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La Bête humaine

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The Project Gutenberg eBook of La Bête humaine

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Title: La Bête humaine

Author: Émile Zola

Release date: February 1, 2004 [eBook #5154]
Most recently updated: July 13, 2024

Language: French

Credits: This eBook was produced by Carlo Traverso

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA BÊTE HUMAINE ***

This is #17 in Zola's "Les Rougon-Macquart" series.

We thank the Bibliotheque Nationale de France that has made available the image files at www://gallica.bnf.fr, authorizing the preparation of the etext through OCR.

Nous remercions la Bibliothèque Nationale de France qui a mis à disposition les images dans www://gallica.bnf.fr, et a donné l'autorisation de les utiliser pour préparer ce texte.

LES ROUGON-MACQUART
Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second empire

LA BÊTE HUMAINE

ÉMILE ZOLA

I

En entrant dans la chambre, Roubaud posa sur la table le pain d'une livre, le pâté et la bouteille de vin blanc. Mais, le matin, avant de descendre à son poste, la mère Victoire avait dû couvrir le feu de son poêle, d'un tel poussier, que la chaleur était suffocante. Et le sous-chef de gare, ayant ouvert une fenêtre, s'y accouda.

C'était impasse d'Amsterdam, dans la dernière maison de droite, une haute maison où la Compagnie de l'Ouest logeait certains de ses employés. La fenêtre, au cinquième, à l'angle du toit mansardé qui faisait retour, donnait sur la gare, cette tranchée large trouant le quartier de l'Europe, tout un déroulement brusque de l'horizon, que semblait agrandir encore, cet après-midi-là, un ciel gris du milieu de février, d'un gris humide et tiède, traversé de soleil.

En face, sous ce poudroiement de rayons, les maisons de la rue de Rome se brouillaient, s'effaçaient, légères. A gauche, les marquises des halles couvertes ouvraient leurs porches géants, aux vitrages enfumés, celle des grandes lignes, immense, où l'oeil plongeait, et que les bâtiments de la poste et de la bouillotterie séparaient des autres, plus petites, celles d'Argenteuil, de Versailles et de la Ceinture; tandis que le pont de l'Europe, à droite, coupait de son étoile de fer la tranchée, que l'on voyait reparaître et filer au-delà, jusqu'au tunnel des Batignolles. Et, en bas de la fenêtre même, occupant tout le vaste champ, les trois doubles voies qui sortaient du pont, se ramifiaient, s'écartaient en un éventail dont les branches de métal, multipliées, innombrables, allaient se perdre sous les marquises. Les trois postes d'aiguilleur, en avant des arches, montraient leurs petits jardins nus. Dans l'effacement confus des wagons et des machines encombrant les rails, un grand signal rouge tachait le jour pâle.

Pendant un instant, Roubaud s'intéressa, comparant, songeant à sa gare du Havre. Chaque fois qu'il venait de la sorte passer un jour à Paris, et qu'il descendait chez la mère Victoire, le métier le reprenait. Sous la marquise des grandes lignes, l'arrivée d'un train de Mantes avait animé les quais; et il suivit des yeux la machine de manoeuvre, une petite machine-tender, aux trois roues basses et couplées, qui commençait le débranchement du train, alerte besogneuse, emmenant, refoulant les wagons sur les voies de remisage. Une autre machine, puissante celle-là, une machine d'express, aux deux grandes roues dévorantes, stationnait seule, lâchait par sa cheminée une grosse fumée noire, montant droit, très lente dans l'air calme. Mais toute son attention fut prise par le train de trois heures vingt-cinq, à destination de Caen, empli déjà de ses voyageurs, et qui attendait sa machine. Il n'apercevait pas celle-ci, arrêtée au-delà du pont de l'Europe; il l'entendait seulement demander la voie, à légers coups de sifflet pressés, en personne que l'impatience gagne. Un ordre fut crié, elle répondit par un coup bref qu'elle avait compris. Puis, avant la mise en marche, il y eut un silence, les purgeurs furent ouverts, la vapeur siffla au ras du sol, en un jet assourdissant. Et il vit alors déborder du pont cette blancheur qui foisonnait, tourbillonnante comme un duvet de neige, envolée à travers les charpentes de fer. Tout un coin de l'espace en était blanchi, tandis que les fumées accrues de l'autre machine élargissaient leur voile noir. Derrière, s'étouffaient des sons prolongés de trompe, des cris de commandement, des secousses de plaques tournantes. Une déchirure se produisit, il distingua, au fond, un train de Versailles et un train d'Auteuil, l'un montant, l'autre descendant, qui se croisaient.

Comme Roubaud allait quitter la fenêtre, une voix qui prononçait son nom, le fit se pencher. Et il reconnut, au-dessous, sur la terrasse du quatrième, un jeune homme d'une trentaine d'années, Henri Dauvergne, conducteur-chef, qui habitait là en compagnie de son père, chef adjoint des grandes lignes, et de ses soeurs, Claire et Sophie, deux blondes de dix-huit et vingt ans, adorables, menant le ménage avec les six mille francs des deux hommes, au milieu d'un continuel éclat de gaieté. On entendait l'aînée rire, pendant que la cadette chantait, et qu'une cage, pleine d'oiseaux des îles, rivalisait de roulades.

—Tiens! monsieur Roubaud, vous êtes donc à Paris?… Ah! oui, pour votre affaire avec le sous-préfet!

De nouveau accoudé, le sous-chef de gare expliqua qu'il avait dû quitter Le Havre, le matin même, par l'express de six heures quarante. Un ordre du chef de l'exploitation l'appelait à Paris, on venait de le sermonner d'importance. Heureux encore de n'y avoir pas laissé sa place.

—Et madame? demanda Henri.

Madame avait voulu venir, elle aussi, pour des emplettes. Son mari l'attendait là, dans cette chambre dont la mère Victoire leur remettait la clef, à chacun de leurs voyages, et où ils aimaient déjeuner, tranquilles et seuls, pendant que la brave femme était retenue en bas, à son poste de la salubrité. Ce jour-là, ils avaient mangé un petit pain à Mantes, voulant se débarrasser de leurs courses d'abord. Mais trois heures étaient sonnées, il mourait de faim.

Henri, pour être aimable, posa encore une question:

—Et vous couchez à Paris?

Non, non! ils retournaient tous deux au Havre le soir, par l'express de six heures trente. Ah bien! oui, des vacances! On ne vous dérangeait que pour vous flanquer votre paquet, et tout de suite à la niche!

Un moment, les deux employés se regardèrent, en hochant la tête. Mais ils ne s'entendaient plus, un piano endiablé venait d'éclater en notes sonores. Les deux soeurs devaient taper dessus ensemble, riant plus haut, excitant les oiseaux des îles. Alors, le jeune homme, qui s'égayait à son tour, salua, rentra dans l'appartement; et le sous-chef, seul, demeura un instant les yeux sur la terrasse, d'où montait toute cette gaieté de jeunesse. Puis, les regards levés, il aperçut la machine qui avait fermé ses purgeurs, et que l'aiguilleur envoyait sur le train de Caen. Les derniers floconnements de vapeur blanche se perdaient, parmi les gros tourbillons de fumée noire, salissant le ciel. Et il rentra, lui aussi, dans la chambre.

Devant le coucou qui marquait trois heures vingt, Roubaud eut un geste désespéré. A quoi diable Séverine pouvait-elle s'attarder ainsi? Elle n'en sortait plus, lorsqu'elle était dans un magasin. Pour tromper la faim qui lui labourait l'estomac, il eut l'idée de mettre la table. La vaste pièce, à deux fenêtres, lui était familière, servant à la fois de chambre à coucher, de salle à manger et de cuisine, avec ses meubles de noyer, son lit drapé de cotonnade rouge, son buffet à dressoir, sa table ronde, son armoire normande. Il prit, dans le buffet, des serviettes, des assiettes, des fourchettes et des couteaux, deux verres. Tout cela était d'une propreté extrême, et il s'amusait à ces soins de ménage, comme s'il eût joué à la dînette, heureux de la blancheur du linge, très amoureux de sa femme, riant lui-même du bon rire frais dont elle allait éclater, en ouvrant la porte. Mais, lorsqu'il eut posé le pâté sur une assiette, et placé, à côté, la bouteille de vin blanc, il s'inquiéta, chercha des yeux. Puis, vivement, il tira de ses poches deux paquets oubliés, une petite boîte de sardines et du fromage de gruyère.

La demie sonna. Roubaud marchait de long en large, tournant, au moindre bruit, l'oreille vers l'escalier. Dans son attente désoeuvrée, en passant devant la glace, il s'arrêta, se regarda. Il ne vieillissait point, la quarantaine approchait, sans que le roux ardent de ses cheveux frisés eût pâli. Sa barbe, qu'il portait entière, restait drue, elle aussi, d'un blond de soleil. Et, de taille moyenne, mais d'une extraordinaire vigueur, il se plaisait à sa personne, satisfait de sa tête un peu plate, au front bas, à la nuque épaisse, de sa face ronde et sanguine, éclairée de deux gros yeux vifs. Ses sourcils se rejoignaient, embroussaillant son front de la barre des jaloux. Comme il avait épousé une femme plus jeune que lui de quinze années, ces coups d'oeil fréquents, donnés aux glaces, le rassuraient.

Il y eut un bruit de pas, Roubaud courut entrebâiller la porte. Mais c'était une marchande de journaux de la gare, qui rentrait chez elle, à côté. Il revint, s'intéressa à une boîte de coquillages, sur le buffet. Il la connaissait bien, cette boîte, un cadeau de Séverine à la mère Victoire, sa nourrice. Et ce petit objet avait suffi, toute l'histoire de son mariage se déroulait. Déjà trois ans bientôt. Né dans le Midi, à Plassans, d'un père charretier, sorti du service avec les galons de sergent-major, longtemps facteur mixte à la gare de Mantes, il était passé facteur chef à celle de Barentin; et c'était là qu'il l'avait connue, sa chère femme, lorsqu'elle venait de Doinville, prendre le train, en compagnie de mademoiselle Berthe, la fille du président Grandmorin. Séverine Aubry n'était que la cadette d'un jardinier, mort au service des Grandmorin; mais le président, son parrain et son tuteur, la gâtait tellement, faisant d'elle la compagne de sa fille, les envoyant toutes deux au même pensionnat de Rouen, et elle-même avait une telle distinction native, que longtemps Roubaud s'était contenté de la désirer de loin, avec la passion d'un ouvrier dégrossi pour un bijou délicat, qu'il jugeait précieux. Là était l'unique roman de son existence. Il l'aurait épousée sans un sou, pour la joie de l'avoir, et quand il s'était enhardi enfin, la réalisation avait dépassé le rêve: outre Séverine et une dot de dix mille francs, le président, aujourd'hui en retraite, membre du conseil d'administration de la Compagnie de l'Ouest, lui avait donné sa protection. Dès le lendemain du mariage, il était passé sous-chef à la gare du Havre. Il avait sans doute pour lui ses notes de bon employé, solide à son poste, ponctuel, honnête, d'un esprit borné, mais très droit, toutes sortes de qualités excellentes qui pouvaient expliquer l'accueil prompt fait à sa demande et la rapidité de son avancement. Il préférait croire qu'il devait tout à sa femme. Il l'adorait.

Lorsqu'il eut ouvert la boîte de sardines, Roubaud perdit décidément patience. Le rendez-vous était pour trois heures. Où pouvait-elle être? Elle ne lui conterait pas que l'achat d'une paire de bottines et de six chemises demandait la journée. Et, comme il passait de nouveau devant la glace, il s'aperçut, les sourcils hérissés, le front coupé d'une ligne dure. Jamais au Havre il ne la soupçonnait. A Paris, il s'imaginait toutes sortes de dangers, des ruses, des fautes. Un flot de sang montait à son crâne, ses poings d'ancien homme d'équipe se serraient, comme au temps où il poussait des wagons. Il redevenait la brute inconsciente de sa force, il l'aurait broyée, dans un élan de fureur aveugle.

Séverine poussa la porte, parut toute fraîche, toute joyeuse.

—C'est moi… Hein? tu as dû croire que j'étais perdue.

Dans l'éclat de ses vingt-cinq ans, elle semblait grande, mince et très souple, grasse pourtant avec de petits os. Elle n'était point jolie d'abord, la face longue, la bouche forte, éclairée de dents admirables. Mais, à la regarder, elle séduisait par le charme, l'étrangeté de ses larges yeux bleus, sous son épaisse chevelure noire.

Et, comme son mari, sans répondre, continuait à l'examiner, du regard trouble et vacillant qu'elle connaissait bien, elle ajouta:

—Oh! j'ai couru… Imagine-toi, impossible d'avoir un omnibus. Alors, ne voulant pas dépenser l'argent d'une voiture, j'ai couru… Regarde comme j'ai chaud.

—Voyons, dit-il violemment, tu ne me feras pas croire que tu viens du Bon Marché.

Mais, tout de suite, avec une gentillesse d'enfant, elle se jeta à son cou, en lui posant, sur la bouche, sa jolie petite main potelée:

—Vilain, vilain, tais-toi!… Tu sais bien que je t'aime.

Une telle sincérité sortait de toute sa personne, il la sentait restée si candide, si droite, qu'il la serra éperdument dans ses bras. Toujours ses soupçons finissaient ainsi. Elle, s'abandonnait, aimant à se faire cajoler. Il la couvrait de baisers, qu'elle ne rendait pas; et c'était même là son inquiétude obscure, cette grande enfant passive, d'une affection filiale, où l'amante ne s'éveillait point.

—Alors, tu as dévalisé le Bon Marché?

—Oh! oui. Je vais te conter… Mais, auparavant, mangeons.
Ce que j'ai faim!… Ah! écoute, j'ai un petit cadeau. Dis:
Mon petit cadeau.

Elle lui riait dans le visage, de tout près. Elle avait fourré sa main droite dans sa poche, où elle tenait un objet, qu'elle ne sortait pas.

—Dis vite: Mon petit cadeau.

Lui, riait aussi, en bon homme. Il se décida.

—Mon petit cadeau.

C'était un couteau qu'elle venait de lui acheter, pour en remplacer un qu'il avait perdu et qu'il pleurait, depuis quinze jours. Il s'exclamait, le trouvait superbe, ce beau couteau neuf, avec son manche en ivoire et sa lame luisante. Tout de suite, il allait s'en servir. Elle était ravie de sa joie; et, en plaisantant, elle se fit donner un sou, pour que leur amitié ne fût pas coupée.

—Mangeons, mangeons, répéta-t-elle. Non, non! je t'en prie, ne ferme pas encore. J'ai si chaud!

Elle l'avait rejoint à la fenêtre, elle demeura là quelques secondes, appuyée à son épaule, regardant le vaste champ de la gare. Pour le moment, les fumées s'en étaient allées, le disque cuivré du soleil descendait dans la brume, derrière les maisons de la rue de Rome. En bas, une machine de manoeuvre amenait, tout formé, le train de Mantes, qui devait partir à quatre heures vingt-cinq. Elle le refoula le long du quai, sous la marquise, fut dételée. Au fond, dans le hangar de la Ceinture, des chocs de tampons annonçaient l'attelage imprévu de voitures qu'on ajoutait. Et, seule, au milieu des rails, avec son mécanicien et son chauffeur, noirs de la poussière du voyage, une lourde machine de train omnibus restait immobile, comme lasse et essoufflée, sans autre vapeur qu'un mince filet sortant d'une soupape. Elle attendait qu'on lui ouvrît la voie, pour retourner au dépôt des Batignolles. Un signal rouge claqua, s'effaça. Elle partit.

—Sont-elles gaies, ces petites Dauvergne! dit Roubaud en quittant la fenêtre. Les entends-tu taper sur leur piano?… Tout à l'heure, j'ai vu Henri, qui m'a dit de te présenter ses hommages.

—A table, à table! cria Séverine.

Et elle se jeta sur les sardines, elle dévora. Ah! le petit pain de Mantes était loin! Cela la grisait, quand elle venait à Paris. Elle était toute vibrante du bonheur d'avoir couru les trottoirs, elle gardait une fièvre de ses achats au Bon Marché. En un coup, chaque printemps, elle y dépensait ses économies de l'hiver, préférant tout y acheter, disant qu'elle y économisait son voyage. Aussi, sans perdre une bouchée, ne tarissait-elle pas. Un peu confuse, rougissante, elle finit par lâcher le total de la somme qu'elle avait dépensée, plus de trois cents francs.

—Fichtre! dit Roubaud saisi, tu te mets bien, toi, pour la femme d'un sous-chef!… Mais tu n'avais à prendre que six chemises et une paire de bottines?

—Oh! mon ami, des occasions uniques!… Une petite soie à rayures délicieuses! un chapeau d'un goût, un rêve! des jupons tout faits, avec des volants brodés! Et tout ça pour rien, j'aurais payé le double au Havre… On va m'expédier, tu verras!

Il avait pris le parti de rire, tant elle était jolie, dans sa joie, avec son air de confusion suppliante. Et puis, c'était si charmant, cette dînette improvisée, au fond de cette chambre où ils étaient seuls, bien mieux qu'au restaurant. Elle, qui d'ordinaire buvait de l'eau, se laissait aller, vidait son verre de vin blanc, sans savoir. La boîte de sardines était finie, ils entamèrent le pâté avec le beau couteau neuf. Ce fut un triomphe, tellement il coupait bien.

—Et toi, voyons, ton affaire? demanda-t-elle. Tu me fais bavarder, tu ne me dis pas comment ça s'est terminé, pour le sous-préfet.

Alors, il conta en détail la façon dont le chef de l'exploitation l'avait reçu. Oh! un lavage de tête en règle! Il s'était défendu, avait dit la vraie vérité, comment ce petit crevé de sous-préfet s'était obstiné à monter avec son chien dans une voiture de première, lorsqu'il y avait une voiture de seconde, réservée pour les chasseurs et leurs bêtes, et la querelle qui s'en était suivie, et les mots qu'on avait échangés. En somme, le chef lui donnait raison d'avoir voulu faire respecter la consigne; mais le terrible était la parole qu'il avouait lui-même: «Vous ne serez pas toujours les maîtres!» On le soupçonnait d'être républicain. Les discussions qui venaient de marquer l'ouverture de la session de 1869, et la peur sourde des prochaines élections générales rendaient le gouvernement ombrageux. Aussi l'aurait-on certainement déplacé, sans la bonne recommandation du président Grandmorin. Encore avait-il dû signer la lettre d'excuse, conseillée et rédigée par ce dernier.

Séverine l'interrompit, criant:

—Hein? ai-je eu raison de lui écrire et de lui faire une visite avec toi, ce matin, avant que tu ailles recevoir ton savon… Je savais bien qu'il nous tirerait d'affaire.

—Oui, il t'aime beaucoup, reprit Roubaud, et il a le bras long, dans la Compagnie… Vois donc un peu à quoi ça sert, d'être un bon employé. Ah! on ne m'a point ménagé les éloges: pas beaucoup d'initiative, mais de la conduite, de l'obéissance, du courage, enfin tout! Eh bien, ma chère, si tu n'avais pas été ma femme, et si Grandmorin n'avait pas plaidé ma cause, par amitié pour toi, j'étais fichu, on m'envoyait en pénitence, au fond de quelque petite station.

Elle regardait fixement le vide, elle murmura, comme se parlant à elle-même:

—Oh! certainement, c'est un homme qui a le bras long.

Il y eut un silence, et elle restait les yeux élargis, perdus au loin, cessant de manger. Sans doute elle évoquait les jours de son enfance, là-bas, au château de Doinville, à quatre lieues de Rouen. Jamais elle n'avait connu sa mère. Quand son père, le jardinier Aubry, était mort, elle entrait dans sa treizième année; et c'était à cette époque que le président, déjà veuf, l'avait gardée près de sa fille Berthe, sous la surveillance de sa soeur, madame Bonnehon, la femme d'un manufacturier, également veuve, à qui le château appartenait aujourd'hui. Berthe, son aînée de deux ans, mariée six mois après elle, avait épousé M. de Lachesnaye, conseiller à la cour de Rouen, un petit homme sec et jaune. L'année précédente, le président était encore à la tête de cette cour, dans son pays, lorsqu'il avait pris sa retraite, après une carrière magnifique. Né en 1804, substitut à Digne au lendemain de 1830, puis à Fontainebleau, puis à Paris, ensuite procureur à Troyes, avocat général à Rennes, enfin premier président à Rouen. Riche à plusieurs millions, il faisait partie du conseil général depuis 1855, on l'avait nommé commandeur de la Légion d'honneur, le jour même de sa retraite. Et, du plus loin qu'elle se souvenait, elle le revoyait tel qu'il était encore, trapu et solide, blanc de bonne heure, d'un blanc doré d'ancien blond, les cheveux en brosse, le collier de barbe coupé ras, sans moustaches, avec une face carrée que les yeux d'un bleu dur et le nez gros rendaient sévère. Il avait l'abord rude, il faisait tout trembler autour de lui.

Roubaud dut élever la voix, répétant à deux reprises:

—Eh bien, à quoi donc penses-tu?

Elle tressaillit, eut un petit frisson, comme surprise et secouée de peur.

—Mais à rien.

—Tu ne manges plus, tu n'as donc plus faim?

—Oh! si… Tu vas voir.

Séverine, ayant vidé son verre de vin blanc, acheva la tranche de pâté qu'elle avait dans son assiette. Mais il y eut une alerte: ils avaient fini le pain d'une livre, pas une bouchée ne restait pour manger le fromage. Ce furent des cris, puis des rires, lorsque, bousculant tout, ils découvrirent, au fond du buffet de la mère Victoire, un bout de pain rassis. Bien que la fenêtre fût ouverte, il continuait de faire chaud, et la jeune femme, qui avait le poêle derrière elle, ne se rafraîchissait guère, plus rose et plus excitée par l'imprévu de ce déjeuner bavard, dans cette chambre. A propos de la mère Victoire, Roubaud en était revenu à Grandmorin: encore une, celle-là, qui lui devait une belle chandelle! Fille séduite dont l'enfant était mort, nourrice de Séverine qui venait de coûter la vie à sa mère, plus tard femme d'un chauffeur de la Compagnie, elle vivait mal, à Paris, d'un peu de couture, son mari mangeant tout, lorsque la rencontre de sa fille de lait avait renoué les liens d'autrefois, en faisant d'elle aussi une protégée du président; et, aujourd'hui, il lui avait obtenu un poste à la salubrité, la garde des cabinets de luxe, le côté des dames, ce qu'il y a de meilleur. La Compagnie ne lui donnait que cent francs par an, mais elle s'en faisait près de quatorze, avec la recette, sans compter le logement, cette chambre où elle était même chauffée. Enfin, une situation bien agréable. Et Roubaud calculait que, si Pecqueux, le mari, avait apporté ses deux mille huit cents francs de chauffeur, tant pour les primes que pour le fixe, au lieu de nocer aux deux bouts de la ligne, le ménage aurait réuni plus de quatre mille francs, le double de ce que lui, sous-chef de gare, gagnait au Havre.

—Sans doute, conclut-il, toutes les femmes ne voudraient pas tenir les cabinets. Mais il n'y a pas de sot métier.

Cependant, leur grosse faim s'était apaisée, et ils ne mangeaient plus que d'un air alangui, coupant le fromage par petits morceaux, pour faire durer le régal. Leurs paroles aussi se faisaient lentes.

—A propos, cria-t-il, j'ai oublié de te demander… Pourquoi as-tu donc refusé au président d'aller passer deux ou trois jours à Doinville?

