Lambert, ce fut le tour du chevalier; Mme la présidente lui fit un accueil infiniment gracieux et minauda même avec assez de succès. Quant à ma fille Éléonore, elle eut, en lui parlant, les yeux baissés, les deux mains réunies devant elle sur un bout d'ouvrage, et les reins à moitié pliés pour se rasseoir aussitôt que sa politesse de devoir serait expédiée. J'aperçus en même temps un grand sot qui, la bouche béante et les yeux très ouverts sur Mlle Éléonore, semblait s'appliquer à peser ses paroles. Quand elle fut assise et le chevalier à sa place, cet homme respira; je conjecturai que la réserve outrée avec laquelle on venait de parler au chevalier avait son objet, et que c'était sans doute un sacrifice que Mlle Éléonore venait de faire à l'écouteur.
Je suis minutieuse et ne puis me corriger de ce défaut, qui conduit à la prolixité. Il faut que je trace le portrait de cette demoiselle Éléonore. C'était une belle fille; un peu brune à la vérité, mais pourvue des attraits que comporte cette couleur. Une stature au-dessus de la médiocre, des yeux beaux, mais durs; une bouche dédaigneuse et déplaisante, quoique régulièrement bien formée. La taille était ce qu'on avait de mieux, mais un maintien guindé, théâtral en diminuait l'agrément. En tout, Éléonore était une de ces femmes dont on dit: Pourquoi ne plaît-elle pas?
Je vais dire aussi quelle figure avait à peu près M. le président. Cet homme, que le feu d'un demi-génie fort actif avait desséché, ressemblait beaucoup à une momie habillée à la française. De grands traits chargés de gros yeux brusques, saillants, bordés de fossés creux; une bouche plate, un nez aquilin et un menton pointu, qui semblaient regretter de ne pouvoir se baiser, donnaient au personnage une physionomie folle, mais spirituelle et passablement bonne; et sans un ridicule frappant dont cet honnête président était verni de la tête aux pieds, on se fût accoutumé volontiers à sa pittoresque laideur.
CHAPITRE III
Ridicules.
Quoiqu'il fût presque nuit quand nous arrivâmes (les jours étant alors les plus courts de l'année), à peine eûmes-nous respiré un quart d'heure que le président, pressé de faire admirer à Lambert sa belle maison, traîna cruellement cet artiste, monseigneur, le chevalier et d'autres assistants, par tous les appartements, caves, greniers, remises, écuries, jardins, terres, chenils, etc. Cette visite dura près d'une heure; après quoi monseigneur, morfondu, monta dans sa voiture et fut coucher à la ville. On nous retint jusqu'au lendemain. En attendant le souper, il fallut jouer.
Dans cette maison, chacun avait ses prétentions; Mme la présidente, qui se piquait d'être une femme au-dessus des femmes, se mêlait de tout ce qui suppose un esprit solide et de combinaison. Elle regardait les arts en général comme d'agréables futilités, dont elle ne concevait pas qu'on pût s'occuper, au point, par exemple, que le faisait M. le président. Mais, en revanche, elle avait un goût décidé pour les choses abstraites, se mêlait de mathématiques et même d'astronomie. Par une suite de ces idées, elle ne jouait que l'ombre, le trictrac et les échecs, parce qu'ils sont savants et sérieux; tous les autres étaient au-dessous d'elle et ne pouvaient amuser que des femmelettes. Je compris que c'était ordinairement M. le président lui-même ou le grand garçon que j'ai vu respirer, qui faisait la grande partie de Mme la présidente; mais comme on aime à faire diversion quand l'occasion s'en présente, Lambert, qui à propos d'échecs était maladroitement convenu qu'il y savait jouer, eut pour cette soirée l'honneur et l'ennui d'être préféré. Deux visages obscurs firent, avec M. le président, un piquet à cul levé. Je fus d'un vingt-un avec Mlle Éléonore, Sylvina, le chevalier et l'homme qui respirait. Nous apprîmes pendant la partie que celui-ci s'appelait M. Caffardot et qu'il était gentilhomme braconnier; car Mlle Éléonore lui fit beaucoup de questions relatives à la chasse; cet amusement noble, disait-elle, ce délassement des héros, qui cependant n'était pour M. Caffardot que celui d'un imbécile. On vit clairement que ce maussade personnage était très amoureux de Mlle Éléonore et que celle-ci voulait le bien traiter. Elle ne parlait qu'à lui, ne nous adressant la parole que lorsque le jeu l'exigeait indispensablement. C'était surtout du chevalier qu'elle ne faisait aucune mention; il ne fut pas assez heureux pour obtenir un seul regard de cette fière beauté, tant que dura la partie.
Enfin on soupa. De gros plats en profusion, des entremets surannés, des vins médiocres, un fruit mal rangé, tel était le repas que le bon président offrait, cependant assez agréablement pour qu'on lui sût gré: Mme la présidente servait avec les grâces dont son embonpoint la rendait susceptible. Éléonore, assise près du chevalier, avait l'air d'être en pénitence. M. Caffardot, mon voisin, ne me regardait non plus que si j'eusse été un basilic. Le président faisait assaut de connaissances avec Lambert; je dis mal: celui-ci n'ouvrait pas la bouche. C'était le premier qui parlait seul, à tort, à travers; architecture, sculpture, peinture, musique surtout, était son grand cheval de bataille: il avait été l'une des plus fameuses basses de viole de son temps et, de plus, un chanteur distingué. C'était à lui que Mlle Éléonore devait le talent du chant qu'elle possédait au suprême degré.
«Vous allez en juger, dit-il; voyez, mesdames, je suis un amateur juré et n'ai point les petitesses de ceux qui ne le sont qu'à demi; je sais que nous avons le bonheur d'avoir avec nous une chanteuse incomparable, et je m'en rapporte bien au goût éclairé de monseigneur qui nous l'a choisie; mais n'importe, je suis sans amour-propre, ainsi qu'Éléonore, et je vais la faire chanter, comme s'il n'y avait ici personne qui l'effaçât; elle a d'abord le mérite de ne se faire jamais prier.»
Cette complaisante demoiselle, qui ne se faisait jamais prier, ne prit pourtant qu'au bout d'un quart d'heure la peine de chanter… Eh quoi! Pourquoi me refuser le plaisir de le voir? etc., ce superbe morceau tant admiré des partisans du beau genre français, cette pierre de touche du vrai talent du chant… Le premier cri d'Éléonore nous fit faire à tous un mouvement sur nos sièges. Le président, nous croyant déjà saisis d'admiration, nous disait d'une mine: Eh bien! vous ne vous attendiez pas à des sons comme ceux-là?—Assurément, monsieur le président, personne ne s'y attendait. Le récit traînant était encore enrichi de stations, de développements de voix, que le cher papa, transporté, prenait soin d'encourager en ouvrant la bouche, ou de prolonger en appuyant un doigt sur la table… L'impression que me faisait le fatal morceau, et surtout la manière de l'exécuter, faillit dix fois me faire quitter la place… Quel triomphe c'eût été pour l'inimitable cantatrice! J'y pensai à propos; autrement j'aurais pu faire, pour le salut de mes oreilles, la plus maladroite impolitesse… Le chevalier, pour marquer plus de recueillement dans cette importante occasion, cachait son visage dans sa serviette. Lambert avait l'air de souffrir d'un grand mal de tête. Sylvina se composait un peu mieux. Le détestable air finit enfin. Alors tout le monde se ruina en applaudissements; quant à moi, soulagée enfin, j'eus autant que personne l'air d'être fort contente. Le président ne tarit plus sur la musique et sur l'indulgence des gens à vrais talents, etc., etc. Heureusement il ne lui vint pas dans l'idée de me demander un échantillon du mien.
Aussi fatigués du bavardage du père que nous venions d'être excédés du chant de la fille, nous nous tordions la figure pour contraindre des bâillements dont nous sentions l'incivilité. Mme la présidente, qui s'en aperçut, les attribua, par bonheur, au besoin de se reposer. Elle interrompit les belles choses que nous débitait son époux et dit qu'il était temps de laisser aux voyageurs la liberté de se retirer, attention dont nous lui sûmes, pour plus d'une raison, un gré infini.
CHAPITRE IV
De Thérèse et des confidences quelle me fit.
La maison de plaisance de M. le président pouvait être un chef-d'œuvre d'architecture; mais elle était si peu logeable qu'après un appartement somptueusement mal décoré, qu'on donnait à Sylvina, il n'y avait plus que celui de mademoiselle qui pût recevoir une femme à qui on voulait faire quelques façons. M. le président, trouvant apparemment que j'en valais la peine, délogea sa fille en ma faveur; ce qui occasionna d'étranges quiproquos. On dit bien vrai que les plus grands événements dérivent souvent des plus petites causes.
Comme une fille bien élevée doit être jour et nuit sous la garde de quelques argus, il y avait deux lits dans l'appartement qu'on me cédait. Notre femme de chambre devait occuper le second. Thérèse, c'est ainsi qu'elle se nommait. était entrée chez nous quelques jours avant notre départ: c'était une grande fille bien faite, extrêmement jolie, active et d'agréable humeur. Nous la tenions du valet de chambre de monseigneur; elle était de la ville où nous allions. Souhaitant de revoir sa famille et sachant notre prochain départ, elle s'était fait recommander par Sa Grandeur elle-même; ce visage-là nous avait plu d'abord. On voyait bien que Thérèse n'était pas une vestale, elle avait même l'air de quelque chose d'absolument différent; mais cela nous était égal. Elle coiffait supérieurement et faisait des chiffons avec beaucoup de goût et de propreté.
—«Que pensez-vous de nos hôtes, mademoiselle? me dit-elle avec un ris malin et en me coiffant de nuit. Ne trouvez-vous pas que ces gens-là ne ressemblent à rien et que le plaisir de les voir vaut bien la peine de venir exprès de Paris?» Je trouvai la question singulière et n'y répondis qu'en souriant. Elle continua: «Vous ne savez peut-être pas, mademoiselle, qu'ici je suis en pays de connaissance? J'ai servi trois ans dans cet hôpital de fous, et, si vous vouliez me promettre de ne me trahir jamais, je vous conterais des histoires qui vous réjouiraient à coup sûr… Mais pourrait-on se fier à mademoiselle? elle est si jeune, et il y a si peu de temps que j'ai l'honneur de la servir.—Va ton chemin, Thérèse; tu peux sans rien craindre me confier tout ce que tu voudras, je brûle déjà de savoir à fond ce qui regarde ces originaux; compte sur un secret inviolable; tu as donc des choses bien divertissantes à me conter de ces gens-là?—Mademoiselle, vous allez en convenir.
«Quand j'entrai en condition dans cette maison (et il y a déjà cinq ans), j'étais encore fort jeune: M. le président m'avait tirée d'une boutique de modes, où j'étais apprentie. Ma maîtresse me persuada que je serais fort heureuse; en effet, M. le président me combla d'amitiés. Bientôt il fit plus, il me parla d'amour; il me donna bien de l'embarras, car cet homme est un vrai satyre. Il aime les femmes à la fureur. On dit même qu'il ne dédaigne pas les garçons; il a toujours quelque petit laquais mignon… Mais qu'il s'arrange. Il ne faudra pourtant pas vous scandaliser, mademoiselle; il y aura peut-être dans ce que je vous dirai des choses…—Dis, ma chère Thérèse, je suis très difficile à scandaliser. Poursuis.—De tout mon cœur. Pendant que M. le président était comme un diable après moi et se faisait abhorrer, je gagnais insensiblement les bonnes grâces de Mlle Éléonore, et je lui devins attachée de si bon cœur que, malgré les persécutions de son insupportable père, je résolus de demeurer uniquement à cause d'elle. Nous devînmes à la longue très bonnes amies; elle me confia les affaires les plus secrètes et entre autres que, depuis près d'un an, elle soutenait une intrigue avec certain jeune officier. Une vieille guenon de femme de charge, préposée pour veiller de près sur Mlle Éléonore, gênait extraordinairement leur amour. Je fus priée de m'y intéresser. Mais vous allez voir à quel point Mlle Éléonore a l'esprit faux. Ce qu'elle imagina fut de me prier de prendre sur mon compte l'inclination de l'officier; de me laisser apercevoir lui parlant et lui faisant même des agaceries; de le recevoir en un mot, et de lui prêter quelquefois mon petit réduit. Cet amant devait épouser quelque jour; mais ce ne pouvait être qu'après la mort d'un oncle, qui n'avait encore que cinquante-cinq ans et pas la moindre infirmité; gaillard encore, du plus militaire enthousiasme et capable de casser bras et jambes à son cher neveu, s'il l'eût soupçonné d'en conter pour le mariage à la fille d'un président de province.
«Sans vouloir dépriser Mlle Éléonore, je puis croire que je la vaux, tout au moins pour la figure; j'étais plus jeune, car, entre nous soit dit, elle a six bonnes années de plus que moi et elle est parfois quinteuse et maussade. Son officier, qui n'était pas amoureux à en perdre la tête, finit par s'ennuyer de tant de hauts et de bas; il avait souvent occasion de passer des heures entières tête à tête avec moi, qui suis d'une humeur tout à fait opposée à celle de Mlle Éléonore. Il était joli, frais, entreprenant. Le président, me rabattant sans cesse les oreilles du doux plaisir qu'on goûte en faisant des heureux, fortifiait en moi le désir d'éprouver, mais avec tout autre que lui, si c'était en effet quelque chose de si satisfaisant. Mon officier ne manqua pas de s'apercevoir du bien que je commençais à lui vouloir; s'il n'osait m'avouer qu'il me désirait aussi, c'est qu'il craignait que je ne le trahisse auprès de Mlle Éléonore. Qu'il était novice! Il ne savait donc pas que jamais une femme ne se joue à elle-même un mauvais tour et ne manque d'en jouer un à sa rivale quand elle peut. En effet, un jour le feu prit aux étoupes. Le galant fit en ma faveur la plus grave infidélité possible à sa maîtresse. Nous nous en trouvâmes si bien l'un et l'autre que nous convînmes de nous occuper sérieusement des moyens de tromper ma rivale; ce qui n'était pas absolument difficile, vu la tournure romanesque de son esprit et la prodigieuse dose qu'elle avait d'amour-propre.»
CHAPITRE V
Suites des confidences de Thérèse.
«Il y a des femmes que l'indifférence rebute et qui ont assez de sentiment pour rompre aussitôt qu'elles ont lieu de croire qu'on ne les aime plus. Mais malgré toute sa dignité postiche, Mlle Éléonore n'est pas de ces femmes-là. Il semblait que plus son officier la dédaignait, plus elle s'acharnait après lui. Il est vrai que le fripon avait poussé les choses un peu loin. La dot d'Éléonore n'étant pas un objet à dédaigner, il avait tâché de s'assurer la possession de sa conquête par le seul moyen que lui laissait le caractère de l'oncle antirobin. En un mot, il avait engrossé Mlle Éléonore. Mais une chose fort malhonnête de la part de cet étourdi, c'est qu'il me mit dans le même cas, moi qui n'avais point de dot et qu'il aurait dû ménager pour son propre intérêt. Ma maîtresse n'avait qu'un mois d'avance sur moi. Je commençais à peine à être sûre de mon fâcheux état que notre faiseur d'enfants fut obligé de rejoindre son régiment, qui s'embarquait pour l'Amérique. Il était en retard. Au dernier moment il prit la poste et vola; mais son excessive diligence lui valut une pleurésie dont il mourut.
