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L'oiseau

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DEUXIÈME PARTIE

LA LUMIÈRE.
LA NUIT.

«Lumière! plus de lumière encore!» Tel fut le dernier mot de Gœthe. Ce mot du génie expirant, c'est le cri général de la nature, et il retentit de monde en monde. Ce que disait cet homme puissant, l'un des aînés de Dieu, ses plus humbles enfants, les moins avancés dans la vie animale, les mollusques le disent au fond des mers; ils ne veulent point vivre partout où la lumière n'atteint pas. La fleur veut la lumière, se tourne vers elle, et sans elle languit. Nos compagnons de travail, les animaux, se réjouissent comme nous, ou s'affligent, selon qu'elle vient ou s'en va. Mon petit-fils, qui a deux mois, pleure dès que le jour baisse.

«Cet été, me promenant dans mon jardin, j'entendis, je vis sur une branche un oiseau qui chantait au soleil couchant; il se dressait vers la lumière, et il était visiblement ravi... Je le fus de le voir; nos tristes oiseaux privés ne m'avaient jamais donné l'idée de cette intelligente et puissante créature, si petite, si passionnée... Je vibrais à son chant... Il renversait en arrière sa tête, sa poitrine gonflée: jamais chanteur, jamais poëte n'eut si naïve extase.—Ce n'était pourtant pas l'amour (le temps était passé), c'était manifestement le charme du jour qui le ravissait, celui du doux soleil!

«Science barbare, dur orgueil, qui ravale si bas la nature animée, et sépare tellement l'homme de ses frères inférieurs!

«Je lui dis avec des larmes: «Pauvre fils de la lumière, qui la réfléchis dans ton chant, que tu as donc raison de la chanter! La nuit, pleine d'embûches et de dangers pour toi, ressemble de bien près à la mort. Verras-tu seulement la lumière de demain?» Puis, de sa destinée, passant en esprit à celle de tous les êtres qui, des profondeurs de la création, montent si lentement au jour, je dis comme Gœthe et le petit oiseau: «De la lumière! Seigneur! plus de lumière encore!» (Michelet, le Peuple, p. 62, 1846.)


Le monde des poissons est celui du silence. On dit: «Muet comme un poisson.»

Le monde des insectes est celui de la nuit. Ils sont tous lucifuges. Ceux même, comme l'abeille, qui travaillent le jour, préfèrent pourtant l'obscurité.

Le monde des oiseaux est celui de la lumière, du chant.

Tous vivent du soleil, s'en imprègnent ou s'en inspirent. Ceux du Midi en mettent les reflets sur leurs ailes, ceux de nos climats dans leur chants; beaucoup le suivent de contrées en contrées.

«Voyez, dit Saint-John, comme au matin ils saluent le soleil levant, et le soir, fidèlement, s'assemblent pour voir son coucher de nos rivages d'Écosse. Vers le soir, le coq de bruyères, pour le voir plus longtemps, se hausse et se balance sur la branche du plus haut sapin.»

Lumière, amour et chant, sont pour eux même chose. Si l'on veut que le rossignol captif chante hors du temps d'amour, on lui couvre sa cage, puis tout à coup on lui rend la lumière, et il retrouve la voix. L'infortuné pinson, que des barbares rendent aveugle, chante avec une animation désespérée et maladive, se créant par la voix sa lumière d'harmonie, se faisant son soleil à lui par la flamme intérieure.

Je croirais volontiers que c'est la cause principale qui fait chanter l'oiseau des climats sombres, où le soleil apparaît en vives éclaircies. Par rapport aux zones brillantes, où il ne quitte pas l'horizon, nos contrées, voilées de brouillards, de nuages, mais brillantes par moments, ont justement l'effet de la cage couverte, puis rouverte, du rossignol. Ils provoquent le chant, font jaillir l'harmonie, équivalent de la lumière.

Et le vol même dans l'oiseau en dépend. Le vol dépend de l'œil, tout autant que de l'aile. Chez les espèces douées d'une vue délicate et perçante, comme le faucon, qui du plus haut du ciel, voit le roitelet dans un buisson, comme l'hirondelle, qui voit un moucheron à mille pieds de distance, le vol est sûr, hardi, charmant à voir, par son assurance infaillible. D'autres (on le voit à leur allure) sont des myopes qui vont avec précaution, tâtonnent, ont peur de se heurter.

L'œil et l'aile, le vol et la vue, à ce haut degré de puissance qui fait sans cesse embrasser d'un regard, franchir des paysages immenses, de vastes contrées, des royaumes, qui permet, non de rétrécir comme une carte géographique, mais de voir en complet détail, cette grande variété d'objets, de posséder et percevoir presque à l'égal de Dieu! oh! quelle source de jouissance! quel étrange et mystérieux bonheur, presque incompréhensible à l'homme!...

Notez que ces perceptions sont si fortes et si vives qu'elles s'enfoncent dans la mémoire, au point qu'un pigeon même (animal inférieur) retrouve, reconnaît tous les accidents d'une route qu'il n'a parcourue qu'une fois. Qu'est-ce donc de la sage cigogne, de l'avisé corbeau, de l'intelligente hirondelle?

Avouons cette supériorité. Sans envie, regardons ces joies de vision auxquelles peut-être nous parviendrons un jour dans une existence meilleure. Ce bonheur de tant voir, de voir si loin, si bien, de percer l'infini du regard et de l'aile, presque en même moment, à quoi tient-il? à cette vie qui est notre idéal lointain: Vivre en pleine lumière et sans ombre.

Déjà l'existence de l'oiseau en est comme un essai. Elle serait pour lui une divine source de science, si, dans cette liberté sublime, il ne portait les deux fatalités qui retiennent ce globe à l'état barbare et y neutralisent l'essor.

Fatalité du ventre, qui nous ralentit tous, mais qui persécute surtout cette flamme vivante, ce foyer dévorant, l'oiseau, forcé sans cesse de se renouveler, de chercher, d'errer, d'oublier, condamné sans remède à la mobilité stérile d'impressions trop variées.

L'autre fatalité, c'est la nuit, le sommeil, les heures de l'ombre et de l'embûche, où son aile est brisée, où, livré sans défense, il perd le vol, la force et la lumière.

Lumière veut dire sécurité pour tous les êtres.

C'est la garantie de la vie pour l'homme et l'animal; c'est comme le sourire rassurant, pacifique et serein, la franchise de la nature. Elle met fin aux terreurs sombres qui nous suivent dans les ténèbres, aux craintes trop fondées, et aussi au tourment des songes, non moins cruels, aux pensées troubles qui agitent et bouleversent l'âme.

Dans la sécurité de l'association civile qu'il s'est faite à la longue, l'homme comprend à peine les angoisses de la vie sauvage aux heures où la nature laisse si peu de défense, où sa terrible impartialité ouvre la carrière à la mort, légitime autant que la vie. En vain vous réclamez. Elle dit à l'oiseau que le hibou aussi a le droit de vivre. Elle répond à l'homme: «Je dois nourrir mes lions.»

Lisez dans les voyages l'effroi des malheureux égarés dans les solitudes d'Afrique, du misérable esclave fugitif qui n'échappe à la barbarie humaine que pour rencontrer une nature barbare. Quelles angoisses, dès qu'au soleil couché commencent à rôder les sinistres éclaireurs du lion, les loups et les chacals, qui l'accompagnent à distance, le précèdent en flairant, ou le suivent en croque-morts! Ils vous miaulent lamentablement: «Demain, on cherchera tes os.» Mais quelle profonde horreur! le voici à deux pas... il vous voit, vous regarde, rugit profondément, du gouffre de son gosier d'airain, comme sa proie vivante, l'exige et la réclame!... Le cheval n'y tient pas; il frissonne, il sue froid, se cabre... L'homme, accroupi entre les feux, s'il peut en allumer, garde à peine la force d'alimenter ce rempart de lumière qui seul protége sa vie.

La nuit est tout aussi terrible pour l'oiseau même en nos climats qui sembleraient moins dangereux. Que de monstres elle cache, que de chances effrayantes pour lui dans son obscurité! Ses ennemis nocturnes ont cela de commun, qu'ils arrivent sans faire aucun bruit. Le chat-huant vole d'une aile silencieuse, comme étoupée de ouate. La longue belette s'insinue au nid, sans frôler une feuille. La fouine ardente, altérée de sang chaud, est si rapide, qu'en un moment elle saigne et parents et petits, égorge la famille entière.

Il semble que l'oiseau, quand il a des enfants, ait une seconde vue de ces dangers. Il a à protéger une famille plus faible, plus dénuée encore que celle du quadrupède dont le petit marche en naissant. Mais quelle protection? il ne peut guère que rester et mourir, il ne s'envole pas, l'amour lui a cassé les ailes. Toute la nuit, l'étroite entrée du nid est gardée par le père, qui ne dort ni ne veille, qui tombe de fatigue et présente au danger son faible bec et sa tête branlante. Que sera-ce s'il voit apparaître la gueule énorme du serpent, l'œil horrible de l'oiseau de mort, démesurément agrandi?

Inquiet pour les siens, il l'est bien moins pour lui. Au temps où il est seul, la nature lui épargne les tourments de la prévoyance. Triste et morne plutôt qu'alarmé, il se tait, il s'affaisse, il cache sa petite tête sous son aile, et son cou même disparaît dans les plumes. Cette position d'abandon complet, de confiance, qu'il avait eue dans l'œuf, dans l'heureuse prison maternelle où sa sécurité fut si entière, il la reprend chaque soir au milieu des dangers et sans protection.

Grande pour tous les êtres est la tristesse du soir, et même pour les protégés. Les peintres hollandais l'ont bien naïvement saisie et exprimée pour les bestiaux laissés dans les prairies. Le cheval se rapproche volontiers de son compagnon, pose sur lui sa tête. La vache revient à la barrière suivie de son petit, et veut retourner à l'étable. Car ceux-ci ont une étable, un logis, un abri contre les embûches nocturnes. L'oiseau, pour toit, n'a qu'une feuille!

Quel bonheur aussi, le matin, quand les terreurs s'enfuient, que l'ombre disparaît, que le moindre buisson s'éclaire et s'illumine! quel gazouillement au bord des nids, et quelles vives conversations! C'est comme une félicitation mutuelle de se revoir, de vivre encore. Puis commencent les chants. Du sillon, l'alouette va montant et chantant, et elle porte jusqu'au ciel la joie de la terre.

Tel l'oiseau, et tel l'homme. C'est l'impression universelle. Les antiques Védas de l'Inde sont à chaque ligne un hymne à la lumière, gardienne de la vie, au soleil qui chaque jour, en révélant le monde, le crée encore et le conserve. Nous revivons, nous respirons, nous parcourons notre demeure, nous retrouvons la famille, nous comptons nos troupeaux. Rien n'a péri, et la vie est entière. Le tigre ne nous a pas surpris. La horde des animaux sauvages n'a pas fait invasion. Le noir serpent n'a pas profité de notre sommeil. Béni sois-tu, soleil, de nous donner encore un jour!

Tout animal, dit l'Inde, et surtout le plus sage, le brame de la création, l'éléphant, saluent le soleil, et le remercient à l'aurore; ils lui chantent en eux-mêmes un hymne de reconnaissance.

Mais un seul le prononce, le dit pour tous, le chante. Qui? l'un des faibles, celui qui craint le plus la nuit et qui sent le plus la joie du matin, celui qui vit de lumière, dont la vue tendre, infiniment sensible, étendue, pénétrante, en perçoit tous les accidents, et qui est plus intimement associé aux défaillances, aux éclipses du jour, à ses résurrections.

L'oiseau, pour la nature entière, dit l'hymne du matin et la bénédiction du jour. Il est son prêtre et son augure, sa voix innocente et divine.

L'ORAGE ET L'HIVER.
MIGRATIONS.

Un confident de la nature, âme sacrée, simple autant que profonde, Virgile a vu l'oiseau, comme l'avait vu la vieille sagesse italique, comme augure et prophète du changement du ciel:

Nul, sans être averti, n'éprouva les orages...
La grue, avec effroi, s'élançant des vallées,
Fuit ces noires vapeurs de la terre exhalées...
L'hirondelle en volant effleure le rivage;
Tremblante pour ses œufs, la fourmi déménage.
Des lugubres corbeaux les noires légions
Fendent l'air qui frémit sous leurs longs bataillons...
Vois les oiseaux de mer, et ceux que les prairies
Nourissent près des eaux sur des rives fleuries.
De leur séjour humide on les voit s'approcher,
Offrir leur tête aux flots qui battent le rocher,
Promener sur les eaux leur troupe vagabonde,
Se plonger dans leur sein, reparaître sur l'onde,
S'y replonger encor, et, par cent jeux divers,
Annoncer les torrents suspendus dans les airs.
Seule, errante à pas lents sur l'aride rivage,
La corneille enrouée appelle aussi l'orage.
Le soir, la jeune fille, en tournant son fuseau,
Tire encor de sa lampe un présage nouveau,
Lorsque la mèche en feu, dont la clarté s'émousse,
Se couvre en petillant de noirs flocons de mousse.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais la sécurité reparaît à son tour...
L'alcyon ne vient plus sur l'humide rivage,
Aux tiédeurs du soleil, étaler son plumage...
L'air s'éclaircit enfin; du sommet des montagnes,
Le brouillard affaissé descend dans les campagnes,
Et le triste hibou, le soir, au haut des toits,
En longs gémissements ne traîne plus sa voix.
Les corbeaux même, instruits de la fin de l'orage,
Folâtrent à l'envie parmi l'épais feuillage,
Et, d'un gosier moins rauque, annonçant les beaux jours,
Vont revoir dans leurs nids le fruit de leurs amours.

(Géorg. tr. par Delille.)


Être éminemment électrique, l'oiseau est plus qu'aucun autre en rapport avec nombre de phénomènes de météorologie, de chaleur et de magnétisme que nos sens ni notre appréciation n'atteignent pas. Il les perçoit dans leur naissance, dans leurs premiers commencements, bien avant qu'ils ne se prononcent. Il en a comme une espèce de prescience physique. Quoi de plus naturel que l'homme, d'une perception plus lente, et qui ne les sent qu'après coup, interroge ce précurseur instinctif qui les annonce? C'est le principe des augures. Rien de plus sage que cette prétendue folie de l'antiquité.

La météorologie, spécialement, en tirait un grand avantage. Elle aura des moyens plus sûrs. Mais déjà elle trouvait un guide dans la prescience des oiseaux. Plût au ciel que Napoléon, en septembre 1811, eût tenu compte du passage prématuré des oiseaux du Nord! Les cigognes et les grues l'auraient bien informé. Dans leur émigration précoce, il eût deviné l'imminence du grand et terrible hiver. Elles se hâtèrent vers le midi, et lui, il resta à Moscou.

Au milieu de l'Océan, l'oiseau fatigué qui repose une nuit sur le mât d'un vaisseau, entraîné loin de sa route par ce mobile abri, la retrouve néanmoins sans peine. Il reste dans un rapport si parfait avec le globe et si bien orienté que, le lendemain matin, il prend le vent, sans hésiter: la plus courte consultation avec lui-même lui suffit. Il choisit, sur l'abîme immense, uniforme et sans autre voie que le sillage du vaisseau, la ligne précise qui le mène où il veut aller. Là, ce n'est point comme sur terre, nulle observation locale, nul point de repère; nul guide: les seuls courants de l'air, en rapport avec ceux de l'eau, peut-être aussi d'invisibles courants magnétiques, pilotent ce hardi voyageur.

