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La Bible d'Amiens

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[159]Cf. «Vous êtes peut-être surpris d'entendre parler d'Horace comme d'une personne pieuse. Les hommes sages savent qu'il est sage, les hommes sincères qu'il est sincère. Mais les hommes pieux, par défaut d'attention, ne savent pas toujours qu'il est pieux. Un grand obstacle à ce que vous le compreniez est qu'on vous a fait construire des vers latins toujours avec l'introduction forcée du mot «Jupiter» quand vous étiez en peine d'un dactyle. Et il vous semble toujours qu'Horace ne s'en servait que quand il lui manquait un dactyle. Remarquez l'assurance qu'il nous donne de sa piété: Dis pieta mea, et musa, cordi est, etc. » (Val d'Arno, chap. IX, § 218, 219, 220, 221 et suiv.). Voyez aussi: «Horace est exactement aussi sincère dans sa foi religieuse que Wordsworth, mais tout pouvoir de comprendre les honnêtes poètes classiques a été enlevé à la plupart de nos gentlemens par l'exercice mécanique de la versification au collège. Dans tout le cours de leur vie, ils ne peuvent se délivrer complètement de cette idée que tous les vers ont été écrits comme exercices et que Minerve n'était qu'un mot commode à mettre comme avant-dernier dans un hexamètre et Jupiter comme dernier. Rien n'est plus faux... Horace consacre son pin favori à Diane, chante son hymne automnal à Faunus, dirige la noble jeunesse de Rome dans son hymne à Apollon, et dit à la petite-fille du fermier que les Dieux l'aimeront quoiqu'elle n'ait à leur offrir qu'une poignée de sel et de farine,—juste aussi sérieusement que jamais gentleman anglais ait enseigné la foi chrétienne à la jeunesse anglaise, dans ses jours sincères (The Queen of the air, I, 47, 48). Et enfin: «La foi d'Horace en l'esprit de la Fontaine de Brundusium, en le Faune de sa colline et en la protection des grands Dieux est constante, profonde et effective» (Fors Clavigere, lettre XCII, 111.)—(Note du Traducteur.)

[160]Voir Præterita, I.—(Note du Traducteur.)

[161]Cf. Præterita, I, XII: «J'admire ce que j'aurais pu être si à ce moment-là l'amour avait été avec moi au lieu d'être contre moi, si j'avais eu la joie d'un amour permis et l'encouragement incalculable de sa sympathie et de son admiration.» C'est toujours la même idée que le chagrin, sans doute parce qu'il est une forme d'égoïsme, est un obstacle au plein exercice de nos facultés. De même plus haut (page 224 de la Bible): «toutes les adversités, qu'elles résident dans la tentation ou dans la douleur» et dans la préface Arrows of the Chase. «J'ai dit à mon pays des paroles dont pas une n'a été altérée par l'intérêt ou affaiblie par la douleur.» Et dans le texte qui nous occupe chagrin est rapproché de faute comme dans ces passages tentation de peine et intérêt de douleur. «Rien n'est frivole comme les mourants,» disait Emerson. À un autre point de vue, celui de la sensibilité de Ruskin, la citation de Præterita: «Que serais-je devenu si l'amour avait été avec moi au lieu d'être contre moi,» devrait être rapprochée de cette lettre de Ruskin à Rossetti, donnée par M. Bardoux: «Si l'on vous dit que je suis dur et froid, soyez assuré que cela n'est point vrai. Je n'ai point d'amitiés et point d'amours, en effet; mais avec cela je ne puis lire l'épitaphe des Spartiates aux Thermopyles, sans que mes yeux se mouillent de larmes, et il y a encore, dans un de mes tiroirs, un vieux gant qui s'y trouve depuis dix-huit ans et qui aujourd'hui encore est plein de prix pour moi. Mais si par contre vous vous sentez jamais disposé à me croire particulièrement bon, vous vous tromperez tout autant que ceux qui ont de moi l'opinion opposée. Mes seuls plaisirs consistent à voir, à penser, à lire et à rendre les autres hommes heureux, dans la mesure où je puis le faire, sans nuire à mon propre bien.»—(Note du Traducteur.)

[162]Cf.: «Comme j'ai beaucoup aimé—et non dans des fins égoïstes—la lumière du matin est encore visible pour moi sur ces collines, et vous, qui me lisez, vous pouvez croire en mes pensées et en mes paroles, en les livres que j'écrirai pour vous, et vous serez heureux ensuite de m'avoir cru» (The Queen of the air, III).—(Note du Traducteur.)

[163]Cf.: «Tout grand symbole et oracle du Paganisme est encore compris au moyen âge et au porche d'Avallon qui est du XIIe siècle, on voit d'un côté Hérodias et sa fille et de l'autre Nessus et Dejanire (Verona and other Lectures: IV, Mending of the Sieve, § 14).—(Note du Traducteur.)

[164]De même dans Val d'Arno, le lion de saint Marc descend en droite ligne du lion de Némée, et l'aigrette qui le couronne est celle qu'on voit sur la tête de l'Hercule de Gamarina (Val d'Arno, I, § 16, p. 13) avec cette différence indiquée ailleurs dans le même ouvrage (Val d'Arno, VIII, § 203, p. 169) «qu'Héraklès assomme la bête et se fait un casque et un vêtement de sa peau, tandis que le grec saint Marc convertit la bête et en fait un évangéliste».

Ce n'est pas pour trouver une autre descendance sacrée au Lion de Némée que nous avons cité ce passage, mais pour insister sur toute la pensée de la fin de ce chapitre de la Bible d'Amiens, «qu'il y a un art sacré classique». Ruskin ne voulait pas (Val d'Arno) qu'on opposât grec à chrétien, mais à gothique (p. 161), «car saint Marc est grec comme Héraklès». Nous touchons ici à une des idées les plus importantes de Ruskin, ou plus exactement à un des sentiments les plus originaux qu'il ait apportés à la contemplation et à l'étude des œuvres d'art grecques et chrétiennes, et il est nécessaire, pour le faire bien comprendre, de citer un passage de Saint Mark's Rest, qui, à notre avis, est un de ceux de toute l'œuvre de Ruskin où ressort le plus nettement, où se voit le mieux à l'œuvre, cette disposition particulière de l'esprit qui lui faisait ne pas tenir compte de l'avènement du christianisme, reconnaître déjà une beauté chrétienne dans des œuvres païennes, suivre la persistance d'un idéal hellénique dans des œuvres du moyen âge. Que cette disposition d'esprit à notre avis tout esthétique au moins logiquement en son essence sinon chronologiquement en son origine, se soit systématisée dans l'esprit de Ruskin et qu'il l'ait étendue à la critique historique et religieuse, c'est bien certain. Mais même quand Ruskin compare la royauté grecque et la royauté franque (Val d'Arno, chap. Franchise), quand il déclare dans la Bible d'Amiens que «le christianisme n'a pas apporté un grand changement dans l'idéal de la vertu et du bonheur humains», quand il parle comme nous l'avons vu à la page précédente de la religion d'Horace, il ne fait que tirer des conclusions théoriques du plaisir esthétique qu'il avait éprouvé à retrouver dans une Hérodiade une canéphore, dans un Séraphin une harpie, dans une coupole byzantine un vase grec. Voici le passage de Saint Mark's Rest. «Et ceci est vrai non pas seulement de l'art byzantin, mais de tout art grec. Laissons aujourd'hui de côté le mot de byzantin. Il n'y a qu'un art grec, de l'époque d'Homère à celle du doge Selvo» (nous pourrions dire de Theoguis à la comtesse Mathieu de Noailles), «et ces mosaïques de Saint-Marc ont été exécutées dans la puissance même de Dédale avec l'instinct constructif grec, dans la puissance même d'Athéné avec le sentiment religieux grec, aussi certainement que fut jamais coffre de Cypselus ou flèche d'Érechtée».

Puis Ruskin entre dans le baptistère de Saint-Marc et dit: «Au-dessus de la porte est le festin d'Hérode. La fille d'Hérodias danse avec la tête de saint Jean-Baptiste dans un panier sur sa tête; c'est simplement, transportée ici, une jeune fille grecque quelconque d'un vase grec, portant une cruche d'eau sur sa tête... Passons maintenant dans la chapelle sous le sombre dôme. Bien sombre, pour mes vieux yeux à peine déchiffrable, pour les vôtres, s'ils sont jeunes et brillants, cela doit être bien beau, car c'est l'origine de tous les fonds à dômes d'or de Bellini, de Cima et de Carpaccio; lui-même est un vase grec, mais avec de nouveaux Dieux. Le Chérubin à dix ailes qui est dans le retrait derrière l'autel porte écrit sur sa poitrine «Plénitude de la Sagesse». Il symbolise la largeur de l'Esprit, mais il n'est qu'une Harpie grecque et sur ses membres bien peu de chair dissimule à peine les griffes d'oiseaux qu'ils étaient. Au-dessus s'élève le Christ porté dans un tourbillon d'anges et de même que les dômes de Bellini et de Carpaccio ne sont que l'amplification du dôme où vous voyez cette Harpie, de même le Paradis de Tintoret n'est que la réalisation finale de la pensée contenue dans cette étroite coupole.

... Ces mosaïques ne sont pas antérieures au XIIIe siècle. Et pourtant elles sont encore absolument grecques dans tous les modes de la pensée et dans toutes les formes de la tradition. Les fontaines de feu et d'eau ont purement la forme de la Chimère et de la Pirène, et la jeune fille dansant, quoique princesse du XIIIe siècle à manches d'hermine, est encore le fantôme de quelque douce jeune fille portant l'eau d'une fontaine d'Arcadie.

Cette page n'a pas seulement pour moi le charme d'avoir été lue dans le baptistère de Saint-Marc, dans ces jours bénis où, avec quelques autres disciples «en esprit et en vérité» du maître, nous allions en gondole dans Venise, écoutant sa prédication au bord des eaux, et abordant à chacun des temples qui semblaient surgir de la mer pour nous offrir l'objet de ses descriptions et l'image même de sa pensée, pour donner la vie à ses livres dont brille aujourd'hui sur eux l'immortel reflet. Mais si ces églises sont la vie des livres de Ruskin, elles en sont l'esprit. (Jamais le vers que redit Fantasio: «Tu m'appelles ta vie, appelle-moi ton âme» ne fut d'une application plus juste.) Sans doute les livres de Ruskin ont gardé quelque chose de la beauté de ces lieux. Sans doute, si les livres de Ruskin avaient d'abord créé en nous une espèce de fièvre et de désir qui donnaient, dans notre imagination, à Venise, à Amiens, une beauté que, une fois en leur présence, nous ne leur avons pas trouvée d'abord, le soleil tremblant du canal ou le froid doré d'une matinée d'automne française où ils ont été lus, ont déposé sur ces feuillets un charme que nous ne ressentons que plus tard, moins prestigieux que l'autre, mais peut-être plus profond et qu'ils garderont aussi ineffaçablement que s'ils avaient été trempés dans quelque préparation chimique qui laisse après elle de beaux reflets verdâtres sur les pages, et qui, ici, n'est autre que la couleur spéciale d'un passé. Certes si cette page du Repos de saint Marc n'avait pas d'autre charme, nous n'aurions pas eu à la citer ici. Mais il nous semble que, commentant cette fin du chapitre de la Bible d'Amiens, elle en fera comprendre le sens profond et le caractère si spécialement «ruskinien». Et, rapproché des pages similaires (Voir les notes, pages 213, 214, 338 et 339), il permettra au lecteur de dégager un aspect de la pensée de Ruskin qui aura pour lui, même s'il a lu tout ce qui a été écrit jusqu'à ce jours sur Ruskin, ce charme ou tout au moins ce mérite, d'être, il me semble, montré pour la première fois.—(Note du Traducteur.)

[165]«Le grec lui-même sur ses poteries ou ses amphores mettait un Hercule égorgeant des lions» (la Couronne d'olivier sauvage, traduction Elwall, p. 44).—(Note du traducteur.)

[166]Allusion au XIVe livre des Songes où Samson déchire un jeune lion «comme s'il eût déchiré un chevreau sans avoir rien en sa main». «Et voici, quelques jours après, il y avait dans le corps du lion un essaim d'abeilles et du miel... Et il leur dit: «De celui qui dévorait est procédée la nourriture, et la douceur est sortie de celui qui est fort» (Songes, XIV, 5-20).—(Note du Traducteur.)

[167]Contre un lion (I Samuel, XVII, 34-38).—(Note du Traducteur.)

[168]Daniel. (Voir Daniel, chap. VI).—(Note du Traducteur.)

[169]Allusion probable à Virgile:

«Nec magnos metuent armenta leones.»

(Églogues, IV, 22.)

(Note du Traducteur.)

[170]« On ne nuira point, et on ne fera aucun dommage à personne dans toute la montagne de ma Sainteté» (Isaïe, XI, 9).—(Note du Traducteur.)

[171]«Pour ce qui est de ce jour et de cette heure, personne ne le sait.» (Saint-Mathieu, XXIV, 36).—(Note du Traducteur.)

[172]Voir la même idée dans Renan, Vie de Jésus, et notamment pages 201 et 295. Renan prétend que cette idée est exprimée par Jésus et s'appuie sur saint Matthieu, VI, 10, 33;—saint Marc, XII, 34;—saint Luc, XI, 2; XII, 31; XVII, 20, 21. Mais les textes sont bien vagues, excepté peut-être saint Marc, XII, 34, et saint Luc, XVII, 21.—(Note du Traducteur.)

