L'oeuvre du chevalier Andrea de Nerciat (2/2): Félicia ou mes fredaines
QUATRIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Qu'on peut aussi bien ne pas lire que j'aurais pu
ne pas l'écrire.
Le chevalier d'Aiglemont (qui depuis a changé de titre et qui, comme on sait, était ce rigide censeur dont il est fait mention au commencement des deux premières parties de cet ouvrage), d'Aiglemont se remit à me chicaner quand il eut vu la troisième.—Madame, me dit-il, je n'avais pas voulu critiquer votre seconde partie, parce qu'il y aurait eu de l'humeur de ma part: vous m'y faites jouer un trop beau rôle…—Et vous n'êtes pas aussi content, mon cher, de celui que vous jouez dans la première? (Il sourit.)—Je ne dis pas cela, mais enfin… il est beaucoup plus question de moi dans la seconde partie, elle méritait donc mon indulgence, mais cette troisième! Convenez qu'elle est de ma compétence et que je puis la censurer sans ingratitude?—A la bonne heure, monsieur, qu'y condamnez-vous donc? Voyons?—Bien des choses.—Encore?—Vos descriptions, qu'on n'entendra point à moins d'être un peu mécanicien.—Eh bien, on s'imaginera lire un conte de fées.—Cela est sans réplique.—Passez donc à vos autres observations et faites vite; un auteur supporte impatiemment d'être tenu sur la sellette.—Oui? Eh bien donc: votre comte, toujours fou, toujours malheureux, je vous dirai franchement que je le trouve fort maussade et que, lorsqu'au bout du conte, on verra ce que vous en faites, il sera encore plus déplaisant.—Fort bien. Vous voudriez que, pour donner un air de roman à des mémoires, jusqu'ici très véritables, je supprimasse ou mutilasse des détails essentiels?—Vous feriez bien, surtout s'ils doivent paraître à tout le monde aussi…—Aussi ennuyeux qu'à vous? Ne vous gênez pas, marquis.—Ennuyeux, non, mais c'est que ce comte…—Taisez-vous, d'Aiglemont, il y a plus de partialité que vous ne pensez dans votre jugement… Vous n'aimâtes jamais la personne du comte, vous n'accordez pas plus de faveur à son histoire. Cependant je fais beaucoup de fond sur le pouvoir de la vérité. J'ai dit, très sèchement peut-être, tout ce qui concernait ce fou malheureux; je sais très bien que son ton mélancolique doit nuire au peu d'agrément que des folies d'un autre genre pouvaient avoir répandu sur le reste de l'ouvrage, mais, si beaucoup de lecteurs se trouvent refroidis après m'avoir suivie au chevet du comte, du moins ceux dont l'âme n'est pas blessée ne continueront leur attention; je ne désespère pas même d'en ramener encore quelques autres s'ils ont la patience de lire ce qui suit. Ils me pardonneront l'aridité d'une demi-douzaine de chapitres en faveur de la nécessité absolue… Car vous savez…—Oui, je sais que vous ne pouviez vous dispenser de parler de ce mélancolique personnage; que sans lui vous étiez, ainsi que vos parents et amis, condamnés à ignorer toute votre vie les choses qu'il vous importait le plus de savoir.—Eh bien donc?—Eh bien, je ne refuse pas de convenir que vos journaux pourront être fort intéressants, pour vous et vos connaissances… Mais pour le public?… c'est une autre affaire, et je n'en conviendrai que si, quelque jour, vous vous trouvez dans le cas de faire une seconde édition.
Il eut beau dire, je continuai de griffonner, rassurée par le sort d'une multitude d'écrits plus tristes, plus secs, aussi inutiles que le mien et qui, faute d'être aussi vrais, ne sont pas, à beaucoup près, aussi vraisemblables.
CHAPITRE II
Qui serait plus ennuyeux s'il était plus long.
Je me hâtai de faire part à milord Sydney des aventures du comte, qu'il avait tant d'impatience de savoir. J'avais prévu sa réponse, il était en effet ce rival heureux si constamment fatal à notre étranger. Il croyait l'avoir tué à Paris et, comme leur combat s'était passé de nuit, il ne l'avait point reconnu à Bordeaux; il était charmé que le comte vécût encore: quant à M. de Kerlandec, il ne se faisait aucun reproche de lui avoir ôté la vie. Cet homme féroce l'avait bien mérité. Sydney me promettait de m'apprendre bientôt comment.—Mais, ajoutait-il, quelle est ma bizarrerie, chère Félicia! définissez-la-moi, si vous le pouvez. Concevrez-vous qu'ayant conservé si longtemps pour Zéila une passion, aussi vive dans un autre genre que celle du comte lui-même, je puisse me trouver aujourd'hui presque indifférent pour cette femme? J'entrevois cependant qu'il ne serait pas impossible de la retrouver. J'ai eu d'elle deux enfants, l'un avant que le cruel Kerlandec me l'eût ravie; elle était grosse du second quand ce forcené de Robert me chercha querelle. Quelques mois plus tôt, je me serais cru bien heureux de la savoir libre!… Après avoir témoigné tant d'amour pour moi et tant de haine pour son mari, refuserait-elle de me pardonner d'avoir tué Kerlandec en brave, quand moi-même j'avais pardonné la faiblesse qu'elle avait eue d'épouser celui… qui…
Mais je ne veux pas anticiper. Qu'on sache seulement que milord Sydney ne devait pas faire horreur à Mme de Kerlandec. Il était fort excusable, c'est ce que je ferai voir en temps et lieu. Cependant il n'aimait plus Zéila, ou plutôt il croyait ne plus l'aimer, et c'était moi, disait-il, qui l'avais guéri de cette passion. Au surplus, il me priait de ne rien épargner pour découvrir, par moi-même et avec l'aide du comte, ce qu'était devenue cette Indienne, née pour avoir et pour occasionner de si singulières aventures. Mais il me semblait cruel d'employer le pauvre Robert à des recherches qui n'auraient pas manqué de rouvrir les plaies de son cœur. Je promis donc à Sydney seulement de lui faire part des découvertes que je devrais au hasard et aux démarches involontaires de notre infortuné.
Celui-ci se soutenait, sans cependant guérir. D'Aiglemont me tenait compagnie et faisait les frais de mes plaisirs. Monseigneur continuait ses assiduités auprès de Sylvina. On venait nous voir: nous retenions les amis, nous nous débarrassions poliment des importuns. La mauvaise saison approchait. Nous retournâmes à Paris et emmenâmes le pauvre comte, à qui nous fîmes promettre de ne nous quitter que lorsqu'il n'aurait plus rien à craindre des suites de ses blessures ni du mauvais état de ses affaires. Il fut facile à milord Sydney, qui était très ami du ministre de sa nation, de terminer l'affaire de Bordeaux à l'avantage du comte injustement accusé. Quant aux injustices commises envers le père de celui-ci, milord et monseigneur promettaient de faire tout ce qui dépendrait d'eux pour qu'elles fussent un jour réparées; mais il s'y trouvait alors de grandes difficultés. Cependant l'espérance donnait un peu de courage au convalescent; si sa santé ne devenait pas meilleure, du moins elle n'empirait pas, c'était le point essentiel; car il ne paraissait pas qu'il lui fût désormais possible de se rétablir.
CHAPITRE III
Qui traite de choses moins tristes.
Nous eûmes la visite de milord Kinston le lendemain de notre arrivée. La belle Soligny venait de le quitter pour suivre, au fond de la Gascogne, un militaire haut de six pieds, à qui elle sacrifiait Paris, l'Opéra, un grand bien-être dont milord la faisait jouir, enfin ses diamants, ses effets, dont cet escogriffe avait dirigé la vente, ne lui laissant que ce qu'il lui fallait pour soutenir dignement, au pied des Pyrénées, le titre de marquise qu'elle avait pris à la barrière.
Milord n'avait pas des besoins bien importants, mais il lui fallait une femme, c'était son habitude. Il périssait d'ennui s'il n'avait pas quelqu'un qui l'amusât et l'aidât à manger ses immenses revenus. Soligny valait un trésor pour cet Anglais blasé, et la perte qu'il faisait était difficile à réparer; je crus cependant lire sur la physionomie de Sylvina qu'elle calculait avec elle-même à quel point il lui serait possible de dédommager milord. Il cherchait de son côté à trouver dans mes yeux quelques dispositions… Mais je dus lui faire sentir que je n'étais pas son fait; d'ailleurs honnête et intime ami de milord Sydney, dont il n'ignorait ni les sentiments ni les bienfaits, il glissa sur un moment de tentation et s'attacha plus sérieusement à faire naître chez Sylvina quelque envie de se charger de lui.—Je suis las des folles, disait-il, elles ne me conviennent plus. Je voudrais une femme qui ne fût ni trop, ni trop peu connue: l'âge n'y ferait rien. Je ne fais pas toujours l'amour. J'aime la table; il est ennuyeux d'y être longtemps vis-à-vis d'une femme qui n'est bien qu'au lit. Je veux qu'on pense, qu'on parle; nos morveuses ont rarement des idées et de la conversation. Je ne trouverais pas mauvais qu'on eût des amants, pourvu qu'ils fussent aimables et bons à voir; on sait bien qu'une femme qui aime le plaisir n'en aurait pas assez avec un homme tel que moi; je trouverais donc tout très bon, pourvu que je ne visse rien; je ne serais pas jaloux, mais je voudrais être ménagé. En un mot, je pense sur l'infidélité comme on pensait sur le vol à Lacédémone. Au surplus, j'aime à répandre l'or; je mépriserais une maîtresse dont le génie étroit n'imaginerait pas mille moyens d'en dépenser; je…—Mais, milord, vous dites là, sans vous en apercevoir, que vous êtes le plus aimable des hommes, et cela n'est pas modeste.—Ah! parbleu, belle dame, répliqua le gros Kinston souriant et peint du vermillon du désir, il ne tiendra qu'à vous de me mettre à l'épreuve. Pour vous, surtout, il n'y a rien à rabattre de ce que je viens d'avancer… mais à propos, en supposant que cela pût s'arranger, que dirait certain prélat?—Oh! rien du tout. Je vous l'assure. Je viens de le tenir un peu longtemps en esclavage, il n'y demeurait que par bon procédé. Et sur la fin je ne pouvais me dissimuler son ennui…—Brava, cara: rendez-moi ce galant homme à la société et souffrez que je le remplace. Cela vaudra d'autant mieux que l'ami Sydney a d'excellentes intentions pour la belle nièce. Nous ferons maison anglaise: ce sera la meilleure affaire de ce genre que j'aurai conclue de ma vie.—Sylvina ne disait ni oui, ni non, mais il était visible qu'elle pensait oui. Je vis l'instant où le gros milord, qui la devinait aussi bien que moi, allait bondir de joie; heureusement il n'en fit que la démonstration: il prit pour arrhes quelques baisers, puis gaillard, épanoui, sémillant, il nous quitta, presque avec la légèreté d'un Français petit maître, en assurant que nous ne tarderions pas à le revoir.
—Mais je suis folle, me dit Sylvina quand il fut sorti.—Pas tant, pas tant.—Comment, je vais m'affubler de ce gros amant…—Quoi! déjà vous vous repentez! Cependant vous connaissez milord Kinston, il ne vous vendait pas chat en poche, et d'ailleurs il ne disait tout à l'heure que des choses vagues.—D'accord, mais il est bien gros.—L'objection était plaisante, et j'en ris de bon cœur.
Cependant ils s'arrangèrent d'autant plus facilement que, le même jour, monseigneur écrivit de Versailles qu'après avoir fait encore quelque temps sa cour, il irait en province avec son neveu, dont le frère touchait à ses derniers moments; on n'attendait que la mort de celui-ci pour marier le chevalier. Son oncle avait en vue une riche héritière. Il allait lui ménager cet établissement. La retraite de monseigneur mit en pied le gros Kinston.
C'est ainsi que le destin manifeste ses volontés. Veut-il qu'un événement arrive? Il en fait naître d'autres afin de déterminer le choix des aveugles humains, qui, sans cela, pourraient bien ne pas entrer dans ses vues. C'est une belle chose que la prédestination.
CHAPITRE IV
Suite du précédent.
Milord Kinston vint sur le soir, la tête pleine de mille beaux projets, dont la moitié me concernait, étant sûr, disait-il, de n'être point désapprouvé de milord Sydney. D'abord il était d'avis que nous quittassions notre logement, trop étroit et que nous prissions un hôtel entier. Il en avait déjà un en vue. Puis nos meubles ne convenaient plus, il fallait les renouveler. Nous avions emmené de ma terre six chevaux anglais parfaitement appareillés, mais notre voiture de ville était trop simple et déjà un peu ancienne: milord voulait que nous eussions chacune la nôtre et qu'elles fussent du dernier goût. Il savait où les prendre dès le lendemain. Quant aux diamants, Sylvina en avait peu, et moi presque point. Kinston, soi-disant grand connaisseur, priait qu'on lui laissât le soin de faire cette emplette. En un mot, tout ce que les fées peuvent opérer par leur baguette enchanteresse, milord en venait à bout avec son argent. Je voyais tout le plaisir que ces charmants projets causaient à Sylvina. Je les trouvais moi-même fort de mon goût. Peut-on être femme et ne pas aimer la magnificence?
Bientôt nous jouîmes de tout ce que milord Kinston nous avait annoncé. Nous laissâmes au comte, toujours infirme, notre logement avec nos meubles, et fûmes prendre possession de notre nouvel hôtel. Loin que rien y manquât, nous fûmes au contraire un peu honteuses de la prodigalité de milord. Chaque jour nous voyions arriver de sa part de nouveaux dons, de nouvelles superfluités. A peine nous laissait-il le plaisir de les désirer. Aidé dans l'exécution de ses idées de faste par Mme Dorville, qui se mêlait des emplettes autant par curiosité de femme que par attachement pour nous, il achetait toujours parfaitement bien. J'épargne au lecteur des descriptions fatigantes. Qu'il imagine tout d'un coup le plus grand train, la meilleure table, le nec plus ultra de l'aisance et de l'élégance, il aura une idée de notre situation. Tout cela avait surtout un grand air de décence, parce que nous n'avions jamais été sur le ton de femmes du monde; que Sylvina était connue précédemment pour avoir de la fortune, et que nous affections d'ailleurs, dans la manière d'être mises et de paraître en public, une honnêteté qui nous séparait absolument de la classe des femmes entretenues.
Milord Kinston, au goût près de quelques grossiers plaisirs, était un homme admirable. Il avait peu d'esprit, mais un sens solide, de la dignité, et surtout un usage consommé du monde. En un mot, dire que milord Sydney, infiniment supérieur à tous égards, le trouvait digne d'être son ami, c'est faire assez son éloge. Sylvina s'apprivoisait à merveille avec lui, et c'était si naturellement qu'elle le traitait on ne peut mieux que j'étais tentée de croire que, malgré son lard, il était parvenu à se faire adorer tout de bon. Voilà ce que l'on gagne avec des femmes accoutumées à la pluralité; si elles partagent leurs inclinations et leurs faveurs, du moins est-on sûr d'être récompensé de ce qu'on fait pour elles, et qu'elles n'ont pas l'ingratitude de ces fausses délicates qui, ne dédaignant pas de ruiner l'amant utile, le mortifient sans cesse pour ajouter au triomphe de l'amant agréable. Sylvina, toujours la même, toujours coquette, et disposée à se livrer au moindre caprice, trompant à tout moment son lourd Crésus, qui lui-même faisait naître les occasions, par la manie qu'il avait de vouloir que nous vécussions dans des distractions perpétuelles, Sylvina, dis-je, savait rendre son Kinston parfaitement heureux. On trouverait encore des Sylvina, mais les Kinston sont d'une rareté dont gémit, avec raison, la nombreuse armée des prêtresses de Vénus.
CHAPITRE V
Malheur imprévu.
Jouets du destin, nous ne nous croyons pas plus tôt heureux qu'il se plaît à troubler notre félicité.
Nous jouissions paisiblement de l'état le plus agréable, quand tout à coup nos cœurs reçurent une blessure cruelle, qui nous fit perdre à tous le fruit des bontés de nos généreux Anglais.
Kinston, qui ne manquait jamais de nous amener ses connaissances, nous parlait depuis quelque temps d'un de ses amis, homme d'un rare mérite, grand amateur des arts, grand voyageur, grand observateur, qui serait bientôt de retour à Paris et que nous trouverions au-dessus de tous les cavaliers qu'il nous avait fait connaître jusqu'alors. Nous attendions assez tranquillement cet homme si vanté.
Cependant un après-midi, comme nous sortions de table, on annonça les lords Kinston et Bentley.—Bentley? milord Bentley? répétons-nous toutes deux en môme temps. Ces messieurs paraissent. Milord Bentley était ce seigneur anglais dont il est parlé dans la première partie de ces mémoires, et qui avait emmené Sylvino en Italie. A l'aspect de Bentley, nous sommes frappées comme d'un coup de foudre. Il recule, non moins surpris, en nous reconnaissant; puis il détourne la vue, et se penchant sur l'épaule de son ami, nous lui voyons répandre un torrent de larmes.
«Ah! milord, s'écrie aussitôt Sylvina, prévoyant comme moi que les larmes du sensible Anglais annonçaient quelque chose de funeste, milord, qu'avez-vous fait de mon cher Sylvino? Grands dieux! l'aurais-je perdu?… Vous vous taisez!… Sylvino, mon cher époux, tu n'es donc plus?»
Des sanglots douloureux suffoquaient milord Bentley. Il s'assit loin de nous, Sylvina s'évanouit dans mes bras. Le gros Kinston se trouvait dans un fâcheux embarras. Mais c'était uniquement sa faute; à la vérité, Sylvina s'était fait passer pour veuve. Il ignorait qu'elle ne le fût pas: cependant, s'il n'eût pas fait, très inutilement, un mystère de nos noms à milord Bentley, et à nous de celui de son ami, il aurait prévenu le coup dont nous étions tous assommés; j'eus à peine assez de force et de présence d'esprit pour le mettre au fait.
