L'oiseau
La libertà...
la liberté!... Laissez-moi, que je pleure!
Je ne m'étais pas attendu à retrouver là ce chant qui jadis, par une autre bouche (une bouche qui ne s'ouvrira plus), m'avait déjà mordu le cœur, et mis là une blessure que le temps n'effacera pas.
Je demandais à son geôlier si l'on pouvait l'acheter. Cet homme rusé me répondit qu'il était trop jeune pour être vendu, qu'il ne mangeait pas encore (Page ) seul: chose fausse évidemment, car il n'était pas de l'année, mais il le gardait pour le vendre à l'hiver, lorsque la voix, revenue, lui donnerait un haut prix. Un tel rossignol né libre, qui seul est le vrai rossignol, a une bien autre valeur que celui qui naît en cage: il chante bien autrement, ayant connu la liberté, la nature et les regrettant. La meilleure part du génie du grand artiste est la douleur...
Artiste! J'ai dit ce mot, et je ne m'en dédis pas. Ce n'est pas une analogie, une comparaison de choses qui se ressemblent: non, c'est la chose elle-même.
Le rossignol, à mon sens, n'est pas le premier, mais le seul, dans le peuple ailé, à qui l'on doive ce nom.
Pourquoi? Seul il est créateur; seul il varie, enrichit, amplifie son chant, y ajoute des chants nouveaux. Seul, il est fécond et varié par lui-même; les autres le sont par l'enseignement et l'imitation. Seul, il les résume, les contient presque tous: chacun d'eux, des plus brillants, donne un couplet du rossignol.
Un seul oiseau avec lui, dans le naïf et le simple, atteint des effets sublimes: c'est l'alouette, fille du soleil. Et le rossignol aussi est inspiré de la lumière, tellement qu'en captivité, seul, privé d'amour, (Page ) elle suffit pour le faire chanter. Tenu quelque temps dans l'ombre, puis tout à coup rendu au jour, il délire d'enthousiasme, il éclate en hymnes. Il y a, toutefois, cette différence: l'alouette ne chante pas la nuit; elle n'a pas la mélodie nocturne, l'entente des grands effets du soir, la profonde poésie des ténèbres, la solennité de minuit, les aspirations d'avant l'aube, enfin ce poëme si varié qui nous traduit, nous dévoile, en toutes ses péripéties, un grand cœur plein de tendresse. L'alouette a le génie lyrique; le rossignol a l'épopée, le drame, le combat intérieur: de là une lumière à part. En pleines ténèbres, il voit dans son âme et dans l'amour; par moments, au delà, ce semble, de l'amour individuel, dans l'océan de l'Amour infini.
Comment ne pas l'appeler artiste? Il en a le tempérament au degré suprême où l'homme l'a lui-même rarement. Tout ce qui y tient, qualités, défauts, en lui surabonde. Il est sauvage et craintif, défiant, mais point du tout rusé. Il ne consulte point sa sûreté et ne voyage que seul. Il est ardemment jaloux, en émulation égal au pinson. «Il se crèverait à chanter,» dit un de ses historiens. Il s'écoute, il s'établit surtout où il y a écho, pour entendre et répondre. Nerveux à l'excès, on le voit, en captivité, tantôt dormir longtemps (Page ) le jour avec des rêves agités, parfois se débattre, veiller et se démener. Il est sujet aux attaques de nerfs, à l'épilepsie.
Il est bon, il est féroce. Je m'explique. Son cœur est tendre pour les faibles et les petits; donnez-lui des orphelins, il s'en charge, les prend à cœur; mâle et vieux, il les nourrit, les soigne attentivement, comme ferait une femelle. D'autre part il est extrêmement âpre à la proie, engloutissant et avide; la flamme qui brûle en lui et le tient presque toujours maigre lui fait constamment sentir le besoin du renouvellement: et c'est aussi une des raisons qui font qu'on le prend si aisément. Il suffit de tendre au matin, en avril et mai surtout, quand il s'épuise à chanter dans toute la longueur des nuits. À l'aurore, exténué, faible, avide, il se jette à l'aveugle sur l'appât. Il est d'ailleurs fort curieux; et, pour voir des objets nouveaux, il vient également se faire prendre.
Une fois pris, si l'on n'avait soin de lier ses ailes, ou plutôt de couvrir à l'intérieur et de matelasser le haut de sa cage, il se tuerait par sa violence effarée et ses mouvements.
Cette violence est extérieure. Au fond, il est doux et docile: c'est là ce qui le met si haut et le fait vraiment artiste. Il est non-seulement le plus inspiré, (Page ) mais le plus éducable, le plus civilisable, le plus laborieux.
C'est un spectacle de voir les petits autour du père, écouter attentivement, profiter, se former la voix, corriger peu à peu leurs fautes, leur rudesse de novices, assouplir leurs jeunes organes.
Mais combien plus curieux est-il de le voir se former lui-même, se juger, se perfectionner, s'écouter sur de nouveaux thèmes! Cette persévérance, ce sérieux, qui vient du respect de son art et d'une religion intérieure, c'est la moralité de l'artiste, son sacre divin, qui le met à part, ne permettant pas de le confondre avec le vain improvisateur, dont le babil sans conscience est un simple écho de la nature.
Ainsi l'amour et la lumière sont sans doute son point de départ; mais l'art même, l'amour du beau, confusément entrevus et très-vivement sentis, sont un second aliment qui soutient son cœur et lui donne un souffle nouveau. Et cela est sans limites, un jour ouvert sur l'infini.
La vraie grandeur de l'artiste, c'est de dépasser son objet, et de faire plus qu'il ne veut, et tout autre chose, de passer par-dessus le but, de traverser le possible, et de voir encore au delà.
De là de grandes tristesses, une source intarissable (Page ) de mélancolie; de là le ridicule sublime de pleurer les malheurs qu'il n'a jamais eus. Les autres oiseaux s'en étonnent et lui demandent parfois ce qu'il a, ce qu'il regrette. Heureux, libre en sa forêt, il ne leur répond pas moins par ce que, dans son silence, chantait mon captif:
SUITE DU ROSSIGNOL.
Les temps de silence ne sont pas stériles pour le rossignol: il se recueille et réfléchit; il couve les chants qu'il entendit ou qu'il essaya lui-même; il les modifie et les améliore avec un goût, un tact parfait. Aux fausses notes d'un maître ignorant, il substitue des variantes harmoniques, ingénieuses. L'air imparfait qu'on lui apprit, et qu'il n'avait pas répété, il le reproduit alors; mais vraiment sien, approprié à son génie et devenu une mélodie de rossignol.
«Ne vous découragez pas, dit un vieil et naïf auteur, si le jeune oiseau ne veut pas répéter votre leçon et continue à gazouiller; bientôt il vous fera voir qu'il n'a pas perdu la mémoire des leçons reçues (Page ) pendant l'automne et l'hiver, temps propre à méditer, par la longueur des nuits; il les redira au printemps.»
Il est fort intéressant de suivre pendant l'hiver les pensées du rossignol dans la cage obscure, enveloppée de drap vert qui trompe un peu son regard et lui rappelle sa forêt. Dès décembre, il commence à rêver tout haut, à discourir, à décrire en notes émues ce qui se passe devant son esprit, les objets absents, aimés. Peut-être oublie-t-il alors qu'il n'a pas pu émigrer, et se croit-il arrivé en Afrique ou en Syrie, aux contrées d'un meilleur soleil. Peut-être il le voit, ce soleil; il voit refleurir la rose, il recommence pour elle, au dire des poëtes de la Perse, son hymne de l'impossible amour (Ô soleil, ô mer, ô rose!... Rückert).
Moi, je croirai simplement que ce chant noble et pathétique, d'un accent si élevé, n'est autre chose que lui-même, sa vie d'amour et de combat, son drame de rossignol. Il voit les bois, l'objet aimé qui les transfigure; il voit sa vivacité tendre, et mille grâces de la vie ailée, que la nôtre ne peut percevoir. Il lui parle, elle lui répond; il se charge de deux rôles, à la grande voix mâle et sonore, réplique par de doux petits cris. Quoi encore? Je ne fais nul doute que déjà ne lui apparaisse le ravissement (Page ) de sa vie, la tendre intimité du nid, la pauvre petite maison qui aurait été son ciel... Il s'y croit, il ferme les yeux, complète cette illusion. L'œuf est éclos, le miracle de son Noël en est sorti, son fils, le futur rossignol, déjà grand et mélodieux; il écoute avec extase, dans la nuit de sa cage sombre, la future chanson de son fils.
Tout cela, bien entendu, dans une confusion poétique, où les obstacles, les combats coupent et troublent la fête d'amour. Nul bonheur ici-bas n'est pur: un tiers survient; le captif tout seul s'anime et s'irrite; il lutte manifestement contre l'adversaire invisible, l'autre, l'indigne rival qui est présent à son esprit.
La scène se passe en lui, comme elle aurait lieu au printemps, quand les mâles reviennent, vers mars ou avril, avant le retour des femelles, décidés à régler entre eux leur grand duel de jalousie. Dès qu'elles seront revenues, tout doit être calme et tranquille, rien qu'amour, douceur et paix. Ce combat dure quinze jours; et si elles reviennent plus tôt, mortel est l'effort; l'histoire de Roland se réalise à la lettre: il sonna de son cor d'ivoire jusqu'à extinction de force et de vie. Eux aussi, ils chantent jusqu'au dernier souffle, à mort; ils veulent l'emporter ou mourir.
S'il est vrai, comme on assure, que les amants (Page ) soient deux fois, trois fois plus nombreux que les amantes, on conçoit la violence de cette brûlante émulation: c'est là la première étincelle, peut-être, et le secret de leur génie.
Le sort du vaincu est affreux, pire que la mort. Il faut qu'il fuie, qu'il quitte le canton, le pays, qu'il aille se faire commensal des tribus d'oiseaux inférieurs, que du chant il tombe au patois, qu'il s'oublie et se dégrade, vulgarisé chez ce peuple vulgaire, peu à peu ne sachant plus ni sa langue ni la leur, nulle langue. On trouve parfois de ces exilés qui n'ont plus que figure de rossignol.
Le rival chassé, rien n'est fait. Il faut plaire, il faut la fléchir. Beau moment, douce inspiration du nouveau chant qui touchera ce petit cœur fier et sauvage, et lui fera pour l'amour abandonner la liberté! L'épreuve que, dans d'autres espèces, la femelle impose, c'est d'aider à creuser ou bâtir le nid, de montrer qu'on est habile, qu'on prendra la famille à cœur. L'effet est parfois admirable. Le pic, comme nous avons vu, d'ouvrier devient artiste, et de charpentier sculpteur. Mais hélas! Le rossignol n'a pas cette adresse, il ne sait rien faire. Le moindre des petits oiseaux est cent fois plus adroit que lui du bec, de l'aile et de la patte; il n'a que la voix, qu'il s'en serve: là va éclater sa puissance, là il sera irrésistible; d'autres pourront (Page ) montrer leurs œuvres, mais son œuvre à lui, c'est lui-même: il se montre, il se révèle; il apparaît grand et sublime.