«Imaginez, mademoiselle, l'embarras des deux veuves! Nous nous le cachâmes cependant réciproquement et songeâmes chacune de notre côté à nous tirer d'affaire. J'avais une ressource assurée, c'était de lâcher un peu la bride à M. le président, qui n'aurait pas manqué de donner tête baissée dans le panneau. Mais ce vilain homme me répugnait si fort que je ne pus prendre sur moi de me donner à lui. Ce M. Caffardot avec qui vous avez soupé faisait depuis longtemps une cour respectueuse à ma maîtresse. Il avait tâché de me mettre dans ses intérêts par des petits présents mesquins, et je le servais tout au mieux depuis notre arrangement avec l'officier. Il y avait donc entre nous un commerce d'amitié. Si ce grand flandrin-là n'était pas si bête, et s'il n'avait pas reçu une éducation bigote, qui fait qu'à son âge il est plus novice qu'un enfant de sept ans, vous verriez, mademoiselle, qu'il ferait mieux que bien d'autres; il est assez bien bâti, n'est-ce pas? Ses traits sont passables, et cela paraît avoir de la santé. Je crus celui-ci de beaucoup préférable à M. le président pour l'exécution de mon projet. J'imaginais que quelques avances suffiraient pour m'attirer de la part du nigaud des propositions que j'aurais bien vite agréées; alors il eût bien fallu qu'il se chargeât de mon posthume; mais si Mlle Éléonore, qui s'en proposait autant, ne put faire enfreindre à Caffardot son vœu rigoureux de chasteté, quoiqu'il fût très épris et que par mes soins il passât toutes les nuits quelques heures avec elle, il ne faut pas s'étonner de ce qu'il ne voulut jamais répondre à mes agaceries. Vous l'avouerai-je, mademoiselle, cette résistance convertit en véritables désirs ce qui d'abord n'était que dessein de convenance. Je fus piquée de me voir traitée avec indifférence par un sot, pour qui je faisais beaucoup, car il m'arrivait souvent de le reconduire presque nue et de m'envelopper en cet état dans son manteau, sous prétexte du froid, mais en effet pour lui faire sentir de bien près la douce chaleur et la fermeté de mon embonpoint. Je lui parlais sans cesse du bonheur qu'avait Mlle Éléonore de posséder un cavalier aussi aimable.—Que faites-vous donc pendant de si longs moments que vous passez ensemble? lui dis-je une nuit que je le retenais sous prétexte de laisser un peu tourner la lune, dont les rayons donnaient précisément sur la porte par laquelle il devait se retirer. Vous faites sans doute bien des folies avec ma maîtresse?—Moi! Oh! pour cela non. Avant que le Seigneur me permette de jouir légitimement de Mlle Éléonore, quand elle se livrerait à moi, ce qui est très éloigné de ses sentiments chrétiens, je ne voudrais assurément pas profiter de sa faiblesse.—Mais si elle vous tenait des propos bien tendres… qu'elle vous embrassât… comme cela, en vous disant: Mon cher Caffardot, je meurs d'amour pour toi, tu es adorable…—Finissez donc, mademoiselle Thérèse. Fi! embrasse-t-on ainsi les garçons?—Puis il crachait et essuyait ses lèvres avec un air d'humeur. Ma foi, mademoiselle, après cette première démarche, je n'avais plus rien à ménager: faisant donc semblant de poursuivre un rôle de comédie et parlant toujours au nom d'Éléonore, je poussai l'égarement jusqu'à défaire deux boutons…, mais contre mon attente, trouvant là quelque chose d'inanimé, je vis échouer mes chères espérances.—En vérité, mademoiselle Thérèse, interrompis-je, vous étiez une grande coquine.—Que voulez-vous, mademoiselle, répliqua-t-elle sans trop se déconcerter, une pauvre fille qui est dans le cas de placer un enfant et qui meurt d'envie de ce qui en fait faire perd aisément la tête. C'est la misère qui fait voler sur les grands chemins.
«Enfin donc, je ne vins à bout de rien: je vis l'instant où mon vilain crierait à la violence et me donnerait des coups de poing. Je voulus alors changer de rôle et lui dis, afin de le radoucir, que je rendrais compte à Mlle Éléonore de sa fidélité, dont j'avais seulement voulu m'assurer pour savoir si je pouvais me mêler honnêtement de leur intrigue. Mais le butor prit la chose tout à fait du mauvais côté: il ne manqua pas de conter mon entreprise à Mlle Éléonore, qui, sous un prétexte frivole, me fit mettre honteusement à la porte.
«Pour me venger, j'appris par une lettre à M. le président tout ce que je savais et de l'intrigue avec l'officier et de celle avec Caffardot. Mais il y a grande apparence que le père, qui n'est pas fort délicat sur l'honneur, et qui fait bien, car il est rare dans sa maison, je pense, dis-je, que ma lettre força Mlle Éléonore de tout avouer à son écervelé de père, qui la seconda de son mieux pour que leur honte demeurât secrète. Heureusement, j'ignorais alors que Mlle Éléonore fût grosse; sans quoi, je n'aurais pas manqué d'augmenter de cette grave circonstance ce que je me plaisais de publier partout. Je me rendis si odieuse par mes médisances que, menacée d'être renfermée à la sollicitation du président, et devant d'ailleurs songer à mes couches, je m'en fus à Paris, où je savais qu'une jolie fille trouve aisément des ressources et de l'appui contre les tentations des petits persécuteurs.»
CHAPITRE VI
Méprise de M. Caffardot.
Quoique je ne haïsse pas les médisances, parce que pour l'ordinaire elles amusent, néanmoins celles de Thérèse me choquèrent un peu; sa hardiesse m'étonnait. Je lui demandai comment elle avait osé venir dans une maison où elle ne devait point être à son aise, tandis qu'il eût dépendu d'elle de pousser jusqu'à la ville, où, sachant ses raisons, on lui aurait volontiers permis d'aller nous attendre.—Moi! mademoiselle, répondit-elle avec vivacité, j'aurais manqué cette occasion de voir et d'embarrasser ces vilaines gens! Tout mon chagrin est de n'en pas avoir été remarquée et de penser qu'ils ignorent peut-être encore qu'ils donnent l'hospitalité, cette nuit, à leur plus mortelle ennemie. Je leur en veux à tous. Soyez assurée, mademoiselle, que je me vengerai tôt ou tard d'Éléonore, et surtout de ce plat imbécile de Caffardot: il passera par mes mains, je vous le jure… et il s'en repentira. Ce singulier entretien nous conduisit jusqu'au moment d'éteindre les lumières: nous nous mîmes au lit.
Je commençais à m'endormir quand Thérèse, debout, vint me tirer doucement par le bras et me dit:—Voulez-vous, mademoiselle, être témoin d'une bonne scène? Levez-vous, s'il vous plaît; enveloppez-vous chaudement et suivez-moi près de la fenêtre: le tendre Caffardot est dans le jardin. Il vient de faire le signal ordinaire, croyant sans doute sa chère Éléonore dans cet appartement. Il faut nous divertir aux dépens du nigaud. Pour Dieu, levez-vous et venez nous écouter.
Une espièglerie de cette nature avait pour moi trop d'attraits et le ridicule du personnage promettait trop, pour que la crainte d'un peu de froid me fît rejeter la proposition. Je m'arrangeai de mon mieux et sus me placer. Thérèse entr'ouvrit la croisée, puis il y eut entre elle et Caffardot l'entretien que je vais rapporter.
—Est-ce vous, adorable Éléonore?—Oui, mon cher Caffardot, c'est moi. C'est votre amante qui vous défend de lui donner jamais aux dépens de votre santé des témoignages d'un amour… dont elle a déjà reçu tant de preuves, que son sensible cœur en est à jamais pénétré de reconnaissance.—Ah! ma belle demoiselle, que cet aveu m'enchante!… Mais, dites-moi, n'avons-nous rien à craindre de la part de votre femme de chambre? Est-elle bien endormie?—Oui, mon cher ami, elle est déjà profondément ensevelie dans le néant du sommeil, et si je n'y suis pas encore moi-même, c'est que je pensais à l'amant que j'adore, et qu'un doux pressentiment de sa galanterie suspendait sans doute l'époque de mon assoupissement…
Le galimatias de Thérèse, imitation nécessaire à la vraisemblance du rôle qu'elle avait à soutenir, manqua de me faire éclater. La fausse Éléonore me serra la main: je me contraignis.
Elle ajouta:—Puis-je proposer à mon tendre ami de monter, au lieu de se morfondre au jardin? J'ai peine moi-même à supporter les injures d'une bise irritée… Venez, mon cher tout, venez avec assurance…—Oh! mais, mademoiselle!—Vous hésitez? cette retenue m'afflige à l'excès. Mon bon ami peut-il, après tant de semblables entrevues, pousser plus loin que moi-même la crainte de me compromettre?—J'entends bien, mademoiselle… Mais…—Serais-je digne d'un amant délicat, si par quelque imprudence j'exposais ma vertu, ma réputation à la moindre souillure?—Je ne dis pas que cela soit, mademoiselle… Mais… c'est que voyez-vous… la jeunesse… Et moi… au bout du compte… qui sens bien… car, je suis de chair comme un autre, et… quand le diable tente!… Mais si vous voulez absolument… Mais si vous permettiez…—Allez, amant sans estime, je reconnais à vos indignes soupçons le peu de fond que vous faites sur l'honneur d'Éléonore. Oubliez-la; ses yeux se dessillent. Elle retire sa foi, reprenez la vôtre, et que toute liaison cesse entre nous.
Après ce congé burlesque, donné avec la dignité ridicule d'une mauvaise actrice de tragédie, la feinte Éléonore referma la croisée, sans daigner écouter ce qu'on put lui répliquer. Nous rîmes comme des folles en rentrant dans nos lits. Je crus qu'il n'y avait plus qu'à me rendormir.
Mais point du tout. Peu de moments après, Caffardot, inquiet de sa disgrâce, prit sur lui, malgré le danger qu'il pouvait courir, de venir trouver la fausse Éléonore. Il frappa doucement.—«L'entendez-vous, mademoiselle, dit aussitôt Thérèse en se levant, mademoiseile, le voilà… Le laisserons-nous entrer… mademoiselle?…» Je fus sourde. En conséquence, Thérèse me crut endormie et fut ouvrir la porte mal graissée qui fit du bruit. Cependant Caffardot fut introduit. Un moment après, pour les mettre à leur aise et pouvoir jouir de ce qui allait se passer, je fis semblant de ronfler à petit bruit.
Je supprime de peur d'ennuyer, un long entretien préparatoire où la fausse Éléonore s'arrangeait tout au mieux pour faillir sans perdre l'estime de l'amoureux Caffardot, et celui-ci pour ne point faillir, et conserver toutefois les bonnes grâces de sa maîtresse. La pudeur se montrait d'un côté bien lasse et de l'autre terriblement sur ses gardes. Le rôle de Thérèse était difficile. Caffardot ne demandait à la véritable Éléonore que de la voir presser leur mariage: il y avait un obstacle. La mère du futur, qui savait l'aventure de l'enfant, avait fait avertir secrètement Mlle Éléonore que, si elle persistait à vouloir épouser son fils, elle publierait cette honteuse affaire, de manière à ne lui laisser de la vie l'espérance d'épouser qui que ce fût. Éléonore, retenue par là, tâchait de traîner les choses en longueur, jusqu'à ce que la mère, qui était infirme et vieille, pût mourir ou que les principes du fils se relâchassent enfin assez pour qu'il se trouvât quelque jour dans le cas d'être pris sur certain fait et forcé d'épouser. Mais la vieille s'obstinait à vivre, et Caffardot, de marbre, ou soutenu de la grâce, avait sauvé jusqu'alors sa précieuse innocence des pièges du diable et de Mlle Éléonore.
Thérèse, au fait de toutes ces circonstances, était obligée, pour ne se point trahir, de régler là-dessus ses paroles et ses actions.
CHAPITRE VII
Vengeance de Thérèse.
Préparez-vous, ami lecteur, à voir ici quelque chose d'incroyable… Mais pourquoi vous priver du plaisir de la surprise? Lisez, et vous croirez si vous pouvez. Quant à moi, si je n'avais pas été témoin, j'aurais bien eu de la peine à me persuader la possibilité de ce que je vais vous apprendre. Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.
Il y avait déjà quelque temps que mes gens argumentaient assez haut pour que je ne perdisse pas un mot de leur entretien, quand enfin la fausse Éléonore avança ce délicat et captieux raisonnement:—Cessez, dit-elle, de vous plaindre du retard que j'apporte à votre bonheur, mon cher Caffardot: il ne tient qu'à moi, je vous l'avoue, d'engager mon père à couronner dès demain, de son consentement, le vœu qui lie déjà nos destinées; mais l'extrême passion qui me possède ne s'accorde point avec le froid dénouement de ne devoir qu'au mariage la possession du plus aimable des mortels. L'hymen sera donc pour nous, comme pour le vulgaire, une affaire de convenance. Ah! que ne suis-je assez heureuse pour trouver dans mon amant… ces élans passionnés… qui m'élèvent quelquefois au-dessus de ces chimères qu'on nomme devoir, honneur, vertu!—Ah! que dites-vous là, mademoiselle Éléonore! quel oubli de ce que prescrit la sainte religion!—Eh! laisse un moment à part ta sainte religion, mon cœur, et réponds à cette simple question: si tu avais attaqué ma pudeur et que je t'eusse cédé, me mépriserais-tu?… Refuserais-tu de m'épouser?—Mais… non. Si j'avais promis… il faudrait bien que je tinsse parole… le parjure est un grand péché.—Eh bien! cher Caffardot, je suis, comme toi, l'ennemie du parjure: j'ai juré, dans mon amour excessif, de ne me lier indissolublement à toi que lorsque ta passion et la mienne auraient subi la plus forte des épreuves, lorsque je me serais assurée qu'après avoir joui de ton amante, tu sauras encore en connaître le prix, et que de même, après t'avoir possédé, j'en conserverai le désir, au point de souhaiter que nous soyons l'un à l'autre le reste de nos jours. Où en serions-nous, dis-moi, si après quelques mois de mariage, dégoûtés réciproquement, nous venions à détester nos liens? Or, si ce dégoût peut naître de la jouissance, ne vaut-il pas mieux en courir les risques avant les sacrements? Quelles délices, au contraire, si lorsque j'aurais fait pour toi ce qui, dit-on, déshonore une femme, je te vois rechercher avec le même empressement le bonheur de m'épouser! Quel rempart pour ma tendresse que la reconnaissance infinie dont je me sentirais redevable envers le plus généreux des amants!…»
Cela était trop subtil et trop pressant pour notre Joseph; il ne sut qu'y répondre… A quoi bon faire attendre plus longtemps le dénouement imprévu de cette singulière scène? L'amour… la nature… l'imbécillité elle-même, réunies contre les préjugés, remportèrent sur eux un complet avantage. Après plusieurs si, mais, cependant, le sot, que la fausse Éléonore comblait de caresses perfides, chancela… s'oublia… partagea le lit de la lubrique Thérèse… On peut s'en rapporter pour le reste à l'expérience et à l'avidité de cette actrice passionnée.
L'effronterie avec laquelle la soubrette me manquait dans cette occasion excita d'abord une colère que j'eus peine à réprimer; mais bientôt les doux accents de ces ravissements m'intéressèrent, et je fus au-devant de tout ce qui pouvait la justifier. Je compris que, comptant sur mon sommeil et trouvant une occasion aussi favorable de se venger, elle était excusable de l'avoir saisie. La part que je l'entendais prendre aux travaux de l'heureux prosélyte allumait en moi mille feux. Caffardot, qui, dans ses ravissements, laissait échapper quelques Sainte-Vierge, Saint-Esprit, Ah! doux Jésus! me divertissait au possible. En un mot, j'unis mon intention à ce couple fortuné, l'écho de leurs plaisirs retentit plusieurs fois en moi. Je m'endormis au plus doux murmure de leurs voluptueuses caresses et dans l'étonnement que me causait la durée de ces débats. Voilà les fruits de la sagesse; heureux qui commence tard à jouir!
CHAPITRE VIII
De la culotte de M. Caffardot.
O dévots! que ce qui arriva de sinistre à M. Caffardot pour s'être ainsi laissé corrompre vous effraie et vous apprenne à résister courageusement aux pernicieuses impulsions de la chair. Le châtiment suit de près le crime. Les mortels privilégiés qui entretiennent une correspondance quotidienne avec le ciel en sont remarqués dans leurs moindres peccadilles, tandis que les pécheurs endurcis, méconnus à la cour céleste, se livrent sans trouble à leurs coupables excès. Mais aussi, gare le jour des vengeances! c'est alors que ceux qui auront amassé sur leurs têtes des monceaux d'iniquités en verront avec effroi l'énorme liste offerte à leurs yeux par l'ange exterminateur: ceux, au contraire, qui auront été châtiés dès cette vie et que cela aura beaucoup aidés à se repentir trouveront pour eux la fatale balance en équilibre et monteront d'emblée au séjour de l'éternelle félicité. Heureux, trop heureux Caffardot, à qui la bonté divine ménagea des punitions aussitôt qu'il eut failli!
Je venais de m'éveiller, une pendule sonna cinq heures. Les amants fatigués dormaient à leur tour, j'en fus assurée par le bruit distinct de deux ronflements, dont le mâle surtout annonçait le plus profond sommeil.—Je ne vois pas, me dis-je alors, que ce M. Caffardot, qu'il s'agissait de mortifier, soit trop la dupe de cette aventure: il couche avec une très jolie fille, il se croit possesseur de l'objet dont son cœur est rempli; s'il fait, selon ses idées, une grande perte pour l'autre vie, du moins il trouve la clef de ce qui fait l'unique bonheur de celle-ci; où donc est sa disgrâce? Mademoiselle Thérèse, l'objet est manqué. Le tempérament a trahi la colère, et Caffardot a tout l'avantage du stratagème que vous aviez imaginé contre lui. Je pouvais ne pas raisonner juste; et l'on verra en temps et lieu que je me trompais; je raisonnais, du moins, selon les apparences. Mais, ajoutais-je à mes réflexions, si Thérèse s'est oubliée, rien ne m'oblige, moi, qui ne goûte point M. Caffardot, à le laisser jouir paisiblement de son bonheur. Ménageons à cet idiot quelque sujet de se repentir de sa faiblesse…—Cependant j'avais beau chercher dans ma tête, je n'y trouvais rien qui répondît à la malignité de mon intention… Lui donner l'alarme d'être surpris! Il en était quitte pour s'évader; la fausse Éléonore, qui n'était point prévenue, pouvait me seconder mal. Je ne vis rien de mieux à faire que de détourner quelque pièce essentielle des vêtements du coupable. La culotte fut la première chose qui me tomba sous la main. Je m'en emparai, ayant préalablement ôté une bourse, une montre et des clefs que je remis dans les poches du justaucorps. J'attendis ensuite dans mon lit ce qui pourrait arriver de cette importante soustraction.
