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La Bête humaine

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IV

Ce jour-là, dans la seconde semaine de mars, M. Denizet, le juge
d'instruction, avait mandé de nouveau à son cabinet, au Palais de
Justice de Rouen, certains témoins importants de l'affaire
Grandmorin.

Depuis trois semaines, cette affaire faisait un bruit énorme. Elle avait bouleversé Rouen, elle passionnait Paris, et les journaux de l'opposition, dans la violente campagne qu'ils menaient contre l'empire, venaient de la prendre comme machine de guerre. L'approche des élections générales, dont la préoccupation dominait toute la politique, enfiévrait la lutte. Il y avait eu, à la Chambre, des séances très orageuses: celle où l'on avait disputé âprement la validation des pouvoirs de deux députés attachés à la personne de l'empereur; celle encore où l'on s'était acharné contre la gestion financière du préfet de la Seine, en réclamant l'élection d'un conseil municipal. Et l'affaire Grandmorin arrivait à point pour continuer l'agitation, les histoires les plus extraordinaires circulaient, les journaux s'emplissaient chaque matin de nouvelles hypothèses, injurieuses pour le gouvernement. D'une part, on laissait entendre que la victime, un familier des Tuileries, ancien magistrat, commandeur de la Légion d'honneur, riche à millions, était adonné aux pires débauches; de l'autre, l'instruction n'ayant pas abouti jusque-là, on commençait à accuser la police et la magistrature de complaisance, on plaisantait sur cet assassin légendaire, resté introuvable. S'il y avait beaucoup de vérité dans ces attaques, elles n'en étaient que plus dures à supporter.

Aussi, M. Denizet sentait-il bien toute la lourde responsabilité qui pesait sur lui. Il se passionnait, lui aussi, d'autant plus qu'il avait de l'ambition et qu'il attendait ardemment une affaire de cette importance, pour mettre en lumière les hautes qualités de perspicacité et d'énergie qu'il s'accordait. Fils d'un gros éleveur normand, il avait fait son droit à Caen et n'était entré qu'assez tard dans la magistrature, où son origine paysanne, aggravée par une faillite de son père, avait rendu son avancement difficile. Substitut à Bernay, à Dieppe, au Havre, il avait mis dix ans pour devenir procureur impérial à Pont-Audemer. Puis, envoyé à Rouen comme substitut, il y était juge d'instruction depuis dix-huit mois, à cinquante ans passés. Sans fortune, ravagé de besoins que ne pouvaient contenter ses maigres appointements, il vivait dans cette dépendance de la magistrature mal payée, acceptée seulement des médiocres, et où les intelligents se dévorent, en attendant de se vendre. Lui, était d'une intelligence très vive, très déliée, honnête même, ayant l'amour de son métier, grisé de sa toute-puissance, qui le faisait, dans son cabinet de juge, maître absolu de la liberté des autres. Son intérêt seul corrigeait sa passion, il avait un si cuisant désir d'être décoré et de passer à Paris, qu'après s'être laissé emporter, au premier jour de l'instruction, par son amour de la vérité, il avançait maintenant avec une extrême prudence, en devinant de toutes parts des fondrières, dans lesquelles son avenir pouvait sombrer.

Il faut dire que M. Denizet était prévenu, car, dès le commencement de son enquête, un ami lui avait conseillé de se rendre à Paris, au ministère de la justice. Là, il avait longuement causé avec le secrétaire général, M. Camy-Lamotte, personnage considérable, ayant la haute main sur le personnel, chargé des nominations, en continuel rapport avec les Tuileries. C'était un bel homme, parti comme lui substitut, mais que ses relations et sa femme avaient fait nommer député et grand officier de la Légion d'honneur. L'affaire lui était arrivée naturellement entre les mains, le procureur impérial de Rouen, inquiet de ce drame louche où un ancien magistrat se trouvait être la victime, ayant pris la précaution d'en référer au ministre, qui s'était déchargé à son tour sur son secrétaire général. Et, ici, il y avait eu une rencontre: M. Camy-Lamotte était justement un ancien condisciple du président Grandmorin, plus jeune de quelques années, resté avec lui sur un pied d'amitié si étroite, qu'il le connaissait à fond, jusque dans ses vices. Aussi parlait-il de la mort tragique de son ami avec une affliction profonde, et il n'avait entretenu M. Denizet que de son désir ardent d'atteindre le coupable. Mais il ne cachait pas que les Tuileries se désolaient de tout ce bruit disproportionné, il s'était permis de lui recommander beaucoup de tact. En somme, le juge avait compris qu'il ferait bien de ne pas se hâter, de ne rien risquer sans approbation préalable. Même il était revenu à Rouen avec la certitude que, de son côté, le secrétaire général avait lancé des agents, désireux d'instruire l'affaire, lui aussi. On voulait connaître la vérité, pour la cacher mieux, s'il était nécessaire.

Cependant, des jours se passèrent, et M. Denizet, malgré son effort de patience, s'irritait des plaisanteries de la presse. Puis, le policier reparaissait, le nez au vent, comme un bon chien. Il était emporté par le besoin de trouver la vraie piste, par la gloire d'être le premier à l'avoir flairée, quitte à l'abandonner, si on lui en donnait l'ordre. Et, tout en attendant du ministère une lettre, un conseil, un simple signe, qui tardait à venir, il s'était remis activement à son instruction. Sur deux ou trois arrestations déjà faites, aucune n'avait pu être maintenue. Mais, brusquement, l'ouverture du testament du président Grandmorin réveilla en lui un soupçon, dont il s'était senti effleuré dès les premières heures: la culpabilité possible des Roubaud. Ce testament, encombré de legs étranges, en contenait un par lequel Séverine était instituée légataire de la maison située au lieu dit la Croix-de-Maufras.

Dès lors, le mobile du meurtre, vainement cherché jusque-là, était trouvé: les Roubaud, connaissant le legs, avaient pu assassiner leur bienfaiteur pour entrer en jouissance immédiate. Cela le hantait d'autant plus, que M. Camy-Lamotte avait parlé singulièrement de madame Roubaud, comme l'ayant connue autrefois chez le président, lorsqu'elle était jeune fille. Seulement, que d'invraisemblances, que d'impossibilités matérielles et morales! Depuis qu'il dirigeait ses recherches dans ce sens, il butait à chaque pas contre des faits qui déroutaient sa conception d'une enquête judiciaire classiquement menée. Rien ne s'éclairait, la grande clarté centrale, la cause première, illuminant tout, manquait.

Une autre piste existait bien, que M. Denizet n'avait pas perdue de vue, la piste fournie par Roubaud lui-même, celle de l'homme qui, grâce à la bousculade du départ, pouvait être monté dans le coupé. C'était le fameux assassin introuvable, légendaire, dont tous les journaux de l'opposition ricanaient. L'effort de l'instruction avait d'abord porté sur le signalement de cet homme, à Rouen d'où il était parti, à Barentin où il devait être descendu; mais il n'en était rien résulté de précis, certains témoins niaient même la possibilité du coupé réservé pris d'assaut, d'autres donnaient les renseignements les plus contradictoires. Et la piste ne semblait devoir mener à rien de bon, lorsque le juge, en interrogeant le garde-barrière Misard, tomba sans le vouloir sur la dramatique aventure de Cabuche et de Louisette, cette enfant qui, violentée par le président, serait allée mourir chez son bon ami. Ce fut pour lui le coup de foudre, d'un bloc l'acte d'accusation classique se formula dans sa tête. Tout s'y trouvait, des menaces de mort proférées par le carrier contre la victime, des antécédents déplorables, un alibi invoqué maladroitement, impossible à prouver. En secret, dans une minute d'inspiration énergique, il avait fait, la veille, enlever Cabuche de la petite maison qu'il occupait au fond des bois, sorte de tanière perdue, où l'on avait trouvé un pantalon taché de sang. Et, tout en se défendant encore contre la conviction qui l'envahissait, tout en se promettant de ne pas lâcher l'hypothèse des Roubaud, il exultait à l'idée que lui seul avait eu le nez assez fin pour découvrir l'assassin véritable. C'était dans le but de se faire une certitude qu'il avait mandé, ce jour-là, à son cabinet, plusieurs des témoins déjà entendus, au lendemain du crime.

Le cabinet du juge d'instruction se trouvait, du côté de la rue Jeanne-d'Arc, dans le vieux bâtiment délabré, collé au flanc de l'ancien palais des ducs de Normandie, transformé aujourd'hui en Palais de Justice, qu'il déshonorait. Cette grande pièce triste, située au rez-de-chaussée, était éclairée d'un jour si blafard, qu'il fallait y allumer une lampe, dès trois heures, en hiver. Tendue d'un ancien papier vert décoloré, elle avait pour tout ameublement deux fauteuils, quatre chaises, le bureau du juge, la petite table du greffier; et, sur la cheminée froide, deux coupes de bronze flanquaient une pendule de marbre noir. Derrière le bureau, une porte conduisait à une seconde pièce, dans laquelle le juge cachait parfois les personnes qu'il voulait garder à sa disposition; tandis que la porte d'entrée s'ouvrait directement sur le large couloir, garni de banquettes, où attendaient les témoins.

Dès une heure et demie, bien que la citation ne fût que pour deux heures, les Roubaud étaient là. Ils arrivaient du Havre, ils avaient à peine pris le temps de déjeuner, dans un petit restaurant de la Grande-Rue. Tous les deux vêtus de noir, lui en redingote, elle en robe de soie, comme une dame, gardaient la gravité un peu lasse et chagrine d'un ménage qui a perdu un parent. Elle s'était assise sur une banquette, immobile, sans une parole, pendant que, resté debout, les mains derrière le dos, il se promenait à pas lents devant elle. Mais, à chaque retour, leurs regards se rencontraient, et leur anxiété cachée passait alors, ainsi qu'une ombre, sur leurs faces muettes. Bien qu'il les eût comblés de joie, le legs de la Croix-de-Maufras venait de raviver leurs craintes; car la famille du président, sa fille surtout, outrée des donations étranges, si nombreuses qu'elles atteignaient la moitié de la fortune totale, parlait d'attaquer le testament; et madame de Lachesnaye, poussée par son mari, se montrait particulièrement dure contre son ancienne amie Séverine, qu'elle chargeait des soupçons les plus graves. D'autre part, la pensée d'une preuve, à laquelle Roubaud n'avait pas songé d'abord, le hantait maintenant d'une peur continue: la lettre qu'il avait fait écrire à sa femme afin de décider Grandmorin à partir, cette lettre qu'on allait retrouver, si celui-ci ne l'avait pas détruite, et dont on pouvait reconnaître l'écriture. Heureusement, les jours passaient, rien ne s'était encore produit, la lettre devait avoir été déchirée. Chaque citation nouvelle, au cabinet du juge d'instruction, n'en demeurait pas moins, pour le ménage, une cause de sueurs froides, sous leur correcte attitude d'héritiers et de témoins.

Deux heures sonnèrent. Jacques parut à son tour. Lui, arrivait de Paris. Tout de suite, Roubaud s'avança, la main tendue, très expansif.

—Ah! vous aussi, on vous a dérangé… Hein! est-ce ennuyeux, cette triste affaire qui n'en finit pas!

Jacques, en apercevant Séverine, toujours assise, immobile, venait de s'arrêter net. Depuis trois semaines, tous les deux jours, à chacun de ses voyages au Havre, le sous-chef le comblait de prévenances. Même, une fois, il avait dû accepter à déjeuner. Et, près de la jeune femme, il s'était senti frémir de son frisson, dans un trouble croissant. Allait-il donc la vouloir aussi, celle-là? Son coeur battait, ses mains brûlaient, à voir seulement la ligne blanche de son cou, autour de l'échancrure du corsage. Aussi était-il désormais fermement résolu à la fuir.

—Et, reprit Roubaud, que dit-on de l'affaire, à Paris? Rien de nouveau, n'est-ce pas? Voyez-vous, on ne sait rien, on ne saura jamais rien… Venez donc dire bonjour à ma femme.

Il l'entraîna, il fallut que Jacques s'approchât, saluât Séverine, gênée, souriante de son air d'enfant peureux. Il s'efforçait de causer de choses indifférentes, sous les regards du mari et de la femme qui ne le quittaient pas, comme s'ils avaient tâché de lire, au-delà même de sa pensée, dans les songeries vagues où lui-même hésitait à descendre. Pourquoi était-il si froid? pourquoi semblait-il chercher à les éviter? Est-ce que ses souvenirs se réveillaient, est-ce que c'était pour les confronter avec lui qu'on les avait rappelés? Cet unique témoin qu'ils redoutaient, ils auraient voulu le conquérir, se l'attacher par des liens d'une fraternité si étroite, qu'il ne trouvât plus le courage de parler contre eux.

Ce fut le sous-chef, torturé, qui revint à l'affaire.

—Alors, vous ne vous doutez pas pour quelle raison on nous cite?
Hein! peut-être y a-t-il du nouveau?

Jacques eut un geste d'indifférence.

—Un bruit circulait tout à l'heure, à la gare, lorsque je suis arrivé. On parlait d'une arrestation.

Les Roubaud s'étonnèrent, très agités, très perplexes. Comment, une arrestation? personne ne leur en avait soufflé mot! Une arrestation faite, ou une arrestation à faire? Ils l'accablaient de questions, mais il n'en savait pas davantage.

A ce moment, dans le couloir, un bruit de pas éveilla l'attention de Séverine.

—Voici Berthe et son mari, murmura-t-elle.

C'étaient, en effet, les Lachesnaye. Ils passèrent très raides devant les Roubaud, la jeune femme n'eut pas même un regard pour son ancienne camarade. Et un huissier les introduisit tout de suite dans le cabinet du juge d'instruction.

—Ah bien! Il faut nous armer de patience, dit Roubaud. Nous sommes là pour deux bonnes heures… Asseyez-vous donc!

Lui-même venait de se placer à gauche de Séverine, et de la main il invitait Jacques à se mettre de l'autre côté, près d'elle. Celui-ci resta debout un instant encore. Puis, comme elle le regardait de son air doux et craintif, il se laissa aller sur la banquette. Elle était très frêle entre eux, il la sentait d'une tendresse soumise; et la tiédeur légère qui émanait de cette femme, pendant leur longue attente, l'engourdissait lentement, tout entier.

Dans le cabinet de M. Denizet, les interrogatoires allaient commencer. Déjà l'instruction avait fourni la matière d'un dossier énorme, plusieurs liasses de papiers, revêtues de chemises bleues. On s'était efforcé de suivre la victime depuis son départ de Paris. M. Vandorpe, le chef de gare, avait déposé sur le départ de l'express de six heures trente, la voiture 293 ajoutée au dernier moment, les quelques paroles échangées avec Roubaud, monté dans son compartiment un peu avant l'arrivée du président Grandmorin, enfin l'installation de celui-ci dans son coupé, où il était certainement seul. Puis, le conducteur du train, Henri Dauvergne, interrogé sur ce qui s'était passé à Rouen, pendant l'arrêt de dix minutes, n'avait pu rien affirmer. Il avait vu les Roubaud causant, devant le coupé, et il croyait bien qu'ils étaient retournés dans leur compartiment, dont un surveillant aurait refermé la portière; mais cela restait vague, au milieu des poussées de la foule et des demi-ténèbres de la gare. Quant à se prononcer si un homme, le fameux assassin introuvable, avait pu se jeter dans le coupé, au moment de la mise en marche, il croyait l'aventure peu vraisemblable, tout en en admettant la possibilité; car elle s'était, à sa connaissance, déjà produite deux fois. D'autres employés du personnel de Rouen, questionnés aussi sur les mêmes points, au lieu d'apporter quelque lumière, n'avaient guère qu'embrouillé les choses, par leurs réponses contradictoires. Cependant, un fait prouvé, c'était la poignée de main donnée par Roubaud, de l'intérieur du wagon, au chef de gare de Barentin, monté sur le marchepied: ce chef de gare, M. Bessière, l'avait formellement reconnu comme exact, et il avait ajouté que son collègue était seul avec sa femme, qui, couchée à demi, paraissait dormir tranquillement. D'autre part, on était allé jusqu'à rechercher les voyageurs, partis de Paris dans le même compartiment que les Roubaud. La grosse dame et le gros monsieur, arrivés tard, à la dernière minute, des bourgeois de Petit-Couronne, avaient déclaré que, s'étant assoupis tout de suite, ils ne pouvaient rien dire; et quant à la femme noire, muette en son coin, elle s'était dissipée comme une ombre, il avait été absolument impossible de la retrouver. Enfin, c'était d'autres témoins encore, le fretin, ceux qui avaient servi à établir l'identité des voyageurs descendus ce soir-là à Barentin, l'homme devant s'être arrêté là: on avait compté les billets, on était arrivé à connaître tous les voyageurs, sauf un, justement un grand gaillard, la tête enveloppée d'un mouchoir bleu, que les uns disaient vêtu d'un paletot et les autres d'une blouse. Rien que sur cet homme, disparu, évanoui ainsi qu'un rêve, il y avait au dossier trois cent dix pièces, d'une confusion telle, que chaque témoignage y était démenti par un autre.

Et le dossier se compliquait encore des pièces judiciaires: le procès-verbal de constat rédigé par le greffier que le procureur impérial et le juge d'instruction avaient emmené sur le théâtre du crime, toute une volumineuse description de l'endroit de la voie ferrée où la victime gisait, de la position du corps, du costume, des objets trouvés dans les poches, ayant permis d'établir l'identité; le procès-verbal du médecin, amené également, une pièce où, en termes scientifiques, était longuement décrite la plaie de la gorge, l'unique plaie, une affreuse entaille faite avec un instrument tranchant, un couteau sans doute; d'autres procès-verbaux encore, d'autres documents sur le transport du cadavre à l'hôpital de Rouen, sur le temps qu'il y était resté, avant que sa décomposition remarquablement prompte eût forcé l'autorité à le rendre à la famille. Mais, de ce nouvel amas de paperasses, demeuraient seulement deux ou trois points importants. D'abord, dans les poches, on n'avait retrouvé ni la montre, ni un petit portefeuille, où devaient être dix billets de mille francs, somme due par le président Grandmorin à sa soeur, madame Bonnehon, et que celle-ci attendait. Il aurait donc semblé que le crime avait eu le vol pour mobile, si d'autre part une bague, ornée d'un gros brillant, n'était restée au doigt. De là encore toute une série d'hypothèses. On n'avait malheureusement pas les numéros des billets de banque; mais la montre était connue, une montre très forte, à remontoir, portant sur le boîtier les deux initiales entrelacées du président et dans l'intérieur un chiffre de fabrication, le numéro 2516. Enfin, l'arme, le couteau dont l'assassin s'était servi, avait donné lieu à des recherches considérables, le long de la voie, parmi les broussailles environnantes, partout où il aurait pu être jeté; mais elles étaient demeurées inutiles, l'assassin devait avoir caché le couteau, dans le même trou que les billets et la montre. On avait seulement ramassé, à une centaine de mètres avant la station de Barentin, la couverture de voyage de la victime, abandonnée là, comme un objet compromettant; et elle figurait parmi les pièces à conviction.

Lorsque les Lachesnaye entrèrent, M. Denizet, debout devant son bureau, relisait un des premiers interrogatoires, que son greffier venait de chercher dans le dossier. C'était un homme petit et assez fort, entièrement rasé, grisonnant déjà. Les joues épaisses, le menton carré, le nez large, avaient une immobilité blême, qu'augmentaient encore les paupières lourdes, retombant à demi sur de gros yeux clairs. Mais toute la sagacité, toute l'adresse qu'il croyait avoir, s'étaient réfugiées dans la bouche, une de ces bouches de comédien jouant leurs sentiments à la ville, d'une mobilité extrême, et qui s'amincissait, dans les minutes où il devenait très fin. La finesse le perdait le plus souvent, il était trop perspicace, il rusait trop avec la vérité simple et bonne, d'après un idéal de métier, s'étant fait de sa fonction un type d'anatomiste moral, doué de seconde vue, extrêmement spirituel. D'ailleurs, il n'était pas non plus un sot.

Tout de suite, il se montra aimable pour madame de Lachesnaye, car il y avait encore en lui un magistrat mondain, fréquentant la société de Rouen et des environs.

—Madame, veuillez vous asseoir.

Et il avança lui-même un siège à la jeune femme, une blonde chétive, l'air désagréable et laide, dans ses vêtements de deuil. Mais il fut simplement poli, de mine un peu rogue même, pour M. de Lachesnaye, blond lui aussi et malingre; car ce petit homme, conseiller à la cour dès l'âge de trente-six ans, décoré, grâce à l'influence de son beau-père et aux services que son père, également magistrat, avait rendus autrefois dans les commissions mixtes, représentait à ses yeux la magistrature de faveur, la magistrature riche, les médiocres qui s'installaient, certains d'un chemin rapide par leur parenté et leur fortune; tandis que lui, pauvre, sans protection, se trouvait réduit à tendre l'éternelle échine du solliciteur, sous la pierre sans cesse retombante de l'avancement. Aussi n'était-il pas fâché de lui faire sentir, dans ce cabinet, sa toute-puissance, l'absolu pouvoir qu'il avait sur la liberté de tous, au point de changer d'un mot un témoin en prévenu, et de procéder à son arrestation immédiate, si la fantaisie l'en prenait.

—Madame, continua-t-il, vous me pardonnerez d'avoir encore à vous torturer avec cette douloureuse histoire. Je sais que vous souhaitez aussi vivement que nous de voir la clarté se faire et le coupable expier son crime.

D'un signe, il prévint le greffier, un grand garçon jaune, à la figure osseuse, et l'interrogatoire commença.

Mais, dès les premières questions posées à sa femme, M. de Lachesnaye, qui s'était assis, voyant qu'on ne l'en priait pas, s'efforça de se substituer à elle. Il en vint à exhaler toute son amertume contre le testament de son beau-père. Comprenait-on cela? des legs si nombreux, si importants, qu'ils atteignaient presque la moitié de la fortune, une fortune de trois millions sept cent mille francs! Et à des personnes qu'on ne connaissait pas pour la plupart, à des femmes de toutes les classes! Il y avait jusqu'à une petite marchande de violettes, installée sous une porte de la rue du Rocher. C'était inacceptable, il attendait que l'instruction criminelle fût finie, pour voir s'il n'y aurait pas moyen de faire casser ce testament immoral.

Pendant qu'il se désolait ainsi, les dents serrées, montrant le sot qu'il était, le provincial à passions têtues, enfoncé dans l'avarice, M. Denizet le regardait de ses gros yeux clairs, à demi cachés, et sa bouche fine exprimait un dédain jaloux, pour cet impuissant que deux millions ne satisfaisaient pas, et qu'il verrait sans doute un jour sous la pourpre suprême, grâce à tout cet argent.

—Je crois, monsieur, que vous auriez tort, dit-il enfin. Le testament ne pourrait être attaqué que si le total des legs dépassait la moitié de la fortune, et ce n'est pas le cas.

Puis, se tournant vers son greffier:

—Dites donc, Laurent, vous n'écrivez pas tout ceci, je pense.

D'un faible sourire, celui-ci le rassura, en homme qui savait comprendre.

—Mais, enfin, reprit M. de Lachesnaye plus aigrement, on ne s'imagine pas, j'espère, que je vais laisser la Croix-de-Maufras à ces Roubaud. Un cadeau pareil à la fille d'un domestique! Et pourquoi, à quel titre? Puis, s'il est prouvé qu'ils ont trempé dans le crime…

M. Denizet revint à l'affaire.

—Vraiment, le croyez-vous?

—Dame! s'ils avaient connaissance du testament, leur intérêt à la mort de notre pauvre père est démontré… Remarquez, en outre, qu'ils ont été les derniers à causer avec lui…

Enfin, tout cela semble bien louche.

Impatienté, dérangé dans sa nouvelle hypothèse, le juge se tourna vers Berthe.

—Et vous madame, pensez-vous votre ancienne amie capable d'un tel crime?

Avant de répondre, elle regarda son mari. En quelques mois de ménage, leur mauvaise grâce, leur sécheresse à tous deux s'étaient communiquées et exagérées. Ils se gâtaient ensemble, c'était lui qui l'avait jetée sur Séverine, au point que, pour ravoir la maison, elle l'aurait fait arrêter sur l'heure

—Mon Dieu! monsieur, finit-elle par dire, la personne dont vous parlez avait de très mauvais instincts, étant petite.

—Quoi donc? l'accusez-vous de s'être mal conduite à Doinville?

—Oh! non, monsieur, mon père ne l'aurait pas gardée.

Dans ce cri, se révoltait la pruderie de la bourgeoise honnête, qui n'aurait jamais une faute à se reprocher, et qui mettait sa gloire à être une des vertus les plus incontestables de Rouen, saluée et reçue partout.

—Seulement, continua-t-elle, quand il y a des habitudes de légèreté et de dissipation… Enfin, monsieur, bien des choses que je n'aurais pas crues possibles, me paraissent certaines aujourd'hui.

