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La biche écrasée

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The Project Gutenberg eBook of La biche écrasée

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Title: La biche écrasée

Author: Pierre Mille

Release date: May 15, 2022 [eBook #68086]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Original publication: France: Calmann Lévy, 1909

Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA BICHE ÉCRASÉE ***

LA BICHE ÉCRASÉE

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR

Format in-18

SUR LA VASTE TERRE1 vol.
BARNAVAUX ET QUELQUES FEMMES    1 vol.

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays
y compris la Hollande


PIERRE MILLE

LA

BICHE ÉCRASÉE



PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3

TABLE


LA BICHE ÉCRASÉE

Après avoir dîné à Brantes, aux Deux Couronnes, les trois hommes s’apprêtaient à remonter dans leur automobile. Une petite bonne apparut tout à coup: Béville avait oublié son appareil photographique dans la salle à manger; elle le lui tendit sans un mot, et disparut.

—Pas causeuse, celle-là! fit-il.

—Ah! dit le valet du garage, c’est la Bretonne. Il n’y a que deux jours qu’elle est arrivée de son pays, et elle ne sait pas encore un mot de français.

—La Bretonne? demanda Béville.

—Comment, monsieur ne sait pas, dit le goujat avec un gros rire: dans les hôtels comme ici, les hôtels de petite ville, on fait toujours venir une Bretonne. C’est pour les voyageurs, en cas...

Les trois hommes avaient ri. L’automobile s’ébranla. Quelques secondes plus tard, elle était lancée dans la pleine campagne.

—Tu sens l’odeur qui vient, maintenant, la bonne odeur, dit Béville à son compagnon.

—Oui, répondit Bottiaux. C’est parce qu’il vient de pleuvoir, et la terre est encore chaude, et l’auto va très vite. Alors les parfums...

Béville s’allongea, presque pâmé, ivre un peu des quelques verres de champagne qu’il avait bus à son dîner, ivre surtout de la vitesse et de cet air vivant, tiède, nocturne, qui le baignait, le fouettait, le violait, le rendait câlin, languide et voluptueux. Il n’était plus sur terre, il planait, il étendait parfois les bras, comme pour enlacer un plaisir.

—... Dommage qu’il n’y ait pas de femmes, fit-il. Hé, Jalin?

Mais Jalin, le propriétaire de l’auto, qui conduisait, ne tourna pas la tête. Sur la route dévorée, blondie par la lumière des grands phares, la route où les arbres alignés faisaient comme deux murs opaques, tant on allait vite, il avait bien assez de guider la formidable machine.

Il grogna seulement.

—Des femmes? Ah, non!

Toute sa virilité, toute sa vigueur, toute sa force de mâle et d’athlète intelligent n’étaient plus que dans sa tête et dans ses mains. Mais comme les autres il ouvrait les narines pour boire les odeurs de la nuit d’été, celle des tilleuls, celle des sorbes, celle des milliers de petites herbes dont on ne sait pas les noms, qui se sont fait féconder aux heures de soleil, et durant la nuit savourent, dans leurs corolles refermées, les délices de cette fécondation. Ça lui suffisait. Il murmura seulement:

—Hein, c’est beau, n’est-ce pas?

Des lapins, réveillés par le bruit, aveuglés par le feu des phares, fous d’épouvante, sortaient des fossés, passaient comme des boulets noirs sur le cailloutis lumineux. Mais tout à coup la route s’assombrit; les branchages, au-dessus de leurs têtes, se tachetèrent de pans de ciel entrevus. Une seconde auparavant, c’était la machine, le bolide, la chose furieuse et précipitée, qui semblait être la seule source de lumière au monde; et maintenant, elle n’était plus que le centre d’une noirceur, tandis que les choses ressuscitaient dans une clarté diffuse. Ce fut brusque, prodigieux, poignant. Jalin cria:

—Nom de Dieu! Les phares se sont éteints!

—Rallume-les, fit Bottiaux.

Jalin hausse les épaules.

—Ils sont encrassés. J’avais prévu ça. Rien à faire.

—Alors continue. Il reste les deux autres lampes.

—Des quinquets! dit Jalin.

—C’est assez pour les gendarmes. Continue! Nous allons à Paris. Je veux coucher à Paris, moi.

Jalin hocha la tête. Une quatre-vingts chevaux «ne sait pas» ralentir, pas plus qu’un cheval de course ou un torpilleur de haute mer. On a beau vouloir la retenir, elle bondit, elle échappe à la volonté, elle la force. Et courir, à près de cent kilomètres à l’heure, quand on a perdu ses yeux, qu’en deux secondes on est sur l’obstacle aperçu à soixante pas? Il savait la folie de l’acte, et pourtant consentit. Il était comme les deux autres: trop heureux, trop fougueux, trop sorti de lui-même, tout emporté par ce mouvement dont il se croyait le maître. C’est la même chose dans une charge de cavalerie: on va vers la mort, et on ne veut pas s’empêcher d’y aller.

Les ombrages, au-dessus d’eux, et de chaque côté de la route, se firent plus denses. On traversait un bois, une immensité obscure et confuse d’arbres pressés, qui mêlaient leurs branches et leurs troncs. Il faisait si sombre qu’on avait mal aux yeux, qu’on avait envie de se les couvrir avec la main, pour les protéger d’un choc. Et, à ce moment-là, juste au plus épais de cette horreur, Jalin crut pourtant distinguer quelque chose devant les roues, une ombre plus noire que cette noirceur, et vivante, et terrifiée. Il donna un tour de volant, stoppa... Ce coup sec de l’arrêt, cette déviation brusque d’un projectile fait pour une trajectoire directe, tous ceux qui connaissent les réactions du coursier moderne en ont éprouvé les conséquences physiques; les viscères changent de place jusque dans les profondeurs du corps, on a l’âcre avant-goût de ce qu’est l’agonie! Mais l’auto était large et basse sur pattes. Elle ne se retourna pas, obéit comme elle pût, monta sur le tas de cailloux, et se tint tranquille, malgré son frissonnement.

—Qu’est-ce que c’est? fit Béville, tout pâle.

Bottiaux avait sauté à terre et rejoint Jalin, qui s’épongeait le front, agenouillé devant une misérable masse qui s’agitait encore, étendue par terre, et qu’une des lanternes de la voiture éclairait vaguement.

—C’est de la chance, dit Béville, descendu à son tour. Ce n’est qu’une biche!

Tous trois respirèrent longuement, et leur voix, rassurée, retentit sous les arbres. Dépouillés de leurs lourds manteaux, de leurs capes et de leurs lunettes, ils se ressemblaient singulièrement: de beaux hommes, barbus tous trois, l’air riche, vigoureux et fort.

—C’est de la chance! répéta Jalin.

Mais sa voix, qui riait avec celle des autres, s’arrêta tout à coup. Il venait de voir les yeux de la biche: si tendres, malheureux et terrifiés, si pleins de l’horreur de ne pas comprendre pourquoi elle était là, et ce qui l’avait écrasée dans la nuit! Pauvre petite chose jolie! Pauvre petite bête des bois, farouche et pure! Ils en avaient tué bien d’autres à la chasse: devant les chiens et les chevaux, à l’affût, poussées par les rabatteurs. Mais comme ça! Elle était broyée, déchiquetée, agonisante, avec des frissons si douloureux, et toujours le regard désespéré de ses yeux souffrants.