Mais les ronflements ne finissaient point: je perdis enfin patience, et fus tirailler Thérèse, que j'appelai plusieurs fois tout bas Mlle Éléonore. Elle eut à son tour bientôt éveillé Caffardot, qui, supposant leur aventure découverte par la femme de chambre, se crut perdu, sortit du lit, rassembla maladroitement ses habits, chercha longtemps sa culotte, mais en vain, partit cependant, traînant avec assez de bruit les boucles de ses souliers sur le parquet, et ferma la porte qui se plaignit encore beaucoup. Le pauvre diable craignait apparemment que la duègne d'Éléonore ne se mît à ses trousses. Ce ne pouvait être qu'elle qu'il venait d'entendre parler! Quel embarras! que va-t-il arriver à sa chère Éléonore? et comment ravoir sa culotte?
Thérèse, de son côté, n'était pas sans inquiétude, elle m'avait manqué trop essentiellement pour ne pas s'attendre à quelque réprimande sévère et peut-être à recevoir son congé, mais heureusement pour elle, je manquai de dignité dans cette occasion. Glissant donc légèrement sur les reproches que méritait son audace et ne prenant pas même le temps d'écouter ses excuses, je passai déjà vite à la confidence de mon espièglerie. Elle venait déjà d'avoir un effet si plaisant que je ne pouvais contenir mon envie de rire, loin qu'il me restât la moindre humeur, Thérèse, rassurée, trouva le tour admirable; nous n'osions cependant laisser éclater notre joie sur ce que Caffardot, qui n'avait pas ses culottes, resterait jusqu'à nouvel ordre dans le corridor. L'ingénieuse soubrette eut bientôt levé cet obstacle. Elle alla dire tout bas par la serrure à son bon ami, qui en effet y avait l'oreille collée, que la femme de chambre, qui s'était trouvée mal et n'avait appelé que pour demander du secours, ne se doutait probablement de rien, qu'au surplus la culotte, qui ne se trouvait point encore, ne pourrait lui être rendue par la porte, à cause du bruit qu'elle faisait au moindre mouvement; mais que s'il voulait aller au jardin, on la lui jetterait par la fenêtre dès que la femme de chambre dormirait.
Ainsi débarrassées du témoin incommode, enchantées de le savoir cul nu dans le jardin, où la bise soufflait avec fureur, nous ne contraignîmes plus nos ris: puis nous tînmes conseil, résolues de bien employer, pour notre amusement et pour le tourment de Caffardot, l'insigne preuve que nous avions de son incontinence. Le résultat de nos délibérations fut que Thérèse qui connaissait parfaitement la maison, irait sans bruit suspendre la culotte à la porte de la chambre où couchait la véritable Éléonore. Tel fut notre bon plaisir. Thérèse s'habilla tout à fait, parce qu'il faisait très froid: puis s'enfonçant dans les ténèbres du corridor, elle alla bravement exécuter notre risible arrêt.
CHAPITRE IX
Rapport de Thérèse et ce qu'elle fit pour prouver
qu'elle ne mentait pas.
La téméraire soubrette demeura beaucoup plus longtemps que je ne m'y attendais, et j'étais déjà fort inquiète de son retard, quand je l'entendis enfin rire dans le corridor et parler; je crus qu'elle était avec quelqu'un: cependant elle rentra seule. Pressée de la plus vive curiosité, je lui fis cent questions. Mais, sans y répondre et riant par éclats, la folle ne cessait de répéter: Ah! la plaisante aventure! la bonne folie! le drôle de corps! Je perdais patience. A la fin pourtant, j'appris que ces ris immodérés étaient occasionnés par la plus singulière scène du monde, qui se passait à l'heure même dans la chambre d'Éléonore, et dont la porteuse de culotte venait d'entendre une partie.—«M. le chevalier, dit l'évaporée, s'interrompant à chaque mot pour éclater de rire, M. le chevalier est là-haut… chez la divine Éléonore, à qui il tient, je ne sais sous quel prétexte, les propos les plus originaux. Je défie l'homme le mieux ivre, le plus facétieux histrion, d'imaginer un amphigouri pareil à celui qu'il débite. Il a cependant passé la nuit avec la chère demoiselle, rien n'est plus évident… Tout ce qu'il dit y a rapport. Ils ont couché ensemble, mademoiselle! Cela est clair. Comment trouvez-vous la chose? Et qui diable ne rirait pas d'une découverte pareille?»—Mais, interrompis-je, êtes-vous bien sûre, Thérèse…—Tout à fait sûre, mademoiselle.—Que ce soit le chevalier?»—Ah! c'est bien lui-même; peut-on méconnaître son joli son de voix? il traite Mlle Éléonore d'épouse chérie, d'adorable déité.»—Vous extravaguez, ma mie Thérèse, dis-je un peu piquée, mais ne pouvant encore croire un conte qui, selon moi, n'avait pas la moindre vraisemblance.—Eh! parbleu, mademoiselle, répliqua-t-elle en continuant ses ris, si vous doutez que ce que je dis soit vrai, donnez-vous la peine de vous lever et de me suivre, vous verrez…—Non, il y aurait un autre moyen…
Je n'eus pas le temps d'achever. Thérèse avait de l'esprit, elle devina ce que j'hésitais à lui proposer, partit et ne reparut plus; ce fut le chevalier qui revint à sa place, riant aussi de tout son cœur.
Piquée contre le volage adorateur, déjà coupable de plusieurs infidélités, quoique nous ne vécussions ensemble qu'à peine depuis un mois, je le laissai chercher à tâtons mon lit, sans daigner le guider d'une seule parole. Mais il sut bien me trouver. Je perdis tout à coup la moitié de ma colère quand je sentis les belles mains de l'inconstant toucher mon sein et sa bouche angélique surprendre la mienne au moment où je délibérais si je voulais la détourner. J'eus cependant le courage de lui dire, avec une aigreur apparente, qu'il me laissât et retournât vers son épouse chérie, vers l'aimable déité. Ce reproche ne le fâcha point; et sans perdre du temps à se justifier, il eut recours au remède infaillible… Je m'apaisai.
«Encore, mon cher amour» (soupirai-je, en ressuscitant pour la seconde fois)… mais je me repentis de cette prière indiscrète quand j'eus touché quelque chose qui se trouvait pour lors dans l'impossibilité de me complaire.—Hélas! dit tristement le pauvre chevalier, voilà le vrai châtiment de mes sottises. Jamais coupable fut-il plus cruellement puni! mais Vénus n'abandonne pas pour longtemps ses fidèles adorateurs. Avant que je n'aie fini de te raconter la rare aventure qui vient de m'arriver, je serai désenchanté; et tu es trop généreuse pour me refuser ma revanche.» Un baiser de flamme fut le sûr garant de ma bonne volonté; nous demeurâmes voluptueusement groupés; et ce fut dans l'attitude la plus propre à opérer un prompt désenchantement que le chevalier se mit à me raconter ce qu'on va lire dans le chapitre suivant.
CHAPITRE X
C'est le chevalier qui parle.
«Le funeste président nous faisant visiter tous les recoins de sa maison, avec autant d'exactitude que si nous eussions été un détachement de maréchaussée, commandé pour y déterrer quelque malfaiteur, avait annoncé la pièce où nous sommes maintenant comme l'appartement de sa fille, et celle d'en haut, où je suis venu m'égarer, comme l'une des chambres qu'il donne aux étrangers, en attendant que le premier soit en état. La droite est pour les femmes, les hommes sont de l'autre côté. Ayant bien mis cette distribution dans ma tête, assuré d'ailleurs que Sylvina devait occuper au-dessous le bel appartement et présumant en conséquence que tu coucherais nécessairement dans une chambre où il n'y aurait qu'un lit, il me semblait que rien ne pouvait s'opposer au bonheur de passer la nuit avec toi; je suis donc parti pour le quartier des femmes, dès que j'ai présumé que tout le monde pouvait à peu près dormir. J'ai porté la main sur plusieurs serrures; enfin j'ai trouvé la clef dans l'une, j'ai ouvert. Quelqu'un dormait, mais au bruit que j'ai fait, on s'est éveillé… J'hésitais.—Entre donc, Saint-Jean, a dit très distinctement une voix que j'ai reconnue tout de suite pour celle d'Éléonore; alors il m'est venu l'idée la plus folle. La répugnance de passer pour Saint-Jean et la curiosité de voir quel micmac allait naître de ma visite m'ont fait commencer sur l'heure le rôle de somnambule, et sans répondre à la voix, je me suis mis à déclamer assez bas.—Jardin délicieux où la divine Cloé vient chaque matin disputer à la rose et au jasmin le prix de la fraîcheur… Lieux enchantés où le serment d'un amour à l'épreuve des siècles précéda le vœu que nous prononçâmes au pied des autels… (Je me suis assis). Fontaine plus limpide que celle de Vaucluse! Cristal, où mon épouse chérie…—Ah çà, Saint-Jean, a interrompu la voix, voilà qui est très bien, mais c'est assez de ces gentillesses; dis-moi par quel heureux hasard…—Le hasard n'eut point de part à mon choix, il fut forcé dès que je vis sa prunelle plus éclatante que l'étoile du matin.—Ah! ah! monsieur Saint-Jean, vous faites votre agréable! où donc avez-vous puisé tant d'esprit?—Personne n'en a comme elle. Phébus, jaloux de ses moindres paroles, se couvre d'un nuage pâle dès qu'elle ouvre la bouche… Adorable épouse! divine Cloé…»—Laisse-moi rire, mon d'Aiglemont, dis-je à l'aimable fou, dont le poids délicieux gênait le jeu de ma poitrine, je n'y tiens plus: le soleil qui s'obscurcit, le temps qui se couvre, dès que Cloé se met à parler! Cela est trop extravagant… mais que veux-tu faire? oui, je sens que tu es désenchanté; à la bonne heure; cependant, pour ta pénitence, tu patienteras jusqu'à ce que tu m'aies achevé ton récit, nous verrons après; sois sage et conte.
«—Mis au fait par l'apostrophe d'Éléonore à Saint-Jean, tu penses bien que je me suis mis à mon aise. J'ai profité de la première invitation, qui est encore échappée à la belle, pour courir à son lit, disant: Qu'entends-je? Elle est déjà sous ce berceau de chèvrefeuille! les sons de sa voix mélodieuse ont frappé mon oreille!… Ah! chère épouse!… C'est toi!… C'est elle-même… Hélas! après une si longue absence… tes bras se refusent à ceux d'un époux chéri!… O amour, ô hyménée! venez éclairer de vos brillants flambeaux les yeux de Cloé, qui méconnaissent le plus tendre des époux.
«Soit qu'Éléonore ait eu l'esprit assez présent pour sentir tout le parti qu'on peut tirer d'un somnambule, soit qu'un tempérament dominant ne lui ait pas permis de refuser une occasion, peut-être dangereuse, elle n'a fait aucun effort pour m'empêcher de partager son lit. Cependant il n'était plus possible qu'elle me prît pour Saint-Jean, dont elle doit sans doute connaître la voix. Je ne déguisais point la mienne. J'ai fait les choses en galant homme; et ne voulant pas mettre la belle à mal sans être assuré de son parfait consentement, j'ai débuté, au lit, par tourner le dos, comme pour dormir. Quelques minutes après, j'ai fait semblant de ronfler. Bientôt Éléonore s'est levée. Je m'apprêtais à m'esquiver, craignant qu'elle n'allât appeler du secours, mais prudente, ennemie de l'éclat, elle ne voulait que fermer la porte et mettre les verrous, de peur sans doute qu'il ne vînt plus de monde qu'il ne lui en fallait. Après cette sage précaution, elle s'est recouchée, et voici ce que j'ai jugé à propos d'ajouter à mes folies:—Cesse de t'abuser, divine Cloé. Quelle que soit la beauté de l'incomparable Éléonore, rien ne peut combattre dans mon cœur ton image adorée; en vain cette auguste princesse est la rivale de Minerve et de Diane, toi seule as le prix… Je ne disconviens pas que mes yeux éblouis, mon oreille enchantée… Tu surprends ma rougeur, céleste Cloé? pardonne, je suis coupable… Mais que dis-je? je ne le suis plus. Tes charmes divins détruisent une illusion passagère… Permets-moi seulement de répéter une dernière fois que si je n'étais l'amant et l'époux de Cloé, je ne pourrais vivre que pour Éléonore.»
Après une pause dont nous avions besoin tous deux, pour soulager notre envie de rire, le chevalier me dit encore qu'il s'était payé deux fois de ses éloges et qu'Éléonore avait fait très savamment la Cloé. Qu'ensuite, comme il faisait de nouveau semblant de dormir, elle l'avait tiraillé doucement, afin de se défaire de lui, s'il était possible, sans l'éveiller; qu'il s'était prêté à tout, soutenant avec beaucoup de vraisemblance le rôle de somnambule, et qu'on l'avait enfin attiré vers la porte. Thérèse s'était trouvée là précisément comme Éléonore ouvrait. Le chevalier, par pure malice, avait recommencé ses monologues, sans rentrer, sans sortir, le tout pour prolonger l'embarras de la divine Cloé. Thérèse avait profité d'un moment favorable pour se glisser dans la chambre et poser la culotte sur un fauteuil voisin du lit. Puis, laissant le chevalier continuer sa comédie, elle était revenue vers moi; par bonheur, lorsqu'elle était retournée, le somnambule n'avait pas encore pris le parti de la retraite. Celui-ci, sentant qu'une main féminine s'emparait de lui dans les ténèbres, s'était laissé conduire. Thérèse l'avait mis au fait en chemin; puis, le laissant à la porte de la chambre, elle s'en était allée, par discrétion, attendre le jour quelque part, ne manquant pas de connaissances dans une maison où elle avait servi.
CHAPITRE XI
Aubades. Fâcheux réveil d'Éléonore.
Le lecteur peut être impatient d'apprendre ce qui arriva de la culotte de Caffardot, si méchamment installée chez l'innocente Éléonore; je supprime, pour le satisfaire, les détails de ce qui put encore se passer entre le somnambule et moi.
Nous fûmes d'avis qu'il fallait attirer, sans affectation, le plus de monde que l'on pourrait à l'appartement de la belle avant qu'il y fît jour. A l'ouverture des volets, une culotte rouge, vue de tous les yeux, devait produire un effet admirable. Il ne s'agissait, pour amener ce grand coup de théâtre, que d'éveiller de bonne heure M. le président et de lui proposer de surprendre agréablement les dames par de petites aubades à leurs portes. Le chevalier jouant du violon et le président de la basse de viole, le galant vieillard ne pouvait manquer de goûter l'heureuse idée de cet éveil romanesque.
En conséquence, d'Aiglemont se rendit de bonne heure chez notre hôte avec son violon; la triste basse de viole fut tirée de son étui poudreux: on répéta quelques vaudevilles surannés et l'on se mit en marche. Sylvina fut gratifiée la première d'une forlane, d'une gavotte et de deux courantes, le tout avec des sourdines, par respect pour le sommeil de la grave présidente, dont l'appartement était contigu. Ensuite les musiciens et Sylvina, qui s'était aussitôt levée, vinrent à ma porte. Je les attendais et ne laissai jouer que le temps qu'il fallait pour ne point paraître prévenue. Je grossis bientôt leur bande avec Lambert, qui, se mêlant aussi de musique et jouant passablement de la flûte, venait se joindre aux concertants. Bientôt toute la maison fut à notre suite, excepté la présidente, Éléonore et Caffardot; en un mot, nous étions très nombreux quand nous nous présentâmes à la porte de la chambre où reposait la tendre amante de Saint-Jean, la divine Cloé.
Arrivés sans bruit, nous débutâmes par le fameux air des Sauvages, sur lequel je savais par bonheur un amphigouri, qui répondait merveilleusement à l'envie que j'avais de berner la chère Éléonore, et non de la divertir. L'honnête président, admirateur de l'artiste à qui l'on doit le sublime morceau que nous exécutions, était seul de bonne foi: possédant cette pièce à fond, il raclait littéralement la basse continue avec le plus fervent enthousiasme. Aussitôt que l'air fut achevé, le chevalier ouvrit, criant à tue-tête: Forêts paisibles; à quoi le cher père ne manqua pas de répliquer par une partie du chœur. Quant à moi, je continuais à chanter mes paroles burlesques, Lambert s'époumonnait en soufflant dans sa flûte; le tout faisait un charivari qui m'aurait considérablement amusée si je n'avais pas eu la perspective d'un amusement encore plus intéressant.