De nouveau, M. Denizet eut un mouvement d'impatience. Il n'était plus du tout sur cette piste, et quiconque y demeurait devenait son adversaire, lui semblait s'attaquer à la sûreté de son intelligence.

—Voyons, pourtant, il faut raisonner, s'écria-t-il. Des gens comme les Roubaud ne tuent pas un homme comme votre père, pour hériter plus vite; ou, tout au moins, il y aurait des indices de leur hâte, je trouverais ailleurs des traces de cette âpreté à posséder et à jouir. Non, le mobile ne suffit point, il faudrait en découvrir un autre, et il n'y a rien, vous n'apportez rien vous-mêmes… Puis, rétablissez les faits, ne constatez-vous pas des impossibilités matérielles? Personne n'a vu les Roubaud monter dans le coupé, un employé croit même pouvoir affirmer qu'ils sont retournés dans leur compartiment. Et, puisqu'ils y étaient pour sûr à Barentin, il serait nécessaire d'admettre un va-et-vient de leur wagon à celui du président, dont les séparaient trois autres voitures, cela pendant les quelques minutes du trajet, lorsque le train était lancé à toute vitesse. Est-ce vraisemblable? j'ai questionné des mécaniciens, des conducteurs. Tous m'ont dit qu'une grande habitude seule pouvait donner assez de sang-froid et d'énergie… La femme n'en aurait pas été en tout cas, le mari se serait risqué sans elle; et pour quoi faire, pour tuer un protecteur qui venait de les tirer d'un embarras grave? Non, non, décidément! l'hypothèse ne tient pas debout, il faut chercher ailleurs… Ah! un homme qui serait monté à Rouen et descendu à la première station, qui aurait récemment prononcé des menaces de mort contre la victime…

Dans sa passion, il arrivait à son système nouveau, il allait trop en dire, lorsque la porte, en s'entrouvrant, laissa passer la tête de l'huissier. Mais, avant que celui-ci eût prononcé un mot, une main gantée acheva d'ouvrir la porte toute grande; et une dame blonde entra, vêtue d'un deuil très élégant, encore belle à cinquante ans passés, d'une beauté opulente et forte de déesse vieillie.

—C'est moi, mon cher juge. Je suis en retard, et vous m'excuserez, n'est-ce pas? Les chemins sont impraticables, les trois lieues de Doinville à Rouen en faisaient bien six aujourd'hui.

Galamment, M. Denizet s'était levé.

—Votre santé est bonne, madame, depuis dimanche dernier?

—Très bonne… Et vous, mon cher juge, vous êtes-vous remis de la peur que mon cocher vous a faite? Ce garçon m'a raconté qu'il avait failli verser en vous ramenant, à deux kilomètres à peine du château.

—Oh! une simple secousse, je ne m'en souvenais déjà plus… Asseyez-vous donc, et comme je le disais tout à l'heure à madame de Lachesnaye, pardonnez-moi de réveiller votre douleur, avec cette épouvantable affaire.

—Mon Dieu! puisqu'il le faut… Bonjour, Berthe! bonjour,
Lachesnaye!

C'était madame Bonnehon, la soeur de la victime. Elle avait embrassé sa nièce et serré la main du mari. Veuve, depuis l'âge de trente ans, d'un manufacturier qui lui avait apporté une grosse fortune, déjà fort riche par elle-même, ayant eu dans le partage avec son frère le domaine de Doinville, elle avait mené une existence aimable, toute pleine, disait-on, de coups de coeur, mais si correcte et si franche d'apparence, qu'elle était restée l'arbitre de la société rouennaise. Par occasion et par goût, elle avait aimé dans la magistrature, recevant au château, depuis vingt-cinq ans, le monde judiciaire, tout ce monde du Palais que ses voitures amenaient de Rouen et y ramenaient, dans une continuelle fête. Aujourd'hui, elle n'était point calmée encore, on lui prêtait une tendresse maternelle pour un jeune substitut, le fils d'un conseiller à la cour, M. Chaumette: elle travaillait à l'avancement du fils, elle comblait le père d'invitations et de prévenances. Et elle avait gardé aussi un bon ami des temps anciens, un conseiller également, un célibataire, M. Desbazeilles, la gloire littéraire de la cour de Rouen, dont on citait des sonnets finement tournés. Pendant des années, il avait eu sa chambre à Doinville. Maintenant, bien qu'il eût dépassé la soixantaine, il y venait dîner toujours, en vieux camarade, auquel ses rhumatismes ne permettaient plus que le souvenir. Elle conservait ainsi sa royauté par sa bonne grâce, malgré la vieillesse menaçante, et personne ne songeait à la lui disputer, elle n'avait senti une rivale que pendant le dernier hiver, chez madame Leboucq, la femme d'un conseiller encore, une grande brune de trente-quatre ans, vraiment très bien, où la magistrature commençait à aller beaucoup. Cela, dans son enjouement habituel, lui donnait une pointe de mélancolie.

—Alors, madame, si vous le permettez, reprit M. Denizet, je vais vous poser quelques questions.

L'interrogatoire des Lachesnaye était terminé, mais il ne les congédiait pas: son cabinet si morne, si froid, tournait au salon mondain. Le greffier, flegmatique, se prépara de nouveau à écrire.

—Un témoin a parlé d'une dépêche que votre frère aurait reçue, l'appelant tout de suite à Doinville… Nous n'avons pas trouvé trace de cette dépêche. Lui auriez-vous écrit, vous, madame?

Madame Bonnehon, très à l'aise, souriante, se mit à répondre sur le ton d'une amicale causerie.

—Je n'ai pas écrit à mon frère, je l'attendais, je savais qu'il devait venir, mais sans qu'une date fût fixée. D'habitude, il tombait de la sorte, et presque toujours par un train de nuit. Comme il habitait un pavillon isolé dans le parc, ouvrant sur une ruelle déserte, nous ne l'entendions même pas arriver. Il louait à Barentin une voiture, il ne se montrait que le lendemain, fort tard parfois dans la journée, ainsi qu'un voisin en visite, installé chez lui depuis longtemps… Si, cette fois-là, je l'attendais, c'était qu'il devait m'apporter une somme de dix mille francs, un règlement de compte entre nous. Il avait certainement les dix mille francs sur lui.

C'est pourquoi j'ai toujours cru qu'on l'avait tué pour le voler, simplement.

Le juge laissa régner un court silence; puis, la regardant en face:

—Qu'est-ce que vous pensez de madame Roubaud et de son mari?

Elle eut un vif mouvement de protestation.

—Ah! non, mon cher monsieur Denizet, vous n'allez pas encore vous égarer sur le compte de ces braves gens… Séverine était une bonne petite fille, très douce, très docile même, et délicieuse avec ça, ce qui ne gâte rien. Je pense, puisque vous tenez à ce que je le répète, qu'elle et son mari sont incapables d'une mauvaise action.

Il l'approuvait de la tête, il triomphait, en jetant un coup d'oeil vers madame de Lachesnaye. Celle-ci, piquée, se permit d'intervenir.

—Ma tante, je vous trouve bien facile.

Alors, madame Bonnehon se soulagea, avec son franc-parler ordinaire.

—Laisse donc, Berthe, nous ne nous entendrons jamais là-dessus. Elle était gaie, elle aimait à rire, et elle avait bien raison… Je sais parfaitement ce que ton mari et toi vous pensez. Mais, en vérité, il faut que l'intérêt vous trouble la tête, pour que vous vous étonniez si fort de ce legs de la Croix-de-Maufras, fait par ton père à la bonne Séverine… Il l'avait élevée, il l'avait dotée, il était tout naturel qu'il la mît sur son testament. Ne la considérait-il pas un peu comme sa fille, voyons!… Ah! ma chère, l'argent compte pour si peu de chose dans le bonheur!

Elle, en effet, ayant toujours été très riche, se montrait d'un désintéressement absolu. Même, par un raffinement de belle femme adorée, elle affectait de mettre l'unique raison de vivre dans la beauté et dans l'amour.

—C'est Roubaud qui a parlé de la dépêche, fit remarquer sèchement M. de Lachesnaye. S'il n'y a pas eu de dépêche, le président n'a pas pu lui dire qu'il en avait reçu une. Pourquoi Roubaud a-t-il menti?

—Mais, s'écria M. Denizet, se passionnant, le président peut très bien avoir inventé cette dépêche, pour expliquer son départ subit aux Roubaud. Selon leur propre témoignage, il ne devait partir que le lendemain; et, comme il se trouvait dans le même train qu'eux, il avait besoin d'une raison quelconque, s'il ne voulait pas leur apprendre la raison vraie, que nous ignorons tous, d'ailleurs… Cela n'a pas d'importance, cela ne mène à rien.

Un nouveau silence se fit. Quand le juge continua, il était très calme, il se montra plein de précautions.

—A présent, madame, j'aborde un sujet particulièrement délicat, et je vous prie d'excuser la nature de mes questions. Personne plus que moi ne respecte la mémoire de votre frère… Des bruits couraient, n'est-ce pas? on lui donnait des maîtresses.

Madame Bonnehon s'était remise à sourire, avec son infinie tolérance.

—Oh! cher monsieur, à son âge!… Mon frère a été veuf de bonne heure, je ne me suis jamais cru le droit de trouver mauvais ce que lui-même trouvait bon. Il a donc vécu à sa guise, sans que je me mêle en rien de son existence. Ce que je sais, c'est qu'il gardait son rang, et qu'il est resté jusqu'au bout un homme du meilleur monde.

Berthe, suffoquée que, devant elle, on parlât des maîtresses de son père, avait baissé les yeux; pendant que son mari, aussi gêné qu'elle, était allé se planter devant la fenêtre, tournant le dos.

—Pardonnez-moi, si j'insiste, dit M. Denizet. N'y a-t-il pas eu une histoire, avec une jeune femme de chambre, chez vous?

—Ah! oui, Louisette… Mais, cher monsieur, c'était une petite vicieuse qui, à quatorze ans, avait des rapports avec un repris de justice. On a voulu exploiter sa mort contre mon frère. C'est une indignité, je vais vous raconter ça.

Sans doute elle était de bonne foi. Bien qu'elle sût à quoi s'en tenir sur les moeurs du président, et que sa mort tragique ne l'eût pas surprise, elle sentait le besoin de défendre la haute situation de la famille. D'ailleurs, dans cette malheureuse histoire de Louisette, si elle le croyait très capable d'avoir voulu la petite, elle était convaincue également de la débauche précoce de celle-ci.

—Imaginez-vous une gamine, oh! si petite, si délicate, blonde et rose comme un petit ange, et douce avec ça, d'une douceur de sainte nitouche à lui donner le bon Dieu sans confession… Eh bien, elle n'avait pas quatorze ans qu'elle était la bonne amie d'une sorte de brute, un carrier du nom de Cabuche, qui venait de faire cinq ans de prison, pour avoir tué un homme dans un cabaret. Ce garçon vivait à l'état sauvage, sur la lisière de la forêt de Bécourt, où son père, mort de chagrin, lui avait laissé une masure faite de troncs d'arbres et de terre. Il s'entêtait à y exploiter un coin des carrières abandonnées, qui autrefois, je crois bien, ont fourni la moitié des pierres dont Rouen est bâti. Et c'était au fond de ce terrier que la petite allait retrouver son loup-garou, dont tout le pays avait une si grosse peur, qu'il vivait absolument seul, comme un pestiféré. Souvent, on les rencontrait ensemble, rôdant par les bois, se tenant par la main, elle si mignonne, lui énorme et bestial. Enfin, une débauche à ne pas croire… Naturellement, je n'ai connu ces choses que plus tard. J'avais pris Louisette chez moi presque par charité, pour faire une bonne oeuvre. Sa famille, ces Misard, que je savais pauvres, s'étaient bien gardés de me dire qu'ils avaient roué de coups l'enfant, sans pouvoir l'empêcher de courir chez son Cabuche, dès qu'une porte restait ouverte… Et c'est alors que l'accident est arrivé. Mon frère, à Doinville, n'avait pas de serviteurs à lui. Louisette et une autre femme faisaient le ménage du pavillon écarté qu'il occupait. Un matin qu'elle s'y était rendue seule, elle disparut. Pour moi, elle préméditait sa fuite depuis longtemps, peut-être son amant l'attendait-il et l'avait-il emmenée… Mais l'épouvantable, ce fut que, cinq jours après, le bruit de la mort de Louisette courait, avec des détails sur un viol, tenté par mon frère, dans des circonstances si monstrueuses, que l'enfant, affolée, était allée chez Cabuche, disait-on, mourir d'une fièvre cérébrale. Que s'était-il passé? tant de versions ont circulé, qu'il est difficile de le dire. Je crois pour ma part que Louisette, morte réellement d'une mauvaise fièvre, car un médecin l'a constaté, a succombé à quelque imprudence, des nuits à la belle étoile, des vagabondages dans les marais… N'est-ce pas? mon cher monsieur, vous ne voyez pas mon frère supplicier cette gamine. C'est odieux, c'est impossible.

Pendant ce récit, M. Denizet avait écouté attentivement, sans approuver ni désapprouver. Et madame Bonnehon eut un léger embarras à finir; puis, se décidant:

—Mon Dieu! je ne dis point que mon frère n'ait pas voulu plaisanter avec elle. Il aimait la jeunesse, il était très gai, sous son apparence rigide. Enfin, mettons qu'il l'ait embrassée.

Sur ce mot, il y eut une révolte pudique des Lachesnaye.

—Oh! ma tante, ma tante!

Mais elle haussa les épaules: pourquoi mentir à la justice?

—Il l'a embrassée, chatouillée peut-être. Il n'y a pas de crime là-dedans… Et ce qui me fait admettre cela, c'est que l'invention ne vient pas du carrier. Louisette doit être la menteuse, la vicieuse qui a grossi les choses pour se faire peut-être garder par son amant, de façon que celui-ci, une brute, je vous l'ai dit, a fini de bonne foi par s'imaginer qu'on lui avait tué sa maîtresse… Il était réellement fou de rage, il répétait dans tous les cabarets que, si le président lui tombait sous les mains, il le saignerait comme un cochon…

Le juge, silencieux jusque-là, l'interrompit vivement.

—Il a dit cela, des témoins pourront-ils l'affirmer?

—Oh! cher monsieur, vous en trouverez tant que vous voudrez…
Enfin, une bien triste affaire, nous avons eu beaucoup d'ennuis.
Heureusement que la situation de mon frère le mettait au-dessus
de tout soupçon.

Madame Bonnehon venait de comprendre quelle piste nouvelle suivait M. Denizet; et elle en était assez inquiète, elle préféra ne pas s'engager davantage, en le questionnant à son tour. Il s'était levé, il dit qu'il ne voulait pas abuser plus longtemps de la douloureuse complaisance de la famille. Sur son ordre, le greffier lut les interrogatoires, avant de les faire signer aux témoins. Ils étaient d'une correction parfaite, ces interrogatoires, si bien épluchés des mots inutiles et compromettants, que Mme Bonnehon, la plume à la main, eut un coup d'oeil de surprise bienveillante sur ce Laurent, blême, osseux, qu'elle n'avait pas regardé encore.

Puis, comme le juge l'accompagnait, ainsi que son neveu et sa nièce, jusqu'à la porte, elle lui serra les mains.

—A bientôt, n'est-ce pas? Vous savez qu'on vous attend toujours à Doinville… Et merci, vous êtes un de mes derniers fidèles.

Son sourire s'était voilé de mélancolie, tandis que sa nièce, sèche, sortie la première, n'avait eu qu'une légère salutation.

Quand il fut seul, M. Denizet respira une minute. Il s'était arrêté, debout, réfléchissant. Pour lui, l'affaire devenait claire, il y avait eu certainement violence de la part de Grandmorin, dont la réputation était connue. Cela rendait l'instruction délicate, il se promettait de redoubler de prudence, jusqu'à ce que les avis qu'il attendait du ministère fussent arrivés. Mais il n'en triomphait pas moins. Enfin, il tenait le coupable.

Lorsqu'il eut repris sa place, devant le bureau, il sonna l'huissier.

—Faites entrer le sieur Jacques Lantier.

Sur la banquette du couloir, les Roubaud attendaient toujours, avec leurs visages fermés, comme ensommeillés de patience, qu'un tic nerveux, parfois, remuait. Et la voix de l'huissier, appelant Jacques, sembla les réveiller, dans un léger tressaillement. Ils le suivirent de leurs yeux élargis, ils le regardèrent disparaître chez le juge. Puis, ils retombèrent à leur attente, pâlis encore, silencieux.

Toute cette affaire, depuis trois semaines, hantait Jacques d'un malaise, comme si elle avait pu finir par tourner contre lui. Cela était déraisonnable, car il n'avait rien à se reprocher, pas même d'avoir gardé le silence; et, pourtant, il n'entrait chez le juge qu'avec le petit frisson du coupable, qui craint de voir son crime découvert; et il se défendait contre les questions, il se surveillait, de peur d'en trop dire. Lui aussi aurait pu tuer: cela ne se lisait-il pas dans ses yeux? Rien ne lui était plus désagréable que ces citations en justice, il en éprouvait une sorte de colère, ayant hâte, disait-il, qu'on ne le tourmentât plus, avec des histoires qui ne le regardaient pas.

D'ailleurs, ce jour-là, M. Denizet n'insista que sur le signalement de l'assassin. Jacques, étant l'unique témoin qui eût entrevu ce dernier, pouvait seul donner des renseignements précis. Mais il ne sortait pas de sa première déposition, il répétait que la scène du meurtre était restée pour lui la vision d'une seconde à peine, une image si rapide, qu'elle demeurait comme sans forme, abstraite, dans son souvenir. Ce n'était qu'un homme en égorgeant un autre, et rien de plus. Pendant une demi-heure, le juge, avec une obstination lente, le harcela, lui posa la même question sous tous les sens imaginables: était-il grand, était-il petit? avait-il de la barbe, avait-il des cheveux longs ou courts? quelle sorte de vêtements portait-il? à quelle classe paraissait-il appartenir? Et Jacques, troublé, ne faisait toujours que des réponses vagues.

—Enfin, demanda brusquement M. Denizet en le regardant dans les yeux, si on vous le montrait, le reconnaîtriez-vous?

Il eut un léger battement de paupières, envahi d'une angoisse sous ce regard qui fouillait son crâne. Sa conscience s'interrogea tout haut.

—Le reconnaître… oui… peut-être.

Mais déjà son étrange peur d'une complicité inconsciente le rejetait dans son système évasif.

—Non, pourtant, je ne pense pas, jamais je n'oserais affirmer.
Songez donc! une vitesse de quatre-vingts kilomètres à l'heure!

D'un geste de découragement, le juge allait le faire passer dans la pièce voisine, pour le garder à sa disposition, lorsqu'il se ravisa.

—Restez, asseyez-vous.

Et, sonnant de nouveau l'huissier:

—Introduisez monsieur et madame Roubaud.

Dès la porte, en apercevant Jacques, leurs yeux se ternirent d'un vacillement d'inquiétude. Avait-il parlé? le gardait-on pour le confronter avec eux? Toute leur assurance s'en allait, de le sentir là; et ce fut la voix un peu sourde qu'ils répondirent d'abord. Mais le juge avait simplement repris leur premier interrogatoire, ils n'eurent qu'à répéter les mêmes phrases, presque identiques, pendant qu'il les écoutait, la tête basse, sans même les regarder.

Puis, tout d'un coup, il se tourna vers Séverine.

—Madame, vous avez dit au commissaire de surveillance, dont j'ai là le procès-verbal, que, pour vous, un homme était monté à Rouen, dans le coupé, comme le train se mettait en marche.

Elle resta saisie. Pourquoi rappelait-il cela? était-ce un piège? allait-il, en rapprochant ses déclarations, la faire se démentir elle-même? Aussi, d'un coup d'oeil, consulta-t-elle son mari, qui intervint prudemment.

—Je ne crois pas, monsieur, que ma femme se soit montrée si affirmative.

—Pardon… Comme vous émettiez la possibilité du fait, madame a dit: «C'est certainement ce qui est arrivé»… Eh bien, madame, je désire savoir si vous aviez des motifs particuliers pour parler ainsi.

Elle acheva de se troubler, convaincue que, si elle ne se méfiait pas, il allait, de réponse en réponse, la mener à des aveux. Pourtant, elle ne pouvait garder le silence.

—Oh! non, monsieur, aucun motif… J'ai dû dire ça à titre de simple raisonnement, parce qu'en effet il est difficile de s'expliquer les choses d'une autre façon.

—Alors, vous n'avez pas vu l'homme, vous ne pouvez rien nous apprendre sur lui?

—Non, non, monsieur, rien!

M. Denizet sembla abandonner ce point de l'instruction. Mais il y revint tout de suite avec Roubaud.

—Et vous, comment se fait-il que vous n'ayez pas vu l'homme, s'il est réellement monté, car il résulte de votre déposition même que vous causiez encore avec la victime, lorsqu'on a sifflé le départ?

Cette insistance finissait par terrifier le sous-chef de gare, dans l'anxiété où il était de savoir quel parti il devait prendre, lâcher l'invention de l'homme, ou s'y entêter. Si l'on avait des preuves contre lui, l'hypothèse de l'assassin inconnu n'était guère soutenable et pouvait même aggraver son cas. Il attendait de comprendre, il répondit par des explications confuses, longuement.

—Il est vraiment fâcheux, reprit M. Denizet, que vos souvenirs soient restés si peu clairs, car vous nous aideriez à mettre fin aux soupçons qui se sont égarés sur diverses personnes.

Cela parut si direct à Roubaud, qu'il éprouva un irrésistible besoin de s'innocenter. Il se vit découvert, son parti fut pris tout de suite.

—Il y a là un tel cas de conscience! On hésite, vous comprenez, rien n'est plus naturel. Quand je vous avouerais que je crois bien l'avoir vu, l'homme…

Le juge eut un geste de triomphe, croyant devoir ce commencement de franchise à son habileté. Il disait connaître par expérience l'étrange peine que certains témoins ont à confesser ce qu'ils savent; et, ceux-là, il se flattait de les accoucher malgré eux.

—Parlez donc… Comment est-il? petit, grand, de votre taille à peu près?

—Oh! non, non, beaucoup plus grand… Du moins, j'en ai eu la sensation, car c'est une simple sensation, un individu que je suis presque sûr d'avoir frôlé, en courant pour retourner à mon wagon.

—Attendez, dit M. Denizet.

Et, se tournant vers Jacques, il lui demanda:

—L'homme que vous avez entrevu, le couteau au poing, était-il plus grand que monsieur Roubaud?

Le mécanicien qui s'impatientait, car il commençait à craindre de ne pouvoir prendre le train de cinq heures, leva les yeux, examina Roubaud; et il semblait ne jamais l'avoir regardé, il s'étonnait de le trouver court, puissant, avec un profil singulier, vu ailleurs, rêvé peut-être.

—Non, murmura-t-il, pas plus grand, à peu près de la même taille.

Mais le sous-chef de gare protestait avec vivacité.

—Oh! beaucoup plus grand, de toute la tête au moins.

Jacques restait les yeux largement ouverts sur lui; et, sous ce regard, où il lisait une surprise croissante, il s'agitait, comme pour échapper à sa propre ressemblance; tandis que sa femme, elle aussi, suivait, glacée, le travail sourd de mémoire, exprimé par le visage du jeune homme. Clairement, celui-ci s'était étonné d'abord de certaines analogies entre Roubaud et l'assassin; ensuite, il venait d'avoir la certitude brusque que Roubaud était l'assassin, ainsi que le bruit en avait couru; puis, maintenant, il semblait tout à l'émotion de cette découverte, la face béante, sans qu'il fût possible de savoir ce qu'il allait faire, sans qu'il le sût lui-même. S'il parlait, le ménage était perdu. Les yeux de Roubaud avaient rencontré les siens, tous deux se regardaient jusqu'à l'âme. Il y eut un silence.

—Alors, vous n'êtes pas d'accord, reprit M. Denizet. Si vous l'avez vu plus petit, vous, c'est sans doute qu'il était courbé, dans la lutte avec sa victime.

Lui aussi regardait les deux hommes. Il n'avait pas songé à utiliser ainsi cette confrontation; mais, par instinct de métier, il sentit, à cette minute, que la vérité passait dans l'air. Sa confiance en la piste Cabuche en fut même ébranlée. Est-ce que les Lachesnaye auraient eu raison? est-ce que les coupables, contre toute vraisemblance, seraient cet employé honnête et sa jeune femme, si douce?

—L'homme avait-il sa barbe entière, comme vous? demanda-t-il à
Roubaud.

Ce dernier eut la force de répondre, sans que sa voix tremblât:

—Sa barbe entière, non, non! Pas de barbe du tout, je crois.