—Il faut retourner à Brantes, dit Jalin. Je n’avance plus sans mes phares. Nous coucherons à l’hôtel où nous avons dîné.

La machine fit volte-face et ils remontèrent vers Brantes, aussi lentement qu’ils purent. Insensiblement le souvenir de cette bête massacrée s’effaçait de leur esprit. Ils auraient pu écraser un homme, ils auraient pu se tuer, ils avaient eu peur de mourir! Et ils vivaient, le même sang intact courait dans leurs veines, des années, des années encore le monde serait à eux! Ils apercevaient l’avenir comme une colonnade qu’on peut suivre sans en distinguer jamais la fin, dans une fraîcheur délicieuse.

La porte de l’hôtel des Deux Couronnes était fermée. Tout le monde dormait. Ils frappèrent longtemps, puis, il y eut de la lumière. Mais ils durent attendre encore, parce que, dans les petites villes, on est prudent: on veut savoir à qui l’on a affaire.

—Tiens, dit Bottiaux, quand la porte s’entr’ouvrit enfin, c’est la Bretonne!

Elle tenait à la main une de ces lampes minuscules, à la mèche protégée par un léger globe de verre, qui depuis vingt ans ont remplacé les veilleuses. Cette faible lumière éclairait de rose un côté de sa figure très jeune, très douce, peu jolie, et tout le reste, la camisole jetée à la hâte sur sa chemise rude, le jupon de toile rouge, les pieds nus dans des savates, était perdu dans l’ombre. On ne voyait que cette petite face frêle, suspendue en l’air comme une âme sans poids.

—... Chambre? dit-elle d’une voix un peu rauque, inhabituée au français.

—Oui, coucher; des lits, hein! De bons lits! fit Bottiaux.

Elle leur alluma des bougies en souriant, leur montra leurs chambres, et se retira.

Mais Béville, quand il fut couché, s’aperçut qu’il ne pouvait pas dormir. Il se sentait bien trop fier, bien trop exalté par les parfums de la nuit, par la rapidité de la course, par ce sentiment si fort de reconnaissance envers la vie qui pénètre tous ceux qui viennent d’échapper à un danger. Alors il se rappela les paroles du valet de garage, quelques heures auparavant: «La Bretonne? elle est là pour ça!» Il sortit de sa chambre, pieds nus, silencieusement.

Béville avait vu où dormait la Bretonne: dans une espèce de soupente, un cabinet ménagé sur l’escalier, entre le rez-de-chaussée et le premier étage. Il y alla tout droit, sa bougie à la main. Oui, c’était bien là: elle dormait, sur un pauvre lit de fer, les cheveux défaits, une main sous sa tête pour la relever un peu parce qu’elle n’avait pas d’oreiller. On ne voyait de sa chair qu’une gorge bien remplie à partir du cou, et la rondeur délicate d’un sein très jeune. Béville lui mit une main sur l’épaule et l’embrassa. Il avait soufflé la bougie. La fille s’éveilla en sursaut, étendant les mains en avant, d’un geste instinctif:

—Ma doué! fit-elle.

Mais Béville, déjà, la tenait dans ses bras, et elle sentit de nouveau sa bouche sur la sienne. Ah! oui, c’est vrai, elle était la Bretonne, on l’avait prise pour ça, payée pour ça: trente francs par mois, et les cadeaux des voyageurs en sus. Et enfin, celui-là c’était un monsieur! Des siècles de domination, presque d’esclavage, avaient enseigné à sa race qu’il faut toujours, obéir aux «messieurs», aux chefs, aux maîtres: les hommes les suivent à la guerre, les femmes au lit. C’était donc qu’il fallait se soumettre. Sa pauvre petite âme asservie n’osait pas protester. Seul, son corps, parce qu’il était encore pur, se refusait et avait horreur. Toute vierge se défend, toute vierge a peur. C’est un instinct sans doute que la nature a mis en elle afin qu’il lui faille du courage pour se donner, et qu’ainsi elle ne se donne que par choix, et comme en sacrifice à celui qu’elle aime. L’humble barbare, vendue comme aux temps antiques, mais plus bassement encore, éprouvait cette horreur. Elle supplia, en mots confus et précipités, dans son langage obscur, celui qu’on parle là-bas, sur les bords de la mer de l’ouest, le seul qu’elle connût; et Béville ne comprit pas.

Il ne sut jamais pourquoi celle qui était là ne lui rendit aucun des baisers qu’il lui donna, avant de l’avoir possédée. Jamais non plus lorsque, mâle satisfait et pourtant tristement déçu, car tel est le châtiment des mâles insoucieux et brutaux, il ne pensait qu’à laisser une offrande et fuir;—jamais il ne sut pourquoi une bouche effleura, non pas ses lèvres, on n’eût pas osé, mais sa joue et son front: caresse d’enfant timide qui aurait tant voulu, tout de même, ah! oui, tant voulu s’inventer le souvenir d’une ombre de tendresse véritable, après l’horreur du stupre. Il n’y eut rien! Il s’en alla. C’est tout.

Le lendemain, dès l’aube, Jalin vint réveiller ses deux amis. Béville, quand il descendit, avait presque oublié. Les hommes heureux n’ont pour ainsi dire pas de souvenirs. Il vivent en avant, ils escomptent chaque jour une volupté future. S’il avait songé à l’événement de cette nuit, il se fût seulement trouvé un peu vil, et, comme il le savait, il s’arrangea pour divertir sa pensée sur d’autres objets. Jalin avait d’ailleurs tout disposé déjà pour le départ. La note était payée, le moteur embrayé. Il lança au vol à ses deux compagnons leurs manteaux et leurs casquettes.

—On part! Ouste!

Il prit du recul, dans la cour du garage, pour franchir le seuil et tourner dans la rue. A ce moment apparut, au seuil de la même porte, l’esclave broyée qui l’avait ouverte, tout à l’heure, dans la nuit. Elle venait de sortir de sa chambre, sans doute après avoir longtemps veillé, solitaire et salie. Elle portait le même costume humble jusqu’à l’abjection, la chemise rude, la casaque sans grâce. Elle ne s’était pas coiffée, elle n’était pas belle, sa jeunesse même avait quelque chose de terni, et, de ses yeux infortunés elle regardait, regardait inutilement. Car la chose affreuse qui avait peut-être laissé en elle de vivantes conséquences, elle s’était passée dans l’ombre impénétrable, et de ces trois hommes, elle n’arrivait pas à savoir lequel c’était. Elle ne le saurait jamais.

 

L’automobile vira, bien en main, et prit son élan. Bottiaux dit en rêvant:

—Les yeux de cette Bretonne... A quoi me font-ils penser? Ah! oui, juste ceux de cette bête, la nuit. Vous avez vu?

—Non, dit Béville, je n’ai pas remarqué.

 

 

LE MIRACLE DE TOLLENAËRE

Tollenaëre est, dans les Flandres, un tout petit village avec un grand couvent. Les religieuses bernardines y vivent presque seules entre la mer et une grande plaine plate, si basse qu’on la dirait plus basse que les vagues mêmes. Presque toute l’année le vent souffle du même côté, venant du nord-ouest, et les rares arbres qu’on voit dans la campagne semblent, sous l’effort de ce souffle perpétuel, courber la tête tous ensemble, leurs feuilles pendant comme des chevelures, leurs bras de branches tordus comme pour prier que cela finisse, parce qu’ils sont trop malheureux.

