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La Bible d'Amiens

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[35]«Si peu, dit-il, que je ne crois pas qu'aucune interprétation de la religion grecque ait jamais été aussi affectueuse, aucune de la religion romaine aussi révérente que celle qui est à la base de mon enseignement.»

[36]Cf. Chateaubriand, préface de la 1re édition d'Atala: «Les Muses sont des femmes célestes qui ne défigurent point leurs traits par des grimaces; quand elles pleurent, c'est avec un secret dessein de s'embellir.»

[37]Præterita, I, chap. II.

[38]Quelle intéressante collection on ferait avec les paysages de France vus par des yeux anglais: les rivières de France de Turner; le Versailles, de Bonnington; l'Auxerre ou le Valenciennes, le Vezelay ou l'Amiens, de Walter Pater; le Fontainebleau, de Stevenson et tant d'autres!

[39]The Seven Lamps of the Architecture.


IV.--POST-SCRIPTUM

«Sous quelles formes magnifiques et tentatrices le mensonge a pu se glisser jusqu'au sein de sa sincérité intellectuelle...» Voici ce que je voulais dire: il y a une sorte d'idolâtrie que personne n'a mieux définie que Ruskin dans une page de Lectures on Art: «Ç'a été, je crois, non sans mélange de bien, sans doute, car les plus grands maux apportent quelques biens dans leur reflux, ç'a été, je crois, le rôle vraiment néfaste de l'art, d'aider à ce qui, chez les païens comme chez les chrétiens—qu'il s'agisse du mirage des mots, des couleurs ou des belles formes—doit vraiment dans le sens profond du mot s'appeler idolâtrie, c'est-à-dire le fait de servir avec le meilleur de nos cœurs et de nos esprits quelque chère ou triste image que nous nous sommes créée, pendant que nous désobéissons à l'appel présent du Maître, qui n'est pas mort, qui ne défaille pas en ce moment sous sa croix, mais nous ordonne de porter la nôtre[40].» Or, il semble bien qu'à la base même de l'œuvre de Ruskin, à la racine de son talent, on trouve précisément cette idolâtrie. Sans doute il ne l'a jamais laissé recouvrir complètement,—même pour l'embellir,—immobiliser, paralyser et finalement tuer, sa sincérité intellectuelle et morale. À chaque ligne de ses œuvres comme à tous les moments de sa vie, on sent ce besoin de sincérité qui lutte contre l'idolâtrie, qui proclame sa vanité, qui humilie la beauté devant le devoir, fût-il inesthétique. Je n'en prendrai pas d'exemples dans sa vie (qui n'est pas comme la vie d'un Racine, d'un Tolstoï, d'un Mæterlinck, esthétique d'abord et morale ensuite, mais où la morale fit valoir ses droits dès le début au sein même de l'esthétique—sans peut-être s'en libérer jamais aussi complètement que dans la vie des Maîtres que je viens de citer). Elle est assez connue, je n'ai pas besoin d'en rappeler les étapes, depuis les premiers scrupules qu'il éprouve à boire du thé en regardant des Titien jusqu'au moment où, ayant englouti dans les œuvres philanthropiques et sociales les cinq millions que lui a laissés son père, il se décide à vendre ses Turner. Mais il est un dilettantisme plus intérieur que le dilettantisme de l'action (dont il avait triomphé), et le véritable duel entre son idolâtrie et sa sincérité se jouait non pas à certaines heures de sa vie, non pas dans certaines pages de ses livres, mais à toute minute, dans ces régions profondes, secrètes, presque inconnues à nous-mêmes, où notre personnalité reçoit de l'imagination les images, de l'intelligence les idées, de la mémoire les mots, s'affirme elle-même dans le choix incessant qu'elle en fait, et joue en quelque sorte sans trêve le sort de notre vie spirituelle et morale. Dans ces régions-là, il semble bien que le péché d'idolâtrie n'ait cessé d'être commis par Ruskin. Et au moment même où il prêchait la sincérité, il y manquait lui-même, non en ce qu'il disait, mais par la manière dont il le disait. Les doctrines qu'il professait étaient des doctrines morales et non des doctrines esthétiques, et pourtant il les choisissait pour leur beauté. Et comme il ne voulait pas les présenter comme belles mais comme vraies, il était obligé de se mentir à lui-même sur la nature des raisons qui les lui faisaient adopter. De là une si incessante compromission de la conscience, que des doctrines immorales sincèrement professées auraient peut-être été moins dangereuses pour l'intégrité de l'esprit que ces doctrines morales où l'affirmation n'est pas absolument sincère, étant dictée par une préférence esthétique inavouée. Et le péché était commis d'une façon constante, dans le choix même de chaque explication donnée d'un fait, de chaque appréciation donnée sur une œuvre, dans le choix même des mots employés—et finissait par donner à l'esprit qui s'y adonnait ainsi sans cesse une attitude mensongère. Pour mettre le lecteur plus en état de juger de l'espèce de trompe-l'œil qu'est pour chacun et qu'était évidemment pour Ruskin lui-même, une page de Ruskin, je vais citer une de celles que je trouve le plus belles et où ce défaut est pourtant le plus flagrant. On verra que si la beauté y est en théorie (c'est-à-dire en apparence, le fond des idées était toujours dans un écrivain l'apparence, et la forme, la réalité) subordonnée au sentiment moral et à la vérité, en réalité la vérité et le sentiment moral y sont subordonnés au sentiment esthétique, et à un sentiment esthétique un peu faussé par ces compromissions perpétuelles. Il s'agit des Causes de la décadence de Venise[41].

«Ce n'est pas dans le caprice de la richesse, pour le plaisir des yeux et l'orgueil de la vie, que ces marbres furent taillés dans leur force transparente et que ces arches furent parées des couleurs de l'iris. Un message est dans leurs couleurs qui fut un jour écrit dans le sang; et un son dans les échos de leurs voûtes, qui un jour remplira la voûte des cieux: «Il viendra pour rendre jugement et justice.» La force de Venise lui fut donnée aussi longtemps qu'elle s'en souvint; et le jour de sa destruction arriva lorsqu'elle l'eût oublié; elle vint irrévocable, parce qu'elle n'avait pour l'oublier aucune excuse. Jamais cité n'eut une Bible plus glorieuse. Pour les nations du Nord, une rude et sombre sculpture remplissait leurs temples d'images confuses, à peine lisibles; mais pour elle, l'art et les trésors de l'Orient avaient doré chaque lettre, illuminé chaque page, jusqu'à ce que le Temple-Livre brillât au loin comme l'étoile des Mages. Dans d'autres villes, souvent les assemblées du peuple se tenaient dans des lieux éloignés de toute association religieuse, théâtre de la violence et des bouleversements; sur l'herbe du dangereux rempart, dans la poussière de la rue troublée, il y eut des actes accomplis, des conseils tenus à qui nous ne pouvons pas trouver de justification, mais à qui nous pouvons quelquefois donner notre pardon. Mais les péchés de Venise, commis dans son palais ou sur sa piazza, furent accomplis en présence de la Bible qui était à sa droite. Les murs sur lesquels le livre de la loi était écrit n'étaient séparés que par quelques pouces de marbre de ceux qui protégeaient les secrets de ses conciles ou tenaient prisonnières les victimes de son gouvernement. Et quand, dans ses dernières heures, elle rejeta toute honte et toute contrainte, et que la grande place de la cité se remplit de la folie de toute la terre, rappelons-nous que son péché fut d'autant plus grand qu'il était commis à la face de la maison de Dieu où brillaient les lettres de sa loi.

«Les saltimbanques et les masques rirent leur rire et passèrent leur chemin; et un silence les a suivis qui n'était pas sans avoir été prédit; car au milieu d'eux tous, à travers les siècles et les siècles où s'étaient entassés les vanités et les forfaits, ce dôme blanc de Saint-Marc avait prononcé ces mots dans l'oreille morte de Venise: «Sache que pour toutes ces choses Dieu t'appellera en jugement[42]

Or, si Ruskin avait été entièrement sincère avec lui-même, il n'aurait pas pensé que les crimes des Vénitiens avaient été plus inexcusables et plus sévèrement punis que ceux des autres hommes parce qu'ils possédaient une église en marbre de toutes couleurs au lieu d'une cathédrale en calcaire, parce que le palais des Doges était à côté de Saint-Marc au lieu d'être à l'autre bout de la ville, et parce que dans les églises byzantines le texte biblique au lieu d'être simplement figuré comme dans la sculpture des églises du Nord est accompagné, sur les mosaïques, de lettres qui forment une citation de l'Évangile ou des prophéties. Il n'en est pas moins vrai que ce passage des Stones of Venice est d'une grande beauté, bien qu'il soit assez difficile de se rendre compte des raisons de cette beauté. Elle nous semble reposer sur quelque chose de faux et nous avons quelque scrupule à nous y laisser aller.

Et pourtant il doit y avoir en elle quelque vérité. Il n'y a pas à proprement parler de beauté tout à fait mensongère, car le plaisir esthétique est précisément celui qui accompagne la découverte d'une vérité. À quel ordre de vérité peut correspondre le plaisir esthétique très vif que l'on prend à lire une telle page, c'est ce qu'il est assez difficile de dire. Elle est elle-même mystérieuse, pleine d'images à la fois de beauté et de religion comme cette même église de Saint-Marc où toutes les figures de l'Ancien et du Nouveau Testament apparaissent sur le fond d'une sorte d'obscurité splendide et d'éclat changeant. Je me souviens de l'avoir lue pour la première fois dans Saint-Marc même, pendant une heure d'orage et d'obscurité où les mosaïques ne brillaient plus que de leur propre et matérielle lumière et d'un or interne, terrestre et ancien auquel le soleil vénitien, qui enflamme jusqu'aux anges des campaniles, ne mêlait plus rien de lui; l'émotion que j'éprouvais à lire là cette page, parmi tous ces anges qui s'illuminaient des ténèbres environnantes, était très grande et n'était pourtant peut-être pas très pure. Comme la joie de voir les belles figures mystérieuses s'augmentait, mais s'altérait du plaisir en quelque sorte d'érudition que j'éprouvais à comprendre les textes apparus en lettres byzantines à côté de leurs fronts nimbés, de même la beauté des images de Ruskin était avivée et corrompue par l'orgueil de se référer au texte sacré. Une sorte de retour égoïste sur soi-même est inévitable dans ces joies mêlées d'érudition et d'art où le plaisir esthétique peut devenir plus aigu, mais non rester aussi pur. Et peut-être cette page des Stones of Venice était-elle belle surtout de me donner précisément ces joies mêlées que j'éprouvais dans Saint-Marc, elle qui, comme l'église byzantine, avait aussi dans la mosaïque de son style éblouissant dans l'ombre, à côté de ses images sa citation biblique inscrite auprès. N'en était-il pas d'elle, d'ailleurs, comme de ces mosaïques de Saint-Marc qui se proposaient d'enseigner et faisaient bon marché de leur beauté artistique. Aujourd'hui elles ne nous donnent plus que du plaisir. Encore le plaisir que leur didactisme donne à l'érudit est-il égoïste, et le plus désintéressé est encore celui que donne à l'artiste cette beauté méprisée, ou ignorée même, de ceux qui se proposaient seulement d'instruire le peuple et la lui donnèrent par surcroît.

Dans la dernière page de la Bible d'Amiens, vraiment sublime, le «si vous voulez vous souvenir de la promesse qui vous a été faite» est un exemple du même genre. Quand, encore dans la Bible d'Amiens, Ruskin termine le morceau sur l'Égypte en disant: «Elle fut l'éducatrice de Moïse et l'Hôtesse du Christ[43]», passe encore pour l'éducatrice de Moïse: pour éduquer il faut certaines vertus. Mais le fait d'avoir été «l'hôtesse» du Christ, s'il ajoute de la beauté à la phrase, peut-il vraiment être mis en ligne de compte dans une appréciation motivée des qualités du génie égyptien?

C'est avec mes plus chères impressions esthétiques que j'ai voulu lutter ici, tâchant de pousser jusqu'à ses dernières et plus cruelles limites la sincérité intellectuelle. Ai-je besoin d'ajouter que, si je fais, en quelque sorte dans l'absolu, cette réserve générale moins sur les œuvres de Ruskin que sur l'essence de leur inspiration et la qualité de leur beauté, il n'en est pas moins pour moi un des plus grands écrivains de tous les temps et de tous les pays. J'ai essayé de saisir en lui, comme en un «sujet» particulièrement favorable à cette observation, une infirmité essentielle à l'esprit humain, plutôt que je n'ai voulu dénoncer un défaut personnel à Ruskin. Une fois que le lecteur aura bien compris en quoi consiste cette «idolâtrie», il s'expliquera l'importance excessive que Ruskin attache dans ses études d'art à la lettre des œuvres (importance dont j'ai signalé, bien trop sommairement, une autre cause dans la préface, voir plus haut page 65) et aussi cet abus des mots «irrévérent», «insolent», et «des difficultés que nous serions insolents de résoudre, un mystère qu'on ne nous a pas demandé d'éclaircir» (Bible d'Amiens, p. 239), «que l'artiste se méfie de l'esprit de choix, c'est un esprit insolent» (Modern Painters) «l'abside pourrait presque paraître trop grande à un spectateur irrévérent» (Bible d'Amiens), etc., etc.,—et l'état d'esprit qu'ils révèlent. Je pensais à cette idolâtrie (je pensais aussi à ce plaisir qu'éprouve Ruskin à balancer ses phrases en un équilibre qui semble imposer à la pensée une ordonnance symétrique plutôt que le recevoir d'elle[44]) quand je disais: «Sous quelles formes touchantes et tentatrices le mensonge a pu malgré tout se glisser au sein de sa sincérité intellectuelle c'est ce que je n'ai pas à chercher.» Mais j'aurais dû, au contraire, le chercher et pécherais précisément par idolâtrie, si je continuais à m'abriter derrière cette formule essentiellement ruskinienne[45] de respect. Ce n'est pas que je méconnaisse les vertus du respect, il est la condition même de l'amour. Mais il ne doit jamais, là où l'amour cesse, se substituer à lui pour nous permettre de croire sans examen et d'admirer de confiance. Ruskin aurait d'ailleurs été le premier à nous approuver de ne pas accorder à ses écrits une autorité infaillible, puisqu'il la refusait même aux Écritures Saintes. «Il n'y a pas de forme de langage humain où l'erreur n'ait pu se glisser» (Bible d'Amiens, III, 49). Mais l'attitude de la «révérence» qui croit «insolent d'éclaircir un mystère» lui plaisait. Pour en finir avec l'idolâtrie et être plus certain qu'il ne reste là-dessus entre le lecteur et moi aucun malentendu, je voudrais faire comparaître ici un de nos contemporains les plus justement célèbres (aussi différent d'ailleurs de Ruskin qu'il se peut!) mais qui dans sa conversation, non dans ses livres, laisse paraître ce défaut et, poussé à un tel excès qu'il est plus facile chez lui de le reconnaître et de le montrer, sans avoir plus besoin de tant s'appliquer à le grossir. Il est quand il parle affligé—délicieusement—d'idolâtrie. Ceux qui l'ont une fois entendu trouveront bien grossière une «imitation» où rien ne subsiste de son agrément, mais sauront pourtant de qui je veux parler, qui je prends ici pour exemple, quand je leur dirai qu'il reconnaît avec admiration dans l'étoffe où se drape une tragédienne, le propre tissu qu'on voit sur la Mort dans le Jeune homme et la Mort, de Gustave Moreau, ou dans la toilette d'une de ses amies: «la robe et la coiffure mêmes que portait la princesse de Cadignan le jour où elle vit d'Arthez pour la première fois.» Et en regardant la draperie de la tragédienne ou la robe de la femme du monde, touché par la noblesse de son souvenir il s'écrie: «C'est bien beau!» non parce que l'étoffe est belle, mais parce qu'elle est l'étoffe peinte par Moreau ou décrite par Balzac et qu'ainsi elle est à jamais sacrée... aux idolâtres. Dans sa chambre vous verrez, vivants dans un vase ou peints à fresque sur le mur par des artistes de ses amis, des dielytras, parce que c'est la fleur même qu'on voit représentée à la Madeleine de Vézelay. Quant à un objet qui a appartenu à Baudelaire, à Michelet, à Hugo, il l'entoure d'un respect religieux. Je goûte trop profondément et jusqu'à l'ivresse les spirituelles improvisations où le plaisir d'un genre particulier qu'il trouve à ces vénérations conduit et inspire notre idolâtre pour vouloir le chicaner là-dessus le moins du monde.

Mais au plus vif de mon plaisir je me demande si l'incomparable causeur—et l'auditeur qui se laisse faire—ne pèchent pas également par insincérité; si parce qu'une fleur (la passiflore) porte sur elle les instruments de la passion, il est sacrilège d'en faire présent à une personne d'une autre religion, et si le fait qu'une maison ait été habitée par Balzac (s'il n'y reste d'ailleurs rien qui puisse nous renseigner sur lui) la rend plus belle. Devons-nous vraiment, autrement que pour lui faire un compliment esthétique honorer une personne parce qu'elle s'appelle Bathilde comme l'héroïne de Lucien Leuwen?

La toilette de Mme de Cadignan est une ravissante invention de Balzac parce qu'elle donne une idée de l'art de Mme de Cadignan, qu'elle nous fait connaître l'impression que celle-ci veut produire sur d'Arthez et quelques-uns de ses «secrets». Mais une fois dépouillée de l'esprit qui est en elle, elle n'est plus qu'un signe dénué de sa signification, c'est-à-dire rien; et continuer à l'adorer, jusqu'à s'extasier de la retrouver dans la vie sur un corps de femme, c'est là proprement de l'idolâtrie. C'est le péché intellectuel favori des artistes et auquel il en est bien peu qui n'aient succombé. Felix culpa! est-on tenté de dire en voyant combien il a été fécond pour eux en inventions charmantes. Mais il faut au moins qu'ils ne succombent pas sans avoir lutté. Il n'est pas dans la nature de forme particulière, si belle soit-elle, qui vaille autrement que par la part de beauté infinie qui a pu s'y incarner: pas même la fleur du pommier, pas même la fleur de l'épine rose. Mon amour pour elles est infini et les souffrances (hay fever) que me cause leur voisinage me permettent de leur donner chaque printemps des preuves de cet amour qui ne sont pas à la portée de tous. Mais même envers elles, envers elles si peu littéraires, se rapportant si peu à une tradition esthétique, qui ne sont pas «la fleur même qu'il y a dans tel tableau du Tintoret», dirait Ruskin, «ou dans tel dessin de Léonard», dirait notre contemporain (qui nous a révélé entre tant d'autres choses, dont chacun parle maintenant et que personne n'avait regardées avant lui—les dessins de l'Académie des Beaux-Arts de Venise) je me garderai toujours d'un culte exclusif qui s'attacherait en elles à autre chose qu'à la joie qu'elles nous donnent, un culte au nom de qui, par un retour égoïste sur nous-mêmes, nous en ferions «nos» fleurs, et prendrions soin de les honorer en ornant notre chambre des œuvres d'art où elles sont figurées. Non, je ne trouverai pas un tableau plus beau parce que l'artiste aura peint au premier plan une aubépine, bien que je ne connaisse rien de plus beau que l'aubépine, car je veux rester sincère et que je sais que la beauté d'un tableau ne dépend pas des choses qui y sont représentées. Je ne collectionnerai pas les images de l'aubépine. Je ne vénère pas l'aubépine, je vais la voir et la respirer. Je me suis permis cette courte incursion—qui n'a rien d'une offensive—sur le terrain de la littérature contemporaine, parce qu'il me semblait que les traits d'idolâtrie en germe chez Ruskin apparaîtraient clairement au lecteur ici où ils sont grossis et d'autant plus qu'ils y sont aussi différenciés. Je prie en tout cas notre contemporain, s'il s'est reconnu dans ce crayon bien maladroit, de penser qu'il a été fait sans malice, et qu'il m'a fallu, je l'ai dit, arriver aux dernières limites de la sincérité avec moi-même, pour faire à Ruskin ce grief et pour trouver dans mon admiration absolue pour lui, cette partie fragile. Or non seulement «un partage avec Ruskin n'a rien du tout qui déshonore», mais encore je ne pourrai jamais trouver d'éloge plus grand à faire à ce contemporain que de lui avoir adressé le même reproche qu'à Ruskin. Et si j'ai eu la discrétion de ne pas le nommer, je le regrette presque. Car, lorsqu'on est admis auprès de Ruskin, fût-ce dans l'altitude du donateur, et pour soutenir seulement son livre et aider à y lire de plus près, on n'est pas à la peine mais à l'honneur.

Je reviens à Ruskin. Cette idolâtrie et ce qu'elle mêle parfois d'un peu factice aux plaisirs littéraires les plus vifs qu'il nous donne, il me faut descendre jusqu'au fond de moi-même pour en saisir la trace, pour en étudier le caractère, tant je suis aujourd'hui «habitué» à Ruskin. Mais elle a dû me choquer souvent quand j'ai commencé à aimer ses livres, avant de fermer peu à peu les yeux à leurs défauts, comme il arrive dans tout amour. Les amours pour les créatures vivantes ont quelquefois une origine vile qu'ils épurent ensuite. Un homme fait la connaissance d'une femme parce qu'elle peut l'aider à atteindre un but étranger à elle-même. Puis une fois qu'il la connaît il l'aime pour elle-même, et lui sacrifie sans hésiter ce but qu'elle devait seulement l'aider à atteindre. À mon amour pour les livres de Ruskin se mêla ainsi à l'origine quelque chose d'intéressé, la joie du bénéfice intellectuel que j'allais en retirer. Il est certain qu'aux premières pages que je lus, sentant leur puissance et leur charme, je m'efforçai de n'y pas résister, de ne pas trop discuter avec moi-même, parce que je sentais que si un jour le charme de la pensée de Ruskin se répandait pour moi sur tout ce qu'elle avait touché, en un mot si je m'éprenais tout à fait de sa pensée, l'univers s'enrichirait de tout ce que j'ignorais jusque-là, des cathédrales gothiques, et de combien de tableaux d'Angleterre et d'Italie qui n'avaient pas encore éveillé en moi ce désir sans lequel il n'y a jamais de véritable connaissance. Car la pensée de Ruskin n'est pas comme la pensée d'un Emerson par exemple qui est contenue tout entière dans un livre, c'est-à-dire un quelque chose d'abstrait, un pur signe d'elle-même. L'objet auquel s'applique une pensée comme celle de Ruskin et dont elle est inséparable, n'est pas immatériel, il est répandu çà et là sur la surface de la terre. Il faut aller le chercher là où il se trouve, à Pise, à Florence, à Venise, à la National Gallery, à Rouen, à Amiens, dans les montagnes de la Suisse. Une telle pensée qui a un autre objet qu'elle-même, qui s'est réalisée dans l'espace, qui n'est plus la pensée infinie et libre, mais limitée et assujettie, qui s'est incarnée en des corps de marbre sculpté, de montagnes neigeuses, en des visages peints, est peut-être moins divine qu'une pensée pure. Mais elle nous embellit davantage l'univers, ou du moins certaines parties individuelles, certaines parties nommées, de l'univers, parce qu'elle y a touché, et qu'elle nous y a initiés en nous obligeant, si nous voulons la comprendre, à les aimer.