[173]Cf. Bossuet, Élévations sur les mystères, IV, 8: «Contenons les vives saillies de nos pensées vagabondes, par ce moyen nous commanderons en quelque sorte aux oiseaux du ciel. Empêchons nos pensées de ramper comme font les reptiles sur la terre... Ce sera dompter des lions que d'assujettir notre impétueuse colère.»—(Note du Traducteur.)


CHAPITRE IV

INTERPRÉTATIONS

1. C'est un privilège reconnu à tout sacristain qui aime sa cathédrale, de déprécier par comparaison toutes les cathédrales de son pays qui y ressemblent, et tous les édifices du globe qui en diffèrent. Mais j'aime un trop grand nombre de cathédrales, quoique je n'aie jamais eu le bonheur de devenir sacristain d'aucune, pour me permettre l'exercice facile et traditionnel du privilège en question, et je préfère vous prouver ma sincérité et vous faire connaître mon opinion dès le début, en confessant que la cathédrale d'Amiens n'a pas à tirer vanité de ses tours, que sa flèche centrale[174] est simplement le joli caprice d'un charpentier de village, que son ensemble architectural est, en noblesse, inférieur à Chartres[175], en sublimité à Beauvais, en splendeur décorative à Reims, et à Bourges, pour la grâce des figures sculptées. Elle n'a rien qui ressemble aux jointoiements et aux moulures si habiles des arcades de Salisbury; rien de la puissance de Durham; elle ne possède ni les incrustations dédaliennes de Florence, ni l'éclat de fantaisie symbolique de Vérone. Et pourtant dans l'ensemble et plus que celles-ci, dépassée par elles en éclat et en puissance, la cathédrale d'Amiens mérite le nom qui lui est donné par M. Viollet-le-Duc, «le Parthénon de l'architecture gothique[176]».

Gothique, vous entendez; gothique dégagé de toute tradition romane[177] et de toute influence arabe; gothique pur, exemplaire, insurpassable et incritiquable, ses principes propres de construction étant une fois compris et admis.

2. Il n'y a pas aujourd'hui de voyageur instruit qui n'ait quelque notion du sens de ce qu'on appelle communément et justement «pureté de style» dans les formes d'art qu'ont pratiquées les nations civilisées, et il n'y en a qu'un petit nombre qui soient ignorants des intentions distinctives et du caractère propre du gothique. Le but d'un bon architecte gothique était d'élever, avec la pierre extraite du lieu où il avait à bâtir, un édifice aussi haut et aussi spacieux que possible, donnant à l'œil l'impression de la solidité que le raisonnement et le calcul garantissaient, tout cela sans y passer un temps trop prolongé et fatigant, et sans dépense excessive et accablante de travail humain.

Il ne désirait pas épuiser pour l'orgueil d'une cité les énergies d'une génération ou les ressources d'un royaume; il bâtit pour Amiens avec les forces et les finances d'Amiens, avec la chaux des rochers de la Somme[178] et sous la direction successive de deux évêques; dont l'un présida aux fondations de l'édifice et l'autre y rendit grâces pour son achèvement. Son but d'artiste, ainsi que pour tous les architectes sacrés de son époque dans le Nord, était d'admettre autant de lumière dans l'édifice que cela était compatible avec sa solidité; de rendre sa structure sensible à la raison et magnifique, mais non pas singulière ni à effet, et d'ajouter encore à la puissance de cette structure à l'aide d'ornements suffisants à l'embellir, sans toutefois se laisser aller dans un enthousiasme déréglé à en exagérer la richesse, ou dans un moment d'insolente ivresse ou d'égoïsme à faire montre de son habileté. Et enfin il voulait faire de la sculpture de ses murs et de ses portes, un alphabet et un épitomé de la religion dont la connaissance et l'inspiration permît de rendre en dedans de ses portes un culte acceptable au Seigneur dont la Crainte était dans Son Saint Temple et dont le trône était dans le Ciel[179].

3. Il n'est pas facile au citoyen du moderne agrégat de méchantes constructions, et de mauvaises vies tenues en respect par les constables, que nous nommons une ville—dont il est convenu que les rues les plus larges sont consacrées à encourager le vice et les étroites à dissimuler la misère—il n'est pas facile, dis-je, à l'habitant d'une cité aussi méprisable de comprendre le sentiment d'un bourgeois des âges chrétiens pour sa cathédrale. Pour lui, le texte tout simplement et franchement cru: «Là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d'eux[180]», était étendu à une promesse plus large, s'appliquant à un grand nombre d'honnêtes et laborieuses personnes assemblées en son nom. «Il sera mon peuple et je serai son Dieu[181]», et ces mots recevaient pour eux un sens plus profond de cette croyance gracieusement locale et simplement aimante que le Christ, comme il était un Juif au milieu des Juifs, un Galiléen au milieu des Galiléens était aussi partout où il y avait de ses disciples, même les plus pauvres, quelqu'un de leur pays, et que leur propre «Beau Christ d'Amiens» était aussi réellement leur compatriote que s'il était né d'une vierge picarde.

4. Il faut se souvenir cependant,—et ceci est un point théologique sur lequel repose beaucoup du développement architectural des basiliques du Nord,—que la partie de l'édifice dans laquelle on croyait que la présence divine était constante, comme dans le Saint des Saints juif, était seulement le chœur clos, devant lequel les bas côtés et les transepts pouvaient devenir le Lit de Justice du roi, comme dans la salle du trône du Christ; et dont le maître-autel était protégé toujours des bas côtés qui l'entouraient à l'est par une clôture du travail d'ouvrier le plus fini, tandis que, de ces bas côtés rayonnait une suite de chapelles ou de cellules, chacune dédiée à un saint particulier. Cette conception du Christ dans la société de ses saints (la chapelle la plus à l'est de toutes étant celle consacrée à la Vierge) se trouvait à la base de la disposition entière de l'abside avec ses supports et ses séparations d'arcs-boutants et de trumeaux; et les formes architecturales ne pourront jamais vraiment nous ravir, si nous ne sommes pas en sympathie avec la conception spirituelle d'où elles sont sorties[182]. Nous parlons follement et misérablement de symboles et d'allégories: dans la vieille architecture chrétienne, toutes les parties de l'édifice doivent être lues à la lettre; la cathédrale est pour ses constructeurs la Maison de Dieu[183], elle est entourée, comme celle d'un roi terrestre, de logements moindres pour ses serviteurs; et les glorieuses sculptures du chœur, celles de son enceinte extérieure[184], et à l'intérieur, celles de ses boiseries que, presque instinctivement, un curé anglais croirait destinées à la glorification des chanoines, étaient en réalité la manière du charpentier amiénois de rendre à son Maître-Charpentier[185] la maison confortable[186]; et non moins de montrer son talent natif et sans rival de charpentier, devant Dieu et les hommes.

Quoi que vous vouliez voir à Amiens, ou soyez forcé de laisser de côté sans l'avoir vu, si les écrasantes responsabilités de votre existence et la locomotion précipitée qu'elles nécessitent inévitablement vous laissaient seulement un quart d'heure sans être hors d'haleine pour la contemplation de la capitale de la Picardie, donnez-le entièrement au chœur de la cathédrale.

Les bas-côtés et les porches, les fenêtres en ogives et les roses, vous pouvez les voir ailleurs aussi bien qu'ici, mais un tel ouvrage de menuiserie, vous ne le pouvez pas[187]. C'est du flamboyant dans son plein développement juste au moment où le XVe siècle vient de finir. Cela a quelque chose de la lourdeur flamande mêlée à la plaisante flamme française; mais sculpter le bois est la joie du Picard depuis sa jeunesse et autant que je sache jamais rien d'aussi beau n'a été taillé dans les bons arbres d'aucun pays du monde entier. C'est en bois doux et d'un jeune grain, du chêne, traité et choisi pour un tel travail, et qui résonne encore comme il y a quatre cents ans. Sous la main du sculpteur il semble se modeler comme de l'argile, se plier comme de la soie pousser comme de vivantes branches, jaillir comme une vivante flamme. Les dais couronnant les dais, les clochetons jaillissant des clochetons, cela s'élance et s'entrelace en une clairière enchantée, inextricable, impérissable, plus pleine de feuillage qu'aucune forêt et plus pleine d'histoire qu'aucun livre.

Je n'ai jamais été capable de décider quelle était vraiment la meilleure manière d'approcher la cathédrale pour la première fois. Si vous avez plein loisir, si le jour est beau et si vous n'êtes pas effrayé par une heure de marche, la vraie chose à faire serait de descendre la rue principale de la vieille ville, traverser la rivière et passer tout à fait en dehors vers la colline calcaire[188], où la citadelle plonge ses fondations et à qui elle emprunte ses murailles; gravissez-la jusqu'au sommet et regardez en bas dans le «fossé» sec de la citadelle ou plus véritablement la sèche vallée de la mort; elle est à peu près aussi profonde qu'un vallon du Derbyshire (ou, pour être plus précis, que la partie supérieure de l'Heureuse vallée à Oxford, au-dessus du Bas-Hinksey); et de là, levez les yeux jusqu'à la cathédrale en montant les pentes de la cité. Comme cela vous vous rendrez compte de la vraie hauteur des tours par rapport aux maisons, puis en revenant dans la ville trouvez votre chemin pour arriver à sa montagne de Sion[189], par n'importe quelles étroites rues de traverse et les ponts que vous trouverez; plus les rues seront tortueuses et sales, mieux ce sera, et que vous arriviez d'abord à la façade ouest ou à l'abside, vous les trouverez dignes de toutes les peines que vous aurez prises pour les atteindre.

Mais, si le jour est sombre comme cela peut quelquefois arriver, même en France, depuis quelques années, ou si vous ne pouvez ou ne voulez marcher, ce qui est une chose possible aussi à cause de tous nos sports athlétiques, lawn-tennis, etc.,—ou s'il faut vraiment que vous alliez à Paris cet après-midi et si vous voulez seulement voir tout ce que vous pouvez en une heure ou deux—alors en supposant cela, malgré ces faiblesses, vous êtes encore une gentille sorte de personne pour laquelle il est de quelque importance de savoir par où elle arrivera à une jolie chose et commencera à la regarder. J'estime que le meilleur chemin est alors de monter à pied, de l'Hôtel de France ou de la place du Périgord, la rue des Trois-Cailloux vers la station de chemin de fer. Arrêtez-vous un moment sur le chemin pour vous tenir en bonne humeur, et achetez quelques tartes ou bonbons pour les enfants dans une des charmantes boutiques de pâtissier qui sont sur la gauche. Juste après les avoir passées, demandez le théâtre; et aussitôt après vous trouverez également sur la gauche trois arcades ouvertes sous lesquelles vous pourrez passer, vous laisserez derrière vous le Palais de justice, et monterez droit au transept sud qui a vraiment en soi de quoi plaire à tout le monde.

Il est simple et sévère en bas, délicatement ajouré et dentelé au sommet et paraît d'un seul morceau, quoiqu'il ne le soit pas. Chacun doit aimer l'élan et la ciselure transparente de la flèche qui est au-dessus et qui semble se courber vers le vent d'ouest—bien que ce ne soit pas. Du moins sa courbure est une longue habitude contractée graduellement, avec une grâce et une soumission croissantes, pendant ces trois derniers cents ans. Et, arrivant tout à fait au porche, chacun doit aimer la jolie petite madone française qui en occupe le milieu avec sa tête un peu de côté, et son nimbe mis un peu de côté aussi comme un chapeau seyant. Elle est une madone de décadence en dépit ou plutôt en raison de toute sa joliesse[190] et de son gai sourire de soubrette; et elle n'a rien à faire ici non plus, car ceci est le porche de Saint-Honoré, non le sien; rude et gris, saint Honoré avait coutume de se tenir là pour vous recevoir; il est maintenant banni au porche nord où jamais n'entre personne.

Cela eut lieu il y a longtemps, au XIVe siècle, quand le peuple commença à trouver le christianisme trop grave, imagina pour la France une foi plus joyeuse et voulut avoir partout des Madones-soubrettes aux regards brillants, laissant sa propre Jeanne d'Arc aux yeux sombres se faire brûler comme sorcière; et depuis lors les choses allèrent leur joyeux train, tout droit, «ça allait, ça ira», jusqu'aux plus joyeux jours de la guillotine. Mais pourtant ils savaient encore sculpter au XIVe siècle, et la Madone et son linteau d'aubépine en fleurs[191] sont dignes que vous les regardiez, et plus encore les sculptures aussi délicates et plus calmes[192] qui sont au-dessus et qui racontent la propre histoire de saint Honoré, dont on parle peu aujourd'hui dans le faubourg parisien qui porte son nom.