Ce fut le président lui même qui courut aux volets et fit jour. Les chants cessèrent subitement à l'aspect de la culotte; le chevalier et moi jouâmes à ravir l'étonnement; je tournai le dos, d'Aiglemont toussa, Sylvina parut stupéfaite, ainsi que Lambert et les autres spectateurs. Le président était à peindre, ayant passé tout à coup d'un enjouement, un peu fou pour son âge, à la colère la plus terrible. Tous les yeux, fixés à la fois sur la culotte, guidèrent sur ce fatal objet ceux de la malheureuse Éléonore. Sa confusion ne peut se décrire. Nous nous hâtâmes de sortir à travers une foule de curieux, parmi lesquels la perfide Thérèse, se comportant à merveille, n'avait pas l'air d'avoir la moindre part à l'événement. Le chevalier emmena le président demi-mort, ferma la porte et s'empara de la clef, pour empêcher ce père irrité de revenir sur ses pas faire quelque mauvais traitement à sa coupable fille. Cependant la culotte était demeurée, et celui à qui elle manquait ne passait pas lui-même des instants moins cruels qu'Éléonore, que ce trophée de libertinage venait de compromettre si publiquement.
CHAPITRE XII
Trait d'esprit et de charité de la part du chevalier.
D'Aiglemont était un espiègle, mais il avait le cœur excellent. Il ne vit donc point sans émotion le désespoir de notre hôte; et sur l'heure il forma le projet de réparer, autant que cela se pourrait, le mal qui résultait de notre folle plaisanterie.—«Ne vous affligez pas, monsieur, dit-il au président, j'entrevois de tout ceci de la fourberie, et je gagerais que mademoiselle votre fille est innocente, malgré les apparences qui semblent déposer contre sa vertu. Laissant à part la prévention où tout le monde doit être en faveur d'une personne bien née et élevée par des parents respectables, je m'attache au fait seul, et je soutiens que cette culotte égarée chez elle ne peut s'y trouver que par quelque perfide manœuvre de la part, sans doute, de celui à qui elle appartient. Un homme à bonnes fortunes, quelque distrait qu'il soit, n'oublie jamais sa culotte. Encore une fois, monsieur, il y a là-dessous quelque noirceur; et si vous m'en donnez la permission, je me fais fort d'éclaicir ce mystère d'iniquité. Souffrez que j'entretienne un moment en particulier Mlle Éléonore… mais non, soyez vous-même témoin de notre entretien, et tenez-vous pour dit que bientôt vous serez tranquillisé et vengé.»
Je connaissais le chevalier incapable de nous compromettre; mais je n'en étais pas moins étonnée de son effronterie, et je ne concevais pas comment il osait se mêler d'arranger une affaire où lui même avait les plus grands torts. Cependant, ayant un but, il vint à bout d'y conduire heureusement sa difficile entreprise.
Les éclaircissements entre lui, le président, Éléonore et Caffardot se passèrent sans témoins; mais voici le compte qu'il nous en rendit dans la voiture, lorsque nous eûmes pris congé de la ridicule famille. C'est encore le chevalier qui va parler.
—«Nous sommes retournés, le cher père et moi, chez la malheureuse Éléonore, que nous avons trouvée en larmes.—Rassurez-vous, mademoiselle, lui ai-je dit avec une consolante douceur, soyez persuadée que monsieur votre père est trop judicieux pour prendre le change: il ne doute nullement de votre innocence, et de même, loin de vous accuser le moins du monde, toute la maison se plaint et crie vengeance contre un scélérat qui vous a fait l'injure la plus atroce. Reposez-vous sur moi du soin de vous faire la réparation solennelle qui vous est due; mais expliquez-vous, décidez sur-le-champ du sort de l'imposteur: doit il expirer sous nos coups, ou prenez-vous assez d'intérêt à lui pour que vous daigniez le sauver en l'élevant au rang de votre époux?—Ni l'un ni l'autre, monsieur, a répondu l'indolente Éléonore, qui, m'ayant attentivement regardé pendant que je parlais, s'était un peu rassurée, sentant que je lui fournissais un moyen de se disculper, non, monsieur, une punition proportionnée à la perfidie de Caffardot ne manquerait pas d'ajouter au scandale. Sait-on d'ailleurs, après l'indigne manière dont il vient de se venger de n'avoir pu me séduire, à quel excès il pourrait encore se porter, plus irrité? Qu'il vive!… Mais j'en jure devant mon père, devant vous, monsieur, de qui je reçois dans ce moment des preuves d'intérêt qui me permettent de vous nommer notre véritable ami, je jure, dis-je, que jamais l'infâme Caffardot ne sera mon époux; hélas! je n'ai qu'une faute à déplorer: c'est d'avoir caché trop longtemps à mes tendres parents les vues abominables que le suborneur couvrait du voile hypocrite de la dévotion. Depuis plus d'une année il ne cessait de me tendre des pièges. J'espérais toujours que, cédant enfin à ses propres remords et corrigé par l'exemple de l'honneur que lui donnait ma résistance, il renoncerait enfin à ses damnables projets; mais je me suis abusée!… et qu'il m'en coûte cher aujourd'hui!—Nouveau torrent de larmes… délire de douleur.
«Je voyais le bon papa prêt à fondre en larmes; j'ai pensé que les miennes, ou du moins le semblant d'en répandre, produirait un admirable effet dans cette importante conjoncture. J'ai donc détourné la tête, et tirant mon mouchoir, j'ai caché mon visage, riant d'aussi bon cœur que les autres pouvaient me soupçonner de pleurer et pleuraient réellement eux-mêmes. Le sensible président serrait dans ses bras sa vertueuse progéniture; Éléonore jouait son rôle avec beaucoup de majesté. Je n'y tenais plus; je me suis emparé de la culotte, et sortant brusquement de la chambre j'ai feint un emportement qui pouvait signifier que j'allais confondre Caffardot et le punir de sa lâche imposture.—Arrêtez-le, mon père, s'est écriée la généreuse Éléonore, courez, empêchez le sang de couler…—Mais je suis alerte; en deux sauts j'étais loin du président, et je me suis rendu sans obstacle à la chambre du dévot suborneur.»
CHAPITRE XIII
A quel prix Caffardot retrouve sa culotte.
Sylvina et Lambert écoutaient le chevalier avec beaucoup d'intérêt; mais si cette histoire pouvait les amuser, elle était surtout délicieuse pour moi. Je jouissais seule de tout le comique du rôle du chevalier et du parfait ridicule du rôle d'Éléonore. Je mourais d'envie de mettre les autres un peu plus au fait; mais d'Aiglemont, d'un coup d'œil fin, m'imposa silence et continua:—«J'ai paru chez Caffardot avec un visage triste et courroucé. Il était au lit. Au bruit que j'ai fait en entrant, il a détourné ses rideaux; l'aspect de la terrible culotte l'a fait frémir; une pâleur mortelle a défiguré son visage, ç'a été bien pis quand le président est survenu, transporté de fureur, faisant en conséquence des grimaces d'énergumène. J'avais discrètement attendu celui-ci pour parler; immobile, je m'étais contenté d'exposer la culotte aux yeux de l'accusé, comme une autre tête de Méduse.
«Aussitôt, le président, dont la rage redoublait à la vue de l'auteur prétendu de sa honte, a pris une canne et s'est mis à frapper de toute sa force sur le pauvre Caffardot, qui, malgré les couvertures, devait très bien sentir les coups; je ne me suis point exposé à cette première explosion, parce que je connais le cœur humain et que je sais que, lorsqu'on s'est livré sans contrainte à ces sortes de transports, le moment qui les suit est celui de la clémence et des accommodements. Cependant, suffoqué de colère et las de battre, le président s'est jeté dans un fauteuil, déplorant avec beaucoup de galimatias son malheur, sa confiance abusée, sa fille perdue de réputation et privée sans doute pour jamais de l'espoir d'un honorable établissement.
—Pardonnez-moi, monsieur, s'est à son tour écrié le chrétien Caffardot, tombant du lit à genoux et se traînant dans cette posture jusqu'aux pieds du père outragé. Pardonnez: soyez assuré qu'épouser Mlle Éléonore a toujours été mon unique désir et que si j'ai été assez faible pour succomber à la tentation d'en jouir…—A la tentation d'en jouir, malheureux! a riposté le père redevenu furieux… Tu as encore l'audace de m'insulter, scélérat, et de calomnier ma fille! tu en as joui…—Mais puisque vous le savez, monsieur, il faut bien qu'Éléonore ait tout avoué…—Alors un coup de bâton, pour lequel le vieux président a retrouvé toute la vigueur de la première jeunesse, a coupé la parole de Caffardot. Le ver, dit le proverbe, se redresse lorsqu'il sent qu'on l'écrase; j'ai vu de même notre reptile frémir et mesurer d'un coup d'œil plein de rage la figure décrépite du père d'Éléonore. Cependant, afin de prévenir quelque acte de violence de la part du sournois Caffardot, je me suis mêlé de la querelle et, me joignant au président, j'ai traité l'autre de garnement: je l'ai menacé d'appeler des valets pour le lier et le conduire à la ville, où l'on saurait bien le forcer à justifier une fille aussi estimable que celle qu'il osait noircir par la plus exécrable des calomnies.
«Un dévot, dans de semblables occasions, a des ressources qui manquent au commun des hommes. Le malheureux, se prosternant la face contre terre, a offert à Dieu sa fatale disgrâce et entonné le Miserere d'un ton que le prophète lui-même avait sans doute à peine, quelque affligé qu'il pût être, quand il le composa. Mais je n'ai pas laissé le temps à notre David d'achever sa ridicule prière; je l'ai fait habiller à la hâte; vous l'avez tous vu sortir de sa chambre, noyé de honte, écrasé de l'injustice de ses accusateurs, de la gravité des circonstances qui concouraient à le faire passer pour le faussaire le plus abominable; je l'ai conduit hors des cours comme un banni. Il retourne à sa gentilhommerie à pied; le président m'adore; je suis son ami, son vengeur: à la ville, je dois être sa plus intime société; je suis chargé de vous faire à tous des excuses infinies et de vous prouver comment la belle Éléonore est l'innocence même. Je vous propose de le croire; cependant, si vous vous y refusez, je n'ai pas promis d'user de violence pour tâcher de vous en convaincre. Au reste, il n'y aura point de procès, à moins que Caffardot ne juge à propos d'en intenter. Mais il n'en fera rien. Excepté celui-ci, tout ce monde affligé nous rejoindra demain à la ville; les gens ne manqueront pas d'y ébruiter la fatale histoire de la culotte, et les bavardages extraordinaires auxquels tout ceci va donner lieu nous fourniront d'amples ressources contre l'ennui de notre nouveau séjour.»
CHAPITRE XIV
Conclusion des aventures précédentes.
«Voilà qui est bel et bon, chevalier, dit Sylvina quand il eut cessé de parler, mais je ne vois pas encore bien clair dans tout ce que vous venez de nous apprendre. Cette culotte, par quel hasard enfin se trouvait-elle chez Éléonore? M. Caffardot l'y avait-il réellement oubliée après un tendre entretien? ou bien était-il coupable du tour infâme de l'y avoir introduite à l'insu de la demoiselle, par quelque motif de vengeance ou de passion?—C'est sur quoi l'on ne peut pas vous donner des éclaircissements bien positifs, répondit finement le chevalier. Le crime du sournois Caffardot est une énigme dont le caractère indéchiffrable du personnage rend la solution fort difficile. Peut-être avec le temps serons-nous mieux instruits; mais faisons des gageures. Quoiqu'il y ait gros à parier qu'Éléonore n'est point innocente, je veux bien néanmoins risquer dix louis, et je dis qu'elle n'a pas couché avec Caffardot.—Monsieur le chevalier, interrompit Lambert, je tiendrais vos dix louis s'il était permis de parier à jeu sûr. Je n'ai pas laissé de m'instruire pendant cette fameuse nuit. Apprenez à votre tour les découvertes que j'ai faites. Quelle diable de raison que celle de ce M. le président!
«Le vin frelaté que nous avons bu à souper m'incommodait. J'ai eu besoin de sortir de mon appartement, et à force d'aller et de venir, j'ai enfin trouvé ce que je cherchais.»…
Lambert descendu… Sylvina devenue rouge, cela donnait à penser quelque chose. A la bonne heure, tant mieux pour eux, si ce que nous devinions était la vérité; nous ne témoignâmes rien et le laissâmes poursuivre.
«J'allais remonter, lorsque j'ai entendu marcher dans l'obscurité quelqu'un qui retenait sa respiration et se coulait avec beaucoup de précaution le long des murs. Tout près de moi, ce noctambule a ouvert avec assez de bruit une porte, qui, autant que je me le rappelais, devait être celle de la chambre à coucher de Mme la présidente. Je n'en ai plus douté lorsque j'ai pris la peine de venir jusqu'à cette porte, qu'on n'avait pas jugé à propos de refermer. J'aime les scènes de nuit; je me suis donc glissé dans la chambre. Le noctambule, attendu par notre galante hôtesse, a été tutoyé familièrement et reçu sans façon dans le lit. Je n'avais pas envie d'écouter en chemise les peu intéressants ébats de ce couple amoureux; mais j'ai pensé qu'il serait aussi bon de veiller là qu'ailleurs; et, retourné chez moi pour me chauffer et endosser une redingote, je suis revenu tout de suite dans l'intention de recueillir quelque chose de divertissant, ou du moins de lutiner un peu les délinquants, s'ils ne me fournissaient pas quelque meilleur moyen de récréation. Moins adroit que la première fois, j'ai touché tant soit peu la porte qui s'en est plainte aigrement. La présidente a dit avec effroi: Mon Dieu! Saint-Jean, que viens-je d'entendre?—Ce n'est rien, lui a-t-on répondu, c'est le vent ou quelque chat. (La bonne présidente s'est un peu rassurée…) Mais de quoi riez-vous donc, VOUS autres?—Continuez, mon cher Lambert répliqua le chevalier, c'est ce nom de Saint-Jean qui me divertit.—Saint-Jean ne m'a point étonné, riposta Lambert. Eh! qui diable, autre qu'un valet bien payé, pourrait se hasarder à fêter les immenses appas dont nous parlons!…
«Quand je m'introduisis, c'était fait: un entretien familier remplissait les moments de relâche.—Je suis très mécontente de toi, disait la présidente, sans prendre la peine de parler bas: tu es, je le vois bien, un petit volage; ton indolence actuelle m'en convaincrait assez, quand je n'aurais pas d'ailleurs assez de quoi fonder certains soupçons…—Saint-Jean n'était pas orateur. Il se défendait mal; madame s'est animée par degrés; et après avoir récapitulé tout ce qu'elle avait fait pour ce domestique ingrat, elle a mis le comble à ma surprise en disant que si elle avait eu la bonté de tolérer quelques infidélités en faveur des femmes de chambre, sa passion ne tiendrait pas contre la honte et le désespoir d'avoir sa propre fille comme rivale; qu'elle croyait avoir surpris entre celle-ci et M. Saint-Jean quelques signes d'intelligence; mais que si elle venait jamais à avoir des certitudes, elle ferait prendre le suborneur et renfermer l'effrontée pour le reste de ses jours. Saint-Jean s'est donné au diable, que rien n'était plus faux que ce goût prétendu pour Mlle Éléonore: écoutez bien ceci, mes amis:—C'est bien plutôt, a-t-il dit, sur ce vilain visage de Caffardot que madame devrait jeter ses soupçons. On ne dirait pas que le grivois y touche; mais il rôde jour et nuit en dehors et en dedans; et, tout à l'heure encore, au jardin… mais enfin… on verra. Si l'on ne marie pas bientôt ces deux amoureux, il arrivera sûrement quelque malheur… Eh bien, monsieur d'Aiglemont, avez-vous encore envie de parier?—Je ne me dédis pas, mon cher Lambert; mais continuez votre histoire.—Elle est finie: l'envie de rire, le froid et certain bruit que la présidente a fait dans sa table de nuit m'ont chassé de l'appartement; j'ai regagné le mien… ou celui de Sylvina, consolé de mon indigestion (en avait-il une?) et de la perte de quelques heures de sommeil.» (Nous le crûmes bien payé d'avoir veillé.)
Nous rîmes beaucoup de cette nouvelle scène; et raisonnant à perte de vue sur tant d'événements étonnants nous arrivâmes sans nous être aperçus du trajet. Un laquais de monseigneur nous attendait aux portes de la ville, pour nous conduire à notre logement. La situation, la distribution et les meubles répondaient à l'idée que nous devions avoir du bon goût et de l'amitié de notre protecteur. Quand nous fûmes installées, le chevalier nous quitta pour aller embrasser son oncle, que nous le priâmes d'amener, le plus tôt possible, auprès de nous.
CHAPITRE XV
Où l'on fait une nouvelle connaissance.
Arrangements raisonnables.
Nous logions chez une jeune veuve, d'une figure charmante et mieux élevée que ne le sont ordinairement les petites bourgeoises de province. Mme Dupré, c'est ainsi qu'elle se nommait, parut aussitôt que nous eûmes mis pied à terre et nous invita de la meilleure grâce du monde à prendre chez elle un dîner qu'elle avait eu l'attention de nous tenir prêt.
