La Bête humaine
VII
Ce vendredi-là, les voyageurs qui devaient, au Havre, prendre l'express de six heures quarante, eurent à leur réveil un cri de surprise: la neige tombait depuis minuit, en flocons si drus, si gros, qu'il y en avait dans les rues une couche de trente centimètres.
Déjà, sous la halle couverte, la Lison soufflait, fumante, attelée à un train de sept wagons, trois de deuxième classe et quatre de première. Lorsque, vers cinq heures et demie, Jacques et Pecqueux étaient arrivés au dépôt, pour la visite, ils avaient eu un grognement d'inquiétude, devant cette neige entêtée, dont crevait le ciel noir. Et, maintenant, à leur poste, ils attendaient le coup de sifflet, les yeux au loin, au-delà du porche béant de la marquise, regardant la tombée muette et sans fin des flocons rayer les ténèbres d'un frisson livide.
Le mécanicien murmura:
—Le diable m'emporte si l'on voit un signal!
—Encore si l'on peut passer! dit le chauffeur.
Roubaud était sur le quai, avec sa lanterne, rentré à la minute précise pour prendre son service. Par instants, ses paupières meurtries se fermaient de fatigue, sans qu'il cessât sa surveillance. Jacques lui ayant demandé s'il ne savait rien de l'état de la voie, il venait de s'approcher et de lui serrer la main, en répondant qu'il n'avait pas de dépêche encore; et, comme Séverine descendait, enveloppée d'un grand manteau, il la conduisit lui-même à un compartiment de première classe, où il l'installa. Sans doute avait-il surpris le regard de tendresse inquiète, échangé entre les deux amants; mais il ne se soucia seulement pas de dire à sa femme qu'il était imprudent de partir par un temps pareil, et qu'elle ferait mieux de remettre son voyage.
Des voyageurs arrivèrent, emmitouflés, chargés de valises, toute une bousculade dans le froid terrible du matin. La neige des chaussures ne se fondait même pas; et les portières se refermaient aussitôt, chacun se barricadait, le quai restait désert, mal éclairé par les lueurs louches de quelques becs de gaz; tandis que le fanal de la machine, accroché à la base de la cheminée, flambait seul, comme un oeil géant, élargissant au loin, dans l'obscurité, sa nappe d'incendie.
Mais Roubaud éleva sa lanterne, donnant le signal. Le conducteur-chef siffla, et Jacques répondit, après avoir ouvert le régulateur et mis en avant le petit volant du changement de marche. On partait. Pendant une minute encore, le sous-chef suivit tranquillement du regard le train qui s'éloignait sous la tempête.
—Et attention! dit Jacques à Pecqueux. Pas de farce, aujourd'hui!
Il avait bien remarqué que son compagnon semblait, lui aussi, tomber de lassitude: le résultat, sûrement, de quelque noce de la veille.
—Oh! pas de danger, pas de danger! bégaya le chauffeur.
Tout de suite, dès la sortie de la halle couverte, les deux hommes étaient entrés dans la neige. Le vent soufflait de l'est, la machine avait ainsi le vent debout, fouettée de face par les rafales; et, derrière l'abri, ils n'en souffrirent pas trop d'abord, vêtus de grosses laines, les yeux protégés par des lunettes. Mais, dans la nuit, la lumière éclatante du fanal était comme mangée par ces épaisseurs blafardes qui tombaient. Au lieu de s'éclairer à deux ou trois cents mètres, la voie apparaissait sous une sorte de brouillard laiteux, où les choses ne surgissaient que très rapprochées, ainsi que du fond d'un rêve. Et, selon sa crainte, ce qui porta l'inquiétude du mécanicien à son comble, ce fut de constater, dès le feu du premier poste de cantonnement, qu'il ne verrait certainement pas, à la distance réglementaire, les signaux rouges, fermant la voie. Dès lors, il avança avec une extrême prudence, sans pouvoir cependant ralentir la vitesse, car le vent lui opposait une résistance énorme, et tout retard serait devenu un danger aussi grand.
Jusqu'à la station d'Harfleur, la Lison fila d'une bonne marche continue. La couche de neige tombée ne préoccupait pas encore Jacques, car il y en avait au plus soixante centimètres, et le chasse-neige en déblayait aisément un mètre. Il était tout au souci de garder sa vitesse, sachant bien que la vraie qualité d'un mécanicien, après la tempérance et l'amour de sa machine, consistait à marcher d'une façon régulière, sans secousse, à la plus haute pression possible. Même, son unique défaut était là, dans un entêtement à ne pas s'arrêter, désobéissant aux signaux, croyant toujours qu'il aurait le temps de dompter la Lison: aussi, parfois, allait-il trop loin, écrasait les pétards, «les cors au pied», comme on dit, ce qui lui avait valu deux fois des mises à pied de huit jours. Mais, en ce moment, dans le grand danger où il se sentait, la pensée que Séverine était là, qu'il avait charge de cette chère existence, décuplait la force de sa volonté, tendue toute là-bas, jusqu'à Paris, le long de cette double ligne de fer, au milieu des obstacles qu'il devait franchir.
Et, debout sur la plaque de tôle qui reliait la machine au tender, dans les continuels cahots de la trépidation, Jacques, malgré la neige, se penchait à droite, pour mieux voir. Par la vitre de l'abri, brouillée d'eau, il ne distinguait rien; et il restait la face sous les rafales, la peau flagellée de milliers d'aiguilles, pincée d'un tel froid, qu'il y sentait comme des coupures de rasoir. De temps à autre, il se retirait, pour reprendre haleine; il ôtait ses lunettes, les essuyait; puis, il revenait à son poste d'observation, en plein ouragan, les yeux fixes, dans l'attente des feux rouges, si absorbé en son vouloir, qu'à deux reprises il eut l'hallucination de brusques étincelles sanglantes, tachant le rideau pâle qui tremblait devant lui.
Mais, tout d'un coup, dans les ténèbres, une sensation l'avertit que son chauffeur n'était plus là. Seule, une petite lanterne éclairait le niveau d'eau, pour que nulle lumière n'aveuglât le mécanicien; et, sur le cadran du manomètre, dont l'émail semblait garder une lueur propre, il avait vu que l'aiguille bleue, tremblante, baissait rapidement. C'était le feu qui tombait. Le chauffeur venait de s'étaler sur le coffre, vaincu par le sommeil.
—Sacré noceur! cria Jacques, furieux, le secouant.
Pecqueux se releva, s'excusa, d'un grognement inintelligible. Il tenait à peine debout; mais la force de l'habitude le remit tout de suite à son feu, le marteau en main, cassant le charbon, l'étalant sur la grille avec la pelle, en une couche bien égale; puis, il donna un coup de balai. Et, pendant que la porte du foyer était restée ouverte, un reflet de fournaise, en arrière sur le train, comme une queue flamboyante de comète, avait incendié la neige, pleuvant au travers, en larges gouttes d'or.
Après Harfleur, commença la grande rampe de trois lieues qui va jusqu'à Saint-Romain, la plus forte de toute la ligne. Aussi le mécanicien se remit-il à la manoeuvre, très attentif, s'attendant à un fort coup de collier, pour monter cette côte, déjà rude par les beaux temps. La main sur le volant du changement de marche, il regardait fuir les poteaux télégraphiques, tâchant de se rendre compte de la vitesse. Celle-ci diminuait beaucoup, la Lison s'essoufflait, tandis qu'on devinait le frottement des chasse-neige, à une résistance croissante. Du bout du pied, il rouvrit la porte; et le chauffeur, ensommeillé, comprit, poussa le feu encore, afin d'augmenter la pression. Maintenant, la porte rougissait, éclairait leurs jambes à tous deux d'une lueur violette. Mais ils n'en sentaient pas l'ardente chaleur, dans le courant d'air glacé qui les enveloppait. Sur un geste de son chef, le chauffeur venait aussi de lever la tige du cendrier, ce qui activait le tirage. Rapidement, l'aiguille du manomètre était remontée à dix atmosphères, la Lison donnait toute la force dont elle était capable. Même, un instant, voyant le niveau d'eau baisser, le mécanicien dut faire mouvoir le petit volant de l'injecteur, bien que cela diminuât la pression. Elle se releva d'ailleurs, la machine ronflait, crachait, comme une bête qu'on surmène, avec des sursauts, des coups de reins, où l'on aurait cru entendre craquer ses membres. Et il la rudoyait, en femme vieillie et moins forte, n'ayant plus pour elle la même tendresse qu'autrefois.
—Jamais elle ne montera, la fainéante! dit-il, les dents serrées, lui qui ne parlait pas en route.
Pecqueux, étonné, dans sa somnolence, le regarda. Qu'avait-il donc maintenant contre la Lison? Est-ce qu'elle n'était pas toujours la brave machine obéissante, d'un démarrage si aisé, que c'était un plaisir de la mettre en route, et d'une si bonne vaporisation, qu'elle épargnait son dixième de charbon, de Paris au Havre? Quand une machine avait des tiroirs comme les siens, d'un réglage parfait, coupant à miracle la vapeur, on pouvait lui tolérer toutes les imperfections, comme qui dirait à une ménagère quinteuse, ayant pour elle la conduite et l'économie. Sans doute qu'elle dépensait trop de graisse. Et puis, après? On la graissait, voilà tout!
Justement, Jacques répétait, exaspéré:
—Jamais elle ne montera, si on ne la graisse pas.
Et, ce qu'il n'avait pas fait trois fois dans sa vie, il prit la burette, pour la graisser en marche. Enjambant la rampe, il monta sur le tablier, qu'il suivit tout le long de la chaudière. Mais c'était une manoeuvre des plus périlleuses: ses pieds glissaient sur l'étroite bande de fer, mouillée par la neige; et il était aveuglé, et le vent terrible menaçait de le balayer comme une paille. La Lison, avec cet homme accroché à son flanc, continuait sa course haletante, dans la nuit, parmi l'immense couche blanche, où elle s'ouvrait profondément un sillon. Elle le secouait, l'emportait. Parvenu à la traverse d'avant, il s'accroupit devant le godet graisseur du cylindre de droite, il eut toutes les peines du monde à l'emplir, en se tenant d'une main à la tringle. Puis, il lui fallut faire le tour, ainsi qu'un insecte rampant, pour aller graisser le cylindre de gauche. Et, quand il revint, exténué, il était tout pâle, ayant senti passer la mort.
—Sale rosse! murmura-t-il.
Saisi de cette violence inaccoutumée à l'égard de leur Lison, Pecqueux ne put s'empêcher de dire, en hasardant une fois de plus son habituelle plaisanterie:
—Fallait m'y laisser aller: ça me connaît, moi, de graisser les dames.
Réveillé un peu, il s'était remis, lui aussi, à son poste, surveillant le côté gauche de la ligne. D'ordinaire, il avait de bons yeux, meilleurs que ceux de son chef. Mais, dans cette tourmente, tout avait disparu, à peine pouvaient-ils, eux pourtant à qui chaque kilomètre de la route était si familier, reconnaître les lieux qu'ils traversaient: la voie sombrait sous la neige, les haies, les maisons elles-mêmes semblaient s'engloutir, ce n'était plus qu'une plaine rase et sans fin, un chaos de blancheurs vagues, où la Lison paraissait galoper à sa guise, prise de folie. Et jamais les deux hommes n'avaient senti si étroitement le lien de fraternité qui les unissait, sur cette machine en marche, lâchée à travers tous les périls, où ils se trouvaient plus seuls, plus abandonnés du monde, que dans une chambre close, avec l'aggravante, l'écrasante responsabilité des vies humaines qu'ils traînaient derrière eux.
Aussi Jacques, que la plaisanterie de Pecqueux avait achevé d'irriter, finit-il par en sourire, retenant la colère qui l'emportait. Ce n'était, certes, pas le moment de se quereller. La neige redoublait, le rideau s'épaississait à l'horizon. On continuait de monter, lorsque le chauffeur, à son tour, crut voir étinceler un feu rouge, au loin. D'un mot, il avertit son chef. Mais déjà il ne le retrouvait plus, ses yeux avaient rêvé, comme il disait parfois. Et le mécanicien, qui n'avait rien vu, restait le coeur battant, troublé par cette hallucination d'un autre, perdant confiance en lui-même. Ce qu'il s'imaginait distinguer, au-delà du pullulement pâle des flocons, c'étaient d'immenses formes noires, des masses considérables, comme des morceaux géants de la nuit, qui semblaient se déplacer et venir au-devant de la machine. étaient-ce donc des coteaux éboulés, des montagnes barrant la voie, où allait se briser le train? Alors, pris de peur, il tira la tringle du sifflet, il siffla longuement, désespérément; et cette lamentation traînait, lugubre, au travers de la tempête. Puis, il fut tout étonné d'avoir sifflé à propos, car le train traversait à grande vitesse la gare de Saint-Romain, dont il se croyait éloigné de deux kilomètres.
Cependant, la Lison, qui avait franchi la terrible rampe, se mit à rouler plus à l'aise, et Jacques put respirer un moment. De Saint-Romain à Bolbec, la ligne monte d'une façon insensible, tout irait bien sans doute jusqu'à l'autre bout du plateau. Quand il fut à Beuzeville, pendant l'arrêt de trois minutes, il n'en appela pas moins le chef de gare qu'il aperçut sur le quai, tenant à lui dire ses craintes, en face de cette neige dont la couche augmentait toujours: jamais il n'arriverait à Rouen, le mieux serait de doubler l'attelage, en ajoutant une seconde machine, tandis qu'on se trouvait à un dépôt, où des machines à disposition étaient toujours prêtes. Mais le chef de gare répondit qu'il n'avait pas d'ordre et qu'il ne croyait pas devoir prendre cette mesure sur lui. Tout ce qu'il offrit, ce fut de donner cinq ou six pelles de bois, pour déblayer les rails, en cas de besoin. Et Pecqueux prit les pelles, qu'il rangea dans un coin du tender.
Sur le plateau, en effet, la Lison continua sa marche avec une bonne vitesse, sans trop de peine. Elle se lassait pourtant. A toute minute, le mécanicien devait faire son geste, ouvrir la porte du foyer, pour que le chauffeur mît du charbon; et, chaque fois, au-dessus du train morne, noir dans tout ce blanc, recouvert d'un linceul, flambait l'éblouissante queue de comète, trouant la nuit. Il était sept heures trois quarts, le jour naissait; mais, à peine en distinguait-on la pâleur au ciel, dans l'immense tourbillon blanchâtre qui emplissait l'espace, d'un bout de l'horizon à l'autre. Cette clarté louche, où rien ne se distinguait encore, inquiétait davantage les deux hommes, qui, les yeux pleins de larmes, malgré leurs lunettes, s'efforçaient de voir au loin. Sans lâcher le volant du changement de marche, le mécanicien ne quittait plus la tringle du sifflet, sifflant d'une façon presque continue, par prudence, d'un sifflement de détresse qui pleurait au fond de ce désert de neige.
On traversa Bolbec, puis Yvetot, sans encombre. Mais, à Motteville, Jacques, de nouveau, interpella le sous-chef, qui ne put lui donner des renseignements précis sur l'état de la voie. Aucun train n'était encore venu, une dépêche annonçait simplement que l'omnibus de Paris se trouvait bloqué à Rouen, en sûreté. Et la Lison repartit, descendant de son allure alourdie et lasse les trois lieues de pente douce qui vont à Barentin. Maintenant, le jour se levait, très pâle; et il semblait que cette lueur livide vînt de la neige elle-même. Elle tombait plus dense, ainsi qu'une chute d'aube brouillée et froide, noyant la terre des débris du ciel. Avec le jour grandissant, le vent redoublait de violence, les flocons étaient chassés comme des balles, il fallait qu'à chaque instant le chauffeur prît sa pelle, pour déblayer le charbon, au fond du tender, entre les parois du récipient d'eau. A droite et à gauche, la campagne apparaissait, à ce point méconnaissable, que les deux hommes avaient la sensation de fuir dans un rêve: les vastes champs plats, les gras pâturages clos de haies vives, les cours plantées de pommiers, n'étaient plus qu'une mer blanche, à peine renflée de courtes vagues, une immensité blême et tremblante, où tout défaillait, dans cette blancheur. Et le mécanicien, debout, la face coupée par les rafales, la main sur le volant, commençait à souffrir terriblement du froid.
Enfin, à l'arrêt de Barentin, le chef de gare, M. Bessière, s'approcha lui-même de la machine, pour prévenir Jacques qu'on signalait des quantités considérables de neige, du côté de la Croix-de-Maufras.
—Je crois qu'on peut encore passer, ajouta-t-il. Mais vous aurez de la peine.
Alors, le jeune homme s'emporta.
—Tonnerre de Dieu! je l'ai bien dit, à Beuzeville! Qu'est-ce que ça pouvait leur faire, de doubler l'attelage?… Ah! nous allons être gentils!
Le conducteur-chef venait de descendre de son fourgon, et lui aussi se fâchait. Il était gelé dans sa vigie, il déclarait qu'il était incapable de distinguer un signal d'un poteau télégraphique. Un vrai voyage à tâtons, dans tout ce blanc!
—Enfin, vous voilà prévenus, reprit M. Bessière.
Cependant, les voyageurs s'étonnaient déjà de cet arrêt prolongé, au milieu du grand silence de la station ensevelie, sans un cri d'employé, sans un battement de portière. Quelques glaces furent baissées, des têtes apparurent: une dame très forte, avec deux jeunes filles blondes, charmantes, ses filles sans doute, toutes trois Anglaises à coup sûr; et, plus loin, une jeune femme brune, très jolie, qu'un monsieur âgé forçait à rentrer; tandis que deux hommes, un jeune, un vieux, causaient d'une voiture à l'autre, le buste à moitié sorti des portières. Mais, comme Jacques jetait un coup d'oeil en arrière, il n'aperçut que Séverine, penchée elle aussi, regardant de son côté, d'un air anxieux. Ah! la chère créature, qu'elle devait être inquiète, et quel crève-coeur il éprouvait, à la savoir là, si près et loin de lui, dans ce danger! Il aurait donné tout son sang pour être à Paris déjà, et l'y déposer saine et sauve.
—Allons, partez, conclut le chef de gare. Il est inutile d'effrayer le monde.
Lui-même avait donné le signal. Remonté dans son fourgon, le conducteur-chef siffla; et, une fois encore, la Lison démarra, après avoir répondu, d'un long cri de plainte.
Tout de suite, Jacques sentit que l'état de la voie changeait. Ce n'était plus la plaine, le déroulement à l'infini de l'épais tapis de neige, où la machine filait comme un paquebot, laissant un sillage. On entrait dans le pays tourmenté, les côtes et les vallons dont la houle énorme allait jusqu'à Malaunay, bossuant le sol; et la neige s'était amassée là d'une façon irrégulière, la voie se trouvait déblayée par places, tandis que des masses considérables avaient bouché certains passages. Le vent, qui balayait les remblais, comblait au contraire les tranchées. C'était ainsi une continuelle succession d'obstacles à franchir, des bouts de voie libre que barraient de véritables remparts. Il faisait plein jour maintenant, et la contrée dévastée, ces gorges étroites, ces pentes raides, prenaient, sous leur couche de neige, la désolation d'un océan de glace, immobilisé dans la tourmente.
Jamais encore Jacques ne s'était senti pénétrer d'un tel froid. Sous les mille aiguilles de la neige, son visage lui semblait en sang; et il n'avait plus conscience de ses mains, paralysées par l'onglée, devenues si insensibles, qu'il frémit en s'apercevant qu'il perdait, entre ses doigts, la sensation du petit volant du changement de marche. Quand il levait le coude, pour tirer la tringle du sifflet, son bras pesait à son épaule comme un bras de mort. Il n'aurait pu dire si ses jambes le portaient, dans les secousses continues de la trépidation, qui lui arrachaient les entrailles. Une immense fatigue l'avait envahi, avec ce froid, dont le gel gagnait son crâne, et sa peur était de n'être plus, de ne plus savoir s'il conduisait, car il ne tournait déjà le volant que d'un geste machinal, il regardait, hébété, le manomètre descendre. Toutes les histoires connues d'hallucinations lui traversaient la tête. N'était-ce pas un arbre abattu, là-bas, en travers de la voie? N'avait-il pas aperçu un drapeau rouge flottant au-dessus de ce buisson? Des pétards, à chaque minute, n'éclataient-ils pas, dans le grondement des roues? Il n'aurait pu le dire, il se répétait qu'il devrait arrêter, et il n'en trouvait pas la volonté nette. Pendant quelques minutes, cette crise le tortura; puis, brusquement, la vue de Pecqueux, retombé endormi sur le coffre, terrassé par cet accablement du froid dont lui-même souffrait, le jeta dans une colère telle, qu'il en fut comme réchauffé.
—Ah! nom de Dieu de salop!
Et lui, si doux d'ordinaire aux vices de cet ivrogne, le réveilla à coups de pied, tapa jusqu'à ce qu'il fût debout. L'autre, engourdi, se contenta de grogner, en reprenant sa pelle.
—Bon, bon! on y va!
Quand le foyer fut chargé, la pression remonta; et il était temps, la Lison venait de s'engager au fond d'une tranchée, où elle avait à fendre une épaisseur de plus d'un mètre. Elle avançait dans un effort extrême, dont elle tremblait toute. Un instant, elle s'épuisa, il sembla qu'elle allait s'immobiliser, ainsi qu'un navire qui a touché un banc de sable. Ce qui la chargeait, c'était la neige dont une couche pesante avait peu à peu couvert la toiture des wagons. Ils filaient ainsi, noirs dans le sillage blanc, avec ce drap blanc tendu sur eux; et elle-même n'avait que des bordures d'hermine, habillant ses reins sombres, où les flocons fondaient et ruisselaient en pluie. Une fois de plus, malgré le poids, elle se dégagea, elle passa. Le long d'une large courbe, sur un remblai, on put suivre encore le train, qui s'avançait à l'aise, pareil à un ruban d'ombre, perdu au milieu d'un pays des légendes, éclatant de blancheur.
Mais plus loin, les tranchées recommençaient, et Jacques, et Pecqueux, qui avaient senti toucher la Lison, se raidirent contre le froid, debout à ce poste que, même mourants, ils ne pouvaient déserter. De nouveau, la machine perdait de sa vitesse. Elle s'était engagée entre deux talus, et l'arrêt se produisit lentement, sans secousse. Il sembla qu'elle s'engluait, prise par toutes ses roues, de plus en plus serrée, hors d'haleine. Elle ne bougea plus. C'était fait, la neige la tenait, impuissante.
—Ça y est, gronda Jacques. Tonnerre de Dieu!
Quelques secondes encore, il resta à son poste, la main sur le volant, ouvrant tout, pour voir si l'obstacle ne céderait pas. Puis, entendant la Lison cracher et s'essouffler en vain, il ferma le régulateur, il jura plus fort, furieux.
Le conducteur-chef s'était penché à la porte de son fourgon, et
Pecqueux s'étant montré, lui cria à son tour:
—Ça y est, nous sommes collés!
Vivement, le conducteur sauta dans la neige, dont il avait jusqu'aux genoux. Il s'approcha, les trois hommes tinrent conseil.
—Nous ne pouvons qu'essayer de déblayer, finit par dire le mécanicien. Heureusement, nous avons des pelles. Appelez votre conducteur d'arrière, et à nous quatre nous finirons bien par dégager les roues.
On fit signe au conducteur d'arrière, qui, lui aussi, était descendu du fourgon. Il arriva à grand-peine, noyé par instants. Mais cet arrêt en pleine campagne, au milieu de cette solitude blanche, ce bruit clair des voix discutant ce qu'il y avait à faire, cet employé sautant le long du train, à pénibles enjambées, avaient inquiété les voyageurs. Des glaces se baissèrent. On criait, on questionnait, toute une confusion, vague encore et grandissante.
—Où sommes-nous?… Pourquoi a-t-on arrêté?… Qu'y a-t-il donc?… Mon Dieu! est-ce un malheur?
Le conducteur sentit la nécessité de rassurer le monde. Justement, comme il s'avançait, la dame anglaise, dont l'épaisse face rouge s'encadrait des deux charmants visages de ses filles, lui demanda avec un fort accent:
—Monsieur, ce n'est pas dangereux?
—Non, non, madame, répondit-il. Un peu de neige simplement. On repart tout de suite.
Et la glace se releva, au milieu du frais gazouillis des jeunes filles, cette musique des syllabes anglaises, si vives sur des lèvres roses. Toutes deux riaient, très amusées.
Mais, plus loin, le monsieur âgé appelait le conducteur, tandis que sa jeune femme risquait derrière lui sa jolie tête brune.
—Comment n'a-t-on pas pris des précautions? C'est insupportable… Je rentre de Londres, mes affaires m'appellent à Paris ce matin, et je vous préviens que je rendrai la Compagnie responsable de tout retard.
—Monsieur, ne put que répéter l'employé, on va repartir dans trois minutes.
