L'oeuvre du chevalier Andrea de Nerciat (2/2): Félicia ou mes fredaines
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Accident.—Fâcheuse rencontre.
Pour se rendre du château de monseigneur à la première station, il y avait une lieue de mauvais terrain à traverser par des chemins détestables. On avait fait boire les postillons plus que de raison, ils nous embourbèrent à cent pas de la grande route. La berline était pesante. Les chevaux ne purent la dégager. Le laquais était en avant. Beaucoup d'humeur de notre part. Force jurements des postillons. Trois femmes ne leur en imposaient guère. Nous ne fûmes quittes de leurs mauvais propos qu'à l'occasion d'un débat qui survint entre eux au sujet d'un supplément de chevaux qu'il fallait que l'un des deux allât chercher. Le moins brutal se mit enfin à la raison et partit.
Nous eûmes le malheur de voir arriver un moment après six sacripants, en uniforme, avec lesquels était un joli jeune homme, vêtu bourgeoisement et qui ne leur ressemblait en aucune façon. Cette troupe nous était adressée à bonne intention, par le postillon qui venait de se détacher. Tous ces drôles, excepté le bel adolescent, paraissaient ivres, et l'effrayante conversation qu'ils tenaient en avançant nous donna la plus mauvaise opinion de leur honnêteté. Nous ne leur faisions pas injure.
—«Eh bien! mille dieux, dit en nous abordant celui qui paraissait être le chef de la bande, voyons; qu'y a-t-il ici de nouveau? Mort, non pas d'un diable, continua-t-il en se tournant du côté de ses compagnons, c'est une charretée de gibier! Heureusement, elles sont jolies. Ventre-bleu, la belle aubaine! Daubons là-dessus comme il faut, et que chacun de nous ait à m'imiter.—Je promets deux culbutes à chacune, répliqua l'un. Je suis, moi, homme à faire ma demi-douzaine, ripostait un autre.—Donnez-vous-en tant que vous voudrez, ajoutait un troisième, en se servant du mot propre, quant à moi, le cotillon me pue et je vais au solide. Or çà, larronnesses, fichez-moi le camp de là-dedans; allons, preste, ou l'on vous en fera dénicher de la bonne manière…
Mais, comment faire? Descendre dans le bourbier? Nous en aurions eu jusqu'au ventre.—Pas de ça, interrompit l'un des drôles, il ne sera pas dit que je le fasse à des culs crottés, venez, mes princesses, grimpez-moi dessus; à charge de revanche, sus, houp là…—La pauvre Sylvina plus morte que vive, se laissa descendre la première. Des épaules du porteur, elle passa tout de suite sous les bras du sergent, qui, remettant un court brûle-gueule dans la corne de son chapeau, se mit en devoir de lui appuyer un baiser enfumé; elle jeta les hauts cris. On lui détacha un grand coup de pied au cul pour lui apprendre à faire la cruelle.
Un autre retint Thérèse par ses jupons, comme elle allait s'élancer par la portière opposée; la beauté des appas que ce mouvement mit en évidence produisit une grande sensation. Certain air qu'elle avait, et dont j'ai déjà fait mention ailleurs, réunissait d'avance en sa faveur les suffrages des spadassins. Il n'y eut qu'un cri: A moi celle-ci. Je la veux.—A moi.—A moi. Elle se laissa mettre à terre sans résistance, et, tournant à son profit le coup de pied dont Sylvina venait d'être régalée, elle ne dit mot. Quant à moi, j'avais plus de colère que de peur. Mon tour venait, j'avais tiré tout doucement un couteau de ma poche et me tapissant dans mon coin, je menaçais de poignarder le premier qui aurait l'insolence de mettre la main sur moi. Ce trait d'assurance fut fort au goût de ces messieurs. Ils rirent et jugèrent que puisque j'avais du courage, il ne me serait rien fait, pourvu toutefois que je voulusse bien ne pas m'opposer à ce qu'on visitât la voiture et qu'on emportât de quoi se soutenir de nous; mais je refusai de capituler, et, sautant adroitement au delà de la boue, je me ruai sur l'un des soldats que je blessai légèrement avec mon couteau. Pendant ce temps-là, notre postillon qui avait hasardé des représentations, recevait des coups: on l'attachait à un arbre. Thérèse qui s'enfonçait dans un taillis, y était poursuivie par l'un des bandits. Sylvina, prosternée, demandait grâce; on la parcourait du haut en bas sans l'écouter. Celui que j'avais frappé me liait les mains et promettait de me pousser dans l'instant une botte mieux fournie que celle qu'il venait de recevoir de ma façon…
Alors le beau jeune homme, qui n'avait fait jusque-là que s'opposer de son mieux aux violences, parut en fureur. Il saisit une épée, qu'on avait quittée pour commencer d'être à son aise, et se mettant bravement en garde, il menaça de charger tous ces gueux à la fois, résolut de périr plutôt que de nous voir devenir les victimes de leur brutalité; on allait risposter cruellement à son défi généreux, lorsque deux hommes à cheval, accourant à toute bride, firent tout à coup diversion.
CHAPITRE II
Dénouement tragigue de l'aventure du bourbier.
Bravoure d'un Anglais et du joli jeune homme.
Les cavaliers, voyant des épées nues, s'arrêtèrent court et délibérèrent un moment s'ils s'avanceraient jusqu'à nous. Cependant le plus déterminé, donnant l'exemple, son camarade le suivit; ils piquèrent de notre côté, le pistolet à la main. Nous connûmes aussitôt au langage et à l'habillement de ces honnêtes gens qu'ils étaient Anglais. L'aspect des armes à feu ne laissa pas d'en imposer à nos ennemis, qui n'avaient que des sabres et des bâtons. Nous courûmes au-devant de nos défenseurs et nous nous retranchâmes derrière leurs chevaux. Le beau jeune homme, qui par bonheur parlait l'anglais, raconta en peu de mots ce qui venait d'arriver. Cependant les soldats faisaient mine de vouloir charger. Au même moment une chaise parut. C'était celle du maître des courriers; il les avait suivis des yeux et ayant entendu du tumulte, il s'était détourné comme eux, pour venir à notre secours.
Nous vîmes à l'instant s'élancer hors de la voiture, encore roulante, un très bel homme, armé d'un large coutelas dont il frappa d'estoc et de taille avant d'avoir pris la peine de faire la moindre question. A l'instant, tous les coquins, à l'exception de celui qui s'était mis aux trousses de Thérèse, firent front et s'escrimèrent. Le beau jeune homme, à côté de notre nouveau protecteur, le secondait en héros. A peine eut-on ferraillé quelques minutes que les marauds furent hors de combat, percés, balafrés et fracassés de quatre coups de pistolet que la cavalerie venait de tirer. Le bruit de cette décharge ayant fait fuir l'agresseur de Thérèse, elle reparut sans coiffure, échevelée, les tétons à l'air et soutenant comme elle pouvait ses jupes, dont les cordons étaient coupés.
Deux des malheureux étaient sans vie. Les autres demandèrent quartier, on dédaigna de continuer à leur faire la guerre. Le brave Anglais eut même la générosité de faire visiter et bander leurs plaies par un de ses gens qui était bon chirurgien.
Tandis que d'un côté l'on prenait ce soin charitable, de l'autre, nos chevaliers secouraient Sylvina qui s'était évanouie pendant la bataille, puis on ajouta pour un moment à notre voiture les chevaux de selle de l'Anglais. Celui-ci, le beau jeune homme, un valet et notre postillon unissant leurs efforts, la berline fut tirée du bourbier. Tout commençait à être en bon ordre, lorsque notre cher Anglais sentit enfin qu'il avait lui-même une blessure. Heureusement elle était légère. Il y fit mettre ce qu'il fallait et remonta dans sa voiture. Nous reçûmes le beau jeune homme dans la nôtre, où il y avait une place, et nous nous remîmes en route.
Bientôt nous retrouvâmes notre postillon et le laquais qui revenaient accompagnés d'une foule de villageois, de quelques hommes bleus et d'un noir. Nous demandâmes ce que signifiait cet attroupement; le postillon nous dit que les soldats qu'il avait envoyés venant de commettre plusieurs excès dans le village, il avait prévu qu'ils ne manqueraient pas de nous insulter, qu'en conséquence, il amenait main-forte et la justice en cas de malheur; mais ce secours fût venu trop tard sans l'heureuse apparition des Anglais. Nous contâmes ce que nous venions d'essuyer: nos gens revinrent avec nous sur leurs pas. Le reste de la troupe poussa jusqu'au lieu du délit, après que l'homme noir eut reçu nos dépositions.
En effet, tout le monde était en alarme dans le village où nous prîmes des chevaux. Les coquins avaient pillé le cabaret, battu l'hôte et mis les servantes à mal. Le nombre en avait imposé. Ils s'étaient retirés sans obstacles.
Cependant le bruit de notre aventure ne fut pas plus tôt répandu que l'on accourut de toutes parts. Nos voitures furent investies. Le curé vint nous féliciter fort platement. Un petit gentilhomme désolé, qui revenait de la chasse, s'empressa beaucoup et nous persécuta pour nous engager à mettre pied à terre chez lui. Nous refusâmes. Il jurait, foi de capitaine de milice, que s'il eût été au château avec la Fleur et Jacques, ses fidèles serviteurs, les choses ne se seraient pas passées si tranquillement; puis il fallut endurer l'histoire fastidieuse de vingt bagarres de village où ce vaillant hobereau devait avoir fait des prodiges. L'Anglais se tirait d'affaire à merveille, feignant de ne pas entendre le français: c'est donc sur nous que tombait en entier l'ennui des honneurs que l'on nous rendait. Sylvina se ruinait en politesses et remerciements; j'avais de l'humeur. Thérèse rechignait encore mieux, honteuse du désordre de son ajustement, qui ne publiait que trop qu'il lui était arrivé quelque chose de particulier. Le jeune homme était à peindre, transporté, répondant de tous côtés avec une gaieté vive, délicieuse; cependant nous ne savions ni qui il était, ni ce que nous ferions de lui. Il n'était pas plus au fait de ce qui nous regardait; mais il n'en avait pas moins l'air d'avoir passé toute sa vie avec nous.
Enfin, les voitures furent attelées. L'Anglais fit un présent au cabaretier et jeta quelque argent au peuple, en reconnaissance de l'intérêt qu'il paraissait prendre à notre aventure. Nous partîmes à travers une huée de vœux et de bénédictions.
CHAPITRE III
Histoire de Monrose.—Ses singuliers malheurs.
Nous désirions bien vivement de savoir qui était ce charmant jouvenceau que le hasard nous faisait enlever. Il alla de lui-même au-devant de notre curiosité, et montrant beaucoup d'assurance, toutefois sans effronterie, il s'ouvrit à nous à peu près dans ces termes:
«—Vous trouvez sans doute bien étrange, mesdames, que je me sois ainsi faufilé sans avoir l'honneur d'être connu de vous; et quoique vous m'ayez surpris en si mauvaise compagnie, je vous prie cependant de croire que je ne ressemble en rien aux scélérats avec qui je me trouvais. Je suis un infortuné, sans ressources; je sais que je suis gentilhomme, mais livré dès l'enfance à des mains mercenaires, sorti de chez un misérable grammairien pour rentrer dans un collège, je n'ai jamais vu qui que ce soit de ma famille. On a payé pour moi régulièrement une modique pension. J'ai été mal entretenu, mal enseigné, humilié, battu; voilà en raccourci, mesdames, le tableau de mon existence. Quoique vous me voyez passablement grand, je n'ai cependant que quatorze ans; mais une vie dure m'a rendu précoce et je parais plus formé qu'on n'a coutume de l'être à mon âge. En effet, il y a déjà quelque temps que je raisonne, que je pense, et je me sens même capable de me faire un sort, venant de perdre par une démarche hardie le peu de ressources que je tirais de mes parents inconnus. On me nomme Monrose, mais ce n'est qu'un surnom: le principal du collège me l'a dit. Il a mes papiers et sait, lui seul, à qui j'appartiens et comment je devrais m'appeler.»
L'intéressant Monrose cessait de parler, mais nous voulûmes absolument savoir par quel hasard il s'était trouvé dans la compagnie de ces soldats et ce qu'il se proposait alors de devenir.
«—Mesdames, répondit-il en rougissant, je me suis échappé de mon collège, et, sur mon honneur, aucune puissance ne m'y fera jamais rentrer. Je n'ai rien de plus à dire. Le secret de ma fuite est de nature à ne pouvoir être révélé.» Notre impatience redoublait: nous pressâmes Monrose; il fit beaucoup de difficultés, mais se rendant enfin à nos instances, voici ce qu'il ajouta tristement et changeant plusieurs fois de couleur:
«—Je ne sais, mesdames, s'il est au monde un état plus malheureux que celui d'un enfant éloigné de ses père et mère et livré aux pédants. Ces bourreaux, à l'aspect farouche, au cœur dur, à l'âme vile, n'ont cessé de me persécuter; né fier, emporté, j'ai eu plus à souffrir qu'un autre. Ajouter à la fatigue et à l'ennui de mes exercices, retrancher de ma nourriture et de mon sommeil, me priver des récréations et de la société de mes camarades, ont été les injustices journalières de ces monstres que j'abhorre; heureux du moins si j'avais pu m'en faire abhorrer à mon tour et si la fatalité de mon étoile ne m'avait pas fait trouver dans leur attachement même le plus insupportable supplice.
«Il y a six mois environ que le besoin de m'attacher à quelqu'un me fit distinguer un de mes camarades, à qui de brillants succès dans les études avaient mérité la faveur de tous nos supérieurs. Je me sentais beaucoup d'estime et d'amitié pour Carvel, c'est ainsi que se nommait l'écolier; et je me proposais d'apprendre de ce jeune homme, si bien venu, l'art d'adoucir les tigres qui, jusque-là, n'avaient cessé de me déchirer. En effet, le désir que je témoignais de me lier avec Carvel sembla me ramener le principal: il parut voir avec plaisir notre bonne intelligence. Nous étions de la même classe; je partageai bientôt avec lui les bonnes grâces du régent, et je crus un moment que j'allais cesser d'être malheureux; mais bientôt certaines ouvertures de la part de mon nouvel ami et certaines démarches de celle du régent m'alarmèrent. Je voyais un grand mystère, on me louait, on me caressait; je pressentis qu'il se tramait quelque chose contre moi. Je découvris bientôt que Carvel devait une partie de sa faveur à des manières de faire sa cour, dans lesquelle je me sentais incapable de l'imiter…
«Mes doutes devinrent enfin des certitudes: notre régent était l'intime ami du principal, Carvel l'était de tous deux. On fermait assez les yeux sur notre conduite pour que nous trouvassions le moyen de coucher souvent ensemble. Carvel, libertin et plus âgé que moi, devenait familier, m'apprenait des polissonneries que je saisissais assez bien et auxquelles je prenais une sorte de goût. Mais je vois, mesdames, que mon ingénuité me nuit: vous vous moquez de moi? (Nous souriions en effet.)—Non, mon bel ami, répondit Sylvina, vous nous intéressez, vous nous amusez, vous êtes charmant. Poursuivez.—Insensiblement, il poussa plus loin le zèle de ses leçons… Une nuit, enfin, il me vanta fort éloquemment l'excellence de certains plaisirs… Mais l'image seule me causait d'abord une répugnance affreuse… En vain, il voulut essayer de me faire goûter le conseil, en l'appuyant de la pratique, je me fâchai tout de bon; il m'apaisa de son mieux, je lui pardonnai, mais nous convînmes qu'il ne serait plus question du dégoûtant article, quoiqu'il assurât, pour se justifier et me séduire, que c'était le principal et le régent eux-mêmes qui l'avaient instruit, et que ce que ces graves personnages lui faisaient sans scrupule, je pouvais bien le lui permettre aussi.
«Il est inutile, mesdames, d'allonger les détails. Vous saurez que Carvel n'agissait que par le conseil des supérieurs. Il leur était voué, il avait ordre de me débaucher pour me faire servir ensuite à leurs infâmes plaisirs. Caresses, prières, menaces, violences, tout a été tenté depuis, par les scélérats, pour venir à leur but. Bientôt divisés par une affreuse jalousie, chacun d'eux s'est imaginé que je lui préférais son rival; et je n'ai cessé d'être la victime des fureurs de l'un ou de l'autre. Je me suis brouillé à mort avec le méprisable Carvel… (Sylvina, ravie: Il est délicieux.)
«Avant-hier enfin, le principal m'ayant fait venir dans sa chambre à l'heure du coucher, sous prétexte de faire avec moi la paix, m'a serré dans ses bras et m'a prié d'oublier le passé. Je le promettais. Il m'a comblé de caresses et a servi des fruits, des confitures, du vin muscat, j'en ai goûté sans méfiance. Nous avons causé familièrement plus d'une heure… mais l'odieux principal, quittant tout à coup son visage hypocrite, s'est rué sur moi comme un loup enragé et, mettant en usage toute la vigueur d'un corps masculin et colossal, il a tenté de m'arracher ces prétendues faveurs…
«Déjà sa robe m'enveloppait la tête, et j'étais renversé sur le lit la face contre les couvertes, pouvant à peine respirer. Une jambe passée autour des miennes les tenait fortement arrêtées; déjà le monstre, de la main qu'il avait libre, avait coupé l'aiguillette de mon haut-de-chausse et découvert… Mais, dans ce moment, le régent furieux et qui probablement était depuis longtemps aux aguets, a jeté la porte en dedans, malgré les verrous, et m'a tiré, non sans peine, des mains du forcené, qui, dans l'égarement de sa passion, ne pouvait lâcher prise; je me suis évadé pendant que ces animaux féroces s'accrochaient avec la dernière fureur. Dans l'instant, toute la maison a été sur pied. Je visais à m'échapper, j'ai eu ce bonheur à la faveur de la confusion générale, les portes s'étant trouvées par hasard ouvertes.
«Je suis aussitôt sorti de la ville, n'ayant pour tout bien que ce que vous voyez sur mon corps et quelques sous que j'ai dépensés à ma première halte. Après avoir fait ensuite une longue marche sans reprendre haleine, j'ai rencontré ces soldats qui tenaient la même route que moi; nous avons fait connaissance: ils m'ont proposé de servir. La misère me pressait, je n'ai point hésité. Nous avions déjà bu ensemble à la santé du roi; et, le soir, je devais signer un engagement.»
CHAPITRE IV
Beau procédé de Sylvina.
Sans doute il était mal à nous de rire d'une histoire aussi malheureuse, mais ce principal et ce régent, entêtés pour l'amour de notre Ganimède, nous avaient paru si comiques que nous n'avions pu contenir nos éclats. Le pauvre petit, déconcerté, la larme à l'œil, se taisait et n'osait plus nous regarder; nous soutînmes toute l'étendue de notre impertinence. J'allais tâcher de la réparer quand Sylvina prit la parole: «Aimable et généreux Monrose, dit-elle en lui donnant la main d'un air caressant, pardonnez un moment de folie qui n'a rien de commun avec l'intérêt dont vos aventures sont faites pour pénétrer toutes les âmes sensibles. Mais le ridicule de vos suborneurs est si frappé, vos aventures font naître de si bizarres idées que vous devez excuser s'il se mêle un peu d'envie de rire à beaucoup d'attendrissement. Nous vous avons les plus grandes obligations; quand cela ne serait pas, tout ce qui se fait remarquer d'aimable en vous, au premier abord, n'eût pas manqué de nous inspirer les plus favorables sentiments; maintenant nous vous les devons, et j'espère de réussir à vous convaincre bientôt de leur sincérité, après vous être exposé si bravement; pour nous, vous ne pouvez pas nous refuser la satisfaction de vous devenir à notre tour, bonnement, quelque chose. Rien ne vous empêche de nous suivre à Paris. Nous tâcherons de vous y dédommager de l'infortune où vous avez vécu jusqu'à présent. Elle n'était pas faite pour vous; on peut prophétiser hardiment du bonheur, sur une physionomie telle que la vôtre et d'après les preuves que vous avez données d'une aussi belle âme. Vous savez déjà que votre naissance est noble; je suis persuadée qu'un jour, lorsque vous connaîtrez vos parents, vous apprendrez que les faveurs de la fortune vous sont aussi réservées. En attendant que ces grands mystères se dévoilent à vos yeux, vivez avec nous et partagez l'aisance dont nous jouissons; quoi que nous puissions faire pour vous, il nous sera toujours impossible de nous acquitter.»