Et ce fut ainsi, en effet; l'univers reprit tout d'un coup à mes yeux un prix infini. Et mon admiration pour Ruskin donnait une telle importance aux choses qu'il m'avait fait aimer qu'elles me semblaient chargées d'une valeur plus grande même que celle de la vie. Ce fut à la lettre, et dans une circonstance où je croyais mes jours comptés, je partis pour Venise afin d'avoir pu avant de mourir, approcher, toucher, voir incarnées en des palais défaillants mais encore debout et roses, les idées de Ruskin sur l'architecture domestique au moyen âge. Quelle importance, quelle réalité peut avoir aux yeux de quelqu'un qui bientôt doit quitter la terre, une ville aussi spéciale, aussi localisée dans le temps, aussi particularisée dans l'espace que Venise et comment les théories d'architecture domestique que j'y pouvais étudier et vérifier sur des exemples vivants pouvaient-elles être de ces «vérités qui dominent la mort, empêchent de la craindre, et la font presque aimer[46]»? C'est le pouvoir du génie de nous faire aimer une beauté, que nous sentons plus réelle que nous, dans ces choses qui aux yeux des autres sont aussi particulières et aussi périssables que nous-même.

Le «Je dirai qu'ils sont beaux quand tes yeux l'auront dit» du poète, n'est pas très vrai, s'il s'agit des yeux d'une femme aimée. En un certain sens, et quelles que puissent être, même sur ce terrain de la poésie, les magnifiques revanches qu'il nous prépare, l'amour nous de poétise la nature. Pour l'amoureux, la terre n'est plus que «le tapis des beaux pieds d'enfant» de sa maîtresse, la nature n'est plus que «son temple». L'amour qui nous fait découvrir tant de vérités psychologiques profondes, nous ferme au contraire au sentiment poétique de la nature[47], parce qu'il nous met dans des dispositions égoïstes (l'amour est au degré le plus élevé dans l'échelle des égoïsmes, mais il est égoïste encore) où le sentiment poétique se produit difficilement. L'admiration pour une pensée au contraire fait surgir à chaque pas la beauté parce qu'à chaque moment elle en éveille le désir. Les personnes médiocres croient généralement que se laisser guider ainsi par les livres qu'on admire, enlève à notre faculté de juger une partie de son indépendance. «Que peut vous importer ce que sent Ruskin: Sentez par vous-même». Une telle opinion repose sur une erreur psychologique dont feront justice tous ceux qui, ayant accepté ainsi une discipline spirituelle, sentent que leur puissance de comprendre et de sentir en est infiniment accrue, et leur sens critique jamais paralysé. Nous sommes simplement alors dans un état de grâce où toutes nos facultés, notre sens critique aussi bien que les autres, sont fortifiées. Aussi cette servitude volontaire est-elle le commencement de la liberté. Il n'y a pas de meilleure manière d'arriver à prendre conscience de ce qu'on sent soi-même que d'essayer de recréer en soi ce qu'a senti un maître. Dans cet effort profond, c'est notre pensée elle-même que nous mettons, avec la sienne, au jour. Nous sommes libres dans la vie, mais en ayant des buts: il y a longtemps qu'on a percé à jour le sophisme de la liberté d'indifférence. C'est à un sophisme tout aussi naïf qu'obéissent sans le savoir les écrivains qui font à tout moment le vide dans leur esprit, croyant le débarrasser de toute influence extérieure, pour être bien sûrs de rester personnels. En réalité les seuls cas où nous disposons vraiment de toute notre puissance d'esprit sont ceux où nous ne croyons pas faire œuvre d'indépendance, où nous ne choisissons pas arbitrairement le but de notre effort. Le sujet du romancier, la vision du poète, la vérité du philosophe s'imposent à eux d'une façon presque nécessaire, extérieure pour ainsi dire à leur pensée. Et c'est en soumettant son esprit à rendre cette vision, à approcher de cette vérité que l'artiste devient vraiment lui-même.

Mais en parlant de cette passion, un peu factice au début, si profonde ensuite que j'eus pour la pensée de Ruskin, je parle à l'aide de la mémoire et d'une mémoire qui ne se rappelle que les faits, «mais du passé profond ne peut rien ressaisir». C'est seulement quand certaines périodes de notre vie sont closes à jamais, quand, même dans les heures où la puissance et la liberté nous semblent données, il nous est défendu d'en rouvrir furtivement les portes, c'est quand nous sommes incapables de nous remettre même pour un instant dans l'état où nous fûmes pendant si longtemps, c'est alors seulement que nous nous refusons à ce que de telles choses soient entièrement abolies. Nous ne pouvons plus les chanter, pour avoir méconnu le sage avertissement de Gœthe, qu'il n'y a de poésie que des choses que l'on sent encore. Mais ne pouvant réveiller les flammes du passé, nous voulons du moins recueillir sa cendre. À défaut d'une résurrection dont nous n'avons plus le pouvoir, avec la mémoire glacée que nous avons gardée de ces choses—la mémoire des faits qui nous dit: «tu étais tel» sans nous permettre de le redevenir, qui nous affirme la réalité d'un paradis perdu au lieu de nous le rendre dans un souvenir,—nous voulons du moins le décrire et en constituer la science. C'est quand Ruskin est bien loin de nous que nous traduisons ses livres et tâchons de fixer dans une image ressemblante les traits de sa pensée. Aussi ne connaîtrez-vous pas les accents de notre foi ou de notre amour, et c'est notre piété seule que vous apercevrez çà et là, froide et furtive, occupée, comme la Vierge Thébaine, à restaurer un tombeau.

MARCEL PROUST.

[40]Cette phrase de Ruskin s'applique, d'ailleurs, mieux à l'idolâtrie telle que je l'entends, si on la prend ainsi isolément, que là où elle est placée dans Lectures on Art. J'ai, du reste, donné plus loin, pages 330, 331 et 332, dans une note, le début du développement.

[41]Comment M. Barrès, élisant, dans un chapitre admirable de son dernier livre, un sénat idéal de Venise, a-t-il omis Ruskin? N'était-il pas plus digne d'y siéger que Léopold Robert ou Théophile Gautier et n'aurait-il pas été là bien à sa place, entre Byron et Barrès, entre Gœthe et Chateaubriand?

[42]Stones of Venice, I, IV, § LXXI. Dans tout le cours de ce volume les références aux Stones of Venice sont données avec les numéros (volumes, chapitres et paragraphes) de la Traveller's Édition.—Ce verset est tiré de l'Ecclésiaste (XII, 9).

[43]Chapitre III, § 27.

[44]Je n'ai pas le temps de m'expliquer aujourd'hui sur ce défaut, mais il me semble qu'à travers ma traduction, si terne qu'elle soit, le lecteur pourra percevoir comme à travers le verre grossier mais brusquement illuminé d'un aquarium, le rapt rapide mais visible que la phrase fait de la pensée, et la déperdition immédiate que la pensée en subit.

[45]Au cours de la Bible d'Amiens, le lecteur rencontrera souvent des formules analogues.

[46]Renan.

[47]Il me restait quelque inquiétude sur la parfaite justesse de cette idée, mais qui me fut bien vite ôtée par le seul mode de vérification qui existe pour nos idées, je veux dire la rencontre fortuite avec un grand esprit. Presque au moment, en effet, où je venais d'écrire ces lignes, paraissaient dans la Revue des Deux Mondes, les vers de la comtesse de Noailles que je donne ci-dessous. On verra que, sans le savoir, j'avais, pour parler comme M. Barrés à Combourg, «mis mes pas dans les pas du génie»:

«Enfants, regardez bien toutes les plaines rondes;
«La capucine avec ses abeilles autour;
«Regardez bien l'étang, les champs, avant l'amour;
«Car, après, l'on ne voit plus jamais rien du monde.
«Après l'on ne voit plus que son cœur devant soi;
«On ne voit plus qu'un peu de flamme sur la route;
«On n'entend rien, on ne sait rien, et l'on écoute
«Les pieds du triste amour qui court ou qui s'asseoit.»


«NOS PÈRES NOUS ONT DIT»

ESQUISSES DE L'HISTOIRE DE LA CHRÉTIENTÉ
POUR LES GARÇONS ET LES FILLES
QUI ONT ÉTÉ TENUS SUR SES FONTS BAPTISMAUX

PAR

JOHN RUSKIN, LL. D., D. C. L.

ÉTUDIANT HONORAIRE DE CHRIST CHURCH, À OXFORD
ET MEMBRE HONORAIRE DE «CORPUS CHRISTI COLLEGE», À OXFORD

LA BIBLE D'AMIENS

PRÉFACE

1. Le projet longtemps abandonné dont les pages suivantes sont comme un premier essai de réalisation a été repris à la requête d'une jeune gouvernante anglaise, qui me demandait d'écrire quelques études d'histoire dont ses élèves pussent recueillir quelque utilité, le fruit des documents historiques mis à leur disposition par les modernes systèmes d'éducation n'étant pour eux que peine et qu'ennui.

Ce qu'on peut dire d'autre en faveur de ce livre, si jamais cela en devient un, il devra le dire lui-même: comme préface, je ne désire pas écrire plus que ceci, d'autant que quelques récents événements de l'histoire d'Angleterre—en ce moment présents à la mémoire—appellent—si bref soit-il—un commentaire immédiat.

On me raconte que les Queen's Guards sont partis pour l'Irlande, en jouant God Save the Queen. Et étant à ma connaissance, comme je l'ai déclaré au cours de certaines lettres sur lesquelles on a, dans ces derniers temps, appelé plus qu'il n'aurait fallu l'attention publique, le plus ferme conservateur d'Angleterre[48], je suis disposé à discuter sérieusement la question de savoir si le service pour lequel on avait commandé les Queen's Guards cadre d'une manière quelconque avec ce qu'on peut appeler leur mission.

Mes propres notions de Conservateur sur le rôle des Queen's Guards, c'est qu'ils doivent protéger le trône et la vie de la Reine si l'un ou l'autre était menacé par un ennemi domestique ou étranger, mais non qu'ils aient à se substituer à la force inefficace de sa police pour l'exécution de ses lois domiciliaires.

2. Et encore moins, si les lois domiciliaires dont on les envoie assurer l'exécution en jouant Dieu sauve la Reine se trouvent par hasard être précisément contraires à la loi de ce Dieu Sauveur, et par conséquent telle que, en aucune durée de temps, aucune quantité de Reines ou d'hommes de la Reine que ce soit ne pourraient les exécuter. Ce qui est une question sur laquelle, depuis dix ans, je m'efforce d'appeler l'attention des Anglais—assez inutilement jusqu'ici; et je n'ajouterai rien à présent à tout ce que j'ai déjà dit à ce sujet. Mais il vient précisément de paraître un livre d'un officier anglais qui, s'il n'avait pas été autrement et plus activement occupé, non seulement aurait pu écrire tous mes livres sur le paysage et la peinture, mais encore est singulièrement d'accord avec moi (Dieu sait de quel petit nombre d'Anglais je puis en dire autant à à présent) sur les sujets qui regardent la sûreté de la Reine et l'honneur de la nation. De ce livre: Au loin: Nouveaux récits de voyage, différents passages seront donnés plus loin dans mes notes terminales. Aussi je me contenterai, comme fin à ma Préface, de citer les paroles mémorables que le colonel Butler lui-même cite, et qui furent prononcées au Parlement anglais par son dernier leader Conservateur, un officier anglais qui avait aussi servi avec honneur et succès[49].

3. Le duc de Wellington dit: «Vos Seigneuries savent déjà que des contingents que notre gracieuse Souveraine m'a fait l'honneur de confier à mon commandement à différentes périodes de la guerre—guerre entreprise dans le but exprès de sauvegarder les florissantes institutions et l'indépendance du pays—la moitié au moins étaient catholiques romains. My Lords, quand j'appelle vos souvenirs sur ce fait, je suis sûr que tout autre éloge est inutile. Vos Seigneuries savent bien pendant quelle longue période et dans quelles circonstances difficiles ils maintinrent l'Empire flottant au-dessus du déluge qui engloutit les trônes et détruisit les institutions de tous les autres peuples,—comment ils gardèrent vivante l'unique étincelle de liberté qui n'ait pas été éteinte en Europe.

«My Lords, c'est surtout aux catholiques irlandais que nous devons tous notre fière supériorité dans la carrière des armes, et que je suis personnellement redevable des lauriers dont il vous a plu couronner mon front. Nous devons reconnaître, My Lords, que sans le sang catholique et la valeur catholique, nous n'eussions jamais pu remporter la victoire, et que les talents militaires les plus élevés eussent été dépensés en vain.»

Que ces nobles paroles de délicate justice soient pour mes jeunes lecteurs le premier exemple de ce que toute histoire devrait être. Il leur a été dit dans les Lois de Fiesole que tout grand art est louange[50]. Il en est ainsi de toute Histoire fidèle, et de toute haute Philosophie. Car ces trois choses, Art, Histoire et Philosophie ne sont chacune qu'une partie de la Sagesse Céleste qui ne voit pas comme voit l'homme, mais avec une éternelle charité; et parce qu'elle ne se réjouit pas de l'Iniquité, à cause de cela elle se réjouit de la Vérité[51].

Car la vraie connaissance est des vertus seulement; celle des poisons et des vices, c'est Hécate qui l'enseigne, non Athéné. Et de toute sagesse, celle du politique principalement doit consister dans cette divine prudence; il n'est pas en effet toujours nécessaire aux hommes de connaître les vertus de leurs amis ou de leurs maîtres, puisque l'ami les manifestera, et le maître les appliquera. Mais malheur à la nation trop cruelle pour chérir la vertu de ses sujets et trop lâche pour reconnaître celle de ses ennemis!

[48]Cf., dans Arrows of the chase, la réponse que fait Ruskin à des étudiants et que cite M. de la Sizeranne: «Si vous aviez jamais lu dix lignes de moi, en les comprenant, vous sauriez que je ne me soucie pas plus de M. Disraeli et de M. Gladstone que de deux vieilles cornemuses, mais que je hais tout libéralisme comme je hais Beelzébuth, et que je me tiens avec Carlyle, seul désormais en Angleterre, pour Dieu et la Reine!»—(Note du Traducteur.)

[49]Cf., dans Unto this last, pour désigner le roi Salomon, «un marchand juif, ayant de gros intérêts dans le commerce avec la côte d'Or et passant pour avoir fait une des fortunes les plus considérables de son temps, réputé aussi pour sa grande sagesse pratique». (Unto this last, III, § 42.)—(Note du Traducteur.)

[50]Laws of Fesole, I, 1-6. Cf. le commentaire et la consécration dernière de ces paroles à la fin des Modern Painters:

«Toute la substance de ces paroles passionnées de ma jeunesse fut condensée plus tard en cet aphorisme donné vingt ans après dans mes conférences inaugurales d'Oxford: «Tout grand art est louange» et sur cet aphorisme, la maxime plus hardie fondée: «Bien loin que l'art soit immoral, rien n'est moral que l'art en sa plus haute puissance. La vie sans le travail est péché, le travail sans art brutalité» (j'oublie les mots, mais c'est leur sens); et maintenant, écrivant sous la paix sans nuages des neiges de Chamounix ce qui doit être vraiment les mots suprêmes de ce livre qu'inspira leur beauté et que guida leur force, je puis, d'un cœur encore plus heureux et plus calme qu'il n'a jamais été jusqu'ici, confirmer l'article essentiel de sa foi: c'est-à-dire que la connaissance de ce qui est beau conduit et est le premier pas vers la connaissance des choses qui sont dignes d'être aimées, et que les lois, la vie et la joie de la beauté dans l'univers matériel de Dieu sont des parties aussi éternelles et aussi sacrées de sa création, que dans le monde des âmes la vertu, et dans le monde des anges la louange» (Chamounix, dimanche 16 septembre 1888, Modern Painters: t. V, Epilogue, p. 390).—(Note du Traducteur.)

[51]Allusion à I Corinthiens, XIII, 6.—(Note du Traducteur.)


CHAPITRE PREMIER

AU BORD DES COURANTS D'EAU VIVE[52]

L'intelligent voyageur anglais, dans ce siècle fortuné pour lui, sait que, à mi-chemin entre Boulogne et Paris, il y a une station de chemin de fer importante[53] où son train, ralentissant son allure, le roule avec beaucoup plus que le nombre moyen des bruits et des chocs attendus à l'entrée de chaque grande gare française, afin de rappeler par des sursauts le voyageur somnolent ou distrait au sentiment de sa situation. Il se souvient aussi probablement que, à cette halte, au milieu de son voyage, il y a un buffet bien servi où il a le privilège de «dix minutes d'arrêt». Il n'est toutefois pas aussi clairement conscient que ces dix minutes d'arrêt lui sont accordées à moins de minutes de marche de la grande place d'une ville qui a été un jour la Venise de la France. En laissant de côté les îles des lagunes, la «Reine des Eaux» de la France était à peu près aussi large que Venise elle-même; et traversée non par de longs courants de marée montante et descendante[54], mais par onze beaux cours d'eau à truites (dont quatre ou cinq sont à peu près aussi larges, chacun, que notre Wandle dans le Surrey ou que la Dove d'Isaac Walton)[55], qui se réunissant de nouveau après qu'ils ont tourbillonné à travers ses rues, sont bordés comme ils descendent (non guéables excepté quand les deux Édouards les traversèrent la veille de Crécy) vers les sables de Saint-Valéry, par des bois de tremble et des bouquets de peupliers[56] dont la grâce et l'allégresse semblent jaillir de chaque magnifique avenue comme l'image de la vie de l'homme juste: «Erit tanquam lignum quod plantatum est secus decursus aquarum.»

Mais la Venise de Picardie ne dut pas seulement son nom à la beauté de ses cours d'eau, mais au fardeau qu'ils portaient. Elle fut une ouvrière, comme la princesse Adriatique, en or et en verre, en pierre, en bois, en ivoire; elle était habile comme une Égyptienne dans le tissage des fines toiles de lin, et mariait les différentes couleurs dans ses ouvrages d'aiguille avec la délicatesse des filles de Juda. Et de ceux-là, les fruits de ses mains qui la célébraient dans ses propres portes, elle envoyait aussi une part aux nations étrangères et sa renommée se répandait dans tous les pays.

«Un règlement de l'échevinage du 12 avril 1566 montre qu'on fabriquait à cette époque du velours de toutes couleurs pour meubles, des colombettes à grands et petits carreaux, des burailles croisées qu'on expédiait en Allemagne, en Espagne, en Turquie et en Barbarie[57]

Velours de toutes couleurs, colombettes irisées comme des perles (je me demande ce qu'elles pouvaient être?) et envoyées pour lutter contre les tapis bigarrés du Turc et briller sur les tours arabesques de Barbarie[58]! N'est-ce pas là une période de l'ancienne vie provinciale picarde faite pour exciter l'intérêt d'un voyageur anglais intelligent?

Pourquoi cette fontaine d'arc-en-ciel jaillissait-elle ici près de la Somme? Pourquoi une petite fille française pouvait-elle ainsi se dire la sœur de Venise et la servante de Carthage et de Tyr?

Et si elle, pourquoi aucun autre de nos villages du nord, n'a-t-il pu faire de même? Le voyageur intelligent a-t-il sur son chemin de la porte de Calais à la gare d'Amiens distingué quoi que ce fût au bord de la mer ou dans l'intérieur des terres qui paraisse particulièrement favorable à un projet artistique ou à une entreprise commerciale? Il a vu lieue par lieue se dérouler des dunes sablonneuses. Nous aussi nous avons nos sables de la Severn, de la Lune, de Solway. Il a vu des plaines de tourbe utile et non sans parfum, un article dont ne sont pas privées non plus nos industries écossaises et irlandaises. Il a vu se dresser des falaises du plus pur calcaire, mais sur la rive opposée la perfide Albion ne luit pas moins blanche au-delà du bleu. Il a vu des eaux pures sourdre du rocher neigeux, mais les nôtres sont-elles moins brillantes à Croydon, à Guildford et à Winchester? Et cependant personne n'a jamais entendu parler de trésors envoyés des sables de Solway aux Africains; ni que les architectes de Romsay eurent pu donner des leçons de couleurs aux architectes de Grenade. Qu'y a-t-il donc dans l'air ou le sol de ce pays, dans la lumière de ses étoiles ou de son soleil qui ait pu mettre cette flamme dans les yeux de la petite Amiénoise en cape blanche au point de la rendre capable de rivaliser elle-même avec Pénélope[59].