Je ne veux pas vous retenir maintenant pour vous raconter l'histoire de saint Honoré (trop content seulement de vous laisser à cet égard quelque curiosité si c'était possible[193]), car certainement vous êtes impatients d'entrer dans l'église, et vous ne pouvez pas y entrer d'une meilleure manière que par cette porte. Car toutes les cathédrales de quelque importance produisent à peu près le même effet quand vous y pénétrez par la porte ouest; mais je n'en connais pas d'autre qui montre autant de sa noblesse du transept intérieur sud; la rose en face est d'une exquise finesse de réseau et d'un éclat charmant; et les piliers des bas-côtés du transept forment des groupes merveilleux avec ceux du chœur et de la nef. Vous vous rendrez aussi mieux compte de la hauteur de l'abside, si elle se découvre à vous comme vous allez du transept à la nef centrale que si vous la voyez tout à coup de l'extrémité ouest de la nef; là il serait presque possible à une personne irrévérente de trouver la nef étroite plutôt que l'abside haute. Donc, si vous voulez me laisser vous conduire, entrez à cette porte du transept sud et mettez un sou dans la sébile de chacun des mendiants qui sont là à demander; cela ne vous regarde pas de savoir s'il convient qu'ils soient là ou non—ni s'ils méritent d'avoir le sou—sachez seulement si vous-même méritez d'en avoir un à donner et donnez-le gentiment et non comme s'il vous brûlait les doigts. Puis étant une fois entré, donnez-vous telle sensation d'ensemble qu'il vous plaira—en promettant au gardien de revenir pour voir convenablement (seulement pensez à tenir votre promesse), et, durant le premier quart d'heure, ne voyez que ce que votre fantaisie vous conseillera, mais du moins, comme je vous l'ai dit, regardez l'abside de la nef et toutes les parties transversales de l'édifice en partant de son centre. Alors vous saurez, quand vous retournerez dehors, dans quel but a travaillé l'architecte et ce que ses contreforts et le réseau de ses verrières signifient, car il faut toujours se représenter l'extérieur d'une cathédrale française, excepté sa sculpture, comme l'envers d'une étoffe qui vous aide à comprendre comment les fils produisent le dessin tissé ou brodé du dessus[194].

Et si vous ne vous sentez pas pris d'admiration pour ce chœur et le cercle de lumière qui l'entoure, quand vous levez les regards vers lui du milieu de la croix, vous n'avez pas besoin de continuer à voyager à la recherche de cathédrales, car la salle d'attente de n'importe quelle station est un endroit bien mieux fait pour vous; mais, s'il vous confond et vous ravit d'abord, alors plus vous le connaîtrez, plus votre étonnement grandira. Car il n'est pas possible à l'imagination et aux mathématiques unies de faire avec du verre et de la pierre quelque chose de plus noble ou de plus puissant que cette procession de verrières, ni rien qui donne plus l'impression de la hauteur et dont la hauteur réelle ait été déterminée par un calcul aussi réfléchi et aussi prudent.

9. Du pavé à la clef de voûte il n'y a que 132 pieds français—environ 130 anglais. Songez seulement, vous qui avez été en Suisse—que la chute du Staubbach à 900 pieds[195]. Bien mieux, le rocher de Douvres au-dessous du château, juste où finit la promenade, est deux fois aussi haut, et les petits cokneys qui paradent sur l'asphalte à la polka militaire, se croient, je pense, aussi grands; mais avec les petits logements, huttes et cahutes qu'ils ont mis autour, ils ont réussi à le faire paraître de la grandeur d'un four à chaux moyen. Pourtant il a deux fois la hauteur de l'abside d'Amiens! et il faut une solide construction pour qu'en ne se servant que de morceaux de chaux comme ceux qu'on peut extraire dans le voisinage de la Somme, on arrive à faire durer 600 ans une œuvre seulement moitié moins haute.

10. Cela demande une bonne construction, dis-je, et vous pouvez même affirmer la meilleure qui fut jamais ou sera vraisemblablement vue de longtemps sur le sol immuable et fécond où l'on pouvait compter que se maintiendrait à jamais un pilier quand il avait été bien édifié, et où des nefs de trembles, des vergers de pommes, et des touffes de vigne, fournissaient le modèle de tout ce qui pouvait le plus magnifiquement devenir sacré dans la permanence de la pierre sculptée. Du bloc brut placé sur l'extrémité du Bethel druidique à cette Maison du Seigneur et cette porte du Ciel au bleu vitrage[196], vous avez le cours entier et l'accomplissement de tout l'amour et de tout l'art des architectes religieux du nord.

11. Mais remarquez encore et attentivement que cette abside d'Amiens n'est pas seulement la meilleure, mais la première chose exécutée parfaitement en ce genre par la chrétienté du nord. Aux pages 323 et 327[197] du tome VI de M. Viollet-le-Duc vous trouverez l'histoire exacte du développement de ces ogives à travers lesquelles vient briller en ce moment à vos yeux la lumière de l'orient, depuis les formes moins parfaites, les premières ébauches de Reims; et l'apogée de la parfaite justesse fut si éphémère, qu'ici, de la nef au transept, bâti seulement dix ans plus tard, il y a déjà un petit changement dans le sens non de la décadence mais d'une précision plus grande qu'il n'est absolument nécessaire[198]. Le point où commence la décadence on ne peut pas, parmi les charmantes fantaisies qui suivirent, le fixer exactement; mais exactement et indiscutablement nous savons que cette abside d'Amiens est la première œuvre d'une parfaite pureté de vierge—le Parthénon, encore en ce sens,—de l'architecture gothique.

12. Qui la bâtit, demanderons-nous? Dieu et l'homme est la première et la plus fidèle réponse. Les étoiles dans leur cours la bâtirent et les nations. L'Athéné des Grecs a travaillé ici, et le Père des dieux romains, Jupiter, et Mars Gardien. Le Gaulois a travaillé ici, et le Franc, le chevalier normand, le puissant Ostrogoth, et l'Anachorète amaigri d'Idumée.

L'homme qui la bâtit effectivement se préoccupait peu que vous le sachiez jamais, et les historiens ne le glorifient pas; tous les blasons possibles de coquins et de fainéants, vous pouvez les trouver dans ce qu'ils appellent leur «histoire»; mais c'est probablement la première fois que vous lisez le nom de Robert de Luzarches. Je dis, il se préoccupât peu, nous ne sommes pas sûrs qu'il se préoccupât du tout. Il ne signe son nom nulle part, autant que je sache. Vous trouverez peut-être çà et là dans l'édifice des initiales récemment gravées par de remarquables visiteurs anglais désireux d'immortalité. Mais Robert le constructeur ou au moins le maître de la construction, n'a gravé les siennes dans aucune pierre. Seulement quand, après sa mort, la pierre angulaire de la cathédrale eût été découverte avec des acclamations, pour célébrer cet événement on écrivit la légende suivante, rappelant le nom de tous ceux qui avaient eu leur part ou leur parcelle du travail,—dans le milieu du labyrinthe qui alors existait dans les dallages de la nef. Il faut que vous la lisiez d'une voix légère; elle fut gaiement rimée pour vous par la pure gaieté française qui ne ressemblait pas le moins du monde à celle du Théâtre des Folies.

En l'an de Grâce mil deux cent
Et vingt, fut l'œuvre de cheens
Premièrement encomenchie.
A donc y ert de cheste evesquie
Evrart, evêque bénis;
Et, Roy de France, Loys
Qui fut fils Philippe le Sage.
Qui maistre y est de l'œuvre
Maistre Robert estoit només
Et de Luzarches surnomés.
Maistre Thomas fu après lui
De Cormont. Et après, son filz
Maistre-Regnault, qui mestre
Fist a chest point chi clieste lectre
Que l'incarnation valoit
Treize cent, moins douze, en faloit.

13. J'ai écrit les chiffres en lettres, autrement le mètre n'eût pas été clair.—En réalité, ils étaient représentés ainsi «IIC et XX» «XIIIC moins XII». Je cite l'inscription d'après l'admirable petit livre de M. l'abbé Rozé: Visite à la Cathédrale d'Amiens—(Sup. Lib. de Mgr l'Évêque d'Amiens, 1877),—que chaque voyageur reconnaissant devrait acheter, car je vais seulement en voler un petit morceau çà et là. Je souhaiterais seulement qu'il y eût eu aussi à voler une traduction de la légende; car il y a un ou deux points à la fois de doctrine et de chronologie sur lesquels j'aurais aimé avoir l'opinion de l'abbé. Toutefois, le sens principal de la poésie vers par vers, nous paraît être ce qui suit:

En l'an de grâce douze cent
Vingt, l'œuvre tombant alors en ruine
Fut d'abord recommencée,
Alors était de cet évêché
Éverard l'Évêque béni
Et roi de France Louis
Qui était fils de Philippe le Sage.
Celui qui était maître de l'œuvre
Était appelé Maître Robert
Et nommé de plus de Luzarche.
Maître Thomas fut après lui
De Cormont. Et après lui son fils
Maître Reginald qui pour être mis
À ce point-ci, fit ce texte
Quand l'Incarnation fut vérifiée
Treize cents moins douze qu'il s'en fallait.

De cette inscription, tandis que vous êtes là où elle était jadis (elle a été mise ailleurs quand on a poli l'ancien pavé, dans l'année même je le constate avec tristesse, de mon premier voyage sur le continent, en 1828, alors que je n'avais pas encore tourné mon attention vers l'architecture religieuse), quelques points sont à retenir—si vous avez encore un peu de patience.

14. «L'œuvre» c'est-à-dire l'Œuvre propre d'Amiens, sa cathédrale, était «déchéant», tombant en ruine pour la—je ne puis pas dire tout de suite si c'était la—quatrième, cinquième ou quantième fois—dans l'année 1220. Car c'était une chose extraordinairement difficile pour le petit Amiens qu'un travail pareil fût bien exécuté tant le diable travaillait durement contre lui. Il bâtit sa première église épiscopale (guère plus que le tombeau-chapelle de Saint-Firmin) vers l'an 330, juste à côté de l'endroit où est la station du chemin de fer sur la route de Paris[199]. Mais après avoir été lui-même à peu près détruit, avec sa chapelle et le reste, par l'invasion franque, s'étant ressaisi et ayant converti ses Francs, il en bâtit une autre, et une cathédrale proprement dite, dans l'emplacement de l'actuelle, sous l'évêque Saint-Save (Saint-Sauve ou Salve). Mais même cette véritable cathédrale était toute en bois, et les Normands la brûlèrent en 881. Reconstruite, elle resta debout deux cents ans; mais fut en grande partie détruite par la foudre en 1019. Rebâtie de nouveau, elle et la ville furent plus ou moins brûlées ensemble par la foudre en 1107. Mon auteur dit tranquillement: «Un incendie provoqué par la même cause détruisit la ville, et une partie de la cathédrale.» La «partie» ayant été rebâtie encore une fois, le tout fut de nouveau réduit en cendres, «réduit en cendre; par le feu du ciel en 1218, ainsi que tous les titres, les martyrologes, les calendriers, et les archives de l'évêché et du chapitre».

C'était alors la cinquième cathédrale, d'après mon compte, qui était en «cendres» selon M. Gilbert—en ruine certainement—déchéante—et une ruine qui eût été l'absolu découragement pour les habitants d'une ville moins vivante,—en 1218. Mais ce fut plutôt un grand stimulant pour l'évêque Évrard et son peuple que la vue de ce terrain qui s'offrait à eux dégagé comme il l'était; et la foudre (feu de l'enfer, pas du ciel, reconnu pour une plaie diabolique, comme en Égypte) devait être bravée jusqu'au bout. Ils ne mirent que deux ans, vous le voyez, à se reprendre et ils se mirent à l'œuvre en 1220, eux, et leur évêque, et leur roi, et leur Robert de Luzarches. Et cette cathédrale qui vous reçoit en ce moment sous ses voûtes fut ce que surent faire leurs mains dans leur puissance.

16. Leur roi était «adonc», à cette époque, Louis VIII qui est encore désigné sous le nom de fils de Philippe-Auguste ou de Philippe le Sage, parce que son père n'était pas mort en 1220; mais il doit avoir abandonné le gouvernement du royaume à son fils, comme son propre père l'avait fait pour lui; le vieux et sage roi se retirant dans son palais et de là guidant silencieusement les mains de son fils, très glorieusement encore pendant trois ans.

Mais, ensuite—et ceci est le point sur lequel j'aurais surtout désiré avoir l'opinion de l'abbé—Louis VIII mourut de la fièvre à Montpensier en 1226. Et la direction entière des travaux essentiels de la cathédrale, et le principal honneur de sa consécration, comme nous le verrons tout à l'heure, émana de saint Louis, pendant une durée de quarante-quatre ans. Et l'inscription fut placée «à ce point-ci» par le dernier architecte, six ans après la mort de Saint Louis. Comment se fait-il que le grand et saint roi ne soit pas nommé?

Je ne dois pas, dans cet abrégé pour le voyageur, perdre du temps à donner des réponses conjecturales aux questions que chaque pas ici fera surgir du temple saccagé. Mais celle-ci en est une très grave; et doit être gardée en nos cœurs jusqu'à ce que nous puissions peut-être en avoir l'explication. D'une chose seulement nous sommes sûrs, c'est qu'au moins l'honneur aussi bien pour les fils des rois que pour les fils des artisans est toujours donné à leurs pères; et que, semble-t-il, le plus grand honneur de tous, est donné ici à Philippe le Sage. De son palais, non de parlement, mais de paix, sortit dans les années où ce temple fut commencé d'être bâti, un édit de véritable pacification: «Qu'il serait criminel pour tout homme de tirer vengeance d'une insulte ou d'une injure avant quarante jours à partir de l'offense reçue—et alors seulement avec l'approbation de l'Évêque du Diocèse.» Ce qui était peut-être un effort plus avisé pour mettre fin au système féodal pris dans son sens saxon[200] qu'aucun de nos projets récents destinés à mettre fin au système féodal pris dans son sens normand.

18. «À ce point-ci». Le point notamment du Labyrinthe incrusté dans le pavé de la cathédrale: emblème consacré d'un grand nombre de choses pour le peuple, qui savait que le sol sur lequel il se tenait était saint, comme la voûte qui était au-dessus de sa tête. Surtout, c'était pour lui un emblème de noble vie humaine,—aux portes étroites, aux parois resserrées, avec une infinie obscurité et l'inextricabilis error de tous côtés, et, dans ses profondeurs, la nature brutale à dompter.