Science étrange! non-seulement l'hirondelle sait en Europe que l'insecte qui lui manque ici l'attend ailleurs, et le cherche en voyageant en longitude; mais, en latitude même et sous les mêmes climats, le loriot des États-Unis sait que la cerise est mûre en France, et part sans hésitation pour venir récolter nos fruits.

On croit à tort que ces migrations se font en leur saison, sans choix précis du jour, à époques indéterminées. Nous avons pu observer au contraire la nette et lucide décision qui y préside, pas une heure plus tôt ni plus tard.

Quand nous étions à Nantes (octobre 1851), la saison étant très-belle encore, les insectes nombreux et la pâture des hirondelles facile et plantureuse, nous eûmes cet heureux hasard de voir la sage république en une immense et bruyante assemblée siéger, délibérer sur le toit d'une église, Saint-Félix, qui domine l'Erdre et, de côté, la Loire. Pourquoi ce jour, cette heure plutôt qu'une autre? Nous l'ignorions; bientôt nous pûmes le comprendre.

Le ciel était beau le matin, mais avec un vent qui soufflait de la Vendée. Mes pins se lamentaient, et de mon cèdre ému sortait une basse et profonde voix. Les fruits jonchaient la terre. Nous nous mîmes à les ramasser. Peu à peu le temps se voila, le ciel devint fort gris, le vent tomba, tout devint morne. C'est alors, vers quatre heures, qu'en même temps de tous les points, et du bois, et de l'Erdre, et de la ville, et de la Loire, de la Sèvre, je pense, d'infinies légions, à obscurcir le jour, vinrent se condenser sur l'église, avec mille voix, mille cris, des débats, des discussions. Sans savoir cette langue, nous devinions très-bien qu'on n'était pas d'accord. Peut-être les jeunes, retenus par ce souffle tiède d'automne, auraient voulu rester encore. Mais les sages, les expérimentés, les voyageurs éprouvés insistaient pour le départ. Ils prévalurent; la masse noire, s'ébranlant à la fois comme un immense nuage, s'envola vers le sud-est, probablement vers l'Italie. Ils n'étaient pas à trois cents lieues (quatre ou cinq heures de vol) que toutes les cataractes du ciel s'ouvrirent pour abîmer la terre; nous crûmes un moment au déluge. Retirés dans notre maison qui tremblait aux vents furieux, nous admirions la sagesse des devins ailés qui avaient si prudemment devancé l'époque annuelle.

Évidemment ce n'était pas la faim qui les avait chassés. En présence d'une nature belle et riche encore, ils avaient senti, saisi l'heure précise sans la devancer. Le lendemain, c'eût été tard. Tous les insectes, abattus par cette immensité de pluie, étaient devenus introuvables; tout ce qui en subsistait vivant s'était réfugié dans la terre.

Du reste, ce n'est pas la faim seule, la prévoyance de la faim, qui décide aux migrations les espèces voyageuses. Si ceux qui vivent d'insectes sont forcés de partir, les mangeurs de baies sauvages pourraient rester à la rigueur. Qui les pousse? Est-ce le froid? la plupart y résisteraient. À ces causes spéciales, il faut en ajouter une autre, plus générale et plus haute, c'est le besoin de la lumière.

De même que la plante suit invinciblement le jour et le soleil, de même que le mollusque (nous l'avons dit) s'élève et vit de préférence vers les régions mieux éclairées, l'oiseau, dont l'œil est si sensible, s'attriste des jours abrégés, des brouillards de l'automne. Cette diminution de lumière, que nous aimons parfois pour telles causes morales, elle est pour lui une tristesse, une mort... «De la lumière! plus de lumière!... Plutôt mourir que ne plus voir le jour!» C'est le vrai sens du dernier chant d'automne, du dernier cri, à leur départ d'octobre. Je l'entendais dans leurs adieux.

Résolution vraiment hardie et courageuse quand on songe à la route immense qu'il leur faut faire deux fois par an, par delà les montagnes, les mers et les déserts, sous des climats si différents, par des vents variables, à travers tant de périls et de tragiques aventures. Pour les voiliers légers, hardis, pour le martinet des églises, pour la vive hirondelle qui défie le faucon, l'entreprise est légère peut-être. Mais les autres tribus n'ont nullement cette force et ces ailes. Elles sont la plupart appesanties alors par une nourriture abondante; elles ont traversé la brûlante saison, l'amour et la maternité; la femelle a achevé ce grand travail de la nature, enfanté, bâti, élevé; lui, comme il s'est dépensé en chansons! Ces deux époux ont consommé la vie: «une vertu est sortie d'eux;» un siècle déjà les sépare de leur énergie du printemps.

Beaucoup pourraient rester; un aiguillon les pousse. Les plus lourds sont les plus ardents. La caille française franchira la Méditerranée, dépassera l'Atlas; par-dessus le Zaarah, elle plonge aux royaumes noirs, les passe encore; enfin, si elle stationne au Cap, c'est qu'au delà commence l'infinie mer australe, qui ne lui promet plus d'abri que les glaçons du pôle et l'hiver qui l'exila d'Europe.

Qui les rassure pour de telles entreprises? Tels se fient à leurs armes, les plus faibles à leur nombre, et s'abandonnent au sort; le ramier se dit: «Sur dix mille ou cent mille, l'assassin n'en prendra pas dix... et sans doute je n'en serai pas.» Il prend son temps; la nue volante passe la nuit; si la lune se lève, sur sa blanche lumière les blanches ailes se détachent peu: ils échappent confondus dans le pâle rayon. La vaillante alouette, l'oiseau national de notre Gaule antique et de l'invincible espérance, se fie au nombre aussi; elle passe de jour (plutôt elle erre de province en province); décimée, poursuivie, elle n'en chante pas moins sa chanson.

Mais celui qui n'a pas le nombre et qui n'a pas la force, le solitaire, que fera-t-il?... Que feras-tu, pauvre rossignol isolé, qui dois, comme les autres, mais sans appui, sans camarades, affronter la grande aventure? Toi, qu'es-tu, ami? une voix. Nulle puissance en toi que celle qui te dénoncerait. Dans ton habit obscur tu dois passer muet, confondu avec les teintes des bois décolorés d'automne. Mais quoi! La feuille est pourpre encore; elle n'a pas le brun sourd et mort de l'arrière-saison.

Eh! que ne restes-tu? que n'imites-tu la timidité de tant d'oiseaux qui ne vont qu'en Provence? Là, derrière un rocher, tu trouverais, je t'assure, un hiver d'Asie ou d'Afrique. La gorge d'Olioule vaut bien les vallées de Syrie.

«Non, il me faut partir. D'autres peuvent rester; ils n'ont que faire de l'Orient. Moi, mon berceau m'appelle: il faut que je revoie ce ciel éblouissant, ces ruines lumineuses et parées où mes aïeux chantèrent; il faut que je me pose sur mon premier amour, sur la rose d'Asie, que je me baigne de soleil... Là est le mystère de la vie, là, la flamme féconde où renaîtra mon chant; ma voix, ma muse est la lumière.»

Donc, il part; mais je crois que le cœur doit lui battre dès l'approche des Alpes, quand les cimes neigeuses annoncent la porte redoutable où posent sur leurs rocs les cruels fils du jour et de la nuit, le vautour, l'aigle, tous les brigands griffus, crochus, altérés de sang chaud, les espèces maudites qui sont la sotte poésie de l'homme, les uns nobles brigands qui saignent vite et sucent, d'autres brigands ignobles qui étouffent, détruisent, toutes les formes enfin du meurtre et de la mort.

Je me figure qu'alors le pauvre petit musicien dont la voix est éteinte, non l'ingegno ni la fine pensée, n'ayant personne à consulter, se pose pour bien songer encore avant d'entrer dans le long piége du défilé de la Savoie. Il s'arrête à l'entrée, sur une maison amie que je sais bien, ou au bois sacré des charmettes, délibère et se dit: «Si je passe de jour, ils sont tous là; ils savent la saison; l'aigle fond sur moi, je suis mort. Si je passe de nuit, le grand duc, le hibou, l'armée des horribles fantômes, aux yeux grandis dans les ténèbres, me prend, me porte à ses petits... Las! que ferai-je?... J'essayerai d'éviter et la nuit et le jour. Aux sombres heures du matin, quand l'eau froide détrempe et morfond sur son aire la grosse bête féroce qui ne sait pas bâtir un nid, je passe inaperçu... Et quand il me verrait, j'aurais passé avant qu'il pût mettre en mouvement le pesant appareil de ses ailes mouillées.»

Bien calculé. Pourtant, vingt accidents surviennent. Parti en pleine nuit, il peut, dans cette longue Savoie, rencontrer de front le vent d'est qui s'engouffre et qui le retarde, qui brise son effort et ses ailes... Dieu! il est déjà jour... Ces mornes géants, en octobre, déjà vêtus de blancs manteaux, laissent voir sur leur neige immense un point noir qui vole à tire-d'ailes. Qu'elles sont déjà lugubres, ces montagnes, et de mauvais augure, sous ce grand linceul à longs plis!... Tout immobiles que sont leurs pics, ils créent sous eux et autour d'eux une agitation éternelle, des courants violents, contradictoires, qui se battent entre eux, si furieux parfois qu'il faut attendre. «Que je passe plus bas, les torrents qui hurlent dans l'ombre avec un fracas de noyades ont des trombes qui m'entraîneront. Et si je monte aux hautes et froides régions qui s'illuminent, je me livre moi-même: le givre saisira, ralentira mes ailes.»

Un effort l'a sauvé. La tête en bas, il plonge, il tombe en Italie. À Suse ou vers Turin, il niche, il raffermit ses ailes. Il se retrouve au fond de la gigantesque corbeille lombarde, de ce grand nid de fruits et de fleurs où l'écouta Virgile. La terre n'a pas changé; aujourd'hui, comme alors, l'Italien, exilé chez lui, triste cultivateur du champ d'un autre, le durus arator, poursuit le rossignol. Mangeur d'insectes, si utile, il est proscrit comme un mangeur de grains. Qu'il passe donc, s'il peut, l'Adriatique d'île en île, malgré les corsaires ailés qui veillent sur les mêmes écueils, il arrivera peut-être à la terre sacrée des oiseaux, à la bonne, hospitalière et plantureuse Égypte, où tous sont épargnés, nourris, bénis et bien reçus.

Terre plus heureuse encore, si dans son aveugle hospitalité elle ne choyait les assassins. Rossignols et tourterelles sont accueillis, c'est vrai; mais non moins bien les aigles. Sur ces terrasses des sultanes, sur ces balcons des minarets, ah! pauvre voyageur! je vois des yeux brillants, terribles, qui se tournent de ce côté... Et je vois qu'ils t'ont vu déjà!

N'y reste pas longtemps. Ta saison ne durera guère. Le vent destructif du désert s'en va souffler à mort, sécher, faire disparaître ta maigre nourriture. Pas une mouche tout à l'heure pour nourrir ton aile et ta voix. Souviens-toi du vieux nid que tu as laissé dans nos bois, de tes amours d'Europe. Le ciel était plus sombre, mais tu t'y fis un ciel. L'amour était autour de toi; tous vibraient de t'entendre; la plus pure palpitait pour toi... C'est là le vrai soleil, le plus bel orient. La vraie lumière est où l'on aime.

SUITE DES MIGRATIONS.
L'HIRONDELLE.

L'hirondelle s'est, sans façon, emparée de nos demeures; elle loge sous nos fenêtres, sous nos toits, dans nos cheminées. Elle n'a point du tout peur de nous. On dira qu'elle se fie à son aile incomparable; mais non: elle met aussi son nid, ses enfants, à notre portée. Voilà pourquoi elle est devenue la maîtresse de la maison. Elle n'a pas pris seulement la maison, mais notre cœur.

Dans un logis de campagne où mon beau-père faisait l'éducation de ses enfants, l'été, il leur tenait la classe dans une serre où les hirondelles nichaient, sans s'inquiéter du mouvement de la famille, libres dans leurs allures, tout occupées de leur couvée, sortant par la fenêtre et rentrant par le toit, jasant avec les leurs très-haut, et plus haut que le maître, lui faisant dire, comme disait saint François: «Sœurs hirondelles, ne pourriez-vous vous taire?»

Le foyer est à elles. Où la mère a niché, nichent la fille et la petite-fille. Elles y reviennent chaque année; leurs générations s'y succèdent plus régulièrement que les nôtres. La famille s'éteint, se disperse, la maison passe à d'autres mains, l'hirondelle y revient toujours; elle y maintient son droit d'occupation.

C'est ainsi que cette voyageuse s'est trouvée le symbole de la fixité du foyer. Elle y tient tellement que la maison réparée, démolie en partie, longtemps troublée par les maçons, n'en est pas moins souvent reprise et occupée par ces oiseaux fidèles, de persévérant souvenir.

C'est l'oiseau du retour. Si je l'appelle ainsi, ce n'est pas seulement pour la régularité du retour annuel, mais pour son allure même, et la direction de son vol, si varié, mais pourtant circulaire, et qui revient toujours sur lui.

Elle tourne et vire sans cesse, elle plane infatigablement autour du même espace et sur le même lieu, décrivant une infinité de courbes gracieuses qui varient, mais sans s'éloigner. Est-ce pour suivre sa proie, le moucheron qui danse et flotte en l'air? est-ce pour exercer sa puissance, son aile infatigable, sans s'éloigner du nid? N'importe, ce vol circulaire, ce mouvement éternel de retour, nous a toujours pris les yeux et le cœur, nous jetant dans le rêve, dans un monde de pensées.

Nous voyons bien son vol, jamais, presque jamais sa petite face noire. Qui donc es-tu, toi qui te dérobes toujours, qui ne me laisses voir que tes tranchantes ailes, faux rapides comme celle du Temps? Lui, s'en va sans cesse; toi, tu reviens toujours. Tu m'approches, tu m'en veux, ce semble, tu me rases, voudrais me toucher?... Tu me caresses de si près, que j'ai au visage le vent, et presque le coup, de ton aile... Est-ce un oiseau? est-ce un esprit?... Ah! si tu es une âme, dis-le-moi franchement, et dis-moi cet obstacle qui sépare le vivant des morts. Nous le serons demain; nous sera-t-il donné de venir à tire-d'ailes revoir ce cher foyer de travail et d'amour? de dire un mot encore, en langue d'hirondelle, à ceux qui, même alors, garderont notre cœur?

Mais n'anticipons pas, et n'ouvrons pas la source amère. Prenons-le plutôt, cet oiseau, dans les pensées du peuple, dans la bonne vieille sagesse populaire, plus voisine sans doute de la pensée de la nature.

Le peuple n'y a vu que l'horloge naturelle, la division des saisons, des deux grandes heures de l'année. À Pâques et à la Saint-Michel, aux époques des réunions, des foires et marchés, des baux et fermages, l'hirondelle apparaît, blanche et noire, et nous dit le temps. Elle vient couper et marquer la saison passée, la nouvelle. On se réunit ces jours-là, mais on ne se retrouve pas toujours; les six mois ont fait disparaître celui-ci, celui-là. L'hirondelle revient, mais pas pour tous; car plusieurs sont partis pour un très-long voyage, plus que le tour de France. Et d'Allemagne? Non, plus loin encore.