Jacques comprit que la même question allait lui être posée. Que dirait-il? car il aurait bien juré, lui, que l'homme portait toute sa barbe. En somme, ces gens ne l'intéressaient point, pourquoi ne pas dire la vérité? Mais, comme il détournait ses yeux du mari, il rencontra le regard de la femme; et il lut, dans ce regard, une supplication si ardente, un don si entier de toute la personne, qu'il en fut bouleversé. Son frisson ancien le reprenait: l'aimait-il donc, était-ce donc celle-là qu'il pourrait aimer, comme on aime d'amour, sans un monstrueux désir de destruction? Et, à ce moment, par un singulier contrecoup de son trouble, il lui sembla que sa mémoire s'obscurcissait, il ne retrouvait plus l'assassin dans Roubaud. La vision redevenait vague, un doute le prenait, à ce point qu'il se serait mortellement repenti d'avoir parlé.

M. Denizet posait la question:

—L'homme avait-il sa barbe entière, comme monsieur Roubaud?

Et il répondit de bonne foi:

—Monsieur, en vérité, je ne puis pas dire. Encore un coup, cela a été trop rapide. Je ne sais rien, je ne veux rien affirmer.

Mais M. Denizet s'entêta, car il désirait en finir avec le soupçon sur le sous-chef. Il poussa celui-ci, il poussa le mécanicien, arriva à obtenir du premier un signalement complet de l'assassin, grand, fort, sans barbe, vêtu d'une blouse, en tout le contraire de son propre signalement; tandis qu'il ne tirait plus du second que des monosyllabes évasifs, qui donnaient de la force aux affirmations de l'autre. Et le juge en revenait à sa conviction première: il était sur la bonne piste, le portrait que le témoin faisait de l'assassin se trouvait être si exact, que chaque trait nouveau ajoutait à la certitude. C'était ce ménage, soupçonné injustement, qui, par sa déposition accablante, ferait tomber la tête du coupable.

—Entrez là, dit-il aux Roubaud et à Jacques, en les faisant passer dans la pièce voisine, quand ils eurent signé leurs interrogatoires. Attendez que je vous appelle.

Immédiatement, il donna l'ordre qu'on amenât le prisonnier; et il était si heureux, qu'il poussa, avec son greffier, la belle humeur jusqu'à dire:

—Laurent, nous le tenons.

Mais la porte s'était ouverte, deux gendarmes avaient paru, conduisant un grand garçon de vingt-cinq à trente ans. Ils se retirèrent sur un signe du juge, et Cabuche resta seul au milieu du cabinet, ahuri, avec un hérissement fauve de bête traquée. C'était un gaillard, au cou puissant, aux poings énormes, blond, très blanc de peau, la barbe rare, à peine un duvet doré qui frisait, soyeux. La face massive, le front bas disaient la violence de l'être borné, tout à la sensation immédiate; mais il y avait comme un besoin de soumission tendre, dans la bouche large et dans le nez carré de bon chien. Saisi brutalement au fond de son trou, de grand matin, arraché à sa forêt, exaspéré des accusations qu'il ne comprenait pas, il avait déjà, avec son effarement et sa blouse déchirée, l'air louche du prévenu, cet air de bandit sournois que la prison donne au plus honnête homme. La nuit tombait, la pièce était noire, et il se renfonçait dans l'ombre, lorsque l'huissier apporta une grosse lampe, au globe nu, dont la vive lumière lui éclaira le visage. Alors, découvert, il demeura immobile.

Tout de suite, M. Denizet avait fixé sur lui ses gros yeux clairs, aux paupières lourdes. Et il ne parlait pas, c'était l'engagement muet, l'essai premier de sa puissance, avant la guerre de sauvage, guerre de ruses, de pièges, de tortures morales. Cet homme était le coupable, tout devenait licite contre lui, il n'avait plus que le droit d'avouer son crime.

L'interrogatoire commença, très lent.

—Savez-vous de quel crime vous êtes accusé?

Cabuche, la voix empâtée de colère impuissante, grogna:

—On ne me l'a pas dit, mais je m'en doute bien. On en a assez causé!

—Vous connaissiez monsieur Grandmorin?

—Oui, oui, je le connaissais, trop!

—Une fille Louisette, votre maîtresse, est entrée, comme femme de chambre, chez madame Bonnehon.

Un sursaut de rage emporta le carrier. Dans la colère, il voyait rouge.

—Nom de Dieu! ceux qui disent ça sont de sacrés menteurs.
Louisette n'était pas ma maîtresse.

Curieusement, le juge l'avait regardé se fâcher. Et, faisant faire un crochet à l'interrogatoire:

—Vous êtes très violent, vous avez été condamné à cinq ans de prison pour avoir tué un homme, dans une querelle.

Cabuche baissa la tête. C'était sa honte, cette condamnation.
Il murmura:

—Il avait tapé le premier… Je n'ai fait que quatre ans, on m'a gracié d'un an.

—Alors, reprit M. Denizet, vous prétendez que la fille Louisette n'était pas votre maîtresse?

De nouveau, il serra les poings. Puis, d'une voix basse, entrecoupée:

—Comprenez donc, elle était gamine, pas quatorze ans encore, quand je suis revenu de là-bas… Alors, tout le monde me fuyait, on m'aurait jeté des pierres. Et elle, dans la forêt, où je la rencontrais toujours, elle s'approchait, elle causait, elle était gentille, oh! gentille… Nous sommes donc devenus amis comme ça. Nous nous tenions par la main, en nous promenant. C'était si bon, si bon, dans ce temps-là!… Bien sûr qu'elle grandissait et que je songeais à elle. Je ne peux pas dire le contraire, j'étais comme un fou, tant je l'aimais. Elle m'aimait très fort aussi, et ça aurait fini par arriver, ce que vous dites, quand on l'a séparée de moi, en la mettant à Doinville, chez cette dame… Puis, un soir, en rentrant de la carrière, je l'ai trouvée devant ma porte, à moitié folle, si abîmée, qu'elle brûlait de fièvre. Elle n'avait pas osé rentrer chez ses parents, elle venait mourir chez moi… Ah! nom de Dieu, le cochon! j'aurais dû courir le saigner tout de suite!

Le juge pinçait ses lèvres fines, étonné de l'accent sincère de cet homme. Décidément, il fallait jouer serré, il avait affaire à plus forte partie qu'il n'avait cru.

—Oui, je sais l'histoire épouvantable que vous et cette fille avez inventée. Remarquez seulement que toute la vie de monsieur Grandmorin le mettait au-dessus de vos accusations.

Éperdu, les yeux ronds, les mains tremblantes, le carrier bégayait:

—Quoi? qu'est-ce que nous avons inventé?… C'est les autres qui mentent, et c'est nous qu'on accuse de menteries!

—Mais oui, ne faites pas l'innocent… J'ai déjà interrogé Misard, l'homme qui a épousé la mère de votre maîtresse. Je le confronterai avec vous, s'il est nécessaire. Vous verrez ce qu'il pense de votre histoire, lui… Et prenez bien garde à vos réponses. Nous avons des témoins, nous savons tout, vous feriez mieux de dire la vérité.

C'était son ordinaire tactique d'intimidation, même lorsqu'il ne savait rien et qu'il n'avait pas de témoins.

—Ainsi nierez-vous que, publiquement, vous avez crié partout que vous saigneriez monsieur Grandmorin?

—Ah! ça, oui, je l'ai dit. Et je le disais de bon coeur, allez! car la main me démangeait bougrement!

Une surprise arrêta net M. Denizet, qui s'attendait à un système de complète dénégation. Comment! le prévenu avouait ses menaces. Quelle ruse cela cachait-il? Craignant d'être allé trop vite en besogne, il se recueillit un instant, puis le dévisagea, en lui posant cette question brusque:

—Qu'avez-vous fait pendant la nuit du 14 au 15 février?

—Je me suis couché à la nuit, vers six heures… J'étais un peu souffrant, et mon cousin Louis m'a même rendu le service de conduire une charge de pierres à Doinville.

—Oui, on a vu votre cousin, avec la voiture, traverser la voie, au passage à niveau. Mais votre cousin, interrogé, n'a pu répondre qu'une chose: c'est que vous l'avez quitté vers midi et qu'il ne vous a plus revu… Prouvez-moi que vous étiez couché à six heures.

—Voyons, c'est bête, je ne peux pas prouver ça. J'habite une maison toute seule, à la lisière de la forêt… J'y étais, je le dis, et c'est tout.

Alors, M. Denizet se décida à frapper le grand coup de l'affirmation qui s'impose. Sa face s'immobilisait dans une tension de volonté, tandis que sa bouche jouait la scène.

—Je vais vous le dire, moi, ce que vous avez fait, le 14 février au soir… A trois heures, vous avez pris, à Barentin, le train pour Rouen, dans un but que l'instruction n'a pu encore établir. Vous deviez revenir par le train de Paris qui s'arrête à Rouen à neuf heures trois; et vous étiez sur le quai, au milieu de la foule, lorsque vous avez aperçu monsieur Grandmorin, dans son coupé. Remarquez que j'admets très bien qu'il n'y a pas eu guet-apens, que l'idée du crime vous est venue seulement alors… Vous êtes monté grâce à la bousculade, vous avez attendu d'être sous le tunnel de Malaunay; mais vous avez mal calculé le temps, car le train sortait du tunnel, lorsque vous avez fait le coup… Et vous avez jeté le cadavre, et vous êtes descendu à Barentin, après vous être débarrassé aussi de la couverture de voyage… Voilà ce que vous avez fait.

Il épiait les moindres ondes sur la face rose de Cabuche, et il s'irrita, lorsque celui-ci, très attentif d'abord, finit par éclater d'un bon rire.

—Qu'est-ce que vous racontez là?… Si j'avais fait le coup, je le dirais.

Puis, tranquillement:

—Je ne l'ai pas fait, mais j'aurais dû le faire. Nom de Dieu! oui, je le regrette.

Et M. Denizet ne put en tirer autre chose. Vainement, il reprit ses questions, revint dix fois sur les mêmes points, par des tactiques différentes. Non! toujours non! ce n'était pas lui. Il haussait les épaules, trouvait ça bête. En l'arrêtant, on avait fouillé la masure, sans découvrir ni l'arme, ni les dix billets de banque, ni la montre; mais on avait saisi un pantalon taché de quelques gouttelettes de sang, preuve accablante. De nouveau, il s'était mis à rire: encore une belle histoire, un lapin, pris au collet, qui lui avait saigné sur les jambes! Et, dans son idée fixe du crime, c'était le juge qui perdait pied, par trop de finesse professionnelle, compliquant, allant au-delà de la vérité simple. Cet homme borné, incapable de lutter de ruse, d'une force invincible quand il disait non, toujours non, le jetait peu à peu hors de lui; car il ne l'admettait que coupable, chaque dénégation nouvelle l'outrait davantage, comme un entêtement dans la sauvagerie et le mensonge. Il le forcerait bien à se couper.

—Alors, vous niez?

—Bien sûr, puisque ce n'est pas moi… Si c'était moi, ah! j'en serais trop fier, je le dirais.

D'un brusque mouvement, M. Denizet se leva, alla lui-même ouvrir la porte de la petite pièce voisine. Et, lorsqu'il eut rappelé Jacques:

—Reconnaissez-vous cet homme?

—Je le connais, répondit le mécanicien surpris. Je l'ai vu autrefois, chez les Misard.

—Non, non… Le reconnaissez-vous pour l'homme du wagon, l'assassin?

Du coup, Jacques redevint circonspect. D'ailleurs, il ne le reconnaissait pas. L'autre lui avait semblé plus court, plus noir. Il allait le déclarer, lorsqu'il trouva que c'était trop s'avancer encore. Et il resta évasif.

—Je ne sais pas, je ne peux pas dire… Je vous assure, monsieur, que je ne peux pas dire.

M. Denizet, sans attendre, appela les Roubaud à leur tour. Et il leur posa la question:

—Reconnaissez-vous cet homme?

Cabuche souriait toujours. Il ne s'étonna pas, il adressa un petit signe de tête à Séverine, qu'il avait connue jeune fille, quand elle habitait la Croix-de-Maufras. Mais elle et son mari venaient d'avoir un saisissement, en le voyant là. Ils comprenaient: c'était l'homme arrêté dont leur avait parlé Jacques, le prévenu qui avait motivé leur nouvel interrogatoire. Et Roubaud était stupéfié, effrayé de la ressemblance de ce garçon avec l'assassin imaginaire, dont il avait inventé le signalement, le contraire du sien. Cela se trouvait être purement fortuit, il en restait si troublé, qu'il hésitait à répondre.

—Voyons, le reconnaissez-vous?

—Mon Dieu! monsieur le juge, je vous le répète, ç'a été une sensation simplement, un individu qui m'a frôlé… Sans doute, celui-ci est grand comme l'autre, et il est blond, et il n'a pas de barbe…

—Enfin, le reconnaissez-vous?

Le sous-chef, oppressé, était tout tremblant d'une sourde lutte intérieure. L'instinct de la conservation l'emporta.

—Je ne peux pas affirmer. Mais il y a de ça, beaucoup de ça, pour sûr.

Cette fois, Cabuche commença à jurer. A la fin, on l'embêtait, avec ces histoires. Puisque ce n'était pas lui, il voulait partir. Et, sous le flot de sang qui lui montait au crâne, il tapa des poings, il devint si terrible, que les gendarmes, rappelés, l'emmenèrent. Mais, en face de cette violence, de ce saut de la bête attaquée qui se jette en avant, M Denizet triomphait. Maintenant, sa conviction était faite, et il le laissa voir.

—Avez-vous remarqué ses yeux? Moi, c'est aux yeux que je les reconnais… Ah! son compte est bon, il est à nous!

Les Roubaud, immobiles, se regardèrent. Alors, quoi? c'était fini, ils étaient sauvés, puisque la justice tenait le coupable. Ils restaient un peu étourdis, la conscience douloureuse, du rôle que les faits venaient de les forcer à jouer. Mais une joie les inondait, emportait leurs scrupules, et ils souriaient à Jacques, ils attendaient, allégés, ayant soif de grand air, que le juge les congédiât tous les trois, lorsque l'huissier apporta une lettre à ce dernier.

Vivement, M. Denizet s'était remis à son bureau, pour la lire avec attention, oubliant les trois témoins. C'était la lettre du ministère, les avis qu'il aurait dû avoir la patience d'attendre, avant de pousser de nouveau l'instruction. Et ce qu'il lisait devait rabattre de son triomphe, car son visage peu à peu se glaçait, reprenait sa morne immobilité. A un moment, il leva la tête, jeta un coup d'oeil oblique sur les Roubaud, comme si leur souvenir lui fût revenu, à une des phrases. Ceux-ci, perdant leur courte joie, retombés à leur malaise, se sentaient repris. Pourquoi donc les avait-il regardés? Avait-on, à Paris, retrouvé les trois lignes d'écriture, ce billet maladroit dont la peur les hantait? Séverine connaissait bien M. Camy-Lamotte, pour l'avoir souvent vu chez le président, et elle savait qu'il était chargé de mettre en ordre les papiers du mort. Un regret cuisant torturait Roubaud, celui de ne s'être pas avisé d'envoyer à Paris sa femme, qui aurait fait des visites utiles, qui se serait tout au moins assuré la protection du secrétaire général, dans le cas où la Compagnie, ennuyée des mauvais bruits, songerait à le destituer. Et tous deux ne quittaient plus du regard le juge, sentant leur inquiétude croître à mesure qu'ils le voyaient s'assombrir, visiblement déconcerté par cette lettre, qui dérangeait toute sa bonne besogne de la journée.

Enfin, M. Denizet lâcha la lettre, et il demeura un moment absorbé, les yeux ouverts sur les Roubaud et sur Jacques. Puis, se résignant, se parlant haut à lui-même:

—Eh bien! on verra, on reprendra tout ça… Vous pouvez vous retirer.

Mais, comme les trois sortaient, il ne put résister au besoin de savoir, d'éclaircir le point grave qui détruisait son nouveau système, bien qu'on lui recommandât de ne plus rien faire, sans une entente préalable.

—Non, vous, restez un instant, j'ai encore une question à vous poser.

Dans le couloir, les Roubaud s'arrêtèrent. Les portes étaient ouvertes, et ils ne pouvaient partir: quelque chose les retenait là, l'angoisse de ce qui se passait dans le cabinet du juge, l'impossibilité physique de s'en aller, tant qu'ils n'apprendraient pas de Jacques la question qu'on lui posait encore. Ils revinrent, ils piétinèrent, les jambes cassées. Et ils se retrouvèrent côte à côte sur la banquette, où ils avaient attendu des heures déjà, ils s'y alourdirent, silencieux.

Lorsque le mécanicien reparut, Roubaud se leva, péniblement.

—Nous vous attendions, nous retournerons à la gare ensemble…
Eh bien?

Mais Jacques détournait la tête, embarrassé, comme s'il voulait éviter le regard de Séverine, fixé sur lui.

—Il ne sait plus, il patauge, dit-il enfin. Voilà, maintenant, qu'il m'a demandé s'ils n'étaient pas deux à faire le coup. Et, comme j'ai parlé, au Havre, d'une masse noire pesant sur les jambes du vieux, il m'a questionné là-dessus… Lui semble croire que ce n'était que la couverture. Alors, il a envoyé chercher la couverture, et il a fallu me prononcer… Mon Dieu! oui, c'était la couverture, peut-être.

Les Roubaud frémissaient. On était sur leur trace, un mot de ce garçon pouvait les perdre. Il savait sûrement, il finirait par causer. Et tous trois, la femme entre les deux hommes, quittaient en silence le Palais de justice, lorsque le sous-chef reprit, dans la rue:

—A propos, camarade, ma femme va être forcée d'aller passer un jour à Paris, pour des affaires. Vous serez bien gentil de la piloter, si elle a besoin de quelqu'un.

V

A onze heures quinze, l'heure précise, le poste du pont de l'Europe signala, des deux sons de trompe réglementaires, l'express du Havre, qui débouchait du tunnel des Batignolles; et bientôt les plaques tournantes furent secouées, le train entra en gare avec un bref coup de sifflet, grinçant sur les freins, fumant, ruisselant, trempé par une pluie battante dont le déluge ne cessait pas depuis Rouen.

Les hommes d'équipe n'avaient pas encore tourné les loquets des portières, qu'une d'elles s'ouvrit et que Séverine sauta vivement sur le quai, avant l'arrêt. Son wagon se trouvait en queue, elle dut se hâter pour arriver à la machine, au milieu du flot brusque des voyageurs, descendus des compartiments, dans un embarras d'enfants et de paquets. Jacques était là, debout sur la plate-forme, attendant pour rentrer au dépôt; tandis que Pecqueux, avec un linge, essuyait des cuivres.

—Alors, c'est entendu, dit-elle, haussée sur la pointe des pieds. Je serai rue Cardinet à trois heures, et vous aurez l'obligeance de me présenter à votre chef, pour que je le remercie.

C'était le prétexte imaginé par Roubaud, un remerciement au chef du dépôt des Batignolles, à la suite d'un vague service rendu. De cette façon, elle se trouverait confiée à la bonne amitié du mécanicien, elle pourrait resserrer les liens davantage, agir sur lui.

Mais Jacques, noir de charbon, trempé d'eau, épuisé d'avoir lutté contre la pluie et le vent, la regardait de ses yeux durs, sans répondre. Il n'avait pu refuser au mari, en partant du Havre; et cette idée de se trouver seul avec elle, le bouleversait, car il sentait bien qu'il la désirait maintenant.

—N'est-ce pas? reprit-elle souriante, avec son doux regard caressant, malgré la surprise et la petite répugnance qu'elle éprouvait à le trouver si sale, reconnaissable à peine, n'est-ce pas? je compte sur vous.

Comme elle s'était haussée encore, appuyant sa main gantée sur une poignée de fer, Pecqueux, obligeamment, la prévint.

—Prenez garde, vous allez vous salir.

Alors, Jacques dut répondre. Il le fit d'un ton bourru.

—Oui, rue Cardinet… A moins que cette sacrée pluie n'achève de me fondre. Quel chien de temps!

Elle fut touchée de l'état minable où il était, elle ajouta, comme s'il avait souffert uniquement pour elle:

—Oh! êtes-vous fait, et quand j'étais si bien, moi!… Vous savez que j'ai pensé à vous, ça me désespérait, ce déluge… moi qui étais si contente, à l'idée que vous m'ameniez ce matin, et que vous me remmèneriez ce soir, par l'express!

Mais cette familiarité gentille, si tendre, ne semblait que le troubler davantage. Il parut soulagé, quand une voix cria: «En arrière!» D'une main prompte, il tira la tige du sifflet, tandis que le chauffeur, du geste, écartait la jeune femme.

—A trois heures!

—Oui, à trois heures!

Et, pendant que la machine se remettait en marche, Séverine quitta le quai, la dernière. Dehors, dans la rue d'Amsterdam, comme elle allait ouvrir son parapluie, elle fut contente de voir qu'il ne pleuvait plus. Elle descendit jusqu'à la place du Havre, se consulta un instant, décida enfin qu'elle ferait mieux de déjeuner tout de suite. Il était onze heures vingt-cinq, elle entra dans un bouillon, au coin de la rue Saint-Lazare, où elle commanda des oeufs sur le plat et une côtelette. Puis, tout en mangeant très lentement, elle retomba dans les réflexions qui la hantaient depuis des semaines, la face pâle et brouillée, n'ayant plus son docile sourire de séduction.

C'était la veille, deux jours après leur interrogatoire à Rouen, que Roubaud, jugeant dangereux d'attendre, avait résolu de l'envoyer faire une visite à M. Camy-Lamotte, non pas au ministère, mais chez lui, rue du Rocher, où il occupait un hôtel, voisin justement de l'hôtel Grandmorin. Elle savait qu'elle l'y trouverait à une heure, et elle ne se pressait pas, elle préparait ce qu'elle dirait, tâchait de prévoir ce qu'il répondrait, pour ne se troubler de rien. La veille, une nouvelle cause d'inquiétude venait de hâter son voyage: ils avaient appris, par les commérages de la gare, que madame Lebleu et Philomène racontaient partout comme quoi la Compagnie allait renvoyer Roubaud, jugé compromettant; et le pis était que M. Dabadie, directement interrogé, n'avait pas dit non, ce qui donnait beaucoup de poids à la nouvelle. Il devenait dès lors urgent qu'elle courût à Paris plaider leur cause et surtout demander la protection du puissant personnage, comme autrefois celle du président. Mais, sous cette demande, qui servirait tout au moins à expliquer la visite, il y avait un motif plus impérieux, un besoin cuisant et insatiable de savoir, ce besoin qui pousse le criminel à se livrer plutôt que d'ignorer. L'incertitude les tuait, maintenant qu'ils se sentaient découverts, depuis que Jacques leur avait dit le soupçon où l'accusation semblait être d'un second assassin. Ils s'épuisaient à des conjectures, la lettre trouvée, les faits rétablis; ils s'attendaient d'heure en heure à des perquisitions, à une arrestation; et leur supplice s'aggravait tellement, les moindres faits autour d'eux prenaient des airs de si inquiétante menace, qu'ils finissaient par préférer la catastrophe à ces continuelles alarmes. Avoir une certitude, et ne plus souffrir.

Séverine acheva sa côtelette, si absorbée, qu'elle se réveilla comme en sursaut, étonnée du lieu public où elle se trouvait. Tout lui devenait amer, les morceaux ne passaient pas, et elle n'eut pas même le coeur de prendre du café. Mais elle avait eu beau manger avec lenteur, il était à peine midi un quart, lorsqu'elle sortit du restaurant. Encore trois quarts d'heure à tuer! Elle qui adorait Paris, qui aimait tant à en courir le pavé, librement, les rares fois où elle y venait, elle s'y sentait perdue, peureuse, dans une impatience d'en finir et de se cacher. Les trottoirs séchaient déjà, un vent tiède achevait de balayer les nuages. Elle descendit la rue Tronchet, se trouva au marché aux fleurs de la Madeleine, un de ces marchés de mars, si fleuris de primevères et d'azalées, dans les jours pâles de l'hiver finissant. Pendant une demi-heure, elle marcha au milieu de ce printemps hâtif, reprise par des songeries vagues, pensant à Jacques comme à un ennemi, qu'elle devait désarmer. Il lui semblait que sa visite rue du Rocher était faite, que tout allait bien de ce côté, qu'il lui restait seulement à obtenir le silence de ce garçon; et c'était une entreprise compliquée, où elle se perdait, la tête travaillée de plans romanesques. Mais cela était sans fatigue, sans effroi, d'une douceur berçante. Puis, brusquement, elle vit l'heure, à l'horloge d'un kiosque: une heure dix. Sa course n'était pas faite, elle retombait durement dans l'angoisse du réel, elle se hâta de remonter vers la rue du Rocher.