Je ne l'ai jamais entendu dans ce moment solennel sans croire que non-seulement il devait la toucher au cœur, mais qu'il pouvait la transformer, l'ennoblir et l'élever, lui transmettre un haut idéal, mettre en elle le rêve enchanté d'un sublime rossignol qui naîtrait de leurs amours.
C'est son incubation, à lui; il couve le génie de l'amante, la féconde de poésie, l'aide à se créer en pensée celui qu'elle va concevoir. Tout germe est une idée d'abord.
Résumons. Jusqu'ici, nous avons pu compter trois chants:
Le drame du chant de combat, avec ses alternatives de dépit, d'orgueil, de bravade, d'âpres et jalouses fureurs.
Le chant de sollicitation, de tendre et douce prière, mais mêlé de fiers mouvements d'impatience presque impérieuse, où visiblement le génie s'étonne d'être encore méconnu, s'irrite et gémit du retard, en revenant vite pourtant à la plainte respectueuse.
Enfin, vient le chant du triomphe: Je suis vainqueur, je suis aimé, le roi, le Dieu, et le seul... Créateur... Dans ce dernier mot est l'intensité de la (Page ) vie et de l'amour; car c'est surtout elle qu'il crée, y mirant et réfléchissant son génie, et la transformant, de sorte qu'il n'y ait plus en elle un mouvement, un trouble, un frémissement d'aile qui ne soit sa mélodie, à lui, devenue visible dans cette grâce enchantée.
De là le nid, l'œuf et l'enfant. Tout cela, c'est la chanson réalisée et vivante. Et voilà pourquoi il ne s'éloigne pas d'un moment pendant le travail sacré de l'incubation. Il ne se tient pas dans le nid, mais sur une branche voisine, un peu plus élevée. Il sait à merveille que la voix agit bien plus à distance. De ce poste supérieur, le tout-puissant magicien continue de fasciner et de féconder le nid, il coopère au grand mystère, et du chant, du cœur, du souffle, de tendresse et de volonté, il engendre encore.
C'est alors qu'il faut l'entendre, l'entendre dans sa forêt, participer aux émotions de cette puissance fécondante, la plus propre à révéler peut-être, à faire saisir ici-bas le grand Dieu caché qui nous fuit. Il recule à chaque pas devant nous, et la science ne fait que mettre un peu plus loin le voile où il se dérobe. «Le voici, disait Moïse, qui passe, je l'ai vu par derrière.»—«N'est-ce pas lui, disait Linné, qui passe? je l'ai vu de profil.» Et moi, je ferme les yeux; je le sens d'un cœur ému, je le (Page ) sens qui glisse en moi dans une nuit enchantée par la voix du rossignol.
Rapprochez-vous, c'est un amant; mais éloignez-vous, c'est un dieu. La mélodie ici vibrante et d'un brûlant appel aux sens, là-bas grandit et s'amplifie par les effets de la brise; c'est un chant religieux qui emplit toute la forêt. De près, il s'agissait du nid, de l'amante, du fils qui doit naître; mais, de loin, autre est cette amante, autre est le fils; c'est la Nature, mère et fille, amante éternelle, qui se chante et se célèbre; c'est l'infini de l'Amour qui aime en tous et chante en tous; ce sont les attendrissements, les cantiques, les remercîments, qui s'échangent de la terre au ciel.
«Enfant, j'avais senti cela dans nos campagnes du midi, dans les belles nuits étoilées, près de la maison de mon père. Plus tard, je le sentis mieux, spécialement près de Nantes, dans ce verger solitaire dont on a parlé plus haut. Les nuits, moins étincelantes, étaient légèrement gazées d'une brume tiède, à travers laquelle les étoiles discrètement envoyaient de doux regards. Un rossignol nichait à terre, dans un lieu bien peu caché, sous mon cèdre, parmi des pervenches. Il commençait vers minuit, et continuait jusqu'à l'aube, heureux, visiblement fier, de veiller seul, de remplir (Page ) de sa voix ce grand silence. Personne ne l'interrompait, sauf, vers le matin, le coq, être d'un monde différent, étranger aux chants des esprits, mais exacte sentinelle, qui se sentait obligée, pour avertir le travailleur, de chanter l'heure en conscience.
«L'autre persistait quelque temps, semblant dire, comme Juliette à Roméo: «Non, ce n'est pas l'aube encore.»
«Son établissement près de nous montrait qu'il ne nous craignait guère, qu'il avait un sentiment de la sécurité profonde qu'il pouvait avoir à côté de deux ermites du travail, très-occupés, très-bienveillants, et, non moins que l'ermite ailé, pleins de leur chant et de leur rêve. Nous pouvions le voir à notre aise, ou voleter en famille, ou soutenir des duels de chant avec un orgueilleux voisin, qui parfois venait le braver. À la longue, nous lui devenions, je crois, plutôt agréables, comme auditeurs assidus, amateurs, connaisseurs peut-être. Le rossignol a besoin d'être apprécié, applaudi; il estime visiblement l'oreille attentive de l'homme, et comprend très-bien son admiration.
«Je le vois encore près de moi, à dix ou quinze pas au plus, sautillant et avançant à mesure que je marchais, observant la même distance, de manière (Page ) à rester hors de portée, mais à même d'être entendu et admiré.
«Le costume qu'ils vous voient n'est nullement indifférent. J'ai remarqué qu'en général les oiseaux n'aiment pas le noir, et qu'ils en ont peur. J'étais vêtue à sa guise, de blanc nuancé de lilas, avec un chapeau de paille orné de quelques bluets. Par minute, je le voyais fixer sur moi son œil noir, d'une vivacité singulière, farouche et doux, quelque peu fier, qui disait visiblement: «Je suis libre et j'ai des ailes; contre moi tu ne peux rien. Mais je veux bien chanter pour toi.»
«Nous eûmes de très-grands orages au temps des couvées, et, dans l'un, la foudre tomba près de nous. Nulle scène plus émouvante que l'approche de ces moments: l'air manque; les poissons remontent pour respirer quelque peu; la fleur se courbe languissante: tout souffre, et les larmes viennent. Je voyais bien que lui aussi il était à l'unisson. De sa poitrine oppressée, autant que l'était la mienne, une sorte de rauque soupir s'arrachait comme un cri sauvage.
«Mais le vent, tout à coup levé, vint s'engouffrer dans nos bois; les plus grands arbres pliaient, et le cèdre même. Des torrents fondirent, tout nagea. Que devint le pauvre nid, ouvert, à terre, sans abri que la feuille de pervenche. Il échappa; (Page ) car je vis, avec le soleil reparu, dans l'air épuré, mon oiseau plus gai que jamais, qui volait le cœur plein de chant. Tout le peuple ailé chantait la lumière, mais lui bien plus que les autres. Sa voix de clairon était revenue. Je le voyais sous mes fenêtres, l'œil en feu et le sein gonflé, s'enivrant du même bonheur qui faisait palpiter le mien.
«Douce alliance des âmes, comment n'est-elle pas partout, entre nous et nos frères ailés, entre l'homme et l'universalité de la nature vivante?»
CONCLUSION.
Au moment où j'allais écrire la conclusion de ce livre, notre illustre maître arrive de ses grandes chasses d'automne. Toussenel m'apporte un rossignol.
Je lui avais demandé de m'aider de ses conseils, de me guider dans le choix d'un rossignol chanteur. Il n'écrit pas, mais il vient; il ne conseille pas, il cherche, trouve, donne, réalise mon rêve... À coup sûr, voilà l'amitié.
Bienvenu sois-tu, oiseau, et pour la chère main qui t'apporte, et pour toi-même, pour ta muse sacrée, le génie qui réside en toi!
Voudrais-tu bien chanter pour moi, et, par ta puissance d'amour et de paix, harmoniser un cœur troublé de la cruelle histoire des hommes?
(Page ) Ce fut un événement de famille, et nous établîmes le pauvre artiste prisonnier dans une embrasure de fenêtre, mais enveloppé d'un rideau: de sorte que, tout à la fois seul et en société, il s'habituât tout doucement à ses nouveaux hôtes, reconnût les lieux, vît bien qu'il était dans une maison sûre, bienveillante et pacifique.
Nul autre oiseau dans ce salon. Malheureusement mon rouge-gorge familier, qui vole libre dans mon cabinet, pénétra dans cette pièce. On s'en inquiéta d'autant moins qu'il voit toute la journée, sans s'en émouvoir, d'autres oiseaux, serins, bouvreuils, chardonnerets; mais la vue du rossignol le jeta dans un incroyable accès de fureur. Colérique et intrépide, sans regarder si l'objet de sa haine n'est pas deux fois plus gros que lui, il fond sur la cage du bec et des griffes; il eût voulu l'assassiner. Cependant le rossignol poussait des cris de terreur; d'une voix lamentable et rauque, il appelait au secours. L'autre, arrêté par les barreaux, mais fixé des griffes tout près sur le cadre d'un tableau, grinçait, sifflait, petillait (ce mot populaire rend seul l'âcre petit cri), en le perçant de son regard. Il disait ceci mot à mot:
«Roi du chant, que viens-tu faire?... N'est-ce pas assez que dans les bois ta voix, impérieuse et (Page ) absorbante, fasse taire toutes nos chansons, supprime nos airs à demi-voix, et seule emplisse le désert?... Tu viens encore me prendre ici cette nouvelle existence que je me suis faite, ce bocage artificiel où je perche tout l'hiver, bocage dont les rameaux sont des planches de bibliothèque, dont les livres sont les feuilles!... Tu viens partager, usurper l'attention dont j'étais l'objet, la rêverie de mon maître et le sourire de ma maîtresse!... Malheur à moi! j'étais aimé!»
Le rouge-gorge, en réalité, arrive à un haut degré d'intimité avec l'homme. L'habitude d'un long hiver me prouve qu'il préfère de beaucoup la société humaine à celle de son espèce. Il participe en notre absence au petit bavardage des oiseaux de volière; mais, dès que nous arrivons, il les quitte, et curieusement revient se placer devant nous, reste avec nous, semble dire: «Vous voilà donc! Mais où avez-vous été?... Et pourquoi donc si longtemps délaissez-vous la maison?»
L'invasion du rouge-gorge, que nous oubliâmes bientôt, n'était pas oubliée, ce semble, de sa craintive victime. Le malheureux rossignol voletait toujours d'un air d'effroi, et rien ne le rassurait.