Monrose mouilla de ses larmes la main de Sylvina et la couvrit de baisers plus éloquents que les plus belles paroles. Nous n'étions pas moins émues… Ce bel enfant, qui avait toutes les grâces du corps, toutes les qualités du cœur, tout l'esprit d'une personne faite qui en a beaucoup, sut nous occuper avec tant d'agrément que nous fûmes étonnées de nous trouver sitôt rendues à l'endroit où nous étions convenues de passer la nuit.
CHAPITRE V
Comment l'Anglais se montra aussi aimable
qu'il était vaillant.
Jusque-là, nous avions à peine vu notre brave Anglais, qui paraissait attacher très peu d'importance au service qu'il nous avait rendu, et, ne bougeant de sa chaise, il avait évité de se trouver à portée de nos remerciements. Cependant il nous donna la main pour descendre de voiture et nous demanda la permission de souper avec nous.
Si cet homme généreux n'avait pas l'air d'empressement qu'aurait pu se donner un galant Français, après une aventure aussi romanesque, ayant un droit puissant à la reconnaissance de très jolies femmes, il était peut-être encore plus flatteur pour nous de voir combien l'intention de ce bienfaiteur était de nous mettre à notre aise. Pas un mot qui pût faire tomber la conversation sur l'affaire du bourbier. S'il nous arrivait d'en laisser échapper quelque chose, il nous priait, en souriant, de ne pas nous rappeler un moment désagréable.—L'art du bonheur, disait-il, consiste à chasser au plus tôt de la mémoire ce qui a fait de la peine et à conserver précieusement le souvenir de ce qui a fait plaisir.
Cet homme, qui paraissait au premier abord froid et sérieux, déploya bientôt, sans la moindre prétention, une éloquence facile, intéressante. Philosophe, il n'avait que des principes modérés, consolants: ses yeux, qui n'étaient d'abord que majestueux, devenaient tendres dès qu'il parlait: un sourire charmant inspirait de la confiance; en un mot, plus on le contemplait, plus on était frappé de la symétrie parfaite de ses traits et de la dignité de sa physionomie. Agé d'environ quarante ans, il avait la fraîcheur et la vivacité du plus jeune homme. Sa voix, quoique mâle, était douce; sa taille, aussi souple que noble, était dégagée de cette contrainte que nous reprochons au plus grand nombre de ses compatriotes. On ne pouvait enfin se lasser de voir, d'écouter, d'admirer le chevalier Sydney. C'est ainsi qu'un de ses gens nous apprit qu'il se nommait.
Avec quelle bonté, surtout, il traitait l'aimable Monrose!—Mon ami, lui disait-il, en lui frappant amicalement sur l'épaule, heureux les guerriers qui ont par devers eux, au bout de leur carrière, un seul trait qui vaille celui que tu viens de donner au début de la tienne! sois conséquent, et tu seras le modèle des hommes braves et généreux.—Le modeste Monrose répondait de son mieux, par ses caresses, à tout ce que le chevalier lui disait d'obligeant.
Cet Anglais, si différent en apparence des gens que nous avions coutume de voir, nous aurait peut-être beaucoup moins plu, malgré ses belles qualités, si nous ne lui avions pas été aussi redevables. Il en imposait surtout à Sylvina, qui ne pouvait sortir avec lui du ton du respect et de la cérémonie. Quant à moi, je ne savais quel penchant m'entraînait vers sir Sydney; et lui-même, malgré le partage à peu près égal de ses attentions, me paraissait profondément occupé de moi: ses yeux y revenaient sans cesse; mais je ne pouvais comprendre pourquoi je les voyais s'attrister en me fixant. Ceux de Monrose tenaient une conduite tout à fait différente. Le pauvre petit me regardait furtivement et ne le faisait jamais sans rougir. Si nous nous rencontrions, il détournait la vue, pourvu qu'il y songeât; car, lorsque le plaisir de me contempler lui faisait oublier la convention qu'il pouvait avoir faite avec lui-même de s'en abstenir, le fripon se déridait, son visage pétillait, j'y lisais qu'il mourait d'envie de se jeter à mon cou.
Nous devions arriver à Paris le soir du lendemain. Le chevalier ayant ordonné au laquais, qui le servait à table, de repartir bientôt, afin d'avoir le temps de lui trouver un logement convenable, nous lui en offrîmes un chez nous, en attendant; mais il n'accepta point et se contenta de prendre notre adresse, après avoir demandé la permission de nous venir voir. Ensuite il alla reposer, devant se mettre en route de meilleure heure que nous. Avant de nous quitter, il trouva le moment de donner à Sylvina, pour le jeune Monrose, vingt-cinq louis qu'elle ne put refuser, sir Sydney l'assurant qu'il tiendrait à honneur que ce brave enfant voulût bien agréer cette légère marque de son estime.
CHAPITRE VI
Où l'on ne verra rien d'étonnant.
Le reste du voyage fut très heureux. Mon cœur palpita lorsque nous approchâmes de la capitale; mais ma joie n'avait rien de comparable à celle du beau Monrose. Il dévorait des yeux les moindres objets, non avec la stupide admiration des sots, mais avec ce désir vif, si naturel à un jeune homme plein de feu, qui sort pour la première fois d'une prison, où rien n'a jamais pu l'affecter agréablement. Nous arrivâmes enfin. Notre laquais, que nous avions fait partir pendant la nuit avec celui de sir Sydney, nous attendait; les appartements étaient préparés; on logea Monrose dans une pièce qui donnait d'un côté dans la chambre à coucher de Sylvina, et de l'autre sur un corridor, à côté de la mienne. Nous n'étions pas scrupuleuses; au surplus nous n'avions personne qui pût trouver à redire à cet arrangement; et je ne me suis jamais repentie qu'il ait eu lieu.
Le chevalier Sydney vint nous voir le lendemain, quoiqu'il eût appris de son laquais, instruit par le nôtre, que nous étions à peu près de ces femmes qu'on nomme du monde. Il n'en rabattit point avec nous, et nous eûmes tout lieu d'être contentes de sa politesse. Nous devions aller au spectacle, c'est un des premiers besoins des pauvres gens qui viennent de s'ennuyer en province. Le chevalier offrit de nous accompagner au Français, que nous avions préféré: nous le priâmes d'accepter au retour notre souper; ce qu'il fit.
Pendant le repas, certaines minauderies de Sylvina me firent aviser qu'elle n'aurait pas été fâchée de donner dans l'œil du bel Anglais: ce qui fortifia beaucoup mes soupçons fut que je la vis s'étudier à ne faire aucune attention à Monrose, qu'elle avait cependant perpétuellement caressé le matin, au point de le faire asseoir sur elle et de lui donner sans gêne de ces baisers qui ne sont plus sans conséquence quand on est aussi formé que l'était notre nouvel ami. On avait beau le tutoyer, le nommer mon fils, répéter sans cesse qu'on pourrait être sa mère, Monrose était trop aimable et Sylvina trop sujette à s'enflammer pour que toute cette belle amitié ne me parût pas quelque chose de plus. Je me rappelais d'Aiglemont, Géronimo, et je disais en dedans de moi: «Voici donc encore un larcin que Sylvina voudrait me faire; pour le coup, celui-ci ne lui convient pas, il est mon lot, à moi.» Je trouvais Monrose adorable; tout favorisait le projet de me l'attacher. Je ne pouvais douter que je ne lui eusse fait impression. Il ne s'agissait donc plus d'avoir les yeux ouverts sur la conduite de Sylvina. Elle était femme à faire les démarches les plus hardies. Je résolus de la prévenir et de me jeter plutôt à la tête du bel enfant que de ne pas l'avoir la première, si la fatalité de mon étoile me condamnait à toujours partager.
Mais si j'avais des plans, Sylvina en avait aussi. Elle feignit pendant plusieurs jours d'être incommodée pour se dispenser de sortir; autrement j'aurais dû rester à la maison avec Monrose qui, n'étant pas vêtu, n'aurait pu l'accompagner: c'était précisément ce tête-à-tête qu'elle redoutait; elle restait donc au logis. Pendant cette retraite, elle donna tous ses soins au beau jeune homme, l'équipa galamment, lui donna des nippes et lui retint des maîtres. Il était d'une beauté ravissante dans ses nouveaux ajustements. Nous trouvions surprenant qu'il eût sur-le-champ cette bonne mine, ce maintien aisé et noble qui n'est pas toujours le fruit assuré d'une longue éducation.
Nous le tînmes auprès de nous, gardé, pour ainsi dire, à vue, pendant près d'un mois, n'allant que furtivement au spectacle ou choisissant quelques promenades écartées; évitant surtout de rencontrer nos connaissances, qui n'auraient pas manqué de venir nous voir et de nous rejeter plus tôt que nous ne voulions dans le tourbillon bruyant des sociétés. Le chevalier Sydney était la seule personne que nous vissions. Il devait être bien étonné de notre retenue, sachant que nous étions des femmes de plaisir. Il était surtout bien éloigné d'imaginer qu'un enfant pût être la cause de notre réforme apparente.
Sydney commençait à nous accorder beaucoup de confiance; mes talents le captivaient, nous lui devenions nécessaires, il ne nous quittait presque plus. Mais je retrouvais toujours dans ses yeux cet intérêt triste qui m'avait frappée dès le premier instant. Je ne pouvais douter de son amour. Je voyais clairement que sans la différence des âges, il n'aurait pas hésité de se déclarer. Cette disproportion seule m'en imposait un peu. Cependant je m'interrogeais. Loin d'avoir de la répugnance pour ce respectable Anglais, je me sentais plutôt prévenue en sa faveur. J'aimais Monrose, mais il y avait plus de caprice et de vanité que de passion dans mes sentiments pour lui. Je ne m'attendais pas à de grandes ressources d'aucune espèce de la part d'un amant si jeune et si neuf. En un mot, ni l'une ni l'autre de ces conquêtes ne me semblait capable de me dédommager du charmant d'Aiglemont; mais nous étions séparés, et pour l'amour, les absents eurent toujours tort avec moi. Je pris donc mon parti. Je résolus de prendre le chevalier et Monrose; rien ne me paraissait plus compatible; et, en effet, j'avais très bien calculé.
CHAPITRE VII
Où l'on retrouve des gens de connaissance.
Cependant je ne m'étais encore arrangée avec aucun des deux quand monseigneur et son neveu vinrent, tout à coup, nous surprendre. Sa Grandeur nous avait écrit à l'occasion de notre malheureuse aventure; depuis notre réponse, nous n'avions plus reçu de ses nouvelles, et nous étions bien éloignées de le supposer sitôt de retour à Paris. Nous philosophions assez sérieusement avec Sir Sydney lorsque ces aimables gens tombèrent pour nous des nues. Quand le laquais les annnonça, nous lui fîmes répéter deux fois ces noms si connus, que nous ne pouvions encore nous persuader d'avoir bien entendus.
La présence de l'Anglais obligea monseigneur à paraître moins familier qu'il n'eût pu se le permettre si nous eussions été seules. D'Aiglemont suivit son exemple, et l'entrevue se passa le plus décemment du monde. Ces messieurs eurent bientôt fait connaissance, quand nous eûmes conté aux derniers venus qu'ils voyaient dans Sydney et Monrose nos libérateurs, et à ceux-ci que nous sortions de chez Sa Grandeur quand nous avions eu le malheur d'être attaquées. Monrose fut fort caressé de l'oncle et du neveu et se tira très bien d'affaire. D'Aiglemont, toujours prêt à persifler, lui dit qu'il ne pouvait avoir obligé des personnes plus reconnaissantes et plus faites pour encourager une belle âme à rendre des services. J'eus un secret dépit de me voir si justement soupçonnée, et cela m'affermit dans le projet de récompenser le cher Monrose. Mon air piqué fut, sans doute, remarqué de d'Aiglemont, que je vis sourire malignement.
Sir Sydney, depuis qu'il vivait avec nous, s'étant conduit de manière à ne pas laisser à Sylvina l'espérance de le prendre dans ses filets, elle se rabattit ouvertement sur Monseigneur; je crus lire dans la physionomie de l'Anglais que cette préférence lui faisait plus de plaisir que de peine. Le prélat, ayant désormais à redouter la concurrence de son neveu, n'espérait apparemment plus de continuer à m'intéresser. Il se trouvait flatté de l'emporter sur Sydney, qui paraissait très aimable. Quant à d'Aiglemont, bien sûr de ne pas manquer de femmes, il se souciait peut-être assez peu d'être bien ou mal traité de ma part, et je ne m'aperçus pas qu'il fît de grands efforts pour me témoigner le désir d'être encore ensemble sur le même pied qu'en province. Cette indifférence ajoutait à mes griefs; et tout cela ne laissait pas d'avancer beaucoup les affaires du charmant Monrose.
CHAPITRE VIII
Le bien vient quelquefois en dormant.
Il n'y avait pas de temps à perdre; je savais que si je laissais à Sylvina celui de styler mon bel enfant, il était perdu pour moi: voici ce que l'amour m'inspira.
La nuit même du jour où nous avions vu monseigneur et son neveu, je me levai doucement et fus éveiller Monrose, qui dormait le plus paisiblement du monde. Cependant j'entrepris de lui persuader que je l'avais entendu ronfler d'une manière effrayante et que j'accourais, craignant qu'il n'étouffât. La brusque interruption de son sommeil lui causait, en effet, un peu d'agitation. Je prétendais que c'était une suite de l'état où il venait de se trouver en dormant; j'avais passé mes bras autour de lui; je le serrais contre mon sein, avec les démonstrations de la plus vive inquiétude. L'adolescent me comblait de remerciements; ses lèvres s'allongeaient pour baiser machinalement deux globes entre lesquels je le faisais respirer. O nature, que tu es une admirable maîtresse!
Bientôt je sentis deux bras caressants qui s'entrelaçaient autour de moi et faisaient en tremblant quelques efforts pour m'attirer.—Monrose, dis-je alors, pénétrée d'une voluptueuse émotion, si vous craigniez de vous trouver mal une seconde fois… je resterais auprès de vous. Seriez-vous scandalisé? si… Mais vous m'inquiétez… Je ne vous abandonnerai pas dans un état aussi critique…—Vous êtes bien bonne, ma belle demoiselle, répondit-il, hors de lui, je me porte fort bien, mais je voudrais être malade pour avoir besoin de secours si chers.—Parlez franchement, Monrose, vous faisiez tout au moins quelque mauvais songe?—Non, en vérité, je songeais, au contraire… je n'ose vous le dire, cela est trop bête…—Dites, dites, mon bon ami. Je veux absolument savoir…—Eh bien!… je rêvais que… vous étiez le père principal du collège, charmante, malgré la robe noire et le bonnet carré… vous… me demandiez… ce que vous savez, mais avec tant de grâce que je n'avais pas le courage de vous le refuser. Loin de m'en offenser, j'ai été au désespoir de m'éveiller… imaginez quelle a été ma surprise en me trouvant dans vos bras.
Je n'avais ni robe ni bonnet carré, et mon but n'était pas précisément le même que celui du père principal; du reste, Monrose avait songé l'exacte vérité. Je ris comme une folle et ne pus m'empêcher de lui donner plusieurs baisers. J'étais à moitié couchée sur le lit, je me glissai peu à peu sous la couverture et me trouvai enfin à côté du charmant jouvenceau.
Je m'aperçus d'abord qu'il était bon à quelque chose. La qualité réparait chez lui ce qu'il avait à désirer pour la quantité. Monrose ne fut pas étonné de sentir mes mains le parcourir; son ami Carvel l'avait instruit même au delà des mystères du plaisir, mais il n'était pas encore fort avancé, je le connus au prompt mouvement que fit sa main pour se retirer, quand elle sentit une conformation différente, l'absence de ce qu'il croyait apparemment commun aux deux sexes. Je la retins comme elle fuyait, cette main trop timide, et la ramenai sur la place.—Tu vois bien, mon cher Monrose, dis-je en le baisant avec transport, tu vois que je ne suis pas le père principal.—Je n'y suis plus, répondit-il avec un peu de confusion. Cependant une de ses mains visitait curieusement ce nouveau pays et les environs qui lui étaient moins étrangers, l'autre prenait plaisir à manier le satin de ma gorge… Il haletait, consumé de désirs dont il ignorait encore l'objet et le remède… Ses nouvelles découvertes l'avaient absolument désorienté.
Je jouissais à mon aise de son délicieux étonnement.—Eh bien, Monrose, lui dis-je, il n'y a rien à craindre avec moi. Je ne te ferai point de sottises.—Hélas non, répondit-il en soupirant: mais si Carvel eût été vous, ou si vous étiez tout de bon le père principal, je sens que je ne pourrais résister au désir d'en faire et de m'en laisser faire, car je sais que nous avons l'un et l'autre avantage.—Eh bien, dis-je au comble de l'égarement, puisque je suis malheureusement dans l'impuissance de tirer parti de ta volonté, fais du moins ce que tu voudras.
Le pauvre Monrose fut encore plus embarrassé; il n'avait qu'un objet; encore en était-il à la simple spéculation. Je le désespérais surtout par une attitude aussi contraire à ses vues que favorables aux miennes.—Viens dans mes bras, lui dis-je, peut-être se fera-t-il quelque miracle en notre faveur.
CHAPITRE IX
Fin du noviciat de Monrose.
Il obéit avec transport. J'étais aux cieux, sentant sur mon corps embrasé le poids léger de celui de mon jeune amant. Il tremblait. Il ne savait comment se soutenir. Je le tins longtemps serré contre mon sein, le dévorant de mes baisers, suçant avec délire sa belle bouche et lui prodiguant les aveux les plus passionnés. L'aimable prosélyte me laisait faire, attendant en silence à quoi tout cela pourrait aboutir. Je ne me possédais plus. J'allais… mais un obstacle s'éleva. Le trouble du pauvre petit agit cruellement sur l'aiguillon de l'amour qui se glaça dans ma main… Ce terrible contre-temps poussa mes désirs jusqu'à la fureur, je mis en usage tout ce que je pouvais connaître de ressources… Le désenchantement fut prompt, je me hâtai de le mettre à profit. J'appliquai le remède après lequel je languissais. Le docile Monrose reçut la dernière leçon. Je le pressai fortement contre moi par ces coussins potelés dont les charmes font oublier les vues honteuses de la nature; des mouvements délicieux achevèrent d'éclairer l'heureux Monrose. Je sentis l'instant où Vénus recevait sa première offrande. Le plaisir nous anéantit en même temps.
Ce fut ainsi que je trompai les desseins de la lubrique Sylvina, que je la frustrai d'une fleur précieuse qu'elle était sur le point de cueillir et que je me vengeai d'avoir partagé d'Aiglemont et Fiorelli, des grâces dont je conservais un dépit, qui, peut-être, eût été jusqu'à la haine, sans les bontés infinies dont cette rivale me comblait depuis si longtemps et dont j'étais pénétrée de reconnaissance. Je ne crains point d'avouer mes petitesses; les femmes s'y reconnaîtront: les hommes ne me sauront pas mauvais gré d'une façon de penser qui prouve quelle importance nous voulons bien attacher à leur conquête.
J'éprouvais les plus délicieuses sensations et m'étonnais de la prodigieuse distance qu'il y a du bonheur d'un homme qui change une fille en femme à celui d'une femme qui reçoit les prémices d'un candidat d'amour. Je venais de goûter avec Monrose des voluptés ravissantes; et quelle nuit, au contraire, le pauvre d'Aiglemont avait-il passée la première fois avec moi!