L'hôtel de M. Camy-Lamotte se trouvait au coin de cette rue et de la rue de Naples; et Séverine dut passer devant l'hôtel Grandmorin, muet, vide, les persiennes closes. Elle leva les yeux, elle pressa le pas. Le souvenir de sa dernière visite lui était revenu, cette grande maison se dressait, terrible. Et, comme, à quelque distance, elle se retournait d'un mouvement instinctif, regardant en arrière, ainsi qu'une personne poursuivie par la voix haute d'une foule, elle aperçut, sur le trottoir d'en face, le juge d'instruction de Rouen, M. Denizet, qui montait aussi la rue. Elle en resta saisie. L'avait-il remarquée, jetant un coup d'oeil à la maison? Mais il marchait tranquillement, elle se laissa devancer, le suivit dans un grand trouble. Et, de nouveau, elle reçut un coup au coeur, lorsqu'elle le vit sonner, au coin de la rue de Naples, chez M. Camy-Lamotte.

Une terreur l'avait prise. Jamais elle n'oserait entrer, maintenant. Elle s'en retourna, enfila la rue d'Édimbourg, descendit jusqu'au pont de l'Europe. Là seulement, elle se crut à l'abri. Et, ne sachant plus où aller ni que faire, éperdue, elle se tint immobile contre une des balustrades, regardant au-dessous d'elle, à travers les charpentes métalliques, le vaste champ de la gare, où des trains évoluaient continuellement. Elle les suivait de ses yeux effarés, elle pensait que, sûrement, le juge était là pour l'affaire, et que les deux hommes causaient d'elle, que son sort se décidait, à la minute même. Alors, envahie d'un désespoir, l'envie la tourmenta, plutôt que de retourner rue du Rocher, de se jeter tout de suite sous un train. Il en sortait justement un de la marquise des grandes lignes, qu'elle regardait venir, et qui passa sous elle, en soufflant jusqu'à sa face un tiède tourbillon de vapeur blanche. Puis, l'inutilité sotte de son voyage, l'angoisse affreuse qu'elle remporterait, si elle n'avait pas l'énergie d'aller chercher une certitude, se présentèrent à son esprit avec tant de force, qu'elle se donna cinq minutes pour retrouver son courage. Des machines sifflaient, elle en suivait une, petite, débranchant un train de banlieue; et, ses regards s'étant levés vers la gauche, elle reconnut, au-dessus de la cour des messageries, tout en haut de la maison de l'impasse d'Amsterdam, la fenêtre de la mère Victoire, cette fenêtre où elle se revoyait accoudée avec son mari, avant l'abominable scène qui avait causé leur malheur. Cela évoqua le danger de sa situation, dans un élancement de souffrance si aigu, qu'elle se sentit prête soudain à tout affronter, pour en finir. Des sons de trompe, des grondements prolongés l'assourdissaient, tandis que d'épaisses fumées barraient l'horizon, envolées sur le grand ciel clair de Paris. Et elle reprit le chemin de la rue du Rocher, allant là comme on se suicide, précipitant sa marche, dans la crainte brusque de n'y plus trouver personne.

Lorsque Séverine eut tiré le bouton du timbre, une nouvelle terreur la glaça. Mais, déjà, un valet la faisait asseoir dans une antichambre, après avoir pris son nom. Et, par les portes doucement entrebâillées, elle entendit très distinctement la conversation vive de deux voix. Le silence était retombé, profond, absolu. Elle ne distinguait plus que le battement sourd de ses tempes, elle se disait que le juge était encore en conférence, qu'on allait la faire attendre longtemps sans doute; et cette attente lui devenait intolérable. Puis, tout d'un coup, elle eut une surprise: le valet l'appelait et l'introduisait. Certainement, le juge n'était pas sorti. Elle le devinait là, caché derrière une porte.

C'était un grand cabinet de travail, avec des meubles noirs, garni d'un tapis épais, de portières lourdes, si sévère et si clos, que pas un bruit du dehors n'y pénétrait. Pourtant, il y avait des fleurs, des roses pâles, dans une corbeille de bronze. Et cela indiquait comme une grâce cachée, un goût de la vie aimable, derrière cette sévérité. Le maître de la maison était debout, très correctement serré dans sa redingote, sévère lui aussi, avec sa figure mince, que ses favoris grisonnants élargissaient un peu, mais d'une élégance d'ancien beau, resté svelte, d'une distinction que l'on sentait souriante, sous la raideur voulue de la tenue officielle. Dans le demi-jour de la pièce, il avait l'air très grand.

Séverine, en entrant, fut oppressée par l'air tiède, étouffé sous les tentures; et elle ne vit que M. Camy-Lamotte, qui la regardait s'approcher. Il ne fit pas un geste pour l'inviter à s'asseoir, il mit une affectation à ne pas ouvrir la bouche le premier, attendant qu'elle expliquât le motif de sa visite. Cela prolongea le silence; et, par l'effet d'une réaction violente, elle se trouva subitement maîtresse d'elle-même dans le péril, très calme, très prudente.

—Monsieur, dit-elle, vous m'excuserez, si j'ai la hardiesse de venir me rappeler à votre bienveillance. Vous savez la perte irréparable que j'ai faite, et dans l'abandon où je me trouve maintenant, j'ai osé songer à vous pour nous défendre, pour nous continuer un peu de la protection de votre ami, de mon protecteur si regretté.

M. Camy-Lamotte ne put alors que la faire asseoir, d'un geste, car cela était dit sur un ton parfait, sans exagération d'humilité ni de chagrin, avec un art inné de l'hypocrisie féminine. Mais il ne parlait toujours pas, il s'était assis lui-même, attendant encore. Elle continua, voyant qu'elle devait préciser.

—Je me permets de rafraîchir vos souvenirs, en vous rappelant que j'ai eu l'honneur de vous voir à Doinville. Ah! c'était un heureux temps pour moi!… Aujourd'hui, les jours mauvais sont arrivés, et je n'ai que vous, monsieur, je vous implore au nom de celui que nous avons perdu. Vous qui l'avez aimé, achevez sa bonne oeuvre, remplacez-le auprès de moi.

Il l'écoutait, il la regardait, et tous ses soupçons étaient ébranlés, tellement elle lui semblait naturelle, charmante dans ses regrets et dans ses supplications. Le billet découvert par lui, au milieu des papiers de Grandmorin, ces deux lignes non signées, lui avait paru ne pouvoir être que d'elle, dont il savait les complaisances pour le président; et, tout à l'heure, l'annonce seule de sa visite avait achevé de le convaincre. Il ne venait d'interrompre son entretien avec le juge que pour confirmer sa certitude. Mais comment la croire coupable, à la voir de la sorte, si paisible et si douce?

Il voulut en avoir l'intelligence nette. Et, tout en gardant son air de sévérité:

—Expliquez-vous, madame… Je me souviens parfaitement, je ne demande pas mieux que de vous être utile, si rien ne s'y oppose.

Alors, très nettement, Séverine conta comme quoi son mari était menacé d'une destitution. On le jalousait beaucoup, à cause de son mérite et de la haute protection qui, jusque-là, l'avait couvert. Maintenant qu'on le croyait sans défense, on espérait triompher, on redoublait d'efforts. Elle ne nommait personne, du reste; elle parlait en termes mesurés, malgré l'imminence du péril. Pour qu'elle se fût ainsi décidée à faire le voyage de Paris, il fallait qu'elle fût bien convaincue de la nécessité d'agir au plus vite. Peut-être le lendemain ne serait-il plus temps: c'était immédiatement qu'elle réclamait aide et secours. Tout cela avec une telle abondance de faits logiques et de bonnes raisons, qu'il semblait en vérité impossible qu'elle se fût dérangée dans un autre but.

M. Camy-Lamotte étudiait jusqu'aux petits battements imperceptibles de ses lèvres; et il porta le premier coup:

—Mais enfin pourquoi la Compagnie congédierait-elle votre mari?
Elle n'a rien de grave à lui reprocher.

Elle aussi ne le quittait pas du regard, épiant les moindres plis de son visage, se demandant s'il avait trouvé la lettre; et, malgré l'innocence de la question, ce fut brusquement une conviction, chez elle, que la lettre était là, dans un meuble de ce cabinet: il savait, car il lui tendait un piège, désirant voir si elle oserait parler des vraies raisons du renvoi. D'ailleurs, il avait trop accentué le ton, et elle s'était sentie fouillée jusqu'à l'âme par ses yeux pâles d'homme fatigué.

Bravement, elle marcha au péril.

—Mon Dieu! monsieur, c'est bien monstrueux, mais on nous a soupçonnés d'avoir tué notre bienfaiteur, à cause de ce malheureux testament. Nous n'avons pas eu de peine à démontrer notre innocence. Seulement, il reste toujours quelque chose de ces accusations abominables, et la Compagnie craint sans doute le scandale.

Il fut de nouveau surpris, démonté, par cette franchise, surtout par la sincérité de l'accent. En outre, l'ayant jugée, au premier coup d'oeil, d'une figure médiocre, il commençait à la trouver extrêmement séduisante, avec la soumission complaisante de ses yeux bleus, sous l'énergie noire de sa chevelure. Et il songeait à son ami Grandmorin, saisi d'une jalouse admiration: comment diable ce gaillard-là, son aîné de dix ans, avait-il eu jusqu'à sa mort des créatures pareilles, lorsque lui devait renoncer déjà à ces joujoux, pour ne pas y perdre le reste de ses moelles? Elle était vraiment très charmante, très fine, et il laissait percer le sourire de l'amateur aujourd'hui désintéressé, sous son grand air froid de fonctionnaire, ayant sur les bras une affaire si fâcheuse.

Mais Séverine, par une bravade de femme qui sent sa force, eut le tort d'ajouter:

—Des gens comme nous ne tuent pas pour de l'argent. Il aurait fallu un autre motif, et il n'y en avait pas, de motif.

Il la regarda, vit trembler les coins de sa bouche. C'était elle. Dès lors, sa conviction fut absolue. Et elle-même comprit immédiatement qu'elle s'était livrée, à la façon dont il avait cessé de sourire, le menton nerveusement pincé. Elle en éprouva une défaillance, comme si tout son être l'abandonnait. Pourtant, elle restait le buste droit sur sa chaise, elle entendait sa voix continuer à causer du même ton égal, disant les mots qu'il fallait dire. La conversation se poursuivait, mais désormais ils n'avaient plus rien à s'apprendre; et, sous les paroles quelconques, tous deux ne parlaient plus que des choses qu'ils ne disaient point. Il avait la lettre, c'était elle qui l'avait écrite. Cela sortait même de leurs silences.

—Madame, reprit-il enfin, je ne refuse pas d'intervenir près de la Compagnie, si vraiment vous êtes digne d'intérêt. J'attends justement ce soir le chef de l'exploitation, pour une autre affaire… Seulement, j'aurais besoin de quelques notes. Tenez! écrivez-moi le nom, l'âge, les états de service de votre mari, enfin tout ce qui peut me mettre au courant de votre situation.

Et il poussa devant elle un petit guéridon, en cessant de la regarder, pour ne point l'effrayer trop. Elle avait frémi: il voulait une page de son écriture, afin de la comparer à la lettre. Un instant, elle chercha désespérément un prétexte, résolue à ne pas écrire. Puis, elle réfléchit: à quoi bon? puisqu'il savait. On aurait toujours quelques lignes d'elle. Sans aucun trouble apparent, de l'air le plus simple du monde, elle écrivit ce qu'il demandait; tandis que, debout derrière elle, il reconnaissait parfaitement l'écriture, plus haute, moins tremblée que celle du billet. Et il finissait par la trouver très brave, cette petite femme fluette; il souriait de nouveau, maintenant qu'elle ne pouvait le voir, de son sourire d'homme que le charme seul touchait encore, dans son insouciance expérimentée de toutes choses. Au fond, rien ne valait la fatigue d'être juste. Il veillait uniquement au décor du régime qu'il servait.

—Eh bien! madame, remettez-moi cela, je m'informerai, j'agirai pour le mieux.

—Je vous suis très reconnaissante, monsieur… Alors, vous obtiendrez le maintien de mon mari, je puis considérer l'affaire comme arrangée?

—Ah! par exemple non! je ne m'engage à rien… Il faut que je voie, que je réfléchisse.

En effet, il était hésitant, il ne savait quel parti il allait prendre à l'égard du ménage. Et elle n'avait plus qu'une angoisse, depuis qu'elle se sentait à sa merci: cette hésitation, l'alternative d'être sauvée ou perdue par lui, sans pouvoir deviner les raisons qui le décideraient.

—Oh! monsieur, songez à notre tourment. Vous ne me laisserez pas partir, avant de m'avoir donné une certitude.

—Mon Dieu! si, madame. Je n'y puis rien. Attendez.

Il la poussait vers la porte. Elle s'en allait, désespérée, bouleversée, sur le point de tout avouer à voix haute, dans un besoin immédiat de le forcer à dire nettement ce qu'il comptait faire d'eux. Pour rester une minute encore, espérant trouver un détour, elle s'écria:

—J'oubliais, je désirais vous demander un conseil, à propos de ce malheureux testament… Pensez-vous que nous devions refuser le legs?

—La loi est pour vous, répondit-il prudemment. C'est chose d'appréciation et de circonstance.

Elle était sur le seuil, elle tenta un dernier effort.

—Monsieur, je vous en supplie, ne me laissez pas partir ainsi, dites-moi si je dois espérer.

D'un geste d'abandon, elle lui avait pris la main. Il se dégagea. Mais elle le regardait avec de beaux yeux, si ardents de prière, qu'il en fut remué.

—Eh bien! revenez à cinq heures. Peut-être aurai-je quelque chose à vous dire.

Elle partit, elle quitta l'hôtel, plus angoissée encore qu'elle n'y était venue. La situation s'était précisée, et son sort demeurait en suspens, sous la menace d'une arrestation peut-être immédiate. Comment vivre jusqu'à cinq heures? La pensée de Jacques, qu'elle avait oublié, se réveilla en elle tout d'un coup: encore un qui pouvait la perdre, si on l'arrêtait! Bien qu'il fût à peine deux heures et demie, elle se hâta de monter la rue du Rocher, vers la rue Cardinet.

M. Camy-Lamotte, resté seul, s'était arrêté devant son bureau. Familier des Tuileries, où sa fonction de secrétaire général du ministère de la justice le faisait mander presque journellement, tout aussi puissant que le ministre, employé même à des besognes plus intimes, il savait combien cette affaire Grandmorin irritait et inquiétait, en haut lieu. Les journaux de l'opposition continuaient à mener une campagne bruyante, les uns accusant la police d'être tellement occupée à la surveillance politique qu'elle n'avait plus le temps d'arrêter les assassins, les autres fouillant la vie du président, donnant à entendre qu'il était de la cour, où régnait la plus basse débauche; et cette campagne devenait vraiment désastreuse, à mesure que les élections approchaient. Aussi avait-on exprimé au secrétaire général le désir formel d'en finir au plus vite, n'importe comment. Le ministre s'étant déchargé sur lui de cette affaire délicate, il se trouvait être l'unique maître de la décision à prendre, sous sa responsabilité, il est vrai: ce qui méritait examen, car il ne doutait pas de payer pour tout le monde, s'il se montrait maladroit.

Toujours songeur, M. Camy-Lamotte alla ouvrir la porte de la pièce voisine, où M. Denizet attendait. Et celui-ci, qui avait écouté, s'écria, en rentrant:

—Je vous le disais bien, on a eu tort de soupçonner ces gens-là… Cette femme ne songe évidemment qu'à sauver son mari d'un renvoi possible. Elle n'a pas eu une parole suspecte.

Le secrétaire général ne répondit pas tout de suite. Absorbé, ses regards sur le juge, dont la face lourde, aux minces lèvres, le frappait, il pensait maintenant à cette magistrature, qu'il avait en la main comme chef occulte du personnel, et il s'étonnait qu'elle fût encore si digne dans sa pauvreté, si intelligente dans son engourdissement professionnel. Mais celui-ci, vraiment, si fin qu'il se crût, avec ses yeux voilés d'épaisses paupières, avait la passion tenace, quand il croyait tenir la vérité.

—Alors, reprit M. Camy-Lamotte, vous persistez à voir le coupable dans ce Cabuche?

M. Denizet eut un sursaut d'étonnement.

—Oh! certes!… Tout l'accable. Je vous ai énuméré les preuves, elles sont, j'oserai dire, classiques, car pas une ne manque… J'ai bien cherché s'il y avait un complice, une femme dans le coupé, ainsi que vous me le faisiez entendre. Cela semblait s'accorder avec la déposition d'un mécanicien, un homme qui a entrevu la scène du meurtre; mais, habilement interrogé par moi, cet homme n'a pas persisté dans sa déclaration première, et il a même reconnu la couverture de voyage, comme étant la masse noire dont il avait parlé… oh! Oui, certes, Cabuche est le coupable, d'autant plus que, si nous ne l'avons pas, nous n'avons personne.

Jusque-là, le secrétaire général avait attendu, pour lui donner connaissance de la preuve écrite qu'il possédait; et, maintenant que sa conviction était faite, il se hâtait moins encore d'établir la vérité. A quoi bon ruiner la piste fausse de l'instruction, si la vraie piste devait conduire à des embarras plus grands? Tout cela était à examiner d'abord.

—Mon Dieu! reprit-il avec son sourire d'homme fatigué, je veux bien admettre que vous soyez dans le vrai… Je vous ai seulement fait venir pour étudier avec vous certains points graves. Cette affaire est exceptionnelle, et la voici devenue toute politique: vous le sentez, n'est-ce pas? Nous allons donc nous trouver peut-être forcés d'agir en hommes de gouvernement… Voyons, en toute franchise, d'après vos interrogatoires, cette fille, la maîtresse de ce Cabuche, a été violentée, hein?

Le juge eut sa moue d'homme fin, tandis que ses yeux disparaissaient à demi derrière ses paupières.

—Dame! je crois que le président l'avait mise en un vilain état, et cela ressortira sûrement du procès… Ajoutez que, si la défense est confiée à un avocat de l'opposition, on peut s'attendre à un déballage d'histoires fâcheuses, car ce ne sont pas ces histoires qui manquent, là-bas, dans notre pays.

Ce Denizet n'était pas si bête, quand il n'obéissait plus à la routine du métier, trônant dans l'absolu de sa perspicacité et de sa toute-puissance. Il avait compris pourquoi on le mandait, non au ministère de la justice, mais au domicile particulier du secrétaire général.

—Enfin, conclut-il, voyant que ce dernier ne bronchait pas, nous aurons une affaire assez malpropre.

M. Camy-Lamotte se contenta de hocher la tête. Il était en train de calculer les résultats de l'autre procès, celui des Roubaud. A coup sûr, si le mari passait aux assises, il dirait tout, sa femme débauchée elle aussi, lorsqu'elle était jeune fille, et l'adultère ensuite, et la rage jalouse qui devait l'avoir poussé au meurtre; sans compter qu'il ne s'agissait plus d'une domestique et d'un repris de justice, que cet employé, marié à cette jolie femme, allait mettre en cause tout un coin de la bourgeoisie et du monde des chemins de fer. Puis, savait-on jamais sur quoi l'on marchait, avec un homme comme le président? Peut-être tomberait-on dans des abominations imprévues. Non, décidément, l'affaire des Roubaud, des vrais coupables, était plus sale encore. C'était chose résolue, il l'écartait, absolument. A en retenir une, il aurait penché pour que l'on gardât l'affaire de l'innocent Cabuche.

—Je me rends à votre système, dit-il enfin à M. Denizet. Il y a, en effet, de fortes présomptions contre le carrier, s'il avait à exercer une vengeance légitime… Mais que tout cela est triste, mon Dieu! et que de boue il faudrait remuer!… Je sais bien que la justice doit rester indifférente aux conséquences, et que, planant au-dessus des intérêts…

Il n'acheva pas, termina du geste, pendant que le juge, silencieux à son tour, attendait d'un air morne les ordres qu'il sentait venir. Du moment où l'on acceptait sa vérité à lui, cette création de son intelligence, il était prêt à faire aux nécessités gouvernementales le sacrifice de l'idée de justice. Mais le secrétaire, malgré son habituelle adresse en ces sortes de transactions, se hâta un peu, parla trop vite, en maître obéi.

—Enfin, on désire un non-lieu… Arrangez les choses pour que l'affaire soit classée.

—Pardon, monsieur, déclara M. Denizet, je ne suis plus le maître de l'affaire, elle dépend de ma conscience.

Tout de suite, M. Camy-Lamotte sourit, redevenant correct, avec cet air désabusé et poli qui semblait se moquer du monde.

—Sans doute. Aussi est-ce à votre conscience que je m'adresse.

Je vous laisse prendre la décision qu'elle vous dictera, certain que vous pèserez équitablement le pour et le contre, en vue du triomphe des saines doctrines et de la morale publique… Vous savez, mieux que moi, qu'il est parfois héroïque d'accepter un mal, si l'on ne veut pas tomber dans un pire… Enfin, on ne fait appel en vous qu'au bon citoyen, à l'honnête homme. Personne ne songe à peser sur votre indépendance, et c'est pourquoi je répète que vous êtes le maître absolu de l'affaire, comme du reste l'a voulu la loi.

Jaloux de ce pouvoir illimité, surtout lorsqu'il était près d'en user mal, le juge accueillait chacune de ces phrases d'un hochement de tête satisfait.

—D'ailleurs, continua l'autre, avec un redoublement de bonne grâce dont l'exagération devenait ironique, nous savons à qui nous nous adressons. Voici longtemps que nous suivons vos efforts, et je puis me permettre de vous dire que nous vous appellerions dès maintenant à Paris, s'il y avait une vacance.

M. Denizet eut un mouvement. Quoi donc? s'il rendait le service demandé, on n'allait pas combler sa grande ambition, son rêve d'un siège à Paris. Mais, déjà, M. Camy-Lamotte ajoutait, ayant compris:

—Votre place y est marquée, c'est une question de temps… Seulement, puisque j'ai commencé à être indiscret, je suis heureux de vous annoncer que vous êtes porté pour la croix, au 15 août prochain.

Un instant, le juge se consulta. Il aurait préféré l'avancement, car il calculait qu'il y avait au bout une augmentation d'environ cent soixante-six francs par mois; et, dans la misère décente où il vivait, c'était plus de bien-être, sa garde-robe renouvelée, sa bonne Mélanie mieux nourrie, moins acariâtre. Mais la croix, pourtant, était bonne à prendre. Puis, il avait une promesse. Et lui qui ne se serait pas vendu, nourri dans la tradition de cette magistrature honnête et médiocre, il cédait tout de suite à une simple espérance, à l'engagement vague que l'administration prenait de le favoriser. La fonction judiciaire n'était plus qu'un métier comme un autre, et il traînait le boulet de l'avancement, en solliciteur affamé, toujours prêt à plier sous les ordres du pouvoir.

—Je suis très touché, murmura-t-il, veuillez le dire à monsieur le ministre.

Il s'était levé, sentant que, maintenant, tout ce qu'ils pourraient ajouter l'un et l'autre les gênerait.

—Alors, conclut-il, les yeux éteints, la face morte, je vais achever mon enquête, en tenant compte de vos scrupules. Naturellement, si nous n'avons pas des faits absolus prouvés contre Cabuche, il vaudra mieux ne pas risquer le scandale inutile d'un procès… On le relâchera, on continuera de le surveiller.

Le secrétaire général, sur le seuil, acheva de se montrer tout à fait aimable.

—Monsieur Denizet, nous nous en remettons complètement à votre grand tact et à votre haute honnêteté.

Lorsqu'il se retrouva seul, M. Camy-Lamotte eut la curiosité, inutile maintenant d'ailleurs, de comparer la page écrite par Séverine, avec le billet sans signature, qu'il avait découvert dans les papiers du président Grandmorin. La ressemblance était complète. Il replia la lettre, la serra soigneusement, car, s'il n'en avait soufflé mot au juge d'instruction, il jugeait qu'une arme pareille était bonne à garder. Et, comme le profil de cette petite femme, si frêle et si forte dans sa résistance nerveuse, s'évoquait devant lui, il eut son haussement d'épaules indulgent et railleur. Ah! ces créatures, quand elles veulent! Séverine, à trois heures moins vingt, s'était trouvée en avance, rue Cardinet, au rendez-vous qu'elle avait donné à Jacques. Il habitait là, tout en haut d'une grande maison, une étroite chambre, où il ne montait guère que le soir pour se coucher; et encore découchait-il deux fois par semaine, les deux nuits qu'il passait au Havre, entre l'express du soir et l'express du matin. Ce jour-là pourtant, trempé d'eau, brisé de fatigue, il était rentré se jeter sur son lit. De sorte que Séverine l'aurait peut-être attendu vainement, si la querelle d'un ménage voisin, un mari qui assommait sa femme, hurlante, ne l'avait réveillé. Il s'était débarbouillé et vêtu de fort méchante humeur, l'ayant reconnue en bas, sur le trottoir, en regardant par la fenêtre de sa mansarde.

—Enfin, c'est vous! s'écria-t-elle, quand elle le vit déboucher de la porte cochère. Je craignais d'avoir mal compris… Vous m'aviez bien dit au coin de la rue Saussure…

Et, sans attendre sa réponse, levant les yeux sur la maison:

—C'est donc là que vous demeurez?