Le froid était terrible, la neige entrait, et les têtes disparurent, les glaces se relevèrent. Mais, au fond des voitures closes, une agitation persistait, une anxiété, dont on sentait le sourd bourdonnement. Seules, deux glaces restaient baissées; et, accoudés, à trois compartiments de distance, deux voyageurs causaient, un Américain d'une quarantaine d'années, un jeune homme habitant Le Havre, très intéressés l'un et l'autre par le travail de déblaiement.
—En Amérique, monsieur, tout le monde descend et prend des pelles.
—Oh! ce n'est rien, j'ai été déjà bloqué deux fois, l'année dernière. Mes occupations m'appellent toutes les semaines à Paris.
—Et moi toutes les trois semaines environ, monsieur.
—Comment, de New-York?
—Oui, monsieur, de New-York.
Jacques menait le travail. Ayant aperçu Séverine à une portière du premier wagon, où elle se mettait toujours pour être plus près de lui, il l'avait suppliée du regard; et, comprenant, elle s'était retirée, pour ne pas rester à ce vent glacial qui lui brûlait la figure. Lui, dès lors, songeant à elle, avait travaillé de grand coeur. Mais il remarquait que la cause de l'arrêt, l'empâtement dans la neige, ne provenait pas des roues: celles-ci coupaient les couches les plus épaisses; c'était le cendrier, placé entre elles, qui faisait obstacle, roulant la neige, la durcissant en paquets énormes. Et une idée lui vint.
—Il faut dévisser le cendrier.
D'abord, le conducteur-chef s'y opposa. Le mécanicien était sous ses ordres, il ne voulait pas l'autoriser à toucher à la machine. Puis, il se laissa convaincre.
—Vous en prenez la responsabilité, c'est bon!
Seulement, ce fut une dure besogne. Allongés sous la machine, le dos dans la neige qui fondait, Jacques et Pecqueux durent travailler pendant près d'une demi-heure. Heureusement que, dans le coffre à outils, ils avaient des tournevis de rechange. Enfin, au risque de se brûler et de s'écraser vingt fois, ils parvinrent à détacher le cendrier. Mais ils ne l'avaient pas encore, il s'agissait de le sortir de là-dessous. D'un poids énorme, il s'embarrassait dans les roues et les cylindres. Pourtant, à quatre, ils le tirèrent, le traînèrent en dehors de la voie, jusqu'au talus.
—Maintenant, achevons de déblayer, dit le conducteur.
Depuis près d'une heure, le train était en détresse, et l'angoisse des voyageurs avait grandi. A chaque minute, une glace se baissait, une voix demandait pourquoi l'on ne partait pas. C'était la panique, des cris, des larmes, dans une crise montante d'affolement.
—Non, non, c'est assez déblayé, déclara Jacques. Montez, je me charge du reste.
Il était de nouveau à son poste, avec Pecqueux, et lorsque les deux conducteurs eurent regagné leurs fourgons, il tourna lui-même le robinet du purgeur. Le jet de vapeur brûlante, assourdi, acheva de fondre les paquets qui adhéraient encore aux rails. Puis, la main au volant, il fit machine arrière. Lentement, il recula d'environ trois cents mètres, pour prendre du champ. Et, ayant poussé au feu, dépassant même la pression permise, il revint contre le mur qui barrait la voie, il y jeta la Lison, de toute sa masse, de tout le poids du train qu'elle traînait. Elle eut un han! terrible de bûcheron qui enfonce la cognée, sa forte charpente de fer et de fonte en craqua. Mais elle ne put passer encore, elle s'était arrêtée, fumante, toute vibrante du choc. Alors, à deux autres reprises, il dut recommencer la manoeuvre, recula, fonça sur la neige, pour l'emporter; et, chaque fois, la Lison, raidissant les reins, buta du poitrail, avec son souffle enragé de géante. Enfin, elle parut reprendre haleine, elle banda ses muscles de métal en un suprême effort, et elle passa, et lourdement le train la suivit, entre les deux murs de la neige éventrée. Elle était libre.
—Bonne bête tout de même! grogna Pecqueux.
Jacques, aveuglé, ôta ses lunettes, les essuya. Son coeur battait à grands coups, il ne sentait plus le froid. Mais, brusquement, la pensée lui vint d'une tranchée profonde, qui se trouvait à trois cents mètres environ de la Croix-de-Maufras: elle s'ouvrait dans la direction du vent, la neige devait s'y être accumulée en quantité considérable; et, tout de suite, il eut la certitude que c'était là l'écueil marqué où il naufragerait. Il se pencha. Au loin, après une dernière courbe, la tranchée lui apparut, en ligne droite, ainsi qu'une longue fosse, comblée de neige. Il faisait plein jour, la blancheur était sans bornes et éclatante, sous la tombée continue des flocons.
Cependant, la Lison filait à une vitesse moyenne, n'ayant plus rencontré d'obstacle. On avait, par précaution, laissé allumés les feux d'avant et d'arrière; et le fanal blanc, à la base de la cheminée, luisait dans le jour, comme un oeil vivant de cyclope. Elle roulait, elle approchait de la tranchée, avec cet oeil largement ouvert. Alors, il sembla qu'elle se mît à souffler d'un petit souffle court, ainsi qu'un cheval qui a peur. De profonds tressaillements la secouaient, elle se cabrait, ne continuait sa marche que sous la main volontaire du mécanicien. D'un geste, celui-ci avait ouvert la porte du foyer, pour que le chauffeur activât le feu. Et, maintenant, ce n'était plus une queue d'astre incendiant la nuit, c'était un panache de fumée noire, épaisse, qui salissait le grand frisson pâle du ciel.
La Lison avançait. Enfin, il lui fallut entrer dans la tranchée. A droite et à gauche, les talus étaient noyés, et l'on ne distinguait plus rien de la voie, au fond. C'était comme un creux de torrent, où la neige dormait, à pleins bords. Elle s'y engagea, roula pendant une cinquantaine de mètres, d'une haleine éperdue, de plus en plus lente. La neige qu'elle repoussait, faisait une barre devant elle, bouillonnait et montait, en un flot révolté qui menaçait de l'engloutir. Un instant, elle parut débordée, vaincue. Mais, d'un dernier coup de reins, elle se délivra, avança de trente mètres encore. C'était la fin, la secousse de l'agonie: des paquets de neige retombaient, recouvraient les roues, toutes les pièces du mécanisme étaient envahies, liées une à une par des chaînes de glace. Et la Lison s'arrêta définitivement, expirante, dans le grand froid. Son souffle s'éteignit, elle était immobile, et morte.
—Là, nous y sommes, dit Jacques. Je m'y attendais.
Tout de suite, il voulut faire machine arrière, pour tenter de nouveau la manoeuvre. Mais, cette fois, la Lison ne bougea pas. Elle refusait de reculer comme d'avancer, elle était bloquée de toutes parts, collée au sol, inerte, sourde. Derrière elle, le train, lui aussi, semblait mort, enfoncé dans l'épaisse couche jusqu'aux portières. La neige ne cessait pas, tombait plus drue, par longues rafales. Et c'était un enlisement, où machine et voitures allaient disparaître, déjà recouvertes à moitié, sous le silence frissonnant de cette solitude blanche. Plus rien ne bougeait, la neige filait son linceul.
—Eh bien, ça recommence? demanda le conducteur-chef, en se penchant en dehors du fourgon.
—Foutus! cria simplement Pecqueux.
Cette fois, en effet, la position devenait critique. Le conducteur d'arrière courut poser les pétards qui devaient protéger le train, en queue; tandis que le mécanicien sifflait éperdument, à coups pressés, le sifflet haletant et lugubre de la détresse. Mais la neige assourdissait l'air, le son se perdait, ne devait pas même arriver à Barentin. Que faire? Ils n'étaient que quatre, jamais ils ne déblaieraient de pareils amas. Il aurait fallu toute une équipe. La nécessité s'imposait de courir chercher du secours. Et le pis était que la panique se déclarait de nouveau parmi les voyageurs.
Une portière s'ouvrit, la jolie dame brune sauta, affolée, croyant à un accident. Son mari, le négociant âgé, qui la suivit, criait:
—J'écrirai au ministre, c'est une indignité!
Des pleurs de femmes, des voix furieuses d'hommes sortaient des voitures, dont les glaces se baissaient violemment. Et il n'y avait que les deux petites Anglaises qui s'égayaient, l'air tranquille, souriantes. Comme le conducteur-chef tâchait de rassurer tout le monde, la cadette lui demanda, en français, avec un léger zézaiement britannique:
—Alors, monsieur, c'est ici qu'on s'arrête?
Plusieurs hommes étaient descendus, malgré l'épaisse couche où l'on enfonçait jusqu'au ventre. L'Américain se retrouva ainsi avec le jeune homme du Havre, tous deux s'étant avancés vers la machine, pour voir. Ils hochèrent la tête.
—Nous en avons pour quatre ou cinq heures, avant qu'on la débarbouille de là-dedans.
—Au moins, et encore faudrait-il une vingtaine d'ouvriers.
Jacques venait de décider le conducteur-chef à envoyer le conducteur d'arrière à Barentin, pour demander du secours. Ni lui, ni Pecqueux, ne pouvaient quitter la machine.
L'employé s'éloigna, on le perdit bientôt de vue, au bout de la tranchée. Il avait quatre kilomètres à faire, il ne serait pas de retour avant deux heures peut-être. Et Jacques, désespéré, lâcha un instant son poste, courut à la première voiture, où il apercevait Séverine, qui avait baissé la glace.
—N'ayez pas peur, dit-il rapidement. Vous ne craignez rien.
Elle répondit de même, sans le tutoyer, de crainte d'être entendue:
—Je n'ai pas peur. Seulement, j'ai été bien inquiète, à cause de vous.
Et cela était d'une douceur telle, qu'ils furent consolés et qu'ils se sourirent. Mais, comme Jacques se retournait, il eut une surprise, à voir, le long du talus, Flore, puis Misard, suivi de deux autres hommes, qu'il ne reconnut pas d'abord. Eux avaient entendu le sifflet de détresse, et Misard, qui n'était pas de service, accourait, avec les deux camarades, auxquels il offrait justement le vin blanc, le carrier Cabuche que la neige faisait chômer, et l'aiguilleur Ozil, venu de Malaunay par le tunnel, pour faire sa cour à Flore, qu'il poursuivait toujours, malgré le mauvais accueil. Elle, curieusement, en grande fille vagabonde, brave et forte comme un garçon, les accompagnait. Et, pour elle, pour son père, c'était un événement considérable, une extraordinaire aventure, ce train s'arrêtant ainsi à leur porte. Depuis cinq années qu'ils habitaient là, à chaque heure de jour et de nuit, par les beaux temps, par les orages, que de trains ils avaient vus passer, dans le coup de vent de leur vitesse! Tous semblaient emportés par ce vent qui les apportait, jamais un seul n'avait même ralenti sa marche, ils les regardaient fuir, se perdre, disparaître, avant d'avoir rien pu savoir d'eux. Le monde entier défilait, la foule humaine charriée à toute vapeur, sans qu'ils en connussent autre chose que des visages entrevus dans un éclair, des visages qu'ils ne devaient jamais revoir, parfois des visages qui leur devenaient familiers, à force de les retrouver à jours fixes, et qui pour eux restaient sans noms. Et voilà que, dans la neige, un train débarquait à leur porte: l'ordre naturel était perverti, ils dévisageaient ce monde inconnu qu'un accident jetait sur la voie, ils le contemplaient avec des yeux ronds de sauvages, accourus sur une côte où des Européens naufrageraient. Ces portières ouvertes montrant des femmes enveloppées de fourrures, ces hommes descendus en paletots épais, tout ce luxe confortable, échoué parmi cette mer de glace, les immobilisaient d'étonnement.
Mais Flore avait reconnu Séverine. Elle, qui guettait chaque fois le train de Jacques, s'était aperçue, depuis quelques semaines, de la présence de cette femme, dans l'express du vendredi matin; d'autant plus que celle-ci, lorsqu'elle approchait du passage à niveau, mettait la tête à la portière, pour donner un coup d'oeil à sa propriété de la Croix-de-Maufras. Les yeux de Flore noircirent, en la voyant causer à demi-voix, avec le mécanicien.
—Ah! madame Roubaud! s'écria Misard, qui venait aussi de la reconnaître, et qui prit immédiatement son air obséquieux. En voilà une mauvaise chance!… Mais vous n'allez pas rester là, il faut descendre chez nous.
Jacques, après avoir serré la main du garde-barrière, appuya son offre.
—Il a raison… On en a peut-être pour des heures, vous auriez le temps de mourir de froid.
Séverine refusait, bien couverte, disait-elle. Puis, les trois cents mètres dans la neige l'effrayaient un peu. Alors, s'approchant, Flore, qui la regardait de ses grands yeux fixes, dit enfin:
—Venez, madame, je vous porterai.
Et, avant que celle-ci eût accepté, elle l'avait saisie dans ses bras vigoureux de garçon, elle la soulevait ainsi qu'un petit enfant. Ensuite, elle la déposa de l'autre côté de la voie, à une place déjà foulée, où les pieds n'enfonçaient plus. Des voyageurs s'étaient mis à rire, émerveillés. Quelle gaillarde! Si l'on en avait eu une douzaine comme ça, le déblaiement n'aurait pas demandé deux heures.
Cependant, la proposition de Misard, cette maison de garde-barrière, où l'on pouvait se réfugier, trouver du feu, peut-être du pain et du vin, courait d'une voiture à une autre. La panique s'était calmée, lorsqu'on avait compris qu'on ne courait aucun danger immédiat; seulement, la situation n'en restait pas moins lamentable: les bouillottes se refroidissaient, il était neuf heures, on allait souffrir de la faim et de la soif, pour peu que les secours se fissent attendre. Et cela pouvait s'éterniser, qui savait si l'on ne coucherait pas là? Deux camps se formèrent: ceux qui, de désespoir, ne voulaient pas quitter les wagons, et qui s'y installaient comme pour y mourir, enveloppés dans leurs couvertures, allongés rageusement sur les banquettes; et ceux qui préféraient risquer la course à travers la neige, espérant trouver mieux là-bas, désireux surtout d'échapper au cauchemar de ce train échoué, mort de froid. Tout un groupe se forma, le négociant âgé et sa jeune femme, la dame anglaise avec ses deux filles, le jeune homme du Havre, l'Américain, une douzaine d'autres, prêts à se mettre en marche.
Jacques, à voix basse, avait décidé Séverine, en jurant d'aller lui donner des nouvelles, s'il pouvait s'échapper. Et, comme Flore les regardait toujours de ses yeux sombres, il lui parla doucement, en vieil ami:
—Eh bien! c'est entendu, tu vas conduire ces dames et ces messieurs… Moi, je garde Misard, avec les autres. Nous allons nous y mettre, nous ferons ce que nous pourrons, en attendant.
Tout de suite, en effet, Cabuche, Ozil, Misard avaient pris des pelles, pour se joindre à Pecqueux et au conducteur-chef, qui attaquaient déjà la neige. La petite équipe s'efforçait de dégager la machine, fouillant sous les roues, rejetant les pelletées contre le talus. Personne n'ouvrait plus la bouche, on n'entendait que cet enragement silencieux, dans le morne étouffement de la campagne blanche. Et, lorsque la petite troupe des voyageurs s'éloigna, elle eut un dernier regard vers le train, qui restait seul, ne montrant plus qu'une mince ligne noire, sous l'épaisse couche qui l'écrasait. On avait refermé les portières, relevé les glaces. La neige tombait toujours, l'ensevelissait lentement, sûrement, avec une obstination muette.
Flore avait voulu reprendre Séverine dans ses bras. Mais celle-ci s'y était refusée, tenant à marcher comme les autres. Les trois cents mètres furent très pénibles à franchir: dans la tranchée surtout, on enfonçait jusqu'aux hanches; et, à deux reprises, il fallut opérer le sauvetage de la grosse dame anglaise, submergée à demi. Ses filles riaient toujours, enchantées. La jeune femme du vieux monsieur, ayant glissé, dut accepter la main du jeune homme du Havre; tandis que son mari déblatérait contre la France, avec l'Américain. Lorsqu'on fut sorti de la tranchée, la marche devint plus commode; mais on suivait un remblai, la petite troupe s'avança sur une ligne, battue par le vent, en évitant soigneusement les bords, vagues et dangereux sous la neige. Enfin, l'on arriva, et Flore installa les voyageurs dans la cuisine, où elle ne put même leur donner un siège à chacun, car ils étaient bien une vingtaine encombrant la pièce, assez vaste heureusement. Tout ce qu'elle inventa, ce fut d'aller chercher des planches et d'établir deux bancs, à l'aide des chaises qu'elle avait. Elle jeta ensuite une bourrée dans l'âtre, puis elle eut un geste, comme pour dire qu'on ne devait point lui en demander davantage. Elle n'avait pas prononcé une parole, elle demeura debout, à regarder ce monde de ses larges yeux verdâtres, avec son air farouche et hardi de grande sauvagesse blonde. Deux visages seulement lui étaient connus, pour les avoir souvent remarqués aux portières, depuis des mois: celui de l'Américain et celui du jeune homme du Havre; et elle les examinait, ainsi qu'on étudie l'insecte bourdonnant, posé enfin, qu'on ne pouvait suivre dans son vol. Ils lui semblaient singuliers, elle ne se les était pas précisément imaginés ainsi, sans rien savoir d'eux d'ailleurs, au-delà de leurs traits. Quant aux autres gens, ils lui paraissaient être d'une race différente, des habitants d'une terre inconnue, tombés du ciel, apportant chez elle, au fond de sa cuisine, des vêtements, des moeurs, des idées, qu'elle n'aurait jamais cru y voir. La dame anglaise confiait à la jeune femme du négociant qu'elle allait rejoindre aux Indes son fils aîné, haut fonctionnaire; et celle-ci plaisantait de sa mauvaise chance, pour la première fois qu'elle avait eu le caprice d'accompagner à Londres son mari, qui s'y rendait deux fois l'an. Tous se lamentaient, à l'idée d'être bloqués dans ce désert: il faudrait manger, il faudrait se coucher, comment ferait-on, mon Dieu! Et Flore, qui les écoutait immobile, ayant rencontré le regard de Séverine, assise sur une chaise, devant le feu, lui fit un signe, pour la faire passer dans la chambre, à côté.
—Maman, annonça-t-elle en y entrant, c'est Mme Roubaud… Tu n'as rien à lui dire?
Phasie était couchée, la face jaunie, les jambes envahies par l'enflure, si malade, qu'elle ne quittait plus le lit depuis quinze jours; et, dans la chambre pauvre, où un poêle de fonte entretenait une chaleur étouffante, elle passait les heures à rouler l'idée fixe de son entêtement, n'ayant d'autre distraction que la secousse des trains, à toute vitesse.
—Ah! madame Roubaud, murmura-t-elle, bon, bon!
Flore lui conta l'accident, lui parla de ce monde qu'elle avait amené et qui était là. Mais tout cela ne la touchait plus.
—Bon, bon! répétait-elle, de la même voix lasse.
Pourtant, elle se souvint, elle leva un instant la tête, pour dire:
—Si madame veut aller voir sa maison, tu sais que les clefs sont accrochées près de l'armoire.
Mais Séverine refusait. Un frisson l'avait prise, à la pensée de rentrer à la Croix-de-Maufras, par cette neige, sous ce jour livide. Non, non, elle n'avait rien à y voir, elle préférait rester là, à attendre, chaudement.
—Asseyez-vous donc, madame, reprit Flore. Il fait encore meilleur ici qu'à côté. Et puis, nous ne trouverons jamais assez de pain pour tous ces gens; tandis que, si vous avez faim, il y en aura toujours un morceau pour vous.
Elle avait avancé une chaise, elle continuait à se montrer prévenante, en faisant un visible effort pour corriger sa rudesse ordinaire. Mais ses yeux ne quittaient pas la jeune femme, comme si elle voulait lire en elle, se faire une certitude sur une question qu'elle se posait depuis quelque temps; et, sous son empressement, il y avait ce besoin de l'approcher, de la dévisager, de la toucher, afin de savoir.
Séverine remercia, s'installa près du poêle, préférant, en effet, être seule avec la malade, dans cette chambre, où elle espérait que Jacques trouverait le moyen de la rejoindre. Deux heures se passèrent, elle cédait à la grosse chaleur, et s'endormait, après avoir causé du pays, lorsque Flore, appelée à chaque instant dans la cuisine, rouvrit la porte, en disant, de sa voix dure:
—Entre, puisqu'elle est par ici!
C'était Jacques, qui s'échappait, pour apporter de bonnes nouvelles. L'homme, envoyé à Barentin, venait de ramener toute une équipe, une trentaine de soldats que l'administration avait dirigés sur les points menacés, en prévision des accidents; et tous étaient à l'oeuvre, avec des pioches et des pelles. Seulement, ce serait long, on ne repartirait peut-être pas avant la nuit.
—Enfin, vous n'êtes pas trop mal, prenez patience, ajouta-t-il. N'est-ce pas, tante Phasie, vous n'allez pas laisser Mme Roubaud mourir de faim?
Phasie, à la vue de son grand garçon, comme elle le nommait, s'était péniblement mise sur son séant, et elle le regardait, elle l'écoutait parler, ranimée, heureuse. Quand il se fut approché de son lit:
—Bien sûr, bien sûr! déclara-t-elle. Ah! mon grand garçon, te voilà! c'est toi qui t'es fait prendre par la neige!… Et cette bête qui ne me prévient pas!
Elle se tourna vers sa fille, elle l'apostropha:
—Sois polie au moins, va retrouver ces messieurs et ces dames, occupe-toi d'eux pour qu'ils ne disent pas à l'administration que nous sommes des sauvages.
Flore était restée plantée entre Jacques et Séverine. Un instant, elle parut hésiter, se demandant si elle n'allait pas s'entêter là, malgré sa mère. Mais elle ne verrait rien, la présence de celle-ci empêcherait les deux autres de se trahir; et elle sortit, sans une parole, en les enveloppant d'un long regard.
—Comment! tante Phasie, reprit Jacques d'un air chagrin, vous voilà tout à fait au lit, c'est donc sérieux?
Elle l'attira, le força même à s'asseoir sur le bord du matelas, et sans plus se soucier de la jeune femme, qui s'était écartée par discrétion, elle se soulagea, à voix très basse.
—Oh! oui sérieux! c'est miracle si tu me retrouves en vie… Je n'ai pas voulu t'écrire, parce que ces choses-là, ça ne s'écrit pas… J'ai failli y passer; mais, maintenant, ça va déjà mieux, et je crois bien que j'en réchapperai, cette fois-ci encore.
Il l'examinait, effrayé des progrès du mal, ne retrouvant plus rien en elle de la belle et saine créature d'autrefois.
—Alors, toujours vos crampes et vos vertiges, ma pauvre tante
Phasie.
Mais elle lui serrait la main à la briser, elle continua, en baissant la voix davantage:
—Imagine-toi que je l'ai surpris… Tu sais que j'en donnais ma langue aux chiens, de ne pas savoir dans quoi il pouvait bien me flanquer sa drogue. Je ne buvais, je ne mangeais rien de ce qu'il touchait, et tout de même, chaque soir, j'avais le ventre en feu… Eh bien! il me la collait dans le sel, sa drogue! Un soir, je l'ai vu… Moi qui en mettais sur tout, des quantités, pour purifier!
Jacques, depuis que la possession de Séverine semblait l'avoir guéri, songeait parfois à cette histoire d'empoisonnement, lent et obstiné, comme on songe à un cauchemar, avec des doutes. Il serra tendrement à son tour les mains de la malade, il voulut la calmer.
—Voyons, est-ce possible, tout ça?… Pour dire des choses pareilles, il faut être vraiment bien sûr… Et puis, ça traîne trop! Allez, c'est plutôt une maladie à laquelle les médecins ne comprennent rien.
—Une maladie, reprit-elle en ricanant, une maladie qu'il m'a fichue dans la peau, oui!… Pour les médecins, tu as raison: il en est venu deux qui n'ont rien compris, et qui ne sont pas seulement tombés d'accord. Je ne veux pas qu'un seul de ces oiseaux remette les pieds ici… Entends-tu, il me collait ça dans le sel. Puisque je te jure que je l'ai vu! C'est pour mes mille francs, les mille francs que papa m'a laissés. Il se dit que, lorsqu'il m'aura détruite, il les trouvera bien.
—Ça, je l'en défie: ils sont dans un endroit où personne ne les découvrira, jamais, jamais!… Je puis m'en aller, je suis tranquille, personne ne les aura jamais, mes mille francs!
—Mais tante Phasie, moi, à votre place, j'enverrais chercher les gendarmes, si j'étais si certain que ça.
Elle eut un geste de répugnance.
—Oh! non, pas les gendarmes… ça ne regarde que nous, cette affaire; c'est entre lui et moi. Je sais qu'il veut me manger, et moi je ne veux pas qu'il me mange, naturellement. Alors, n'est-ce pas? je n'ai qu'à me défendre, à ne pas être aussi bête que je l'ai été, avec son sel… Hein? qui le croirait? un avorton pareil, un bout d'homme qu'on mettrait dans sa poche, ça finirait par venir à bout d'une grosse femme comme moi, si on le laissait faire, avec ses dents de rat!