Monrose, dans l'ivresse d'une sensation si nouvelle pour lui, n'osait troubler mon amoureuse méditation. Il demeurait dans la voluptueuse situation où je l'avais placé. J'eus besoin de lui parler pour l'engager à rompre le silence.—Que t'en semble, mon cher ami? lui dis-je en lui donnant un baiser…—Laissez-moi, répondit-il, le temps de chercher des expressions, s'il en est, qui puissent rendre ce que je viens de sentir.—Monrose, es-tu fâché, maintenant que je sois venue troubler ton sommeil?—Ah! mademoiselle, s'écria-t-il avec mille caresses passionnées, pourriez-vous me croire assez ingrat?…—Tout de bon? Tu ne me voudras pas autant de mal qu'à ton ami Carvel? qu'au père principal?—Quelle méchanceté? vous me persiflez, et j'en meurs de honte. Mais souffrez que je vous parle avec franchise. Il n'est pas possible que ces plaisirs, dont l'impur Carvel m'entretenait sans cesse, fussent les mêmes que ceux dont vous venez de me faire jouir. Pourquoi n'y sentais-je pas le même attrait? Pourquoi, dans nos badinages nocturnes, n'était-ce souvent qu'à force d'art que Carvel venait à bout de faire éclore, faiblement encore, ces désirs que la première de vos caresses avait allumés à l'excès. Je crois le bonheur qu'il me vantait autant au-dessous de celui-ci qu'il est indifférent pour la forme.»
Pendant que Monrose raisonnait si juste, je recommençais insensiblement à tirer parti de sa position. Mes baisers lui fermèrent la bouche. Il s'y prenait déjà mieux, et j'admirais son intelligence. Cependant, pour vouloir trop bien faire, il fit mal, et je fus obligée de le remettre sur les voies. Pour lors, j'en fus parfaitement contente, et il dut l'être de moi. Filant son bonheur avec toute l'adresse dont mon expérience me rendait susceptible, je ne m'abandonnai au plaisir que lorsque je le vis toucher lui-même au moment décisif.
Ainsi les talents en amour n'étaient pas moins précoces chez l'aimable Monrose que la bravoure et l'esprit. Après s'être tiré si bien de sa nouvelle épreuve, il me devenait encore plus cher. Nous nous jurâmes le secret; et, de peur qu'un long sommeil ne nous mît dans le cas d'être surpris ensemble, je regagnai mon lit. Je m'endormis profondément dans le calme de la plus parfaite félicité.
CHAPITRE X
Intrigues dont le beau Monrose est l'objet.
Les travaux de la nuit avaient un peu pâli mon aimable élève. Ses yeux battus peignaient la douce langueur de la volupté: il était ravissant. Je lui conseillai cependant de se plaindre de quelque indisposition, afin de prévenir tout soupçon jaloux de la part de Sylvine. En effet, l'altération visible des couleurs de Monrose ne put lui échapper. Elle en témoignait la plus vive inquiétude. J'en fis autant, et nous nous tirâmes d'affaire.
Je me reprochais néanmoins d'avoir initié sitôt un enfant à qui les lumières qu'il venait d'acquérir pouvaient devenir fatales. Il était ardent; je craignais pour lui le tempérament d'une femme incapable de le ménager, à qui pourtant il ne pouvait éviter d'accorder des complaisances. Je lisais dans l'avenir que, complice lui-même de sa ruine, il donnerait bientôt dans tous les excès dont ses charmes et son mérite lui procureraient la facilité. Je m'affligeais en pensant que cette belle plante allait se dessécher et périr avant sa maturité; que, pour avoir connu trop tôt le plaisir, Monrose se livrerait aux passions et tromperait sans doute les grands desseins que la nature semblait avoir sur une créature aussi parfaite; afin donc d'arrêter les progrès d'un mal dont j'aurais été l'auteur, j'imaginai d'exiger de Monrose qu'il se soumît entièrement à mes volontés. En conséquence, je le pressentis dès le lendemain, et feignant d'attacher la plus grande importance à ce qui s'est passé, voici ce que je lui dis, après l'avoir préparé par quelques sophismes préliminaires:
—Puisque le hasard, mon cher Monrose, n'a pas présidé seul aux liens qui viennent de se former entre nous et que tu ne répugnes pas à penser qu'une forte sympathie nous avait destinés de tout temps l'un à l'autre, tu as envers moi des devoirs à remplir dont tu n'es pas affranchi, quoique, par une heureuse bizarrerie, notre intrigue ait commencé par où les autres ont coutume de se dénouer. L'une des premières lois de l'amour est de ne se point partager. Tu es à moi; tu me dois le sacrifice de tout ce que l'on pourra t'offrir de plaisir. Ce sera à moi de te permettre ou défendre à cet égard, ce que je jugerai à propos. Tu dois de même trouver bon que j'agrée ou refuse à ma volonté les désirs dont tu pourras me faire part. Ton sexe est fait pour mériter les faveurs du mien; tu goûteras mieux celles que je pourrai t'accorder, quand elles seront le prix de tes soins et le gage de ma satisfaction.
Monrose promit tout ce que je voulus. Il aimait: son âme ingénue était pénétrée de cette première ferveur qui rend incapable d'égoïsme et de méfiance. Il ne fit pas attention qu'en lui prescrivant des engagements, je ne m'en imposais aucuns, il prononça mille vœux à mes genoux, avec l'enthousiasme de la passion et du respect.
Beautés qui pouvez être jalouses d'une pure adoration, c'est à l'âge de Monrose qu'il faut prendre les hommes, si vous voulez respirer un moment cet encens délicat. Un moment, entendez-vous? Car bientôt ces cœurs si francs, si sensibles, participent à la contagion générale: alors vous devenez les dupes de ceux que vous croyez duper. On se lasse d'entretenir l'illusion de votre orgueil. Les adorateurs s'enfuient en se moquant. Vous demeurez rongées de regrets et couvertes de ridicule.
Monrose était de bonne foi; cependant, je me souciais fort peu d'être adorée. Cela ne m'a jamais flattée: j'ai toujours souhaité court amour et longue amitié. Mais j'ai dit mes raisons. Toutes les femmes qui se proposent de tromper n'en ont pas d'aussi délicates. Revenons à notre sujet.
Monrose ne fut pas longtemps sans avoir des confidences à me faire. Il ne restait jamais seul avec Sylvina, qu'elle ne fît quelque forte agacerie. Elle s'était mise sur le pied de le caresser de la manière la plus libre et de ne se gêner avec lui, non plus que s'il eût été du même sexe. Le piège favori était de le faire appeler le matin, pour lire à son chevet. Alors c'était un bras, un téton qu'on laissait voir: puis, l'on avait chaud, l'on se découvrait, ou bien il s'agissait de quelque puce incommode; on employait l'officieux Monrose à lui donner la chasse. C'était ici, c'était là, et l'insecte rusé ne se trouvait jamais, surtout s'il avait le bonheur de se retrancher dans quelques postes favorables pour lesquels le timide chasseur avait du respect.
Un jour, et j'en ris encore, un de ces petits animaux devait avoir fait rage: Sylvina en avait perdu tout le fruit de sa lecture. Après s'être fait longtemps poursuivre, la maligne bête s'était fourrée… où vous savez… et le pauvre petit avait la simplicité de croire à ce lieu commun!—Mais cela n'est-il pas singulier? Monrose?… là… précisément là!—Puis on y conduisit la jolie main du lecteur, dont on choisit le plus grand doigt pour livrer à la puce une guerre cruelle. Ce doigt, guidé sur un point très sensible, fut mis en train et mérita bientôt d'être applaudi de sa dextérité.—A merveille, disait Sylvine, en se pâmant…, je sens, je sens que tu la tues… encore… encore un peu… que la maudite bête ne revienne jamais.
J'étais tout uniment témoin auriculaire de cette excellente scène. Me méfiant des lectures, et voulant savoir où en était Monrose, s'il me trompait ou non, je m'étais glissée par le cabinet de toilette, dans ce petit dégagement aveugle qu'il est maintenant à la mode de pratiquer autour de presque tous les lits recherchés; invention qu'on ne peut assez louer pour tout ce qu'elle peut favoriser d'agréable et prévenir de dangereux. Là, je ne perdis pas la moindre circonstance de cette fameuse chasse. Je ne quittai la place que pour aller éclater de rire quelque part; après quoi, craignant que les choses n'allassent plus loin, vu la commodité de l'occasion, je pris sur moi d'entrer et de faire grand jour; ce qui ne laissa pas de donner beaucoup d'humeur à Sylvina, quoiqu'il fût déjà plus tard que l'heure ordinaire de son lever.
CHAPITRE XI
Où l'on voit Sylvina attrapée d'une singulière façon.
L'honnêteté de Monrose se montra dans son empressement à venir me faire part de sa nouvelle aventure. Non seulement son récit fut fidèle; mais il eut encore la bonne foi de m'avouer qu'il s'était senti de violentes tentations et que, sans les serments qu'il m'avait faits, il n'aurait pu supporter une épreuve aussi difficile sans demander du soulagement. J'avais différé jusque-là de rendre heureux une seconde fois ce bel enfant, quoiqu'il ne cessât de m'en solliciter. Je vis qu'il était temps de le favoriser et lui donner comme récompense méritée, un rendez-vous pour la nuit. Il fut si transporté que je crus qu'il avait perdu l'esprit.
Ce fut chez moi, pour lors, que se passèrent nos voluptueux ébats. Deux fois je fis goûter au passionné Monrose les suprêmes délices et fus beaucoup plus souvent heureuse…
Nous employâmes le reste du temps à combiner la conduite qu'il tiendrait dorénavant avec Sylvina. Il fallait absolument qu'elle passât son envie; je fus d'avis que ce fût plus tôt que plus tard, et voici ce que je prescrivis au bel enfant:
Le lendemain matin, il devait aller de lui-même offrir ses services pour une lecture. On acceptait sûrement. Pour lors, il lisait avec distraction… il soupirait… on l'interrogeait… il tergiversait un peu… Enfin il lui échappait une déclaration de désir (d'amour ce n'était pas la peine), il se plaignait… On l'entendait à demi-mot… On lui demandait s'il concevait comment il serait possible de le soulager, il priait ingénument qu'on le lui apprît… et l'on ne demandait pas mieux. Un peu faible au sortir de mes bras, il se tirait mal d'affaire; c'en était probablement assez pour qu'on se dégoûtât de lui, du moins pour un temps. Monrose souscrivit joyeusement à ce projet. Ses intentions étaient si franches qu'avant de me quitter il voulait absolument se mettre hors d'état de me laisser des doutes, mais je crus qu'il fallait à tout hasard lui laisser du moins de quoi faire contenance. Nous nous séparâmes plus contents que jamais l'un de l'autre. Je trouvai néanmoins plaisant qu'au rebours des autres amants qui se font en pareil cas mille protestations de fidélité, nous concertassions précisément le contraire, et que ce qui est réputé pour l'offense la plus grave en amour, je l'exigeasse et l'obtinsse à titre de sacrifice.
Je ne manquai pas de me cacher au même endroit que la veille: tout se passa comme je l'avais prévu. Sylvina reçut avec transport et la déclaration et la requête. Elle pria Monrose de pousser les verrous et l'ayant fait déshabiller, elle le reçut dans son lit.
—Pauvre petit, dit-elle, sans doute à l'aspect de ce qu'elle allait mettre à l'épreuve, hélas! voilà bien peu de chose! Tu veux donc manger ton blé en herbe?… Voyons pourtant… baise-moi… viens prendre place sur mon sein… Mais je ne vois pas la possibilité… Ne t'arrive-t-il jamais d'être autrement?… Je t'avoue que cela n'est pas flatteur… Allons, essayons… Ma foi, mon ami, je commence à désespérer… Rassure-toi…, ta timidité te fait tort… Est-ce dans un moment où je me rends si traitable que je puis encore t'inspirer du respect? Tiens… que je suce cette belle bouche… Sens-tu mon âme s'exhaler dans ce baiser?… Non, je n'y renonce pas… Je veux que mes désirs forcent la nature à t'accorder une vigueur qu'elle te refuse trop injustement… je meurs si j'ai la honte de ne réussir.
Tout cela voulait dire que M. Monrose n'était encore bon à rien: cependant un moment après, je reconnus que les choses commençaient à prendre une meilleure tournure.—Enfin, dit-elle, ce n'est pas sans peine… passe encore, tiens, bijou, le reste est facile.
Dès lors, je n'entendis plus que les mouvements passionnés de la lubrique Sylvina, qui paraissait seule faire tout l'ouvrage. «C'est forcer nature, dit-elle, après l'affaire. Vous voyez bien, Monrose, que vous n'êtes pas encore propre à l'amour. Je rougis de ma complaisance, dont j'espère qu'un secret inviolable éteindra le souvenir; et je me flatte surtout que si jamais vous me priez de pareille chose, ce ne sera plus par un simple mouvement de curiosité. Laissez-moi, j'ai besoin d'un peu de sommeil.»
Le pauvre Monrose vint, confus, me trouver dans mon appartement où j'étais retournée, riant aux larmes de ce qui venait de se passer. Son air humilié redoubla mes éclats. Ils le mirent au désespoir. Cependant sa tendresse pour moi, surmontant bientôt la petite peine de l'amour-propre, il rit lui-même de son aventure; nous nous applaudîmes beaucoup d'avoir détruit, par notre ingénieux stratagème, un obstacle qui serait devenu fatal à nos plaisirs.
CHAPITRE XII
Qui contient des choses dont les coquettes pourront
faire leur profit.
Monrose, ci-devant soumis à des bourreaux, se trouvait trop heureux d'obéir à un objet aimé qui ne voulait que son bonheur. Il ne faisait rien sans mon attache, il n'avait pas une pensée sans m'en faire part. J'étais le centre de ses idées: tous ses désirs se bornaient à vivre et mourir avec moi; voué sans réserve à mes moindres volontés, je réglais ses occupations et ses plaisirs. Je l'aimais de toute mon âme; mais je respectais sa jeunesse et j'exigeais qu'il fût sage malgré lui; je m'appliquai surtout à lui faire abjurer certaine ressource dont ce vilain Carvel l'avait mis au fait et dont je craignais qu'il ne fît un pis-aller quand je refusais de lui accorder des faveurs. Je lui peignis avec des couleurs si effrayantes les dangers de cette habitude scholastique qu'il jura d'y renoncer à jamais. Je savais d'ailleurs quels pouvaient être ses besoins et j'avais soin qu'il ne fût pas incommodé.
Mes arrangements ainsi pris avec Monrose, je ne m'occupai plus que des moyens de bien envelopper le chevalier Sydney dans mes filets. Je ne comptais plus sur monseigneur. Quant à d'Aiglemont, je me réservais d'en tirer le meilleur parti possible. Il me fallait un intermédiaire entre Sydney, un peu âgé pour moi, et Monrose trop jeune. J'avais besoin enfin (je suis de meilleure foi que bien des femmes qui ne conviendraient jamais de pareille chose), j'avais besoin, dis-je, d'un bon acteur. Je ne sais pas ce que pouvait être sir Sydney; Monrose devait valoir quelque chose un jour, mais combien fallait-il attendre?
Je voyais avec plaisir que, quoique l'Anglais devînt de plus en plus amoureux et que je dusse m'attendre à le voir bientôt se déclarer, il n'était cependant pas gênant. Rien n'annonçait qu'il fût enclin à la jalousie. Le beau d'Aiglemont, qui venait fréquemment à la maison, ne lui portait point ombrage. Monseigneur, encore plus assidu, ne l'inquiétait pas plus. Il est vrai que le prélat se déclarait ouvertement à Sylvina, à qui tout de bon il se montrait plus que jamais amoureux et prodigue. J'eus pourtant, malgré tout, quelque tête-à-tête impromptu avec Sa Grandeur: il est si doux d'escamoter de temps en temps quelque chose à une rivale qui en a fait autant! Je trouvais réellement mes passades avec Sa Grandeur délicieuses, et j'avais eu pour le moins autant de part que lui-même à faire naître les occasions. Au reste, nous n'étions plus sur le pied de nous appartenir réciproquement. Ce n'était pas même avec d'Aiglemont. Celui-ci, quoique très coquet, très aimable, n'avait pourtant sur sa longue liste de ses conquêtes aucune femme qui me valût; et malgré l'indifférence qu'il avait marquée à son retour, il reconnut bientôt que ce qu'il pouvait faire de mieux était de me conserver. Nous nous trouvâmes l'un et l'autre parfaitement bien.
Vaut-il mieux avoir une grande et belle passion, aux risques de tout le bien et le mal qui peuvent en résulter, que plusieurs goûts agréables qui, rapportant chacun une certaine dose de plaisir, composent une somme de bonheur? Je laisse à décider à d'autres cette importante question. Quant à moi, je prétends qu'on joue plus agréablement quand on n'a pas tout son argent sur une carte. Au surplus, qui réussit a bien fait. J'ai été heureuse par la multiplication des petites aventures; tant pis pour moi si les grandes ont des délices extraordinaires que je n'ai pas eu le bonheur de connaître. Quand on est bien, on peut se passer du mieux. Cela me paraît sage.
CHAPITRE XIII
Descriptions qui n'amuseront pas tout le monde.
Sir Sydney nous avait fait promettre de venir bientôt le voir dans une superbe campagne qu'il venait de se procurer. La société qu'il y rassemblait était composée de monseigneur et de d'Aiglemont (nous avions fort lié notre Anglais avec eux), un autre Anglais qui se nommait Milord Kinston; d'une très belle femme, dont celui-ci prenait soin, et qui se nommait Soligny; de Monrose, de Mme d'Orville, que nous voyions beaucoup et dont sir Sydney faisait cas; enfin de Sylvina et de moi. Il s'agissait d'inaugurer gaiement la nouvelle acquisition et de demeurer là tant ou si peu que bon nous semblerait.
Sydney nous avait précédés, accompagné de cuisiniers, d'officiers, de musiciens, en un mot de tout ce qui pouvait contribuer à nous faire passer des jours agréables. Thérèse, qui, dès notre retour à Paris, avait commencé les remèdes, se trouvait en état de nous suivre; nous l'amenions, parce l'air de la campagne devait lui être salutaire. Elle était devenue plus fraîche et plus jolie que jamais. Nos compagnes de voyage avaient chacune un laquais. Les hommes n'amenaient de même que très peu de monde. Quand on se propose de s'amuser, il vaut mieux être un peu moins bien servis et plus libres. La colonie partit au jour indiqué.
Un guide nous attendait près d'un monument remarquable qui touchait la grande route et servait de limite aux possessions de sir Sydney. Ce monument était un groupe composé de deux statues de main de maître, placées sur un large piédestal et qui se tournaient le dos, l'une regardant du côté par lequel nous arrivions et qu'on prenait d'abord pour une Diane, représentait la Défiance. Elle était debout, élancée, l'œil furieux, menaçant, prête à décocher un trait ajusté sur un arc; à côté d'elle, un dogue furieux semblait vouloir se ruer sur les passants. On avait gravé sur la table du piédestal: Odi profanam vulgus. L'autre figure, qu'on ne voyait en face qu'en revenant de chez sir Sydney, était assise et représentait l'Amitié, témoignant par son regard et son geste le déplaisir qu'elle avait de voir les amis de Sydney quitter sa campagne. Un épagneul placé sur les genoux de l'Amitié marquait par des mouvements très expressifs qu'il connaissait les gens et voulait descendre pour les aller caresser. Au bas, on lisait: Redite cari.
On entrait dans un bois touffu par une route aussi soigneusement entretenue que l'allée d'un jardin, mais étroite, tortueuse, souvent partagée en plusieurs branches qui se détournaient, se croisaient, et l'on se trouvait à quelques pas de la demeure de sir Sydney, qui n'avait d'abord que l'apparence d'un ancien château-fort. Mais à peine était-on en dedans des murs que tout changeait absolument de caractère aux yeux des arrivants. Au bout d'une vaste cour, on en découvrait une seconde beaucoup plus petite entre trois pavillons de la plus moderne élégance. Le principal, situé en face, avait un péristyle d'une architecture simple et noble, les deux autres formant deux espèces d'ailes subordonnées et proportionnées dans leur genre à la richesse du milieu.