Cette aimable femme nous apprit, pendant le repas, que, née de parents assez pauvres, elle avait eu le bonheur de plaire à un vieux caissier, autrefois amoureux de sa mère, et qui, devenu dévot et infirme, s'était retiré de la capitale pour finir ses jours dans sa province. L'honnête financier, à qui le grand nombre de ses confrères ne se pique pas de ressembler, avait épousé, par reconnaissance, la fille de son ancienne amie et lui avait donné tout son bien. Les scrupules, l'âge, la maladie, enfin toutes les raisons possibles ayant empêché le dévot personnage de vivre en mari avec sa jolie épouse, elle n'avait été que sa compagne; au bout d'un an, il avait eu la bonhomie de mourir. En conséquence, Mme Dupré portait son deuil et jouissait de dix mille livres de rente et d'un riche mobilier. La vieille mère, pour lors malade, et qui ne dînait point avec nous, vivait avec sa fille. Ces femmes habitaient le rez-de-chaussée: nous disposions du reste de la maison et nous pouvions être chez nous aussi isolées que bon nous semblerait, mais on nous priait, avec la politesse la plus engageante, de ne pas user à la rigueur de cette facilité; ce que nous promîmes de bien bon cœur, car Mme Dupré nous avait tous charmés dès le premier abord.
La franchise avec laquelle cette jolie veuve nous mettait de la sorte au fait de ses affaires n'avait pas uniquement pour objet de satisfaire le besoin de jaser, si naturel aux femmes; l'attention qu'elle faisait particulièrement à Lambert, pendant ses récits, et l'air de chercher à lire dans les yeux de cet artiste l'impression que ce qu'elle disait pouvait faire sur lui nous fit deviner sur-le-champ que la sensible Mme Dupré le regardait déjà comme quelqu'un qui pouvait devenir pour elle un parti. Le cœur d'une jeune veuve qui n'a connu ni les plaisirs ni les peines du mariage est ardent à convoler. J'ai dit que notre compagnon était de belle figure; le trait était décoché et le cœur de l'hôtesse blessé au plus vif. Lambert sentait lui-même tout le prix d'une conquête qui lui offrait à la fois l'agréable et l'utile. Nous achevâmes de lui prouver qu'on avait sur lui des vues positives. Sylvina, trop honnête pour qu'un intérêt de coquetterie pût balancer en elle le devoir d'une sincère amitié, fut la première à presser Lambert de faire assidûment sa cour. Monseigneur, que nous vîmes le soir avec son neveu, fut enchanté du bonheur de notre ami. Quant à nous, après le tumulte du caprice, il était temps d'écouter la raison. Elle assignait la tante à l'oncle, et la nièce au neveu; nous nous arrangeâmes en conséquence et fûmes tous quatre fort contents.
CHAPITRE XVI
Comment l'objet de mon voyage est manqué.
Le président ne fut pas plus tôt de retour avec sa famille que nous eûmes sa visite. Il me présenta M. Criardet, le maître de musique du concert, artiste sexagénaire, dont la vaste perruque à la grenadière, annonçait l'antique talent. Ce grand personnage était suivi d'un ex-enfant de chœur qui succombait sous le poids d'une douzaine d'in-folio de musique. C'étaient tous les vieux opéras français et d'admirables cantates de différents maîtres. Je pâlis à la vue de ce grimoire, dont il me fut prescrit de faire désormais mon unique étude, afin d'être bientôt en état d'enchanter mes auditeurs. Il ne s'agissait plus ici de ce qui pouvait m'être familier: la musique italienne n'avait aucun accès dans ce pays ennemi des innovations. Elle y était traitée de frédons, de papillotage; on niait qu'elle fût chantante, qu'elle pût peindre, émouvoir. On n'y avait pas plus d'indulgence pour cette musique bâtarde, à la mode depuis quelques années, qui prend aussi le nom d'italienne à la faveur de quelques plumes arrachées au paon et dont ce geai maussade essaie maladroitement de se revêtir. Cette sévérité propre à garantir de la contagion du mauvais goût m'aurait paru raisonnable si la prévention des amateurs avait été fondée sur des connaissances éclairées; mais comme elle ne l'était que sur un respect fanatique pour le genre prétendu national, je méprisai fort leur entêtement et j'eus un pressentiment sûr du peu de succès qu'aurait mon talent dans une ville où la musique française était une espèce de religion.
En effet, accoutumée à la musique mesurée, phrasée, aux roulades, aux traits saillants et légers, je ne vins point à bout de saisir les beautés du genre établi. J'étais sottement fidèle à la mesure; je n'avais pas assez de timbre, j'éclatais de rire au milieu d'un ah!
Le président et M. Criardet y perdaient leur science. Ils m'excédaient; je les envoyais paître; un jour, enfin, monseigneur survint pendant qu'on me persécutait pour me faire brailler Ah! que ma voix me devient chère, etc., tandis que je maudissais le malheur d'en avoir une qui m'exposait à tant d'ennuis. Monseigneur, qui haïssait la musique française, et surtout les pédants, mit M. Criardet à la porte, lava la tête au président, lui soutint que mon chant était fait pour plaire partout ailleurs que dans une ville barbare, digne patrie de l'ignorance et du mauvais goût, et conclut en assurant qu'il ne souffrirait pas que je débutasse au concert, dût-il payer le dédit de mon engagement, ou faire venir à ses frais, pour me remplacer, quelque vétérane des chœurs de l'Opéra.
CHAPITRE XVII
Peu intéressant, mais nécessaire.
Un hasard heureux me vengea sur-le-champ de la musique française, à qui je venais de jurer une haine immortelle. A peine avais-je essuyé des disgrâces à son occasion, qu'elle reçut un violent échec, dans cette même ville, regardée jusque-là comme le plus impénétrable de ses retranchements.
La comédie était mauvaise, et par conséquent peu suivie: il passa une troupe d'excellents bouffons italiens qui, revenant d'Angleterre et retournant dans leur pays, se trouvèrent à manquer d'argent; le directeur eut le bon sens et la hardiesse de les engager. On cria d'abord à l'horreur, à la profanation; cependant, on voulut les entendre, quelques-uns par curiosité, le plus grand nombre avec l'intention de les trouver pitoyables et de les écraser sous le poids d'une puissante critique. Mais tel est l'ascendant du beau sur la cabale que beaucoup de spectateurs furent d'abord entraînés par cette nouvelle musique, vive, pittoresque, et que la faction qui se proposait de la siffler perdit beaucoup de ses membres. On était étonné de ne rien perdre de ce que rendaient des gens dont on n'entendait pas la langue. Tout était peint; les chants séduisaient; une exécution nette, moelleuse, soutenait l'attention et faisait craindre la fin des morceaux. Le concert de M. Criardet alla tout de travers, ses belles fugues déchurent de moitié. L'amour de la vérité me force à dire qu'ayant mis en parallèle les croquis de musique du répertoire des Italiens avec les tableaux surchargés de nos grands maîtres, quelques personnes raisonnables osèrent donner la préférence aux premiers. Le président tomba malade de chagrin et des mouvements infinis qu'il s'était donnés pour empêcher le schisme. Mlle Éléonore, qui cessait d'être aux yeux de ses concitoyens la première chanteuse de l'univers, fit de cette injustice le prétexte de ses mortels ennuis.
La nouvelle troupe avait un excellent orchestre; le chevalier s'en servit et mit sur pied un concert qui aurait fait tomber à plat celui de M. Criardet, si l'on se fût soucié d'enrôler tous les transfuges. Mais il y avait un choix à faire. On se garda bien de s'associer une foule d'imbéciles qui s'offraient, les uns par air, d'autres avec des intentions suspectes. On n'admit qu'un petit nombre d'amateurs de bon sens, dont les connaissances et les voyages avaient épuré le goût et qui ne ressemblaient en rien à leurs ridicules compatriotes. Il est vrai que ces honnêtes gens déchirés, tympanisés, haïs de la demi-bonne compagnie, étaient peu répandus, mais ils avaient le bonheur de se suffire, et les vains clabaudages de leurs détracteurs, loin de les mettre en souci, tournaient, au contraire, au profit de leurs amusements.
L'oncle et le neveu étaient fort goûtés de cette coterie. Le suffrage unanime dont elle honora mon talent, répara bientôt le tort que pouvait m'avoir fait le jugement partial de Criardet et du président. Je fus accueillie partout, et en dépit des gens qui disaient avec dédain: Qu'est-ce que c'est que ces femmes-là? Fi! comment peut-on les voir? nous étions, Sylvina et moi, de tous les plaisirs.
Autant nous étions détestées des femmes, autant le chevalier l'était de certains hommes; Lambert de certains autres et monseigneur de toute la dévotion. Cependant, il était impossible d'entamer ce prélat. Rigoureux observateur des moindres bienséances de son état, exact à ses fonctions, grave en apparence, fort religieux, ayant, en un mot, tous les dehors que les gens en place doivent au public, le peuple le prenait pour un saint; mais les cafards enrageaient de ne pouvoir ni le gouverner, ni se plaindre de lui. Personne ne savait mieux porter son masque; il ne le quittait qu'avec ses vrais amis; alors nous retrouvions toujours dans monseigneur l'homme du monde, l'homme adorable; et il était en effet l'homme adoré.
CHAPITRE XVIII
Intrigues, conversation singulière.
Ni Sylvina, ni le chevalier, ni moi, n'étions gens à nous priver longtemps du doux plaisir d'être infidèles; on agaçait la première, elle ne savait pas résister. Monseigneur avait bien peu de temps à lui donner pour les plaisirs solides, et il en fallait absolument à Sylvina. D'Aiglemont pouvait jeter partout le mouchoir. Il n'y avait pas une femme un peu passable dont il ne fût plus ou moins agacé. Je n'éclairais point sa conduite tant qu'il parut à peu près le même à mon égard. Quant à moi, j'étais excédé des fadeurs, des lorgnements, quelquefois offensée des offres utiles qu'on hasardait de me faire; comme le beau chevalier était visiblement sur mon compte, on ne concevait pas la possibilité de m'avoir autrement qu'à force d'or. Cependant, ces grossiers spéculateurs étaient bien éloignés de deviner juste. J'adorais d'Aiglemont; mais un instinct indéfinissable me faisait penser malgré moi-même à lui donner bientôt des successeurs. Dupe de ma propre inconstance, je croyais agir avec beaucoup de délicatesse en mettant de la sorte mon amant dans le cas de profiter des bonnes fortunes qui lui étaient offertes.
Je le voyais presque d'accord avec la signora Camilla Fiorelli, qui joignait à beaucoup d'autres talents ceux de chanter à ravir et d'être une excellente actrice. Argentine, sa sœur, moins habile peut-être, mais bien plus séduisante, faisait tout son possible pour avoir la préférence. De mon côté, je commençais à sentir un goût très vif pour le jeune Géronimo Fiorelli, leur frère, qui ne leur était inférieur ni par la figure, ni par les talents.
Sylvina et moi devions donc être éternellement en rivalité! Aussi connaisseuse que moi, le mérite de Géronimo l'avait également frappée; sans que je m'en doutasse, elle avait pris l'avance, et le beau jeune homme était déjà dans ses filets. J'en eus un jour des preuves accablantes. J'avais oublié quelque chose en sortant; je rentrai, et je vis… ce qu'il est cruel de voir quand on aime… Cette fatale découverte acheva d'éclairer mon cœur. Le serpent de la jalousie le mordit; mes jours furent empoisonnés. Je devins triste, rêveuse; je fis mauvaise mine à mes amis, à monseigneur et presque au charmant chevalier. J'étais impatientée de l'air de bonheur qu'avait tout le monde, jusqu'à Lambert et Mlle Dupré.
Je songeais jour et nuit au moyen d'arracher à Sylvina l'aimable Fiorelli. Sans cesse, il était chez nous, mais on le gardait pour ainsi dire à vue. Bientôt, je fus sûre que le soir, faisant semblant de se retirer, il rentrait et partageait le lit de mon heureuse rivale. Je n'avais pas aussi régulièrement le chevalier. Il imaginait mille mensonges pour me dérober la connaissance de ses perfidies. Tantôt un souper, tantôt une partie de jeu poussée trop avant la nuit, tantôt le soin de sa santé, de la mienne, l'avait empêché de se rendre auprès de moi. Ses caresses étaient languissantes. Je ne pouvais me dissimuler qu'il était épuisé, ou, ce qui me faisait encore plus de peine, qu'il se ménageait peut-être avec moi pour briller ailleurs.
Thérèse m'aimait: elle avait de l'esprit, de l'imagination; tout ce qui concernait l'amour était pour elle une affaire sérieuse, dont elle était toujours prête à se mêler. Je crus pouvoir lui confier mes peines et leur cause, et je fis bien. Je reçus, en effet, de cette bonne fille tous les secours dont je pouvais avoir besoin.
«—Ce beau M. Fiorelli, me disait-elle, n'est rien moins qu'insensible, je vous l'assure; et madame votre tante ne le tient pas si fort en son pouvoir que vous ne puissiez vous-même bientôt le posséder. Vous piquez ma générosité, mademoiselle, et vous forcez mon secret dans ses derniers retranchements. Apprenez donc que votre bel Italien n'est point amoureux de madame.» Mon sang recommençait à circuler; mon cœur se dilatait; Thérèse me rendait la vie. «Je ne sais, continua-t-elle, quelle timidité déplacée a pu empêcher le jeune objet de votre amour de vous déclarer tout celui qu'il a pour vous. Sans doute il mesure la difficulté de vous intéresser au désir qu'il aurait d'y réussir. Quoi qu'il en soit, M. Géronimo vous aime, il me l'a dit; et n'osant vous l'avouer à vous-même, il m'avait souvent sollicitée de vous pressentir.»
Je grondai Thérèse d'avoir refusé de rendre un service, qui, par contre-coup, m'aurait beaucoup obligée; mais elle m'avoua franchement que, trouvant aussi Géronimo fort à son gré et se croyant assez jolie pour mériter quelque attention de sa part, elle n'avait travaillé jusque-là que pour elle-même, essayant de persuader au modeste Italien qu'il serait impossible de m'enlever au chevalier dont j'étais idolâtre. «Et vous faites sans doute tout ce qu'il faut, mademoiselle Thérèse, pour prouver à Fiorelli combien il serait plus avantageux pour lui que ses vœux s'adressassent à vous?—Ah! si j'avais pu, mademoiselle!—Comment? Si vous l'aviez pu!—Sans doute, ce n'est pas un Caffardot, celui-ci! il eût été plus traitable. Mais…—Mais! achevez.—Je vous dirai tout, mademoiselle… Cependant, soyez tranquille: je me sacrifie… et d'ailleurs que m'en reviendra-t-il?… Non, cela n'est pas possible… vous l'aurez, ma chère maîtresse, je le dois pour vous, pour lui, pour moi-même…» Puis elle s'échappa les yeux noyés de larmes, et me laissa fort étonnée, et surtout très satisfaite de notre singulier entretien.
CHAPITRE XIX
Prompte négociation de Thérèse.—Entrevue.
La joie du captif qui voit compter l'argent de sa rançon et détacher ses fers; celle du marin, lorsque, menacé du naufrage, il voit tout à coup les vents s'apaiser et les vagues s'aplanir, approche à peine de ce que l'importante promesse de Thérèse venait de me faire éprouver. J'étais encore plongée dans une douce rêverie; mon âme s'égarait avec délices dans les riantes perspectives de l'espérance, quand l'objet de ma passion me fut annoncé.
Sylvina n'était point à la maison: le mal-être dont je me plaignais depuis quelques jours m'avait servi de prétexte pour ne pas l'accompagner; j'avais saisi ce moment pour parler à Thérèse de mon amour jaloux et malheureux… Elle amenait le charmant Géronimo, qui d'abord scrupuleux et timide ne voulait pas monter; mais ayant appris que je serais bien aise de le recevoir, il s'était hâté de saisir une occasion que la ponctuelle vigilance de Sylvina pouvait empêcher de renaître.
Mon trouble fut extrême; l'Italien était à peindre dans ce charmant embarras, qui donne un air gauche aux plus charmantes figures; contrainte qui me sied, mais qui est cependant si intéressante pour qui l'occasionne qu'on en est flatté, dans ces moments précieux à l'amour-propre, de voir l'âme de l'objet qu'on aime tout entière dans ses yeux, et suffisant à peine à admirer. A peine mon nouvel amant pouvait-il se soutenir: il trébucha, il s'assit maladroitement, demeura muet… et si l'adroite Thérèse n'eût frayé bientôt une route à la conversation, de longtemps notre malaise stupide n'eût apparemment fini. «Nous sommes plus heureux que sages, dit-elle de fort bonne grâce, vous osez aimer, j'ai osé parler en votre faveur, et je crois que nous n'aurons lieu ni l'un ni l'autre de nous repentir de notre témérité. Je vous laisse et vais me mettre aux aguets.»