Nos compagnons, ouvriers voyageurs, suivaient la vie de l'hirondelle, sauf qu'au retour souvent ils ne retrouvaient plus le nid. L'oiseau prudent les en avise dans un vieux dicton allemand, où la petite sagesse populaire veut les retenir au foyer. Sur ce dicton, le grand poëte Rückert, se faisant lui-même hirondelle, reproduisant son vol rhythmique, circulaire, son constant retour, en a tiré ce chant, dont tel peut rire; mais plus d'un en pleurera:

De la jeunesse, de la jeunesse,
Un chant me revient toujours...
Oh! que c'est loin! Oh! que c'est loin
Tout ce qui fut autrefois!

Ce que chantait, ce que chantait
Celle qui ramène le printemps,
Rasant le village de l'aile, rasant le village de l'aile,
Est-ce bien ce qu'elle chante encore?

«Quand je partis, quand je partis,
Étaient pleins l'armoire et le coffre.
Quand je revins, quand je revins,
Je ne trouvai plus que le vide.»

Ô mon foyer de famille,
Laisse-moi seulement une fois
M'asseoir à la place sacrée
Et m'envoler dans les songes!

Elle revient bien l'hirondelle,
Et l'armoire vidée se remplit.
Mais le vide du cœur reste, mais reste le vide du cœur.
Et rien ne le remplira.

Elle rase pourtant le village,
Elle chante comme autrefois...
«Quand je partis, quand je partis,
Coffre, armoire, tout était plein.
Quand je revins, quand je revins,
Je ne trouvai plus que le vide.»


L'hirondelle, prise dans la main et envisagée de près, est un oiseau laid et étrange, avouons-le; mais cela tient précisément à ce qu'elle est l'oiseau par excellence, l'être entre tous né pour le vol. La nature a tout sacrifié à cette destination: elle s'est moquée de la forme, ne songeant qu'au mouvement; et elle a si bien réussi, que cet oiseau, laid au repos, au vol est le plus beau de tous.

Des ailes en faux, des yeux saillants, point de cou (pour tripler la force); de pied, peu ou point: tout est aile. Voilà les grands traits généraux. Ajoutez un très-large bec, toujours ouvert, qui happe sans arrêter, au vol, se ferme et se rouvre encore. Ainsi, elle mange en volant, elle boit, se baigne en volant, en volant nourrit ses petits.

Si elle n'égale pas en ligne droite le vol foudroyant du faucon, en revanche elle est bien plus libre; elle tourne, fait cent cercles, un dédale de figures incertaines, un labyrinthe de courbes variées, qu'elle croise, recroise à l'infini. L'ennemi s'y éblouit, s'y perd, s'y brouille, et ne sait plus que faire. Elle le lasse, l'épuise; il renonce, et la laisse non fatiguée. C'est la vraie reine de l'air; tout l'espace lui appartient par l'incomparable agilité du mouvement. Qui peut changer ainsi à tout moment d'élan et tourner court? Personne. La chasse infiniment variée et capricieuse d'une proie toujours tremblotante, de la mouche, du cousin, du scarabée, de mille insectes qui flottent et ne vont point en ligne droite, c'est sans nul doute la meilleure école du vol, et ce qui rend l'hirondelle supérieure à tous les oiseaux.

La nature, pour arriver là, pour produire cette aile unique, a pris un parti extrême, celui de supprimer le pied. Dans la grande hirondelle d'église, qu'on appelle martinet, le pied est atrophié. L'aile y gagne: on croit que le martinet fait jusqu'à quatre-vingts lieues par heure. Cette épouvantable vitesse l'égale à la frégate même. Le pied, fort court chez la frégate, n'est chez le martinet qu'un tronçon; s'il pose, c'est sur le ventre: aussi, il ne pose guère. Au rebours de tout autre être, le mouvement seul est son repos. Qu'il se lance des tours, se laisse aller en l'air, l'air le berce amoureusement, le porte et le délasse. Qu'il veuille s'accrocher, il le peut, de ses faibles petites griffes. Mais qu'il pose, il est infirme et comme paralytique, il sent toute aspérité; la dure fatalité de la gravitation l'a repris; le premier des oiseaux semble tombé au reptile.

Prendre l'essor d'un lieu, c'est pour lui le plus difficile: aussi, s'il niche si haut, c'est qu'au départ il doit se laisser choir dans son élément naturel. Tombé dans l'air, il est libre, il est maître, mais jusque-là serf, dépendant de toute chose, à la discrétion de qui mettrait la main sur lui.

Le vrai nom du genre, qui dit tout, c'est le nom grec Sans pied (A-pode). Le grand peuple des hirondelles, avec ses soixante espèces, qui remplit la terre, l'égaye et la charme de sa grâce, de son vol et de son gazouillement, doit toutes ses qualités aimables à cette difformité d'avoir peu, très-peu de pied; elle se trouve à la fois la première de la gent ailée par le don, l'art complet du vol, d'autre part la plus sédentaire et la plus attachée au nid.

Chez cette tribu à part, le pied ne suppléant point l'aile, l'éducation des jeunes étant celle de l'aile seule et le long apprentissage du vol, les petits ont longtemps gardé le nid, longtemps sollicité les soins, développé la prévoyance et la tendresse maternelle. Le plus mobile des oiseaux s'est trouvé lié par le cœur. Le nid n'a pas été le lit nuptial d'un moment, mais un foyer, une maison, l'intéressant théâtre d'une éducation difficile et des sacrifices mutuels. Il y a eu une mère tendre, une épouse fidèle; que dis-je? bien plus, de jeunes sœurs qui s'empressent d'aider la mère, petites mères elles-mêmes et nourrices d'enfants plus jeunes encore. Il y a eu tendresse maternelle, soins et enseignement mutuel des petits aux plus petits.

Le plus beau, c'est que cette fraternité s'est étendue: dans le péril, toute hirondelle est sœur; qu'une crie, toutes accourent; qu'une soit prise, toutes se lamentent, se tourmentent pour la délivrer.

Que ces charmants oiseaux étendent leur intérêt aux oiseaux même étrangers à leur espèce, on le conçoit. Elles ont moins à craindre que nul autre les bêtes de proie, avec une aile si légère, et ce sont elles qui les premières avertissent la basse-cour de leur apparition. La poule et le pigeon se blottissent et cherchent asile, dès qu'ils entendent le cri, l'avertissement de l'hirondelle.

Non, le peuple ne se trompe pas en croyant que l'hirondelle est la meilleure du monde ailé.

Pourquoi? Elle est la plus heureuse, étant de beaucoup la plus libre.

Libre par un vol admirable.

Libre par la nourriture facile.

Libre par le choix du climat.

Aussi, quelque attention que j'aie prêtée à son langage (elle parle amicalement à ses sœurs, plus qu'elle ne chante), je ne l'ai jamais entendue que bénir la vie, louer Dieu.

Libertà! Molto e desiato bene! je roulais ce mot en mon cœur sur la grande place de Turin, où nous ne pouvions nous lasser de voir voler les hirondelles innombrables, avec mille petits cris de joie. Elles y trouvent, en descendant des Alpes, de commodes habitations toutes faites, qui les attendent dans les trous que laissent les échafaudages, aux murs mêmes des palais. Parfois, et souvent le soir, elles jasaient très-haut, criaient, à empêcher de s'entendre; souvent elles se précipitaient, tombaient presque, rasant la terre, mais si vite relevées qu'on les aurait crues lancées d'un ressort ou dardées d'un arc. Au rebours de nous qui sommes sans cesse rappelés à la terre, elles semblaient graviter en haut. Jamais je ne vis l'image d'une liberté plus souveraine. C'étaient des jeux, des divertissements infinis.

Voyageurs, nous regardions volontiers ces voyageuses qui prenaient insoucieusement et gaiement leur pèlerinage. L'horizon cependant était grave, cerné par les Alpes, qui semblent plus près à cette heure. Les bois noirs de sapins étaient déjà obscurcis et enténébrés du soir; les glaciers rayonnaient encore d'une blancheur pâlissante. Le double deuil de ces grands monts nous séparait de la France, vers laquelle nous allions bientôt nous acheminer lentement.

HARMONIES DE LA ZONE TEMPÉRÉE.

Pourquoi l'hirondelle et tant d'autres oiseaux placent-ils leur habitation si près de celle de l'homme? pourquoi se font-ils nos amis, se mêlant à nos travaux et les égayant par leur chant? Pourquoi, dans nos seuls climats de la zone tempérée, a-t-on cet heureux spectacle d'alliance et d'harmonie qui est le but de la nature?

C'est qu'ici, les deux partis, l'oiseau et l'homme, sont libres des fatalités pesantes qui dans le Midi les séparent et les opposent l'un à l'autre. La chaleur, qui alanguit l'homme, irrite au contraire l'oiseau, lui donne l'activité brûlante, l'inquiétude, l'âcre violence qui se traduit en cris rauques. Sous les tropiques, tous deux sont en divergence complète, esclaves d'une nature tyrannique qui pèse sur eux diversement.

Passer de ces climats aux nôtres, c'est entrer dans la liberté. Cette nature que nous subissions, ici nous la dominons. Je m'éloigne volontiers et sans retourner les yeux de l'accablant paradis où j'ai langui, faible enfant, aux bras de la grande nourrice qui, d'un trop puissant breuvage, m'enivrait, croyant m'allaiter.

Celle-ci fut faite pour moi, c'est ma femme légitime, je la reconnais. Et d'avance, elle me ressemble; comme moi, elle est sérieuse, laborieuse; elle a l'instinct du travail, de la patience. Ses saisons renouvelées partagent son grand jour annuel, comme la journée de l'ouvrier alterne du travail au repos. Elle ne donne aucun fruit gratis; elle donne ce qui vaut tous les fruits: l'industrie, l'activité.

Avec quel ravissement j'y trouve aujourd'hui mon image, la trace de ma volonté, les créations de mon effort et de mon intelligence! Profondément travaillée par moi, par moi métamorphosée, elle me raconte mes travaux, me reproduit à moi-même. Je la vois comme elle fut avant d'avoir subi cette création humaine, avant de s'être faite homme.

Monotone au premier coup d'œil, mélancolique, elle offrait des forêts et des prairies, mais celles-ci et celles-là singulièrement différentes de ce qui se voit ailleurs.

La prairie, le beau tapis vert de l'Angleterre et de l'Irlande, au délicat et fin gazon d'herbe toujours renouvelée, non la rude bourre des steppes d'Asie, non l'épineuse et hostile végétation de l'Afrique, non le hérissement sauvage des savanes américaines, où la moindre plante est ligneuse, durement arborescente; la prairie européenne par sa végétation éphémère et annuelle, ses humbles petites fleurs aux senteurs faibles et douces, a un caractère de jeunesse, et je dirai plus, d'innocence, qui s'harmonise à nos pensées et nous rafraîchit le cœur.

Sur cette assise première d'une herbe humble et docile, qui n'a pas la prétention de monter plus haut, se détache par contraste la forte individualité des arbres les plus robustes, si différents de la végétation confuse des forêts méridionales. Qui démêlera sous la masse des lianes, des orchidées, de cent plantes parasites, les arbres, herbacées eux-mêmes, qui y sont comme engloutis? Dans nos antiques forêts de la Gaule et de l'Allemagne se dresse fort et sérieux, lentement, solidement bâti, l'orme ou le chêne, ce héros végétal aux bras noueux, au cœur d'acier, qui a vaincu huit ou dix siècles, et qui, abattu par l'homme, associé à ses ouvrages, leur communique l'éternité des œuvres de la nature.

Tel arbre, tel homme. Qu'il nous soit donné de lui ressembler, à ce chêne fort et pacifique dont l'absorption puissante a concentré tout élément et en a fait l'individu grave, utile et persistant, la personnalité solide à qui tous avec confiance demandent un appui, un abri, qui tend ses bras secourables aux diverses tribus animales et les abrite de ses feuilles!... De mille bruits, en reconnaissance, elles égayent jour et nuit la majesté silencieuse de ce vieux témoin des temps. Les oiseaux le remercient et charment son ombre paternelle de chants, d'amour et de jeunesse.

Indestructible vigueur des climats de l'Occident! Pourquoi vit-il mille ans, ce chêne? parce que tous les ans il est jeune. C'est lui qui date le printemps. L'émotion de la vie nouvelle ne commence pas pour nous quand toute la nature se couvre de la verdure uniforme des végétations vulgaires. Elle commence quand nous voyons le chêne, du feuillage ligneux de l'autre an qu'il retient encore, arracher sa feuille nouvelle; quand l'orme, laissant passer devant lui l'impatience des arbres inférieurs, nuance d'un vert léger la délicatesse austère de ses rameaux aériens, finement dessinés sur le ciel.

Alors, alors la nature parle à tous; sa voix puissante trouble l'âme même des sages. Pourquoi pas? N'est-elle pas sainte? et ce surprenant réveil qui a évoqué toute vie, du cœur dur et muet des chênes jusqu'à leur pointe sublime où l'oiseau chante sa joie, n'est-ce pas comme un retour de Dieu?

J'ai vécu dans les climats où l'olivier, l'oranger, conservent leur verdure éternelle. Sans méconnaître la beauté de ces arbres d'élite et leur distinction spéciale, je ne pouvais m'habituer à la fixité monotone de leur costume immuable, dont la verdure répondait à l'immuable bleu du ciel. J'attendais toujours quelque chose, un renouvellement qui ne venait pas. Les jours passaient, mais identiques. Pas une feuille de moins sur la terre, pas un léger nuage au ciel. «Grâce, disais-je, nature éternelle! Au cœur changeant que tu m'as fait accorde au moins un changement. Pluie, boue, orage, j'accepte tout; mais que du ciel ou de la terre l'idée du mouvement me revienne, l'idée de rénovation; que chaque année le spectacle d'une création nouvelle me rafraîchisse le cœur, me rende l'espoir que mon âme pourra se refaire et revivre, et, par les alternatives de sommeil, de mort ou d'hiver, se créer de nouveaux printemps.»

Homme, oiseau, toute la nature, nous disons la même chose. Nous sommes par le changement. À ces fortes alternatives de chaud, de froid, de brume et de soleil, de tristesse et de gaieté, nous devons la trempe, la puissante personnalité de notre Occident. La pluie ennuie aujourd'hui: le beau temps viendra demain. Les splendeurs de l'Orient, les merveilles des tropiques, ne valent pas, mises ensemble, la première violette de Pâques, la première chanson d'avril, l'aubépine en fleur, la joie de la jeune fille qui remet sa robe blanche.

Au matin, une voix puissante, d'une fraîcheur, d'une netteté singulière, d'un mordant timbre d'acier, la voix du merle retentit, et il n'est pas de cœur malade, pas de vieillesse chagrine, qui puisse s'empêcher de sourire.

Un printemps, allant, à Lyon, dans les vignes mâconnaises qu'on travaillait à relever, j'entendais une pauvre femme, misérable, vieille, aveugle, qui chantait avec un accent de gaieté extraordinaire cette vieille chanson villageoise:

Nous quittons nos grands habits,
Pour en prendre de plus petits.

L'OISEAU, OUVRIER DE L'HOMME.

L'avare agriculteur, mot juste et senti de Virgile. Avare, aveugle, réellement, qui proscrit les oiseaux destructeurs des insectes et défenseurs de ses moissons.

Pas un grain à celui qui, dans les hivers pluvieux, poursuivant l'insecte à venir, cherchait les nids des larves, examinait, retournait chaque feuille, détruisait chaque jour des milliers de futures chenilles. Mais des sacs de froment aux insectes adultes, des champs aux sauterelles que l'oiseau aurait combattues!