On trouvait au delà de nouvelles beautés qui ne surprenaient pas moins agréablement. Des jardins dignes du pays des fées conduisaient par une pente douce jusqu'à la Seine. Là, d'une longue terrasse dont les murs étaient baignés, l'œil s'égarait à droite et à gauche dans les espaces immenses le long du cours du fleuve. Au delà de son lit, on jouissait d'un paysage riant, décoré, par le hasard, de tout ce que la campagne peut offrir de plus intéressant.
Tel était le séjour que nous allions habiter. Un homme de génie, très opulent, avait employé jadis de grandes sommes à tirer parti d'un lieu si favorisé de la nature; le fils et le petit-fils avaient mis la dernière main à l'exécution des projets; celui-ci jouissait à peine du fruit de ses travaux qu'une mort prématurée l'avait enlevé. Les héritiers cédèrent à sir Sydney une jouissance limitée, moyennant une somme proportionnée à la réputation qu'ont MM. les Anglais d'être inépuisables.
CHAPITRE XIV
Plus aride encore que le précédent.
Le pavillon principal avait au delà d'un magnifique vestibule un salon enchanté de forme ovale, terminé en coupole et dont une partie avançait sur le jardin. De chaque côté, deux appartements de femmes, élégamment décorés, et, plus haut, quatre appartements d'hommes ménagés dans une attique. La distribution était telle que chacun, isolé dans le haut, pouvait néanmoins se rendre en bas chez tous les autres ou les recevoir chez soi sans qu'on s'en aperçût: je dirai bientôt comment cela se pratiquait. On s'était appliqué à favoriser dans ce délicieux séjour la liberté, la misère et le plaisir, divinités bienfaisantes auxquelles il était consacré.
Nous étions justement le monde qu'il fallait pour remplir la maison. Mme d'Orville logea Thérèse qui devait également la servir. Sylvine voulait être tout à fait libre chez elle, à cause de monseigneur. Sydney, ayant aussi des vues, était aussi bien aise que personne ne fût auprès de moi. Monrose, qu'on regardait encore comme sans conséquence, fut logé près de la maîtresse du seigneur anglais, à la place de la femme de chambre qui manquait; Monseigneur, son neveu, Kinston et Sydney dans le haut. Notre hôte avait, outre cela, quelque part, un appartement dont je ferai mention ailleurs.
Je suis forcée d'entrer dans ces détails minutieux, parce qu'ils deviennent nécessaires à l'intelligence des faits dont je dois rendre compte. Au surplus, le lecteur, averti désormais que je détaille trop, est le maître de passer outre, lorsqu'il se verra menacé de l'ennui que pourra lui procurer ma scrupuleuse ponctualité.
Encore oubliai-je de dire que les pavillons collatéraux logaient tous les subalternes dont on n'avait pas indispensablement besoin auprès de soi.
CHAPITRE XV
Qui en annonce d'autres plus intéressants.
Le premier soir, je me mis au lit sans sommeil, et ne pouvant garder, pour babiller, Thérèse dont les soins devaient être partagés entre plusieurs femmes, je lui dis de m'apporter, d'une petite bibliothèque dont chacun de nos appartements était pourvu, le premier livre qui lui tomberait sous la main. Ce fut précisément Thérèse philosophe. Cette lecture m'eut bientôt mise en feu. Pour lors je m'affligeai de ma solitude et du guignon de demeurer en proie aux désirs, tandis que j'avais sous le même toit mon Monrose, mon prélat, mon chevalier et Sydney. Je m'asseyais sur mon lit; j'y rentrais, je soupirais… je prêtais attentivement l'oreille, mais un profond silence me désespérait; on eût entendu le vol d'une mouche dans le calme insupportable qui régnait autour de moi. Une faible ressource, que je mettais en usage, ne trompait que pour quelques instants mon ennui.
Je me trouvais réellement à plaindre, quand le doux murmure d'une harpe se fit entendre si près de moi que d'abord je la crus dans ma chambre et contre mon lit. Il n'y avait cependant personne. Après un charmant prélude, une voix faible, mais touchante, mêla ses accents à ceux de l'instrument et peignit, dans plusieurs couplets dignes d'Anacréon, la vive inquiétude d'une passion encore ignorée de son objet, et le souci d'un amant que sa flamme prive du sommeil. Cette musique me parut ravissante, et ne doutant pas qu'elle ne vînt de la pièce voisine, j'y allai avec un flambeau, mais je m'étais trompée. Ce fut avec aussi peu de fruit que je parcourus successivement toutes les pièces de l'appartement. Je n'étais jamais plus près des sons que lorsque je revenais à mon lit: j'allai m'y mettre après m'être assurée à plusieurs reprises de l'inutilité de mes recherches… Mais quel fut mon étonnement quand je vis sir Sydney! Comment se trouvait-il chez moi? Par où s'était-il introduit? Je le grondai et me couchai.
—Belle Félicia, me dit-il avec un respect timide, malgré la colère où je vous vois, je me crois fort innocent. Soyez sûre que je n'aurais pas eu la témérité de me rendre auprès de vous si je n'avais pas été certain que vous ne dormiez pas.—Quoi donc! répliquai-je avec un peu d'humeur, vous étiez caché? L'on n'est donc pas en sûreté chez vous, sir Sydney? Je me croyais seule; et cependant…—Pardonnez, aimable Félicia, pardonnez à un homme qui vous adore une curiosité qui n'a rien d'offensant pour vous. Le propriétaire de cette maison peut pénétrer secrètement dans les appartements de tous ceux qu'il reçoit; mais je suis généreux et ne veux point abuser avec vous de cet avantage; et me suis permis une fois, pour ne plus y revenir si vous me défendez, le plaisir de voir votre toilette de nuit. J'attendais que vous vous endormissiez, mais vous avez veillé, et j'ai cru m'apercevoir…—Allez, sir Sydney, dis-je en m'enfonçant sous mes couvertures, vous êtes un homme affreux, vous m'avez fait un tour… que je ne vous pardonnerai de ma vie.—Je mériterai mon pardon, belle Félicia, dit-il, s'agenouillant près du lit et serrant une de mes mains qu'il baisait avec transport. Cependant je ne me sentais guère disposée à lui pardonner d'avoir vu mes folies; cette idée me donna autant de colère que de confusion.—Je m'y suis bien mal pris, ajouta-t-il d'un ton peiné, si je me suis attiré votre ressentiment, quand, au contraire, tous mes soins, depuis que j'ai le bonheur de vous connaître, n'avaient pour objet que de concilier votre attachement et votre estime. Je m'attendris enfin.—Mais, lui dis-je, cette musique que je viens d'entendre!…—C'est moi, répondit-il, qui vous avais ménagé ce moment de plaisir. Il y a sous tous ces appartements une espèce d'entresol ignoré, dont mon véritable logement fait partie, le reste est partagé en plusieurs petits réduits d'où l'on se rend à des espaces pratiqués dans l'épaisseur des murs: de là on peut entendre, au moyen de certains tubes de fer-blanc, il en passe un à votre chevet. Ce tuyau, terminé par un pavillon sous lequel était le musicien, que j'avais placé moi-même, donne dans mon entresol et finit tout près de votre oreille, à la soupape que vous voyez. C'est ce qui vous a fait croire que vous étiez si près de l'instrument et de la voix.
Je vis, en effet, la soupape que l'on pouvait ouvrir et fermer à son gré. Sir Sydney me mit de même au fait du danger de certain trumeau placé entre les deux croisées et en face de mon lit. Derrière la glace, il y avait, creusé dans l'épaisseur du mur, une niche commode où l'on arrivait du bas; je dirai bientôt comment. De ce poste l'on battait en ruine toute la chambre, moyennant des petits trous peu remarquables, dont une partie d'ornements du cadre était criblée. Il y avait dans l'intérieur de la chambre, et à l'usage de la personne qui y demeurait, de quoi condamner les trous et rendre la niche inaccessible: à l'autre face de la pièce, un moyen à peu près semblable ouvrait et fermait à volonté certaine coulisse dont on ne pouvait se douter et par laquelle sir Sydney s'était introduit. Je fus enchantée du sacrifice qu'il me faisait de ces ressources secrètes, et je lui fis grâce en faveur de sa bonne foi.
CHAPITRE XVI
Singulière conversation et comment elle se termina.
On sait bien que notre sort est de n'avoir pas plus tôt pardonné qu'on se plaît à nous offenser plus grièvement. C'est ainsi qu'en usent avec nous, pour notre bien, les hommes qui se piquent le plus d'honnêteté. Sydney, homme du monde et très amoureux, n'avait garde de déroger à l'usage, et j'aurais sans doute trouvé mauvais qu'il l'eût fait. Voici cependant comment, avant d'en venir là, nous nous pressentîmes réciproquement, semblables à deux maîtres d'escrime qui se font des appels, avant de se porter des bottes.—J'ai trop bonne opinion de vous, belle Félicia, dit Sydney en me dérobant un baiser, pour craindre que vous veuillez me punir d'avoir hésité trop longtemps à vous déclarer mes tendres sentiments. Une femme s'offense volontiers de voir qu'on lui refuse l'hommage dont elle voit que ses charmes ont inspiré la loi. Tout a dû vous annoncer que je brûlais d'amour pour vous. Mais vous vous êtes doutée de ce qui me forçait au silence?—Sir Sydney, lui répondis-je, une femme ne peut être que très flattée de se voir aimée d'un homme tel que vous; mais s'il est vrai que vous avez quelque attention à mon peu de charmes, je crois connaître assez votre délicatesse pour imaginer que les obligations infinies que nous avons, ont pu seules empêcher de vous déclarer. Fait pour être aimé pour vous-même, vous avez craint sans doute de ne pouvoir jamais être assuré si le retour que je pouvais vous accorder ne serait pas autant l'effet de la reconnaissance que celui d'une inclination réciproque?—Plût à Dieu, Félicia, que je n'eusse eu que ce scrupule: il est de bien peu de poids. Non, je n'ai pas imaginé que de faibles services pussent mériter que vous vous fissiez violence pour les récompenser. D'autres motifs me forçaient au silence… Pensez donc, jeune et belle Félicia, que je touche à ma quarantième année et que vous sortez à peine de votre troisième lustre. Fait peut-être pour réussir encore auprès de certaines femmes, il n y a que la classe où vous êtes dans laquelle il soit ridicule que je cherche à qui m'attacher. De longs voyages, des malheurs singuliers m'ont fait perdre cet enjouement qui rapproche tous les âges. Je suis Anglais, penseur et malheureux, tout cela nuit à l'espérance d'intéresser une jeune Française, vive et née pour des amours mieux assorties. Je ne puis douter que votre beau chevalier ne vous aime. C'est à lui sans doute qu'appartient ce cœur…—Entendons-nous, sir Sydney; je tremble qu'aimer n'ait pour vous et pour moi des acceptions bien différentes. Je vais prévenir en deux mots tous les faux raisonnements dans lesquels nous pourrions nous engager et qui nous éloigneraient de notre but.—Je n'en ai point d'autres, chère Félicia, que de tâcher de vous plaire, en me conformant à tout ce que vous pourrez exiger de moi.—Eh bien! sir, faites-moi la grâce de m'écouter. Vous m'aimez, dites-vous, j'en suis enchantée. Me demandez-vous si je suis sensible à votre tendresse? Je vous dirai de tout mon cœur: oui. Si je regarde la disproportion de nos âges comme un obstacle au retour que vous êtes fait pour vous promettre? Non. Il n'est pas question d'âge quand on est ce que vous êtes et que l'on pense comme je fais. Si j'aime d'Aiglemont? Si j'en suis aimée? Oui, sir, nous nous aimons commodément, comme vous et moi pourrions bientôt aussi nous aimer; comme je ne trouve pas mauvais à certains égards que d'Aiglemont aime d'autres femmes, comme il vous sera permis d'en faire autant… en un mot, sir Sydney, ne me demandez aucun sentiment exclusif, ne m'en offrez aucun, et nous allons être d'accord. Je ne vous cache point que si votre façon de penser et d'aimer peut s'accommoder de mon système, dont j'avoue la bizarrerie, je suis prête à vous témoigner combien votre conquête me flatte, combien vous êtes éloigné de me paraître disproportionné et peu fait pour aspirer au faible bonheur de m'intéresser… Vous souriez, sir Sydney?—Pardonnez, charmante philosophe, vous m'étonnez et vous m'enchantez également par des raisonnements auxquels on ne devrait guère s'attendre de la part d'une Française de seize ans…—Voilà, sir, une injure anglaise. Vous semble-t-il donc que femme française et jeune soient des titres qui excluent la faculté de penser et de raisonner? Apprenez que partout notre sexe penserait, et même très juste, si l'on n'y mettait la plupart du temps obstacle, par une mauvaise éducation, à laquelle j'ai eu le bonheur d'échapper. Mais c'est assez raisonné, mon cher Sydney, retournez sur vous-même et voyez s'il est possible que vous ne soyez point aimé d'une femme tendre qui vous doit la vie et qui vous prouve toute l'estime qu'elle a pour vous en vous révélant une façon de penser, de votre aveu très singulière, mais qui nous rend seul l'arbitre du succès de votre amour.
En parlant, je lisais dans les yeux de Sydney combien je l'intéressais et tout le plaisir qu'il avait de se voir si près d'un but dont il craignait modestement d'être encore fort éloigné. «Vous êtes plus sage que moi, répliqua-t-il, après un moment de réflexion, vous avez deviné tout ce que je pensais; et déjà je ne pense plus que comme vous. Telle est la force de l'empire que vous avez sur moi. Oui, belle Félicia, vous me rendez plus heureux que je ne le désirais moi-même. Sans vous, j'allais peut-être me préparer bien des tourments.»
Lorsqu'après un semblable entretien, on ne fait plus que balbutier ou se taire, l'amour a beau jeu. Le fripon me poussa dans un coin de mon lit et fit voir une belle place à l'amoureux Sydney. La Philosophie, contente de s'être mêlée avec tant de succès d'une affaire de plaisir, tira les rideaux et nous laissa. Pour lors, Sydney commença un nouveau rôle qui lui allait à merveille. S'il s'était plaint de quelque perte du côté du moral, il fallait que le physique n'en eût souffert aucune; il n'est pas possible d'imaginer des talents en amour supérieurs à ceux dont il me faisait part. Trois fois de suite il expira dans mes bras, et si je ne me fusse opposée à de nouveaux efforts, il eût encore été plus loin, sans reprendre haleine.
CHAPITRE XVII
Peu différent de celui qu'on vient de lire.
—Voilà, par exemple, une folie de jeune homme, dis-je à sir Sydney, qui tout hors de lui, voulait ne tenir aucun compte de ma résistance. Vous voyez bien, ajoutai-je, qu'il serait ridicule à moi de prétendre à la durée d'un amour de cette espèce. Il est bon à prendre quand on a le bonheur de le trouver; mais cela ne doit et ne peut pas être long.—Encore de la philosophie, répondit-il en riant.—Eh bien! sir, prenons un parti mitoyen. Je ne veux pas que vous vous épuisiez; vous ne voulez pas que je philosophe? Dormons.
Notre réveil fut suivi de nouveaux plaisirs plus doux que les premiers, parce que les désirs de sir Sydney étaient moins impétueux et que je me trouvais déjà plus à mon aise avec lui. Il se leva de bon matin, m'assurant que son bonheur surpassait tout ce que son imagination avait pu lui promettre. Je lui jurai de bien bonne foi que je me félicitais d'être aimée de lui et que je ne serais pas la première à rompre les liens que nous venions de serrer.—Mais de l'amitié, sir Sydney; carte blanche pour tout le reste, autrement je ne répondrais pas de vous tromper. J'avais, avant de vous connaître, des principes dont je me suis parfaitement bien trouvée, rien ne m'y fera renoncer. Je ne vous demande qu'une grâce, c'est de ne pas me mépriser quand vous me désirerez moins…—Je ne pourrai ni l'un ni l'autre, adorable Félicia, répondit-il en me donnant mille baisers.—Il se retira comme il était venu, et je me livrai paisiblement au sommeil.
La coterie joyeuse se réunit de bonne heure et vint faire carillon à ma porte. Je passai à la hâte un déshabillé, pour les suivre sous un ombrage frais, où l'on avait fait partie de déjeuner; après quoi nous nous dispersâmes: les uns furent à leur toilette, d'autres ailleurs.
J'allai m'égarer avec Sydney dans un labyrinthe touffu, au centre duquel était une fontaine rustiquement décorée et près de laquelle un lit de gazon offrait un théâtre commode aux ébats des amants. En approchant de ce réduit enchanté, on ne pouvait se défendre d'éprouver une vive émotion. Tous les sens à la fois y étaient flattés. Un filet de fil d'archal extrêmement délié renfermant un espace fort étendu tenait prisonniers une multitude d'oiseaux de toute espèce qui donnaient l'exemple et l'envie de faire l'amour. La fleur d'orange, le jasmin, le chèvrefeuille, prodigués avec l'apparence du désordre, répandaient leurs parfums. Une eau limpide tombait à petit bruit dans un bassin qui servait d'abreuvoir aux musiciens emplumés. On marchait sur la fraise; d'autres fruits attendaient, çà et là, l'honneur d'être cueillis par des mains amoureuses et de rafraîchir des palais desséchés par les feux du plaisir. J'étais émerveillée; l'incarnat du désir se répandait sur mon visage et n'échappait point au pénétrant Sydney… Notre bonheur n'eut pour témoins que les oiseaux jaloux et les feuilles qui les dérobaient aux rayons curieux de l'astre du jour.
Il est des amants pour qui les délices de la jouissance sont immédiatement suivies de l'ennui et du besoin de se séparer. Nous n'étions pas du nombre de ces êtres infortunés. Nous trouvions l'un avec l'autre de quoi nous garantir de cette sécheresse si funeste à l'amour. Sydney me conta les plus singulières aventures. Sa vie était un roman prodigieux. Il m'apprit entre autres qu'une femme qu'il avait adorée, perdue, retrouvée, et dont il ignorait enfin le destin, était pour lui la source d'un chagrin qui n'avait pu s'affaiblir ni par les voyages ni par l'amour ou les faveurs de plusieurs autres femmes. Je n'exagère pas quand je dis que sir Sydney était d'une beauté plus qu'humaine; son âme répondait à sa figure: elle se peignait dans la noblesse et les grâces de son maintien et dans la douce fierté de ses regards. En un mot, dans un autre genre, il égalait d'Aiglemont, ayant d'ailleurs un caractère bien plus estimable. Je contemplais Sydney avec admiration et ne concevais pas comment il avait pu trouver une ingrate: il disait que j'étais, pour les traits et la taille, ce qu'il avait vu de plus ressemblant à cette femme dont le souvenir l'obsédait.—Mais, hélas! ajoutait-il, ce qu'on aime ressemble toujours si bien à ce qu'on a aimé que peut-être cette conformité n'existe-t-elle que dans mon imagination! Quoi qu'il en soit, adorable Félicia, c'est vous qui désormais me tiendrez lieu de cet objet si cher. J'adopte en tout votre système; trop heureux de vous être quelque chose, quelques conditions qu'il vous ait plu d'y attacher!
Nous nous oubliâmes longtemps; les doux épanchements de nos âmes annonçaient la durée future de notre attachement mutuel. On nous demandait de tous côtés quand nous repartîmes; nous fûmes agréablement persiflés. Mais Sydney, qui voulait dérober pour un temps à ses hôtes la connaissance d'un lieu si favorable à notre amour et qui avait paru me plaire, ne dit pas d'où nous venions. La délicieuse solitude était close; l'entrée, peu remarquable à dessein, n'avait pas de quoi piquer la curiosité. Je sus à Sydney un gré infini de ce qu'il ne parla pas du labyrinthe. Les femmes sont toujours sensibles aux moindres attentions qu'on peut leur témoigner.
CHAPITRE XVIII
Où le beau Monrose reparaît.