4. L'intelligent voyageur anglais n'a pas, bien entendu, de temps à perdre à aucune de ces questions. Mais, s'il a acheté son sandwich au jambon et s'il est prêt pour le: «En voiture, Messieurs!» peut-être pourra-t-il condescendre à écouter pour un instant un flâneur qui ne gaspille ni ne compte son temps et qui pourra lui indiquer ce qui vaut la peine d'être regardé tandis que le train s'éloigne lentement de la gare. Il verra d'abord, et sans aucun doute avec l'admiration respectueuse qu'un Anglais est obligé d'accorder à de tels spectacles, les hangars à charbons et les remises pour les wagons de la station elle-même, s'étendant dans leurs cendreuses et huileuses splendeurs pendant à peu près un quart de mille hors de la cité; et puis, juste au moment où le train reprend toute sa vitesse, sous une cheminée en forme de tour dont il ne peut guère voir que le sommet, mais par l'ombre épaisse de la fumée de laquelle il sera enveloppé, il pourra voir, s'il veut risquer sa tête intelligente hors de la portière et regarder en arrière, cinquante ou cinquante et une (je ne suis pas sûr de mon compte à une unité près) cheminées semblables, toutes fumant de même, toutes pourvues des mêmes ouvrages oblongs, de murs en brique brune avec d'innombrables embrasures de fenêtres noires et carrées. Mais, au milieu de ces cinquante choses élevées qui fument, il en verra une, un peu plus élevée que toutes, et plus délicate, qui ne fume pas[60]; et au milieu de ces cinquante amas de murs nus enfermant des «travaux» et sans doute des travaux profitables et honorables pour la France et pour le monde, il verra un amas de murs non pas nus mais étrangement travaillés par les mains d'hommes insensés d'il y a bien longtemps dans le but d'enfermer ou de produire non pas un travail profitable en quoi que ce soit mais un: «Là est l'œuvre de Dieu; afin que vous croyiez en Celui qu'il a envoyé[61]

5. Laissant maintenant l'intelligent voyageur aller remplir son vœu de pèlerinage à Paris—ou n'importe où un autre Dieu peut l'envoyer—je supposerai que un ou deux intelligents garçons d'Eton, ou une jeune Anglaise pensante, peuvent avoir le désir de venir tranquillement avec moi jusqu'à cet endroit d'où l'on domine la ville, et de réfléchir à ce que l'édifice inutilitaire,—dirons-nous aussi inutile?—et son minaret sans fumée peuvent peut-être signifier.

Je l'ai appelé minaret, faute d'un meilleur mot anglais. Flèche—arrow—est son nom exact; s'évanouissant dans l'air vous ne savez à quel moment par sa simple finesse. Elle ne jette pas de flamme, elle ne produit pas de mouvement, elle ne fait pas de mal, la belle flèche[62]; sans panache, sans poison et sans barbillons; sans but, dirons-nous aussi, lecteurs vieux et jeunes, de passage ou domiciliés? Elle et l'édifice d'où elle s'élève, qu'ont-ils signifié un jour? Quelle signification gardent-ils encore en eux-mêmes pour vous ou pour les habitants d'alentour qui ne lèvent jamais les yeux sur eux, quand ils passent auprès?

Si nous nous mettions d'abord à apprendre comment ils sont venus là.

6. À la naissance du Christ, tout le flanc de colline et au bas la plaine brillante de cours d'eau avec les champs jaunes de blé qui la dominent, étaient habités par une race enseignée par les Druides, de pensées et de mœurs assez farouches, mais placée sous le gouvernement de Rome et s'accoutumant graduellement à entendre les noms et dans une certaine mesure à confesser la puissance des Dieux romains. Pendant les trois cents ans qui suivirent la naissance du Christ, ils n'entendirent le nom d'aucun autre Dieu.

Trois cents ans! et ni apôtres ni héritiers de leur apostolat ne sont encore allés à travers le monde prêcher l'Évangile à toutes les créatures. Ici, sur son sol tourbeux, le peuple farouche se fiant encore à Pomone pour les pommes, à Silvanus pour les glands, à Cérès pour le pain, à Proserpine pour le repos, n'avait d'autre espérance que celle de la bénédiction de la saison par les Dieux de la moisson et ne craignait aucune colère éternelle de la Reine de la mort[63].

Mais, à la fin, trois cents années étant venues et passées, en l'an du Christ 301 vint en flanc de cette colline d'Amiens le sixième jour des ides d'octobre, le messager d'une nouvelle vie.

7. Son nom, Firminius (je suppose) en latin, est Firmin en français—c'est celui-là qu'il faut nous rappeler ici en Picardie: Firmin, pas Firminius; de même que Denis, non Dyonisius; venant de l'étendue—personne ne nous dit de quelle partie de l'étendue. Mais reçu avec une accueillante surprise par les Amiénois païens qui le virent—quarante jours—un grand nombre de jours pouvons-nous lire—prêchant agréablement et enchaînant aux vœux du baptême même des gens de la bonne société; et cela dans des proportions telles, qu'à la fin il est traduit devant le gouverneur romain, par les prêtres de Jupiter et Mercure qui l'accusent de vouloir mettre le monde sens dessus dessous. Et le dernier des quarante jours—ou du nombre indéfini de jours signifié par quarante—il a la tête tranchée, comme il sied aux martyrs de l'avoir, et le rôle de son être mortel est terminé.

La vieille, vieille histoire, dites-vous? Soit, vous la retiendrez d'autant plus aisément. Les Amiénois la retinrent avec tant de soin, que douze cents ans après, au XIIe siècle, ils jugèrent bon de sculpter et de peindre les quatre tableaux en pierre, numéro 1, 2, 3 et 4 de notre première photographie du chœur: scène Ire, Saint Firmin arrivant; scène IIe, Saint Firmin prêchant; scène IIIe, Saint Firmin baptisant; et scène IVe, Saint Firmin décapité, par un bourreau avec des jambes très rouges, et un chien qui l'accompagne du genre du chien dans Faust, duquel nous pourrons avoir à reparler tout à l'heure[64].

8. Pour continuer en attendant l'histoire de saint Firmin, telle qu'elle est connue depuis ces temps reculés, son corps fut reçu et enterré par un sénateur romain, son disciple (une sorte de Joseph d'Arimathie, vis-à-vis de saint Firmin) dans le propre jardin du sénateur. Lequel aussi éleva un petit oratoire sur son tombeau.

Le fils du sénateur romain construisit une église pour remplacer l'oratoire, dédiée à Notre-Dame des Martyrs, et en fit un siège épiscopal,—le premier de la nation française. Un endroit bien mémorable pour la nation française à coup sûr? Et méritant peut-être un petit souvenir ou monument commémoratif—croix, inscription ou quelque chose d'analogue? Ou donc supposez-vous que cette première cathédrale de la chrétienté française s'est élevée, et de quel monument a-t-elle été honorée? Elle s'élevait là où nous nous tenons en ce moment mon compagnon, qui que vous soyez, et le monument dont elle a été honorée est cette cheminée, dont le gonfalon de fumée nous couvre d'obscurité, le plus récent effort de l'art moderne à Amiens, la cheminée de Saint-Acheul.

La première cathédrale, vous remarquerez, de la nation française; plus exactement le premier germe de cathédrale pour la nation française—qui n'est pas encore là; seul ce tombeau d'un martyr est ici, cette église de Notre-Dame des Martyrs, restant sur le flanc de la colline jusqu'à ce que le pouvoir des Romains disparaisse.

La cité et l'autel tombent avec lui, foulés aux pieds par des tribus sauvages; le tombeau est oublié—quand, à la fin, les Francs du nord couvrant de leur dernier flot ces dunes de la Somme s'est arrêté ici et ici l'étendard franc est planté, et le royaume français fondé.

9. Ici leur première capitale, ici les premiers pas[65] des Francs en France! Réfléchissez à cela. Dans tout le sud il y a des Gaulois, des Burgondes, des Bretons, des nations de cœur plus triste, d'esprit plus morose. Passé leur frontière, leur limite extrême, voici enfin les Francs, source de toute Franchise pour notre Europe. Vous avez entendu le mot en Angleterre, avant ce jour, mais de mot anglais, il n'y en a pas pour signifier cela. L'honnêteté nous l'avons, et elle nous vient de nous-mêmes, mais la Franchise nous devons l'apprendre de ceux-ci; bien plus, toutes nos nations de l'ouest seront dans quelques siècles connues sous le nom de Franks. Franks du Paris qui doit exister, en un temps à venir, mais le Français de Paris est, en l'an de grâce 500, une langue aussi inconnue à Paris qu'à Stratford-att-ye-Bowe. Le Français d'Amiens est la forme royale et le parler de cour du langage chrétien, Paris étant encore dans la boue lutécienne pour devenir un jour un champ de toits peut-être, en temps voulu. Ici près de la Somme qui doucement brille, règnent Clovis et sa Clotilde.

Et auprès du tombeau de saint Firmin parle maintenant un autre doux évangéliste et la première prière du roi franc au roi des rois, il la lui adresse seulement comme au «Dieu de Clotilde».

10. Je suis obligé de faire appel à la patience du lecteur pour une date ou deux et pour quelques faits arides—deux—trois—ou plus.

Clodion, le chef des premiers Francs qui passèrent définitivement le Rhin, fraya son chemin à travers les cohortes irrégulières de Rome, jusqu'à Amiens dont il s'empara en 445[66].

Deux ans après, à sa mort, le trône à peine affermi tombe—peut-être inévitablement—aux mains du tuteur de ses enfants, Mérovée dont la dynastie commence à la défaite d'Attila à Châlons.

Il mourut en 457. Son fils Childéric s'adonnant à l'amour des femmes, et méprisé par les soldats francs, est exilé, les Francs aimant mieux vivre sous la loi de Rome que sous un chef à eux, s'il est indigne. Il reçoit asile à la cour du roi de Thuringe et y séjourne. Son principal officier à Amiens, à son départ, rompt un anneau en deux, et, lui en donnant la moitié, lui dit de revenir lorsqu'il en recevra l'autre moitié. Et, après un grand nombre de jours, la moitié de l'anneau rompu lui est renvoyée; il revient et les Francs l'acceptent pour roi.

La reine de Thuringe le suit (je ne puis trouver si son mari mourut avant—et encore moins, s'il mourut, de quelle mort), et s'offre à lui comme épouse.

«J'ai connu ton utilité, et que tu es très puissant, et je suis venue vivre avec toi. Si j'eusse connu au-delà de la mer quelqu'un de plus utile que toi j'aurais cherché à vivre avec lui.»

Il la prit pour femme et leur fils est Clovis.

11. Une histoire surprenante; jusqu'où est-elle littéralement vraie n'est pour nous d'aucun intérêt; le mythe et sa portée réelle nous découvrent la nature du royaume français et prophétisent sa future destinée. Valeur personnelle, beauté personnelle, fidélité aux rois, amour des femmes, dédain du mariage sans amour, notez que toutes ces choses y étaient tenues pour essentielles, et que dans leur corruption sera la fin du Franc comme dans leur force était sa gloire première.

La valeur personnelle est estimée. L'Utilitas, clef de voûte de tout. La naissance rien, à moins qu'elle n'apporte avec elle la valeur; la loi de primogéniture inconnue; et la décence de la conduite apparemment aussi (mais rappelez-vous que nous sommes tous encore païens).

12. Dégageons en tout cas nos dates et notre géographie du grand «nulle part» de la mémoire confuse, et groupons-les bien avant d'aller plus loin.

457. Mérovée meurt. L'utile Childéric, en comptant son exil et son règne à Amiens, est roi en tout vingt-quatre ans, de 457 à 481, et pendant son règne Odoacre met fin à l'empire romain en Italie (476).

481. Clovis n'a que quinze ans quand il succède à son père, comme roi des Francs à Amiens. À ce moment un débris de la puissance romaine persiste isolé dans la France centrale, pendant que quatre nations fortes et en partie sauvages forment une croix autour de ce centre mourant; les Francs au nord, les Bretons à l'ouest, les Burgondes à l'est, les Wisigoths, les plus puissants de tous et les plus affinés, de la Loire à la mer.

Tracez vous-même d'abord une carte de France de la dimension qui vous conviendra comme dans la planche I[67] (fig. 1), en indiquant seulement le court des cinq fleuves, Somme, Seine, Loire, Saône et Rhône; puis, sommairement, vous voyez qu'elle était divisée à cette époque comme cela est indiqué sur la figure 2: la partie fleur-de-lysée figurant les Francs, le signe[68] les Bretons,[69] les Burgondes,[70] les Wisigoths. Je ne sais pas exactement jusqu'où ceux-ci entrés en Provence par le Rhône y pénétrèrent; mais je crois que le mieux est d'indiquer la Provence comme semée de roses.

13. Maintenant sous Clovis les Francs livrèrent trois grandes batailles. La première contre les Romains, près de Soissons, qu'ils gagnent, et ils deviennent maîtres de la France jusqu'à la Loire. Copiez la carte rudimentaire (fig. 2) et mettez la fleur de lis sur tout le milieu, couvrant les Romains (fig. 3). Cette bataille fut gagnée par Clovis, je crois, avant qu'il n'épousât Clotilde. Il gagne par elle sa princesse; cependant, ne peut pas obtenir son joli vase pour lui en faire présent. Retenez bien cette histoire, ainsi que la bataille de Soissons, comme donnant le centre de la France aux Français et mettant fin ici pour toujours à la domination romaine. Deuxièmement, après qu'il a épousé Clotilde, les farouches Germains venus du nord l'attaquent, lui, et il a à défendre sa vie et son trône à Tolbiac. Ceci est la bataille dans laquelle il invoque le Dieu de Clotilde et est délivré des Germains grâce à son appui. Sur quoi il est couronné à Reims par saint Rémi. Et maintenant dans la puissance nouvelle de son christianisme, de sa double victoire sur Rome et la Germanie, et son amour pour sa reine, et son ambition pour son peuple, il regarde souvent vers ce vaste royaume des Wisigoths situé entre la Loire et les montagnes neigeuses. Est-ce que le Christ et les Francs ne seront pas plus forts que de vilains Wisigoths, «qui sont encore en plus Ariens»? Tous les Francs partagent avec lui cette opinion. Alors il marche contre les Wisigoths, les rencontre eux et leur Alaric à Poitiers, achève leur Alaric et leur arianisme et emmène ses fidèles Francs vers le Pic du Midi.

14. Et maintenant il vous faut dessiner de nouveau la carte de France et mettre la fleur de lis sur toute sa masse centrale, de Calais aux Pyrénées. Seules restent encore en dehors la Bretagne à l'ouest, la Burgondie à l'est et la rose blanche de Provence au-delà du Rhône. Et maintenant le pauvre petit Amiens est devenu une simple ville frontière comme notre Durham, et la Somme un cours d'eau frontière comme notre Tyne. La Loire et la Seine sont maintenant les deux grands fleuves français, et les hommes auront l'idée de bâtir des villes sur leur cours, tandis que les plaines, bien arrosées, donnant non de la tourbe, mais de riches pâturages, pourront se reposer sous la protection des châteaux mutins des rochers et des tours fortifiées des îles. Mais examinons d'un peu plus près ce que le changement des signes sur notre carte peut signifier: cinq fleurs de lis au lieu des barres horizontales.

Ils ne signifient certainement pas que tous les Goths sont partis, et qu'il n'y a plus personne en France que les Francs? Les Francs n'ont pas massacré les hommes, femmes, et enfants Wisigoths, de la Loire à la Garonne. Bien plus, là où leur propre trône est encore assis près de la Somme, le peuple né sur la tourbe qu'ils ont trouvé là y vit encore, quoique assujetti. Francs, Goths, ou Romains peuvent flotter çà et là par troupes, envahisseurs ou fuyards; mais immuable à travers toutes les tourmentes de la guerre, le peuple rural dont ils pillent les cabanes, dont ils ravagent les fermes, et sur les arts duquel ils règnent, doit encore diligemment et silencieusement, et sans avoir le temps de se plaindre, labourer, semer, nourrir les troupeaux.

Sinon, comment Francs ou Huns, Wisigoths ou Romains pourraient-ils vivre là un mois, ou combattre un jour?

15. Quels que soient le nom ou les mœurs des maîtres, au fond, la population laborieuse reste forcément la même; et le chevrier des Pyrénées, le vigneron de la Garonne, la laitière de Picardie, quelques maîtres que vous leur donniez, demeureront toujours sur leur sol, fleurissants comme les arbres du champ, endurants comme les rochers du désert. Et ceux-ci, la trame et la substance première de la nation, sont divisés non par dynasties, mais par climats, et sont forts ici et impuissants là, de par des privilèges que la tyrannie d'aucun envahisseur ne peut abolir et des défauts que la prédication d'aucun ermite ne peut corriger. Aussi laissons maintenant, si vous le voulez, pour une minute ou deux, notre histoire et lisons les leçons de la terre immuable et du ciel.

16. Dans l'ancien temps, quand on allait en poste de Calais à Paris, il y avait environ une demi-heure de trot sur terrain plat de la porte de Calais à la longue colline calcaire qu'il fallait gravir avant d'arriver au village de Marquise, où était le premier relai.

Cette colline de chaux, est à vrai dire la façade de la France; le dernier morceau de plaine qui est au nord est, l'extrémité des Flandres; au sud, s'étend maintenant une région de chaux et de belle pierre calcaire à bâtir; si vous ouvrez bien les yeux, vous pouvez en voir une grande carrière à l'ouest du chemin de fer, à mi-chemin entre Calais et Boulogne, là où fut jadis une rocheuse petite vallée bénie, et qui s'ouvrait sur des pelouses veloutées; cette région calcaire, élevée mais jamais montagneuse, s'étend autour du bassin calcaire de Paris, vers Caen d'un côté et Nancy de l'autre et au sud jusqu'à Bourges et le Limousin. Ce pays de pierre à chaux avec son air frais et vif, labourable en tous les points de sa surface et tout en carrières sous les prairies bien arrosées, est le vrai pays des Français. Ici seulement leurs arts ont trouvé leur développement original. Plus loin, au sud, ce sont des Gascons ou Limousins, ou Auvergnats, ou autre chose d'analogue. À l'ouest, des Bretons, d'une pâleur de granit, à l'est des Burgondes pareils aux ours des Alpes, ici seulement sur la chaux et le marbre aux beaux grains entre, disons Amiens et Chartres d'un côté, Caen et Reims de l'autre, vous avez la vraie France.

17. De laquelle avant que nous poursuivions l'histoire de sa vraie vie, je dois demander au lecteur d'examiner un peu avec moi, comment l'histoire, ou ce qu'on appelle ainsi, a été écrite la plupart du temps et en quels détails on la fait ordinairement consister.

Supposons que l'histoire du roi Lear fût une histoire vraie; et qu'un historien moderne en donnât un résumé dans un manuel scolaire destiné à renfermer tous les faits essentiels de l'histoire d'Angleterre qui peuvent être utiles à la jeunesse anglaise au point de vue des concours. L'histoire serait racontée à peu près de cette manière:

«Le règne du dernier roi de la soixante-dix-neuvième dynastie se termina par une série d'événements dont il est pénible de salir les pages de l'histoire. Le faible vieillard désirait partager son royaume en douaires pour ses trois filles; mais comme il leur proposait cet arrangement, voyant que la plus jeune l'accueillait avec froideur et réserve, il la chassa de sa cour et partagea son royaume entre les deux aînées.

«La plus jeune trouva asile à la cour de France où, à la fin, le prince royal l'épousa. Mais les deux aînées étant arrivées au pouvoir suprême traitèrent leur père d'abord avec irrespect, et bientôt avec mépris. Se voyant à la fin refuser le soutien nécessaire à ses déclinantes années, le vieux roi, dans un transport de douleur, quitta son palais avec, raconte-t-on, son fou de cour comme seul serviteur, et, en proie à une sorte de folie, il erra demi-nu, par les tempêtes de l'hiver, dans les bois de la Bretagne.

18. «À la nouvelle de ces événements, sa plus jeune fille rassembla en hâte une armée et envahit le territoire de ses sœurs ingrates, dans l'intention de rétablir son père sur son trône; mais, rencontrant une force bien disciplinée sous le commandement de l'amant de sa sœur aînée, Edmond, fils bâtard du comte de Glocester, elle fut elle-même vaincue, jetée en prison et bientôt après étranglée par les ordres de sa sœur adultère. Le vieux roi mourut en recevant la nouvelle de sa mort; et ceux qui participèrent à ces crimes reçurent bientôt après leur récompense; car les deux méchantes reines se disputant l'amour du bâtard, celle qu'il regardait avec le moins de faveur empoisonna l'autre et après se tua. Edmond reçut ensuite la mort de la main de son frère, le fils légitime de Glocester, sous l'autorité duquel, ainsi que celle du comte de Kent, le royaume demeura pendant plusieurs années.»

Imaginez cet exposé succinctement gracieux de ce que les historiens considèrent être les faits, orné de gravures sur bois aux dures oppositions de blanc et de noir qui représenteraient le moment où on arrache les yeux à Glocester, le délire de Lear, la strangulation de Cordelia et le suicide de Goneril, et vous avez le type de l'histoire populaire du XIXe siècle, qui, vous pouvez vous en apercevoir après un peu de réflexion, est une lecture aussi profitable aux jeunes personnes (en ce qui concerne la teinte générale et la pureté de leurs pensées) que le serait la statistique de New Gate, avec cette circonstance infiniment aggravante que, tandis que le tableau des crimes de la prison enseignerait à une jeunesse réfléchie les dangers d'une vie basse et des mauvaises fréquentations, le tableau des crimes royaux détruit son respect pour toute espèce de gouvernement et sa foi dans les décrets de la Providence elle-même.

19. Des livres ayant de plus hautes prétentions, écrits par des banquiers, des membres du Parlement ou des clergymens orthodoxes ne manquent pas non plus; ils montrent que le progrès de la civilisation consiste dans la victoire de l'usure sur le préjugé ecclésiastique ou dans l'extension des privilèges parlementaires à quelque bourg de Puddlecombe, ou dans l'extinction des ténébreuses superstitions de la Papauté en la glorieuse lumière de la Réforme. Finalement vous avez un résumé d'histoire philosophique qui vous prouve qu'il n'y a aucune apparence que jamais, en quoi que ce soit, la Providence ait gouverné les affaires humaines; que toutes les actions vertueuses ont des motifs égoïstes; et qu'un égoïsme scientifique avec des communications télégraphiques appropriées et une connaissance parfaite de toutes les espèces de bactéries, assureront d'une manière complète le futur bien-être des classes supérieures de la société et la résignation respectueuse des classes inférieures.