Les yeux sur le sillon, sur le moment présent, sans voir et sans prévoir, aveugle sur la grande harmonie qu'on ne rompt pas en vain, il a partout sollicité ou applaudi les lois qui supprimaient l'aide nécessaire de son travail, l'oiseau destructeur des insectes. Et ceux-ci ont vengé l'oiseau. Il a fallu en hâte rappeler le proscrit. À l'île Bourbon, par exemple, la tête du martin était à prix; il disparaît, et alors les sauterelles prennent possession de l'île, dévorant, desséchant, brûlant d'une âcre aridité ce qu'elles ne dévorent pas. Il en a été de même dans l'Amérique du Nord pour l'étourneau, défenseur du maïs. Le moineau même, qui, attaque le grain, mais qui le protége encore plus, le moineau, pillard et bandit, flétri de tant d'injures et frappé de malédiction, on a vu en Hongrie qu'on périssait sans lui, que lui seul pouvait soutenir la guerre immense des hannetons et des mille ennemis ailés qui règnent sur les basses terres; on a révoqué le bannissement, rappelé en hâte cette vaillante landwehr qui, peu disciplinable, n'en est pas moins le salut du pays.

Naguère près de Rouen, et dans la vallée de Monville, les corneilles avaient été proscrites quelque temps. Les hannetons, dès lors, tellement profitèrent, leurs larves multipliées à l'infini poussèrent si bien leurs travaux souterrains, qu'une prairie entière qu'on me montra avait séché à la surface; toute racine d'herbe était rongée, et la prairie entière, aisément détachée, roulée sur elle-même, pouvait s'enlever comme un tapis.

Tout travail, tout appel de l'homme à la nature, suppose l'intelligence de l'ordre naturel. L'ordre est tel, et telle est sa loi. La vie a autour d'elle, en elle, son ennemi, le plus souvent son hôte, le parasite qui la mine et la ronge.

La vie inerte et sans défense, la végétale surtout, privée de locomotion, y succomberait sans l'appui supérieur de l'infatigable ennemi du parasite, âpre chasseur, vainqueur ailé des monstres.

Guerre extérieure sous les tropiques où partout ils surgissent. Guerre intérieure dans nos climats où tout est plus caché, plus mystérieux et plus profond.

Dans la fécondité exubérante de la zone torride, les insectes, ces destructeurs terribles des végétaux, consommaient le trop-plein. Ils volent ici le nécessaire. Là, ils fourragaient dans le luxe prodigue des plantes spontanées, des semences perdues, des fruits dont la nature jonche le désert. Ici, dans le champ resserré qu'arrose la sueur de l'homme, ils récoltent à sa place, dévorent son travail et son fruit; ils s'attaquent à sa vie même.

Ne dis pas: «L'hiver est pour moi, il tuera l'ennemi.» L'hiver tue l'ennemi qui mourrait de lui-même; il tue surtout les éphémères, dont la durée était déjà mesurée à celle de la fleur, de la feuille où fut liée leur existence. Mais, avant de mourir, le prévoyant atome garantit sa postérité; il abrite, cache et dépose profondément son avenir, le germe de sa reproduction. Comme œufs ou larves, ou même en leur propre personne, vivants, adultes; armés, ces invisibles, dans le sein de la terre, dorment en attendant le temps. Est-elle immobile, cette terre? Dans les prairies, je la vois onduler, le noir mineur, la taupe, continue son travail. Plus haut, dans les lieux secs, s'étendent des greniers où le rat philosophe, sur un bon tas de blé, prend la saison en patience.

Tout cela va surgir au printemps. D'en haut, d'en bas, à droite, à gauche, ces peuples rongeurs, échelonnés par légions qui se succèdent et se relayent chacun à son mois, à son jour, immense, irrésistible conscription de la nature, marchera à la conquête des œuvres de l'homme. La division du travail est parfaite. Chacun a son poste d'avance et ne se trompera pas. Chacun tout droit ira à son arbre, à sa plante. Et tel sera leur nombre épouvantable, qu'il n'y aura pas une feuille qui n'ait sa légion.

Que feras-tu, pauvre homme? Comment te multiplieras-tu? as-tu des ailes pour les suivre? as-tu même des yeux pour les voir? Tu peux en tuer à ton plaisir; leur sécurité est complète: tue, écrase à millions; ils vivent par milliards. Où tu triomphes par le fer et le feu en détruisant la plante même, tu entends à côté le bruissement léger de la grande armée des atomes, qui ne songe guère à ta victoire et qui ronge invisiblement.

Écoute, je vais te donner deux conseils. Examine, choisis le meilleur.

Le premier remède à cela, que l'on commence à suivre, c'est d'empoisonner tout. Trempe-moi les semences dans le sulfate de cuivre; mets ton blé sous la protection du vert-de-gris. L'ennemi ne s'attend pas à cela; il est déconcerté. S'il y touche, il meurt ou languit. Toi aussi, il est vrai, tu n'es guère florissant; ton hardi stratagème peut aider aux fléaux qui dévastent notre âge. Heureux temps! le bon laboureur empoisonne d'abord; ce blé cuivré, transmis au boulanger artiste, fermente par le sulfate de cuivre; moyen simple, agréable, qui fait lever, gonfler la pâte légère qu'on va se disputer.

Non, fais mieux. Prends-en ton parti. Contre tant d'ennemis, reculer n'est pas honte. Laisse faire, et croise tes bras. Couche-toi et regarde. Fais comme, au soir de Waterlo, fit ce brave qui, blessé et couché, se releva encore et regarda à l'horizon; mais il y vit Blücher, la grande nuée de l'armée noire. Il retomba alors, en disant: «Ils sont trop!»

Et combien plus tu as droit de le dire! tu es seul contre l'universelle conjuration de la vie. Tu peux dire aussi: «Ils sont trop!»

Tu insistes: «Voici pourtant des champs qui donnaient espérance; voici un pâturage humide où je prendrais plaisir à voir mes bœufs perdus dans l'herbe. Menons-y les troupeaux.»

Ils y sont attendus. Que deviendraient sans eux ces vivants nuages d'insectes qui n'aiment que le sang? Le sang du bœuf est bon, et le sang de l'homme est meilleur. Entre, assois-toi au milieu d'eux; tu seras bien reçu, car tu es le festin. Ces dards, ces trompes et ces tenailles trouveront en ta chair d'exquises délices; une orgie sanguinaire s'ouvrira sur ton corps pour la danse effrénée de ce monde famélique, qui ne lâchera pas à moins de défaillir; tu en verras plus d'un tournoyer et mourir sur la source enivrante que s'est creusée son dard. Blessé, sanglant, gonflé de plaies bouffies, n'espère pas de repos. D'autres viennent, et puis d'autres, et toujours, et sans fin. Car si le climat est moins âpre que dans les zones du Midi, en revanche, la pluie éternelle, cet océan d'eau douce et tiède qui noie infatigablement nos plages, enfante dans une fécondité désespérante ces vies commencées et avides, qui sont impatientes de monter, naître et s'achever par la destruction des vies supérieures.

J'ai vu, non pas dans les marais, mais sur les hauteurs de l'Ouest, aimables et verdoyantes collines, couvertes de bois ou de prairies, j'ai vu d'immenses eaux pluviales séjourner sans écoulement, puis, bues d'un rayon de soleil, laisser la terre couverte d'une riche et plantureuse production animale, limaces, limaçons, insectes de mille sortes, tous gens de terrible appétit, nés dentus, armés d'appareils admirables, d'ingénieuses machines à détruire. Impuissants contre l'irruption d'un monde inattendu qui grouillait, s'agitait, montait, entrait, nous eût mangé nous-mêmes, nous luttions au moyen de quelques poules intrépides et voraces, qui ne comptaient pas les ennemis, ne discutaient pas, avalaient. Ces poules bretonnes et vendéennes, braves du génie de la contrée, faisaient cette campagne d'autant mieux, qu'elles guerroyaient chacune à sa manière. La noire, la grise et la pondeuse (c'étaient leurs noms de guerre) allaient ensemble en corps d'armée, et ne reculaient devant rien; la rêveuse ou la philosophe aimait mieux chouanner, et n'en faisait que plus d'ouvrage. Un superbe chat noir, leur compagnon de solitude, étudiait tout le jour la trace du mulot, du lézard, chassait la guêpe, mangeait la cantharide, du reste devant les poules respectueux et toujours à distance.

Un mot encore sur elles, et un regret. Tout finit, il fallut partir. Et que deviendraient-elles? Données, elles allaient être mangées certainement. Longuement nous délibérâmes. Puis, par un parti vigoureux, d'après la vieille foi des sauvages, qui croient qu'il vaut mieux mourir par ceux qu'on aime, et pensent, en mangeant des héros, devenir héroïque, nous en fîmes, non sans gémir, un funèbre banquet.

C'est un très-grand spectacle de voir contre cet effrayant frétillement du monstre universel qui s'éveille au printemps, sifflant, bruissant, coassant, bourdonnant, dans son immense faim, de voir descendre (on peut le dire) du ciel l'universel Sauveur, en cent formes et cent légions diverses d'armes et de caractère, mais toutes ayant des ailes, précipitant au divin privilége du Saint-Esprit, d'être présent partout.

À l'universelle présence de l'insecte, à l'ubiquité du nombre, répond celle de l'oiseau, de la célérité, de l'aile. Le grand moment, c'est celui où l'insecte, se développant par la chaleur, trouve l'oiseau en face, l'oiseau multiplié, l'oiseau qui, n'ayant point de lait, doit nourrir à ce moment une nombreuse famille de sa chasse et de proie vivante. Chaque année, le monde serait en péril, si l'oiseau allaitait, si l'alimentation était le travail d'un individu, d'un estomac. Mais voici la couvée bruyante exigeante et criante, qui appelle la proie par dix, quinze ou vingt becs; et l'exigence est telle, telle est la fureur maternelle pour répondre à ces cris, que la mésange, qui a vingt enfants, désespérée, ne pouvant les faire taire avec trois cents chenilles par jour, ira même au nid des oiseaux ouvrir la cervelle aux petits.

De nos fenêtres qui donnent sur le Luxembourg, nous observions dès l'hiver commencer cet utile guerre de l'oiseau contre l'insecte. Nous le voyions, en décembre, ouvrir le travail de l'année. L'honnête et respectable ménage du merle, qu'on peut appeler tourne-feuilles, faisait par couples sa besogne; au rayon qui suivait la pluie, ils arrivaient aux mares, levaient les feuilles une à une avec adresse et conscience, ne laissant rien passer sans un attentif examen.

Ainsi, dans les plus tristes mois, où le sommeil de la nature ressemble de si près à la mort, l'oiseau nous continuait le spectacle de la vie. Sur la neige même, le merle nous saluait au réveil. Aux sérieuses promenades d'hiver, nous avions toujours près de nous le roitelet à huppe d'or, son petit chant rapide, son rappel doux et flûté. Les moineaux, plus familiers, paraissaient sur nos balcons; exacts aux heures, ils savaient qu'ils trouveraient deux fois par jour le couvert mis, sans qu'il en coûtât à leur liberté.

Du reste, honnêtes travailleurs, lorsque le printemps est venu, ils se font scrupule de rien demander. Dès que leurs enfants éclos ont commencé à voler, ils les ont joyeusement amenés à la fenêtre, comme pour remercier et bénir.

LE TRAVAIL.
LE PIC.

Dans les calomnies ineptes dont les oiseaux sont l'objet, nulle ne l'est plus que de dire, comme on a fait, que le pic, qui creuse les arbres, choisit les arbres sains et durs, ceux qui présentent le plus de difficultés et peuvent augmenter son travail. Le bon sens indique assez que le pauvre animal, qui vit de vers et d'insectes, cherche les arbres malades, cariés, qui résistent moins et qui lui promettent, d'ailleurs, une proie plus abondante. La guerre obstinée qu'il fait à ces tribus destructives qui gagneraient les arbres sains, c'est un signalé service qu'il nous rend. L'État lui devrait, sinon les appointements, du moins le titre honorifique de conservateur des forêts. Que fait-on? pour tout salaire, d'ignorants administrateurs ont souvent mis sa tête à prix.

Mais le pic ne serait pas l'idéal du travailleur, s'il n'était calomnié et persécuté. Sa corporation modeste, répandue dans les deux mondes, sert l'homme, l'enseigne et l'édifie. L'habit varie; le signe commun de reconnaissance est le chaperon écarlate dont ce bon ouvrier couvre généralement sa tête, son crâne épais et solide. L'instrument de son état, qui sert de pioche et d'alêne, de ciseau et de doloire, c'est son bec, carrément taillé. Ses jambes nerveuses, armées de forts ongles noirs d'une prise ferme et solide, l'assurent parfaitement sur sa branche, où il reste les jours entiers dans une attitude incommode, frappant toujours de bas en haut. Sauf le matin où il s'agite, remue ses membres en tous sens, comme font les meilleurs travailleurs qui s'apprêtent quelques moments pour ne plus se déranger, il pioche toute une longue journée avec une application singulière. On l'entend tard encore, qui prolonge le travail dans la nuit et gagne ainsi quelques heures.

Sa constitution répond à une vie si appliquée. Ses muscles, toujours tendus, rendent sa chair dure et coriace. La vésicule du fiel, très-grande chez lui, semble accuser une grande disposition bilieuse, acharnée, violente au travail, du reste aucunement colérique.

Les opinions qu'on a prises de cet être singulier devaient être très-diverses. On a jugé en bien ou en mal le grand travailleur, selon qu'on estimait ou mésestimait le travail, selon qu'on était soi-même plus ou moins laborieux, et qu'on regardait une vie sédentaire et appliquée comme maudite ou bénie du ciel.

On s'est demandé aussi si le pic était triste ou gai, et l'on a fait diverses réponses, peut-être également bonnes, selon l'espèce et le climat. Je crois aisément que Wilson, Audubon, qui parlent surtout du beau pic aux ailes d'or qu'on trouve aux Carolines sur la lisière des tropiques, l'ont vu plus gai, plus remuant; ce pic gagne aisément sa vie, dans un pays chaud et riche en insectes; son bec courbé, élégant, moins dur que le bec du nôtre, semble dire aussi qu'il travaille des bois moins rebelles. Pour le pic de France et d'Allemagne, qui a à percer l'enveloppe de nos vieux chênes européens, il a un tout autre instrument, un bec carré, lourd et fort. Il est probable qu'il donne bien plus d'heures de travail que l'autre. C'est un ouvrier placé dans des conditions plus dures, travaillant plus et gagnant moins. Dans les sécheresses surtout, son métier est misérable; la proie le fuit, se retire au plus loin, cherchant la fraîcheur. Aussi, il appelle la pluie, criant toujours: Plieu! Plieu! Le peuple comprend ainsi son cri; il l'appelle dans la Bourgogne le Procureur du meunier; pic et meunier, si l'eau ne tombe, chôment et risquent de jeûner.

Notre grand ornithologiste, excellent et ingénieux observateur, Toussenel, ne se méprend-il pas pourtant sur le caractère du pic en le jugeant gai? Sur quoi? sur les courbettes amusantes qu'il fait pour gagner sa femelle. Mais qui de nous, et des plus sérieux, en ce cas, n'en fait pas de même? Il l'appelle aussi farceur, bateleur, parce qu'à sa vue le pic tournait rapidement. Pour un oiseau dont le vol est fort médiocre, c'était peut-être le plus sage, en présence surtout d'un si excellent tireur. Et ceci prouve son bon sens. Devant un chasseur vulgaire, le pic, qui sait sa chair mauvaise, se serait laissé approcher. Mais devant un tel connaisseur, un ardent ami des oiseaux, il avait grandement à craindre de s'en aller empaillé orner une collection.