Sylvina, quoique légère et livrée absolument à ses plaisirs, avait néanmoins un grands fonds de tendresse pour son mari. Il avait négligé depuis longtemps de se rappeler à notre souvenir, et j'avoue, de bonne foi que nous songions rarement à lui; mais nous lui avions de si grandes obligations, il avait été si bon ami, si bon mari, que sa perte était pour nous le plus grand des malheurs.
Le pauvre homme avait fini misérablement. Voici ce que milord Bentley nous raconta: Sylvino, peu de temps avant de revenir de son premier voyage, avait allumé la plus violente passion dans le cœur d'une jeune Romaine de haute naissance et d'une grande beauté. Ravi de son bonheur, mais peu amoureux lui-même, il avait mis fin à sa brillante aventure; cependant, colorant bientôt son indifférence de prétextes spécieux et ayant effrayé son amante des dangers d'un amour si mal assorti, il s'était éloigné et n'avait entretenu depuis, avec cette belle, aucune correspondance. De retour à Rome, il fut curieux de savoir ce qu'elle était devenue: il apprit que toujours fameuse par ses attraits, elle avait épousé l'un des plus grands seigneurs de l'Italie. L'amour-propre de Sylvino réveilla ses désirs. Il rechercha la dame, et fut assez heureux pour recouvrer son ancienne faveur. Mais bientôt épris d'une cantatrice, ses feux excités se ralentirent, il ne fut plus maître de sa nouvelle passion. Il manqua de soins ou de fourberie auprès de la dame en question; son infidélité fut soupçonnée. En pareil cas les Italiennes n'épargnent rien pour s'éclaircir et se venger. La cantatrice aimait Sylvino. Souvent il passait la nuit chez elle. Un matin, comme il en sortait, il fut assassiné.
Ainsi périt l'aimable Sylvino, tour à tour heureux et malheureux par l'amour. Croyez-moi, galants Français, si vous avez assez de mérite pour tourner des têtes femelles, demeurez dans votre heureux pays, où les amours les plus sérieuses ont rarement des dénoûments tragiques. Surtout n'allez pas exercer vos talents au delà des Alpes. Que l'aventure du pauvre Sylvino et tant d'autres dans le même genre vous rendent prudents. Là-bas, l'infidélité peut coûter la vie; ici, elle est la source de mille plaisirs. A cet égard nous pouvons nous regarder comme les vrais sages de l'univers.
CHAPITRE VI
Fin du règne de Sylvina. Le plus beau moment du mien.
Je n'aime point à manier les crayons noirs; cependant je ne puis omettre de rendre compte des tristes effets que produisit brusquement la mort de Sylvino. Sa veuve tomba dangereusement malade et fut à la mort. La fièvre et les saignées l'ayant bientôt épuisée et changée, elle se laissa dominer par une sombre mélancolie, dont rien ne put la distraire, et qui ressuscita ses anciens préjugés. Au bout de quelque temps, Kinston, rebuté, fut porter ailleurs son hommage et ses trésors. Il ne nous vit plus que sur le pied d'ancien ami. La nouvelle Artémise reprit enfin un peu de force et de beauté. Mais alors elle voulut absolument se séparer de moi, et se jetant dans la Réforme avec le même enthousiasme qui l'avait fait donner précédemment dans ces excès opposés, elle se prépara de nouveaux malheurs. Pensionnaire dans un couvent, ensevelie sous des vêtements sérieux et difformes, et devenue l'un des membres les plus zélés d'une confrérie de femelles vouées au service des malades, Sylvina gagna bientôt une petite vérole confluente, qui mit de nouveaux ses jours en danger, faillit de la priver d'un de ses beaux yeux et laissa enfin pour la vie sur son visage des vestiges profonds de sa malignité.
Depuis qu'il avait plu à ma malheureuse amie de se séparer de moi, nous nous étions très peu vues, et lasses enfin toutes deux, moi de la persécution qu'elle me faisait essuyer pour m'engager à renoncer au monde, elle du peu de fruit de ses prédications, nous étions à peu près brouillées quand elle tomba malade de la petite vérole. Mais l'état fâcheux où j'appris qu'elle se trouvait lui rendit sur-le-champ toute mon amitié. Je volai vers elle et contribuai sans doute beaucoup à lui sauver la vie. Je remarquais avec indignation que les sottes gens dont elle était entourée regardaient sa situation douloureuse comme un effet de la colère du Ciel, ne la plaignaient point et la servaient très mal: tandis que je maudissais une maladie cruelle, dont je prévoyais les suites, j'étais furieuse d'entendre parler sans cesse autour de nous des effets heureux qui devaient en résulter, tant pour cette vie que pour l'autre. Que j'existais désagréablement alors! Ne quittant la pauvre Sylvina qu'à l'heure où je ne pouvais plus demeurer auprès d'elle, y revenant dès le matin, je passais tristement mes jours dans une cellule empoisonnée vis-à-vis des médecins ignorants et pédants, des prêtres hypocrites et impérieux, des tourières acariâtres et imbéciles. Et toute cette canaille semblait me dédaigner, quoique j'eusse l'attention de ne point l'effaroucher par un extérieur mondain, que j'eusse la complaisance de ne me servir que d'un carrosse de louage, afin de ne scandaliser personne par le luxe de ma voiture et de ma livrée; qu'enfin je fusse toujours en grand négligé, sans diamants et sans rouge!
C'est ainsi que la clique bassement orgueilleuse des antimondains se venge, quand elle peut, de ses antagonistes. Quiconque n'a pas le don de plaire ou manque d'agréments, de talents, de fortune ou sort mal formé des mains de ses instituteurs, et veut cependant être compté pour quelque chose; un tel être, dis-je, se voit forcé de s'enrôler sous les drapeaux de la réforme: ces mécontents, colorant leur mauvaise humeur et leur méchanceté du prétexte spécieux des intérêts de la religion, livrent une guerre perpétuelle aux heureux du siècle. S'il arrive, par malheur, que quelqu'un de l'un ou de l'autre parti se trouve jeté parmi ses ennemis, il est vraiment à plaindre. Béatin en avait fait l'épreuve, comme on sait. Je donnais presque la revanche à son parti. Si l'on n'osait pas m'insulter ouvertement, du moins on en marquait l'intention avec si peu de ménagement, qu'il n'eût souvent tenu qu'à moi d'engager des querelles sérieuses. Mais je m'armai de patience et de mépris; j'usurpais malgré la malice de mes agresseurs, toute l'autorité dont j'avais besoin pour être utile à mon amie. Elle ne fut pas plus tôt hors d'affaire que, reconnaissant toute l'étendue de sa sottise et tout le prix de mon attachement, elle revint à moi et me pria d'oublier toutes ses injustices. Elles étaient pardonnées d'avance, je la rappelai par degrés à la raison, en lui faisant des remontrances dont la modération la faisait rougir de la dure importunité qu'elle avait mise dans les siennes. Elle se repentit, se proposa d'abjurer de nouveau la fatale dévotion; mais il était arrivé un malheur que je la flattais en vain de voir un jour réparé. Elle était défigurée. Cependant je la tirai de son maudit couvent. On lui rendit à cette occasion tout ce qu'elle m'avait prêté. Dix fois elle fut sur le point de se replonger dans le précipice, mais le naturel et mes instances prévalurent. Je la ramenai chez moi. Nous vécûmes mieux que jamais ensemble. Sa santé se rétablit. Ses idées noires s'évanouirent peu à peu. Je plaçai près d'elle le malheureux comte, toujours mourant, toujours mélancolique, mais assez aimable. Il ne la quittait pas. Quant à moi, je recommençai de vivre comme de coutume. Milord Sydney continuait de m'aimer, de m'écrire et d'entretenir ma maison sur le plus grand ton. Je voyais quelquefois les lords Kinston et Bentley. J'étais de tous les plaisirs. En un mot, j'avais atteint le plus haut degré de bonheur et de célébrité auquel une femme de mon état puisse prétendre. Ces deux avantages sont rarement séparés. Le bonheur, l'opulence seule assure aux femmes une grande réputation. Combien n'en voit-on pas demeurer dans l'oubli, parce qu'elles n'ont que des talents et des charmes?
CHAPITRE VII
Oh je recule un peu sur mes pas.
J'avais envie de dérober à mes lecteurs la connaissance d'une aventure qui m'humilia beaucoup dans le temps. C'était pour cela que j'avais tâché de détourner leur attention en les occupant de la pauvre Sylvina; et parvenue enfin à l'époque des malheurs de celle-ci, je me trouvais au delà des événements dont je me proposais de ne point rendre compte; mais j'ai trop de bonne foi pour persister plus longtemps dans le dessein de faire cette petite tromperie, et je préviens les questions embarrassantes qu'on pourrait me faire au sujet d'un vide dont on s'apercevrait aisément.
J'ai dit que milord Kinston, pendant son règne, exigeait que nous fissions de nos moments une chaîne continuelle de plaisirs. Notre inclination nous portant à ne point le désobliger à cet égard, nous ne manquâmes pas de paraître avec le plus grand éclat, pendant le carnaval, aux bals publics et particuliers.
J'étais, une nuit, à celui de l'Opéra, habillée en sultane, magnifiquement vêtue et couverte de diamants. J'avais ôté mon masque et je donnais le bras à milord Kinston. Pendant que nous nous promenions, Sylvina tenait compagnie dans une loge au pauvre comte qui avait bien voulu nous sacrifier cette nuit, quoique veiller fût une des choses que le médecin lui avait le plus sévèrement défendues. Les masques, attroupés autour de moi, me disaient les choses les plus galantes, les plus flatteuses pour l'amour-propre; je les savourais avec délices, mais je ne voulais pas paraître y prendre part, lors même que l'on piquait ma curiosité par des propos qui prouvaient que l'on était de ma connaissance.
Cependant, certain domino noir parvint, à force de me suivre, de m'agacer, de me citer des particularités qui remontaient un peu loin, ce masque, dis-je, réussit enfin à m'intriguer. Il parlait avec agrément: il montrait, outre de l'esprit et de l'usage du monde, des sentiments pour moi qui tenaient beaucoup de la passion. Il témoignait de grands regrets: «il avait eu des espérances, il n'en avait plus; il me voyait souvent, je ne le voyais jamais; il pensait à moi jour et nuit, et peut-être y avait-il un siècle que je ne m'étais occupée de lui.» J'écoutais, je cherchais à deviner qui pouvait être ce cavalier si bien au fait d'une infinité de choses qui me concernaient. Milord Kinston s'amusait beaucoup de notre conversation. Tiraillé par plusieurs de ces femmes, qui ont toujours quelque chose à dire aux Anglais opulents, il en avait congédié brusquement une demi-douzaine pour n'être point distrait d'entendre les folies de mon domino noir. Cependant à son tour intrigué par une femme d'une taille distinguée, qui s'obstinait à l'agacer, milord demanda la permission de la suivre un moment, et me laissa sous la garde du masque amoureux qui fit éclater sa joie dans les transports les plus passionnés.
Bientôt ma curiosité devint excessive. Le feu de mon aimable conducteur animait ses discours, se communiquait à mes sens et faisait des progrès d'autant plus rapides que personne ne m'ayant encore paru digne de remplacer le beau d'Aiglemont qui me négligeait depuis quelque temps, j'étais alors, sans y penser, de la plus grande sagesse. J'éprouvais donc une charmante tentation, je prêtais mille qualités au nouvel objet de mon caprice, je n'étais plus maîtresse de mon imagination. L'impression devenait de plus en plus profonde et j'avais du dépit de sentir que ma physionomie, trop ponctuelle à exprimer les moindres mouvements de mon âme, devait me trahir aux yeux de mon pressant agresseur, tandis que le masque le mettait à l'abri de rien perdre de ses avantages. La foule nous gênait également, nous en sortîmes, et placés à l'écart, notre entretien devint encore plus intéressant. Je ne voyais pas le visage de mon causeur. Il refusait opiniâtrement de se démasquer, s'excusant sur une laideur qu'il disait capable de m'effrayer, mais tirait avantage d'une jambe bien tournée et d'assez belles mains, dont une était ornée d'un gros brillant.
Je n'y tenais plus: le feu de mon visage, quelques monosyllabes… cet air distrait, que caractérise si bien la violence des désirs, annonçaient à mon cher masque combien il avait su me plaire et qu'il pouvait devenir encore plus heureux. Il n'hésita pas à m'en proposer les moyens.—Que risqué-je à l'abri de ce masque? dit-il, en se rendant aussi familier que le lieu pouvait le permettre. Que risqué-je? si vous me refusez, je suis honteux, et vous ignorerez à qui vous avez fait un affront… que l'excès de la passion me rendrait mille fois plus sensible; mais si je suis assez fortuné… Ah! belle Félicia!… quittons cette salle!… Osez.—Comment, vous n'y pensez pas! avec qui?… Cruel! vous exigez de moi cet excès de complaisance et vous me refusez… Je ne puis… Où voulez-vous donc?… Non, je demeure… Vous m'entraînez!… Voilà le comble de l'extravagance.—Nous sortions.
Il me dit bien bas, en descendant, qu'au lieu de nous servir de mon carrosse ou du sien, je ferais bien de m'esquiver furtivement dans une brouette, qui me conduirait jusqu'à la première place de voitures, et que de là nous nous rendrions chez lui. Il fallait que j'eusse perdu la tête: je consentis à tout, ou plutôt je n'eus pas la présence d'esprit de m'opposer à rien.
CHAPITRE VIII
Aventures nocturnes.
Nous eûmes bien de la peine à trouver une voiture. Celle qui nous échut était peut-être la plus désagréable de toutes celles de cette espèce; le cocher était ivre, les chevaux se soutenaient à peine. Nous montâmes cependant, je fus fort étonnée d'entendre ordonner qu'on nous conduisît au Marais. Alors je commençai à me repentir de mon étourderie. Le Marais m'éloignait trop du bal pour que Sylvina et milord Kinston ne s'aperçussent de pas mon évasion. J'aurais dû revenir, mais j'étais apparemment ensorcelée. Cependant les jurements et le fouet du cocher avaient enfin décidé les chevaux: nous changions de place. Mon ravisseur, à mes genoux, et redoublant ses serments, s'était enfin démasqué. Mais les planches, qui tenaient lieu de glace à notre sale équipage, étaient haussées, et la crainte de prendre du froid l'emportait sur le désir de voir les traits de mon nouvel amant à la faveur de la lumière des rues. D'ailleurs, je n'étais plus à moi-même. Je laissais dérober mille baisers sur ma bouche: mon sein, des charmes encore plus secrets étaient la proie du téméraire. La part que je prenais à ses transports, mes répliques involontaires à ses caresses passionnées… le dispensaient de toute retenue. J'allais moi-même au-devant de ma défaite… Il profita du désir de l'illusion et du tempérament… nous fûmes heureux.
Le moment de la première jouissance ne fut qu'un éclair. Une seconde, à laquelle nous concourûmes avec une égale vivacité, nous procura de nouveaux plaisirs, moins rapides et mieux savourés.
Cependant, grâce à la faiblesse des chevaux et au verglas, nous étions encore loin d'arriver; notre phaéton se battait les flancs pour se réchauffer, maudissait en termes énergiques l'heure indue, le mauvais temps et l'amour; car il paraissait fort au fait de ce qui venait de se passer. Nous avions sans doute négligé, dans notre ivresse, de nous contraindre, et nos exclamations, nos sanglots, avaient affiché nos ébats. Ce grossier personnage se permettant, dans sa mauvaise humeur, des expressions un peu cavalières, mon séducteur s'en offense, fait jour par devant et menace l'impertiment cocher d'une correction. Celui-ci réplique insolemment, l'autre se précipite hors de la voiture et cingle le dos du maraud d'une douzaine de coups de plat d'épée. Je reconnus alors l'heureux mortel avec qui je venais de m'oublier, pour Belval, ce même Belval dont on se souvient que j'ai parlé, ce petit maître de danse qui…
Quelle méprise! J'avais compté sur une conquête moins vulgaire. Cependant Belval, dont l'épée vient de se casser, reçoit force coups de fouet. J'ai le courage de m'élancer hors du carrosse et de l'arracher à la fureur de son adversaire, qui abuse cruellement de son avantage. Déjà quelques jeunes gens du quartier ont ouvert leur fenêtre. Une escouade du guet s'avance et n'est plus qu'à six pas. Une porte s'ouvre par bonheur. Je me jette dans la maison: on referme aussitôt. Je devais ce secours aussi salutaire qu'imprévu à un jeune homme de bonne mine, que le bruit de la querelle faisait accourir presque nu, avec de la lumière et son épée. Il me prie de la meilleure grâce du monde, de monter chez lui, en attendant que la scène de la rue fût finie, et m'assure que je ne serais point compromise, et qu'il se fait fort de me mettre à l'abri de tout dans l'asile qu'il a le bonheur de m'offrir. En effet, les alguazils, après s'être emparés de Belval et du cocher, frappèrent violemment à la porte; mais mon libérateur leur parle fort civilement du balcon, prend sur lui de dire qu'il me connaissait pour une dame très honnête, qui ne doit pas souffrir des démêlés d'un jeune homme emporté et d'un cocher ivre. Au surplus, il se nomme et permet qu'on vienne chez lui le lendemain s'informer de ce qui pourrait me concerner. La garde se retire, conduisant les délinquants chez un commissaire. Je demeure tête à tête avec mon généreux marquis: mon hôte s'étant donné ce titre en se nommant.
CHAPITRE IX
Comment tout allait mal cette nuit-là.
—Pourrais-je, belle dame, me dit-il, après qu'un peu de repos et quelques rafraîchissements eurent calmé mes esprits, pourrais-je, sans indiscrétion, vous demander par quelle aventure vous vous trouvez si tard et avec cette parure à la merci d'un cocher de place et d'un polisson. Permettez-moi la liberté de qualifier ainsi l'étourdi qui vous accompagnait.