Un petit frisson l'avait prise. Elle respira péniblement avant d'achever.
—N'importe, ce ne sera pas pour ce coup-ci. Je vais mieux, je serai sur mes pattes avant quinze jours… Et, cette fois, il faudra qu'il soit bien malin pour me repincer. Ah! oui, je suis curieuse de voir ça. S'il trouve le moyen de me redonner de sa drogue, c'est que, décidément, il est le plus fort, et alors, tant pis! je claquerai… Qu'on ne s'en mêle pas!
Jacques pensait que la maladie lui hantait le cerveau de ces imaginations noires; et, pour la distraire, il tâchait de plaisanter, lorsqu'elle se mit à trembler sous la couverture.
—Le voici, souffla-t-elle. Je le sens, quand il approche.
En effet, quelques secondes après, Misard entra. Elle était devenue livide, en proie à cette terreur involontaire des colosses devant l'insecte qui les ronge; car, dans son obstination à se défendre seule, elle avait de lui une épouvante croissante, qu'elle n'avouait pas. Misard, d'ailleurs, qui, dès la porte, les avait enveloppés, elle et le mécanicien, d'un vif regard, ne parut même pas ensuite les avoir vus, côte à côte; et, les yeux ternes, la bouche mince, avec son air doux d'homme chétif, il se confondait déjà en prévenances devant Séverine.
—J'ai pensé que madame voudrait peut-être profiter de l'occasion pour donner un coup d'oeil à sa propriété. Alors, je me suis échappé un instant… Si madame désire que je l'accompagne.
Et, comme la jeune femme refusait de nouveau, il continua d'une voix dolente:
—Madame a peut-être été étonnée, à cause des fruits… Ils étaient tous véreux, et ça ne valait vraiment pas l'emballage… Avec ça, il est venu un coup de vent qui a fait bien du mal… Ah! c'est triste que madame ne puisse pas vendre! Il s'est présenté un monsieur qui a demandé des réparations… enfin, je suis à la disposition de madame, et madame peut compter que je la remplace ici comme un autre elle-même.
Puis, il voulut absolument lui servir du pain et des poires, des poires de son jardin à lui, et qui, celles-là, n'étaient pas véreuses. Elle accepta.
En traversant la cuisine, Misard avait annoncé aux voyageurs que le travail de déblaiement marchait, mais qu'il y en avait encore pour quatre ou cinq heures. Midi était sonné, et ce fut une nouvelle lamentation, car il commençait à faire grand-faim. Flore, justement, déclarait qu'elle n'aurait pas de pain pour tout le monde. Elle avait bien du vin, elle était remontée de la cave avec dix litres, qu'elle venait d'aligner sur la table. Seulement, les verres manquaient aussi: il fallait boire par groupe, la dame anglaise avec ses deux filles, le vieux monsieur avec sa jeune femme. Celle-ci, d'ailleurs, trouvait dans le jeune homme du Havre un serviteur zélé, inventif, qui veillait sur son bien-être. Il disparut, revint avec des pommes et un pain, découvert au fond du bûcher. Flore se fâchait, disait que c'était du pain pour sa mère malade. Mais, déjà, il le coupait, le distribuait aux dames, en commençant par la jeune femme, qui lui souriait, flattée. Son mari ne décolérait pas, ne s'occupait même plus d'elle, en train d'exalter avec l'Américain les moeurs commerciales de New-York. Jamais les jeunes Anglaises n'avaient croqué des pommes de si bon coeur. Leur mère, très lasse, sommeillait à demi. Il y avait, par terre, devant l'âtre, deux dames assises, vaincues par l'attente. Des hommes, qui étaient sortis fumer devant la maison, pour tuer un quart d'heure, rentraient gelés, frissonnants. Peu à peu, le malaise grandissait, la faim mal satisfaite, la fatigue doublée par la gêne et l'impatience. Cela tournait au campement de naufragés, à la désolation d'une bande de civilisés jetée par un coup de mer dans une île déserte.
Et, comme les allées et venues de Misard laissaient la porte ouverte, tante Phasie, de son lit de malade, regardait. C'était donc là ce monde, qu'elle aussi voyait passer dans un coup de foudre, depuis un an bientôt qu'elle se traînait de son matelas à sa chaise. Elle ne pouvait même plus que rarement aller sur le quai, elle vivait ses jours et ses nuits, seule, clouée là, les yeux sur la fenêtre, sans autre compagnie que ces trains qui filaient si vite. Toujours elle s'était plainte de ce pays de loups, où l'on n'avait jamais une visite; et voilà qu'une vraie troupe débarquait de l'inconnu. Dire que, là-dedans, parmi ces gens pressés de courir à leurs affaires, pas un ne se doutait de la chose, de cette saleté qu'on lui avait mise dans son sel! Elle l'avait sur le coeur, cette invention-là, elle se demandait s'il était Dieu permis d'avoir tant de coquinerie sournoise, sans que personne s'en aperçût. Enfin, il passait pourtant assez de foule devant chez eux, des milliers et des milliers de gens; mais tout ça galopait, pas un qui se serait imaginé que, dans cette petite maison basse, on tuait à son aise, sans faire de bruit. Et tante Phasie les regardait les uns après les autres, ces gens tombés de la lune, en réfléchissant que, lorsqu'on est si occupé, il n'était pas étonnant de marcher dans des choses malpropres et de n'en rien savoir.
—Est-ce que vous retournez là-bas? demanda Misard à Jacques.
—Oui, oui, répondit ce dernier, je vous suis.
Misard s'en alla, en refermant la porte. Et Phasie, retenant le jeune homme par la main, lui dit encore à l'oreille:
—Si je claque, tu verras sa tête, lorsqu'il ne trouvera pas le magot… C'est ça qui m'amuse, quand j'y songe. Je m'en irai contente tout de même.
—Et alors, tante Phasie, ce sera perdu pour tout le monde? Vous ne le laisserez donc pas à votre fille?
—A Flore! pour qu'il le lui prenne! Ah bien, non!… Pas même à toi, mon grand garçon, parce que tu es trop bête aussi: il en aurait quelque chose… A personne, à la terre où j'irai le rejoindre! Elle s'épuisait, et Jacques la recoucha, la calma, en l'embrassant, en lui promettant de venir la revoir bientôt. Puis, comme elle semblait s'assoupir, il passa derrière Séverine, toujours assise près du poêle; il leva un doigt, souriant, pour lui recommander d'être prudente; et, d'un joli mouvement silencieux, elle renversa la tête, offrant ses lèvres, et lui se pencha, colla sa bouche à la sienne, en un baiser profond et discret. Leurs yeux s'étaient fermés, ils buvaient leur souffle. Mais, quand ils les rouvrirent, éperdus, Flore, qui avait ouvert la porte, était là, debout devant eux, les regardant.
—Madame n'a plus besoin de pain? demanda-t-elle d'une voix rauque.
Séverine, confuse, très ennuyée, balbutia de vagues paroles:
—Non, non, merci.
Un instant, Jacques fixa sur Flore des yeux de flamme. Il hésitait, ses lèvres tremblaient, comme s'il voulait parler; puis, avec un grand geste furieux qui la menaçait, il préféra partir. Derrière lui, la porte battit rudement.
Flore était restée debout, avec sa haute taille de vierge guerrière, coiffée de son lourd casque de cheveux blonds. Son angoisse, chaque vendredi, à voir cette dame dans le train qu'il conduisait, ne l'avait donc pas trompée. La certitude qu'elle cherchait depuis qu'elle les tenait là, ensemble, elle l'avait enfin, absolue. Jamais l'homme qu'elle aimait, ne l'aimerait: c'était cette femme mince, cette rien du tout, qu'il avait choisie. Et son regret de s'être refusée, la nuit où il avait tenté brutalement de la prendre, s'irritait encore, si douloureux, qu'elle en aurait sangloté; car, dans son raisonnement simple, ce serait elle qu'il embrasserait maintenant, si elle s'était donnée à lui avant l'autre. Où le trouver seul, à cette heure, pour se jeter à son cou, en criant: «Prends-moi, j'ai été bête, parce que je ne savais pas!» Mais, dans son impuissance, une rage montait en elle contre la créature frêle qui était là, gênée, balbutiante. D'une étreinte de ses durs bras de lutteuse, elle pouvait l'étouffer, ainsi qu'un petit oiseau. Pourquoi donc n'osait-elle pas? Elle jurait de se venger pourtant, sachant des choses sur cette rivale, qui l'auraient fait mettre en prison, elle qu'on laissait libre, comme toutes les gueuses vendues à des vieux, puissants et riches. Et, torturée de jalousie, gonflée de colère, elle se mit à enlever le reste du pain et des poires, avec ses grands gestes de belle fille sauvage.
—Puisque madame n'en veut plus, je vais donner ça aux autres.
Trois heures sonnèrent, puis quatre heures. Le temps traînait, démesuré, dans un écrasement de lassitude et d'irritation grandissantes. Voici la nuit qui revenait, livide sur la vaste campagne blanche; et, de dix minutes en dix minutes, les hommes qui sortaient pour regarder de loin où en était le travail, rentraient dire que la machine ne semblait toujours pas dégagée. Les deux petites Anglaises elles-mêmes en arrivaient à pleurer d'énervement. Dans un coin, la jolie femme brune s'était endormie contre l'épaule du jeune homme du Havre, ce que le vieux mari ne voyait même pas, au milieu de l'abandon général, emportant les convenances. La pièce se refroidissait, on grelottait sans même songer à remettre du bois au feu, si bien que l'Américain s'en alla, trouvant qu'il serait mieux allongé sur la banquette d'une voiture. C'était maintenant l'idée, le regret de tous: on aurait dû rester là-bas, on ne se serait pas au moins dévoré, dans l'ignorance de ce qui se passait. Il fallut retenir la dame anglaise, qui parlait, elle aussi, de regagner son compartiment et de s'y coucher. Quand on eut planté une chandelle sur un coin de la table, pour éclairer le monde, au fond de cette cuisine noire, le découragement fut immense, tout sombra dans un morne désespoir.
Là-bas, cependant, le déblaiement s'achevait; et, tandis que l'équipe de soldats, qui avait dégagé la machine, balayait la voie devant elle, le mécanicien et le chauffeur venaient de remonter à leur poste.
Jacques, en voyant que la neige cessait enfin, reprenait confiance. L'aiguilleur Ozil lui avait affirmé qu'au-delà du tunnel, du côté de Malaunay, les quantités tombées étaient bien moins considérables. De nouveau, il le questionna:
—Vous êtes venu à pied par le tunnel, vous avez pu y entrer et en sortir librement?
—Quand je vous le dis! Vous passerez, j'en réponds.
Cabuche, qui avait travaillé avec une ardeur de bon géant, se reculait déjà, de son air timide et farouche, que ses derniers démêlés avec la justice n'avaient fait qu'accroître; et il fallut que Jacques l'appelât.
—Dites donc, camarade, passez-nous les pelles qui sont à nous, là, contre le talus. En cas de besoin, nous les retrouverions.
Et, lorsque le carrier lui eut rendu ce dernier service, il lui donna une vigoureuse poignée de main, pour lui montrer qu'il l'estimait malgré tout, l'ayant vu au travail.
—Vous êtes un brave homme, vous!
Cette marque d'amitié émut Cabuche d'une extraordinaire façon.
—Merci, dit-il simplement, en étranglant des larmes.
Misard, qui s'était remis avec lui, après l'avoir chargé devant le juge d'instruction, approuva de la tête, les lèvres pincées d'un mince sourire. Depuis longtemps, il ne travaillait plus, les mains dans les poches, enveloppant le train d'un regard jaune, ayant l'air d'attendre, pour voir, sous les roues, s'il ne ramasserait pas des objets perdus.
Enfin, le conducteur-chef venait de décider avec Jacques qu'on pouvait essayer de repartir, lorsque Pecqueux, redescendu sur la voie, appela le mécanicien.
—Voyez donc. Il y a un cylindre qui a reçu une tape.
Jacques s'approcha, se baissa à son tour. Déjà, il avait constaté, en examinant avec soin la Lison, qu'elle était blessée là. En déblayant, on s'était aperçu que des traverses de chêne, laissées le long du talus par des cantonniers, avaient glissé, barrant les rails, sous l'action de la neige et du vent; et même l'arrêt, en partie, devait provenir de cet obstacle, car la machine avait buté contre les traverses. On voyait l'éraflure sur la boîte du cylindre, dans lequel le piston paraissait légèrement faussé. Mais c'était tout le mal apparent; ce qui avait rassuré le mécanicien d'abord. Peut-être existait-il de graves désordres intérieurs, rien n'est plus délicat que le mécanisme compliqué des tiroirs, où bat le coeur, l'âme vivante. Il remonta, siffla, ouvrit le régulateur, pour tâter les articulations de la Lison. Elle fut longue à s'ébranler, comme une personne meurtrie par une chute, qui ne retrouve plus ses membres. Enfin, avec un souffle pénible, elle démarra, fit quelques tours de roue, étourdie encore, pesante. Ça irait, elle pourrait marcher, ferait le voyage. Seulement, il hocha la tête, car lui qui la connaissait à fond, venait de la sentir singulière sous sa main, changée, vieillie, touchée quelque part d'un coup mortel. C'était dans cette neige qu'elle devait avoir pris ça, un coup au coeur, un froid de mort, ainsi que ces femmes jeunes, solidement bâties, qui s'en vont de la poitrine, pour être rentrées un soir de bal, sous une pluie glacée.
De nouveau, Jacques siffla, après que Pecqueux eut ouvert le purgeur. Les deux conducteurs étaient à leur poste. Misard, Ozil et Cabuche montèrent sur le marchepied du fourgon de tête. Et, doucement, le train sortit de la tranchée, entre les soldats armés de leurs pelles, qui s'étaient rangés à droite et à gauche, le long du talus. Puis, il s'arrêta devant la maison du garde-barrière, pour prendre les voyageurs.
Flore était là, dehors. Ozil et Cabuche la rejoignirent, se tinrent près d'elle; tandis que Misard s'empressait maintenant, saluait les dames et les messieurs qui sortaient de chez lui, ramassait des pièces blanches. Enfin, c'était donc la délivrance! Mais on avait trop attendu, tout ce monde grelottait de froid, de faim et d'épuisement. La dame anglaise emporta ses deux filles à moitié endormies, le jeune homme du Havre monta dans le même compartiment que la jolie femme brune, très languissante, en se mettant à la disposition du mari. Et l'on eût dit, dans le gâchis de la neige piétinée, l'embarquement d'une troupe en déroute, se bousculant, s'abandonnant, ayant perdu jusqu'à l'instinct de la propreté. Un instant, à la fenêtre de la chambre, derrière les vitres, apparut tante Phasie, que la curiosité avait jetée bas de son matelas, et qui s'était traînée, pour voir. Ses grands yeux caves de malade regardaient cette foule inconnue, ces passants du monde en marche, qu'elle ne reverrait jamais, apportés par la tempête et remportés par elle.
Mais Séverine était sortie la dernière. Elle tourna la tête, elle sourit à Jacques, qui se penchait pour la suivre jusqu'à sa voiture. Et Flore, qui les attendait, blêmit encore, à cet échange tranquille de leur tendresse. D'un mouvement brusque, elle se rapprocha d'Ozil, qu'elle avait repoussé jusque-là, comme si, maintenant, dans sa haine, elle sentait le besoin d'un homme.
Le conducteur-chef donna le signal, la Lison répondit, d'un sifflement plaintif, et Jacques, cette fois, démarra pour ne plus s'arrêter qu'à Rouen. Il était six heures, la nuit achevait de tomber du ciel noir sur la campagne blanche; mais un reflet pâle, d'une mélancolie affreuse, demeurait au ras de la terre, éclairant la désolation de ce pays ravagé. Et, là, dans cette lueur louche, la maison de la Croix-de-Maufras se dressait de biais, plus délabrée et toute noire au milieu de la neige, avec son écriteau: «A vendre», cloué sur sa façade close.
VIII
A Paris, le train n'entra en gare qu'à dix heures quarante du soir. Il y avait eu un arrêt de vingt minutes à Rouen, pour donner aux voyageurs le temps de dîner; et Séverine s'était empressée d'envoyer une dépêche à son mari, en le prévenant qu'elle ne rentrerait au Havre que par l'express du lendemain soir. Toute une nuit à être avec Jacques, la première qu'ils passeraient ensemble, dans une chambre close, libres d'eux-mêmes, sans crainte d'y être dérangés!
Comme on venait de quitter Mantes, Pecqueux avait eu une idée. Sa femme, la mère Victoire, était à l'hôpital depuis huit jours, pour une foulure grave du pied, à la suite d'une chute; et, lui ayant en ville un autre lit où coucher, ainsi qu'il le disait en ricanant, il avait trouvé d'offrir leur chambre à madame Roubaud: elle y serait beaucoup mieux que dans un hôtel du voisinage, elle pourrait y rester jusqu'au lendemain soir, comme chez elle. Tout de suite, Jacques s'était rendu compte du côté pratique de l'arrangement, d'autant plus qu'il ne savait où mener la jeune femme. Et, sous la marquise, parmi le flot des voyageurs débarquant enfin, lorsqu'elle s'approcha de la machine, il lui conseilla d'accepter, en lui tendant la clef que le chauffeur lui avait remise. Mais elle hésitait, refusait, gênée par le sourire gaillard de celui-ci, qui savait sûrement.
—Non, non, j'ai une cousine. Elle me mettra bien un matelas par terre.
—Acceptez donc, finit par dire Pecqueux, de son air de noceur bon enfant. Le lit est tendre, allez! et il est grand, on y coucherait quatre!
Jacques la regardait, si pressant, qu'elle prit la clef. Il s'était penché, il lui avait soufflé à voix très basse:
—Attends-moi.
Séverine n'avait qu'à remonter un bout de la rue d'Amsterdam et à tourner dans l'impasse; mais la neige était si glissante, qu'elle dut marcher avec de grandes précautions. Elle eut la chance de trouver la maison ouverte encore, elle monta l'escalier, sans même être vue de la concierge, enfoncée dans une partie de dominos avec une voisine; et, au quatrième, elle ouvrit la porte, la referma si doucement, que nul voisin, à coup sûr, ne pouvait la soupçonner là. Pourtant, en passant sur le palier du troisième, elle avait très distinctement entendu des rires, des chants, chez les Dauvergne: sans doute une des petites réceptions des deux soeurs, qui faisaient ainsi de la musique avec des amies, une fois par semaine. Et, maintenant que Séverine avait refermé la porte, dans les ténèbres lourdes de la pièce, elle percevait encore, à travers le plancher, la gaieté vive de toute cette jeunesse. Un instant, l'obscurité lui parut complète; et elle tressaillit, lorsque le coucou, au milieu du noir, se mit à sonner onze heures, à coups profonds, d'une voix qu'elle reconnaissait. Puis, ses yeux s'habituèrent, les deux fenêtres se découpèrent en deux carrés pâles, éclairant le plafond du reflet de la neige. Déjà, elle s'orientait, cherchait sur le buffet les allumettes, dans un coin où elle se souvenait de les avoir vues. Mais elle eut plus de peine à trouver une bougie; enfin, elle en découvrit un bout, au fond d'un tiroir; et, l'ayant allumé, la pièce s'éclaira, elle y jeta un regard inquiet et rapide, comme pour voir si elle y était bien seule. Elle reconnaissait chaque chose, la table ronde où elle avait déjeuné avec son mari, le lit drapé de cotonnade rouge, au bord duquel il l'avait abattue d'un coup de poing. C'était bien là, rien n'avait été changé dans la chambre, depuis dix mois qu'elle n'y était venue.
Lentement, Séverine ôta son chapeau. Mais, comme elle allait aussi enlever son manteau, elle grelotta. On gelait dans cette chambre. Près du poêle, dans une petite caisse, il y avait du charbon et du menu bois. Tout de suite, sans se dévêtir davantage, l'idée lui vint d'allumer du feu; et cela l'amusa, fut une distraction au malaise qu'elle avait éprouvé d'abord. Ce ménage qu'elle faisait d'une nuit d'amour, cette pensée qu'ils auraient bien chaud tous les deux, la rendit à la joie tendre de leur escapade: depuis si longtemps, sans espoir de jamais l'obtenir, ils rêvaient une nuit pareille! Lorsque le poêle ronfla, elle s'ingénia à d'autres préparatifs, rangea les chaises à sa guise, chercha des draps blancs et refit complètement le lit, ce qui lui donna un vrai mal, car il était en effet très large. Son ennui fut de ne rien trouver à manger ni à boire, dans le buffet: sans doute, depuis trois jours qu'il était le maître, Pecqueux avait balayé jusqu'aux miettes, sur les planches. C'était comme pour la lumière, il n'y avait que ce bout de bougie; mais, quand on se couche, on n'a pas besoin de voir clair. Et, ayant très chaud maintenant, animée, elle s'arrêta au milieu de la pièce, donnant un coup d'oeil, pour s'assurer que rien ne manquait.
Puis, comme elle s'étonnait que Jacques ne fût pas là encore, un coup de sifflet l'attira près d'une des fenêtres. C'était le train de onze heures vingt, un direct pour Le Havre, qui partait. En bas, le vaste champ, la tranchée qui va de la gare au tunnel des Batignolles, n'était plus qu'une nappe de neige, où l'on distinguait seulement l'éventail des rails, aux branches noires. Les machines, les wagons des garages faisaient des amoncellements blancs, comme endormis sous de l'hermine. Et, entre les vitrages immaculés des grandes marquises et les charpentes du pont de l'Europe, bordées de guipures, les maisons de la rue de Rome, en face, se voyaient malgré la nuit, sales, brouillées de jaune, au milieu de tout ce blanc. Le direct du Havre apparut, rampant et sombre, avec son fanal d'avant, qui trouait les ténèbres d'une flamme vive; et elle le regarda disparaître sous le pont, tandis que les trois feux d'arrière ensanglantaient la neige. Quand elle se retourna vers la chambre, un court frisson la reprit: était-elle vraiment bien seule? il lui avait semblé sentir un souffle ardent lui chauffer la nuque, le frôlement d'un geste brutal venait de passer sur sa chair, à travers son vêtement. Ses yeux élargis firent de nouveau le tour de la pièce. Non, personne.
A quoi Jacques s'amusait-il donc, pour s'attarder ainsi? Dix minutes encore se passèrent. Un léger grattement, un bruit d'ongles égratignant du bois, l'inquiéta. Puis, elle comprit, elle courut ouvrir. C'était lui, avec une bouteille de malaga et un gâteau.
Toute secouée de rires, d'un mouvement emporté de caresse, elle se pendit à son cou.
—Oh! es-tu mignon! Tu y as songé!
Mais lui, vivement, la fit taire.
—Chut! chut!
Alors, elle baissa la voix, croyant qu'il était poursuivi par la concierge. Non, il avait eu la chance, comme il allait sonner, de voir la porte s'ouvrir pour une dame et sa fille, qui descendaient de chez les Dauvergne sans doute; et il avait pu monter sans que personne s'en doutât. Seulement, là, sur le palier, il venait d'apercevoir une porte entrebâillée, la marchande de journaux qui terminait un petit savonnage, dans une cuvette.
—Ne faisons pas de bruit, veux-tu? Parlons doucement.
Elle répondit en le serrant entre ses bras, d'une étreinte passionnée, et en lui couvrant le visage de baisers muets. Cela l'égayait, de jouer au mystère, de ne plus chuchoter que très bas.
—Oui, oui, tu vas voir: on ne nous entendra pas plus que deux petites souris.
Et elle mit la table avec toutes sortes de précautions, deux assiettes, deux verres, deux couteaux, s'arrêtant avec une envie d'éclater de rire, dès qu'un objet sonnait, posé trop vite.
Lui, qui la regardait faire, amusé aussi, reprit à demi-voix:
—J'ai pensé que tu aurais faim.
—Mais je meurs! On a si mal dîné à Rouen!
—Dis donc alors, si je redescendais chercher un poulet?
—Ah! non, pour que tu ne puisses plus remonter!… Non, non, c'est assez du gâteau.
Tout de suite, ils s'assirent côte à côte, presque sur la même chaise, et le gâteau fut partagé, mangé avec une gaminerie d'amoureux. Elle se plaignait d'avoir soif, elle but coup sur coup deux verres de malaga, ce qui acheva de faire monter le sang à ses joues. Le poêle rougissait derrière leur dos, ils en sentaient l'ardent frisson. Mais, comme il lui posait sur la nuque des baisers trop bruyants, elle l'arrêta à son tour.
—Chut! chut!
Elle lui faisait signe d'écouter; et, dans le silence, ils entendirent de nouveau monter, de chez les Dauvergne, un branle sourd, rythmé par un bruit de musique: ces demoiselles venaient d'organiser une sauterie. A côté, la marchande de journaux jetait, dans le plomb du palier, l'eau savonneuse de sa cuvette. Elle referma sa porte, la danse en bas cessa un instant, il n'y eut plus, au-dehors, sous la fenêtre, dans l'étouffement de la neige, qu'un roulement sourd, le départ d'un train, qui semblait pleurer à faibles coups de sifflet.