On avait soin cependant que personne n'en approchât. Sa maîtresse avait pris sur elle les soins (Page ) nécessaires. La mixture particulière qui peut seule alimenter ce brûlant foyer de vie (le sang, le chanvre et le pavot) fut faite consciencieusement. Sang et chair, c'est la substance; le chanvre est l'herbe de l'ivresse; mais le pavot la neutralise. Le rossignol est le seul être à qui il faille incessamment verser le sommeil et les songes.
Mais tout cela était inutile. Deux jours ou trois se passèrent dans une violente agitation et une abstinence de désespoir. J'étais triste et plein de remords. Moi, ami de la liberté, j'avais pourtant un prisonnier, un prisonnier inconsolable!... Ce n'était pas sans scrupule que j'avais eu l'idée d'avoir à moi un rossignol, jamais, pour le simple plaisir, je ne m'y serais décidé. Je savais bien que la vue seule d'un tel captif, profondément sensible à la captivité, était un sujet permanent de mélancolie. Mais comment le délivrer? la question de l'esclavage est de toutes la plus difficile; le tyran en est puni par l'impossibilité d'y porter remède. Mon captif, qui, avant de venir chez moi, avait déjà deux ans de cage, n'a plus l'aile, ni l'industrie de chercher sa nourriture; l'eût-il, il ne pourrait plus revenir chez les oiseaux libres. Dans leur fière république, quiconque a été esclave, quiconque a été en cage et n'est pas mort de douleur, est impitoyablement condamné et exécuté.
(Page ) Nous ne serions pas sortis aisément de cet état, si le chant n'était venu à notre secours. Un chant doux, peu varié, chanté à distance, surtout un peu avant le soir, parut le prendre et le gagner. Quand seulement on le regardait, il écoutait moins, s'agitait; mais quand on ne regardait pas, il venait au bord de la cage, tendait son long cou de biche (d'un charmant gris de souris), dressait par moments la tête, le corps restant immobile, avec un œil vif, curieux. Visiblement avide, il dégustait, savourait cette douceur inattendue avec recueillement, avec une attention délicate et sentie.
Cette même avidité, il l'eut un moment après pour les aliments. Il voulut vivre, dévora le pavot, l'oubli...
Les chants de femme, Toussenel l'avait dit, sont ce qui les attache le plus, non pas l'ariette légère d'une fillette étourdie, mais une mélodie douce et triste. La sérénade de Schubart a particulièrement effet sur celui-ci. Il semble s'être senti et reconnu dans cette âme allemande aussi tendre que profonde.
La voix cependant ne lui revient pas. Il avait commencé son chant de décembre, quand il a été transporté ici. Les émotions du transport, le changement de lieu, de personne, l'inquiétude où il a été (Page ) de sa nouvelle condition, surtout le salut féroce, l'attentat du rouge-gorge, l'ont trop profondément ému. Il se calme, ne nous en veut plus, mais la muse, si violemment interrompue, se tait encore; elle ne s'éveillera qu'au printemps.
Maintenant il sait certainement que la personne qui chante est loin de lui vouloir du mal; il l'accepte, apparemment comme un rossignol d'autre forme. Elle peut sans difficulté approcher, et même mettre la main dans la cage. Il regarde attentivement ce qu'elle veut, mais ne remue pas.
La question curieuse pour moi, qui n'ai pas fait avec lui d'alliance musicale, était de savoir s'il m'accepterait aussi. Je ne montrai nul empressement indiscret, sachant que le regard seul, dans certains moments, le trouble. Je restais donc de longs jours attentif sur les vieux livres ou papiers du XIVe siècle, sans le regarder. Mais lui, il me regardait très-curieusement lorsque j'étais seul. Bien entendu que, sa maîtresse présente, il m'oubliait entièrement, j'étais annulé.
Il s'habituait ainsi à me voir sans inquiétude, comme un être inoffensif, pacifique, de peu de mouvement et de peu de bruit. Le feu dans l'âtre, et, près du feu, ce lecteur paisible, c'étaient, dans les absences de la personne préférée, dans les heures (Page ) silencieuses, quasi solitaires, l'objet de sa contemplation.
Je me hasardai hier, étant seul, d'approcher de lui, de lui parler comme je fais au rouge-gorge, et il ne s'agita pas, il ne parut pas troublé; il attendit paisiblement, avec un œil plein de douceur. Je vis que la paix était faite, et que j'étais accepté.
Ce matin, j'ai de ma main mis le pavot dans la cage, et il ne s'est point effrayé. On dira: «Qui donne, est le bienvenu.» Mais je tiens à constater que notre traité est d'hier, avant que j'eusse donné rien encore, et parfaitement désintéressé.
Voilà donc qu'en moins d'un mois, le plus nerveux des artistes, le plus craintif et le plus défiant des êtres, s'est réconcilié avec l'espèce humaine.
Preuve curieuse de l'union naturelle, du traité préexistant qui est entre nous et ces êtres instinctifs, que nous appelons inférieurs.
Ce traité, ce pacte éternel, que notre brutalité, nos inintelligences violentes n'ont pas pu déchirer encore, auquel ces pauvres petits reviennent si facilement, auquel nous reviendrons nous-mêmes, (Page ) lorsque nous serons vraiment hommes, c'est justement la conclusion où tout ce livre tendait et celle que j'allais écrire, quand le rossignol est entré, et le père au rossignol.
L'oiseau a été lui-même, dans cette amnistie facile qu'il nous donne à nous, ses tyrans, ma conclusion vivante.
Les voyageurs qui les premiers ont abordé dans des pays nouveaux où l'homme n'était jamais venu, rapportent unanimement que tous les animaux, mammifères, amphibies, oiseaux, ne fuyaient point, au contraire venaient plutôt les regarder avec un air de curiosité bienveillante, à quoi ils répondaient à coups de fusil.
Même aujourd'hui que l'homme les a si cruellement traités, les animaux, dans leurs périls, n'hésitent nullement à se rapprocher de lui.
L'ennemi antique et naturel de l'oiseau, c'est le serpent: pour les quadrupèdes, c'est le tigre. Et leur protecteur, c'est l'homme.
Du plus loin que le chien sauvage odore le tigre ou le lion, il vient se serrer près de nous.
De même l'oiseau, dans l'horreur que lui inspire (Page ) le serpent, quand il menace surtout sa couvée encore sans ailes, trouve le langage le plus expressif pour implorer l'homme, et pour le remercier s'il tue son ennemi.
Voilà pourquoi le colibri aime à nicher près de l'homme. Et c'est très-probablement pour le même motif que les hirondelles et les cigognes, dans les âges féconds en reptiles, ont pris l'habitude de loger chez nous.
Observation essentielle. On prend souvent pour défiance la fuite de l'oiseau et la crainte qu'il a de la main de l'homme. Cette crainte ne serait que trop juste. Mais lors même qu'elle n'existe pas, l'oiseau est un être infiniment nerveux, délicat, qui souffre à être touché.
Mon rouge-gorge, qui appartient à une espèce d'oiseau très-robuste et très-familière, qui approche sans cesse de nous, le plus près qu'il peut, et qui certes n'a aucune crainte de sa maîtresse, frémit de tomber sous la main. Le frôlement de ses plumes, le dérangement de son duvet, tout hérissé quand on l'a pris, lui est très-antipathique. La vue surtout de cette main qui avance et va le saisir, le (Page ) fait reculer instinctivement et sans qu'il en soit le maître.
Quand il s'attarde le soir, qu'il ne rentre pas dans sa cage, il ne refuse pas d'y être remis; mais plutôt que de se voir prendre, il tourne le dos, se cache dans un rideau ou dans un pli de la robe où il sait bien qu'on va le prendre infailliblement.
Tout cela n'est pas défiance.
L'art de la domestication n'irait pas loin, s'il n'était préoccupé que des utilités dont les animaux apprivoisés seront à l'homme.
Il doit sortir principalement de la considération de l'utilité dont l'homme peut être aux animaux;
De son devoir d'initier tous les hôtes de ce globe à une société plus douce, pacifique et supérieure.
Dans la barbarie où nous sommes encore, nous ne connaissons guère que deux états pour l'animal, (Page ) la liberté absolue ou l'esclavage absolu; mais il est des formes très-variées de demi-servage que les animaux d'eux-mêmes acceptent très-volontiers.
Le petit faucon du Chili (cernicula), par exemple, aime à demeurer chez son maître. Il va tout seul à la chasse, et, fidèle, revient chaque soir rapporter ce qu'il a pris et le manger en famille. Il a besoin d'être loué du père, flatté de la dame, caressé surtout des enfants.
L'homme, protégé jadis par les animaux, tant qu'il était si mal armé, s'est mis peu à peu en état de devenir leur protecteur, surtout depuis qu'il a la poudre et qu'il foudroie à distance les plus redoutés des êtres. Il a rendu aux oiseaux le service essentiel de diminuer infiniment le nombre des brigands de l'air.
Il peut leur en rendre un autre, non moins grand, celui d'abriter, la nuit, les espèces innocentes. La nuit! le sommeil! l'abandon complet aux chances les plus affreuses! Ô dureté de la Nature!... Mais elle s'est justifiée en mettant aussi ici-bas l'être prévoyant et industrieux qui, de plus (Page ) en plus, sera pour les autres une seconde providence.
Je sais une maison sur l'Indre, dit Toussenel, où les serres, ouvertes le soir, reçoivent tout honnête oiseau qui vient y chercher asile contre les dangers de la nuit, où celui qui s'est attardé frappe du bec en confiance. Contents d'être enfermés la nuit, sûrs de la loyauté de l'homme, ils s'envolent heureux au matin, et payent son hospitalité du spectacle de leur joie et de leurs libres chansons.
Je me garderai bien de parler de la domestication, lorsque mon ami, M. Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire, rouvre d'une manière si louable cette voie longtemps oubliée.
Un rapprochement suffit. L'antiquité nous a légué en ce genre le patrimoine admirable dont a vécu le genre humain: la domestication du chien, du cheval et de l'âne, du chameau, de l'éléphant, du bœuf, du mouton et de la chèvre, des gallinacées.
Quel progrès dans les deux mille ans qui viennent de s'écouler? Quelle acquisition nouvelle?
(Page ) Deux seulement, et légères à coup sûr: l'importation du dindon et du faisan de la Chine!
Nul effort direct de l'homme n'a agi pour le bien du globe autant que l'humble travail des modestes auxiliaires de la vie humaine.
Pour descendre à ce qu'on méprise si sottement, à la basse-cour, quand on voit les milliards d'œufs que font éclore les fours d'Égypte, ou dont notre Normandie charge des vaisseaux, des flottes, qui chaque année passent la Manche, on apprend à apprécier comment les petits moyens de l'économie domestique produisent les plus grands résultats.
Si la France n'avait pas le cheval, et que quelqu'un le lui donnât, une telle conquête serait pour elle plus que la conquête du Rhin, de la Belgique, de la Savoie; le cheval seul vaut trois royaumes.