Cette question me causa beaucoup d'embarras et de confusion.—Vous ne me paraissez pas faite, ajouta-t-il, pour courir la nuit dans un fiacre. Ce riche habillement, ces diamants, tant de charmes et de grâces, tout annonce que vous vous trouvez dans quelque situation extraordinaire. Vous avez sans doute quelque part une voiture, des gens. Ordonnez: mon laquais va courir et…—Non, Monsieur, ma voiture et mes gens sont à la porte du bal de l'Opéra, où j'étais moi-même, et où j'ai laissé ma compagnie. Tout ceci est la suite d'une intrigue de masque. Je n'ai pas dans ce moment l'esprit assez tranquille pour vous faire des détails, qui d'ailleurs seraient peu intéressants pour vous; mais je vous prie, en attendant, de ne pas porter trop loin vos soupçons sur mon compte et…—Moi des soupçons. Madame! Vous méprendriez-vous vous-même, et vous paraîtrai-je assez incivil?
Il parlait avec distraction, les yeux fixés sur une de mes oreilles; j'y portai ma main: la girandole manquait. Nouveau malheur! Nous descendîmes promptement, et à l'aide d'une torche que le marquis fit allumer nous retrouvâmes dans la boue ma girandole, mais brisée: une roue avait passé dessus. J'étais désespérée de tant de disgrâces. Il ne fallait rien moins que les attentions de notre hôte pour faire diversion à mon dépit, à ma colère. Être la dupe de ce petit gredin de Belval! avoir été sur le point de tomber entre les mains du guet, de paraître chez un commissaire! perdre un bijou de prix, et tout cela pour m'être servie d'un maudit fiacre par le conseil d'un sot, qui ne voulait pas me laisser soupçonner qu'il fût venu au bal à pied.
Cependant je me contraignais à cause de mon aimable marquis.—Belle dame, me dit-il, je n'ai pas un carrosse à vous offrir, mais on prépare mon cabriolet, et vous me permettez de vous reconduire? J'acceptai; cependant j'étais un peu surprise de me voir traitée avec tant de respect et de désintéressement par un homme très jeune, qui devait être sensible et qui paraissait se connaître en beauté.—Quelle différence, disais-je en moi-même, du marquis à ce petit faquin de Belval! Celui-ci, prétendant audacieusement à mes faveurs sans aucun titre pour les mériter, a brusqué l'événement! il m'a eu presque malgré moi: du moins il ne m'a pas laissé le temps de réfléchir; et ce pauvre marquis n'ose rien demander! il ne témoigne pas même le plus léger désir, quand tout est fait pour l'enhardir, quand il pourrait impunément faire semblant de me prendre pour une de ces femmes à qui il sied mal de montrer de la rigueur, quand je suis, en un mot, en son pouvoir!… Mais c'était précisément ce qui me mettait en sûreté… En sûreté! je dis mal; j'avoue, de bonne foi, que j'étais fâchée d'y être. Félicia, qui venait de favoriser deux fois un jeune polisson (le marquis l'avait bien dit), Félicia, souillée par un petit coureur de cachet, était trop humiliée dans ce moment pour qu'elle eût osé jouer la dignité vis-à-vis d'un homme galant et beau qui venait de lui rendre un grand service.
Cependant rien ne me fut proposé. Le cabriolet fut prêt, nous y montâmes. Le marquis me fit voler au bal; il allait finir. Nous ne trouvâmes plus que milord Kinston. Sylvina et le comte s'étaient fait ramener de bonne heure. Nous nous retirâmes à notre tour. J'indiquai ma demeure au marquis, le priant de venir me voir le même jour; je désirais bien vivement que son exactitude m'assurât qu'il faisait cas de ma connaissance et qu'il désirait la cultiver.
CHAPITRE X
De pis en pis.
Remise entre les mains de milord Kinston, je n'étais pas encore à la fin de mes déplaisirs. Il n'avait été qu'un quart d'heure avec la femme dont j'ai fait mention, puis, m'ayant cherchée, et ne me retrouvant ni dans la salle ni auprès de Sylvina, il avait fait part à celle-ci de ses inquiétudes. Un masque, mauvais plaisant, qui, sans doute, connaissait Belval et qui nous avait vus partir, s'était fait un plaisir malin de leur raconter mon escapade, égayant son récit de quelques épigrammes. Milord Kinston, qui n'entendait point raillerie, avait menacé le masque indiscret: celui-ci s'était fâché. Tout cela avait donné lieu à une espèce de scène dont milord conservait encore un reste d'humeur. Il me gronda sérieusement en me ramenant et me parla même d'écrire à milord Sydney. Je fus d'abord un peu déconcertée; mais, retrouvant bientôt ma fierté naturelle, j'eus le courage de hausser le ton; cela me réussit, et milord crut devoir mettre fin à sa mercuriale. La même fermeté me tira d'affaire avec Sylvina, contre qui j'avais d'ailleurs de puissants motifs de récrimination. Je n'eus donc plus de reproches à essuyer que de moi-même; mais ils n'étaient pas les moins cruels; et quoique je fusse accablée de lassitude, je ne pus fermer l'œil.
A midi je sonnai. L'on me remit deux billets, l'un de l'officieux marquis; l'autre de ce petit fat de Belval… Le premier me mandait d'un style froid, qui me déplut excessivement, que des affaires indispensables le priveraient du plaisir de me voir pendant le cours de la journée, comme il me l'avait promis; il ne disait pas quand il viendrait s'acquitter de sa parole; j'en eus un dépit qui m'indisposa davantage contre le téméraire danseur. Je faillis faire jeter au feu son billet; cependant je fus curieuse d'en savoir le contenu… Dieu! quel nouveau sujet de douleur! «Je suis au désespoir, belle Félicia, m'écrivait l'insolent, je suis un monstre, abhorrez-moi, je le mérite… mais vous étiez si belle!… et j'étais si amoureux!… songez à votre santé… Je vous venge en m'imposant un exil involontaire: je quitte Paris, résolu de mourir loin de vous, de mes maux invétérés et de mes remords non moins funestes.»
Ma rage ne peut se décrire. J'effrayai tout le monde de mes transports et de mes imprécations. Cependant, après le premier essai de mes fureurs, je pris un parti sage, et mettant la seule Thérèse dans ma confidence, je la chargeai de m'amener un docteur dont j'avais ouï vanter les talents et qui m'agréait d'autant plus qu'humain et tout à son art, il dédaignait d'en imposer par ce verbiage effronté, par ce luxe ridicule à l'abri desquels nos charlatans à la mode signalent impunément leur ignorance et leur cruauté.
L'Esculape accourut. Très humblement je le mis au fait. Il ne chercha point à me flatter; mais il m'ordonna des remèdes, un régime, insistant surtout sur la nécessité d'être sage. Ce fut bien à regret que je le promis. Dans la première fureur de mon goût pour le marquis, j'avais peine à satisfaire de chères espérances. Ce temps que j'allais perdre me semblait une éternité…
Cependant l'honnête docteur ne tarda pas à me rassurer: il avait su prévenir les accidents, je n'avais plus rien à craindre. Le marquis venait de temps en temps chez moi; mais dès les premiers jours il m'avait désolée en m'apprenant que, retenu à Paris par des affaires importantes, il brûlait de retourner en province, auprès d'une dame dont il était passionnément amoureux et qui lui accordait du retour. Il n'avait donc pour moi qu'une amitié tendre, fondée surtout sur ce besoin si pressant chez les personnes préoccupées de parler de ce qui les intéresse. Je croyais avoir du plaisir à entendre mon ami m'entretenir de ses amours; cependant, j'éprouvais une secrète jalousie, et je me remettais, au moment où je serais sûre de ma santé, à mettre la fidélité du marquis à de fortes épreuves. En un mot, j'avais juré qu'il me délivrerait de mon importun caprice. Je touchais à ce but heureux, quand nous apprîmes la mort de Sylvino. Presque aussitôt le marquis fit une absence, qui ajouta beaucoup à mes chagrins; ensuite les maladies, les extravagances, les malheurs de Sylvina, tout cela me fit passer des jours bien maussades. La pauvre Thérèse, qui m'aimait tendrement, était, pendant ce temps d'infortune, mon unique consolation. J'avais pris surtout les hommes en horreur. Je faisais coucher Thérèse avec moi. Sensible et folle de plaisir, elle avait la sottise de m'aimer comme un amant, et moi celle de le souffrir, et, permettant un libre essor aux feux libertins de cette soubrette passionnée, je trouvais un soulagement bizarre, dont mes sens, moins refroidis que mon âme, me faisaient éprouver le besoin. La nature ne renonce jamais à ses droits.
O vérité! quels pénibles sacrifices tu viens d'arracher à mon amour-propre!
CHAPITRE XI
Événements intéressants.
La saison était belle: le comte se faisait quelquefois porter au Luxembourg, dont notre hôtel était voisin. Il en revint un jour, fort agité, et même avec de la fièvre.—Je suis perdu, me dit-il, je viens de revoir Mme de Kerlandec. C'est elle, je n'en puis douter; je l'ai reconnue, et je me suis fort trompé si elle ne m'a pas aussi reconnu. J'ai fait remarquer à Dupuis cette beauté dangereuse; il a ordre de ne point la perdre de vue et de s'informer avec soin de sa demeure actuelle.
Je ne savais si je devais féliciter le comte ou le plaindre. Sa passion se rallumait; mais elle ne pouvait devenir heureuse, puisqu'en supposant que Mme de Kerlandec pût enfin consentir à épouser cet infortuné, il perdrait néanmoins tout le fruit de ce bonheur; ses infirmités, sa faiblesse, lui interdisant, sous peine de mourir, les doux plaisirs du mariage.
Cependant Dupuis revint fort instruit. Mme de Kerlandec habitait toujours le même hôtel et se fixait à Paris; elle était de retour depuis peu d'un voyage, qui avait eu pour objet de retrouver plusieurs personnes auxquelles elle prenait le plus vif intérêt, mais dont elle n'avait rapporté aucunes nouvelles.
L'émissaire avait tiré fort adroitement tous ces détails du suisse, vieux babillard, toujours prêt à mettre le premier venu au fait de ce qu'il pouvait savoir des affaires de ses maîtres.
Dupuis fut fort applaudi du succès de son premier message et n'eut dès lors plus rien à faire qu'à servir l'insatiable curiosité du comte. Dupuis, afin d'être à même de mieux remplir son emploi, me demanda la permission d'entrer pour quelque temps au service de Mme de Kerlandec, fit débaucher un de ses domestiques, et risqua de se faire proposer par le suisse, dont il s'était concilié la faveur en payant plusieurs fois bouteille. Tout cela lui réussit. Dupuis se disait sortant de chez milady Sydney, chez qui l'on pourrait s'informer de ses mœurs et de sa capacité.
Milady Sydney! Ce nom piqua la curiosité de Mme de Kerlandec, elle voulut entretenir Dupuis. Il connaissait assez milord Sydney, pour pouvoir le dépeindre à ne pas s'y méprendre. Il savait tout l'intérêt que ce seigneur prenait à moi, mais il savait en même temps que je n'étais point sa femme. Cependant il s'était flatté que, dans cette occasion importante, je ne le démentirais pas. Je l'avais en effet promis. Nous ne prévoyions, ni l'un ni l'autre, les grandes conséquences que devait bientôt avoir ce mensonge léger.
Dupuis répondit en homme d'esprit à mille questions que lui fit la belle veuve, mais il la mit au désespoir en lui faisant un roman fort vraisemblable, dont il n'y avait cependant de vrai que mon portrait et le tendre attachement de milord Sydney.—C'est assez, mon ami, dit-elle, outrée d'apprendre que Sydney n'était plus libre; c'en est assez, j'écrirai un mot à milady Sydney, et pour peu qu'elle me rende bon compte de vous… ou plutôt dites à mon cocher de se tenir prêt et vous me ferez conduire sur l'heure chez milady.
C'était le matin. Je ne pouvais m'attendre à semblable visite. J'étais sortie avec le comte pour des emplettes. Sylvina reçut Mme de Kerlandec. Dupuis n'était qu'un prétexte. La belle veuve brûlait de s'assurer par elle-même si mes charmes étaient aussi dangereux que Dupuis les lui avait dépeints. Elle ne put cacher le déplaisir qu'elle avait de ne point me rencontrer. L'entretien languissait; elle avait les yeux fixés, avec un intérêt frappant, sur deux portraits, dont l'un était le mien, peint avec la dernière vérité par Sylvino, peu de temps avant son départ, et l'autre celui de Monrose, aussi de la main d'un habile homme et qui servait de pendant au mien. Sylvina crut obliger Mme de Kerlandec, en lui apprenant que cette jeune personne, dont les traits paraissaient l'intéresser, était milady Sydney elle-même, et l'autre image celle d'un parent pour qui milord Sydney avait beaucoup d'attachement. Les yeux de la belle veuve retenaient, depuis quelques moments, un torrent de larmes, qui prit enfin son cours. Elle demanda pardon et voulut se retirer. Mais Sylvina s'efforça de la retenir jusqu'à ce qu'elle se fût un peu remise.—Vous voyez, madame, lui dit la belle Géorgienne, vous voyez une femme que le malheur poursuit partout. Je ne puis faire un pas sans que les choses les plus indifférentes portent à mon cœur des atteintes mortelles. Puis tirant une boîte de sa poche, elle ajouta: Voyez, Madame, si le portrait de ce jeune homme, dont j'admirais la beauté, ne ressemble pas régulièrement à cette miniature.—(Sylvina fut forcée d'en convenir). Eh bien, madame, continua la veuve éplorée, ce cavalier fut mon époux. Il n'est plus; j'ai mille raisons de ne me consoler jamais de sa mort…
Cependant Sylvina la consolait et voulait la retenir jusqu'à mon retour. Mais mon portrait ne lui en ayant que trop appris, elle résista et se retira suivie de Dupuis, admis à son service.
CHAPITRE XII
Comment on se retrouve au moment qu'on y pense
le moins.
C'était la matinée des aventures. S'il était arrivé à Sylvina celle de la visite de Mme de Kerlandec, j'avais eu à mon tour celle de rencontrer… qui? le vieux président et son grand imbécile de gendre, M. de la Caffardière. La remise qui voiturait ces illustres provinciaux allait s'arrêter précisément devant ma porte comme je sortais. Mon cocher rendait la main, mes chevaux s'élançaient avec feu; les haridelles de l'autre voiture, manquant de bouche et ne pouvant être reculées assez tôt, la flèche de mon carrosse les prit en flanc, toutes deux furent abattues du coup. Heureusement mes chevaux ne se blessèrent point; cela n'empêcha pas que mon cocher ne fît grand bruit, et si, mettant les uns et les autres la tête aux portières, nous n'avions pas fait des exclamations de reconnaissance, le conducteur de ces messieurs aurait, sans doute, essuyé quelques bons coups de fouet.
Je ne voulais point de mal au ridicule président. Il m'avait à la vérité beaucoup ennuyée; mais je rendais justice à sa bonhomie et je me souvenais qu'il m'avait témoigné de l'attachement. Je lui souris donc et lui demandai, pendant qu'on mettait sur pied ses rosses, par quel hasard il se trouvait à Paris et si près de chez moi;—Nous venions, ma belle dame, dit-il, en grimaçant galamment, nous venions, la Caffardière et moi, vous présenter nos respectueux hommages, et vous donner des nouvelles de vos amis: nous avons une infinité de choses à vous dire; mais vous sortez et à moins que Mme Sylvina ne veuille bien nous recevoir.—Président (interrompis-je), il n'est pas encore jour pour Sylvina; quant à moi, je vous avoue sans façon que je sors pour des affaires qui ne peuvent se remettre; mais, messieurs, si vous n'avez rien de mieux à faire, trouvez-vous à deux heures au Palais-Royal, je vous y joindrai et nous dînerons ensemble; Sylvina sera, sans doute, aussi enchantée que moi de vous revoir. Ils acceptèrent. Je partis. Exacte au rendez-vous, je trouvai mes originaux dans la grande allée. Ils m'attendaient assis et entourés d'une jeunesse désœuvrée, qui se divertissait de la manière remarquable dont ils étaient accoutrés. Le beau-père avait, en dépit de la saison, un antique habit de drap pourpre à paniers, orné d'une multitude de boutons et de boutonnières de clinquant d'argent; cette parure devait avoir été dans son temps du plus grand effet; la veste était d'une riche étoffe, or et argent, dont le fond crasseux et les bouquets débrochés trahissaient le grand âge; la culotte, pareille à l'habit, était un peu plus neuve; des bas roulés, de vastes souliers, la perruque à la brigadière, le grand chapeau brodé d'argent, sous le bras; l'épée imperceptible et la longue canne à bec de corbin complétaient le costume du bon président.
Le sieur de la Caffardière ne lui cédait pas l'honneur d'être mis plus bizarrement: ayant perdu presque tous ses cheveux, et pour cause, il était coiffé d'une fausse grecque, huppée, placée de travers, et de deux boucles empâtées, dont la pommade fondait au soleil; une petite bourse, dont le sac vide badinait à deux doigts d'une nuque allongée, tenait diagonalement à quelques cheveux qui meublaient encore le derrière de la tête. L'habit était de camelot bleu de ciel, enrichi d'un large galon d'argent, mal festonné; la veste d'un très beau bazin un peu sale, ornée d'une longue frange à graine d'épinards, battait sur les genoux; la culotte de velours noir et des bas de soie couleur de chair; les souliers plats, décorés d'une antique boucle d'argent, dont l'éclat éblouissait tous les yeux; le petit chapeau sous le bras portait un plumet crasseux. Quant à l'épée, elle réparait par son excessive longueur l'extrême petitesse de celle du beau-père. En un mot, ces messieurs étaient à montrer pour de l'argent. Je ne pus prendre sur moi d'avancer jusqu'à eux, mais rencontrant heureusement une personne de ma connaissance que j'abordai, je leur détachai le comte: celui-ci voulut bien se charger d'amener mes hétéroclites hors du jardin. Ils avaient eu l'imbécillité de renvoyer leur voiture, comptant sur la mienne. J'eus donc la honte de les y recevoir, à la vue de nombre d'honnêtes gens, qui se moquaient de ces ridicules figures. Le gauche Caffardière cassa la glace de devant, en se plaçant, son énorme épée n'ayant pas trouvé en dedans l'espace qui lui était nécessaire. J'étais furieuse; le président gronda fort et longtemps et ne m'ennuya pas moins que l'autre sot. Enfin, nous arrivâmes.