Après ces mots, si Thérèse ne s'était pas envolée, j'aurais peut-être jugé à propos de faire quelques façons; mais Géronimo, tombant à mes genoux, m'ôta tout à fait cette présence d'esprit avec laquelle une femme se défend ordinairement, lorsqu'un tiers la fait aller plus vite qu'elle ne se l'était proposé. Assommée de l'indiscrétion de Thérèse, émue de la passion que me témoignait mon amant, trahie par mes propres feux, je perdis absolument la carte. Jamais je n'avais rien vu de si désirable que Géronimo, dans l'intéressante posture d'un amant suppliant: je ne tenais plus contre l'impétuosité de ses caresses, contre l'éloquence de ses expressions, qu'un organe agréable et l'accent italien rendaient encore plus touchantes. L'amour qui pétillait dans ses yeux, dans les vives couleurs de son charmant visage; le délire pathétique de ses sens se communiquait aux miens; j'étais à mon tour muette, immobile; mes mains, ma gorge étaient abandonnées à ses baisers. Le plaisir concentré dans mon âme n'éclatait au dehors que par la rougeur de mon visage et les oscillations précipitées de mon sein. S'il eût osé…
A ces premiers transports, il en succéda de plus modérés; Fiorelli me conta que, dès la première fois qu'il m'avait vue, je l'avais embrasé du plus violent amour: «Je périssais de chagrin, ajouta-t-il, vous sachant amoureuse d'un chevalier trop digne de vous. M. d'Aiglemont m'efface, il est vrai, par la naissance, par mille belles qualités; mais, divine Félicia, me permettez-vous de me mettre à certains égards au-dessus de mon illustre rival et de prétendre seul à la couronne que mérite le plus sensible, le plus passionné de vos adorateurs? J'avais eu de légères inclinations avant de vous connaître; mais vous êtes ma première passion. Que ne pouvez-vous imaginer toute la violence de mon amour!… Que de vœux, que de projets déjà formés!… mais surtout quel supplice que de me taire et de me sacrifier au bonheur de vous voir quelquefois dans cette maison, la délicatesse qui rend odieuses les faveurs d'une autre femme que celle dont on est épris! Que j'ai maudit souvent mon étoile qui me condamnait si tyranniquement à servir celle qui était précisément le plus puissant obstacle entre vous et moi! Vous l'avouerai-je? Un sombre désespoir s'emparait déjà de mon cœur et me dictait de m'arracher la vie. Argentine, qui m'est unie d'une amitié peu commune entre parents, savait seule à quel point j'étais à plaindre et prenait pitié de mon état. Elle m'avait promis de mettre en usage tout ce que la nature a pu lui accorder de charmes et d'esprit pour détourner de votre amour ce mortel fortuné qui forçait le mien au silence. Mais la jalouse Camille, qui veut plaire exclusivement, avait déjà couché votre chevalier sur la liste des hommes qu'elle se propose d'immoler dans cette ville à son insatiable coquetterie. Et pendant que l'insensible s'enorgueillit d'engager par ses prestiges un cavalier que toutes les dames lui envient, la trop tendre Argentine aime tout de bon et se consume pour lui. J'avais donc à la fois et le mortel ennui d'aimer sans espérance et la douleur de voir ma chère Argentine malheureuse pour avoir voulu me servir…»
Géronimo, que j'écoutais avec un plaisir inexprimable, allait continuer. Mais Thérèse, accourant, nous annonça le retour de Sylvina, suivie de notre hôtesse et de l'ami Lambert. Nous nous mîmes au clavecin et commençâmes un duo de chant; Thérèse, assise et travaillant auprès de nous, avait l'air de ne nous avoir point quittés. Il eût été bien difficile à ma rivale, malgré toute sa pénétration, de deviner qu'il venait de se passer une scène si préjudiciable à son amour.
CHAPITRE XX
Qui prépare à des choses intéressantes.
Monseigneur était attentif à saisir les moindres occasions d'obliger ses amis. Mon état languissant lui causait de vives inquiétudes; j'étais depuis quelque temps si différente de ce qu'il m'avait toujours vue qu'il craignait que je n'eusse des vapeurs ou que je ne fusse menacée de quelque grande maladie. En conséquence, voulant essayer de me distraire, il m'avait ménagé pour ce même jour la surprise agréable de quelques amusements qui devaient remplir la soirée. D'Aiglemont avait reçu de Paris de la musique admirable, nouvelle et destinée aux plaisirs des petits comités. Il s'agissait de me la faire entendre. Le chevalier, deux jeunes officiers pleins de talents, avec lesquels il avait fait connaissance, et Géronimo, qui jouait supérieurement de la basse, suffisaient pour l'exécution. Ces pièces devaient être mêlées de quelques ariettes, chantées par Argentine et Camille. Après ce petit concert, nous soupions. Le projet était de beaucoup rire et boire.
Je ne savais rien encore de tout cela, quand je vis les acteurs arriver à la file. Monseigneur vint l'un des premiers; les sœurs amenèrent avec elles une signora, jolie, assez aimable, dont on avait besoin pour que le nombre des femmes fût égal à celui des hommes. Nous devions être en tout, les trois Italiennes, Sylvina, notre hôtesse et moi, monseigneur, son neveu, les deux officiers, Lambert et le charmant Géronimo.
La musique fut trouvée délicieuse. Les concertants se signalaient à l'envi, animés du génie de l'auteur et par la présence des femmes. Les Fiorelli briguaient avec prétention la gloire de se surpasser mutuellement. Camille, malgré la supériorité de son art, avait peine à l'emporter sur le naturel pathétique et le son de voix insinuant de sa sœur. J'étais moi-même pénétrée de leur chant, et j'avais la bonne foi d'avouer au dedans de moi que j'étais encore bien éloignée d'égaler ces séduisantes sirènes. Guidées chacune par les mouvements de son caractère et de ses passions, dans le choix des morceaux, ceux que chantait Camille étaient fiers, éclatants, propres à développer une voix étendue, à faire briller un gosier exercé. Une netteté, une précision unique dans les passages de gorge, de la force de la mollesse tour à tour et à propos, des tremblements d'un fini parfait, nous forçaient à l'admirer. Argentine soupirait mollement des chants simples, mais pleins d'effets, qui peignaient avec magie, soit les élans passionnés d'une âme amoureuse vers l'objet dont elle était remplie, soit les peines intéressantes d'un cœur dévoré d'une jalousie secrète. Malheur aux insensibles à qui cette inimitable chanteuse n'aurait pu communiquer l'enthousiasme dont elle était elle-même transportée, et qui lui aurait préféré les tours de force de l'artificieuse Camille!
La musique nous avait mis de la plus agréable humeur. On voyait sur tous les visages une nuance de désir et de volupté. Le souper eût été charmant s'il n'eût pas pris fantaisie au père Fiorelli, suivi de certain jaloux, mari de cette signora qu'elles avaient amenée, de venir subitement chercher leur monde, qui s'était engagé sans permission. Ce contre-temps nous désespérait. On tint conseil; monseigneur fut d'avis de retenir plutôt ces importuns que de nous laisser enlever nos dames; et quoique ce parti fût désagréable, il passa néanmoins à la pluralité des voix. Mme Dupré, qui n'aimait pas les assemblées nombreuses et n'avait d'abord consenti que par complaisance à être des nôtres, disparut au moment de se mettre à table; la partie se détraquait d'autant plus que Lambert, qui devait partir le lendemain de grand matin pour une emplette de marbres, déclarait aussi qu'il se retirerait à minuit. Tout cela fut cause qu'il arriva des choses fort extraordinaires et qui valent bien la peine d'occuper un chapitre.
CHAPITRE XXI
Orgie.
Quand monseigneur se mettait d'une partie, on était sûr d'y trouver tout ce qui peut aiguiser et satisfaire les sens: il avait tout prévu. En un mot, tout était exécuté: son génie de fêtes faisait surtout des prodiges à l'occasion de l'impromptu dont il nous régalait. La chère était exquise. Les vins les plus rares, et en quantité, défiaient la soif et la curiosité des convives. Les quatre saisons, mises à contribution pour nos plaisirs, fournissaient à la fois à notre table des fleurs et des fruits, étonnés de s'y rencontrer.
Ce que la présence incommode des deux Italiens nous ôtait de liberté tournant au profit de la gourmandise, on donna de bon appétit sur les services; on but à proportion. Le père Fiorelli, sans éducation et vorace, pâturait, humait du vin avec indécence; son camarade, plus jeune et très plaisant, fut délicieux pendant une partie du repas; mais devenant d'une liberté téméraire à mesure que les rasades s'accumulaient dans son estomac, il donna bientôt à la compagnie plus d'inquiétude que de plaisir. Lambert buvait fort. Les Italiennes, à l'exception d'Argentine, s'en acquittaient assez bien pour des femmes: Sylvina semblait se faire une gloire d'enchérir sur elles: le chevalier et ses deux amis trinquaient et se conduisaient comme des Suisses aux Porcherons, chantant, criant, se débraillant, jurant quelquefois, et lutinant leurs voisines. Ils mettaient surtout fort mal à son aise la signora, dont le mari sourcilleux était présent. Monseigneur, Géronimo et moi, tous trois embarrassés, buvions avec modération; cependant, à force de goûter des vins et des liqueurs, nous eûmes à notre tour de légères fumées; mais cela n'alla pas plus loin. Le chevalier s'en tint aussi à n'être que demi-ivre. Sylvina pouvait passer pour être plus que grise. On soutint Lambert sous les bras pour le conduire à son appartement à l'heure convenue. Quant au père Fiorelli et au bouffon, ils poussèrent les choses à la dernière extrémité. L'Italienne, voyant son époux hors d'état de veiller sur sa conduite, acheva de s'échauffer la tête, et se rendant on ne peut pas plus facile, elle commença la première à donner lieu aux folies excessives qui suivirent le repas.
Déjà les mains avaient beaucoup trotté, déjà les bouches et les tétons avaient essuyé maints hoquets amoureux, quand on se leva de table. On y laissa les deux Italiens, qui ne voulurent point la quitter. Le peu de signes de vie qu'ils donnaient encore n'était que pour demander à boire et pour jurer qu'ils ne bougeraient point de là tant qu'il y aurait une goutte de vin dans la maison. La signora Camille garda son ivrogne de père et fit demeurer un valet pour le secourir en cas d'accident. Tout le reste de la compagnie, à l'exception du chevalier qui venait de disparaître, passa de la salle à manger au salon, dont les deux battants demeurèrent ouverts…
O pudeur! que tu es faible quand Vénus et Bacchus se livrent à la fois la guerre! Mais est-il absolument impossible que tu leur résistes? Ou n'es-tu pas plutôt charmée de ce que la puissance connue de leurs forces justifie ton heureuse défaite?
J'y pense encore avec étonnement. A peine eûmes-nous mis le pied dans le salon que l'un de nos officiers, défié par les regards lascifs de Sylvina et perdant toute retenue, l'entraîna vers l'ottomane et se mit à fourrager ses appas les plus secrets. Elle ne fit qu'en rire. Bientôt l'agresseur, enhardi par l'heureux succès de son début, s'oublia jusqu'à manquer tout à fait de respect à l'assemblée. Sa partenaire, égarée, transportée, partageait ses plaisirs avec beaucoup de recueillement. Déjà l'Italienne mariée suivait son exemple à deux pas de là, dans les bras de l'autre officier, non moins effronté que son camarade. Argentine courait se cacher dans les rideaux des fenêtres pour ne pas voir ces groupes obscènes; monseigneur l'y suivait par décence et par tempérament. Tout le monde, occupé de la sorte, oubliait mon nouvel amant et moi, qui demeurions médusés au milieu du salon… Un regard expressif fut le signal de notre fuite. Ma main tomba tremblante dans celle du beau Fiorelli. Nous volâmes à mon appartement, où je m'enfermai, bien résolue de ne rejoindre la compagnie, quoi qu'il arrivât, qu'après avoir bien fait à mon aise, avec méditation, ce que je venais de voir faire aux autres dans le désir de la brutalité.
CHAPITRE XXII
Plaisirs d'une autre espèce.
Il existait enfin ce fortuné moment après lequel nous languissions l'un et l'autre depuis si longtemps, faute de nous entendre. Vous pourrez seul en apprécier les charmes, lecteurs délicats, pour qui de semblables instants ont eu lieu. Vous ne vous en ferez pas une idée juste, multitude libertine, aux plaisirs de qui l'amour et la volupté ne présidèrent jamais, et qui vous rassasiez sans choix de saveurs vénales, lorsqu'un besoin incommode aiguillonne vos sens grossiers.
Qu'il était intéressant, ce cher Géronimo, les yeux étincelants des feux du désir, visage embelli de l'aurore du bonheur! qu'il avait de grâces à mes pieds, serrant contre mes genoux sa poitrine palpitante, osant à peine combler ses vœux et les miens, quoique mon trouble et ma retraite eussent assez annoncé que je n'avais plus rien à lui refuser: ses mains semblaient respecter encore mes appas ou redouter le feu dont ils étaient consumés. Sa bouche tenait la mienne fermée, comme s'il eût craint d'entendre révoquer la permission qu'il avait de devenir heureux. Nous n'allions pas au bonheur avec la rapidité du trait qui vole à son but; mille gradations délicates nous y conduisaient lentement, la mèche brûlait avec économie; des plaisirs inexprimables suspendaient l'explosion des flammes dont nous étions intérieurement embrasés. Le premier instant où nos âmes se confondirent fut un éclair. La foudre du plaisir nous anéantit…
Nous goûtâmes mieux, un moment après, les douceurs dont nous venions de nous ouvrir la source. Ce fut alors que nous jouîmes en nous possédant et que nous pûmes apprécier les expressions flatteuses dont nous nous caressions réciproquement pendant que nos âmes se préparaient à une seconde réunion. Le même instant nous priva derechef de toutes les facultés de notre être. Déjà les plaies de nos cœurs étaient guéries. Parfaitement contents l'un de l'autre, nous prononcions dans l'ivresse de notre félicité le serment de nous aimer toujours…
Bientôt mon nouvel amant prit une nouvelle possession du trésor dont l'amour venait de le rendre maître. Lorsque, les yeux éblouis du soleil, on passe tout à coup dans un lieu sombre, on n'y distingue d'abord aucun objet; tel, revenu de son étourdissement, Fiorelli me parcourait avec surprise et m'avouait qu'il n'avait pas imaginé, dans le délire de la première jouissance, la rare perfection des attraits qui s'offraient à ses regards.
L'admiration fit renaître ses désirs avec une nouvelle fureur. Il venait de pousser les miens à l'excès par de voluptueux préludes. Nous nous unîmes avec les transports les plus passionnés… Nos transports ne peuvent se décrire… Deux fois encore nous expirâmes dans les bras l'un de l'autre… L'épuisement seul de nos esprits eût pu mettre fin à d'aussi ravissants ébats, si quelqu'un qui frappait à ma porte à coups redoublés ne nous eût arrachés à notre bonheur: il fallut cesser… répondre… ouvrir…
CHAPITRE XXIII
Qui frappait, et des belles choses que je vis.
C'était Thérèse, fort effrayée. Elle nous dit en entrant: «Tout est perdu, mademoiselle, si quelqu'un ne retrouve un peu de raison et de bon sens dans ce moment critique et ne prévient le malheur dont nous sommes menacés. Une foule de gens amassés devant la maison depuis plusieurs heures prétendent devoir prendre connaissance de ce qui se passe et parlent d'enfoncer les portes. Il est vrai qu'il se fait du haut en bas un tintamarre affreux. On a entendu des cris chez Mme Dupré. C'est cet enragé de M. d'Aiglemont qui s'est fourré chez elle: Dieu sait ce qu'il y fait. On était collé aux barreaux. Les uns prétendent que la pauvre dame a été maltraitée, d'autres ricanent et présument qu'au contraire elle a très bien passé son temps: même tapage en haut. Ce gros cochon de Fiorelli (je demande pardon à monsieur) jure comme un diable après une de ses filles, qui se refuse à certains caprices… Près de là, l'on entend rire, pleurer, crier, ronfler… On ne sait ce que tout cela veut dire. Cependant nous sommes fort embarrassés. Les domestiques n'osent rien prendre sur eux; les maîtres ne paraissent point. Il n'y a pas moyen d'éveiller M. Lambert à cause des sottises que M. le chevalier fait à sa bonne amie. Ce serait bien pis s'il y allait avoir guerre en dedans. Rentrez donc, mademoiselle, au nom de Dieu; paraissez dans le salon; engagez ces messieurs à faire plus d'attention à ce qui se passe au dehors, et faites sentir à monseigneur de quelle conséquence il est pour lui-même de n'être point vu dans cette maison, si la multitude qui l'afflige avait l'audace de s'y introduire violemment.»
Ce rapport nous alarma beaucoup: Géronimo, qui ne ressemblait à Mars que dans les bras de Vénus, pâlissait et demeurait dans l'inaction. Plus brave, j'allai préparer les moyens de nous défendre. De retour au salon, j'y trouvai monseigneur, suant à grosses gouttes et luttant vigoureusement avec Argentine, qui se défendait de même, non moins échauffée, et les cheveux épars. De l'or répandu sur le parquet témoignait que le prélat avait essayé d'acheter ce qu'il n'avait pu obtenir ni de bonne amitié, ni par force. Ma présence délivra la délicate Argentine, qui vint aussitôt se jeter dans mes bras. L'ottomane était occupée par la lubrique signora, qui y remplaçait la non moins lubrique Sylvina. Ces dames ayant troqué d'officier, la dernière s'était retirée tout uniment, avec son nouveau cavalier dans sa chambre à coucher.