Je prie l'illustre écrivain de considérer encore les habitudes morales et l'humeur que doit donner un travail si persévérant. La papillonne n'est pour rien ici, et la longueur de telles journées dépasse infiniment la mesure commode de ce que Fourier appelle travail attrayant. Le pic est un ouvrier solitaire et à son compte; il ne se plaint pas sans doute; il sent qu'il a intérêt de travailler beaucoup, longtemps. Ferme sur ses fortes jambes, dans une attitude pénible, il reste là tout le jour, et persiste encore au delà. Est-il heureux? je le crois. Gai? j'en doute. Triste? nullement. Le travail passionné, qui nous rend si sérieux, en revanche bannit les tristesses.

L'inintelligent travailleur, ou le pauvre surmené, qui ne conçoit le bonheur que dans l'immobilité, ne pouvait manquer de voir dans une vie si assidue la malédiction du sort. L'artisan des villes allemandes assure que c'est un boulanger qui, oisif dans son comptoir, affamait le pauvre peuple, le trompait, vendait à faux poids. En punition, maintenant, il travaille et travaillera jusqu'au jour du Jugement, ne vivant plus que d'insectes.

Triste et baroque explication. J'aime mieux la vieille fable italienne. Picus, fils du Temps (de Saturne), était un héros austère qui dédaigna l'amour trompeur et les illusions de Circé. Pour la fuir, il a pris des ailes et s'est enfui dans les forêts. S'il n'a plus la figure humaine, il a mieux, un génie divin, prévoyant et fatidique; il entend ce qui est à naître, il voit ce qui n'est pas encore.

Un jugement fort sérieux sur le pic, c'est celui des Indiens du nord de l'Amérique. Ces héros ont bien vu que le pic était un héros. Ils aiment à porter la tête de celui qu'on nomme pic à bec d'ivoire, et croient que son ardeur, son courage passera en eux. Croyance très-fondée, comme l'expérience le prouve. Le plus ferme cœur se sent affermi, en voyant sans cesse sur lui ce parlant symbole; il se dit: «Je serai tel pour la force et pour la constance.»

Seulement, il faut remarquer que, si le pic est un héros, c'est le héros pacifique du travail. Il ne réclame rien de plus. Son bec qui pourrait être redoutable, ses ergots très-forts, sont préparés cependant pour tout autre chose que pour le combat. Le travail l'a pris tellement qu'aucune rivalité ne le conduit à la guerre. Il l'absorbe, exige de lui tout l'effort de ses facultés.

Travail varié et compliqué. D'abord l'excellent forestier, plein de tact et d'expérience, éprouve son arbre au marteau, je veux dire au bec. Il ausculte comment résonne cet arbre, ce qu'il dit, ce qu'il a en lui. Le procédé d'auscultation, si récent en médecine, était l'art principal du pic, depuis des milliers d'années. Il interrogeait, sondait, voyait par l'ouïe les lacunes caverneuses qu'offrait le tissu de l'arbre. Tel, sain et fort en apparence, que, pour sa taille gigantesque, a désigné, marqué le marteau de la marine, le pic, bien autrement habile, le juge véreux, carié, susceptible de manquer de la manière la plus funeste, de plier en construction, ou de faire une voie d'eau et de causer un naufrage.

L'arbre éprouvé mûrement, le pic se l'adjuge, s'y établit; là il exercera son art. Ce bois est creux, donc gâté, donc peuplé; une tribu d'insectes y habite. Il faut frapper à la porte de la cité. Les citoyens, en tumulte, voudront fuir ou par-dessus les murailles de la ville, ou en bas, par les égouts. Il y faudrait des sentinelles; au défaut, l'unique assiégeant veille, et de moment en moment regarde derrière pour happer les fugitifs au passage, à quoi sert parfaitement une langue d'extrême longueur qu'il darde comme un petit serpent. L'incertitude de cette chasse, le bon appétit qu'il y gagne, le passionnent; il voit à travers l'écorce et le bois; il assiste aux terreurs et aux conseils du peuple ennemi. Parfois, il descend très-vite, pensant qu'une issue secrète pourrait sauver les assiégés.

Un arbre sain au dehors, rongé, pourri au dedans, c'est une terrible image pour le patriote qui rêve au destin des cités. Rome, aux temps où la république commençait à s'affaisser, se sentant semblable à cet arbre, frissonna un jour que le pic vint tomber en plein forum sur le tribunal, sous la main même du préteur. Le peuple s'émut grandement, et roulait de tristes pensées. Mais les devins mandés arrivent: si l'oiseau part impunément, la république mourra; s'il reste, il ne menace plus que celui qui l'a dans sa main, le préteur. Ce magistrat, qui était Ælius Tubero, tua l'oiseau à l'instant, mourut lui-même bientôt, et la république dura deux siècles encore.

Cela est grand, non ridicule. Elle dura par ce noble appel au dévouement du citoyen. Elle dura par cette réponse muette que lui fit un grand cœur. De tels actes sont féconds, ils font des hommes et des héros; ils font la durée des cités.

Pour revenir à notre oiseau, ce travailleur, ce solitaire, ce grand prophète n'échappe pas à la loi universelle. Deux fois par an, il se dément, sort de son austérité, et, faut-il le dire? devient ridicule. Heureux, dans l'espèce humaine, qui ne l'est que deux fois par an!

Ridicule? il ne l'est pas par cela qu'il est amoureux, mais il aime comiquement. Noblement endimanché et dans son meilleur plumage, relevant sa mine un peu sombre de sa belle grecque écarlate, il tourne autour de sa femelle; ses rivaux en font autant. Mais ces innocents travailleurs, faits aux œuvres plus sérieuses, étrangers aux arts du beau monde, aux grâces des colibris, ne savent rien autre chose que présenter leurs devoirs et leurs très-humbles hommages par d'assez gauches courbettes. Du moins, gauches à notre sens, elles le sont moins pour l'objet dont elles captent l'attention. Elles plaisent, et c'est tout ce qu'il faut. Le choix prononcé par la reine, nulle bataille. Mœurs admirables des bons et dignes ouvriers! les autres, chagrins, se retirent, mais avec délicatesse conservent religieusement le respect de la liberté.

Le préféré et sa belle, vous croyez qu'ils vont faire l'amour oisifs, errer dans les forêts? Point du tout. Immédiatement, ils se mettent à travailler. «Prouve-moi tes talents, dit-elle, et que je ne me suis pas trompée.» Quelle occasion pour un artiste! Elle anime son génie. De charpentier il devient menuisier et ébéniste; de menuisier, géomètre! La régularité des formes, ce rhythme divin, lui apparaît dans l'amour.

C'est justement la belle histoire du fameux forgeron d'Anvers, Quintin Metzys, qui aima la fille d'un peintre et qui, pour se faire aimer, devint le plus grand peintre de la Flandre au XVIe siècle.

D'un noir Vulcain, l'amour fit un Apelle.

Donc un matin le pic devient sculpteur. Avec la précision sévère, le parfait arrondissement que donnerait le compas, il creuse une élégante voûte d'un beau demi-globe. Le tout reçoit le poli du marbre et de l'ivoire. Les précautions hygiéniques et stratégiques ne manquent pas. Une entrée sinueuse, étroite, dont la pente incline au dehors pour que l'eau n'y pénètre pas, favorise la défense; il suffit d'une tête et d'un bec courageux pour la fermer.

Quel cœur résisterait à cela? Qui n'accepterait cet artiste, ce pourvoyeur laborieux des besoins de la famille, ce défenseur intrépide? Qui ne croirait pouvoir sûrement, derrière le généreux rempart de ce champion dévoué, accomplir le délicat mystère de la maternité?

Aussi l'on ne résiste plus, et les voilà installés. Il ne manque ici qu'un hymne (Hymen! ô hymenæe!). Ce n'est pas la faute du pic si la nature, à son génie, a refusé la muse mélodieuse. Du moins dans son âpre voix on ne méconnaîtra pas le véhément accent du cœur.

Qu'ils soient heureux! qu'une jeune et aimable génération éclose et croisse sous leurs yeux! Les oiseaux de proie ne pourraient aisément pénétrer ici. Puisse seulement le serpent, l'affreux serpent noir, ne pas visiter ce nid! Puisse la main de l'enfant n'en pas arracher cruellement la douce espérance! Puisse surtout l'ornithologiste, l'ami des oiseaux, se tenir loin de ces lieux!

Si le travail persévérant, l'ardent amour de la famille, l'héroïque défense de la liberté, pouvaient imposer le respect, arrêter les mains cruelles de l'homme, nul chasseur ne toucherait à ce digne oiseau. Un jeune naturaliste, qui en étouffa un pour l'empailler, m'a dit qu'il resta malade de cette lutte acharnée, et plein de remords; il lui semblait qu'il eût fait un assassinat.

Wilson paraît avoir eu une impression analogue. «La première fois, dit-il, que j'observai cet oiseau, dans la Caroline du Nord, je le blessai légèrement à l'aile, et, lorsque je le pris, il poussa un cri tout à fait semblable à celui d'un enfant, mais si fort et si lamentable que mon cheval effrayé faillit me renverser. Je l'apportai à Wilmington: en passant dans les rues, les cris prolongés de l'oiseau attirèrent aux portes et aux fenêtres une foule de personnes, surtout de femmes remplies d'effroi. Je continuai ma route et, en rentrant dans la cour de l'hôtel, je vis venir le maître de la maison et beaucoup de gens alarmés de ce qu'ils entendaient. Jugez comme augmenta cette alarme quand je demandai ce qu'il fallait pour mon enfant et pour moi. Le maître resta pâle et stupide, et les autres furent muets d'étonnement. Après m'être amusé à leurs dépens une minute ou deux, je découvris mon pic, et un éclat de rire universel se fit entendre. Je le montai, le plaçai dans ma chambre, le temps de voir mon cheval et d'en prendre soin. J'y retournai au bout d'une heure, et, en ouvrant la porte, j'entendis de nouveau le même cri terrible, qui cette fois paraissait venir de la douleur d'avoir été découvert dans ses tentatives d'évasion. Il était monté le long de la fenêtre, presque jusqu'au plafond, immédiatement au-dessous duquel il avait commencé de creuser. Le lit était couvert de larges morceaux de plâtre, la latte du plafond à découvert dans l'étendue d'à peu près quinze pouces carrés, et un trou capable de laisser passer le poing, déjà formé dans les abat-jour; de sorte que dans l'espace d'une heure encore, il serait certainement parvenu à se frayer une issue. Je lui attachai au cou une corde que je fixai à la table et le laissai: je voulais lui conserver la vie, et j'allai lui chercher de la nourriture. En remontant, j'entendis qu'il s'était remis à l'ouvrage, et à mon entrée je vis qu'il avait presque détruit la table à laquelle il avait été attaché et contre laquelle il avait tourné toute sa colère. Lorsque je voulus en prendre le dessin, il me coupa plusieurs fois avec son bec, et il déploya un si noble et indomptable courage que j'eus la tentation de le rendre à ses forêts natales. Il vécut avec moi à peu près trois jours, refusant toute nourriture, et j'assistai à sa mort avec regret.»

LE CHANT.

Il n'est personne qui n'ait remarqué que des oiseaux tenus en cage dans un salon ne manquent guère, s'il vient des visiteurs, si la conversation s'anime, d'y prendre part à leur manière, de jaser ou de chanter.

C'est leur instinct universel et même en liberté. Ils sont l'écho et de Dieu et de l'homme. Ils s'associent aux bruits, aux voix, y ajoutent leur poésie, leurs rhythmes naïfs et sauvages. Par analogie, par contraste, ils augmentent et complètent les grands effets de la nature. Au sourd battement des flots, l'oiseau de mer oppose ses notes aiguës, stridentes; au monotone bruissement des arbres agités, la tourterelle et cent oiseaux donnent une douce et triste assonance; au réveil des campagnes, à la gaieté des champs, l'alouette répond par son chant, elle porte au ciel les joies de la terre.

Ainsi, partout, sur l'immense concert instrumental de la nature, sur ses soupirs profonds, sur les vagues sonores qui s'échappent de l'orgue divin, une musique vocale éclate et se détache, celle de l'oiseau, presque toujours par notes vives qui tranchent sur ce fond grave, par d'ardents coups d'archet.

Voix ailées, voix de feu, voix d'anges, émanations d'une vie intense, supérieure à la nôtre, d'une vie voyageuse et mobile, qui donne au travailleur fixé sur son sillon des pensées plus sereines et le rêve de la liberté.

De même que la vie végétale se renouvelle au printemps par le retour des feuilles, la vie animale est renouvelée, rajeunie, par le retour des oiseaux, par leurs amours et par leurs chants. Rien de pareil dans l'hémisphère austral, jeune monde à l'état inférieur, qui, encore en travail, aspire à trouver une voix. Cette suprême fleur de l'âme et de la vie, le chant, ne lui est pas donnée encore.

Le beau, le grand phénomène de cette face supérieure du monde, c'est qu'au moment où la nature commence par les feuilles et les fleurs son silencieux concert, sa chanson de mars et d'avril, sa symphonie de mai, tous nous vibrons à cet accord; hommes, oiseaux, nous prenons le rhythme. Les plus petits, à ce moment, sont poëtes, souvent chanteurs sublimes. Ils chantent pour leurs compagnes dont ils veulent gagner l'amour. Ils chantent pour ceux qui les écoutent, et plus d'un fait des efforts inouïs d'émulation. L'homme aussi répond à l'oiseau. Le chant de l'un fait chanter l'autre. Accord inconnu aux climats brûlants. Les éclatantes couleurs qui y remplacent l'harmonie ne créent pas un lien comme elle. Dans une robe de pierreries, l'oiseau n'est pas moins solitaire.

Bien différent de cet être d'élite, éblouissant, étincelant, l'oiseau de nos contrées, humble d'habit, riche de cœur, est près du pauvre. Peu, très-peu, cherchent les beaux jardins, les allées aristocratiques, l'ombrage des grands parcs. Tous vivent avec le paysan. Dieu les a mis partout. Bois et buissons, clairières, champs, vignobles, prairies humides, roseaux des étangs, forêts des montagnes, même les sommets couverts de neiges, il a doué chaque lieu de sa tribu ailée, n'a déshérité nul pays, nul site, de cette harmonie, de sorte que l'homme ne pût aller nulle part, si haut monter, si bas descendre, qu'il n'y trouvât un chant de joie et de consolation.

Le jour commence à peine, à peine de l'étable sonne la clochette des troupeaux, que la bergeronnette est prête à les conduire et sautille autour d'eux. Elle se mêle au bétail et familièrement s'associe au berger. Elle sait qu'elle est aimée et de l'homme et des bêtes qu'elle défend contre les insectes. Elle pose hardiment sur la tête des vaches et le dos des moutons. Le jour elle ne les quitte guère, et les ramène fidèlement au soir.

La lavandière, non moins exacte, est à son poste: elle voltige autour des laveuses; elle court sur ses longues jambes jusque dans l'eau et demande des miettes; par un étrange instinct mimique, elle baisse et relève la queue, comme pour imiter le mouvement du battoir sur le linge, pour travailler aussi et gagner son salaire.

L'oiseau des champs par excellence, l'oiseau du laboureur, c'est l'alouette, sa compagne assidue, qu'il retrouve partout dans son sillon pénible pour l'encourager, le soutenir, lui chanter l'espérance. Espoir, c'est la vieille devise de nos Gaulois, et c'est pour cela qu'ils avaient pris comme oiseau national cet humble oiseau si pauvrement vêtu, mais si riche de cœur et de chant.