—Un train d'Auteuil, murmura-t-il. Minuit moins dix.
Puis, d'une voix de caresse, légère comme un souffle:
—Au dodo, chérie, veux-tu?
Elle ne répondit pas, reprise par le passé dans sa fièvre heureuse, revivant malgré elle les heures qu'elle avait vécues là, avec son mari. N'était-ce pas le déjeuner d'autrefois qui se continuait par ce gâteau, mangé sur la même table, au milieu des mêmes bruits? Une excitation croissante se dégageait des choses, les souvenirs la débordaient, jamais encore elle n'avait éprouvé un si cuisant besoin de tout dire à son amant, de se livrer toute. Elle en avait comme le désir physique, qu'elle ne distinguait plus de son désir sensuel; et il lui semblait qu'elle lui appartiendrait davantage, qu'elle y épuiserait la joie d'être à lui, si elle se confessait à son oreille, dans un embrassement. Les faits s'évoquaient, son mari était là, elle tourna la tête, en s'imaginant qu'elle venait de voir sa courte main velue passer par-dessus son épaule, pour prendre le couteau.
—Veux-tu? chérie, au dodo! répéta Jacques.
Elle frissonna, en sentant les lèvres du jeune homme qui écrasaient les siennes, comme si, une fois de plus, il eût voulu y sceller l'aveu. Et, muette, elle se leva, se dévêtit rapidement, se coula sous la couverture, sans même relever ses jupes, traînant sur le parquet. Lui, non plus, ne rangea rien: la table resta avec la débandade du couvert, tandis que le bout de bougie achevait de brûler, la flamme déjà vacillante. Et, lorsque, à son tour, déshabillé, il se coucha, ce fut un brusque enlacement, une possession emportée, qui les étouffa tous les deux, hors d'haleine. Dans l'air mort de la chambre, pendant que la musique continuait en bas, il n'y eut pas un cri, pas un bruit, rien qu'un grand tressaillement éperdu, un spasme profond jusqu'à l'évanouissement.
Jacques, déjà, ne reconnaissait plus en Séverine la femme des premiers rendez-vous, si douce, si passive, avec la limpidité de ses yeux bleus. Elle semblait s'être passionnée chaque jour, sous le casque sombre de ses cheveux noirs; et il l'avait sentie peu à peu s'éveiller, dans ses bras, de cette longue virginité froide, dont ni les pratiques séniles de Grandmorin, ni la brutalité conjugale de Roubaud n'avaient pu la tirer. La créature d'amour, simplement docile autrefois, aimait à cette heure, et se donnait sans réserve, et gardait du plaisir une reconnaissance brûlante. Elle en était arrivée à une violente passion, à de l'adoration pour cet homme qui lui avait révélé ses sens. C'était ce grand bonheur, de le tenir enfin à elle, librement, de le garder contre sa gorge, lié de ses deux bras, qui venait ainsi de serrer ses dents, à ne pas laisser échapper un soupir.
Quand ils rouvrirent les yeux, lui, le premier, s'étonna.
—Tiens! la bougie s'est éteinte.
Elle eut un léger mouvement, comme pour dire qu'elle s'en moquait bien. Puis, avec un rire étouffé:
—J'ai été sage, hein?
—Oh! oui, personne n'a entendu… Deux vraies petites souris!
Lorsqu'ils se furent recouchés, elle le reprit tout de suite dans ses bras, se pelotonna contre lui, enfonça le nez dans son cou. Et, soupirant d'aise:
—Mon Dieu! qu'on est bien!
Ils ne parlèrent plus. La chambre était noire, on distinguait à peine les carrés pâles des deux fenêtres; et il n'y avait, au plafond, qu'un rayon du poêle, une tache ronde et sanglante. Ils la regardaient tous les deux, les yeux grands ouverts. Les bruits de musique avaient cessé, des portes battaient, toute la maison tombait à la paix lourde du sommeil. En bas, le train de Caen qui arrivait, ébranla les plaques tournantes, dont les chocs assourdis montaient à peine, comme très lointains.
Mais, à tenir ainsi Jacques, bientôt Séverine brûla de nouveau. Et, avec le désir, se réveilla en elle le besoin de l'aveu. Depuis de si longues semaines, il la tourmentait! La tache ronde, au plafond, s'élargissait, semblait s'étendre comme une tache de sang. Ses yeux s'hallucinaient à la regarder, les choses autour du lit reprenaient des voix, contaient l'histoire tout haut. Elle sentait les mots lui en monter aux lèvres, avec l'onde nerveuse qui soulevait sa chair. Comme cela serait bon, de ne plus rien cacher, de se fondre en lui tout entière!
—Tu ne sais pas, chéri…
Jacques, qui, lui non plus, ne quittait pas du regard la tache saignante, entendait bien ce qu'elle allait dire. Contre lui, dans ce corps délicat noué à son corps, il venait de suivre le flot montant de cette chose obscure, énorme, à laquelle tous deux pensaient, sans jamais en parler. Jusque-là, il l'avait fait taire, craignant le frisson précurseur de son mal de jadis, tremblant que cela ne changeât leur existence, de causer de sang entre eux. Mais, cette fois, il était sans force, même pour pencher la tête et lui fermer la bouche d'un baiser, tellement une langueur délicieuse l'avait envahi, dans ce lit tiède, aux bras souples de cette femme. Il crut que c'était fait, qu'elle dirait tout. Aussi fut-il soulagé de son attente anxieuse, lorsqu'elle parut se troubler, hésiter, puis reculer et dire:
—Tu ne sais pas, chéri, mon mari se doute que je couche avec toi.
A la dernière seconde, sans qu'elle l'eût voulu, c'était le souvenir de la nuit d'auparavant, au Havre, qui sortait de ses lèvres, au lieu de l'aveu.
—Oh! tu crois? murmura-t-il, incrédule. Il a l'air si gentil.
Il m'a encore tendu la main ce matin.
—Je t'assure qu'il sait tout. En ce moment, il doit se dire que nous sommes comme ça, l'un dans l'autre, à nous aimer! J'ai des preuves.
Elle se tut, le serra plus étroitement, d'une étreinte où le bonheur de la possession s'aiguisait de rancune. Puis, après une rêverie frémissante:
—Oh! je le hais, je le hais!
Jacques fut surpris. Lui, n'en voulait aucunement à Roubaud. Il le trouvait très accommodant.
—Tiens! pourquoi donc? demanda-t-il. Il ne nous gêne guère.
Elle ne répondit point, elle répéta:
—Je le hais… Maintenant, rien qu'à le sentir à côté de moi, c'est un supplice. Ah! si je pouvais, comme je me sauverais, comme je resterais avec toi!
A son tour, touché de cet élan d'ardente tendresse, il la ramena davantage, l'eut contre sa chair, de ses pieds à son épaule, toute sienne. Mais, de nouveau, blottie de la sorte, sans presque détacher les lèvres collées à son cou, elle dit doucement:
—C'est que tu ne sais pas, chéri…
C'était l'aveu qui revenait, fatal, inévitable. Et, cette fois, il en eut la nette conscience, rien au monde ne le retarderait, car il montait en elle du désir éperdu d'être reprise et possédée. On n'entendait plus un souffle dans la maison, la marchande de journaux elle-même devait dormir profondément. Au-dehors, Paris sous la neige n'avait pas un roulement de voiture, enseveli, drapé de silence; et le dernier train du Havre, qui était parti à minuit vingt, paraissait avoir emporté la vie dernière de la gare. Le poêle ne ronflait plus, le feu achevait de se consumer en braise, avivant encore la tache rouge du plafond, arrondie là-haut comme un oeil d'épouvante. Il faisait si chaud, qu'une brume lourde, étouffante, semblait peser sur le lit, où tous deux, pâmés, confondaient leurs membres.
—Chéri, c'est que tu ne sais pas…
Alors, il parla lui aussi, irrésistiblement.
—Si, si, je sais.
—Non, tu te doutes peut-être, mais tu ne peux pas savoir.
—Je sais qu'il a fait ça pour l'héritage.
Elle eut un mouvement, un petit rire nerveux, involontaire.
—Ah! oui, l'héritage!
Et tout bas, si bas, qu'un insecte de nuit frôlant les vitres aurait bourdonné plus haut, elle conta son enfance chez le président Grandmorin, voulut mentir, ne pas confesser ses rapports avec celui-ci, puis céda à la nécessité de la franchise, trouva un soulagement, un plaisir presque, en disant tout. Son murmure léger, dès lors, coula, intarissable.
—Imagine-toi, c'était ici, dans cette chambre, en février dernier, tu te rappelles, au moment de son affaire avec le sous-préfet… Nous avions déjeuné, très gentiment, comme nous venons de souper, là, sur cette table. Naturellement, il ne savait rien, je n'étais pas allée lui conter l'histoire… Et voilà qu'à propos d'une bague, un ancien cadeau, à propos de rien, je ne sais comment il s'est fait qu'il a tout compris… ah! Mon chéri, non, non, tu ne peux pas te figurer de quelle façon il m'a traitée!
Elle frémissait, il sentait ses petites mains qui s'étaient crispées sur sa peau nue.
—D'un coup de poing, il m'a abattue par terre… Et puis, il m'a traînée par les cheveux… Et puis, il levait son talon sur ma figure, comme s'il voulait l'écraser… Non! vois-tu, tant que je vivrai, je me souviendrai de ça… Encore les coups, mon Dieu! Mais si je te répétais toutes les questions qu'il m'a faites, enfin ce qu'il m'a forcée à lui raconter! Tu vois, je suis franche, puisque je t'avoue les choses, lorsque rien, n'est-ce pas? ne m'oblige à te les dire. Eh bien! jamais je n'oserai te donner même une simple idée des sales questions auxquelles il m'a fallu répondre, car il m'aurait assommée, c'est certain… Sans doute, il m'aimait, il a dû avoir un gros chagrin en apprenant tout ça; et j'accorde que j'aurais agi plus honnêtement, si je l'avais prévenu avant le mariage. Seulement, il faut comprendre. C'était ancien, c'était oublié. Il n'y a qu'un vrai sauvage pour se rendre ainsi fou de jalousie… Voyons, toi, mon chéri, est-ce que tu vas ne plus m'aimer, parce que tu sais ça, maintenant?
Jacques n'avait pas bougé, inerte, réfléchissant, entre ces bras de femme qui se resserraient à son cou, à ses reins, ainsi que des noeuds de couleuvres vives. Il était très surpris, le soupçon d'une pareille histoire ne lui étant jamais venu. Comme tout se compliquait, lorsque le testament aurait suffi à expliquer si bien les choses! Du reste, il aimait mieux ça, la certitude que le ménage n'avait pas tué pour de l'argent le soulageait d'un mépris, dont il avait parfois la conscience brouillée, même sous les baisers de Séverine.
—Moi, ne plus t'aimer, pourquoi?… Je me moque de ton passé. Ce sont des affaires qui ne me regardent pas… Tu es la femme de Roubaud, tu as bien pu être celle d'un autre.
Il y eut un silence. Tous deux s'étreignaient à s'étouffer, et il sentait sa gorge ronde, gonflée et dure, dans son flanc.
—Ah! tu as été la maîtresse de ce vieux. Tout de même, c'est drôle.
Mais elle se traîna le long de lui, jusqu'à sa bouche, balbutiant dans un baiser:
—Il n'y a que toi que j'aime, jamais je n'ai aimé que toi… Oh! les autres, si tu savais! Avec eux, vois-tu, je n'ai pas seulement appris ce que ça pouvait être; tandis que toi, mon chéri, tu me rends si heureuse!
Elle l'enflammait de ses caresses, s'offrant, le voulant, le reprenant de ses mains égarées. Et, pour ne pas céder tout de suite, lui qui brûlait comme elle, il dut la retenir, à pleins bras.
—Non, non, attends, tout à l'heure… Et, alors, ce vieux?
Très bas, dans une secousse de tout son être, elle avoua:
—Oui, nous l'avons tué.
Le frisson du désir se perdait dans cet autre frisson de mort, revenu en elle. C'était, comme au fond de toute volupté, une agonie qui recommençait. Un instant, elle resta suffoquée par une sensation ralentie de vertige. Puis, le nez de nouveau dans le cou de son amant, du même léger souffle:
—Il m'a fait écrire au président de partir par l'express, en même temps que nous, et de ne se montrer qu'à Rouen… moi, je tremblais dans mon coin, éperdue en songeant au malheur où nous allions. Et il y avait, en face de moi, une femme en noir qui ne disait rien et qui me faisait grand-peur. Je ne la voyais même pas, je m'imaginais qu'elle lisait clairement dans nos crânes, qu'elle savait très bien ce que nous voulions faire… C'est ainsi que se sont passées les deux heures, de Paris à Rouen. Je n'ai pas dit un mot, je n'ai pas remué, fermant les yeux, pour faire croire que je dormais. à mon côté, je le sentais, immobile lui aussi, et ce qui m'épouvantait, c'était de connaître les choses terribles qu'il roulait dans sa tête, sans pouvoir deviner exactement ce qu'il avait résolu de faire… Ah! quel voyage, avec ce flot tourbillonnant de pensées, au milieu des coups de sifflet, des cahots et du grondement des roues!
Jacques, qui avait sa bouche dans l'épaisse toison odorante de sa chevelure, la baisait, à intervalles réguliers, de longs baisers inconscients.
—Mais, puisque vous n'étiez pas dans le même compartiment, comment avez-vous fait pour le tuer?
—Attends, tu vas comprendre… C'était le plan de mon mari. Il est vrai que, s'il a réussi, c'est bien le hasard qui l'a voulu… A Rouen, il y avait dix minutes d'arrêt. Nous sommes descendus, il m'a forcée de marcher jusqu'au coupé du président, d'un air de gens qui se dégourdissent les jambes. Et là, il a affecté la surprise, en le voyant à la portière, comme s'il eût ignoré qu'il fût dans le train. Sur le quai, on se bousculait, un flot de monde prenait d'assaut les secondes classes, à cause d'une fête qui avait lieu au Havre, le lendemain. Lorsqu'on a commencé à refermer les portières, c'est le président lui-même qui nous a demandé de monter avec lui. Moi, j'ai balbutié, j'ai parlé de notre valise; mais il se récriait, il disait qu'on ne nous la volerait certainement pas, que nous pourrions retourner dans notre compartiment, à Barentin, puisqu'il descendait là. Un instant, mon mari, inquiet, parut vouloir courir la chercher. A cette minute, le conducteur sifflait, et il se décida, me poussa dans le coupé, monta, referma la portière et la glace. Comment ne nous a-t-on pas vus? c'est ce que je ne puis m'expliquer encore. Beaucoup de gens couraient, les employés perdaient la tête, enfin il ne s'est pas trouvé un témoin ayant vu clair. Et le train, lentement, quitta la gare.
Elle se tut quelques secondes, revivant la scène. Sans qu'elle en eût conscience, dans l'abandon de ses membres, un tic agitait sa cuisse gauche, la frottait d'un mouvement rythmique contre un genou du jeune homme.
—Ah! le premier moment, dans ce coupé, lorsque j'ai senti le sol fuir! J'étais comme étourdie, je n'ai pensé d'abord qu'à notre valise: de quelle façon la ravoir? et n'allait-elle pas nous vendre, si nous la laissions là-bas? Tout cela me paraissait stupide, impossible, un meurtre de cauchemar imaginé par un enfant, qu'il faudrait être fou pour mettre à exécution. Dès le lendemain, nous serions arrêtés, convaincus. Aussi essayai-je de me rassurer, en me disant que mon mari reculerait, que cela ne serait pas, ne pouvait pas être. Mais non, rien qu'à le voir causer avec le président, je comprenais que sa résolution restait immuable et farouche. Pourtant, il était très calme, il parlait même avec gaieté, de son air habituel; et ce devait être dans son clair regard seul, fixé par moments sur moi, que je lisais l'obstination de sa volonté. Il le tuerait, à un kilomètre encore, à deux peut-être, au point juste qu'il avait fixé, et que j'ignorais: cela était certain, cela éclatait jusque dans les coups d'oeil tranquilles dont il enveloppait l'autre, celui qui, tout à l'heure, ne serait plus. Je ne disais rien, j'avais un grand tremblement intérieur que je m'efforçais de cacher, en affectant de sourire, dès qu'on me regardait. Pourquoi, alors, n'ai-je pas même songé à empêcher tout ça? Ce n'est que plus tard, lorsque j'ai voulu comprendre, que je me suis étonnée de ne m'être pas mise à crier par la portière, ou de ne pas avoir tiré le bouton d'alarme. En ce moment-là, j'étais comme paralysée, je me sentais radicalement impuissante. Sans doute mon mari me semblait dans son droit; et, puisque je te dis tout, chéri, il faut bien que je confesse aussi cela: j'étais malgré moi, de tout mon être, avec lui contre l'autre, parce que les deux m'avaient eue, n'est-ce pas? et que lui était jeune, tandis que l'autre, oh! les caresses de l'autre… Enfin, est-ce qu'on sait? On fait des choses qu'on ne croirait jamais pouvoir faire. Quand je pense que je n'oserais pas saigner un poulet! Ah! cette sensation de nuit de tempête, ah! ce noir épouvantable qui hurlait au fond de moi!
Et cette créature frêle, si mince entre ses bras, Jacques la trouvait maintenant impénétrable, sans fond, de cette profondeur noire dont elle parlait. Il avait beau la nouer à lui plus étroitement, il n'entrait pas en elle. Une fièvre le prenait, à ce récit de meurtre, bégayé dans leur étreinte.
—Dis-moi, l'as-tu donc aidé à tuer le vieux?
—J'étais dans un coin, continua-t-elle sans répondre. Mon mari me séparait du président, qui occupait l'autre coin. Ils causaient ensemble des élections prochaines… Par moments, je voyais mon mari se pencher, jeter un coup d'oeil au-dehors, pour s'assurer où nous étions, comme pris d'impatience… Chaque fois, je suivais son regard, je me rendais compte aussi du chemin parcouru. La nuit était pâle, les masses noires des arbres défilaient furieusement. Et toujours ce grondement des roues que jamais je n'ai entendu pareil, un affreux tumulte de voix enragées et gémissantes, des plaintes lugubres de bêtes hurlant à la mort! A toute vitesse, le train courait… Brusquement, il y a eu des clartés, un écho répercuté du train entre les bâtiments d'une gare. Nous étions à Maromme, déjà à deux lieues et demie de Rouen. Encore Malaunay, et puis Barentin. Où donc la chose allait-elle se faire? Faudrait-il attendre la dernière minute? Je n'avais plus conscience du temps ni des distances, je m'abandonnais, ainsi que la pierre qui tombe, à cette chute assourdissante au travers des ténèbres, lorsque, en traversant Malaunay, tout d'un coup je compris: la chose se ferait dans le tunnel, à un kilomètre de là… Je me tournai vers mon mari, nos yeux se rencontrèrent: oui, dans le tunnel, encore deux minutes… le train courait, l'embranchement de Dieppe fut dépassé, j'aperçus l'aiguilleur à son poste. Il y a là des coteaux, où j'ai cru voir distinctement des hommes, les bras levés, qui nous chargeaient d'injures. Puis, la machine siffla longuement: c'était l'entrée du tunnel… Et, lorsque le train s'y engouffra, oh! quel retentissement sous cette voûte basse! tu sais, ces bruits de fer remué, pareils à des volées de marteau sur l'enclume, et que moi, à cette seconde d'affolement, je transformais en roulements de tonnerre.
Elle grelottait, elle s'interrompit pour dire d'une voix changée, presque rieuse:
—Est-ce bête, hein? chéri, d'en avoir encore froid dans les os. J'ai pourtant bien chaud, là, avec toi, et je suis si contente!… Et puis, tu sais, il n'y a plus rien du tout à craindre: l'affaire est classée, sans compter que les gros bonnets du gouvernement ont encore moins envie que nous de tirer ça au clair… Oh! j'ai compris, je suis tranquille.
Puis, elle ajouta, en riant tout à fait:
—Par exemple, toi, tu peux te vanter de nous avoir fait une jolie peur!… Et dis-moi donc, ça m'a toujours intriguée: au juste, qu'avais-tu vu?
—Mais ce que j'ai dit chez le juge, rien de plus: un homme qui en égorgeait un autre… Vous étiez si drôles avec moi, que j'avais fini par me douter. Un instant, j'avais même reconnu ton mari… Ce n'est que plus tard, pourtant, que j'ai été absolument certain…
Elle l'interrompit gaiement.
—Oui, dans le square, le jour où je t'ai dit non, tu te rappelles? la première fois que nous nous sommes trouvés seuls à Paris… Est-ce singulier! je te disais que ce n'était pas nous, et je savais parfaitement que tu entendais le contraire. N'est-ce pas, c'était comme si je t'avais tout raconté?… Oh! chéri, j'y ai songé souvent, et je crois bien, vois-tu, que c'est depuis ce jour-là que je t'aime.
Ils eurent un élan, une pression où ils semblèrent se fondre. Et elle reprit:
—Sous le tunnel, le train courait… Il est très long, le tunnel. On reste là-dessous trois minutes. J'ai bien cru que nous y avions roulé une heure… Le président ne causait plus, à cause du bruit assourdissant de ferraille remuée. Et mon mari, à ce dernier moment, devait avoir une défaillance, car il ne bougeait toujours pas. Je voyais seulement, sous la clarté dansante de la lampe, ses oreilles devenir violettes… Allait-il donc attendre d'être de nouveau en rase campagne? La chose était désormais pour moi si fatale, si inévitable, que je n'avais qu'un désir: ne plus souffrir à ce point de l'attente, être débarrassée. Pourquoi donc ne le tuait-il pas, puisqu'il le fallait? J'aurais pris le couteau pour en finir, tant j'étais exaspérée de peur et de souffrance… Il me regarda. J'avais sans doute ça sur la figure. Et, tout d'un coup, il se rua, saisit aux épaules le président, qui s'était tourné du côté de la portière. Celui-ci, effaré, se dégagea d'une secousse instinctive, allongea le bras vers le bouton d'alarme, juste au-dessus de sa tête. Il le toucha, fut repris par l'autre et abattu sur la banquette, d'une telle poussée, qu'il s'y trouva comme plié en deux. Sa bouche ouverte de stupeur et d'épouvante lâchait des cris confus, étouffés dans le vacarme; tandis que j'entendais distinctement mon mari répéter le mot: Cochon! cochon! cochon! d'une voix sifflante, qui s'enrageait. Mais le bruit tomba, le train sortait du tunnel, la campagne pâle reparut, avec les arbres noirs qui défilaient… Moi, j'étais restée dans mon coin, raidie, collée contre le drap du dossier, le plus loin possible. Combien la lutte dura-t-elle? quelques secondes à peine. Et il me semblait qu'elle n'en finissait plus, que tous les voyageurs maintenant écoutaient les cris, que les arbres nous voyaient. Mon mari, qui tenait son couteau ouvert, ne pouvait frapper, repoussé à coups de pied, trébuchant sur le plancher mouvant de la voiture. Il faillit tomber sur les genoux, et le train courait, nous emportait à toute vitesse, pendant que la machine sifflait, à l'approche du passage à niveau de la Croix-de-Maufras… C'est alors que, sans que j'aie pu ensuite me souvenir comment cela s'est fait, je me suis jetée sur les jambes de l'homme qui se débattait. Oui, je me suis laissée tomber ainsi qu'un paquet, lui écrasant les jambes de tout mon poids, pour qu'il ne les remuât plus. Et je n'ai rien vu, mais j'ai tout senti: le choc du couteau dans la gorge, la longue secousse du corps, la mort qui est venue en trois hoquets, avec un déroulement d'horloge qu'on a cassée… Oh! ce frisson d'agonie dont j'ai encore l'écho dans les membres!
Jacques, avide, voulut l'interrompre pour la questionner. Mais, à présent, elle avait hâte de finir.