Mais la terre les console, au printemps, avec des fleurs. Ce ne sont pas des fleurs extraordinaires; les jardiniers des villes ne les traiteraient qu’avec mépris. Excepté les roses, dont les pêcheurs et les paysans ont presque toujours quelques pieds dans leurs jardins, il n’y a guère que des tournesols avec leur cœur d’un jaune noirci et leurs pétales d’or vif, des joncs dont les hampes de velours font penser à la lance qui porta aux lèvres de Notre Seigneur le fiel et le vinaigre, des oreilles d’ours et des saxifrages. Elles poussent toutes ensemble, avec une espèce d’orgueil sauvage, ingénu, tendre, brûlant; par des milliers de canaux, l’eau qui les baigne exalte leur éclat; puis cette eau va remplir les fossés de vieilles fermes rouges, où vivent de lourds hommes pensifs.

C’est là que naquit d’une servante, sans qu’on sut qui était son père, Angéline Verdonck qui fut en religion sœur Catherine; et elle prit ce nom d’abord parce que le sien propre lui paraissait avoir un parfum de vertu et de pureté qui pouvait faire croire à de l’orgueil, mais aussi parce que, comme Catherine de Sienne, elle avait déclaré, dès son plus jeune âge, vouloir être la fiancée du Christ.

Toutefois dès son entrée au couvent, où sa mère fut heureuse qu’on la fit entrer toute petite, parce qu’elle avait trop grande peine à l’élever, il vint à Catherine une autre vocation qui sembla merveilleuse, tant elle fut, du premier coup, instinctive et parfaite. Dans le jardin même du couvent, et quand on la faisait promener quelques heures, avec ses compagnes, sur les routes de sable, elle s’arrêtait parfois, comme en extase. Et les mères de la communauté crurent d’abord qu’elle était favorisée par des visitations de la divine mère, ou de sa patronne Catherine: mais elle avoua avec simplicité qu’elle ne voyait rien, sinon ce que tout le monde voyait, et qui est si beau.

Cela étonna. Les sœurs et les mères avaient coutume au contraire de dire aux enfants qu’elles élevaient—et c’était vraiment la croyance intime de leur âme—que vivre dans un pays si triste est un ennui qu’il faut accepter dans un esprit de mortification. Catherine répondit, étonnée à son tour, que tous les objets qui frappaient ses yeux, ces pauvres arbres et ces fleurs, ou seulement la lumière et les nuées, les vaches et les taures, parfois un charroi de foin sec qui passait au loin sur la route, ou une barque plate rampant sur les canaux, et faisant lever des oiseaux sauvages, lui semblaient entourés d’un éclat magnifique, et tels des apparitions.

Pour expliquer sa pensée, car elle était faible et courte en paroles, elle prit les pinceaux et les couleurs qui servaient dans la communauté à enluminer les images des missels, et l’on vit alors qu’elle avait reçu le don de peindre.

A partir de ce moment sa vie devint une joie, en même temps que sa piété grandissait. Elle était reconnaissante à Dieu d’avoir créé tant de choses qui devenaient pour elle des objets de travail et d’amour. Et que ces choses pussent être si diversement belles selon les heures du jour, sous le soleil et la pluie, la caresse ou la morsure des saisons, lui paraissait une bénédiction pour laquelle on ne pouvait assez remercier la volonté qui préside aux conduites du monde. Un jour d’automne, un rustaud qui portait au couvent le bois nécessaire au chauffage ôta sa souquenille pour décharger ses souches plus à l’aise. Il avait la poitrine nue et retroussa les manches de sa chemise jusqu’aux aisselles. Sœur Catherine devint toute pâle.

—N’est-ce pas, dit une mère, que cela est choquant!

—Non, répondit Catherine.

Elle était seulement charmée, comme le jour épiphanique où les fleurs et les arbres s’étaient manifestés à elle, dans leur grâce si sauvage et leur force solitaire. Du coude à la main, chez l’homme, un muscle tournait, sombre ou éclairé selon sa place, et les doigts vivaient comme des personnes qui se mettent d’accord pour chanter.

Ce fut alors qu’elle regarda d’une autre manière les tableaux pendus aux murailles de la chapelle et jusque dans le réfectoire: car elle ne les avait, auparavant, considérés que d’une façon pour ainsi dire abstraite, afin de se pénétrer des mystères d’adoration et de douleur qu’ils voulaient rappeler. Elle fut stupéfaite de les trouver laids.

Et elle en conçut un immense chagrin, elle eut pour la première fois l’impression d’être environnée de mensonges et de simulacres. Sa foi n’en était point touchée; seulement elle souffrait que la foi n’eût pas atteint la beauté, elle souhaitait de voir la réalité des formes.

Parfois, hors du couvent, lorsque les eaux, après une grande marée, s’étaient étendues au loin sur la plage, elle apercevait des femmes qui marchaient sur le sable, les jupes troussées jusqu’en haut des cuisses, et les bras nus. Elles avaient la tête ovale, les yeux gris ou bleus, pareils au ciel, aux nuées, à l’eau des étangs ou de la mer, les cheveux blonds tordus en casque, et l’on voyait sous leur vêtement que leur gorge et leur ventre étaient sains, jeunes et durs, ou bien amollis, mais encore attendrissants, à cause du rude ouvrage ou de la maternité. Parfois leurs corps étaient aussi comme illuminés d’une espèce d’enthousiasme dont Catherine ne comprenait pas la cause amoureuse: mais elle en saisissait la somptuosité vivante, et c’était ces femmes-là qu’elle admirait davantage. Rien de ses impressions ne lui semblait péché, parce qu’elle ne pensait qu’à son art. Et elle ne savait pas même que ce fût un art: elle n’agissait que par instinct.

L’inquiétude ne lui vint que le jour où elle eut la tentation de son corps, et il était inévitable qu’elle s’intéressât à le regarder, pour l’ensemble tout nu de cette harmonie qu’elle poursuivait jusque sous les haillons.

Elle s’admira en songeant: «Tout cela est beau! Cela est plus beau que ce que j’ai fait jusqu’ici. Et si je le peignais, j’en ferais quelque chose de plus beau encore: je ne montrerais que ce qu’il faut comprendre.»

Elle sentit pour la première fois à cet instant la tentation du diable: il y avait donc des points sur lesquels on pouvait corriger la création? La beauté c’était donc la vérité, moins quelque chose, moins les accidents, les excès, les injures, qui sont pourtant l’œuvre de Dieu!

Elle alla s’en confesser. Mais c’était une âme nette, pure, vigoureuse, qui ne se confessait que de ses décisions.

—Mon père, dit-elle, je ne peindrai plus.

Et quand elle eut exprimé sa résolution, elle en donna les motifs. Le confesseur ne les saisit point, et il crut que la chair parlait en elle. C’est pour cette cause qu’il répondit:

—Je vous comprends, ma sœur!