En attendant, les deux influences laissées de côté, la Providence du ciel et la vertu des hommes ont gouverné et gouvernent le monde, et non de façon invisible: et elles sont les seules puissances au sujet de qui l'histoire ait jamais à nous apprendre quelque vérité profitable. Cachée sous toute douleur, il y a la force de la vertu; au-dessus de toutes les ruines, la charité réparatrice de Dieu. Ce sont-elles seules que nous avons à considérer; en elles seules nous pouvons comprendre le passé et prédire l'avenir, la destinée des siècles.

20. Je reviens à l'histoire de Clovis, roi maintenant de toute la France centrale. Fixez l'année 500 dans vos esprits comme la date approximative de son baptême à Reims et du sermon que lui fait saint Rémi lui parlant des souffrances et de la passion du Christ jusqu'à ce que Clovis s'élance de son trône, saisissant sa lance et s'écriant: «Si j'avais été là avec mes braves Francs j'aurais vengé ses injures.»

«Il y a peu de doute», poursuit l'historien cockney, que la conversion de Clovis fût affaire de politique autant que de foi. Mais l'historien cockney ferait mieux de limiter ses remarques sur les caractères et les croyances des hommes à ceux des curés qui sont récemment entrés dans les ordres dans son voisinage fashionable ou des évêques qui ont prêché, ces derniers temps, à la population de ses faubourgs manufacturiers. Les rois francs étaient pétris d'une autre argile.

21. Le christianisme de Clovis ne produit, en effet, aucun fruit du genre de ceux qu'on remarque chez un moderne converti. Nous n'apprenons pas qu'il se soit repenti du moindre de ses péchés ni qu'il ait résolu de mener une vie en quoi que ce soit nouvelle. Il n'a pas été pénétré de la doctrine du péché à la bataille de Tolbiac; ni en invoquant le secours du Dieu de Clotilde, il n'a senti naître en lui ni manifesté l'intention la plus lointaine de changer son caractère ou d'abandonner ses projets. Ce qu'il était avant qu'il crût au Dieu de sa reine, il le resta, avec beaucoup plus de force seulement, dans sa confiance nouvelle en l'appui surnaturel de ce Dieu auparavant inconnu. Sa gratitude naturelle envers la Puissance Libératrice et l'orgueil d'en être protégé, ajoutèrent seulement de la violence à ses habitudes de soldat, et accrurent sa haine politique de toute la force de l'indignation religieuse. Les démons n'ont jamais tendu de piège plus dangereux à la fragilité humaine que la croyance que nos ennemis sont aussi les ennemis de Dieu; et je conçois parfaitement que la conduite de Clovis ait pu être plus dénuée de scrupules précisément dans la mesure où sa foi était plus sincère.

Si Clovis ou Clotilde avaient pleinement compris les préceptes de leur maître, l'histoire à venir de la France et de l'Europe aurait été autre qu'elle n'est. Ce qu'ils étaient capables de comprendre ou en tous cas ce qui leur fut enseigné, vous verrez qu'ils y obéirent, et qu'ils furent bénis en y obéissant. Mais leur histoire est compliquée de celle de plusieurs autres personnages relativement auxquels nous devons noter maintenant quelques détails trop oubliés.

22. Si au pied de l'abside de la cathédrale d'Amiens, nous prenons la rue qui conduit exactement au sud, après avoir laissé la route du chemin de fer à gauche, elle nous amène au bas d'une côte qui monte graduellement—à peu près la longueur d'un demi-mille; c'est une promenade assez agréable et douce, qui se termine au niveau du terrain le plus élevé qu'il y ait près d'Amiens; d'où, regardant en arrière, nous voyons au-dessous de nous la cathédrale entière, excepté la flèche, le sommet que nous avons atteint étant de niveau avec le faîte de la cathédrale; et, au sud, la plaine de France.

C'est à peu près à cet endroit, ou sur le chemin qui va de là à Saint-Acheul, que se trouvait l'ancienne porte romaine des Jumeaux où l'on voyait Romulus et Rémus nourris par la louve; et par laquelle sortit d'Amiens à cheval, un jour de dur hiver, cent soixante-dix ans avant que Clovis fût baptisé, un soldat romain enveloppé dans son manteau de cavalier[71], sur la chaussée qui faisait partie de la grande route romaine de Lyon à Boulogne.

23. Et cela vaut bien aussi que, quelque jour glacé d'automne ou d'hiver, quand le vent d'est est fort, vous restiez quelques moments à cette place à sentir son souffle, en vous rappelant ce qui s'est passé là, mémorable pour tous les hommes, et profitable, dans cet hiver de l'année 332, pendant que les gens mouraient de froid dans les rues d'Amiens; notamment ceci: que le cavalier romain, à peine sorti de la porte de la ville, rencontra un mendiant nu, tremblant de froid; et que, ne voyant pas d'autre moyen de l'abriter, il tira son épée, partagea son manteau en deux, et lui en donna une moitié.

Pas un don ruineux, ni même d'une générosité enthousiaste: la coupe d'eau fraîche de Sidney exigeait plus d'abnégation; et je suis bien certain que plus d'un enfant chrétien de nos jours, lui-même bien réchauffé et habillé, rencontrant un homme nu et gelé, serait prêt à retirer son manteau de ses épaules et à le donner tout entier au nécessiteux si sa nourrice mieux avisée, ou sa maman, le lui laissaient faire. Mais le soldat romain n'était pas un chrétien et accomplissait sa charité sereine en toute simplicité, et pourtant avec prudence.

Quoi qu'il en soit, cette même nuit il contempla dans un rêve le Seigneur Jésus, qui était devant lui, au milieu des anges, ayant sur ses épaules la moitié du manteau dont il avait fait don au mendiant.

Et Jésus dit aux anges qui étaient autour de lui: «Savez-vous qui m'a ainsi velu? Mon serviteur Martin, quoique non baptisé encore, a fait cela.» Et Martin, après cette vision, s'empressa de recevoir le baptême, étant alors dans sa vingt-deuxième année[72]. Que ces choses se soient jamais passées ainsi, ou jusqu'à quel point elles se sont passées ainsi, lecteur crédule ou incrédule, n'est ni votre affaire, ni la mienne. Mais de ces choses, ce qui est et sera éternellement ainsi—notamment la vérité infaillible de la leçon ici enseignée, et les conséquences actuelles de la vie de saint Martin sur l'esprit de la chrétienté—est, très absolument, l'affaire de tout être raisonnable dans un royaume chrétien quelconque.

24. Vous devez d'abord comprendre avant tout que le caractère propre de saint Martin est une charité sereine et douce envers toutes les créatures. Il n'est pas un saint qui prêche—encore moins qui persécute, pas même un saint inquiet. De ses prières, nous entendons peu,—de ses vœux, rien. Ce qu'il fait toujours, c'est seulement la chose juste au moment juste; la rectitude et la bonté ne faisant qu'un dans son âme: un saint extrêmement exemplaire, à mon avis.

Converti, baptisé, et conscient d'avoir vu le Christ, il ne tourmente pas ses officiers pour cela, ne cherche pas à faire de prosélytes dans sa cohorte. «C'est l'affaire du Christ, assurément!—S'il a besoin d'eux, il peut leur apparaître comme il m'est apparu» paraît être son sentiment dans les jours qui suivent son baptême. Il reste soixant-dix ans dans l'armée, toujours aussi calme. Au bout de ce temps, pensant qu'il pourrait être bien de prendre d'autres fonctions, il demande à l'empereur Julien d'accepter sa démission. Celui-ci, l'ayant accusé de pusillanimité, Martin lui offre de conduire sa cohorte au combat, sans armes et portant seulement le signe de la croix. Julien le prend au mot, le garde jusqu'à ce que l'époque du combat approche, mais la veille du jour où il compte le mettre ainsi à l'épreuve, l'ennemi envoie une ambassade avec des offres de soumission et de paix.

25. On n'insiste pas souvent sur cette histoire; jusqu'où elle est littéralement vraie, remarquez-le de nouveau, ne nous importe pas le moins du monde; ici la leçon est donnée pour toujours de la manière dont un soldat chrétien devrait rencontrer ses ennemis. Leçon grâce à laquelle, si le Mr Greatheart[73] de John Bunyan l'avait comprise, les portes célestes se seraient ouvertes de nos jours à plus d'un pèlerin qui n'a pas su se frayer un chemin jusqu'à elles avec l'épée de violence.

Mais l'histoire est vraie en quelque façon pratiquement et effectivement; car, après un certain temps, sans aucun discours, ni anathème, ni agitation d'aucune sorte, nous trouvons le chevalier romain fait évêque de Tours et devenant une influence de bien sans mélange pour toute l'humanité, alors et dans la suite. Et de fait l'histoire de son manteau de chevalier se répète pour sa robe d'évêque, et il ne faut pas la rejeter parce qu'il est probable que c'est une invention car il est tout aussi probable que ce fut une action.

26. Allant dans ses plus beaux habits dire les prières à l'église, avec un de ses diacres, il rencontra sur la route un malheureux sans vêtements, et ordonna à son diacre de lui donner une cotte ou tunique quelconque.

Le diacre objectant qu'il n'avait sous la main aucun habillement profane, saint Martin, avec sa sérénité accoutumée, enlève son étole épiscopale ou telle autre majestueuse et flottante parure que cela pouvait être, la jette sur les épaules nues du mendiant, et, continuant son chemin, va accomplir le service divin, incorrect, en gilet ou tel vêtement de dessous du moyen âge qui lui restait.

Mais, comme il était debout devant l'autel, un globe de lumière parut au-dessus de sa tête, et quand il éleva ses bras nus avec l'Hostie on vit autour de lui les anges qui tenaient au-dessus de sa tête des chaînes d'or et des joyaux qui n'avaient rien de terrestre.

27. Ce n'est pas croyable pour vous, ni dans la nature des choses, sage lecteur, et trop évidemment ce n'est qu'une glose que l'extravagance monastique donne du récit primitif.

Soit. Toutefois cette création de l'extravagance monastique comprise par le cœur eût été le châtiment et le frein de toute forme de l'orgueil et de la sensualité de l'Église qui, de nos jours, a littéralement abaissé le service de Dieu et de ses pauvres au service du clergyman et de ses riches; et fait de ce qu'était jadis pour l'esprit découragé la parure de la louange, les paillettes des paillasses dans une mascarade ecclésiastique.

28. Mais encore une légende, et nous en aurons assez pour voir les racines de l'influence étrange et universelle de ce saint sur la chrétienté.

«Ce qui distingue particulièrement saint Martin fut la sérénité douce, sérieuse et inaltérable; personne ne l'avait jamais vu ni en colère, ni triste, ni gai, il n'y avait rien dans son cœur que la piété envers Dieu et la pitié envers les hommes. Le diable qui était particulièrement jaloux de ses vertus détestait par-dessus tout son extrême charité, parce qu'elle était le plus nuisible à sa propre puissance et, un jour, il lui reprocha ironiquement de si vite accueillir favorablement les pécheurs et les repentis. Mais saint Martin lui répondit tristement: «Oh! malheureux que tu es! si toi aussi tu pouvais cesser de poursuivre et de séduire de misérables créatures, si, toi aussi, tu pouvais te repentir, tu obtiendrais de Jésus-Christ ta grâce et ton pardon[74]

29. Dans cette douceur était sa force; et l'on ne peut mieux en apprécier l'efficacité pratique qu'en comparant la portée de son œuvre à celle de l'œuvre de saint Firmin.

L'impatient missionnaire tapage et crie comme un énergumène dans les rues d'Amiens, insulte, exhorte, persuade, baptise, met tout, comme nous l'avons dit, sens dessus dessous pendant quarante jours: après quoi il a la tête tranchée, et son nom n'est plus jamais prononcé hors d'Amiens.

Saint Martin ne contrarie personne, ne dépense pas un souffle en une exhortation désagréable, comprend par la première leçon du Christ à lui-même que des gens non baptisés peuvent être aussi bons que des baptisés si leurs cœurs sont purs; il aide, pardonne, console (sociable jusqu'à partager la coupe de l'amitié) avec autant d'empressement le manant que le roi; il est le patron d'une honnête boisson[75], l'odeur de la farce de votre oie de la Saint-Martin est agréable à ses narines et sacrés sont pour lui les rayons de l'été qui s'en va. Et, de façon ou d'autre, près et loin, les idoles chancellent devant lui, les dieux païens s'évanouissent, son Christ devient le Christ de tous les hommes, son nom est invoqué au pied d'innombrables nouveaux autels dans tous les pays, sur les hauteurs des collines romaines comme au fond des champs anglais. Saint Augustin baptisa les premiers Anglais qu'il convertit dans l'église de Saint-Martin à Cantorbéry; et à Londres la station de Charing Cross elle-même n'a pas entièrement effacé des esprits sa mémoire ou son nom.

30. L'histoire de la Robe épiscopale est la dernière histoire relative à saint Martin dont je me risquerai à vous dire qu'il est plus sage de la tenir pour littéralement vraie que pour un simple mythe; bien qu'elle reste assurément un mythe de la valeur et de la beauté la plus grande; enfin j'ai encore à vous conter une histoire, cette fois-ci vraiment la dernière et où je reconnais que vous serez plus sage de voir une fable que l'exacte expression de la vérité, bien que quelque grain de vérité soit sans nul doute à sa base. Ce grain de vérité, de ceux qui, jetés sur un bon terrain, se multiplient au centuple en poussant, ce doit être quelque trait tangible et inoubliable de la façon dont saint Martin se comportait dans la haute société; quant au mythe, sa valeur et sa signification sont de tous les temps.

Saint Martin donc, comme le veut le récit, était un jour à dîner à la première table du globe terrestre—à savoir, chez l'empereur et l'impératrice de Germanie! Vous n'avez pas besoin de chercher quel empereur, ou laquelle des femmes de l'empereur! L'empereur de Germanie est dans tous les anciens mythes l'expression du plus haut pouvoir sacré dans l'État, comme le pape est le plus haut pouvoir sacré dans l'Église. Saint Martin était donc à dîner, comme nous l'avons dit, avec naturellement l'empereur assis à côté de lui à gauche, l'impératrice à droite; tout se passait dans les règles. Saint Martin prenant grand plaisir au dîner, et se rendant agréable à la compagnie, pas le moins du monde une sorte de saint à la saint Jean-Baptiste. Vous savez aussi que dans les fêtes royales de ce temps, des gens d'un rang social très inférieur avaient accès dans la salle à manger: ils arrivaient derrière les chaises des invités, voyaient et entendaient ce qui se passait et, pendant ce temps-là, sans être importuns ils ramassaient les miettes et léchaient les plats.

Quand le dîner fut un peu avancé, et que vint le moment de servir les vins, l'empereur remplit sa coupe, remplit celle de l'impératrice, remplit celle de saint Martin, choque affectueusement son verre contre celui de saint Martin. L'impératrice, également aimable et encore plus sincèrement croyante, regarde à travers la table, humblement, mais aussi royalement, s'attendant, naturellement, à ce que saint Martin approche de suite son verre du sien pour le toucher. Saint Martin regarde d'abord autour de lui d'un air de réflexion, s'aperçoit qu'il a à côté de sa chaise un pauvre mendiant déguenillé, ayant l'air altéré, qui a réussi à se faire remplir sa coupe d'une manière ou d'une autre, par un laquais charitable.

Saint Martin tourne le dos à l'impératrice et trinque avec lui!

31. Pour laquelle charité—mythique si vous voulez, mais éternellement exemplaire—il reste, comme nous l'avons dit, le patron des buveurs bons chrétiens à cette heure.

Comme les années passaient sur lui, il paraît avoir senti qu'il avait porté le poids de la crosse assez longtemps, que l'active Tours avait besoin maintenant d'un évêque plus actif, que pour lui-même il pourrait dorénavant prendre innocemment son plaisir et son repos là où la vigne poussait et l'alouette chantait. Pour palais épiscopal il prend une petite excavation dans les rochers calcaires du bassin supérieur du fleuve, organise toutes choses pour le lit et la table, à peu de frais. Nuit par nuit, pour lui le ruisseau murmure, jour par jour, les feuilles de la vigne lui donnent leur ombre; et le soleil, son héraut, trouant l'horizon chaque jour rapproché, descend pour lui dans l'eau qu'il empourpre—là, où maintenant, la paysanne trotte vers la maison entre ses paniers, où la scie est arrêtée dans le bois à demi fendu, et où le clocher du village s'élève gris contre la lumière la plus éloignée dans le Bord de la Loire de Turner[76].

32. Toutes choses que je ne vous ai pas racontées, à présent, bien qu'elles ne soient pas par elles-mêmes sans profit, sans avoir pour cela une raison spéciale, qui était de vous rendre capables de comprendre la signification d'un fait qui marqua le début de la marche de Clovis dans le sud contre les Wisigoths.

Ayant passé la Loire à Tours, il traversa les domaines de l'abbaye de Saint-Martin qu'il déclara inviolables, et refusa à ses soldats l'autorisation de toucher à rien, excepté à l'eau et à l'herbe pour leurs chevaux. Ses ordres furent si sévères et si inflexible la rigueur avec laquelle il exigea qu'ils fussent obéis, qu'un soldat franc ayant pris sans le consentement du propriétaire du foin qui appartenait à un pauvre homme, et disant en plaisantant «que ce n'était que de l'herbe», il fit mettre l'agresseur à mort, s'écriant qu'«on ne pouvait attendre la victoire, si l'on offensait saint Martin».

33. Maintenant remarquez-le bien, ce passage de la Loire à Tours contient en puissance l'accomplissement des propres destinées du royaume de France et la devise de son pouvoir reconnu et sûrement établi est: «Honneur aux pauvres!» Même un peu d'herbe ne doit pas être volé à un pauvre homme sous peine de mort. Ainsi le veut le chevalier chrétien des armées romaines; placé maintenant sur un trône élevé auprès de Dieu. Ainsi le veut le premier roi chrétien des Francs au loin victorieux; baptisé par Dieu, ici, dans le Jourdain de sa terre promise, alors qu'il le traverse pour en prendre possession.

Pour combien de temps?

Jusqu'à ce que cette même devise soit lue à rebours par un trône dégénéré; jusqu'à ce que, la nouvelle étant apportée que les pauvres du peuple de France n'avaient pas de pain à manger, il leur fût répondu: «Qu'ils pouvaient manger de l'herbe[77].» Sur quoi, près du faubourg Saint-Martin et de la porte Saint-Martin, furent données par le chevalier des Pauvres contre le Roi, des ordres qui terminèrent son festin.

Et souvenez-vous de tous ces exemples, de l'influence sur les âmes françaises présentes et à venir, de saint Martin de Tours.

[52]L'éminent érudit, M. Charles Newton Scott, veut bien m'écrire qu'il voit dans ce titre By the rivers of waters une citation du Cantique des Cantiques, V. 2 «(Tes yeux sont comme des colombes) au bord des eaux vives.»—(Note du traducteur.)

[53]Cf. avec Præterita:

«Vers le moment de l'après-midi où le moderne voyageur fashionable, parti par le train du matin de Charing Cross pour Paris, Nice et Monte-Carlo, s'est un peu remis des nausées de sa traversée, et de l'irritation d'avoir eu à se battre pour trouver des places à Boulogne, et commence à regarder à sa montre pour voir à quelle distance il est du buffet d'Amiens, il est exposé au désappointement et à l'ennui d'un arrêt inutile du train aune gare sans importance où il lit le nom: «Abbeville».

Au moment où le train se remet en marche, il pourra voir, s'il se soucie de lever pour un instant les yeux de son journal, deux tours carrées que dominent les peupliers et les osiers du sol marécageux qu'il traverse. Il est probable que ce coup d'œil est tout ce qu'il souhaitera jamais leur accorder d'attention; et je ne sais guère jusqu'à quel point je pourrai arriver à faire comprendre au lecteur, même le plus sympathique, l'influence qu'elles ont eue sur ma propre vie.

Je dois ici, d'avance, dire au lecteur qu'il y a eu, en somme, trois centres de la pensée de ma vie: Rouen, Genève et Pise.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C'est en 1835 que je vis pour la première fois Rouen et Venise—Pise seulement en 1840—et je ne pus comprendre la puissance complète d'aucun de ces trois grands spectacles que beaucoup plus tard. Mais, pour Abbeville, qui est comme là préface et l'interprétation de Rouen, j'étais déjà alors en état de la comprendre et je sentis qu'il y avait là, pour moi accès immédiat dans un travail sain et dans la joie.

... Mes bonheurs les plus intenses, je les ai connus dans les montagnes. Mais comme plaisir joyeux et sans mélange, arriver en vue d'Abbeville par une belle après-midi d'été, sauter à terre dans la cour de l'hôtel de l'Europe et descendre la rue en courant pour voir Saint-Wulfran avant que le soleil ait quitté les tours, sont des choses pour lesquelles il faut chérir le passé jusqu'à la fin. De Rouen et de sa cathédrale ce que j'ai à dire trouvera place, si les jours me sont donnés, dans Nos Pères nous ont dit.» (Præterita, I, IX, § 177, 180, 181.)—(Note du Traducteur.)

[54]Cf. Præterita, l'impression des lents courants de marée montante et descendante le long des marches de l'hôtel Danielli.—(Note du Traducteur.)

[55]Isaac Walton, célèbre pêcheur de la Dove, né en 1593 à Strafford, mort en 1683, qui a écrit notamment le Parfait pêcheur à la ligne (Londres, 1653).—(Note du Traducteur.)

[56]Déjà, dans Modern Painters, il est question «de la simplicité sereine et de la grâce des peupliers d'Amiens» (Modern Painters, IV, V, 20). Le IVe volume des Modern Painters est de 1855.—(Note du Traducteur.)

[57]M. H. Dusevel, Histoire de la ville d'Amiens. Amiens, Caron et Lambert, 1848, p. 305.—(Note de l'Auteur.)

[58]Carpaccio, lorsque, représentant une fête dans une ville, il veut donner une impression de grande splendeur, a recours aux draperies déployées aux fenêtres.—(Note de l'Auteur.)