—Non, attends… Comme je me relevais, nous passions à toute vapeur devant la Croix-de-Maufras. J'ai aperçu distinctement la façade close de la maison, puis le poste du garde-barrière. Encore quatre kilomètres, cinq minutes au plus, avant d'être à Barentin… Le corps était plié sur la banquette, le sang coulait en mare épaisse. Et mon mari, debout, hébété, balancé par les cahots du train, regardait, en essuyant le couteau avec son mouchoir. Cela a duré une minute, sans que ni l'un ni l'autre nous fissions rien pour notre salut… Si nous gardions ce corps avec nous, si nous restions là, on allait tout découvrir peut-être, à l'arrêt de Barentin… Mais il avait remis le couteau dans sa poche, il semblait s'éveiller. Je l'ai vu qui fouillait le corps, prenait la montre, l'argent, tout ce qu'il trouvait; et, ayant ouvert la portière, il s'efforça de le pousser sur la voie, sans le saisir à pleins bras, de peur du sang. «Aide-moi donc! pousse avec moi.» Je n'essayai même pas, je ne sentais plus mes membres. «Nom de Dieu! veux-tu bien pousser avec moi!» La tête, sortie la première, pendait jusqu'au marchepied, tandis que le tronc, roulé en boule, refusait de passer. Et le train courait… Enfin, sous une poussée plus forte, le cadavre bascula, disparut dans le grondement des roues. «Ah! le cochon, c'est donc fini!» Puis, il ramassa la couverture, la jeta aussi. Il n'y avait plus que nous deux, debout, avec la mare de sang sur la banquette, où nous n'osions pas nous asseoir… La portière battait toujours, grande ouverte, et je ne compris pas d'abord, anéantie, affolée, lorsque je vis mon mari descendre, disparaître à son tour. Il revint. «Allons, vite, suis-moi, si tu ne veux pas qu'on nous coupe le cou!» Je ne bougeais pas, il s'impatientait. «Viens donc, nom de Dieu! notre compartiment est vide, nous y retournons.» Vide, notre compartiment, il y était donc allé? La femme en noir, celle qui ne parlait pas, qu'on ne voyait pas, était-il bien certain qu'elle ne fût pas restée dans un coin?… «Veux-tu venir, ou je te fous sur la voie comme l'autre!» Il était remonté, il me poussait, brutal, fou. Et je me trouvai dehors, sur le marchepied, les deux mains cramponnées à la tringle de cuivre. Lui, descendu derrière moi, avait refermé soigneusement la portière. «Va donc, va donc!» Mais je n'osais pas, emportée dans le vertige de la course, flagellée par le vent qui soufflait en tempête. Mes cheveux se dénouèrent, je croyais que mes doigts raidis allaient laisser échapper la tringle. «Va donc, nom de Dieu!» Il me poussait toujours, je dus marcher, lâchant une main après l'autre, me collant contre les voitures, au milieu du tourbillon de mes jupes, dont le claquement me liait les jambes. Déjà, au loin, après une courbe, on apercevait les lumières de la station de Barentin. La machine se mit à siffler. «Va donc, nom de Dieu!» Oh! ce bruit d'enfer, cette trépidation violente dans laquelle je marchais! Il me semblait qu'un orage m'avait prise, me roulait comme une paille, pour aller, là-bas, m'écraser contre un mur. Derrière mon dos, la campagne fuyait, les arbres me suivaient d'un galop enragé, tournant sur eux-mêmes, tordus, jetant chacun une plainte brève, au passage. A l'extrémité du wagon, lorsqu'il me fallut enjamber pour atteindre le marchepied du wagon suivant et saisir l'autre tringle, je m'arrêtai, à bout de courage. Jamais je n'aurais la force. «Va donc, nom de Dieu!» Il était sur moi, il me poussait, et je fermai les yeux, et je ne sais comment je continuai à avancer, par la seule force de l'instinct, ainsi qu'une bête qui a planté ses griffes et qui ne veut pas tomber. Comment aussi ne nous a-t-on pas vus? Nous avons passé devant trois voitures, dont une, de deuxième classe, était absolument bondée. Je me souviens des têtes rangées à la file, sous la clarté de la lampe; je crois que je les reconnaîtrais, si je les rencontrais un jour: celle d'un gros homme avec des favoris rouges, celles surtout de deux jeunes filles, qui se sont penchées en riant. «Va donc, nom de Dieu! va donc, nom de Dieu!» Et je ne sais plus, les lumières de Barentin se rapprochaient, la machine sifflait, ma dernière sensation a été d'être traînée, charriée, enlevée par les cheveux. Mon mari a dû m'empoigner, ouvrir la portière par-dessus mes épaules, me jeter au fond du compartiment. Haletante, j'étais à demi évanouie dans un coin, lorsque nous nous sommes arrêtés; et je l'ai entendu, sans faire un mouvement, qui échangeait quelques mots avec le chef de gare de Barentin. Puis, le train reparti, il est tombé sur la banquette, épuisé lui-même. Jusqu'au Havre, nous n'avons pas rouvert la bouche… Oh! je le hais, je le hais, vois-tu, pour toutes ces abominations qu'il m'a fait souffrir! et toi, je t'aime, mon chéri, toi qui me donnes tant de bonheur!
Chez Séverine, après la montée ardente de ce long récit, ce cri était comme l'épanouissement même de son besoin de joie, dans l'exécration de ses souvenirs. Mais Jacques, qu'elle avait bouleversé et qui brûlait comme elle, la retint encore.
—Non, non, attends… Et tu étais aplatie sur ses jambes, et tu l'as senti mourir?
En lui, l'inconnu se réveillait, une onde farouche montait des entrailles, envahissait la tête d'une vision rouge. Il était repris de la curiosité du meurtre.
—Et alors, le couteau, tu as senti le couteau entrer?
—Oui, un coup sourd.
—Ah! un coup sourd… Pas un déchirement! tu es sûre?
—Non, non, rien qu'un choc.
—Et, ensuite, il a eu une secousse, hein?
—Oui, trois secousses, oh! d'un bout à l'autre de son corps, si longues, que je les ai suivies jusque dans ses pieds.
—Des secousses qui le raidissaient, n'est-ce pas?
—Oui, la première très forte, les deux autres plus faibles.
—Et il est mort, et à toi qu'est-ce que ça t'a fait, de le sentir mourir comme ça, d'un coup de couteau?
—A moi, oh! je ne sais pas.
—Tu ne sais pas, pourquoi mens-tu? Dis-moi, dis-moi ce que ça t'a fait, bien franchement… De la peine?
—Non, non, pas de la peine!
—Du plaisir?
—Du plaisir, ah! non, pas du plaisir!
—Quoi donc, mon amour? Je t'en prie, dis-moi tout… Si tu savais… Dis-moi ce qu'on éprouve.
—Mon Dieu! est-ce qu'on peut dire ça?… C'est affreux, ça vous emporte, oh! si loin, si loin! J'ai plus vécu dans cette minute-là que dans toute ma vie passée.
Les dents serrées, n'ayant plus qu'un bégaiement, Jacques cette fois l'avait prise; et Séverine aussi le prenait. Ils se possédèrent, retrouvant l'amour au fond de la mort, dans la même volupté douloureuse des bêtes qui s'éventrent pendant le rut. Leur souffle rauque, seul, s'entendit. Au plafond, le reflet saignant avait disparu; et, le poêle éteint, la chambre commençait à se glacer, dans le grand froid du dehors. Pas une voix ne montait de Paris ouaté de neige. Un instant, des ronflements étaient venus de chez la marchande de journaux, à côté. Puis, tout s'était abîmé au gouffre noir de la maison endormie.
Jacques, qui avait gardé Séverine dans ses bras, la sentit tout de suite qui cédait à un sommeil invincible, comme foudroyée. Le voyage, l'attente prolongée chez les Misard, cette nuit de fièvre, l'accablaient. Elle bégaya un bonsoir enfantin, elle dormait déjà, d'un souffle égal. Le coucou venait de sonner trois heures.
Et, pendant près d'une heure encore, Jacques la garda sur son bras gauche, qui, peu à peu, s'engourdissait. Lui, ne pouvait fermer les yeux, qu'une main invisible, obstinément, semblait rouvrir dans les ténèbres. Maintenant, il ne distinguait plus rien de la chambre, noyée de nuit, où tout avait sombré, le poêle, les meubles, les murs; et il fallait qu'il se tournât, pour retrouver les deux carrés pâles des fenêtres, immobiles, d'une légèreté de rêve. Malgré sa fatigue écrasante, une activité cérébrale prodigieuse le tenait vibrant, dévidant sans cesse le même écheveau d'idées. Chaque fois que, par un effort de volonté, il croyait glisser au sommeil, la même hantise recommençait, les mêmes images défilaient, éveillant les mêmes sensations. Et ce qui se déroulait ainsi, avec une régularité mécanique, pendant que ses yeux fixes et grands ouverts s'emplissaient d'ombre, c'était le meurtre, détail à détail. Toujours il renaissait, identique, envahissant, affolant. Le couteau entrait dans la gorge d'un choc sourd, le corps avait trois longues secousses, la vie s'en allait en un flot de sang tiède, un flot rouge qu'il croyait sentir lui couler sur les mains. Vingt fois, trente fois, le couteau entra, le corps s'agita. Cela devenait énorme, l'étouffait, débordait, faisait éclater la nuit. Oh! donner un coup de couteau pareil, contenter ce lointain désir, savoir ce qu'on éprouve, goûter cette minute où l'on vit davantage que dans toute une existence!
Comme son étouffement augmentait, Jacques pensa que le poids de Séverine sur son bras l'empêchait seul de dormir. Doucement, il se dégagea, la posa près de lui, sans l'éveiller. D'abord soulagé, il respira plus à l'aise, croyant que le sommeil allait venir enfin. Mais, malgré son effort, les invisibles doigts rouvrirent ses paupières; et, dans le noir, le meurtre reparut en traits sanglants, le couteau entra, le corps s'agita. Une pluie rouge rayait les ténèbres, la plaie de la gorge, démesurée, bâillait comme une entaille faite à la hache. Alors, il ne lutta plus, resta sur le dos, en proie à cette vision obstinée. Il entendait en lui le labeur décuplé du cerveau, un grondement de toute la machine. Cela venait de très loin, de sa jeunesse. Pourtant, il s'était cru guéri, car ce désir était mort depuis des mois, avec la possession de cette femme; et voilà que jamais il ne l'avait ressenti si intense, sous l'évocation de ce meurtre, que, tout à l'heure, serrée contre sa chair, liée à ses membres, elle lui chuchotait. Il s'était écarté, il évitait qu'elle ne le touchât, brûlé par le moindre contact de sa peau. Une chaleur insupportable montait le long de son échine, comme si le matelas, sous ses reins, se fût changé en brasier. Des picotements, des pointes de feu lui trouaient la nuque. Un moment, il essaya de sortir ses mains de la couverture; mais tout de suite elles se glaçaient, lui donnaient un frisson. La peur le prit de ses mains, et il les rentra, les joignit d'abord sur son ventre, finit par les glisser, par les écraser sous ses fesses, les emprisonnant là, comme s'il eût redouté quelque abomination de leur part, un acte qu'il ne voudrait pas et qu'il commettrait quand même.
Chaque fois que le coucou sonnait, Jacques comptait les coups. Quatre heures, cinq heures, six heures. Il aspirait après le jour, il espérait que l'aube chasserait ce cauchemar. Aussi, maintenant, se tournait-il vers les fenêtres, guettant les vitres. Mais il n'y avait toujours là que le vague reflet de la neige. A cinq heures moins un quart, avec un retard de quarante minutes seulement, il avait entendu arriver le direct du Havre, ce qui prouvait que la circulation devait être rétablie. Et ce ne fut pas avant sept heures passées, qu'il vit blanchir les vitres, une pâleur laiteuse, très lente. Enfin, la chambre s'éclaira, de cette lumière confuse où les meubles semblaient flotter. Le poêle reparut, l'armoire, le buffet. Il ne pouvait toujours fermer les paupières, ses yeux au contraire s'irritaient, dans un besoin de voir. Tout de suite, avant même qu'il fît assez clair, il avait plutôt deviné qu'aperçu, sur la table, le couteau dont il s'était servi, le soir, pour couper le gâteau. Il ne voyait plus que ce couteau, un petit couteau à bout pointu. Le jour qui grandissait, toute la lumière blanche des deux fenêtres n'entrait maintenant que pour se refléter dans cette mince lame. Et la terreur de ses mains les lui fit enfoncer davantage sous son corps, car il les sentait bien qui s'agitaient, révoltées, plus fortes que son vouloir. Est-ce qu'elles allaient cesser de lui appartenir? Des mains qui lui viendraient d'un autre, des mains léguées par quelque ancêtre, au temps où l'homme, dans les bois, étranglait les bêtes!
Pour ne plus voir le couteau, Jacques se tourna vers Séverine. Elle dormait très calme, avec un souffle d'enfant, dans sa grosse fatigue. Ses lourds cheveux noirs, dénoués, lui faisaient un oreiller sombre, coulant jusqu'aux épaules; et, sous le menton, entre les boucles, on apercevait sa gorge, d'une délicatesse de lait, à peine rosée. Il la regarda comme s'il ne la connaissait point. Il l'adorait cependant, il emportait partout son image, dans un désir d'elle, qui, souvent, l'angoissait, même lorsqu'il conduisait sa machine; à ce point, qu'un jour il s'était éveillé, comme d'un rêve, au moment où il passait une station à toute vapeur, malgré les signaux. Mais la vue de cette gorge blanche le prenait tout entier, d'une fascination soudaine, inexorable; et, en lui, avec une horreur consciente encore, il sentait grandir l'impérieux besoin d'aller chercher le couteau, sur la table, de revenir l'enfoncer jusqu'au manche, dans cette chair de femme. Il entendait le choc sourd de la lame qui entrait, il voyait le corps sursauter par trois fois, puis la mort le raidir, sous un flot rouge. Luttant, voulant s'arracher de cette hantise, il perdait à chaque seconde un peu de sa volonté, comme submergé par l'idée fixe, à ce bord extrême où, vaincu, l'on cède aux poussées de l'instinct. Tout se brouilla, ses mains révoltées, victorieuses de son effort à les cacher, se dénouèrent, s'échappèrent. Et il comprit si bien que, désormais, il n'était plus leur maître, et qu'elles allaient brutalement se satisfaire, s'il continuait à regarder Séverine, qu'il mit ses dernières forces à se jeter hors du lit, roulant par terre ainsi qu'un homme ivre. Là, il se ramassa, faillit tomber de nouveau, en s'embarrassant les pieds parmi les jupes restées sur le parquet. Il chancelait, cherchait ses vêtements d'un geste égaré, avec la pensée unique de s'habiller vite, de prendre le couteau et de descendre tuer une autre femme, dans la rue. Cette fois, son désir le torturait trop, il fallait qu'il en tuât une. Il ne trouvait plus son pantalon, le toucha à trois reprises, avant de savoir qu'il le tenait. Ses souliers à mettre lui donnèrent un mal infini. Bien qu'il fît grand jour maintenant, la chambre lui paraissait pleine de fumée rousse, une aube de brouillard glacial où tout se noyait. Il grelottait de fièvre, et il était habillé enfin, il avait pris le couteau, en le cachant dans sa manche, certain d'en tuer une, la première qu'il rencontrerait sur le trottoir, lorsqu'un froissement de linge, un soupir prolongé qui venait du lit, l'arrêta, cloué près de la table, pâlissant.
C'était Séverine qui s'éveillait.
—Quoi donc, chéri, tu sors déjà?
Il ne répondait pas, il ne la regardait pas, espérant qu'elle se rendormirait.
—Où vas-tu donc, chéri?
—Rien, balbutia-t-il, une affaire de service… Dors, je vais revenir.
Alors, elle eut des mots confus, reprise de torpeur, les yeux déjà refermés.
—Oh! j'ai sommeil, j'ai sommeil… Viens m'embrasser, chéri.
Mais il ne bougeait pas, car il savait que, s'il se retournait, avec ce couteau dans la main, s'il la revoyait seulement, si fine, si jolie, en sa nudité et son désordre, c'en était fait de la volonté qui le raidissait là, près d'elle. Malgré lui, sa main se lèverait, lui planterait le couteau dans le cou.
—Chéri, viens m'embrasser…
Sa voix s'éteignait, elle se rendormit, très douce, avec un murmure de caresse. Et, lui, éperdu, ouvrit la porte, s'enfuit.
Il était huit heures, lorsque Jacques se trouva sur le trottoir de la rue d'Amsterdam. La neige n'avait pas encore été balayée, on entendait à peine le piétinement des rares passants. Tout de suite, il avait aperçu une vieille femme; mais elle tournait le coin de la rue de Londres, il ne la suivit pas. Des hommes le coudoyèrent, il descendit vers la place du Havre, en serrant le couteau, dont la pointe relevée disparaissait sous sa manche. Comme une fillette d'environ quatorze ans sortait d'une maison d'en face, il traversa la chaussée; et il n'arriva que pour la voir entrer, à côté, dans une boulangerie. Son impatience était telle, qu'il n'attendit pas, cherchant plus loin, continuant à descendre. Depuis qu'il avait quitté la chambre, avec ce couteau, ce n'était plus lui qui agissait, mais l'autre, celui qu'il avait senti si fréquemment s'agiter au fond de son être, cet inconnu venu de très loin, brûlé de la soif héréditaire du meurtre. Il avait tué jadis, il voulait tuer encore. Et les choses, autour de Jacques, n'étaient plus que dans un rêve, car il les voyait à travers son idée fixe. Sa vie de chaque jour se trouvait comme abolie, il marchait en somnambule, sans mémoire du passé, sans prévoyance de l'avenir, tout à l'obsession de son besoin. Dans son corps qui allait, sa personnalité était absente. Deux femmes qui le frôlèrent en le devançant, lui firent précipiter sa marche; et il les rattrapait, lorsqu'un homme les arrêta. Tous trois riaient, causaient. Cet homme le dérangeant, il se mit à suivre une autre femme qui passait, chétive et noire, l'air pauvre sous un mince châle. Elle avançait à petits pas, vers quelque besogne exécrée sans doute, dure et payée chichement, car elle n'avait pas de hâte, la face désespérément triste. Lui non plus, maintenant qu'il en tenait une, ne se pressait point, attendant de choisir l'endroit, pour la frapper à l'aise. Sans doute, elle s'aperçut que ce garçon la suivait, et ses yeux se tournèrent vers lui, avec un navrement indicible, étonnée qu'on pût vouloir d'elle. Déjà, elle l'avait mené au milieu de la rue du Havre, elle se retourna deux fois encore, l'empêchant à chaque fois de lui planter dans la gorge le couteau, qu'il sortait de sa manche. Elle avait des yeux de misère, si implorants! Là-bas, lorsqu'elle descendrait du trottoir, il frapperait. Et, brusquement, il fit un crochet, en se mettant à la poursuite d'une autre femme, qui marchait en sens inverse. Cela sans raison, sans volonté, parce qu'elle passait à cette minute, et que c'était ainsi.
Jacques, derrière elle, revint vers la gare. Celle-ci, très vive, marchait d'un petit pas sonore; et elle était adorablement jolie, vingt ans au plus, grasse déjà, blonde, avec de beaux yeux de gaieté qui riaient à la vie. Elle ne remarqua même pas qu'un homme la suivait; elle devait être pressée, car elle gravit lestement le perron de la cour du Havre, monta dans la grande salle, qu'elle longea en courant presque, pour se précipiter vers les guichets de la ligne de ceinture. Et, comme elle demandait un billet de première classe pour Auteuil, Jacques en prit également un, l'accompagna à travers les salles d'attente, sur le quai, jusque dans le compartiment, où il s'installa à côté d'elle. Le train, tout de suite, partit.
—J'ai le temps, pensait-il, je la tuerai sous un tunnel.
Mais, en face d'eux, une vieille dame, la seule personne qui fût montée, venait de reconnaître la jeune femme.
—Comment, c'est vous! Où allez-vous donc, de si bonne heure?
L'autre éclata d'un bon rire, avec un geste de comique désespoir.
—Dire qu'on ne peut rien faire sans être rencontrée! J'espère que vous n'irez pas me vendre… C'est demain la fête de mon mari, et dès qu'il a été sorti pour ses affaires, j'ai pris ma course, je vais à Auteuil chez un horticulteur, où il a vu une orchidée dont il a une envie folle… Une surprise, vous comprenez.
La vieille dame hochait la tête, d'un air de bienveillance attendrie.
—Et bébé va bien?
—La petite, oh! un vrai charme… Vous savez que je l'ai sevrée il y a huit jours. Il faut la voir manger sa soupe… nous nous portons tous trop bien, c'est scandaleux.
Elle riait plus haut, montrant ses dents blanches, entre le sang pur de ses lèvres. Et Jacques, qui s'était mis à sa droite, le couteau au poing, caché derrière sa cuisse, se disait qu'il serait très bien pour frapper. Il n'avait qu'à lever le bras et à faire demi-tour, pour l'avoir à sa main. Mais, sous le tunnel des Batignolles, l'idée des brides du chapeau l'arrêta.
—Il y a là, songeait-il, un noeud qui va me gêner. Je veux être sûr.
Les deux femmes continuaient à causer gaiement.
—Alors, je vois que vous êtes heureuse.
—Heureuse, ah! si je pouvais dire! C'est un rêve que je fais… Il y a deux ans, je n'étais rien du tout. Vous vous rappelez, on ne s'amusait guère chez ma tante; et pas un sou de dot… Quand il venait, lui, je tremblais, tant je m'étais mise à l'aimer. Mais il était si beau, si riche… Et il est à moi, il est mon mari, et nous avons bébé à nous deux! Je vous dis que c'est trop!
En étudiant le noeud des brides, Jacques venait de constater qu'il y avait dessous, attaché à un velours noir, un gros médaillon d'or; et il calculait tout.
—Je l'empoignerai au cou de la main gauche, et j'écarterai le médaillon en lui renversant la tête, pour avoir la gorge nue.
Le train s'arrêtait, repartait à chaque minute. De courts tunnels s'étaient succédé, à Courcelles, à Neuilly. Tout à l'heure, une seconde suffirait.
—Vous êtes allée à la mer, cet été? reprit la vieille dame.
—Oui, en Bretagne, six semaines, au fond d'un trou perdu, un paradis. Puis, nous avons passé septembre dans le Poitou, chez mon beau-père, qui possède par là de grands bois.
—Et ne devez-vous pas vous installer dans le Midi pour l'hiver?
—Si, nous serons à Cannes vers le 15… La maison est louée. Un bout de jardin délicieux, la mer en face. Nous avons envoyé là-bas quelqu'un qui installe tout, pour nous recevoir… Ce n'est pas que nous soyons frileux, ni l'un ni l'autre; mais cela est si bon, le soleil!… Puis, nous serons de retour en mars. L'année prochaine, nous resterons à Paris. Dans deux ans, lorsque bébé sera grande fille, nous voyagerons. Est-ce que je sais, moi! c'est toujours fête!
Elle débordait d'une telle félicité, que, cédant à son besoin d'expansion, elle se tourna vers Jacques, vers cet inconnu, pour lui sourire. Dans ce mouvement, le noeud des brides se déplaça, le médaillon s'écarta, le cou apparut, vermeil, avec une fossette légère, que l'ombre dorait.
Les doigts de Jacques s'étaient raidis sur le manche du couteau, pendant qu'il prenait une résolution irrévocable.
—C'est là, à cette place, que je frapperai. Oui, tout à l'heure, sous le tunnel, avant Passy.
Mais, à la station du Trocadéro, un employé monta, qui, le connaissant, se mit à lui parler du service, d'un vol de charbon dont on venait de convaincre un mécanicien et son chauffeur. Et, à partir de ce moment, tout se brouilla, il ne put jamais, plus tard, rétablir les faits, exactement. Les rires avaient continué, un rayonnement de bonheur tel, qu'il en était comme pénétré et assoupi. Peut-être était-il allé jusqu'à Auteuil, avec les deux femmes; seulement, il ne se rappelait pas qu'elles y fussent descendues. Lui-même avait fini par se trouver au bord de la Seine, sans s'expliquer comment. Ce dont il gardait la sensation très nette, c'était d'avoir jeté, du haut de la berge, le couteau, resté dans sa manche, à son poing. Puis, il ne savait plus, hébété, absent de son être, d'où l'autre s'en était allé aussi, avec le couteau. Il devait avoir marché pendant des heures, par les rues et les places, au hasard de son corps. Des gens, des maisons, défilaient, très pâles. Sans doute il était entré quelque part, manger au fond d'une salle pleine de monde, car il revoyait distinctement des assiettes blanches. Il avait aussi l'impression persistante d'une affiche rouge, sur une boutique fermée. Et tout sombrait ensuite à un gouffre noir, à un néant, où il n'y avait plus ni temps ni espace, où il gisait inerte, depuis des siècles peut-être.
Lorsqu'il revint à lui, Jacques était dans son étroite chambre de la rue Cardinet, tombé en travers de son lit, tout habillé. L'instinct l'avait ramené là, ainsi qu'un chien fourbu qui se traîne à sa niche. D'ailleurs, il ne se souvenait ni d'avoir monté l'escalier ni de s'être endormi. Il s'éveillait d'un sommeil de plomb, effaré de rentrer brusquement en possession de lui-même, comme après un évanouissement profond. Peut-être avait-il dormi trois heures, peut-être trois jours. Et, tout d'un coup, la mémoire lui revint: la nuit passée avec Séverine, l'aveu du meurtre, son départ de bête carnassière, en quête de sang. Il n'avait plus été en lui, il s'y retrouvait, avec la stupeur des choses qui s'étaient faites en dehors de son vouloir. Puis, le souvenir que la jeune femme l'attendait, le mit debout, d'un saut. Il regarda sa montre, vit qu'il était quatre heures déjà; et, la tête vide, très calme comme après une forte saignée, il se hâta de retourner à l'impasse d'Amsterdam.
Jusqu'à midi, Séverine avait dormi profondément. Ensuite, réveillée, surprise de ne pas le voir là encore, elle avait rallumé le poêle; et, vêtue enfin, mourant d'inanition, elle s'était décidée, vers deux heures, à descendre manger dans un restaurant du voisinage. Lorsque Jacques parut, elle venait de remonter, après avoir fait quelques courses.