19. C'est cette signification depuis les jours les plus fièrement héroïques et les plus saintement législateurs de la Grèce, que ce symbole a toujours apporté aux hommes versés dans ses traditions: pour les écoles des artisans il signifiait de plus la noblesse de leur art et sa filiation directe avec l'art divinement terrestre de Dédale, le bâtisseur de labyrinthes, et le premier sculpteur à qui l'on doit une représentation pathétique[201] de la vie humaine et de la mort.

20. Le caractère le plus absolument beau du pouvoir de la vraie foi chrétienne-catholique est en ceci qu'elle reconnaît continuellement pour ses frères—bien plus pour ses pères, les peuples aînés qui n'avaient pas vu le Christ; mais avaient été remplis de l'Esprit de Dieu; et avaient obéi dans la mesure de leur connaissance à sa loi non écrite. La pure charité et l'humilité de ce caractère se voient dans tout l'art chrétien, selon sa force et sa pureté de race, mais il n'est nulle part aussi bien et aussi pleinement saisi et interprété que par les trois grands poètes chrétiens-païens, le Dante, Douglas de Dunkeld[202], et Georges Chapman. La prière par laquelle le dernier termine l'œuvre de sa vie est, autant que je sache, la plus parfaite et la plus profonde expression de la religion naturelle qui nous ait été donnée en littérature; et si vous le pouvez, priez-la ici, en vous plaçant sur l'endroit où l'architecte a écrit un jour l'histoire du Parthénon du christianisme.

21. «Je te prie, Seigneur, père et guide de notre raison, fais que nous puissions nous souvenir de la noblesse dont tu nous a ornés et que tu sois toujours à notre main droite et à notre gauche[203], tandis que se meuvent nos volontés; de sorte que nous puissions être purgés de la contagion du corps et des affections de la brute et les dominer et les gouverner; et en user, comme il convient aux hommes, ainsi que d'instruments. Et alors que tu fasses cause commune avec nous pour le redressement vigilant de notre esprit et pour sa conjonction, à la lumière de la vérité, avec les choses qui sont vraiment.

«Et en troisième lieu, je te prie, toi le Sauveur, de dissiper entièrement les ténèbres qui emprisonnent les yeux de nos âmes, afin que nous puissions bien connaître qui doit être tenu pour Dieu, et qui pour mortel. Amen[204]

Et après avoir prié cette prière ou au moins l'avoir lue avec le désir d'être meilleur (si vous ne le pouvez pas, il n'y a aucun espoir que vous preniez à présent plaisir à aucune œuvre humaine de haute inspiration, que ce soit poésie, peinture ou sculpture) nous pouvons nous avancer un peu plus à l'ouest de la nef, au milieu de laquelle, mais seulement à quelques yards de son extrémité, deux pierres plates (le bedeau vous les montrera), l'une un peu plus en arrière que l'autre, sont posées sur les tombes des deux grands évêques, dont toute la force de vie fut donnée, avec celle de l'architecte, pour élever ce temple. Leurs vraies tombes sont restées au même endroit; mais les tombeaux élevés au-dessus d'elles, changés plusieurs fois de place, sont maintenant à votre droite et à votre gauche quand vous regardez en arrière vers l'abside, sous la troisième arche entre la nef et les bas côtés.

23. Tous deux sont en bronze, fondus d'un seul jet et avec une maîtrise insurpassable, et à certains égards inimitable, dans l'art du fondeur.

«Chef-d'œuvres de fonte, le tout fondu d'un seul jet, et admirablement[205].» Il n'y a que deux tombeaux semblables qui existent encore en France, ceux des enfants de saint Louis. Tous ceux du même genre, et il y en avait un grand nombre dans toute grande cathédrale française ont été d'abord arrachés des sépultures qu'ils couvraient, afin d'ôter à la France la mémoire de ses morts; et ensuite fondus en sous et centimes, pour acheter de la poudre à canon et de l'absinthe à ses vivants,—par l'esprit de Progrès et de Civilisation dans sa première flamme d'enthousiasme et sa lumière nouvelle, de 1789 à 1800.

Les tombeaux d'enfants, placés chacun d'un côté de l'autel de saint Denis, sont beaucoup plus petits que ceux-ci, quoique d'un plus beau travail. Ceux auprès de qui vous êtes en ce moment sont les deux seuls tombeaux de bronze de ses hommes des grandes époques, qui subsistent en France!

24. Et ce sont les tombes des pasteurs de son peuple, qui pour elle ont élevé le premier temple parfait à son Dieu; celle de l'évêque Évrard est à votre droite et porte gravée autour de sa bordure cette inscription[206]:

Celui qui nourrit le peuple, qui posa les fondations de ce
Monument, aux soins de qui la cité fut confiée
Ici dans un baume éternel de gloire repose Évrard.
Un homme compatissant à l'affligé, le protecteur de la veuve,
de l'orphelin
Le gardien. Ceux qu'il pouvait, il les réconfortait de ses dons.
Aux paroles des hommes,
Si douces, un agneau; si violentes, un lion; si orgueilleuses,
un acier mordant».

L'anglais dans ses meilleurs jours, ceux d'Élisabeth, est une langue plus noble que ne fut jamais le latin; mais son mérite est dans la couleur et l'accent, non pas dans ce qu'on pourrait appeler la condensation métallique ou cristalline. Et il est impossible de traduire la dernière ligne de cette inscription en un nombre aussi restreint de mots anglais. Remarquez d'abord que les amis et ennemis de l'évêque sont mentionnés comme tels en paroles, non en actes, parce que les paroles orgueilleuses, ou moqueuses, ou flatteuses des hommes sont en effet ce que sur cette terre les doux doivent savoir supporter et bien accueillir rieurs actes, c'est aux rois et aux chevaliers à s'en occuper; non que les évêques ne missent souvent la main aux actes aussi; et dans la bataille, il leur était permis de frapper avec la masse, mais non avec l'épée, ni la lance—c'est-à-dire non de «faire couler le sang». Car il était présumé qu'un homme peut toujours guérir d'un coup de masse (ce qui cependant dépendait de l'intention de l'évêque qui le donnait). La bataille de Bouvines, qui est en réalité une des plus importantes du moyen âge fut gagnée contre les Anglais, (et en outre contre les troupes auxiliaires d'Allemands qui marchaient sous Othon,) par deux évêques français (Senlis et Bayeux)—qui tous deux furent les généraux des armées du roi de France, et conduisirent ses charges. Notre comte de Salisbury se rendit à l'évêque de Bayeux en personne.

25. Notez de plus qu'un des pouvoirs les plus mortels et les plus diaboliques des mots méchants, ou pour le mieux nommer, du blasphème, a été développé dans les temps modernes par les effets de l'«argot», quelquefois d'intention très innocente et joyeuse. L'argot, dans son essence, est de deux sortes. Le «Latin des Voleurs», langage spécial des coquins employé pour ne pas être compris; l'autre, le meilleur nom à lui donner serait peut-être le Latin des Manants!—les mots abaissants ou insultants inventés par des gens vils pour amener les choses qu'eux-mêmes tiennent pour bonnes à leur propre niveau ou au dessous.

Le plus grand mal certainement que peut faire cette sorte de blasphème consiste en ceci qu'il rend souvent impossible d'employer des mots communs sans y attacher un sens dégradant ou risible. Ainsi je n'ai pas pu terminer ma traduction de cette épitaphe, comme a pu le faire le vieux latiniste, avec l'image absolument exacte: «À l'orgueilleux une lime», à cause de l'abus du mot dans le bas anglais qui garde, mais méchamment, l'idée du XIIIe siècle. Mais la force exacte du symbole est ici dans son allusion au travail du joaillier taillant à facettes. Un homme orgueilleux est souvent aussi un homme précieux et peut être rendu plus brillant à la surface, et la pureté de son être intérieur mieux découverte, par un bon limage.

26. Telles qu'elles sont, ces six lignes latines—expriment—au mieux mieux[207]—l'entier devoir d'un évêque[208]—en commençant par son office pastoral—Nourrir mon troupeau—qui pavit populum. Et soyez assuré, bon lecteur que ces temps-là n'auraient jamais été capables de vous dire ce qu'était le devoir d'un évêque, ou de tout autre homme, s'ils n'avaient pas eu chaque homme à sa place, l'ayant bien remplie et ne l'avaient pas vu la bien remplir. La tombe de l'évêque Geoffroy est à votre gauche et son inscription est:

«Regardez, les membres de Godefroy reposent sur leur
humble couche.
Peut-être nous en prépare-t-il une moindre ou égale.
Celui qu'ornèrent les deux lauriers jumeaux de la médecine
Et de la loi divine, les deux ornements lui convinrent.
Resplendissant homme d'Eu, par qui le trône d'Amiens
S'est élevé dans l'immensité, puisses-tu être encore plus
grand dans le ciel. »

Amen.

Et maintenant enfin—cet hommage rendu et cette dette de reconnaissance acquittée—nous nous détournerons de ces tombes et nous irons dehors à une des portes ouest—et de cette manière nous verrons graduellement se lever au-dessus de nous l'immensité des trois porches et des pensées qui y sont sculptées.

27. Quelles dégradations ou changements elles ont eu à subir, je ne vous en dirai rien aujourd'hui, excepté la perte «inestimable» des grandes vieilles marches datant de la fondation, découvertes, s'étendant largement d'un bout à l'autre pour tous ceux qui venaient, sans murailles, sans séparations, ensoleillées dans toute leur longueur par la lumière de l'ouest, la nuit éclairées seulement par la lune et les étoiles, descendant raides et nombreuses la pente de la colline—finissant une à une, larges et peu nombreuses au moment d'arriver au sol et usées par les pieds des pèlerins pendant six cents ans. Ainsi les ai-je vues une première et une deuxième fois—maintenant de telles choses ne pourront jamais plus être vues.

Dans la façade ouest, elle-même, au dessus, il ne reste pas beaucoup de la vieille construction; mais dans les porches, à peu près tout—excepté le revêtement extérieur actuel avec sa moulure de roses dont un petit nombre de fleurs seulement ont été épargnées çà et là. Mais la sculpture a été soigneusement et honorablement conservée et restaurée sur place, les piédestaux et les niches restaurés çà et là avec de la terre glaise, et certains que vous voyez blancs et crus, entièrement resculptés; néanmoins, l'impression que vous pouvez recevoir du tout est encore ce que le constructeur a voulu et je vous dirai l'ordre de sa théologie sans plus de remarques sur le délabrement de son œuvre.

Vous vous trouverez toujours bien, en regardant n'importe quelle cathédrale, de bien fixer vos quatre points cardinaux dès le début; et de vous rappeler que, quand vous entrez, vous regardez et avancez vers l'est, et que, s'il y a trois porches d'entrée, celui qui est à votre gauche en entrant est le porche septentrional, celui qui est à votre droite, le porche méridional. Je m'efforcerai dans tout ce que j'écrirai désormais sur l'architecture d'observer la simple règle de toujours appeler la porte du transept du nord la porte nord; et celle qui, sur la façade ouest, est de ce même côté nord, porte septentrionale, et ainsi pour celles des autres côtés.

Cela épargnera à la fin beaucoup d'imprimé et de confusion, car une cathédrale gothique a presque toujours ces cinq grandes entrées, qui sont faciles à reconnaitre, si on y prend garde au début, sous les noms de la porte centrale (ou porche), porte septentrionale, porte méridionale, porte nord et porte sud.

Mais, si nous employons les termes droite et gauche, nous devrons toujours en les employant nous considérer comme sortant de la cathédrale et descendant la nef—tout le côté et les bas côtés nord du bâtiment étant par conséquent son côté droit et le côté sud, son côté gauche. Car nous n'avons le droit d'employer ces termes de droite et de gauche que relativement à l'image du Christ dans l'abside ou sur la croix, ou bien à la statue centrale de la façade ouest, que ce soit celle du Christ, de la Vierge ou d'un saint. À Amiens cette statue centrale, sur le «trumeau» ou pilier qui supporte et partage en deux le porche central, est celle du Christ Emmanuel[209]—Dieu avec nous. À sa droite et à sa gauche occupant la totalité des parois du porche central, sont les apôtres et les quatre grands prophètes.

Les douze petits prophètes se tiennent côte à côte sur la façade, trois sur chacun de ses grands trumeaux. Le porche septentrional est dédié à saint Firmin, le premier missionnaire chrétien à Amiens.

Le porche méridional à la Vierge.

Mais ceux-ci sont tous deux conçus comme en retrait derrière la grande fondation du Christ et des prophètes; et les étroits enfoncements où ils sont réfugiés[210] masquent en partie leur sculpture, jusqu'au moment où vous y entrez. Ce que vous avez d'abord à méditer et à lire, c'est l'Écriture du grand porche central et la façade elle-même.

Vous avez donc au centre de la façade l'image du Christ lui-même vous recevant:

«Je suis le chemin, la vérité et la vie[211]

Et la meilleure manière de comprendre l'ordre des pouvoirs subalternes sera de les considérer comme placés à la main droite et à la gauche du Christ; ceci étant aussi l'ordre que l'architecte adopte dans l'histoire de l'Écriture sur la façade—de façon qu'elle doit être lue de gauche à droite, c'est-à-dire de la gauche du Christ à la droite du Christ, comme Lui les voit. Ainsi donc, en prenant les grandes statues dans l'ordre:

D'abord, dans le porche central, il y a six apôtres à la droite du Christ, six à Sa gauche.