Il avait, sans le lui dire, fixé ainsi le rendez-vous devant sa porte, parce que le dépôt, où ils devaient aller ensemble, se trouvait presque en face. Mais sa question le gêna, il s'imagina qu'elle allait pousser la bonne camaraderie jusqu'à lui demander de voir sa chambre. Celle-ci était si sommairement meublée et si en désordre, qu'il en avait honte.

—Oh! je ne demeure pas, je perche, répondit-il.
Dépêchons-nous, je crains que le chef ne soit déjà sorti.

En effet, lorsqu'ils se présentèrent à la petite maison que ce dernier occupait, derrière le dépôt, dans l'enceinte de la gare, ils ne le trouvèrent pas; et, inutilement, ils allèrent de hangar en hangar: partout on leur dit de revenir vers quatre heures et demie, s'ils voulaient être certains de le rencontrer aux ateliers de réparation.

—C'est bien, nous reviendrons, déclara Séverine.

Puis, quand elle fut de nouveau dehors, seule en compagnie de
Jacques:

—Si vous êtes libre, ça ne vous fait rien que je reste à attendre avec vous?

Il ne pouvait refuser, et d'ailleurs, malgré l'inquiétude sourde qu'elle lui causait, elle exerçait sur lui un charme grandissant et si fort, que la maussaderie volontaire où il s'était promis de s'enfermer, s'en allait à ses doux regards. Celle-là, avec sa longue figure tendre et peureuse, devait aimer comme un chien fidèle, qu'on n'a pas même le courage de battre.

—Sans doute, je ne vous quitte pas, répondit-il d'un ton moins brusque. Seulement, nous avons plus d'une heure à perdre… Voulez-vous entrer dans un café?

Elle lui souriait, heureuse de le sentir enfin cordial.
Vivement, elle se récria.

—Oh! non, non, je ne veux pas m'enfermer… J'aime mieux marcher à votre bras, dans les rues, où vous voudrez.

Et elle lui prit le bras d'elle-même, gentiment. Maintenant qu'il n'était plus noir du voyage, elle le trouvait distingué, avec sa mise d'employé à l'aise, son air bourgeois, que relevait une sorte de fierté libre, l'habitude du grand air et du danger bravé chaque jour. Jamais elle n'avait si bien remarqué qu'il était beau garçon, le visage rond et régulier, les moustaches très brunes sur la peau blanche; et, seuls, ses yeux fuyants, ses yeux semés de points d'or, qui se détournaient d'elle, continuaient à la mettre en défiance. S'il évitait de la regarder en face, était-ce donc qu'il ne voulait pas s'engager, rester maître d'agir à sa guise, même contre elle? Dès ce moment, dans l'incertitude où elle était encore, reprise d'un frisson, chaque fois qu'elle songeait à ce cabinet de la rue du Rocher où sa vie se décidait, elle n'eut plus qu'un but, sentir à elle, tout à elle, l'homme qui lui donnait le bras, obtenir que, lorsqu'elle levait la tête, il laissât ses yeux dans les siens, profondément. Alors, il lui appartiendrait. Elle ne l'aimait point, elle ne pensait pas même à cela. Simplement, elle s'efforçait de faire de lui sa chose, pour n'avoir plus à le craindre.

Quelques minutes, ils marchèrent sans parler, dans le continuel flot de passants qui encombre ce quartier populeux. Parfois, ils étaient forcés de descendre du trottoir; et ils traversaient la chaussée, au milieu des voitures. Puis, ils se trouvèrent devant le square des Batignolles, presque désert à cette époque de l'année. Le ciel pourtant, lavé par le déluge du matin, était d'un bleu très doux; et, sous le tiède soleil de mars, les lilas bourgeonnaient.

—Entrons-nous? demanda Séverine. Tout ce monde m'étourdit.

De lui-même, Jacques allait entrer, inconscient du besoin de l'avoir plus à lui, loin de la foule.

—Là ou ailleurs, dit-il. Entrons.

Lentement, ils continuèrent de marcher le long des pelouses, entre les arbres sans feuilles. Quelques femmes promenaient des enfants au maillot, et il y avait des passants qui traversaient le jardin pour couper au plus court, hâtant le pas. Ils enjambèrent la rivière, montèrent parmi les rochers; puis, ils revenaient, désoeuvrés, lorsqu'ils passèrent parmi des touffes de sapins, dont les feuillages persistants luisaient au soleil, d'un vert sombre. Et, un banc se trouvant là, dans ce coin solitaire, caché aux regards, ils s'assirent, sans même se consulter cette fois, comme amenés à cette place par une entente.

—Il fait beau tout de même, aujourd'hui, dit-elle après un silence.

—Oui, répondit-il, le soleil a reparu.

Mais leur pensée n'était point à cela. Lui, qui fuyait les femmes, venait de songer aux événements qui l'avaient rapproché de celle-ci. Elle était là, elle le touchait, elle menaçait d'envahir son existence, et il en éprouvait une continuelle surprise. Depuis le dernier interrogatoire, à Rouen, il n'en doutait plus, cette femme était complice dans le meurtre de la Croix-de-Maufras. Comment? à la suite de quelles circonstances? poussée par quelle passion ou quel intérêt? il s'était posé ces questions, sans pouvoir clairement les résoudre. Pourtant, il avait fini par arranger une histoire: le mari intéressé, violent, ayant hâte d'entrer en possession du legs; peut-être la peur que le testament ne fût changé à leur désavantage; peut-être le calcul d'attacher sa femme à lui, par un lien sanglant. Et il s'en tenait à cette histoire, dont les coins obscurs l'attiraient, l'intéressaient, sans qu'il cherchât à les éclaircir. L'idée que son devoir serait de tout dire à la justice, l'avait hanté aussi. Même c'était cette idée qui le préoccupait, depuis qu'il se trouvait assis sur ce banc, près d'elle, si près, qu'il sentait contre sa hanche la tiédeur de la sienne.

—En mars, reprit-il, c'est étonnant, de pouvoir ainsi rester dehors, comme en été.

—Oh! dit-elle, dès que le soleil monte, ça se sent bien.

Et, de son côté, elle réfléchissait qu'il aurait fallu vraiment que ce garçon fût bête, pour ne pas les avoir devinés coupables. Ils s'étaient trop jetés à sa tête, elle continuait à se serrer trop contre lui, en ce moment même. Aussi, dans le silence coupé de paroles vides, suivait-elle les réflexions qu'il faisait. Leurs yeux s'étant rencontrés, elle venait de lire qu'il en arrivait à se demander si ce n'était pas elle qu'il avait vue, pesant de tout son poids sur les jambes de la victime, ainsi qu'une masse noire. Que faire, que dire, pour le lier d'un lien indestructible?

—Ce matin, ajouta-t-elle, il faisait très froid au Havre.

—Sans compter, dit-il, toute l'eau que nous avons reçue.

Et, à cet instant, Séverine eut une brusque inspiration. Elle ne raisonna pas, ne discuta pas: cela lui arrivait, comme une impulsion instinctive, des profondeurs obscures de son intelligence et de son coeur; car, si elle avait discuté, elle n'aurait rien dit. Mais elle sentait que cela était très bien, et qu'en parlant, elle le conquérait.

Doucement, elle lui prit la main, elle le regarda. Les touffes d'arbres verts les cachaient aux passants des rues voisines; ils n'entendaient qu'un lointain roulement de voitures, assourdi dans cette solitude ensoleillée du square; tandis que, seul, au détour de l'allée, un enfant était là, jouant en silence à emplir de sable un petit seau, avec une pelle. Et, sans transition, de toute son âme, à demi-voix:

—Vous me croyez coupable?

Il frémit légèrement, il arrêta ses yeux dans les siens.

Oui, répondit-il, de la même voix basse et émue.

Alors, elle serra sa main qu'elle avait gardée, d'une étreinte plus étroite; et elle ne continua pas tout de suite, elle sentait leur fièvre se confondre.

—Vous vous trompez, je ne suis pas coupable.

Et elle disait cela, non pour le convaincre, lui, mais uniquement pour l'avertir qu'elle devait être innocente, aux yeux des autres. C'était l'aveu de la femme qui dit non, dans le désir que ce soit non, quand même et toujours.

—Je ne suis pas coupable… Vous ne me ferez plus la peine de croire que je suis coupable.

Et elle était très heureuse, en voyant qu'il laissait ses yeux dans les siens, profondément. Sans doute, ce qu'elle venait de faire là, c'était le don de sa personne; car elle se livrait, et plus tard, s'il la réclamait, elle ne pourrait se refuser. Mais le lien était noué entre eux, indissoluble: elle le défiait bien de parler maintenant, il était à elle comme elle était à lui. L'aveu les avait unis.

—Vous ne me ferez plus de peine, vous me croyez?

—Oui, je vous crois, répondit-il en souriant.

Pourquoi l'aurait-il forcée à causer brutalement de cette chose affreuse? Plus tard, elle lui conterait tout, si elle en éprouvait le besoin. Cette façon de se tranquilliser, en se confessant à lui, sans rien dire, le touchait beaucoup, ainsi qu'une marque d'infinie tendresse. Elle était si confiante, si fragile, avec ses doux yeux de pervenche! elle lui apparaissait si femme, toute à l'homme, toujours prête à le subir, pour être heureuse! Et, surtout, ce qui le ravissait, tandis que leurs mains restaient jointes et que leurs regards ne se quittaient plus, c'était de ne pas retrouver en lui son malaise, cet effrayant frisson qui l'agitait, près d'une femme, à l'idée de la possession. Les autres, il n'avait pu toucher à leur chair, sans éprouver le désir d'y mordre, dans une abominable faim d'égorgement. Pourrait-il donc l'aimer, celle-là, et ne point la tuer?

—Vous savez bien que je suis votre ami et que vous n'avez rien à craindre de moi, murmura-t-il à son oreille. Je ne veux pas connaître vos affaires, ce sera comme il vous plaira… Vous m'entendez? disposez entièrement de ma personne.

Il s'était approché si près de son visage, qu'il sentait son haleine chaude dans ses moustaches. Le matin encore, il en aurait tremblé, sous la peur sauvage d'une crise. Que se passait-il, pour qu'il lui restât à peine un frémissement, avec la lassitude heureuse des convalescences? Cette idée qu'elle avait tué, devenue une certitude, la lui montrait différente, grandie, à part. Peut-être bien n'avait-elle pas aidé seulement, mais frappé. Il en fut convaincu, sans preuve aucune. Et, dès lors, elle sembla lui être sacrée, en dehors de tout raisonnement, dans l'inconscience du désir effrayé qu'elle lui inspirait.

Tous les deux à présent causaient avec gaieté, en couple de rencontre, chez qui l'amour commence.

—Vous devriez me donner votre autre main, pour que je la réchauffe.

—Oh! non, pas ici. On nous verrait.

—Qui donc? puisque nous sommes seuls… Et d'ailleurs, il n'y aurait pas grand mal. Les enfants ne se font pas comme ça.

—Je l'espère bien.

Elle riait franchement, dans la joie d'être sauvée. Elle ne l'aimait pas, ce garçon; elle croyait en être bien sûre; et si elle s'était promise, elle rêvait déjà au moyen de ne pas payer. Il avait l'air gentil, il ne la tourmenterait pas, tout s'arrangeait très bien.

—C'est entendu, nous sommes camarades, sans que les autres, ni même mon mari, aient rien à y voir… Maintenant, lâchez-moi la main, et ne me regardez plus comme ça, parce que vous allez vous user les yeux.

Mais il gardait ses doigts délicats entre les siens. Très bas, il bégaya:

—Vous savez que je vous aime.

Vivement, elle s'était dégagée, d'une légère secousse. Et, debout devant le banc, où il restait assis.

—En voilà une folie, par exemple! Soyez convenable, on vient.

En effet, une nourrice arrivait, avec son poupon endormi entre ses bras. Puis, une jeune fille passa, très affairée. Le soleil baissait, se noyait à l'horizon, dans des vapeurs violâtres, et les rayons s'en allaient des pelouses, mourant en poussière d'or, à la pointe verte des sapins. Il y eut comme un arrêt subit dans le roulement continu des voitures. On entendit sonner cinq heures, à une horloge voisine.

—Ah! mon Dieu! s'écria Séverine, cinq heures, et j'ai rendez-vous rue du Rocher!

Sa joie tombait, elle retrouvait l'angoisse de l'inconnu qui l'attendait, là-bas, en se souvenant qu'elle n'était pas sauvée encore. Elle devint toute pâle, les lèvres tremblantes.

—Mais le chef du dépôt que vous aviez à voir? dit Jacques, qui s'était levé du banc pour la reprendre à son bras.

—Tant pis! je le verrai une autre fois… Écoutez, mon ami, je n'ai plus besoin de vous, laissez-moi vite faire ma course. Et merci encore, merci de tout mon coeur.

Elle lui serrait les mains, elle se hâtait.

—A tout à l'heure, au train.

—Oui, à tout à l'heure.

Déjà, elle s'éloignait d'un pas rapide, elle disparaissait entre les massifs du square; tandis que lui, lentement, se dirigeait vers la rue Cardinet.

M. Camy-Lamotte venait d'avoir, chez lui, une longue conférence avec le chef de l'exploitation de la Compagnie de l'Ouest. Mandé sous le prétexte d'une autre affaire, celui-ci avait fini par confesser combien ce procès Grandmorin ennuyait la Compagnie. Il y avait d'abord les plaintes des journaux, au sujet du peu de sécurité pour les voyageurs, dans les voitures de première classe. Puis, tout le personnel se trouvait mêlé à l'aventure, plusieurs employés étaient soupçonnés, sans compter ce Roubaud, le plus compromis, qu'on pouvait arrêter d'un moment à l'autre. Enfin, les bruits de vilaines moeurs qui couraient sur le président, membre du conseil d'administration, semblaient rejaillir sur ce conseil tout entier. Et c'était ainsi que le crime présumé d'un petit sous-chef de gare, quelque histoire louche, basse et malpropre, remontait au travers des rouages compliqués, ébranlait cette machine énorme d'une exploitation de voie ferrée, en détraquait jusqu'à l'administration supérieure. La secousse allait même plus haut, gagnait le ministère, menaçait l'État, dans le malaise politique du moment: heure critique, grand corps social dont la moindre fièvre hâtait la décomposition. Aussi, lorsque M. Camy-Lamotte avait su de son interlocuteur que la Compagnie, le matin, avait résolu le renvoi de Roubaud, s'était-il vivement élevé contre cette mesure. Non! non! rien ne serait plus maladroit, cela redoublerait le tapage dans la presse, si elle s'avisait de poser le sous-chef en victime politique. Tout craquerait de plus belle, de bas en haut, et Dieu savait à quelles découvertes désagréables on arriverait pour les uns et pour les autres! Le scandale avait trop duré, il fallait au plus tôt faire le silence. Et le chef de l'exploitation, convaincu, s'était engagé à maintenir Roubaud, à ne pas même le déplacer du Havre. On verrait bien qu'il n'y avait pas de malhonnêtes gens dans tout cela. C'était fini, l'affaire serait classée.

Lorsque Séverine, essoufflée, le coeur battant à grands coups, se retrouva dans le sévère cabinet de la rue du Rocher, devant M. Camy-Lamotte, celui-ci la contempla un instant en silence, intéressé par l'extraordinaire effort qu'elle faisait pour paraître calme. Décidément, elle lui était sympathique, cette criminelle délicate, aux yeux de pervenche.

—Eh bien! madame…

Et il s'arrêta pour jouir de son anxiété quelques secondes encore. Mais elle avait un regard si profond, il la sentait élancée toute vers lui, dans un tel besoin de savoir, qu'il fut pitoyable.

—Eh bien! madame, j'ai vu le chef de l'exploitation, j'ai obtenu que votre mari ne fût pas congédié… L'affaire est arrangée.

Alors, elle défaillit, sous le flot de joie trop vive qui l'inonda. Ses yeux s'étaient emplis de larmes, et elle ne disait rien, elle souriait.

Il répéta, en insistant sur la phrase, pour lui donner toute sa signification:

—L'affaire est arrangée… Vous pouvez rentrer tranquille au
Havre.

Elle entendait bien: il voulait dire qu'on ne les arrêterait pas, qu'on leur faisait grâce. Ce n'était pas seulement l'emploi maintenu, c'était l'effroyable drame oublié, enterré. D'un mouvement de caresse instinctive, comme une jolie bête domestique qui remercie et flatte, elle se pencha sur ses mains, les baisa, les garda appuyées contre ses joues. Et, cette fois, il ne les avait pas retirées, très ému lui-même du charme tendre de cette gratitude.

—Seulement, reprit-il en tâchant de redevenir sévère, souvenez-vous et conduisez-vous bien.

—Oh! monsieur!

Mais il désirait les garder à sa merci, la femme et l'homme. Il fit allusion à la lettre.

—Souvenez-vous que le dossier reste là, et qu'à la moindre faute, tout peut être repris… Surtout, recommandez à votre mari de ne plus s'occuper de politique. Sur ce chapitre, nous serions impitoyables. Je sais qu'il s'est déjà compromis, on m'a parlé d'une querelle fâcheuse avec le sous-préfet; enfin, il passe pour républicain, c'est détestable… N'est-ce pas? qu'il soit sage, ou nous le supprimerons, simplement.

Elle était debout, ayant hâte maintenant d'être dehors, pour donner de l'espace à la joie qui la suffoquait.

—Monsieur, nous vous obéirons, nous serons ce qu'il vous plaira… N'importe quand, n'importe où, vous n'aurez qu'à commander: je vous appartiens.

Il s'était remis à sourire, de son air las, avec la pointe de dédain d'un homme qui avait longuement bu au néant de toutes choses.

—Oh! je n'abuserai pas, madame, je n'abuse plus.

Et lui-même ouvrit la porte du cabinet. Sur le palier, elle se retourna deux fois, avec son visage rayonnant, qui le remerciait encore.

Dans la rue du Rocher, Séverine marcha follement. Elle s'aperçut qu'elle remontait la rue, sans raison; et elle redescendit la pente, traversant la chaussée pour rien, au risque de se faire écraser. C'était un besoin de mouvement, de gestes, de cris. Déjà, elle comprenait pourquoi on leur faisait grâce, et elle se surprit à dire:

—Parbleu! ils ont peur, il n'y a pas de danger qu'ils remuent ces choses-là, j'ai été bien bête de me torturer. C'est évident… Ah! quelle chance! sauvée, sauvée pour de bon, cette fois!… Et n'importe, je vais effrayer mon mari, afin qu'il se tienne tranquille… Sauvée, sauvée, quelle chance!

Comme elle débouchait dans la rue Saint-Lazare, elle vit,à l'horloge d'un bijoutier, qu'il était six heures moins vingt.

—Tiens! je vais me payer un bon dîner, j'ai le temps.

En face de la gare, elle choisit le restaurant le plus luxueux; et, installée seule à une petite table bien blanche, contre la glace sans tain de la devanture, très amusée par le mouvement de la rue, elle se commanda un dîner fin, des huîtres, des filets de sole, une aile de poulet rôti. C'était bien le moins qu'elle se rattrapât de son mauvais déjeuner. Elle dévora, trouva exquis le pain de gruau, se fit encore faire une friandise, des beignets soufflés. Puis, son café bu, elle se pressa, car elle n'avait plus que quelques minutes pour prendre l'express.

Jacques, en la quittant, après être allé chez lui remettre ses vêtements de travail, s'était rendu tout de suite au dépôt, où il n'arrivait d'ordinaire qu'une demi-heure avant le départ de sa machine. Il avait fini par se reposer sur Pecqueux des soins de visite, bien que le chauffeur fût ivre deux fois sur trois. Mais, ce jour-là, dans l'émotion tendre où il était, un scrupule inconscient venait de l'envahir, il voulait s'assurer par lui-même du bon fonctionnement de toutes les pièces; d'autant plus que, le matin, en venant du Havre, il croyait s'être aperçu d'une dépense de force plus grande pour un travail moindre.

Dans le vaste hangar fermé, noir de charbon, et que de hautes fenêtres poussiéreuses éclairaient, parmi les autres machines au repos, celle de Jacques se trouvait déjà en tête d'une voie, destinée à partir la première. Un chauffeur du dépôt venait de charger le foyer, des escarbilles rouges tombaient dessous, dans la fosse à piquer le feu. C'était une de ces machines d'express, à deux essieux couplés, d'une élégance fine et géante, avec ses grandes roues légères réunies par des bras d'acier, son poitrail large, ses reins allongés et puissants, toute cette logique et toute cette certitude qui font la beauté souveraine des êtres de métal, la précision dans la force. Ainsi que les autres machines de la Compagnie de l'Ouest, en dehors du numéro qui la désignait, elle portait le nom d'une gare, celui de Lison, une station du Cotentin. Mais Jacques, par tendresse, en avait fait un nom de femme, la Lison, comme il disait, avec une douceur caressante.

Et, c'était vrai, il l'aimait d'amour, sa machine, depuis quatre ans qu'il la conduisait. Il en avait mené d'autres, des dociles et des rétives, des courageuses et des fainéantes; il n'ignorait point que chacune avait son caractère, que beaucoup ne valaient pas grand-chose, comme on dit des femmes de chair et d'os; de sorte que, s'il l'aimait celle-là, c'était en vérité qu'elle avait des qualités rares de brave femme. Elle était douce, obéissante, facile au démarrage, d'une marche régulière et continue, grâce à sa bonne vaporisation. On prétendait bien que, si elle démarrait avec tant d'aisance, cela provenait de l'excellent bandage des roues et surtout du réglage parfait des tiroirs; de même que, si elle vaporisait beaucoup avec peu de combustible, on mettait cela sur le compte de la qualité du cuivre des tubes et de la disposition heureuse de la chaudière. Mais lui savait qu'il y avait autre chose, car d'autres machines, identiquement construites, montées avec le même soin, ne montraient aucune de ses qualités. Il y avait l'âme, le mystère de la fabrication, ce quelque chose que le hasard du martelage ajoute au métal, que le tour de main de l'ouvrier monteur donne aux pièces: la personnalité de la machine, la vie.

Il l'aimait donc en mâle reconnaissant, la Lison, qui partait et s'arrêtait vite, ainsi qu'une cavale vigoureuse et docile; il l'aimait parce que, en dehors des appointements fixes, elle lui gagnait des sous, grâce aux primes de chauffage. Elle vaporisait si bien, qu'elle faisait en effet de grosses économies de charbon. Et il n'avait qu'un reproche à lui adresser, un trop grand besoin de graissage: les cylindres surtout dévoraient des quantités de graisse déraisonnables, une faim continue, une vraie débauche. Vainement, il avait tâché de la modérer. Mais elle s'essoufflait aussitôt, il fallait ça à son tempérament. Il s'était résigné à lui tolérer cette passion gloutonne, de même qu'on ferme les yeux sur un vice, chez les personnes qui sont, d'autre part, pétries de qualités; et il se contentait de dire, avec son chauffeur, en manière de plaisanterie, qu'elle avait, à l'exemple des belles femmes, le besoin d'être graissée trop souvent.

Pendant que le foyer ronflait et que la Lison peu à peu entrait en pression, Jacques tournait autour d'elle, l'inspectant dans chacune de ses pièces, tâchant de découvrir pourquoi, le matin, elle lui avait mangé plus de graisse que de coutume. Et il ne trouvait rien, elle était luisante et propre, d'une de ces propretés gaies qui annoncent les bons soins tendres d'un mécanicien. Sans cesse, on le voyait l'essuyer, l'astiquer; à l'arrivée surtout, de même qu'on bouchonne les bêtes fumantes d'une longue course, il la frottait vigoureusement, il profitait de ce qu'elle était chaude pour la mieux nettoyer des taches et des bavures. Il ne la bousculait jamais non plus, lui gardait une marche régulière, évitant de se mettre en retard, ce qui nécessite ensuite des sauts de vitesse fâcheux. Aussi tous deux avaient-ils fait toujours si bon ménage, que, pas une fois, en quatre années, il ne s'était plaint d'elle, sur le registre du dépôt, où les mécaniciens inscrivent leurs demandes de réparations, les mauvais mécaniciens, paresseux ou ivrognes, sans cesse en querelle avec leurs machines. Mais, vraiment, ce jour-là, il avait sur le coeur sa débauche de graisse; et c'était autre chose aussi, quelque chose de vague et de profond, qu'il n'avait pas éprouvé encore, une inquiétude, une défiance à son égard, comme s'il doutait d'elle et qu'il eût voulu s'assurer qu'elle n'allait pas se mal conduire en route.