La nature semble avoir traité sévèrement l'alouette. La disposition de ses ongles la rend impropre à percher sur les arbres. Elle niche à terre, tout près du pauvre lièvre et sans abri que le sillon. Quelle vie précaire, aventurée, au moment où elle couve! Que de soucis, que d'inquiétudes! À peine une motte de gazon dérobe au chien, au milan, au faucon, le doux trésor de cette mère. Elle couve à la hâte, elle élève à la hâte la tremblante couvée. Qui ne croirait que cette infortunée participera à la mélancolie de son triste voisin, le lièvre?

Cet animal est triste et la crainte le ronge. (La Font.)

Mais le contraire a lieu par un miracle inattendu de gaieté et d'oubli facile, de légèreté, si l'on veut, et d'insouciance française: l'oiseau national, à peine hors de danger, retrouve toute sa sérénité, son chant, son indomptable joie. Autre merveille: ses périls, sa vie précaire, ses épreuves cruelles, n'endurcissent pas son cœur; elle reste bonne autant que gaie, sociable et confiante, offrant un modèle, assez rare parmi les oiseaux, d'amour fraternel; l'alouette, comme l'hirondelle, au besoin, nourrira ses sœurs.

Deux choses la soutiennent et l'animent: la lumière et l'amour. Elle aime la moitié de l'année. Deux fois, trois fois, elle s'impose le périlleux bonheur de la maternité, le travail incessant d'une éducation de hasards. Mais quand l'amour lui manque, la lumière lui reste et la ranime. Le moindre rayon de lumière suffit pour lui rendre son chant.

C'est la fille du jour. Dès qu'il commence, quand l'horizon s'empourpre et que le soleil va paraître, elle part du sillon comme une flèche, porte au ciel l'hymne de joie. Sainte poésie, fraîche comme l'aube, pure et gaie comme un cœur enfant! Cette voix sonore, puissante, donne le signal aux moissonneurs. «Il faut partir, dit le père; n'entendez-vous pas l'alouette?» Elle les suit, leur dit d'avoir courage; aux chaudes heures, les invite au sommeil, écarte les insectes. Sur la tête penchée de la jeune fille à demi éveillée elle verse des torrents d'harmonie.

«Aucun gosier, dit Toussenel, n'est capable de lutter avec celui de l'alouette pour la richesse et la variété du chant, l'ampleur et le velouté du timbre, la tenue et la portée du son, la souplesse et l'infatigabilité des cordes de la voix. L'alouette chante une heure d'affilée sans s'interrompre d'une demi-seconde, s'élevant verticalement dans les airs jusqu'à des hauteurs de mille mètres, et courant des bordées dans la région des nues pour gagner plus haut, et sans qu'une seule de ses notes se perde dans ce trajet immense.

«Quel rossignol pourrait en faire autant?»

C'est un bienfait donné au monde que ce chant de lumière, et vous le retrouvez presque en tout pays qu'éclaire le soleil. Autant de contrées différentes, autant d'espèces d'alouettes: alouettes de bois, alouettes de prés, de buissons, de marais, alouettes de la Crau de Provence, alouettes des craies de la Champagne, alouettes des contrées boréales de l'un et l'autre mondes; vous les trouvez encore dans les steppes salés, dans les plaines brûlées du vent du nord de l'affreuse tartarie. Persévérante réclamation de l'aimable nature, tendres consolations de la maternité de Dieu!

Mais l'automne est venue. Pendant que l'alouette fait derrière la charrue sa récolte d'insectes, nous arrivent les hôtes des contrées boréales: la grive exacte à nos vendanges, et, fier sous sa couronne, l'imperceptible roi du nord. De Norwége, au temps des brouillards, nous vient le roitelet, et, sous un sapin gigantesque, le petit magicien chante sa chanson mystérieuse jusqu'à ce que l'excès du froid le décide à descendre, à se mêler, à se populariser parmi les petits troglodytes qui habitent avec nous et charment nos chaumières de leurs notes limpides.

La saison devient rude: tous se rapprochent de l'homme. Les honnêtes bouvreuils, couples doux et fidèles, viennent, avec un petit ramage mélancolique, solliciter et demander secours. La fauvette d'hiver quitte aussi ses buissons; craintive, vers le soir, elle s'enhardit à faire entendre aux portes une voix tremblotante, monotone et d'accent plaintif.

«Quand, par les premières brumes d'octobre, un peu avant l'hiver, le pauvre prolétaire vient chercher dans la forêt sa chétive provision de bois mort, un petit oiseau s'approche de lui, attiré par le bruit de la cognée; il circule à ses côtés et s'ingénie à lui faire fête en lui chantant tout bas ses plus douces chansonnettes. C'est le rouge-gorge, qu'une fée charitable a député vers le travailleur solitaire pour lui dire qu'il y a encore quelqu'un dans la nature qui s'intéresse à lui.

«Quand le bûcheron a rapproché l'un de l'autre les tisons de la veille, engourdis dans la cendre; quand le copeau et la branche sèche petillent dans la flamme, le rouge-gorge accourt en chantant pour prendre sa part du feu et des joies du bûcheron.

«Quand la nature s'endort et s'enveloppe de son manteau de neige; quand on n'entend plus d'autre voix que celle des oiseaux du nord, qui dessinent dans l'air leurs triangles rapides, ou celle de la bise qui mugit et s'engouffre au chaume des cabanes, un petit chant flûté, modulé à voix basse, vient protester encore au nom du travail créateur contre l'atonie universelle, le deuil et le chômage.»

Ouvrez, de grâce, donnez-lui quelques miettes, un peu de grain. S'il voit des visages amis, il entrera dans la chambre; il n'est pas insensible au feu; de l'hiver, par ce court été, le pauvre petit va plus fort rentrer dans l'hiver.

Toussenel s'indigne avec raison qu'aucun poëte n'ait chanté le rouge-gorge. Mais l'oiseau même est son poëte; si l'on pouvait écrire sa petite chanson, elle exprimerait parfaitement l'humble poésie de sa vie. Celui que j'ai chez moi et qui vole dans mon cabinet, faute d'auditeurs de son espèce, se met devant la glace, et, sans me déranger, à demi-voix, dit toutes ses pensées au rouge-gorge idéal qui lui apparaît de l'autre côté. En voici le sens à peu près, tel qu'une main de femme a essayé de le noter:

Je suis le compagnon
Du pauvre bûcheron.

Je le suis en automne,
Au vent des premiers froids,
Et c'est moi qui lui donne
Le dernier chant des bois.

Il est triste, et je chante
Sous mon deuil mêlé d'or.
Dans la brume pesante
Je vois l'azur encor.

Que ce chant te relève
Et te garde l'espoir!
Qu'il te berce d'un rêve,
Et te ramène au soir!

. . . . . . . . . . . .

Mais quand vient la gelée,
Je frappe à ton carreau.
Il n'est plus de feuillée,
Prends pitié de l'oiseau!

C'est ton ami d'automne
Qui revient près de toi.
Le ciel, tout m'abandonne...
Bûcheron, ouvre-moi!

Qu'en ce temps de disette,
Le petit voyageur,
Régalé d'une miette,
S'endorme à ta chaleur!

Je suis le compagnon
Du pauvre bûcheron.

LE NID.
ARCHITECTURE DES OISEAUX.

J'écris en face d'une jolie collection de nids d'oiseaux français, qu'un de mes amis a faite pour moi. Je suis à même d'apprécier, vérifier les descriptions des auteurs, de les améliorer peut-être, si les ressources bien limitées du style pouvaient donner idée d'un art tout spécial, moins analogue aux nôtres qu'on ne serait tenté de le croire au premier coup d'œil. Rien ne supplée ici à la vue des objets. Il faut voir et toucher: on sent alors que toute comparaison est inexacte et fausse. Ce sont choses d'un monde à part. Faut-il dire au-dessus, au-dessous des œuvres humaines? Ni l'un ni l'autre; mais différentes essentiellement, et dont les rapports ne sont guère qu'extérieurs.

Rappelons-nous d'abord que cet objet charmant, plus délicat qu'on ne peut dire, doit tout à l'art, à l'adresse, au calcul. Les matériaux, le plus souvent, sont fort rustiques, pas toujours ceux qu'eût préférés l'artiste. Les instruments sont très-défectueux. L'oiseau n'a pas la main de l'écureuil, ni la dent du castor. N'ayant que le bec et la patte (qui n'est point du tout une main), il semble que le nid doive lui être un problème insoluble. Ceux que j'ai sous les yeux sont la plupart formés d'un tissu ou enchevêtrement de mousses, petites branches flexibles ou longs filaments de végétaux; mais c'est moins encore un tissage qu'une condensation; un feutrage de matériaux mêlés, poussés et fourrés l'un dans l'autre avec effort, avec persévérance: art très-laborieux et d'opération énergique, où le bec et la griffe seraient insuffisants. L'outil, réellement, c'est le corps de l'oiseau lui-même, sa poitrine, dont il presse et serre les matériaux jusqu'à les rendre absolument dociles, les mêler, les assujettir à l'œuvre générale.

Et au dedans, l'instrument qui imprime au nid la forme circulaire n'est encore autre que le corps de l'oiseau. C'est en se tournant constamment et refoulant le mur de tous côtés, qu'il arrive à former ce cercle.

Donc, la maison, c'est la personne même, sa forme et son effort le plus immédiat; je dirai sa souffrance. Le résultat n'est obtenu que par une pression constamment répétée de la poitrine. Pas un de ces brins d'herbe qui, pour prendre et garder la courbe, n'ait été mille et mille fois poussé du sein, du cœur, certainement avec trouble de la respiration, avec palpitation peut-être.

Tout autre est la demeure du quadrupède. Il naît vêtu; qu'a-t-il besoin de nid? Aussi, ceux qui bâtissent ou creusent travaillent pour eux-mêmes plus que pour leurs petits. La marmotte est un mineur habile dans son oblique souterrain, qui lui sauve le vent de l'hiver. L'écureuil, d'une main adroite, élève la jolie tourelle qui le défendra de la pluie. Le grand ingénieur des lacs, le castor, qui prévoit la crue des eaux, se fait plusieurs étages où il montera à volonté: tout cela pour l'individu. L'oiseau bâtit pour la famille. Insouciant, il vivait sous la claire feuillée, en butte à ses ennemis; mais dès qu'il n'est plus seul, la maternité prévue, espérée, le fait artiste. Le nid est une création de l'amour.

Aussi, l'œuvre est empreinte d'une force de volonté extraordinaire, d'une passion singulièrement persévérante. Vous le sentirez surtout à ceci, qu'elle n'est pas, comme les nôtres, préparée par une charpente qui en fixe le plan, soutient et régularise le travail. Ici le plan est si bien dans l'artiste, l'idée si arrêtée, que sans charpente ni carcasse, sans appui préalable, le navire aérien se bâtit pièce à pièce, et pas une ne trouble l'ensemble. Tout vient s'y ajouter à propos, symétriquement, en parfaite harmonie: chose infiniment difficile dans un tel défaut d'instrument et dans ce rude effort de concentration et de feutrage par la pression de la poitrine.

La mère ne se fie point au mâle pour tout cela, mais elle l'emploie comme pourvoyeur. Il va chercher des matériaux, herbes, mousses, racines ou branchettes. Mais quand le bâtiment est fait, quand il s'agit de l'intérieur, du lit, du mobilier, l'affaire devient plus difficile. Il faut songer que cette couche doit recevoir un œuf infiniment prenable au froid, dont tout point refroidi serait pour le petit un membre mort. Ce petit naîtra nu. Le ventre, au ventre de la mère bien appliqué, ne craindra pas le froid; mais le dos, dépouillé encore, le lit seul doit le réchauffer: la mère est là-dessus d'une précaution, d'une inquiétude bien difficiles à satisfaire. Le mari apporte du crin, mais c'est trop dur: il ne servirait que dessous, et comme un sommier élastique. Il apporte du chanvre, mais c'est trop froid: la soie ou le duvet soyeux de certaines plantes, le coton ou la laine, sont admis seuls; ou mieux, ses propres plumes, son duvet, qu'elle arrache et qu'elle met sous le nourrisson.

Il est intéressant de voir le mâle en quête des matériaux, quête habile et furtive: il craint qu'en le suivant des yeux, on n'apprenne trop bien le chemin de son nid. Souvent, si vous le regardez, pour vous tromper, il prend un chemin différent. Cent petits vols ingénieux répondront aux désirs de la mère. Il suivra les brebis pour recueillir un peu de laine. Il prendra à la basse-cour les plumes tombées de la pondeuse. Il épiera, dans son audace, si la fermière, sous l'auvent, laisse un moment sa pelote ou sa quenouille, et s'en ira riche d'un fil dérobé.

Les collections de nids sont fort récentes, peu nombreuses, peu riches encore. Dans celle de Rouen, cependant, remarquable par l'arrangement, dans celle de Paris, où se voient plusieurs très-curieux spécimens, on distingue déjà les industries diverses qui créent ce chef-d'œuvre du nid. Quelle en est la chronologie, le crescendo? non d'un art à un autre (non du maçonnage au tressage, par exemple). Mais dans chaque art, les oiseaux qui s'y livrent vont plus ou moins haut, selon l'intelligence des espèces, la facilité des matériaux ou l'exigence des climats.

Chez les oiseaux mineurs, le manchot, le pingouin, dont le petit, à peine né, sautera à la mer, se contentent de faire un trou. Mais le guêpier, l'hirondelle de mer, qui doivent élever leurs petits, se creusent sous la terre une véritable habitation, très-bien proportionnée, non sans quelque géométrie. Ils la meublent de plus et la jonchent de matières molles sur lesquelles le petit sentira moins la dureté ou la fraîcheur du sol humide.

Dans les oiseaux maçons, le flamant, qui élève la boue en pyramide pour isoler ses œufs de la terre inondée, et les couve debout sous ses longues jambes, se contente d'une œuvre grossière. C'est encore un manœuvre. Le vrai maçon, c'est l'hirondelle qui suspend sa maison aux nôtres.

La merveille du genre est peut-être l'étonnant cartonnage que travaille la grive. Son nid, fort exposé sous l'humide abri des vignes, est de mousse au dehors et échappe aux yeux, mêlé à la verdure; mais regardez dedans: c'est une coupe admirable de propreté, de poli, de luisant, qui ne cède point au verre. On pourrait s'y mirer.

L'art rustique, et propre aux forêts, de la charpente, du menuisage, de la sculpture en bois, a son infime essai dans le toucan, dont le bec est énorme, mais faible et mince; il ne s'attaque qu'aux arbres vermoulus. Le pic, mieux armé, on l'a vu, peut davantage; c'est le vrai charpentier; mais l'amour vient, c'est le sculpteur.

Infinie en genres, en espèces, est la corporation des vanniers, des tisseurs. Marquer leur point de départ, leur progrès et le terme d'une industrie si variée, ce serait un très-long travail.

Les oiseaux de rivage tressent déjà, mais avec peu d'adresse. Pourquoi feraient-ils plus? Vêtus si bien par la nature d'une plume onctueuse et presque impénétrable, ils comptent moins avec les éléments. Leur grand art est la chasse; toujours au maigre et faiblement nourris, les piscivores sont dominés par un estomac exigeant.