Maintenant voici un animal qui représente à lui seul le cheval, l'âne, la vache, la chèvre, qui a toutes leurs utilités, et qui donne par-dessus une incomparable laine; animal dur et robuste, qui supporte le froid à merveille. On entend bien que je parle du lama, que M. Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire (Page ) s'efforce d'introduire ici avec une si louable persévérance. Tout semble se liguer à l'encontre: le beau troupeau de Versailles a péri par la malveillance; celui du Jardin des Plantes périra par l'étroitesse du local et l'humidité.
La conquête du lama est dix fois plus importante que la conquête de Crimée.
Mais, encore une fois, il faut à ce genre de transplantation une générosité de moyens, un ensemble de précautions, disons-le, une tendresse d'éducation, qui se trouvent réunies rarement.
Un mot ici, un petit fait, dont la portée n'est pas petite.
Un grand écrivain, qui ne fut point un savant, Bernardin de Saint-Pierre, avait dit qu'on ne réussirait pas à transplanter l'animal, si on n'importait à côté de lui le végétal auquel il est particulièrement sympathique. Ce mot passa comme tant d'autres vues qui font sourire les savants, et qu'ils appellent poésie.
Mais il n'a pas passé en vain pour un amateur (Page ) éclairé qui s'est fait ici, à Paris, une collection d'oiseaux vivants. Quelque soin qu'il prît, une perruche fort rare, qu'il avait acquise, restait obstinément stérile. Il s'informa du végétal dans lequel elle fait son nid, et donna commission au Havre pour qu'il lui fût apporté. Il ne put l'avoir vivant; il l'eut sans feuille, sans branche; un simple tronc mort. N'importe, l'oiseau, dans ce tronc creux, retrouva sa place ordinaire, ne manqua pas d'y faire son nid. Il aima et prit famille; il eut des œufs, il les couva, et maintenant il a des petits.
Recréer les circonstances d'habitation, de nourriture, l'entourage végétal, les harmonies de toute espèce, qui pourront tromper l'exilé et faire oublier la patrie, c'est chose non-seulement de science, mais d'ingénieuse invention.
Déterminer la mesure de liberté, de servage, d'alliance et de collaboration avec nous, dont chaque être est susceptible, c'est un des plus graves sujets qui puissent occuper.
Art nouveau, où l'on ne pénétrera pas sans un approfondissement moral, un affinement, une délicatesse (Page ) d'appréciation, qui commence à peine, et qui n'existera peut-être que quand la femme entrera dans la science, dont elle est exclue jusqu'ici.
Cet art suppose une tendresse infinie dans la justice et la sagesse.
ÉCLAIRCISSEMENTS.
Le principal éclaircissement pour un livre est incontestablement la formule qui le résume. La voici en peu de mots:
Ce livre a considéré l'oiseau en lui-même, et peu par rapport à l'homme.
L'oiseau, né plus bas que l'homme (ovipare, comme le reptile), a sur l'homme trois avantages qui sont sa mission spéciale:
I. L'aile, le vol, puissance unique, qui est le rêve de l'homme. Toute autre créature est lente. Près du faucon, de l'hirondelle, le cheval arabe est un limaçon.
II. Le vol même ne tient pas seulement à l'aile, mais à une puissance incomparable de respiration (Page ) et de vision. L'oiseau est proprement le fils de l'air et de la lumière.
III. Être essentiellement électrique, l'oiseau voit, sait et prévoit la terre et le ciel, les temps, les saisons. Soit par un rapport intime avec le globe, soit par une prodigieuse mémoire des localités, des routes, il est toujours orienté et toujours sait son chemin.
Il plane, il pénètre, il atteint ce que n'atteindrait jamais l'homme. Cela est sensible, surtout dans sa merveilleuse guerre contre le reptile et l'insecte.
Ajoutez le travail immense d'épuration continuelle que font certaines espèces de toute chose dangereuse, immonde. Si cette guerre et ce travail cessaient un seul jour, l'homme disparaîtrait de la terre.
Cette victoire de chaque jour du fils aimé de la lumière sur la mort, sur la vie meurtrière et ténébreuse, c'est le juste sujet du chant, de cet hymne de joie immense dont l'oiseau salue chaque aurore.
Mais avec le chant, l'oiseau a beaucoup d'autres langages. Comme l'homme, il jase, prononce, dialogue. Il est avec nous le seul être qui ait vraiment une langue. L'homme et l'oiseau sont le verbe du monde.
(Page ) L'oiseau, qui est un augure, se rapproche toujours de l'homme, qui toujours lui fait du mal. Il le devine et le pressent tel sans doute qu'il sera un jour, quand il sortira de la barbarie où nous le voyons encore.
Il reconnaît en lui la créature unique, sanctifiée et bénie, qui doit être l'arbitre de toutes, qui doit accomplir le destin de ce globe par un suprême bienfait: Le ralliement de toute vie et la conciliation des êtres.
Ce ralliement pacifique doit s'opérer à la longue par un grand art d'éducation et d'initiation, que l'homme commence à entrevoir.
Page 5. Éducation du vol, et page 26.—Est-ce à tort que l'homme, en ses rêveries, pour se faire croire à lui-même qu'il sera plus qu'homme un jour, s'attribue des ailes? rêve ou pressentiment, n'importe.
Il est sûr que le vol, tel que le possède l'oiseau, est vraiment un sixième sens. Il serait stupide de n'y voir qu'une dépendance du tact. (Voyez, entre autres ouvrages, Huber, Vol des oiseaux de proie, 1784.)
L'aile n'est si rapide et si infaillible que parce (Page ) qu'elle est aidée d'une puissance visuelle qui ne se retrouve non plus dans toute la création.
L'oiseau, il faut en convenir, est tout dans l'air, dans la lumière. S'il est une vie sublime, une vie de feu, c'est celle-là.
Qui embrasse et perçoit toute la terre? Qui la mesure du regard et de l'aile? Qui en sait toutes les routes? et non pas sur ligne tracée, mais à la fois dans tous les sens: car, qui n'est route pour l'oiseau?
Ses rapports avec la chaleur, l'électricité et le magnétisme, toutes les forces impondérables, nous sont à peine connus; on les entrevoit pourtant dans sa singulière prescience météorologique.
Si nous l'avions sérieusement étudié, nous aurions eu le ballon depuis des milliers d'années; mais avec le ballon même, et le ballon dirigé, nous serons encore énormément loin d'être oiseaux. En imiter les appareils et les reproduire un à un, ce n'est nullement en avoir l'accord, l'ensemble, l'unité d'action, qui meut le tout dans cette aisance et cette vélocité terrible.
Renonçons, pour cette vie du moins, à ces dons supérieurs, et bornons-nous à regarder les deux machines, la nôtre et la sienne, en ce qu'elles ont de moins différent.
Celle de l'homme est supérieure, en ce qu'elle (Page ) est moins spéciale, susceptible de se plier à des emplois plus divers, et surtout en ce qu'elle a l'omnipuissance de la main.
En revanche, elle est bien moins unifiée et centralisée. Nos membres inférieurs, cuisses et jambes, qui sont fort longs, traînent excentriques loin du foyer de l'action. La circulation y est plus lente; chose sensible aux dernières heures, où l'homme est mort des pieds longtemps avant que le cœur ait cessé de battre.
L'oiseau, presque tout sphérique, est certainement le sommet, sublime et divin, de centralisation vivante. On ne peut ni voir, ni imaginer même un plus haut degré d'unité. Excès de concentration qui fait la grande force personnelle de l'oiseau, mais qui implique son extrême individualité, son isolement, sa faiblesse sociale.
La solidarité profonde, merveilleuse, qui existe dans les insectes supérieurs (abeilles, fourmis, etc.), ne se trouve point chez les oiseaux. Les bandes y sont communes, mais les vraies républiques, rares.
La famille y est très-forte, la maternité, l'amour. La fraternité, la sympathie d'espèces, les secours mutuels entre oiseaux même d'espèces diverses, ne leur sont pas inconnus. Pourtant, la fraternité y est fort en seconde ligne. Le cœur tout entier de l'oiseau est dans l'amour, est dans le nid.
(Page ) Là est son isolement, sa faiblesse et sa dépendance; là aussi la tentation de se créer un protecteur.
Le plus sublime des êtres n'en est pas moins un de ceux qui demandent le plus la protection.
Page 8. Sur la vie de l'oiseau dans l'œuf.—Je tire ces détails du très-exact M. Duvernoy. L'ovologie, de nos jours, est devenue une science. Cependant, sur l'œuf de l'oiseau en particulier, je ne connais que peu d'ouvrages. Le plus ancien est d'un abbé Manesse, du dernier siècle, très-verbeux et peu instructif (manuscrit de la bibliothèque du Muséum). La même bibliothèque possède l'ouvrage allemand de Wirfing et Gunther, sur les nids et les œufs, et un autre, allemand aussi, dont les planches me semblent meilleures, quoique défectueuses encore. J'ai vu une livraison d'une nouvelle collection de gravures, beaucoup plus soignée.
Page 14. Mers gélatineuses, nourrissantes.—M. de Humboldt, dans l'un de ses premiers ouvrages (Scènes des tropiques), a le premier, je crois, constaté ce fait. Il l'attribue à la prodigieuse quantité (Page ) de méduses et autres êtres analogues qui sont en décomposition dans ces eaux. Si pourtant une telle dissolution cadavéreuse y dominait, ne rendrait-elle pas les eaux funestes au poisson, bien loin de le nourrir? Peut-être ce phénomène doit-il être attribué moins aux vies éteintes qu'aux vies commencées, à une première fermentation vivante où se forment les premières organisations microscopiques.
C'est particulièrement dans les mers des pôles, en apparence si sauvages et si désolées, qu'on observe ce caractère. La vie y surabonde tellement que la couleur des eaux en est entièrement changée. Elles sont vert-olive foncé, épaisses de matière vivante et de nourriture.
Page 34. Notre Muséum.—En parlant de ses collections, je ne puis oublier sa précieuse bibliothèque qui a reçu celle de Cuvier, et qui s'est enrichie des dons de tous les savants de l'Europe. J'ai eu infiniment à me louer de l'obligeance du conservateur, M. Desnoyers, et de M. le docteur Lemercier, qui a bien voulu aussi me communiquer nombre de brochures et mémoires curieux de sa collection personnelle.
(Page ) Page 38. Buffon.—Je trouve qu'aujourd'hui on oublie trop que ce grand généralisateur n'en a pas moins reçu, enregistré nombre d'observations très-exactes, que lui transmettaient des hommes spéciaux, officiers de vénerie, gardes-chasse, marins et gens de tous métiers.