Cependant, Pecqueux n'était point là, et Jacques s'emporta, lorsqu'il parut enfin, la langue pâteuse, à la suite d'un déjeuner, fait avec un ami. D'habitude, les deux hommes s'entendaient très bien, dans ce long compagnonnage qui les promenait d'un bout à l'autre de la ligne, secoués côte à côte, silencieux, unis par la même besogne et les mêmes dangers. Bien qu'il fût son cadet de plus de dix ans, le mécanicien se montrait paternel pour son chauffeur, couvrait ses vices, le laissait dormir une heure, lorsqu'il était trop ivre; et celui-ci lui rendait cette complaisance en un dévouement de bon chien, excellent ouvrier d'ailleurs, rompu au métier, en dehors de son ivrognerie. Il faut dire que lui aussi aimait la Lison, ce qui suffisait pour la bonne entente. Eux deux et la machine, ils faisaient un vrai ménage à trois, sans jamais une dispute. Aussi Pecqueux, interloqué d'être si mal reçu, regarda-t-il Jacques avec un redoublement de surprise, lorsqu'il l'entendit grogner ses doutes contre elle.

—Quoi donc? mais elle va comme une fée!

—Non, non, je ne suis pas tranquille.

Et, malgré le bon état de chaque pièce, il continuait à hocher la tête. Il fit jouer les manettes, s'assura du fonctionnement de la soupape. Il monta sur le tablier, alla emplir lui-même les godets graisseurs des cylindres; pendant que le chauffeur essuyait le dôme, où restaient de légères traces de rouille. La tringle de la sablière marchait bien, tout aurait dû le rassurer. C'était que, dans son coeur, la Lison ne se trouvait plus seule. Une autre tendresse y grandissait, cette créature mince, si fragile, qu'il revoyait toujours près de lui, sur le banc du square, avec sa faiblesse câline, qui avait besoin d'être aimée et protégée. Jamais, quand une cause involontaire l'avait mis en retard, qu'il lançait sa machine à une vitesse de quatre-vingts kilomètres, jamais il n'avait songé aux dangers que pouvaient courir les voyageurs. Et voilà que la seule idée de reconduire au Havre cette femme presque détestée le matin, amenée avec ennui, le travaillait d'une inquiétude, de la crainte d'un accident, où il se l'imaginait blessée par sa faute, mourante entre ses bras. Dès maintenant, il avait charge d'amour. La Lison, soupçonnée, ferait bien de se conduire correctement, si elle voulait garder son renom de bonne marcheuse.

Six heures sonnèrent, Jacques et Pecqueux montèrent sur le petit pont de tôle qui reliait le tender à la machine; et, le dernier ayant ouvert le purgeur sur un signe de son chef, un tourbillon de vapeur blanche emplit le hangar noir. Puis, obéissant à la manette du régulateur, lentement tournée par le mécanicien, la Lison démarra, sortit du dépôt, siffla pour se faire ouvrir la voie. Presque tout de suite, elle put s'engager dans le tunnel des Batignolles. Mais, au pont de l'Europe, il lui fallut attendre; et il n'était que l'heure réglementaire, lorsque l'aiguilleur l'envoya sur l'express de six heures trente, auquel deux hommes d'équipe l'attelèrent solidement.

On allait partir, il n'y avait plus que cinq minutes, et Jacques se penchait, surpris de ne pas voir Séverine au milieu de la bousculade des voyageurs. Il était bien certain qu'elle ne monterait pas, sans être d'abord venue jusqu'à lui. Enfin, elle parut, en retard, courant presque. Et, en effet, elle longea tout le train, ne s'arrêta qu'à la machine, le teint animé, exultante de joie.

Ses petits pieds se haussèrent, sa face se leva, rieuse.

—Ne vous inquiétez pas, me voici.

Lui, également, se mit à rire, heureux qu'elle fût là.

—Bon, bon! ça va bien.

Mais elle se haussa encore, reprit à voix plus basse:

—Mon ami, je suis contente, très contente… Une grande chance qui m'arrive… Tout ce que je désirais.

Et il comprit parfaitement, il en éprouva un gros plaisir. Puis, comme elle repartait en courant, elle se retourna pour ajouter, par plaisanterie:

—Dites donc, maintenant, n'allez pas me casser les os.

Il se récria, d'une voix gaie:

—Oh! par exemple! n'ayez pas peur!

Mais les portières battaient, Séverine n'eut que le temps de monter; et Jacques, au signal du conducteur-chef, siffla, puis ouvrit le régulateur. On partit. C'était le même départ que celui du train tragique de février, à la même heure, au milieu des mêmes activités de la gare, dans les mêmes bruits, les mêmes fumées. Seulement, il faisait jour encore, un crépuscule clair, d'une douceur infinie. La tête à la portière, Séverine regardait.

Et, sur la Lison, Jacques, monté à droite, chaudement vêtu d'un pantalon et d'un bourgeron de laine, portant des lunettes à oeillères de drap, attachées derrière la tête, sous sa casquette, ne quittait plus la voie des yeux, se penchait à toute seconde, en dehors de la vitre de l'abri, pour mieux voir. Rudement secoué par la trépidation, n'en ayant pas même conscience, il avait la main droite sur le volant du changement de marche, comme un pilote sur la roue du gouvernail; il le manoeuvrait d'un mouvement insensible et continu, modérant, accélérant la vitesse; et, de la main gauche, il ne cessait de tirer la tringle du sifflet, car la sortie de Paris est difficile, pleine d'embûches. Il sifflait aux passages à niveau, aux gares, aux tunnels, aux grandes courbes. Un signal rouge s'étant montré, au loin, dans le jour tombant, il demanda longuement la voie, passa comme un tonnerre. A peine, de temps à autre, jetait-il un coup d'oeil sur le manomètre, tournant le petit volant de l'injecteur, dès que la pression atteignait dix kilogrammes. Et c'était sur la voie toujours, en avant, que revenait son regard, tout à la surveillance des moindres particularités, dans une attention telle, qu'il ne voyait rien autre, qu'il ne sentait même pas le vent souffler en tempête. Le manomètre baissa, il ouvrit la porte du foyer, en haussant la crémaillère; et Pecqueux, habitué au geste, comprit, cassa à coups de marteau du charbon, qu'il étala avec la pelle, en une couche bien égale, sur toute la largeur de la grille. Une chaleur ardente leur brûlait les jambes à tous deux; puis, la porte refermée, de nouveau le courant d'air glacé souffla.

La nuit tombait, Jacques redoublait de prudence. Il avait rarement senti la Lison si obéissante; il la possédait, la chevauchait à sa guise, avec l'absolue volonté du maître; et, pourtant, il ne se relâchait pas de sa sévérité, la traitait en bête domptée, dont il faut se méfier toujours. Là, derrière son dos, dans le train lancé à grande vitesse, il voyait une figure fine, s'abandonnant à lui, confiante, souriante. Il en avait un léger frisson, il serrait d'une poigne plus rude le volant du changement de marche, il perçait les ténèbres croissantes d'un regard fixe, en quête de feux rouges. Après les embranchements d'Asnières et de Colombes, il avait respiré un peu. Jusqu'à Mantes, tout allait bien, la voie était un véritable palier, où le train roulait à l'aise. Après Mantes, il dut pousser la Lison, pour qu'elle montât une rampe assez forte, presque d'une demi-lieue. Puis, sans la ralentir, il la lança sur la pente douce du tunnel de Rolleboise, deux kilomètres et demi de tunnel, qu'elle franchit en trois minutes à peine. Il n'y avait plus qu'un autre tunnel, celui du Roule, près de Gaillon, avant la gare de Sotteville, une gare redoutée, que la complication des voies, les continuelles manoeuvres, l'encombrement constant, rendent très périlleuse. Toutes les forces de son être étaient dans ses yeux qui veillaient, dans sa main qui conduisait; et la Lison, sifflante et fumante, traversa Sotteville à toute vapeur, ne s'arrêta qu'à Rouen, d'où elle repartit, calmée un peu, montant avec plus de lenteur la rampe qui va jusqu'à Malaunay.

La lune s'était levée, très claire, d'une lumière blanche, qui permettait à Jacques de distinguer les moindres buissons, et jusqu'aux pierres des chemins, dans leur fuite rapide. Comme, à la sortie du tunnel de Malaunay, il jetait à droite un coup d'oeil, inquiet de l'ombre portée d'un grand arbre, barrant la voie, il reconnut le coin reculé, le champ de broussailles, d'où il avait vu le meurtre. Le pays, désert et farouche, défilait avec ses continuelles côtes, ses creux noirs de petits bois, sa désolation ravagée. Ensuite, ce fut, à la Croix-de-Maufras, sous la lune immobile, la brusque apparition de la maison plantée de biais, dans son abandon et sa détresse, les volets éternellement clos, d'une mélancolie affreuse. Et, sans savoir pourquoi, cette fois encore, plus que les précédentes, Jacques eut le coeur serré, comme s'il passait devant son malheur.

Mais, tout de suite, ses yeux emportèrent une autre image. Près de la maison des Misard, contre la barrière du passage à niveau, Flore était là, debout. Maintenant, à chaque voyage, il la voyait à cette place, l'attendant, le guettant. Elle ne remua pas, elle tourna simplement la tête, pour le suivre plus longtemps, dans l'éclair qui l'emportait. Sa haute silhouette se détachait en noir sur la lumière blanche, ses cheveux d'or s'allumaient seuls, à l'or pâle de l'astre.

Et Jacques, ayant poussé la Lison pour lui faire franchir la rampe de Motteville, la laissa souffler un peu le long du plateau de Bolbec, puis la lança enfin, de Saint-Romain à Harfleur, sur la plus forte pente de la ligne, trois lieues que les machines dévorent d'un galop de bêtes folles, sentant l'écurie. Et il était brisé de fatigue, au Havre, lorsque, sous la marquise, pleine du vacarme et de la fumée de l'arrivée, Séverine, avant de remonter chez elle, accourut lui dire, de son air gai et tendre:

—Merci, à demain.

VI

Un mois se passa, et un grand calme s'était fait de nouveau dans le logement que les Roubaud occupaient au premier étage de la gare, au-dessus des salles d'attente. Chez eux, chez leurs voisins de couloir, parmi ce petit monde d'employés, soumis à une existence d'horloge par l'uniforme retour des heures réglementaires, la vie s'était remise à couler, monotone. Et il semblait que rien ne se fût passé de violent ni d'anormal.

La bruyante et scandaleuse affaire Grandmorin, tout doucement, s'oubliait, allait être classée, par l'impuissance où paraissait être la justice de découvrir le coupable. Après une prévention d'une quinzaine de jours encore, le juge d'instruction Denizet avait rendu une ordonnance de non-lieu, à l'égard de Cabuche, motivée sur ce qu'il n'existait pas contre lui de charges suffisantes; et une légende de police était en train de se former, romanesque: celle d'un assassin inconnu, insaisissable, un aventurier du crime, présent partout à la fois, que l'on chargeait de tous les meurtres et qui se dissipait en fumée, à la seule apparition des agents. A peine quelques plaisanteries reparaissaient-elles de loin en loin sur ce légendaire assassin, dans la presse de l'opposition, enfiévrée par l'approche des élections générales. La pression du pouvoir, les violences des préfets lui fournissaient quotidiennement d'autres sujets d'articles indignés; si bien que, les journaux ne s'occupant plus de l'affaire, elle était sortie de la curiosité passionnée de la foule. On n'en causait même plus.

Ce qui avait achevé de ramener le calme chez les Roubaud, c'était l'heureuse façon dont venait de s'aplanir l'autre difficulté, celle que menaçait de soulever le testament du président Grandmorin. Sur les conseils de madame Bonnehon, les Lachesnaye avaient enfin consenti à ne pas attaquer ce testament, dans la crainte de réveiller le scandale, très incertains aussi du résultat d'un procès. Et, mis en possession de leur legs, les Roubaud se trouvaient, depuis une semaine, propriétaires de la Croix-de-Maufras, la maison et le jardin, évalués à une quarantaine de mille francs. Tout de suite, ils avaient décidé de la vendre, cette maison de débauche et de sang, qui les hantait ainsi qu'un cauchemar, où ils n'auraient point osé dormir, dans l'épouvante des spectres du passé; et de la vendre en bloc, avec les meubles, telle qu'elle était, sans la réparer ni même en enlever la poussière. Mais, comme, à des enchères publiques, elle aurait trop perdu, les acheteurs étant rares qui consentiraient à se retirer dans cette solitude, ils avaient résolu d'attendre un amateur, ils s'étaient contentés d'accrocher à la façade un immense écriteau, aisément lisible des continuels trains qui passaient. Cet appel en grosses lettres, cette désolation à vendre, ajoutait à la tristesse des volets clos et du jardin envahi par les ronces. Roubaud ayant absolument refusé d'y aller, même en passant, prendre certaines dispositions nécessaires, Séverine s'y était rendue un après-midi; et elle avait laissé les clefs aux Misard, en les chargeant de montrer la propriété, si des acquéreurs se présentaient. On aurait pu s'y installer en deux heures, car il y avait jusqu'à du linge dans les armoires.

Et, rien dès lors n'inquiétant plus les Roubaud, ils laissaient donc couler chaque journée dans l'attente assoupie du lendemain. La maison finirait par se vendre, ils en placeraient l'argent, tout marcherait très bien. Ils l'oubliaient d'ailleurs, ils vivaient comme s'ils ne devaient jamais sortir des trois pièces qu'ils occupaient: la salle à manger, dont la porte s'ouvrait directement sur le couloir; la chambre à coucher, assez vaste, à droite; la cuisine, toute petite et sans air, à gauche. Même, devant leurs fenêtres, la marquise de la gare, cette pente de zinc qui leur barrait la vue, ainsi qu'un mur de prison, au lieu de les exaspérer comme autrefois, semblait les tranquilliser, augmentait la sensation d'infini repos, de paix réconfortante où ils s'endormaient. Au moins, on n'était pas vu des voisins, on n'avait pas toujours devant soi des yeux d'espions à fouiller chez vous; et ils ne se plaignaient plus, le printemps étant venu, que de la chaleur étouffante, des reflets aveuglants du zinc, chauffé par les premiers soleils. Après la secousse effroyable, qui, pendant près de deux mois, les avait fait vivre dans un continuel frisson, ils jouissaient béatement de cette réaction de torpeur envahissante. Ils demandaient à ne plus bouger, heureux d'être, simplement, sans trembler ni souffrir. Jamais Roubaud ne s'était montré un employé si exact, si consciencieux: la semaine de jour, descendu sur le quai à cinq heures du matin, il ne remontait déjeuner qu'à dix, redescendait à onze, allait jusqu'à cinq heures du soir, onze heures pleines de service; la semaine de nuit, pris de cinq heures du soir à cinq heures du matin, il n'avait même point le court repos d'un repas fait chez lui, car il soupait dans son bureau; et il portait cette dure servitude avec une sorte de satisfaction, il semblait s'y complaire, descendant aux détails, voulant tout voir, tout faire, comme s'il avait trouvé un oubli à cette fatigue, un recommencement de vie équilibrée, normale. De son côté, Séverine, presque toujours seule, qui était veuve une semaine sur deux, qui l'autre semaine ne le voyait qu'au déjeuner et au dîner, paraissait prise d'une fièvre de bonne ménagère. D'habitude, elle s'asseyait, brodait, détestant de toucher au ménage, qu'une vieille femme, la mère Simon, venait faire, de neuf heures à midi. Mais, depuis qu'elle se retrouvait tranquille chez elle, certaine d'y rester, des idées de nettoyage, d'arrangement, l'occupaient. Elle ne reprenait sa chaise qu'après avoir fureté partout. Du reste, tous deux dormaient d'un bon sommeil. Dans leurs rares tête-à-tête, aux repas, ainsi que les nuits où ils couchaient ensemble, jamais ils ne reparlaient de l'affaire; et ils devaient croire que c'était chose finie, enterrée.

Pour Séverine, surtout, l'existence redevint ainsi très douce. Ses paresses la reprirent, elle abandonna de nouveau le ménage à la mère Simon, en demoiselle faite seulement pour les fins travaux d'aiguille. Elle avait commencé une oeuvre interminable, tout un couvre-pied brodé, qui menaçait de l'occuper sa vie entière. Elle se levait assez tard, heureuse de rester seule au lit, bercée par les départs et les arrivées des trains, qui marquaient pour elle la marche des heures, exactement, ainsi qu'une horloge. Dans les premiers temps de son mariage, ces bruits violents de la gare, coups de sifflet, chocs de plaques tournantes, roulements de foudre, ces trépidations brusques, pareilles à des tremblements de terre, qui la secouaient avec les meubles, l'avaient affolée. Puis, peu à peu, l'habitude était venue, la gare sonore et frissonnante entrait dans sa vie; et, maintenant, elle s'y plaisait, son calme était fait de cette agitation et de ce vacarme. Jusqu'au déjeuner, elle voyageait d'une pièce dans l'autre, causait avec la femme de ménage, les mains inertes. Puis, elle passait les longs après-midi, assise devant la fenêtre de la salle à manger, son ouvrage le plus souvent tombé sur les genoux, heureuse de ne rien faire. Les semaines où son mari remontait se coucher au petit jour, elle l'entendait ronfler jusqu'au soir; et, du reste, c'était devenu pour elle les bonnes semaines, celles qu'elle vivait comme autrefois, avant d'être mariée, tenant toute la largeur du lit, se récréant ensuite à son gré, libre de sa journée entière. Elle ne sortait presque jamais, elle n'apercevait du Havre que les fumées des usines voisines, dont les gros tourbillons noirs tachaient le ciel, au-dessus du faîtage de zinc, qui coupait l'horizon, à quelques mètres de ses yeux. La ville était là, derrière cet éternel mur; elle la sentait toujours présente, son ennui de ne pas la voir avait à la longue pris de la douceur; cinq ou six pots de giroflées et de verveines, qu'elle cultivait dans le chéneau de la marquise, lui faisaient un petit jardin, fleurissant sa solitude. Parfois, elle parlait d'elle comme d'une recluse, au fond d'un bois. Seul, à ses moments de flâne, Roubaud enjambait la fenêtre; puis, filant le long du chéneau, il allait jusqu'au bout, montait la pente de zinc, s'asseyait en haut du pignon, au-dessus du cours Napoléon; et là, enfin, il fumait sa pipe, en plein ciel, dominant la ville étalée à ses pieds, les bassins plantés de la haute futaie des mâts, la mer immense, d'un vert pâle, à l'infini.

Il semblait que la même somnolence eût gagné les autres ménages d'employés, voisins des Roubaud. Ce couloir, où soufflait d'ordinaire un si terrible vent de commérages, s'endormait lui aussi. Quand Philomène rendait visite à madame Lebleu, c'était à peine si l'on entendait le léger murmure de leurs voix. Surprises toutes deux de voir comment tournaient les choses, elles ne parlaient plus du sous-chef qu'avec une commisération dédaigneuse: bien sûr que, pour lui conserver sa place, son épouse était allée en faire de belles, à Paris; enfin, un homme taré maintenant, qui ne se laverait pas de certains soupçons. Et, comme la femme du caissier avait la conviction que désormais ses voisins n'étaient point de force à lui reprendre le logement, elle leur témoignait simplement beaucoup de mépris, passant très raide, ne saluant pas; si bien qu'elle indisposa même Philomène, qui vint de moins en moins: elle la trouvait trop fière, ne s'amusait plus. Pourtant, madame Lebleu, pour s'occuper, continuait à guetter l'intrigue de mademoiselle Guichon avec le chef de gare, M. Dabadie, sans jamais les surprendre, d'ailleurs. Dans le couloir, il n'y avait plus que le frôlement imperceptible de ses pantoufles de feutre. Tout s'étant ainsi ensommeillé de proche en proche, un mois se passa, de paix souveraine, comme ces grands sommeils qui suivent les grandes catastrophes.

Mais, chez les Roubaud, un point restait, douloureux, inquiétant, un point du parquet de la salle à manger, où leurs yeux ne pouvaient se porter par hasard, sans qu'un malaise, de nouveau, les troublât. C'était, à gauche de la fenêtre, la frise de chêne qu'ils avaient déplacée, puis remise, pour cacher dessous la montre et les dix mille francs, pris sur le corps de Grandmorin, sans compter environ trois cents francs en or, dans un porte-monnaie. Cette montre et cet argent, Roubaud ne les avait enlevés des poches que pour faire croire au vol. Il n'était pas un voleur, il serait mort de faim à côté, comme il le disait, plutôt que de profiter d'un centime ou de vendre la montre. L'argent de ce vieux, qui avait sali sa femme, dont il avait fait justice, cet argent taché de boue et de sang, non! non! ce n'était pas de l'argent assez propre, pour qu'un honnête homme y touchât. Et il ne songeait même point à la maison de la Croix-de-Maufras, dont il acceptait le cadeau: seul, le fait de la victime fouillée, de ces billets emportés dans l'abomination du meurtre, le révoltait, soulevait sa conscience, d'un mouvement de recul et de peur. Cependant, la volonté ne lui était pas venue de les brûler, puis d'aller un soir jeter la montre et le porte-monnaie à la mer. Si la simple prudence le lui conseillait, un instinct sourd protestait en lui contre cette destruction. Il avait un respect inconscient, jamais il ne se serait résigné à anéantir une telle somme. D'abord, la première nuit, il l'avait enfouie sous son oreiller, ne jugeant aucun coin assez sûr. Les jours suivants, il s'était ingénié à découvrir des cachettes, il en changeait chaque matin, agité au moindre bruit, dans la crainte d'une perquisition judiciaire. Jamais il n'avait fait une pareille dépense d'imagination. Puis, à bout de ruses, las de trembler, il avait eu un jour la paresse de reprendre l'argent et la montre, cachés la veille sous la frise; et, maintenant, pour rien au monde, il n'aurait fouillé là: c'était comme un charnier, un trou d'épouvante et de mort, où des spectres l'attendaient. Il évitait même, en marchant, de poser les pieds sur cette feuille du parquet; car la sensation lui en était désagréable, il s'imaginait en recevoir dans les jambes un léger choc. Séverine, l'après-midi, lorsqu'elle s'asseyait devant la fenêtre, reculait sa chaise, pour n'être pas juste au-dessus du cadavre, qu'ils gardaient ainsi dans leur plancher. Ils n'en parlaient pas entre eux, s'efforçaient de croire qu'ils s'y accoutumeraient, finissaient par s'irriter de le retrouver, de le sentir à chaque heure, de plus en plus importun, sous leurs semelles. Et ce malaise était d'autant plus singulier, qu'ils ne souffraient nullement du couteau, le beau couteau neuf acheté par la femme, et que le mari avait planté dans la gorge de l'amant. Simplement lavé, il traînait au fond d'un tiroir, il servait parfois à la mère Simon, pour couper le pain.

D'ailleurs, dans cette paix où il vivait, Roubaud venait d'introduire une autre cause de trouble, peu à peu grandissante, en forçant Jacques à les fréquenter. Le roulement de son service ramenait le mécanicien au Havre trois fois par semaine: le lundi, de dix heures trente-cinq du matin à six heures vingt du soir; le jeudi et le samedi, de onze heures cinq du soir à six heures quarante du matin. Et, le premier lundi, après le voyage de Séverine, le sous-chef s'était acharné.

—Voyons, camarade, vous ne pouvez refuser de manger un morceau avec nous… Que diable! vous avez été très gentil pour ma femme, je vous dois bien un remerciement.

Deux fois en un mois, Jacques avait ainsi accepté à déjeuner. Il semblait que Roubaud, gêné des grands silences qui se faisaient maintenant, quand il mangeait avec sa femme, éprouvât un soulagement, dès qu'il pouvait mettre un convive entre eux. Tout de suite, il retrouvait des histoires, il causait et plaisantait.

—Revenez donc le plus souvent possible! Vous voyez bien que vous ne nous gênez pas.

Un soir, un jeudi, comme Jacques, débarbouillé, allait se mettre au lit, il avait rencontré le sous-chef flânant autour du dépôt; et, malgré l'heure tardive, ce dernier, ennuyé de rentrer seul, s'était fait accompagner jusqu'à la gare, puis avait entraîné le jeune homme chez lui. Séverine, levée encore, lisait. On avait pris un petit verre, on avait même joué aux cartes jusqu'à minuit passé.

Et, désormais, les déjeuners du lundi, les petites soirées du jeudi et du samedi tournaient à l'habitude. C'était Roubaud lui-même, lorsque le camarade manquait un jour, qui le guettait pour le ramener, en lui reprochant sa négligence. Il s'assombrissait de plus en plus, il n'était vraiment gai qu'avec son nouvel ami. Ce garçon qui l'avait si cruellement inquiété d'abord, qui aurait dû maintenant lui être en exécration, comme le témoin, l'évocation vivante des choses affreuses qu'il voulait oublier, lui était au contraire devenu nécessaire, peut-être justement parce qu'il savait et qu'il n'avait point parlé. Cela restait entre eux, ainsi qu'un lien très fort, une complicité. Souvent, le sous-chef regardait l'autre d'un air d'intelligence, lui serrait la main avec un subit emportement, dont la violence dépassait la simple expression de leur camaraderie.