La maison de sir Sydney abondait en tout ce qui peut contribuer à faire passer le temps agréablement. Voitures, chevaux de main, équipage de chasse, bateaux, filets, jeu de paume, billard, théâtres, livres, instruments, chère exquise; tout ce que les gens sensuels et connaisseurs peuvent désirer, toutes les bagatelles qui peuvent amuser les femmes, du jeu, de la musique, de la danse, des feux d'artifice. Par-dessus tout cela, une union parfaite; jour et nuit de l'amour et de la volupté; nous étions vraiment aux Champs-Élysées.
Je n'étais pas la seule à qui Vénus et son fils eussent destiné de nouveaux présents pendant notre heureux voyage. Monrose, qui, les premiers jours, avait paru un peu triste, commençait à se dérider: il me cherchait, et ne voulant pas le désobliger je fis naître l'occasion de me trouver en particulier avec lui.—Ma chère Félicia, me dit-il, vous devenez inaccessible pour moi. J'ai tenté plusieurs fois de me rendre auprès de vous la nuit, mais vous êtes toujours impitoyablement barricadée, cela est bien cruel!—Cher Monrose, répondis-je avec un peu de fausseté, je ne puis vivre avec toi, chez sir Sydney, aussi librement que je le faisais à Paris. Nous étions chez nous, mais nous devons des égards à un étranger qui nous reçoit; il serait malhonnête…—Quel conte, ma bonne amie! Toutes nos dames ne sont pas aussi scrupuleuses… et je vous dirai que, si je pouvais vous être infidèle, je saurais bien avec qui passer des nuits que je trouve d'une longueur insupportable depuis que nous sommes ici, etc.
Nous étions dans un lieu favorable. Monrose me priait de si bonne grâce d'adoucir ses peines!… j'avais le cœur trop bon pour le lui refuser. Le pauvre enfant usa de ma complaisance en affamé. Cette fois je ne le taxai point. Cette précaution devenait inutile, puisqu'il prenait fantaisie à quelque autre femme d'essayer du charmant jouvenceau.—Puis-je savoir, lui dis-je pendant un entr'acte, de qui tu es ainsi recherché?—Devinez.—De Sylvina?—Non.—De notre ami Dorville?—Point du tout.—Ce sera Mlle Thérèse!—Encore moins. Mais ma voisine, Mme de Soligny, pourquoi ne voulez-vous donc pas y penser? Elle est charmante, et vous conviendrez que cela serait bien commode.
A la vérité, il ne m'était pas venu dans l'idée de soupçonner cette belle, qui, m'ayant l'air d'être d'un gros tempérament et fort libertine, ne semblait pas devoir jeter son dévolu sur un enfant. Mais en amour tout n'est-il pas caprice?
Milord Kinston, cet Anglais amant de la Soligny, buvait volontiers le soir; et, à l'heure de se retirer, il avait ordinairement plus besoin de dormir que de caresser sa maîtresse; elle était donc souvent exposée à coucher seule. Les hommes, qui avaient chacun leur amie et qui ne se mettaient pas encore assez à leur aise pour chercher à troquer, ne lui proposaient rien. Monrose couchait, comme on le sait, très près d'elle. Il valait mieux que rien. On voulait le mettre à l'épreuve; on se flattait qu'il avait des prémices à donner, et les femmes sont à cet égard à peu près du même goût que les hommes, quoique cela soit fort différent pour elles, comme je crois en avoir déjà fait mention ailleurs.
En un mot, Soligny avait déjà fait beaucoup d'avance à Monrose. Le soir on le faisait causer; on lui demandait mille petits services, qu'il rendait de bon cœur; on l'employait presque en manière de valet de chambre. Ses appointements étaient force de choses flatteuses, force indécences qui le mettaient à de rudes épreuves. Quelquefois c'était son tour d'être servi. On prenait la peine de rouler ses cheveux qu'il avait de la plus grande beauté; on le voyait se mettre au lit; on le veillait jusqu'à ce qu'il eût les yeux fermés. La porte de communication demeurait ouverte toute la nuit, afin de pouvoir causer quand il s'éveillait. Les choses en étaient encore là quand je reçus les confidences de Monrose.—Mon bon ami, lui dis-je, je ne veux pas mésuser de ta tendresse et de tes serments pour t'interdire des plaisirs que je ne conçois pas que tu puisses refuser sans des efforts trop pénibles. Tu deviendrais aux yeux de ta voisine un être ridicule; peut-être t'en ferais-tu haïr, si tu ne répondais pas à des avances aussi positives. Je te permets donc de terminer avec elle; mais sois modéré et n'oublie pas de te ménager pour moi, qui ne t'aime pas uniquement pour mes plaisirs, mais qui prends le plus tendre intérêt à ta conservation.
Il me combla de remerciements et de caresses. Je vis que le fripon était ravi de la permission, et que si je la lui eusse refusée, il n'en eût sans doute été ni plus ni moins.
CHAPITRE XIX
Qu'on n'a pas pu rendre plus clair.
Sydney ajouta bientôt à mes plaisirs celui de me faire connaître les moyens secrets qui le mettaient à même de savoir tout ce qui se passait chez ses hôtes. Jadis le seigneur Cléophas-Léandre-Pérez-Zambulo vit de fort belles choses, à l'aide d'un diable, bon humain, qui le promenait de toit en toit. Moi, sans diablerie, et sans risquer de me rompre le cou, je devins maîtresse de pénétrer partout, de tout voir. C'était vraiment un plaisir de femme. Je tins le plus grand compte à sir Sydney de la complaisance avec laquelle il me le procurait.
—Je connais, dit-il, les arrangements de tous nos messieurs; chacun d'eux a la clef du couloir qui conduit invisiblement de chez lui chez la femme avec laquelle il vit. Si par la suite il est à propos que je distribue assez de clefs pour que tout soit commun, je le ferai. Cependant, quand il n'y a ni père, ni mère, ni maris, il n'est pas fort nécessaire d'user de précautions.
Je lui demandai, en attendant que je prisse la peine de me mettre au fait par mes yeux, comment chaque homme pouvait ainsi se rendre de son appartement à ceux de toutes les femmes sans être vu ni rencontré?—Rien de plus aisé, me répondit-il. De quatre points différents de chaque antichambre des appartements d'homme, on descend par une machine dans un entresol aveugle, ménagé entre les deux étages. Alors on suit un corridor serré, large de deux pieds et demi, sur six de hauteur et matelassé de toutes parts, qui conduit droit à une machine pareille à celle par laquelle on est sorti de chez soi. Vous en verrez tout à l'heure de semblables dans mon entresol, avec lesquelles je monte et descend facilement et sans bruit. Quand une femme a chez elle l'homme qui lui convient, elle est à même d'interdire l'entrée à ceux qui pourraient survenir par les autres routes. De cette façon il est impossible que rien ne se découvre. En vain une belle serait-elle enfermée à triple serrure, en vain le galant avec qui elle serait d'intelligence logerait-il à l'autre extrémité du pavillon, un jaloux ne pourrait ni les guetter ni les surprendre. On le ferait cocu sans qu'il pût seulement lui venir un soupçon. Quant à moi, tout m'est connu. J'ai dans mon entresol des moyens tout semblables à ceux d'en haut, moins compliqués seulement et dont personne ne peut se douter. Vous allez juger de l'excellence de ces inventions.
En effet, rien de plus simple. Des portes déguisées cachaient de petits enfoncements où était pratiquée une machine commode sur laquelle on se plaçait. Alors, la personne et le siège se trouvant à peu près en équilibre avec un poids de cent soixante livres qui se mouvait dans l'épaisseur du mur, on montait et redescendait sans peine à la faveur d'une corde perpendiculaire et fortement tendue; Sydney n'avait que six pieds à monter pour voir ce qui se passait chez les femmes, par les trous des trumeaux dont j'ai parlé. La mécanique de tous ces suspensoirs était faite avec le plus grand soin. Les panneaux qui servaient d'issue s'ouvraient et se fermaient à coulisse et étaient de même parfaitement finis.
Rien n'eût été aussi perfide que ces machines ingénieuses si elles n'eussent pas eu le plaisir pour unique but. Je me proposais d'en donner les figures, de même que le plan de toute la maison qui m'appartient maintenant; mais, outre que mon architecte m'a prié de n'en rien faire, de peur qu'on ne vînt à contrefaire ce qui lui a coûté tant de peine à imaginer, j'ai pensé qu'il était inutile de dévoiler ces secrets à des gens qui pourraient en faire un mauvais usage et pour qui je n'ai pas intention d'écrire. Les voluptueux qui sont assez riches pour se procurer ces superfluités recherchées trouveront aisément des artistes qui rempliront le même objet, peut-être mieux qu'il ne l'est chez moi. (N'oublions cependant pas que la maison appartient encore à sir Sydney.)
CHAPITRE XX
Courses nocturnes.—Apparition d'un lutin chez le
Chevalier d'Aiglemont.
Les heures de la première soirée où je fus en possession de mes observatoires coulaient trop lentement à mou gré. Je mourais d'impatience d'apprendre comment vivaient tous nos gens. Voir faire ce qu'on aime à faire soi-même ne laisse pas d'être un grand plaisir.
Je commençai d'abord mes visites par l'appartement de la Soligny, voulant savoir comment se comportait avec elle M. Monrose, qui avait déjà sa permission depuis trois jours. Le mieux du monde. Je leur vis faire d'abord quantité de folies préliminaires qui me divertirent au possible. Après quoi ils dansèrent, nus, une allemande, à laquelle Soligny, qui était à l'Opéra une des plus aimables prêtresses de Terpsichore, accommodait mille passes lubriques; elle les enseignait à Monrose qui, rempli d'intelligence, s'appliquait aux leçons et ne demandait pas mieux que de s'exercer. Il était ravissant en état de pure nature, aussi blanc que sa danseuse et se rapprochant, par la mollesse de ses formes, des beautés de Soligny, dont le corps était un vrai chef-d'œuvre. Toutes les altitudes des passes avaient pour objet de développer quelque grâce particulière, d'aiguillonner le désir de quelque baiser lascif, de varier à l'infini les simulacres de l'union à laquelle aboutissent tous les préludes voluptueux. A certain signal de mains, Monrose passait et repassait fort adroitement sous la cuisse de Soligny, qui sautillait en tournant sur la pointe du pied, sans perdre la mesure. Cette danse extravagante dura tant qu'il eurent de forces; puis ils furent tomber sur l'ottomane dans les bras l'un de l'autre et reprirent haleine en attendant les plaisirs du lit qui suivirent de près. Je me retirai quand on alluma la lampe de nuit.
J'allai ensuite épier Mme Dorville, chez qui je fus charmée de voir aussi de la lumière. Je la croyais couchée avec d'Aiglemont; mais je vis, à mon grand étonnement, sur un fauteuil, la livrée et le chapeau du laquais de la dame. Les rideaux du lit étaient fermés. Je ne pus rien voir pour cette fois.
Ce fripon de chevalier, pensai-je, sera sans doute chez Sylvina; et monseigneur où sera-t-il? chez lui, tout seul! le pauvre homme! J'eus un moment envie d'aller le trouver. Je voulais cependant voir ce qu'on faisait chez Sylvina. Mais c'était bien Sa Grandeur elle-même qui lui tenait compagnie. Ils ne dormaient pas; ils causaient en riant, groupés voluptueusement et découverts à cause de la chaleur.
Je revins chez moi très curieuse de savoir où pouvait être d'Aiglemont. Sydney, pour me laisser jouir paisiblement de mes nouvelles possessions, n'était pas venu, comme à l'ordinaire, partager mon lit. Je n'hésitai point, et tirant à moi le suspensoir destiné à la correspondance de mon appartement à celui d'Aiglemont, je pris le chemin de chez lui et parvins à son antichambre. La porte de la chambre à coucher n'était point fermée. J'entrai à la faveur des ténèbres. En tâtonnant autour de son lit, je mis la main sur la tête d'une femme qui s'éveilla et fit un cri dont le sommeil du chevalier fut à son tour interrompu. C'était la chaste Thérèse qui partageait ainsi sa couche; il dit plusieurs fois: «Qui va là?» Je me mis à rire; il se leva, chercha de son mieux le joyeux lutin et passa si près de moi, comme j'allais m'échapper, que je me trouvai à portée de lui appliquer sur les fesses un bon coup du plat de ma main; en même temps je poussai la porte et, tournant la clef, je les enfermai. Pendant que les pauvres gens étaient, l'un fort surpris, l'autre fort effrayée, je regagnai tranquillement ma chambre et me mis au lit.
CHAPITRE XXI
Conversation moins obscène pour le lecteur que pour les
interlocuteurs eux-mêmes.
La malice d'enfermer d'un côté le couple libertin n'ayant eu pour objet que de favoriser ma retraite, Thérèse put à son tour s'esquiver sans peine par le dégagement de la garde-robe. Le lendemain il fut beaucoup question de l'aventure nocturne du chevalier. Il eut beau se plaindre d'avoir été lutiné et claqué, on le traita de visionnaire. Il n'eût tenu qu'à lui de faire appuyer sa narration par un témoin, mais il n'en fit rien. Personne n'y ajoutait foi. Sylvina seule inclinait à croire qu'il pouvait y avoir des revenants.—Pour moi, dit Soligny, je n'ai pas peur. J'ai près de moi le brave Monrose; si les esprits me livrent la guerre, je n'hésiterai pas de l'appeler à mon secours.—Je ne suis pas non plus fort peureuse, disait Mme Dorville; nous ne sommes pourtant que deux femmes dans l'appartement.—Et moi donc, qui suis seule, interrompit Sylvina, je n'oserai plus me coucher.—Monseigneur souriait, Sydney faisait un peu la mine, ne doutant plus que la lutinerie ne fût un de mes tours. Je vins cependant à bout de le rassurer, ayant trouvé le moyen de lui apprendre pourquoi j'avais fait la folie d'aller chez le chevalier, et comment il n'était pas seul.—Vous verrez, mesdames, disait d'Aiglemont, qu'on sera forcé de faire venir ici garnison pour vous garder; car si nous nous offrions, vous craindriez poliment de nous fatiguer.—Non, pas moi, dit aussitôt la Dorville; venez, venez, chevalier, je vous prendrai volontiers.—Quant à moi, je m'en tiens à mon petit voisin, répliqua Soligny; il est cependant dormeur, et malgré toute la bonne volonté que je lui suppose, il serait possible qu'on m'enlevât sans qu'il s'en aperçût. Cela était dit pour le gros Kinston, à qui il fallait donner à entendre en passant que le voisinage de Monrose était tout à fait sans conséquence.—Mon état, dit monseigneur, m'empêche de demander du service. On voit peu d'évêques en sentinelle.—Peste, répliqua Sylvina, vous êtes sans contredit la plus sûre garde en cas de lutins. D'un mot d'exorcisme vous en dissiperiez une armée. C'est vous, prélat, que je retiens pour me garder…
Tous ces propos étaient fort réjouissants pour moi: je ne disais rien, on m'agaça.—Notre espiègle de Félicia, dit le chevalier, ne nous dit pas si elle est sujette à la peur. Cependant, si messieurs les revenants ont un peu de bon sens, ils ne l'oublieront pas sans doute.—J'en serais bien fâchée, dis-je d'un ton badin; et Sydney venant de nous quitter pour un moment, j'ajoutai que je ne demanderais pas mieux qu'il m'en arrivât autant qu'à d'Aiglemont.—A la bonne heure, répliqua celui-ci, mais, s'il vous arrive d'être visitée par le lutin, priez-le de ne pas frapper si fort; il touche tout de bon, je vous jure, quoiqu'il paraisse un diable de fort bonne humeur.—Vous faisiez peut-être quelque sottise, chevalier, si vous aviez mérité d'être fessé?—Je ne me rendis pas assez maîtresse de ma physionomie. Il vit bien que j'entendais finesse à ce qui venait de m'échapper, et commençant à me soupçonner d'être le lutin, il me fit du doigt une menace badine… Mais déjà la conversation avait changé de sujet. Nous ne poussâmes pas la galanterie plus loin, nous réservant in petto de reprendre l'entretien en temps et lieu.
CHAPITRE XXII
Dont la plus grande partie peint des caprices
qui ne sont pas du goût de tout le monde.
J'allais tous les jours au délicieux labyrinthe avec sir Sydney, qui ne se rendait pas moins cher à mon esprit par les charmes du sien qu'à mes sens par la vivacité et la suite de ses transports amoureux. Plus nous vivions ensemble, plus nous nous attachions l'un à l'autre. Les rapports croissaient, la disproportion des âges disparaissait; en un mot, nous étions parfaitement heureux de nous aimer. Il m'avouait que désespérant, avant de me connaître, de devenir jamais heureux, je le guérissais néanmoins de la sombre mélancolie. Je lui prouvais, en effet, par des raisonnements assez justes, qu'il reste des ressources dans les situations les plus cruelles, dès qu'on a pu sauver du premier moment du malheur sa raison et sa santé. Quant à la passion que sir Sydney me témoignait, j'avais grand soin d'y donner des entraves, en répétant sans cesse que je ne pouvais agréer ni rendre un amour exclusif. Cependant, malgré ma façon de penser bizarre, je ne laissai pas de prendre un grand ascendant sur l'esprit de sir Sydney, qui s'y accoutumait et manquait d'arguments pour la combattre. Mais le système de la pluralité des goûts n'est-il pas autant à l'avantage des hommes qu'au nôtre? Heureusement il devient à la mode. En vain, quelques philosophes de mauvaise humeur, entichés d'un reste de morale du vieux Platon, traitent-ils de fous, de dépravés ceux qui embrassent la nouvelle secte. Ces heureux prosélytes me semblent au contraire les seuls philosophes, et leurs détracteurs ne font que radoter: laissons-les blâmer, gémir, et jouissons.
On se souvient que d'Aiglemont me soupçonnait d'être le lutin qui l'avait claqué la nuit. J'en convins quand nous nous trouvâmes à portée de nous éclaircir à cet égard. Mais je le mis au désespoir en refusant de lui apprendre comment j'étais venue à bout de pénétrer dans son appartement, dont il était sûr d'avoir bien fermé la première pièce.—Tu ne m'aimes plus, Félicia, me disait-il tristement; te voilà affublée d'un amant qui pourrait être ton père et qui va gâter ton esprit par le sérieux du sien. Si tu lâches une fois la bride aux goûts bizarres, tu es un sujet perdu pour le plaisir. Ne t'amuse pas à penser, crois-moi: n'éloigne pas la jeunesse et ne sois pas assez dupe pour faire des sacrifices à un homme qui ne saurait lui-même en faire assez pour mériter quelques faveurs de ta part. C'est moi qu'on éloigne! et c'est par belle passion pour sir Sydney, notre doyen! Et qui fait cette insigne sottise? La plus jeune de nos folles, la méconnaissable Félicia!—Tout cela est fort bien dit, chevalier, lui répondis-je; mais il n'en sera ni plus ni moins, vous ne saurez pas encore par où je suis venue chez vous. Cependant, pour vous prouver que je ne suis pas une bégueule, suivez-moi.