Son esprit, dans le bien-être de la digestion, venait de refaire leur visite du matin, tout près de la gare, à l'hôtel de la rue du Rocher; et il s'était revu dans le grand cabinet sévère, il entendait encore le président leur dire qu'il partait le lendemain pour Doinville. Puis, comme cédant à une idée soudaine, il leur avait offert de prendre le soir même, avec eux, l'express de six heures trente, et d'emmener ensuite sa filleule là-bas, chez sa soeur, qui la réclamait depuis longtemps. Mais la jeune femme avait allégué toutes sortes de raisons, qui l'empêchaient, disait-elle.

—Tu sais, moi, continua Roubaud, je ne voyais pas de mal à ce petit voyage. Tu aurais pu y rester jusqu'à jeudi, je me serais arrangé… N'est-ce pas? dans notre position, nous avons besoin d'eux. Ce n'est guère adroit, de refuser leurs politesses; d'autant plus que ton refus a eu l'air de lui causer une vraie peine… Aussi n'ai-je cessé de te pousser à accepter, que lorsque tu m'as tiré par mon paletot. Alors, j'ai dit comme toi, mais sans comprendre… Hein! pourquoi n'as-tu pas voulu?

Séverine, les regards vacillants, eut un geste d'impatience.

—Est-ce que je puis te laisser tout seul?

—Ce n'est pas une raison… Depuis notre mariage, en trois ans, tu es bien allée deux fois à Doinville, passer ainsi une semaine. Rien ne t'empêchait d'y retourner une troisième.

La gêne de la jeune femme croissait, elle avait détourné la tête.

—Enfin, ça ne me disait pas. Tu ne vas pas me forcer à des choses qui me déplaisent.

Roubaud ouvrit les bras, comme pour déclarer qu'il ne la forçait à rien. Pourtant, il reprit:

—Tiens! tu me caches quelque chose… La dernière fois, est-ce que madame Bonnehon t'aurait mal reçue?

Oh! non, madame Bonnehon l'avait toujours très bien accueillie. Elle était si agréable, grande, forte, avec de magnifiques cheveux blonds, belle encore malgré ses cinquante-cinq ans! Depuis son veuvage, et même du vivant de son mari, on racontait qu'elle avait eu souvent le coeur occupé. On l'adorait à Doinville, elle faisait du château un lieu de délices, toute la société de Rouen y venait en visite, surtout la magistrature. C'était dans la magistrature que madame Bonnehon avait eu beaucoup d'amis.

—Alors, avoue-le, ce sont les Lachesnaye qui t'ont battu froid.

Sans doute, depuis son mariage avec M. de Lachesnaye, Berthe avait cessé d'être pour elle ce qu'elle était autrefois. Elle ne devenait guère bonne, cette pauvre Berthe, si insignifiante, avec son nez rouge. A Rouen, les dames vantaient beaucoup sa distinction. Aussi, un mari comme le sien, laid, dur, avare, semblait-il plutôt fait pour déteindre sur sa femme et la rendre mauvaise. Mais non, Berthe s'était montrée convenable à l'égard de son ancienne camarade, celle-ci n'avait aucun reproche précis à lui adresser.

—C'est donc le président qui te déplaît, là-bas?

Séverine, qui, jusque-là, répondait lentement, d'une voix égale, fut reprise d'impatience.

—Lui, quelle idée!

Et elle continua, en petites phrases nerveuses. On le voyait seulement à peine. Il s'était réservé, dans le parc, un pavillon, dont la porte donnait sur une ruelle déserte. Il sortait, il rentrait, sans qu'on le sût. Jamais sa soeur, du reste, ne connaissait au juste le jour de son arrivée. Il prenait une voiture à Barentin, se faisait conduire de nuit à Doinville, vivait des journées dans son pavillon, ignoré de tous. Ah! ce n'était pas lui qui vous gênait, là-bas.

—Je t'en parle, parce que tu m'as raconté vingt fois que, dans ton enfance, il te faisait une peur bleue.

—Oh! une peur bleue! tu exagères, comme toujours… Bien sûr qu'il ne riait guère. Il vous regardait si fixement, de ses gros yeux, qu'on baissait la tête tout de suite. J'ai vu des gens se troubler, ne pas pouvoir lui adresser un mot, tellement il leur en imposait, avec son grand renom de sévérité et de sagesse… Mais, moi, il ne m'a jamais grondée, j'ai toujours senti qu'il avait un faible pour moi…

De nouveau, sa voix se ralentissait, ses yeux se perdaient au loin.

—Je me souviens… Quand j'étais gamine et que je jouais avec des amies, dans les allées, s'il venait à paraître, toutes se cachaient, même sa fille Berthe, qui tremblait sans cesse d'être en faute. Moi, je l'attendais, tranquille. Il passait, et en me voyant là, souriante, le museau levé, il me donnait une petite tape sur la joue… Plus tard, à seize ans, lorsque Berthe avait une faveur à obtenir de lui, c'était toujours moi qu'elle chargeait de la demande. Je parlais, je ne baissais pas les regards, et je sentais les siens qui m'entraient sous la peau. Mais je m'en moquais bien, j'étais si certaine qu'il accorderait tout ce que je voudrais!… Ah! oui, je me souviens, je me souviens! Là-bas, il n'y a pas un taillis du parc, pas un corridor, pas une chambre du château, que je ne puisse évoquer en fermant les yeux.

Elle se tut, les paupières closes; et, sur son visage chaud et gonflé, semblait passer le frisson de ces choses d'autrefois, les choses qu'elle ne disait point. Un instant, elle demeura ainsi, avec un petit battement des lèvres, comme un tic involontaire qui lui tirait douloureusement un coin de la bouche.

—Il a été certainement très bon pour toi, reprit Roubaud, qui venait d'allumer sa pipe. Non seulement il t'a fait élever comme une demoiselle, mais il a très sagement administré tes quatre sous, et il a arrondi la somme, lors de notre mariage… Sans compter qu'il doit te laisser quelque chose, il l'a dit devant moi.

—Oui, murmura Séverine, cette maison de la Croix-de-Maufras, cette propriété que le chemin de fer a coupée. On y allait parfois passer huit jours… Oh! je n'y compte guère, les Lachesnaye doivent le travailler pour qu'il ne me laisse rien. Et puis, j'aime mieux rien, rien!

Elle avait prononcé ces dernières paroles d'une voix si vive, qu'il s'en étonna, retirant sa pipe de la bouche, la regardant de ses yeux arrondis.

—Es-tu drôle! On assure que le président a des millions, quel mal y aurait-il à ce qu'il mît sa filleule dans son testament? Personne n'en serait surpris, et ça arrangerait joliment nos affaires.

Puis, une idée qui lui traversa le cerveau le fit rire.

—Tu n'as peut-être pas peur de passer pour sa fille?… Car, tu sais, le président, malgré son air glacé, on en chuchote de raides sur son compte. Il paraît que, du vivant même de sa femme, toutes les bonnes y passaient. Enfin, un gaillard qui, aujourd'hui encore, vous trousse une femme… Mon Dieu! va, quand tu serais sa fille!

Séverine s'était levée, violente, le visage en flamme, avec le vacillement effrayé de son regard bleu, sous la masse lourde de ses cheveux noirs.

—Sa fille, sa fille!… Je ne veux pas que tu plaisantes avec ça, entends-tu! Est-ce que je puis être sa fille? est-ce que je lui ressemble?… Et en voilà assez, parlons d'autre chose. Je ne veux pas aller à Doinville, parce que je ne veux pas, parce que je préfère rentrer avec toi au Havre.

Il hocha la tête, il l'apaisa du geste. Bon, bon! du moment que ça lui donnait sur les nerfs. Il souriait, jamais il ne l'avait vue si nerveuse. Le vin blanc sans doute. Désireux de se faire pardonner, il reprit le couteau, s'extasiant encore, l'essuyant avec soin; et, pour montrer qu'il coupait comme un rasoir, il s'en taillait les ongles.

—Déjà quatre heures un quart, murmura Séverine, debout devant le coucou. J'ai encore quelques courses… Il faut songer à notre train.

Mais, comme pour achever de se calmer, avant de mettre un peu d'ordre dans la chambre, elle retourna s'accouder à la fenêtre. Lui, alors, lâchant le couteau, lâchant sa pipe, quitta la table à son tour, s'approcha d'elle, la prit par-derrière, entre ses bras, doucement. Et il la tenait enlacée ainsi, il avait posé le menton sur son épaule, appuyé la tête contre la sienne. Ni l'un ni l'autre ne bougeait plus, ils regardaient.

Sous eux, toujours, les petites machines de manoeuvre allaient et venaient sans repos; et on les entendait à peine s'activer, comme des ménagères vives et prudentes, les roues assourdies, le sifflet discret. Une d'elles passa, disparut sous le pont de l'Europe, emmenant au remisage les voitures d'un train de Trouville, qu'on débranchait. Et, là-bas, au-delà du pont, elle frôla une machine venue seule du Dépôt, en promeneuse solitaire, avec ses cuivres et ses aciers luisants, fraîche et gaillarde pour le voyage. Celle-ci s'était arrêtée, demandant de deux coups brefs la voie à l'aiguilleur, qui, presque immédiatement, l'envoya sur son train, tout formé, à quai sous la marquise des grandes lignes. C'était le train de quatre heures vingt-cinq, pour Dieppe. Un flot de voyageurs se pressait, on entendait le roulement des chariots chargés de bagages, des hommes poussaient une à une les bouillottes dans les voitures. Mais la machine et son tender avaient abordé le fourgon de tête, d'un choc sourd, et l'on vit le chef d'équipe serrer lui-même la vis de la barre d'attelage. Le ciel s'était assombri vers les Batignolles; une cendre crépusculaire, noyant les façades, semblait tomber déjà sur l'éventail élargi des voies; tandis que, dans cet effacement, au lointain, se croisaient sans cesse les départs et les arrivées de la banlieue et de la Ceinture. Par-delà les nappes sombres des grandes halles couvertes, sur Paris obscurci, des fumées rousses, déchiquetées, s'envolaient.

—Non, non, laisse-moi, murmura Séverine.

Peu à peu, sans une parole, il l'avait enveloppée d'une caresse plus étroite, excité par la tiédeur de ce corps jeune, qu'il tenait ainsi à pleins bras. Elle le grisait de son odeur, elle achevait d'affoler son désir, en cambrant les reins pour se dégager. D'une secousse, il l'enleva de la fenêtre, dont il referma les vitres du coude. Sa bouche avait rencontré la sienne, il lui écrasait les lèvres, il l'emportait vers le lit.

—Non, non, nous ne sommes pas chez nous, répéta-t-elle. Je t'en prie, pas dans cette chambre!

Elle-même était comme grise, étourdie de nourriture et de vin, encore vibrante de sa course fiévreuse à travers Paris. Cette pièce trop chauffée, cette table où traînait la débandade du couvert, l'imprévu du voyage qui tournait en partie fine, tout lui allumait le sang, la soulevait d'un frisson. Et pourtant elle se refusait, elle résistait, arc-boutée contre le bois du lit, dans une révolte effrayée, dont elle n'aurait pu dire la cause.

—Non, non, je ne veux pas.

Lui, le sang à la peau, retenait ses grosses mains brutales. Il tremblait, il l'aurait brisée.

—Bête, est-ce qu'on saura? Nous retaperons le lit.

D'habitude, elle s'abandonnait avec une docilité complaisante, chez eux, au Havre, après le déjeuner, lorsqu'il était de service de nuit. Cela semblait sans plaisir pour elle, mais elle y montrait une mollesse heureuse, un affectueux consentement de son plaisir à lui. Et ce qui, en ce moment, le rendait fou, c'était de la sentir comme jamais il ne l'avait eue, ardente, frémissante de passion sensuelle. Le noir reflet de sa chevelure assombrissait ses calmes yeux de pervenche, sa bouche forte saignait dans le doux ovale de son visage. Il y avait là une femme qu'il ne connaissait point. Pourquoi se refusait-elle?

—Dis, pourquoi? Nous avons le temps.

Alors, dans une angoisse inexplicable, dans un débat où elle ne paraissait pas juger les choses nettement, comme si elle se fût ignorée elle aussi, elle eut un cri de douleur vraie, qui le fit se tenir tranquille.

—Non, non, je t'en supplie, laisse-moi!… Je ne sais pas, ça m'étrangle, rien que l'idée, en ce moment… ça ne serait pas bien.

Tous deux étaient tombés assis au bord du lit. Il se passa la main sur la face, comme pour s'en ôter la cuisson qui le brûlait. En le voyant redevenu sage, elle, gentille, se pencha, lui posa un gros baiser sur la joue, voulant lui montrer qu'elle l'aimait bien tout de même. Un instant, ils restèrent de la sorte, sans parler, à se remettre. Il lui avait repris la main gauche et jouait avec une vieille bague d'or, un serpent d'or à petite tête de rubis, qu'elle portait au même doigt que son alliance. Toujours il la lui avait connue là.

—Mon petit serpent, dit Séverine d'une voix involontaire de rêve, croyant qu'il regardait la bague et éprouvant l'impérieux besoin de parler. C'est à la Croix-de-Maufras, qu'il m'en a fait cadeau, pour mes seize ans.

Roubaud leva la tête, surpris.

—Qui donc? le président?

Lorsque les yeux de son mari s'étaient posés sur les siens, elle avait eu une brusque secousse de réveil. Elle sentit un petit froid glacer ses joues. Elle voulut répondre, et ne trouva rien, étranglée par la sorte de paralysie qui la prenait.

—Mais, continua-t-il, tu m'as toujours dit que c'était ta mère qui te l'avait laissée, cette bague.

Encore à cette seconde, elle pouvait rattraper la phrase, lâchée dans un oubli de tout. Il lui aurait suffi de rire, de jouer l'étourdie. Mais elle s'entêta, ne se possédant plus, inconsciente.

—Jamais, mon chéri, je ne t'ai dit que ma mère m'avait laissé cette bague.

Du coup, Roubaud la dévisagea, pâlissant lui aussi.

—Comment? tu ne m'as jamais dit ça? Tu me l'as dit vingt fois!… Il n'y a pas de mal à ce que le président t'ait donné une bague. Il t'a donné bien autre chose… Mais pourquoi me l'avoir caché? pourquoi avoir menti, en parlant de ta mère?

—Je n'ai pas parlé de ma mère, mon chéri, tu te trompes.

C'était imbécile, cette obstination. Elle voyait qu'elle se perdait, qu'il lisait clairement sous sa peau, et elle aurait voulu revenir, ravaler ses paroles; mais il n'était plus temps, elle sentait ses traits se décomposer, l'aveu sortir malgré elle de toute sa personne. Le froid de ses joues avait envahi sa face entière, un tic nerveux tirait ses lèvres. Et lui, effrayant, redevenu subitement rouge, à croire que le sang allait faire éclater ses veines, lui avait saisi les poignets, la regardait de tout près, afin de mieux suivre, dans l'effarement épouvanté de ses yeux, ce qu'elle ne disait pas tout haut.

—Nom de Dieu! bégaya-t-il, nom de Dieu!

Elle eut peur, baissa le visage pour le cacher sous son bras, devinant le coup de poing. Un fait, petit, misérable, insignifiant, l'oubli d'un mensonge à propos de cette bague, venait d'amener l'évidence, en quelques paroles échangées. Et il avait suffi d'une minute. Il la jeta d'une secousse en travers du lit, il tapa sur elle des deux poings, au hasard. En trois ans, il ne lui avait pas donné une chiquenaude, et il la massacrait, aveugle, ivre, dans un emportement de brute, de l'homme aux grosses mains, qui, autrefois, avait poussé des wagons.

—Nom de Dieu de garce! tu as couché avec!… couché avec!… couché avec!

Il s'enrageait à ces mots répétés, il abattait les poings, chaque fois qu'il les prononçait, comme pour les lui faire entrer dans la chair.

—Le reste d'un vieux, nom de Dieu de garce!… couché avec!… couché avec!

Sa voix s'étranglait d'une telle colère, qu'elle sifflait et ne sortait plus. Alors, seulement, il entendit que, mollissante sous les coups, elle disait non. Elle ne trouvait pas d'autre défense, elle niait pour qu'il ne la tuât pas. Et ce cri, cet entêtement dans le mensonge, acheva de le rendre fou.

—Avoue que tu as couché avec.

—Non! non!

Il l'avait reprise, il la soutenait dans ses bras, l'empêchant de retomber la face contre la couverture, en pauvre être qui se cache. Il la forçait à le regarder.

—Avoue que tu as couché avec.

Mais, se laissant glisser, elle s'échappa, elle voulut courir vers la porte. D'un bond, il fut de nouveau sur elle, le poing en l'air; et, furieusement, d'un seul coup, près de la table, il l'abattit. Il s'était jeté à son côté, il l'avait empoignée par les cheveux, pour la clouer au sol. Un instant, ils restèrent ainsi par terre, face à face, sans bouger. Et, dans l'effrayant silence, on entendit monter les chants et les rires des demoiselles Dauvergne, dont le piano faisait rage, heureusement, en dessous, étouffant les bruits de lutte. C'était Claire qui chantait des rondes de petites filles, tandis que Sophie l'accompagnait à tour de bras.

—Avoue que tu as couché avec.

Elle n'osa plus dire non, elle ne répondit point.

—Avoue que tu as couché avec, nom de Dieu! ou je t'éventre!

Il l'aurait tuée, elle le lisait nettement dans son regard. En tombant, elle avait aperçu le couteau, ouvert sur la table; et elle revoyait l'éclair de la lame, elle crut qu'il allongeait le bras. Une lâcheté l'envahit, un abandon d'elle-même et de tout, un besoin d'en finir.

—Eh bien! oui, c'est vrai, laisse-moi m'en aller.

Alors, ce fut abominable. Cet aveu qu'il exigeait si violemment, venait de l'atteindre en pleine figure, comme une chose impossible, monstrueuse. Il semblait que jamais il n'aurait supposé une infamie pareille. Il lui empoigna la tête, il la cogna contre un pied de la table. Elle se débattait, et il la tira par les cheveux, au travers de la pièce, bousculant les chaises. Chaque fois qu'elle faisait un effort pour se redresser, il la rejetait sur le carreau d'un coup de poing. Et cela haletant, les dents serrées, un acharnement sauvage et imbécile. La table, poussée, faillit renverser le poêle. Des cheveux et du sang restèrent à un angle du buffet. Quand ils reprirent haleine, hébétés, gonflés de cette horreur, las de frapper et d'être frappée, ils étaient revenus près du lit, elle toujours par terre, vautrée, lui accroupi, la tenant encore aux épaules. Et ils soufflèrent. En bas, la musique continuait, les rires s'envolaient, très sonores et très jeunes.

D'une secousse, Roubaud remonta Séverine, l'adossa contre le bois du lit. Puis, demeurant à genoux, pesant sur elle, il put parler enfin. Il ne la battait plus, il la torturait de ses questions, du besoin inextinguible qu'il avait de savoir.

—Ainsi, tu as couché avec, garce!… Répète, répète que tu as couché avec ce vieux… Et à quel âge, hein? toute petite, toute petite, n'est-ce pas?

Brusquement, elle venait d'éclater en larmes, ses sanglots l'empêchaient de répondre.

—Nom de Dieu! veux-tu me dire!… Hein? tu n'avais pas dix ans, que tu l'amusais, ce vieux? C'est pour ça qu'il t'élevait à la becquée, c'est pour sa cochonnerie, dis-le donc, nom de Dieu! ou je recommence!

Elle pleurait, elle ne pouvait prononcer un mot, et il leva la main, il l'étourdit d'une nouvelle claque. A trois reprises, comme il n'obtenait pas davantage de réponse, il la gifla, répétant sa question.

—A quel âge, dis-le donc, garce! dis-le donc?

Pourquoi lutter? Son être fuyait sous elle. Il lui aurait sorti le coeur, de ses doigts gourds d'ancien ouvrier. Et l'interrogatoire continua, elle disait tout, dans un tel anéantissement de honte et de peur, que ses phrases, soufflées très bas, s'entendaient à peine. Et lui, mordu de sa jalousie atroce, s'enrageait à la souffrance dont le déchiraient les tableaux évoqués: il n'en savait jamais assez, il l'obligeait à revenir sur les détails, à préciser les faits. L'oreille aux lèvres de la misérable, il agonisait de cette confession, avec la continuelle menace de son poing levé, prêt à cogner encore, si elle s'arrêtait.

De nouveau, tout le passé, à Doinville, défila, l'enfance, la jeunesse. Était-ce au fond des massifs du grand parc? était-ce dans le détour perdu de quelque corridor du château? Déjà le président songeait donc à elle, lorsqu'il l'avait gardée, à la mort de son jardinier, et fait élever avec sa fille? Cela, pour sûr, avait commencé, les jours où les autres gamines s'enfuyaient, au milieu de leurs jeux, s'il venait à paraître, tandis qu'elle, souriante, le museau en l'air, attendait qu'il lui donnât en passant une petite tape sur la joue. Et, plus tard, si elle osait lui parler en face, si elle obtenait tout de lui, n'était-ce pas qu'elle se sentait maîtresse, alors qu'il l'achetait par ses complaisances de trousseur de bonnes, si digne et si sévère aux autres? Ah! la sale chose, ce vieux se faisant baisoter comme un grand-père, regardant pousser cette fillette, la tâtant, l'entamant un peu à chaque heure, sans avoir la patience d'attendre qu'elle fût mûre!

Roubaud haletait.

—Enfin, à quel âge, répète, à quel âge?

—Seize ans et demi.

—Tu mens!

Mentir, mon Dieu! pourquoi? Elle eut un haussement d'épaules plein d'un abandon et d'une lassitude immenses.

—Et, la première fois, où ça s'est-il passé?

—A la Croix-de-Maufras.

Il hésita une seconde, ses lèvres s'agitaient, une lueur jaune troublait ses yeux.

—Et, je veux que tu me dises, qu'est-ce qu'il t'a fait?

Elle resta muette. Puis, comme il brandissait le poing:

—Tu ne me croirais pas.

—Dis toujours… Il n'a pu rien faire, hein?

D'un signe de tête, elle répondit. C'était bien cela. Et, alors, il s'acharna sur la scène, il voulut la connaître jusqu'au bout, il descendit aux mots crus, aux interrogations immondes. Elle ne desserrait plus les dents, elle continuait à dire oui, à dire non, d'un signe. Peut-être ça les soulagerait-il l'un et l'autre, quand elle aurait avoué. Mais lui souffrait davantage de ces détails, qu'elle croyait être une atténuation. Des rapports normaux, complets, l'auraient hanté d'une vision moins torturante. Cette débauche pourrissait tout, enfonçait et retournait au fond de sa chair les lames empoisonnées de sa jalousie. Maintenant, c'était fini, il ne vivrait plus, il évoquerait toujours l'exécrable image.

Un sanglot déchira sa gorge.

—Ah! nom de Dieu… ah! nom de Dieu!… ça ne peut pas être, non, non! c'est trop, ça ne peut pas être!

Puis, tout d'un coup, il la secoua.

—Mais nom de Dieu de garce! pourquoi m'as-tu épousé?… Sais-tu que c'est ignoble de m'avoir trompé ainsi? Il y a des voleuses, en prison, qui n'en ont pas tant sur la conscience… Tu me méprisais donc, tu ne m'aimais donc pas?… Hein! pourquoi m'as-tu épousé?