Mais surtout Jacques, dans le ménage, demeurait une distraction. Séverine, elle aussi, l'accueillait gaiement, poussait un léger cri, dès son entrée, en femme qu'un plaisir réveille. Elle lâchait tout, sa broderie, son livre, s'échappait, en paroles et en rires, de la grise somnolence où elle passait les journées.

—Ah! que c'est gentil d'être venu! J'ai entendu l'express, j'ai pensé à vous.

Quand il déjeunait, c'était fête. Elle connaissait déjà ses goûts, sortait elle-même pour lui avoir des oeufs frais: tout cela très gentiment, en bonne ménagère qui reçoit l'ami de la maison, sans qu'il pût y voir encore autre chose que l'envie d'être aimable et le besoin de se distraire.

—Vous savez, lundi, revenez! il y aura de la crème.

Seulement, lorsque, au bout d'un mois, il fut là, installé, la séparation s'aggrava entre les Roubaud. La femme, de plus en plus, se plaisait au lit toute seule, s'arrangeait pour s'y rencontrer le moins possible avec son mari; et ce dernier, si ardent, si brutal aux premiers temps du mariage, ne faisait rien pour l'y retenir. Il l'avait aimée sans délicatesse, elle s'y était résignée avec sa soumission de femme complaisante, pensant que les choses devaient être ainsi, n'y goûtant du reste aucun plaisir. Mais, depuis le crime, cela, sans qu'elle sût pourquoi, lui répugnait beaucoup. Elle en était énervée, effrayée. Un soir, comme la bougie n'était pas éteinte, elle cria: sur elle, dans cette face rouge, convulsée, elle avait cru revoir la face de l'assassin; et, dès lors, elle trembla chaque fois, elle eut l'horrible sensation du meurtre, comme s'il l'eût renversée, un couteau au poing. C'était fou, mais son coeur battait d'épouvante. De moins en moins, d'ailleurs, il abusait d'elle, la sentant trop rétive pour s'y plaire. Une fatigue, une indifférence, ce que l'âge amène, il semblait que la crise affreuse, le sang répandu, l'eût produit entre eux. Les nuits où ils ne pouvaient éviter le lit commun, ils se tenaient aux deux bords. Et Jacques, certainement, aidait à consommer ce divorce, en les tirant par sa présence de l'obsession où ils étaient d'eux-mêmes. Il les délivrait l'un de l'autre.

Roubaud, cependant, vivait sans remords. Il avait eu seulement peur des suites, avant que l'affaire fût classée; et sa grande inquiétude était surtout de perdre sa place. A cette heure, il ne regrettait rien. Peut-être, pourtant, s'il avait dû recommencer l'affaire, n'y aurait-il point mêlé sa femme; car les femmes s'effarent tout de suite, la sienne lui échappait, parce qu'il lui avait mis aux épaules un poids trop lourd. Il serait resté le maître, en ne descendant pas avec elle jusqu'à la camaraderie terrifiée et querelleuse du crime. Mais les choses étaient ainsi, il fallait s'y accommoder; d'autant plus qu'il devait faire un véritable effort pour se replacer dans l'état d'esprit où il était, lorsque, après l'aveu, il avait jugé le meurtre nécessaire à sa vie. S'il n'avait pas tué l'homme, il lui semblait alors qu'il n'aurait pas pu vivre. Aujourd'hui que sa flamme jalouse était morte, qu'il n'en retrouvait pas l'intolérable brûlure, envahi d'un engourdissement, comme si le sang de son coeur se fût épaissi de tout le sang versé, cette nécessité du meurtre ne lui apparaissait plus si évidente. Il en arrivait à se demander si cela valait vraiment la peine de tuer. Ce n'était, d'ailleurs, pas même un repentir, une désillusion au plus, l'idée qu'on fait souvent des choses inavouables pour être heureux, sans le devenir davantage. Lui, si bavard, tombait à de longs silences, à des réflexions confuses, d'où il sortait plus sombre. Tous les jours, à présent, pour éviter après les repas de rester face à face avec sa femme, il montait sur la marquise, allait s'asseoir en haut du pignon; et, dans les souffles du large, bercé de vagues rêveries, il fumait des pipes, en regardant, par-dessus la ville, les paquebots se perdre à l'horizon, vers les mers lointaines.

Un soir, Roubaud eut un réveil de sa jalousie farouche d'autrefois. Comme il était allé chercher Jacques au dépôt, et qu'il le ramenait prendre chez lui un petit verre, il rencontra, descendant l'escalier, Henri Dauvergne, le conducteur-chef. Celui-ci parut troublé, expliqua qu'il venait de voir madame Roubaud, pour une commission dont l'avaient chargé ses soeurs. La vérité était que, depuis quelque temps, il poursuivait Séverine, dans l'espoir de la vaincre.

Dès la porte, le sous-chef apostropha violemment sa femme.

—Qu'est-il encore monté faire, celui-là? Tu sais qu'il m'embête!

—Mais, mon ami, c'est pour un dessin de broderie…

—De la broderie, on lui en fichera! Est-ce que tu me crois assez bête pour ne pas comprendre ce qu'il vient chercher ici?… Et toi, prends garde!

Il marchait sur elle, les poings serrés, et elle reculait, toute blanche, étonnée de l'éclat de cet emportement, dans la calme indifférence où ils vivaient l'un et l'autre. Mais il s'apaisait déjà, il s'adressait à son compagnon.

—C'est vrai, des gaillards qui tombent dans un ménage, avec l'air de croire que la femme va tout de suite se jeter à leur tête, et que le mari, très honoré, fermera les yeux! Moi, ça me fait bouillir le sang… Voyez-vous, dans un cas pareil, j'étranglerais ma femme, oh! du coup! Et que ce petit monsieur n'y revienne pas, ou je lui règle son affaire… N'est-ce pas? c'est dégoûtant.

Jacques, très gêné de la scène, ne savait quelle contenance tenir. Était-ce pour lui, cette exagération de colère? le mari voulait-il lui donner un avertissement? Il se rassura, lorsque ce dernier reprit d'une voix gaie:

—Grande bête, je sais bien que tu le flanquerais toi-même à la porte… Va, donne-nous des verres, trinque avec nous.

Il tapait sur l'épaule de Jacques, et Séverine, remise elle aussi, souriait aux deux hommes. Puis, ils burent ensemble, ils passèrent une heure très douce.

Ce fut ainsi que Roubaud rapprocha sa femme et le camarade, d'un air de bonne amitié, sans paraître songer aux suites possibles. Cette question de la jalousie devint justement la cause d'une intimité plus étroite, de toute une tendresse secrète, resserrée de confidences, entre Jacques et Séverine; car celui-ci, l'ayant revue, le surlendemain, la plaignit d'avoir été si brutalement traitée, tandis qu'elle, les yeux noyés, confessait, par le débordement involontaire de ses plaintes, combien peu elle avait trouvé de bonheur dans son ménage. Dès ce moment, ils eurent un sujet de conversation à eux seuls, une complicité d'amitié, où ils finissaient par s'entendre sur un signe. A chaque visite, il l'interrogeait d'un regard, pour savoir si elle n'avait eu aucun sujet nouveau de tristesse. Elle répondait de même, d'un simple mouvement des paupières. Puis, leurs mains se cherchèrent derrière le dos du mari, ils s'enhardirent, ils correspondirent par de longues pressions, en se disant, du bout de leurs doigts tièdes, l'intérêt croissant qu'ils prenaient aux moindres petits faits de leur existence. Rarement, ils avaient la fortune de se rencontrer une minute, en dehors de la présence de Roubaud. Toujours ils le retrouvaient là, entre eux, dans cette salle à manger mélancolique; et ils ne faisaient rien pour lui échapper, n'ayant pas même la pensée de se donner un rendez-vous, au fond de quelque coin reculé de la gare. C'était, jusque-là, une affection véritable, un entraînement de sympathie vive, qu'il gênait à peine, puisqu'un regard, un serrement de main, leur suffisait encore pour se comprendre.

La première fois que Jacques chuchota à l'oreille de Séverine qu'il l'attendrait le jeudi suivant, à minuit, derrière le dépôt, elle se révolta, elle retira sa main violemment. C'était sa semaine de liberté, celle du service de nuit. Mais un grand trouble l'avait prise, à la pensée de sortir de chez elle, d'aller retrouver ce garçon si loin, à travers les ténèbres de la gare. Elle éprouvait une confusion qu'elle n'avait jamais eue, la peur des vierges ignorantes dont le coeur bat; et elle ne céda point tout de suite, il dut la prier pendant près de quinze jours, avant qu'elle consentît, malgré l'ardent désir où elle était elle-même de cette promenade nocturne. Juin commençait, les soirées devenaient brûlantes, à peine rafraîchies par la brise de mer. Trois fois déjà, il l'avait attendue, espérant toujours qu'elle le rejoindrait, malgré son refus. Ce soir-là, elle avait dit non encore; mais la nuit était sans lune, une nuit de ciel couvert, où pas une étoile ne luisait, sous la brume ardente qui alourdissait le ciel. Et, comme il était debout, dans l'ombre, il la vit enfin venir, vêtue de noir, d'un pas muet. Il faisait si sombre, qu'elle l'aurait frôlé sans le reconnaître, s'il ne l'avait arrêtée dans ses bras, en lui donnant un baiser. Elle eut un léger cri, frissonnante. Puis, rieuse, elle laissa ses lèvres sur les siennes. Seulement, ce fut tout, jamais elle n'accepta de s'asseoir, sous un des hangars qui les entouraient. Ils marchèrent, ils causèrent à voix très basse, serrés l'un contre l'autre. Il y avait là un vaste espace occupé par le dépôt et ses dépendances, tout le terrain compris entre la rue Verte et la rue François-Mazeline, qui coupent chacune la ligne d'un passage à niveau: sorte d'immense terrain vague, encombré de voies de garage, de réservoirs, de prises d'eau, de constructions de toutes sortes, les deux grandes remises pour les machines, la petite maison des Sauvagnat entourée d'un potager large comme la main, les masures où étaient installés les ateliers de réparation, le corps de garde où dormaient les mécaniciens et les chauffeurs; et rien n'était plus facile que de se dissimuler, de se perdre ainsi qu'au fond d'un bois, parmi ces ruelles désertes, aux inextricables détours. Pendant une heure, ils y goûtèrent une solitude délicieuse, à soulager leurs coeurs des paroles amies amassées depuis si longtemps; car elle ne voulait entendre parler que d'affection, elle lui avait tout de suite déclaré qu'elle ne serait jamais à lui, que cela serait trop vilain de salir cette pure amitié dont elle était si fière, ayant le besoin de s'estimer. Puis, il l'accompagna jusqu'à la rue Verte, leurs bouches se rejoignirent, en un baiser profond. Et elle rentra.

A cette même heure, dans le bureau des sous-chefs, Roubaud commençait à sommeiller, au fond du vieux fauteuil de cuir, d'où il se levait vingt fois par nuit, les membres rompus. Jusqu'à neuf heures, il avait à recevoir et à expédier les trains du soir. Le train de marée l'occupait particulièrement: c'étaient les manoeuvres, les attelages, les feuilles d'expédition à surveiller de près. Puis, lorsque l'express de Paris était arrivé et débranché, il soupait seul dans le bureau, sur un coin de table, avec un morceau de viande froide, descendu de chez lui, entre deux tranches de pain. Le dernier train, un omnibus de Rouen, entrait en gare à minuit et demi. Et les quais déserts tombaient à un grand silence, on ne laissait allumés que de rares becs de gaz, la gare entière s'endormait, dans ce frissonnement des demi-ténèbres. De tout le personnel, il ne restait que deux surveillants et quatre ou cinq hommes d'équipe, sous les ordres du sous-chef. Encore ronflaient-ils à poings fermés, sur les planches du corps de garde; tandis que Roubaud, forcé de les réveiller à la moindre alerte, ne sommeillait que l'oreille aux aguets. De peur que la fatigue ne l'assommât, vers le jour, il réglait son réveille-matin à cinq heures, heure à laquelle il devait être debout, pour recevoir le premier train de Paris. Mais, parfois, depuis quelque temps surtout, il ne pouvait dormir, pris d'insomnie, se retournant dans son fauteuil. Alors, il sortait, faisait une ronde, poussait jusqu'au poste de l'aiguilleur, où il causait un instant. Le vaste ciel noir, la paix souveraine de la nuit finissaient par calmer sa fièvre. A la suite d'une lutte avec des maraudeurs, on l'avait armé d'un revolver, qu'il portait tout chargé dans sa poche. Et, jusqu'à l'aube souvent, il se promenait ainsi, s'arrêtant dès qu'il croyait voir remuer la nuit, reprenant sa marche avec le vague regret de n'avoir pas à faire le coup de feu, soulagé lorsque le ciel blanchissait et tirait de l'ombre le grand fantôme pâle de la gare. Maintenant que le jour se levait dès trois heures, il rentrait se jeter dans son fauteuil, où il dormait d'un sommeil de plomb, jusqu'à ce que son réveille-matin le mît debout, effaré.

Tous les quinze jours, le jeudi et le samedi, Séverine rejoignait Jacques; et, une nuit, comme elle lui parlait du revolver dont son mari était armé, ils s'en inquiétèrent. Jamais, à la vérité, Roubaud n'allait jusqu'au dépôt. Cela n'en donna pas moins à leurs promenades une apparence de danger, qui en doublait le charme. Ils avaient surtout trouvé un coin adorable: c'était, derrière la maison des Sauvagnat, une sorte d'allée, entre des tas énormes de charbon de terre, qui en faisaient la rue solitaire d'une ville étrange, aux grands palais carrés de marbre noir. On s'y trouvait absolument caché et il y avait, au bout, une petite remise à outils, dans laquelle un empilement de sacs vides aurait fait une couche très molle. Mais, un samedi qu'une averse brusque les forçait à s'y réfugier, elle s'était obstinée à rester debout, n'abandonnant toujours que ses lèvres, dans des baisers sans fin. Elle ne mettait pas là sa pudeur, elle donnait à boire son souffle, goulûment, comme par amitié. Et, lorsque, brûlant de cette flamme, il tentait de la prendre, elle se défendait, elle pleurait, en répétant chaque fois les mêmes raisons. Pourquoi voulait-il lui faire tant de peine? Cela lui semblait si tendre, de s'aimer, sans toute cette saleté du sexe! Souillée à seize ans par la débauche de ce vieux dont le spectre sanglant la hantait, violentée plus tard par les appétits brutaux de son mari, elle avait gardé une candeur d'enfant, une virginité, toute la honte charmante de la passion qui s'ignore. Ce qui la ravissait, chez Jacques, c'était sa douceur, son obéissance à ne pas égarer ses mains sur elle, dès qu'elle les prenait simplement entre les siennes, si faibles. Pour la première fois, elle aimait, et elle ne se livrait point, parce que, justement, cela lui aurait gâté son amour, d'être tout de suite à celui-ci, de la même façon qu'elle avait appartenu aux deux autres. Son désir inconscient était de prolonger à jamais cette sensation si délicieuse, de redevenir toute jeune, avant la souillure, d'avoir un bon ami, ainsi qu'on en a à quinze ans, et qu'on embrasse à pleine bouche derrière les portes. Lui, en dehors des instants de fièvre, n'avait point d'exigence, se prêtait à ce bonheur voluptueusement différé. Ainsi qu'elle, il semblait retourner à l'enfance, commençant l'amour, qui, jusque-là, était resté pour lui une épouvante. S'il se montrait docile, retirant ses mains, dès qu'elle les écartait, c'était qu'une peur sourde demeurait au fond de sa tendresse, un grand trouble, où il craignait de confondre le désir avec son ancien besoin de meurtre. Celle-ci, qui avait tué, était comme le rêve de sa chair. Sa guérison, chaque jour, lui paraissait plus certaine, puisqu'il l'avait tenue des heures à son cou, que sa bouche, sur la sienne, buvait son âme, sans que sa furieuse envie se réveillât d'en être le maître en l'égorgeant. Mais il n'osait toujours pas; et cela était si bon d'attendre, de laisser à leur amour même le soin de les unir, quand la minute viendrait, dans l'évanouissement de leur volonté, aux bras l'un de l'autre. Ainsi, les rendez-vous heureux se succédaient, ils ne se lassaient pas de se retrouver pour un moment, de marcher ensemble par les ténèbres, entre les grands tas de charbon qui assombrissaient la nuit, autour d'eux.

Une nuit de juillet, Jacques, pour arriver au Havre à onze heures cinq, l'heure réglementaire, dut pousser la Lison, comme si la chaleur étouffante l'eût rendue paresseuse. Depuis Rouen, sur sa gauche, un orage l'accompagnait, suivant la vallée de la Seine, avec de larges éclairs éblouissants; et, de temps à autre, il se retournait, pris d'inquiétude, car Séverine, ce soir-là, devait venir le rejoindre. Sa peur était que cet orage, s'il éclatait trop tôt, ne l'empêchât de sortir. Aussi, lorsqu'il eut réussi à entrer en gare, avant la pluie, s'impatienta-t-il contre les voyageurs, qui n'en finissaient point de débarrasser les wagons.

Roubaud était là, sur le quai, cloué pour la nuit.

—Diable! dit-il en riant, vous êtes bien pressé d'aller vous coucher… Dormez bien.

—Merci.

Et Jacques, après avoir refoulé le train, siffla et se rendit au dépôt. Les vantaux de l'immense porte étaient ouverts, la Lison s'engouffra sous le hangar fermé, une sorte de galerie à deux voies, longue environ de soixante-dix mètres, et qui pouvait contenir six machines. Il y faisait très sombre, quatre becs de gaz éclairaient à peine les ténèbres, qu'ils semblaient accroître de grandes ombres mouvantes; et seuls, par moments, les larges éclairs enflammaient le vitrage du toit et les hautes fenêtres, à droite et à gauche: on distinguait alors, comme dans une flambée d'incendie, les murs lézardés, les charpentes noires de charbon, toute la misère caduque de cette bâtisse, devenue insuffisante. Deux machines étaient déjà là, froides, endormies.

Tout de suite, Pecqueux se mit à éteindre le foyer. Il tisonnait violemment, et des braises, s'échappant du cendrier, tombaient dessous, dans la fosse.

—J'ai trop faim, je vas casser une croûte, dit-il. Est-ce que vous en êtes?

Jacques ne répondit pas. Malgré sa hâte, il ne voulait pas quitter la Lison, avant que les feux fussent renversés et la chaudière vidée. C'était un scrupule, une habitude de bon mécanicien, dont il ne se départait jamais. Lorsqu'il avait le temps, il ne s'en allait même qu'après l'avoir visitée, essuyée, avec le soin qu'on met à panser une bête favorite.

L'eau coula dans la fosse, à gros bouillons, et il dit seulement alors:

—Dépêchons, dépêchons.

Un formidable coup de tonnerre lui coupa la parole. Cette fois, les hautes fenêtres, sur le ciel en flamme, s'étaient détachées si nettement, qu'on aurait pu en compter les vitres cassées, très nombreuses. A gauche, le long des étaux, qui servaient pour les réparations, une feuille de tôle, laissée debout, résonna avec la vibration persistante d'une cloche. Toute l'antique charpente du comble avait craqué.

—Bougre! dit simplement le chauffeur.

Le mécanicien eut un geste de désespoir. C'était fini, d'autant plus que, maintenant, une pluie diluvienne s'abattait sur le hangar. Le roulement de l'averse menaçait de crever le vitrage du toit. Là-haut, également, des carreaux devaient être brisés, car il pleuvait sur la Lison, de grosses gouttes, en paquets. Un vent furieux entrait par les portes laissées ouvertes, on aurait dit que la carcasse de la vieille bâtisse allait être emportée.

Pecqueux achevait d'accommoder la machine.

—Voilà! on verra clair demain… Pas besoin de lui faire davantage la toilette…

Et, revenant à son idée:

—Faut manger… Il pleut trop, pour aller se coller sur sa paillasse.

La cantine, en effet, se trouvait là, contre le dépôt même; tandis que la Compagnie avait dû louer une maison, rue François-Mazeline, où étaient installés des lits pour les mécaniciens et les chauffeurs qui passaient la nuit au Havre. Par un tel déluge, on aurait eu le temps d'être trempé jusqu'aux os.

Jacques dut se décider à suivre Pecqueux, qui avait pris le petit panier de son chef, comme pour lui éviter le soin de le porter. Il savait que ce panier contenait encore deux tranches de veau froid, du pain, une bouteille entamée à peine; et c'était ce qui lui donnait faim, simplement. La pluie redoublait, un coup de tonnerre encore venait d'ébranler le hangar. Quand les deux hommes s'en allèrent, à gauche, par la petite porte qui conduisait à la cantine, la Lison se refroidissait déjà. Elle s'endormit, abandonnée, dans les ténèbres que les violents éclairs illuminaient, sous les grosses gouttes qui trempaient ses reins. Près d'elle, une prise d'eau, mal fermée, ruisselait et entretenait une mare, coulant entre ses roues, dans la fosse.

Mais, avant d'entrer à la cantine, Jacques voulut se débarbouiller. Il y avait toujours là, dans une pièce, de l'eau chaude, avec des baquets. Il tira un savon de son panier, il se décrassa les mains et la face, noires du voyage; et, comme il avait la précaution, recommandée aux mécaniciens, d'emporter un vêtement de rechange, il put se changer des pieds à la tête, ainsi qu'il le faisait du reste, par coquetterie, chaque soir de rendez-vous, en arrivant au Havre. Déjà, Pecqueux attendait dans la cantine, ne s'étant lavé que le bout du nez et le bout des doigts.

Cette cantine consistait simplement en une petite salle nue, peinte en jaune, où il n'y avait qu'un fourneau pour faire chauffer les aliments, et qu'une table, scellée au sol, recouverte d'une feuille de zinc, en guise de nappe. Deux bancs complétaient le mobilier. Les hommes devaient apporter leur nourriture, et mangeaient sur du papier, avec la pointe de leur couteau. Une large fenêtre éclairait la pièce.

—En voilà une sale pluie! cria Jacques en se plantant à la fenêtre.

Pecqueux s'était assis sur un banc, devant la table.

—Vous ne mangez pas, alors?

—Non, mon vieux, finissez mon pain et ma viande, si le coeur vous en dit… Je n'ai pas faim.

L'autre, sans se faire prier, se jeta sur le veau, acheva la bouteille. Souvent, il avait de pareilles aubaines, car son chef était petit mangeur; et il l'aimait davantage, dans son dévouement de chien, pour toutes les miettes qu'il ramassait ainsi derrière lui. La bouche pleine, il reprit, après un silence:

—La pluie, qu'est-ce que ça fiche, puisque nous voilà garés? C'est vrai que, si ça continue, moi, je vous lâche, je vas à côté.

Il se mit à rire, car il ne se cachait pas, il avait dû lui confier sa liaison avec Philomène Sauvagnat, pour qu'il ne s'étonnât point de le voir découcher si souvent, les nuits où il allait la retrouver. Comme elle occupait, chez son frère, une pièce du rez-de-chaussée, près de la cuisine, il n'avait qu'à taper au volet: elle ouvrait, il entrait d'une enjambée, simplement. C'était par là, disait-on, que toutes les équipes de la gare avaient sauté. Mais, maintenant, elle s'en tenait au chauffeur, qui suffisait, semblait-il.

—Nom de Dieu de nom de Dieu! jura sourdement Jacques, en voyant le déluge reprendre avec plus de violence, après une accalmie.

Pecqueux, qui tenait au bout de son couteau la dernière bouchée de viande, eut de nouveau un rire bon enfant.

—Dites, c'est donc que vous aviez de l'occupation, ce soir? Hein! à nous deux, on ne peut guère nous reprocher d'user les matelas, là-bas, rue François-Mazeline.

Vivement, Jacques quitta la fenêtre.

—Pourquoi ça?

—Dame, vous voilà comme moi, depuis ce printemps, à n'y rentrer qu'à des deux ou trois heures du matin.

Il devait savoir quelque chose, peut-être avait-il surpris un rendez-vous. Dans chaque dortoir, les lits allaient par couple, celui du chauffeur près de celui du mécanicien; car on resserrait le plus possible l'existence de ces deux hommes, destinés à une entente de travail si étroite. Aussi n'était-il pas étonnant que celui-ci s'aperçût de la conduite irrégulière de son chef, très rangé jusque-là.

—J'ai des maux de tête, dit le mécanicien au hasard. ça me fait du bien, de marcher la nuit.

Mais déjà le chauffeur se récriait.

—Oh! vous savez, vous êtes bien libre… Ce que j'en dis, c'est pour la farce… Même que, si vous aviez de l'ennui un jour, faut pas se gêner de vous adresser à moi; parce que je suis bon là, pour tout ce que vous voudrez.

Sans s'expliquer plus clairement, il se permit de lui prendre la main, la serra à l'écraser, dans le don entier de sa personne. Puis, il froissa et jeta le papier gras qui avait enveloppé la viande, remit la bouteille vide dans le panier, fit ce petit ménage en serviteur soigneux, habitué au balai et à l'éponge. Et, comme la pluie s'entêtait, bien que les coups de tonnerre eussent cessé:

—Alors, je file, je vous laisse à vos affaires.