Page 40. Le pingouin.—Frère du manchot, mais plus dégrossi, il porte ses ailes comme un véritable oiseau; ce ne sont plus des membranes flottantes sur une poitrine évidée. L'air plus raréfié de notre pôle boréal, où il vit, a déjà dilaté ses poumons, et le sternum veut faire saillie. Les jambes, plus dégagées du corps, gardent mieux l'équilibre, et le port gagne en assurance. Il y a une différence notable entre les produits analogues des deux hémisphères.
Page 47. Le pétrel, effroi du marin.—La légende du pétrel marchant sur les eaux, autour du vaisseau qu'il semble mener à la perdition, est originairement (Page ) hollandaise. Cela devait être ainsi. Les hollandais, qui naviguent en famille et emmènent leurs femmes, leurs enfants, jusqu'aux animaux domestiques, ont été plus impressionnés du sinistre présage que les autres navigateurs. Les plus hardis de tous peut-être, vrais amphibies, ils n'en ont pas moins été soucieux et imaginatifs, ne risquant pas seulement leurs corps, mais leurs affections, livrant aux hasards fantasques de la mer le cher foyer, un monde de tendresse. Ce gros petit bateau lourd, qui est plutôt une maison flottante, va pourtant toujours roulant à travers les mers du Nord, le grand océan Boréal et la sauvage Baltique, faisant sans cesse les traversées les plus dangereuses, comme celle d'Amsterdam à Cronstadt. On rit de ces massives embarcations d'une forme surannée; mais celui qui les sent si heureusement combinées pour le double aménagement de la cargaison et de la famille, ne peut les voir dans les ports de Hollande sans s'y intéresser et sans les combler de vœux.
Page 59. Épiornis.—Voir au Muséum les restes de ce gigantesque oiseau et son œuf énorme. On (Page ) a calculé qu'il devait être cinq fois plus gros que l'autruche.
Combien il est regrettable que notre riche collection de fossiles reste enterrée, en majeure partie, dans les tiroirs du Muséum, faute de place. Pour trente ou quarante mille francs on élèverait une galerie de bois où l'on pourrait tout étaler.
En attendant, l'on raisonne comme si ces vastes études, qui commencent, étaient déjà épuisées. Qui ne sait que l'homme a à peine vu l'entrée du prodigieux monde des morts! Il a gratté à peine la surface du globe. L'exploration plus profonde où le conduisent mille nécessités nouvelles d'art et d'industrie (celle par exemple de percer les Alpes pour le nouveau chemin de fer) pourra ouvrir à la science des perspectives inattendues. La paléontologie est bâtie jusqu'ici sur la base étroite d'un nombre minime de faits. Si l'on songe que les morts (de tant de milliers d'années que ce globe a déjà vécu) sont énormément plus nombreux que les vivants, on trouve bien audacieuse cette manière de raisonner sur quelques spécimens. Il y a cent, mille à parier contre un, que tant de millions de morts, une fois déterrés, nous convaincront d'avoir erré au moins par énumération incomplète.
Page 60. L'homme eût péri cent fois.—C'est là une des causes premières de l'étroite fédération où furent originairement l'homme et l'animal, pacte oublié par notre orgueil ingrat, et sans lequel pourtant l'homme n'était pas possible.
Quand les oiseaux gigantesques dont nous voyons les débris lui eurent préparé le globe, subordonné la vie grouillante et rampante qui dominait; quand l'homme arriva sur la terre, en face de ce qui restait des reptiles, en face des nouveaux hôtes du globe, non moins redoutables, les tigres et les lions, il trouva l'oiseau, le chien, l'éléphant à côté de lui.
On montra à Alexandre les rares et derniers individus de ces chiens géants, qui pouvaient étrangler un lion. Ce ne fut pas par terreur que ces animaux formidables se mirent avec l'homme, mais par sympathie naturelle, et par l'horreur très-spéciale qu'ils ont pour l'espèce féline, pour le chat géant (tigre ou lion).
Sans l'alliance du chien contre les bêtes féroces et celle de l'oiseau contre les serpents et les crocodiles (que l'oiseau tue dans l'œuf même), l'homme à coup sûr était perdu.
L'utile amitié du cheval lui vint de même. On la devine à l'horreur inexprimable et convulsive que tout jeune cheval éprouve à la seule odeur du lion; il se serre et se livre à l'homme.
(Page ) S'il n'avait eu le cheval, le bœuf, le chameau, s'il eût tiré de son cou et de son échine les fardeaux énormes dont ils lui sauvent la charge, il serait resté le serf misérable de sa faible organisation. Dominé par la disproportion habituelle des poids et des forces, ou il aurait renoncé au travail, eût vécu de proie fortuite, sans art ni progrès, ou bien il aurait été l'éternel portefaix, courbé, traînant et tirant, tête basse, sans regarder le ciel, sans penser, sans s'élever jamais à l'invention.
Page 79. Sur la puissance des insectes.—Ce n'est pas seulement sous les tropiques qu'ils sont redoutables. Au commencement du dernier siècle, la moitié de la Hollande faillit périr, parce que les pilotis de ses digues s'étaient rompus à la fois, invisiblement minés par le ver qu'on nomme taret.
Ce redoutable rongeur, qui a souvent un pied de long, ne se trahit nullement; il ne travaille qu'au dedans. Un matin, la poutre se brise, le pilotis cède, le navire dévoré sombre dans les flots.
(Page ) Comment l'atteindre et le trouver? Un oiseau le sait, le vanneau: c'est le gardien de la Hollande! Et c'est aussi une insigne imprudence de détruire, comme on fait, ses œufs. (Quatrefages, Souvenirs d'un naturaliste.)
La France, depuis près d'un siècle, a subi l'importation d'un monstre non moins à craindre, le termite, qui dévore le bois sec, comme le taret le bois mouillé. L'unique femelle de chaque essaim a l'horrible fécondité de pondre, par jour, 80 000 œufs. La Rochelle commence à craindre le sort de cette ville d'Amérique qui est suspendue en l'air, les termites ayant dévoré toutes les substructions et creusé dessous d'immenses catacombes.
À la Guyane, les demeures de termites sont d'énormes monticules de quinze pieds de haut, qu'on n'ose attaquer que de loin et avec la poudre. Qu'on juge de l'importance du fourmilier (ailé ou à quatre pattes) qui ose entrer dans ce gouffre, et chercher l'horrible femelle d'où sort ce torrent maudit. (Smeathmann, Mémoire sur les termites.)
Le climat nous sauve-t-il? Les termites prospèrent en France. Le hanneton y prospère; jusque sur les pentes septentrionales des Alpes, sous le souffle des glaciers, il dévore la végétation. En présence d'un tel ennemi, tout oiseau insectivore devrait être (Page ) respecté. Tout au moins le canton de Vaud vient-il de mettre l'hirondelle sous la protection de la loi. (Voy. l'ouvrage de Tschudi.)
Page 81. Vous y sentez fréquemment une forte odeur de musc.—La plaine de Cumana, dit M. de Humboldt, présente, après de fortes ondées, un phénomène extraordinaire. La terre, humectée et réchauffée par les rayons du soleil, répand cette odeur de musc qui, sous la zone torride, est commune à des animaux de classes très-différentes, au jaguar, aux petites espèces de chat-tigre, au cabiaï, au vautour galinazo, au crocodile, aux vipères, au serpent à sonnettes. Les émanations gazeuses qui sont les véhicules de cet arome ne semblent se dégager qu'à mesure que le terreau renfermant les dépouilles d'une innombrable quantité de reptiles, de vers et d'insectes, commence à s'imprégner d'eau. Partout où l'on remue le sol, on est frappé de la masse de substances organiques qui tour à tour se développent, se transforment ou se décomposent. La nature, dans ces climats, paraît plus active, plus féconde, on dirait plus prodigue de la vie.
(Page ) Pages 83, 84. Oiseaux-mouches et colibris, etc.—Les éminents naturalistes (Lesson, Azara, Stedmann, etc.) qui nous ont donné tant de descriptions excellentes des lépidoptères, ne sont pas malheureusement aussi riches en détails sur leurs mœurs, leurs caractères, leur nourriture, etc.
Quant à la terrible insalubrité des lieux où ils vivent (et d'une vie si intense! ) les récits des vieux voyageurs, des Labat et autres, sont pleinement confirmés par les modernes. MM. Durville et Lesson, dans leur voyage à la Nouvelle-Guinée, ont à peine osé passer le seuil de ses profondes forêts vierges, d'une beauté étrange et terrible.
Le côté le plus fantastique de ces forêts, leur prodigieuse féerie d'illumination nocturne par des milliards de mouches brillantes, est attesté et très-bien décrit, pour les contrées voisines de Panama, par un voyageur français, M. Caqueray, qui les a visitées récemment. (Voy. son journal dans la nouvelle Revue française, 10 juin 1855.)
Page 107. La suppression de la douleur.—Celle de la mort est sans doute impossible; mais on (Page ) pourra allonger la vie. On pourra, à la longue, rendre rare, moins cruelle et presque supprimer la douleur.
Que le vieux monde endurci rie de ce mot, à la bonne heure! Nous avons eu ce spectacle qu'aux jours où notre Europe, barbarisée par la guerre, mit toute la médecine dans la chirurgie, ne sut guérir que par le fer, par une horrible prodigalité de douleurs, la jeune Amérique trouva le miracle de ce profond rêve où la douleur est annulée.
Page 104. Précieux musée d'imitations anatomiques, celui de M. le docteur Auzoux.—Je ne puis trop remercier, à cette occasion, notre cher et habile professeur, qui daigne nous initier, nous autres ignorants, gens de lettres, gens du monde et femmes. Il a voulu que l'anatomie descendît à tous, devînt populaire, et cela s'est fait. Ses imitations admirables, ses lucides démonstrations, accomplissent peu à peu cette grande révolution dont on sent déjà la portée. Oserai-je dire ma pensée aux savants? Eux-mêmes auraient avantage à avoir toujours sous la main ces objets d'étude sous une forme si commode et dans des (Page ) proportions grossies, qui diminuent tellement la fatigue d'attention. Mille objets qu'on croit différents, parce qu'ils diffèrent de grosseur, reparaissent analogues et dans leurs vrais rapports de forme, par le simple grossissement.
L'Amérique paraît du reste sentir ces avantages beaucoup mieux que nous. Un spéculateur américain eût voulu que M. Auzoux lui fournît par an deux mille exemplaires de sa figure de l'homme, étant sûr de la placer dans toutes les petites villes, et même dans les villages. Tel village d'Amérique, dit M. Ampère, travaille à avoir un petit Muséum, un Observatoire, etc.