Elle eut un geste vague. Est-ce qu'elle savait au juste, à présent? En l'épousant, elle était heureuse, espérant en finir avec l'autre. Il y a tant de choses qu'on ne voudrait pas faire et qu'on fait, parce qu'elles sont encore les plus sages. Non, elle ne l'aimait pas; et ce qu'elle évitait de lui dire, c'était que, sans cette histoire, jamais elle n'aurait consenti à être sa femme.

—Lui, n'est-ce pas? désirait te caser. Il a trouvé une bonne bête… Hein? il désirait te caser pour que ça continue. Et vous avez continué, hein? à tes deux voyages, là-bas. C'est pour ça qu'il t'emmenait?

D'un signe, elle avoua de nouveau.

—Et c'est pour ça encore qu'il t'invitait, cette fois?… Jusqu'à la fin, alors, ça aurait recommencé, ces ordures! Et, si je ne t'étrangle pas, ça recommencera!

Ses mains convulsées s'avançaient pour la reprendre à la gorge.
Mais, ce coup-ci, elle se révolta.

—Voyons, tu es injuste. Puisque c'est moi qui ai refusé d'y aller. Tu m'y envoyais, j'ai dû me fâcher, rappelle-toi… Tu vois bien que je ne voulais plus. C'était fini. Jamais, jamais plus, je n'aurais voulu.

Il sentit qu'elle disait la vérité, et il n'en eut aucun soulagement. L'affreuse douleur, le fer qui lui restait en pleine poitrine, c'était l'irréparable, ce qui avait eu lieu entre elle et cet homme. Il ne souffrait horriblement que de son impuissance à faire que cela ne fût pas. Sans la lâcher encore, il s'était rapproché de son visage, il semblait fasciné, attiré là, comme pour retrouver, dans le sang de ses petites veines bleues, tout ce qu'elle lui avouait. Et il murmura, obsédé, halluciné:

—A la Croix-de-Maufras, dans la chambre rouge… Je la connais, la fenêtre donne sur le chemin de fer, le lit est en face. Et c'est là, dans cette chambre… Je comprends qu'il parle de te laisser la maison. Tu l'as bien gagnée. Il pouvait veiller sur tes sous et te doter, ça valait ça… Un juge, un homme riche à millions, si respecté, si instruit, si haut! Vrai, la tête vous tourne… Et, dis donc, s'il était ton père?

Séverine, d'un effort, se mit debout. Elle l'avait repoussé, avec une vigueur extraordinaire, pour sa faiblesse de pauvre être vaincu. Violente, elle protestait.

—Non, non, pas ça! Tout ce que tu voudras, pour le reste.
Bats-moi, tue-moi… Mais ne dis pas ça, tu mens!

Roubaud lui avait gardé une main dans les siennes.

—Est-ce que tu en sais quelque chose? C'est bien parce que tu en doutes toi-même, que ça te soulève ainsi.

Et, comme elle dégageait sa main, il sentit la bague, le petit serpent d'or à tête de rubis, oublié à son doigt. Il l'en arracha, le pila du talon sur le carreau, dans un nouvel accès de rage. Puis, il marcha d'un bout de la pièce à l'autre, muet, éperdu. Elle, tombée assise au bord du lit, le regardait de ses grands yeux fixes. Et le terrible silence dura.

La fureur de Roubaud ne se calmait point. Dès qu'elle semblait se dissiper un peu, elle revenait aussitôt, comme l'ivresse, par grandes ondes redoublées, qui l'emportaient dans leur vertige. Il ne se possédait plus, battait le vide, jeté à toutes les sautes du vent de violence dont il était flagellé, retombant à l'unique besoin d'apaiser la bête hurlante au fond de lui. C'était un besoin physique, immédiat, comme une faim de vengeance, qui lui tordait le corps et qui ne lui laisserait plus aucun repos, tant qu'il ne l'aurait pas satisfaite.

Sans s'arrêter, il se tapa les tempes de ses deux poings, il bégaya, d'une voix d'angoisse:

—Qu'est-ce que je vais faire?

Cette femme, puisqu'il ne l'avait pas tuée tout de suite, il ne la tuerait pas maintenant. Sa lâcheté de la laisser vivre exaspérait sa colère, car c'était lâche, c'était parce qu'il tenait encore à sa peau de garce, qu'il ne l'avait pas étranglée. Il ne pouvait pourtant la garder ainsi. Alors, il allait donc la chasser, la mettre à la rue, pour ne jamais la revoir? Et un nouveau flot de souffrance l'emportait, une exécrable nausée le submergeait tout entier, lorsqu'il sentait qu'il ne ferait pas même ça. Quoi, enfin? Il ne restait qu'à accepter l'abomination et qu'à remmener cette femme au Havre, à continuer la tranquille vie avec elle, comme si de rien n'était. Non! non! la mort plutôt, la mort pour tous les deux, à l'instant! Une telle détresse le souleva, qu'il cria plus haut, égaré:

—Qu'est-ce que je vais faire?

Du lit où elle restait assise, Séverine le suivait toujours de ses grands yeux. Dans la calme affection de camarade qu'elle avait eue pour lui, il l'apitoyait déjà, par la douleur démesurée où elle le voyait. Les gros mots, les coups, elle les aurait excusés, si cet emportement fou lui avait laissé moins de surprise, une surprise dont elle ne revenait pas encore. Elle, passive, docile, qui toute jeune s'était pliée aux désirs d'un vieillard, qui plus tard avait laissé faire son mariage, simplement désireuse d'arranger les choses, n'arrivait pas à comprendre un tel éclat de jalousie, pour des fautes anciennes, dont elle se repentait; et, sans vice, la chair mal éveillée encore, dans sa demi-inconscience de fille douce, chaste malgré tout, elle regardait son mari, aller, venir, tourner furieusement, comme elle aurait regardé un loup, un être d'une autre espèce. Qu'avait-il donc en lui? Il y en avait tant sans colère! Ce qui l'épouvantait, c'était de sentir l'animal, soupçonné par elle depuis trois ans, à des grognements sourds, aujourd'hui déchaîné, enragé, prêt à mordre. Que lui dire, pour empêcher un malheur?

A chaque retour, il se retrouvait près du lit, devant elle. Et elle l'attendait au passage, elle osa lui parler.

—Mon ami, écoute…

Mais il ne l'entendait pas, il repartait à l'autre bout de la pièce, ainsi qu'une paille battue d'un orage.

—Qu'est-ce que je vais faire? Qu'est-ce que je vais faire?

Enfin elle lui saisit le poignet, elle le retint une minute.

—Mon ami, voyons, puisque c'est moi qui ai refusé d'y aller… Je n'y serais jamais plus allée, jamais, jamais! C'est toi que j'aime.

Et elle se faisait caressante, l'attirant, levant ses lèvres pour qu'il les baisât. Mais, tombé près d'elle, il la repoussa, dans un mouvement d'horreur.

—Ah! garce, tu voudrais maintenant… Tout à l'heure, tu n'as pas voulu, tu n'avais pas envie de moi… Et, maintenant, tu voudrais, pour me reprendre, hein? Lorsqu'on tient un homme par là, on le tient solidement… Mais ça me brûlerait, d'aller avec toi, oui! je sens bien que ça me brûlerait le sang d'un poison.

Il frissonnait. L'idée de la posséder, cette image de leurs deux corps s'abattant sur le lit, venait de le traverser d'une flamme. Et, dans la nuit trouble de sa chair, au fond de son désir souillé qui saignait, brusquement se dressa la nécessité de la mort.

—Pour que je ne crève pas d'aller encore avec toi, vois-tu, il faut avant ça que je crève l'autre… Il faut que je le crève, que je le crève!

Sa voix montait, il répéta le mot, debout, grandi, comme si ce mot, en lui apportant une résolution, l'avait calmé. Il ne parla plus, il marcha lentement jusqu'à la table, y regarda le couteau, dont la lame, grande ouverte, luisait. D'un geste machinal, il le ferma, le mit dans sa poche. Et, les mains ballantes, les regards au loin, il restait à la même place, il songeait. Des obstacles coupaient son front de deux grandes rides. Pour trouver, il retourna ouvrir la fenêtre, il s'y planta, le visage dans le petit air froid du crépuscule. Derrière lui, sa femme s'était levée, reprise de peur; et, n'osant le questionner, tâchant de deviner ce qui se passait au fond de ce crâne dur, elle attendait, debout elle aussi, en face du large ciel.

Sous la nuit commençante, les maisons lointaines se découpaient en noir, le vaste champ de la gare s'emplissait d'une brume violâtre. Du côté des Batignolles surtout, la tranchée profonde était comme noyée d'une cendre, où commençaient à s'effacer les charpentes du pont de l'Europe. Vers Paris, un dernier reflet de jour pâlissait les vitres des grandes halles couvertes, tandis que, dessous, les ténèbres amassées pleuvaient. Des étincelles brillèrent, on allumait les becs de gaz, le long des quais. Une grosse clarté blanche était là, la lanterne de la machine du train de Dieppe, bondé de voyageurs, les portières déjà closes, et qui attendait pour partir l'ordre du sous-chef de service. Des embarras s'étaient produits, le signal rouge de l'aiguilleur fermait la voie, pendant qu'une petite machine venait reprendre des voitures, qu'une manoeuvre mal exécutée avait laissées en route. Sans cesse, des trains filaient dans l'ombre croissante, parmi l'inextricable lacis des rails, au milieu des files de wagons immobiles, stationnant sur les voies d'attente. Il en partit un pour Argenteuil, un autre pour Saint-Germain; il en arriva un de Cherbourg, très long. Les signaux se multipliaient, les coups de sifflet, les sons de trompe; de toutes parts, un à un, apparaissaient des feux, rouges, verts, jaunes, blancs; c'était une confusion, à cette heure trouble de l'entre chien et loup, et il semblait que tout allait se briser, et tout passait, se frôlait, se dégageait, du même mouvement doux et rampant, vague au fond du crépuscule. Mais le feu rouge de l'aiguilleur s'effaça, le train de Dieppe siffla, se mit en marche. Du ciel pâle, commençaient à voler de rares gouttes de pluie. La nuit allait être très humide.

Quand Roubaud se retourna, il avait la face épaisse et têtue, comme envahie d'ombre par cette nuit qui tombait. Il était décidé, son plan était fait. Dans le jour mourant, il regarda l'heure au coucou, il dit tout haut:

—Cinq heures vingt.

Et il s'étonnait: une heure, une heure à peine, pour tant de choses! Il aurait cru que tous deux se dévoraient là depuis des semaines.

—Cinq heures vingt, nous avons le temps.

Séverine, qui n'osait l'interroger, le suivait toujours de ses regards anxieux. Elle le vit fureter dans l'armoire, en tirer du papier, une petite bouteille d'encre, une plume.

—Tiens! tu vas écrire.

—A qui donc?

—A lui… Assieds-toi.

Et, comme elle s'écartait instinctivement de la chaise, sans savoir encore ce qu'il allait exiger, il la ramena, l'assit devant la table, d'une telle pesée, qu'elle y resta.

—Écris… «Partez ce soir par l'express de six heures trente et ne vous montrez qu'à Rouen.»

Elle tenait la plume, mais sa main tremblait, sa peur s'augmentait de tout l'inconnu, que creusaient devant elle ces deux simples lignes. Aussi s'enhardit-elle jusqu'à lever la tête, suppliante.

—Mon ami, que vas-tu faire?… Je t'en prie, explique-moi…

Il répéta, de sa voix haute, inexorable:

—Ecris, écris.

Puis, les yeux dans les siens, sans colère, sans gros mots, mais avec une obstination dont elle sentait le poids l'écraser, l'anéantir:

—Ce que je vais faire, tu le verras bien… Et, entends-tu, ce que je vais faire, je veux que tu le fasses avec moi… Comme ça, nous resterons ensemble, il y aura quelque chose de solide entre nous.

Il l'épouvantait, elle eut un recul encore.

—Non, non, je veux savoir… Je n'écrirai pas avant de savoir.

Alors, cessant de parler, il lui prit la main, une petite main frêle d'enfant, la serra dans sa poigne de fer, d'une pression continue d'étau, jusqu'à la broyer. C'était sa volonté qu'il lui entrait ainsi dans la chair, avec la douleur. Elle jeta un cri, et tout se brisait en elle, tout se livrait. L'ignorante qu'elle était restée, dans sa douceur passive, ne pouvait qu'obéir. Instrument d'amour, instrument de mort.

—Ecris, écris.

Et elle écrivit, de sa pauvre main douloureuse, péniblement.

—C'est bon, tu es gentille, dit-il, quand il eut la lettre. A présent, range un peu ici, apprête tout… Je reviendrai te prendre.

Il était très calme. Il refit le noeud de sa cravate devant la glace, mit son chapeau, puis s'en alla. Elle l'entendit qui fermait la porte, à double tour, et qui emportait la clef. La nuit croissait de plus en plus. Un instant, elle resta assise, l'oreille tendue à tous les bruits du dehors. Chez la voisine, la marchande de journaux, il y avait une plainte continue, assourdie: sans doute un petit chien oublié. En bas, chez les Dauvergne, le piano se taisait. C'était maintenant un tapage gai de casseroles et de vaisselle, les deux ménagères s'occupant au fond de leur cuisine, Claire à soigner un ragoût de mouton, Sophie à éplucher une salade. Et elle, anéantie, les écoutait rire, dans la détresse affreuse de cette nuit qui tombait.

Dès six heures un quart, la machine de l'express du Havre, débouchant du pont de l'Europe, fut envoyée sur son train, et attelée. A cause d'un encombrement, on n'avait pu loger ce train sous la marquise des grandes lignes. Il attendait au plein air, contre le quai qui se prolongeait en une sorte de jetée étroite, dans les ténèbres d'un ciel d'encre, où la file des quelques becs de gaz, plantés le long du trottoir, n'alignait que des étoiles fumeuses. Une averse venait de cesser, il en restait un souffle d'une humidité glaciale, épandu par ce vaste espace découvert, qu'une brume reculait jusqu'aux petites lueurs pâlies des façades de la rue de Rome. Cela était immense et triste, noyé d'eau, çà et là piqué d'un feu sanglant, confusément peuplé de masses opaques, les machines et les wagons solitaires, les tronçons de trains dormant sur les voies de garage; et, du fond de ce lac d'ombre, des bruits arrivaient, des respirations géantes, haletantes de fièvre, des coups de sifflet pareils à des cris aigus de femmes qu'on violente, des trompes lointaines sonnant, lamentables, au milieu du grondement des rues voisines. Il y eut des ordres à voix haute, pour qu'on ajoutât une voiture. Immobile, la machine de l'express perdait par une soupape un grand jet de vapeur qui montait dans tout ce noir, où elle s'effiloquait en petites fumées, semant de larmes blanches le deuil sans bornes tendu au ciel.

A six heures vingt, Roubaud et Séverine parurent. Elle venait de rendre la clef à la mère Victoire, en passant devant les cabinets, près des salles d'attente; et il la poussait, de l'air pressé d'un mari que sa femme attarde, lui impatient et brusque, le chapeau en arrière, elle sa voilette serrée au visage, hésitante, comme brisée de fatigue. Un flot de voyageurs suivait le quai, ils s'y mêlèrent, longèrent la file des wagons, cherchant du regard un compartiment de première vide. Le trottoir s'animait, des facteurs roulaient au fourgon de tête les chariots de bagages, un surveillant s'occupait de caser une famille nombreuse, le sous-chef de service donnait un coup d'oeil aux attelages, sa lanterne-signal à la main, pour voir s'ils étaient bien faits, serrés à bloc. Et Roubaud avait enfin trouvé un compartiment vide, dans lequel il allait faire monter Séverine, lorsqu'il fut aperçu par le chef de gare, M. Vandorpe, qui se promenait là, en compagnie de son chef adjoint des grandes lignes, M. Dauvergne, tous les deux les mains derrière le dos, suivant la manoeuvre, pour la voiture qu'on ajoutait. Il y eut des saluts, il fallut s'arrêter et causer.

D'abord, on parla de cette histoire du sous-préfet, qui s'était terminée à la satisfaction de tout le monde. Ensuite, il fut question d'un accident arrivé le matin au Havre, et que le télégraphe avait transmis: une machine, la Lison, qui, le jeudi et le samedi, faisait le service de l'express de six heures trente, avait eu sa bielle cassée, juste comme le train entrait en gare; et la réparation devait immobiliser là-bas, pendant deux jours, le mécanicien, Jacques Lantier, un pays de Roubaud, et son chauffeur, Pecqueux, l'homme de la mère Victoire. Debout devant la portière du compartiment, Séverine attendait, sans monter encore; tandis que son mari affectait avec ces messieurs une grande liberté d'esprit, haussant la voix, riant. Mais il y eut un choc, le train recula de quelques mètres: c'était la machine qui refoulait les premiers wagons sur celui qu'on venait d'ajouter, le 293, pour avoir un coupé réservé. Et le fils Dauvergne, Henri, qui accompagnait le train en qualité de conducteur-chef, ayant reconnu Séverine sous sa voilette, l'avait empêchée d'être heurtée par la portière grande ouverte, en l'écartant d'un geste prompt; puis, s'excusant, souriant, très aimable, il lui expliqua que le coupé était pour un des administrateurs de la Compagnie, qui venait d'en faire la demande, une demi-heure avant le départ du train. Elle eut un petit rire nerveux, sans cause, et il courut à son service, il la quitta enchanté, car il s'était dit souvent qu'elle ferait une maîtresse bien agréable.

L'horloge marquait six heures vingt-sept. Encore trois minutes. Brusquement, Roubaud, qui guettait au loin les portes des salles d'attente, tout en causant avec le chef de gare, quitta celui-ci, pour revenir près de Séverine. Mais le wagon avait marché, ils durent rejoindre le compartiment vide, à quelques pas; et, tournant le dos, il bousculait sa femme, il la fit monter d'un effort du poignet, tandis que, dans sa docilité anxieuse, elle regardait instinctivement en arrière, pour savoir. C'était un voyageur attardé qui arrivait, n'ayant à la main qu'une couverture, le collet de son gros paletot bleu relevé et si ample, le bord de son chapeau rond si bas sur les sourcils, qu'on ne distinguait de la face, aux clartés vacillantes du gaz, qu'un peu de barbe blanche. Pourtant, M. Vandorpe et M. Dauvergne s'étaient avancés, malgré le désir évident que le voyageur avait de n'être pas vu. Ils le suivirent, il ne les salua que trois wagons plus loin, devant le coupé réservé, où il monta en hâte. C'était lui. Séverine, tremblante, s'était laissée tomber sur la banquette. Son mari lui broyait le bras d'une étreinte, comme une prise dernière de possession, exultant, maintenant qu'il était certain de faire la chose.

Dans une minute, la demie sonnerait. Un marchand s'entêtait à offrir les journaux du soir, des voyageurs se promenaient encore sur le quai, finissant une cigarette. Mais tous montèrent: on entendait venir, des deux bouts du train, les surveillants fermant les portières. Et Roubaud, qui avait eu la surprise désagréable d'apercevoir, dans ce compartiment qu'il croyait vide, une forme sombre occupant un coin, une femme en deuil sans doute, muette, immobile, ne put retenir une exclamation de véritable colère, lorsque la portière fut rouverte et qu'un surveillant jeta un couple, un gros homme, une grosse femme, qui s'échouèrent, étouffant. On allait partir. La pluie, très fine, avait repris, noyant le vaste champ ténébreux, que sans cesse traversaient des trains, dont on distinguait seulement les vitres éclairées, une file de petites fenêtres mouvantes. Des feux verts s'étaient allumés, quelques lanternes dansaient au ras du sol. Et rien autre, rien qu'une immensité noire, où seules apparaissaient les marquises des grandes lignes, pâlies d'un faible reflet de gaz. Tout avait sombré, les bruits eux-mêmes s'assourdissaient, il n'y avait plus que le tonnerre de la machine, ouvrant ses purgeurs, lâchant des flots tourbillonnants de vapeur blanche. Une nuée montait, déroulant comme un linceul d'apparition, et dans laquelle passaient de grandes fumées noires, venues on ne savait d'où. Le ciel en fut obscurci encore, un nuage de suie s'envolait sur le Paris nocturne, incendié de son brasier.

Alors, le sous-chef de service leva sa lanterne, pour que le mécanicien demandât la voie. Il y eut deux coups de sifflet, et là-bas, près du poste de l'aiguilleur, le feu rouge s'effaça, fut remplacé par un feu blanc. Debout à la porte du fourgon, le conducteur-chef attendait l'ordre du départ, qu'il transmit. Le mécanicien siffla encore, longuement, ouvrit son régulateur, démarrant la machine. On partait. D'abord, le mouvement fut insensible, puis le train roula. Il fila sous le pont de l'Europe, s'enfonça vers le tunnel des Batignolles. On ne voyait de lui, saignant comme des blessures ouvertes, que les trois feux de l'arrière, le triangle rouge. Quelques secondes encore, on put le suivre, dans le frisson noir de la nuit. Maintenant, il fuyait, et rien ne devait plus arrêter ce train lancé à toute vapeur. Il disparut.

II

A La Croix-de-Maufras, dans un jardin que le chemin de fer a coupé, la maison est posée de biais, si près de la voie, que tous les trains qui passent l'ébranlent; et un voyage suffit pour l'emporter dans sa mémoire, le monde entier filant à grande vitesse la sait à cette place, sans rien connaître d'elle, toujours close, laissée comme en détresse, avec ses volets gris que verdissent les coups de pluie de l'ouest. C'est le désert, elle semble accroître encore la solitude de ce coin perdu, qu'une lieue à la ronde sépare de toute âme.

Seule, la maison du garde-barrière est là, au coin de la route qui traverse la ligne et qui se rend à Doinville, distant de cinq kilomètres. Basse, les murs lézardés, les tuiles de la toiture mangées de mousse, elle s'écrase d'un air abandonné de pauvre, au milieu du jardin qui l'entoure, un jardin planté de légumes, fermé d'une haie vive, et dans lequel se dresse un grand puits, aussi haut que la maison. Le passage à niveau se trouve entre les stations de Malaunay et de Barentin, juste au milieu, à quatre kilomètres de chacune d'elles. Il est d'ailleurs très peu fréquenté, la vieille barrière à demi pourrie ne roule guère que pour les fardiers des carrières de Bécourt, dans la forêt, à une demi-lieue. On ne saurait imaginer un trou plus reculé, plus séparé des vivants, car le long tunnel, du côté de Malaunay, coupe tout chemin, et l'on ne communique avec Barentin que par un sentier mal entretenu longeant la ligne. Aussi les visiteurs sont-ils rares.

Ce soir-là, à la tombée du jour, par un temps gris très doux, un voyageur, qui venait de quitter à Barentin un train du Havre, suivait d'un pas allongé le sentier de la Croix-de-Maufras. Le pays n'est qu'une suite ininterrompue de vallons et de côtes, une sorte de moutonnement du sol, que le chemin de fer traverse, alternativement, sur des remblais et dans des tranchées. Aux deux bords de la voie, ces accidents de terrain continuels, les montées et les descentes, achèvent de rendre les routes difficiles. La sensation de grande solitude en est augmentée; les terrains, maigres, blanchâtres, restent incultes; des arbres couronnent les mamelons de petits bois, tandis que, le long des vallées étroites, coulent des ruisseaux, ombragés de saules. D'autres bosses crayeuses sont absolument nues, les coteaux se succèdent, stériles, dans un silence et un abandon de mort. Et le voyageur, jeune, vigoureux, hâtait le pas, comme pour échapper à la tristesse de ce crépuscule si doux sur cette terre désolée.