À Sa gauche, à côté de Lui, Pierre; puis par ordre en s'éloignant, André, Jacques, Jean, Matthieu, Simon; à Sa droite, à côté de Lui, Paul; et successivement, Jacques l'évêque, Philippe, Barthélemy, Thomas et Jude. Ces deux rangées symétriques des apôtres occupent ce qu'on peut appeler l'abside ou la baie creusée du porche, et forment un groupe à peu près demi-circulaire, clairement visible quand on s'approche. Mais sur les côtés du porche, non pas sur la même ligne que les apôtres, et ne se voyant pas distinctement tant qu'on n'est pas entré dans le porche, sont les quatre grands prophètes. À la gauche du Christ, Isaïe et Jérémie; à sa droite, Ézéchiel et Daniel.

Puis sur le devant, en prenant la façade dans toute sa longueur—lisez par ordre, de la gauche du Christ à Sa droite—viennent les séries des douze petits prophètes, trois sur chacun des quatre trumeaux du temple, commençant à l'angle sud avec Osée, et finissant avec Malachi.

Quand vous regardez la façade entière en vous plaçant devant elle, les statues qui remplissent les porches secondaires sont ou obscurcies dans leurs niches plus étroites ou dissimulées l'une derrière l'autre de façon à ne pas être vues.

Et la masse entière de la façade est vue, littéralement, comme bâtie sur la fondation des apôtres et des prophètes, Jésus-Christ lui-même étant la pierre angulaire. Et ceci à la lettre; car le porche en s'ouvrant forme un profond «angulus» et le pilier qui est au milieu est le sommet de l'angle.

Bâti sur la fondation des apôtres et des prophètes, c'est-à-dire des prophètes qui ont prédit la venue du Christ et les apôtres qui l'ont proclamée. Quoique Moïse ait été un apôtre de Dieu, il n'est pas ici. Quoique Elie ait été un prophète de Dieu, il n'est pas ici. La voix du moment tout entier est celle du Ciel à la Transfiguration: «Voici mon fils bien-aimé, écoutez-le[212]

Il y a un autre prophète et plus grand encore, qui, comme il semble d'abord, n'est pas ici. Est-ce que le peuple entrera dans les portes du temple en chantant «Hosanna au fils de David[213]», et ne verra aucune image de son père?

Christ lui-même déclare: «Je suis la racine et l'épanouissement de David», et cependant la racine ne garde près d'elle aucun souvenir de la terre qui l'a nourrie?

Il n'en est pas ainsi, David et son Fils sont ensemble.

David est le piédestal du Christ. Nous commencerons donc notre examen de la façade du temple par ce beau piédestal.

La statue de David, qui n'a que les deux tiers de la grandeur naturelle, occupe la niche qui est sur le devant du piédestal. Il tient son sceptre dans la main droite, son phylactère dans la gauche: Roi et Prophète, le symbole à jamais de toute royauté qui agit avec une justice divine, la réclame et la proclame.

Le piédestal qui a cette statue pour sculpture sur sa face occidentale, est carré et, sur les deux autres côtés, il y a des fleurs dans des vases; du côté nord le lys et du côté sud la rose. Et le monolithe entier est un des plus nobles morceaux de sculpture chrétienne du monde entier.

Au-dessus de ce piédestal en vient un moins important, portant en façade un pampre de vigne qui complète le symbolisme floral du tout. La plante que j'ai appelée un lys n'est pas la Fleur de Lys ni le lys de la Madone[214], mais une fleur idéale avec des clochettes comme la couronne impériale (le type des «lys de toutes les espèces» de Shakespeare[215]), représentant le mode de croissance du lys de la vallée qui ne pouvait pas être sculpté aussi grand dans sa forme littérale sans paraître monstrueux, et se trouve ainsi représenté sur cette pièce de sculpture où il réalise, associé à la rose et à la vigne ses compagnes, la triple parole du Christ: «Je suis la Rose de Saron et le Lys de la Vallée[216].» «Je suis la Vigne véritable[217]

33. Sur les côtés de ce socle sont des supports d'un caractère différent. Des supports, non des captifs, ni des victimes; le Basilic et l'Aspic représentant les plus actifs des principes malfaisants sur la terre dans leur malignité extrême; pourtant piédestaux du Christ, et même dans leur vie délétère, accomplissant sa volonté finale.

Les deux créatures sont représentées exactement dans la forme médiévale traditionnelle, le basilic, moitié dragon, moitié coq; l'aspic, sourd, mettant une oreille contre la terre et se bouchant l'autre avec sa queue[218].

Le premier représente l'incrédulité de l'Orgueil. Le basilic—serpent-roi ou le premier des serpents—disant qu'il est Dieu et qu'il sera Dieu.

Le second, l'incrédulité de la Mort. L'aspic (le plus bas serpent) disant qu'il est de la boue et sera de la boue.

34. En dernier lieu, surmontant le tout, placés sous les pieds de la statue du Christ lui-même, sont le lion et le dragon; les images du péché charnel ou humain, en tant que distinct du péché spirituel et intellectuel de l'orgueil par lequel les anges tombèrent aussi.

Désirer régner plutôt que servir—péché du basilic—ou la mort sourde plutôt que la vie aux écoutes—péché de l'aspic—ces deux péchés sont possibles à toutes les intelligences de l'univers. Mais les péchés spécialement humains, la colère et la convoitise, semences en notre vie de sa perpétuelle tristesse, le Christ dans Sa propre humanité les a vaincus et les vainc encore dans Ses disciples. C'est pourquoi Son pied est sur leur tête, et la prophétie: «Inculcabis super leonem et aspidem[219]» est toujours reconnue comme accomplie en Lui, et en tous Ses vrais serviteurs, selon la hauteur de leur autorité et la réalité de leur influence.

35. C'est en ce sens mystique qu'Alexandre III se servit de ces paroles en rétablissant la paix en Italie et en accordant le pardon à l'ennemi le plus mortel de ce pays sous le portique de Saint-Marc[220]. Mais le sens de chaque action, comme de chaque art des âges chrétiens, perdu maintenant depuis trois cents ans, ne peut dans notre temps être lu qu'à rebours[221], s'il peut être lu du tout, au travers de l'esprit contraire qui est maintenant le nôtre. Nous glorifions l'orgueil et l'avarice comme les vertus par lesquelles toutes choses existent et se meuvent, nous suivons nos désirs comme nos seuls guides vers le salut, et nous exhalons le bouillonnement de notre propre honte, qui est tout ce que peuvent produire sur la terre nos mains et nos lèvres.

36. De la statue du Christ elle-même je ne parlerai pas longuement ici, aucune sculpture ne satisfaisant ni ne devant satisfaire l'espérance d'une âme aimante qui a appris à croire en lui; mais à cette époque elle dépassa ce qui avait jamais été atteint jusque-là en tendresse sculptée; et elle était connue au loin comme de près sous le nom de: «Le Beau Dieu d'Amiens[222].» Elle était toutefois comprise, remarquez-le, juste assez clairement pour n'être qu'un symbole de la Présence Divine, comme les pauvres reptiles enroulés en bas n'étaient que les symboles des présences démoniaques. Non une idole, dans notre sens du mot—seulement une lettre, un signe de l'Esprit Vivant, que pourtant chaque fidèle concevait comme venant à sa rencontre ici à la porte du temple: «la Parole de Vie, le Roi de Gloire[223] et le Seigneur des Armées.»

«Dominus Virtutum, le Seigneur des Vertus[224]», c'est la meilleure traduction de l'idée que donnait à un disciple instruit du XIIIe siècle les paroles du XXIVe psaume.

Aussi sous les pieds de Ses apôtres dans les quatre-feuilles de la fondation apostolique sont représentées les vertus que chaque apôtre a enseignées ou manifestées dans sa vie;—ce peut être une vertu qui aura été en lui durement mise à l'épreuve et il peut avoir manqué de la force même du caractère qu'il a ensuite conduit à sa perfection. Ainsi saint Pierre reniant par crainte est ensuite l'apôtre du courage; et saint Jean, qui avec son frère aurait brûlé le village inhospitalier, est ensuite l'apôtre de l'Amour. Ayant compris ceci, vous voyez que dans les côtés des porches les apôtres avec leurs vertus spéciales sont placés sur deux rangs qui se font vis à vis.

Saint Paul, Foi. Courage, Saint Pierre.
Saint Jacques l'év., Espérance. Patience, Saint André.
Saint Philippe, Charité. Douceur, Saint Jacques.
Saint Barthélemy, Chasteté. Amour, Saint Jean.
Saint Thomas, Sagesse. Obéissance, Saint Matthieu.
Saint Jude, Humilité. Persévérance, Saint Simon.

Maintenant vous voyez comme ces vertus se répondent l'une à l'autre dans leurs rangs symétriques. Rappelez-vous que le côté gauche est toujours le premier et voyez comment les vertus de gauche conduisent à celles de droite.

Le Courage à la Foi.
La Patience à l'Espérance.
La Douceur à la Charité.
L'Amour à la Chasteté.
L'Obéissance à la Sagesse.
La Persévérance à l'Humilité.

Notez de plus que les Apôtres sont tous calmes, presque tous avec des livres, quelques-uns avec des croix, mais tous avec le même message,—«Que la Paix soit sur cette maison. Et si le Fils de la Paix est ici[225]», etc.[226].

Mais les Prophètes, tous chercheurs, ou pensifs, ou tourmentés, ou priant, à la seule exception de Daniel. Le plus tourmenté de tous est Isaïe, moralement scié en deux[227]. Le bas-relief qui est au-dessus ne représente aucune scène de son martyre, mais montre le prophète au moment où il voit le Seigneur dans son temple et où cependant il a le sentiment qu'il a les lèvres impures. Jérémie aussi porte sa croix mais avec plus de sérénité.

39. Et maintenant je donne, en une suite claire, l'ordre des statues de la façade entière avec les sujets des quatre-feuilles placés sous chacune d'elles, désignant le quatre-feuilles placé le plus haut par un A, le quatre-feuilles inférieur par un B.

Les six prophètes qui sont debout à l'angle des porches, Amos, Abdias, Michée, Nahum, Sophonie et Aggée ont chacun quatre quatre-feuilles, désignés, les quatre-feuilles supérieurs par A et C, les inférieurs par B et D.

En commençant donc, sur le côté gauche du porche central et en lisant de l'intérieur du porche vers le dehors, vous avez:

1. Saint Pierre{A. Courage.
{B. Lâcheté.

2. Saint André{A. Patience.
{B. Colère.

3. Saint Jacques{A. Douceur.
{B. Grossièreté.

4. Saint Jean{A. Amour.
{B. Discorde.

5. Saint Matthieu{A. Obéissance.
{B. Rébellion.

6. Saint Simon{A. Persévérance.
{B. Athéisme.

Maintenant, à droite du porche en lisant vers le dehors:

7. Saint Paul{A. Foi.
{B. Idolâtrie.

8. Saint Jacques, l'év{A. Espérance.
{B. Désespoir.

9. Saint Philippe{A. Charité.
{B. Avarice.

10. Saint Barthélémy{A. Chasteté.
{B. Luxure.

11. Saint Thomas{A. Prudence.
{B. Folie.

12. Saint Jude{A. Humilité.
{B. Orgueil.

Maintenant, de nouveau à gauche, les deux statues les plus éloignées du Christ.

13. Isaïe:

A. «Je vois le Seigneur assis sur un trône.» (VI, 1.)
B. «Vois, ceci a touché tes lèvres.» (VI, 7.)

14. Jérémie:

A. L'enfouissement de la ceinture. (XIII, 4, 5.)
B. Le bris du joug. (XVIII, 10.)

Et à droite:

15. Ézéchiel:

A. La roue dans la roue. (I, 16.)
B. «Fils de l'homme, tourne ton visage vers Jérusalem.» (XXI, 2.)

16. Daniel:

A. «Il a fermé les gueules des lions.» (VI, 22.)
B. «Au même moment sortirent les doigts de la main d'un homme.» (V, 5.)

40. Maintenant en commençant à gauche (côté sud de la façade entière), et en lisant tout droit à la suite sans jamais entrer dans les porches excepté pour les quatre-feuilles appariés aux statues qui nous concernent.

17. Osée:

A. «Ainsi je l'achetai pour moi, pour quinze pièces d'argent.» (III, 2.)
B. «Ainsi serais-je aussi pour toi.» (III, 3.)

18. Joël:

A. Le soleil et la lune sans lumière. (II, 10.)
B. Le figuier et la vigne sans feuilles. (I, 7.)

19. Amos:

Sur la façade{A. «Le Seigneur criera de Sion.» (I, 2.)
{B. « Les habitations des bergers se lamenteront.» (I, 2.)

À l'intérieur du{C. Le Seigneur avec le cordeau du maçon. (VII, 8.)
porche.
{D. La place où il ne pleuvait pas. (IV, 6.)

20. Abdias:

À l'intérieur du{A. «Je les cachai dans une caverne.» (I, les
porche.Rois, XVIII, 13.)
{B. «Il tomba sur la face.» (XVIII, 7.)

Sur la façade.{C. Le capitaine des 50.
{D. Le messager.

21. Jonas:

A. Échappé à la mer.

B. Sous le calebassier.

22. Michée:

Sur la façade.{A. La tour du troupeau (IV, 8.)
{B. Chacun se repose et «personne ne les
effraiera». (IV, 4.)
{C. «Les épées en socs de charrue.» (IV, 3.)
{D. «Les lances en serpes.» (IV, 3.)

23. Nahum:

À l'intérieur du{A. «Nul ne regardera en arrière.» (II, 8.)
porche.{B. «Prophétie contre Ninive.» (I, 1.)
{C. Tes princes et tes chefs, (III, 17.)
{D. Les figues précoces, (III, 12.)