—Oh! mon chéri, que j'étais inquiète!
Et elle s'était pendue à son cou, elle le regardait de tout près, dans les yeux.
—Qu'est-il donc arrivé?
Lui, épuisé, la chair froide, la rassurait tranquillement, sans un trouble.
—Mais rien, une corvée embêtante. Quand ils vous tiennent, ils ne vous lâchent plus.
Alors, baissant la voix, elle se fit humble, câline.
—Figure-toi que je m'imaginais… Oh! une vilaine idée qui me causait une peine!… Oui, je me disais que peut-être, après ce que je t'avais avoué, tu n'allais plus vouloir de moi… Et voilà que je t'ai cru parti pour ne pas revenir, jamais, jamais!
Les larmes la gagnaient, elle éclata en sanglots, en le serrant éperdument entre ses bras.
—Ah! mon chéri, si tu savais, comme j'ai besoin qu'on soit gentil avec moi!… Aime-moi, aime-moi bien, parce que, vois-tu, il n'y a que ton amour qui puisse me faire oublier… Maintenant que je t'ai dit tous mes malheurs, n'est-ce pas? il ne faut pas me quitter, oh! je t'en conjure!
Jacques était envahi par cet attendrissement. Une détente invincible l'amollissait peu à peu. Il bégaya:
—Non, non, je t'aime, n'aie pas peur.
Et, débordé, il pleura aussi, sous la fatalité de ce mal abominable qui venait de le reprendre, dont jamais il ne guérirait. C'était une honte, un désespoir sans bornes.
—Aime-moi, aime-moi bien aussi, oh! de toute ta force, car j'en ai autant besoin que toi!
Elle frissonna, voulut savoir.
—Tu as des chagrins, il faut me les dire.
—Non, non, pas des chagrins, des choses qui n'existent pas, des tristesses qui me rendent horriblement malheureux, sans qu'il soit même possible d'en causer.
Tous deux s'étreignirent, confondirent l'affreuse mélancolie de leur peine. C'était une infinie souffrance, sans oubli possible, sans pardon. Ils pleuraient, et ils sentaient sur eux les forces aveugles de la vie, faite de lutte et de mort.
—Allons, dit Jacques, en se dégageant, il est l'heure de songer au départ… Ce soir, tu seras au Havre.
Séverine, sombre, les regards perdus, murmura, après un silence:
—Encore, si j'étais libre, si mon mari n'était plus là!… Ah! comme nous oublierions vite!
Il eut un geste violent, il pensa tout haut.
—Nous ne pouvons pourtant pas le tuer.
Fixement, elle le regarda, et lui tressaillit, étonné d'avoir dit cette chose, à laquelle il n'avait jamais songé. Puisqu'il voulait tuer, pourquoi donc ne le tuait-il pas, cet homme gênant? Et, comme il la quittait enfin, pour courir au dépôt, elle le reprit entre ses bras, le couvrit de baisers.
—Oh! mon chéri, aime-moi bien. Je t'aimerai plus fort, plus fort encore… Va, nous serons heureux.
IX
Au Havre, dès les jours suivants, Jacques et Séverine se montrèrent d'une grande prudence, pris d'inquiétude. Puisque Roubaud savait tout, n'allait-il pas les guetter, les surprendre, pour se venger d'eux, dans un éclat? Ils se rappelaient ses emportements jaloux d'autrefois, ses brutalités d'ancien homme d'équipe, tapant à poings fermés. Et, justement, il leur semblait, à le voir, si lourd, si muet, avec ses yeux troubles, qu'il devait méditer quelque farouche sournoiserie, un guet-apens, où il les tiendrait en sa puissance. Aussi, pendant le premier mois, ne se virent-ils qu'avec mille précautions, toujours en alerte.
Roubaud, cependant, de plus en plus, s'absentait. Peut-être ne disparaissait-il ainsi que pour revenir à l'improviste et les trouver aux bras l'un de l'autre. Mais cette crainte ne se réalisait pas. Au contraire, ses absences se prolongeaient à un tel point, qu'il n'était plus jamais là, s'échappant dès qu'il était libre, ne rentrant qu'à la minute précise où le service le réclamait. Les semaines de jour, il trouvait le moyen, à dix heures, de déjeuner en cinq minutes, puis de ne pas reparaître avant onze heures et demie; et, le soir, à cinq heures, lorsque son collègue descendait le remplacer, il filait, souvent pour la nuit entière. A peine prenait-il quelques heures de sommeil. Il en était de même des semaines de nuit, libre alors dès cinq heures du matin, mangeant et dormant dehors sans doute, en tout cas ne revenant qu'à cinq heures du soir. Longtemps, dans ce désarroi, il avait gardé une ponctualité d'employé modèle, toujours présent à la minute exacte, si éreinté parfois, qu'il ne tenait pas sur ses jambes, mais debout pourtant, consciencieux à sa besogne. Puis, maintenant, des trous se produisaient. Deux fois déjà, l'autre sous-chef, Moulin, avait dû l'attendre une heure; même, un matin, après le déjeuner, apprenant qu'il ne reparaissait pas, il était venu le suppléer, en brave homme, pour lui éviter une réprimande. Et tout le service de Roubaud commençait ainsi à se ressentir de cette désorganisation lente. Le jour, ce n'était plus l'homme actif, n'expédiant ou ne recevant un train qu'après avoir tout vu par ses yeux, consignant les moindres faits dans son rapport au chef de gare, dur aux autres et à lui-même. La nuit, il s'endormait d'un sommeil de plomb, au fond du grand fauteuil de son bureau. Éveillé, il semblait sommeiller encore, allait et venait sur le quai, les mains croisées derrière le dos, donnait d'une voix blanche les ordres, dont il ne vérifiait pas l'exécution. Tout marchait quand même, par la force acquise de l'habitude, sauf un tamponnement dû à une négligence de sa part, un train de voyageurs lancé sur une voie de garage. Ses collègues, simplement, s'égayaient, en contant qu'il faisait la noce.
La vérité était que Roubaud, à présent, vivait au premier étage du café du Commerce, dans la petite salle écartée, devenue peu à peu un tripot. On racontait que des femmes s'y rendaient, chaque nuit; mais on n'y en aurait trouvé réellement qu'une, la maîtresse d'un capitaine en retraite, âgée d'au moins quarante ans, joueuse enragée elle-même, sans sexe. Le sous-chef ne satisfaisait là que la morne passion du jeu, éveillée en lui, au lendemain du meurtre, par le hasard d'une partie de piquet, grandie ensuite et changée en une habitude impérieuse, pour l'absolue distraction, l'anéantissement qu'elle lui procurait. Elle l'avait possédé jusqu'à chasser le désir de la femme, chez ce mâle brutal; elle le tenait désormais tout entier, comme l'assouvissement unique, où il se contentait. Ce n'était pas que le remords l'eût jamais tourmenté du besoin de l'oubli; mais, dans la secousse dont se détraquait son ménage, au milieu de son existence gâtée, il avait trouvé la consolation, l'étourdissement de bonheur égoïste, qu'il pouvait goûter seul; et tout sombrait maintenant, au fond de cette passion, qui achevait de le désorganiser. L'alcool ne lui aurait pas donné des heures plus légères, plus rapides, affranchies à ce point. Il était dégagé du souci même de la vie, il lui semblait vivre avec une intensité extraordinaire, mais ailleurs, désintéressé, sans que plus rien le touchât des ennuis dont jadis il crevait de rage. Et il se portait fort bien, en dehors de la fatigue des nuits passées; il engraissait même, d'une graisse lourde et jaune, les paupières pesantes sur ses yeux troubles. Quand il rentrait, avec la lenteur de ses gestes ensommeillés, il n'apportait plus, chez lui, sur toutes choses, qu'une souveraine indifférence.
La nuit où Roubaud était revenu prendre les trois cents francs d'or, sous le parquet, il voulait payer M. Cauche, le commissaire de surveillance, à la suite de plusieurs pertes successives. Celui-ci, vieux joueur, avait un beau sang-froid, qui le rendait redoutable. D'ailleurs, il disait ne jouer que pour son plaisir, il était tenu par ses fonctions de magistrat à garder les apparences de l'ancien militaire, resté garçon et vivant au café, en habitué tranquille: ce qui ne l'empêchait pas de battre souvent les cartes la soirée entière, et de ramasser tout l'argent des autres. Des bruits avaient circulé, on l'accusait aussi d'être si inexact à son poste, qu'il était question de le forcer à se démettre. Mais les choses traînaient, il y avait si peu de besogne, pourquoi exiger plus de zèle? Et il se contentait toujours de paraître un instant sur les quais de la gare, où chacun le saluait.
Trois semaines plus tard, Roubaud dut encore près de quatre cents francs à M. Cauche. Il avait expliqué que l'héritage fait par sa femme les mettait fort à leur aise; mais il ajoutait en riant que celle-ci gardait les clefs de la caisse, ce qui excusait sa lenteur à payer ses dettes de jeu. Puis, un matin qu'il était seul, harcelé, il souleva de nouveau la frise et prit dans la cachette un billet de mille francs. Il tremblait de tous ses membres, il n'avait pas éprouvé une émotion pareille, la nuit des pièces d'or: sans doute, ce n'était encore là pour lui qu'un appoint de hasard, tandis que le vol commençait, avec ce billet. Un malaise lui hérissait la chair, lorsqu'il songeait à cet argent sacré, auquel il s'était promis de ne toucher jamais. Autrefois, il jurait de mourir plutôt de faim, et il y touchait pourtant, et il n'aurait pu dire comment s'en étaient allés ses scrupules, un peu chaque jour sans doute, dans la lente fermentation du meurtre. Au fond du trou, il croyait avoir senti une humidité, quelque chose de mou et de nauséabond, dont il eut horreur. Vivement, il replaça la frise, en refaisant le serment de se couper le poing, plutôt que de la déplacer encore. Sa femme ne l'avait pas vu, il respira, soulagé, but un grand verre d'eau pour se remettre. Maintenant, son coeur battait d'allégresse, à l'idée de sa dette payée et de toute cette somme, qu'il jouerait.
Mais, lorsqu'il fallut changer le billet, l'angoisse de Roubaud recommença. Jadis, il était brave, il se serait livré, s'il n'avait pas commis la bêtise de mêler sa femme à l'affaire; tandis que, à présent, la seule pensée des gendarmes lui donnait une sueur froide. Il avait beau savoir que la justice ne possédait pas les numéros des billets disparus, et que, d'ailleurs, le procès dormait, à jamais enterré dans les cartons de classement: une épouvante le prenait, dès qu'il projetait d'entrer quelque part, pour demander de la monnaie. Pendant cinq jours, il garda le billet sur lui; et c'était une continuelle habitude, un besoin de le tâter, de le déplacer, de ne pas s'en séparer, la nuit. Il bâtissait des plans très compliqués, se heurtait toujours à des craintes imprévues. D'abord, il avait cherché dans la gare: pourquoi un collègue, chargé d'une recette, ne le lui prendrait-il pas? Puis, cela lui ayant paru extrêmement dangereux, il avait imaginé d'aller à l'autre bout du Havre, sans sa casquette d'uniforme, acheter n'importe quoi. Seulement, ne s'étonnerait-on pas de le voir, pour un petit objet, remuer une si grosse somme? Et il s'était arrêté à ce moyen, de donner le billet au bureau de tabac du cours Napoléon, où il entrait chaque jour: n'était-ce pas le plus simple? on savait bien qu'il avait hérité, la buraliste ne pouvait avoir de surprise. Il marcha jusqu'à la porte, se sentit défaillir et descendit vers le bassin Vauban, pour s'exciter au courage. Après une demi-heure de promenade, il revint, sans se décider encore. Et, le soir, au café du Commerce, comme M. Cauche était là, une bravade brusque lui fit tirer le billet de sa poche, en priant la patronne de le lui changer; mais elle n'avait pas de monnaie, elle dut envoyer un garçon le porter au bureau de tabac. Même on plaisanta sur le billet, qui semblait tout neuf, bien qu'il fût daté de dix ans. Le commissaire de surveillance l'avait pris, et il le retournait, en disant que celui-là, pour sûr, avait dormi au fond de quelque trou; ce qui jeta la maîtresse du capitaine retraité dans une histoire interminable de fortune cachée, puis retrouvée, sous le marbre d'une commode.
Des semaines s'écoulèrent, et cet argent que Roubaud avait dans les mains, achevait d'enfiévrer sa passion. Ce n'était pas qu'il jouât gros jeu, mais une déveine le poursuivait, si constante, si noire, que les petites pertes de chaque jour, additionnées, arrivaient à se chiffrer par de grosses sommes. Vers la fin du mois, il se retrouva sans un sou, devant déjà sur parole quelques louis, malade de ne plus oser toucher une carte. Pourtant, il lutta, faillit s'aliter. L'idée des neuf billets qui dormaient là, sous le parquet de la salle à manger, tournait chez lui à une obsession de chaque minute: il les voyait à travers le bois, il les sentait chauffer ses semelles. Dire que, s'il avait voulu, il en aurait pris un encore! Mais, c'était bien juré cette fois, il aurait plutôt mis sa main dans le feu que de fouiller de nouveau. Et, un soir, comme Séverine s'était endormie de bonne heure, il souleva la frise, cédant avec rage, éperdu d'une telle tristesse, que ses yeux s'emplissaient de larmes. A quoi bon résister ainsi? ce ne serait que de la souffrance inutile, car il comprenait qu'il les prendrait maintenant jusqu'au dernier, un à un.
Le lendemain matin, Séverine remarqua, par hasard, une écorchure toute fraîche, à une arête de la frise. Elle se baissa, constata les traces d'une pesée. Évidemment, son mari continuait à prendre de l'argent. Et elle s'étonna du mouvement de colère qui l'emportait, car elle n'était pas intéressée d'habitude; sans compter qu'elle aussi se croyait résolue à mourir de faim, plutôt que de toucher à ces billets tachés de sang. Mais n'étaient-ils pas à elle autant qu'à lui? pourquoi en disposait-il, en se cachant, en évitant même de la consulter? Jusqu'au dîner, elle fut tourmentée du besoin d'une certitude, et elle aurait à son tour déplacé la frise, pour voir, si elle n'avait senti un petit souffle froid dans ses cheveux, à la pensée de fouiller là toute seule. Le mort n'allait-il pas se lever de ce trou? Cette peur d'enfant lui rendit la salle à manger si désagréable, qu'elle emporta son ouvrage et s'enferma dans sa chambre.
Puis, le soir, comme tous deux mangeaient en silence un reste de ragoût, une nouvelle irritation la souleva, en le voyant jeter des coups d'oeil involontaires dans l'angle du parquet.
—Tu en as repris, hein? demanda-t-elle brusquement.
Il leva la tête, étonné.
—De quoi donc?
—Oh! ne fais pas l'innocent, tu me comprends bien… Mais écoute: je ne veux pas que tu en reprennes, parce que ce n'est pas plus à toi qu'à moi, et que cela me rend malade, de savoir que tu y touches.
D'habitude, il évitait les querelles. La vie commune n'était plus que le contact obligé de deux êtres liés l'un à l'autre, passant des journées entières sans échanger une parole, allant et venant côte à côte, comme étrangers désormais, indifférents et solitaires. Aussi se contenta-t-il de hausser les épaules, refusant toute explication.
Mais elle était très excitée, elle entendait en finir avec la question de cet argent caché là, dont elle souffrait depuis le jour du crime.
—Je veux que tu me répondes… Ose me dire que tu n'y as pas touché.
—Qu'est-ce que ça te fiche?
—Ça me fiche que ça me retourne. Aujourd'hui encore, j'ai eu peur, je n'ai pas pu rester ici. Toutes les fois que tu remues ça, j'en ai pour trois nuits à faire des rêves affreux… Nous n'en parlons jamais. Alors, reste tranquille, ne me force pas à en parler.
Il la contemplait de ses gros yeux fixes, il répéta lourdement:
—Qu'est-ce que ça te fiche que j'y touche, si je ne te force pas à y toucher? C'est pour moi, ça me regarde.
Elle eut un geste violent, qu'elle réprima. Puis, bouleversée, avec un visage de souffrance et de dégoût:
—Ah! tiens! je ne te comprends pas… Tu étais un honnête homme pourtant. Oui, tu n'aurais jamais pris un sou à personne… Et ce que tu as fait, ça pourrait se pardonner, car tu étais fou, comme tu m'avais rendue folle moi-même… Mais cet argent, ah! cet argent abominable, qui ne devait plus exister pour toi, et que tu voles sou à sou, pour ton plaisir… Qu'est-ce qui se passe donc, comment peux-tu être descendu si bas?
Il l'écoutait, et, dans une minute de lucidité, il s'étonna aussi d'en être arrivé au vol. Les phases de la lente démoralisation s'effaçaient, il ne pouvait renouer ce que le meurtre avait tranché autour de lui, il ne s'expliquait plus comment une autre existence, presque un nouvel être, avait commencé, avec son ménage détruit, sa femme écartée et hostile. Tout de suite, d'ailleurs, l'irréparable le reprit, il eut un geste, comme pour se débarrasser des réflexions importunes.
—Quand on s'embête chez soi, grogna-t-il, on va se distraire dehors. Puisque tu ne m'aimes plus…
—Oh! non, je ne t'aime plus.
Il la regarda, donna un coup de poing sur la table, la face envahie d'un flot de sang.
—Alors, fous-moi la paix! Est-ce que je t'empêche de t'amuser? est-ce que je te juge?… Il y a bien des choses qu'un honnête homme ferait à ma place, et que je ne fais pas. D'abord, je devrais te flanquer à la porte, avec mon pied au derrière. Ensuite, je ne volerais peut-être pas.
Elle était devenue toute pâle, car elle aussi avait souvent pensé que, lorsqu'un homme, un jaloux, est ravagé par un mal intérieur, au point de tolérer un amant à sa femme, il y a là l'indice d'une gangrène morale, à marche envahissante, tuant les autres scrupules, désorganisant la conscience entière. Mais elle se débattait, elle refusait d'être responsable. Et, balbutiante, elle cria:
—Je te défends de toucher à l'argent.
Il avait fini de manger. Tranquillement, il plia sa serviette, puis se leva, en disant d'un air goguenard:
—Si c'est ça que tu veux, nous allons partager.
Déjà, il se baissait, comme pour soulever la frise. Elle dut se précipiter, poser le pied sur le parquet.
—Non, non! Tu sais que j'aimerais mieux mourir… N'ouvre pas ça. Non, non! pas devant moi!
Séverine, ce soir-là, devait se rencontrer avec Jacques, derrière la gare des marchandises. Lorsqu'elle revint, après minuit, la scène de la soirée s'évoqua, et elle s'enferma à double tour, dans sa chambre. Roubaud était de service de nuit, elle ne craignait même pas qu'il rentrât se coucher, ainsi que cela arrivait rarement. Mais, la couverture au menton, la lampe laissée en veilleuse, elle ne put s'endormir. Pourquoi avait-elle refusé de partager? Et elle ne retrouvait plus si vive la révolte de son honnêteté, à l'idée de profiter de cet argent. N'avait-elle pas accepté le legs de la Croix-de-Maufras? Elle pouvait bien prendre l'argent aussi. Puis, le frisson revenait. Non, non, jamais! L'argent, elle l'aurait pris; ce qu'elle n'osait toucher, sans crainte d'en avoir les doigts brûlés, c'était cet argent volé sur un mort, l'abominable argent du meurtre. Elle se calmait de nouveau, elle raisonnait: ce n'était pas pour le dépenser qu'elle l'aurait pris; au contraire, elle l'aurait caché ailleurs, enterré dans un endroit connu d'elle seule, où il aurait dormi l'éternité; et, à cette heure, ce serait toujours une moitié de la somme sauvée des mains de son mari. Il ne triompherait pas en gardant le tout, il n'irait pas jouer ce qui lui appartenait, à elle. Lorsque la pendule sonna trois heures, elle regrettait mortellement d'avoir refusé le partage. Une pensée lui venait bien, confuse, lointaine encore: se lever, fouiller sous le parquet, pour que lui n'eût plus rien. Seulement, un tel froid la glaçait qu'elle ne voulait pas y songer. Prendre tout, garder tout, sans qu'il osât même se plaindre! Et ce projet, peu à peu, s'imposait à elle, tandis qu'une volonté, plus forte que sa résistance, grandissait, des profondeurs inconscientes de son être. Elle ne voulait pas, et elle sauta brusquement du lit, car elle ne pouvait faire autrement. Elle haussa la mèche de la lampe, elle passa dans la salle à manger.
Dès lors, Séverine ne trembla plus. Ses terreurs s'en étaient allées, elle procéda froidement, avec des gestes lents et précis de somnambule. Elle dut chercher le tisonnier, qui servait à soulever la frise. Quand le trou fut découvert, comme elle voyait mal, elle approcha la lampe. Mais une stupeur la cloua, penchée, immobile: le trou était vide. Évidemment, pendant qu'elle courait à son rendez-vous, Roubaud était remonté, travaillé, avant elle, de la même envie: prendre tout, garder tout; et, d'un coup, il avait empoché les billets, pas un ne restait. Elle s'agenouilla, elle n'apercevait, au fond, que la montre et la chaîne, dont l'or luisait dans la poussière des lambourdes. Une rage froide la tint là un instant, raidie, demi-nue, répétant tout haut, à vingt reprises:
—Voleur! voleur! voleur!
Puis, d'un mouvement furieux, elle empoigna la montre, tandis qu'une grosse araignée noire, dérangée, fuyait le long du plâtre. A coups de talon, elle replaça la frise, et elle revint se coucher, posant la lampe sur la table de nuit. Quand elle eut chaud, elle regarda la montre, qu'elle tenait dans son poing fermé, la retourna, l'examina longuement. Sur le boîtier, les deux initiales du président, entrelacées, l'intéressaient. A l'intérieur, elle lut le numéro 2516, un chiffre de fabrication. C'était un bijou fort dangereux à garder, car la justice connaissait ce chiffre. Mais, dans sa colère de n'avoir pu sauver que ça, elle n'avait plus peur. Même elle sentait que c'en était fini de ses cauchemars, maintenant qu'il n'y avait plus de cadavre sous son parquet. Enfin, elle marcherait tranquille chez elle, où elle voudrait. Elle glissa la montre à son chevet, éteignit la lampe et s'endormit.
Le lendemain, Jacques, qui avait un congé, devait attendre que Roubaud fût parti s'installer au café du Commerce, selon son habitude, et monter alors déjeuner avec elle. Parfois, lorsqu'ils osaient, ils faisaient cette partie. Et, ce jour-là, en mangeant, frémissante encore, elle lui parla de l'argent, lui conta comment elle avait trouvé la cachette vide. Sa rancune contre son mari ne s'apaisait pas, le même cri revenait, incessant:
—Voleur! voleur! voleur!
Puis, elle apporta la montre, elle voulut absolument la donner à
Jacques, malgré la répugnance qu'il montrait.
—Comprends donc, mon chéri, personne n'ira la chercher chez toi. Si je la garde, il me la prendra encore. Et ça, vois-tu, j'aimerais mieux lui laisser arracher un lambeau de ma chair… Non, il a eu trop. Je n'en voulais pas, de cet argent. Il me faisait horreur, jamais je n'en aurais dépensé un sou. Mais est-ce qu'il avait le droit d'en profiter, lui? Oh! je le hais!
Elle pleurait, elle insistait, avec de telles supplications, que le jeune homme finit par mettre la montre dans la poche de son gilet.
Une heure se passa, et Jacques avait gardé Séverine sur ses genoux, à moitié dévêtue encore. Elle se renversait contre son épaule, un bras à son cou, dans une caresse alanguie, lorsque Roubaud, qui avait une clef, entra. D'un saut brusque, elle fut debout. Mais c'était le flagrant délit, inutile de nier. Le mari s'était arrêté net, ne pouvant passer outre, tandis que l'amant restait assis, stupéfié. Alors, elle ne s'embarrassa même pas dans une explication quelconque, elle s'avança et répéta rageusement:
—Voleur! voleur! voleur!
Une seconde, Roubaud hésita. Puis, avec le haussement d'épaules dont il écartait tout maintenant, il entra dans la chambre, prit un calepin de service, qu'il y avait oublié. Mais elle le poursuivait, l'accablait.
—Tu as fouillé, ose donc dire que tu n'as pas fouillé!… Et tu as tout pris, voleur! voleur! voleur!
Sans une parole, il traversa la salle à manger. A la porte seulement, il se retourna, l'enveloppa de son morne regard.
—Fous-moi la paix, hein!
Et il partit, la porte ne claqua même pas. Il ne semblait pas avoir vu, il n'avait fait aucune allusion à cet amant qui était là.
Au bout d'un grand silence, Séverine se tourna vers Jacques.
—Crois-tu!
Celui-ci, qui n'avait pas dit un mot, se leva enfin. Et il donna son opinion.
—C'est un homme fini.