Dans le jardin du garde-barrière, une fille tirait de l'eau au puits, une grande fille de dix-huit ans, blonde, forte, à la bouche épaisse, aux grands yeux verdâtres, au front bas, sous de lourds cheveux. Elle n'était point jolie, elle avait les hanches solides et les bras durs d'un garçon. Dès qu'elle aperçut le voyageur, descendant le sentier, elle lâcha le seau, elle accourut se mettre devant la porte à claire-voie, qui fermait la haie vive.

—Tiens! Jacques! cria-t-elle.

Lui, avait levé la tête. Il venait d'avoir vingt-six ans, également de grande taille, très brun, beau garçon au visage rond et régulier, mais que gâtaient des mâchoires trop fortes. Ses cheveux, plantés drus, frisaient, ainsi que ses moustaches, si épaisses, si noires, qu'elles augmentaient la pâleur de son teint. On aurait dit un monsieur, à sa peau fine, bien rasée sur les joues, si l'on n'eût pas trouvé d'autre part l'empreinte indélébile du métier, les graisses qui jaunissaient déjà ses mains de mécanicien, des mains pourtant restées petites et souples.

—Bonsoir, Flore, dit-il simplement.

Mais ses yeux, qu'il avait larges et noirs, semés de points d'or, s'étaient comme troublés d'une fumée rousse, qui les pâlissait. Les paupières battirent, les yeux se détournèrent, dans une gêne subite, un malaise allant jusqu'à la souffrance. Et tout le corps lui-même avait eu un instinctif mouvement de recul.

Elle, immobile, les regards posés droit sur lui, s'était aperçue de ce tressaillement involontaire, qu'il tâchait de maîtriser, chaque fois qu'il abordait une femme. Elle semblait en rester toute sérieuse et triste. Puis, désireux de cacher son embarras, comme il lui demandait si sa mère était à la maison, bien qu'il sût celle-ci souffrante, incapable de sortir, elle ne répondit que d'un signe de tête, elle s'écarta pour qu'il pût entrer sans la toucher, et retourna au puits, sans un mot, la taille droite et fière.

Jacques, de son pas rapide, traversa l'étroit jardin et entra dans la maison. Là, au milieu de la première pièce, une vaste cuisine où l'on mangeait et où l'on vivait, tante Phasie, ainsi qu'il la nommait depuis l'enfance, était seule, assise près de la table, sur une chaise de paille, les jambes enveloppées d'un vieux châle. C'était une cousine de son père, une Lantier, qui lui avait servi de marraine, et qui, à l'âge de six ans, l'avait pris chez elle, quand, son père et sa mère disparus, envolés à Paris, il était resté à Plassans, où il avait suivi plus tard les cours de l'école des arts et métiers. Il lui en gardait une vive reconnaissance, il disait que c'était à elle qu'il le devait, s'il avait fait son chemin. Lorsqu'il était devenu mécanicien de première classe à la Compagnie de l'Ouest, après deux années passées au chemin de fer d'Orléans, il y avait trouvé sa marraine, remariée à un garde-barrière du nom de Misard, exilée avec les deux filles de son premier mariage, dans ce trou perdu de la Croix-de-Maufras. Aujourd'hui, bien qu'âgée de quarante-cinq ans à peine, la belle tante Phasie d'autrefois, si grande, si forte, en paraissait soixante, amaigrie et jaunie, secouée de continuels frissons.

Elle eut un cri de joie.

—Comment, c'est toi, Jacques!… Ah! mon grand garçon, quelle surprise!

Il la baisa sur les joues, il lui expliqua qu'il venait d'avoir brusquement deux jours de congé forcé: la Lison, sa machine, en arrivant le matin au Havre, avait eu sa bielle rompue, et comme la réparation ne pouvait être terminée avant vingt-quatre heures, il ne reprendrait son service que le lendemain soir, pour l'express de six heures quarante. Alors, il avait voulu l'embrasser. Il coucherait, il ne repartirait de Barentin que par le train de sept heures vingt-six du matin. Et il gardait entre les siennes ses pauvres mains fondues, il lui disait combien sa dernière lettre l'avait inquiété.

—Ah! oui, mon garçon, ça ne va plus, ça ne va plus du tout… Que tu es gentil d'avoir deviné mon désir de te voir! Mais je sais à quel point tu es tenu, je n'osais pas te demander de venir. Enfin, te voilà, et j'en ai si gros, si gros sur le coeur!

Elle s'interrompit, pour jeter craintivement un regard par la fenêtre. Sous le jour finissant, de l'autre côté de la voie, on apercevait son mari, Misard, dans un poste de cantonnement, une de ces cabanes de planches, établies tous les cinq ou six kilomètres et reliées par des appareils télégraphiques, afin d'assurer la bonne circulation des trains. Tandis que sa femme, et plus tard Flore, était chargée de la barrière du passage à niveau, on avait fait de Misard un stationnaire.

Comme s'il avait pu l'entendre, elle baissa la voix, dans un frisson.

—Je crois bien qu'il m'empoisonne!

Jacques eut un sursaut de surprise à cette confidence, et ses yeux, en se tournant eux aussi vers la fenêtre, furent de nouveau ternis par ce trouble singulier, cette petite fumée rousse qui en pâlissait l'éclat noir, diamanté d'or.

—Oh! tante Phasie, quelle idée! murmura-t-il. Il a l'air si doux et si faible.

Un train allant vers Le Havre venait de passer, et Misard était sorti de son poste, pour fermer la voie derrière lui. Pendant qu'il remontait le levier, mettant au rouge le signal, Jacques le regardait. Un petit homme malingre, les cheveux et la barbe rares, décolorés, la figure creusée et pauvre. Avec cela, silencieux, effacé, sans colère, d'une politesse obséquieuse devant les chefs. Mais il était rentré dans la cabane de planches, pour inscrire sur son garde-temps l'heure du passage, et pour pousser les deux boutons électriques, l'un qui rendait la voie libre au poste précédent, l'autre qui annonçait le train au poste suivant.

—Ah! tu ne le connais pas, reprit tante Phasie. Je te dis qu'il doit me faire prendre quelque saleté… Moi qui étais si forte, qui l'aurais mangé, et c'est lui, ce bout d'homme, ce rien du tout, qui me mange!

Elle s'enfiévrait d'une rancune sourde et peureuse, elle vidait son coeur, ravie de tenir enfin quelqu'un qui l'écoutait. Où avait-elle eu la tête de se remarier avec un sournois pareil, et sans le sou, et avare, elle plus âgée de cinq ans, ayant deux filles, l'une de six ans, l'autre de huit ans déjà? Voici dix années bientôt qu'elle avait fait ce beau coup, et pas une heure ne s'était écoulée sans qu'elle en eût le repentir: une existence de misère, un exil dans ce coin glacé du Nord, où elle grelottait, un ennui à périr, de n'avoir jamais personne à qui causer, pas même une voisine. Lui, était un ancien poseur de la voie, qui, maintenant, gagnait douze cents francs comme stationnaire; elle, dès le début, avait eu cinquante francs pour la barrière, dont Flore aujourd'hui se trouvait chargée; et là étaient le présent et l'avenir, aucun autre espoir, la certitude de vivre et de crever dans ce trou, à mille lieues des vivants. Ce qu'elle ne racontait pas, c'étaient les consolations qu'elle avait encore, avant de tomber malade, lorsque son mari travaillait au ballast, et qu'elle demeurait seule à garder la barrière avec ses filles; car elle possédait alors, de Rouen au Havre, sur toute la ligne, une telle réputation de belle femme, que les inspecteurs de la voie la visitaient au passage; même il y avait eu des rivalités, les piqueurs d'un autre service étaient toujours en tournée, à redoubler de surveillance. Le mari n'était pas une gêne, déférent avec tout le monde, se glissant par les portes, partant, revenant sans rien voir. Mais ces distractions avaient cessé, et elle restait là, les semaines, les mois, sur cette chaise, dans cette solitude, à sentir son corps s'en aller un peu plus, d'heure en heure.

—Je te dis, répéta-t-elle pour conclure, que c'est lui qui s'est mis après moi, et qu'il m'achèvera, tout petit qu'il est.

Une sonnerie brusque lui fit jeter au-dehors le même regard inquiet. C'était le poste précédent qui annonçait à Misard un train allant sur Paris; et l'aiguille de l'appareil de cantonnement, posé devant la vitre, s'était inclinée dans le sens de la direction. Il arrêta la sonnerie, il sortit pour signaler le train par deux sons de trompe. Flore, à ce moment, vint pousser la barrière; puis, elle se planta, tenant tout droit le drapeau, dans son fourreau de cuir. On entendit le train, un express, caché par une courbe, s'approcher avec un grondement qui grandissait. Il passa comme en un coup de foudre, ébranlant, menaçant d'emporter la maison basse, au milieu d'un vent de tempête. Déjà Flore s'en retournait à ses légumes, tandis que Misard, après avoir fermé la voie montante derrière le train, allait rouvrir la voie descendante, en abattant le levier pour effacer le signal rouge; car une nouvelle sonnerie, accompagnée du relèvement de l'autre aiguille, venait de l'avertir que le train, passé cinq minutes plus tôt, avait franchi le poste suivant. Il rentra, prévint les deux postes, inscrivit le passage, puis attendit. Besogne toujours la même, qu'il faisait pendant douze heures, vivant là, mangeant là, sans lire trois lignes d'un journal, sans paraître même avoir une pensée, sous son crâne oblique.

Jacques, qui, autrefois, plaisantait sa marraine sur les ravages qu'elle faisait parmi les inspecteurs de la voie, ne put s'empêcher de sourire, en disant:

—Peut-être bien qu'il est jaloux.

Mais Phasie eut un haussement d'épaules plein de pitié, pendant qu'un rire montait également, irrésistible, à ses pauvres yeux pâlis.

—Ah! mon garçon, qu'est-ce que tu dis là?… Lui, jaloux! Il s'en est toujours fichu, du moment que ça ne lui sortait rien de la poche.

Puis, reprise de son frisson:

—Non, non, il n'y tenait guère, à ça. Il ne tient qu'à l'argent… Ce qui nous a fâchés, vois-tu, c'est que je n'ai pas voulu lui donner les mille francs de papa, l'année dernière, quand j'ai hérité. Alors, ainsi qu'il m'en menaçait, ça m'a porté malheur, je suis tombée malade… Et le mal ne m'a plus quittée depuis cette époque, oui! Juste depuis cette époque.

Le jeune homme comprit, et comme il croyait à des idées noires de femme souffrante, il essaya encore de la dissuader. Mais elle s'entêtait d'un branle de la tête, en personne dont la conviction est faite. Aussi finit-il par dire:

—Eh bien, rien n'est plus simple, si vous désirez que ça finisse… Donnez-lui vos mille francs.

Un effort extraordinaire la mit debout. Et, ressuscitée, violente:

—Mes mille francs, jamais! J'aime mieux crever… Ah! ils sont cachés, bien cachés, va! On peut retourner la maison, je défie qu'on les trouve… Et il l'a assez retournée, lui, le malin! Je l'ai entendu, la nuit, qui tapait dans tous les murs. Cherche, cherche! Rien que le plaisir de voir son nez s'allonger, ça me suffirait pour prendre patience… Faudra savoir qui lâchera le premier, de lui ou de moi. Je me méfie, je n'avale plus rien de ce qu'il touche. Et si je claquais, eh bien, il ne les aurait tout de même pas, mes mille francs! je préférerais les laisser à la terre.

Elle retomba sur la chaise, épuisée, secouée par un nouveau son de trompe. C'était Misard, au seuil du poste de cantonnement, qui, cette fois, signalait un train allant au Havre. Malgré l'obstination où elle s'enfermait, de ne pas donner l'héritage, elle avait de lui une peur secrète, grandissante, la peur du colosse devant l'insecte dont il se sent mangé. Et le train annoncé, l'omnibus parti de Paris à midi quarante-cinq, venait au loin, d'un roulement sourd. On l'entendit sortir du tunnel, souffler plus haut dans la campagne. Puis, il passa, dans le tonnerre de ses roues et la masse de ses wagons, d'une force invincible d'ouragan.

Jacques, les yeux levés vers la fenêtre, avait regardé défiler les petites vitres carrées, où apparaissaient des profils de voyageurs. Il voulut détourner les idées noires de Phasie, il reprit en plaisantant:

—Marraine, vous vous plaignez de ne jamais voir un chat, dans votre trou… Mais en voilà, du monde!

Elle ne comprit pas d'abord, étonnée.

—Où ça, du monde?… Ah! oui, ces gens qui passent. La belle avance! on ne les connaît pas, on ne peut pas causer.

Il continuait de rire.

—Moi, vous me connaissez bien, vous me voyez passer souvent.

—Toi, c'est vrai, je te connais, et je sais l'heure de ton train, et je te guette, sur ta machine. Seulement, tu files, tu files! Hier, tu as fait comme ça de la main. Je ne peux seulement pas répondre… Non, non, ce n'est pas une manière de voir le monde.

Pourtant, cette idée du flot de foule que les trains montants et descendants charriaient quotidiennement devant elle, au milieu du grand silence de sa solitude, la laissait pensive, les regards sur la voie, où tombait la nuit. Quand elle était valide, qu'elle allait et venait, se plantant devant la barrière, le drapeau au poing, elle ne songeait jamais à ces choses. Mais des rêveries confuses, à peine formulées, lui embarbouillaient la tête, depuis qu'elle demeurait les journées sur cette chaise, n'ayant à réfléchir à rien qu'à sa lutte sourde avec son homme. Cela lui semblait drôle, de vivre perdue au fond de ce désert, sans une âme à qui se confier, lorsque, de jour et de nuit, continuellement, il défilait tant d'hommes et de femmes, dans le coup de tempête des trains, secouant la maison, fuyant à toute vapeur. Bien sûr que la terre entière passait là, pas des Français seulement, des étrangers aussi, des gens venus des contrées les plus lointaines, puisque personne maintenant ne pouvait rester chez soi, et que tous les peuples, comme on disait, n'en feraient bientôt plus qu'un seul. Ça, c'était le progrès, tous frères, roulant tous ensemble, là-bas, vers un pays de cocagne. Elle essayait de les compter, en moyenne, à tant par wagon: il y en avait trop, elle n'y parvenait pas. Souvent, elle croyait reconnaître des visages, celui d'un monsieur à barbe blonde, un Anglais sans doute, qui faisait chaque semaine le voyage de Paris, celui d'une petite dame brune, passant régulièrement le mercredi et le samedi. Mais l'éclair les emportait, elle n'était pas bien sûre de les avoir vus, toutes les faces se noyaient, se confondaient, comme semblables, disparaissaient les unes dans les autres. Le torrent coulait, en ne laissant rien de lui. Et ce qui la rendait triste, c'était, sous ce roulement continu, sous tant de bien-être et tant d'argent promenés, de sentir que cette foule toujours si haletante ignorait qu'elle fût là, en danger de mort, à ce point que, si son homme l'achevait un soir, les trains continueraient à se croiser près de son cadavre, sans se douter seulement du crime, au fond de la maison solitaire.

Phasie était restée les yeux sur la fenêtre, et elle résuma ce qu'elle éprouvait trop vaguement pour l'expliquer tout au long.

—Ah! c'est une belle invention, il n'y a pas à dire. On va vite, on est plus savant… Mais les bêtes sauvages restent des bêtes sauvages, et on aura beau inventer des mécaniques meilleures encore, il y aura quand même des bêtes sauvages dessous.

Jacques de nouveau hocha la tête, pour dire qu'il pensait comme elle. Depuis un instant, il regardait Flore qui rouvrait la barrière, devant une voiture de carrier, chargée de deux blocs de pierre énormes. La route desservait uniquement les carrières de Bécourt, si bien que, la nuit, la barrière était cadenassée, et qu'il était très rare qu'on fît relever la jeune fille. En voyant celle-ci causer familièrement avec le carrier, un petit jeune homme brun, il s'écria:

—Tiens! Cabuche est donc malade, que son cousin Louis conduit ses chevaux?… Ce pauvre Cabuche, le voyez-vous souvent, marraine?

Elle leva les mains, sans répondre, en poussant un gros soupir. C'était tout un drame, à l'automne dernier, qui n'avait pas été fait pour la remettre: sa fille Louisette, la cadette, placée comme femme de chambre chez madame Bonnehon, à Doinville, s'était sauvée un soir, affolée, meurtrie, pour aller mourir chez son bon ami Cabuche, dans la maison que celui-ci habitait en pleine forêt. Des histoires avaient couru, qui accusaient de violence le président Grandmorin; mais on n'osait pas les répéter tout haut. La mère elle-même, bien que sachant à quoi s'en tenir, n'aimait point revenir sur ce sujet. Pourtant, elle finit par dire:

—Non, il n'entre plus, il devient un vrai loup… Cette pauvre Louisette, qui était si mignonne, si blanche, si douce! Elle m'aimait bien, elle m'aurait soignée, elle! tandis que Flore, mon Dieu! je ne m'en plains pas, mais elle a pour sûr quelque chose de dérangé, toujours à n'en faire qu'à sa tête, disparue pendant des heures, et fière, et violente!… tout ça est triste, bien triste.

En écoutant, Jacques continuait à suivre des yeux le fardier, qui, maintenant, traversait la voie. Mais les roues s'embarrassèrent dans les rails, il fallut que le conducteur fît claquer son fouet, tandis que Flore elle-même criait, excitant les chevaux.

—Fichtre! déclara le jeune homme, il ne faudrait pas qu'un train arrive… Il y en aurait une, de marmelade!

—Oh! pas de danger, reprit tante Phasie. Flore est drôle des fois, mais elle connaît son affaire, elle ouvre l'oeil… Dieu merci, voici cinq ans que nous n'avons pas eu d'accident. Autrefois, un homme a été coupé. Nous autres, nous n'avons encore eu qu'une vache, qui a manqué de faire dérailler un train. Ah! la pauvre bête! on a retrouvé le corps ici et la tête là-bas, près du tunnel… Avec Flore, on peut dormir sur ses deux oreilles.

Le fardier était passé, on entendait s'éloigner les secousses profondes des roues dans les ornières. Alors, elle revint à sa préoccupation constante, à l'idée de la santé, chez les autres autant que chez elle.

—Et toi, ça va-t-il tout à fait bien, maintenant? Tu te rappelles, chez nous, les choses dont tu souffrais, et auxquelles le docteur ne comprenait rien?

Il eut son vacillement inquiet du regard.

—Je me porte très bien, marraine.

—Vrai! tout a disparu, cette douleur qui te trouait le crâne, derrière les oreilles, et les coups de fièvre brusques, et ces accès de tristesse qui te faisaient te cacher comme une bête, au fond d'un trou?

A mesure qu'elle parlait, il se troublait davantage, pris d'un tel malaise, qu'il finit par l'interrompre, d'une voix brève.

—Je vous assure que je me porte très bien… Je n'ai plus rien, plus rien du tout.

—Allons, tant mieux, mon garçon!… Ce n'est point parce que tu aurais du mal, que ça me guérirait le mien. Et puis, c'est de ton âge, d'avoir de la santé. Ah! la santé, il n'y a rien de si bon… Tu es tout de même très gentil d'être venu me voir, quand tu aurais pu aller t'amuser ailleurs. N'est-ce pas? tu vas dîner avec nous, et tu coucheras là-haut dans le grenier, à côté de la chambre de Flore.

Mais, encore une fois, un son de trompe lui coupa la parole. La nuit était tombée, et tous deux, en se tournant vers la fenêtre, ne distinguèrent plus que confusément Misard causant avec un autre homme. Six heures venaient de sonner, il remettait le service à son remplaçant, le stationnaire de nuit. Il allait être libre enfin, après ses douze heures passées dans cette cabane, meublée seulement d'une petite table, sous la planchette des appareils, d'un tabouret et d'un poêle, dont la chaleur trop forte l'obligeait à tenir presque constamment la porte ouverte.

—Ah! le voici, il va rentrer, murmura tante Phasie, reprise de sa peur.

Le train annoncé arrivait, très lourd, très long, avec son grondement de plus en plus haut. Et le jeune homme dut se pencher pour se faire entendre de la malade, ému de l'état misérable où il la voyait se mettre, désireux de la soulager.

—Écoutez, marraine, s'il a vraiment de mauvaises idées, peut-être que ça l'arrêterait, de savoir que je m'en mêle… Vous feriez bien de me confier vos mille francs.

Elle eut une dernière révolte.

—Mes mille francs! pas plus à toi qu'à lui!… Je te dis que j'aime mieux crever!

A ce moment, le train passait, dans sa violence d'orage, comme s'il eût tout balayé devant lui. La maison en trembla, enveloppée d'un coup de vent. Ce train-là, qui allait au Havre, était très chargé, car il y avait une fête pour le lendemain dimanche, le lancement d'un navire. Malgré la vitesse, par les vitres éclairées des portières, on avait eu la vision des compartiments pleins, les files de têtes rangées, serrées, chacune avec son profil. Elles se succédaient, disparaissaient. Que de monde! encore la foule, la foule sans fin, au milieu du roulement des wagons, du sifflement des machines, du tintement du télégraphe, de la sonnerie des cloches! C'était comme un grand corps, un être géant couché en travers de la terre, la tête à Paris, les vertèbres tout le long de la ligne, les membres s'élargissant avec les embranchements, les pieds et les mains au Havre et dans les autres villes d'arrivée. Et ça passait, ça passait, mécanique, triomphal, allant à l'avenir avec une rectitude mécanique, dans l'ignorance volontaire de ce qu'il restait de l'homme, aux deux bords, caché et toujours vivace, l'éternelle passion et l'éternel crime.

Ce fut Flore qui rentra la première. Elle alluma la lampe, une petite lampe à pétrole, sans abat-jour, et mit la table. Pas un mot n'était échangé, à peine glissa-t-elle un regard vers Jacques, qui se détournait, debout devant la fenêtre. Sur le poêle, une soupe aux choux se tenait chaude. Elle la servait, lorsque Misard parut à son tour. Il ne témoigna aucune surprise de trouver là le jeune homme. Peut-être l'avait-il vu arriver, mais il ne le questionna pas, sans curiosité. Un serrement de main, trois paroles brèves, rien de plus. Jacques dut répéter, de lui-même, l'histoire de la bielle rompue, son idée de venir embrasser sa marraine et de coucher. Doucement, Misard se contentait de branler la tête, comme s'il trouvait cela très bien, et l'on s'assit, l'on mangea sans hâte, d'abord en silence. Phasie, qui, depuis le matin, n'avait pas quitté des yeux la marmite où bouillait la soupe aux choux, en accepta une assiette. Mais son homme s'étant levé pour lui donner son eau ferrée, oubliée par Flore, une carafe où trempaient des clous, elle n'y toucha pas. Lui, humble, chétif, toussant d'une petite toux mauvaise, n'avait point l'air de remarquer les regards anxieux dont elle suivait ses moindres mouvements. Comme elle demandait du sel, dont il n'y avait pas sur la table, il lui dit qu'elle se repentirait d'en manger tant, que c'était ça qui la rendait malade; et il se releva pour en prendre, en apporta dans une cuiller une pincée, qu'elle accepta sans défiance, le sel purifiant tout, disait-elle. Alors, on causa du temps vraiment tiède qu'il faisait depuis quelques jours, d'un déraillement qui s'était produit à Maromme. Jacques finissait par croire que sa marraine avait des cauchemars tout éveillée, car lui ne surprenait rien, chez ce bout d'homme si complaisant, aux yeux vagues. On s'attarda plus d'une heure. Deux fois, au signal de la trompe, Flore avait disparu un instant. Les trains passaient, secouaient les verres sur la table; mais aucun des convives n'y faisait même attention.