Je le conduisis au charmant labyrinthe. Il ne fut pas moins frappé que je l'avais été moi-même des beautés de ce lieu champêtre; il y éprouva de même que moi de combien les plaisirs de l'amour y étaient plus piquants. Il y avait quelque temps que nous n'avions offert ensemble de sacrifices à la bonne déesse, nous trouvâmes dans notre jouissance tous les charmes de la nouveauté. Puis nous nous contâmes réciproquement comment nous nous arrangions depuis que nous étions chez sir Sydney. Je ne lui cachai point que celui-ci me plaisait et que je vivais avec lui; mais je ne dis rien des machines d'en haut ni de l'usage que j'en avais déjà fait.—Quant à moi, dit le chevalier, malgré mes plaisirs variés dont on jouit ici, je commençais à m'y déplaire, quand heureusement je me suis avisé que la jolie Thérèse pouvait m'y faire passer des nuits agréables. Mme Sylvina est si fort à mon oncle, elle a d'ailleurs une si mince opinion de mes talents, qu'il n'y avait rien à faire de ce côté-là. J'avais donc débuté par traiter assez bien mon ancienne connaissance, Mme Dorville; mais je ne suffisais pas, j'avais pour lieutenant un grand coquin de laquais. L'autre jour, venant chez elle, sans penser à rien, je le vis de l'antichambre dans une glace qui répétait leur image: le drôle rendait, portes ouvertes, un service impromptu sur le pied du lit à son affamée maîtresse; j'eus la constance d'attendre jusqu'à la fin, ils firent toilette commune, et M. Hector ne referma point le ferme outil de sa bonne fortune sans que la reconnaissante dame y eût appuyé le baiser le plus passionné. Mme Dorville peut prendre un grand laquais de plus et se passer de moi. Piqué de cette découverte, je me rabattis sur milady Kinston. Mais la bizarrerie des goûts de cette belle me força bientôt à la retraite. Ce qu'il est de plus naturel de faire aux femmes est précisément ce dont elle se soucie le moins; il lui faut des extravagances; tantôt elle veut qu'on la traite comme un mignon, tantôt qu'on lui fasse… ce que tu me refusais si cruellement la première nuit de nos folies… quelquefois sa bouche est jalouse de l'offrande que…—Fi, la vilaine», interrompis-je, dégoûtée de cette image.—Vous avez raison, répliqua le chevalier, cela vous révolte; cependant, apprenez, ma chère Félicia, que la passion convertit souvent en plaisirs sublimes des goûts monstrueux auxquels on ne peut d'abord songer sans horreur. J'ai fait avec des femmes très ordinaires, mais pour qui j'avais des instants de délire, des folies dont j'étais étonné moi-même en m'y livrant avec délices. Je n'aurai ni la mauvaise foi de nier que ces irrégularités m'ont ravi, ni l'entêtement de soutenir qu'elles soient par elles-mêmes de véritables moyens de jouir. Tout cela gît dans l'imagination. C'est elle qui nous entraîne, qui vient aisément à bout de nous faire faire les choses qui répugnent le plus à la raison et même à la nature; le caprice bouleverse tout; mais ce désordre tourne au profit du plaisir…
Il avait raison; je l'ai souvent éprouvé depuis. D'Aiglemont ajouta que, s'il avait eu plus de goût pour Soligny, ses prodigieux caprices ne l'auraient point rebuté et qu'il avait eu d'abord la complaisance de s'y prêter, mais que, bientôt obsédé et trouvant d'ailleurs peu de ressources dans l'esprit de cette bacchante, il l'avait quittée pour la gentille Thérèse. Celle-ci était, selon lui, le plus friand morceau dont un vrai connaisseur pût goûter. Sa fraîcheur, sa fermeté, rétablies depuis les remèdes, lui donnaient tous les attraits d'une femme neuve; sa jouissance avait mille délices qu'il loua jusqu'à me donner un peu d'humeur. On sait que Thérèse n'était pas sotte; elle aimait le plaisir à la fureur et savait rendre au centuple celui qu'on lui procurait. Le chevalier prétendait qu'il ne manquait à cette rare soubrette que d'appartenir à quelque homme à la mode qui lui donnât de la célébrité. Il se proposait de lui rendre ce service dès que nous serions de retour à Paris.
CHAPITRE XXIII
Absence de sir Sydney.—Comment le beau Monrose
est de nouveau poursuivi par son étoile.
J'eus encore, avec le charmant d'Aiglemont, et même avec Monrose, quelques entrevues secrètes, sans que sir Sydney s'en doutât le moins du monde; nos passades ne se faisaient jamais chez moi, nous choisissions des lieux écartés où nous ne pouvions être surpris.
Sur ces entrefaites, sir Sydney reçut de Paris des nouvelles intéressantes qui l'y rappelaient pour quelque temps; il nous laissa maîtres chez lui et nous pria de vivre en joie en attendant son retour. Sa confiance en moi était sans bornes; il m'abandonna en partant toutes ses clefs et ne mit aucunes limites à l'usage que j'en pourrais faire.
Dès le même soir, je reçus chez moi le cher d'Aiglemont, qui apprit enfin comment et par où nos appartements communiquaient. Adieu les plaisirs de Thérèse. Je lui enlevai pour le coup sans retour le chevalier, qu'elle adorait tout de bon. J'eus un plaisir malin à jouir des tendres inquiétudes de la pauvre fille qui passait une partie de la nuit à rôder autour de l'appartement de son idole, ne comprenant point comment il pouvait découcher toutes les nuits sans que jamais elle le vît sortir ni rentrer. Cependant elle prit à la fin son parti et ne rôda plus. Le chevalier fut enchanté quand je lui dévoilai tous les mystères des deux entresols. Sydney lui paraissait le plus heureux des hommes de posséder une maison si commode; il regrettait de n'être pas un grand seigneur, afin de pouvoir s'en procurer bientôt une semblable.
Nous nous promenions certain après-souper. Le gros Kinston parlait très en particulier à la Soligny. A travers leur chuchotement, nous crûmes distinguer le nom de Monrose. Leur ton était si sérieux, ils paraissaient si occupés que nous soupçonnâmes qu'il pouvait y avoir sur le tapis des projets où le beau jeune homme était pour quelque chose. Nous fûmes d'avis de veiller de près milady Kinston. La niche aux espions n'avait qu'une place, je l'occupai. Mais le chevalier usa de la communication de son appartement et fut à même de voir tout aussi bien au moyen de la coulisse imperceptiblement entr'ouverte.
Soligny, selon l'usage, fut servie à sa toilette par le complaisant Monrose, à qui, depuis que je ne les avais vus, elle avait appris beaucoup de folies nouvelles. Il paraissait fort exercé et très accoutumé à se prêter à tout ce que pouvait désirer de lui sa lubrique institutrice.
Nous le vîmes la fêter savamment dans une position inverse, qui satisfaisait à la fois deux des goûts dont le chevalier m'avait parlé; le couple paraissait s'en trouver à merveille. Soligny surtout semblait ne pouvoir démordre. Elle jouissait avec fureur et faisait retentir la chambre du sifflement de ses sanglots. Cependant, elle désempara; le mignon se mit en posture de goûter d'autres plaisirs. A l'incertitude qu'il fit d'abord paraître, je jugeai qu'il s'était enfin d'abord familiarisé avec ceux dont son ancien ami Carvel n'avait pu lui faire agréer l'essai. Il semblait même vouloir donner dans ce moment la préférence à la jonction prohibée; mais Soligny demanda d'être servie plus naturellement. A peine le jeune homme fut-il en situation, serré fortement des bras et des jambes de sa belle et forcé par cette position à élever un peu la croupe, que le gros Kinston, dont nous ne nous doutions pas, parut et grimpa lestement sur le lit. A son aspect, Monrose voulut se dégager, se croyant sur le point d'être châtié de sa témérité; mais il s'agissait de tout autre chose. Milord en voulait tout uniment à ce fessier séduisant, fait pour allumer les désirs de tous les amateurs et pour courir sans cesse les risques d'être violé.
Mais en vain Soligny, réunissant toutes ses forces et étouffant presque le beau Ganimède, faisait beau jeu à milord; en vain celui-ci, menaçait, promettant, priant, mêlant les douceurs aux injures, en bel état et bien graissé. Entreprenant de se rembourser, et commençant à réussir, Monrose, à force de se débattre, débusqua le gros Kinston et le fit choir sur le parquet d'autant plus malheureusement que, voulant s'accrocher aux deux autres, il les entraîna sur lui et faillit en être moulu. Monrose se dégagea lestement, courut à sa chambre aussitôt; l'épée à la main, il vint fondre sur le luxurieux Anglais. Mais Soligny se jeta vite entre eux deux, au péril de sa propre vie. Monrose fut, pendant que milord s'évada, pâle et bien hors d'état de faire le Jupiter. La trahison de Soligny était manifeste. Elle lui fut reprochée avec aigreur, moins durement cependant qu'elle ne devait s'y attendre. L'offensé ne voulut point faire la paix et rentra brusquement chez lui. Nous l'entendîmes aussitôt mettre les verrous et fermer la porte à double tour.
Le chevalier me rejoignit. Nous allâmes rire chez moi de cette tragi-comédie et éteindre dans nos voluptueux ébats les feux dévorants dont ce spectacle lascif venait de nous embraser.
Jeunesse! Jeunesse! faites votre profit de cet utile passage. Voyez comment, une fois lancé dans la facile carrière du libertinage, on y galope sans pouvoir se retenir. Ce Monrose, naguère si tendre, si réservé, le voilà déjà au niveau des plus grands débauchés. Déjà une maîtresse dissolue est venue à bout de lui faire surmonter une répugnance qui d'abord lui paraissait invincible. Il est vrai qu'avec une femme qui a vécu, il y a quelque chose à gagner de l'autre façon pour un jeune homme qui n'a pas de quoi remplir les espaces. Mais, en un mot, si Monrose, agent de plein gré, ne devient pas patient avec autant de résignation que le seigneur Anselme au château du More, que s'en faut-il? Peu de chose. C'est qu'on s'y est pris moins adroitement, et qu'avec les gens d'honneur la violence ne vient à bout de rien.
CHAPITRE XXIV
Où l'on verra des choses intéressantes.
Peu de jours après l'aventure que je viens de décrire, nous apprîmes qu'il était arrivé de grands changements dans les affaires de sir Sydney. Il devenait lord par la mort d'un oncle, et voyait tripler sa fortune. Son projet était de nous donner encore un ou deux jours et de se rendre tout de suite en Angleterre. Il me mandait en particulier que le séjour que j'habitais ayant paru me plaire, il venait d'acheter cette terre en mon nom, persuadé que je ne lui ferais pas le chagrin de refuser un don que l'augmentation de ses biens rendait, selon lui, de peu de conséquence. Cependant, outre les bâtiments, les meubles, il y avait encore d'assez gros revenus attachés à la terre. Je répondis que, n'acceptant ni la propriété ni les rentes, je ne refusais cependant pas la jouissance du château, mais à condition que je serais libre d'en disposer, à mon tour, en faveur de qui bon me semblerait: mon intention était de remettre tout cela aux enfants de sir Sydney, que le soin de conserver dans sa famille un titre qui se serait éteint après lui mettait dans l'obligation de se marier.
Sur ces entrefaites, nous fîmes une rencontre singulière, dont il était impossible que nous prévissions alors les conséquences importantes. Que le sort est bizarre dans ses projets! Souvent nous voyons naître d'une circonstance qui d'abord paraît tout à fait indifférente une chaîne d'événements qui donnent une nouvelle face à notre existence.
La nuit était déjà sombre, nous revenions tumultueusement d'une partie de chasse, et devions passer près de ces statues dont on se souvient que j'ai parlé: tout à coup le cheval d'un piqueur, qui était un peu en avant, s'effaroucha, recula et ne voulut point passer outre. Celui du chevalier, qui suivait de près, en fit autant, et lui-même fut effrayé, entrevoyant contre le piédestal un homme étendu; nous arrivâmes en même temps. Le piqueur pria d'Aiglemont et Monrose, qui étaient à cheval à côté de moi, de descendre et de venir examiner avec lui si ce qu'on découvrait était un homme mort ou endormi: c'était un infortuné percé de plusieurs coups et perdant des flots de sang, mais qui respirait encore.
—Laissez-moi, dit celui-ci d'une voix mourante; qui que vous soyez, vos soins sont inhumains. Ne me ravissez pas la seule consolation…—Un sanglot douloureux lui coupa la parole, nous le crûmes sans vie.
Sylvina et monseigneur, qui occupaient une petite calèche, la cédèrent et furent reçus dans une autre fort spacieuse, où le gros milord tenait compagnie à Mme d'Orville et Soligny. Monrose et le piqueur volèrent au château. Le dernier reparut bientôt, suivi du laquais et du chirurgien de Sydney, à qui Monrose avait donné son cheval. Ils apportaient de la lumière, du linge, et trouvèrent, à peu de distance du château, la calèche du blessé dans laquelle il était sans connaissance, entre les bras de d'Aiglemont; les blessures furent visitées sur-le-champ: elles étaient profondes et douloureuses. On mit l'appareil.
Nous avions ramassé l'arme fatale avec laquelle le malheureux s'était frappé, et un bracelet de cheveux auquel tenait un portrait de femme, dont le cristal terni, humide et portant l'empreinte de deux lèvres témoignait que le suicidé avait ce bijou collé sur sa bouche quand nous l'avions rencontré. Elle fut portée à l'excès lorsque sir Sydney, de retour le lendemain, parut frappé comme d'un coup de foudre à la vue du portrait. C'était celui de cette femme dont il m'avait parlé. Il avait toujours soutenu qu'elle me ressemblait beaucoup. Il en prenait pour le coup tout le monde à témoin, et l'on fut, en effet, forcé d'en convenir. C'étaient tous mes traits, et surtout parfaitement ma physionomie. Cependant le malade demeurait au même état, prêt à tout moment de rendre l'âme. Sydney ne pouvait différer son voyage. Il eût bien désiré de faire copier le précieux portrait, mais sa délicatesse ne lui permit pas de commettre ce larcin. En partant, il me supplia de ne rien épargner pour tâcher de sauver les jours d'un homme dont l'histoire devait nécessairement avoir les plus grandes liaisons avec la sienne propre.
Ma tendresse pour l'aimable Sydney me rendit ardente à soigner notre malheureux étranger. Il ne fut hors de péril et en état de parler que quinze jours après le départ du nouveau lord.
Pendant ce temps d'alarmes et de pitié, mon âme demeura fermée aux plaisirs. Je ne m'intéressai pas plus à ceux des autres. Uniquement occupée de mon malade, je ne le quittais presque jamais; l'ennui fit déserter Mme d'Orville, milord Kinston et sa maîtresse. Monrose était en Angleterre. Une société telle que la nôtre, quoique fort de son goût, lui serait devenue funeste. J'avais prié Sydney de l'amener. Le pauvre petit avait fait éclater le chagrin le plus vif; mais Sylvina elle-même ayant sollicité son exil, il avait été forcé de s'éloigner.
CHAPITRE XXV
Hors-d'œuvre à peu de chose près.
Est-ce un songe, madame? me dit mon malade presque aussitôt qu'il put parler. Par quel miracle me trouvé-je enfin parmi des êtres sensibles, moi qui depuis si longtemps… Je vis!… et c'est vous… vous que je ne connais point, mais qui êtes pour moi l'objet du plus étrange étonnement!—Je vous entends, monsieur. Ce portrait qu'on a trouvé près de vous… certaine ressemblance…—Elle est frappante. Mais vous avez un cœur compatissant et la cruelle de Kerlandec…—Un chirurgien habile que Sydney avait envoyé de Paris, et qui ne bougeait d'auprès du blessé, remarqua que cet entretien causait trop d'émotion au malade. Il me pria de m'éloigner.—Je ne doute plus, Félicia, me dit le chevalier, que je rencontrai en sortant, et qui ne prenait pas fortement à cœur l'état de notre infortuné, je ne doute plus qu'après avoir guéri cet aventurier, il ne faille retenir le docteur pour vous-même. Vous voilà concentrée dans la tristesse, hospitalière en forme, pénétrée de l'air malfaisant de la chambre d'un malade; nous aurons bientôt la douleur de vous voir l'être à votre tour. Quelque fièvre opiniâtre, ou tout au moins quelques sombres vapeurs seront le fatal salaire de vos empressements charitables. Plus de plaisir! plus de volupté: quel oubli de la nature! quelle contagion du malheur! vous me feriez devenir de bronze! De la sensibilité, ma chère Félicia; mais jusqu'à l'oubli de vous-même exclusivement.
Il est vrai que les facultés d'aimer, de jouir étaient totalement suspendues en moi, mais chez nous autres femmes de plaisir, ces révolutions sont de peu de durée et ne tirent point à conséquence. Je prouvai bientôt au charmant chevalier que je ne prétendais pas m'oublier. Et même la santé de notre convalescent exigeant que je le visse beaucoup moins, puisque je lui retraçais si vivement ses malheurs, je me rendis à la société et me retrouvai bientôt au courant de mes habitudes. Mille plaisirs assaisonnés de toutes les variétés que nous savions pouvoir seules éloigner le dégoût remplissaient nos heureux moments.
Entendre le chevalier raconter ses innombrables galanteries n'était pas le moins amusant de mes passe-temps. Il lui était arrivé des aventures si plaisantes, il les contait avec tant d'agréments et de feu, que le plaisir de l'écouter ne manquait jamais de conduire à celui de réaliser ce qu'il savait si bien peindre. J'aurais eu de quoi grossir beaucoup mon ouvrage si cet aimable libertin avait daigné jeter sur le papier son histoire; mes lecteurs m'auraient su un gré infini de la leur avoir transmise. Mais paresseux et peu jaloux d'être célébré, il a refusé cruellement de me donner un d'Aiglemontana. Bien loin de vouloir écrire, il trouve mauvais que je me donne ce plaisir: en un mot, ce censeur dont j'ai déjà parlé deux fois, et qui voulait me dissuader d'écrire ma dix-huitième fredaine, à la fin cependant il me laisse faire, sans doute parce qu'il n'est plus temps que je recule. D'ailleurs, il ne contrarie jamais au point d'être lui-même le plus entêté. Mais finissons cette digression par le récit d'une aventure presque incroyable arrivée à ce héros, et qui fera voir combien l'on perd à n'avoir pas une collection de ses folies: c'est lui qui va parler.
«Vous savez, ma chère Félicia, comment en dernier lieu j'ai eu le courage d'aller passer quelque temps chez moi, pour complaire à mon oncle. L'honnête ville qui m'a donné le jour a pour habitants des gens à peu près de la force de ceux que nous avons vus là-bas. Mêmes préjugés, mêmes ridicules; les hommes aussi sots, les femmes aussi faciles, malgré l'étalage pompeux des plus grands sentiments.
«J'étais reçu dans toutes les maisons, et tout ce qu'il pouvait y avoir de passable était à peu près à mes ordres, mais je ne voyais rien qui pût m'amuser à certain point. Je répugnais d'avoir à partager avec des maris maussades, à corrompre d'imbéciles Argus, à me contraindre avec des mères et des tantes ridicules; en un mot, je ne visais à rien, sinon à la femme d'un quidam revêtu depuis peu d'un emploi lucratif, mais qui, malgré ses avances, avait toutes les peines du monde à se faufiler avec la soi-disant bonne compagnie: la dame était très jolie, fraîche, parfaitement bien faite. Elle avait entrevu Paris, son hibou de mari lui devait son état, elle affectait les manières aisées, se parait, visait à l'élégance, femme d'assez d'esprit d'ailleurs, mais ayant le travers d'une grande intrigue avec certain officier, un de ces hommes qui ont puisé leur perfection dans les romans, pour qui le bonheur suprême est d'être montrés au doigt, comme le héros de grandes aventures amoureuses, d'être canonisés par d'antiques femmes à passions, et révérés des apprentis Céladons, un personnage, en un mot, parfaitement ridicule à cet égard, et d'autant mieux dans son jour que, de son côté, l'époux avait la manie de jouer le philosophe, de chérir le rare Sigisbé, de n'agir que par ses conseils. Souffler à ces deux messieurs une femme si préoccupée était un bon tour à leur jouer pour que je négligeasse de faire naître les moyens. Je répugnais cependant beaucoup à me mettre aux petits soins auprès de ces bourgeois; je m'épouvantais des obstacles qu'allait rencontrer ma fantaisie; mais voici comment le hasard me servit.»
CHAPITRE XXVI
Suite du précédent.