Sylvina reçut amicalement nos étrangers. Voici ce qui avait été l'objet de leur voyage: on se souvient que la vindicative Thérèse avait fait un don fatal au seigneur Caffardot. Il s'était mis en conséquence entre les mains du plus habile chirurgien du lieu, personnage fameux à plus de trois lieues à la ronde et qui avait fait en tout genre des cures incurables; aussi le mal de la Caffardière avait-il été promptement guéri. Mais peu de temps après le mariage, il s'était déclaré de nouveau, beaucoup plus violemment qu'avant les remèdes. La Caffardière l'avait communiqué à la tendre Éléonore; celle-ci à Saint-Jean, Saint-Jean à Mme la présidente, et Mme la présidente (voyez la noirceur) au pauvre président qui, depuis longtemps, ne vivait plus avec elle, mais qu'elle avait cru devoir reprendre à l'occasion de son indisposition dont elle se trouvait affligée. Le bonhomme avait toujours par-ci par-là quelques petites amourettes suspectes; il s'agissait de lui persuader qu'on tenait de lui ce qu'au contraire on lui donnait. En un mot, toute la maison se trouvait infectée; on s'était rendu à Paris pour se faire guérir. Les maîtres avaient sué à grands frais dans un hôtel garni; le pauvre Saint-Jean, abandonné dans la détresse, n'avait eu que Bicêtre pour asile. Le président et la Caffardière étaient, comme l'on voit, hors d'affaire. Le premier en était quitte pour le reste de ses dents et de ses facultés viriles; l'autre n'avait plus de cheveux ni gras de jambe, mais cela pouvait revenir. Quant aux dames, elles ne jouissaient pas encore d'une bien bonne santé. Le mal faisait surtout de grands ravages chez Mme la présidente, comme on voit le feu prendre avec fureur dans une vieille cheminée où la suie s'est amassée pendant un demi-siècle. Il fut parlé de tous ces accidents sous les noms décents de goutte et de rhumatisme, mais nous étions bien au fait, nous ne prîmes pas le change. Nous fûmes enchantées de ce que la situation fâcheuse de ces dames nous préservait du malheur de les recevoir souvent: nous n'avions garde de le prévenir.
Lambert et sa petite femme, toujours amoureux, vivaient parfaitement ensemble et s'amusaient à faire des enfants. Mais, à cet égard, on ne nous apprenait rien de nouveau. Nous recevions, de temps en temps, des nouvelles de ces époux que nous chérissions et qui nous étaient sincèrement attachés.
CHAPITRE XIII
Qui n'est pas le moins intéressant du livre.
Le comte était désespéré de ce que nous ne nous étions pas trouvés à la maison lorsque Mme de Kerlandec y avait paru; il lui tardait de savoir ce que cette dame pouvait penser de lui et ce qu'elle éprouverait en retrouvant un homme d'autant plus fait pour intéresser à la fin qu'elle était cause de tous ses malheurs et qu'elle avait envers lui de grandes injustices à réparer. Cependant, il ne savait comment s'y prendre pour se découvrir. Nous n'osions nous mêler de son affaire, à cause de milord Sydney, qui nous intéressait encore beaucoup plus, et qui pouvait avoir des projets auxquels il était à craindre que nos démarches en faveur du comte ne nuisissent. Avant donc de prendre un parti, avant même de consulter milord Sydney, nous lui mandâmes que nous avions vu Mme de Kerlandec; que celle-ci, croyant sur un faux rapport, lui, Sydney marié, avait paru mortellement affligée. Nous parlions aussi du comte, nous demandions quelle conduite il était à propos de tenir avec cet homme passionné. Milord Sydney répondit qu'il se disposait à nous rejoindre sous peu; il ajoutait: J'ai peine à vous définir, belle Félicia, ce qui se passe maintenant dans mon cœur. Je vous aime; mais si vous saviez de quelle force les liens qui m'attachent depuis si longtemps à la belle Zéila… je ne vous l'ai point caché; faite pour être adorée par vous-même, vous ne m'aviez peut-être charmé que par une ressemblance étonnante avec une femme que je ne cessais de regretter. Je croyais avoir à me plaindre d'elle; je n'avais qu'à me louer de vous; je m'étais donc persuadé qu'attaché désormais exclusivement à vous, je pourrais revoir Zéila sans amour et lui connaître sans jalousie de nouveaux engagements; mais je crois sentir maintenant que je m'abusais: heureusement votre propre système vient à mon aide. Vous m'avez appris à penser que le cœur ne doit pas se piquer d'une constance forcée et l'objet auquel on avait accordé beaucoup d'amour n'était point offensé quand on ne lui offrait plus qu'une tendre et solide amitié. La mienne pour vous, belle Félicia, ne finira qu'avec ma vie.
Le reste de sa lettre, qui était très longue, contenait l'histoire de ses amours avec Mme de Kerlandec. Elle se nommait Zéila, lorsqu'il en devint amoureux en Géorgie, où elle était née. Il l'amenait en Europe, sur une frégate anglaise, dont il était, à l'âge de vingt-quatre ans, déjà commandant, étant neveu d'un amiral et servant depuis l'enfance dans la marine. Nous étions alors en guerre avec l'Angleterre, La frégate de Sydney se trouvant attaquée par un vaisseau français que commandait M. de Kerlandec, il y eut un combat opiniâtre et longtemps douteux. Zéila, presque au terme d'une première grossesse, et que l'horreur de mourir oubliée dans un endroit où Sydney voulait qu'elle se retirât, empêcha de quitter le pont, y accoucha parmi les morts et les mourants. Car déjà le commandant français, en faveur de qui la victoire se décidait, s'était élancé sur le bâtiment anglais, avec les plus déterminés de ses gens. Quoique ternie par l'effroi, le sens et les douleurs, la rare beauté de Zéila ne laissa pas de frapper le dur Kerlandec et de porter à son cœur une atteinte profonde. Il ordonna qu'on transportât cette belle femme sur son bord; mais Sydney, furieux, s'opposant à cette capture, fit face avec une nouvelle rage et donna le temps aux siens de descendre Zéila de la frégate, qui commençait à s'embraser, dans une chaloupe qui devenait la dernière ressource des vaincus. Cependant le cruel Kerlandec, de retour à son bord, vit d'un œil tranquille la frégate s'engloutir, et avec elle le malheureux Sydney, qui n'avait pas voulu l'abandonner; au même instant, une vague culbuta la chaloupe; mais on eut la bonté de retirer de la mer Zéila, qu'un brave matelot, qui avait veillé jusqu'au dernier moment à sa conservation, avait eu soin d'envelopper avec son enfant dans des couvertures; on laissa périr sans secours tout le reste de l'équipage.
Après cette funeste victoire, M. de Kerlandec continua à faire voile. Cependant Sydney, jouet des flots, s'accrocha à quelques débris de la frégate; il est rencontré le lendemain par un bâtiment hollandais, qui le sauve, comme par un miracle… Il ne croit pas que sa chère Zéila puisse avoir évité la mort. Il retourne en Angleterre et y languit longtemps. Quant à Zéila, moins amoureuse de Sydney que Sydney ne l'était d'elle, et ne pouvant douter de la mort de ce malheureux amant, se trouvant d'ailleurs au pouvoir d'un vainqueur passionnément épris de sa belle figure et aussi tendre pour elle qu'il s'était montré cruel envers ses ennemis; Zéila, d'un côté, sans appui, sans ressources pour elle-même et pour son enfant; de l'autre, séduite par les appâts d'une fortune et d'un rang honorable qui lui sont offerts; Zéila, dis-je, cédant à tant de considérations, épouse en arrivant en France l'amoureux Kerlandec.
On sait comment ensuite Sydney la retrouva, comment il s'en fit aimer de nouveau, et comment, prenant enfin sa revanche à Bordeaux, il punit Kerlandec de son inhumanité.
CHAPITRE XIV
Heureux changement dans les affaires du comte
et dans les miennes.
Le cavalier dont mon aventure nocturne avec Belval m'avait procuré la connaissance, l'insensible marquis enfin de retour à Paris, vint aussitôt nous voir. Il s'était formé des liaisons assez étroites entre le malheureux comte et lui: leurs familles étaient de la même province. Le marquis devant y faire un voyage avait promis à son ami de lui rendre là-bas tous les services qui dépendraient de lui. Le comte désirait de savoir ce qu'étaient devenus des parents éloignés qu'il espérait d'intéresser encore en sa faveur; ce que ses parents pensaient de son père, s'ils soupçonnaient celui-ci d'avoir, en effet, commis le lâche assassinat dont on l'avait accusé. Le marquis n'ayant rien épargné pour bien remplir la commission dont il s'était chargé, rapportait les nouvelles les plus satisfaisantes. Le nègre scélérat qui avait causé le déshonneur et la mort de ses maîtres étant lui-même à son dernier moment avait fait appeler ces parents en question et il leur avait déclaré ses crimes. Cependant, ces gentilshommes, pauvres et sans ambition, vivant obscurément à la campagne, s'étaient contentés de faire recevoir par deux notaires les aveux du malheureux nègre et n'avaient pas jugé à propos de les rendre publics ni d'entreprendre à leurs frais de faire réhabiliter la mémoire de leur parent. Ils ignoraient surtout que son fils existât encore; mais l'apprenant, leur honneur et leur attachement se réveillèrent; ils promirent de sacrifier tout ce qu'ils pouvaient posséder au devoir d'aider l'infortuné rejeton à justifier son digne père.
La faiblesse du comte ne permettait pas que son ami lui annonçât sans précautions d'aussi importantes nouvelles. Nous tînmes donc conseil et fûmes d'avis qu'il était d'autant plus nécessaire de ne les lui apprendre que par degrés, que l'excès de sa passion pour Mme de Kerlandec pourrait augmenter au point de lui devenir funeste dès qu'il se connaîtrait des titres suffisants pour prétendre à l'épouser.
Cependant, si le marquis avait fait à merveille les affaires du comte, il avait en revanche tout à fait gâté les siennes. Sa dame de province n'aimait apparemment pas les inter-règnes; elle avait pris, en attendant qu'il revînt, un représentant, ne laissant pas de soutenir dans ses lettres au marquis le rôle de l'amante la plus fidèle et d'entretenir de la sorte l'amour dont il brûlait de la meilleure foi du monde. Il espérait de la surprendre agréablement en arrivant, sans l'avoir prévenue. Un ami, seul confident de son retour, vint au-devant de lui et voulut le préparer à la disgrâce que la découverte d'un rival heureux allait lui faire essuyer. L'amoureux marquis se refusa d'abord de croire; mais on lui fit voir, et il fut enfin convaincu. Le nouvel amant passait en effet toutes les nuits avec la plus perfide des coquettes. Le marquis, outré, fit un éclat, blessa son rival et fit que le mari déshonoré relégua sa femme au couvent. Ces expéditions faites et ses affaires terminées, il revenait à Paris, tâchant d'effacer de son cœur jusqu'à la moindre trace de son malheureux amour.
Qu'il arrivait à propos! je perdais aussi milord Sydney (autant valait du moins); j'avais grand besoin de consolations. Le marquis me parut mille fois plus aimable, étant devenu plus facile à captiver et surtout m'ayant prouvé, à l'occasion du pauvre comte, qu'il avait l'âme belle et le cœur bienfaisant. D'ailleurs son nouvel état de liberté ajoutait beaucoup à ses grâces naturelles. Un homme fort amoureux est ordinairement tout entier à l'objet qu'il aime. Le peu d'intérêt qu'il prend au reste de la société fait qu'il ne se donne point de peine de chercher à lui plaire; isolé, concentré dans son amour, il ne songe pas à tirer parti de ce qu'il peut valoir. Le marquis ressemblait beaucoup à ce portrait quand nous avions fait connaissance, mais il n'était plus le même. Je m'abandonnais entièrement au plaisir de l'aimer. Je vis avec joie qu'il n'était plus retenu de m'offrir son hommage que par la crainte de m'avoir déplu précédemment, quand ayant fait très ouvertement ce qu'il fallait pour lui prouver que je lui voulais du bien, il avait négligé à répondre; il craignait, je l'ai su depuis, que, me prévalant de ce qu'il n'avait plus de maîtresse, je ne voulusse le désespérer à mon tour, en lui tenant rigueur, vengeance ordinaire des femmes dont l'amour-propre serait offensé. Mais que j'étais éloignée de ce dessein! Devinant les soupçons du marquis, je le traitais mieux que jamais, et j'eus enfin la satisfaction de recevoir de sa bouche des aveux d'autant plus passionnés qu'il avait résisté plus longtemps au besoin de leur donner l'essor.
CHAPITRE XV
Fin de mes peines.—Comment j'en suis enfin
dédommagée.
Mon nouvel amant ne ressemblait que par les beaux côtés à ceux qui m'avaient fait leur cour jusqu'alors: aussi bien de taille et de figure que d'Aiglemont; aussi caressant que Monrose, il n'était ni aussi léger que l'oncle et le neveu, ni aussi grave que l'Anglais, ni aussi neuf que mon jeune élève. Le marquis était doux, tendre, sans amour-propre, craignait toujours de déplaire, et ne faisant cependant rien qui ne fût à propos; empressé, capable des plus petits soins, et amusant; il possédait encore mille talents agréables.
Cependant, quelque vif que fût mon goût pour cet homme charmant, je ne tardai pas à m'apercevoir qu'il me témoignait beaucoup plus d'amour qu'il n'était à mon pouvoir de le lui rendre. Il me faisait regretter de n'être pas assez sensible; je remettais en question: «s'il est plus heureux d'aimer légèrement, de changer souvent de goût et de plaisir, ou de n'exister que pour un seul objet, de lui vouer toutes les facultés de son être.» J'avais été partisan du changement, je souhaitais maintenant pouvoir me fixer; mais, réfléchissant sérieusement aux motifs secrets de ce nouveau désir, je reconnaissais avec douleur qu'il n'était lui-même qu'une modification de l'amour de la variété. Je me persuadai donc que, née pour voltiger de caprice en caprice, pour tout effleurer, sans m'attacher à rien, je ferais d'inutiles efforts pour répondre à la passion d'un jeune marquis par une passion aussi forte, aussi exclusive. Je me flattais, au reste, que puisqu'il s'était assez facilement consolé de la perfidie de sa belle provinciale, il pourrait en être de même lorsque je ne serais plus maîtresse de lui demeurer attachée. J'avais fait toutes ces réflexions avant de rendre le marquis heureux, je puis dire avant de le devenir moi-même.
La maladie de Sylvina, en l'enlaidissant, l'avait changée à bien d'autres égards: elle était devenue scrupuleuse; elle ne se souvenait plus de s'être livrée, sans la moindre circonspection, à tous les écarts de son tempérament; elle conservait un reste de pruderie, vestige malheureux de sa sotte dévotion, fruit amer de sa disgrâce présente. En conséquence, je n'étais plus moi-même aussi libre. Sa bégueulerie se serait furieusement effarouchée si je m'étais conduite sous ses yeux, avec le marquis, comme j'avais fait autrefois avec d'Aiglemont et mes autres amants. Mais cette gêne, devenue d'autant plus nécessaire que la présence du comte, qui demeurait avec nous, exigeait des égards; ce mystère, dis-je, ajoutait à nos plaisirs. Le marquis vivait clandestinement avec moi. L'amie Thérèse était seule confidente de nos amours. On voyait chaque fois le marquis faire retraite; mais il rentrait aussitôt par la petite porte du jardin, dont il avait une clef, et je le recevais dans mon lit.
J'aurais trop à dire si j'entreprenais de décrire tous les charmes de nos heureuses nuits. Mon amant, dont aucun excès n'avait affaibli la vigueur, dont aucun dérèglement du cœur n'avait altéré la délicatesse, était l'homme le plus fait pour combler les désirs d'une femme voluptueuse. Toujours propre à donner du plaisir, cet objet était le seul qu'il eût en vue en jouissant. C'était pour me procurer mille morts délicieuses qu'il ménageait avec art ce baume précieux qui donne la vie. Il en était quelquefois avare, jusque dans les moments où, ne supportant plus l'excessive ardeur de mes feux, je le priais de me prodiguer ce qui seul pouvait les éteindre; je ne le trouvais disposé à mettre ainsi le comble à notre félicité que lorsque l'amortissement de mes sens lui annonçait la fin prochaine de mes désirs; alors l'ardeur des siens savait les faire renaître; il me faisait goûter de nouveaux ravissements, dont j'aurais été privée, s'il eût partagé jusque-là tous mes plaisirs.
Que les hommes aussi délicats sont rares! le plus grand nombre, au contraire, nous regardant comme des machines destinées à les amuser un moment, se hâtent de remplir un objet grossier et refroidi; repus nous laissent en proie à des flammes dévorantes; d'autres, se piquant d'une inutile vigueur, tirant vanité de leur force, nous fatiguent, mais ignorent l'art enchanteur de donner du plaisir; souvent aussi, ces sylphes délicats qui savent enflammer, suspendre, par mille charmants préludes, le moment de la jouissance, manquent tout à fait lorsqu'il est temps enfin de réaliser, ou finissent très mal ce qu'ils ont très bien commencé. Ceux enfin qui, semblables à d'Aiglemont, ont à la vérité le solide et l'agréable, mais font un métier d'amuser toutes les femmes; ces hommes banaux ne valent point encore mon aimable marquis, dont l'âme appartenait tout entière à qui possédait la personne. J'avais tout avec lui; j'étais assurée qu'il ne sortait point de mes bras pour voler dans ceux de la première femme qui lui aurait fait quelque agacerie, je n'avais à craindre ni partage, ni indiscrétion. J'étais, en un mot, parfaitement heureuse, et, pour la première fois, sans doute, j'aimais tout de bon.