Dans aucune des deux grandes études que Ruskin a consacrées à Carpaccio (Guide de l'Académie des Beaux Arts à Venise et dans le Repos de Saint-Marc, l'Autel des Esclaves), je n'ai trouvé cette remarque. Ceci vient à l'appui de ce que je dis dans l'introduction, p. 60 et 61 de ce volume. Je n'ai pas souvenir qu'il en soit question non plus dans les pages de Fors Clavigera consacrées à Carpaccio (Fors Clavigera, lettre 71.)—(Note du Traducteur.)

[59]Le nom de Pénélope, évoqué ici à propos d'une petite Picarde, l'est dans The Story of Arachné à propos d'une ouvrière normande. «Arachné était une jeune fille lydienne d'une pauvre famille. Et comme devraient faire toutes les jeunes filles, elle avait appris à filer et à tisser, et non pas seulement à tisser et à tricoter de bons vêtements solides mais à les couvrir d'images, comme vous le savez, on dit que Pénélope en a tissées, ou comme celles que la reine de notre propre Guillaume le Conquérant broda. Desquelles il ne subsiste plus que celles de Bayeux en Normandie, connues du monde entier sous le nom de la Tapisserie de Bayeux.» (Verona and other lectures, II, The Story of Arachné, § 18.)—(Note du Traducteur.)

[60]«Vos cheminées d'usines, combien plus hautes et plus aimées que les flèches des cathédrales» (Crown of wild olive, XIe Conference).—(Note du Traducteur.)

[61]Saint Jean, VI, 29.—(Note du Traducteur.)

[62]Cf. la description de la tour de l'église de Calais (Modern Painters, V, I, § 2 et 3.)—(Note du Traducteur.)

[63]Cf., dans Queen of the Air (I, 11), Proserpine appelée la Reine du Destin.—(Note du Traducteur.)

[64]En réalité, Ruskin ne parlera plus de cette clôture extérieure du chœur, sauf, sous forme de simple allusion, au IVe chapitre. Mais vous pourrez en lire une superbe description aux pages 400 et 401 de la Cathédrale de M. Huysmans. Nous n'avons pas malheureusement la place de la reproduire ici. M. Huysmans qui a voué une dévotion toute particulière à Notre-Dame de Chartres reconnaît pourtant que la clôture du chœur est beaucoup plus belle à Amiens qu'à Chartres.—(Note du Traducteur.)

[65]Les premiers pas fixés et établis; des tribus errantes du nom de Francs avaient tour à tour balayé le pays puis reculé. Mais cette invasion des Francs, dits Francs Saliens, ne se retirera plus.—(Note de l'Auteur.)

[66]Voir la note à la fin du chapitre ainsi que la pape 118 pour les allusions à la bataille de Soissons.—(Note de l'Auteur.)

[67]Les quatre premières figures de cette illustration sont expliquées dans le texte. La cinquième représente les relations de la Normandie, du Maine, de l'Anjou et de l'Aquitaine. Voyez Viollet-le-Duc, Dict. Arch., vol. I, p. 136.—(Note de l'Auteur.)

Voici l'aspect que présentent les quatre premières cartes de France, que nous n'avons pas reproduites ici. La première est simplement une carte physique de la France. Dans la seconde, il y a au nord, jusqu'à la Somme, deux petites rangées de fleurs de lis, c'est-à-dire des Francs. De la Somme à la Loire, un espace laissé en blanc figure, je crois, la domination romaine. La Bretagne est couverte de hachures diagonales descendant de gauche à droite, qui signifient les Bretons; la Burgondie, de hachures diagonales descendant de droite à gauche, qui signifient les Burgondes; le midi de la France, de la Loire aux Pyrénées, de hachures horizontales qui indiquent les Wisigoths. Dans les cartes 3 et 4, la Bretagne et la Burgondie resteront couvertes respectivement de Bretons et de Burgondes. Mais ce sont les seules parties de la France qui ne changeront pas. En effet, dans la carte 3 qui expose les résultats de la bataille de Soissons, l'espace, blanc tout à l'heure, qui est compris entre la Seine et la Loire, est maintenant couvert de fleurs de lis (de Francs). Et dans la carte 4, carte de la France après la bataille de Poitiers, les fleurs de lis ont partout remplacé les hachures horizontales (les Wisigoths) de la Loire aux Pyrénées, sauf dans la partie comprise entre la Garonne et la mer.—(Note du Traducteur.)

[68]Hachures diagonales descendant de gauche à droite.

[69]Hachures diagonales descendant de droite à gauche.

[70]Hachures horizontales.

[71]Plus exactement son manteau de chevalier, selon toute probabilité la trabea à raies rouges et blanches, le vêtement même des rois de Rome et principalement de Romulus.—(Note de l'Auteur.)

[72]MM. Jameson, Art légendaire, vol. II, p. 721.—(Note de l'Auteur.)

[73]Personnage du Pilgrim's Progress de John Bunyan.—(Note du Traducteur.)

[74]MM. Jameson, vol. II, p. 722.—(Note de l'Auteur.)

[75]Ce n'est pas seulement Ruskin, il me semble, qui aime à se représenter un saint sous ces traits. Les meilleurs d'entre les clergymens de George Eliot et d'entre les prophètes de Carlyle ne sont pas davantage des «saints qui prêchent», ni «des sortes de saints à la saint Jean-Baptiste». Ils «ne dépensent pas non plus un souffle en une exhortation désagréable». Ils sont aussi aimables «pour le manant que pour le roi», aiment eux aussi « une honnête boisson».

D'abord, dans Carlyle, voyez Knox: «Ce que j'aime beaucoup en ce Knox, c'est qu'il avait une veine de drôlerie en lui. C'était un homme de cœur, honnête, fraternel, frère du grand, frère aussi du petit, sincère dans sa sympathie pour les deux; il avait sa pipe de Bordeaux dans sa maison d'Édimbourg, c'était un homme joyeux et sociable. Ils errent grandement, ceux qui pensent que ce Knox était un fanatique sombre, spasmodique, criard. Pas du tout: c'était un des plus solides d'entre les hommes. Pratique, prudent, patient, etc.» De même Burns: «était habituellement gai de paroles, un compagnon d'infini enjouement, rire, sens et cœur. Ce n'est pas un homme lugubre; il a les plus gracieuses expressions de courtoisie, les plus bruyants flots de gaieté, etc.» C'est encore Mahomet: «Mahomet sincère, sérieux, cependant aimable, cordial, sociable, enjoué même, un bon rire en lui avec tout cela.» Et de même Carlyle aime à parler du rire de Luther. (Carlyle, les Héros, traduction Izoulet, pages 237, 298, 299, 83, etc.)

Et dans Georges Eliot, voyez M. Irwine dans Adam Bede M. Gilfil dans les Scènes de la vie du Clergé, M. Farebrother dans Middlemarch, etc.

«Je suis obligé de reconnaître que M. Gilfil ne demanda pas à Mme Fripp pourquoi elle n'avait pas été à l'église et ne fit pas le moindre effort pour son édification spirituelle. Mais le jour suivant il lui envoya un gros morceau de lard, etc. Vous pouvez conclure de cela que ce vicaire ne brillait pas dans les fonctions spirituelles de sa place et, à la vérité, ce que je puis dire de mieux sur son compte, c'est qu'il s'appliquait à remplir ses fonctions avec célérité et laconisme.» Il oubliait d'enlever ses éperons avant de monter en chaire et ne faisait pour ainsi dire pas de sermons. Pourtant jamais vicaire ne fut aussi aimé de ses ouailles et n'eut sur elles une meilleure influence. «Les fermiers aimaient tout particulièrement la société de M. Gilfil, car non seulement il pouvait fumer sa pipe et assaisonner les détails des affaires paroissiales de force plaisanteries, etc. Aller à cheval était la principale distraction du vieux monsieur maintenant que les jours de chasse étaient passés pour lui. Ce n'était pas aux seuls fermiers de Shepperton que la société de M. Gilfil était agréable, il était l'hôte bienvenu des meilleures maisons de ce côté du pays. Si vous l'aviez vu conduire Lady Sitwell à la salle à manger (comme tout à l'heure saint Martin l'impératrice de Germanie) et que vous l'eussiez entendu lui parler avec sa galanterie fine et gracieuse, etc.». «Mais le plus souvent il restait à fumer sa pipe en buvant de l'eau et du gin. Ici, je me trouve amené à vous parler d'une autre faiblesse du vicaire, etc.» (le Roman de M. Gilfil, traduction d'Albert-Durade, pages 116, 117, 121, 124, 125, 126). «Quant au ministre, M. Gilfil, vieux monsieur qui fumait de très longues pipes et prêchait des sermons très courts.» (Tribulations du Rév. Amos Barton, même trad., p. 4.) «M. Irwine n'avait effectivement ni tendances élevées, ni enthousiasme religieux et regardait comme une vraie perte de temps de parler doctrine et réveil chrétien au vieux père Taft ou à Cranage, le forgeron. Il n'était ni laborieux, ni oublieux de lui-même, ni très abondant en aumônes et sa croyance même était assez large. Ses goûts intellectuels étaient plutôt païens, etc. Mais il avait cette charité chrétienne qui a souvent manqué à d'illustres vertus. Il était indulgent pour les fautes du prochain et peu enclin à supposer le mal, etc. Si vous l'aviez rencontré monté sur sa jument grise, ses chiens courant à ses côtés, avec un sourire de bonne humeur, etc. L'influence de M. Irwine dans sa paroisse fut plus utile que celle de M. Ryde qui insistait fortement sur les doctrines de la Réformation, condamnait sévèrement les convoitises de la chair, etc., qui était très savant. M. Irwine était aussi différent de cela que possible, mais il était si pénétrant; il comprenait ce qu'on voulait dire à la minute, il se conduisait en gentilhomme avec les fermiers, etc. Il n'était pas un fameux prédicateur, mais ne disait rien qui ne fût propre à vous rendre plus sage si vous vous en souveniez.» (Adam Bede, même trad., pages 84, 85, 226, 227, 228, 230).—(Note du Traducteur.)

[76]Modern Painters, planche LXXIII.—(Note de l'Auteur.)

[77]Parole faussement attribuée à Foulon, commissaire des guerres, et pour laquelle il fut égorgé (juillet 1789).—(Note du Traducteur.)


NOTES DU CHAPITRE I

34. Le lecteur voudra bien remarquer que des notes immédiatement nécessaires à l'intelligence du texte sont données, avec un numéro d'ordre, au bas même de la page; tandis que les références aux écrivains qui font autorité dans la matière en discussion, ou aux textes qu'on peut citer à l'appui, sont indiquées par une lettre et rejetées à la fin de chaque chapitre. Un bon côté de cette méthode[78] sera que, après la mise en ordre des notes numérotées, je pourrai, si je vois, en relisant l'épreuve, la nécessité d'une plus ample explication, insérer une lettre renvoyant à une note finale sans possibilité de confusion typographique. Les notes finales auront aussi cette utilité de résumer les chapitres et de faire ressortir ce qui est le plus important à se rappeler. Ainsi il est pour le moment sans importance de se rappeler que la première prise d'Amiens fut en 445, parce que ce n'est pas de là que date la fondation de la dynastie mérovingienne; ou que Mérovée s'empara du trône en 447 et mourut dix ans plus tard, La vraie date à se rappeler est 481 qui est celle de l'avènement au trône de Clovis à l'âge de quinze ans; et les trois batailles du règne de Clovis à retenir sont Soissons, Tolbiac et Poitiers—en se souvenant aussi que celle-ci fut la première des trois grandes batailles de Poitiers;—comment ce pays de Poitiers arriva-t-il à avoir une telle importance comme champ de bataille, nous le découvrirons après si nous le pouvons. De la reine Clotilde et de sa fuite de Bourgogne pour retrouver son amant Frank, nous apprendrons davantage dans le chapitre suivant; l'histoire du vase de Soissons est donnée dans l'Histoire de France illustrée, mais nous la reporterons aussi avec tels commentaires dont elle a besoin au chapitre suivant; car je veux que l'esprit du lecteur, à la fin de ce premier chapitre, soit fixé sur deux descriptions du Frank moderne (en prenant ce mot dans son sens sarrasin) comme distinct du Sarrasin moderne. La première description est du colonel Butler, entièrement vraie et admirable sans réserve, excepté l'extension (qu'elle semble impliquer) de ce contraste à l'ancien temps, car l'âme saxonne sous Alfred, l'âme teutonne sous Charlemagne, l'âme franque sous saint Louis, étaient tout aussi religieuses que celles d'aucun Asiatique, quoique plus pratique; c'est seulement la tourbe moderne occidentale de mécréants sans rois qui s'est abaissée par le jeu, l'escroquerie, la construction des machines, et la gloutonnerie jusqu'à comprendre les plus méprisables rustres qui aient jamais foulé la terre avec les carcasses qu'elle leur a prêtées.

35. «Des traits du caractère anglais mis en lumière par l'extension de la domination anglaise en Asie, il n'en est pas de plus remarquable que le contraste entre la tendance religieuse de la pensée orientale et l'absence innée de religion dans l'esprit anglo-saxon.

Le Turc et le Grec, le Bouddhiste et l'Arménien, le Copte et le Parsi, tous manifestent dans une centaine d'actes de la vie quotidienne le grand fait de leur croyance en Dieu. Avant tout leurs vices comme leurs vertus témoignent qu'ils reconnaissent un Dieu.

«Pour les occidentaux, au contraire, toute pratique extérieure est un objet de honte, une chose à cacher. Une procession de prêtres dans quelque Strade Reale serait probablement regardée par un Anglais ordinaire d'un œil moins tolérant qu'une fête de Juggernaut[79] à Orissa; mais devant l'une comme devant l'autre il laissera paraître le même zèle iconoclaste, elles lui inspireront toutes deux la même idée, qui n'en est pas moins arrêtée parce qu'elle est rarement affirmée en paroles. «Vous priez, c'est pourquoi je fais peu de cas de vous.»

Mais, en réalité, cette impatience d'humeur des Anglais modernes à accepter le tour religieux de la pensée orientale semble cacher une différence plus profonde entre l'Orient et l'Occident. Tous les peuples orientaux possèdent cette tournure d'esprit religieuse. C'est le lien qui rattache ensemble leurs races si profondément différentes. Voici qui pourra servir d'illustration à ce que je veux dire.

Sur un bateau à vapeur autrichien de la Compagnie Lloyd dans le Levant, un voyageur de Beyrouth verra souvent d'étranges groupes d'hommes rassemblés sur le gaillard d'arrière. Le matin les missels de l'église grecque seront posés sur les bastingages, et un couple de prêtres russes venant de Jérusalem occupés à murmurer la messe. À un yard de distance, à droite ou à gauche, est assis un pèlerin turc revenant de la Mecque, respectueux spectateur de la scène. C'est en effet la prière et, par conséquent, quelque chose de sacré à ses yeux. De même aussi quand l'heure du soir est venue, et que le Turc étend son morceau de tapis pour les prières du coucher du soleil et les salutations vers la Mecque, le Grec regarde en silence sans aucun air de dédain, car il s'agit encore de l'adoration du Créateur par sa créature. Tous deux accomplissent la première loi de l'Orient, la prière à Dieu; et que l'autel soit Jérusalem, la Mecque ou Lassa[80], la sainteté du culte se communique au fidèle et protège le pèlerin.

Dans cette société vient l'Anglais généralement dépourvu de tout sentiment de sympathie pour les prières d'aucun peuple ou la foi en aucune idée religieuse; c'est pourquoi notre autorité en Orient a toujours reposé et reposera toujours sur la baïonnette. Nous n'avons jamais pu dépasser l'état de conquête; jamais assimilé un peuple à nos coutumes, jamais même civilisé une seule tribu dans le vaste domaine de notre empire. Il est curieux de voir combien il arrive souvent qu'un Anglais bien intentionné parle d'une église ou d'un temple étranger comme si son esprit le voyait sous le même jour où la cité de Londres apparaissait à Blucher, comme un objet de pillage. L'autre idée, à savoir qu'un prêtre est un homme bon à être pendu, est une idée aussi souvent observable dans le cerveau anglais. Un jour que nous nous efforcions de mettre un peu de lumière dans nos esprits sur la question grecque, en questionnant un officier de marine dont le vaisseau avait stationné dans les eaux grecques et adriatiques durant notre occupation de Corfou et des autres îles Ioniennes, nous pûmes seulement tirer de notre informateur qu'un matin, avant déjeuner, il avait pendu soixante-dix-sept prêtres.

36. Le second passage que je mets en réserve dans ces notes pour l'utilité que nous en tirerons plus tard est le suivant, absolument merveilleux, pris dans un livre plein de merveilles—si on peut mettre une idée vraie sur le même rang que des faits et lui attribuer la même valeur: les Grains de bon sens d'Alphonse Karr. Je ne puis louer ce livre ni son plus récent: Bourdonnements, au gré de mon cœur, simplement parce qu'ils sont d'un homme qui est entièrement selon mon propre cœur, qui a dit en France depuis bien des années ce que, moi aussi, depuis bien des années, je dis en Angleterre, sans nous connaître l'un l'autre, et tous deux en vain (Voir § 11 et 12 de Bourdonnements).

Le passage donné ici est le chapitre LXIII des Grains de bon sens.

«Et tout cela, Monsieur, vient de ce qu'il n'y a plus de croyances,—de ce qu'on ne croit plus à rien.

«Ah! saperlipopette, Monsieur, vous me la baillez belle! Vous dites qu'on ne croit plus à rien! Mais jamais, à aucune époque, on n'a cru à tant de billevesées, de bourdes, de mensonges, de sottises, d'absurdités qu'aujourd'hui.

«D'abord, on croit à l'incrédulité—l'incrédulité est une croyance, une religion très exigeante, qui a ses dogmes, sa liturgie, ses pratiques, ses rites!... son intolérance, ses superstitions. Nous avons des incrédules et des impies jésuites et des incrédules et des impies jansénistes; des impies molinistes, et des impies quiétistes; des impies pratiquants, et non pratiquants; des impies indifférents et des impies fanatiques; des incrédules cagots et des impies hypocrites et tartuffes.—La religion de l'incrédulité ne se refuse pas même le luxe des hérésies.

«On ne croit plus à la Bible, je le veux bien, mais on croit aux écritures des journaux, on croit au sacerdoce des gazettes et carrés de papier, et à leurs oracles quotidiens.

«On croit au «baptême» de la police correctionnelle et de la Cour d'Assises—on appelle «martyrs» et «confesseurs» les «absents» à Nouméa et les «frères» de Suisse, d'Angleterre et de Belgique—et quand on parle des «martyrs» de la Commune ça ne s'entend pas des assassinés mais des assassins.

«On se fait enterrer « civilement», on ne veut plus sur son cercueil des prières de l'Église, on ne veut ni cierges, ni chants religieux, mais on veut un cortège portant derrière la bière des immortelles rouges;—on veut une «oraison», une «prédication» de Victor Hugo qui a ajouté cette spécialité à ses autres spécialités, si bien qu'un de ces jours derniers, comme il suivait un convoi en amateur, un croque-mort s'approcha de lui, le poussa du coude, et lui dit en souriant: «Est-ce que nous n'aurons pas quelque chose de vous aujourd'hui?»—Et cette prédication il la lit ou la récite—ou, s'il ne juge pas à propos «d'officier» lui-même, s'il s'agit d'un mort de peu, il envoie, pour la psalmodier, M. Meurice ou tout autre «prêtre» ou enfant de chœur du «Dieu».—À défaut de M. Hugo, s'il s'agit d'un citoyen obscur, on se contente d'une homélie improvisée pour la dixième fois par n'importe quel député intransigeant—et le Miserere est remplacé par les cris de «Vive la République» poussés dans le cimetière.

«On n'entre plus dans les églises, mais on fréquente les brasseries et les cabarets, on y officie, on y célèbre les mystères, on y chante les louanges d'une prétendue république sacro-sainte, une, indivisible, démocratique, sociale, athénienne, intransigeante, despotique, invisible quoique étant partout. On y communie sous différentes espèces; le matin (matines) on «tue le ver» avec le vin blanc;—il y a plus tard les vêpres de l'absinthe, auxquelles on se ferait un crime de manquer d'assiduité. On ne croit plus en Dieu, mais on croit pieusement en M. Gambetta, en MM. Marcou, Naquet, Barodet, Tartempion, etc., et en toute une kyrielle de saints et de dii minores, tels que Goutte-Noire, Polosse Bariasse et Silibat, le héros lyonnais.

«On croit à l'«immuabilité» de M. Thiers, qui a dit avec aplomb: «Je ne change jamais», et qui aujourd'hui est à la fois le protecteur et le protégé de ceux qu'il a passé une partie de sa vie à fusiller et qu'il fusillait encore hier.

«On croit au républicanisme immaculé de l'avocat de Cahors, qui a jeté par-dessus bord tous les principes républicains,—qui est à la fois de son côté le protecteur et le protégé de M. Thiers qui, hier, l'appelait «fou furieux», déportait et fusillait ses amis.

«Tous deux, il est vrai, en même temps protecteurs hypocrites, et protégés dupés.

«On ne croit plus aux miracles anciens, mais on croit à des miracles nouveaux.

«On croit à une république sans le respect religieux et presque fanatique des lois.

«On croit qu'on peut s'enrichir en restant imprévoyants, insouciants et paresseux, et autrement que par le travail et l'économie.

«On se croit libre en obéissant aveuglément et bêtement à deux ou trois coteries.

«On se croit indépendant parce qu'on a tué ou chassé un lion, et qu'on l'a remplacé par deux douzaines de caniches teints en jaune.

«On croit avoir conquis le «suffrage universel» en votant par des mots d'ordre qui en font le contraire du suffrage universel—mené au vote comme on mène un troupeau au pâturage, avec cette différence que ça ne nourrit pas.—D'ailleurs par «ce suffrage universel» qu'on croit avoir et qu'on n'a pas, il faudrait croire que les soldats doivent commander au général, les chevaux mener le cocher, croire que deux radis valent mieux qu'une truffe, deux cailloux mieux qu'un diamant, deux crottins mieux qu'une rose.