A compter de ce jour, sœur Catherine mena une vie de suppliciée. Tout ce qui lui avait été plaisir était devenu tentation. Elle agonisait sous son vœu et bientôt ne fut plus qu’une ombre; elle ne mangeait ni ne dormait. Son honnêteté lui disait en même temps que le regret est encore une des formes de la faute et que les vrais sacrifices sont ceux qu’on accomplit allègrement. C’est ainsi qu’elle en vint à se considérer comme une grande pécheresse; elle s’imposa diverses pénitences, entre autres celle de l’humiliation. Se croyant indigne de ses sœurs, elle obtint de n’assister aux offices qu’en dehors de la nef, comme les pauvres veuves de pêcheurs ou les catéchumènes de la primitive église. Agenouillée près du pilier qui supportait la vasque d’eau bénite et la planche où l’on mettait, le dimanche, le pain qu’on distribuait à ces femmes misérables, Catherine s’efforçait d’attacher un sens à chacune des paroles latines qu’elle savait par cœur, et son effroi grandissait à sentir qu’elle ne les prononçait plus que machinalement. Elle crut avoir perdu la grâce; elle était comme traquée.

A la messe de minuit, le jour de Noël, sœur Catherine commença par éprouver une grande faiblesse. Au lieu de l’autel et du prêtre, de toute la communauté en prières elle ne distinguait plus qu’une sorte de grand entonnoir tourbillonnant, ou plutôt un dôme de cathédrale, vu par l’intérieur et fait d’une multitude de petits carrés alternativement sombres et brillants. Ceux-là scintillaient comme des étoiles; et elle s’endormit, les yeux ouverts.

Personne ne put s’apercevoir qu’elle dormait. Ses sœurs, qui chantaient dans la nef, avaient le dos tourné, et les pauvres femmes autour d’elle, s’aperçurent seulement qu’elle avait le regard un peu fixe. Mais voilà que tout à coup celles-ci la virent qui prenait dans la vasque d’eau bénite l’humble pinceau qu’on y avait laissé: et, sur la planche destinée à l’aumône du pain, elle commença de tracer des lignes; car sa main, guidée par une puissance mystérieuse, reproduisait ce que sa vision lui révélait. Sœur Catherine, en extase, croyait peindre.

Les pauvresses se dirent: «C’est de l’eau! C’est de l’eau avec quoi sœur Catherine se figure qu’elle travaille!» Toutefois un sentiment si saint qu’il leur semblait terrible les empêchait de regarder. Mais au moment de la communion, pendant que le chœur chantait: Exsulta, filia Sion; lauda, filia Jerusalem, ecce rex tuus venit! sœur Catherine laissa tomber son dérisoire pinceau.

Alors les femmes virent que la planche était couverte de couleurs resplendissantes.

—Notre Jésus! crièrent-elles. Notre petit Jésus!

L’Enfant-Dieu était apparu sur la planchette inerte. Semblable au plus beau des nouveau-nés des hommes, il était couché sur la paille; et derrière lui, près d’une vieille ferme rouge, fleurissaient des tournesols, des fleurs de jonc, des oreilles d’ours et des saxifrages.

 

Tel fut le miracle de Tollenaëre. Et c’est pourquoi on y voit aujourd’hui, dans la chapelle des bernardines, l’image d’un enfant Jésus que les fidèles entourent de vénération. Mais les artistes aussi l’admirent; on croirait qu’elle a été peinte avec de la lumière et des fleurs. Les guides, qui rapportent la légende sans y croire, ajoutent que ce tableau est d’un auteur inconnu.

LA FORCE DU MAL

«O grand Lucifer, redoutable archange! De par les dix noms puissants inscrits dans ce cercle, par les prières de tous les saints, par la beauté d’Adam, par le sacrifice d’Abel, par l’offrande d’Isaac, par l’humilité de Job et les larmes de Jérémie; par les infernaux abîmes que Christ a traversés, par la hauteur du ciel où il règne, je t’adjure, je te conjure, je te somme de m’obéir sur-le-champ.»

—Bah! dis-je légèrement en me penchant vers mon voisin, ce n’est que la conjuration d’Agrippa.

—Oui, murmura-t-il, d’une voix brûlante et basse, c’est la conjuration d’Agrippa; le triple cercle, les deux cierges, les dix noms divins, El, On, Tetragrammaton, Adonaï...

De l’évocateur on ne voyait que le dos, drapé dans une robe rouge, et comme il était assis fort bas entre deux chandelles, son grimoire dans une main, une épée nue dans l’autre, il avait l’air empêtré d’un président de cour d’assises qu’on a transporté brusquement de son fauteuil à la sellette en lui interdisant sous peine de mort de lâcher son code et son couteau à papier. Mais cette affectation d’ironie facile, cuirasse de l’homme un peu faible qui veut rester libre, je la sentais malgré moi se glacer et s’évanouir devant l’étrangeté du lieu, sous les coups d’anxiété farouche qui passaient, en les faisant craquer à travers le crâne des fidèles. Depuis des mois que je suivais, en curieux désœuvré, les cérémonies de ces bizarres petites églises démoniaques, semées maintenant dans Paris comme des taches indicatrices d’une nouvelle maladie, la monotone absurdité des rites était parvenue à m’ennuyer jusqu’à l’écœurement: mais il y avait ces figures bouleversées, mâchurées, torturées, laides au delà de l’ignominie et suprême misère, ridicules! Pourtant, seul un innocent enfant eût pu rire à leur face: chez un esprit déjà vieux, troublé par la réflexion et la curiosité, elles devaient fatalement exciter la sympathie d’abord, puis la volonté violente de la possession de leur mystère, enfin une sorte d’inavouable amour, tant elles semblaient ravagées, ravinées, érodées d’inscriptions, peut-être déchiffrables, pareilles à celles qu’on lit sur ces murs de prisons où sont venues s’abattre, en vagues mêlées, des générations de criminels et de malheureux.

Certes, je pouvais, je devais me tromper. Dans ce public, je distinguais des têtes connues d’écrivains en quête de sujets, assez méprisables marchands de curiosités littéraires inédites; le gros du troupeau se composait clairement de pauvres demi-fous, vulgaires victimes d’une névrose religieuse que le hasard seul de leurs lectures, ou l’irrégularité de leur vie, de leurs amitiés et de leurs amours avait jetés là au lieu de le conduire au dieu officiel; et pour les autres même, ceux qui ne rentraient point dans ces catégories de négociants malins, de naïfs malades, et de fils de mères pieuses destinés à rentrer dans les voies maternelles, la raison obligeait d’admettre que la banale débauche des grandes villes, la morphine, l’opium, et tous nos autres innombrables poisons modernes, sont d’assez vigoureux sculpteurs pour repétrir ainsi la matière humaine et creuser les plis tragiques de ces masques humains. Oui, tout cela était vrai, mais combien incomplet et peu satisfaisant! Quel événement, quel jeu des choses extérieures, avait mené jusque-là ces dévoyés, au lieu de les laisser doucement rouler sur les grandes routes de la corruption du siècle ou de la foi chrétienne! C’est le fait particulier qui seul intéresse, et d’ailleurs rien ne prouve d’avance qu’il ne se trouve pas des âmes intelligentes, mais folles de vices, ou croyantes et rongées par la douloureuse maladie du scrupule, pour qui ce serait une joie ivre et sincère, logique et délirante, de savoir, savoir à ne pas douter, qu’il existe un être supérieur, adversaire de Dieu, qui se nourrit du mal fait par elles ou dont elles souffrent, qui en rit, qui en jouit, qui en garde de l’obligation et de la reconnaissance: enfin il entrerait du repos dans la certitude de la damnation.