24. Habacuc:

A. «Je veillerai pour voir ce qu'il dira.» (II, 1.)

B. Le ministère auprès de Daniel.

25. Sophonie:

Sur la façade.{A. Le Seigneur frappe l'Éthiopie. (II, 12.)
{B. Les bêtes dans Ninive. (II, 15.)

À l'intérieur du{C. Le Seigneur visite Jérusalem. (I, 12.)
porche.{D. Le cormoran et le butor[228]. (II, 14.)

26. Aggée:

A. Les maisons des princes ornées de lambris[229]. (I, 4.)
B. «Le ciel retenant sa rosée.» (I, 10.)
C. Le temple du Seigneur est désolé. (I, 4.)
D. «Ainsi dit le Seigneur des armées.» (I, 7.)

27. Zacharie:

A. L'iniquité s'envole. (V, 6, 9.)
B. «L'ange qui me parla.» (IV, 1.)

28. Malachi:

A. «Vous avez offensé le Seigneur.» (II, 17.)
B. «Ce commandement est pour vous.» (II, 1.)

41. Ayant ainsi mis rapidement sous les yeux du spectateur la succession des statues et de leurs quatre-feuilles (au cas où l'heure du train presserait, il peut être charitable de lui faire savoir que, prendre à l'extrémité est de la cathédrale la rue qui va vers le sud, la rue Saint-Denis, est le plus court chemin pour arriver à la gare) je vais y revenir en commençant par saint Pierre et j'interpréterai un peu plus complètement les sculptures des quatre-feuilles.

En gardant pour les quatre-feuilles les chiffres adoptés pour les statues, les quatre-feuilles de saint Pierre seront désignés par 1 A et 1 B, et ceux de Malachi par 28 A et 28 B.

1. A.—Le Courage, avec un léopard[230] sur son bouclier; les Français et les Anglais étant d'accord dans la lecture de ce symbole jusqu'à l'époque du poinçonnage du léopard du Prince Noir sur la monnaie, en Aquitaine.

1. B. La Lâcheté.—Un homme effrayé par un animal s'élançant hors d'un fourré, pendant qu'un oiseau continue de chanter. Le poltron n'a pas le courage d'une grive[231].

2. A. La Patience ayant un bœuf sur son bouclier (ne reculant jamais)[232].

2. B. La Colère[233].—Une femme perçant un homme d'une épée. La colère est essentiellement un vice féminin.—Un homme, digne d'être appelé ainsi, peut être conduit à la fureur ou à la démence par l'indignation (Voir le Prince Noir à Limoges), mais non par la colère. Il peut être alors assez infernal,—«Enflammé d'indignation, Satan restait sans peur—» mais dans ce dernier mot est la différence, il y a autant de crainte dans la colère qu'il y en a dans la haine.

3. A. La Douceur porte un agneau[234] sur son écu.

3. B. La Grossièreté, encore une femme, envoyant un coup de pied à son échanson. Les formes finales de l'extrême grossièreté française étant dans les gestes féminins du cancan; voyez les gravures favorites à la mode dans les boutiques de Paris.

4. A. L'Amour: l'amour divin, non l'amour humain: «Moi en eux et toi en moi.» Son écu supporte un arbre[235] avec un grand nombre de branches greffées dans son tronc abattu. «Dans ces jours le Messie sera abattu, mais non pour lui-même.»

4. B. La Discorde.—Un mari et une femme se querellant. Elle a laissé tomber sa quenouille (manufacture de laine d'Amiens, voyez plus loin—9, A)[236].

5. A. L'Obéissance porte un écu avec un chameau. Actuellement la plus désobéissante de toutes les bêtes qui peuvent servir à l'homme, celle qui a le plus mauvais caractère, pourtant passant sa vie dans le service le plus pénible. Je ne sais pas jusqu'à quel point son caractère a été compris par le sculpteur du Nord; mais je crois qu'il l'a pris comme un type de porteur de fardeau qui n'a ni joie ni sympathie, comme le cheval, ni pouvoir de témoigner sa colère comme le bœuf[237]. Sa morsure est assez mauvaise (voyez ce qu'en raconte M. Palgrave), mais probablement peu connue à Amiens, même des Croisés qui voulaient monter leurs propres chevaux de guerre, ou rien[238].

5. B. Rébellion.—Un homme claquant ses doigts devant son évêque[239]. Comme Henri VIII devant le pape, et les modernes cockneys français et anglais devant tous les prêtres, quels qu'ils soient.

6. A. Persévérance, la grande forme spirituelle de la vertu communément appelée Fortitude.

D'habitude domptant ou mettant en pièces un lion; ici en caressant un et tenant sa couronne. «Tiens ferme ce que tu as[240] afin qu'aucun homme ne prenne ta couronne[241]».

6. B. Athéisme, laissant ses souliers à la porte de l'église. L'infidèle insensé est toujours représenté nu-pieds dans les manuscrits du XIIe et XIIIe siècle, le chrétien ayant «comme chaussure à ses pieds la préparation à l'Évangile de Paix[242]». Comparez: «Combien sont beaux tes pieds avec des souliers, ô fille de prince[243]

7. A. Foi, tenant un calice avec une croix au dessus[244], ce qui était universellement accepté dans l'ancienne Europe, comme étant le symbole de la foi. C'en est aussi un symbole tolérant, car, toutes différences d'église laissées de côté, les mots: «À moins que vous ne mangiez la chair du Fils de l'Homme et buviez son sang, vous n'avez pas de vie en vous[245]», restent dans leur mystère pour être compris seulement de ceux qui ont appris le caractère sacré de la nourriture[246], dans tous les temps et dans tous les pays, et les lois de la vie et de l'esprit qui dépendent de son acceptation, de son refus et de sa distribution.

7. B. Idolâtrie, s'agenouillant devant un monstre. Le contraire de la foi—non le manque de foi. L'idolâtrie est la foi en de faux dieux et tout à fait distincte de la foi en rien du tout (6, B), le Dixit incipiens[247]. Des hommes très sages peuvent être idolâtres, mais ils ne peuvent pas être athées.

8. A. Espérance avec l'étendard gonfalon[248] et une couronne devant elle, à distance[249]; opposée à la couronne que la Fortitude tient dans ses mains avec constance (6, A.).

Le gonfalon (Gund, guerre; fahr, étendard, d'après le Dictionnaire de Poitevin) est le drapeau qui dans la bataille signifie: en avant; essentiellement sacré; de là le nom de gonfalonier toujours donné aux porte-étendards dans les armées des républiques italiennes.

Il est dans la main de l'espérance, parce qu'elle combat toujours devant elle, allant à son but, ou au moins ayant la joie de le voir se rapprocher. La Foi et la Fortitude attendent, comme saint Jean en prison, mais sans être outragées.

L'Espérance est toutefois placée au-dessous de saint Jacques à cause des versets 7 et 8 de son dernier chapitre se terminant ainsi: «Affermissez vos cœurs, car la venue du Seigneur devient proche.» C'est lui qui interroge le Dante sur la nature de l'Espérance (Par., C. XXV et voyez les notes de Cary).

8. B. Le Désespoir se poignardant[250]. Le suicide n'est pas considéré comme héroïque ni sentimental au XIIIe siècle et il n'y a pas de morgue gothique bâtie au bord de la Somme.

9. A. La Charité portant sur son écu une toison laineuse et donnant un manteau à un mendiant nu. La vieille manufacture de laine d'Amiens avait cette notion de son but, qu'il fallait, notamment, vêtir le pauvre d'abord, le riche ensuite. Dans ces temps-là on ne disait aucune bêtise sur les fâcheuses conséquences d'une charité indistincte[251].

9 B. Avarice avec un coffre et de l'argent. La notion moderne commune aux Anglais et aux Amiénois sur la divine consommation de la manufacture de laine.

10. A. Chasteté, écu avec le Phénix[252].

10. B. Volupté, un baiser trop ardent[253].

11. A. Sagesse, sur son écu une racine mangeable, je crois[254]; signifiant la tempérance, comme le commencement de la sagesse.

11. B. Folie[255], le type ordinaire usité dans tous les psautiers primitifs, d'un glouton armé d'un gourdin. Cette vertu et ce vice sont la sagesse et la folie terrestres complétant la sagesse spirituelle et la folie correspondante (au dessous saint Matthieu). La tempérance, le complément de l'obéissance, et la cupidité avec violence, celui de l'athéisme.

12. A. Humilité, sur son écu une colombe.

12. B. Orgueil, tombant de son cheval.

42. Tous ces quatre-feuilles sont plutôt symboliques que représentatifs; et, comme leur but était suffisamment atteint si leur symbole était compris, ils avaient été confiés à un ouvrier très inférieur à celui qui sculpta la série de ceux que nous allons passer en revue et qui sont placés sous les statues des prophètes.

Le sujet de la plupart de ces quatre-feuilles est ou un fait historique, ou une scène dont parle le prophète comme y ayant effectivement assisté dans une vision. Et ce sont les mains les plus habiles que l'architecte a en général chargé de leur exécution. En donnant leur interprétation, je rappelle pour chacun d'eux le nom du prophète dont ils commentent la vie ou la prophétie[256].

13. A. «Isaïe[257].—J'ai vu le Seigneur assis sur un trône.» (VI, 1.)

La vision du trône «haut et élevé» entre les séraphins.

13. B. «Vois, ceci a touché tes lèvres.» (VI, 7.)

L'ange est debout devant le prophète et tient, ou plutôt tenait, le charbon avec des pincettes qui avaient été artistement sculptées, mais sont maintenant brisées.

Un fragment seulement est resté dans sa main[258].

14. A. Jérémie[259]—L'enfouissement de la ceinture. (XIII, 4, 5.)

Le prophète est en train de creuser au bord de l'Euphrate, représenté par des sinuosités verticales[260] qui descendent en serpentant vers le milieu du bas-relief. Notez que la traduction doit être «trou dans la terre», et non dans le «rocher».

14. B. Le bris du joug. (XXVIII, 10.)

Du cou du prophète Jérémie; il est représenté ici par une chaîne doublée et redoublée.

15. A. Ézéchiel[261].—La roue dans la roue. (I, 16.)

Le prophète est assis; devant lui deux roues d'égale dimension, l'une engagée dans la circonférence de l'autre.

15 B. «Fils de l'homme, tourne ton visage vers Jérusalem.» (XXI, 2.)

Le prophète devant la porte de Jérusalem.

16. Daniel.

16. A. «Il a fermé les gueules des Lions.» (VI, 22.)

Daniel tenant un livre; les lions sont traités comme des supports héraldiques. Le sujet est rendu avec plus de vie dans les séries que nous trouverons plus loin (24. B).

16. B. «Au même moment sortirent les doigts de la main d'un homme.» (V, 5.)

Le festin de Balthazar figuré par le roi seul, assis à une petite table oblongue. À côté de lui le jeune Daniel paraissant seulement quinze ou seize ans, gracieux et doux, interprète les caractères tracés. À côté du quatre-feuilles sortant d'un petit tourbillon de nuages paraît une petite, main courbée, écrivant, comme si c'était avec une plume renversée, sur un fragment de mur gothique[262].

Pour le boursouflage moderne opposé à la vieille simplicité, comparez le festin de Balthazar de John Martin[263].

43. Le sujet suivant commence la série des petits prophètes.

17. Osée[264].

17. A. «Ainsi je l'achetai pour moi pour quinze pièces d'argent et une mesure d'orge.» (III, 2.)

Le prophète versant le grain et l'argent sur les genoux de la femme «chérie de son ami[265]». Les pièces d'argent sculptées portent chacune une croix avec une inscription qui est celle de la monnaie du temps.

17. B. «Ainsi serais-je aussi pour toi.» (III, 3.)

Il passe un anneau à son doigt.

18. Joël[266].

18. A. Le soleil et la lune sans lumière. (II, 10.)

Le soleil et la lune comme deux petites boules plates dans le haut de la moulure extérieure.

18. B. Le figuier écorcé, et la vigne dénudée. (I, 7.)

Remarquez l'insistance continuelle sur le dépérissement de la végétation comme signe de la punition divine. (19, D.)

19. Amos.

19. A. Le Seigneur criera de Sion. (I, 2.)

Le Christ apparaît avec un nimbe traversé d'une petite croix.

19. B. «Les habitations des bergers se lamenteront.» (I, 2.)

Amos avec le bâton crochu ou le crochet des bergers, et une bouteille en osier, devant sa tente (L'architecture de la feuille droite est restaurée).

À l'Intérieur du Porche.

19. C. Le Seigneur avec le cordeau du maçon. (VII, 8.)

Le Christ cette fois encore, et désormais toujours, avec une petite croix dans son nimbe, a dans sa main une grande truelle qu'il pose sur le haut d'un mur à demi bâti. Il paraît y avoir un cordeau enroulé autour du manche.

19. D. La place où il ne pleuvait pas. (IV, 7.)

Amos est en train de cueillir les feuilles de la vigne sans fruits pour nourrir ses brebis qui ne trouvent pas d'herbe. C'est un des plus beaux morceaux de sculpture.

20. Abdias[267] (à l'intérieur du porche).

20. A. «Je les cachai dans une caverne (I Les Rois, XVIII, 13).

Trois prophètes à l'ouverture d'un puits auxquels Abdias apporte des pains.

20. B. «Il tomba sur la face.» (XVIII, 7.)

Il s'agenouille devant Elie qui porte un manteau à longs poils[268].

En façade

20. C. Le capitaine des cinquante[269].

Elie? parlant à un homme armé sous un arbre.

20. D. Le messager. Un messager à genoux devant un roi. Je ne puis expliquer ces deux scènes. 20. C et 20. D.

Celle qui est le plus haut peut signifier le dialogue d'Elie avec les capitaines (II les Rois, I, 9,) et celle d'au-dessus le retour des messagers[270] (II les Rois, I, 5).