«On se croit en République, parce que quelques demi-quarterons de farceurs occupent les mêmes places, émargent les mêmes appointements, pratiquent, les mêmes abus que ceux qu'on a renversés à leur bénéfice.

«On se croit un peuple opprimé héroïque, qui brise ses fers, et n'est qu'un domestique capricieux qui aime à changer de maîtres.

«On croit au génie d'avocats de sixième ordre, qui ne se sont jetés dans la politique et n'aspirent au gouvernement despotique de la France que faute d'avoir pu gagner honnêtement, sans grand travail, dans l'exercice d'une profession correcte, une vie obscure humectée de chopes.

«On croit que des hommes dévoyés, déclassés, décavés, fruits secs, etc., et qui n'ont étudié que «le domino à quatre» et le «bezigue en quinze cents» se réveillent un matin, après un sommeil alourdi par le tabac et la bière, possédant la science de la politique, et l'art de la guerre, et aptes à être dictateurs, généraux, ministres, préfets, sous-préfets, etc.

«Et les soi-disant conservateurs eux-mêmes croient que la France peut se relever et vivre tant qu'on n'aura pas fait justice de ce prétendu suffrage universel qui est le contraire du suffrage universel.

«Les croyances ont subi le sort de ce serpent de la fable, coupé, haché par morceaux, dont chaque tronçon devenait un serpent.

«Les croyances se sont changées en monnaie, en billon des crédulités.

«Et pour finir la liste bien incomplète des croyances et des crédulités, vous croyez, vous, qu'on ne croit à rien!»

[78]Cette méthode n'est, du reste, pas suivie dans les chapitres suivants.—(Note de l'Auteur.)

[79]Nom de la déesse Kim, une des incarnations de Siva, donné par extension au temple et à la ville de Pouri sur la côte d'Orissa (Coromandel).—(Note du Traducteur.)

[80]Capitale du Thibet. Aux environs de Lassa le Dalaï Lama habite dans un monastère. C'est un lieu de pèlerinage extrêmement fréquenté.—(Note du Traducteur.)


CHAPITRE II

SOUS LE DRACHENFELS

Ne voulant pas recourir lâchement aux stratagèmes de la mémoire artificielle et encore moins dédaigner ce que donne de force réelle une mémoire ferme et réfléchie, mes jeunes lecteurs s'aperceveront qu'il est extrêmement utile de noter tous les rapports de coïncidence, ou autres, entre les nombres, qui aident à retenir ce qu'on pourrait appeler les dates d'ancrage: autour d'elles, d'autres, moins importantes, peuvent osciller au bout de câbles de longueurs variées.

Ainsi on usera d'abord d'un procédé des plus simples et des plus commodes pour compter les années à partir de la naissance du Christ, en les partageant par périodes de cinq siècles, c'est-à-dire par les périodes appelées Ve, Xe et XVe siècles, et celle qui s'approche de nous maintenant, le XXe siècle.

Et cette division, qui paraît au premier abord formelle et arithmétique, nous la verrons, à mesure que nous en ferons usage, recevoir une signification singulière d'événements qui marquent un changement notable dans le savoir, la discipline et la morale du genre humain.

Toute date, il faudra plus loin s'en souvenir, appartenant au Ve siècle, commencera par le nombre 4 (401, 402, etc.). Toute date du Xe siècle, par le nombre 9 (901, 902, etc.) et toute date du XVe siècle, par le nombre 14 (1401, 1402, etc.).

Dans le sujet qui fait nôtre étude immédiate, nous avons à nous occuper du premier de ces siècles, le Ve, dont je vais, en conséquence, vous demander d'observer deux divisions très intéressantes.

Toutes les dates, nous l'avons dit, doivent dans ce siècle commencer par le nombre 4.

Si vous mettez la moitié de ce nombre comme second chiffre vous avez 42.

Et si vous en mettez à la place le double, vous avez 48; ajoutez 1 comme troisième chiffre à chacun de ces nombres et vous avez 421 et 481, deux dates que vous voudrez bien fixer dans vos têtes sans vous permettre le moindre vague à leur égard.

Car la première est la date de la naissance de Venise elle-même et de son duché (Voyez le Repos de saint Marc, Ire partie, p. 30); et la seconde est la date de la naissance de la Venise française et de son royaume, Clovis étant, cette année-là, couronné à Amiens.

3. Ce sont les deux grands anniversaires de naissance, «jours de naissance», de nations, au Ve siècle; leurs anniversaires de mort, nous en donnerons les dates une autre fois.

Et ce n'est pas seulement à cause du duché du sombre Rialto, ni à cause du beau royaume de France, que ces deux dates doivent dominer toutes les autres dans le farouche Ve siècle, mais parce qu'elles sont aussi les années de naissance d'une grande dame et d'un plus grand seigneur, de toute la future chrétienté, sainte Geneviève et saint Benoît[81].

Geneviève, «la vague blanche» (Eau riante), la plus pure de toutes les vierges qui aient tiré leur nom de l'écume de la mer ou des bouillons du ruisseau, sans tache, non la troublée et troublante Aphrodite, mais la Leucothéa d'Ulysse, la vague qui conduit à la délivrance.

Vague blanche sur le bleu du lac ou de la mer ensoleillée qui sont depuis les couleurs de France, lis d'argent sur champ d'azur; elle est à jamais le type de la pureté, dans l'active splendeur de l'âme entière et de la vie (distincte en cela de l'innocence plus tranquille et plus réservée de sainte Agnès) et toutes les légendes de chagrin dans l'épreuve ou de chute de toute âme noble de femme sont liées à son nom, en Italien Ginevra devenant l'Imogène de Shakespeare; et Guinevere[82], la vague torrentueuse des eaux des montagnes de la Grande-Bretagne de la pollution desquelles vos modernes ménestrels sentimentaux se lamentent dans leurs chants lugubrement inutiles; mais aucun ne vous dit rien, autant que je sache, de la victoire et de la puissance de cette blanche vague de France.

4. Elle était bergère, une chétive créature, nu-pieds, nu-tête, telle que vous en pouvez voir courant dans leur inculte innocence et dont on s'occupe moins que de leur troupeau, sur bien des collines de France et d'Italie. Assez chétive, âgée de sept ans, c'est tout ce qui en est dit quand on entend d'abord parler d'elle: «Sept fois 1 font 7 (je suis vieille, tu peux me croire, linotte, linotte[83]) et tout autour d'elle, déchaînées comme les Furies, farouches comme les vents du ciel, les armées gothes, dont le tonnerre retentit sur les ruines de l'Univers.

5. À deux lieues de Paris (le Paris Romain appelé à bientôt disparaître avec Rome elle-même), la petite créature garde son troupeau, pas même le sien propre, ni le troupeau de son père, comme David; elle est la servante louée d'un riche fermier de Nanterre. Qui peut me dire quoi que ce soit sur Nanterre? Quel pèlerin de notre époque omni-spéculante, omni-ignorante, a eu la pensée d'aller voir quelles reliques il peut y avoir encore là? Je ne sais pas même de quel côté de Paris ce lieu est situé[84], ni sous quel amas de poussière charbonneuse de chemin de fer et de fer, il faut se représenter les pâturages et les champs fleuris de cette sainte Phyllis de féerie[85]. Il y avait encore de tels champs, même de mon temps, entre Paris et Saint-Denis (voyez le plus joli de tous les chapitres des Mystères de Paris, où Fleur-de-Marie y court librement pour la première fois); mais, à présent, je suppose que la terre natale de sainte Phyllis a servi toute à élever des bastions et des glacis (profitables et bénis de tous les saints et d'elle comme ils en ont depuis donné la preuve), ou est couverte de manufactures et de cabarets.

Elle avait sept ans quand, allant d'Auxerre en Angleterre, saint Germain s'arrêta une nuit dans son village, et, parmi les enfants qui, le matin, le mirent dans son chemin d'une manière plus aimable que l'escorte d'Élisée, remarqua celle-ci qui le regardait de ses yeux plus écarquillés par le respect que ceux des autres; il la fit venir à lui, la questionna, et il lui fut répondu par elle avec douceur qu'elle serait contente d'être la servante du Christ. Et il suspendit à son cou une petite pièce de cuivre marquée de la croix. À partir de ce moment Geneviève se tint pour «séparée du monde».

Il n'en advint pas ainsi cependant. Bien au contraire, il vous faut penser à elle au lieu de cela comme à la première des Parisiennes. Reine de la Foire aux Vanités, voilà ce que devait devenir la tranquille pauvre sainte Phyllis avec son liard de cuivre marqué de la croix autour du cou! Plus que Nicotris ne fut pour l'Égypte, plus que Sémiramis pour Ninive, plus que Zénobie pour la cité des palmiers, voilà ce que cette bergère de sept ans devint pour Paris et sa France. Vous n'avez jamais entendu parler d'elle sous cet aspect? Non, comment l'auriez-vous pu? Car elle ne conduisit pas d'armées, mais les arrêta, et toute sa puissance fut dans la paix.

7. Il y a cependant quelque vingt-sept ou vingt-huit vies d'elle, je crois, dans la littérature desquelles je ne puis ni n'ai besoin d'entrer, toutes s'étant montrées également impuissantes à éveiller d'elle une image claire dans l'esprit des Français ou Anglais d'aujourd'hui, et je laisse les pauvres sagacités et imaginations de chacun toucher à sa sainteté, la modeler et lui donner une forme intelligible, je ne dis pas croyable, car il n'est pas question ici de croyance, la créature est aussi réelle que Jeanne d'Arc et a en elle beaucoup plus de puissance. Elle se distingue par le calme de sa force (exactement comme saint Martin par sa patience se distingue des prélats combatifs)—de la foule digne de pitié des saintes femmes martyres.

Il y a des milliers de jeunes filles pieuses qui n'ont jamais figuré dans aucun calendrier, mais qui ont passé et gâché leur vie dans la désolation, Dieu sait pourquoi, car nous ne le savons pas, mais en voici une, en tout cas, qui ne soupire pas après le martyre et ne se consume pas dans les tourments, mais devient une Tour du Troupeau[86] et toute sa vie lui construit un bercail.

8. La première chose ensuite que vous avez à remarquer à son sujet c'est qu'elle est absolument gauloise de naissance. Elle ne vient pas comme missionnaire de Hongrie ou d'Illyrie, ou d'Égypte, ou de quelque région mystérieuse dont on ne dit pas le nom, mais elle grandit à Nanterre, comme une marguerite dans la rosée, la première «Reine Blanche» de Gaule.

Je n'ai pas encore fait usage de ce vilain mot «Gaule», et nous devons tout de suite nous bien assurer de sa signification, bien que cela doive nous coûter une longue parenthèse.

9. Au temps de la puissance grandissante de Rome, son peuple appelait Gaulois tous ceux qui vivaient au nord des sources du Tibre. Si cette définition générale ne vous suffit pas, vous pouvez lire l'article Gallia dans le Dictionnaire de Smith qui tient soixante et onze colonnes d'impression serrée, chacune de la longueur de trois de mes pages: et il vous dit à la fin: «Quoique long, ce n'est pas complet.» Vous pouvez cependant, après une lecture attentive, en tirer à peu près autant que je vous en ai dit plus haut.

Mais dès le IIe siècle après le Christ et, d'une manière beaucoup plus nette à l'époque dont nous nous occupons—le Ve siècle—les nations barbares ennemies de Rome, en partie subjuguées ou tenues en échec par elle, s'étaient constituées en deux masses distinctes, appartenant à deux latitudes distinctes. L'une ayant fixé sa demeure dans l'agréable zone tempérée d'Europe: l'Angleterre avec ses montagnes occidentales, les salubres plateaux calcaires et les montagnes granitiques de France, les labyrinthes germaniques de montagnes boisées et de vallées sinueuses du Tyrol au Harz, et tout le vaste bassin fermé des Carpathes avec le réseau de vallées qui en rayonnent. Rappelez-vous ces quatre contrées d'une manière succincte et claire en les appelant la «Bretagne», la «Gaule», la «Germanie» et la «Dacie».

10. Au nord de ces populations sédentaires, frustes mais endurantes, possédant des champs et des vergers, des troupeaux paisibles, des homes à leur manière, des mœurs et des traditions qui n'étaient pas sans grandeur, habitait, ou plutôt flottait à la dérive et s'agitait une chaîne, çà et là interrompue, de tribus plus tristes, surtout pillardes et déprédatrices, essentiellement nomades; sans loyer, par la force des choses, ne trouvant ni repos, ni réconfort dans la terre et le ciel triste; errant désespérément le long des sables arides et des eaux marécageuses du pays plat qui s'étend des bouches du Rhin à celles de la Vistule, et, au delà de la Vistule, nul ne sait où, ni n'a besoin de le savoir. Des sables déserts et des marécages à fleur de sol, telle était leur part; une prison de glace et l'ombre des nuages pendant de longs jours de la rigoureuse année, des flaques sans profondeur, les infiltrations ou les méandres de cours d'eau ralentis, le noir dépérissement des bois en friche, pays difficile à habiter, impossible à aimer. Depuis cette époque l'intérieur des terres ne s'est guère amélioré[87]. Et des temps encore plus tristes sont maintenant venus pour leurs habitants.

11. Car au Ve siècle ils avaient des troupeaux de bétail[88] à conduire et à manger, des terres qui étaient de vraies chasses non gardées, pleines de gibier et de cerfs et aussi des rennes apprivoisables, même dans le sud, des sangliers fougueux bons pour le combat, comme au temps de Méléagre, et ensuite pour le lard; d'innombrables bêtes à fourrures dont on utilisait la chair et le pelage. Les poissons de la mer infinie à rompre leurs filets, des oiseaux innombrables, errant dans les cieux, comme cibles à leurs flèches aux pointes aiguës, des chevaux dressés à recevoir un cavalier, des vaisseaux, et non de taille médiocre, et de toutes sortes, à fond plat pour les flaques boueuses, à quille et à pont pour l'impétueux courant de l'Elbe et la furieuse Baltique d'un côté, au sud pour le Danube, qui fend les montagnes et le lac noir de Colchos.

12. Et ils étaient dans tout leur aspect extérieur et aussi dans toute leur force éprouvée, les puissances vivantes du monde, dans cette longue heure de sa transfiguration. Tout le reste qui avait été tenu à une époque pour redoutable était devenu formalisme, démence ou infamie. Les armées romaines rien qu'un mécanisme armé d'une épée, s'abattant en désordre chaque épée contre l'épée amie;—la Rome civile une multitude mêlée d'esclaves, de maîtres d'esclaves, et de prostituées. L'Orient, séparé de l'Europe par les Grecs impuissants. Ces troupes affamées des forêts Noires et des mers Blanches, elles-mêmes à moitié loups, à moitié bois flottants (comme nous nous appelions Cœurs de Lion, Cœurs de Chêne, eux faisaient de même) sans pitié comme le chien du troupeau, endurants comme le bouleau et le pin sauvages. Vous n'entendez guère parler que d'eux pendant les cinq siècles encore à venir; Wisigoths, à l'ouest de la Vistule; Ostrogoths, à l'est de la Vistule, et, rayonnant autour de la petite Holy Island (Heligoland), nos propres Saxons et Hamlet le Danois, et en traîneau sur la glace, son ennemi le Polonais, tous ceux-ci au sud de la Baltique; et jetant sans arrêter par-dessus la Baltique sa force, issue des montagnes, la Scandinavie,—jusqu'à ce qu'enfin pour un temps elle gouverne tout, et que le nom de Normand, voie son autorité incontestée du Cap Nord à Jérusalem.

13. Ceci est l'histoire apparente, ceci est la seule histoire connue du monde, comme je l'ai dit, pour les cinq siècles qui vont venir. Et cependant ce n'est que la surface, au-dessous de laquelle se passe l'histoire réelle.

Les armées errantes ne sont, en réalité, que de la grêle et du tonnerre et du feu vivants sur la terre. Mais la Vie Souffrante, le cœur profond de l'humanité primitive, se développant dans une éternelle douceur et bien que ravagée, oubliée, dépouillée, elle-même restant sur place et jamais dévastatrice, ni meurtrière, mais ne pouvant être vaincue par la douleur, ni par la mort,—devint la semence de tout l'amour qui était appelé à naître et le moment venu donna alors à l'humanité mortelle ce qu'elle était capable de recevoir d'espérance, de joie ou de génie et,—s'il y a une immortalité—amena, par-delà le tombeau, à l'Église ses Saints protecteurs et au Ciel ses Anges secourables.

14. De cet ordre de créatures d'humble condition, silencieuses, inoffensives, infiniment soumises, infiniment dévouées, aucun historien ne s'occupe jamais le moins du monde, excepté quand elles sont volées ou tuées. Je ne puis vous en donner aucune image, en amener jusqu'à votre oreille aucun murmure, aucun cri. Je puis seulement vous montrer l'absolu «doit avoir été» de leur passé non récompensé, et l'idée que tous nous nous sommes faite d'elles, et les choses qui nous en ont été dites reposent sur des faits plus profonds de leur histoire, qui n'ont jamais été ni conçus, ni racontés.

15. La grande masse de cette innocente et invincible vie paysanne, est, comme je vous l'ai dit plus haut, groupée dans les districts féconds et tempérés (relativement) de l'Europe montagneuse, allant, de l'ouest à l'est, de l'extrémité du pays de Cornouailles à l'embouchure du Danube.

Déjà, dans les temps dont nous nous occupons en ce moment, elle était pleine d'une ardeur naturellement généreuse et d'une intelligence ouverte à tout. La Dacie donne à Rome ses quatre derniers grands empereurs[89]; la Bretagne donne à la chrétienté les premiers exploits et les légendes dernières de sa chevalerie; la Germanie à tous les hommes la sincérité et la flamme du Franc; la Gaule, à toutes les femmes la patience et la force de sainte Geneviève.

16. La sincérité et la flamme du Franc, il faut que je le répète avec insistance, car mes plus jeunes lecteurs ont été probablement habitués à penser que les Français étaient plus polis que sincères. Ils trouveront, s'ils approfondissent la matière, que la sincérité seule peut être policée, et que tout ce que nous reconnaissons de beauté, de délicatesse et de proportions dans les manières, le langage ou l'architecture des Français, vient d'une pure sincérité de leur nature, que vous sentirez bientôt dans les créatures vivantes elles-mêmes si vous les aimez; et si vous comprenez sainement jusqu'à leurs pires fautes, vous verrez, que leur Révolution elle-même fut une révolte contre les mensonges, et la révolte de l'amour trahi. Jamais peuple ne fut si vainement loyal.

17. Qu'ils aient été à l'origine, des Germains, eux-mêmes je suppose seraient bien aises de l'oublier maintenant; mais comment ils secouèrent de leurs pieds la poussière de Germanie et se donnèrent un nom nouveau est le premier des phénomènes que nous ayons maintenant à observer attentivement en ce qui les concerne. «Les critiques les plus sagaces», dit M. Gibbon dans son Xe chapitre, «admettent que vers l'an 240 environ» (nous admettrons alors, pour plus de commodité, que ce fut vers l'an 250 environ, à moitié chemin de la fin du Ve siècle, là où nous sommes,—dix ans de plus ou de moins dans les cas de «admettons que vers... environ», importent peu, mais nous aurons au moins quelque bouée flottante de date à la portée de la main).

«Vers A. D. 250, donc, «une nouvelle confédération» fut formée sous le nom de Francs par les anciens habitants du Bas-Rhin et du Weser.»

18. Ma propre impression relativement aux anciens habitants du Bas-Rhin et du Weser, eût été qu'ils se composaient surtout de poissons, avec des grenouilles et des canards à la surface, mais une note ajoutée par Gibbon, à ce passage, nous fait savoir que la nouvelle confédération se composait de créatures humaines, dans les items suivants:

1° Les Chauces, qui vivaient on ne nous dit pas où;

2° Les Sicambres,» dans la Principauté de Waldeck;

3° Les Attuarii,» dans le duché de Berg;

4° Les Bructères,» sur les bords de la Lippe;

5° Les Chamaves,» dans le pays des Bructères;

6° Les Cattes,» en Hesse.

Tout cela sera, je crois, plutôt plus clair dans vos têtes si vous l'oubliez que si vous vous le rappelez; mais, s'il vous plaît de lire ou relire (ou le mieux de tout, de trouver pour vous lire quelque réelle Miss Isabelle Wardour[90]) l'histoire de Martin Waldeck dans l'Antiquaire, vous y gagnerez une notion suffisante du caractère principal de «la principauté de Waldeck», certainement lié à cet important mot germain «woody» (c'est-à-dire «woodish», je suppose?)—descriptif de rochers et de forêts à moitié poussées; en même temps qu'un respect salutaire pour les bases profondes que Scott donne instinctivement aux noms propres dans son œuvre.

Mais ne perdons pas de vue notre but. Le plus pressé est de revenir sérieusement maintenant à nos cartes, et de situer les choses dans un espace déterminé par des limites linéaires.

Toutes les cartes de Germanie que j'ai personnellement l'avantage de posséder, deviennent extrêmement confuses juste au nord de Francfort, et ressemblent alors à un vitrail peint qui aurait été brisé en mille morceaux par la rancune puritaine, et restauré par d'ingénieux gardiens d'église qui auraient remis chaque morceau à l'envers, cette curieuse vitrerie se proposant de représenter les soixante, soixante-dix, quatre-vingts ou quatre-vingt-dix duchés, marquisats, comtés, baronnies, électorats, etc., héréditaires, en lesquels s'est craquelée et morcelée l'Allemania, sous cette latitude.

Mais sous les couleurs bigarrées et à travers les alphabets interpolés et surchargés de dignités tronquées auxquelles s'ajoutent les trois réseaux des chemins de fer mis sur le tout, réseaux non pas unis, mais hérissés de jambes comme des myriapodes, un dur travail d'une journée avec une bonne loupe vous met en état de découvrir approximativement le cours du Weser, et les noms de certaines villes voisines de ses sources, lesquels méritent d'être retenus.