Le tressage fort élémentaire des hérons, des cigognes, est dépassé déjà, non de beaucoup, par les vanniers des bois, par le geai, le moqueur, l'étourneau, le bouvreuil. Leur famille plus nombreuse leur impose un travail plus grand. Ils fondent des assises grossières, mais par-dessus adaptent un panier plus ou moins élégant, un tressage de racines et bûchettes fortement liées. La cistole entrelace délicatement trois roseaux dont les feuilles, mêlées au tissu, en font la base mobile et sûre; il ondule avec elle. La mésange suspend son berceau en forme de bourse par un côté, et se confie au vent pour bercer sa famille.

Le serin, le chardonneret, le pinson, sont des feutreurs habiles. Ce dernier, inquiet, défiant, colle à l'ouvrage fait, avec beaucoup d'art et d'adresse, des lichens blancs, dont la moucheture désoriente entièrement le chercheur, et lui fait prendre ce charmant nid, si bien dissimulé, pour un accident de verdure, une chose fortuite et naturelle.

Le collage et le feutrage jouent au reste un grand rôle dans l'œuvre même des tisseurs. On aurait tort d'isoler trop ces arts. L'oiseau-mouche consolide avec la gomme des arbres sa petite maison. La plupart des autres y emploient la salive. Quelques-uns, chose étrange! subtile invention de l'amour, y joignent l'art pour lequel leurs organes leur donnent le moins de secours. Un sansonnet américain parvient à coudre des feuilles avec son bec, et très-adroitement.

Quelques tresseurs habiles, non contents du bec, y joignent le pied. La chaîne préparée, ils la fixent du pied, pendant que le bec y insère la trame. Ils deviennent de vrais tisserands.

L'adresse ne manque pas, en résumé. Elle est même étonnante; mais les instruments manquent. Ils sont étrangement impropres à ce qu'ils ont à faire. La plupart des insectes sont en comparaison merveilleusement armés, ustensilés. Ce sont de véritables ouvriers qui naissent tels. L'oiseau ne l'est que pour un temps, par l'inspiration de l'amour.

VILLES DES OISEAUX.
ESSAIS DE RÉPUBLIQUE.

Plus j'y songe, plus je vois que l'oiseau n'est pas, comme l'insecte, un animal industriel. C'est le poëte de la nature, le plus indépendant des êtres, d'une vie sublime, aventureuse, au total, très-peu protégée.

Entrons dans les forêts sauvages de l'Amérique, examinons les moyens de sûreté qu'inventent ou possèdent les êtres isolés. Comparons les ressources de l'oiseau, l'effort de son génie, aux inventions de son voisin, l'homme, qui vit aux mêmes lieux. La différence fait honneur à l'oiseau; l'invention humaine est tout offensive. L'indien a trouvé le casse-tête, le couteau de pierre à scalper; l'oiseau n'a trouvé que le nid.

Pour la propreté, la chaleur, pour la grâce élégante, le nid est supérieur de tout point au wigwam de l'indien, à la case du nègre, qui souvent, en Afrique, n'est qu'un baobab creusé par le temps.

Le nègre n'a pas encore trouvé la porte; sa maison reste ouverte. Contre l'invasion nocturne des bêtes, il en obstrue l'entrée d'épines.

L'oiseau non plus ne sait fermer son nid. Quelle sera sa défense? Grande et terrible question.

Il fait l'entrée étroite et tortueuse. S'il choisit un nid naturel, comme fait la sistelle, au creux d'un arbre, il en rétrécit l'ouverture par un habile maçonnage. Plusieurs, comme le fournier, bâtissent un nid double en deux appartements: dans l'alcôve couve la mère; au vestibule veille le père, sentinelle attentive, pour repousser l'invasion.

Que d'ennemis à craindre! serpents, hommes ou singes, écureuils! Et que dis-je? les oiseaux eux-mêmes. Ce peuple aussi a ses voleurs. Les voisins aident parfois le faible à recouvrer son bien, à chasser par la force l'injuste usurpateur. On assure que les freux (espèces de corneilles) poussent plus loin l'esprit de justice. Ils ne pardonnent pas au jeune couple qui, pour être plus tôt en ménage, vole les matériaux, le mobilier d'un autre nid. Ils se mettent huit ou dix ensemble pour mettre en pièces le nid coupable, détruisent de fond en comble cette maison de vol. Et les voleurs punis s'en vont bâtir au loin, forcés de tout recommencer.

N'est-ce pas là une idée de la propriété et du droit sacré du travail?

Où en trouver les garanties, et comment assurer un commencement d'ordre public? Il est curieux de savoir comment les oiseaux ont résolu la question.

Deux solutions se présentaient: la première était l'association, l'organisation d'un gouvernement qui concentrât la force, et de la réunion des faibles fît une puissance défensive. La seconde (mais miraculeuse? impossible? imaginative?) aurait été la réalisation de la ville aérienne d'Aristophane, la construction d'une demeure gardée, par sa légèreté, des lourds brigands de l'air, inaccessible aux approches des brigands de la terre, au chasseur, au serpent.

Ces deux choses, l'une difficile, l'autre qui semble impossible, l'oiseau les a réalisées.

L'association d'abord et le gouvernement. La monarchie est l'essai inférieur. De même que les singes ont un roi qui conduit chaque bande, plusieurs espèces d'oiseaux, dans les dangers surtout, paraissent suivre un chef.

Les fourmiliers ont un roi; les oiseaux de paradis ont un roi. Le tyran intrépide, petit oiseau d'audace extraordinaire, couvre de son abri des espèces plus grosses, qui le suivent et se fient à lui. On assure que le noble épervier, réprimant ses instincts de proie pour certaines espèces, laisse nicher sous lui, autour de lui, des familles craintives qui croient à sa générosité.

Mais l'association la plus sûre est celle des égaux. L'autruche, le manchot, une foule d'espèces, s'unissent pour cela. Plusieurs espèces, unies pour voyager, forment, au moment de l'émigration, des républiques temporaires. On sait la bonne entente, la gravité républicaine, la parfaite tactique des cigognes et des grues. D'autres, plus petits et moins armés, dans des climats d'ailleurs où la nature, cruellement féconde, leur engendre sans cesse de redoutables ennemis, n'osent pas s'écarter les uns des autres, rapprochent leurs demeures sans les confondre, et sous un toit commun vivant en cellules à part, forment de véritables ruches.

La description donnée par Paterson paraissait fabuleuse. Mais elle a été confirmée par Levaillant, qui trouva souvent en Afrique, étudia, anatomisa cette étrange cité. La gravure donnée dans l'Architecture of birds fait mieux comprendre son récit. C'est l'image d'un immense parapluie posé sur un arbre et couvrant de son toit commun plus de trois cents habitations. «Je me le fis apporter, dit Levaillant, par plusieurs hommes qui le mirent sur un chariot. Je le coupai avec une hache, et je vis que c'était surtout une masse d'herbe de bosman, sans aucun mélange, mais si fortement tressée qu'il était impossible à la pluie de le traverser. Cette masse n'est que la charpente de l'édifice: chaque oiseau se construit un nid particulier sous le pavillon commun. Les nids occupent seulement le rebord du toit; la partie supérieure reste vide, sans cependant être inutile: car, s'élevant plus que le reste, elle donne au tout une inclinaison suffisante, et préserve ainsi chaque petite habitation. En deux mots, qu'on se figure un grand toit oblique et irrégulier, dont tous les bords à l'intérieur sont garnis de nids serrés l'un contre l'autre, et l'on aura une idée exacte de ces singuliers édifices.

«Chaque nid a trois ou quatre pouces de diamètre, ce qui est suffisant pour l'oiseau: mais, comme ils sont en contact l'un avec l'autre autour du toit, ils paraissent à l'œil ne former qu'un seul bâtiment, et ne sont séparés que par une petite ouverture qui sert d'entrée au nid, et souvent une seule entrée est commune à trois nids, dont l'un est au fond, et les deux autres de chaque côté. Il y avait 320 cellules, ce qui ferait 640 habitants, si chacune refermait un couple, ce dont on peut douter. Chaque fois, pourtant, que j'ai tiré sur un essaim, j'ai tué en même nombre les mâles et les femelles.»

Louable exemple! digne d'imitation!... Je voudrais seulement croire que la fraternité de ces pauvres petits est une garantie suffisante. Leur nombre et leur bruit peuvent parfois alarmer l'ennemi, inquiéter le monstre, lui faire prendre un autre chemin. Mais pourtant s'il s'obstine; si, fort de sa peau écaillée, le boa, sourd aux cris, monte à l'assaut, envahit la cité au temps où les petits n'ont pas encore de plumes pour voler, ce nombre ne peut guère que multiplier les victimes.

Reste l'idée d'Aristophane, la cité aérienne, s'isoler de la terre, de l'eau, et bâtir dans les airs.

Ceci est un coup de génie. Et pour le faire, il fallait le miracle des deux premières puissances qui soient au monde: de l'amour, de la peur.

De la peur la plus vive, de celle qui vous glace le sang: si, regardant dans un trou d'arbre, la tête noire et plate d'un froid reptile se lève et vous siffle au visage, homme et fort, vous tremblez.

Combien plus doit frémir, s'abîmer d'épouvante la faible créature désarmée, prise en son nid, et sans pouvoir se servir de ses ailes!

La découverte de la ville aérienne s'est faite au pays des serpents.

L'Afrique, terre des monstres, dans les horribles sécheresses, les voit couvrir la terre. L'Asie, sur son brûlant rivage de Bombay, dans ses forêts où le limon fermente, les fait pulluler et grossir; se gonfler de venin. Aux Moluques, ils sont innombrables.

De là l'inspiration de la Loxia pensilis (gros-bec des Philippines). Tel est le nom du grand artiste.

Il choisit un bambou, tout près des eaux. Aux branches de cet arbre, il suspend délicatement des filaments de plantes. D'avance, il sait le poids du nid, et ne se trompe pas. Aux filaments, il attache une à une (ne s'appuyant sur rien et travaillant en l'air) des herbes assez dures. L'ouvrage est infiniment long et fatigant; il suppose une patience, un courage infinis.

Le vestibule seul n'est pas moins qu'un cylindre de douze à quinze pieds qui pend sur l'eau, l'ouverture par en bas, de sorte qu'on entre en montant. L'extrémité d'en haut semble une gourde ou un sac gonflé, comme la cornue d'un chimiste. Parfois, cinq ou six cents nids semblables pendent à un seul arbre.

Voilà ma ville aérienne, non rêvée et fantastique, comme celle d'Aristophane, mais certaine, réalisée, répondant aux trois conditions, sûre du côté de l'eau et de la terre, même inaccessible aux brigands de l'air par ses étroites ouvertures, où l'on n'entre qu'en montant avec tant de difficulté.

Maintenant, ce qu'on dit à Colomb quand il défia de faire tenir un œuf debout, vous le direz peut-être à l'ingénieux oiseau pour sa cité suspendue. Vous lui direz: «C'était bien simple.» À quoi l'oiseau répondra, comme Colomb: «Que ne le trouviez-vous?»

ÉDUCATION

Voilà donc le nid fait, et garanti par tous les moyens de prudence qu'a pu trouver la mère. Elle s'arrête sur son œuvre finie, et rêve l'hôte nouveau qu'il contiendra demain.

À ce moment sacré, ne devons-nous pas, nous aussi, réfléchir, et nous demander ce que contient ce cœur de mère?

Une âme? oserons-nous dire que cette ingénieuse architecte, cette mère tendre ait une âme?

Bien des personnes, du reste, fort sensibles et fort sympathiques, se récrieraient, repousseraient cette idée si naturelle comme une scandaleuse hypothèse.

Leur cœur les y mènerait; leur esprit les en éloigne, du moins leur éducation, telle idée qu'on a de bonne heure imposée à leur esprit.

Les bêtes ne sont que des machines, des automates mécaniques; ou, si l'on croit voir en elles des lueurs de sensibilité et de raison, c'est le pur effet de l'instinct. Mais l'instinct, qu'est-ce que c'est? Je ne sais quel sixième sens qui ne se définit pas, qui a été mis en elles, non acquis par elles-mêmes, force aveugle qui agit, construit et fait mille choses ingénieuses, sans qu'elles en aient conscience, sans que leur activité personnelle y soit pour rien.

S'il en est ainsi, cet instinct sera une chose invariable, et ses œuvres seront choses immuablement régulières, que le temps ni les circonstances ne diversifieront jamais.

Les esprits indifférents, distraits, occupés ailleurs, qui n'ont pas le temps d'observer, recevront ceci sur parole. Pourquoi pas? Au premier coup d'œil, tels actes des animaux, telles œuvres aussi, paraissent à peu près régulières. Pour en juger autrement, peut-être il faudrait plus d'attention, de suite, de temps et d'étude, que la chose n'en vaut la peine.

Ajournons cette dispute, et voyons l'objet lui-même. Prenons le plus humble exemple, un exemple individuel; faisons appel à nos yeux, à notre observation propre, telle que chacun peut la faire avec le sens le plus vulgaire.

Qu'on me permette de donner ici bonnement et simplement le journal de ma serine Jonquille, comme je l'écrivis heure par heure à la naissance de son premier enfant; journal très-exact, et, bref, acte de naissance authentique:

«Il faut dire d'abord que Jonquille était née en cage et n'avait pas vu faire de nid. Dès que je la vis agitée de sa maternité prochaine, je lui ouvris souvent la porte, et la laissai libre de recueillir dans l'appartement les éléments de la couche dont aurait besoin le petit. Elle les ramassait en effet, mais sans savoir les employer. Elle les réunissait, les poussait et les fourrait dans quelque coin de la cage. Il était très-évident que l'art de la construction n'était point inné en elle, que (tout comme l'homme) l'oiseau ne sait pas sans avoir appris.

«Je lui donnai le nid tout fait, du moins la petite corbeille qui fait la charpente et les murs de la construction. Elle fit alors le matelas, et feutra tellement quellement les parois. Elle couva ensuite son œuf pendant seize jours avec une persévérance, une ferveur, une dévotion maternelle étonnantes, sortant à peine quelques minutes par jour de cette position si fatigante, et seulement lorsque le mâle voulait bien la remplacer.

«Le seizième jour à midi, la coquille fut cassée en deux, et on vit ramper dans le nid de petites ailes sans plumes, de petits pieds, quelque chose qui travaillait à se dégager entièrement de l'enveloppe. Le corps était un gros ventre, arrondi comme une boule. La mère, avec de grands yeux, le cou en avant, les ailes frémissantes, du bord du panier, regardait l'enfant et me regardait aussi, comme en disant: N'approchez pas!

«Sauf quelques longs duvets aux ailes et à la tête, il était tout à fait nu.

«Ce premier jour, elle lui donna seulement à boire. Il ouvrait cependant déjà un bec fort raisonnable.

«De temps en temps, pour le faire mieux respirer, elle s'écartait un peu, puis le remettait sous son aile et le frictionnait délicatement.

«Le second jour, il mangea, mais une becquée fort légère, de mouron, bien préparée, apportée par le père d'abord, reçue par la mère et transmise par elle avec de petits cris. Vraisemblablement c'était moins nourriture que purgation.

«Tant que l'enfant a ce qu'il faut, elle laisse le père voler, aller et venir, vaquer à ses occupations. Mais dès que l'enfant demande, la mère, de sa plus douce voix, appelle le nourricier, qui remplit son bec, arrive en hâte et lui transmet l'aliment.

«Le cinquième jour, les yeux sont moins proéminents; le sixième au matin, des plumes percent le long des ailes, et le dos se rembrunit; le huitième, l'enfant ouvre les yeux quand on l'appelle, et commence à bégayer; le père hasarde de nourrir le petit lui-même. La mère prend des vacances et fait de fréquentes absences. Elle se pose souvent au bord, et contemple amoureusement son enfant. Mais celui-ci s'agite, sent le besoin du mouvement. Pauvre mère! dans bien peu il voudra t'échapper.