Ces figures, ce soir-là dans cette cave de la rue du Cloître-Saint-Merri,—car les caves étant consacrées à Saturne sont particulièrement favorables aux évocations,—je les pressentais près de moi dans une obscurité rayée d’éclairs fumeux, à l’une des extrémités de la crypte voûtée. A l’autre siégeait le Mage qui tournait le dos aux fidèles, faisant face au triangle où l’apparition devait entrer. Outre les deux cierges, la lumière ne venait que d’un trépied sur lequel brûlaient dans un confus mariage des plantes parfumées et des plantes infectes; l’air humide sentait la moisissure, la verveine, l’encens, l’assa-fœtida, et ces odeurs étouffées faisaient haleter les poitrines et battre les cœurs plus vite. On ne voyait que des lambeaux de choses, les fourrures de femmes frissonnaient sous les soupirs, des mâchoires claquaient; c’était tout, et le triangle, à force d’être seul éclairé, seul regardé, paraissait immense, et restait vide.

—Rien, dit mon voisin, il n’y a rien.

—Ça vous étonne, mon cher monsieur? lui demandai-je.

Je le reconnaissais: il était l’un de ceux dont la physionomie m’attirait dans ces étranges lieux, qui servait d’excuse à ma faiblesse, d’appât à ma curiosité: un petit homme maigre, sans âge, aux mains tremblotantes. Il avait de beaux yeux, clairs, larges, profonds, mais hagards et desséchés d’inquiétude, et toute sa face, indiciblement douloureuse, était comme figée dans l’expression d’une épouvante une fois sentie et dont rien désormais ne pourrait plus en lui affaiblir la mémoire.

A ce moment la voix du Mage répéta plus haut:

«Archange! Archange du mal, je t’adjure, je t’ordonne de paraître sous une forme visible, sans bruit, sans mauvaise odeur, sans scandale, et de répondre à mes questions. Sinon je te flagellerai des plus cruels exorcismes, et je te torturerai avec le Verbe divin de Notre-Seigneur Jésus-Christ!»

—Nous pouvons nous en aller, le spectacle est fini, dis-je à demi-voix à celui qui m’avait parlé. Si votre ami Satan ne vient pas d’abord, il me paraît difficile de le flageller. Votre opérateur commet une pétition de principe.

En effet, Satan persista à ne point se déranger. L’évocateur alors, se tournant vers nous, demanda si les personnes présentes n’avaient pas éprouvé comme un frôlement d’invisibles ailes, ou des attouchements mystérieux, enfin un phénomène quelconque pouvant passer pour un commencement de présence.

—Rien du tout, dis-je, résolument.

Personne ne protesta. Si je n’avais ouvert la bouche, il est bien probable qu’il se serait trouvé quelqu’un pour avoir senti n’importe quoi. Il y a des cas où il faut s’empresser de parler le premier.

L’évocateur, après m’avoir regardé de travers, déclara que la cave ayant été sans doute souillée depuis neuf jours par une présence impure, il était inutile et même dangereux de continuer les conjurations. Après quoi il déclara solennellement l’assemblée rompue.

Mon voisin poussa un soupir, et gravit avec moi les marches usées qui conduisaient au dehors. Il était plus de minuit. Là-haut, dans le ciel, les tranquilles petites étoiles avaient l’air de se moquer de nous; l’air vif de la nuit, entrant dans les poitrines brûlées, rendait heureux, gai, grisait presque. Des ombres sorties de la cave, s’évadaient par couples.

 

Je me mis à rire, en les montrant à mon compagnon inconnu.

—Regardez, lui dis-je, il y avait là quelques vieilles dames, et de bons petits jeunes gens. Gagez qu’ils ont fait connaissance. Le diable n’a pas daigné venir, il n’y a rien perdu.

Il me répondit, sans sourire:

—Vous vous amusez de nous, monsieur, et vous nous méprisez. Je ne nie pas que vous ayez raison. La première fois que j’ai assisté à une telle séance, je rougissais de moi-même, de ma stupidité, de celle des fidèles qui me coudoyaient. Je n’osais pas me montrer. Aujourd’hui, je n’ai même plus cette pudeur. L’espoir absurde et toujours mal satisfait qui me hante, me tient, me traîne et m’a pris tout entier, il est ma raison d’être dans la vie. Ah! monsieur, vous ne croyez pas, vous, qu’il peut exister un esprit du mal, un être qui n’est peut-être pas personnel, qui n’a pas de formes, une force éparse qui flotte et rôde dans l’air, dans la terre, dans les eaux, qui accomplit les actes pensés, simplement pensés par nous, et dont l’horrible perfidie, malgré nous, est à notre service?

—C’est de la pure folie, à classer dans les manies religieuses.

Je lui dis cela hardiment, malgré mon âpre désir d’entendre sa confession, car je sentais que rien au monde maintenant ne pourrait plus l’empêcher de parler, et qu’il allait livrer son mystère, parce que la nuit était pure, l’obscurité silencieuse et son cœur trop plein.

 

—Écoutez, dit-il d’une façon précipitée, je m’appelle Hippolyte Liénard. Pourquoi vous cacherais-je mon nom puisque je suis résolu à vous dire le reste, en n’attendant de vous que des railleries. L’aventure dont la mémoire me fait si cruellement souffrir et qui a bouleversé une vie déjà misérable, vous la trouverez banale; d’autres, plus cyniques, diraient heureuse. Ai-je donc un cerveau malade, suis-je né fou? Je ne le crois pas; j’ai rencontré dans le monde une infinité d’hommes dans l’âme desquels je me mirais. Vous peut-être! vous qui me regardez, qui m’analysez, qui m’avez, je le soupçonne, malignement deviné, que ferez-vous de votre science? Rien n’est-ce pas et ma question même vous étonne? Vous ne savez pas agir, et cette impuissance est de nos jours commune. Je puis dire que j’en ai profondément souffert, si profondément que ma honte de moi-même allait jusqu’à l’anxiété, me rendait en même temps timide envers tous et cependant plein de haine pour ceux qui ne me ressemblaient pas.

»L’homme qui m’inspirait le plus cette haine humiliée était naturellement celui que je rencontrais le plus souvent, qui m’était le plus proche, mon beau-frère. Je crois qu’il la sentait, qu’il en comprenait vaguement les motifs et y trouvait plaisir. Je bredouillais en sa présence, il me faisait baisser les yeux, quand il avait disparu j’étais aveuglé de rage, une rage qui m’épuisait, m’abattait, comme si dans ma débilité elle n’eût trouvé à se nourrir qu’à la condition de me dévorer. J’étais cependant intelligent et orgueilleux de mon intelligence, je comprenais tout, il me semblait voir les choses extérieures naître dans mon esprit et s’y arranger en dociles matériaux, les plans que je construisais avaient la grandeur et la beauté des chimères; mais écrire le premier mot de la première lettre utile à leur exécution, me semblait une tâche de géant ou de forçat, ignoble ou trop difficile. Et je savais pourtant que j’étais lâche, je me violentais; j’avais tort de me violenter, car alors je me heurtais à une autre malédiction, l’impossibilité de me défendre contre mes semblables. Oh! je les comprenais bien, je devinais les plus petits mouvements de ces grossières machines: seulement je ne pouvais pas bouger un doigt pour les empêcher de me broyer. Ils me regardaient, je m’effondrais.