Tous deux en tombèrent d'accord. A leur surprise de l'amant toléré, après l'amant assassiné, succédait un dégoût pour le mari complaisant. Quand un homme en arrive là, il est dans la boue, il peut rouler à tous les ruisseaux.
Dès ce jour, Séverine et Jacques eurent liberté entière. Ils en usèrent sans se soucier davantage de Roubaud. Mais, à présent que le mari ne les inquiétait plus, leur grand souci fut l'espionnage de madame Lebleu, la voisine, toujours aux aguets. Certainement, elle se doutait de quelque chose. Jacques avait beau étouffer le bruit de ses pas, à chacune de ses visites, il voyait la porte d'en face s'entrebâiller imperceptiblement, tandis que, par la fente, un oeil le dévisageait. Cela devenait intolérable, il n'osait plus monter; car, s'il se risquait, on le savait là, une oreille venait se coller à la serrure; de sorte qu'il n'était pas possible de s'embrasser, ni même de causer librement. Et ce fut alors que Séverine, exaspérée devant ce nouvel obstacle à sa passion, reprit contre les Lebleu son ancienne campagne pour avoir leur logement. Il était notoire que, de tous temps, le sous-chef l'avait occupé. Mais ce n'était plus la vue superbe, les fenêtres donnant sur la cour du départ et sur les hauteurs d'Ingouville, qui la tentait. L'unique raison de son désir, qu'elle ne disait pas, était que le logement avait une seconde entrée, une porte ouvrant sur un escalier de service. Jacques pourrait monter et s'en aller par là, sans que madame Lebleu soupçonnât même ses visites. Enfin, ils seraient libres.
La bataille fut terrible. Cette question, qui avait déjà passionné tout le corridor, se réveilla, s'envenima d'heure en heure. madame Lebleu, menacée, se défendait désespérément, certaine d'en mourir, si on l'enfermait dans le noir logement du derrière, barré par le faîtage de la marquise, d'une tristesse de cachot. Comment voulait-on qu'elle vécût au fond de ce trou, elle habituée à sa chambre si claire, ouverte sur le vaste horizon, égayée du continuel mouvement des voyageurs? Et ses jambes lui défendaient toute promenade, elle n'aurait plus jamais que la vue d'un toit de zinc, autant la tuer tout de suite. Malheureusement, ce n'étaient là que des raisons sentimentales, et elle était bien forcée d'avouer qu'elle tenait le logement de l'ancien sous-chef, le prédécesseur de Roubaud, qui, célibataire, le lui avait cédé par galanterie; même il devait exister une lettre de son mari s'engageant à le rendre, si un nouveau sous-chef le réclamait. Comme on n'avait pas retrouvé la lettre encore, elle en niait l'existence. A mesure que sa cause se gâtait, elle se faisait plus violente, plus agressive. Un moment, elle avait tâché de mettre avec elle, en la compromettant, la femme de Moulin, l'autre sous-chef, qui avait vu, disait-elle, des hommes embrasser madame Roubaud, dans l'escalier; et Moulin s'était fâché, car sa femme, une douce et très insignifiante créature, qu'on ne rencontrait jamais, jurait en pleurant n'avoir rien vu et n'avoir rien dit. Pendant huit jours, ce commérage souffla la tempête, d'un bout à l'autre du corridor. Mais la grande faute de madame Lebleu, celle qui devait entraîner sa défaite, était toujours d'irriter mademoiselle Guichon, la buraliste, par son espionnage entêté: c'était une manie, l'idée fixe que celle-ci allait chaque nuit retrouver le chef de gare, le besoin de la surprendre, devenu maladif, d'autant plus aigu, que depuis deux ans elle l'épiait, sans avoir absolument rien surpris, pas un souffle. Et elle était certaine qu'ils couchaient ensemble, ça la rendait folle. Aussi mademoiselle Guichon, furieuse de ne pouvoir rentrer ni sortir sans être épiée, poussait-elle maintenant à ce qu'on la reléguât sur la cour: un logement les séparerait, elle ne l'aurait plus au moins en face d'elle, ne serait plus forcée de passer devant sa porte. Il devenait évident que M. Dabadie, le chef de gare, jusqu'ici désintéressé dans la lutte, prenait parti contre les Lebleu chaque jour davantage; ce qui était un signe grave.
Des querelles encore compliquèrent la situation. Philomène, qui apportait maintenant ses oeufs frais à Séverine, se montrait très insolente, chaque fois qu'elle rencontrait madame Lebleu; et, comme celle-ci laissait exprès sa porte ouverte, pour ennuyer tout le monde, c'étaient continuellement, au passage, des paroles désagréables entre les deux femmes. Cette intimité de Séverine et de Philomène en étant venue à des confidences, la dernière avait fini par faire les commissions de Jacques près de sa maîtresse, lorsqu'il n'osait monter lui-même. Elle arrivait avec ses oeufs, changeait les rendez-vous, disait pourquoi il avait dû être prudent la veille, racontait l'heure qu'il était resté chez elle, à causer. Jacques parfois, lorsqu'un obstacle l'arrêtait, s'oubliait volontiers ainsi dans la petite maison de Sauvagnat, le chef du dépôt. Il y suivait son chauffeur Pecqueux, comme si, par un besoin de s'étourdir, il redoutait de vivre toute une soirée seul. Même, quand le chauffeur disparaissait, en bordée dans les cabarets de matelots, il entrait chez Philomène, la chargeait d'un mot à dire, s'asseyait, ne partait plus. Et elle, peu à peu, mêlée à cet amour, s'attendrissait, car elle n'avait connu, jusque-là, que des amants brutaux. Les petites mains, les façons polies de ce garçon si triste, qui avait l'air très doux, lui semblaient des friandises auxquelles elle n'avait pas mordu encore. Avec Pecqueux, c'était maintenant le ménage, des saouleries, plus de rudesses que de caresses; tandis que, lorsqu'elle portait une parole gentille du mécanicien à la femme du sous-chef, elle en goûtait, pour elle-même, le goût délicat de fruit défendu. Un jour, elle lui fit ses confidences, se plaignit du chauffeur, un sournois, disait-elle, sous son air de rire, très capable d'un mauvais coup, les jours où il était ivre. Il remarqua qu'elle soignait davantage son grand corps brûlé de maigre cavale, désirable malgré tout, avec ses beaux yeux de passion, buvant moins, tenant la maison moins sale. Son frère Sauvagnat, ayant un soir entendu une voix d'homme, était entré la main haute, pour la corriger; mais, en reconnaissant le garçon qui causait avec elle, il avait simplement offert une bouteille de cidre. Jacques, bien reçu, guéri là de son frisson, paraissait s'y plaire. Aussi Philomène montrait-elle une amitié de plus en plus vive pour Séverine, s'emportant contre madame Lebleu, qu'elle traitait partout de vieille gueuse.
Une nuit qu'elle avait rencontré les deux amants derrière son petit jardin, elle les accompagna dans l'ombre, jusqu'à la remise, où ils se cachaient d'habitude.
—Ah bien! vous êtes trop bonne. Puisque le logement est à vous, c'est moi qui l'en tirerais par les cheveux… Tapez donc dessus!
Mais Jacques n'était pas pour un éclat.
—Non, non, monsieur Dabadie s'en occupe, il vaut mieux attendre que les choses se fassent régulièrement.
—Avant la fin du mois, déclara Séverine, je coucherai dans sa chambre, et nous pourrons nous y voir à toute heure.
Malgré les ténèbres, Philomène l'avait sentie, qui, à cet espoir, serrait le bras de son amant d'une pression tendre. Et elle les laissa pour rentrer chez elle. Mais, cachée dans l'ombre, à trente pas, elle s'arrêta, se retourna. Cela lui causait une grosse émotion, de les savoir ensemble. Elle n'était pas jalouse pourtant, elle avait le besoin ignorant d'aimer et d'être aimée ainsi.
Jacques, chaque jour, s'assombrissait davantage. A deux reprises, pouvant voir Séverine, il avait inventé des prétextes; et, s'il s'attardait parfois chez les Sauvagnat, c'était également pour l'éviter. Il l'aimait pourtant toujours, d'un désir exaspéré qui n'avait fait que s'accroître. Mais, dans ses bras, maintenant, l'affreux mal le reprenait, un tel vertige, qu'il s'en dégageait vite, glacé, terrifié de n'être plus lui, de sentir la bête prête à mordre. Il avait tâché de se rejeter dans la fatigue des longs parcours, sollicitant des corvées supplémentaires, passant des douze heures debout sur sa machine, le corps brisé par la trépidation, les poumons brûlés par le vent. Ses camarades, eux, se plaignaient de ce dur métier de mécanicien, qui, disaient-ils, en vingt années, mangeait un homme; lui, aurait voulu être mangé tout de suite, il ne tombait jamais assez de lassitude, il n'était heureux que lorsque la Lison l'emportait, ne pensant plus, n'ayant plus que des yeux pour voir les signaux. A l'arrivée, le sommeil le foudroyait, sans qu'il eût même le temps de se débarbouiller. Seulement, avec le réveil, revenait le tourment de l'idée fixe. Il avait également essayé de se reprendre de tendresse pour la Lison, passant de nouveau des heures à la nettoyer, exigeant de Pecqueux des aciers luisant comme de l'argent. Les inspecteurs, qui, en route, montaient près de lui, le félicitaient. Il hochait la tête, restait mécontent; car, lui, savait bien que sa machine, depuis l'arrêt dans la neige, n'était plus la bien portante, la vaillante d'autrefois. Sans doute, dans la réparation des pistons et des tiroirs, elle avait perdu de son âme, ce mystérieux équilibre de vie, dû au hasard du montage. Il en souffrait, cette déchéance tournait à une amertume chagrine, au point qu'il poursuivait ses supérieurs de plaintes déraisonnables, demandant des réparations inutiles, imaginant des améliorations impraticables. On les lui refusait, il en devenait plus sombre, convaincu que la Lison était très malade et qu'il n'y avait désormais rien à faire de propre avec elle. Sa tendresse s'en décourageait: à quoi bon aimer, puisqu'il tuerait tout ce qu'il aimerait? Et il apportait à sa maîtresse cette rage d'amour désespérée, que ne pouvait user ni la souffrance ni la fatigue.
Séverine l'avait bien senti changer, et elle se désolait elle aussi, croyant qu'il s'attristait à cause d'elle, depuis qu'il savait. Lorsqu'elle le voyait frémir à son cou, éviter son baiser d'un brusque recul, n'était-ce pas qu'il se souvenait et qu'elle lui faisait horreur? Jamais elle n'avait osé remettre la conversation sur ces choses. Elle se repentait d'avoir parlé, surprise de l'emportement de son aveu, dans ce lit étranger, où ils avaient brûlé tous deux, ne se souvenant même plus de son lointain besoin de confidence, comme satisfaite aujourd'hui de l'avoir avec elle, au fond de ce secret. Et elle l'aimait, elle le désirait certainement davantage, depuis qu'il n'ignorait plus rien. C'était une passion insatiable, la femme enfin éveillée, une créature faite uniquement pour la caresse, tout entière amante, et qui n'était point mère. Elle ne vivait plus que par Jacques, elle ne mentait pas, lorsqu'elle disait son effort pour se fondre en lui, car elle n'avait qu'un rêve, qu'il l'emportât, qu'il la gardât dans sa chair. Très douce toujours, très passive, ne tenant son plaisir que de lui, elle aurait voulu des sommeils de chatte sur ses genoux, du matin au soir. De l'affreux drame, elle avait simplement gardé l'étonnement d'y avoir été mêlée; de même qu'elle semblait être restée vierge et candide, au sortir des souillures de sa jeunesse. Cela était loin, elle souriait, elle n'aurait pas même eu de colère contre son mari, s'il ne l'avait pas gênée. Mais son exécration pour cet homme augmentait, à mesure que grandissait sa passion, son besoin de l'autre. Maintenant que l'autre savait et qu'il l'avait absoute, c'était lui le maître, celui qu'elle suivrait, qui pouvait disposer d'elle comme de sa chose. Elle s'était fait donner son portrait, une carte photographique; et elle couchait avec, elle s'endormait, la bouche collée sur l'image, très malheureuse depuis qu'elle le voyait malheureux, sans arriver à deviner au juste ce dont il souffrait ainsi.
Cependant, leurs rendez-vous continuaient au-dehors, en attendant qu'ils pussent se voir tranquillement chez elle, dans le nouveau logement conquis. L'hiver finissait, le mois de février était très doux. Ils prolongeaient leurs promenades, marchaient pendant des heures, à travers les terrains vagues de la gare; car lui évitait de s'arrêter, et lorsqu'elle se pendait à ses épaules, qu'il était forcé de s'asseoir et de la posséder, il exigeait que ce fût sans lumière, dans sa terreur de frapper, s'il apercevait un coin de sa peau nue: tant qu'il ne verrait pas, il résisterait peut-être. A Paris, où elle le suivait toujours, chaque vendredi, il fermait soigneusement les rideaux, en racontant que la pleine clarté lui coupait son plaisir. Ce voyage hebdomadaire, elle le faisait maintenant sans même donner d'explication à son mari. Pour les voisins, l'ancien prétexte, son mal au genou, servait; et elle disait aussi qu'elle allait embrasser sa nourrice, la mère Victoire, dont la convalescence traînait à l'hôpital. Tous deux encore y prenaient une grande distraction, lui très attentif ce jour-là à la bonne conduite de sa machine, elle ravie de le voir moins sombre, amusée elle-même par le trajet, bien qu'elle commençât à connaître les moindres coteaux, les moindres bouquets d'arbres du parcours. Du Havre à Motteville, c'étaient des prairies, des champs plats, coupés de haies vives, plantés de pommiers; et, jusqu'à Rouen ensuite, le pays se bossuait, désert. Après Rouen, la Seine se déroulait. On la traversait à Sotteville, à Oissel, à Pont-de-l'Arche; puis, au travers des vastes plaines, sans cesse elle reparaissait, largement déployée. Dès Gaillon, on ne la quittait plus, elle coulait à gauche, ralentie entre ses rives basses, bordée de peupliers et de saules. On filait à flanc de coteau, on ne l'abandonnait à Bonnières, que pour la retrouver brusquement à Rosny, au sortir du tunnel de Rolleboise. Elle était comme la compagne amicale du voyage. Trois fois encore, on la franchissait, avant l'arrivée. Et c'était Mantes et son clocher dans les arbres, Triel avec les taches blanches de ses plâtrières, Poissy que l'on coupait en plein coeur, les deux murailles vertes de la forêt de Saint-Germain, les talus de Colombes débordant de lilas, la banlieue enfin, Paris deviné, aperçu du pont d'Asnières, l'Arc de triomphe lointain, au-dessus des constructions lépreuses, hérissées de cheminées d'usine. La machine s'engouffrait sous les Batignolles, on débarquait dans la gare retentissante; et, jusqu'au soir, ils s'appartenaient, ils étaient libres. Au retour, il faisait nuit, elle fermait les yeux, revivait son bonheur. Mais, le matin comme le soir, chaque fois qu'elle passait à la Croix-de-Maufras, elle avançait la tête, jetait un coup d'oeil prudent, sans se montrer, certaine de trouver là, devant la barrière, Flore debout, présentant le drapeau dans sa gaine, enveloppant le train de son regard de flamme.
Depuis que cette fille, le jour de la neige, les avait vus s'embrasser, Jacques avait averti Séverine de se méfier d'elle. Il n'ignorait plus de quelle passion d'enfant sauvage elle le poursuivait, du fond de sa jeunesse, et il la sentait jalouse, d'une énergie virile, d'une rancune débridée et meurtrière. D'autre part, elle devait connaître beaucoup de choses, car il se rappelait son allusion aux rapports du président avec une demoiselle, que personne ne soupçonnait, qu'il avait mariée. Si elle savait cela, elle avait sûrement deviné le crime: sans doute allait-elle parler, écrire, se venger par une dénonciation. Mais les journées, les semaines s'étaient écoulées, et rien ne se produisait, il ne la trouvait toujours que plantée à son poste, au bord de la voie, avec son drapeau, raidie. Du plus loin qu'elle apercevait la machine, il avait sur lui la sensation de ses yeux ardents. Elle le voyait malgré la fumée, le prenait tout entier, l'accompagnait dans l'éclair de la vitesse, au milieu du tonnerre des roues. Et le train, en même temps, était sondé, transpercé, visité, de la première à la dernière voiture. Toujours, elle découvrait l'autre, la rivale, que maintenant elle savait là, chaque vendredi. L'autre avait beau n'avancer qu'un peu la tête, par un besoin impérieux de voir: elle était vue, leurs regards à toutes deux se croisaient comme des épées. Déjà le train fuyait, dévorant, et il y en avait une qui restait par terre, impuissante à le suivre, dans la rage de ce bonheur qu'il emportait. Elle semblait grandir, Jacques la retrouvait plus haute, à chaque voyage, inquiet désormais de ce qu'elle ne faisait rien, se demandant quel projet allait mûrir dans cette grande fille sombre, dont il ne pouvait éviter l'immobile apparition.
Un employé aussi, Henri Dauvergne, le conducteur-chef, gênait Séverine et Jacques. Il avait justement la conduite de ce train du vendredi, et il se montrait d'une amabilité importune pour la jeune femme. S'étant aperçu de sa liaison avec le mécanicien, il se disait que son tour viendrait peut-être. Au départ du Havre, les matins qu'il était de service, Roubaud en ricanait, tellement les attentions d'Henri devenaient claires: il réservait tout un compartiment pour elle, il l'installait, tâtait la bouillotte. Un jour même, le mari, qui continuait tranquillement de parler à Jacques, lui avait montré, d'un clignement d'yeux, le manège du jeune homme, comme pour lui demander s'il tolérait ça. D'ailleurs, dans les querelles, il accusait carrément sa femme de coucher avec les deux. Elle s'était imaginé un instant que Jacques le croyait et que, de là, venaient ses tristesses. Au milieu d'une crise de sanglots, elle avait protesté de son innocence, en lui disant de la tuer, si elle était infidèle. Alors, il avait plaisanté, très pâle, l'embrassant, lui répondant qu'il la savait honnête et qu'il espérait bien ne jamais tuer personne.
Mais les premières soirées de mars furent affreuses, ils durent interrompre leurs rendez-vous; et les voyages à Paris, les quelques heures de liberté, cherchées si loin, ne suffisaient plus à Séverine. C'était, en elle, un besoin grandissant d'avoir Jacques à elle, tout à elle, de vivre ensemble, les jours, les nuits, sans jamais plus se quitter. Son exécration pour son mari s'aggravait, la simple présence de cet homme la jetait dans une excitation maladive, intolérable. Si docile, d'une complaisance de femme tendre, elle s'irritait dès qu'il s'agissait de lui, s'emportait au moindre obstacle qu'il mettait à ses volontés. Alors, il semblait que l'ombre de ses cheveux noirs assombrissait le bleu limpide de ses yeux. Elle devenait farouche, elle l'accusait d'avoir gâté son existence, à ce point que la vie était désormais impossible, côte à côte. N'était-ce pas lui qui avait tout fait? si plus rien n'existait de leur ménage, si elle avait un amant, n'était-ce pas sa faute? La tranquillité pesante où elle le voyait, le coup d'oeil indifférent dont il accueillait ses colères, son dos rond, son ventre élargi, toute cette graisse morne qui ressemblait à du bonheur, achevait de l'exaspérer, elle qui souffrait. Rompre, s'éloigner, aller recommencer de vivre ailleurs, elle ne songeait plus qu'à cela. Oh! recommencer, faire surtout que le passé ne fût pas, recommencer la vie avant toutes ces abominations, se retrouver telle qu'elle était à quinze ans, et aimer, et être aimée, et vivre comme elle rêvait de vivre alors! Pendant huit jours, elle caressa un projet de fuite: elle partait avec Jacques, ils se cachaient en Belgique, ils s'y installaient en jeune ménage laborieux. Mais elle ne lui en parla même pas, tout de suite des empêchements s'étaient produits, l'irrégularité de la situation, le tremblement continuel où ils seraient, surtout l'ennui de laisser à son mari sa fortune, l'argent, la Croix-de-Maufras. Par une donation au dernier vivant, ils s'étaient tout légué; et elle se trouvait en sa puissance, dans cette tutelle légale de la femme, qui liait ses mains. Plutôt que de partir en abandonnant un sou, elle aurait préféré mourir là. Un jour qu'il remonta, livide, dire qu'en traversant devant une locomotive, il avait senti le tampon lui effleurer le coude, elle songea que, s'il était mort, elle serait libre. Elle le regardait de ses grands yeux fixes: pourquoi donc ne mourait-il pas, puisqu'elle ne l'aimait plus, et qu'il gênait tout le monde, maintenant?
Dès lors, le rêve de Séverine changea. Roubaud était mort d'accident, et elle partait avec Jacques pour l'Amérique. Mais ils étaient mariés, ils avaient vendu la Croix-de-Maufras, réalisé toute la fortune. Derrière eux, ils ne laissaient aucune crainte. S'ils s'expatriaient, c'était pour renaître, aux bras l'un de l'autre. Là-bas, rien ne serait plus de ce qu'elle voulait oublier, elle pourrait croire que la vie était neuve. Puisqu'elle s'était trompée, elle reprendrait au commencement l'expérience du bonheur. Lui, trouverait bien une occupation; elle-même entreprendrait quelque chose; ce serait la fortune, des enfants sans doute, une existence nouvelle de travail et de félicité. Dès qu'elle était seule, le matin au lit, la journée en brodant, elle retombait dans cette imagination, la corrigeait, l'élargissait, y ajoutait sans cesse des détails heureux, finissait par se croire comblée de joie et de biens. Elle, qui autrefois sortait si rarement, avait à cette heure la passion d'aller voir les paquebots partir: elle descendait sur la jetée, s'accoudait, suivait la fumée du navire jusqu'à ce qu'elle se fût confondue avec les brumes du large; et elle se dédoublait, se croyait sur le pont avec Jacques, déjà loin de France, en route pour le paradis rêvé.
Un soir du milieu de mars, le jeune homme, s'étant risqué à monter la voir chez elle, lui conta qu'il venait d'amener de Paris, dans son train, un de ses anciens camarades d'école, qui partait pour New York, exploiter une invention nouvelle, une machine à fabriquer des boutons; et, comme il lui fallait un associé, un mécanicien, il lui avait même offert de le prendre avec lui. Oh! une affaire superbe, qui ne nécessiterait guère qu'un apport d'une trentaine de mille francs, et où il y avait peut-être des millions à gagner. Il disait cela pour causer simplement, ajoutant d'ailleurs qu'il avait, bien entendu, refusé l'offre. Cependant, il en restait le coeur un peu gros, car il est dur tout de même de renoncer à la fortune, quand elle se présente.
Séverine l'écoutait, debout, les regards perdus. N'était-ce pas son rêve qui allait se réaliser?
—Ah! murmura-t-elle enfin, nous partirions demain…
Il leva la tête, surpris.
—Comment, nous partirions?
—Oui, s'il était mort.
Elle n'avait pas nommé Roubaud, ne le désignant que d'un mouvement du menton. Mais il avait compris, il eut un geste vague, pour dire que, par malheur, il n'était pas mort.
—Nous partirions, reprit-elle de sa voix lente et profonde, nous serions si heureux, là-bas! Les trente mille francs, je les aurais en vendant la propriété; et j'aurais encore de quoi nous installer… Toi, tu ferais valoir tout ça; moi, j'arrangerais un petit intérieur, où nous nous aimerions de toute notre force… Oh! ce serait bon, ce serait si bon!
Et elle ajouta très bas:
—Loin de tout souvenir, rien que des jours nouveaux devant nous!
Il était envahi d'une grande douceur, leurs mains se joignirent, se serrèrent instinctivement, et ni l'un ni l'autre ne causait plus, absorbés tous deux en cet espoir. Puis, ce fut elle encore qui parla.
—Tu devrais quand même revoir ton ami avant son départ, et le prier de ne pas prendre un associé sans te prévenir.
De nouveau, il s'étonnait.
—Pourquoi donc?
—Mon Dieu! est-ce qu'on sait? L'autre jour, avec cette locomotive, une seconde de plus, et j'étais libre… On est vivant le matin, n'est-ce pas? on est mort le soir.
Elle le regardait fixement, elle répéta:
—Ah! s'il était mort!
—Tu ne veux pourtant pas que je le tue? demanda-t-il, en essayant de sourire.
A trois reprises, elle dit non; mais ses yeux disaient oui, ses yeux de femme tendre, toute à l'inexorable cruauté de sa passion. Puisqu'il en avait tué un autre, pourquoi ne l'aurait-on pas tué? Cela venait de pousser en elle, brusquement, comme une conséquence, une fin nécessaire. Le tuer et s'en aller, rien de si simple. Lui mort, tout finirait, elle pourrait tout recommencer. Déjà, elle ne voyait plus d'autre dénouement possible, sa résolution était prise, absolue; tandis que, d'un branle léger, elle continuait à dire non, n'ayant pas le courage de sa violence.
Lui, adossé au buffet, affectait toujours de sourire. Il venait d'apercevoir le couteau qui traînait là.