CHAPITRE XVI
Négociations de Dupuis.—Ce qui en arriva.
Lettre de Mme de Kerlandec.
Cependant, l'intrigant Dupuis avait tâché de servir le comte auprès de Mme de Kerlandec. Ce domestique, doué d'un esprit liant, avait réussi sans peine à gagner la confiance de sa maîtresse. Affable, populaire, ainsi que le comte me l'avait dépeinte, elle s'était bientôt accoutumée à causer avec Dupuis, parce qu'il connaissait milord Sydney. Elle lui avait fait part d'une partie des aventures auxquelles cet Anglais avait donné lieu. L'affaire de Bordeaux n'avait pas été oubliée; il avait été nécessairement question de Robert, Dupuis, à qui son rôle était dicté, fit alors semblant de former des conjectures, et, comparant les noms, les époques… les circonstances, se trouve tout à coup—qu'il avait connu ce M. Robert… N'était-ce pas un homme de telle figure, de tel maintien? de tel caractère? il avait fait ceci? il avait été là? C'était un fou passionnément amoureux de certaine belle… et cette belle, c'était donc Madame; dans ce cas, Dupuis ne connaissait autre chose que l'homme en question. Cependant, ce même Robert n'était pas, comme madame le disait, un homme de rien. Il était très bon gentilhomme, titré même: Dupuis en était sûr. Comment donc! ce M. Robert devait être très connu dans Paris, et si madame souhaitait d'en avoir des nouvelles, on se faisait fort de lui en donner sous peu, de positives… En effet, le seigneur avait été accusé de la mort d'un officier de marine, du mari de madame, par conséquent. Mais c'était pure calomnie. M. Robert s'était lavé de cette odieuse accusation; au contraire, il avait failli d'être tué lui-même, se battant en second pour ce même officier, et contre qui? contre le second du milord même Sydney.
Ici, Dupuis avait été interrompu. On lui avait dit que l'affaire de Bordeaux, à propos de laquelle on avait d'abord sévi contre Robert, s'était trouvée tout à coup terminée par l'autorité du ministère. Mme de Kerlandec avait ajouté qu'informée par un avis secret de la cour que Sydney s'avouait lui-même l'auteur de la mort de M. de Kerlandec, elle avait eu ses raisons pour mettre fin aux poursuites. Mais la vérité de tous ces faits était encore pour elle une énigme fort difficile à résoudre. Cependant, si c'était en effet de la main de Sydney que Kerlandec eût péri, elle paraissait regarder cette mort «comme un châtiment mérité», et les accusations contre Robert, «comme des injustices qui méritaient la réparation la plus authentique et les plus forts dédommagements». C'était à ce point que Dupuis voulait amener sa maîtresse.—Madame, dit-il, je ne vois qu'un moyen de dédommager un homme tel que M. Robert, s'il aimait encore madame, après qu'elle aurait attiré sur lui les plus grands malheurs.—Et ce moyen, Dupuis, serait…?—Ce serait, madame, d'épouser ce gentilhomme; il est fait, soyez-en sûre, pour prétendre à cet honneur, d'autant plus que milord Sydney…—Que milord Sydney est un ingrat, qui s'est marié pour achever de me faire tout le mal qui dépendait de lui…
Dupuis s'était troublé; il avait manqué d'effronterie pour soutenir avec assez de vraisemblance un mensonge dont les suites pouvaient devenir de conséquence pour lui. Mme de Kerlandec commença dès lors à se méfier de ce confident; puis, ayant fait en secret des recherches exactes, elle découvrit bientôt que je n'étais que la maîtresse de milord Sydney; que Dupuis avait chez moi de fréquentes habitudes, et que j'avais dans ma maison certain étranger qui, sur le portrait qu'on lui en faisait, pouvait bien être ce Robert lui-même… Elle se souvint d'avoir vu au Luxembourg un homme qui lui ressemblait beaucoup, et qui, en effet, avait paru la remarquer; et se rappelant encore certain laquais qui l'avait suivie avec affectation jusqu'à son carrosse, il lui sembla que la livrée de ce curieux était la mienne. Ces soupçons devinrent des certitudes, lorsque, ayant congédié Dupuis, qu'elle faisait épier soigneusement, elle s'assura qu'il était rentré à mon service. Dès lors, son inquiétude et sa curiosité crûrent à l'excès, et, brûlant enfin d'être éclaircie, elle m'écrivit la lettre suivante, à l'adresse de milady Sydney, sous enveloppe à Mme Sylvina:
«Milady, la plus malheureuse des femmes, saisit, il y a quelque temps, un léger prétexte pour aller vous voir et ne vous rencontra point. Aujourd'hui, je vais au fait et vous fais part des motifs qui me faisaient désirer d'avoir l'honneur de vous entretenir. J'avais pris à mon service le nommé Dupuis, qui quittait le vôtre et qui vient d'y rentrer; ce garçon est fort au fait de tout ce qui regarde vous, milady, milord Sydney (avec qui mon étrange destinée me fit autrefois d'intimes liaisons), et enfin un certain Robert, à qui je suis aussi dans le cas de prendre beaucoup d'intérêt. Dupuis m'a fait entrevoir bien des choses; mais c'est de vous seule, milady, que je veux apprendre la vérité de plusieurs faits dont vous êtes immanquablement instruite. Je me flatte donc que vous ne me refuserez pas une heure d'entretien. Si, par hasard vous savez que j'ai connu milord Sydney, et sur quel pied, que cela ne soit point un obstacle à notre entrevue. Je ne suis plus faite pour avoir des prétentions, dès que vous avez des droits sacrés… Mais… non, je ne puis, dans ce moment, vous en dire davantage. Voyons-nous, milady, et si, comme je n'en doute pas, vous mettez autant de bonne foi que moi dans la conférence que nous aurons ensemble, nous ne nous quitterons pas sans être contentes l'une de l'autre. Comme je ne crains pas d'avoir des témoins quand nous nous entretiendrons, vous pourrez admettre en tiers la dame qui m'a reçue chez vous. J'attends votre réponse avec impatience, me préparant d'avance à vous apporter un esprit d'accommodement, et d'après le bien infini qu'on m'a dit de vous, milady, des dispositions sincères à beaucoup d'estime et d'attachement. Je suis, etc.
«Zéila de Kerlandec.»
CHAPITRE XVII
Où l'on verra des gens bien embarrassés.
Je cherchais ce qu'il y avait à répondre, quand le valet de chambre de milord Sydney parut et m'annonça que son maître, arrivé depuis un moment, se proposait de se rendre chez moi le soir; mais j'avais besoin de le voir plus tôt; je lui écrivis donc par son émissaire de venir sur l'heure, ayant à lui communiquer des choses de la dernière importance.
Puis, répondant à Mme de Kerlandec en deux mots, qui ne signifiaient rien, je fixais au surlendemain le rendez-vous qu'elle me demandait.
Cependant, je me trouvais dans un étrange embarras. La peine que me faisait éprouver le retour subit de milord m'apprenait trop combien le marquis m'était cher… Comment allais-je me comporter?… que dire?… Quel arrangement prendre, dont l'un et l'autre de mes amants fût satisfait? J'estimais milord Sydney, je lui devais beaucoup; mais j'aimais le marquis de toute mon âme et je ne me sentais pas capable de le sacrifier… Je n'eus pas besoin de réfléchir longtemps pour me décider, je fus prête à rendre la terre, les bijoux, les équipages, plutôt que de renoncer à ma nouvelle conquête… Cependant, la dernière lettre de milord me rassurait un peu: retrouvant son ancienne maîtresse, il allait, sans doute, me laisser libre… Mais, alors, que devenait le pauvre comte? me rendais-je contraire aux intérêts de son amour? Allais-je souhaiter que Mme de Kerlandec ne lui appartînt jamais?… Il m'intéressait; il méritait d'être heureux, d'être dédommagé de tout ce qu'il avait souffert pour cette beauté constamment fatale à ceux qui l'avaient aimée…
Le marquis avait eu la délicatesse de ne me jamais faire de questions au sujet de l'aisance dont je jouissais. Son silence à cet égard prouvait qu'il me supposait une fortune indépendante, et qu'il ignorait que quelqu'un fît les frais de mon excessive dépense. Il n'était pas riche lui-même à proportion de sa naissance et de son état de guidon d'un corps de la maison du roi. Comment le mettre au fait de ma position et dans quelle circonstance, lorsqu'il s'agissait de lui dire: «Marquis, ta maîtresse ne peut plus disposer d'elle même: elle appartient à quelqu'un qui, dans ce moment, vient te l'enlever, ou bien je perds tout ce bien-être dont tu me voyais jouir, si je te demeure attachée; mais je n'hésite pas: tout à l'amour, je donne la préférence à ses faveurs sur celle de la fortune.» J'étais sûre que de ces deux partis, l'un ou l'autre affligerait également mon cher marquis, sensible, généreux: s'il eût possédé tous les biens dont la noblesse de sa façon de penser le rendait digne, il eût mis son bonheur à faire pour moi les plus grands sacrifices; mais je le savais dans l'impossibilité de me rien offrir…
Il vint justement interrompre mes cruelles réflexions. A son aspect, je ne pus retenir mes larmes.—Qu'est-ce donc, adorable Félicia? dit-il, avec un transport mêlé d'amour et de crainte, vous pleurez! quel malheur imprévu?…—Le plus grand des malheurs, mon cher marquis, êtes-vous prêt à le partager?—Vous me glacez d'effroi! Nous allons être séparés…
A ces mots accablants, il tomba dans un fauteuil, presque sans connaissance. Le comte, qui le savait auprès de moi, accourut avec son empressement ordinaire; il fut étonné de l'état violent où nous nous trouvions: son amitié fut vivement alarmée… Cependant, d'un regard expressif, j'appris au marquis que je souhaitais qu'il gardât le silence; et prenant la parole, je dis au comte que je m'affligais avec son ami d'une nouvelle fâcheuse qu'il venait de recevoir. Cette confidence équivoque fit diversion aux soupçons que le comte aurait pu former. Il plaignit le marquis et demanda d'être instruit plus en détail; mais ce sujet fut encore éloigné par l'apparition de Sylvina, qui, informée de l'arrivée de milord, venait faire éclater dans mon appartement une indiscrète joie. Le comte frémit. Le marquis, me fixant avec des yeux pénétrants, me fit rougir. Il apprenait enfin que ce malheur, auquel je venais de le préparer, était le retour de Sydney… Nous nous taisions: le marquis s'accusant de la gêne où il nous voyait tous, sortit. Je n'osai lui faire des signes d'intelligence, de peur de trahir nos secrets; mais j'étais sûre qu'il reviendrait à l'heure ordinaire: jamais le besoin de le revoir ne s'était fait sentir aussi vivement.
CHAPITRE XVIII
Comment j'appris au comte ce que nous étions convenus de
lui cacher encore.—Ce qui nous arriva.—Ma première
entrevue avec milord Sydney.
—Enfin donc, me dit le comte, lorsque nous ne fûmes plus que nous trois, enfin je touche au moment fatal qui va décider de ma vie ou de ma mort! Il est de retour, ce funeste étranger, cet éternel obstacle à mon bonheur! Je ne puis me dissimuler l'amour que Mme de Kerlandec a pour lui, et si vous-même, belle Félicia, vous, que milord Sydney devrait préférer à tout ce qui existe, si vous n'usez de tout ce pouvoir de vos charmes et de votre esprit pour le détourner de renouveler ses liaisons avec Mme de Kerlandec, je suis sûr que le seul bonheur, dont l'espérance me donnait le courage de vivre, va m'échapper une dernière fois…
Les pleurs dont cette plainte pathétique était accompagnée firent couler abondamment les nôtres.—Cher comte, lui dis-je à mon tour, avec tout l'intérêt d'un cœur qui lui était tendrement attaché, le bonheur chimérique de posséder Mme de Kerlandec ne doit pas être dans ce moment le principal objet de vos désirs: fermez votre âme aux chagrins, à la jalousie. C'est par une faveur bien préférable à la conquête d'une femme insensible que le sort veut aujourd'hui réparer toutes ses injustices à votre égard. (Il m'écoutait avec une attention avide.)—Quoi donc? quel bonheur, dites-vous? Madame! ne différez plus… Mais, de quelle espérance peut-on me flatter?… Que peut-il désormais m'arriver d'heureux à moi? Non, chère Félicia, je ne prends point le change; je ne puis être heureux que par…—Vous le serez, mon cher comte, par l'événement le plus avantageux pour vous, et s'il fallait choisir entre la main de l'insensible Kerlandec ou le bonheur inestimable que je puis vous prédire…—Achevez, mon impatience est au comble… hâtez-vous d'annoncer ce bonheur à celui qui n'a peut-être plus que quelques jours à vivre…—Vous vivrez. Votre digne père…—Mon père?—Cet homme, aussi vertueux que malheureux, est justifié par l'aveu même de ceux qui l'avaient calomnié. Vous aurez la satisfaction de voir rendre à sa mémoire toute la justice qui lui est due, de jouir vous-même de votre état et de reprendre votre rang dans la société…
Ce que nous avions craint ne manqua point d'arriver. La révolution que cette ouverture fit éprouver au comte le priva subitement de l'usage de ses sens; toute la maison était occupée à le secourir. Je le fis transporter à son appartement. Cependant je ne croyais pas avoir à me reprocher ma précipitation; il était impossible qu'il ne vît milord Sydney, ou, du moins, qu'il ne le sût chez moi dans quelques moments. J'avais lieu de craindre les excès auxquels le comte était sujet à se laisser porter par ses passions; il pouvait se détruire; il pouvait attaquer milord Sydney, nous donner un spectacle tragique, attirer sur nous les plus grands malheurs. J'avais donc cru devoir verser en son âme une source d'espérances et de consolation. Son trouble était l'ouvrage du premier moment. Celui qui devait lui succéder allait être heureux. Je détournais son imagination, ses idées, des objets funestes qui commençaient à l'assaillir; je prévenais les dangereux effets de la jalousie; je ne fus même point désapprouvée de Sylvina. L'homme de confiance du comte accourut et lui fit une légère saignée qui fut bientôt suivie d'un sommeil assez calme.
Milord Sydney parut enfin; il me serra dans ses bras avec les expressions de la plus vive tendresse; mais j'y répondis d'autant plus froidement que je craignais d'avoir ensuite à rougir de ma perfidie si je faisais des efforts pour rendre mes caresses plus empressées. En un mot, je ne reçus pas milord Sydney même aussi bien que l'aurait permis, sans mes réflexions, le sincère attachement que j'avais pour lui.
Cependant il n'avait pas été maître de dissimuler la surprise que lui causait le prodigieux changement du visage de Sylvina; le mouvement qu'il fit quand notre amie s'approcha pour l'embrasser n'échappa point à celle-ci:—Avouez, milord, dit-elle, en faisant des efforts pour paraître sereine et même assez gaie, avouez qu'ailleurs que chez moi vous ne m'auriez point reconnue?—Puis cette naïveté qui se concilie si singulièrement chez les femmes avec leur dissimulation naturelle lui fit ajouter:—Que cette petite folle est heureuse d'avoir payé dès son enfance, et à si bon marché, le tribut fatal qui m'a tout enlevé!
Je fus un peu piquée de ce mouvement jaloux, qui me prouvait que, malgré l'amitié la plus sincère, une femme enlaidie ne pardonne point à celle qui conserve de la beauté.
CHAPITRE XIX
Court, mais intéressant.
Milord Sydney nous donna la soirée: le ton amical qu'il eut avec moi m'eut bientôt rassurée: je me remis à mon aise par degrés. Nous parlâmes librement de toutes nos affaires et même de la dernière lettre qu'il m'avait écrite.—Je vous connais assez, me dit-il, pour ne pas craindre que ma franchise vous ait déplu. Je pense aussi, ma chère Félicia, que vous m'estimez trop pour imaginer que, retrouvant Zéila, je cesse de vous être attaché. J'ai beau l'aimer, j'éviterais de la revoir si le bonheur de vivre avec elle était attaché au chagrin de n'être plus votre ami. Je me charge du soin de votre fortune. La mienne me met à même de soutenir dans tous les temps votre maison sur le plus excellent ton, et…—Milord, interrompis-je, si vous voulez tout de bon que nous demeurions amis, je vous prie de ne jamais toucher cette dernière corde. Il est inutile que je conserve un aussi grand train, cela n'aboutirait qu'à me faire participer au mépris dont le public accable les femmes qui doivent leur opulence au produit de leurs faveurs. J'ai pu céder par une imprudente vanité de jeune fille au désir de briller quelques moments; mais cet éclat, ce faste, n'est point essentiel à mon bonheur. Une vie paisible, une société choisie, de l'aisance sans luxe, des plaisirs sans fracas: voilà tout ce qu'il me faut. Le lieu charmant dont vous m'avez fait accepter la jouissance sera ma demeure. La vente d'un riche superflu me fera un fonds dont le revenu sera plus que suffisant pour me faire passer agréablement le reste de mes jours…—D'ailleurs, milord, interrompit Sylvina, dont il semblait que ma modestie soulageât les regrets jaloux, Félicia doit s'attendre à jouir un jour de ce qui m'appartient: elle sera fort à son aise alors…
En un mot, il fut très sérieusement question d'intérêt. Mais milord ne voulut point entendre parler de réforme; et brisant sur un sujet qu'il se proposait de traiter dans un autre moment, il fit tourner la conversation sur le chapitre de son malheureux rival. Quand nous l'eûmes instruit de tout ce qui intéressait le comte, il opina que cette infortune ne pouvait être un obstacle au dessein qu'il avait lui-même d'épouser la veuve de Kerlandec; il avait eu d'elle deux enfants, dont il ignorait à la vérité le destin; il était aimé. Lord, opulent et de belle figure, il jouissait d'une parfaite santé. Il s'agissait d'entendre le surlendemain ce que dirait Mme de Kerlandec.