20. Au cas où vous n'avez pas à disposer d'un après midi, ni votre vue à user, vous devrez vous contenter de ceci, qui est forcément un simple abrégé: à savoir que du Drachenfels[91] et de ses six frères Fels, se dirigeant de l'est au nord, court et s'étend une troupe éparpillée de petits rochers noueux, de mystérieuses crêtes qui surplombent, sourcilleuses, des vallées bordées de petits bois, où un torrent met tantôt sa fureur et tantôt sa mélodie; les crêtes, la plupart couronnées de châteaux par la piété chrétienne des vieux âges dans des buts lointains ou chimériques; les vallées résonnant du bruit des bûcherons, et creusées par les mineurs, habitées sous la terre par les gnomes et dessus par les génies sylvestres et autres. Le pays entier agrafant rocher par rocher, rattachant de vallon en vallon pendant quelque 150 milles (avec des intervalles) la montagne du Dragon, au-dessus du Rhin à la montagne Résine, le «Harz», encore obscur aujourd'hui, vers le sud des terrains foulés par les noirs Brunswickois, de réalité corporelle indiscutable; anciennement obscurci par la forêt «Hercynienne» (haie ou barrière) d'où par corruption Harz, où se trouve aujourd'hui le Harz ou la forêt Résine, hantée de sombres forestiers, de souche au moins résineuse, pour ne pas dire sulfureuse.

21. Cent cinquante milles de l'est à l'ouest, disons moitié autant du nord au sud, environ dix mille milles carrés en tout de montagnes métallifères, conifères et fantomifères, fluidifiées et diffluant pour nous, au moyen âge et dans les temps modernes, en l'huile la plus essentielle de térébenthine, et cette myrrhe, ou cet encens, de l'imagination et du caractère que produit naturellement la Germanie et dont l'huile de térébenthine est le symbole. Je songe particulièrement au développement qu'ont pris les usages les plus délicats de la résine, en tant qu'indispensable à l'archet du violon, depuis les jours de sainte Élisabeth de Marbourg, à ceux de saint Méphistophélès de Weimar.

22. Autant que je sache, ce bouquet de rochers capricieux et de vallées n'a pas de nom général comme groupe de collines; et il est tout à fait impossible de découvrir ses différentes ramifications sur aucune des cartes que je peux me procurer, mais nous pouvons nous rappeler facilement, et utilement, que c'est tout le nord du Mein, qu'il s'appuie sur le Drachenfels à une extrémité, et s'élance tout à coup par voûtes vers la lumière du matin, jusqu'au Harz (sommet du Brocken 3.700 pieds au-dessus de la mer, c'est le plus haut), avec un large espace réservé au cours du Weser, dont nous parlerons tout à l'heure.

23. Nous appellerons ceci désormais la chaîne ou le groupe des Montagnes Enchantées; et alors nous les relierons d'autant plus facilement aux montagnes des Géants, Riesen Gebirge, quand nous aurons besoin d'elles; mais celles-ci sont toutes plus hautes, plus sévères, et nous n'avons pas encore à les approcher; celles plus proches au travers desquelles se trouve notre route, nous pourrions peut-être plus justement les nommer les montagnes des Démons; mais ce ne serait guère respectueux pour sainte Élisabeth ni pour les innombrables jolies châtelaines des tours, ou pour les princesses du parc et de la vallée, qui ont rendu les mœurs domestiques germaines douces et exemplaires et ont coulé le flot transparent et léger de leur vie jusqu'au bas des vallées des âges avant que l'enchantement prenne une forme peut être trop canonique dans l'Almanach de Gotha.

Nous les appellerons donc les Montagnes Enchantées, non les Démons; remarquant aussi avec reconnaissance que les esprits de leurs rochers ont réellement beaucoup plus du caractère des fées guérissantes que des gnomes, chacun (comme s'il portait une baguette magique de coudrier au lieu d'une verge cinglante), faisant surgir des souterrains ferrugineux des sources effervescentes, salutairement salées et chaudes.

24. Au cœur même de cette chaîne enchantée, jaillit (et la plus bienfaisante, si on en use et la dirige bien de toutes les fontaines de la région) la source de la plus ancienne race franque; «dans la principauté de Waldeck», vous ne pouvez la faire remonter à aucune plus lointaine; là elle sort de la terre.

«Frankenberg» (burg) sur la rive droite de l'Eder et à dix-neuf milles au nord de Marbourg, clairement indiqué dans la carte numéro 13 de l'Atlas général de Black, dans lequel le groupe de Montagnes Enchantées qui l'entourent et la vallée de l'Eder, autrement «Engel-Bach», «Ruisseau des Anges» (comme se nomme encore le village situé plus haut dans le vallon) qui rejoint la Fulda, juste au-dessus de Cassel, sont aussi tracés d'une manière intelligible pour des regards mortels qui font un peu attention. Je serais gêné par les noms si j'essayais un dessin; mais quelques traits de plume un peu minutieux ou quelques esquisses que vous feriez vous-même à la main, vous donneraient toutes les sources actuelles du Weser avec une clarté suffisante, ainsi que les villes à se rappeler qui sont sur son cours ou juste au sud sur l'autre pente de la ligne de partage vers le Mein: Frankenberg et Waldeck sur l'Eder, Fulda et Cassel sur la Fulda, Eisenach sur la Werra, qui forme le Weser après avoir pris la Fulda comme épouse (comme le Tees la Greta[92]), au delà d'Eisenach, sous la Wartbourg (dont vous avez entendu parler comme château affecté aux missions chrétiennes, et aux besoins de la Société Biblique). Les rues de la ville sont pavées en dure basalte (son nom—eau de fer—rappelant les armures Thuringiennes de l'ancien temps), elle est encore en pleine activité avec ses moulins qui servent à tout.

25. Les rochers sur tout le chemin depuis le Rhin sont jusque-là des jaillissements et des soulèvements de basalte à travers des roches ferrugineuses, avec un ou deux gisements de charbon vers le nord, ne valant pas, grâce à Dieu, la peine d'être extraits; à Frankenberg même une mine d'or; encore la pitié du ciel veut-elle qu'elle soit assez pauvre en métal; mais du bois et du fer le pays en produit en quantité suffisante si l'on met à l'avoir la peine voulue; et il y a des richesses plus douces à la surface de la terre, du gibier, du blé, des fruits, du lin, du vin, de la laine et du chanvre. Enfin couronnant le tout, le zèle monastique dans les maisons de Fulda et de Walter que je trouve indiquée par une croix comme ayant été bâtie par un certain pieux Walter, chevalier de Meiningen sur le Bodenwasser «eau du fond», c'est-à-dire une eau ayant finalement bien trouvé sa voie vers sa chute (dans le sens où «Boden See» est dit du Rhin descendu de la Via Mala).

26. Et ainsi, ayant bien dégagé des rochers vos sources du Weser, et pour ainsi dire rassemblé les rênes de votre fleuve, vous pouvez dessiner assez facilement pour votre usage personnel la partie plus éloignée de son cours allant au nord en ligne droite, vers la mer du Nord. Et tracez-le d'un trait énergique sur votre esquisse de la carte d'Europe, après la frontière de la Vistule, laissant de côté l'Elbe pour un temps. Pour le moment, vous pouvez tenir tout l'espace compris entre le Weser et la Vistule (au nord des montagnes) pour sauvage et barbare (Saxon et Goth); mais donnez passage à la source des Francs à Waldeck et vous les verrez graduellement mais rapidement remplir tout l'espace entre le Weser et les Bouches du Rhin et, écumeux dans les montagnes, se répandre en une nappe plus tranquille sur les Pays-Bas, où leur errante vie forestière et pastorale trouve enfin à s'endiguer dans la culture des champs de boue, et oublie dans la brume glacée qui flotte sur la mer l'éclat du soleil sur les rochers de basalte.

27. Sur quoi nous aussi devons-nous arrêter pour nous endiguer quelque peu; et ayant toute autre chose, voir ce que nous pouvons comprendre à ce nom de Francs relativement auquel Gibbon nous dit de son ton le plus doux de sérénité morale satisfaite: «L'amour de la liberté était la passion maîtresse de ces Germains. Ils méritèrent, ils prirent, ils gardèrent l'épithète honorable de Francs, ou hommes libres.» Il ne nous dit pas toutefois en quelle langue de l'époque (Chaucien, Sicambrien, Chamave ou Catte) «Franc» a jamais signifié Libre; et je ne puis moi-même découvrir à quelle langue, de quelque temps que ce soit, ce mot appartient d'abord; mais je ne doute pas que Miss Yonge (Histoire des Noms Chrétiens, articles sur Frey et Frank) ne donne la vraie racine quand elle parle de ce qu'elle appelle le «Puissant Germain, «Frang» Free Lord. Nullement un libre homme du peuple, rien de pareil; mais une personne dont la nature et le nom impliquaient l'existence autour de lui et au-dessous de lui d'un nombre considérable d'autres personnes qui n'étaient en rien «Frang» ni Frangs. Son titre est un des plus fiers de ceux qui existaient alors; consacré à la fin par la dignité de l'âge ajoutée à celle de la valeur dans le nom de Seigneur, ou Monseigneur, pas encore dans sa dernière forme cokney de «Mossoo» prise dans une acception tout à fait républicaine!

28. De sorte que, en y réfléchissant bien, la qualité de franchise ne donne que son bord plat dans la signification de «Libre», mais du côté du tranchant et de la pointe, sans aucun doute et en tout temps signifie brave, fort, et honnête, au-dessus des autres hommes[93].

Le vieux peuple du pays de forêts ne fut jamais en aucune méchante acception «libre»; mais dans un sens vraiment humain il fut Franc, pensant ce qu'il disait tout haut, et s'y tenant jusqu'à ce qu'il l'eût réalisé. Prompts et nets dans les paroles et dans l'action, absolument sans peur et toujours sans repos; mais sans loi, indisciplinés par laisser-aller ou prodigues par faiblesse, cela ils ne le sont ni en action ni en paroles. Leur franchise, si vous lisez le mot comme un savant et un chrétien, et non comme un moderne infidèle de demi-culture et n'ayant qu'une moitié de cerveau, ne connaissant de toutes les langues de l'univers que son argot, est, en réalité, opposée non à servitude, mais à timidité[94].

C'est aujourd'hui la marque de ce qu'il y a de plus doux et de plus français dans le caractère français qu'il produit des serviteurs qui sont tout bonnement parfaits. Infatigablement attachés à leurs protecteurs, dans une douce adresse à tout faire, sous une tutelle latente; les plus aimablement utiles des valets, les plus gentilles (de mentalité et de personnalité tout à fait bonnes) des bonnes. Mais à aucun degré, ne seront intimidés par vous. Vous aurez beau être le duc ou la duchesse de Montaltissimo vous ne les verrez pas troublés par votre rang élevé. Ils entameront la conversation avec vous s'ils en ont envie.

29. Les meilleurs des serviteurs; les meilleurs des sujets aussi quand ils ont un roi, ou un comte, ou un chef, franc aussi, pour les conduire; ce dont nous verrons la preuve en temps voulu; mais, en ce moment, notez encore ceci, quelque éclat accessoire de la chose appelée par eux dans la suite Liberté que puisse suggérer le nom Frank, vous devez dès maintenant, et toujours dans l'avenir, vous garder de confondre leurs Libertés avec leur Puissance d'agir. Ce que l'attitude de l'armée peut être vis-à-vis de son chef est une question; si chef ou armée peut se tenir en repos six mois, une autre et toute différente. Il leur faut toujours combattre quelqu'un ou aller quelque part, la vie ne leur paraît pas valoir sans cela la peine d'être vécue; et cette activité, cet éclat et cet éclair de vif-argent qui brille à la fois ici et là, qui dans son essence n'est l'amour ni de la guerre ni de la rapine, mais seulement le besoin de changer de place et d'humeur (pour ainsi dire de modes et de temps—et d'intensité)—chez des gens qui ne veulent jamais laisser reposer leurs éperons mais les ont toujours brillants et aux pieds, et aiment mieux jeûner à cheval que festoyer au repos, cette peur enfantine d'être mis dans le coin, et ce besoin continuel d'avoir quelque chose à faire, tout cela doit être considéré par nous avec une sympathie étonnée dans toutes ses conséquences quelquefois éblouissantes, mais trop souvent malheureuses et désastreuses pour la nation elle-même aussi bien que pour ses voisins.

30. Et cette activité que nous, lourds mangeurs de bœufs que nous sommes, nous avions l'habitude, avant que la science moderne nous eût enseigné que nous n'étions nous-mêmes rien de mieux que des babouins, de comparer discourtoisement à celle des tribus plus vives des singes, fit en réalité une si grande impression sur les Hollandais (quand pour la première fois l'irrigation franque donna quelque mouvement et quelque courant à leurs marais) que les plus anciennes armoiries dans lesquelles nous trouvions un blason rappelant la puissance franque, paraissent avoir été l'œuvre d'un Hollandais qui voulait en donner une représentation dédaigneusement satirique.

«Car, dit un très ingénieux historien, M. André Favine, «Parisien et avocat à la Haute-Cour du Parlement français en l'an 1626», ces peuples qui bordaient la Sala appelés «Salts» par les Allemagnes, furent à leur descente dans les pays hollandais appelés par les Romains «Francs Saliques» (d'où la future loi «Salique», remarquez-le) et par abréviation «Salii», apparemment du verbe salire, c'est-à-dire «saulter», «sauter» (et dans l'avenir par conséquent dûment aussi danser—d'une manière incomparable), être «vif et agile du pied, bien sauter et monter, qualités tout particulièrement requises chez ceux qui habitent des lieux humides et marécageux. Aussi pendant que tels des Français comme ceux qui habitaient sur le bras principal du fleuve (Rhin) étaient nommés «Nageurs» (Swimmers), ceux des marais étaient appelés «Saulteurs» (Leapers); c'était un sobriquet donné aux Français en raison et de leur disposition naturelle et de leur résidence; et encore aujourd'hui, leurs ennemis les appellent les Crapauds Français (ou Grenouilles plus exactement), d'où est venue la fable que leurs anciens rois portaient de telles créatures dans leurs armes.»

31. Sans aborder en ce moment la question de savoir si c'est une fable ou non, vous vous rappellerez aisément l'épithète «Salien», caractérisant les gens qui sautent les fossés, traversent les fleuves à la nage, si bien que, comme nous l'avons dit précédemment, toute la longueur du Rhin dut être refortifiée contre eux, épithète toutefois, où il paraît à l'origine y avoir un certain Sel délicat, de sorte que nous pouvons justement, comme nous appelons «vieux Salés» nos marins endurcis, songer à ces Francs plus brillants, plus étincelants, comme à de «Jeunes Salés»; mais les Romains joueront en quelque sorte sur le mot, et dans leur respect naturel pour la flamme martiale et «l'élan» de ces Franks, ils en feront «Salii exsudantes[95]» du nom même de leurs propres prêtres armés qui les suivaient à la guerre.

Allant jusqu'à une dérivation un peu plus lointaine mais subtile, nous pouvons considérer ce premier «Saillant» comme un promontoire en bec d'aigle sur la France que nous connaissons, vers ce que nous appelons aujourd'hui la France; et à jamais dans sa brillante élasticité de tempérament, une nation à sauts et saillies, nous fournissant à nous Anglais, car nous pouvons risquer pour cette fois ce peu d'érudition héraldique, leur «Léopard» (non comme une créature mouchetée et tachetée, mais naturellement élancée et bondissante) pour nos écussons royaux et princiers.

En voilà assez sur leur nom de «Salien», mais de l'interprétation de la Franchise nous sommes aussi loin que jamais, et il faut nous contenter cependant d'en rester là, en notant toutefois deux idées liées dans la suite à ce nom, qui sont pour nous d'une très grande importance de définition.

32. «Le poète français dans les premiers livres de sa Franciade, dit M. Favine» (mais quel poète, je ne sais, ni ne puis me renseigner là-dessus)[96] «raconte»[97] (dans le sens de écartèle, ou peint comme fait un héraldiste) «certaines fables sur le nom des Français pour lequel on aurait adopté et réuni deux mots gaulois ensemble, Phere-Encos qui signifie «Porte-Lance» (Brandit-Lance, pourrions-nous peut-être nous risquer à traduire), une arme plus légère que la pique commençant ici à s'agiter dans les mains de leur chevalerie et Fere-Encos devenant assez vite dans le langage parlé «Francos»;—une dérivation certes à ne pas accepter, mais à cause de l'idée qu'elle donne de l'arme elle vaut qu'on y prête attention de même qu'à la suivante: parmi les armes des anciens Français, au-dessus et à côté de la lance, il y avait la hache d'arme qu'ils appelaient anchon, et qui existe encore aujourd'hui dans beaucoup de provinces de France où on l'appelle un achon; ils s'en aidaient à la guerre en le jetant au loin sur l'ennemi dans le seul but de le mettre à découvert et pour fendre son bouclier. Cet achon était dardé avec une telle violence qu'il pourfendait le bouclier, forçait son possesseur à abaisser le bras et ainsi le laissait découvert et désarmé et permettait de le surprendre plus facilement et plus vite. Il paraît que cette arme était proprement et spécialement l'arme du soldat français, aussi bien à pied qu'à cheval. Pour cette raison, on l'appelait Franciscus. Francisca, securis oblonga, quam Franci librabant in hostes. Car le cavalier, outre son bouclier et sa francisca (arme commune, comme nous l'avons dit, au fantassin et au cavalier), avait aussi la lance; lorsqu'elle était brisée et ne pouvait plus servir, il portait la main sur sa francisca, sur l'usage de laquelle nous renseigne l'archevêque de Tours, dans son second livre, chapitre XXVII.»

33. Il est agréable de voir avec quel respect les leçons de l'archevêque de Tours étaient écoutées par les chevaliers français, et curieux de noter la préférence des meilleurs d'entre eux à user de la francisca, non seulement aux temps de Cœur de Lion, mais même aux jours de Poitiers. Dans le dernier engagement de cette bataille aux portes de Poitiers: «Là, fit le roi Jehan de sa main merveilles d'armes, et tenait une hache de guerre dont bien se dépendait et combattait, si la quartre partie de ses gens luy eussent ressemblé, la journée eust été pour eux.» Plus remarquable encore à ce point de vue est l'épisode du combat que Froissart s'arrête pour nous dire avant de commencer son récit, et qui met aux prises le Sire de Verclef (sur la Severn) et l'écuyer Picard Jean de Helennes; l'Anglais perdant son sabre descend pour le reprendre; sur quoi Helennes lui jette le sien avec un tel visé et une telle force «qu'il accousuit l'Anglais es cuisses, tellement que l'épée entre dedans et le cousit tout parmi, jusqu'au hans».

Là-dessus, le chevalier se rendant, l'écuyer bande sa plaie, et le soigne, restant quinze jours «pour l'amour de lui», à Châtellerault, tant que sa vie fut en danger, et ensuite lui faisant faire toute la route en litière jusqu'à son propre château de Picardie. Sa rançon est de 6.000 nobles. Je pense environ 25.000 livres de notre valeur actuelle et vous pouvez tenir pour un signe particulièrement fatal du proche déclin des temps de la chevalerie ce fait que «devint celuy Escuyer, chevalier, pour le grand profit qu'il eut du Seigneur de Verclef».

Je reviens volontiers à l'aube de la chevalerie, alors qu'heure par heure, année par année, les hommes devenaient plus doux et plus sages, alors que même au travers des pires cruautés et des pires erreurs on pouvait voir les qualités natives de la caste la plus noble s'affirmer d'abord, en vertu d'un principe inné, se soumettre ensuite en vue des tâches futures.

34. Les deux principales armes, voilà tout ce que nous connaissons jusqu'ici du Franc salien; pourtant sa silhouette commence à se dessiner pour nous dans le brouillard du Brocken, portant la lance légère qui deviendra le javelot; mais la hache, son arme de bûcheron, est lourde;—pour des raisons économiques, comme la rareté du fer, c'est l'arme préférable à toutes, donnant la plus grande force d'impulsion et la plus grande puissance de choc avec la plus petite quantité de métal, et le travail de forge le plus sommaire. Gibbon leur donne aussi une «pesante» épée, suspendue à un «large» ceinturon; mais les épithètes de Gibbon sont toujours données gratis[98], et l'épée à ceinturon, quelle que fut sa mesure, était probablement destinée aux chefs seulement; le ceinturon, lui-même en or, celui-là même qui distinguait les comtes romains et sans aucun doute adopté, à leur exemple, par les chefs francs alliés; prenant par la suite la signification symbolique que lui donne saint Paul[99] de ceinturon de vérité; enfin, l'emblème principal de l'Ordre de la Chevalerie.

35. Le bouclier pour tous était rond, se maniant comme le bouclier d'un highlander: armure qui probablement n'était rien que du cuir fortement tanné, ou du chanvre patiemment et solidement tricoté: «Leur costume collant», dit M. Gibbon, «figurait exactement la forme de leurs membres», mais «costume» est seulement une expression Miltono-Gibbonienne pour signifier «personne sait quoi». Il est plus intelligible en ce qui concerne leurs personnes. «La stature élevée des Francs, leurs yeux bleus, dénotaient une origine germanique; les belliqueux barbares étaient formés dès leur première jeunesse à courir, sauter, nager, lancer le javelot et la hache d'armes sans manquer le but, à marcher sans hésitation contre un ennemi supérieur en nombre, et à garder dans la vie ou la mort la réputation d'invincibles qui était celle de leurs ancêtres» (VI, 93). Pour la première fois, en 358, épouvanté par la victoire de l'empereur Julien à Strasbourg, et assiégé par lui sur la Meuse, un corps de six cents Francs «méconnut l'ancienne loi qui leur ordonnait de vaincre ou de mourir». «Bien que l'espoir de la rapine eût pour les entraîner une force extrême, ils professaient un amour désintéressé de la guerre qu'ils considéraient comme le suprême honneur et la suprême félicité de la nature humaine, et leurs esprits et leurs corps étaient si endurcis par une activité perpétuelle, que selon la vivante expression d'un orateur, les neiges de l'hiver étaient aussi agréables pour eux que les fleurs du printemps» (III, 220).