«Dans cette première éducation de la vie élémentaire et passive encore, comme dans la seconde (active, celle du vol), dont je parlerai, ce qui était évident, perceptible à chaque moment, c'est que tout était proportionné avec une prudence infinie à la chose la moins prévue, chose essentiellement variable, la force individuelle de l'enfant; les quantités, les qualités, le mode de la préparation alimentaire, les soins de réchauffement, de friction et de propreté, administrés avec une adresse et une attention de détails, nuancés selon l'occurence, tels que la femme la plus délicate, la plus prévoyante, y aurait à peine atteint.

«Quand je voyais son cœur battre avec violence, son œil s'illuminer en regardant son cher trésor, je disais: «Ferais-je autrement près du berceau de mon fils?»

Ah! si c'est là une machine, que suis-je moi-même? et qui prouve alors que je suis une personne? S'il n'y a pas là une âme, qui me répond de l'âme humaine? À quoi se fier donc alors? Et tout ce monde n'est-il pas un rêve, une fantasmagorie, si, des actes les plus personnels, les plus manifestement raisonnés et calculés, je dois conclure qu'il n'y a rien qu'absence de la raison, mécanisme, automatisme, une espèce de pendule qui joue la vie et la pensée!

Notez que notre observation portait sur un être captif qui opérait dans des circonstances fatales et déterminées de logement, de nourriture, etc., etc. Mais combien son action eût-elle été encore plus évidemment choisie, voulue et réfléchie, si tout cela s'était passé dans la liberté des forêts, où elle eût dû s'inquiéter de tant d'autres circonstances auxquelles la captivité la dispensait de songer! Je pense surtout aux soins de sécurité, qui pour l'oiseau sont peut-être les premiers dans la vie sauvage, et qui plus qu'aucune chose exercent et constatent son libre génie.

Cette première initiation à la vie, dont je viens de donner un exemple, est suivie de ce que j'appellerais l'éducation professionnelle; chaque oiseau a un métier.

Éducation plus ou moins laborieuse selon le milieu et les circonstances où est placée chaque espèce. Celle de la pêche, par exemple, est simple pour le manchot, qui, peu ingambe, a assez de peine pour mener le petit à la mer; sa grande nourrice l'attend et lui tient la nourriture prête; il n'a qu'à ouvrir le bec. Chez le canard, cette éducation est plus compliquée. J'observais, cet été, sur un étang de Normandie, une cane, suivie de sa couvée, qui donnait sa première leçon. Les nourrissons, attroupés, avides, ne demandaient qu'à vivre. La mère, docile à leurs cris, plongeait au fond de l'eau, rapportant quelque vermisseau ou un petit poisson qu'elle distribuait avec impartialité, ne donnant jamais deux fois de suite au même caneton.

Le plus touchant dans ce tableau, c'est que la mère, dont sans doute l'estomac réclamait aussi, ne gardait rien pour elle et semblait heureuse du sacrifice. Sa préoccupation visible était d'amener sa famille à faire comme elle, à disparaître intrépidement sous l'eau pour saisir la proie. D'une voix presque douce, elle sollicitait cet acte de courage et de confiance. J'eus le bonheur de voir l'un après l'autre chacun des petits plonger, peut-être en frémissant, au fond du noir abîme. L'éducation venait d'être achevée.

Éducation fort simple, et d'un des métiers inférieurs. Resterait à parler de celle des arts, de l'art du vol, de l'art du chant, de l'art architectural. Rien de plus compliqué que l'éducation de certains oiseaux chanteurs. La persévérance du père, la docilité des petits, sont dignes de toute admiration.

Et cette éducation s'étend au delà de la famille. Les rossignols, les pinsons, jeunes encore ou moins habiles, savent écouter et profiter auprès de l'oiseau supérieur qu'on leur donne pour maître. Dans les palais de Russie où on a ce noble goût oriental pour le chant de Bulbul, on voit parfois de ces écoles. Le maître rossignol, dans sa cage suspendue au centre d'une salle, a autour de lui ses disciples dans leurs cages respectives. On paye tant par heure pour qu'ils viennent écouter et prendre leçon. Avant que le maître chante, ils jasent entre eux, gazouillent, se saluent et se reconnaissent. Mais dès que le puissant docteur, d'un impérieux coup de gosier, comme d'une fine cloche d'acier, a imposé le silence, vous les voyez écouter avec une déférence sensible, puis timidement répéter. Le maître, avec complaisance, revient aux principaux passages, corrige, rectifie doucement. Quelques-uns alors s'enhardissent et, par quelques accords heureux, essayent de s'harmoniser à cette mélodie supérieure.

Une éducation si délicate, si variée, si compliquée, est-elle d'une machine, d'une brute réduite à l'instinct? Qui peut y méconnaître une âme?

Ouvrons les yeux à l'évidence. Laissons là les préjugés, les choses apprises et convenues. De quelque idée préconçue, de quelque dogme qu'on parte, on ne peut pas offenser Dieu en rendant une âme à la bête. Combien n'est-il pas plus grand s'il a créé des personnes, des âmes et des volontés, que s'il a construit des machines!

Laissez l'orgueil, et convenez d'une parenté qui n'a rien dont rougisse une âme pieuse. Que sont ceux-ci? ce sont vos frères.

Que sont-ils? des âmes ébauchées, des âmes spécialisées encore dans telles fonctions de l'existence, des candidats à la vie plus générale et plus vastement harmonique où est arrivée l'âme humaine.

Y viendront-ils? et comment? Dieu s'est réservé ces mystères.

Ce qui est sûr, c'est qu'il les appelle, eux aussi, à monter plus haut.

Ceux-ci sont, sans métaphore, les petits enfants de la nature, nourrissons de la Providence, qui s'essayent à sa lumière pour agir, penser, qui tâtonnent, mais peu à peu iront plus loin.

ô pauvre enfantelet! du fil de tes pensées
L'échevelet n'est encor débrouillé...

Âmes d'enfants, en réalité; mais, bien plus que celles des enfants de l'homme, douces, résignées et patientes. Voyez dans quelle débonnaireté muette la plupart supportent (comme nos chevaux) les mauvais traitements, les coups, les blessures! Tous savent porter la maladie, tous la mort. Ils s'en vont à part, s'enveloppent de silence, se couchent et se cachent; cette douceur leur sert souvent des remèdes les plus efficaces. Sinon, ils acceptent leur sort, passent comme s'ils s'endormaient.

Aiment-ils autant que nous? Comment en douter, quand on voit les plus timides devenir tout à coup héroïques pour défendre leurs petits et leur famille? Le dévouement de l'homme qui brave la mort pour ses enfants, vous le retrouverez tous les jours chez le tyran, chez le martin, qui non-seulement résiste à l'aigle, mais le poursuit avec une fureur héroïque.

Voulez-vous voir deux choses étonnamment analogues? Regardez d'une part la femme au premier pas de l'enfant, et d'autre part l'hirondelle au premier vol du petit.

C'est la même inquiétude, les mêmes encouragements, les exemples et les avis, la sécurité affectée, au fond la peur, le tremblement... «Rassure-toi... rien n'est plus facile.» En réalité, les deux mères frémissent intérieurement.

Les leçons sont curieuses. La mère se lève sur ses ailes; il regarde attentivement et se soulève un peu aussi. Puis, vous la voyez voleter; il regarde, agite ses ailes... Tout cela va bien encore, cela se fait dans le nid... La difficulté commence pour se hasarder d'en sortir. Elle l'appelle, elle lui montre quelque petit gibier tentant, elle lui promet récompense, elle essaye de l'attirer par l'appât d'un moucheron.

Le petit hésite encore. Et mettez-vous à sa place. Il ne s'agit pas ici de faire un pas dans une chambre, entre la mère et la nourrice, pour tomber sur des coussins. Cette hirondelle d'église, qui professe au haut de sa tour la première leçon de vol, a peine à enhardir son fils, à s'enhardir peut-être elle-même à ce moment décisif. Tous deux, j'en suis sûr, du regard plus d'une fois mesurent l'abîme et regardent le pavé... Pour moi, je vous le déclare, le spectacle est grand, émouvant. Il faut qu'il croie sa mère, il faut qu'elle se fie à l'aile du petit si novice encore... Des deux côtés, Dieu exige un acte de foi, de courage. Noble et sublime point de départ!... Mais il a cru, il est lancé, et il ne retombera pas. Tremblant, il nage soutenu du paternel souffle du ciel, des cris rassurants de sa mère... Tout est fini... Désormais, il volera indifférent par les vents et par les orages, fort de cette première épreuve où il a volé dans la foi.

LE ROSSIGNOL, L'ART et L'INFINI.

Le célèbre Pré-aux-Clercs, aujourd'hui marché Saint-Germain, est, comme on sait, le dimanche, le marché aux oiseaux de Paris. Lieu curieux à plus d'un titre. C'est une vaste ménagerie, fréquemment renouvelée, musée mobile et curieux de l'ornithologie française.

D'autre part, un tel encan d'êtres vivants, après tout, de captifs dont un grand nombre sentent vivement la captivité, d'esclaves que le marchand montre, vend et fait valoir plus ou moins adroitement, rappelle indirectement les marchés de l'Orient, les encans d'esclaves humains. Les esclaves ailés, sans savoir nos langues, n'expriment pas moins clairement la pensée de l'esclavage, les uns nés ainsi, résignés, ceux-là sombres et muets, rêvant toujours la liberté. Quelques-uns paraissent s'adresser à vous, vouloir arrêter le passant, ne demander qu'un bon maître. Que de fois nous vîmes un chardonneret intelligent, un aimable rouge-gorge, nous regarder tristement, mais d'un regard non équivoque qui disait: «achète-moi!»

Un dimanche de cet été, nous y fîmes une visite que nous n'oublierons jamais. Le marché n'était pas riche, encore moins harmonieux: les temps de mue et de silence avaient commencé. Nous n'en fûmes pas moins saisi et vivement intéressé de la naïve attitude de quelques individus. Le chant, le plumage, ces deux hauts attributs de l'oiseau, préoccupent ordinairement, et empêchent d'observer leur vive et originale pantomime. Un seul, le moqueur d'Amérique, a le génie du comédien, marquant tous ses chants d'une mimique strictement appropriée à leur caractère et souvent très-ironique. Nos oiseaux n'ont pas cet art singulier; mais, sans art et à leur insu, ils expriment, par des mouvements significatifs, souvent pathétiques, ce qui traverse leur esprit.

Ce jour, la reine du marché était une fauvette à tête noire, oiseau artiste de grand prix, mis à part dans l'étalage, au-dessus des autres cages, et comme un bijou sans pair. Elle voletait, svelte et charmante; en elle tout était grâce. Formée à la captivité dans une longue éducation, elle semblait ne regretter rien, et ne pouvait donner à l'âme que des impressions douces, heureuses. C'était visiblement un être tout suave, et si harmonique de chant et de mouvement, qu'en la voyant se mouvoir, je croyais l'entendre chanter.

Plus bas, bien plus bas, dans une étroite cage, un oiseau un peu plus gros, fort inhumainement resserré, donnait une impression bizarre et toute contraire. C'était un pinson, et le premier que j'aie vu aveugle. Nul spectacle plus pénible. Il faut avoir une nature étrangère à toute harmonie, une âme barbare, pour acheter par une telle vue le chant de cette victime. Son attitude tourmentée, laborieuse, me rendait son chant douloureux. Le pis, c'est qu'elle était humaine: elle rappelait les tours de tête et d'épaules disgracieux que se donnent souvent les myopes ou les hommes devenus aveugles. Tel n'est jamais l'aveugle-né. Dans un effort violent, mais constant, devenu un tic, la tête inclinée à droite, de ses yeux vides, il cherchait la lumière. Le cou tendait à rentrer dans les épaules et se gonflait comme pour y prendre plus de force, cou tors, épaules un peu bossues. Ce malheureux virtuose, qui chantait quand même, contrefait et déformé, eût été une image basse des laideurs de l'esclave artiste, s'il n'eût été ennobli par cet indomptable effort de poursuivre la lumière, la cherchant toujours en haut, et puisant toujours son chant dans l'invisible soleil qu'il avait gardé dans l'esprit.

Médiocrement éducable, cet oiseau répète, d'un merveilleux timbre d'acier, la chanson de son bois natal, et de l'accent particulier du canton où il est né: autant de dialectes de pinsons que de cantons différents. Il se reste fidèle à lui-même; il ne chante que son berceau, et cela d'une même note, mais d'une âpre passion, d'une émulation extraordinaire. Mis en face d'un rival, il la redira huit cents fois de suite; parfois, il en meurt. Je ne m'étonne pas que les belges célèbrent avec passion les combats de ce héros du chant national, du chantre de leurs forêts d'Ardennes, décernent des prix, des couronnes, même des arcs de triomphe à ces dévouements suprêmes, qui donnent la vie pour la victoire.

Plus bas encore que le pinson, et dans une misérable cage fort petite, peuplée pêle-mêle d'une demi-douzaine d'oiseaux de tailles fort différentes, on me montra un prisonnier que je n'aurais pas distingué, un jeune rossignol pris le matin même. L'oiseleur, par un habile machiavélisme, avait mis le triste captif dans un monde de petits esclaves fort gais et déjà tout faits à la réclusion. C'étaient de jeunes troglodytes, nés en cage et récemment; il avait fort bien calculé que la vue des jeux de l'enfance innocente trompe parfois les grandes douleurs.

Grande évidemment, immense était celle-ci, plus frappante qu'aucune de celles que nous exprimons par les larmes. Douleur muette, enfermée en soi, qui ne voulait que ténèbres. Il était au plus loin reculé dans l'ombre, au fond de la cage, caché à demi au fond d'une petite mangeoire, se faisant gros et gonflé de ses plumes un peu hérissées, fermant les yeux, sans les ouvrir même quand il était heurté dans les jeux folâtres, indiscrets, de ces petits turbulents qui se poussaient souvent sur lui. Visiblement, il ne voulait ni voir, ni entendre, ni manger, ni se consoler. Ces ténèbres volontaires, je le sentais bien, étaient, dans sa cruelle douleur, un effort pour ne pas être, un suicide intentionnel. D'esprit, il embrassait la mort, et mourait, autant qu'il pouvait, par la suspension des sens et de toute activité extérieure.

Notez que, dans cette attitude, il n'y avait rien de haineux, rien d'amer, rien de colérique, rien de ce qui eût rappelé son voisin, l'âpre pinson, dans son attitude d'effort si violente et si tourmentée. Même l'indiscrétion des oiseaux enfants qui, sans souci ni respect, se jetaient par moments sur lui, ne tirait de lui aucune marque d'impatience. Il disait visiblement: «Qu'importe à celui qui n'est plus?» Quoique ses yeux fussent fermés, je n'en lisais pas moins en lui. Je sentais une âme d'artiste, toute douceur et toute lumière, sans fiel et sans dureté contre la barbarie du monde et la férocité du sort. Et c'est de cela qu'il vivait, c'est par là qu'il ne mourait pas, trouvant en lui, dans ce grand deuil, le tout-puissant cordial inhérent à sa nature: la lumière intérieure, le chant. Ces deux mots disent même chose en langue de rossignol.

Je compris qu'il ne mourait pas, parce qu'alors même, malgré lui, malgré ce goût de la mort, il ne laissait pas de chanter. Son cœur chantait le chant muet que j'entendais parfaitement:

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