A minuit, milord se retira, me laissant aussi tranquille que j'avais été agitée au commencement de sa visite. Mon cœur était soulagé de tout ce qui le bouleversait depuis quelque temps. J'attendais impatiemment le marquis; je brûlais de lui apprendre que l'obstacle qui semblait vouloir s'opposer à notre bonheur n'avait été qu'un faible brouillard, après lequel je revoyais enfin la lumière la plus pure: je ne fus pas longtemps seule dans mon appartement. J'avais à peine commencé ma toilette de nuit que le plus tendre des amants y parut, mais avec des yeux éteints, défait comme s'il eût relevé d'une longue maladie. Thérèse ne fut pas moins frappée que moi de la pâleur du marquis. Cette nouvelle preuve de son amour mit le comble à la satisfaction du mien. Mais si j'avais poussé son chagrin à l'excès, que je sus bien réparer ma faute! Par quelles caresses, par quels transports ne lui fis-je pas oublier les heures malheureuses qui venaient de s'écouler! Il semblait renaître, en écoutant ce que je disais de propre à le rassurer et que j'accompagnais des caresses les plus passionnées. Nous demeurâmes plus d'un quart d'heure étroitement embrassés, répandant en silence de délicieuses larmes. Thérèse sanglotait aussi dans un coin par imitation. Ces doux moments furent bientôt couronnés par des plaisirs encore plus ravissants. Cette nuit fut sans contredit l'une des plus heureuses de ma vie.
CHAPITRE XX
Argent qui circule.—Thérèse fait fortune.
Par quel enchaînement d'aventures.
Je fus étonnée le lendemain de trouver sur ma toilette un sac de mille louis. Thérèse souriait; elle ne put me taire, quoiqu'on le lui eût fait promettre, que cette somme avait été rapportée avec une balle de colifichets charmants, dans lesquels était égarée une boîte d'or du dernier goût, décorée du portrait de milord Sydney, où la ressemblance était saisie de la manière la plus frappante. Il était cependant ordonné à la confidente indiscrète de ne m'avouer que la balle, et de cacher l'argent quelque part, où j'eusse pu le trouver sous ma main, en cherchant autre chose. Mais elle crut augmenter ma satisfaction. Je rougis, au contraire, de penser que pendant que milord me faisait des dons aussi magnifiques, je me rendais coupable envers lui de l'infidélité la plus réfléchie. Je fus au moment de lui renvoyer la somme et de commettre l'insigne faute de lui avouer mon nouveau choix. J'eus cependant le bon sens de ne point céder à cette tentation bizarre, et je fis bien. Il m'en prit une autre qui ne tendait pas à d'aussi dangereuses conséquences et à laquelle je ne résistai point. Ce fut de faire passer les mille louis au marquis avec plus de mystère, je le savais à l'étroit. Ses gens avaient eu l'indiscrétion de dire aux miens que leur maître devait et négligeait depuis quelque temps la plupart des maisons qu'il fréquentait précédemment, faute de pouvoir continuer d'y jouer: il perdait toujours. Ce fut le prétexte que je saisis, et, contrefaisant avec art mon écriture, qui lui était connue, je lui mandai qu'une personne qui regrettait de le voir devenir plus rare dans leur société supposait que c'était la constance de son malheur au jeu qui l'éloignait ainsi, qu'en conséquence, on le priait de reparaître et de se servir de la somme jointe à la lettre comme d'une ressource dont on partagerait par la suite le bon ou le mauvais succès, se réservant de se faire connaître avec le temps. On exigeait pour le moment que le marquis ne fît aucune démarche pour découvrir qui pouvait lui rendre ce léger service, qu'on lui permettait seulement d'attribuer au plus vif et au plus solide attachement.
Le lendemain, cet amant délicat, usant d'un stratagème imité du mien, et auquel le tirage d'une loterie donnait lieu, le marquis, dis-je, m'écrivit le lendemain qu'ayant pris quelques billets avec intention que nous fussions de moitié, il avait eu le bonheur de gagner le gros lot de mille louis et qu'en conséquence il me priait d'agréer les cinq cents qui m'appartenaient. Cette tournure ingénieuse me mit d'autant plus dans l'impossibilité de refuser qu'il avait pris toutes les mesures nécessaires pour soutenir, avec une parfaite vraisemblance, son mensonge galant.
Cependant, si le gros lot du marquis n'était qu'une honnête imposture, il n'en fut pas de même quelques jours après d'un gros lot gagné par Mme Thérèse… Je ne parle pas de quelque lot perfide, tel que celui dont elle avait fait part au sieur de la Caffardière; je veux dire qu'elle gagna très sérieusement un terne à la loterie de l'École militaire. Voici comment:
O fortune! comme tout est pêle-mêle dans cette urne immense où tu puises au hasard! Comment un grand malheur est souvent la cause d'un bonheur plus grand encore!… Comment… Mais y pensé-je? à quoi bon ces déclamations? laissons la fortune et ses caprices, et revenons à Thérèse.
On se souvient sans doute que lorsque nous fûmes attaquées en partant de chez monseigneur, par des bandits, dont les uns cherchaient à détrousser, les autres à trousser seulement, l'un de ceux-ci poursuivit Thérèse, que sa frayeur chassait devers un taillis. J'ai dit qu'au premier coup d'œil, l'air lascif de Thérèse avait frappé singulièrement tous ces messieurs. Le plus épris fut apparemment le plus prompt à la lancer: il l'atteignit; on les oublia quand on les eut perdus de vue.
Thérèse, dans un danger pressant, se mit aux genoux du soldat et lui demanda la vie.—La vie? rien de plus juste, répondit celui-ci, mais à votre tour, poulette, vous ne me refuserez pas une grâce qui n'est pas, à beaucoup près, d'une aussi grande importance.—Puis aussitôt les mains vont, les tétons sont brusqués; d'autres charmes…—Surtout, ne criez pas, princesse, ajouta-t-il, ou sinon…—Pour Dieu, monsieur… vous avez l'air d'un galant homme…—Oui, très galant, mais dépêchons-nous…—Quoi! vous aurez le courage!…—Ah! pardieu, vous en voyez la preuve; cela n'a pas peur.—Fi! cachez… finissez… Qu'allez-vous faire?… (Les jupes gênaient; il coupait les ceintures.)—Là, cela ira mieux maintenant.—Grand Dieu! tuez-moi plutôt… Ah! ah! vous me blessez… malheureux… arrêtez… ah!… vous vous perdez… cessez… vous ne savez pas…—Ma foi, vogue la galère.—Monsieur!… mon ami… ah!… j'en suis… j'en suis au désespoir… mais… quel entêtement!… Eh bien… retirez-vous donc… malheureux; ô…ô…ôtez…—Un moment…—Je me meurs.
Ne croyez pas, lecteur, que, semblable à ces écrivains babillards, qui vous racontent avec les circonstances les plus minutieuses des faits arrivés il y a mille ans, j'aie pris dans mon imagination les détails de la scène dont je viens de vous faire part. Un moment, s'il vous plaît, vous saurez comment j'ai pu être instruite de ces particularités, si bien faites pour se graver dans ma mémoire. En attendant, reprenons le fil de notre aventure.
CHAPITRE XXI
Suite et conclusion des grands événements
arrivés à Thérèse.
Thérèse violée, abandonnée de ses esprits, ou ne croyant pas nécessaire de rien disputer au vainqueur, gisait palpitante de frayeur et de plaisir. La facilité d'une seconde jouissance mit l'effronté militaire en humeur de lui faire une seconde insulte; mais ce fut alors qu'elle poussa le ressentiment au point que non seulement elle n'avertit plus le drôle, comme elle avait eu la bonté de le faire la première fois, mais qu'au contraire, elle se prêta de tout son cœur à l'empoisonner et se donna toute l'action qui pouvait contribuer à bien inoculer au débauché le venin dangereux qu'il osait braver. «Tiens, scélérat, disait-elle en le mordant avec fureur, tu t'en souviendras longtemps, je te jure… va… bon courage… tiens, tu l'as voulu… Eh bien!… tiens… tiens, si tu ne l'as pas…»
Le bruit effrayant de la décharge que firent les gens de Sydney frappa dans ce beau moment les organes distraits du couple heureux. Leur second impromptu d'amour venait de se consommer. Le soldat se débattait pour s'échapper des bras de son empoisonneuse, qui, moitié frayeur, moitié tempérament, le pressait fortement contre son sein. Cependant les coups de pistolet et les cris des blessés signifiaient que nous avions reçu du secours, et que l'affaire était des plus sérieuses; le soldat de Thérèse, saisi subitement de cette pusillanimité à laquelle on est assez ordinairement sujet après un combat amoureux, s'enfuit à travers le bois, au lieu de rejoindre ses camarades. Dès lors son parti fut pris. Il n'alla plus au régiment, et prenant une route détournée, il courut se cacher chez des parents qu'il avait dans un village éloigné d'une demi-journée du lieu de la catastrophe.
Les bonnes gens, à qui le jeune homme confia qu'il se trouvait malheureusement compromis dans une affaire où il y avait eu du monde de tué (il s'en doutait; d'ailleurs, peu de jours après, le bruit de cette bagarre devint public), notre soldat, dis-je, ayant intéressé ses parents, obtint qu'ils sollicitassent en sa faveur auprès de son père. Celui-ci était un homme ferme, qui n'avait pas pris en bonne part que le polisson eût mis la main sur une somme et se fût fait soldat après l'avoir dissipée; c'était bien pis lorsqu'il se trouvait englobé dans une affaire criminelle. Cependant ce bourgeois, qui était un fermier assez protégé, sacrifia de l'argent, accommoda les affaires de son fils, et obtint son congé.
Pendant que tout se négociait, l'infortuné jeune homme voyait croître de jour en jour un vilain mal qui se déclarait à la fois sous toutes les formes possibles. Les papiers attendus ne furent pas plus tôt arrivés que, craignant les effets d'un nouveau ressentiment de la part de son père, il repartit et vint à Paris: Bicêtre fut son refuge. Il se soumit à la barbare charité qu'on y exerce envers les malheureux que Vénus a trompés; il eut le bonheur de soutenir le traitement et de guérir. Convalescent, il avait fait connaissance avec le Saint-Jean du vieux président, venu dans le même lieu, pour la même cause, dérivant de la même source. Les nouveaux amis, sortis ensemble du cruel purgatoire, s'étaient répandus. Saint-Jean, retourné chez ses maîtres et les ayant quelquefois suivis chez moi, s'était quelquefois faufilé avec mes laquais. Bientôt il fut assez lié pour pouvoir présenter un ami. M. Le Franc, c'était le nom du sien, fut amené et reconnu de Thérèse, qu'il ne retrouva pas sans en ressentir lui-même une joie très vive. Il était resté à ces deux êtres une bonne opinion réciproque, qui faisait que, malgré ce qui s'était passé, ils se voulaient au fond de l'âme une sorte de bien. Le Franc se rappelait que la belle Thérèse avait mis beaucoup d'honnêteté dans ses procédés et que, d'après ce qu'elle lui avait dit, il n'eût tenu qu'à lui d'être moins imprudent. Elle lui avait paru d'ailleurs une excellente jouissance, et en faveur du plaisir incomparable qu'il avait goûté dans les bras de cette lubrique soubrette, il lui pardonnait généreusement de l'avoir si mal accommodé. Thérèse, de son côté, se rappelait certaine vigueur, certaine manière de faire les choses… Les esprits ainsi disposés, la première rencontre décida de leur sympathie: ils devinrent éperdument amoureux l'un de l'autre et s'arrangèrent au mieux. Depuis que je vivais moi-même avec le marquis, Thérèse favorisait très régulièrement M. Le Franc. Un jour leur bon génie leur inspira de prendre de moitié un terne sec d'un louis à la loterie de l'École militaire; le billet réussit et fit leur fortune. Peu de temps après, le couple amoureux s'unit tout de bon par le nœud solide du mariage. Ce fut alors que Le Franc, qui était un assez bon plaisant, nous conta dans le plus grand détail son aventure du bois, dont Thérèse, amie de la vérité, ne contredit pas la moindre circonstance.
CHAPITRE XXII
Entrevue orageuse avec Mme de Kerlandec.
Le lot supposé du marquis ayant amené fort naturellement l'histoire de Thérèse, j'ai parlé de cette fille et me trouve au delà de plusieurs événements sur lesquels il est maintenant nécessaire que je recule. Le lecteur voudra bien se souvenir que j'avais donné rendez-vous à Mme de Kerlandec pour le troisième jour après l'arrivée de milord Sydney. Ce fut le lendemain de son retour que celui-ci m'envoya la balle et les mille louis; le soir du même jour que je fis passer cette somme au marquis, et le lendemain matin, jour du rendez-vous avec Mme de Kerlandec, que le marquis me renvoya la moitié de l'argent. Cependant il s'était passé bien des choses depuis la lettre de Mme de Kerlandec et ma réponse.
Quoiqu'elle m'eût annoncé des dispositions à la conciliation et à l'amitié, nous la vîmes arriver agitée, décelant, par des mouvements d'impatience, un trouble secret, une humeur que nous devions nous attendre à voir bientôt éclater. Nous étions dans le salon de compagnie; milord Sydney, derrière le rideau d'une porte de glaces, était à portée de tout entendre,
—Laissons les compliments, mesdames, dit brusquement la belle Kerlandec, aussitôt que nous l'eûmes saluée, nous avons à parler de choses importantes: les moments sont précieux. (Puis s'adressant à moi):—Puis-je savoir, madame, par quel hasard vous avez connu milord Sydney? depuis quand il vous aime? et quand vous l'avez épousé… Vous rougissez, madame!… Fort bien. Je crois déjà voir clair sur cet article. Elle chercha dans son portefeuille une lettre et lut ce qui suit: «Madame, je me félicite… (je reçus hier cette lettre, mesdames): je me félicite d'avoir été enfin assez heureux pour découvrir ce qu'était devenu Monsieur votre fils, ce cher fils si digne devons et d'un père…» (etc., ce n'est pas de cela qu'il s'agit… Écoutez maintenant, mesdames): «Il s'échappa du collège pendant que tout y était en désordre: c'était un abominable homme que ce père Principal!… (Passons… Ah! voici enfin.) J'ai su, madame, et je suis en état de prouver que le jeune M. de Kerlandec, manquant de tout et poussé d'ailleurs par un sentiment bien digne de sa belle âme, s'était joint à quelques soldats et se proposait de servir. Ceux-ci commirent quelques excès en route et furent, les uns tués, les autres dispersés. L'affaire s'était engagée à propos de quelques femmes de mauvaise vie: un galant homme qui voyageait délivra ces aventurières. Mais Monsieur votre fils leur ayant plu, elles l'enlevèrent et l'emmenèrent à Paris. Il a vécu quelque temps chez elles, où probablement il était gardé à vue: peu après, ce beau jeune homme a disparu. Ce qu'on peut supposer de plus modéré, c'est que ces malheureuses l'auront fait partir pour quelqu'une de nos colonies…»
Je me levai furieuse.—Quel insolent a pu vous écrire cette lettre, madame? et vous-même, quelle audace peut vous porter à nous faire la lecture d'un écrit où vous ne doutez pas qu'on ait voulu nous désigner?—Mme de Kerlandec. un peu déconcertée: Parlons tranquillement, s'il se peut, madame.—Non, madame, tout le monde n'a pas ce sang-froid avec lequel vous prenez à tâche de nous outrager; apprenez, madame…—Entendons-nous, madame; est-ce à vous que l'aventure avec ces soldats est arrivée? est-ce à vous que mon fils…—Oui, madame, M. Monrose, votre fils, comme on n'en peut plus douter, c'est nous qui l'avons emmené à Paris. Il venait de se prêter à nous rendre service d'une manière qui lui faisait tout l'honneur possible; il était avec des scélérats; nous l'arrachâmes à cette détestable compagnie, il nous suivit de son plein gré…—Et qu'est devenu ce cher fils?…—Il est heureux, madame, il est protégé de milord Sydney.—Juste Ciel! mon fils au pouvoir du meurtrier de son père!—Elle s'évanouit.
—Quel coup mortel pour un cœur tel que le mien, dit milord Sydney sortant du cabinet et joignant ses secours à ceux que nous prodiguions à la méfiante veuve. Elle ouvrit enfin les yeux; mais apercevant milord, elle fit un cri perçant, et voulut s'échapper.—Cessez, cruelle Zéila, dit-il, la retenant et lui parlant avec une bonté qui faisait briller dans ce moment la tendresse et la générosité de son cœur, cessez de m'insulter, en détournant vos regards. Je ne fus jamais un homme vil; je suis incapable…—Mon fils! Où est mon cher fils?—Zéila, votre fils est en sûreté. Accourant à Paris avec un empressement dont vous étiez l'objet, j'ai laissé ce cher Monrose en Angleterre; mais vous le reverrez incessamment et vous apprendrez de lui-même qu'il se trouvait heureux de vivre avec moi.—Milord… je dois vous croire.—Vous m'insulteriez si vous aviez des doutes.—Mais où suis-je? je ne vois donc autour de moi que des personnes à qui j'ai donné des sujets de plainte… Mesdames!…
—L'exécrable homme! m'écriai-je tout à coup, lisant involontairement le nom de Béatin au bas de la lettre dont Mme de Kerlandec venait de nous faire part, et que je ramassais pour la lui rendre.—Qu'est-ce donc? dit Sylvina troublée. Quel étonnement!…—L'infâme Béatin, ajoutai-je…
Mme de Kerlandec se hâta de mettre le papier en morceaux; mais il n'était plus temps.—Apprenez, dis-je à mon tour à Mme de Kerlandec, apprenez, madame, que le monstre qui vous écrit…—Celui qui m'écrit, madame, est un honnête ecclésiastique qui fut régent de mon fils dans le collège…—Sylvina et milord Sydney, joignant leurs exclamations aux miennes, interrompirent Mme de Kerlandec.—Zéila, lui dit milord, ce scélérat vous abusait et c'est bien injustement que vous venez d'accuser ces dames. Votre fils leur a les plus grandes obligations. Ce régent, digne du dernier supplice, fut seul la cause de la fuite de Monrose, par ses duretés, par son abominable passion, par l'éclat de son infâme jalousie.—Ah! milord, ah! mesdames, dit-elle éplorée et nous tendant les bras.