Un nouveau son de trompe se fit entendre, et, cette fois, Flore, qui venait d'ôter le couvert, ne reparut pas. Elle laissait sa mère et les deux hommes attablés devant une bouteille d'eau-de-vie de cidre. Tous trois restèrent là une demi-heure encore. Puis, Misard, qui, depuis un instant, avait arrêté ses yeux fureteurs sur un angle de la pièce, prit sa casquette et sortit, avec un simple bonsoir. Il braconnait dans les petits ruisseaux voisins, où il y avait des anguilles superbes, et jamais il ne se couchait, sans être allé visiter ses lignes de fond.

Dès qu'il ne fut plus là, Phasie regarda fixement son filleul.

—Hein, crois-tu? l'as-tu vu fouiller du regard là-bas, dans ce coin?… C'est que l'idée lui est venue que je pouvais avoir caché mon magot derrière le pot à beurre… Ah! je le connais, je suis sûre que, cette nuit, il ira déranger le pot, pour voir.

Mais des sueurs la prenaient, un tremblement agitait ses membres.

—Regarde, ça y est encore, va! Il m'aura droguée, j'ai la bouche amère comme si j'avais avalé des vieux sous. Dieu sait pourtant si j'ai rien pris de sa main! C'est à se ficher à l'eau… Ce soir, je n'en peux plus, vaut mieux que je me couche. Alors, adieu, mon garçon, parce que, si tu pars à sept heures vingt-six, ce sera de trop bonne heure pour moi. Et reviens, n'est-ce pas? et espérons que j'y serai toujours.

Il dut l'aider à rentrer dans la chambre, où elle se coucha et s'endormit, accablée. Resté seul, il hésita, se demandant s'il ne devait pas monter s'étendre, lui aussi, sur le foin qui l'attendait au grenier. Mais il n'était que huit heures moins dix, il avait le temps de dormir. Et il sortit à son tour, laissant brûler la petite lampe à pétrole, dans la maison vide et ensommeillée, ébranlée de temps à autre par le tonnerre brusque d'un train.

Dehors, Jacques fut surpris de la douceur de l'air. Sans doute, il allait pleuvoir encore. Dans le ciel, une nuée laiteuse, uniforme, s'était épandue, et la pleine lune, qu'on ne voyait pas, noyée derrière, éclairait toute la voûte d'un reflet rougeâtre. Aussi distinguait-il nettement la campagne, dont les terres autour de lui, les coteaux, les arbres se détachaient en noir, sous cette lumière égale et morte, d'une paix de veilleuse. Il fit le tour du petit potager. Puis, il songea à marcher du côté de Doinville, la route par là montant moins rudement. Mais la vue de la maison solitaire, plantée de biais à l'autre bord de la ligne, l'ayant attiré, il traversa la voie en passant par le portillon, car la barrière était déjà fermée pour la nuit. Cette maison, il la connaissait bien, il la regardait à chacun de ses voyages, dans le branle grondant de sa machine. Elle le hantait sans qu'il sût pourquoi, avec la sensation confuse qu'elle importait à son existence. Chaque fois, il éprouvait, d'abord comme une peur de ne plus la retrouver là, ensuite comme un malaise à constater qu'elle y était toujours. Jamais il n'en avait vu ouvertes ni les portes ni les fenêtres. Tout ce qu'on lui avait appris d'elle, c'était qu'elle appartenait au président Grandmorin; et, ce soir-là, un désir irrésistible le prenait de tourner autour, pour en savoir davantage.

Longtemps, Jacques resta planté sur la route, en face de la grille. Il se reculait, se haussait, tâchant de se rendre compte. Le chemin de fer, en coupant le jardin, n'avait d'ailleurs laissé devant le perron qu'un étroit parterre, clos de murs; tandis que, derrière, s'étendait un assez vaste terrain, entouré simplement d'une haie vive. La maison était d'une tristesse lugubre, en sa détresse, sous le rouge reflet de cette nuit fumeuse; et il allait s'éloigner, avec un frisson à fleur de peau, lorsqu'il remarqua un trou dans la haie. L'idée que ce serait lâche de ne pas entrer, le fit passer par le trou. Son coeur battait. Mais, tout de suite, comme il longeait une petite serre en ruine, la vue d'une ombre, accroupie à la porte, l'arrêta.

—Comment, c'est toi? s'écria-t-il étonné, en reconnaissant
Flore. Qu'est-ce que tu fais donc?

Elle aussi avait eu une secousse de surprise. Puis, tranquillement:

—Tu vois bien, je prends des cordes… Ils ont laissé là un tas de cordes qui pourrissent, sans servir à personne. Alors, moi, comme j'en ai toujours besoin, je viens en prendre.

En effet, une paire de forts ciseaux à la main, assise par terre, elle démêlait les bouts de corde, coupait les noeuds, quand ils résistaient.

—Le propriétaire ne vient donc plus? demanda le jeune homme.

Elle se mit à rire.

—Oh! depuis l'affaire de Louisette, il n'y a pas de danger que le président risque le bout de son nez à la Croix-de-Maufras. Va, je puis prendre ses cordes.

Il se tut un instant, l'air troublé par le souvenir de l'aventure tragique qu'elle évoquait.

—Et toi, tu crois ce que Louisette a raconté, tu crois qu'il a voulu l'avoir, et que c'est en se débattant qu'elle s'est blessée?

Cessant de rire, brusquement violente, elle cria:

—Jamais Louisette n'a menti, ni Cabuche non plus… C'est mon ami, Cabuche.

—Ton amoureux peut-être, à cette heure?

—Lui! ah bien, il faudrait être une fameuse cateau!… Non, non! c'est mon ami, je n'ai pas d'amoureux, moi! je n'en veux pas avoir.

Elle avait relevé sa tête puissante, dont l'épaisse toison blonde frisait très bas sur le front; et, de tout son être solide et souple, montait une sauvage énergie de volonté. Déjà une légende se formait sur elle, dans le pays. On contait des histoires, des sauvetages: une charrette retirée d'une secousse, au passage d'un train; un wagon, qui descendait tout seul la pente de Barentin, arrêté ainsi qu'une bête furieuse, galopant à la rencontre d'un express. Et ces preuves de force étonnaient, la faisaient désirer des hommes, d'autant plus qu'on l'avait crue facile d'abord, toujours à battre les champs dès qu'elle était libre, cherchant les coins perdus, se couchant au fond des trous, les yeux en l'air, muette, immobile. Mais les premiers qui s'étaient risqués n'avaient pas eu envie de recommencer l'aventure. Comme elle aimait à se baigner pendant des heures, nue dans un ruisseau voisin, des gamins de son âge étaient allés faire la partie de la regarder; et elle en avait empoigné un, sans même prendre la peine de remettre sa chemise, et elle l'avait arrangé si bien, que personne ne la guettait plus. Enfin, le bruit se répandait de son histoire avec un aiguilleur de l'embranchement de Dieppe, à l'autre bout du tunnel: un nommé Ozil, un garçon d'une trentaine d'années, très honnête, qu'elle semblait avoir encouragé un instant, et qui, ayant essayé de la prendre, s'imaginant un soir qu'elle se livrait, avait failli être tué par elle d'un coup de bâton. Elle était vierge et guerrière, dédaigneuse du mâle, ce qui finissait par convaincre les gens qu'elle avait pour sûr la tête dérangée.

En l'entendant déclarer qu'elle ne voulait pas d'amoureux,
Jacques continua de plaisanter.

—Alors, ça ne va pas, ton mariage avec Ozil? Je m'étais laissé dire que, tous les jours, tu filais le rejoindre par le tunnel.

Elle haussa les épaules.

—Ah! ouitche! mon mariage… ça m'amuse, le tunnel. Deux kilomètres et demi à galoper dans le noir, avec l'idée qu'on peut être coupé par un train, si l'on n'ouvre pas l'oeil. Faut les entendre, les trains, ronfler là-dessous!… Mais il m'a ennuyée, Ozil. Ce n'est pas encore celui-là que je veux.

—Tu en veux donc un autre?

—Ah! je ne sais pas… Ah! ma foi, non!

Un rire l'avait reprise, tandis qu'une pointe d'embarras la faisait se remettre à un noeud des cordes, dont elle ne pouvait venir à bout. Puis, sans relever la tête, comme très absorbée par sa besogne:

—Et toi, tu n'en as pas, d'amoureuse? A son tour, Jacques redevint sérieux. Ses yeux se détournèrent, vacillèrent en se fixant au loin, dans la nuit. Il répondit d'une voix brève:

—Non.

—C'est ça, continua-t-elle, on m'a bien conté que tu abominais les femmes. Et puis, ce n'est pas d'hier que je te connais, jamais tu ne nous adresserais quelque chose d'aimable… Pourquoi, dis?

Il se taisait, elle se décida à lâcher le noeud et à le regarder.

—Est-ce donc que tu n'aimes que ta machine? On en plaisante, tu sais. On prétend que tu es toujours à la frotter, à la faire reluire, comme si tu n'avais des caresses que pour elle… Moi, je te dis ça, parce que je suis ton amie.

Lui aussi, maintenant, la regardait, à la pâle clarté du ciel fumeux. Et il se souvenait d'elle, quand elle était petite, violente et volontaire déjà, mais lui sautant au cou dès qu'il arrivait, prise d'une passion de fillette sauvage. Ensuite, l'ayant souvent perdue de vue, il l'avait chaque fois retrouvée grandie, l'accueillant du même saut à ses épaules, le gênant de plus en plus par la flamme de ses grands yeux clairs. A cette heure, elle était femme, superbe, désirable, et elle l'aimait sans doute, de très loin, du fond même de sa jeunesse. Son coeur se mit à battre, il eut la sensation soudaine d'être celui qu'elle attendait. Un grand trouble montait à son crâne avec le sang de ses veines, son premier mouvement fut de fuir, dans l'angoisse qui l'envahissait. Toujours le désir l'avait rendu fou, il voyait rouge.

—Qu'est-ce que tu fais là, debout? reprit-elle. Assieds-toi donc!

De nouveau, il hésitait. Puis, les jambes subitement très lasses, vaincu par le besoin de tenter l'amour encore, il se laissa tomber près d'elle, sur le tas de cordes. Il ne parlait plus, la gorge sèche. C'était elle, maintenant, la fière, la silencieuse, qui bavardait à perdre haleine, très gaie, s'étourdissant elle-même.

—Vois-tu, le tort de maman, ç'a été d'épouser Misard. Ça lui jouera un mauvais tour… Moi, je m'en fiche, parce qu'on a assez de ses affaires, n'est-ce pas? Et puis, maman m'envoie coucher, dès que je veux intervenir… Alors, qu'elle se débrouille! Je vis dehors, moi. Je songe à des choses, pour plus tard… Ah! tu sais, je t'avais vu passer, ce matin, sur ta machine, tiens! de ces broussailles, là-bas, où j'étais assise. Mais toi, tu ne regardes jamais… Et je te les dirai, à toi, les choses auxquelles je songe, mais pas maintenant, plus tard, quand nous serons tout à fait bons amis.

Elle avait laissé glisser les ciseaux, et lui, toujours muet, s'était emparé de ses deux mains. Ravie, elle les lui abandonnait. Pourtant, lorsqu'il les porta à ses lèvres brûlantes, elle eut un sursaut effaré de vierge. La guerrière se réveillait, cabrée, batailleuse, à cette première approche du mâle.

—Non, non! laisse-moi, je ne veux pas… Tiens-toi tranquille, nous causerons… ça ne pense qu'à ça, les hommes. Ah! si je te répétais ce que Louisette m'a raconté, le jour où elle est morte, chez Cabuche… D'ailleurs, j'en savais déjà sur le président, parce que j'avais vu des saletés, ici, lorsqu'il venait avec des jeunes filles… Il en a une que personne ne soupçonne, une qu'il a mariée…

Lui, ne l'écoutait pas, ne l'entendait pas. Il l'avait saisie d'une étreinte brutale, et il écrasait sa bouche sur la sienne. Elle eut un léger cri, une plainte plutôt, si profonde, si douce, où éclatait l'aveu de sa tendresse longtemps cachée. Mais elle luttait toujours, se refusait quand même, par un instinct de combat. Elle le souhaitait et elle se disputait à lui, avec le besoin d'être conquise. Sans parole, poitrine contre poitrine, tous deux s'essoufflaient à qui renverserait l'autre. Un instant, elle sembla devoir être la plus forte, elle l'aurait peut-être jeté sous elle, tant il s'énervait, s'il ne l'avait pas empoignée à la gorge. Le corsage fut arraché, les deux seins jaillirent, durs et gonflés de la bataille, d'une blancheur de lait, dans l'ombre claire. Et elle s'abattit sur le dos, elle se donnait, vaincue.

Alors, lui, haletant, s'arrêta, la regarda, au lieu de la posséder. Une fureur semblait le prendre, une férocité qui le faisait chercher des yeux, autour de lui, une arme, une pierre, quelque chose enfin pour la tuer. Ses regards rencontrèrent les ciseaux, luisant parmi les bouts de corde; et il les ramassa d'un bond, et il les aurait enfoncés dans cette gorge nue, entre les deux seins blancs, aux fleurs roses. Mais un grand froid le dégrisait, il les rejeta, il s'enfuit, éperdu; tandis qu'elle, les paupières closes, croyait qu'il la refusait à son tour, parce qu'elle lui avait résisté.

Jacques fuyait dans la nuit mélancolique. Il monta au galop le sentier d'une côte, retomba au fond d'un étroit vallon. Des cailloux roulant sous ses pas l'effrayèrent, il se lança à gauche parmi des broussailles, fit un crochet qui le ramena à droite, sur un plateau vide. Brusquement, il dévala, il buta contre la haie du chemin de fer: un train arrivait, grondant, flambant; et il ne comprit pas d'abord, terrifié. Ah! oui, tout ce monde qui passait, le continuel flot, tandis que lui agonisait là! Il repartit, grimpa, descendit encore. Toujours maintenant il rencontrait la voie, au fond des tranchées profondes qui creusaient des abîmes, sur des remblais qui fermaient l'horizon de barricades géantes. Ce pays désert, coupé de monticules, était comme un labyrinthe sans issue, où tournait sa folie, dans la morne désolation des terrains incultes. Et, depuis de longues minutes, il battait les pentes, lorsqu'il aperçut devant lui l'ouverture ronde, la gueule noire du tunnel. Un train montant s'y engouffrait, hurlant et sifflant, laissant, disparu, bu par la terre, une longue secousse dont le sol tremblait.

Alors, Jacques, les jambes brisées, tomba au bord de la ligne, et il éclata en sanglots convulsifs, vautré sur le ventre, la face enfoncée dans l'herbe. Mon Dieu! il était donc revenu, ce mal abominable dont il se croyait guéri? Voilà qu'il avait voulu la tuer, cette fille! Tuer une femme, tuer une femme! cela sonnait à ses oreilles, du fond de sa jeunesse, avec la fièvre grandissante, affolante du désir. Comme les autres, sous l'éveil de la puberté, rêvent d'en posséder une, lui s'était enragé à l'idée d'en tuer une. Car il ne pouvait se mentir, il avait bien pris les ciseaux pour les lui planter dans la chair, dès qu'il l'avait vue, cette chair, cette gorge, chaude et blanche. Et ce n'était point parce qu'elle résistait, non! c'était pour le plaisir, parce qu'il en avait une envie, une envie telle, que, s'il ne s'était pas cramponné aux herbes, il serait retourné là-bas, en galopant, pour l'égorger. Elle, mon Dieu! cette Flore qu'il avait vue grandir, cette enfant sauvage dont il venait de se sentir aimé si profondément. Ses doigts tordus entrèrent dans la terre, ses sanglots lui déchirèrent la gorge, dans un râle d'effroyable désespoir.

Pourtant, il s'efforçait de se calmer, il aurait voulu comprendre. Qu'avait-il donc de différent, lorsqu'il se comparait aux autres? Là-bas, à Plassans, dans sa jeunesse, souvent déjà il s'était questionné. Sa mère Gervaise, il est vrai, l'avait eu très jeune, à quinze ans et demi; mais il n'arrivait que le second, elle entrait à peine dans sa quatorzième année, lorsqu'elle était accouchée du premier, Claude; et aucun de ses deux frères, ni Claude, ni Étienne, né plus tard, ne semblait souffrir d'une mère si enfant et d'un père gamin comme elle, ce beau Lantier, dont le mauvais coeur devait coûter à Gervaise tant de larmes. Peut-être aussi ses frères avaient-ils chacun son mal, qu'ils n'avouaient pas, l'aîné surtout qui se dévorait à vouloir être peintre, si rageusement, qu'on le disait à moitié fou de son génie. La famille n'était guère d'aplomb, beaucoup avaient une fêlure. Lui, à certaines heures, la sentait bien, cette fêlure héréditaire; non pas qu'il fût d'une santé mauvaise, car l'appréhension et la honte de ses crises l'avaient seules maigri autrefois; mais c'étaient, dans son être, de subites pertes d'équilibre, comme des cassures, des trous par lesquels son moi lui échappait, au milieu d'une sorte de grande fumée qui déformait tout. Il ne s'appartenait plus, il obéissait à ses muscles, à la bête enragée. Pourtant, il ne buvait pas, il se refusait même un petit verre d'eau-de-vie, ayant remarqué que la moindre goutte d'alcool le rendait fou. Et il en venait à penser qu'il payait pour les autres, les pères, les grands-pères, qui avaient bu, les générations d'ivrognes dont il était le sang gâté, un lent empoisonnement, une sauvagerie qui le ramenait avec les loups mangeurs de femmes, au fond des bois.

Jacques s'était relevé sur un coude, réfléchissant, regardant l'entrée noire du tunnel; et un nouveau sanglot courut de ses reins à sa nuque, il retomba, il roula sa tête par terre, criant de douleur. Cette fille, cette fille qu'il avait voulu tuer! Cela revenait en lui, aigu, affreux, comme si les ciseaux eussent pénétré dans sa propre chair. Aucun raisonnement ne l'apaisait: il avait voulu la tuer, il la tuerait, si elle était encore là, dégrafée, la gorge nue. Il se rappelait bien, il était âgé de seize ans à peine, la première fois, lorsque le mal l'avait pris, un soir qu'il jouait avec une gamine, la fillette d'une parente, sa cadette de deux ans: elle était tombée, il avait vu ses jambes, et il s'était rué. L'année suivante, il se souvenait d'avoir aiguisé un couteau pour l'enfoncer dans le cou d'une autre, une petite blonde, qu'il voyait chaque matin passer devant sa porte. Celle-ci avait un cou très gras, très rose, où il choisissait déjà la place, un signe brun, sous l'oreille. Puis, c'en étaient d'autres, d'autres encore, un défilé de cauchemar, toutes celles qu'il avait effleurées de son désir brusque de meurtre, les femmes coudoyées dans la rue, les femmes qu'une rencontre faisait ses voisines, une surtout, une nouvelle mariée, assise près de lui au théâtre, qui riait très fort, et qu'il avait dû fuir, au milieu d'un acte, pour ne pas l'éventrer. Puisqu'il ne les connaissait pas, quelle fureur pouvait-il avoir contre elles? car, chaque fois, c'était comme une soudaine crise de rage aveugle, une soif toujours renaissante de venger des offenses très anciennes, dont il aurait perdu l'exacte mémoire. Cela venait-il donc de si loin, du mal que les femmes avaient fait à sa race, de la rancune amassée de mâle en mâle, depuis la première tromperie au fond des cavernes? Et il sentait aussi, dans son accès, une nécessité de bataille pour conquérir la femelle et la dompter, le besoin perverti de la jeter morte sur son dos, ainsi qu'une proie qu'on arrache aux autres, à jamais. Son crâne éclatait sous l'effort, il n'arrivait pas à se répondre, trop ignorant, pensait-il, le cerveau trop sourd, dans cette angoisse d'un homme poussé à des actes où sa volonté n'était pour rien, et dont la cause en lui avait disparu.

Un train, de nouveau, passa avec l'éclair de ses feux, s'abîma en coup de foudre qui gronde et s'éteint, au fond du tunnel; et Jacques, comme si cette foule anonyme, indifférente et pressée, avait pu l'entendre, s'était redressé, refoulant ses sanglots, prenant une attitude d'innocent. Que de fois, à la suite d'un de ses accès, il avait eu ainsi des sursauts de coupable, au moindre bruit! Il ne vivait tranquille, heureux, détaché du monde, que sur sa machine. Quand elle l'emportait dans la trépidation de ses roues, à grande vitesse, quand il avait la main sur le volant du changement de marche, pris tout entier par la surveillance de la voie, guettant les signaux, il ne pensait plus, il respirait largement l'air pur qui soufflait toujours en tempête. Et c'était pour cela qu'il aimait si fort sa machine, à l'égal d'une maîtresse apaisante, dont il n'attendait que du bonheur. Au sortir de l'école des arts et métiers, malgré sa vive intelligence, il avait choisi ce métier de mécanicien, pour la solitude et l'étourdissement où il y vivait, sans ambition d'ailleurs, arrivé en quatre ans au poste de mécanicien de première classe, gagnant déjà deux mille huit cents francs, ce qui, avec ses primes de chauffage et de graissage, le mettait à plus de quatre mille, mais ne rêvant rien au-delà. Il voyait ses camarades de troisième classe et de deuxième, ceux que formait la Compagnie, les ouvriers ajusteurs qu'elle prenait pour en faire des élèves, il les voyait presque tous épouser des ouvrières, des femmes effacées qu'on apercevait seulement parfois à l'heure du départ, lorsqu'elles apportaient les petits paniers de provisions; tandis que les camarades ambitieux, surtout ceux qui sortaient d'une école, attendaient d'être chefs de dépôt pour se marier, dans l'espoir de trouver une bourgeoise, une dame à chapeau. Lui, fuyait les femmes, que lui importait? Jamais il ne se marierait, il n'avait d'autre avenir que de rouler seul, rouler encore et encore, sans repos. Aussi tous ses chefs le donnaient-ils pour un mécanicien hors ligne, ne buvant pas, ne courant pas, plaisanté seulement par les camarades noceurs sur son excès de bonne conduite, et inquiétant sourdement les autres, lorsqu'il tombait à ses tristesses, muet, les yeux pâlis, la face terreuse. Dans sa petite chambre de la rue Cardinet, d'où l'on voyait le dépôt des Batignolles, auquel appartenait sa machine, que d'heures il se souvenait d'avoir passées, toutes ses heures libres, enfermé comme un moine au fond de sa cellule, usant la révolte de ses désirs à force de sommeil, dormant sur le ventre!