«Un de mes amis pressentit la dame sur le désir que j'avais de lui faire ma cour. La permission de me présenter fut accordée et le jour pris: c'était celui de certaine assemblée; nous devions nous rendre une heure avant celle de la coterie, avec qui je me proposais bien de ne pas me rencontrer. Cependant ce grand jour arrivé, quelque affaire imprévue retient mon introducteur, il me fait savoir qu'il ne pourra pas m'accompagner; mais il me conseille d'aller seul. La dame était prévenue et peu faite d'ailleurs pour qu'un homme comme moi se piquât avec elle d'une bien rigoureuse étiquette. Je pars donc. Il était déjà plus que sombre, je trouve à la porte un valet endimanché, qui me dit que madame est visible; l'escalier est faiblement éclairé: dans les deux premières pièces, point de lumière et personne; mais tout est ouvert; je vois plus loin une femme; elle m'entend, elle vient au-devant de moi, tenant un flambeau. C'est la maîtresse de la maison, elle-même, se plaignant un peu bourgeoisement de la négligence et de la désertion de ses gens, ciel! c'est vous, monsieur le chevalier! que je suis honteuse!…—le pied lui manque en même temps sur le parquet trop soigneusement frotté, elle tombe à la renverse, la bougie s'éteint. Je me précipite, mais quel singulier hasard! tandis que de la meilleure foi du monde je veux m'empresser à secourir la dame, ma main rencontre une gorge d'une fermeté… ma charité s'oublie. On veut se relever, j'embrasse, on retombe: les ténèbres me rendent entreprenant: la bizarrerie des attitudes me favorise. Je gagne du terrain: une cuisse de satin, potelée, dure, conduit ma main sur le plus délicieux bijou… je l'agace… on crie tout bas:—Ah! monsieur!… quelle horreur!… si mes gens… mon mari… si quelqu'un…—Je sentais déjà la nécessité d'abréger. Cependant, trahie par la nature, déjà la belle donnait des preuves non équivoques de l'impression que je faisais sur ses sens; je pousse la témérité jusqu'au bout, malgré l'incongruité du lieu; on résiste à peine; je donne l'assaut, je suis vainqueur… Mais quelle surprise! que ne peuvent pas le tempérament et l'occasion? on me rend mes baisers; on me presse avec fureur! on seconde mes efforts! j'ai déjà toute ma raison! on n'a pas encore recouvré la sienne, c'est moi qui seul commence à craindre que nous ne soyons surpris… Mais bientôt on me repousse violemment, on se dérobe, le flambeau se retrouve, on fuit en marmottant quelques exclamations de honte et de repentir. Je n'y conçois plus rien. Cependant je ne perds pas la tête; je descends, et retrouvant à son poste le soi-disant portier, je me plains de n'avoir trouvé dans les appartements ni lumière, ni domestique pour annoncer. A force d'appeler, de crier, il fait paraître un lourdaud, dont le visage est enfariné et qui se tord les bras pour endosser à la hâte une casaque trop étroite. Celui-ci me précède une chandelle à la main. Pour lors, la dame, tant soit peu remise et ayant enfin chez elle deux bougies, me reçoit l'œil humide, le visage encore animé d'un incarnat expressif. Le laquais, grondé et menacé d'être mis à la porte, va tristement éclairer les pièces dont l'obscurité venait de m'être si favorable.
«Éclaircissements, reproches, sanglots, lamentations outrées de la part de la dame; de la mienne, humble repentir, serments passionnés. Nous nous arrangeons pour le secret. On exige pour condition du raccommodement que tout ceci, regardé comme non avenu, n'aura aucunes suites, et cela vu le tendre amour que l'on convient d'avoir pour le méritant Sigisbé…—Non madame, s'écrie celui-ci, sortant d'un cabinet de toilette où il s'était caché par jalousie, effrayé de ma réputation, et voulant savoir comment se passerait cette première entrevue avec sa maîtresse. Il n'avait rien pu voir, la pièce où nous causions alors séparant du cabinet celle où notre passade s'était faite.—Non, dit-il, ne vous privez point du plaisir de conserver monsieur, je n'y ferai point un obstacle… Perfide! monstre d'inconstance et de libertinage!…—Monsieur! monsieur, interrompis-je, piqué de la liberté qu'on prenait de s'emporter en ma présence, songez à ce que vous devez à madame et à moi, que ces vociférations offensent…—Quoi, monsieur? pensez-vous…—Vous imposer silence, monsieur.—A moi, monsieur!…
«Cependant, confuse de son aventure, assommée de l'apparition subite du Sigisbé, et s'effrayant de notre querelle, la dame se trouva mal. Le soin de la secourir suspendit nos propos. Je tirai la sonnette, et, avant d'être vu des gens, je me retirai. Je ne sais comment le rival outragé fit pour s'échapper à son tour; mais il me joignit presque aussitôt. Nous nous battîmes, lui furieux, moi remplissant de sang-froid le devoir d'un homme de cœur. Je le ménageais; il brisa son épée contre la garde de la mienne, qui le blessa légèrement au bras. Je le reconduisis chez lui. Nous nous réconciliâmes. Il ne manquait à ce brave garçon que d'être un peu plus homme du monde et de ne pas aimer à filer si ridiculement le parfait amour. Ce qu'il y avait, selon lui, de fort malheureux dans son aventure, c'est qu'il devait partir incessamment, son congé touchant à sa fin. Il eût bien désiré d'emporter dans son cœur la pensée de son amante aussi pure et le souvenir de son demi-bonheur sans mélange de regrets; mais je vins à peu près à bout de lui prouver que loin de s'affliger d'une bagatelle, il devait, au contraire, s'estimer trop heureux, puisque désormais il allait savoir à quoi s'en tenir sur le compte des femmes, et que, se trouvant relevé de ses serments, il ne tiendrait qu'à lui de se mettre avec une nouvelle maîtresse sur un meilleur pied. On remarquera qu'il n'avait pas eu la dame qui le contenait, par des menaces effrayantes, de se donner la mort, s'il exigeait absolument qu'elle déshonorât son aimable époux. Le trop crédule amant n'avait pas osé devenir heureux à pareil prix, sottise de part et d'autre; voilà à quoi aboutissent toutes ces belles chimères. Une femme a du tempérament; elle le nie à son amant, à elle-même. Cependant elle se permet d'aimer; mais elle sépare l'âme des sens et faisant tout pour l'une, rien pour les autres, ceux-ci se révoltent à la première occasion. Un écumeur survient, qui moissonne dans le champ que le cultivateur timide a pris tant de peine à mettre en valeur.»
—«Diabolique chevalier, lui dis-je, tout cela vous sera rendu si jamais vous vous mariez—Si jamais? Ce sera bientôt, je vous jure. J'y suis condamné par l'invalidité d'un benêt d'aîné qui, végétant dans les drogues et tout à l'étude des anciens, me laissera probablement bientôt l'espérance d'un bel héritage. Mais je compte bien que ma femme ne sera pas une bégueule. Je veux qu'elle soit heureuse et libre; qu'elle soit l'amie de mes amis, comme je le serai des siens: et pourvu que personne ne s'érige en maître chez moi, où je voudrai qu'elle seule et moi commandions, pourvu qu'elle ne m'associe, ni de ces brigands connus sous le nom de joueurs, ni des ecclésiastiques sournois, ni des pédants affamés, tout ce qu'elle fera sera bien fait, et je ne refuserai à ses plaisirs ni complaisance ni argent.»
Le chevalier était-il un mauvais sujet? Ceux qui pensent autrement que lui, ces gens qui crient sans cesse à leurs femmes honneur, vertu, vos devoirs, mon autorité, valent-ils mieux? Décidez, lecteur.
CHAPITRE XXVII
Qui traite de je ne sais quoi.
Milord Sydney m'écrivait souvent: toujours sur le ton de l'amour; mais cependant fort occupé de notre aventurier et du portrait. Il me priait de m'informer si l'original de cette peinture existait encore; en quel lieu? et par quel hasard elle se trouvait entre les mains de notre infortuné. Enfin, qui il était lui-même? Il mandait au sujet de Monrose les choses les plus flatteuses; que ce charmant jeune homme, propre à tout et plein de bonne volonté, lui donnait toute la satisfaction imaginable; qu'il plaisait universellement et se conduisait avec beaucoup plus de sagesse qu'on ne devait l'espérer de son âge et de la vivacité de ses passions.—Je sais, belle Félicia, m'ajoutait Sydney dans une de ses lettres, que si j'ai été assez heureux pour amuser quelques instants tes sens, ce règne usurpé sur ton printemps par mon automne doit être fini sans retour; mais l'estime et l'amitié, ces sentiments délicieux qui confondent tous les âges; ces fruits exquis que n'engendrent pas toujours la fleur fragile de l'amour, vont former entre nous des liens bien plus solides et non moins heureux, etc.—Je vous entends, milord, lui répondis-je à peu près. Vous aviez besoin d'aimer, il vous a paru que je vous convenais; mais ce portrait… certaines espérances vagues… rien de plus juste. Je vous rends à votre chimère; puisse-t-elle faire un jour votre bonheur, personne ne le partagera plus sincèrement que moi! Autrement, songez que je serai toujours la même. Il n'y a dans un cœur tendre qu'un espace imperceptible entre les sentiments dont vous parlez et l'amour… Vous êtes musicien, vous entendrez une comparaison musicale. Je ne suis pas un de ces instruments bornés, sur lesquels on peut moduler sans changer l'accord. Je suis montée à la convenance de tous les tons et formée précisément pour les transitions. Mais je ne me laisse toucher que par d'habiles maîtres. Vous savez, milord, qu'entre vos mains je ne fais pas cacophonie? Vous l'éprouverez encore quand et aussi longtemps qu'il pourra vous plaire. Adieu.
Mais on va m'accabler d'injures? me traiter de folle et d'effrontée? Que m'importe. Je l'ai déjà dit ailleurs, mon bonheur me venge du blâme et du mépris des rigoristes, et je vais prouver… Non, ce qui prouve mieux que tous les raisonnements du monde que, sans doute, mon système est passablement bon, c'est que malgré ma légèreté, je n'ai perdu aucun de mes adorateurs. Ils sont toujours demeurés mes amis. Il est vrai que je n'ai jamais fait de mauvais choix. Je ne parle pas des songes qu'on nomme passades.
Me voici maintenant élevée, par l'amour et la volupté, à un certain rang parmi les protégées de Vénus; mes traits et ma taille touchent au dernier degré de leur perfection, et mes talents à leur maturité. Je me vois indépendante et si je veux y consentir, propriétaire d'un bien solide qui me met pour jamais à l'abri de certaines disgrâces, dont la seule crainte doit empoisonner les plus beaux moments d'une jolie femme qui fonde ses ressources sur des charmes et sur les passions qu'ils peuvent inspirer. C'est un grand point; car surtout pour les femmes de plaisirs, c'est l'aisance seule qui fixe le bonheur et même le mérite. Telle qui, dans une situation brillante, a de l'esprit et des manières nobles, et reçoit, pour ainsi dire, un nouveau lustre des propres effets de sa perfection, peut, après un revers de fortune ou de figure (celui-ci entraîne nécessairement le premier), elle peut, dis-je, ne se ressembler plus. L'esprit tarit, l'âme se rétrécit, des sentiments vils remplacent ceux qui la faisaient admirer dans des temps plus heureux. Écrasée enfin sous le poids de la misère et de la honte, on la voit quelquefois s'abaisser au plus dur esclavage auprès de quelque nouvelle nymphe que le caprice vient de jeter dans la carrière. Je suis compatissante. Combien de fois mon cœur n'a-t-il pas saigné de voir, à l'issue d'une petite vérole, ou de quelque chose de pis, telle femme, que tout Paris avait adorée, devenir tout à coup méconnaissable, et, dans le costume du plus bas peuple, servir quelque créature vulgaire, recruter pour celle-ci des gens sur lesquels autrefois elle n'eût pas daigné laisser tomber un regard. Loin de nous ces objets affreux. Mes yeux s'y étaient rarement arrêtés; les bontés de Sylvina et de son époux, et la perspective de succéder un jour à leur fortune m'épargnèrent l'horreur de craindre l'indigence. Cependant je ne laissais pas de sentir combien un sort assuré devait être agréable, et sans un excès de délicatesse, où, sans doute, il entrait beaucoup d'amour-propre, j'aurais accepté tout de bon les offres de milord Sydney… Mais on verra par la suite comment mes scrupules furent levés… Je pense un peu tard que voilà sans contredit un ennuyeux chapitre; que du moins il ne soit pas plus long.
CHAPITRE XXVIII
De l'étranger.—Son histoire.
A force d'art, l'habile homme qui avait entrepris de sauver les jours de notre infortuné réussit à peu près.—Mais, nous dit le docteur, ses blessures sont de nature à lui laisser pour la vie des incommodités fâcheuses; le sujet est d'ailleurs usé par les passions et détérioré au point que je ne réponds pas qu'il vive longtemps. Il sera même plus heureux pour lui de mourir bientôt que de souffrir encore peut-être un an ou deux, au bout desquels il faudra toujours qu'il périsse.—Le malade lui-même ne faisait point de cas de la vie. On était obligé de le garder à vue, et ce n'avait été qu'à force de prières et par le charme de ma ressemblance avec cette femme qu'il aimait si passionnément que j'avais obtenu sa parole d'honneur de faire tout ce qu'on lui prescrirait et de ne plus attenter à ses jours.—Il est cruel de vous obéir, me répondait-il, soyez assurée, madame, que vous ne me forceriez point à vivre si je pouvais désormais mourir sans être méprisé de vous… de vous, l'être le plus adorable, l'être qui réunit à tout ce que la divine de Kerlandec a de ravissant la seule chose qui lui manque, un cœur généreux et sensible!—Je n'y tiens plus, lui dis-je, quelle est donc cette fameuse Kerlandec?—Vous voulez apprendre ma funeste histoire? Croyez-moi, madame, cherchez le plaisir et n'empoisonnez pas, par une communication dangereuse avec le plus infortuné des hommes, la paix dont votre âme douce est faite pour jouir.—Je l'assurai que je brûlais d'entendre conter ses malheurs, et que la part que j'y prendrais ne serait pas une affliction pour moi si j'étais assez heureuse pour lui procurer quelques consolations. Il se recueillit un moment, puis, laissant échapper quelques larmes et un soupir de douleur, il raconta ce qui suit. C'est lui qui va parler.
«Je me nomme le comte de… Paris m'a vu naître il y a vingt-six ans, et je suis fils du marquis de… que le mauvais état de sa fortune avait obligé d'épouser la fille d'un banquier opulent. Mon père était un homme de la vieille roche, un brave guerrier, revêtu de dignités, abhorrant les parvenus, leur morgue, leur bassesse. Cependant, las d'être pauvre, il avait fait la sottise de se mésallier. Beaucoup de seigneurs qui en font autant s'en trouvent bien. Mais mon père, plus malheureux dans son choix ou moins propre que les autres à se plier aux désagréments que peut entraîner la mésalliance, se trouvait dans le cas de détester ses engagements. Ma mère était dissipatrice. Soutenue par des parents insolents, à qui les faveurs de la fortune faisaient perdre de vue leur vile origine, à peine oubliée, elle osait reprocher à son mari le prétendu bonheur qu'il avait d'être son époux. S'il portait des plaintes à l'impertinente famille, il n'était pas mieux reçu; cependant, il s'armait de patience. Les injures des gens qu'on méprise n'offensent pas à certain point. D'ailleurs, ma mère était belle; les travers, les caprices, le peu de sensibilité de cette femme hautaine trouvaient grâce en faveur de sa charmante figure. M'ayant mis au monde, elle devint encore plus chère. A cette époque, mon père pardonna tout.
«Il était le dernier mâle d'une famille assez illustre. N'ayant pas eu d'enfant d'un mariage pauvre, mais mieux assorti; ma naissance ranimait du moins l'espoir de la propagation de son nom. Je devenais un héritier précieux. Tous les biens des parents de ma mère devaient un jour être réunis sur ma tête; mais de si belles espérances furent bientôt détruites. Mon grand-père essuya d'énormes banqueroutes qui altérèrent son crédit, quelques paiements retardés effrayant ses correspondants, il fut soupçonné, discuté et ruiné; tout cela fut très prompt.
«Ma mère était à la campagne. Mon père allait l'y rejoindre, déplorer avec elle la perte de ses biens, et l'assurer que si elle voulait se conformer à ce que les circonstances allaient désormais exiger, il la chérirait également et ne la rendrait pas moins heureuse… Mais quel désespoir pour ce galant homme! Il était minuit; il n'avait point annoncé son arrivée… Il vole à l'appartement de sa femme… Elle dormait dans les bras de son nègre. Mon père, furieux, perce l'infidèle de plusieurs coups d'épée, l'Africain se précipite, échappe à la mort, donne l'alarme. Mon père, à peine regardé comme le maître, se voit bientôt environné de ses propres gens armés contre lui. Un seul valet de chambre, ancien compagnon de ses travaux militaires et digne, par son courage, de servir le plus brave des maîtres, se joint à lui. Ils défont sans peine leurs lâches agresseurs, puis s'enfuient, emportant quelque argent et les diamants de ma coupable mère.
«Cependant, cette affaire devint publique et prit la plus odieuse tournure. Il ne fut pas fait mention du nègre surpris au lit: on accusa mon père de s'être vengé, par un infâme assassinat, d'avoir vu échouer de grandes vues d'intérêt… Pardon, madame, souffrez que je m'interrompe un moment… Mon imagination ne peut s'arrêter sans horreur sur tant d'injustices… Se peut-il que le Ciel ne se charge pas de la vengeance de certains crimes, quand l'impuissance des hommes…—Hélas! mon cher comte, lui dis-je, le Ciel se mêle on ne peut moins de nos misérables affaires, mais…—Il ne m'écoutait pas. Sa tête était penchée sur sa poitrine. Il demeura quelque temps plongé dans une rêverie profonde… Il se remit enfin et continua son intéressante narration.
CHAPITRE XXIX
Suite de l'histoire du comte.
«On procéda contre mon père avec la dernière rigueur. Homme de grand mérite et peu courtisan, il avait de puissants ennemis; leur nombre l'accabla. Le peu de bien qu'il avait fut confisqué. Un honnête curé eut pitié de moi, me prit dans sa maison et me donna une aussi bonne éducation que ses minces revenus pouvaient le permettre; mais je perdis au bout de quelques années ce charitable ecclésiastique. Mon père était mort peu de temps auparavant en Russie. Je demeurai donc seul, sans biens, sans appui, forcé de saisir la première occasion que le hasard pourrait m'offrir de me procurer les moyens de subsister. J'étais encore trop jeune et trop petit pour me faire soldat. Le bon curé m'avait laissé quelques louis; je me rendis à Lorient, où je m'embarquai pour les Indes, sans autre dessein que celui de fuir une odieuse patrie.
«Cependant, écrivant passablement et ne manquant pas d'intelligence, je me rendis nécessaire à bord, et m'étant acquitté de diverses fonctions avec succès, je gagnai l'estime et la confiance des officiers.
«Je supprime des détails inutiles. Au bout de quatre ans, je revins avec une assez bonne somme, formé, instruit, et à même de pousser ma fortune; mais le destin devait s'y opposer: il me préparait, sous un tapis de fleurs, un piège où je devais me précipiter, pour être à jamais malheureux.
«J'étais à Brest sur le point de me rendre à Paris, avec le projet d'y placer mon argent, de faire réhabiliter, s'il était possible, la mémoire de mon père et de le venger; de trouver, en un mot, une sorte de félicité dans la satisfaction de l'honneur consolé.
«Je vis un jour, me promenant près de la mer, plusieurs canots ornés de banderolles et de guirlandes, portant une compagnie joyeuse de musiciens. On revenait d'une partie de plaisir dans la rade, et l'on côtoyait le rivage avant de rentrer dans le port. Je fus curieux de voir le débarquement.
«Parmi plusieurs femmes très jolies, une surtout se faisait remarquer par une beauté, par une taille, un maintien, des grâces, une physionomie qui lui donnaient l'air d'une divinité… Je fus frappé… Je m'informai d'elle; on m'apprit qu'elle se nommait Mme de Kerlandec, que son mari était capitaine de haut bord et devait partir le lendemain pour très longtemps. Il venait de donner cette fête pour prendre congé d'un de ses amis et se distraire un peu du chagrin de quitter une femme si belle, dont on le disait adoré.