Elle nous pénétrait d'attendrissement. Les alarmes d'une mère déclamante excusaient l'outrage sanglant qu'elle venait de nous faire essuyer. Nous le pardonnions à son égarement.
CHAPITRE XXIII
Conversation intéressante.
Bientôt les esprits furent plus calmes. Zéila, retrouvant son fils et son amant, renaissait. On voyait reparaître sur son adorable physionomie la douceur qui en était le caractère très naturel. Le ton civil de milord, l'amitié, la considération qu'il nous témoignait l'assuraient assez que nous n'étions pas de viles créatures. Autant elle avait pris à tâche de nous humilier, autant elle s'appliquait à nous flatter, à se concilier notre attention.
On prit du thé: milord Sydney conservait cette habitude. Mme de Kerlandec restait avec nous. Milord avait mille éclaircissements à lui demander, mille questions à à lui faire; il répétait souvent à Zéila qu'elle pouvait s'expliquer librement devant nous, qu'il nous accordait toute sa confiance et que nous étions incapables d'abuser des secrets que leur entretien pourrait nous découvrir. Cependant, les femmes étant naturellement dissimulées et Mme de Kerlandec devant peut-être à ses malheurs d'être plus défiante qu'une autre, elle s'expliquait avec contrainte. Sydney venait difficilement à bout de lui arracher ce qu'il désirait savoir; il s'agissait principalement des détails relatifs au temps qui s'était écoulé entre le combat avec Robert à Paris et l'affaire de Bordeaux, où M. de Kerlandec avait trouvé la mort; Zéila ne paraissait pas conserver de cet époux un souvenir bien cher. Il avait été plus amoureux qu'aimable, il n'eût pas été regretté s'il eût péri sous des coups portés par une autre main. L'obstacle que sir Sydney avait apporté lui-même à une réunion autrefois si désirée paraissait insurmontable selon les préjugés reçus. Ce point délicat fut agité.—Ma chère Zéila, disait milord, je prends à témoin ces dames de la constance du vœu que j'avais fait de vous aimer toujours et de me conserver pour vous; mais je me crus, je l'avoue, effacé de votre souvenir. Je préférais de craindre ce malheur à craindre que vous n'existiez plus. Votre silence…—Sydney! pouvais-je imaginer moi-même qu'après votre combat avec ce forcené de Robert, que vous deviez soupçonner de n'avoir pas osé vous disputer ma conquête, sans avoir quelques droits…—Non, Zéila, je ne vous soupçonnais point. Je n'accusais de ce malheur que mon étoile funeste, je vous respectai.—Mon père me confina dans le fond de la basse Bretagne. Vous savez en quel état j'étais alors: nos malheurs furent fatals à l'enfant que je portais. Il était sans vie quand je le mis au monde. Mon beau-père m'ayant ensuite gardée à vue jusqu'à sa mort, comment aurais-je pu vous donner de mes nouvelles, quand même bravant les préjugés les plus forts…—Eh! cruelle, lorsque vous épousâtes ce tigre, qui s'était fait à vos yeux un jouet de ma vie, songeâtes-vous à les respecter ces préjugés fanatiques?…—J'en rougis, Sydney… Mais… Vous avez été cruellement vengé.—Ah! si du moins le sort eût laissé vivre le fruit infortuné de nos premières amours? Ce lien puissant et antérieur à de vains obstacles… Que vois-je, Zéila? vos yeux se mouillent… votre embarras… Ciel! quel nouvel aveu va me déchirer le cœur ou me transporter de joie? Zéila, quelque chose d'intéressant vous presse!… n'hésitez plus.—Sydney!—Ma chère Zéila!—Je vous trompai dans ce temps, quand je vous assurai que notre fille ne vivait plus.—Dieu! quelle heureuse espérance! elle vit! en quel lieu?—Modérez une joie que le même instant va détruire. J'avais allaité pendant la traversée ma fille, heureusement douée d'une constitution robuste; mais M. de Kerlandec, toujours cruel, m'en priva dès que nous fûmes débarqués, et bientôt après il essaya de me persuader que la petite était morte à la campagne, chez d'honnêtes laboureurs qui s'en étaient chargés. Cependant le refus de me nommer ces villageois et le lieu qu'ils habitaient me fit douter que le rapport de mon mari fût véritable. Je m'informai soigneusement auprès des domestiques et les gagnai par des présents. Un seul avait connaissance du sort de ma fille; il voulut bien m'en éclaircir, à condition que je me contenterais de ce qu'il croirait pouvoir me confier et que je n'exigerais rien de plus. Je promis, je jurai. Il m'apprit que cette chère enfant avait été transférée, par lui-même, dans un hôpital d'orphelins sans aveu, mais il me fut impossible de lui faire nommer l'endroit. Cependant il me tranquillisa beaucoup en m'assurant que, soit qu'il continuât de servir chez moi, soit qu'il changeât de condition, il aurait soin de me donner, au moins une fois l'année, des nouvelles de ma fille, qu'il ne perdrait point de vue. En effet, aussi exact à sa parole envers moi qu'envers M. de Kerlandec, qui lui avait fait jurer un secret inviolable sur le séjour qu'habitait mon enfant, il m'en donna des nouvelles pendant douze années consécutives. Depuis ce temps, je n'ai plus su ce qu'était devenu mon homme. Cependant, milord, quand je vous retrouvai, je pouvais encore supposer que notre fille existait; mais épouse de M. de Kerlandec encore vivant…
CHAPITRE XXIV
L'un des plus intéressants de l'ouvrage.
Ce récit ballottait continuellement Sydney entre l'espérance et la crainte: nous écoutions avec le plus vif intérêt. «Enfin, ajouta Mme de Kerlandec, quelque temps après la mort dé mon mari, j'eus le bonheur de trouver dans ses papiers la note du lieu qui avait recelé si longtemps l'objet de ma tendresse et de mon inquiétude. C'était à P…»
Elle nommait l'endroit où j'avais été nourrie: je tressaillis. Sylvina fit de même un mouvement de surprise; mais les autres n'y firent pas attention.—Je partis sur-le-champ, continua Mme de Kerlandec; mais, admirez mon malheur, il y avait quatre ans que ma fille n'habitait plus ce séjour. C'était depuis ce temps que mon ancien serviteur ne m'écrivait plus. Je découvris avec chagrin qu'il n'avait jamais rien remis de ce que je lui faisais passer pour le soulagement de mon infortunée. La conduite de ce confident était un mélange singulier de bassesse et d'honnêteté. Je fus au désespoir. On me conta que l'enfant que je réclamais s'étant montrée difficile à élever, on l'avait cédée à d'honnêtes gens qui l'avaient demandée pour en prendre soin.
Mon cœur se gonflait. Sylvina brûlait de parler. Ses gestes, le jeu de sa physionomie annonçaient qu'elle avait quelque chose d'intéressant à mettre au jour… ma propre émotion… Sydney en fut frappé.—Ah! madame, vous la voyez, c'est Félicia, dit Sylvina au comble de la joie. Ce fut moi qui, venant réclamer dans le même hôpital un enfant que je ne trouvai plus… Ce fut moi, qui vis celle-ci, qui désirai de l'avoir auprès de moi… Mon mari, ne voulant pas être exposé par la suite à des recherches, donna le faux nom de Neuville…—Neuville, le voilà précisément ce nom que je détestais, comme celui du ravisseur de ce que j'avais de plus précieux… Ah! ma fille! Sydney! quelle félicité!
Un mouvement plus prompt que l'éclair m'avait jetée dans les bras de ma charmante mère: elle ne pouvait se rassasier de me baiser, et de m'arroser de ses larmes. Milord, les coudes appuyés sur la table, eut quelques instants le visage couvert de ses mains, puis, sortant tout à coup de sa profonde méditation, il me prodigua les plus tendres caresses. Je ne sortis de ses bras que pour voler dans ceux de Sylvina, la cause première de mon bonheur. Mes chers parents ne lui témoignaient pas moins de reconnaissance que moi-même; ils la nommaient leur bienfaitrice, l'artisane de leur félicité.
Tous nos cœurs nageaient dans les délices de la joie et de l'amour. Toute la sensibilité de ma tendre mère ne suffisait pas au bonheur de retrouver à la fois son amant et ses deux enfants. Elle oubliait que j'avais excité sa jalousie; que j'avais eu avec milord Sydney des rapports trop intimes. Cette corde délicate ne fut point touchée, elle ne l'a jamais été depuis. Elle donnait mille baisers au portrait de Monrose, pendant que Sydney, qui allait faire partir sur l'heure son valet de chambre, écrivait à son jeune ami de venir en diligence embrasser sa mère et sa sœur.
Surtout on avait eu la prudence de ne pas faire mention du comte. Ma mère se doutait bien qu'il était cet étranger qui demeurait avec nous. Elle devait être impatiente de savoir par quel hasard étonnant tous les êtres qui l'intéressaient pouvaient se trouver ainsi réunis. Cependant ces éclaircissements furent différés. Ma mère, en nous quittant, nous fit promettre de venir tous la voir le lendemain matin, pour passer ensemble le jour entier. Mon père la reconduisit.
Demeurée seule avec Sylvina, nous raisonnâmes à perte de vue sur la bizarrerie de mes aventures.—Milord Sydney, ton père!… Monrose ton frère!… disait-elle, mais je n'en reviens pas! (Elle soupirait.) Il y a dans tout ceci bien du bonheur et du malheur mêlés.—Félicia! tu te repentiras de n'avoir point de religion, de ne croire rien. Tu as commis de grandes fautes, heureusement que tu es jeune et tu as le loisir de les réparer… Crois-moi; voici des événements qui font voir la main de la Providence étendue sur toi. Maintenant elle te comble de faveurs; crains que bientôt elle ne te frappe….
Je bâillais; l'heure de mon cher marquis approchait; je mis fin à l'ennuyeux sermon et me retirant dans ma chambre j'y fis une méditation délicieuse, en attendant qu'un amant adoré vînt couronner, par ses charmants transports, le plus beau jour de ma vie.
CHAPITRE XXV
Indéfinissable.
Je jouissais d'avance de la délicieuse surprise que j'allais causer au marquis en lui annonçant ce qui m'était arrivé d'heureux. Il parut enfin; mille baisers passionnés furent le prélude des confidences intéressantes que j'avais à lui faire. La joie dont elles le transportaient ne se décrit point. Je ne risquais rien d'avancer que bientôt, sans doute, milord Sydney légitimerait ma naissance, en épousant sa chère Zéila… Quoi! le meurtrier de son mari! s'écrieront ici nos sentimenteurs modernes!… Mais non, ils n'auront pas lu cet ouvrage, fait pour les effrayer dès son début. De bons humains, beaucoup moins délicats, mais plus indulgents, qui auront supporté jusqu'ici la lecture de ces folies, ne seront point révoltés de ce mariage. Zéila, je l'avoue, avait manqué pour la première fois de délicatesse, et peut-être d'honnêteté, en épousant celui qui, sous ses yeux, avait noyé son amant; mais je crois en avoir dit ailleurs assez pour la justifier, du moins autant que peut être justifié le cœur d'une esclave, telle qu'elle était quand elle connut Sydney pour la première fois, ayant perdu cet amant, qu'elle regardait plutôt comme un maître qui l'avait achetée pour ses plaisirs. Elle s'était vue forcée de choisir entre deux extrêmes, M. de Kerlandec ou la misère et la mort. Depuis ce temps, l'éducation, l'expérience, l'usage du monde avaient mis ses sentiments et ses principes à l'unisson de nos mœurs; mais retrouvant un bien qu'on lui avait inhumainement ravi, n'ayant jamais été attachée à son époux qui l'avait voulu priver de son enfant chéri, devait-elle à la mémoire de cet homme dur, on peut dire de cet ennemi, de ne devenir jamais heureuse, quand l'occasion s'offrait de réparer toutes ses pertes, de guérir toutes les plaies de son cœur? Il est des cas particuliers qui font naître des exceptions aux lois générales, aux principes établis. Telle était la position réciproque de Zéila et de milord Sydney. Telle était (j'en dis un mot ici pour n'en plus parler), telle était la position de Sydney à mon égard. Qui pourra me prouver que nos liaisons, effets naturels des circonstances, de la sympathie, du tempérament, fussent des crimes atroces, en accordant même que les êtres formés d'un même sang ne doivent point serrer entre eux les nouveaux nœuds qui me liaient à mon père, à mon frère? Mais laissons cette thèse délicate; je ne prétends pas prouver que tout était bien; tout était du moins réparable. Il était donc inutile de se désoler, de se juger avec rigueur, de se rendre malheureuse à jamais. Quel bien en eût-il résulté?
Le marquis pensait tout à fait de même que moi sur cet article. Il se trouvait enfin à même de me parler sans contrainte au sujet de milord Sydney.—Ma chère Félicia, me dit-il, je t'avoue que le retour de milord m'assassinait. Je ne doutais plus de vos liaisons; je ne supportais plus l'alternative de te perdre ou de te partager. Cet homme, seulement trop âgé pour toi, puisqu'il est en effet ton père, est d'ailleurs très aimable, je le sais… Pouvais-je manquer de m'en informer?—N'y pensons plus, mon cher.—Tu l'as aimé?—Je ne m'en défends pas. Peut-être la force du sang prépara-t-elle un penchant que le tempérament détermina.—Et ton frère! ce beau Monrose?—Marquis, vous m'étonnez! Qui peut vous en avoir tant appris?—Toi-même; dans les premiers temps de notre connaissance, un jour que tu m'avais permis d'écrire un billet à côté de toi, ne baisais-tu pas tendrement le portrait de ton frère et ne disais-tu pas: «Bel amour, petit fripon!» Dieu sait combien d'infidélités tu me fais maintenant avec ces beautés d'Angleterre! Sois sage. Si tu ne devais pas l'être là-bas plus qu'ici, ce n'aurait pas été la peine de se priver de toi.—Nigaud! je disais cela pour m'assurer, pour vous donner un peu de jalousie. Cela voulait dire: «Marquis de glace, aimez donc un peu. Je ne suis pas d'une rigueur à désespérer les gens.»—Ah, friponne! je ne prends pas le change, je sais…—Allons, monsieur, soyez sage vous-même, interrompis-je, sentant qu'il ne l'était guère. Non, je ne le veux pas… je vous boude… vous deviez du moins faire semblant d'ignorer…
Mais ma feinte bouderie ne lui en imposait point; il me serrait dans ses bras… Déjà les miens le pressaient avec transport… le même désir… il me faisait respirer son âme… je lui rendais la mienne. Nous n'étions plus… Nous ressuscitâmes un moment… pour mourir de nouveau… Dieux!… quelle nuit!… quel homme!… quel amour!…
CHAPITRE XXVI
Comment se passa la seconde entrevue avec ma mère et comment
le docteur Béatin se trouva dans un étrange embarras.
Quoique les tendres ardeurs du marquis ne m'eussent laissé que quelques heures de sommeil, je m'éveillai plus tôt qu'à l'ordinaire et me levai tout de suite. Impatiente de revoir mon aimable mère, je fis à la hâte une toilette du matin et partis sans Sylvina, pour qui dormir était devenu l'un des plus grands plaisirs de la vie. Il n'était pas encore jour chez Zéila, mais le suisse avait des ordres, je fus reçue. Qu'elle était belle dans son lit! quel incarnat! Qu'une de nos femmes à rouge, à blanc, à pommades, eût paru hideuse à côté de Zéila! A mon âge, je lui disputais à peine le prix de la fraîcheur! Quelles grâces donnait à son sourire la satisfaction dont on voyait qu'elle jouissait intérieurement! Je prévenais son envie. Elle avait oublié, la veille, de me demander un moment d'entretien particulier; elle était sur le point de m'envoyer chercher.
—Tout me sourit maintenant, dit-elle, en me tendant un bras d'albâtre, avec lequel elle m'attira pour me donner un baiser.—Viens, prends place sur mon lit, chère petite, et causons, non pas comme mère et fille, mais comme deux amies désormais inséparables.—Que cette familiarité me plaisait! Cependant je ne pouvais pas me défendre de certaine timidité. Je craignais que ma mère, ayant peut-être connaissance de ma vie mondaine, ne voulût me faire des reproches, exiger le sacrifice de ma liberté, de mes habitudes. Naturellement indépendante, accoutumée à ne rien refuser, à ne penser, à n'agir que d'après moi-même, je ne me sentais pas capable de me soumettre à la gêne… Cependant je me trouvais sous puissance de père et de mère! Qu'allaient-ils exiger de moi? Mais cette inquiétude fut de peu de durée.
Ma mère voulait d'abord savoir d'où nous connaissions Robert, et par quel hasard il se trouvait avec nous. Je lui fis un abrégé succinct des malheurs du comte. Elle était bien éloignée, malgré les insinuations de Dupuis, de le croire d'une naissance aussi distinguée et même de lui supposer une âme honnête: toutes les apparences avaient déposé contre lui. Mon récit la désabusait. Elle donnait des larmes aux aventures tragiques, où la violence de sa passion et le désespoir avaient mis si souvent en danger les jours de l'infortuné Robert…
Un laquais vint demander s'il devait introduire un ecclésiastique qui disait avoir les plus importantes nouvelles à communiquer.—Maman, m'écriai-je, si ce pouvait être le docteur Béatin!—Je n'en doute pas, répondit-elle.—C'est un homme, ajouta le laquais, qui dit avoir remis avant-hier une lettre au portier…—Ah! c'est lui, c'est Béatin, dîmes-nous à la fois; qu'on le fasse entrer.