L'Italienne dormait, un pied à terre, l'autre sur le siège du meuble; son complaisant, cul nu sur le parquet, dormait aussi, coiffé des jupes et ayant une cuisse de la dame pour oreiller. Une porte ouverte laissait voir à découvert l'autre couple ronflant dans la posture où le plaisir l'avait laissé. Plus loin, le père Fiorelli, rappelant ce fameux Sodomiste échappé au désastre de sa patrie par une faveur particulière d'en haut, bien due sans doute à ses rares vertus, martyrisait la pauvre Camille, pour l'obliger à rendre quelque service à certain membre usé qu'il étalait, et dont il espérait la résurrection, brûlant d'imiter en tous points l'antique patriarche à qui nous venons de le comparer. Le bouffon, de même en rut, en plus bel état que Fiorelli, et plus civil, était humblement aux pieds d'un valet et recevait sans se fâcher de bonnes taloches qu'il s'attirait par ses déclarations passionnées et les efforts indécents dont il hasardait de les accompagner.
CHAPITRE XXIV
Comment se termina la partie de plaisir.
J'eus bien de la peine à ressusciter nos jeunes gens; cependant je les arrachai d'auprès des femmes qui ne s'en aperçurent point. Déjà le chevalier, armé d'un bâton, avait ouvert et frappait de grands coups; ses deux amis parurent à propos pour rompre un cercle dans lequel on commençait à l'enfermer avec les plus méchantes intentions. Ce renfort puissant effraya les assiégeants, ils gagnèrent au pied; les plus lestes furent les moins battus.
Le vieux président, retardé dans sa course par le poids énorme de madame son épouse, fut un des traîneurs, et ce couple nous demeura pour otages. On les avait reconnus et ménagés: on les fit même entrer en leur témoignant beaucoup d'égards. Mme la présidente, pour lors en sûreté, pensa qu'il n'était pas hors de propos de s'évanouir; elle perdit connaissance avec beaucoup de grâce; le président marquait les plus vives inquiétudes au sujet de sa fille Éléonore, dont le conducteur avait été l'un des rossés. Cependant on se renferma. Un officier se mit en sentinelle devant la porte, dont personne n'osa plus approcher. La lourde présidente reprit, au bout d'un temps convenable, l'usage de ses sens. On parla, on s'entendit. C'était chez Mme Dupré; nous étions, le président, la femme, le chevalier, un officier, Thérèse et moi; le reste de la compagnie tremblait, dormait ou vomissait en haut: bientôt les deux sœurs nous rejoignirent; leur frère descendit le dernier, plus mort que vif. Il n'y eut que monseigneur qui ne parut point, à cause du président, et qui fit bien.
Nos prisonniers de guerre nous contèrent que plusieurs amateurs, et eux-mêmes, nous sachant réunis, s'attendaient à quelque musique après le souper et s'étaient ainsi rassemblés, malgré la rigueur de la saison. Cependant, au lieu d'un concert, on n'avait entendu qu'un vacarme affreux, et conformément au bon esprit de la province, on avait clablaudé, chacun avait hasardé des conjectures et donné son avis: le président, sans la moindre humeur, et de très bonne foi, soutenait que tout ceci ne manquerait pas d'occasionner un gros procès criminel. Mais nos jeunes gens s'en moquaient et prétendaient que les citadins étaient trop heureux de s'être tirés de la bagarre avec leurs bras et leurs jambes. Les curieux étaient, en effet, dans leur tort, ayant menacé d'enfoncer les portes.
Personne ne s'effraya donc des suites que pourraient avoir les nombreux coups de bâton qui venaient de se distribuer. Les nôtres ne s'étaient pas servis d'épées, quoique quelques combattants de l'autre parti eussent courageusement les leurs en fuyant.
Dès que l'on ne vit plus personne dans la rue et que le président et madame se furent retirés, escortés d'un de nos officiers, on mit la police dans l'intérieur: les crapuleux Italiens furent conduits par des valets, qui les portèrent chez eux. La signora, qui avait fait cocu son jaloux avec tant d'effronterie, redevenue de sang-froid et confuse, demandait humblement le secret; on le lui promit. Monseigneur, accompagné de son neveu, reprit le chemin du palais épiscopal à pied, en manteau bleu et en chapeau bordé. Géronimo se chargea de ses sœurs. Mme Dupré, très mécontente, à ce qu'il paraissait, se barricada chez elle. Je fis déshabiller et coucher Sylvina, qui n'était pas encore tout à fait quitte de ses vapeurs. Thérèse vint ensuite réparer le désordre de mon lit; je m'y mis non sans nécessité, recevant de la part de ma rivale subalterne des compliments badins qui me parurent assez sincères.
CHAPITRE XXV
Méchants confondus.—Inconvénients de la charité, qui
cependant ne doivent pas rebuter les bons cœurs.
Le commandant était de la bonne société: toute la satisfaction qu'il donna le lendemain aux principaux battus qui recoururent à lui fut de faire prier nos jeunes gens de venir s'expliquer avec eux en sa présence; mais les accusateurs, loin d'être vengés, reçurent au contraire une sévère réprimande, quand les accusés eurent assuré qu'il avait été question d'enfoncer les portes. D'ailleurs, personne des gens de la maison ne se plaignait, quoiqu'on fût venu de grand matin supplier Me Dupré de porter ses plaintes en justice, pour peu qu'elle en eût sujet. Mais cette femme était bonne; dans cette affaire, surtout, elle devait pour elle-même ne point séparer ses intérêts des nôtres: d'ailleurs, elle nous aimait, et l'on n'avait pas voulu lui faire du mal. Elle avait donc fort mal reçu les députés de nos ennemis. En vain le chef de la police bourgeoise, qui était de la clique des sots, voulut remuer de son côté; il ne vint à bout de rien. La haine et l'envie n'eurent qu'une bruyante, mais inutile explosion. Et les désœuvrés, qui attendent toujours l'événement pour juger, se moquèrent encore du parti qui avait reçu des coups.
Lambert était parti de grand matin sans avoir appris un mot de notre aventure. Il y était pourtant pour quelque chose; nous nous en doutions. Mme Dupré, qui monta d'abord après son dîner, nous mit plus au fait. Voici ce qui lui était arrivé:
Le chevalier, sentant un besoin au sortir de table, était descendu. Sa tête, comme l'on sait, n'était pas bien nette. En revenant, le pied lui manqua dans l'escalier, il tomba, son flambeau fit grand bruit. Mme Dupré se couchait alors et quittait sa dernière jupe. Effrayée de la chute, elle ouvrit, et voyant que c'était le chevalier, pour qui elle avait beaucoup d'amitié, elle fut à son secours. Il avait une écorchure à la jambe. La serviable veuve s'affligea beaucoup, offrit du taffetas d'Angleterre et reçut, sans aucune méfiance, le dangereux blessé dans son appartement.
Elle en était là de son histoire, quand le chevalier nous fut annoncé. La belle veuve rougit. On vit sur son visage un mélange de honte, de colère, et pourtant une nuance d'intérêt. D'Aiglemont n'avait pas sa sérénité ordinaire. Sylvina, fatiguée et se reprochant ses excès de la veille, ne paraissait pas à son aise: moi seule, sans remords, dont les autres ignoraient absolument l'escapade, j'étais calme et n'éprouvais rien qui pût troubler le plaisir qu'attendait impatiemment ma curiosité.
On gardait le silence: le chevalier le rompit à l'occasion des larmes qui s'échappaient des beaux yeux de Mme Dupré, malgré les efforts qu'on lui voyait faire pour les retenir.
—«Se peut-il, belle dame, lui dit d'Aiglemont avec attendrissement, et lui serrant les mains, se peut-il que les misères qui se sont passées cette nuit vous affligent et me forcent à des remords qui me déchirent le cœur?—Laissez-moi, monsieur, laissez-moi, vous m'avez outragée, vous m'avez rendue malheureuse pour le reste de mes jours.—En vérité, ma belle dame Dupré, c'est pousser trop loin la délicatesse, et tout cela ne mérite pas…—Chacun a sa façon de penser, monsieur! La mienne—A la bonne heure; mais un malheur, un cas extraordinaire, daignez donc lever les yeux sur moi…—Perfide, laissez-moi, comptez pour jamais sur mon mépris et ma haine. Il n'y a donc rien de sacré pour vous, si vous ne savez respecter ni l'hospitalité, ni la faiblesse d'une femme et les sentiments que vous lui connaissez pour un galant homme, qui est de vos amis?—J'avoue tous mes torts, je suis un monstre (le fripon était à genoux avec ces grâces séduisantes que nous lui connaissions si bien); très charmante madame Dupré, je me suis conduit bien indignement; mais que sert-il de déplorer un mal auquel il n'y a plus de remède? Voulez-vous l'empirer? lui donner des suites affreuses?—Comment, interrompit Sylvina, témoignant un grand intérêt, il s'agit, à ce que je vois, de choses bien graves. (L'accusé restait à genoux, humblement contrit, à peindre.) Dispensez-moi, madame, répondit la veuve, dispensez-moi de vous conter mon opprobre.—Je vais vous épargner la peine de conter, interrompit le coupable chevalier. J'ai été assez malheureux, mesdames, pour perdre hier la raison; c'est la première fois de ma vie que cela m'est arrivé… je…—Nous savons tout, jusqu'au taffetas d'Angleterre, dit Sylvina. Le chevalier sourit involontairement et continua:—Eh bien donc, madame en cherchait: elle avait tant à cœur de me procurer du soulagement qu'elle oubliait de dérober à mes regards une gorge admirable… des yeux charmants me brûlaient à travers la dentelle d'une coiffe de nuit mise le plus galamment du monde; un corps parfait, habillé d'une simple chemise et d'un corset à peine attaché!… des jambes… uniques et nues, dont je voyais la moitié!… Je vous demande un peu quel homme eût pu résister à tant de charmes, dans un moment d'ivresse? Maintenant, de sang-froid et le cœur navré, je n'y pense pas sans transport!» Mme Dupré se radoucissait en dépit d'elle-même, disant cependant, par décence: «Passez, passez, monsieur; ces éloges ne peuvent me flatter; il m'en coûte trop cher d'avoir eu le malheur de vous paraître désirable.—Je poursuis, mesdames; il est vrai que je fus insolent. J'osais porter sur ce que j'admirais une main trop hardie… Tant de fermeté, un satin si blanc, si fin, si doux, acheva de me mettre hors de moi… Je m'en déteste… mais cette ivresse maudite… J'épargne la pudeur de madame et vais en finir en deux mots. Oui, je m'y suis pris brutalement: elle n'était point sur ses gardes. Mes premiers mouvements, quoique déjà trop libres, ne l'avaient encore que légèrement effrayée… Je la saisis… elle crie… Je fais certaines tentatives; elle crie plus haut; mais je ne me possède plus. Le lit se trouve là par malheur, madame y tombe dans l'attitude la plus avantageuse pour moi… J'en profite: elle n'a plus la force de crier, et…—Fort bien, dit Sylvina après avoir écouté très attentivement cette confession intéressante. Voulez-vous, mes amis, continua-t-elle, que je vous dise mon avis de tout ceci? Mme Dupré ne s'en fâchera-t-elle pas?—Il faudra voir, madame», dit honteusement la nouvelle Lucrèce. «Je m'en rapporterai entièrement à Mme Sylvina», dit l'intéressant Tarquin. Nous attendions tous, avec beaucoup d'impatience, ce qu'allait dire Sylvina, qui se préparait avec un air d'importance. Elle fit, avant de parler, une pause, comme un orateur après l'exode de son discours. Je vais aussi reprendre haleine.
CHAPITRE XXVI
Suite du précédent.—Aveu de Mme Dupré.—Raccommodement.
Ainsi parla Sylvina: «Je vous avoue, tout net, ma chère dame Dupré, que si je ne donne pas raison au chevalier d'après ce qu'il vient de raconter, cela ne m'empêche pas de désapprouver beaucoup la manière dont vous vous êtes conduite vous-même. Au fond, il n'y a de grave, dans toute votre affaire, que les cris qui vous ont mal à propos échappé. Qu'en espériez-vous? des secours? De qui? des femmes? qu'auraient-elles pu? De nos jeunes insensés? loin de se mêler de réparer les torts du chevalier, ils ne songeaient au contraire qu'à en avoir eux-mêmes d'aussi grands. Comptiez-vous sur Lambert? il eût été cruel de mettre pour un badinage votre amant et votre ami dans le cas de s'égorger. Quant à votre réputation, si c'était pour elle que vous craigniez, soyez sûre que vous vous compromettiez mille fois plus, en donnant, comme vous l'avez fait, à soupçonner que vous étiez aux prises avec quelqu'un, ne se fût-il passé rien de sérieux, que vous ne l'eussiez été si vous aviez fait sans bruit et de bonne amitié des folies avec un galant homme, qui n'aurait point été les publier. Vous aimez Lambert: voilà qui est mieux. Ces liaisons de cœur peuvent être fort respectables, mais l'occasion et le tempérament ont leurs droits, que toutes les prétentions du sentiment ne peuvent altérer. D'ailleurs, vous ne devez rien à un homme qui n'est pas encore votre mari: vous serez dans tous les cas un excellent parti pour l'ami Lambert, qui n'a pour tout bien que son mérite et ses talents. C'est à lui seul que vous feriez tort, si par votre faute il venait à savoir ce qui vous est arrivé; il se trouverait alors réduit à la fâcheuse alternative ou de faire une bassesse, en vous épousant avec une tache avouée de vous-même, ou de renoncer, par une délicatesse mal entendue, au mariage qui doit assurer sa fortune et son bonheur. Votre état de veuve vous dispense de lui apporter en dot le rare joyau d'un pucelage… Vous n'avez, il est vrai, que trop publié que vous étiez dans le cas de faire ce présent à un second mari…—Madame Dupré, interrompit le chevalier, soyez franche, dites la vérité… là… en conscience. (La pauvre dame Dupré rougit excessivement.) Primo, continua le chevalier, j'avoue que l'homme le plus connaisseur peut se tromper en matière de pucelage. Pourtant… je sens que malgré toute l'envie que j'ai de ménager madame, il me sera difficile de mettre, sans impolitesse, certaine idée au jour… Entre nous, ma charmante dame Dupré, vous le prendrez comme il vous plaira, mais il m'a semblé… et je crois pouvoir assurer en homme d'honneur…—Ah! j'entends, interrompit Sylvino. Pour le coup, ceci change entièrement de thèse. Mais maintenant rien de plus clair que votre affaire: nous nous alarmions inutilement. Eh bien, tout est dit. Lambert ne saura rien: il épousera; d'ici à son retour, madame aura fait ses réflexions et sera consolée. Pures misères! En effet, le chevalier avait raison de le dire. Rendez-lui justice, belle dame. Là, un peu de préjugé? un peu de sentiments romanesques? un peu de rouille provinciale? Voilà d'où viennent vos scrupules. On vous en guérira. Le futur est précisément l'homme qu'il vous faut. Il ne s'agit plus de ce que ce démon-là vous a fait. Vous êtes encore au même point; et ce n'est plus son escapade qui doit vous embarrasser vis-à-vis de l'ami Lambert…
La jolie veuve, ainsi scrutée, n'avait pas grand'chose à répliquer. Elle se vit forcée de se justifier d'un mensonge inutile, dont nous commencions de la soupçonner, car elle avait en effet voulu se faire passer pour vierge.
—Je suis bien malheureuse, dit-elle, de me voir réduite à vous avouer une grande faute plutôt que de vous laisser penser que je suis une menteuse, une bégueule; ce qui me rendrait bien plus méprisable à vos yeux qu'une tendre faiblesse. Non, mesdames, je ne songe point à nier ce que le chevalier, par trop connaisseur, vient de donner à entendre. Hélas! j'en conviens, je n'étais plus hier ce que je me glorifiais d'être quand vous arrivâtes ici. Mais… sachez que c'est M. Lambert… et quand? l'avant-veille!… Il faut avoir bien du guignon, lui de recevoir si tôt une injure, moi de la lui avoir faite, lorsque j'y songeais si peu.
Les réflexions sentimentales où se jetait la belle affligée nous firent beaucoup rire: le chevalier était redevenu sémillant, caressant; nous parvînmes à rassurer la dame, et obtînmes qu'elle embrassât sans rancune son aimable ennemi; celui-ci, rentrant malgré lui, dans son véritable caractère, sut nous apprendre fort adroitement que si l'on avait crié pour la première sottise, les autres n'avaient cependant souffert aucune difficulté; Mme Dupré convenait de tout, s'excusant sur ce qu'elle avait perdu la tête. Nous savions par expérience combien il était difficile de la conserver avec notre Adonis.
La conversation se fixa sur la matière agitée; Mme Dupré montrait, par son attention, son sourire et ses questions ingénues, qu'elle avait les plus heureuses dispositions de devenir bientôt une femme de plaisir. Aussi facile à consoler que prompte à s'affliger, elle ne voyait déjà plus dans ce fripon de chevalier, si détestable un quart d'heure auparavant, qu'un homme charmant, avec qui les femmes qu'il attrapait ne pouvaient encore que s'applaudir d'avoir fait de voluptueuses extravagances.
CHAPITRE XXVII
Jalousie des sœurs Fiorelli.—Malheur dont Argentine
et le chevalier sont menacés.