»J’avais fait un mariage honorable, j’avais une belle fortune, une belle situation à la tête d’une maison de commission, et je perdis tout, ma fortune, la dot de ma femme, ma position, sottement, fatalement, en voyant très bien ce que j’aurais dû faire pour les conserver. Ce que je bâtis depuis ce moment de drames de vengeance, de romans cruels et réalistes mathématiquement agencés, ce que je vis en imagination mes ennemis souffrir dans leurs biens et dans leur cœur, atteint les extrêmes limites du mal possible. Mais quand je les rencontrais, ces ennemis, je leur tendais la main et me livrais à eux.

»—Tu professes les théories les plus classiques, me dit mon beau-frère, à la suite de ma ruine. Laissez faire, laissez passer, hein?

»Ma femme se jeta à ses pieds pour qu’il me tirât d’affaire.

»—Pas un sou et pas une démarche, répondit-il. Dans six mois tout serait à recommencer. Ton mari est assez idiot, assez paresseux et assez honnête pour échouer en correctionnelle. Tu es plus bête que lui: il fallait demander la séparation de biens. Tant que je vivrai tu ne manqueras de rien, ni tes enfants, ni lui: on ne peut pas le laisser mourir, malheureusement, mais il n’aura jamais cinquante centimes.

»Je devins ainsi le parasite de sa magnifique insolence. Il me nourrissait au même titre et sur le même pied que ses maîtresses, ses chiens et ses chevaux. Plein de vigueur et de volonté animales, jeté dans les affaires pareilles aux miennes, spéculant joyeusement, domptant ses rivaux par sa force physique et sa belle humeur, ne raisonnant jamais, marchant d’instinct, grand chasseur, fort buveur, jouisseur superbe, cet être en roulant sur la société lui arrachait la substance nécessaire à sa vie et à ses vices, pour ainsi dire par la puissance de son poids. Il m’écrasait de son imbécile assurance, de sa vanité de commis voyageur. L’argent lui coulait des mains, il en trouvait d’autre et le jetait de même. Le luxe dont il s’entourait et dont il nous laissait ramasser les miettes salies, était le fruit de fugaces conquêtes, et lui mort, tout disparaissait; mais chose singulière, j’avais autant que lui la conviction qu’un tel homme, sa vie durant pouvait tomber, mais rebondirait comme un de ces grands tigres des Indes dont il avait l’élasticité, les yeux verts, le poil roux, et que tandis que le monde m’avait laissé couvert de honte et de dérision, on lui tendrait la main, on panserait ses blessures, on le mettrait à la tête de troupes nouvelles avec des munitions nouvelles, parce qu’il était une des forces actives de la société, un chef doué par la nature du don de découvrir les sources de la richesse qui perpétuellement tarissent à une place pour reparaître, avec une abondance plus grande encore, dans un autre endroit qu’il faut deviner.

»Sa générosité était aussi égoïste que sa rapacité était inconsciente. Comprendrez-vous ma fureur à la sentir froidement couler sur moi, sans que j’eusse le courage de m’écarter, et de gagner moi-même le pain de ma famille? Quelquefois, par caprice, ou lui-même dans l’embarras, il nous abandonnait, et nous étions plongés dans des difficultés d’autant plus atroces qu’elles étaient mesquines. Je m’abaissais jusqu’à le prier, et il répondait en me désignant plus clairement au mépris des miens. Puis la source se rouvrait, lâchement j’y revenais boire, et ma haine s’accroissait d’autant. Cette situation dura longtemps et je n’ai insisté sur elle que pour faire comprendre le caractère des personnages. Je me hâte d’arriver maintenant au drame qui la ferma.

»—J’ai quatre-vingt mille livres de rentes, disait en riant mon persécuteur, et je te laisserai une belle fortune! un million de dettes! Tu pourras renoncer à ma succession.

»—Au fond il n’était pas dans sa nature de prévoir qu’il pût mourir; mais un beau jour une attaque de goutte le cloua sur un fauteuil, et le fit hurler. Rien n’était plus inconnu, plus extraordinaire pour lui que la douleur et j’eus le plaisir de le voir quelque temps triste, affaibli, déprimé, enfin pareil à moi. Ce changement passager lui fit prendre une disposition qui l’étonna lui-même dès qu’il fut revenu à la santé: il contracta une grosse assurance dont, s’il mourait, le capital devrait être payé à ma femme.

»Une fois guéri, cette mesure devint pour lui le sujet de perpétuelles récriminations, comme s’il eût eu des regrets de ne pas avoir eu confiance dans son étoile et cru plus fortement à son immortalité. Il criait devant moi et devant tous:

»—Vous verrez que maintenant Hippolyte m’empoisonnera! Hein, Hippolyte, tu me ferais bien claquer, si tu étais capable de quelque chose?

»Chose horrible il disait vrai. Maintenant j’entrevoyais la mort de ce malheureux comme une délivrance et comme un triomphe. Je la voyais, cette mort, ou plutôt je me repaissais de cette idée de mort sous mille formes différentes, je n’avais nul scrupule à méditer comment je pourrais être l’auteur d’un meurtre, d’un meurtre bien fait, bien malin, dont personne ne saurait le secret. Et comment l’aurais-je éprouvé, ce scrupule, puisque jamais, jamais je ne serais capable, comme lui-même l’avait dit, d’accomplir mon projet, de donner même le plus petit commencement à ces plans compliqués? Je ressentais, à me plonger ainsi au fond du mal, sans le faire, d’indicibles jouissances; je voyais se dérouler dans un monde imaginaire toutes les phases de l’acte rêvé, si nettement, si véritablement que je m’éveillais de ma veille hallucinée, agité de ces frissons d’épuisement qui suivent, chez ceux qui agissent, les grands déploiements de force, et de plus en plus incapable d’agir. Alors un jour, un jour... ah! je vais avoir fini de parler; soutenez-moi, regardez-moi, souhaitez ardemment que je parle, afin que je puisse parler jusqu’au bout!

 

»C’était au mois d’octobre, en Bourgogne, dans un pays plat, boisé, humide, où l’Ennemi avait des terres de chasse. Il m’avait traîné là comme il me traînait partout, dans son ironique facilité à faire partager à ceux qu’il avait l’habitude de trouver sur sa route les plaisirs dont il faisait cas. D’ailleurs il avait besoin de bruit, d’activité, d’agitation violente, de tout ce qui m’inspirait du dédain et de l’ennui: surtout il lui fallait du monde, n’importe qui, mais du monde, autour de sa personne. Ce matin-là nous étions partis pour chasser le faisan dans les tirés les plus proches de la propriété. Je ne les avais pas encore vus, il me semble maintenant qu’ils n’existaient pas avant ce jour funeste; ou bien, si je les avais vus, ils n’étaient pas les mêmes. Nous marchions dans une prairie large, moussue, mouillée comme une éponge, coupée de longues lignes de peupliers, verts encore par le bas sous l’effort de la sève agonisante, jaunis déjà vers la cime, et comme dorés d’un immuable coup de soleil. Ils tremblaient doucement, incessamment, et ce bruit léger faisait taire tout autre bruit au monde, sauf les coups de feu qui éclataient par crise, et coupaient mon rêve d’un sursaut. Des arbustes plus bas cachaient les vieux troncs élancés, faisaient une haie de chacune des lignes; ainsi ce paysage d’automne, sous le grand ciel gris, m’enfermait en moi-même.