Je reconnus parfaitement mon coquin, dont le costume seulement n'était plus le même; au lieu de l'habit ecclésiastique ordinaire qu'il avait autrefois, il portait maintenant celui de prêtre de l'Oratoire. C'est du moins ce qu'il nous apprit, quand je lui fis demander par Zéila ce que signifiaient certain collet blanc et des manches étroites. D'ailleurs le maintien du drôle était encore plus hypocrite, ses yeux plus pénitents, plus faux, ses reins plus souples, plus exercés aux courbettes. Il fut un peu surpris de trouver une femme auprès de ma mère, qu'il espérait entretenir seule. J'avais une calèche dont la gaze abaissée me cachait au cafard défiant que je voyais s'efforcer de démêler mes traits; peut-être m'eût-il reconnue, quoiqu'il y eût déjà longtemps que nous n'eussions eu l'honneur de nous voir.—Quelles nouveautés intéressantes m'amènent si matin, monsieur le docteur? dit ma mère d'un ton sec, dont l'oratorien parut interdit.—Tous m'excuserez, madame… Mais, d'après ce que j'ai pris la liberté de faire savoir à madame… si les choses… que j'aurais peut-être à y ajouter y ressemblaient… madame concevrait sans doute la nécessité de ne pas différer notre entretien…—Non, non, monsieur. Je déteste tous ces mystères. Madame est ma meilleure amie; je n'ai rien de caché pour elle. Vos secrets regardent mon fils; madame le connaît. Expliquez-vous, et surtout ne mentez pas. (Béatin rougit.)—Ce que j'aurais à dire à madame ne regarde plus monsieur son fils…—Et de quoi s'agit-il donc?—De milord Sydney, madame.—De milord Sydney?… Je le vis hier, je le compte voir ce matin. Mais, voyons, monsieur, vous vous plaisez donc à nous distiller des calomnies? Mon fils perdu, mon fils parti pour les colonies? Il est retrouvé, ce cher fils; je le reverrai sous peu de jours, et j'ai les plus grandes obligations aux personnes honnêtes qui ont bien voulu prendre soin de lui (le traître souriait ironiquement).—Dans ce cas, madame, je n'ai plus rien à dire… je m'y perds… Puisque madame est mieux instruite que je ne le suis moi-même, il est inutile que je demeure.—Vous resterez, monsieur, dis-je avec vivacité, me levant et le retenant par le bras, comme il faisait un mouvement pour se retirer… Ma mère sonna.—Qu'il y ait quelqu'un à ma porte, dit-elle, et qu'on reçoive tout le monde… Nous entendîmes siffler; l'instant d'après, on annonça Madame Sylvina et milord Sydney.
CHAPITRE XXVII
Qui n'étonnera point ceux qui se connaissent en Béatin.—Comment
le même projet se formait en même temps en deux
endroits.
Un loup tombé dans un piège, entouré de bergers et de chiens, dont les abois lui annoncent une mort prochaine; un voleur pris sur le fait par un commissaire, accompagné de ses sbires, n'est pas plus consterné que le fut l'indigne Béatin, entendant prononcer des noms si foudroyants pour lui. Je quittai ma calèche et fus me jeter au col de milord Sydney, en le nommant mon père. Sylvina frémit à l'aspect de l'odieux oratorien. Milord, à qui je venais de le présenter, le couvrait d'un regard d'indignation. On se plaça; le noir Béatin, debout et tremblant, s'attendait à quelque orage.
Ce fut mon père qui porta la parole.—Vous mériteriez, homme de bien, lui dit-il, que, vous faisant connaître de vos supérieurs, nous attirassions sur vous des châtiments dignes de toutes vos noirceurs. Vous vous jouez donc tour à tour de la religion et de la confiance des hommes? Vous avez toutes les passions, elles font naître quelquefois des vertus; chez vous, elles n'ont engendré que des vices abominables! Laissez-nous; tâchez de devenir honnête homme, et songez, surtout, que si jamais vous nous donnez le moindre sujet de plainte… rien ne pourra vous soustraire aux effets de notre ressentiment. Sortez!
Quoique le moine dût s'estimer trop heureux d'en être quitte à si bon marché, l'orgueil, la fureur l'égarèrent. Non seulement il foula cruellement la petite chienne de ma mère, en feignant une maladresse, mais encore, il balbutia quelques injures, en traversant l'antichambre. Un laquais, ayant distingué quelque chose, lui barra le passage et le repoussa d'un coup de poing: mon père, entendant du bruit, parut. Béatin, accusé par plusieurs témoins, se prosterne.—Qu'on le laisse passer, dit mon père, avec un sang-froid qui n'appartient qu'aux grandes âmes, qu'il se retire et qu'on se garde de lui faire la moindre violence. Allez, monsieur.
Béatin fut oublié. Nous ne nous occupâmes plus que de nous. Mon père insistait pour que sa chère Zéila l'épousât sans délai.—Nous devons, disait-il, assurer le sort de la chère Félicia. Nous ne sommes d'ailleurs comptables de notre conduite qu'à nous-mêmes. Nous irons en Angleterre. Monrose aura la fortune de son père: j'y joindrai de quoi le soutenir sur un pied convenable. Je suis sûr qu'il saura se faire honneur de nos bienfaits… Quant au comte… j'aurais un projet pour lui; il doit la vie à Félicia, et par l'enchaînement des circonstances, il lui doit encore l'honneur. Qu'il l'épouse! Il est absolument sans biens: je me charge d'y pourvoir et de terminer avantageusement toutes ses affaires et de lui composer une fortune convenable à sa naissance.
Cette idée, qui plût beaucoup à ma mère et à Sylvina, me fit trembler au premier moment: moi! m'engager… Cependant, devenir comtesse!… Ah! que n'était-ce plutôt marquise!… Mais non, ce n'était pas la même chose. Ce que le comte pouvait, ce qu'il devait peut-être, le marquis ne le pouvait pas. J'éloignai bien vite une mauvaise pensée… Cependant, me marier au comte, n'était-ce pas demeurer libre?… Il ne pouvait vivre longtemps… Mais mourant ami ou mari, mes regrets n'étaient-ils pas les mêmes? Toutes ces pensées se présentèrent à la fois à mon esprit; on me pressait de consentir que Sylvina, qui s'offrait, fît auprès du comte les premières démarches. Elle n'en eut pas la peine. Voici ce qu'il nous écrivait de son lit, tandis que nous nous occupions du projet singulier d'en faire mon époux. «De la part de l'infortuné comte de L… à tout ce qu'il a de cher au monde, réuni chez Mme de Kerlandec, et à milord Sydney, salut.
«Mes amis, je sais tout: ce que les obstacles n'auraient jamais pu, l'amitié, la reconnaissance le peuvent, l'ordonnent aujourd'hui. Je ne prétends plus au bonheur inestimable de posséder la belle Zéila; le Ciel, qui daigne me rendre ce que l'iniquité des hommes m'avait enlevé, m'apprend à restituer à chacun ce qui lui appartient. Que milord Sydney soit heureux. Mais, mes amis, puis-je espérer de l'être à mon tour pendant le peu de jours qui me restent encore?… Serais-je digne de donner mon nom à l'aimable Félicia, ma bienfaitrice, à qui tout ce que je possède au monde et ma vie même appartiennent plus qu'à moi? Milord, faites un fils de celui qui, tour à tour, voulut répandre votre sang et versa le sien à cause de vous. Félicia, fille de Zéila, ne me dédaignez pas par cette mince raison, qui fait que je vous suis plus attaché. Venez tous; que je ne sois plus pour vous un objet de haine. Comblez mes vœux, et je cesserai d'être un objet de pitié… Zéila! milord Sydney! je pourrai vous voir. Oui, je le sens… je vous attends avec l'empressement et l'amour d'un fils qui ne sentit jamais rien faiblement et qui, cessant de vous craindre, ne peut plus que vous chérir. Adieu.»
Cette lettre exaltée nous fit beaucoup de plaisir, mais un peu de peine en même temps. Le style du comte prouvait qu'il avait écrit dans le moment du choc de plusieurs sentiments difficiles à concilier. L'effet que le physique pouvait en avoir ressenti nous donnait de l'inquiétude. Nous répondîmes et promîmes pour le soir, pourvu que le chirurgien, qu'on devait consulter avant de remettre notre billet, jugeât le malade en état de supporter la révolution que notre visite ne pouvait manquer de lui occasionner.
CHAPITRE XXVIII
Espèce d'épisode.
En effet, une heure après, on vint nous avertir qu'il était inutile de nous rendre chez le comte. Il avait de la fièvre, le repos lui était nécessaire.
On m'apportait en même temps une lettre du fameux d'Aiglemont. Les lecteurs qui auront pris quelque intérêt à cet aimable fou seront sans doute charmés d'en entendre parler encore une fois et d'apprendre ce qu'il devint après s'être séparé de nous. Je vais copier sa lettre: je trouve cela plus commode que d'en faire l'extrait:
«Enfin donc, chère Félicia, je suis pris et très pris (cela ne veut pas dire que je suis amoureux, c'est bien pis). Je suis marié. Riche héritier et marquis, à la bonne heure, mais marié! sentez-vous bien toute la force de cette expression? Mon oncle, qui s'entend merveilleusement à manier les esprits, a su prouver à d'excellentes têtes de ce pays-ci que l'on ferait un coup de partie si l'on me donnait pour femme certaine jeune personne qui doit réunir un jour tous leurs héritages. Il a fallu passer l'affaire, car mon oncle assurait que j'étais à l'enchère à Paris, et pour peu qu'on hésitât, on risquait de me manquer. Imaginez, ma chère Félicia, toutes les angoisses auxquelles un pauvre humain peut être en butte; dès lors, je les éprouve sans exception. Présenté chez tous les parents, à la ville, à la campagne; trouvé par l'un aimable, par l'autre fou; par celle-ci petit-maître, par celle-là fier et dédaigneux; jugé par chacun au gré du caprice et des intérêts particuliers… Puis les hostilités sournoises des concurrents cachés, les délations anonymes, des éclaircissements, quelques-uns très vrais, d'autres outrés, sur ma manière de faire travailler l'argent; puis, mes contremines, mes insinuations auprès des uns, mon courage vis-à-vis des autres… On ferait un poème épique de tous mes combats, de toutes mes craintes, de toutes mes victoires. Enfin, quand tout fut d'accord, il ne me manquait plus que d'avoir vu la future.
«Je ne m'attendais pas à tant de charmes et d'agréments: élevée dans un couvent par une tante sévère, et dévote (qui fait pénitence depuis dix ans d'avoir constamment déplu par sa laideur et d'avoir incommodé la société par beaucoup de mauvaise humeur et d'orgueil), ma prétendue me semblait devoir être une petite bégueule sauvage et peu faite pour m'intéresser. Mais point du tout. Douée d'un caractère heureux, une longue communication avec une hétéroclite ne l'a point gâtée. J'ai fait comme César: je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu. Le mariage a été bientôt conclu; ç'a justement été le vilain esprit de la tante qui m'a porté bonheur. Elle était si contraire à mes prétentions; elle voulait qu'on me fît subir des examens si rigoureux, qu'on réunît sur mon compte tant d'instructions, que pour la narguer, on a brusqué les affaires, et cela n'a pas été malheureux pour moi. La petite marquise a de l'esprit et des talents; elle danse, elle sait la musique. Elle a lu; mais surtout, elle a toutes les dispositions possibles à devenir bientôt, avec l'aide d'un talent merveilleux que j'ai pour former les femmes, l'une des plus aimables et des plus propres à faire honneur à un époux à ses risques et périls.
«Tout de bon, je trouve que c'est une assez jolie chose que le mariage. Ma petite femme, toute prête à adorer le premier objet que se présenterait, n'a rien eu de plus pressé que de m'adorer, et je crois, ne vous en déplaise, que je l'adore aussi. Nous rions, nous faisons des folies d'enfants, et surtout beaucoup d'autres folies; car, à certains égards, je suis parfaitement bien tombé. Que j'aime une femme attachée à ses devoirs! Puisse ma chère moitié remplir ceux qui se succéderont par la suite, dans la carrière du mariage, aussi bien qu'elle s'efforce maintenant de remplir les premiers, Aussi, suis-je d'une fidélité… Je vois tous les jours, sans l'ombre d'une tentation, une fille charmante qui la sert et deux ou trois parentes angéliques, chez qui la première faveur de la vertu conjugale est fort ralentie, et qui ne demanderaient sans doute pas mieux que de se distraire un peu d'une ennuyeuse monogamie. Concevez-vous cette conversion? n'est-elle pas digne d'occuper les deux trompettes de la Renommée?»
D'Aiglemont me demandait ensuite de mes nouvelles et de celles de Sylvina. Je ne lui avais presque point écrit; il ignorait une partie de ce qui nous était arrivé. Il s'informait aussi du comte, dont il avait toujours souhaité la fin, craignant que ce personnage mélancolique ne me gâtât l'esprit, etc.
Monseigneur, qui avait joint quelque chose à la lettre de son neveu, m'écrivait plus gravement. Il me contait comment on avait eu toutes les peines du monde à marier son étourdi: lui, oncle, payait les dettes et faisait, pour le nouveau marquis, une pension de deux cents louis à Mme Dorville. Ce revenu venait bien à propos à celle-ci, qui avait au suprême degré le défaut de l'inconduite et de ne savoir jamais sacrifier l'agréable à l'utile. Le bienfaiteur le plus solide était renvoyé de chez elle, en faveur du premier joli museau dont elle pouvait avoir envie. Sans cette rente viagère, Dorville aurait pu mourir quelque jour à l'hôpital.
CHAPITRE XXIX
Conclusion.
Quel froid me saisit? Hymen, la léthargie de mon esprit est-elle un effet de tes fatales influences? je n'ai plus le courage d'écrire… Ah! c'est que je viens de parler de toi… Vous bâillez aussi, lecteur; il est temps que je finisse.
Le marquis m'aimait beaucoup; mais voyant ce qui venait d'arriver, soit prudence, soit délicatesse, soit enfin tout ce qui peut occasionner un changement dans l'esprit d'un être à deux pieds sans plumes, il supposa tout à coup un voyage à faire dans ses terres, et partit, me livrant au tumulte de mes aventures et de mes projets. Cependant, il m'écrivit souvent, toujours avec beaucoup de tendresse; nous demeurâmes amis.
Monrose arriva bientôt sur les ailes de l'amour filial et de l'amitié. Il était devenu grand et avait embelli. J'eus un secret dépit de ce qu'il était mon frère. On peut juger de l'accueil que lui fit ma charmante mère, par la connaissance que j'ai donnée de la tendresse de son cœur. Monrose, instruit enfin de l'affaire de Bordeaux, fit bien voir qu'il avait du bon sens. Doué d'une vraie sensibilité, loin de quitter la nature pour son ombre, il ne voulut connaître de père que celui qui lui en montrait les sentiments et en exerçait envers lui les devoirs. On le fit entrer aux mousquetaires. Il est maintenant capitaine de cavalerie, en attendant mieux.
Bientôt Sydney épousa sa chère Zéila. Les lords Kinston et Bentley furent avec nous les seuls témoins du bonheur de ce couple aimable.
Le comte se rétablit un peu. Nous nous épousâmes pour la forme seulement; aucun des deux n'en désirait davantage.
Le vieux président et son gendre, qui surent nos mariages, vinrent adroitement nous complimenter en grand deuil, en pleureuses: Mme la présidente était morte, quelques jours auparavant, de ce qu'on sait.
Sylvina, avec un reste de physionomie qui agaçait encore, se mit en son particulier et devint une espèce de quiétiste, moitié dévote, moite galante; elle recevait des prêtres, des femmes retirées du monde, et surtout beaucoup de ces célibataires obscurs qui s'accommodent volontiers des femmes qu'on peut avoir sans beaucoup de soins et de mérite.
Les affaires de mon mari l'appelaient en province. Mon père voulut bien l'accompagner; ils réussirent dans tout ce qui avait été l'objet de leur voyage. De là le pauvre comte fut prendre les eaux, mais elles ne lui firent aucun bien: il mourut peu de temps après son retour, mêlant à ses derniers soupirs le nom mille fois répété de Mme Kerlandec. Sa manie, jusque-là combattue par la raison, renaissait de la faiblesse de celle-ci.
Milady Sydney mit au monde, avant la fin de l'année, un fils qui combla les vœux du couple le plus digne des faveurs du destin.
J'avais suivi en Angleterre les chers auteurs de mes jours. Au bout d'un certain temps je les quittai pour voyager. Je m'arrêtai en Italie, où le goût des arts me fit trouver mille agréments. Peut-être ferai-je la folie de donner quelque jour au public l'histoire des aventures qui me sont arrivées dans ce charmant séjour. Mais si je n'écris plus, vous saurez, mes chers lecteurs, que pensant comme un homme doué d'une assez bonne tête et sentant comme une femme très fragile, je consacre mes jours aux études agréables, aux plaisirs d'une société choisie, et mes nuits aux délices de la volupté, dont je me suis fait un art que j'ai poussé plus loin qu'aucune femme. Constante en amitié, mais volage en amour, je suis heureuse et me flatte de n'avoir jamais fait le malheur de personne.
Si quelqu'un de ces gens sévères qui aiment qu'on fasse une fin me remontrait ici que, sortie d'un état équivoque dans lequel j'étais peut-être excusable de me conduire mal, j'aurais dû me réformer et vivre plus honnêtement, je lui répondrais que je n'y pensais pas dans le temps, et que d'ailleurs j'aurais peut-être fait des efforts inutiles. Car un homme de génie, qui connaît le cœur humain, a dit pour ma consolation et pour celle de beaucoup d'autres: «N'est pas toujours femme de bien qui veut».
Fin de la quatrième et dernière partie.