Les lecteurs, accoutumés à mon exactitude, m'accuseraient peut-être d'en manquer ici si j'omettais de les mettre au fait des motifs qu'avaient eus les sœurs Fiorelli de se conduire si sagement à notre partie, tandis que les autres acteurs s'étaient livrés, chacun à sa manière, à toute la fougue de leur tempérament. Ces demoiselles, dira-t-on, furent bien réservées pour des Italiennes et pour des actrices. Comment la contagion de l'exemple ne les gagna-t-elle pas? Camille remplit pieusement un devoir filial, s'expose à des persécutions, les endure patiemment; Argentine ne cède ni aux vapeurs du vin, ni à l'éloquence persuasive, ni même à l'art d'un prélat aimable et vigoureux; les scènes lascives qui se succèdent rapidement autour d'elle n'allument point ses désirs? Quelle invraisemblance!… Un moment.
Vous vous souvenez sans doute que Géronimo m'avait parlé des vues que ses sœurs avaient toutes deux sur le beau chevalier. Quand, au sortir de table, celui-ci s'éclipsa, les rivales durent penser qu'il ne tarderait pas à reparaître. Camille, en conséquence, s'était, à dessein, emparée du poste avantageux de l'antichambre; il y devait passer, elle serait vue la première; il sentirait que c'était pour lui seul qu'elle se séparait ainsi de la tumultueuse assemblée. Argentine avait fait aussi des calculs. Depuis quelques jours, elle était en faveur, et Camille perdait de son empire. La présence d'un père et la mauvaise odeur de l'antichambre devaient empêcher d'Aiglemont de s'y arrêter: il venait droit au salon, on obtenait le mouchoir. L'une ou l'autre aurait sans doute réussi sans les obstacles qui retinrent le chevalier. Argentine surtout voyait bien, pourvu que monseigneur entrât dans les vues de décence dont elle lui donnait finement l'exemple, lorsqu'on commençait à se culbuter dans le salon. Elle s'était, comme on sait, modestement enveloppée dans les rideaux; un prélat ne devait pas être plus difficile à scandaliser qu'une cantatrice: il était à présumer qu'il se retirerait sur-le-champ d'un endroit où la dignité de son caractère se trouvait si grièvement compromise. Et point du tout!… Voilà comment ces dames, qui n'étaient d'ailleurs rien moins qu'intraitables, furent si sages ce jour-là.
Argentine et Camille, ayant des caractères fort opposés, ne vivaient point bien ensemble: ce fut pis que jamais à l'occasion du beau d'Aiglemont. Il adoucissait enfin les peines de l'amoureuse Argentine; Camille, absolument abandonnée, s'aperçut trop du bonheur de sa rivale, car le chevalier n'était pas homme à mettre du mystère dans ses amours. Les Italiennes ne supportent pas avec autant de résignation que nous autres françaises l'affront humiliant de l'infidélité. Je n'avais eu qu'un peu d'humeur de me voir supplantée par ces étrangers; mais Camille se désespérait et faisait mille efforts pour rompre la nouvelle liaison. Inutilement: Argentine avait tant de passion et de charmes que les intrigues de sa sœur ne prévalurent point. Bientôt celle-ci, poussée au dernier degré de la jalousie, ne respira plus que le désir de se venger d'un couple odieux.
Il y avait dans la maison des Fiorelli une femme surannée, sans cœur, sans mœurs, ancienne concubine du père, sa digne émule dans les plus crapuleuses débauches, espèce de duègne, protectrice de l'avide Camille, dont elle arrangeait les parties, et tyran acharné de la délicate Argentine, qui ne voulait avoir que son cœur pour intendant de ses plaisirs.
Ce fut dans le sein de ce monstre, déjà coupable de plusieurs crimes, que Camille répandit ses fatales confidences. L'infernale duègne fut enchantée de trouver une occasion aussi favorable pour se venger des mépris dont Argentine, soutenue de Géronimo, ne cessait de l'accabler. Cette forcenée n'avait jamais eu d'humanité. Elle ne vit point d'autre remède aux maux de sa pupille chérie que la mort de ceux qui les occasionnaient. Elle conclut donc de se défaire au plus tôt d'Argentine et du chevalier. Camille frémit d'abord; mais l'infâme conseillère sut si bien exciter son ressentiment, en lui rappelant plusieurs occasions où, se trouvant déjà rivales, Argentine avait eu la préférence, elle prouva si bien que ce pourrait être de même à l'avenir, qu'enfin, entraînée par la Thysiphone, Camille souscrivit; la duègne se chargea de lui procurer bientôt le doux plaisir d'une sûre et cruelle vengeance.
CHAPITRE XXVIII
Repentir de Camille.—Fin tragique de la duègne.
Le chevalier s'était mis sur le pied de venir familièrement et à toute heure chez les Fiorelli, depuis son arrangement avec Camille, favorisée de la duègne, qui gouvernait absolument le père. Les soins du galant ayant changé d'objet, on eût bien désiré de l'éliminer, mais sous quel prétexte? On devait des égards à sa naissance, à son état: il était homme à faire un mauvais traitement à qui se fût opposé à ses assiduités; cependant, la jalouse Camille avait d'abord beaucoup souffert des entrées libres du chevalier; elles devenaient désormais nécessaires à l'exécution du fatal projet. La vengeresse était toujours pourvue de poisons subtils: il ne s'agissait plus que de trouver occasion d'en faire usage.
Le hasard voulut que d'Aiglemont, se trouvant le lendemain de bonne heure chez les Fiorelli, Argentine l'invitât à prendre du chocolat en famille. La sœur et le frère unirent leurs invitations: d'Aiglemont accepta.
Ce fut la rancuneuse Camille, dont on était bien éloigné d'interpréter la perfide joie, qui se chargea de donner les ordres nécessaires. Elle alla trouver l'exécrable duègne, qui se mit aussitôt à l'ouvrage. On convint d'apporter le chocolat tout versé dans quatre tasses: deux blanches empoisonnées, dont Camille aurait soin de présenter, l'une au chevalier et l'autre à sa sœur; et deux coloriées, naturelles, dont une serait pour le frère et l'autre pour Camille elle-même. Le père Fiorelli était déjà depuis longtemps à la taverne. Le crime ainsi concerté, Camille rejoignit la compagnie…
Mais à peine fut-elle rentrée qu'un frisson violent agita tous ses membres; son visage devint pâle, livide… elle s'évanouit. On s'empressa de la secourir, on lui fit respirer des sels: elle revint… «—Ah! mes amis, que je suis heureuse», s'écria-t-elle avec une espèce de transport, voyant qu'on n'avait pas encore servi le chocolat, «mes chers amis, gardez-vous de goûter du fatal breuvage qui va paraître… il y va de tes jours, ma pauvre Argentine… et des vôtres, cruels, tendant en même temps les mains à sa sœur et au charmant chevalier.
Puis elle leur conta ce dont il s'agissait, comment son abominable confidente l'avait excitée au fatal projet, comment elle avait eu la faiblesse de s'y prêter. Sa confession était mêlée des épithètes les plus outrageantes pour elle-même… On entendit enfin le pas de l'exécrable exécutrice. Camille pria qu'on se contraignît. La duègne parut avec un front assuré, portant les quatre tasses sur un plateau. Elle vanta beaucoup la qualité du chocolat et le talent qu'elle avait de le préparer supérieurement. Puis, ayant fait un second voyage pour apporter des échaudés, elle vit avec joie que chacun avait devant soi la tasse qui lui était destinée: on paraissait attendre, pour déjeuner, que la boisson, qu'on transvasait des tasses dans les soucoupes, fût un peu refroidie. Cependant Géronimo dit qu'il ne se sentait point d'appétit et remit une des tasses coloriées sur le plateau. L'infâme empoisonneuse, trompée par la couleur, demanda cette tasse, et de là, forte, donna d'elle-même dans le piège qui venait de lui être tendu. Pendant qu'elle avait été dehors, on s'était hâté de substituer proprement au chocolat naturel, qui était en premier lieu dans la tasse coloriée, celui que devait avaler l'un des deux proscrits. Géronimo, cruel comme tous les lâches, ne put être dissuadé de venger ainsi sa chère Argentine. Le chevalier, effrayé de tout ce qui se passait, n'osa avertir la perfide duègne. Géronimo avait prévu sa gourmandise; lorsqu'elle emporta le chocolat, il la suivit, sous prétexte de se faire donner quelque chose qu'il demandait, mais en effet pour empêcher qu'elle ne partageât avec quelque domestique la fatale mixtion. Il eut la satisfaction de la lui voir avaler avec sensualité.
L'effet fut prompt. D'affreuses convulsions l'annonçaient presque sur-le-champ; une servante effrayée courut appeler des docteurs; mais ce fut en vain: la duègne, vomissant mille imprécations, voulut noircir en mourant la coupable et repentante Camille: la scélérate, heureusement, ne savait pas un mot de français: ses dépositions décousues ne furent comprises ni des médecins, ni des spectateurs: il était évident qu'elle-même avait préparé le chocolat. Celui qui existait encore, et qu'on avait mêlé, constatait quelque dessein criminel; mais ce secret demeurait entre les intéressés et ne pouvait se découvrir. La duègne venait d'exhaler son âme atroce quand le père Fiorelli rentra. Le crime de son amie fut regardé comme un acte de démence et n'eut aucune suite.
CHAPITRE XXIX
Qui fera plaisir aux partisans de monseigneur
et de son neveu.
D'Aiglemont vint nous voir aussitôt qu'il sortit de la maison fatale. Le récit de son aventure nous glaça d'effroi. Que je sentis bien dans cette occasion importante combien j'aimais ce charmant infidèle! j'étais si frappée du danger qu'il avait couru que je doutais encore si c'était bien lui qui me parlait; je le touchais pour m'en assurer. Tour à tour, je versais des larmes et je témoignais une joie extravagante. Sylvina n'était pas moins affectée. Notre sensible hôtesse, malgré les griefs, donnait aussi de la meilleure foi du monde des marques d'un vif intérêt. D'Aiglemont nous rendait avec des charmants transports nos caresses empressées. Nous lui fîmes jurer de ne plus fréquenter les dangereuses Italiennes. Ses regards passionnés m'assuraient le plus éloquemment du monde que j'allais être dorénavant l'unique objet de ses hommages. Je méritais en effet cette préférence. Je valais assurément mieux que les sœurs, quoiqu'elles fussent très bien: j'avais la première fraîcheur du plus beau printemps; susceptible de les égaler un jour dans leurs talents, j'en avais beaucoup d'autres qui leur manquaient: mon éducation était plus cultivée, j'avais plus l'usage du monde, j'étais surtout plus aisée à vivre; en un mot, je pouvais me flatter, sans orgueil, d'être autant au-dessus d'Argentine que celle-ci me paraissait au-dessus de sa sœur, quoique au premier coup d'œil il ne fût peut-être pas aisé de marquer entre nous une si grande différence.
Le chevalier, devenu sage, se borna donc à me faire la cour. Je n'aimais plus Géronimo. Le moment où l'on se souvint qu'il avait montré de la faiblesse avait été celui de ma guérison. Les femmes détestent les poltrons: eussent-ils d'ailleurs tout ce qui peut nous séduire, les braves leur sont toujours préférés avec moitié moins d'agréments. A plus forte raison, quand d'Aiglemont, aussi brave qu'aimable, voulait bien rentrer dans ses droits, le pusillanime Fiorelli n'était-il pas fait pour en conserver?
Cependant, quoique nous nous trouvassions tous parfaitement bien de notre nouvel arrangement, il dura peu. Monseigneur, qui connaissait l'impétuosité de son neveu, sa fragilité, sa confiance trop généreuse, n'était pas sans inquiétude. Il tremblait que l'aimable fou ne se rapprochât des Italiennes ou que leur frère disgracié ne leur jouât quelque tour ultramontain. On murmurait d'ailleurs certains complots de la part des bourgeois qui avaient été si bien battus. Toute la ville en voulait au chevalier; il était surtout abhorré chez le président, quoiqu'on ne parlât pas ouvertement des véritables griefs que cette famille pouvait avoir contre lui. En un mot, monseigneur, pour sa propre tranquillité, pria son neveu de se rendre promptement à la maison paternelle et promit de le ramener à Paris sous peu, devant y retourner lui-même, pour remercier la cour d'une abbaye de vingt mille livres de rente dont elle venait d'augmenter ses bénéfices. Une courte absence fut la seule condition que le meilleur des oncles mit à l'engagement qu'il prit, de son propre mouvement, de payer toutes les dettes de son neveu et de lui donner par an deux mille écus. Cette convention était trop avantageuse pour mon bel ami, pour que je voulusse le retenir auprès de moi; je fus la première à solliciter son éloignement. Il paraissait désespéré de me quitter. Je n'étais pas moins affligée. Nos adieux furent tristes et touchants. Il partit.
Dès lors, plus de plaisirs pour nous. Le beau d'Aiglemont en était l'âme. Il en eût fait naître dans un désert. En vain, les deux officiers, conservés par Sylvina sur un pied d'égalité qui me donna mauvaise opinion de leur délicatesse, commençaient d'avoir quelque lustre, n'étant plus éclipsés par d'Aiglemont; ce que Sylvina trouvait excellent pour elle, ne me parut pas digne de moi; ces amis commodes eurent beau me solliciter tous deux très vivement, ils ne réussirent point, et ce fut à leur grand étonnement que je leur préférai notre charmant prélat, qui, mécontent des écarts de Sylvina et plus épris de moi que jamais, à ce qu'il disait, s'était remis à me faire sa cour.
CHAPITRE XXX
Dénouement des grands événements de cette seconde partie
et leur conclusion.
Le carnaval approchait: j'estimais monseigneur, je trouvais du plaisir à le favoriser, mais je n'en étais pas amoureuse. Sylvina ne tenait à ses officiers que par les besoins excessifs de son tempérament. Nous nous ennuyions à périr, depuis le départ de d'Aiglemont. Nous n'avions donc rien de mieux à faire que de retourner au plus tôt à Paris.
Sa Grandeur apprit avec chagrin que nous fixions notre départ au lendemain des noces de Lambert et de Mme Dupré, qui se concluait à peu de jours de là, non sans nécessité; car, depuis que le futur était du dernier bien, la jolie veuve (sans compter la passade du chevalier), elle ressentait tous les petits maux qui caractérisent une grossesse. Ils se mariaient donc, nous en étions fort aises; mais c'était pour nous une raison de plus pour partir.
En même temps, comme si le sort eût pris à tâche de ne pas nous laisser emporter de cette ville même un regret de curiosité, nous apprîmes que la sublime Éléonore, malgré ses serments, épousait enfin le seigneur de la Caffardière, car, à l'occasion de son grand mariage, on obligeait notre dévot d'ennoblir son nom, dont la résonnance était ci-devant par trop roturière, pour un homme dont le grand-père avait été secrétaire du roi. M. de la Caffardière, donc, épousait, parce que la féconde Éléonore se trouvait, de même que la Dupré, dans un cas fâcheux. L'épouseur, malgré les remontrances de sa mère et les secrets importants qu'elle lui avait enfin révélés, s'exécutait par déférence pour un confesseur fanatique qui l'ordonnait ainsi. Il y avait d'autant plus de résignation entière dans le fait du pauvre Caffardière, qu'il n'avait jamais pu savoir si c'était, en effet, dans les bras de sa chère Éléonore qu'il avait souillé son âme, et que, pour surcroît, il se trouvait réduit à expier dans le purgatoire de saint Corne une souillure très physique dont il était redevable… à qui? à Mlle Thérèse. Ç'avait été le point de vengeance de cette belle irritée. C'était à cela que se portaient ces mots mystérieux que j'ai cités au chapitre sixième de cette partie: Il passera par mes mains… et s'en repentira. Cette découverte nous donna aussi la solution de ce qu'elle avait dit d'obscur relativement à Géronimo. Ah! si j'avais pu, etc. On n'avait pas voulu traiter celui-ci, qu'on aimait, comme ce vilain Caffardot, dont on avait à se plaindre; cependant, la pauvre Thérèse demeurait à même de bien faire du mal à ses ennemis: ses amis étaient au moins fort heureux qu'elle eût encore plus de probité que de tempérament, mais elle pouvait déroger. Nous l'aimions, nous en étions parfaitement servies. La pitié que son état nous inspirait ajoutait encore à l'empressement que nous avions de nous rendre à la capitale. Monseigneur devait y revenir d'abord après l'ennuyeuse quinzaine de Pâques. Il consentit enfin à nous voir nous éloigner.
Lambert se maria; monseigneur saisit cette occasion pour donner mille marques d'estime et de libéralité aux nouveaux époux. Ils nous accompagnèrent avec les officiers de Sylvina jusqu'à un château peu distant, et qui dépendait de l'évêché. Monseigneur, qui avait les devants, nous y reçut à merveille. Enfin, après trois jours consacrés à fêter l'hymen, nous nous séparâmes, Sa Grandeur promettant de nous rejoindre bientôt, et le couple fortuné de soutenir dans tous les temps avec nous les liaisons d'une étroite amitié.
Fin de la seconde partie