D'un effort, Jacques tenta de se lever. Que faisait-il là, dans l'herbe, par cette nuit tiède et brumeuse d'hiver? La campagne restait noyée d'ombre, il n'y avait de lumière qu'au ciel, le fin brouillard, l'immense coupole de verre dépoli, que la lune, cachée derrière, éclairait d'un pâle reflet jaune; et l'horizon noir dormait, d'une immobilité de mort. Allons! il devait être près de neuf heures, le mieux était de rentrer et de se coucher. Mais, dans son engourdissement, il se vit de retour chez les Misard, montant l'escalier du grenier, s'allongeant sur le foin, contre la chambre de Flore, une simple cloison de planches. Elle serait là, il l'entendrait respirer; même il savait qu'elle ne fermait jamais sa porte, il pourrait la rejoindre. Et son grand frisson le reprit, l'image évoquée de cette fille dévêtue, les membres abandonnés et chauds de sommeil, le secoua une fois encore d'un sanglot dont la violence le rabattit sur le sol. Il avait voulu la tuer, voulu la tuer, mon Dieu! Il étouffait, il agonisait à l'idée qu'il irait la tuer dans son lit, tout à l'heure, s'il rentrait. Il aurait beau n'avoir pas d'arme, s'envelopper la tête de ses deux bras, pour s'anéantir: il sentait que le mâle, en dehors de sa volonté, pousserait la porte, étranglerait la fille, sous le coup de fouet de l'instinct du rapt et par le besoin de venger l'ancienne injure. Non, non! plutôt passer la nuit à battre la campagne, que de retourner là-bas! Il s'était relevé d'un bond, il se remit à fuir.

Alors, de nouveau, pendant une demi-heure, il galopa au travers de la campagne noire, comme si la meute déchaînée des épouvantes l'avait poursuivi de ses abois. Il monta des côtes, il dévala dans des gorges étroites. Coup sur coup, deux ruisseaux se présentèrent: il les franchit, se mouilla jusqu'aux hanches. Un buisson qui lui barrait la route, l'exaspérait. Son unique pensée était d'aller tout droit, plus loin, toujours plus loin, pour se fuir, pour fuir l'autre, la bête enragée qu'il sentait en lui. Mais il l'emportait, elle galopait aussi fort. Depuis sept mois qu'il croyait l'avoir chassée, il se reprenait à l'existence de tout le monde; et, maintenant, c'était à recommencer, il lui faudrait encore se battre, pour qu'elle ne sautât pas sur la première femme coudoyée par hasard. Le grand silence pourtant, la vaste solitude l'apaisaient un peu, lui faisaient rêver une vie muette et déserte comme ce pays désolé, où il marcherait toujours, sans jamais rencontrer une âme. Il devait tourner à son insu, car il revint, de l'autre côté, buter contre la voie, après avoir décrit un large demi-cercle, parmi les pentes, hérissées de broussailles, au-dessus du tunnel. Il recula, avec l'inquiète colère de retomber sur des vivants. Puis, ayant voulu couper derrière un monticule, il se perdit, se retrouva devant la haie du chemin de fer, juste à la sortie du souterrain, en face du pré où il avait sangloté tout à l'heure. Et, vaincu, il restait immobile, lorsque le tonnerre d'un train sortant des profondeurs de la terre, léger encore, grandissant de seconde en seconde, l'arrêta. C'était l'express du Havre, parti de Paris à six heures trente, et qui passait là à neuf heures vingt-cinq: un train que, de deux jours en deux jours, il conduisait.

Jacques vit d'abord la gueule noire du tunnel s'éclairer, ainsi que la bouche d'un four, où des fagots s'embrasent. Puis, dans le fracas qu'elle apportait, ce fut la machine qui en jaillit, avec l'éblouissement de son gros oeil rond, la lanterne d'avant, dont l'incendie troua la campagne, allumant au loin les rails d'une double ligne de flamme. Mais c'était une apparition en coup de foudre: tout de suite les wagons se succédèrent, les petites vitres carrées des portières, violemment éclairées, firent défiler les compartiments pleins de voyageurs, dans un tel vertige de vitesse, que l'oeil doutait ensuite des images entrevues. Et Jacques, très distinctement, à ce quart précis de seconde, aperçut, par les glaces flambantes d'un coupé, un homme qui en tenait un autre renversé sur la banquette et qui lui plantait un couteau dans la gorge, tandis qu'une masse noire, peut-être une troisième personne, peut-être un écroulement de bagages, pesait de tout son poids sur les jambes convulsives de l'assassiné. Déjà, le train fuyait, se perdait vers la Croix-de-Maufras, en ne montrant plus de lui, dans les ténèbres, que les trois feux de l'arrière, le triangle rouge.

Cloué sur place, le jeune homme suivait des yeux le train, dont le grondement s'éteignait, au fond de la grande paix morte de la campagne. Avait-il bien vu? et il hésitait maintenant, il n'osait plus affirmer la réalité de cette vision, apportée et emportée dans un éclair. Pas un seul trait des deux acteurs du drame ne lui était resté vivace. La masse brune devait être une couverture de voyage, tombée en travers du corps de la victime. Pourtant, il avait cru d'abord distinguer, sous un déroulement d'épais cheveux, un fin profil pâle. Mais tout se confondait, s'évaporait, comme en un rêve. Un instant, le profil, évoqué, reparut; puis, il s'effaça définitivement. Ce n'était sans doute qu'une imagination. Et tout cela le glaçait, lui semblait si extraordinaire, qu'il finissait par admettre une hallucination, née de l'affreuse crise qu'il venait de traverser.

Pendant près d'une heure encore, Jacques marcha, la tête alourdie de songeries confuses. Il était brisé, une détente se produisait, un grand froid intérieur avait emporté sa fièvre. Sans l'avoir décidé, il finit par revenir vers la Croix-de-Maufras. Puis, lorsqu'il se retrouva devant la maison du garde-barrière, il se dit qu'il n'entrerait pas, qu'il dormirait sous le petit hangar, scellé à l'un des pignons. Mais une raie de lumière passait sous la porte, et il poussa cette porte machinalement. Un spectacle inattendu l'arrêta sur le seuil.

Misard, dans le coin, avait dérangé le pot à beurre; et, à quatre pattes par terre, une lanterne allumée posée près de lui, il sondait le mur à légers coups de poing, il cherchait. Le bruit de la porte le fit se redresser. Du reste, il ne se troubla pas le moins du monde, il dit simplement, d'un air naturel:

—C'est des allumettes qui sont tombées.

Et, quand il eut remis en place le pot à beurre, il ajouta:

—Je suis venu prendre ma lanterne, parce que, tout à l'heure, en rentrant, j'ai aperçu un individu étalé sur la voie… Je crois bien qu'il est mort.

Jacques, saisi d'abord à la pensée qu'il surprenait Misard en train de chercher le magot de tante Phasie, ce qui changeait en brusque certitude son doute au sujet des accusations de cette dernière, fut ensuite si violemment remué par cette nouvelle de la découverte d'un cadavre, qu'il en oublia l'autre drame, celui qui se jouait là, dans cette petite maison perdue. La scène du coupé, la vision si brève d'un homme égorgeant un homme, venait de renaître, à la lueur du même éclair.

—Un homme sur la voie, où donc? demanda-t-il, pâlissant.

Misard allait raconter qu'il rapportait deux anguilles, décrochées de ses lignes de fond, et qu'il avait avant tout galopé jusque chez lui, pour les cacher. Mais quel besoin de se confier à ce garçon? Il n'eut qu'un geste vague, en répondant:

—Là-bas, comme qui dirait à cinq cents mètres… Faut voir clair, pour savoir.

A ce moment, Jacques entendit, au-dessus de sa tête, un choc assourdi. Il était si anxieux qu'il en sursauta.

—C'est rien, reprit le père, c'est Flore qui remue.

Et le jeune homme, en effet, reconnut le bruit de deux pieds nus sur le carreau. Elle avait dû l'attendre, elle venait écouter, par sa porte entrouverte.

—Je vous accompagne, reprit-il. Et vous êtes sûr qu'il est mort?

—Dame! ça m'a semblé. Avec la lanterne, on verra bien.

—Enfin, qu'est-ce que vous en dites? Un accident, n'est-ce pas?

—Ça se peut. Quelque gaillard qui se sera fait couper, ou peut-être bien un voyageur qui aura sauté d'un wagon.

Jacques frémissait.

—Venez vite! venez vite!

Jamais une telle fièvre de voir, de savoir, ne l'avait agité. Dehors, tandis que son compagnon, sans émotion aucune, suivait la voie, balançant la lanterne, dont le rond de clarté suivait doucement les rails, lui courait en avant, s'irritait de cette lenteur. C'était comme un désir physique, ce feu intérieur qui précipite la marche des amants, aux heures de rendez-vous. Il avait peur de ce qui l'attendait là-bas, et il y volait, de tous les muscles de ses membres. Quand il arriva, quand il faillit se cogner dans un tas noir, allongé près de la voie descendante, il resta planté, parcouru des talons à la nuque d'une secousse. Et son angoisse de ne rien distinguer nettement, se tourna en jurons contre l'autre, qui s'attardait à plus de trente pas en arrière.

—Mais, nom de Dieu! arrivez donc! s'il vivait encore, on pourrait le secourir.

Misard se dandina, s'avança, avec son flegme. Puis, lorsqu'il eut promené la lanterne au-dessus du corps:

—Ah! ouitche, il a son compte.

L'individu, culbutant sans doute d'un wagon, était tombé sur le ventre, la face contre le sol, à cinquante centimètres au plus des rails. On ne voyait, de sa tête, qu'une couronne épaisse de cheveux blancs. Ses jambes se trouvaient écartées. De ses bras, le droit gisait comme arraché, tandis que le gauche était replié sous la poitrine. Il était très bien vêtu, un ample paletot de drap bleu, des bottines élégantes, du linge fin. Le corps ne portait aucune trace d'écrasement, beaucoup de sang avait seulement coulé de la gorge et tachait le col de la chemise.

—Un bourgeois à qui on a fait son affaire, reprit tranquillement
Misard, après quelques secondes d'examen silencieux.

Puis, se tournant vers Jacques, immobile, béant:

—Faut pas toucher, c'est défendu… Vous allez rester là, à le garder, vous, pendant que moi, je vas courir à Barentin prévenir le chef de gare.

Il leva sa lanterne, consulta un poteau kilométrique.

—Bon! juste au poteau 153.

Et, posant la lanterne par terre, près du corps, il s'éloigna de son pas traînard.

Jacques, resté seul, ne bougeait pas, regardait toujours cette masse inerte, effondrée, que la clarté vague, au ras du sol, laissait confuse. Et, en lui, l'agitation qui avait précipité sa marche, l'horrible attrait qui le retenait là, aboutissait à cette pensée aiguë, jaillissante de tout son être: l'autre, l'homme entrevu le couteau au poing, avait osé! l'autre était allé jusqu'au bout de son désir, l'autre avait tué! Ah! n'être pas lâche, se satisfaire enfin, enfoncer le couteau! Lui que l'envie en torturait depuis dix ans! Il y avait, dans sa fièvre, un mépris de lui-même et de l'admiration pour l'autre, et surtout le besoin de voir ça, la soif inextinguible de se rassasier les yeux de cette loque humaine, du pantin cassé, de la chiffe molle, qu'un coup de couteau faisait d'une créature. Ce qu'il rêvait, l'autre l'avait réalisé, et c'était ça. S'il tuait, il y aurait ça par terre. Son coeur battait à se rompre, son prurit de meurtre s'exaspérait comme une concupiscence au spectacle de ce mort tragique. Il fit un pas, s'approcha davantage, ainsi qu'un enfant nerveux qui se familiarise avec la peur. Oui! il oserait, il oserait à son tour!

Mais un grondement, derrière son dos, le força à sauter de côté. Un train arrivait, qu'il n'avait même pas entendu, au fond de sa contemplation. Il allait être broyé, l'haleine chaude, le souffle formidable de la machine venait seul de l'avertir. Le train passa, dans son ouragan de bruit, de fumée et de flamme. Il y avait beaucoup de monde encore, le flot des voyageurs continuait vers Le Havre, pour la fête du lendemain. Un enfant s'écrasait le nez contre une vitre, regardant la campagne noire; des profils d'hommes se dessinèrent, tandis qu'une jeune femme, baissant une glace, jetait un papier taché de beurre et de sucre. Déjà le train joyeux filait au loin, dans l'insouciance de ce cadavre que ses roues avaient frôlé. Et le corps gisait toujours sur la face, éclairé vaguement par la lanterne, au milieu de la mélancolique paix de la nuit.

Alors, Jacques fut pris du désir de voir la blessure, pendant qu'il était seul. Une inquiétude l'arrêtait, l'idée que, s'il touchait à la tête, on s'en apercevrait peut-être. Il avait calculé que Misard ne pouvait guère être de retour, avec le chef de gare, avant trois quarts d'heure. Et il laissait passer les minutes, il songeait à ce Misard, à ce chétif, si lent, si calme, qui osait lui aussi, tuant le plus tranquillement du monde, à coups de drogue. C'était donc bien facile de tuer? tout le monde tuait. Il se rapprocha. L'idée de voir la blessure le piquait d'un aiguillon si vif, que sa chair en brûlait. Voir comment c'était fait et ce qui avait coulé, voir le trou rouge! En replaçant la tête soigneusement, on ne saurait rien. Mais il y avait une autre peur, inavouée, au fond de son hésitation, la peur même du sang. Toujours et en tout, chez lui, l'épouvante s'était éveillée avec le désir. Encore un quart d'heure à être seul, et il allait se décider pourtant, lorsqu'un petit bruit, à son côté, le fit tressaillir.

C'était Flore, debout, regardant comme lui. Elle avait la curiosité des accidents: dès qu'on annonçait une bête broyée, un homme coupé par un train, on était sûr de la faire accourir. Elle venait de se rhabiller, elle voulait voir le mort. Et, après le premier coup d'oeil, elle n'hésita pas, elle. Se baissant, soulevant la lanterne d'une main, de l'autre elle prit la tête, la renversa.

—Méfie-toi, c'est défendu, murmura Jacques.

Mais elle haussa les épaules. Et la tête apparaissait, dans la clarté jaune, une tête de vieillard, au grand nez, aux yeux bleus d'ancien blond, largement ouverts. Sous le menton, la blessure bâillait, affreuse, une entaille profonde qui avait coupé le cou, une plaie labourée, comme si le couteau s'était retourné en fouillant. Du sang inondait tout le côté droit de la poitrine. A gauche, à la boutonnière du paletot, une rosette de commandeur semblait un caillot rouge, égaré là.

Flore avait eu un léger cri de surprise.

—Tiens! le vieux!

Jacques, penché comme elle, s'avançait, mêlait ses cheveux aux siens, pour mieux voir; et il étouffait, il se gorgeait du spectacle. Inconsciemment, il répéta:

—Le vieux… le vieux…

—Oui, le vieux Grandmorin… Le président.

Un moment encore, elle examina cette face pâle, à la bouche tordue, aux grands yeux d'épouvante. Puis, elle lâcha la tête que la rigidité cadavérique commençait à glacer, et qui retomba contre le sol, refermant la blessure.

—Fini de rire avec les filles! reprit-elle plus bas. C'est à cause d'une, pour sûr… Ah! ma pauvre Louisette, ah! le cochon, c'est bien fait!

Et un long silence régna. Flore, qui avait reposé la lanterne, attendait, en jetant sur Jacques de lents regards; tandis que celui-ci, séparé d'elle par le corps, n'avait plus bougé, comme perdu, anéanti dans ce qu'il venait de voir. Il devait être près de onze heures. Un embarras, après la scène de la soirée, l'empêchait de parler la première. Mais un bruit de voix se fit entendre, c'était son père qui ramenait le chef de gare; et, ne voulant pas être vue, elle se décida.

—Tu ne rentres pas te coucher?

Il tressaillit, un débat parut l'agiter un instant. Puis, dans un effort, dans un recul désespéré:

—Non, non!

Elle n'eut pas un geste, mais la ligne tombante de ses bras de forte fille exprima beaucoup de chagrin. Comme pour se faire pardonner sa résistance de tout à l'heure, elle se montra très humble, elle dit encore:

—Alors, tu ne rentreras pas, je ne te reverrai pas?

—Non, non!

Les voix approchaient, et sans chercher à lui serrer la main, puisqu'il semblait mettre exprès ce cadavre entre eux, sans même lui jeter l'adieu familier de leur camaraderie d'enfance, elle s'éloigna, se perdit dans les ténèbres, le souffle rauque, comme si elle étouffait des sanglots.

Tout de suite, le chef de gare fut là, avec Misard et deux hommes d'équipe. Lui aussi constata l'identité: c'était bien le président Grandmorin, qu'il connaissait, pour le voir descendre à sa station, chaque fois que celui-ci se rendait chez sa soeur, madame Bonnehon, à Doinville. Le corps pouvait rester à la place où il était tombé, il le fit seulement couvrir d'un manteau, que l'un des hommes apportait. Un employé avait pris, à Barentin, le train de onze heures, pour prévenir le procureur impérial de Rouen. Mais il ne fallait pas compter sur ce dernier avant cinq ou six heures du matin, car il aurait à amener le juge d'instruction, le greffier du tribunal et un médecin. Aussi le chef de gare organisa-t-il un service de garde, près du mort: pendant toute la nuit, on se relaierait, un homme serait constamment là, à veiller avec la lanterne.

Et Jacques, avant de se décider à aller s'étendre sous quelque hangar de la station de Barentin, d'où il ne devait repartir pour Le Havre qu'à sept heures vingt, demeura longtemps encore, immobile, obsédé. Puis, l'idée du juge d'instruction qu'on attendait le troubla, comme s'il s'était senti complice. Dirait-il ce qu'il avait vu, au passage de l'express? Il résolut d'abord de parler, puisque lui n'avait en somme rien à craindre. Son devoir, d'ailleurs, n'était pas douteux. Mais, ensuite, il se demanda à quoi bon: il n'apporterait pas un seul fait décisif, il n'oserait affirmer aucun détail précis sur l'assassin. Ce serait imbécile de se mettre là-dedans, de perdre son temps et de s'émotionner, sans profit pour personne. Non, non, il ne parlerait pas! Et il s'en alla enfin, et il se retourna deux fois, pour voir la bosse noire que le corps faisait sur le sol, dans le rond jaune de la lanterne. Un froid plus vif tombait du ciel fumeux sur la désolation de ce désert, aux coteaux arides. Des trains encore étaient passés, un autre arrivait, pour Paris, très long. Tous se croisaient, dans leur inexorable puissance mécanique, filaient à leur but lointain, à l'avenir, en frôlant, sans y prendre garde, la tête coupée à demi de cet homme, qu'un autre homme avait égorgé.

III

Le lendemain, un dimanche, cinq heures du matin venaient de sonner à tous les clochers du Havre, lorsque Roubaud descendit de la marquise de la gare, pour prendre son service. Il faisait encore nuit noire; mais le vent, qui soufflait de la mer, avait grandi et poussait les brumes, noyant les coteaux dont les hauteurs s'étendent de Sainte-Adresse au fort de Tourneville; tandis que, vers l'ouest, au-dessus du large, une éclaircie se montrait, un pan de ciel, où brillaient les dernières étoiles. Sous la marquise, les becs de gaz brûlaient toujours, pâlis par le froid humide et l'heure matinale; et il y avait là le premier train de Montivilliers, que formaient des hommes d'équipe, aux ordres du sous-chef de nuit. Les portes des salles n'étaient pas ouvertes, les quais s'étendaient déserts, dans ce réveil engourdi de la gare.

Comme il sortait de chez lui, en haut, au-dessus des salles d'attente, Roubaud avait trouvé la femme du caissier, madame Lebleu, immobile au milieu du couloir central, sur lequel donnaient les logements des employés. Depuis des semaines, cette dame se relevait la nuit, pour guetter mademoiselle Guichon, la buraliste, qu'elle soupçonnait d'une intrigue avec le chef de gare, M. Dabadie. D'ailleurs, elle n'avait jamais surpris la moindre chose, pas une ombre, pas un souffle. Et, ce matin-là encore, elle était vite rentrée chez elle, ne rapportant que l'étonnement d'avoir aperçu, chez les Roubaud, pendant les trois secondes mises par le mari à ouvrir et à refermer la porte, la femme debout dans la salle à manger, la belle Séverine déjà vêtue, peignée, chaussée, elle qui d'habitude traînait au lit jusqu'à neuf heures. Aussi, madame Lebleu avait-elle réveillé Lebleu, pour lui apprendre ce fait extraordinaire. La veille, ils ne s'étaient pas couchés avant l'arrivée de l'express de Paris, à onze heures cinq, brûlant de savoir ce qu'il advenait de l'histoire du sous-préfet. Mais ils n'avaient rien pu lire dans l'attitude des Roubaud, qui étaient revenus avec leur figure de tous les jours; et, vainement, jusqu'à minuit, ils avaient tendu l'oreille: aucun bruit ne sortait de chez leurs voisins, ceux-ci devaient s'être endormis tout de suite, d'un profond sommeil. Certainement, leur voyage n'avait pas eu un bon résultat, sans quoi Séverine n'aurait pas été levée à pareille heure. Le caissier ayant demandé quelle mine elle faisait, sa femme s'était efforcée de la dépeindre: très raide, très pâle, avec ses grands yeux bleus, si clairs sous ses cheveux noirs; et pas un mouvement, l'air d'une somnambule. Enfin, on saurait bien à quoi s'en tenir, dans la journée.

En bas, Roubaud trouva son collègue Moulin, qui avait fait le service de nuit. Et il prit le service, tandis que Moulin causait, se promenait quelques minutes encore, tout en le mettant au courant des menus faits arrivés depuis la veille: des rôdeurs avaient été surpris, au moment de s'introduire dans la salle de consigne; trois hommes d'équipe s'étaient fait réprimander pour indiscipline; un crochet d'attelage venait de se rompre, pendant qu'on formait le train de Montivilliers. Silencieux, Roubaud écoutait, d'un visage calme; et il était seulement un peu blême, sans doute un reste de fatigue, que ses yeux battus accusaient aussi. Cependant, son collègue avait cessé de parler, qu'il semblait l'interroger encore, comme s'il se fût attendu à d'autres événements. Mais c'était bien tout, il baissa la tête, regarda un instant la terre.

En marchant le long du quai, les deux hommes étaient arrivés au bout de la halle couverte, à l'endroit où, sur la droite, se trouvait une remise, dans laquelle stationnaient les wagons de roulement, ceux qui, arrivés la veille, servaient à former les trains du lendemain. Et il avait relevé le front, ses regards s'étaient fixés sur une voiture de première classe, pourvue d'un coupé, le numéro 293, qu'un bec de gaz justement éclairait d'une lueur vacillante, lorsque l'autre s'écria:

—Ah! j'oubliais…

La face pâlie de Roubaud se colora, et il ne put retenir un léger mouvement.

—J'oubliais, répéta Moulin. Il ne faut pas que cette voiture parte, ne la faites pas mettre ce matin dans l'express de six heures quarante.

Il y eut un court silence, avant que Roubaud demandât, d'une voix très naturelle:

—Tiens! pourquoi donc?

—Parce qu'il y a un coupé retenu pour l'express de ce soir. On n'est pas sûr qu'il en vienne dans la journée, autant garder celui-là.

Il le regardait toujours fixement, il répondit:

—Sans doute.

Mais une autre pensée l'absorbait, il s'emporta tout d'un coup.

—C'est dégoûtant! Voyez-moi comme ces bougres-là nettoient!
Cette voiture semble avoir de la poussière de huit jours.

—Ah! reprit Moulin, quand les trains arrivent passé onze heures, il n'y a pas de danger que les hommes donnent un coup de torchon… ça va bien encore lorsqu'ils consentent à faire la visite. L'autre soir, ils ont oublié sur une banquette un voyageur endormi, qui ne s'est réveillé que le lendemain matin.

Puis, étouffant un bâillement, il dit qu'il montait se coucher.
Et, comme il s'en allait, une brusque curiosité le ramena.