Page 109. Aplatissement du cerveau.—Le poids du cerveau est, relativement au poids du corps, pour l'
| Autruche | 1 : | 1200 |
| Oie | 1 : | 360 |
| Canard | 1 : | 257 |
| Aigle | 1 : | 160 |
| Pluvier | 1 : | 122 |
| Faucon | 1 : | 102 |
| Perroquet | 1 : | 45 |
| Rouge-gorge | 1 : | 32 |
| Geai | 1 : | 28 |
| Pinson, coq, moineau, chardonneret | 1 : | 25 |
| Mésange nonette | 1 : | 16 |
| Mésange à tête bleue | 1 : | 12 |
(Page )(calcul d'Haller et de Leuret).—Je dois cette note à l'obligeance de notre illustre micrographe et anatomiste, M. Robin.
Page 109. Le noble faucon.—Les oiseaux nobles (faucon, gerfaut, sacre, etc.) sont ceux qui lient la proie de la main et tuent du bec; leur bec, à cet effet, est dentelé. Ils sont rameurs. Les oiseaux ignobles (l'aigle, le milan, etc.), sont la plupart voiliers; ils agissent des griffes, déchirent et étouffent la proie. Les rameurs ont peine à monter, ce qui fait que les voiliers leur échappent plus aisément. La tactique des rameurs est de faire préalablement l'effort de monter très-haut; alors, n'ayant qu'à se laisser tomber, ils déjouent la manœuvre des voiliers. (Huber, Vol des oiseaux de proie, 1784, in-4o. C'est le premier de cette savante dynastie: Huber des oiseaux, Huber des abeilles, Huber des fourmis.)
(Page ) Page 108. Le balancement utile de la vie et de la mort.—De nombreuses espèces d'oiseaux ne font plus de halte en France. On les voit à peine voler à d'inaccessibles hauteurs, déployant leurs ailes en hâte, accélérant le passage, disant: «Passons! passons vite! Évitons la terre de mort, la terre de destruction!»
La Provence, et bien d'autres pays du Midi, sont ras, déserts, inhabités de toutes tribus vivantes; et d'autant la nature végétale en est appauvrie. On ne rompt pas impunément les harmonies naturelles. L'oiseau lève un droit sur la plante, mais il en est le protecteur.
Il est de notoriété que l'outarde a presque disparu de la Champagne et de la Provence. Le héron a passé, la cigogne est rare. À mesure que nous empiétons sur le sol, ces espèces amies des déserts poudreux et des marécages s'en vont chercher leur vie ailleurs. Nos progrès font en un sens notre pauvreté. En Angleterre, le même fait est signalé. (Voy. les excellents articles de sport et d'histoire naturelle, traduits de Mm John, Knox, Gosse, et d'autres, dans la Revue britannique.) Le coq de bruyère se retire devant les pas du cultivateur, la caille passe en Irlande; les rangs des hérons s'éclaircissent chaque jour devant les perfectionnements utilitaires du XIXe siècle. Mais il faut (Page ) joindre à ces causes de disparition la barbarie de l'homme, qui détruit si légèrement une foule d'espèces innocentes. Nulle part, dit un voyageur français, M. Pavie, le gibier n'est plus fuyard que dans nos campagnes.
Malheur aux peuples ingrats!... Et ce mot veut dire ici, les peuples chasseurs, qui, sans mémoire de tant de biens que nous devons aux animaux, ont exterminé la vie innocente. Une sentence terrible du créateur pèse sur les tribus de chasseurs: Elles ne peuvent rien créer. Nulle industrie n'est sortie d'eux, nul art. Ils n'ont rien ajouté au patrimoine héréditaire de l'espèce humaine. Qu'a-t-il servi aux indiens de l'Amérique du nord d'être des héros? N'ayant rien organisé, rien fait de durable, ces races, d'une énergie unique, disparaissent de la terre devant des hommes inférieurs, les derniers émigrants d'Europe.
Ne croyez pas cet axiome: que les chasseurs deviennent peu à peu des agriculteurs. Point du tout, ils tuent ou meurent; c'est toute leur destinée. Nous le voyons bien par expérience. Celui qui a tué, tuera; celui qui a créé, créera.
Dans le besoin d'émotion que tout homme apporte en naissant, l'enfant qui y satisfait habituellement par le meurtre, par un petit drame féroce de surprise et de trahison, de torture du faible, (Page ) ne trouvera pas grand goût aux douces et lentes émotions que donne le succès progressif du travail et de l'étude, de la petite industrie qui fait quelque chose d'elle-même. Créer, détruire, ce sont les deux ravissements de l'enfance: créer est long; détruire est court, facile. La moindre création implique les dons du Créateur et de la bonne Nature: la douceur et la patience.
Une chose choquante et hideuse, c'est de voir un enfant chasseur, de voir la femme goûter, admirer le meurtre, y encourager son enfant. Cette femme sensible et délicate ne lui donnerait pas un couteau, mais elle lui donne un fusil; tuer de loin, à la bonne heure! on ne voit pas la souffrance. Et telle mère, la voyant très-bien, trouvera bon qu'un enfant, captif à la chambre, se désennuie en arrachant l'aile aux mouches, en torturant un oiseau ou un petit chien.
Mère prévoyante! Elle saura plus tard ce que c'est qu'avoir formé un cœur dur. Vieille et faible, rebut du monde, elle sentira à son tour la brutalité de son fils.
Mais le tir? objectera-t-on. Ne faut-il pas que l'enfant l'apprenne en tuant, que, de meurtre en meurtre, il aille jusqu'à tuer l'hirondelle au vol? Le seul pays de l'Europe où tout le monde sache (Page ) tirer, c'est celui où on tire le moins à l'oiseau. La patrie de Guillaume Tell a su montrer à ses enfants un but plus juste et plus sublime, quand ils affranchirent leur pays.
La France n'est pas féroce. Pourquoi cet amour du meurtre, cette extermination des bêtes?
C'est le peuple impatient, peuple jeune, peuple enfant, et d'une rude et mobile enfance. S'il n'agit pas en créant, il agira en brisant.
Ce qu'il brise surtout, c'est lui-même. Une éducation violente, orageusement passionnée d'amour ou de sévérité, brise chez l'enfant, flétrit, étouffe la prime fleur morale de sensibilité native, ce qui restait de meilleur du lait maternel, germe d'amour universel qui refleurit bien rarement.
Une sécheresse incroyable attriste chez beaucoup d'enfants. Quelques-uns en reviennent, par le long circuit de la vie, quand ils sont devenus hommes, hommes expérimentés, éclairés. La lumière leur rend la tendresse. Mais la première fraîcheur de cœur? elle ne reviendra jamais.
Pourquoi ce peuple, du reste, si heureusement né, est-il (sauf de rares et locales exceptions) frappé d'une impuissance singulière pour l'harmonie? Il a ses chansons à lui, de petites mélodies charmantes de vivacité, de gaieté. Mais il lui faut un long (Page ) effort, une éducation spéciale, pour arriver à l'harmonie.
Page 129. Quel bonheur le matin quand les terreurs s'enfuient.—«Avant (dit Tschudi) que les teintes vermeilles de la rosée matinale aient annoncé l'approche du soleil, souvent même avant que la plus légère lueur ait signalé l'aube à l'orient, alors que les étoiles scintillent encore dans le sombre azur du ciel, un bruit sourd retentit sur le faîte d'un vieux sapin, bientôt suivi d'un caquetage de plus en plus accentué; puis les notes s'élèvent et une interminable série de sons aigus frappe l'air de toutes parts comme un cliquetis de lames continuellement heurtées l'une contre l'autre. C'est le temps de l'accouplement du coq des bois. L'œil en feu, il danse et sautille sur sa branche, tandis qu'au-dessous de lui, dans le taillis, ses poules reposent tranquillement et contemplent avec respect les folles gambades de leur seigneur et maître. Il n'est pas longtemps seul à animer la forêt. Le merle s'élève à son tour, secouant la rosée de ses plumes brillantes. Le voilà qui aiguise son bec sur la branche, et, de rameau en rameau, sautille jusqu'au (Page ) sommet de l'érable où il a dormi, étonné de voir que presque tout sommeille encore dans la forêt quand l'aube du jour a remplacé la nuit. Deux fois, trois fois, il lance sa fanfare aux échos de la montagne et de la vallée, qu'un épais brouillard lui dérobe encore.
«De minces colonnes de fumée blanchâtre s'échappent du toit des chaumières; les chiens jappent autour des fermes, et les clochettes sonnent au cou des vaches. Les oiseaux quittent alors leurs buissons, agitent leurs ailes et s'élancent dans les airs pour saluer le soleil, qui vient une fois de plus leur donner sa bienfaisante lumière. Plus d'un pauvre petit moineau se réjouit d'avoir échappé aux dangers de la nuit. Perché sur une petite branche, il avait cru pouvoir dormir sans crainte, la tête ensevelie sous ses plumes, quand, à la lueur d'une étoile, il a vu se glisser dans les arbres la chouette silencieuse, méditant quelque forfait. La fouine était venue du fond de la vallée, l'hermine était descendue du rocher, la martre des sapins avait quitté son nid, le renard rôdait dans les broussailles. Tous ces ennemis, le pauvre petit les avait vus pendant cette nuit terrible. Sur son arbre, à terre, dans l'air, partout la destruction le menaçait. Qu'elles avaient été longues, ces heures où, n'osant bouger, il n'avait pour protection que les jeunes (Page ) feuilles qui le cachaient! Aussi maintenant, quel plaisir pour lui de s'élancer à tire-d'aile, de vivre en sécurité, protégé, défendu par la lumière!
«Le pinson lance à plein gosier sa note claire et sonore; le rouge-gorge chante au faîte du mélèze, le chardonneret dans les aunes, le bruant et le bouvreuil sous les ramées. La mésange, le roitelet et le troglodyte confondent leurs voix. Le pigeon ramier roucoule, et le pic frappe son arbre. Mais au-dessus de ces cris joyeux retentissent les notes mélodieuses de l'alouette des bois et l'inimitable chant de la grive.»
Page 135. Migrations.—Pour l'Arabe affamé, le maigre habitant du désert, l'arrivée des oiseaux voyageurs, fatigués, lourds à cette époque et si faciles à prendre, est une bénédiction de Dieu, une manne céleste. La Bible nous dit les ravissements des Israélites, errants dans l'Arabie Pétrée, à jeun et défaillants, quand ils virent tout à coup descendre la nourriture ailée: non pas les sauterelles du sobre Élie, non pas le pain dont le corbeau nourrissait ses entrailles, mais la caille lourde de graisse, délicieuse et substantielle, qui d'elle-même tombait (Page ) dans la main. Ils mangèrent à crever, et les grasses marmites de Pharaon ne leur laissèrent plus de regret.