—Si tu veux que je le tue, il faut que tu me donnes le couteau… J'ai déjà la montre, ça me fera un petit musée.
Il riait plus fort. Elle répondit gravement:
—Prends le couteau.
Et, lorsqu'il l'eut mis dans sa poche, comme pour pousser la plaisanterie jusqu'au bout, il l'embrassa.
—Eh bien! maintenant, bonsoir… Je vais tout de suite voir mon ami, je lui dirai d'attendre… Samedi, s'il ne pleut pas, viens donc me rejoindre derrière la maison des Sauvagnat. Hein? c'est entendu… Et sois tranquille, nous ne tuerons personne, c'est pour rire.
Cependant, malgré l'heure tardive, Jacques descendit vers le port, pour trouver, à l'hôtel où il devait coucher, le camarade qui partait le lendemain. Il lui parla d'un héritage possible, demanda quinze jours, avant de lui donner une réponse définitive. Puis, en revenant vers la gare, par les grandes avenues noires, il songea, s'étonna de sa démarche. Avait-il donc résolu de tuer Roubaud, puisqu'il disposait déjà de sa femme et de son argent? Non, certes, il n'avait rien décidé, il ne se précautionnait sans doute ainsi, que dans le cas où il se déciderait. Mais le souvenir de Séverine s'évoqua, la pression brûlante de sa main, son regard fixe qui disait oui, lorsque sa bouche disait non. évidemment, elle voulait qu'il tuât l'autre. Il fut pris d'un grand trouble, qu'allait-il faire?
Rentré rue François-Mazeline, couché près de Pecqueux, qui ronflait, Jacques ne put dormir. Malgré lui, son cerveau travaillait sur cette idée de meurtre, ce canevas d'un drame qu'il arrangeait, dont il calculait les plus lointaines conséquences. Il cherchait, il discutait les raisons pour, les raisons contre. En somme, à la réflexion, froidement, sans fièvre aucune, toutes étaient pour. Roubaud n'était-il pas l'unique obstacle à son bonheur? Lui mort, il épousait Séverine qu'il adorait, il ne se cachait plus, la possédait à jamais, tout entière. Puis, il y avait l'argent, une fortune. Il quittait son dur métier, devenait patron à son tour, dans cette Amérique, dont il entendait les camarades causer comme d'un pays où les mécaniciens remuaient l'or à la pelle. Son existence nouvelle, là-bas, se déroulait en un rêve: une femme qui l'aimait passionnément, des millions à gagner tout de suite, la vie large, l'ambition illimitée, ce qu'il voudrait. Et, pour réaliser ce rêve, rien qu'un geste à faire, rien qu'un homme à supprimer, la bête, la plante qui gêne la marche, et qu'on écrase. Il n'était pas même intéressant, cet homme, engraissé, alourdi à cette heure, enfoncé dans cet amour stupide du jeu, où sombraient ses anciennes énergies. Pourquoi l'épargner? Aucune circonstance, absolument aucune ne plaidait en sa faveur. Tout le condamnait, puisque, en réponse à chaque question, l'intérêt des autres était qu'il mourût. Hésiter serait imbécile et lâche.
Mais Jacques, dont le dos brûlait, et qui s'était mis sur le ventre, se retourna d'un bond, dans le sursaut d'une pensée, vague jusque-là, brusquement si aiguë, qu'il l'avait sentie comme une pointe, en son crâne. Lui, qui, dès l'enfance, voulait tuer, qui était ravagé jusqu'à la torture par l'horreur de cette idée fixe, pourquoi donc ne tuait-il pas Roubaud? Peut-être, sur cette victime choisie, assouvirait-il à jamais son besoin de meurtre; et, de la sorte, il ne ferait pas seulement une bonne affaire, il serait en outre guéri. Guéri, mon Dieu! ne plus avoir ce frisson du sang, pouvoir posséder Séverine, sans cet éveil farouche de l'ancien mâle, emportant à son cou les femelles éventrées! Une sueur l'inonda, il se vit le couteau au poing, frappant à la gorge Roubaud, comme celui-ci avait frappé le président, et satisfait, et rassasié, à mesure que la plaie saignait sur ses mains. Il le tuerait, il était résolu, puisque là était la guérison, la femme adorée, la fortune. A en tuer un, s'il devait tuer, c'était celui-là qu'il tuerait, sachant au moins ce qu'il faisait, raisonnablement, par intérêt et par logique.
Cette décision prise, comme trois heures du matin venaient de sonner, Jacques tâcha de dormir. Il perdait déjà connaissance, lorsqu'une secousse profonde le souleva, le fit asseoir dans son lit, étouffant. Tuer cet homme, mon Dieu! en avait-il le droit? Quand une mouche l'importunait, il la broyait d'une tape. Un jour qu'un chat s'était embarrassé dans ses jambes, il lui avait cassé les reins d'un coup de pied, sans le vouloir il est vrai. Mais cet homme, son semblable! Il dut reprendre tout son raisonnement, pour se prouver son droit au meurtre, le droit des forts que gênent les faibles, et qui les mangent. C'était lui, à cette heure, que la femme de l'autre aimait, et elle-même voulait être libre de l'épouser, de lui apporter son bien. Il ne faisait qu'écarter l'obstacle, simplement. Est-ce que, dans les bois, si deux loups se rencontrent, lorsqu'une louve est là, le plus solide ne se débarrasse pas de l'autre, d'un coup de gueule? Et, anciennement, quand les hommes s'abritaient, comme les loups, au fond des cavernes, est-ce que la femme désirée n'était pas à celui de la bande qui la pouvait conquérir, dans le sang des rivaux? Alors, puisque c'était la loi de la vie, on devait y obéir, en dehors des scrupules qu'on avait inventés plus tard, pour vivre ensemble. Peu à peu, son droit lui sembla absolu, il sentit renaître sa résolution entière: dès le lendemain, il choisirait le lieu et l'heure, il préparerait l'acte. Le mieux, sans doute, serait de poignarder Roubaud la nuit, dans la gare, pendant une de ses rondes, de façon à faire croire que des maraudeurs, surpris, l'avaient tué. Là-bas, derrière les tas de charbon, il savait un bon endroit, si l'on pouvait l'y attirer. Malgré son effort pour s'endormir, maintenant il arrangeait la scène, discutait où il se placerait, comment il frapperait, afin de l'étendre raide; et, sourdement, invinciblement, tandis qu'il descendait aux plus petits détails, sa répugnance revenait, une protestation intérieure qui le souleva de nouveau tout entier. Non, non, il ne frapperait pas! Cela lui paraissait monstrueux, inexécutable, impossible. En lui, l'homme civilisé se révoltait, la force acquise de l'éducation, le lent et indestructible échafaudage des idées transmises. On ne devait pas tuer, il avait sucé cela avec le lait des générations; son cerveau affiné, meublé de scrupules, repoussait le meurtre avec horreur, dès qu'il se mettait à le raisonner. Oui, tuer dans un besoin, dans un emportement de l'instinct! Mais tuer en le voulant, par calcul et par intérêt, non, jamais, jamais il ne pourrait!
Le jour naissait, lorsque Jacques parvint à s'assoupir, et d'une somnolence si légère, que le débat continuait confusément en lui, abominable. Les journées qui suivirent furent les plus douloureuses de son existence. Il évitait Séverine, il lui avait fait dire de ne pas se trouver au rendez-vous du samedi, craignant ses yeux. Mais, le lundi, il dut la revoir; et, comme il le redoutait, ses grands yeux bleus, si doux, si profonds, l'emplirent d'angoisse. Elle ne parla pas de cela, elle n'eut pas un geste, pas une parole pour le pousser. Seulement, ses yeux n'étaient pleins que de la chose, l'interrogeaient, le suppliaient. Il ne savait comment en éviter l'impatience et le reproche, toujours il les retrouvait fixés sur les siens, avec l'étonnement qu'il pût hésiter à être heureux. Quand il la quitta, il l'embrassa, d'une étreinte brusque, pour lui faire entendre qu'il était résolu. Il l'était en effet, il le fut jusqu'au bas de l'escalier, retomba dans la lutte de sa conscience. Lorsqu'il la revit, le surlendemain, il avait la pâleur confuse, le regard furtif d'un lâche, qui recule devant un acte nécessaire. Elle éclata en sanglots, sans rien dire, pleurant à son cou, horriblement malheureuse; et lui, bouleversé, débordait du mépris de lui-même. Il fallait en finir.
—Jeudi, là-bas, veux-tu? demanda-t-elle à voix basse.
—Oui, jeudi, je t'attendrai.
Ce jeudi-là, la nuit fut très noire, un ciel sans étoiles, opaque et sourd, chargé des brumes de la mer. Comme d'habitude, Jacques, arrivé le premier, debout derrière la maison des Sauvagnat, guetta la venue de Séverine. Mais les ténèbres étaient si épaisses, et elle accourait d'un pas si léger, qu'il tressaillit, frôlé par elle, sans l'avoir aperçue. Déjà, elle était dans ses bras, inquiète de le sentir tremblant.
—Je t'ai fait peur, murmura-t-elle.
—Non, non, je t'attendais… Marchons, personne ne peut nous voir.
Et, les bras liés à la taille, doucement, ils se promenèrent par les terrains vagues. De ce côté du dépôt, les becs de gaz étaient rares; certains enfoncements d'ombre en manquaient tout à fait; tandis qu'ils pullulaient au loin, vers la gare, pareils à des étincelles vives.
Longtemps, ils allèrent ainsi, sans une parole. Elle avait posé la tête à son épaule, elle la haussait parfois, le baisait au menton; et, se penchant, il lui rendait ce baiser sur la tempe, à la racine des cheveux. Le coup grave et unique d'une heure du matin venait de sonner aux églises lointaines. S'ils ne parlaient pas, c'était qu'ils s'entendaient penser, dans leur étreinte. Ils ne pensaient qu'à cela, ils ne pouvaient plus être ensemble, sans en être obsédés. Le débat continuait, à quoi bon dire tout haut des mots inutiles, puisqu'il fallait agir? Lorsqu'elle se haussait contre lui, pour une caresse, elle sentait le couteau, bossuant la poche du pantalon. Était-ce donc qu'il fût résolu?
Mais ses pensées la débordaient, ses lèvres s'ouvrirent, d'un souffle à peine distinct.
—Tout à l'heure, il est remonté, je ne savais pas pourquoi…
Puis, je l'ai vu prendre son revolver, qu'il avait oublié…
C'est, à coup sûr, qu'il va faire une ronde.
Le silence retomba, et vingt pas plus loin seulement, il dit à son tour:
—Des maraudeurs, la nuit dernière, ont enlevé du plomb par ici… Il viendra tout à l'heure, c'est certain.
Alors, elle eut un petit frémissement, et tous deux redevinrent muets, marchant d'un pas ralenti. Un doute l'avait prise: était-ce bien le couteau qui renflait sa poche? A deux reprises, elle le baisa, pour mieux se rendre compte. Puis, comme, à se frotter ainsi, le long de sa jambe, elle restait incertaine, elle laissa pendre sa main, tâta en le baisant encore. C'était bien le couteau. Mais lui, ayant compris, l'avait brusquement étouffée sur sa poitrine; et il lui bégaya à l'oreille:
—Il va venir, tu seras libre.
Le meurtre était décidé, il leur sembla qu'ils ne marchaient plus, qu'une force étrangère les portait au ras du sol. Leurs sens avaient pris subitement une acuité extrême, le toucher surtout, car leurs mains l'une dans l'autre s'endolorissaient, le moindre effleurement de leurs lèvres devenait pareil à un coup d'ongle. Ils entendaient aussi les bruits qui se perdaient tout à l'heure, le roulement, le souffle lointain des machines, des chocs assourdis, des pas errants, au fond des ténèbres. Et ils voyaient la nuit, ils distinguaient les taches noires des choses, comme si un brouillard s'en était allé de leurs paupières: une chauve-souris passa, dont ils purent suivre les crochets brusques. Au coin d'un tas de charbon, ils s'étaient arrêtés, immobiles, les oreilles et les yeux aux aguets, dans une tension de tout leur être. Maintenant, ils chuchotaient.
—N'as-tu pas entendu, là-bas, un cri d'appel?
—Non, c'est un wagon qu'on remise.
—Mais là, sur notre gauche, quelqu'un marche. Le sable a crié.
—Non, non, des rats courent dans les tas, le charbon déboule.
Des minutes s'écoulèrent. Soudain, ce fut elle qui l'étreignit plus fort.
—Le voici.
—Où donc? je ne vois rien.
—Il a tourné le hangar de la petite vitesse, il vient droit à nous… Tiens! son ombre qui passe sur le mur blanc!
—Tu crois, ce point sombre… Il est donc seul?
—Oui, seul, il est seul.
Et, à ce moment décisif, elle se jeta éperdument à son cou, elle colla sa bouche ardente contre la sienne. Ce fut un baiser de chair vive, prolongé, où elle aurait voulu lui donner de son sang. Comme elle l'aimait et comme elle exécrait l'autre! Ah! si elle avait osé, déjà vingt fois elle-même aurait fait la besogne, pour lui en éviter l'horreur; mais ses mains défaillaient, elle se sentait trop douce, il fallait la poigne d'un homme. Et ce baiser qui n'en finissait pas, c'était tout ce qu'elle pouvait lui souffler de son courage, la possession pleine qu'elle lui promettait, la communion de son corps. Au loin, une machine sifflait, jetant à la nuit une plainte de mélancolique détresse; à coups réguliers, on entendait un fracas, le choc d'un marteau géant, venu on ne savait d'où; tandis que les brumes, montées de la mer, mettaient au ciel le défilé d'un chaos en marche, dont les déchirures errantes semblaient par moments éteindre les étincelles vives des becs de gaz. Lorsqu'elle ôta sa bouche enfin, elle n'avait plus rien à elle, tout entière elle crut être passée en lui.
D'un geste prompt, il avait déjà ouvert le couteau. Mais il eut un juron étouffé.
—Nom de Dieu! c'est fichu, il s'en va!
C'était vrai, l'ombre mouvante, après s'être approchée d'eux, à une cinquantaine de pas, venait de tourner à gauche et s'éloignait, du pas régulier d'un surveillant de nuit, que rien n'inquiète.
Alors, elle le poussa.
—Va, va donc!
Et tous deux partirent, lui devant, elle dans ses talons, tous deux filèrent, se glissèrent derrière l'homme, en chasse, évitant le bruit. Un instant, au coin des ateliers de réparation, ils le perdirent de vue; puis, comme ils coupaient court en traversant une voie de garage, ils le retrouvèrent, à vingt pas au plus. Ils durent profiter des moindres bouts de mur pour s'abriter, un simple faux pas les aurait trahis.
—Nous ne l'aurons pas, gronda-t-il, sourdement. S'il atteint le poste de l'aiguilleur, il s'échappe.
Elle, toujours, répétait dans son cou:
—Va, va donc!
A cette minute, par ces vastes terrains plats, noyés de ténèbres, au milieu de cette désolation nocturne d'une grande gare, il était résolu, comme dans la solitude complice d'un coupe-gorge. Et, tout en hâtant furtivement le pas, il s'excitait, se raisonnait encore, se donnait les arguments qui allaient faire de ce meurtre une action sage, légitime, logiquement débattue et décidée. C'était bien un droit qu'il exerçait, le droit même de vie, puisque ce sang d'un autre était indispensable à son existence même. Rien que ce couteau à enfoncer, et il avait conquis le bonheur.
—Nous ne l'aurons pas, nous ne l'aurons pas, répéta-t-il furieusement, en voyant l'ombre dépasser le poste de l'aiguilleur. C'est fichu, le voilà qui file.
Mais, de sa main nerveuse, brusquement elle l'empoigna au bras, l'immobilisa contre elle.
—Vois, il revient!
Roubaud, en effet, revenait. Il avait tourné à droite, puis il redescendit. Peut-être, derrière son dos, avait-il eu la sensation vague des meurtriers lancés sur sa piste. Pourtant, il continuait à marcher de son pas tranquille, en gardien consciencieux, qui ne veut pas rentrer, sans avoir donné son coup d'oeil partout.
Arrêtés net dans leur course, Jacques et Séverine ne bougeaient plus. Le hasard les avait plantés à l'angle même d'un tas de charbon. Ils s'y adossèrent, semblèrent y entrer, l'échine collée au mur noir, confondus, perdus dans cette mare d'encre. Ils étaient sans souffle.
Et Jacques regardait Roubaud venir droit à eux. Trente mètres à peine les séparaient, chaque pas diminuait la distance, régulièrement, rythmé comme par le balancier inexorable du destin. Encore vingt pas, encore dix pas: il l'aurait devant lui, il lèverait le bras de cette façon, lui planterait le couteau dans la gorge, en tirant de droite à gauche, pour étouffer le cri. Les secondes lui semblaient interminables, un tel flot de pensées traversait le vide de son crâne, que la mesure du temps en était abolie. Toutes les raisons qui le déterminaient défilèrent une fois de plus, il revit nettement le meurtre, les causes et les conséquences. Encore cinq pas. Sa résolution, tendue à se rompre, restait inébranlable. Il voulait tuer, il savait pourquoi il tuerait.
Mais, à deux pas, à un pas, ce fut une débâcle. Tout croula en lui, d'un coup. Non, non! il ne tuerait point, il ne pouvait tuer ainsi cet homme sans défense. Le raisonnement ne ferait jamais le meurtre, il fallait l'instinct de mordre, le saut qui jette sur la proie, la faim ou la passion qui la déchire. Qu'importait si la conscience n'était faite que des idées transmises par une lente hérédité de justice! Il ne se sentait pas le droit de tuer, et il avait beau faire, il n'arrivait pas à se persuader qu'il pouvait le prendre.
Roubaud, tranquillement, passa. Son coude effleura les deux autres dans le charbon. Une haleine les eut décelés; mais ils restèrent comme morts. Le bras ne se leva point, n'enfonça point le couteau. Rien ne fit frémir les ténèbres épaisses, pas même un frisson. Déjà, il était loin, à dix pas, qu'immobiles encore, le dos cloué au tas noir, tous deux demeuraient sans souffle, dans l'épouvante de cet homme seul, désarmé, qui venait de les frôler, d'une marche si paisible.
Jacques eut un sanglot étouffé de rage et de honte.
—Je ne peux pas! je ne peux pas!
Il voulut reprendre Séverine, s'appuyer à elle, dans un besoin d'être excusé, consolé. Sans dire une parole, elle s'échappa. Il avait allongé les mains, n'avait senti que sa jupe glisser entre ses doigts; et il entendait seulement sa fuite légère. En vain, il la poursuivit un instant, car cette brusque disparition achevait de le bouleverser. était-elle donc si fâchée de sa faiblesse? Le méprisait-elle? La prudence l'empêcha de la rejoindre. Mais, quand il se retrouva seul dans ces vastes terrains plats, tachés des petites larmes jaunes du gaz, un affreux désespoir le prit, il se hâta d'en sortir, d'aller abîmer sa tête au fond de son oreiller, pour y anéantir l'abomination de son existence.
Ce fut une dizaine de jours plus tard, vers la fin de mars, que les Roubaud triomphèrent enfin des Lebleu. L'administration avait reconnu juste leur demande, appuyée par M. Dabadie; d'autant plus que la fameuse lettre du caissier, s'engageant à rendre le logement, si un nouveau sous-chef le réclamait, venait d'être retrouvée par mademoiselle Guichon, en cherchant d'anciens comptes dans les archives de la gare. Et, tout de suite, madame Lebleu, exaspérée de sa défaite, parla de déménager: puisqu'on voulait sa mort, autant valait-il en finir sans attendre. Pendant trois jours, ce déménagement mémorable enfiévra le couloir. La petite madame Moulin elle-même, si effacée, qu'on ne voyait jamais ni entrer ni sortir, s'y compromit, en portant la table à ouvrage de Séverine d'un logement dans l'autre. Mais Philomène surtout souffla la discorde, venue là pour aider dès la première heure, faisant les paquets, bousculant les meubles, envahissant le logement du devant, avant que la locataire l'eût quitté; et ce fut elle qui l'en expulsa, au milieu de la débandade des deux mobiliers, mêlés, confondus, dans le transbordement. Elle en était arrivée à montrer, pour Jacques et pour tout ce qu'il aimait, un tel zèle, que Pecqueux, étonné, pris de soupçon, lui avait demandé de son mauvais air sournois, son air d'ivrogne vindicatif, si c'était à cette heure qu'elle couchait avec son mécanicien, en l'avertissant qu'il leur réglerait leur compte à tous les deux, le jour où il les surprendrait. Son coup de coeur pour le jeune homme en avait grandi, elle se faisait leur servante, à lui et à sa maîtresse, dans l'espoir de l'avoir aussi un peu à elle, en se mettant entre eux. Lorsqu'elle eut emporté la dernière chaise, les portes battirent. Puis, ayant aperçu un tabouret oublié par la caissière, elle rouvrit, le jeta à travers le corridor. C'était fini.
Alors, lentement, l'existence reprit son train monotone. Pendant que madame Lebleu, sur le derrière, clouée par ses rhumatismes au fond de son fauteuil, se mourait d'ennui, avec de grosses larmes dans les yeux, à ne plus voir que le zinc de la marquise barrant le ciel, Séverine travaillait à son interminable couvre-pied, installée près d'une des fenêtres du devant. Elle avait, sous elle, l'agitation gaie de la cour du départ, le continuel flot des piétons et des voitures; déjà, le printemps hâtif verdissait les bourgeons des grands arbres, au bord des trottoirs; et, au-delà, les coteaux lointains d'Ingouville déroulaient leurs pentes boisées, que piquaient les taches blanches des maisons de campagne. Mais elle s'étonnait de prendre si peu de plaisir à réaliser enfin ce rêve, être là, dans ce logement convoité, avoir devant soi de l'espace, du jour, du soleil. Même, comme sa femme de ménage, la mère Simon, grognait, furieuse de ne pas retrouver ses habitudes, elle en était impatientée, elle regrettait par moments son ancien trou, ainsi qu'elle disait, où la saleté se voyait moins. Roubaud, lui, avait simplement laissé faire. Il ne semblait pas savoir qu'il eût changé de niche: souvent encore il se trompait, ne s'apercevait de sa méprise que lorsque sa nouvelle clef n'entrait pas dans l'ancienne serrure. D'ailleurs, il s'absentait de plus en plus, la désorganisation continuait. Un instant, cependant, il parut se ranimer, sous le réveil de ses idées politiques; non qu'elles fussent très nettes, très ardentes; mais il gardait à coeur son affaire avec le sous-préfet, qui avait failli lui coûter son emploi. Depuis que l'empire, ébranlé par les élections générales, traversait une crise terrible, il triomphait, il répétait que ces gens-là ne seraient pas toujours les maîtres. Un avertissement amical de M. Dabadie, prévenu par mademoiselle Guichon, devant laquelle le propos révolutionnaire avait été tenu, suffit du reste à le calmer. Puisque le couloir était tranquille et que l'on vivait d'accord, maintenant que madame Lebleu s'affaiblissait, tuée de tristesse, pourquoi des ennuis nouveaux, avec les affaires du gouvernement? Il eut un simple geste, il s'en moquait bien de la politique, comme de tout! Et, plus gras chaque jour, sans un remords, il s'en allait de son pas alourdi, le dos indifférent.
Entre Jacques et Séverine, la gêne avait grandi, depuis qu'ils pouvaient se rencontrer à toute heure. Plus rien ne les empêchait d'être heureux, il la montait voir par l'autre escalier, quand il lui plaisait, sans crainte d'être espionné; et le logement leur appartenait, il aurait couché là, s'il en avait eu l'audace. Mais c'était l'irréalisé, l'acte voulu, consenti par eux deux, qu'il n'accomplissait pas et dont la pensée, désormais, mettait entre eux un malaise, un mur infranchissable. Lui, qui apportait la honte de sa faiblesse, la trouvait chaque fois plus sombre, malade d'inutile attente. Leurs lèvres ne se cherchaient même plus, car cette demi-possession, ils l'avaient épuisée; c'était tout le bonheur qu'ils voulaient, le départ, le mariage là-bas, l'autre vie.
Un soir, Jacques trouva Séverine en larmes; et, lorsqu'elle l'aperçut, elle ne s'arrêta pas, elle sanglota plus fort, pendue à son cou. Déjà elle avait pleuré ainsi, mais il l'apaisait d'une étreinte; tandis que, sur son coeur, il la sentait cette fois ravagée d'un désespoir grandissant, à mesure qu'il la pressait davantage. Il fut bouleversé, il finit par lui prendre la tête entre ses deux mains; et, la regardant de tout près, au fond de ses yeux noyés, il jura, comprenant bien que, si elle se désespérait ainsi, c'était d'être femme, de ne point oser frapper elle-même, dans sa douceur passive.
—Pardonne-moi, attends encore… Je te le jure, bientôt, dès que je pourrai.
Tout de suite, elle avait collé sa bouche à la sienne, comme pour sceller ce serment, et ils eurent un de ces baisers profonds, où ils se confondaient, dans la communion de leur chair.