—A propos, votre affaire avec le sous-préfet, c'est fini, n'est-ce pas?

—Oui, oui, un très bon voyage, je suis content.

—Allons, tant mieux… Et rappelez-vous que le 293 ne part pas.

Quand Roubaud se trouva seul sur le quai, il revint lentement vers le train de Montivilliers, qui attendait. Les portes des salles furent ouvertes, des voyageurs parurent, quelques chasseurs avec leurs chiens, deux ou trois familles de boutiquiers profitant du dimanche, peu de monde en somme. Mais, ce train-là parti, le premier de la journée, il n'eut pas de temps à perdre, il dut immédiatement faire former l'omnibus de cinq heures quarante-cinq, un train pour Rouen et Paris. A cette heure matinale, le personnel étant peu nombreux, la besogne du sous-chef de service se compliquait de toutes sortes de soins. Lorsqu'il eut surveillé la manoeuvre, chaque voiture prise au remisage, mise sur le chariot que des hommes poussaient et amenaient sous la marquise, il dut courir à la salle de départ, donner un coup d'oeil à la distribution des billets et à l'enregistrement des bagages. Une querelle éclatait entre des soldats et un employé, qui nécessita son intervention. Pendant une demi-heure, parmi les courants d'air glacé, au milieu du public grelottant, les yeux gros encore de sommeil, dans cette mauvaise humeur d'une bousculade en pleines ténèbres, il se multiplia, n'eut pas une pensée à lui. Puis, le départ de l'omnibus ayant déblayé la gare, il se hâta de se rendre au poste de l'aiguilleur, s'assurer que tout allait bien de ce côté, car un autre train arrivait, le direct de Paris, qui avait du retard. Il revint assister au débarquement, attendit que le flot des voyageurs eût rendu les billets et se fût empilé dans les voitures des hôtels, qui, en ce temps-là, entraient attendre sous la marquise, séparées de la voie par une simple palissade. Et, alors seulement, il put souffler un instant dans la gare redevenue déserte et silencieuse.

Six heures sonnaient. Roubaud sortit de la halle couverte, d'un pas de promenade; et, dehors, ayant devant lui l'espace, il leva la tête, il respira, en voyant que l'aube se levait enfin. Le vent du large avait achevé de balayer les brumes, c'était le clair matin d'un beau jour. Il regarda vers le nord la côte d'Ingouville, jusqu'aux arbres du cimetière, se détacher d'un trait violacé sur le ciel pâlissant; ensuite, se tournant vers le midi et l'ouest, il remarqua, au-dessus de la mer, un dernier vol de légères nuées blanches, qui nageaient lentement en escadre; tandis que l'est tout entier, la trouée immense de l'embouchure de la Seine, commençait à s'embraser du lever prochain de l'astre. D'un geste machinal, il venait d'ôter sa casquette brodée d'argent, comme pour rafraîchir son front dans l'air vif et pur. Cet horizon accoutumé, le vaste déroulement plat des dépendances de la gare, à gauche l'arrivage, puis le Dépôt des machines, à droite l'expédition, toute une ville, semblait l'apaiser, le rendre au calme de sa besogne quotidienne, éternellement la même. Par-dessus le mur de la rue Charles-Laffitte, des cheminées d'usine fumaient, on apercevait les énormes tas de charbon des entrepôts, qui longent le bassin Vauban. Et une rumeur montait déjà des autres bassins. Les coups de sifflet des trains de marchandises, le réveil et l'odeur du flot apportés dans le vent, le firent songer à la fête du jour, à ce navire qu'on allait lancer et autour duquel la foule s'écraserait.

Comme Roubaud rentrait sous la halle couverte, il trouva l'équipe qui commençait à former l'express de six heures quarante; et il crut que les hommes mettaient le 293 sur le chariot, tout l'apaisement de la fraîche matinée s'en alla dans un éclat subit de colère.

—Nom de Dieu! pas cette voiture-là! Laissez-la donc tranquille! Elle ne part que ce soir.

Le chef de l'équipe lui expliquait qu'on poussait simplement la voiture, pour en prendre une autre, qui était derrière. Mais il n'entendait pas, assourdi par son emportement, hors de toute proportion.

—Bougres de maladroits, quand on vous dit de ne pas y toucher!

Lorsqu'il eut compris enfin, il resta furieux, tomba sur les incommodités de la gare, où l'on ne pouvait seulement retourner un wagon. En effet, la gare, bâtie une des premières de la ligne, était insuffisante, indigne du Havre, avec sa remise en vieille charpente, sa marquise de bois et de zinc, au vitrage étroit, ses bâtiments nus et tristes, lézardés de toutes parts.

—C'est une honte, je ne sais pas comment la Compagnie n'a pas encore flanqué ça par terre.

Les hommes de l'équipe le regardaient, surpris de l'entendre parler librement, lui d'une discipline si correcte d'habitude. Il s'en aperçut, s'arrêta tout d'un coup. Et, silencieux, raidi, il continua de surveiller la manoeuvre. Un pli de mécontentement coupait son front bas, tandis que sa face ronde et colorée, hérissée de barbe rousse, prenait une tension profonde de volonté.

Dès lors, Roubaud eut tout son sang-froid. Il s'occupa activement de l'express, contrôla chaque détail. Des attelages lui ayant paru mal faits, il exigea qu'on les serrât sous ses yeux. Une mère et ses deux filles, que fréquentait sa femme, voulurent qu'il les installât dans le compartiment des dames seules. Puis, avant de siffler pour donner le signal du départ, il s'assura encore de la bonne ordonnance du train; et il le regarda longuement s'éloigner, de ce coup d'oeil clair des hommes dont une minute de distraction peut coûter des vies humaines. Tout de suite, d'ailleurs, il dut traverser la voie pour recevoir un train de Rouen, qui entrait en gare. Justement, il s'y trouvait un employé des postes, avec lequel, chaque jour, il échangeait les nouvelles. C'était, dans sa matinée si occupée, un court repos, près d'un quart d'heure, pendant lequel il pouvait respirer, aucun service immédiat ne le réclamant. Et, ce matin-là, comme d'habitude, il roula une cigarette, il causa très gaiement. Le jour avait grandi, on venait d'éteindre les becs de gaz, sous la marquise. Elle était si pauvrement vitrée, qu'une ombre grise y régnait encore; mais, au-delà, le vaste pan de ciel sur lequel elle ouvrait, flambait déjà d'un incendie de rayons; tandis que l'horizon entier devenait rose, d'une netteté vive de détails, dans cet air pur d'un beau matin d'hiver.

A huit heures, M. Dabadie, le chef de gare, descendait d'habitude, et le sous-chef allait au rapport. C'était un bel homme, très brun, bien tenu, ayant les allures d'un grand commerçant tout à ses affaires. Du reste, il se désintéressait volontiers de la gare des voyageurs, il se consacrait surtout au mouvement des bassins, au transit énorme des marchandises, en continuelles relations avec le haut commerce du Havre et du monde entier. Ce jour-là, il était en retard; et, deux fois déjà, Roubaud avait poussé la porte du bureau, sans l'y trouver. Sur la table, le courrier n'était pas même ouvert. Les yeux du sous-chef venaient de tomber, parmi les lettres, sur une dépêche. Puis comme si une fascination le retenait là, il n'avait plus quitté la porte, se retournant malgré lui, jetant vers la table de courts regards.

Enfin, à huit heures dix, M. Dabadie parut. Roubaud, qui s'était assis, se taisait, pour lui permettre d'ouvrir la dépêche. Mais le chef ne se hâtait point, voulait se montrer aimable avec son subordonné, qu'il estimait.

—Et, naturellement, à Paris, tout a bien marché?

—Oui, monsieur, je vous remercie.

Il avait fini par ouvrir la dépêche; et il ne la lisait pas, il souriait toujours à l'autre, dont la voix s'était assourdie, sous le violent effort qu'il faisait pour maîtriser un tic nerveux qui lui convulsait le menton.

—Nous sommes très heureux de vous garder ici.

—Et moi, monsieur, je suis bien content de rester avec vous.

Alors, comme M. Dabadie se décidait à parcourir la dépêche, Roubaud, dont une légère sueur mouillait la face, le regarda. Mais l'émotion à laquelle il s'attendait, ne se produisait point; le chef achevait tranquillement la lecture du télégramme, qu'il rejeta sur son bureau: sans doute un simple détail de service. Et tout de suite il continua d'ouvrir son courrier, pendant que, selon l'habitude de chaque matin, le sous-chef faisait son rapport verbal sur les événements de la nuit et de la matinée. Seulement, ce matin-là, Roubaud, hésitant, dut chercher, avant de se rappeler ce que lui avait dit son collègue, au sujet des rôdeurs surpris dans la salle de consigne. Quelques paroles furent encore échangées, et le chef le congédiait d'un geste, lorsque les deux chefs adjoints, celui des bassins et celui de la petite vitesse, entrèrent, venant eux aussi au rapport. Ils apportaient une nouvelle dépêche, qu'un employé venait de leur remettre, sur le quai.

—Vous pouvez vous retirer, dit M. Dabadie, en voyant que Roubaud s'arrêtait à la porte.

Mais celui-ci attendait, les yeux ronds et fixes; et il ne s'en alla que lorsque le petit papier fut retombé sur la table, écarté du même geste indifférent. Un instant, il erra sous la marquise, perplexe, étourdi. L'horloge marquait huit heures trente-cinq, il n'avait plus de départ avant l'omnibus de neuf heures cinquante. D'ordinaire, il employait cette heure de répit à faire une tournée dans la gare. Il marcha pendant quelques minutes, sans savoir où ses pieds le conduisaient. Puis, comme il levait la tête et qu'il se retrouvait devant la voiture 293, il fit un brusque crochet, il s'éloigna vers le dépôt des machines, bien qu'il n'eût rien à voir de ce côté. Le soleil maintenant montait à l'horizon, une poussière d'or pleuvait dans l'air pâle. Et il ne jouissait plus de la belle matinée, il pressait le pas, l'air très affairé, tâchant de tuer l'obsession de son attente.

Une voix, tout d'un coup, l'arrêta.

—Monsieur Roubaud, bonjour!… Vous avez vu ma femme?

C'était Pecqueux, le chauffeur, un grand gaillard de quarante-trois ans, maigre avec de gros os, la face cuite par le feu et par la fumée. Ses yeux gris sous le front bas, sa bouche large dans une mâchoire saillante, riaient d'un continuel rire de noceur.

—Comment! c'est vous? dit Roubaud en s'arrêtant, étonné. Ah! oui, l'accident arrivé à la machine, j'oubliais… Et vous ne repartez que ce soir? Un congé de vingt-quatre heures, bonne affaire, hein?

—Bonne affaire! répéta l'autre, gris encore d'une noce faite la veille.

D'un village près de Rouen, il était entré tout jeune dans la Compagnie, comme ouvrier ajusteur. Puis, à trente ans, s'ennuyant à l'atelier, il avait voulu être chauffeur, pour devenir mécanicien; et c'était alors qu'il avait épousé Victoire, du même village que lui. Mais les années s'écoulaient, il restait chauffeur, jamais maintenant il ne passerait mécanicien, sans conduite, sans bonne tenue, ivrogne, coureur de femmes. Vingt fois, on l'aurait congédié, s'il n'avait pas eu la protection du président Grandmorin, et si l'on ne s'était habitué à ses vices, qu'il rachetait par sa belle humeur et par son expérience de vieil ouvrier. Il ne devenait vraiment à craindre que lorsqu'il était ivre, car il se changeait alors en vraie brute, capable d'un mauvais coup.

—Et ma femme, vous l'avez vue? demanda-t-il de nouveau, la bouche fendue par son large rire.

—Certes, oui, nous l'avons vue, répondit le sous-chef. Nous avons même déjeuné dans votre chambre… Ah! une brave femme que vous avez là, Pecqueux. Et vous avez bien tort de ne pas lui être fidèle.

Il rigola plus violemment.

—Oh! si l'on peut dire! Mais c'est elle qui veut que je m'amuse!

C'était vrai. Victoire, son aînée de deux ans, devenue énorme et difficile à remuer, glissait des pièces de cent sous dans ses poches, afin qu'il prît du plaisir dehors. Jamais elle n'avait beaucoup souffert de ses infidélités, du continuel guilledou qu'il courait, par un besoin de nature; et maintenant l'existence était réglée, il avait deux femmes, une à chaque bout de la ligne, sa femme à Paris pour les nuits qu'il y couchait, et une autre au Havre pour les heures d'attente qu'il y passait, entre deux trains. Très économe, vivant chichement elle-même, Victoire, qui savait tout et qui le traitait maternellement, répétait volontiers qu'elle ne voulait pas le laisser en affront avec l'autre, là-bas. Même, à chaque départ, elle veillait sur son linge, car il lui aurait été très sensible que l'autre l'accusât de ne pas tenir leur homme proprement.

—N'importe, reprit Roubaud, ce n'est guère gentil. Ma femme, qui adore sa nourrice, veut vous gronder.

Mais il se tut, en voyant sortir d'un hangar, contre lequel ils se trouvaient, une grande femme sèche, Philomène Sauvagnat, la soeur du chef de dépôt, l'épouse supplémentaire que Pecqueux avait au Havre, depuis un an. Tous deux devaient être à causer sous le hangar, lorsque lui s'était avancé pour appeler le sous-chef. Elle, encore jeune malgré ses trente-deux ans, haute, anguleuse, la poitrine plate, la chair brûlée de continuels désirs, avait la tête longue, aux yeux flambants, d'une cavale maigre et hennissante. On l'accusait de boire. Tous les hommes de la gare avaient défilé chez elle, dans la petite maison que son frère occupait près du Dépôt des machines, et qu'elle tenait fort salement. Ce frère, auvergnat, têtu, très sévère sur la discipline, très estimé de ses chefs, avait eu les plus gros ennuis à son sujet, jusqu'au point d'être menacé de renvoi; et, si maintenant on la tolérait à cause de lui, il ne s'obstinait lui-même à la garder que par esprit de famille; ce qui ne l'empêchait pas, lorsqu'il la surprenait avec un homme, de la rouer de coups, si rudement qu'il la laissait sur le carreau, morte. Il y avait eu, entre elle et Pecqueux, une vraie rencontre: elle, assouvie enfin, aux bras de ce grand diable rigoleur; lui, changé de sa femme trop grasse, heureux de celle-ci trop maigre, répétant par farce qu'il n'avait plus besoin de chercher ailleurs. Et Séverine seule, qui croyait devoir cela à Victoire, s'était brouillée avec Philomène, qu'elle évitait déjà le plus possible, par une fierté de nature, et qu'elle avait cessé de saluer.

—Eh bien! dit Philomène insolemment, à tout à l'heure, Pecqueux. Je m'en vas, puisque monsieur Roubaud a de la morale à te faire, de la part de sa femme.

Lui, bon garçon, riait toujours.

—Reste donc, il plaisante.

—Non, non! Faut que j'aille porter deux oeufs de mes poules, que j'ai promis à madame Lebleu.

Elle avait lancé ce nom exprès, connaissant la rivalité sourde entre la femme du caissier et la femme du sous-chef, affectant d'être au mieux avec la première, pour faire enrager l'autre. Mais elle resta pourtant, tout d'un coup intéressée, lorsqu'elle entendit le chauffeur demander des nouvelles de l'affaire du sous-préfet.

—C'est arrangé, vous êtes content, n'est-ce pas? monsieur
Roubaud?

—Très content.

Pecqueux cligna les yeux d'un air malin.

—Oh! vous n'aviez pas à être inquiet, parce que, lorsqu'on a un gros bonnet dans sa manche… Hein? vous savez qui je veux dire. Ma femme aussi lui a bien de la reconnaissance.

Le sous-chef interrompit cette allusion au président Grandmorin, en répétant d'une voix brusque:

—Et alors vous ne partez que ce soir?

—Oui, la Lison va être réparée, on finit d'ajuster la bielle… Et j'attends mon mécanicien, qui s'est donné de l'air, lui. Vous le connaissez, Jacques Lantier? Il est de votre pays.

Un instant, Roubaud resta sans répondre, absent, l'esprit perdu.
Puis, avec un sursaut de réveil:

—Hein? Jacques Lantier, le mécanicien… Certainement, je le connais. Oh! vous savez, bonjour, bonsoir. C'est ici que nous nous sommes rencontrés, car il est mon cadet, et je ne l'avais jamais vu, là-bas, à Plassans… L'automne dernier, il a rendu un petit service à ma femme, une commission qu'il a faite pour elle, chez des cousines, à Dieppe… Un garçon capable, à ce qu'on dit.

Il parlait au hasard, d'abondance. Soudain, il s'éloigna.

—Au revoir, Pecqueux… J'ai à donner un coup d'oeil de ce côté.

Alors seulement Philomène s'en alla, de son pas allongé de cavale; tandis que Pecqueux, immobile, les mains dans les poches, riant d'aise à la fainéantise de cette gaie matinée, s'étonnait que le sous-chef, après s'être contenté de faire le tour du hangar, s'en retournait rapidement. Ce n'était pas long à donner, son coup d'oeil. Qu'est-ce qu'il pouvait bien être venu moucharder?

Comme Roubaud rentrait sous la marquise, neuf heures allaient sonner. Il marcha jusqu'au fond, près des messageries, regarda, sans paraître trouver ce qu'il cherchait; puis, il revint, du même pas d'impatience. Successivement, il interrogea des yeux les bureaux des différents services. A cette heure, la gare était calme, déserte; et il s'y agitait seul, l'air de plus en plus énervé de cette paix, dans ce tourment de l'homme, menacé d'une catastrophe, qui finit par souhaiter ardemment qu'elle éclate. Son sang-froid était à bout, il ne pouvait tenir en place. Maintenant, ses yeux ne quittaient plus l'horloge. Neuf heures, neuf heures cinq. D'ordinaire, il ne remontait chez lui qu'à dix heures, après le départ du train de neuf heures cinquante, pour déjeuner. Et, tout d'un coup, il remonta, à la pensée de Séverine, qui, elle aussi, là-haut, devait attendre.

Dans le couloir, à cette minute précise, madame Lebleu ouvrait à Philomène, venue en voisine, décoiffée, et tenant deux oeufs. Elles restèrent, il fallut bien que Roubaud rentrât chez lui, sous leurs yeux braqués. Il avait sa clef, il se hâta. Tout de même, dans le va-et-vient rapide de la porte, elles aperçurent Séverine, assise sur une chaise de la salle à manger, les mains oisives, le profil pâle, immobile. Et, attirant Philomène, s'enfermant à son tour, madame Lebleu raconta qu'elle l'avait déjà vue de la sorte, le matin: sans doute l'histoire du sous-préfet qui tournait mal. Mais non, Philomène expliqua qu'elle accourait, parce qu'elle avait des nouvelles; et elle répéta ce qu'elle venait d'entendre dire au sous-chef lui-même. Alors, les deux femmes se perdirent en conjectures. C'étaient ainsi, à chacune de leurs rencontres, des commérages sans fin.

—On leur a lavé la tête, ma petite, j'en mettrais ma main au feu… Pour sûr, ils branlent dans le manche.

—Ah! ma bonne dame, si l'on pouvait donc nous en débarrasser!

La rivalité, de plus en plus envenimée entre les Lebleu et les Roubaud, était simplement née d'une question de logement. Tout le premier étage, au-dessus des salles d'attente, servait à loger les employés; et le couloir central, un vrai couloir d'hôtel, peint en jaune, éclairé par le haut, séparait l'étage en deux, alignant les portes brunes à droite et à gauche. Seulement, les logements de droite avaient des fenêtres qui donnaient sur la cour du départ, plantée de vieux ormes, par-dessus lesquels se déroulait l'admirable vue de la côte d'Ingouville; tandis que les logements de gauche, aux fenêtres cintrées, écrasées, s'ouvraient directement sur la marquise de la gare, dont la pente haute, le faîtage de zinc et de vitres sales barraient l'horizon. Rien n'était plus gai que les uns, avec la continuelle animation de la cour, la verdure des arbres, la vaste campagne; et il y avait de quoi mourir d'ennui dans les autres, où l'on voyait à peine clair, le ciel muré comme en prison. Sur le devant, habitaient le chef de gare, le sous-chef Moulin et les Lebleu; sur le derrière, les Roubaud, ainsi que la buraliste, mademoiselle Guichon, sans compter trois pièces, qui étaient réservées aux inspecteurs de passage. Or, il était notoire que les deux sous-chefs avaient toujours logé côte à côte. Si les Lebleu étaient là, cela venait d'une complaisance de l'ancien sous-chef, remplacé par Roubaud, qui, veuf sans enfants, avait voulu être agréable à madame Lebleu, en lui cédant son logement. Mais est-ce que ce logement n'aurait pas dû faire retour aux Roubaud? Est-ce que cela était juste, de les reléguer sur le derrière, quand ils avaient le droit d'être sur le devant? Tant que les deux ménages avaient vécu en bon accord, Séverine s'était effacée devant sa voisine, plus âgée qu'elle de vingt ans, mal portante avec ça, si énorme qu'elle étouffait sans cesse. Et la guerre n'était vraiment déclarée que depuis le jour où Philomène avait fâché les deux femmes, par d'abominables bavardages.

—Vous savez, reprit celle-ci, qu'ils sont bien capables d'avoir profité de leur voyage à Paris, pour demander votre expulsion… On m'a affirmé qu'ils ont écrit au directeur une longue lettre où ils font valoir leur droit.

Madame Lebleu suffoquait.

—Les misérables!… Et je suis bien sûre qu'ils travaillent pour mettre la buraliste avec eux; car voici quinze jours qu'elle me salue à peine, celle-là… Encore quelque chose de propre! Aussi, je la guette…

Elle baissa la voix pour affirmer que mademoiselle Guichon, chaque nuit, devait aller retrouver le chef de gare. Leurs deux portes se faisaient face. C'était M. Dabadie, veuf, père d'une grande fille toujours en pension, qui avait amené là cette blonde de trente ans, déjà fanée, silencieuse et mince, d'une souplesse de couleuvre. Elle avait dû être vaguement institutrice. Et impossible de la surprendre, tellement elle se glissait sans bruit, à travers les fentes les plus étroites. Par elle-même, elle ne comptait guère. Mais, si elle couchait avec le chef de gare, elle prenait une importance décisive, et le triomphe était de la tenir, en possédant son secret.

—Oh! je finirai par savoir, continua madame Lebleu. Je ne veux pas me laisser manger… Nous sommes ici, nous y resterons. Les braves gens sont pour nous, n'est-ce pas? ma petite.

Toute la gare, en effet, se passionnait, dans cette guerre des deux logements. Le couloir surtout en était ravagé. Il n'y avait guère que l'autre sous-chef, Moulin, qui se désintéressât, satisfait d'être sur le devant, marié à une petite femme timide et frêle, qu'on ne voyait jamais et qui lui donnait un enfant tous les vingt mois.

—Enfin, conclut Philomène, s'ils branlent dans le manche, ce n'est pas encore de ce coup qu'ils resteront sur le carreau… Méfiez-vous, car ils connaissent du monde qui a le bras long.

Elle tenait toujours ses deux oeufs, elle les offrit: des oeufs du matin, qu'elle venait de ramasser sous ses poules. Et la vieille dame se confondait en remerciements.