J'excuse de bon cœur la gloutonnerie des affamés. Mais que dire des nôtres, dans les plus riches pays de l'Europe, qui, après moisson et vendange, les greniers et les celliers pleins, n'en poursuivent pas moins avec furie ces pauvres voyageurs? Gras ou maigre, tout leur est bon; ils mangeraient jusqu'aux hirondelles; ils dévorent les oiseaux chanteurs, «ceux qui n'ont que le son.» Leur frénésie sauvage met le rossignol à la broche, plume et tue l'hôte de la maison, le pauvre rouge-gorge, qui mangeait hier dans la main.
Le temps des migrations est un temps de carnage. La loi qui pousse au sud les tribus des oiseaux, pour des millions d'entre eux, c'est une loi de mort. Beaucoup partent, quelques-uns reviennent; à chaque station de la route, il leur faut payer un tribut de sang. L'aigle attend sur son roc, et l'homme attend dans la vallée. Ce qui échappera au tyran de l'air, celui de la terre le prendra. «Beau moment!» dit l'enfant ou le chasseur, enfant féroce dont le meurtre est le jeu. «Dieu l'a voulu ainsi! dit le pieux glouton; résignons-nous!» Voilà les jugements de l'homme sur cette fête de massacre. Nous n'en savons pas plus, l'histoire (Page ) n'a pas écrit encore ce qu'en pensent les massacrés.
—Les migrations sont des échanges pour tout pays (excepté les pôles à l'époque de l'hiver). Telle cause de climat ou de nourriture, qui décide le départ d'un oiseau, est précisément celle qui détermine l'arrivée d'une autre espèce. Quand l'hirondelle nous quitte aux pluies d'automne, nous voyons apparaître l'armée des pluviers et des vanneaux à la recherche des lombrics exilés de leur demeure par l'inondation. En octobre, et plus les froids avancent, les bruants, les cabarets, les roitelets remplacent les oiseaux chanteurs qui nous ont fuis. Les perdrix, les bécasses descendent de leurs montagnes au moment où la caille et la grive émigrent vers le Midi. C'est alors aussi que les grandes armées des espèces aquatiques quittent l'extrême Nord pour les contrées tempérées où les mers, les étangs et les lacs ne gèlent pas. Les oies sauvages, les cygnes, les plongeons, les canards, les sarcelles, fendent l'air en ordre de bataille et s'abattent sur les lacs d'Écosse, de Hongrie, sur nos étangs du Midi, etc. La cigogne au tempérament (Page ) délicat fuit au Midi, quand la grue sa cousine va partir du Nord où manquent les vivres. Passant sur nos terres, elle y paye tribut en nous délivrant des derniers reptiles et batraciens qu'un souffle tiède d'automne avait fait revivre.
Page 138. C'est le besoin de la lumière.—Et pourtant, le rossignol lui échappe quand il nous revient d'Asie. Mais pour les véritables artistes, il la faut doucement ménagée, mêlée de rayons et d'ombres. Rembrandt a puisé dans la science du clair-obscur les effets à la fois doux et chauds de ses peintures. Le rossignol commence à chanter quand la brume du soir se mêle aux derniers rayons du soleil; et c'est pour cela que nous vibrons à sa voix. Notre âme, à ces heures indécises du crépuscule, reprend possession de sa lumière intérieure.
Page 169. Et ne dis pas: L'hiver tuera les insectes.—Quand M. de Custine fit son voyage en (Page ) Russie, il raconte qu'à la foire de Nijni, il fut épouvanté de la multitude de blattes qui couraient dans sa chambre avec une odeur infecte, et qu'on ne put faire disparaître. Le docteur Tschudi, patient voyageur qui a vu la Suisse dans ses moindres détails, assure qu'au souffle de l'autan qui en douze heures fait fondre les neiges, d'innombrables armées de hannetons ravagent le pays. Ils sont un fléau non moins terrible que les sauterelles au Midi.
À notre voyage en Italie, nous fîmes une observation qui n'aura pas échappé aux naturalistes, c'est que les hannetons n'y meurent pas l'automne. Des pièces inhabitées de notre palazzo, presque entièrement fermé l'hiver, nous vîmes s'échapper au printemps des nuées de hannetons qui paisiblement avaient dormi en attendant la chaleur. Du reste, en ce pays, les insectes, même éphémères, ne meurent pas. De gigantesques cousins nous faisaient la guerre toutes les nuits, demandant notre sang d'une voie aiguë et stridente.
Si, à côté de ces preuves de la multiplication des insectes, même dans les pays tempérés ou froids, nous disons qu'une hirondelle n'a pas assez de 1000 mouches par jour; qu'un couple de moineaux porte à ses petits 4300 chenilles ou scarabées par semaine; une mésange 300 par jour, nous verrons (Page ) à la fois le mal et le remède. Nous tirons ces chiffres de M. Quatrefages (Souvenirs), et d'une Lettre écrite par M. Walter Trevelyan à l'éditeur des Oiseaux de la Grande-Bretagne, et traduite dans la Revue britannique, 7 juillet 1850.
Voici un aperçu bien incomplet, des services que nous rendent les oiseaux de notre climat:
Plusieurs sont les gardiens assidus des troupeaux. Le héron garde-bœuf, usant de son bec comme d'un ciseau, coupe le cuir du bœuf pour en extraire un ver parasite qui suce le sang et la vie de l'animal. Les bergeronnettes, les étourneaux rendent à peu près les mêmes services à nos bestiaux. Les hirondelles détruisent des milliers d'insectes ailés qui ne posent guère, et que nous voyons danser dans les rayons du soleil: cousins, libellules, tipules, mouches, etc. Les engoulevents, les martinets, chasseurs de crépuscule, font disparaître les hannetons, les blattes, les phalènes, et une foule de rongeurs qui ne travaillent que de nuit. Le pic chasse les insectes qui, cachés sous l'écorce des arbres, vivent aux dépens de la séve. Les colibris, les oiseaux-mouches, les soui-mangas, dans les pays chauds, épurent le calice des fleurs. Le guêpier, en toute contrée, livre une rude guerre aux guêpes affamées de nos fruits. Le chardonneret, ami des terres incultes (Page ) et de la graine du chardon, l'empêche d'envahir le sol. Les oiseaux de nos jardins, fauvettes, pinsons, bruants, mésanges, dépouillent nos arbrisseaux et nos grands arbres des pucerons, chenilles, scarabées, etc., dont les ravages seraient incalculables. Beaucoup de ces insectes restent l'hiver à l'état d'œuf ou de larve, attendant la belle saison pour éclore; mais, en cet état, ils sont attentivement recherchés par les merles, les roitelets, les troglodytes. Les premiers retournent les feuilles qui jonchent le sol; les seconds grimpent aux plus hautes branches, ou émouchent le tronc. Dans les prairies humides, on voit les corbeaux et les cigognes piocher la terre pour s'emparer du ver blanc, qui, trois années durant avant de devenir hanneton, ronge les racines de nos foins.
Nous nous arrêtons, afin de ne pas lasser notre lecteur, et pourtant la liste des oiseaux utiles est à peine effleurée.
Page 179. Le pic, comme augure.—Les méthodes d'observations adoptées par la météorologie sont-elles sérieuses, efficaces? Quelques savants en doutent. (Page ) Il serait bon peut-être d'examiner si l'on ne peut tirer aucun parti de la météorologie des anciens, de leur divination par les oiseaux. Les textes principaux sont indiqués dans l'Encyclopédie de Pauly (Stuttgard), article Divinatio.
«Le pic est un oiseau chéri dans les steppes de Pologne et de Russie. Dans ces plaines peu boisées, il se dirige toujours vers les arbres; en le suivant, on retrouve un ravin pour se cacher, des sources plus tard, enfin on descend vers le fleuve. Sous la direction de cet oiseau on peut ainsi s'orienter et reconnaître le pays.» (Michiewicz, les slaves, t. Ier, p. 200.)
Page 193. Chant.—N'isolons pas ce que Dieu a réuni. Quand vous placez un oiseau dans une cage, tout près de vous, son chant vous lasse bientôt par son timbre sonore ou sa monotonie. Mais dans le grand concert de la nature, cet oiseau donnait sa note et complétait l'harmonie. Telle voix puissante s'adoucissait aux modulations de l'air; telle, fine et douce, glissait emportée par la brise.
Et puis, au fond des bois, le chanteur se déplace sans cesse, s'éloigne, ou se rapproche; il y a (Page ) les effets lointains qui amènent la rêverie, et le coup d'archet qui fait vibrer le cœur.
Chez vous, ce chant serait toujours même chose; mais sur l'aile des vents, cette musique est divine, elle pénètre l'âme et la ravit.
Page 201. L'oiseau qui vient se chauffer au foyer.—Je trouve ce passage admirable dans la Conquête de l'Angleterre par les normands. Le chef des Saxons barbares réunit ses prêtres et ses sages pour savoir s'ils doivent se faire chrétiens. L'un d'eux parle ainsi:
«Tu te souviens peut-être, ô roi, d'une chose qui arrive parfois dans les jours d'hiver, lorsque tu es assis à table avec les capitaines et les hommes d'armes, qu'un bon feu est allumé, que la salle est bien chaude, mais qu'il pleut, neige et vente au dehors. Vient un petit oiseau qui traverse la salle à tire-d'aile, entrant par une porte, sortant par l'autre; l'instant de ce trajet est pour lui plein de douceur, il ne sent plus ni pluie, ni orage; mais cet instant est rapide, l'oiseau fuit en un clin d'œil, et, de l'hiver, il repasse dans l'hiver. Telle me semble la vie des hommes sur cette terre et sa durée d'un (Page ) moment, comparée à la longueur du temps qui la précède et qui la suit.» (Traduction d'Augustin Thierry.)
De l'hiver, il va dans l'hiver. «Of wintra in wintra cometh.»
Page 205. Nids, éclosion.—Dans toute l'étendue des îles qui relient l'Inde à l'Australie, une espèce d'oiseaux de la famille des Gallinacées se dispense de couver ses œufs. Élevant un énorme monticule d'herbes dont la fermentation produira un degré de chaleur favorable à l'éclosion des œufs, les parents, ce travail d'entassement une fois fait, s'en remettent à la nature pour la reproduction de leur espèce. M. Gould, qui a donné ces détails curieux, parle aussi de nids singuliers construits par une autre espèce d'oiseaux. C'est une avenue formée de petites branches plantées dans le sol et réunies en dôme à leur extrémité supérieure. Des herbes entrelacées consolident la construction. Ce premier travail achevé, les artistes songent à l'embellir. Ils vont, cherchant de tous côtés, et souvent au loin, les plumes les plus brillantes, les coquillages les mieux polis, les pierres qui ont le plus (Page ) d'éclat, pour en joncher l'entrée. Cette avenue semblerait ne pas être le nid, mais le lieu des premiers rendez-vous. (Voy., dans le magnifique ouvrage de M. Gould, Australian birds, les gravures coloriées.)