—Oh! dit Jacques, puisque ça continue, je vais aller m'étendre sur le lit de camp.

C'était, à côté du dépôt, une salle avec des matelas, protégés par des housses de toile, où les hommes venaient se reposer tout vêtus lorsqu'ils n'avaient à attendre, au Havre, que trois ou quatre heures. En effet, dès qu'il eut vu disparaître le chauffeur dans le ruissellement, vers la maison des Sauvagnat, il se risqua à son tour, courut au corps de garde. Mais il ne se coucha pas, se tint sur le seuil de la porte grande ouverte, étouffé par l'épaisse chaleur qui régnait là. Dans le fond, un mécanicien, allongé sur le dos, ronflait, la bouche élargie.

Quelques minutes encore se passèrent, et Jacques ne pouvait se résigner à perdre son espoir. Dans son exaspération contre ce déluge imbécile, grandissait une folle envie d'aller quand même au rendez-vous, d'avoir au moins la joie d'y être, lui, s'il ne comptait plus y trouver Séverine. C'était un élancement de tout son corps, il finit par sortir sous l'averse, il arriva à leur coin préféré, suivit l'allée noire que formaient les tas de charbon. Et, comme les grosses gouttes, cinglant de face, l'aveuglaient, il poussa jusqu'à la remise aux outils, où, une fois déjà, il s'était abrité avec elle. Il lui semblait qu'il y serait moins seul.

Jacques entrait dans l'obscurité profonde de ce réduit, lorsque deux bras légers l'enveloppèrent, et des lèvres chaudes se posèrent sur ses lèvres. Séverine était là.

—Mon Dieu! vous étiez venue?

—Oui, j'ai vu monter l'orage, je suis accourue ici, avant la pluie… Comme vous avez tardé!

Elle soupirait d'une voix défaillante, jamais il ne l'avait eue si abandonnée à son cou. Elle glissa, elle se trouva assise sur les sacs vides, sur cette couche molle qui occupait tout un angle. Et lui, tombé près d'elle, sans que leurs bras se fussent dénoués, sentait ses jambes en travers des siennes. Ils ne pouvaient se voir, leurs haleines les enveloppaient comme d'un vertige, dans l'anéantissement de tout ce qui les entourait.

Mais, sous l'ardent appel de leur baiser, le tutoiement était monté à leur bouche, comme le sang mêlé de leurs coeurs.

—Tu m'attendais…

—Oh! je t'attendais, je t'attendais…

Et, tout de suite, dès la première minute, presque sans paroles, ce fut elle qui l'attira d'une secousse, qui le força à la prendre. Elle n'avait point prévu cela. Quand il était arrivé, elle ne comptait même plus qu'elle le verrait; et elle venait d'être emportée dans la joie inespérée de le tenir, dans un brusque et irrésistible besoin d'être à lui, sans calcul ni raisonnement. Cela était parce que cela devait être. La pluie redoublait sur le toit de la remise, le dernier train de Paris qui entrait en gare passa, grondant et sifflant, ébranlant le sol.

Lorsque Jacques se releva, il écouta avec surprise le roulement de l'averse. Où était-il donc? Et, comme il retrouvait par terre, sous sa main, le manche d'un marteau qu'il avait senti en s'asseyant, il fut inondé de félicité. Alors, c'était fait? il avait possédé Séverine et il n'avait pas pris ce marteau pour lui casser le crâne. Elle était à lui sans bataille, sans cette envie instinctive de la jeter sur son dos, morte, ainsi qu'une proie qu'on arrache aux autres. Il ne sentait plus sa soif de venger des offenses très anciennes dont il aurait perdu l'exacte mémoire, cette rancune amassée de mâle en mâle, depuis la première tromperie au fond des cavernes. Non, la possession de celle-ci était d'un charme puissant, elle l'avait guéri, parce qu'il la voyait autre, violente dans sa faiblesse, couverte du sang d'un homme qui lui faisait comme une cuirasse d'horreur. Elle le dominait, lui qui n'avait point osé. Et ce fut avec une reconnaissance attendrie, un désir de se fondre en elle, qu'il la reprit dans ses bras.

Séverine, elle aussi, s'abandonnait, bien heureuse, délivrée d'une lutte dont elle ne comprenait plus la raison. Pourquoi s'était-elle donc refusée si longtemps? Elle s'était promise, elle aurait dû se donner, puisqu'il ne devait y avoir que plaisir et douceur. Maintenant, elle comprenait bien qu'elle en avait toujours eu l'envie, même lorsqu'il lui semblait si bon d'attendre. Son coeur, son corps ne vivaient que d'un besoin d'amour absolu, continu, et c'était une cruauté affreuse, ces événements qui la jetaient, effarée, à toutes ces abominations. Jusque-là, l'existence avait abusé d'elle, dans la boue, dans le sang, avec une violence telle, que ses beaux yeux bleus, restés naïfs, en gardaient un élargissement de terreur, sous son casque tragique de cheveux noirs. Elle était restée vierge malgré tout, elle venait de se donner pour la première fois, à ce garçon, qu'elle adorait, dans le désir de disparaître en lui, d'être sa servante. Elle lui appartenait, il pouvait disposer d'elle, à son caprice.

—Oh! mon chéri, prends-moi, garde-moi, je ne veux que ce que tu veux.

—Non, non! chérie, c'est toi la maîtresse, je ne suis là que pour t'aimer et t'obéir.

Des heures se passèrent. La pluie avait cessé depuis longtemps, un grand silence enveloppait la gare, que troublait seule une voix lointaine, indistincte, montant de la mer. Ils étaient encore aux bras l'un de l'autre, lorsqu'un coup de feu les mit debout, frémissants. Le jour allait paraître, une tache pâle blanchissait le ciel, au-dessus de l'embouchure de la Seine. Qu'était-ce donc que ce coup de feu? Leur imprudence, cette folie de s'être ainsi attardés, leur montrait, dans une brusque imagination, le mari les poursuivant à coups de revolver.

—Ne sors pas! Attends, je vais voir.

Jacques, prudemment, s'était avancé jusqu'à la porte. Et là, dans l'ombre épaisse encore, il entendit approcher un galop d'hommes, il reconnut la voix de Roubaud, qui poussait les surveillants, en leur criant que les maraudeurs étaient trois, qu'il les avait parfaitement vus volant du charbon. Depuis quelques semaines surtout, pas de nuit ne se passait sans qu'il eût de la sorte des hallucinations de brigands imaginaires. Cette fois, sous l'empire d'une frayeur soudaine, il avait tiré au hasard, dans les ténèbres.

—Vite, vite! ne restons pas là, murmura le jeune homme. Ils vont visiter la remise… Sauve-toi!

D'un grand élan, ils s'étaient repris, s'étouffant à pleins bras, à pleines lèvres. Puis, Séverine, légère, fila le long du dépôt, protégée par le vaste mur; tandis que lui, doucement, se dissimulait au milieu des tas de charbon. Et il était temps, en vérité, car Roubaud voulait en effet visiter la remise. Il jurait que les maraudeurs devaient y être. Les lanternes des surveillants dansaient au ras du sol. Il y eut une querelle. Tous finirent par reprendre le chemin de la gare, irrités de cette poursuite inutile.

Et, comme Jacques, rassuré, se décidait à aller enfin se coucher rue François-Mazeline, il fut surpris de se heurter presque dans Pecqueux, qui achevait de rattacher ses vêtements, avec de sourds jurons.

—Quoi donc, mon vieux?

—Ah! nom de Dieu! ne m'en parlez pas! Ce sont ces imbéciles qui ont réveillé Sauvagnat. Il m'a entendu avec sa soeur, il est descendu en chemise, et je me suis dépêché de sauter par la fenêtre… Tenez! écoutez un peu.

Des cris, des sanglots de femme qu'on corrige s'élevaient, pendant qu'une grosse voix d'homme grondait des injures.

—Hein? ça y est, il lui allonge sa raclée. Elle a beau avoir trente-deux ans, il lui donne le fouet comme à une petite fille, quand il la surprend… Ah! tant pis, je ne m'en mêle pas: c'est son frère!

—Mais, dit Jacques, je croyais qu'il vous tolérait, vous, qu'il ne se fâchait que lorsqu'il la trouvait avec un autre.

—Oh! on ne sait jamais. Des fois, il fait semblant de ne pas me voir. Puis, vous entendez, des fois, il cogne… ça ne l'empêche pas d'aimer sa soeur. Elle est sa soeur, il préférerait tout lâcher que de se séparer d'elle. Seulement, il veut de la conduite… Nom de Dieu! je crois qu'elle a son compte, aujourd'hui.

Les cris cessaient, dans de grands soupirs de plainte, et les deux hommes s'éloignèrent. Dix minutes plus tard, ils dormaient profondément, côte à côte, au fond du petit dortoir badigeonné de jaune, meublé simplement de quatre lits, de quatre chaises et d'une table, où il y avait une seule cuvette en zinc.

Alors, chaque nuit de rendez-vous, Jacques et Séverine goûtèrent de grandes félicités. Ils n'eurent pas toujours, autour d'eux, cette protection de la tempête. Des cieux étoilés, des lunes éclatantes, les gênèrent, mais, à ces rendez-vous-là, ils filaient dans les raies d'ombre, ils cherchaient les coins d'obscurité, où il était si bon de se serrer l'un contre l'autre. Et il y eut ainsi, en août et en septembre, des nuits adorables, d'une telle douceur, qu'ils se seraient laissé surprendre par le soleil, alanguis, si le réveil de la gare, de lointains souffles de machine, ne les avaient séparés. Même les premiers froids d'octobre ne leur déplurent pas. Elle venait plus couverte, enveloppée d'un grand manteau, dans lequel lui-même disparaissait à moitié. Puis, ils se barricadaient au fond de la remise aux outils, qu'il avait trouvé le moyen de fermer à l'intérieur, à l'aide d'une barre de fer. Ils y étaient comme chez eux, les ouragans de novembre, les coups de vent pouvaient arracher les ardoises des toitures, sans même leur effleurer la nuque. Cependant, lui, depuis le premier soir, avait une envie, celle de la posséder chez elle, dans cet étroit logement où elle lui semblait autre, plus désirable, avec son calme souriant de bourgeoise honnête; et elle s'y était toujours refusée, moins par crainte de l'espionnage du couloir, que dans un scrupule dernier de vertu, réservant le lit conjugal. Mais, un lundi, en plein jour, comme il devait déjeuner là et que le mari tardait à monter, retenu par le chef de gare, il plaisanta, la porta sur ce lit, dans une folie de témérité dont ils riaient tous les deux; si bien qu'ils s'y oublièrent. Dès lors, elle ne résista plus, il monta la rejoindre, après minuit sonné, les jeudis et les samedis. Cela était horriblement dangereux: ils n'osaient bouger, à cause des voisins; ils y éprouvèrent un redoublement de tendresse, des jouissances nouvelles. Souvent, un caprice de courses nocturnes, un besoin de fuir en bêtes échappées, les ramenait au-dehors, dans la solitude noire des nuits glacées. En décembre, par une gelée terrible, ils s'y aimèrent.

Depuis quatre mois déjà, Jacques et Séverine vivaient ainsi, d'une passion croissante. Ils étaient véritablement neufs tous les deux, dans l'enfance de leur coeur, cette innocence étonnée du premier amour, ravie des moindres caresses. En eux, continuait le combat de soumission, à qui se sacrifierait davantage. Lui, n'en doutait plus, avait trouvé la guérison de son affreux mal héréditaire; car, depuis qu'il la possédait, la pensée du meurtre ne l'avait plus troublé. Était-ce donc que la possession physique contentait ce besoin de mort? Posséder, tuer, cela s'équivalait-il, dans le fond sombre de la bête humaine? Il ne raisonnait pas, trop ignorant, n'essayait pas d'entrouvrir la porte d'épouvante. Parfois, entre ses bras, il retrouvait la brusque mémoire de ce qu'elle avait fait, de cet assassinat, avoué du regard seul, sur le banc du square des Batignolles; et il n'éprouvait même pas l'envie d'en connaître les détails. Elle, au contraire, semblait de plus en plus tourmentée du besoin de tout dire. Lorsqu'elle le serrait d'une étreinte, il sentait bien qu'elle était gonflée et haletante de son secret, qu'elle ne voulait ainsi entrer en lui que pour se soulager de la chose dont elle étouffait. C'était un grand frisson qui lui partait des reins, qui soulevait sa gorge d'amoureuse, dans le flot confus de soupirs montant à ses lèvres. La voix expirante, au milieu d'un spasme, n'allait-elle point parler? Mais, vite, d'un baiser, il fermait sa bouche, y scellait l'aveu, saisi d'une inquiétude. Pourquoi mettre cet inconnu entre eux? pouvait-on affirmer que cela ne changerait rien à leur bonheur? Il flairait un danger, un frémissement le reprenait, à l'idée de remuer avec elle ces histoires de sang. Et elle le devinait sans doute, elle redevenait, contre lui, caressante et docile, en créature d'amour, uniquement faite pour aimer et être aimée. Une folie de possession alors les emportait, ils demeuraient parfois évanouis aux bras l'un de l'autre.

Roubaud, depuis l'été, s'était encore épaissi, et à mesure que sa femme retournait à la gaieté, à la fraîcheur de ses vingt ans, lui vieillissait, semblait plus sombre. En quatre mois, comme elle le disait, il avait beaucoup changé. Il donnait toujours de cordiales poignées de main à Jacques, l'invitait, n'était heureux que lorsqu'il l'avait à sa table. Seulement, cette distraction ne lui suffisait plus, il sortait souvent, dès la dernière bouchée, laissait parfois le camarade avec sa femme, sous le prétexte qu'il étouffait et qu'il avait besoin d'aller prendre l'air. La vérité était que, maintenant, il fréquentait un petit café du cours Napoléon, où il retrouvait M. Cauche, le commissaire de surveillance. Il buvait peu, des petits verres de rhum; mais un goût du jeu lui était venu, qui tournait à la passion. Il ne se ranimait, n'oubliait tout que les cartes à la main, enfoncé dans des parties de piquet interminables. M. Cauche, un effréné joueur, avait décidé qu'on intéresserait les parties; on en était venu à jouer cent sous; et, dès lors, Roubaud, étonné de ne pas se connaître, avait brûlé de la rage du gain, cette fièvre chaude de l'argent gagné, qui ravage un homme jusqu'à lui faire risquer sa situation, sa vie, dans un coup de dés. Jusque-là, son service n'en avait pas souffert: il s'échappait dès qu'il était libre, ne rentrait qu'à des deux ou trois heures du matin, les nuits où il ne veillait pas. Sa femme ne s'en plaignait point, elle lui reprochait uniquement de rentrer plus maussade; car il avait une déveine extraordinaire, il finissait par s'endetter.

Un soir, une première querelle éclata entre Séverine et Roubaud. Sans le haïr encore, elle en arrivait à le supporter difficilement, car elle le sentait peser sur sa vie, elle aurait été si légère, si heureuse, s'il ne l'avait pas accablée de sa présence! Du reste, elle n'éprouvait aucun remords à le tromper: n'était-ce pas sa faute, ne l'avait-il pas presque poussée à la chute? Dans leur lente désunion, pour guérir de ce malaise qui les désorganisait, chacun d'eux se consolait, s'égayait à sa guise. Puisqu'il avait le jeu, elle pouvait bien avoir un amant. Mais, ce qui la fâchait surtout, ce qu'elle n'acceptait pas sans révolte, c'était la gêne où la mettaient ses pertes continuelles. Depuis que les pièces de cent sous du ménage filaient au café du cours Napoléon, elle ne savait parfois comment payer sa blanchisseuse. Toutes sortes de douceurs, de petits objets de toilette, lui manquaient. Et, ce soir-là, ce fut justement à propos de l'achat nécessaire d'une paire de bottines, qu'ils en vinrent à se quereller. Lui, sur le point de sortir, ne trouvant pas de couteau de table pour se couper un morceau de pain, avait pris le grand couteau, l'arme, qui traînait dans un tiroir du buffet. Elle le regardait, tandis qu'il refusait les quinze francs des bottines, ne les ayant pas, ne sachant où les prendre; elle répétait sa demande, obstinément, le forçait à répéter son refus, peu à peu exaspéré; mais, tout d'un coup, elle lui montra du doigt l'endroit du parquet où dormaient des spectres, elle lui dit qu'il y en avait là, de l'argent, et qu'elle en voulait. Il devint très pâle, il lâcha le couteau, qui retomba dans le tiroir. Un instant, elle crut qu'il allait la battre, car il s'était approché, bégayant que cet argent-là pouvait bien pourrir, qu'il se trancherait la main plutôt que de le reprendre; et il serrait les poings, il menaçait de l'assommer, si elle s'avisait, pendant son absence, de soulever la frise, pour voler seulement un centime. Jamais, jamais! c'était mort et enterré! Mais elle, d'ailleurs, avait blêmi également, défaillante à la pensée de fouiller là. La misère pouvait venir, tous deux crèveraient de faim à côté. En effet, ils n'en parlèrent plus, même les jours de grande gêne. Quand ils posaient le pied à cette place, la sensation de brûlure avait grandi, si intolérable, qu'ils finissaient par faire un détour.

Alors, d'autres disputes se produisirent, au sujet de la Croix-de-Maufras. Pourquoi ne vendaient-ils pas la maison? et ils s'accusaient mutuellement de ne rien faire de ce qu'il aurait fallu, pour hâter cette vente. Lui, violemment, refusait toujours de s'en occuper; tandis qu'elle, les rares fois où elle écrivait à Misard, n'en obtenait que des réponses vagues: aucun acquéreur ne se présentait, les fruits avaient coulé, les légumes ne poussaient pas, faute d'arrosage. Peu à peu, le grand calme où était tombé le ménage, après la crise, se troublait ainsi, semblait emporté par un recommencement terrible de fièvre. Tous les germes de malaise, l'argent caché, l'amant introduit, s'étaient développés, les séparaient maintenant, les irritaient l'un contre l'autre. Et, dans cette agitation croissante, la vie allait devenir un enfer.

D'ailleurs, comme par un contrecoup fatal, tout se gâtait de même autour des Roubaud. Une nouvelle bourrasque de commérages et de discussions soufflait dans le couloir. Philomène venait de rompre violemment avec madame Lebleu, à la suite d'une calomnie de cette dernière, qui l'accusait de lui avoir vendu une poule morte de maladie. Mais la vraie raison de rupture était dans un rapprochement de Philomène et de Séverine. Pecqueux ayant, une nuit, reconnu celle-ci au bras de Jacques, elle avait fait taire ses scrupules d'autrefois, elle s'était montrée aimable pour la maîtresse du chauffeur; et Philomène, très flattée de cette liaison avec une dame qui était la beauté et la distinction sans conteste de la gare, venait de se retourner contre la femme du caissier, cette vieille gueuse, disait-elle, capable de faire battre les montagnes. Elle lui donnait tous les torts, elle criait partout, à cette heure, que le logement sur la rue appartenait aux Roubaud, que c'était une abomination de ne pas le leur rendre. Les choses commençaient donc à tourner très mal pour madame Lebleu, d'autant plus que son acharnement à guetter mademoiselle Guichon, afin de la surprendre avec le chef de gare, menaçait aussi de lui causer des ennuis sérieux: elle ne les surprenait toujours pas, mais elle avait le tort de se laisser surprendre, elle, l'oreille tendue, collée aux portes; si bien que M. Dabadie, exaspéré d'être ainsi espionné, avait dit au sous-chef Moulin que, si Roubaud réclamait encore le logement, il était prêt à contresigner la lettre. Et Moulin, peu bavard d'habitude, ayant répété cela, on avait failli se battre de porte en porte, d'un bout du couloir à l'autre, tellement les passions s'étaient rallumées.

Au milieu de ces secousses croissantes, Séverine n'avait qu'un bon jour, le vendredi. Depuis octobre, elle avait eu la tranquille audace d'inventer un prétexte, le premier venu, une douleur au genou, qui nécessitait les soins d'un spécialiste; et, chaque vendredi, elle partait par l'express de six heures quarante du matin, que conduisait Jacques, elle passait la journée avec lui à Paris, puis revenait par l'express de six heures trente. D'abord, elle s'était crue obligée de donner à son mari des nouvelles de son genou: il allait mieux, il allait plus mal; ensuite, voyant qu'il ne l'écoutait même pas, elle avait carrément cessé de lui en parler. Et, parfois, elle le regardait, elle se demandait s'il savait. Comment ce jaloux féroce, cet homme qui avait tué, aveuglé de sang, dans une rage imbécile, en arrivait-il à lui tolérer un amant? Elle ne pouvait le croire, elle pensait simplement qu'il devenait stupide.

Dans les premiers jours de décembre, par une nuit glaciale, Séverine attendit son mari très tard. Le lendemain, un vendredi, avant l'aube, elle devait prendre l'express; et, ces soirs-là, elle faisait d'habitude une toilette soigneuse, préparait ses vêtements, pour être tout de suite habillée, au saut du lit. Enfin, elle se coucha, finit par s'endormir, vers une heure. Roubaud n'était pas rentré. Déjà deux fois, il n'avait reparu qu'au petit jour, tout à sa passion grandissante, ne pouvant plus s'arracher du café, dont une petite salle, au fond, se changeait peu à peu en un véritable tripot: on y jouait maintenant de grosses sommes, à l'écarté. Heureuse du reste de coucher seule, bercée par l'attente de sa bonne journée du lendemain, la jeune femme dormait profondément, dans la chaleur douce des couvertures.

Mais trois heures allaient sonner, lorsqu'un bruit singulier l'éveilla. D'abord, elle ne put comprendre, crut rêver, se rendormit. C'étaient des pesées sourdes, des craquements de bois, comme si l'on avait voulu forcer une porte. Un éclat, une déchirure plus violente, la mit sur son séant. Et une peur la bouleversa: quelqu'un, à coup sûr, faisait sauter la serrure du couloir. Pendant une minute, elle n'osa bouger, écoutant, les oreilles bourdonnantes. Puis, elle eut le courage de se lever, pour voir; elle marcha sans bruit, pieds nus, elle entrouvrit la porte de sa chambre doucement, saisie d'un tel froid, qu'elle en était toute pâle et amincie encore, sous sa chemise; et le spectacle qu'elle aperçut, dans la salle à manger, la cloua de surprise et d'effroi.

Par terre, Roubaud, vautré sur le ventre, soulevé sur les coudes, venait d'arracher la frise, à l'aide d'un ciseau. Une bougie, posée près de lui, l'éclairait, en projetant son ombre énorme jusqu'au plafond. Et, à cette minute, le visage penché au-dessus du trou qui creusait le parquet d'une fente noire, il regardait, les yeux élargis. Le sang violaçait ses joues, il avait sa face d'assassin. Brutalement, il plongea la main, ne trouva rien, dans le frisson qui l'agitait, dut approcher la bougie. Au fond, apparurent le porte-monnaie, les billets, la montre.

Séverine eut un cri involontaire, et Roubaud, terrifié, se retourna. Un moment, il ne la reconnut pas, crut sans doute à un spectre, en la voyant toute blanche, avec ses regards d'épouvante.

—Qu'est-ce que tu fais donc? demanda-t-elle.

Alors, comprenant, évitant de répondre, il ne lâcha qu'un grognement sourd. Il la regardait, gêné par sa présence, désireux de la renvoyer au lit. Mais pas une parole raisonnable ne lui venait, il la trouvait simplement à gifler, ainsi grelottante, toute nue.

—N'est-ce pas? continua-t-elle, tu me refuses des bottines, et tu prends l'argent pour toi, parce que tu as perdu.

Cela, du coup, l'enragea. Est-ce qu'elle allait lui gâter la vie encore, se mettre en travers de son plaisir, cette femme qu'il ne désirait plus, dont la possession n'était plus qu'une secousse désagréable? Puisqu'il s'amusait ailleurs, il n'avait aucun besoin d'elle. De nouveau, il fouilla, ne prit que le porte-monnaie, contenant les trois cents francs d'or. Et, lorsque, du talon, il eut remis la frise en place, il vint lui jeter au visage, les dents serrées:

—Tu m'embêtes, je fais ce que je veux. Est-ce que je te demande, moi, ce que tu vas faire, tout à l'heure, à Paris?

Puis, avec un furieux haussement d'épaules, il retourna au café, en laissant la bougie par terre.

Séverine la ramassa, alla se remettre au lit, glacée jusqu'au coeur; et elle la garda allumée, ne pouvant se rendormir, attendant l'heure de l'express, peu à peu brûlante, les yeux grands ouverts. C'était certain maintenant, il y avait eu une désorganisation progressive, comme une infiltration du crime, qui décomposait cet homme, et qui avait pourri tout lien, entre eux. Roubaud savait.

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