21. Jonas[271].

21. A. Échappé de la mer.

21. B. Sous le calebassier. Une petite bête ressemblant à une sauterelle rongeant le tronc d'un calebassier. J'aimerais savoir quels insectes attaquent les calebassiers d'Amiens[272]. Ceci peut être une étude entomologique pour qui voudra.

Michée.

En façade.

22. A. La tour du troupeau. (IV, 8.)

La tour est entourée de nuages, Dieu apparaît au-dessus.

22. B. Chacun se reposera, et «nul ne les effraiera.» (VI, 4.)

Un mari et sa femme «sous sa vigne et son figuier».

À l'intérieur du porche:

Les épées en socs de charrue. (IV, 3.)—Néanmoins, deux cents ans après que ces médaillons furent taillés, la fabrication des épées était devenue une des principales industries d'Amiens! Pas à son avantage.

22. D. «Les lances en serpes[273].» (IV, 3.)

23. Nahum:

À l'intérieur du porche.

23. A: «Nul ne regardera en arrière. (I, 8.)

23. B. «La malédiction de Ninive[274].» (I, 1.)

En façade.

23. C. Les princes et les grands. (III, 17.)

23. A, B et C ne sont aucun susceptibles d'une interprétation certaine. Le prophète A montre du doigt, vers le bas du quatre-feuilles, une colline que le P. Rozé dit être couverte de sauterelles? Je ne puis que copier ce qu'il en dit.

23. D. Les figuiers précoces. (III, 12.)

Trois personnes sous un figuier attrapent dans leur bouche son fruit qui tombe.

24. Habakuk.

24. A. «Je veillerai afin de voir ce qu'il me dira.» (II, 1.)

Le prophète écrit sur sa tablette sous la dictée du Christ.

24. B. Le ministère auprès de Daniel.

La visite traditionnelle à Daniel. Un ange emporte Habakuk par les cheveux, le prophète a un pain dans chaque main. Ils enfoncent le toit de la caverne. Daniel caresse le dos d'un jeune lion; la tête d'un autre est passée nonchalamment sous son bras. Un autre ronge des os au fond de la caverne[275].

25. Sophonie[276].

En façade.

25. A. Le Seigneur frappe l'Éthiopie. (II, 12.)

Le Christ frappant une cité avec une épée. Remarquez que dans ces bas-reliefs toutes les actions violentes sont rendues d'une manière faible ou ridicule; les actions calmes toujours bien rendues.

25. B. Les bêtes dans Ninive. (II, 15.)

Très beau. Toutes sortes de bêtes rampant parmi les murs chancelants, et sortant de leurs fentes et de leurs crevasses. Un singe accroupi devenant un démon présente la théorie darwinienne retournée.

À l'intérieur du porche.

25. C. Le Seigneur visite Jérusalem.

Le Christ traversant les rues de Jérusalem avec une lanterne dans chaque main.

25. D. Le hérisson et le butor[277] (III, 14).

Avec un oiseau chantant dans une cage à la fenêtre.

26. Aggée.

À l'intérieur du porche.

26. A. Les maisons des princes ornées de lambris[278]. (I, 4.)

Une maison parfaitement bâtie de pierres carrées tristement solides; la grille (d'une prison?) sur la façade du soubassement.

26. Le ciel retient sa rosée. (I, 4.)

Les cieux comme une masse en saillie, avec des étoiles, le soleil, et la lune à la surface. Au-dessous, deux arbres flétris.

En façade.

26. C. Le temple du Seigneur désolé. (I, 4.)

La chute du temple, «pas une pierre laissée sur l'autre», majestueusement vide. Encore des pierres carrées. Examinez le texte, (I, 6.)

26. D. Ainsi dit le Seigneur des Armées. (I, 7.)

Le Christ montrant du doigt son temple détruit.

27. Zacharie.

27. A. L'iniquité s'envolant. (V, 6 à 9.)

La méchanceté dans l'Epha[279].

27. B. L'ange qui me parlait. (IV, 1.)

Le prophète presque couché, un glorieux ange ailé sort du nuage en volant.

28. Malachie.

28. A. Vous avez blessé le Seigneur. (II, 17.)

Les prêtres percent le Christ de part en part avec une lance barbelée dont la pointe ressort par le dos.

28. B. Ce commandement est pour vous. (II, 1.)

Dans ces panneaux celui qui est placé le plus bas est souvent une introduction à celui d'au-dessus, son explication. C'est peut-être au chapitre I verset 6 aux titres indiqués que peut faire allusion ici l'image du Christ.

44. Avec ce bas-relief se termine la suite de sculptures destinées à illustrer l'enseignement apostolique et prophétique qui constitue ce que j'entends par la «Bible» d'Amiens. Mais les deux porches latéraux contiennent des sujets supplémentaires qui sont nécessaires à l'achèvement de l'enseignement pastoral et traditionnel adressé à son peuple en ces jours.

Le porche septentrional consacré à saint Firmin, qui le premier évangélisa Amiens, a sur son trumeau central la statue du saint; au-dessus, sur le tympan, l'histoire de la découverte de son corps; sur les côtés du porche les saints et les anges ses compagnons dans l'ordre suivant:

Statue centrale: Saint Firmin.

Côté sud (gauche):

41. Saint Firmin le confesseur.

42. Saint Domice.

43. Saint Honoré.

44. Saint Salve.

45. Saint Quentin.

46. Saint Gentian.

Côté nord (droit):

47. Saint Geoffroy.

48. Un ange.

49. Saint Fuscien, martyr.

50. Saint Victoric, martyr.

51. Un ange.

52. Sainte Ulpha.

De ces saints, en exceptant saint Firmin et saint Honoré, desquels j'ai déjà parlé[280], saint Geoffroy[281] est plus réel pour nous que les autres; il était né l'année de la bataille d'Hastings, à Molincourt dans le Soissonnais et fut évêque d'Amiens de 1104 à 1150. Un homme d'une vie entièrement simple, pure et juste: un des plus sévères entre les ascètes, mais sans rien de sombre—toujours doux et pitoyable. On rapporte de lui un grand nombre de miracles, mais tous indiquant une vie qui était surtout miraculeuse par sa justice et sa paix.

Consacré à Reims et accompagné à son diocèse d'un cortège d'autres évêques et de nobles, il descend de son cheval à Saint-Acheul, le lieu de la première tombe de saint Firmin, et marche nu-pieds d'Amiens à Picquigny pour demander au vidame d'Amiens la liberté du châtelain Adam, il défendit les privilèges des habitants de la ville, avec l'aide de Louis le Gros contre le comte d'Amiens, le battit, et rasa son château; néanmoins, les gens ne lui obéissant pas assez dans la discipline de la vie, il blâma sa propre faiblesse plutôt que la leur et se retira à la Grande-Chartreuse, ne se trouvant pas capable d'être leur évêque. Le supérieur chartreux le questionnant sur les raisons de sa retraite, et lui demandant s'il avait trafiqué des charges de l'Église, l'évêque répondit: «Mon Père, mes mains sont pures de simonie, mais mille fois je me suis laissé séduire par la louange».

46. Saint Firmin le Confesseur était le fils du sénateur romain qui reçut le corps de saint Firmin lui-même. Il garda pieusement la tombe du martyr dans le jardin de son père et à la fin bâtit sur elle une église consacrée à Notre-Dame-des-Martyrs, qui fut le premier siège épiscopal d'Amiens, à Saint-Acheul, et dont nous avons parlé plus haut.

Sainte Ulpha était une jeune Amiénoise qui vivait dans une grotte calcaire au-dessus des marais de la Somme; si jamais M. Murray vous munit d'un guide comique pour aller à Amiens, nul doute que cet auteur éclairé pourra compter beaucoup sur le plaisir que vous causera l'histoire de cette sainte troublée dans ses dévotions par les grenouilles, et les faisant taire à force de prières. Vous êtes, bien entendu, maintenant, absolument au-dessus de telles extravagances et vous êtes assuré que Dieu ne peut pas ou ne veut pas faire tant pour vous que fermer la bouche d'une grenouille. Souvenez-vous, en conséquence, que comme Il laisse aussi maintenant ouverte la bouche du menteur, du blasphémateur et du traître, vous devez fermer vos propres oreilles à leurs voix, autant que vous le pourrez.

De son nom vient saint Wolf—ou Guelf.—Voyez de nouveau les noms chrétiens de Miss Yonge. Notre tour de pierre de Wolf, Ulverstone, et l'église d'Ulpha ignorent, je crois, leurs parents picards.

47. Les autres saints, dans ce porche, sont tous pareillement provinciaux, pour ainsi dire des amis personnels des Amiénois[282]; et au-dessous d'eux les quatre-feuilles représentent l'ordre charmant de l'année qu'ils protègent et sanctifient, avec les signes du zodiaque au dessus, et les travaux des mois au-dessous; différant peu de la manière dont ils sont toujours représentés—excepté pour mai: voyez la page suivante. La libra aussi est assez rare dans la femme qui tient les balances; le lion particulièrement de bonne humeur, et la moisson, un des plus beaux morceaux dans toute la série de sculptures; plusieurs des autres particulièrement fines et fouillées[283].

41. Décembre.—Tuant et échaudant le cochon[284]. Au-dessus, le Capricorne avec une queue qui s'effile brusquement; je ne puis déchiffrer les accessoires.

42. Janvier.—À deux têtes[285], d'une exécution triste. Le Verseau plus faible que la plupart des bas-reliefs de cette série.

43. Février.—Très beau, chauffant ses pieds et mettant des charbons sur le feu. Le poisson au-dessus, travaillé, mais inintéressant.

44. Mars.—Au travail dans les sillons de vigne[286].

Le Bélier soigné mais assez lourd.

45. Avril.—Donnant à manger à son faucon; très joli.

Au-dessus, le Taureau avec de charmantes feuilles pour la pâture.

46. Mai.—Très singulier, un homme d'âge moyen est assis sous les arbres à écouter les oiseaux chanter et les Gémeaux au dessus, un fiancé et une fiancée.

Ce quatre-feuilles rejoint ceux de l'angle intérieur à Sophonie.

52. Juin.—En face rejoignant ceux de l'angle intérieur où est Aggée. Fauchant. Remarquez les charmantes fleurs sculptées tout en travers de l'herbe. Au-dessus, le Cancer avec ses écailles superbement modelées.

51. Juillet.—La moisson. Très beau. Le Lion souriant complète la démonstration que toutes les saisons et tous les signes sont regardés comme une égale bénédiction et providentiellement bienfaisants.

50. Août.—Battant le blé[287]. La Vierge au-dessus, tenant une fleur, sa draperie très moderne, et confuse pour un travail du XIIIe siècle.

49. Septembre.—Je ne suis pas sûr de son action soit qu'il émonde ou que d'une manière quelconque il cueille le fruit de l'arbre plein de feuilles[288]. La Balance au dessus; charmant.

48. Octobre.—Foulant la vendange[289]. Le Scorpion une figure très traditionnelle et douce avec une queue fourchue, il est vrai, mais sans aiguillon.

47. Novembre.—Semant, avec le Sagittaire; à moitié caché quand cette photographie fut prise grâce au bel arrangement qui règne maintenant sans interruption, que ce soit pour un travail ou pour un autre, dans les cathédrales françaises; ils ne peuvent jamais les laisser tranquilles dix minutes.

48. Et maintenant, pour finir, si vous vous souciez de le voir, nous entrerons dans le porche de la Madone—seulement, si vous venez, bonne protestante ma lectrice, venez civilement; et veuillez vous souvenir—si vous avez dans l'histoire connue, matière à souvenirs—si vous ne pouvez pas vous souvenir, recevez du moins l'assurance solennelle:—que le culte de la Madone, ni le culte d'aucune Dame, morte ou vivante, n'a jamais nui à une créature humaine—mais que le culte de l'argent, le culte de la perruque, du chapeau tricorne et à plumes, le culte des plats, le culte du pichet et le culte de la pipe, ont fait, et font beaucoup de mal et que tous offensent des millions de fois plus le Dieu du Ciel de la Terre et des Étoiles, que toutes les plus absurdes et les plus charmantes erreurs, commises par les générations de Ses simples enfants, sur ce que la Vierge-mère pourrait, ou voudrait, ou ferait, ou éprouverait pour eux.

49. Et ensuite, veuillez observer ce simple fait historique sur les trois sortes de Madones.

Il y a d'abord la Madone douloureuse—le type byzantin, et de Cimabue. Il est le plus noble de tous, et le plus ancien qui ait eu une influence populaire reconnaissable[290].

2° La Madone Reine qui est essentiellement la Madone franque et normande, couronnée, calme, pleine de puissance et de douceur. C'est celle qui est représentée dans le porche.

3° La Madone Nourrice qui est la Raphaëlesque[291] et généralement plus récente et de décadence, on en voit ici un bon modèle français dans le porche du sud, comme nous l'avons déjà remarqué.

Vous trouverez dans M. Viollet-le-Duc (l'article Vierge dans son Dictionnaire, mérite tout entier l'étude la plus attentive) une admirable comparaison entre cette statue de la Madone Reine du porche sud et la Madone Nourrice du transept. Je pourrai peut-être obtenir une photographie de ces deux dessins, mis en regard, mais si je le puis, le lecteur voudra bien observer qu'il a un peu flatté la Reine et un peu vulgarisé la Nourrice, ce qui n'est pas juste. La statue de ce porche, dans le style du XIIIe siècle, est très belle, mais il n'y a pas de raison pour lui donner autrement d'importance, les types byzantins plus anciens avaient beaucoup plus de grandeur.