»Nous marchions de front le long de ces haies, balayant les étroits bouts de pré, et les chiens fouillaient les broussailles intermédiaires que le vol lourd des faisans remuait par instants. Alors je pensais: «Il faut tirer» et quand j’épaulais, l’oiseau était déjà loin. L’idée vague que je devais faire feu s’associait ainsi mécaniquement aux pensées de mon esprit bouleversé et haineux. L’ennemi suivait le côté opposé de la haie le long de laquelle je me trouvais, et j’entendais ses rires, ses encouragements, les élans sonores de la vie qui roulait à flots dans ses veines. Ah! si je le tuais, si je le tuais! me disais-je. Et aussitôt l’image me vint, hanta mes yeux et mes oreilles. Je me figurais voir un faisan se lever, battant des ailes, filant comme une flèche oblique: l’Ennemi criait: «Faisan, faisan! Hippolyte, espèce d’endormi, encore un de raté!»

»Alors je tirais, non pas sur l’oiseau, mais sur cette tête détestée que je voyais à travers les feuilles grelottantes. Elle tombait comme un chardon sous une baguette, j’entendais le bruit du corps énergique qui se roulait, qui ne voulait pas mourir; je fendais les buissons, je courais. Du sang et de la cervelle sortaient d’un gros trou derrière l’oreille de l’homme; un, deux, trois soubresauts, des râles, des yeux retournés, ternes, terribles, qui ne voyaient plus et qui me cherchaient pour m’accuser; et c’était tout. Alors moi, je m’accusais moi-même, je parlais de mon crime involontaire, des misérables intérêts matériels qui s’y emmêlaient, je sanglotais, je me tordais les mains. On ne pouvait pas déposséder ma femme, n’est-ce pas, on ne pouvait pas me convaincre de l’avoir fait exprès: c’était un accident affreux, déplorable, mais fréquent, mais banal, et naturel. Oh! comme je jouissais de toute la scène, comme je l’apercevais avec des sons, des couleurs, des gestes vivants!

»Tout à coup j’entendis:

»—Faisan, faisan! Hippolyte, espèce d’endormi, encore un de raté!

»Le cri avait été poussé dans la réalité des choses de la vie, dans l’extérieur du monde. «Mon Dieu!» dis-je, et je crois que je levai mon fusil, je n’en suis même pas sûr, une détonation éclata, qui me parût lointaine encore comme en rêve, je vis la tête tomber comme un chardon coupé, j’entendis le bruit du corps qui se roulait, ne voulant pas mourir. Comment je sautai la haie, comment je m’arrachai aux ronces, je ne sais. Il était là, l’objet de ma rancune silencieuse et illusoire, à terre, foudroyé, et son sang, près de l’oreille, coulait mêlé à quelque chose de gris. Des chasseurs l’entouraient déjà. Je me mis à crier:

»—C’est moi, c’est moi, moi!

»Et je lus dans les yeux de l’agonisant qu’il croyait que c’était moi. L’horreur de l’acte avait chassé toutes mes égoïstes et féroces méditations de tout à l’heure, ces calculs faits en songeant: cela n’arrivera pas. J’ouvris la bouche pour dire: «Je l’ai fait exprès!»

»Oui, j’allais proclamer mon crime! A ce moment un homme se précipita, un fusil à la main, aussi pâle que le cadavre, aussi pâle que moi, qui tremblait comme moi, pleurait, criait, disait la même chose que moi. «Je l’ai tué! ô mon Dieu, comment ai-je pu faire!»

»Et l’un des chasseurs lui dit:

»—C’est un grand malheur, mon pauvre Linières, et un bien plus grand malheur encore pour vous que pour celui que vous avez atteint.

»Linières demanda:

»—Est-ce que c’est fini, tout à fait fini?...

»—Oui, mon pauvre vieux, répondit l’ami.

»Alors Linières, qui était un grand garçon solide, tanné, barbu, se mit à sangloter tout haut comme un gigantesque enfant, et quelqu’un lui prit son fusil.

»Je crus que je devenais fou, Monsieur, et depuis un instant tout le monde croyait que je l’étais. Peut-être m’avait-on toujours trouvé la tête un peu faible, à cause des histoires racontées par mon beau-frère. Je répétai de toute ma force:

»—Qu’est-ce que cela veut dire? Ce n’est pas Linières, c’est moi!

»—Mon pauvre Hippolyte, dit l’ami, vous vous égarez. Nous avons tous entendu et vu le coup de fusil de Linières, sa direction. Je vous assure qu’il n’y a aucun doute, aucun doute.

»Et il ajouta tout à coup:

»—Regardez donc votre fusil.

»Je n’y avais pas pensé, je le regardai: je n’avais pas tiré une cartouche depuis le début de la chasse, les deux coups étaient restés chargés! Je me penchai vers le cadavre; j’avais été placé à sa droite et la blessure était à gauche. Innocent, j’étais innocent! D’abord il me sembla que je sortais d’un abîme d’horreur, qu’on me lâchait d’un bagne. Je versai des larmes de soulagement, de joie peut-être, d’infinie compassion pour ce pauvre Linières. Il était coupable, seul coupable! Cet homme qui n’avait jamais eu pour l’objet de ma muette et furieuse haine que la plus franche amitié, ce tireur réputé excellent, qui au moment du fatal coup de fusil n’avait que des pensées vagues d’universelle sympathie, c’était un meurtrier; et moi, qui pendant des années avait construit des plans de mort et de vengeance, qui remâchais un de ces plans au moment de accident, qui avait vu d’avance tous les détails de son exécution, j’étais innocent, on me tendait la main, on me plaignait. Mes larmes se séchèrent, je faillis rire, ma tête se déchirait. Non, c’était impossible. Longtemps je contemplai sans y croire ce monstrueux spectacle: ce mort, sur la tombe duquel allait s’élever mon indépendance mondaine, moi, pur aux yeux des hommes, et ce malheureux, inconscient agent de la fatalité.

»De la fatalité? Je vous le demande maintenant, oserez-vous prononcer ce mot sans arrière-pensée? Je le répète, j’avais tout fait, tout vu, tout prémédité, et tout était arrivé, parce qu’une machine humaine avait accompli le petit acte insignifiant de presser une gâchette «sans s’en apercevoir», comme Linières le dit plus tard lui-même. Non, rien n’explique cela, rien. Il existe une classe bâtarde de médiocres savantasses qui ergotent sur les phénomènes de projection de la volonté, qui rappellent le cas d’Esdaile, ce médecin anglais qui endormait à distance des centaines d’Hindous et les poussait à des œuvres qu’ils exécutaient aveuglément et sans le savoir. Mais Esdaile avait déjà magnétisé ces gens, il n’avait pris que lentement sur eux cet empire absolu, et il voulait l’exercer. Moi, je ne connaissais pas Linières, je composais un roman malicieux dans une infirmité de volonté complète, je tuais un mandarin. L’Église catholique dit très simplement qu’il y a des péchés en pensée. C’est bien, j’ai donc péché. Mais mon péché s’est fait acte, vie et mort, et c’est là le mystère qui me ronge l’âme.