Page 135. Instinct et raison.—L'ignorant, l'inattentif, croit tout à peu près semblable. Et la science voit que tout diffère, à mesure qu'on apprend à voir. Les diversités apparaissent; cette nuance imperceptible et à peu près sans valeur, qui d'abord n'empêchait pas de confondre les choses entre elles, se caractérise et devient une différence saillante, une distance considérable d'un objet à l'autre, une lacune, un hiatus, parfois un abîme énorme qui les sépare et les éloigne, si bien qu'entre ces choses, d'abord à peu près semblables, parfois tout un monde tiendrait sans pouvoir les rapprocher.
On avait dit et répété que les travaux des insectes étaient absolument semblables, d'une régularité mécanique. Et voilà que les Réaumur, les Huber ont trouvé nombre de faits absolument en dehors de cette régularité prétendue, spécialement pour (Page ) la fourmi, une vie compliquée de tant d'incidents, de tant d'exigences imprévues, que jamais elle n'y ferait face sans un discernement rapide, une vive présence d'esprit qui est un des plus hauts attributs de la personnalité.
On avait cru que les oiseaux construisaient des nids toujours identiques. Point du tout. En observant mieux, on a trouvé qu'ils les varient selon les climats et les temps. À New-York, le baltimore fait un nid feutré à l'abri du froid. À la Nouvelle-Orléans, il fait un nid à claire-voie, où l'air passe librement et lui diminue la chaleur. Des perdrix du Canada, qui l'hiver se couvrent d'un petit auvent, à Compiègne, sous un ciel plus doux ont supprimé cet abri qu'elles jugeaient inutile. Même discernement en ce qui touche les saisons. Le printemps américain étant devenu tardif dans les premières années du siècle, le vrillot (de Wilson) a sagement fait son nid plus tard aussi, l'ajournant de deux semaines. J'ose ajouter que j'ai vu, dans le midi de la France, ces appréciations varier d'année en année; par une inexplicable prévision, quand l'été devait être froid, les nids se trouvaient mieux feutrés.
Le guillemot du nord (mergula), qui craint surtout le renard, friand de ses œufs, niche sur un rocher à fleur d'eau, afin qu'à peine éclose, la couvée, (Page ) quelque près qu'elle soit guettée, ait le temps de sauter à l'eau. Au contraire, sur nos côtes où il n'a à craindre que l'homme, il niche où l'homme a peine à atteindre, dans les falaises les plus hautes, les plus escarpées.
Les ignorants, et encore les naturalistes de cabinet accordent les diversités d'espèce à espèce, mais croient que dans chaque espèce, actes et travaux, tout se ressemble. On a pu le soutenir, tant qu'on a vu les choses de loin et de haut dans une généralité majestueuse. Mais le jour où les naturalistes ont pris le bâton de voyage, le jour où, modestes, opiniâtres, infatigables pèlerins de la nature, ils ont mis leurs souliers de fer, toutes choses ont changé d'aspect; ils ont vu, noté, comparé nombre d'œuvres individuelles, dans les travaux de chaque espèce, en ont saisi les différences, et sont arrivés à cette conclusion qu'eût d'avance donnée la logique: que vraiment rien ne se ressemble. Dans ces œuvres identiques aux yeux inexpérimentés, les Wilson et les Audubon ont surpris les diversités d'un art très-variable, selon les moyens et les lieux, selon les caractères, les talents des artistes, dans une spontanéité infinie. Ainsi s'est étendu le domaine de la liberté, de la fantaisie et de l'ingegno.
Formons le vœu que nos collections rapprochent (Page ) plusieurs échantillons de chaque espèce, rangés, échelonnés selon le progrès et le talent individuel, notant l'âge approximatif des oiseaux qui ont fait les nids.
Si ces diversités infinies ne résultent point d'une activité libre, d'une spontanéité personnelle; si on veut les rapporter à un instinct identique, il faudra, pour soutenir cette thèse miraculeuse, faire croire un autre miracle, que cet instinct, quoique le même, a la singulière élasticité de s'accommoder et de se proportionner à une variété de circonstances qui changent sans cesse, à un infini de hasards.
Que sera-ce, si l'on trouve dans l'histoire des animaux tel acte de prétendu instinct, qui suppose une résistance à tout ce que semble vouloir notre nature instinctive? Que dire de l'éléphant blessé dont parle Fouché d'Obsonville?
Ce voyageur judicieux, très-froid et fort éloigné de tendances romanesques, vit dans l'Inde un éléphant qui, ayant été blessé à la guerre, allait tous les jours faire panser sa blessure à l'hôpital. Or, devinez quel était ce pansement. Une brûlure... Dans ce dangereux climat où tout se corrompt, on est souvent obligé de cautériser les plaies. Il endurait ce traitement, il l'allait chercher tous les jours; il ne prenait pas en haine le chirurgien qui lui infligeait (Page ) une si cuisante douleur. Il gémissait, rien de plus. Il comprenait évidemment qu'on ne voulait que son bien, que son bourreau était son ami, que cette cruauté nécessaire avait pour but sa guérison.
Cet éléphant agissait évidemment par réflexion, nullement par un instinct aveugle, il agissait avec une volonté éclairée et forte contre la nature.
Page 237. Le rossignol professeur.—Je dois ce détail à une dame qui a bien droit de juger en ces choses, à Mme Garcia Viardot. Les paysans de Russie, qui ont l'oreille délicate, et une sensibilité très-grande pour la nature (en proportion de ses sévérités pour eux), disaient, quand ils entendaient parfois la cantatrice espagnole: «Le rossignol chante moins bien.»
Page 239. Le petit hésite encore, etc. «Un jour, je me promenais avec mon fils à Montier. Nous aperçûmes du côté du nord, sur le petit Salève, un aigle qui s'échappait de l'anfractuosité des rochers. Quand il fut assez près du grand Salève, il s'arrêta, (Page ) et deux aiglons qu'il avait portés sur son dos se hasardèrent à voler, d'abord très-près de lui en cercles resserrés; puis, quelques moments après, se sentant fatigués, ils vinrent se reposer sur le dos de leur instituteur. Peu à peu les essais furent plus longs, et à la fin de la leçon, les petits aigles firent des tours notablement plus considérables, toujours sous les yeux de leur maître de gymnastique. Quand une heure environ se fut écoulée, les deux écoliers reprirent leur place sur le dos paternel. L'aigle rentra dans le rocher d'où il était sorti.» (M. Chenvières de Genève.)
Page 279. Le petit faucon du Chili (cernicula).—Je tire le détail d'un livre nouveau, curieux et peu connu, qu'un Chilien a écrit en français: Le Chili, par B. Vicuna Mackenna, 1855, p. 100.—Contrée bien digne d'intérêt (voy. les beaux articles de M. Bilbao), qui, par l'énergie de ses citoyens, doit modifier beaucoup l'opinion peu favorable que les citoyens des États-Unis ont des Américains méridionaux. L'Amérique n'existera pas comme un monde, tant qu'elle ne se sera pas sentie en ses deux pôles opposés qui doivent faire sa grande harmonie.
(Page ) Dernière note sur la vie ailée.—Pour apprécier des êtres si étrangers aux conditions de notre vie prosaïque, il faut un moment perdre terre et se faire un sens à part. On entrevoit que c'est quelque chose d'inférieur et de supérieur, d'en deçà et d'au delà, les limbes de la vie animale aux frontières de la vie des anges. À mesure qu'on prendra ce sens, on perdra la tentation de ramener la vie ailée, ce délicat, cet étrange, ce puissant rêve de Dieu, aux banalités de la terre.
Aujourd'hui même, en un lieu infiniment peu poétique, négligé, sale et obscur, parmi les noires boues de Paris, et dans les ténèbres humides d'un rez-de-chaussée qui vaut une cave, je vis, j'entendis gazouiller à demi-voix un petit être qui ne semblait point d'ici-bas. C'était une fauvette, et d'espèce commune, non la fauvette à tête noire que l'on paye si cher pour son chant. Celle-ci ne chantait pas alors; elle jasait avec elle-même, en quelques notes aussi peu variées que sa situation. L'hiver, l'ombre, la captivité, tout était contre elle. Captive d'un homme fort rude, d'un spéculateur en ce genre, elle n'entendait autour d'elle que ce qui peut briser le chant: sur sa tête, de puissants oiseaux, un moqueur entre autres, par moments faisaient éclater leur brillant clairon. Le plus souvent, elle devait être réduite au silence. Elle avait pris l'habitude, on l'entrevoyait, (Page ) de chanter à demi-voix. Mais dans cet essor contenu, dans cette habitude de résignation et de demi-plainte, une délicatesse charmante, une morbidesse plus que féminine se faisait sentir. Ajoutez la grâce unique du corsage et du mouvement, d'une honnête parure gris de lin, lustrée pourtant et brillant d'un léger reflet de soie.
Je me rappelai les tableaux où MM. Ingres et Delacroix nous ont donné des captives d'Alger ou de l'orient, exprimant parfaitement la morne résignation, l'indifférence, l'ennui de ces vies si uniformes et aussi l'attiédissement (faut-il dire l'extinction?) de toute flamme intérieure.
Ah! ici, c'était autre chose. La flamme restait tout entière. C'était plus et moins qu'une femme. Nulle comparaison n'eût servi. Inférieure par l'animalité, par son joli masque d'oiseau, elle était très-haut placée et par l'aile, et par l'âme ailée qui chantait dans ce petit corps. Un tout-puissant alibi la tenait bien loin, dans son bocage natal, dans le nid d'où toute petite elle avait été enlevée, ou dans son futur nid d'amour. Elle gazouilla cinq ou six notes, et j'en fus tout réchauffé; moi-même, ailé en ce moment, je l'accompagnai dans son rêve.
FIN.
TABLE DES CHAPITRES.
Introduction.—Comment l'auteur fut conduit à l'étude de la nature. iii
PREMIÈRE PARTIE.
- L'œuf. 3
- Le pôle. Oiseaux-poissons. 13
- L'aile. 23
- Premiers essais de l'aile. 35
- Le triomphe de l'aile. La frégate. 45
- Les rivages. Décadence de quelques espèces. 57
- Les héronnières d'Amérique. Wilson. 67
- Le combat. Les tropiques. 77
- L'épuration. 91
- La mort. Les rapaces. 103
DEUXIÈME PARTIE.
- La lumière. La nuit. 123
- L'orage et l'hiver. Migrations. 135
- Suite des migrations. L'hirondelle. 149
- Harmonies de la zone tempérée. 161
- L'oiseau, ouvrier de l'homme. 169
- Le travail. Le pic. 181
- Le chant. 195
- Le nid. Architecture des oiseaux. 207
- Villes des oiseaux. Essais de république. 219
- Éducation. 229
- Le rossignol, l'art et l'infini. 243
- Suite du rossignol. 257
- Conclusion. 269
- Éclaircissements. 287
FIN DE LA TABLE.