Adoré! Cette dernière circonstance m'accablait; à la sensation cruelle qu'elle me fit éprouver, je ne pus méconnaître la violence de l'amour et de la jalousie. Il me vint aussitôt à l'esprit de quitter Brest; mais une funeste prédestination m'empêcha de prendre ce parti raisonnable, je rentrai chez moi l'âme enivrée. Un marin subalterne, avec qui j'étais intimement lié, acheva de me perdre, en m'offrant de servir la passion insensée dont je venais de le faire confident.
«Je n'avais encore rien aimé. Tout ce qu'une imagination ardente peut offrir de romanesque à un cœur neuf m'assaillait à la fois; dans mon transport, je mettais au jour mes idées tout haut, devant mon ami. Il venait de m'échapper que rien ne coûterait, pourvu que je puisse vivre et mourir près de l'adorable Kerlandec.—Que ceux qui la servent sont heureux! dis-je; quelle fortune plus digne d'envie…—Quoi, Robert, interrompit mon ami (Robert était le nom que j'avais pris pendant mes voyages), quoi! tu ne répugnerais pas à porter la livrée de Kerlandec?—Moi, mon cher! ah! plût à Dieu que je pusse me flatter d'un si grand bonheur!…—D'un si grand bonheur que celui de devenir laquais de cette belle dame? Ah! parbleu, si tu es homme à faire cette extravagance, je me fais fort de te placer dans sa maison. Quitte-moi vite cette épée, endosse-moi ton plus mauvais habit et te prépare à me suivre. Je me suis embarqué deux fois avec M. de Kerlandec, il me veut quelque bien; je lui dirai que tu es un de mes parents, que tu te trouves sans ressource, forcé par des raisons d'intérêt à ne pas t'éloigner du pays; je lui demanderai qu'il te reçoive au nombre de ses domestiques, en attendant la fin de tes affaires. En un mot, je me charge de tout. Que risqué-je? Le mari part. J'en fais autant sous peu de jours. C'est à toi de t'arranger comme tu pourras avec la dame et à tirer parti de la différence qu'il y a de M. Robert à un laquais ordinaire.
«Je manquai d'étouffer dans mes bras l'officieux pilote. Il me semblait qu'un dieu venait de parler. Il fut exact. Le hasard nous servit au delà de nos espérances. On avait réformé le même jour un laquais mutin, dont M. de Kerlandec ne prévoyait pas que sa femme pût être bien servie pendant son absence. Je pris sa place. J'avais une physionomie douce, un maintien honnête; M. de Kerlandec lui-même pressa sa femme de m'agréer. Le lendemain, il partit.»
CHAPITRE XXX
Continuation.
«C'était à Paris, chez son beau-père, que Mme de Kerlandec devait attendre le retour éloigné de son époux. Nous partîmes de suite. J'étais un domestique si zélé, si attentif; heureux dans mon état, je le remplissais avec tant d'exactitude, que bientôt ma belle maîtresse me témoigna combien elle était contente de mes services. Elle daignait quelquefois causer avec moi et me faire compliment de ce que je m'énonçais moins mal que le commun des laquais. Je ne bougeais de l'antichambre; on m'y trouvait toujours occcupé à lire ou à cultiver quelques dispositions que j'avais pour le dessin. Est-il rien de plus naturel pour un amant que de s'exercer dans un art qui se lie avec les sentiments de son cœur, qui a pour but de reproduire sous mille formes différentes l'objet dont il est occupé?
«Une année se passa dans le plaisir (faible à la vérité, mais journalier et suffisant à mon espérance), dans le plaisir de voir sans cesse celle que j'aimais, de sentir qu'elle prenait à moi tout l'intérêt auquel mon état pouvait me permettre de prétendre. Je faisais quelquefois des vers passionnés, où je chantais mon adorable maîtresse sous le nom d'Aminte. Quoiqu'elle fût de sept ans plus âgée que moi, qui en avais alors vingt et un, elle méritait mille fois au delà des louanges que je pouvais donner à ses charmes, à sa fraîcheur. Née dans ces lieux fortunés, où la nature est si prodigue de ses dons en faveur de votre sexe, Géorgienne en un mot, Aminte, était un chef-d'œuvre que notre climat étonné semblait respecter… Aminte (ce nom sera plus doux à votre oreille que celui de Kerlandec), la divine Aminte accueillait mes vers; quelquefois elle avait la complaisance de les montrer, sans nommer l'auteur, et de me transmettre les éloges qu'elle pouvait avoir recueillis dans les cercles.
«Notre maison était le séjour de la paix et de l'innocence: les seuls plaisirs d'Aminte étaient la lecture, les spectacles, la société d'un petit nombre d'amies choisies, et d'amis dont aucun ne semblait prétendre au titre d'amant, moi-même aveugle! moi, dont le cœur était sourdement miné par les feux les plus terribles, je me croyais presque raisonnable. Je supposais Aminte attachée par le devoir à son mari, mais d'ailleurs froide, inaccessible à l'amour. Je bornais donc mes plaisirs à la contempler, à l'admirer, et croyais ne rien désirer au delà. Mais que j'étais éloigné de me connaître!
«Elle se promenait un jour sur les boulevards, et j'étais derrière sa voiture; nous allions, d'autres équipages revenaient; un embarras arrête la marche des deux files… Un cri d'étonnement part d'un carrosse qui faisait face au nôtre, il échappe en même temps à ma maîtresse un cri plus fort, elle s'évanouit. Un homme d'une beauté peu ordinaire se précipite à l'instant. Il est l'auteur du trouble d'Aminte; mais il se contraint et joint ses empressements aux miens, à ceux d'une foule curieuse, dont nous sommes à l'instant entourés. Les yeux d'Aminte se rouvrent un moment: mais se voyant dans les bras de cet homme lui-même, elle s'écrie une seconde fois et veut cacher son visage. Vous savez, Madame, comment à Paris le moindre événement attire sur-le-champ l'attention d'une multitude de désœuvrés et celle de la police. Déjà nous sommes investis de peuple et d'alguazils. Un bas officier fend la presse, et ridiculement important se met à interroger. L'inconnu, sans daigner lui répondre, lui décoche un regard fier. L'homme bleu, déconcerté, ôte son chapeau et balbultie quelques excuses. Aminte, déclarant qu'elle connaît cet étranger et le priant de la reconduire chez elle, met fin à toutes les questions. La garde fait faire place à notre voiture. Celle de l'inconnu suit à vide: nous quittons les boulevards.
«C'était à mon tour d'être agité. Aminte n'avait pas plus tôt paru si troublée que la fièvre de la jalousie avait bouleversé mon sang. Quel était cet homme? quelles relations si particulières pouvait-il avoir avec ma maîtresse?… Il passa plus d'une heure à la maison.
«Sur le soir je tombai malade. Une fièvre inflammatoire mit bientôt ma vie en danger. Alors le dur beau-père me renvoya de l'hôtel, malgré les efforts que fit ma maîtresse pour obtenir qu'on m'y gardât. J'allais être transféré à l'hôpital si je n'avais pas eu de quoi me procurer un asile plus doux. Mon argent était chez un banquier, j'amassais alors… Je fus longtemps entre la vie et la mort. Cependant la nature prit le dessus, j'eus le malheur de me rétablir.»
Le comte paraissait fatigué de parler. Quoique je prisse à ce qu'il me racontait l'intérêt le plus vif, je le priai néanmoins de remettre la suite au lendemain. Il ne me sortit pas de l'esprit pendant la nuit, et dès qu'il fut jour chez lui, j'y courus: il avait assez bien reposé, et je le trouvai en état de me continuer le récit de ses aventures.
CHAPITRE XXXI
Toujours la même histoire.
«Suis-je assez malheureux, Madame, si ce que je vous ai conté jusqu'ici n'est que fleurs en comparaison de ce que vous allez entendre!… Armez-vous de courage.
«Dès que je fus en état de sortir, je me rendis chez Aminte. Mais j'étais remplacé. J'en demandai les raisons; pendant longtemps on ne voulut m'en donner aucune: à la fin, on me dit que je devais bien savoir pourquoi. J'eus beau prier qu'on me laissât parler à Madame, il n'y eut pas moyen. Je pris enfin la liberté d'écrire. Le beau-père, entre les mains de qui tomba ma lettre, me fit signifier durement par le suisse que si j'osais désormais paraître à la porte de l'hôtel, il me ferait expirer sous le bâton. J'avais trop de fierté pour souffrir patiemment cet outrage, d'autant plus mortifiant que le bilieux portier y mettait du sien par le choix des expressions. Je le régalai lui-même d'une ample volée de coups de canne, accompagnée de quelques apostrophes peu respectueuses pour le maître, à qui j'avais intention qu'on les rapportât. Il m'échappa que j'étais homme à châtier le vieillard hautain, et que s'il savait qui j'étais, il n'oserait pas me faire menacer d'un traitement peu fait pour moi. C'était sans doute commettre une grande imprudence. Je donnais dès lors à penser que j'étais un homme suspect, un aventurier, un imposteur, ou j'avouais un amour qui ne s'était déjà que trop trahi dans les transports de la fièvre; je rendais public qu'Aminte avait eu pendant un an, pour laquais, un amant déguisé. Je faillis d'être arrêté sur l'heure; mais heureusement pour moi, quelques jeunes gens, témoins de ma querelle avec le suisse et satisfaits de la fermeté que j'avais fait paraître embarrassèrent le guet et me firent jour. Je m'esquivai.
«Au bout d'une semaine, pendant laquelle je n'avais osé sortir, je retirai mon argent et partis pour l'Italie, espérant d'amortir ma fatale passion en m'éloignant de son objet. Mais bientôt, consumé d'ennui, je revins à Paris.—Du moins, disais-je, je pourrai l'épier, la voir toutes les fois qu'elle sortira. Je suivrai partout ses pas. J'existerai; loin d'elle, je meurs mille fois par jour.
«Je m'établis dans un galetas, dont la fenêtre donnait d'un peu loin sur le jardin de l'hôtel et sur l'appartement même de Mme de Kerlandec. Là, ignoré de l'univers, je passai les jours entiers à observer, à l'aide d'un télescope, les moindres mouvements de ma trop chère Aminte. Je voyais souvent auprès d'elle le redoutable inconnu, dont la rencontre avait été l'époque de son malheur. La jalousie me dévorait. Cent fois j'avais été sur le point de m'arracher la vie… Mais quelle est la folie d'une passion amoureuse! Plus on est malheureux, plus il semble qu'on prenne à tâche de le devenir. Ce n'était pas assez pour moi d'être à peu près sûr que l'étranger était du dernier bien avec Aminte, je voulus savoir à quel point ce pouvait être, et, ce qu'un scélérat ne hasarde qu'avec la certitude du gain, je l'entrepris sans autre but que celui de mettre le comble à mon désespoir. Je descendis, avec des peines incroyables, de mon réduit sur d'autres maisons, d'où je parvins (non sans avoir risqué vingt fois de me rompre le cou), je parvins, dis-je, aux fenils de l'hôtel, et je m'y tins caché un jour entier. Puis, vers la nuit, m'exposant à de nouveaux périls, je me glissai dans la chambre à coucher et jusque sous le lit de mon idole. Imaginez, Madame, ce que j'éprouvai en entrant comme un voleur dans cet appartement, où autrefois j'allais et venais librement, où j'avais souvent occupé les loisirs de la divine Aminte par quelques lectures amusantes? Maintenant je m'y exposais au déshonneur, à la mort.
«J'étais à peine arrangé sous le lit que Mme de Kerlandec rentra et se fit déshabiller. Puis, ayant renvoyé sa femme de chambre, elle feuilleta des papiers, reçut des lettres et enfin écrivit. Bientôt elle fut interrompue. Un laquais effrayé venait l'avertir que le vieux beau-père avait dans ce moment un violent accès de certaine colique à laquelle il était fort sujet. Elle vole aussitôt chez le vieillard. Je sors de mon embuscade, au hasard d'être surpris, je cours au secrétaire, je trouve une lettre commencée, je m'en saisis. Une boîte est à côté. Dieu! que vois-je? le portrait d'Aminte! quelle fortune! mais c'est un bijou enrichi de diamants; n'importe, je n'ai pas le temps d'en séparer la peinture. Je m'empare du tout. Je fais aussi main basse sur les papiers. Il n'était plus possible de demeurer, j'ouvre une croisée, je me laisse couler dans le jardin. Je franchis un mur et m'échappai par la maison du voisin. Qu'il me tardait d'être chez moi pour y jouir tranquillement du fruit de ma téméraire expédition! Le portrait était d'une ressemblance achevée. C'est celui que je possède encore. Le bracelet de cheveux était dans la boîte. Je me réserve ces effets précieux et les lettres; quant à la boîte et aux diamants, je les fis remettre dès le lendemain avec des mesures si adroites que je n'ai jamais été découvert.
«Cependant que me revint-il de tant de danger et d'inquiétudes? Rien, sinon de nouveaux malheurs; la plupart des lettres étaient anglaises, le peu de françaises qui y étaient mêlées m'apprenaient qu'Aminte et l'inconnu s'adoraient et que leur connaissance était antérieure au mariage de M. de Kerlandec. La lettre qu'Aminte avait commencée exprimait la plus forte passion; les derniers mots étaient:—Et demain l'original veut te prouver encore mieux…—Je fus transporté de rage…»
J'interrompis le comte pour lui demander si parmi ces lettres, il y en avait de signées, et s'il se souvenait du cachet. Il répondit que la plupart étaient signées d'une S, que le cachet était un chiffre S Z et que son rival donnait partout à Mme de Kerlandec le nom de Zéila.
CHAPITRE XXXII
Conclusion de l'histoire du malheureux comte.
«Je tombai, continua-t-il, dans une si profonde mélancolie qu'au bout de deux mois je ressemblais tout à fait à une momie. Je voyais la mort arriver à grands pas, et j'en étais charmé. Mais je ne supportais pas le tourment de penser que je laisserais après moi mon rival, possédant paisiblement l'objet de mon funeste amour.—Mais quoi! pensai-je tout à coup. Pourquoi ne troublai-je pas ses plaisirs! Pourquoi faudra-t-il que quelqu'un aime la belle Kerlandec et soit heureux, tandis que la même passion causera mon supplice! Oui, trop fortuné rival, tu sentiras à ton tour le poids du malheur, tu périras sous mes coups, si tu es aussi heureux à te battre qu'à faire l'amour, si tu me fais mourir une dernière fois, du moins le soin de ta liberté te forcera de fuir et tu ne verras plus ton amante… Oui, ce parti est mon unique ressource. Je suis étonné de n'y avoir pas pensé plus tôt.
«En conséquence, le même soir je me mets en embuscade, j'attends mon homme jusqu'à deux heures, il quitte sa voiture à vingt pas et s'avance, je vais au-devant de lui.—Vous ne passerez pas cette nuit avec Mme de Kerlandec, lui dis-je en mettant l'épée à la main.—Il saute en arrière, se défend, me perce de part en part et s'évade.
«Je fus ramassé sur-le-champ par quelqu'un qui sortit de l'hôtel de Kerlandec et qui peut-être attendait le moment d'introduire mon heureux ennemi. Je fus vu du beau-père, d'Aminte elle-même, le désordre, le désespoir se répandirent dans cette maison. Cependant le vieux Kerlandec, malgré sa fureur, se conduisit assez bien.—J'en vois assez, me dit-il, pour comprendre que ma belle-fille me déshonorait; les yeux d'un rival sont plus clairvoyants que ceux d'un père. Mais, si vous avez de l'honneur, aidez-nous à cacher notre honte; gardez le secret et comptez sur moi, malgré mes mécontentements; rétablissez-vous et ne craignez pas que jamais je me venge… Vous n'étiez qu'un extravagant, un autre était plus coupable…
«J'indiquai ma demeure; on m'y transporta. Cependant je m'applaudissais secrètement de mon combat: je me consolais de ma blessure, en pensant que du moins j'avais rompu la fatale intrigue. On me faisait espérer une prompte guérison, je reprenais goût à la vie. En effet, je me tirais d'affaire en assez peu de temps.
«Dès que je fus rétabli, je me remis à m'informer de Mme de Kerlandec; mais j'appris que le lendemain de mon aventure, son beau-père l'avait emmenée dans ses terres au fond de la basse Bretagne. J'y courus. Le vieillard, qui le sut aussitôt, craignant de ne pouvoir se défaire assez promptement de moi par la voie du ministère, préféra de me tromper, en me faisant prévenir adroitement que sa belle-fille était allée rejoindre son mari; celui-ci était pour lors à Saint-Domingue. Je m'embarquai sur le premier bâtiment qui fut prêt pour cette île. J'y trouvai M. de Kerlandec, mais seul et sur le point de retourner en Europe. J'épiai son départ, et m'arrangeai pour repasser à bord du vaisseau qu'il montait, il ne m'avait vu qu'un moment; j'étais fort changé, il ne me reconnut point. Pendant la traversée, je trouvai le moyen de former quelque liaison avec lui et de le faire souvent parler de sa femme. Il l'aimait à la folie; mais il ne paraissait pas aussi persuadé qu'elle eût pour lui les mêmes sentiments: et, sans s'ouvrir absolument à moi, il laissait souvent échapper qu'il n'était pas heureux. Je me gardai bien de compromettre dans son esprit celle qui m'était si chère.
«Nous arrivâmes enfin à Bordeaux. Le lendemain du débarquement, comme nous allions visiter ensemble quelques endroits curieux, nous fûmes accostés, dans une rue détournée et peu passagère, par deux hommes, dont l'un, que je reconnus aussitôt, était mon heureux rival. Ce fut lui qui porta la parole; furieux et tirant en même temps l'épée:—M. de Kerlandec, dit-il, se remet sans doute où et comment nous nous sommes vus il y a seize ans?—Kerlandec pâlit, son adversaire le chargea, le combat fut terrible. Il fallut de même me défendre contre le compagnon de mon rival; notre parti fut malheureux. M. de Kerlandec fut tué. Je reçus une blessure profonde, les vainqueurs eurent le bonheur de s'esquiver sans être vus.
«Cependant quelqu'un survint; la justice se mêla de cette affaire. Je ne songeai point à prendre un autre nom que celui de Robert, que j'avais coutume de porter. Je fus soigné et détenu. On fit part de la procédure à Mme de Kerlandec, qui, sortie après la mort de son beau-père d'un couvent où celui-ci l'avait renfermée, était retournée chez elle à Paris. Son étonnement fut extrême d'apprendre que je m'étais trouvé avec son époux à Bordeaux, et qu'on m'avait relevé blessé en même temps que lui mort. Elle manda que ce Robert lui était suspect et que, si j'étais le même qu'une ridicule passion avait déjà rendu coupable de plusieurs actions violentes, je pourrais bien avoir suscité la fatale aventure à son mari, ou m'être battu moi-même contre lui. J'eus beau faire serment de la vérité, désigner le meurtrier de M. de Kerlandec, on procéda contre moi. Cependant je guéris, et l'on me transféra enfin à Paris pour y être confronté. J'eus horreur de paraître en criminel devant une femme à qui, moins malheureux, je n'aurais pas fait déshonneur comme époux. Pendant la route, je séduisis mes conducteurs et m'échappai.
«Depuis ce temps, errant, dévoré de chagrins et d'inquiétudes, j'ai parcouru toute la France; j'allai enfin à Paris, voulant y mourir après avoir vu une dernière fois Mme de Kerlandec. Mais, le jour même de mon dernier acte de désespoir, je la rencontrai sur la grande route. Elle s'était arrêtée dans une auberge. Je reconnus devant la porte ses armes sur le panneau de la voiture. J'entrai sans me faire voir. Je la vis à mon aise, un peu défaite, mais toujours la plus belle femme de l'univers. Je ne sais où elle allait, je ne m'en suis pas même informé. Mon dernier désir satisfait, je voulais mourir.
«Le reste vous est connu, madame, vous rendez encore une fois à la vie un homme que le sort semble ne conserver que pour avoir le plaisir de le persécuter. Si vous aviez su tout ce que je viens de vous révéler, auriez-vous eu la cruelle bonté de faire prendre soin d'un reste de funestes jours?»
Fin de la troisième partie.