—Que vous êtes gentille! Vous me gâtez… Venez donc causer plus souvent. Vous savez que mon mari est toujours à sa caisse; et moi je m'ennuie tant, clouée ici, à cause de mes jambes! Qu'est-ce que je deviendrais, si ces misérables me prenaient ma vue?

Puis, comme elle l'accompagnait et qu'elle rouvrait la porte, elle posa un doigt sur ses lèvres.

—Chut! écoutons.

Toutes deux, debout dans le couloir, restèrent cinq grandes minutes debout, sans un geste, en retenant leur souffle. Elles penchaient la tête, tendaient l'oreille vers la salle à manger des Roubaud. Mais pas un bruit n'en sortait, il régnait là un silence de mort. Et, de peur d'être surprises, elles se séparèrent enfin, en se saluant une dernière fois de la tête, sans une parole. L'une s'en alla sur la pointe des pieds, l'autre referma sa porte si doucement, qu'on n'entendit pas le pêne glisser dans la gâche.

A neuf heures vingt, Roubaud était de nouveau en bas, sous la marquise. Il surveillait la formation de l'omnibus de neuf heures cinquante; et, malgré l'effort de sa volonté, il gesticulait davantage, il piétinait, tournait sans cesse la tête pour inspecter le quai du regard, d'un bout à l'autre. Rien n'arrivait, ses mains en tremblaient.

Puis, brusquement, comme il fouillait encore la gare d'un coup d'oeil en arrière, il entendit près de lui la voix d'un employé du télégraphe, disant, essoufflée:

—Monsieur Roubaud, vous ne savez pas où sont monsieur le chef de gare et monsieur le commissaire de surveillance… J'ai là des dépêches pour eux, et voici dix minutes que je cours…

Il s'était retourné, dans un tel raidissement de tout son être, que pas un muscle de son visage ne bougea. Ses yeux se fixèrent sur les deux dépêches que tenait l'employé. Cette fois, à l'émotion de celui-ci, il en avait la certitude, c'était enfin la catastrophe.

—Monsieur Dabadie a passé là tout à l'heure, dit-il tranquillement.

Et jamais il ne s'était senti si froid, d'intelligence si nette, tout entier bandé à la défense. Maintenant, il était sûr de lui.

—Tenez! reprit-il, le voici qui arrive, monsieur Dabadie.

En effet, le chef de gare revenait de la petite vitesse. Dès qu'il eut parcouru la dépêche, il s'exclama.

—Il y a eu un assassinat sur la ligne… C'est l'inspecteur de
Rouen qui me télégraphie.

—Comment? demanda Roubaud, un assassinat parmi notre personnel?

—Non, non, sur un voyageur, dans un coupé… Le corps a été
jeté, presque au sortir du tunnel de Malaunay, au poteau 153…
Et la victime est un de nos administrateurs, le président
Grandmorin.

A son tour, le sous-chef s'exclamait.

—Le président! ah! ma pauvre femme va-t-elle être chagrine!

Le cri était si juste, si apitoyé, que M. Dabadie s'y arrêta un instant.

—C'est vrai, vous le connaissiez, un si brave homme, n'est-ce pas?

Puis, revenant à l'autre télégramme, adressé au commissaire de surveillance:

—Ça doit être du juge d'instruction, sans doute pour quelque formalité… Et il n'est que neuf heures vingt-cinq, monsieur Cauche n'est pas encore là, naturellement… Qu'on aille vite au café du Commerce, sur le cours Napoléon. On l'y trouvera à coup sûr.

Cinq minutes plus tard, M. Cauche arrivait, ramené par un homme d'équipe. Ancien officier, considérant son emploi comme une retraite, il ne paraissait jamais à la gare avant dix heures, y flânait un moment, et retournait au café. Ce drame, tombé entre deux parties de piquet, l'avait d'abord étonné, car les affaires qui passaient par ses mains étaient d'ordinaire peu graves. Mais la dépêche venait bien du juge d'instruction de Rouen; et, si elle arrivait douze heures après la découverte du cadavre, c'était que ce juge avait d'abord télégraphié à Paris, au chef de gare, pour savoir dans quelles conditions la victime était partie; puis, renseigné sur le numéro du train et sur celui de la voiture, il avait alors seulement envoyé, au commissaire de surveillance, l'ordre de visiter le coupé qui se trouvait dans la voiture 293, si cette voiture était encore au Havre. Tout de suite, la mauvaise humeur que M. Cauche montrait, d'avoir été dérangé inutilement sans doute, disparut et fit place à une attitude d'extrême importance, proportionnée à la gravité exceptionnelle que prenait l'affaire.

—Mais, s'écria-t-il, subitement inquiet, avec la peur de voir l'enquête lui échapper, la voiture ne doit plus être ici, elle a dû repartir ce matin.

Ce fut Roubaud qui le rassura, de son air calme.

—Non, non, faites excuse… Il y avait un coupé retenu pour ce soir, la voiture est là, sous la remise.

Et il marcha le premier, le commissaire et le chef de gare le suivirent. Cependant, la nouvelle devait se répandre, car les hommes d'équipe, sournoisement, quittaient la besogne, suivaient eux aussi; tandis que, sur les portes des divers services, des employés se montraient, finissaient par s'approcher, un à un. Bientôt, il y eut là un rassemblement.

Comme on arrivait devant la voiture, M. Dabadie fit tout haut une réflexion:

—Pourtant, hier soir, la visite a eu lieu. S'il était resté des traces, on les aurait signalées au rapport.

—Nous allons bien voir, dit M. Cauche.

Il ouvrit la portière, il monta dans le coupé. Et, à l'instant même, il se récria, s'oubliant, jurant.

—Ah! nom de Dieu! on dirait qu'on a saigné un cochon!

Un petit souffle d'épouvante courut parmi les assistants, des têtes s'allongèrent; et M. Dabadie, un des premiers, voulut voir, se haussa sur le marchepied; pendant que, derrière lui, Roubaud, pour faire comme les autres, tendait aussi le cou.

A l'intérieur, le coupé ne montrait aucun désordre. Les glaces étaient restées fermées, tout semblait en place. Seulement, une odeur affreuse s'échappait de la portière ouverte; et là, au milieu d'un des coussins, une mare de sang noir s'était coagulée, une mare si profonde, si large, qu'un ruisseau en avait jailli comme d'une source, s'épanchant sur le tapis. Des caillots demeuraient accrochés au drap. Et rien autre, rien que ce sang nauséabond.

M. Dabadie s'emporta.

Où sont les hommes qui ont fait la visite, hier soir? Qu'on me les amène!

Ils étaient justement là, ils s'avancèrent, balbutièrent des excuses: la nuit, est-ce qu'on pouvait se rendre compte? et, cependant, ils passaient bien leurs mains partout. La veille, ils juraient n'avoir rien senti.

Cependant, M. Cauche, resté debout dans le wagon, prenait des notes au crayon, pour son rapport. Il appela Roubaud, qu'il fréquentait volontiers, tous deux fumant des cigarettes, le long du quai, aux heures de flâne.

—Monsieur Roubaud, montez donc, vous m'aiderez.

Et, quand le sous-chef eut enjambé le sang du tapis, pour ne pas marcher dedans:

—Regardez sous l'autre coussin, voir si rien n'y a glissé.

Il souleva le coussin, il chercha, les mains prudentes, les regards simplement curieux.

Il n'y a rien.

Mais une tache, sur le drap capitonné du dossier, attira son attention; et il la signala au commissaire. N'était-ce pas l'empreinte sanglante d'un doigt? Non, on finit par tomber d'accord que c'était une éclaboussure. Le flot de monde s'était rapproché, pour suivre cet examen, flairant le crime, se pressant derrière le chef de gare qu'une répugnance d'homme délicat avait retenu sur le marchepied.

Soudain, celui-ci fit une réflexion.

—Dites donc, monsieur Roubaud, vous étiez dans le train…
N'est-ce pas? vous êtes bien rentré par l'express, hier soir…
Vous pourriez peut-être nous donner des renseignements, vous!

—Tiens! c'est vrai, s'écria le commissaire. Est-ce que vous avez remarqué quelque chose?

Pendant trois ou quatre secondes, Roubaud demeura muet. Il était baissé à ce moment, examinant le tapis. Mais il se releva presque tout de suite, en répondant de sa voix naturelle, un peu grosse

—Certainement, certainement, je vais vous dire… Ma femme était avec moi. Si ce que je sais doit figurer au rapport, j'aimerais bien qu'elle descendît, pour contrôler mes souvenirs par les siens.

Cela parut très raisonnable à M. Cauche, et Pecqueux, qui venait d'arriver, offrit d'aller chercher madame Roubaud. Il partit à grandes enjambées, il y eut un moment d'attente. Philomène, accourue avec le chauffeur, l'avait suivi des yeux, irritée de ce qu'il se chargeait de cette commission. Mais, ayant aperçu madame Lebleu, qui se hâtait, de toute la vitesse de ses pauvres jambes enflées, elle se précipita, l'aida; et les deux femmes levèrent les mains au ciel, poussèrent des exclamations, passionnées par la découverte d'un si abominable crime. Bien qu'on ne sût encore absolument rien, déjà des versions circulaient, autour d'elles, dans l'effarement des gestes et des visages. Dominant le bourdonnement des voix, Philomène elle-même, qui ne tenait le fait de personne, affirmait sur sa parole d'honneur que madame Roubaud avait vu l'assassin. Et le silence se fit, lorsque Pecqueux reparut, accompagné de cette dernière.

—Voyez-la donc! murmura madame Lebleu. Si l'on dirait la femme d'un sous-chef, avec son air de princesse! Ce matin, avant le jour, elle était déjà ainsi, peignée et corsetée comme si elle allait en visite.

Ce fut à petits pas réguliers que Séverine s'avança. Il y avait tout un long bout du quai à suivre, sous les yeux qui la regardaient venir; et elle ne faiblissait pas, elle appuyait simplement son mouchoir sur ses paupières, dans la grosse douleur qu'elle venait d'éprouver, en apprenant le nom de la victime. Vêtue d'une robe de laine noire, très élégante, elle semblait porter le deuil de son protecteur. Ses lourds cheveux sombres luisaient au soleil, car elle n'avait pas même pris le temps de se couvrir la tête, malgré le froid. Ses yeux bleus si doux, pleins d'angoisse et noyés de larmes, la rendaient très touchante.

—Bien sûr qu'elle a raison de pleurer, dit à demi-voix
Philomène. Les voilà fichus, maintenant qu'on a tué leur bon
Dieu.

Lorsque Séverine fut là, au milieu de tout ce monde, devant la portière ouverte du coupé, M. Cauche et Roubaud en descendirent; et, tout de suite, ce dernier commença à dire ce qu'il savait.

—N'est-ce pas? ma chère, hier matin, dès notre arrivée à Paris, nous sommes allés voir monsieur Grandmorin… Il pouvait être onze heures un quart, n'est-ce pas?

Il la regardait fixement, elle répéta d'une voix docile:

—Oui, onze heures un quart.

Mais ses yeux s'étaient arrêtés sur le coussin noir de sang, elle eut un spasme, des sanglots profonds jaillirent de sa gorge. Et le chef de gare, ému, empressé, intervint:

—Madame, si vous ne pouviez supporter ce spectacle… Nous comprenons très bien votre douleur.

—Oh! simplement deux mots, interrompit le commissaire. Nous ferons ensuite reconduire madame chez elle.

Roubaud se hâta de continuer:

—C'est alors, après avoir causé de différentes choses, que monsieur Grandmorin nous annonça qu'il devait partir le lendemain, pour aller à Doinville, chez sa soeur… Je le vois encore assis à son bureau. Moi, j'étais ici; ma femme était là… N'est-ce pas, ma chère, il nous a dit qu'il partirait le lendemain?

—Oui, le lendemain.

M. Cauche, qui continuait à prendre au crayon des notes rapides, leva la tête.

—Comment, le lendemain? mais puisqu'il est parti le soir!

—Attendez donc! répliqua le sous-chef. Même, quand il sut que nous repartions le soir, il eut un instant l'idée de prendre l'express avec nous, si ma femme voulait bien le suivre jusqu'à Doinville, où elle passerait quelques jours chez sa soeur, comme cela était arrivé déjà. Mais ma femme, qui avait beaucoup à faire ici, a refusé… N'est-ce pas, tu as refusé?

—J'ai refusé, oui.

—Et voilà, il a été très gentil… Il s'était occupé de moi, il nous a accompagnés jusqu'à la porte de son cabinet…

N'est-ce pas, ma chère?

—Oui, jusqu'à la porte.

—Le soir, nous sommes partis… Avant de nous installer dans notre compartiment, j'ai causé avec monsieur Vandorpe, le chef de gare. Et je n'ai rien vu du tout. J'étais très ennuyé, parce que je nous croyais seuls, et qu'il y avait, dans un coin, une dame que je n'avais pas remarquée; d'autant plus que deux autres personnes, un ménage, sont encore montées au dernier moment… Jusqu'à Rouen non plus, rien de particulier, je n'ai rien vu… Aussi, à Rouen, comme nous étions descendus pour nous dégourdir les jambes, quelle n'a pas été notre surprise, d'apercevoir, à trois ou quatre voitures de la nôtre, M. Grandmorin, debout à la portière d'un coupé! «Comment, monsieur le président, vous êtes parti? Ah! bien, nous ne nous doutions guère de voyager avec vous!» Et il nous a expliqué qu'il avait reçu une dépêche… On a sifflé, nous sommes remontés vite dans notre compartiment, où, par parenthèse, nous n'avons retrouvé personne, tous nos compagnons de route s'étant arrêtés à Rouen, ce qui ne nous a pas fait de peine… Et voilà! c'est bien tout, ma chère, n'est-ce pas?

—Oui, c'est bien tout.

Ce récit, si simple qu'il fût, avait fortement impressionné l'auditoire. Tous attendaient de comprendre, la face béante. Le commissaire, cessant d'écrire, exprima la surprise générale, en demandant:

—Et vous êtes sûr qu'il n'y avait personne dans le coupé, avec monsieur Grandmorin?

—Oh! ça, absolument sûr.

Un frémissement courut. Ce mystère qui se posait, soufflait de la peur, un petit froid que chacun sentit passer sur sa nuque. Si le voyageur était seul, par qui avait-il pu être assassiné et jeté du coupé, à trois lieues de là, avant un nouvel arrêt du train?

Dans le silence, on entendit la voix mauvaise de Philomène:

—C'est drôle tout de même.

En se sentant dévisagé, Roubaud la regarda, avec un hochement du menton, comme pour dire qu'il trouvait ça drôle, lui aussi. Près d'elle, il aperçut Pecqueux et madame Lebleu, qui hochaient également la tête. Les yeux de tous s'étaient tournés de son côté, on attendait autre chose, on cherchait sur sa personne un détail oublié, qui éclaircirait l'affaire. Il n'y avait aucune accusation, dans ces regards ardemment curieux; et il croyait pourtant voir poindre le soupçon vague, ce doute que le plus petit fait parfois change en certitude.

—Extraordinaire, murmura M. Cauche.

—Tout à fait extraordinaire, répéta M. Dabadie.

Alors, Roubaud se décida:

—Ce dont je suis encore bien sûr, c'est que l'express qui va, d'un trait, de Rouen à Barentin, a marché à sa vitesse réglementaire, sans que j'aie remarqué rien d'anormal… Je le dis, parce que, justement, nous trouvant seuls, j'avais baissé la glace, pour fumer une cigarette; et je jetais des coups d'oeil au-dehors, je me rendais parfaitement compte de tous les bruits du train… Même, à Barentin, ayant reconnu sur le quai monsieur Bessière, le chef de gare, mon successeur, je l'ai appelé, et nous avons échangé trois paroles, tandis que, monté sur le marchepied, il me serrait la main… N'est ce pas? ma chère, on peut l'interroger, monsieur Bessière le dira.

Séverine, toujours immobile et pâle, son fin visage noyé de chagrin, confirma une fois de plus la déclaration de son mari.

—Il le dira, oui.

Dès ce moment, toute accusation devenait impossible, si les Roubaud, remontés à Rouen, dans leur compartiment, y avaient été salués, à Barentin, par un ami. L'ombre de soupçon que le sous-chef croyait avoir vue passer dans les yeux, s'en était allée; et l'étonnement de chacun grandissait. L'affaire prenait une tournure de plus en plus mystérieuse.

—Voyons, dit le commissaire, êtes-vous bien certain que personne, à Rouen, n'a pu monter dans le coupé, après que vous avez eu quitté monsieur Grandmorin?

Evidemment, Roubaud n'avait pas prévu cette question, car, pour la première fois, il se troubla, n'ayant sans doute plus la réponse préparée d'avance. Il regarda sa femme, hésitant.

—Oh! non, je ne crois pas… On fermait les portières, on sifflait, nous avons eu bien juste le temps de regagner notre voiture… Et puis, le coupé était réservé, personne ne pouvait monter, il me semble…

Mais les yeux bleus de sa femme s'élargissaient, devenaient si grands, qu'il s'effraya d'être affirmatif.

—Après tout, je ne sais pas… Oui, peut-être quelqu'un a pu monter… Il y avait une vraie bousculade…

Et, à mesure qu'il parlait, sa voix se refaisait nette, toute cette histoire nouvelle naissait, s'affirmait.

—Vous savez, à cause des fêtes du Havre, la foule était énorme… Nous avons été obligés de défendre notre compartiment contre des voyageurs de deuxième et même de troisième classe… Avec ça, la gare est très mal éclairée, on ne voyait rien, on se poussait, on criait, dans la cohue du départ… Ma foi! oui, il est très possible que, ne sachant comment se caser, ou même profitant de l'encombrement, quelqu'un se soit introduit de force dans le coupé, à la dernière seconde.

Et, s'interrompant:

—Hein? ma chère, c'est ce qui a dû arriver.

Séverine, l'air brisé, son mouchoir sur ses yeux meurtris, répéta:

—C'est ce qui est arrivé, certainement.

Dès lors, la piste était donnée; et, sans se prononcer, le commissaire de surveillance et le chef de gare échangèrent un regard, d'un air entendu. Un long mouvement avait agité la foule, qui sentait que l'enquête était finie, et qu'un besoin de commentaires tourmentait: tout de suite des suppositions circulèrent, chacun avait une histoire. Depuis un instant, le service de la gare se trouvait comme suspendu, le personnel entier était là, obsédé par ce drame; et ce fut une surprise que de voir entrer sous la marquise le train de neuf heures trente-huit. On courut, les portières s'ouvrirent, le flot des voyageurs s'écoula. Presque tous les curieux, d'ailleurs, étaient restés autour du commissaire, qui, par un scrupule d'homme méthodique, visitait une dernière fois le coupé ensanglanté.

Pecqueux, gesticulant entre madame Lebleu et Philomène, aperçut à ce moment son mécanicien, Jacques Lantier, qui venait de descendre du train et qui, immobile, regardait de loin le rassemblement. Il l'appela violemment de la main. Jacques ne bougeait pas. Enfin, il se décida, d'une marche lente.

—Quoi donc? demanda-t-il à son chauffeur.

Il savait bien, il n'écouta que d'une oreille distraite la nouvelle de l'assassinat et les suppositions que l'on faisait. Ce qui le surprenait, le remuait étrangement, c'était de tomber au milieu de cette enquête, de retrouver ce coupé, entrevu dans les ténèbres, lancé à toute vitesse. Il allongea le cou, regarda la mare de sang caillé sur le coussin; et il revoyait la scène du meurtre, il revoyait surtout le cadavre, étendu en travers de la voie, là-bas, avec sa gorge ouverte. Puis, comme il détournait les yeux, il remarqua les Roubaud, pendant que Pecqueux continuait à lui raconter l'histoire, de quelle façon ces derniers étaient mêlés à l'affaire, leur départ de Paris dans le même train que la victime, les dernières paroles qu'ils avaient échangées ensemble, à Rouen. L'homme, il le connaissait, pour lui serrer la main, parfois, depuis qu'il faisait le service de l'express; la femme, il l'avait entrevue de loin en loin, il s'était écarté d'elle comme des autres, dans sa peur maladive. Mais, à cette minute, ainsi pleurante et pâle, avec la douceur effarée de ses yeux bleus sous l'écrasement noir de sa chevelure, elle le frappa. Il ne la quittait plus du regard, et il eut une absence, il se demanda, étourdi, pourquoi les Roubaud et lui étaient là, comment les faits avaient pu les réunir devant cette voiture du crime, eux de retour de Paris, la veille, lui revenu de Barentin à l'instant même.

—Oh! je sais, je sais, dit-il tout haut, interrompant le chauffeur. J'étais justement là-bas, à la sortie du tunnel, cette nuit, et j'ai bien cru voir quelque chose, au moment où le train a passé.

Ce fut une grosse émotion, tous l'entourèrent. Et lui, le premier, avait frémi, étonné, bouleversé de ce qu'il venait de dire. Pourquoi avait-il parlé, après s'être promis si formellement de se taire? Tant de bonnes raisons lui conseillaient le silence! Et les mots étaient inconsciemment sortis de ses lèvres, tandis qu'il regardait cette femme. Elle avait brusquement écarté son mouchoir, pour fixer sur lui ses yeux en larmes, qui s'agrandissaient encore.

Mais le commissaire s'était vivement approché.

—Quoi? qu'avez-vous vu?

Et Jacques, sous le regard immobile de Séverine, dit ce qu'il avait vu: le coupé éclairé, passant dans la nuit, à toute vapeur, et les profils fuyants des deux hommes, l'un renversé, l'autre le couteau au poing. Près de sa femme, Roubaud écoutait, en fixant sur lui ses gros yeux vifs.

—Alors, demanda le commissaire, vous reconnaîtriez l'assassin?

—Oh! ça, non, je ne crois pas.

—Portait-il un paletot ou une blouse?

—Je ne pourrais rien affirmer. Songez donc, un train qui devait marcher à une vitesse de quatre-vingts kilomètres!

Séverine, en dehors de sa volonté, échangea un coup d'oeil avec
Roubaud, qui eut la force de dire:

—En effet, il faudrait avoir de bons yeux.

—N'importe, conclut M. Cauche, voilà une déposition importante. Le juge d'instruction vous aidera à voir clair dans tout ça… monsieur Lantier et monsieur Roubaud, donnez-moi vos noms bien exacts, pour les citations.

C'était fini, le groupe des curieux se dissipa peu à peu, le service de la gare reprit son activité. Roubaud surtout dut courir s'occuper de l'omnibus de neuf heures cinquante, dans lequel des voyageurs montaient déjà. Il avait donné à Jacques une poignée de main, plus vigoureuse que de coutume; et celui-ci, resté seul avec Séverine, derrière madame Lebleu, Pecqueux et Philomène, qui s'en allaient en chuchotant, s'était cru forcé d'accompagner la jeune femme sous la marquise, jusqu'à l'escalier des employés, ne trouvant rien à lui dire, retenu pourtant près d'elle, comme si un lien venait de se nouer entre eux. Maintenant, la gaieté du jour avait grandi, le soleil clair montait vainqueur des brumes matinales, dans la grande limpidité bleue du ciel; pendant que le vent de mer, prenant de la force avec la marée montante, apportait sa fraîcheur salée. Et, comme il la quittait enfin, il rencontra de nouveau ses larges yeux, dont la douceur terrifiée et suppliante l'avait si profondément remué.

Mais il y eut un léger coup de sifflet. C'était Roubaud qui donnait le signal du départ. La machine répondit par un sifflement prolongé, et le train de neuf heures cinquante s'ébranla, roula plus vite, disparut au loin, dans la poussière d'or du soleil.

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