36. Ces vertus morales et corporelles ou cet endurcissement étaient probablement universels dans les rangs militaires de la nation; mais nous apprendrons tout à l'heure avec surprise, d'un peuple si remarquablement «libre» que seuls le Roi et la famille royale y pouvaient porter leur chevelure comme il leur plaisait. Les rois portaient la leur en boucles flottantes sur le closet les épaules, les reines en tresses ondulantes jusqu'à leurs pieds, mais tout le reste de la nation était obligé par la loi ou l'usage de se raser la partie postérieure de la tête, de porter ses cheveux courts sur le front, et de se contenter de l'ornement de deux petites whiskers[100].

37. Moustaches, veut dire M. Gibbon j'imagine, et je me permets de supposer aussi que les nobles et leurs femmes pouvaient porter leurs tresses et leurs boucles comme il leur convenait. Mais, de nouveau, il nous ouvre un jour inattendu et gênant sur les institutions démocratiques des Francs en nous apprenant «que les différents commerces, les travaux de l'agriculture et les arts de la chasse et de la pêche étaient exercés par des mains serviles pour un salaire du souverain».

«Servile et salaire» toutefois, quoiqu'ils donnent d'abord l'idée terrible d'un ordre de choses injuste ne sont que les expressions Miltono-Gibboniennes du fait général que les rois francs avaient des laboureurs dans leurs champs, employaient des tisserands et des forgerons pour faire leurs vêtements et leurs épées, chassaient avec des veneurs, au faucon avec des fauconniers, et étaient sous les autres rapports tyranniques dans la proportion où peut l'être un grand propriétaire de terres anglais. «Le château des rois à longs cheveux était entouré de cours commodes et d'écuries pour la volaille et le bétail, le jardin était planté de légumes utiles, les magasins remplis de blé, de vins, soit pour la vente, soit pour la consommation, et toute l'administration, conduite dans les règles les plus strictes de l'économie privée.»

38. J'ai rassemblé ces remarques souvent incomplètes et pas toujours très consistantes, de l'aspect et du caractère des Francs, extraites des références de M. Gibbon, pendant une période de plus de deux siècles,—et le dernier passage cité,—qu'il accompagne de la constatation que «cent-soixante de ces palais ruraux étaient disséminés à travers les provinces de leur royaume», sans nous dire quel royaume, ou à quelle époque,—doit être tenu pour descriptif des coutumes et du système général de leur monarchie après les victoires de Clovis. Mais dès la première heure où vous entendrez parler de lui, le Franc, à le bien considérer, est toujours un personnage extrêmement ingénieux, bien intentionné et industrieux; s'il est impatient d'acquérir, il sait aussi intelligemment conserver et édifier; il y a là tout un don d'ordonnance et de claire architecture qui trouvera un jour sa suprême expression dans les bas-côtés d'Amiens; et des choses en tout genre sans rivales et qui eussent été indestructibles si ceux qui vécurent au milieu d'elles avaient eu même force de cœur que ceux qui les avaient construites bien des années auparavant[101].

39. Mais pour le moment il nous faut revenir sur nos pas, car dernièrement, relisant quelques-uns de mes livres pour une édition revue et corrigée, j'ai remarqué et non sans remords, que toutes les fois que dans un paragraphe ou un chapitre je promets pour le chapitre suivant un examen attentif de quelque point particulier le paragraphe suivant n'a trait en quoi que ce soit au point promis, mais ne manque pas de s'attacher passionnément à quelque point antithétique, antipathique ou antipodique, dans l'hémisphère opposé; je trouve cette façon de composer un livre extrêmement favorable à l'impartialité et la largeur des vues; mais je puis concevoir qu'elle doit être pour le commun des lecteurs non seulement décevante (si je puis vraiment me flatter d'intéresser jamais suffisamment pour décevoir) mais même capable de confirmer dans son esprit quelques-unes des insinuations fallacieuses et absolument absurdes de critiques hostiles, concernant mon inconsistance, mes vacillations, et ma facilité à être influencé par les changements de température dans mes principes ou dans mes opinions. Aussi je me propose dans ces esquisses historiques, pour le moins de me surveiller, et j'espère de me corriger en partie de ce travers de manquer à mes promesses, et, dût-il en coûter aux flux et reflux variés de mon humeur, de dire dans une certaine mesure en chaque chapitre ce que le lecteur à le droit de compter qui y sera dit.

40. J'ai abandonné dans mon chapitre Ier après y avoir jeté un simple coup d'œil, l'histoire du vase de Soissons. On peut la trouver (et c'est bien à peu près la seule chose que l'on y puisse trouver concernant la vie ou le caractère individuel du premier Louis) dans toute histoire de France populaire à bon marché avec sa moralité populaire à bon marché imprimée à la suite. Si j'avais le temps de remonter à ses premières sources, peut-être prendrait-elle un autre aspect. Mais je vous la donne telle qu'on peut la trouver partout en vous demandant seulement d'examiner si—même lue ainsi—elle ne peut pas porter en elle une signification quelque peu différente.

41. L'histoire dit donc que, après la bataille de Soissons, dans le partage des dépouilles romaines ou gauloises, le roi revendiqua un vase d'argent d'un superbe travail pour—«lui», étais-je sur le point d'écrire,—et dans mon dernier chapitre, j'ai inexactement supposé qu'il le voulait pour son meilleur lui-même, sa reine. Mais il ne le voulait ni pour l'un ni pour l'autre, c'était pour le rendre à saint Rémi, afin qu'il pût rester parmi les trésors consacrés à Reims. Ceci est le premier point sur lequel les historiens populaires n'insistent pas, et qu'un de ses guerriers qui réclama l'égal partage du trésor préféra aussi ignorer. Le vase était demandé par le roi en supplément de sa propre part et les chevaliers francs tout en rendant fidèle obéissance à leur roi comme chef n'avaient pas la moindre intention de lui accorder ce que des rois plus modernes appellent des taxes «régaliennes» prélevées sur tout ce qu'ils touchent. Et un de ces chevaliers ou comtes francs, un peu plus franc que les autres et aussi incrédule à la sainteté de saint Rémi qu'un évêque protestant ou un philosophe positiviste, prit sur lui de discuter la prétention du roi et de l'Église, à la façon, supposez, d'une opposition libérale à la Chambre des Communes; et la discuta avec une telle confiance d'être soutenu par l'opinion publique du Ve siècle, que le roi persistant dans sa requête le soldat sans peur mit le vase en pièces avec sa hache de guerre en s'écriant: «Tu n'auras pas plus que ta part de butin.»

42. C'est la première et nette affirmation de la «Liberté, Fraternité et Égalité» françaises, soutenue alors comme maintenant par la destruction qui est la seule manifestation artistique active possible à des personnages «libres», incapables de rien créer.

Le roi ne donna pas suite à la querelle. Les poltrons penseront qu'il en resta là par poltronnerie, et les méchants par méchanceté. Il est certain, en tous cas c'est fort à croire, qu'il en resta là; mais il attendit son heure; ce que la colère d'un homme fort peut toujours, ainsi que s'échauffer plus ardemment dans l'attente, et c'est une des principales raisons pourquoi on enseigne aux chrétiens de ne pas laisser le soleil se coucher sur elle[102]. Précepte auquel les chrétiens de nos jours sont parfaitement prêts à obéir si c'est quelqu'un d'autre qui a été offensé, et en effet dans ce cas la difficulté est habituellement de les faire penser à l'injure, même dans la minute où le soleil n'est pas encore couché sur leur indignation[103].

43. La suite est vraiment choquante pour la sensibilité moderne. Je la donne dans le langage sinon poli du moins délicatement verni de l'histoire illustrée.

«Environ un an après, passant la revue de ses troupes, il alla à l'homme qui avait brisé le vase, et, examinant ses armes, se plaignit qu'elles fussent en mauvais état!» (l'italique est de moi) et «les jeta» (Quoi? le bouclier et l'épée?) «à terre». Le soldat se baissa pour les ramasser et à ce moment le roi le frappa à la tête de sa hache de guerre en s'écriant: «Ainsi fis-tu au vase de Soissons.» L'historien moral moderne ajoute cette remarque que: «Ceci comme document sur l'état des Francs et les liens par lesquels ils étaient unis ne donne que l'idée d'une bande de voleurs et de leur chef.» Ce qui est en effet autant que je puis moi-même pénétrer et déchiffrer la nature des choses l'idée première à concevoir relativement à la plupart des organisations royales et militaires dans ce monde jusqu'à nos jours (à moins par hasard que ce ne soient les Afghans et les Zoulous qui volent nos propres terres en Angleterre au lieu de nous les leurs dans leurs pays respectifs). Mais en ce qui regarde la manière dont fut accomplie cette exécution militaire type, je dois pour le moment demander au lecteur la permission de rechercher avec lui, s'il est moins royal, ou plus cruel de frapper un soldat insolent sur la tête avec sa hache d'armes à soi, que de frapper une personne telle que Sir Thomas More[104] sur le cou avec celle d'un exécuteur, ayant recours au fonctionnement mécanique—comme serait celui du couperet, de la guillotine ou de la corde, pour donner le coup de grâce—des formes accommodantes de la loi nationale et de l'intervention gracieusement mêlée d'un groupe élégant de nobles et d'évêques.

44. Il y a des choses bien plus noires à dire de Clovis que celle-ci, alors que sa vie fière tirait vers sa fin, des choses qui vous seraient racontées dans toute leur vérité, si aucun de nous pouvait voir clair dans la noirceur. Mais nous ne pouvons jamais savoir la vérité sur le péché; car sa nature est de tromper également le pécheur d'une part, et le juge de l'autre. Diabolique, nous trompant si nous y succombons, ou le condamnons; voici à ce sujet les facéties de Gibbon si vous vous en souciez; mais j'extrais d'abord des paragraphes confus qui y amènent, des phrases de louange que le sage de Lausanne n'accorde pas d'ordinaire aussi généreusement qu'en cette circonstance à ceux de ses héros qui ont confessé la puissance du christianisme.

45. «Clovis n'avait pas plus de quinze ans, quand, par la mort de son père, il lui succéda comme chef de la tribu salienne. Les limites étroites de son royaume s'arrêtaient à l'île des Bataves, avec les anciens diocèses de Tournay et Arras; et au baptême de Clovis le nombre de ses guerriers ne pouvait pas excéder 5.000. Les tribus de même race que les Francs qui s'étaient installées le long de l'Escaut, de la Meuse, de la Moselle et du Rhin, étaient gouvernées par leurs rois autonomes de race mérovingienne, les égaux et les alliés, et quelquefois les ennemis, du prince salique. Quand il avait commencé la campagne, il n'avait ni or ni argent dans ses coffres, ni vin ni blé dans ses magasins; mais il imita l'exemple de César qui dans le même pays s'était enrichi à la pointe de l'épée, et avait acheté des mercenaires avec les fruits de la conquête.

«L'esprit indompté des Barbares apprit à reconnaître les avantages d'une discipline régulière. À la revue annuelle du mois de Mars, leurs armes étaient exactement inspectées; et, quand ils traversaient un territoire pacifique, il leur était défendu de toucher à un brin d'herbe. La justice de Clovis était inexorable; et ceux de ses soldats qui se montraient insouciants ou désobéissants étaient à l'instant punis de mort. Il serait superflu de louer la valeur d'un Franc; mais la valeur de Clovis était gouvernée par une prudence froide et consommée. Dans toutes ses relations avec les hommes il faisait la balance entre le poids de l'intérêt, de la passion et de l'opinion; et ses mesures étaient tantôt en harmonie avec les usages sanguinaires des Germains, tantôt modérées par le génie plus doux de Rome et du christianisme.

46. «Mais le farouche conquérant de la Gaule était incapable de discuter la valeur des preuves d'une religion qui repose sur l'investigation laborieuse du témoignage historique et sur la théologie spéculative. Il était encore plus incapable de ressentir la douce influence de l'Évangile qui persuade et purifie le cœur d'un véritable converti. Son règne ambitieux fut une violation perpétuelle des devoirs moraux et chrétiens: ses mains furent tachées de sang dans la paix comme dans la guerre; et, dès que Clovis se fût débarrassé d'un synode de l'Église Gallicane, il assassina avec tranquillité tous les princes de la race mérovingienne.»

47. C'est trop vrai[105]; mais d'abord c'est de la rhétorique—car nous aurions besoin qu'on nous dise combien étaient tous les princes—en second lieu nous devons remarquer qu'en admettant que Clovis ait à un degré quelconque «étudié les Écritures» telles qu'elles étaient présentées au monde occidental par saint Jérôme, il était à présumer que lui, roi-soldat, penserait davantage à la mission de Josué[106] et de Jéhu qu'à la patience du Christ, dont il songeait plutôt à venger qu'à imiter la passion; et la crainte que les autres rois francs lui succèdent, ou par envie du vaste royaume qu'il avait agrandi l'attaquent et le détrônent, pouvait facilement lui apparaître comme inspirée non par un danger personnel, mais par le retour possible de la nation tout entière à l'idolâtrie. De plus, dans les derniers temps, sa foi dans la protection divine accordée à sa cause avait été ébranlée par la défaite que les Ostrogoths lui avaient infligée devant Arles, et le léopard franc n'avait pas assez complètement perdu ses taches[107] pour abandonner à un ennemi l'occasion du premier bond.

48. Pour en finir, et nous plaçant au-dessus de ces questions de personnes, les diverses formes de la cruauté et de la ruse—la première, remarquez-le, provenant beaucoup d'un mépris de la souffrance qui était une condition d'honneur pour les femmes aussi bien que pour les hommes,—sont dans ces races barbares toujours fondées sur leur amour de la gloire dans la guerre; ce qui ne peut être compris qu'en se rapportant à ce qui reste de ces mêmes caractères dans les castes les plus élevées des Indiens de l'Amérique du Nord; et, avant d'exposer clairement pour finir les événements certains du règne de Clovis jusqu'à la fin, le lecteur fera bien d'apprendre cette liste des personnages du grand Drame, en prenant à cœur la signification du nom de chacun, à cause à la fois de son influence probable sur l'esprit de celui qui le portait, et comme une expression fatale de l'ensemble de ses actes et de leurs conséquences pour les générations futures.

I. CLOVIS.—En forme franque, Hluodoveh[108]. «Glorieuse sainteté» ou sacre. En latin Chlodovisus, quand il fut baptisé par saint Remi, s'adoucissant à travers les siècles en Lhodovisus, Ludovicus, Louis.

II. ALBOFLEDA.—«Blanche fée domestique?» Sa plus jeune sœur épouse Théodoric («Theudreich», le maître du peuple), le grand roi des Ostrogoths.

III. CLOTILDE.—Hlod-hilda, «Glorieuse vierge de batailles». Sa femme. «Hilda» signifiant d'abord bataille, pure; et devenant ensuite Reine ou vierge de bataille. Christianisée en sainte Clotilde en France et sainte Hilda du rocher de Whitby.

III. CLOTILDE.—Sa seule fille, morte pour la foi catholique, sous la persécution arienne.

IV. CHILDEBERT, l'aîné des fils qu'il eut de Clotilde, le premier roi franc à Paris. «Splendeur des Batailles», s'adoucissant en Hildebert, et ensuite Hildebrant comme dans les Nibelung.

V. CHLODOMIR.—«Glorieuse Renommée». Son second fils du lit de Clotilde.

VI. CLOTAIRE.—Son plus jeune fils du lit de Clotilde; de fait le destructeur de la maison de son père. «Glorieux guerrier».

VII. CHLODOWALD.—Le plus jeune fils de Chlodomir. «Glorieux Pouvoir», plus tard, saint Cloud.

49. Je suivrai maintenant sans plus de détours, à travers sa lumière et son ombre, la suite du règne de Clovis et de ses actes.

A. D. 481.—Couronné quand il n'avait que quinze ans. Cinq ans après il provoque «dans l'esprit et presque dans le langage de la chevalerie «le gouverneur romain Syagrius, qui se maintenait dans le district de Reims et de Soissons: Campum sibi præparari jussit, il provoqua son adversaire comme en champ clos» (Voyez la note et la référence de Gibbon, chap. XXXVIII). L'abbaye bénédictine de Nogent fut dans la suite bâtie sur le champ de bataille indiqué par un cercle de sépulcres païens. «Clovis donne les terres adjacentes de Leuilly et Coucy à l'église de Reims[109]

A. D. 485.—La bataille de Soissons. Gibbon n'en donne pas la date: suit la mort de Syagrius à la cour d'Alaric (le Jeune) en 486, prenez 485 pour la bataille.

30. A. D. 493.—Je ne puis trouver aucun récit des relations de Clovis avec le roi des Burgondes, l'oncle de Clotilde, qui précédèrent ses fiançailles avec la princesse orpheline. Son oncle, disent tous les historiens, avait tué son père et sa mère et forcé sa sœur à prendre le voile. On ne donne aucun motif, et on ne cite aucune source. Clotilde elle-même fut poursuivie comme elle faisait route pour la France[110] et la litière dans laquelle elle voyageait capturée avec une partie de sa dot. Mais la princesse elle-même monta à cheval, se dirigea avec une partie de son escorte vers la France, «ordonnant à ses serviteurs de mettre le feu à toute chose appartenant à son oncle et à ses sujets qu'ils pourraient rencontrer sur la route».

51. Le fait n'est pas raconté, habituellement, dans les dicts ou les actes des saints; mais punir les rois en détruisant les propriétés de leurs sujets est un usage de guerre trop accepté aujourd'hui pour permettre à notre indignation d'être bien vive contre Clotilde qui agissait sous l'empire de la douleur et de la colère. Les années de sa jeunesse ne nous sont pas racontées: Clovis avait déjà vingt-sept ans et avait pendant trois ans maintenu la foi de ses ancêtres contre toute l'influence de sa reine.

52. A. D. 496.—Je n'ai pas dans le chapitre du début attaché tout à fait assez d'importance à la bataille de Tolbiac, m'en occupant simplement en tant qu'elle obligeait les Alamans à repasser le Rhin, et établissait la puissance des Francs sur sa rive occidentale. Mais des résultats infiniment plus vastes sont indiqués dans la courte phrase par laquelle Gibbon clôt son récit de la bataille. «Après la conquête des provinces de l'ouest, les Francs seuls gardèrent leurs anciennes possessions d'au delà du Rhin. Ils soumirent et civilisèrent graduellement les peuples dont ils avaient brisé la résistance jusqu'à l'Elbe et aux montagnes de Bohème; et la paix de l'Europe fut assurée par la soumission de la Germanie.»

53. Car, dans le sud, Théodoric avait déjà «remis le sabre au fourreau dans l'orgueil de sa victoire et la vigueur de son âge et son règne qui continue pendant trente-trois ans fut consacré aux devoirs du gouvernement civil». Même quand son beau-fils Alaric périt de la main de Clovis à la bataille de Poitiers, Théodoric se contenta d'arrêter la puissance des Francs à Arles, sans poursuivre son succès, et de protéger son petit-fils en bas-âge, corrigeant en même temps certains abus dans le gouvernement civil de l'Espagne. En sorte que la souveraineté bienfaisante du grand Goth fut établie de la Sicile au Danube et de Sirmium à l'Océan Atlantique.

54. Ainsi donc, à la fin du Ve siècle, vous avez une Europe divisée simplement par la ligne de partage de ses eaux; et deux rois chrétiens[111] régnant, avec un pouvoir entièrement bienfaisant et sain—l'un au nord—l'autre au sud—le plus puissant et le plus digne des deux mariés à la plus jeune sœur de l'autre: une sainte reine au nord, une reine-mère catholique, pieuse et sincère, au sud. C'est là une conjonction de circonstances assez mémorable dans l'histoire de la terre et certes à méditer, si jamais dans le tourbillon de vos voyages, ô lecteur, vous pouvez vous séparer pour une heure du bétail parqué qu'on pousse sur le Rhin ou l'Adige et vous promener en paix, passé la porte sud de Cologne, ou sur le pont de Fra-Giacondo à Vérone.—Alors, arrêtez-vous et regardez dans l'air limpide au delà du champ de bataille de Tolbiac, vers le bleu Drachenfels, ou, par la plaine de St-Ambrogio vers les montagnes de Garde. Car là furent remportées si vous voulez y penser sérieusement, les deux grandes victoires du monde chrétien. Celle de Constantin donna seulement une autre forme et une nouvelle couleur aux murs tombants de Rome; mais les races Franque et Gothique, par ces conquêtes et sous ces gouvernements, fondèrent les arts et établirent les lois qui donnèrent à toute l'Europe future sa joie et sa vertu. Et il est charmant de voir comment, d'aussi bonne heure, la chevalerie féodale avait déjà sa vie liée à la noblesse de la femme.

Il n'y eut pas d'apparition à Tolbiac et la tradition n'a pas prétendu depuis qu'il y en ait eu. Le roi pria simplement le Dieu de Clotilde. Le matin de la bataille de Vérone, Théodoric visita la tente de sa mère et de sa sœur «et demanda que pour la fête la plus brillante de sa vie, elles le parassent des riches vêtements qu'elles avaient faits de leurs propres mains».

55. Mais sur Clovis s'étendit encore une autre influence—plus grande que celle de sa reine. Lorsque son royaume atteignit la Loire, la bergère de Nanterre était déjà âgée;—elle n'était ni une vierge porte-flambeau des batailles, comme Clotilde, ni un guide chevaleresque de délivrance comme Jeanne; elle avait blanchi dans la douceur de la sagesse et était maintenant «pleine de plus en plus d'une lumière cristalline». Le père de Clovis l'avait connue; lui-même en avait fait son amie, et quand il quitta Paris pour la plaine de Poitiers, il fit le vœu que, s'il était victorieux, il bâtirait une église chrétienne sur les collines de la Seine. Il revint victorieux et, avec sainte Geneviève à son côté, s'arrêta sur l'emplacement des ruines des Thermes Romains, juste au-dessus de l'«Ile» de Paris, pour accomplir son vœu: et pour déterminer les limites des fondations de la première église métropolitaine de la Chrétienté franque[112].

Le roi donne le branle à sa hache de guerre et la lança de toute sa force.—Mesurant ainsi dans son vol la place de son propre tombeau, et de celui de Clotilde, et de sainte Geneviève.

«Là ils reposèrent et reposent,—en âme,—ensemble. La colline tout entière porte encore le nom de la patronne de Paris; une petite rue obscure a gardé celui du Roi Conquérant.»

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