L'histoire de la Madone, en ses événements principaux, est racontée dans les séries des statues qui sont autour du porche et dans les quatre-feuilles placés au-dessous d'elles. Plusieurs d'entre eux se rapportent toutefois à une légende relative aux Mages que je n'ai pas pu pénétrer et je ne suis pas sûr de leur interprétation.

Les grandes statues à gauche, en lisant vers le dehors comme d'habitude, sont:

29. L'Ange Gabriel.

30. La Vierge Annonciade.

31. La Vierge Visitante.

32. Sainte Élisabeth.

33. La Présentation de la Vierge.

34. Saint Siméon.

À droite, en lisant vers le dehors:

35. 36, 37. Les trois Rois.

38. Hérode.

39. Salomon.

40. La Reine de Saba.

51. Je ne suis pas sûr de bien comprendre ce que viennent faire ici ces deux dernières statues; mais je crois que l'idée de l'auteur[292] a été que virtuellement la reine Marie rendait visite à Hérode en lui envoyant ou en lui faisant envoyer les Mages pour lui annoncer sa présence à Bethléem; et le contraste entre la réception de la reine de Saba par Salomon, et celle d'Hérode chassant la Madone en Égypte est décrit avec insistance tout le long de ce côté du Porche avec les conséquences diverses pour les deux Rois et pour le monde.

Les quatre-feuilles sous les grandes statues se déroulent dans l'ordre suivant:

29. Sous Gabriel.

A. Daniel voyant la pierre détachée sans mains[293].

B. Moïse et le buisson ardent[294].

30. Sous la Vierge Annonciade.

A. Gédéon et la rosée sur la toison[295].

B. Moïse se retirant avec les tables de la loi.

Aaron dominant, montre du doigt sa verge bourgeonnante[296].

31. Sous la Vierge Visitante.

A. Le message à Zacharie: «Ne crains pas, car ta prière est entendue[297]

B. Le songe de Joseph: «Ne crains pas de prendre Marie pour femme[298]

32. Sous sainte Élisabeth:

A. Le silence de Zacharie: «Ils s'aperçurent qu'il avait eu une vision dans le temple[299]

B. Il n'y a pas un de tes parents qui soit appelé de ce nom[300] «Il écrivit en disant: son nom est Jean[301]

33. Sous la présentation de la Vierge.

A. Fuite en Égypte.

B. Le Christ avec les Docteurs.

34. Sous saint Siméon.

A. Chute des Idoles en Égypte[302].

B. Le retour à Nazareth.

Ces deux derniers quatre-feuilles rejoignent ceux si beaux d'Amos (C. et D.).

Puis sur le côté opposé, sous la reine de Saba et rejoignant les A et B d'Abdias.

40. A. Salomon traite la reine de Saba. La coupe de Grâce.

B. Salomon enseigne la reine de Saba: «Dieu est au-dessus».

39. Sous Salomon:

A. Salomon sur son trône de Juge.

B. Salomon priant devant la porte de son temple.

38. Sous Hérode[303]:

A. Massacre des Innocents.

B. Hérode ordonne que le vaisseau des Rois soit brûlé[304].

37. Sous le troisième Roi:

A. Hérode faisant rechercher les Rois.

B. Incendie du vaisseau.

36. Sous le second Roi:

A. Adoration à Bethléem? Pas certain.

B. Le voyage des Rois.

33. Sous le premier Roi:

A. L'Étoile à l'Orient.

B. «Étant avertis dans un songe qu'ils ne devaient pas retourner vers Hérode[305]

Je ne doute pas de trouver un jour l'enchaînement véritable de ces sujets, mais cela importe peu, ce groupe de quatre-feuilles étant de moindre intérêt que le reste, et celui du massacre des Innocents curieusement illustratif de l'incapacité du sculpteur à exprimer toute action ou passion violentes.

Mais je ne veux pas essayer d'entrer ici dans les questions relatives à l'art de ces bas-reliefs. Ils n'ont jamais eu d'autre objet que d'être des symboles, ou des guides pour la pensée. Et, si le lecteur veut se laisser doucement conduire par eux, il peut créer lui-même dans son cœur de plus beaux tableaux; et en tout cas, il peut reconnaître comme leur message à tous, les vérités générales qui suivent:

52. D'abord, que dans tout le Sermon sur cette Montagne d'Amiens, le Christ n'apparaît jamais comme le Crucifié, comme le Christ mort ni n'en éveille un instant la pensée; mais comme le Verbe Incarné, comme l'Ami présent—comme le Prince de la Paix sur la terre[306]—et comme le roi éternel dans le Ciel. Ce que Sa vie est, ce que Ses commandements sont, et ce que Son jugement sera sont les choses ici enseignées; non ce qu'il fit un jour, ce qu'il souffrit un jour, mais ce qu'il fait à présent, ce qu'il nous ordonne de faire. Ceci est la pure, joyeuse, belle leçon du Christianisme; et les causes de décadence de cette foi et toutes les corruptions de ses pratiques stériles peuvent se résumer brièvement ainsi: l'habitude d'avoir sous nos yeux la mort du Christ, au lieu de sa vie, la méditation de ses souffrances passées substituée à celles de notre devoir présent[307]

Puis en second lieu, quoique le Christ; ne porte pas sa croix, les prophètes affligés, les apôtres persécutés, les disciples martyrs, portent la leur. Car s'il vous est salutaire de vous rappeler ce que votre Créateur immortel a fait pour vous, il ne l'est pas moins de vous rappeler ce que des hommes mortels nos semblables, ont fait aussi. Vous pouvez à votre gré nier le Christ ou le renier, mais le martyre, vous pouvez seulement l'oublier; le nier, vous ne le pouvez. Chaque pierre de cet édifice a été cimentée de son sang et il n'y a pas de sillon de ses piliers qui n'ait été labouré par sa souffrance.

Gardant donc ces choses dans votre cœur, retournez-vous maintenant vers la statue centrale du Christ, écoutez son message et comprenez-le. Il tient le Livre de la Loi Éternelle dans Sa main gauche; avec la droite Il bénit, mais bénit sous condition: «Fais ceci et tu vivras[308]», ou plutôt dans un sens plus strict et plus rigoureux: «Sois ceci, et tu vivras», montrer de la pitié n'est rien, être pur en action n'est rien, tu dois être pur aussi dans ton cœur.

Et avec cette parole de la loi inabolie. «Ceci, si tu ne le fais pas, ceci, si tu ne l'es pas, tu mourras».

55. Mourir—quelque idée que vous vous fassiez de la mort—totalement et irrévocablement. Il n'est pas parlé dans la théologie du XIIIe siècle du pardon (dans notre sens moderne) des péchés, et il n'est pas parlé non plus du Purgatoire. Au-dessus de cette image du Christ avec nous, du Christ notre Ami, est placée l'image du Christ au-dessus de nous, du Christ notre Juge. Pour cette présente vie—voici Sa présence secourable. Après cette vie—voici Sa venue pour prendre connaissance de nos actes et des intentions de nos actes; et séparer l'obéissant du désobéissant, l'aimant du méchant, sans espoir donné à ce dernier d'aucun recours, d'aucune réconciliation. Je ne sais pas quels commentaires adoucissants furent ajoutés ensuite et tracés en minuscules effrayées par la main des Pères, ou chuchotés en murmures hésitants par les prélats de l'Église moderne. Mais je sais que le langage de chaque pierre sculptée, de chaque brillant vitrail, de ces choses qui étaient journellement vues et universellement comprises par le peuple, était absolument et uniquement l'enseignement de Moïse au Sinaï aussi bien que de saint Jean à Patmos, du commencement comme à la fin de la Révélation du Seigneur à Israël.

Il en fut ainsi, simplement—sévèrement—et sans interruption pendant les trois grands siècles du christianisme dans sa force (XIe, XIIe, XIIIe siècles), et dans toute l'étendue de son empire, d'Iona à Cyrène et de Calpe à Jérusalem. À quelle époque la doctrine du Purgatoire a-t-elle été ouvertement acceptée par les docteurs catholiques, je ne sais, ni ne me soucie de le savoir. Elle a été formulée pour la première fois par Dante, mais n'a jamais été acceptée un instant par les maîtres de l'art sacré de son temps ou par ceux d'aucune grande école, à quelque époque que ce soit[309].

56. Je ne sais pas non plus ni ne tiens à savoir—à quelle époque la notion de la Justification par la Foi dans le sens moderne se trouva fixée nettement dans l'esprit des sectes et des écoles hérétiques du Nord. En réalité, sa force fut scellée par ses premiers auteurs sur un ascétisme qui différait de la règle monastique en ce qu'il était apte seulement à détruire, jamais à construire, qui s'efforçait d'imposer à tous la sévérité qu'il jugeait bon de s'imposer à lui-même, et luttait ainsi pour faire du monde un monastère sans art, sans lettres et sans pitié[310].

Son effort violent éclata au milieu des furies d'une réaction de dissolution et d'incrédulité et reste maintenant la plus méprisable des reprises populaires et des emplâtres pour chaque accroc à la loi et déchirure de la conscience que l'intérêt peut provoquer ou l'hypocrisie déguiser.

57. À partir des querelles qui suivirent entre les deux grandes sectes de l'église corrompue au sujet des prières pour les morts et des indulgences pour les vivants, de la suprématie papale ou des libertés populaires, aucun homme, femme ou enfant n'a plus besoin de prendre la peine d'étudier l'histoire du Christianisme. Ce ne sont rien que les querelles des hommes, et le rire des démons parmi ses ruines. Sa vie, son évangile et sa puissance sont entièrement écrites dans les grandes œuvres de ses vrais croyants: en Normandie et en Sicile, sur les îlots des rivières de France et aux pentes gazonnées riveraines des fleuves anglais, sur les rochers d'Orvieto et près des sables de l'Arno.

Mais de toutes ces œuvres, celle dont les leçons parlent de la façon la plus simple, la plus complète et la plus imposante à l'esprit actif de l'Europe du Nord est encore celle qui s'élève sur les premières pierres d'Amiens[311].

Croyez ce qu'elle vous enseigne, ou ne le croyez pas, lecteur, comme vous le voudrez: comprenez seulement combien cela a été un jour entièrement cru; et que toutes les belles choses ont été faites, et toutes les nobles actions[312] accomplies, quand cette foi était encore dans sa force, avant que vînt ce que nous pouvons appeler «le temps présent», où la question de savoir si la religion a quelque effet sur la moralité est gravement agitée par des gens qui n'ont essentiellement aucune idée de ce que peuvent signifier l'un ou l'autre de ces mots.

Relativement auquel débat peut-être aurez-vous la patience de lire ce qui suit, tandis que la flèche d'Amiens s'efface dans le lointain et que votre wagon se précipite vers l'Ile-de-France qui exhibe aujourd'hui les échantillons les plus admirés de l'art, de l'intelligence et de la vie européenne.

59. Toutes les créatures humaines, dans tous les temps et tous les lieux du monde, qui ont des affections ardentes, le sens commun, et l'empire sur elles-mêmes, ont été et sont naturellement morales. La nature humaine dans sa plénitude est nécessairement morale—sans amour elle est inhumaine—sans raison[313], inhumaine—sans discipline, inhumaine. Dans la proportion exacte où les hommes sont nés capables de ces choses, où on leur a appris à aimer, à penser, à supporter la souffrance, ils sont nobles, vivent heureux, meurent calmes et leur souvenir est pour leur race un honneur et un bienfait perpétuels. Tous les hommes sages savent et ont su ces choses depuis que la forme de l'homme a été séparée de la poussière; la connaissance et le commandement de ces lois n'a rien à faire avec la religion[314]: un homme bon et sage diffère d'un homme méchant et idiot, simplement comme un bon chien d'un chien hargneux, et toute espèce de chien d'un loup ou d'une belette. Et si vous devez croire, ou prêcher sans y croire, la foi en un monde ou une loi spirituelle—seulement dans l'espoir que quoique vous commettiez, ou que d'autres commettent d'insensé ou d'indigne—cela pourra grâce à ces doctrines être raccommodé et replâtré, et pardonné, et entièrement remis à neuf—moins vous croirez en un monde spirituel et surtout moins vous en parlerez, mieux cela sera.

60. Mais si, aimant les créatures qui sont comme vous-même, vous sentez que vous aimeriez encore plus chèrement des créatures meilleures que vous-même, si elles vous étaient révélées; si, vous efforçant de tout votre pouvoir d'améliorer ce qui est mal, près de vous et autour de vous, vous aimiez à penser au jour où le Juge de toute la terre rendra tout juste[315] et où les petites collines se réjouiront de tous côtés[316]; si, vous séparant des compagnons qui vous ont donné toute la meilleure joie que vous ayez eue sur terre, vous gardiez le désir de rencontrer de nouveau leurs regards et de presser leurs mains, là où les regards ne seront plus obscurcis, ni les mains défaillantes; si, vous préparant vous-même à être couchés sous l'herbe dans le silence et la solitude sans plus voir la beauté, sans plus sentir la joie, vous vouliez vous soucier de la promesse qui vous a été faite d'un temps dans lequel vous verriez de nouveau la lumière de Dieu et connaîtriez les choses que vous aspirez à connaître, et marcheriez dans la paix de l'éternel Amour—alors l'Espoir de ces choses pour vous est la religion; leur Substance dans votre vie est la Foi. Et dans leur vertu il nous est promis que les royaumes de ce monde deviendront un jour les royaumes de Notre Seigneur et de Son Christ[317].

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