»Aujourd’hui j’en suis arrivé à croire qu’il existe, épandue dans l’espace et toujours présente, une Force du Mal qui dort peut-être, qui est neutre, comme l’électricité reste neutre à moins d’un état spécial des corps, puis qui tout à coup s’allume à un choc jaillissant de notre cerveau perverti, emprunte à la matière ambiante une matérialité, se précipite, trouve sa route, son moyen, nuit, détruit, et nous laisse pantelants devant un résultat que nous avons souhaité, mais pour lequel nous jurerions, et tous les jurys et les juges du monde jureraient que nous n’avons rien fait. J’ai parfois, comme vous, assisté à la chute d’un homme public à mine sombre et froide, ou hautement cynique, et dont les amis avouent qu’il a le mauvais œil. Il s’écroule sous le déshonneur ou les moqueries, puis reste à plat, immobile comme une pierre. Un peu de temps s’écoule, et l’un de ses ennemis tombe, un autre est déshonoré, un autre se suicide, un autre est tué par un inconnu qui ne se comprend pas lui-même, et c’est une suite de catastrophes dont nul n’aperçoit le lien mystérieux; mais moi, je frissonne en songeant que le mal s’est éveillé et a rebondi sur les objets de l’amère et toujours brûlante rancune de cet homme. Eh bien, si cette force existe, pourquoi n’y aurait-il pas des expériences qui le prouveraient? Je ne crois pas plus que vous à l’anthropomorphisme idiot de conjurations pareilles à celle que nous venons de voir, mais quelque chose peut en sortir, comme après des siècles, la chimie est née de l’alchimie. Parfois pourtant je doute, puis ma hantise me reprend, et ce sera ainsi jusqu’à ma mort.

—Monsieur, lui dis-je, vous m’avez trop vivement intéressé pour que je veuille vous contredire, mais vous savez qu’on est arrivé à tout calculer, même les probabilités de ce qui paraît improbable. Il y avait peut-être une chance contre cinquante mille pour que votre pensée coïncidât avec l’événement: vous êtes tombé sur cette chance.

—Et la proportion des probabilités de... mon hypothèse, l’avez-vous calculée?

—Ce n’est pas la même chose. On n’additionne pas des oranges avec des pavés, ni des contingences naturelles avec des inventions métaphysiques. La sagesse des nations, l’arithmétique et le troupeau bêlant des professeurs de philosophie sont par hasard d’accord sur ce point. Mais, mon cher monsieur, puisque vous tenez absolument à des rêves qui ne sont pas de cette terre, ne pourriez-vous en découvrir de moins capables de troubler votre repos? Si vous n’êtes méchant qu’en pensée, vous n’êtes pas, après tout, plus méchant que la meilleure partie des hommes, votre ennemi n’était qu’un égoïste vulgaire, et, sans doute, il avait bien aussi sur la conscience quelques péchés cachés qui appelaient la vengeance du ciel: et c’est pourquoi, de vous soustraire à une tentation toujours renaissante est peut-être entré dans le propos de la personne inconnue qui a fait le monde par des procédés inconnus.

—Je ne vous comprends pas, murmura mon compagnon.

—Vous cherchez à expliquer votre cas par la possibilité d’action d’une puissance du mal. Des âmes plus naïves que la vôtre, ou d’épiderme moral autrement tissé, diraient qu’elles y voient la marque... mon Dieu, de la main de Dieu: on lui attribue beaucoup de choses.

Mon interlocuteur me regarda fixement, les yeux lui sortirent de la tête, et il s’enfuit en riant d’une façon frénétique.

 

Alors je rentrai chez moi, très triste, la conscience chargée, avec le sentiment hargneux d’avoir été ce soir-là l’instrument de celui qui séduisit Faust, trompa l’étudiant, et, dans le cours de l’éternité, dira toujours: Non.

L’ACCIDENT

Le docteur Roger conduisait lui-même son automobile sur la route d’Andilly. Et il allait bien doucement: un petit trente à l’heure, un train de père de famille, qui est aussi médecin de campagne.

Avant d’arriver au carrefour de la Croix-Verte, où est le «bouchon» de M. Capdebosc, aubergiste et braconnier (bosquets et salons de société; on peut apporter son manger), on traverse un petit bois. Le docteur Roger ralentit encore, par pur plaisir, à cause de l’odeur des feuilles mourantes et des branches juteuses que vient de trancher le fer des bûcherons. Car elle est toute chargée d’indéfinissables délices, amère et voluptueuse, et il n’en est pas au monde qui éveille plus de souvenirs: les promenades qu’on a faites dans les cimetières, quand on était tout enfant, la main dans celle d’une femme en deuil, qui vous appelait «mon petit»; le volet qu’on a poussé, un matin, à la campagne, en écrasant des roses que les premières gelées blanches faisaient pleurer, tandis que dans un grand lit, derrière, quelqu’un de très aimé ouvrait les yeux vaguement, et les clignait au soleil pâle; enfin tout ce qu’il y a de douloureux et de passionné dans ce que nous avons connu de beau, épouvanté de vieillir... Or, les odeurs sont précieuses surtout par les souvenirs qu’elles évoquent, et quand il y a longtemps, longtemps déjà, que notre pauvre corps humain s’en est imprégné pour la première fois.

Le docteur essayait de marcher juste assez vite pour que cet air plein d’effluves lui fouettât encore la face, juste assez lentement pour en jouir quelques instants de plus. Il se sentait exalté, léger, puissant. Ce sont des minutes où il est impossible de penser à rien de particulier. Si l’on voulait préciser, on dirait seulement: «Comme je vis, comme je vis! Est-ce qu’il y a d’autres vies au monde que la mienne?» L’univers n’a plus d’existence bien réelle: il apparaît comme une espèce de joie qu’on crée.

Voilà pourquoi, je suppose, l’univers jugea utile de protester. Il n’aime pas qu’on le mette en dépendance. Et il fit sortir du bois, à trois pas de la grosse voiture soufflante, une vieille femme avec un fagot. Vivement, le docteur Roger pressa sur la poire de sa trompe. De longs siècles d’humanité ont mis dans nos cœurs un sentiment très étrange, qui s’éveille quand on est sur le point d’être la cause involontaire d’un accident. C’est comme si on se dédoublait. On se voit soi-même à la place de l’être qu’on va tuer, on a le frisson de la mort, ce hérissement affreux qui fait, de chaque cellule de notre peau où croît un poil, le sommet d’une espèce de petit cratère souffrant. La femme ne lâcha pas son fagot, parce qu’elle se crispait. Elle courut follement sur la droite de l’auto. Le docteur pivota sur la gauche, d’un coup brusque: la femme courut sur la gauche. Elle était comme aimantée sur les terribles roues. Le docteur serra ses freins, évita d’un cheveu ce corps terrifié qui tomba contre le grès du trottoir, et resta là, étendu. Il en sortait un grand cri, qui n’arrêtait pas.

Le docteur demeura une minute sans pouvoir bouger. Il se disait: «Tout à l’heure je me sentais léger, léger. J’aurais sauté par-dessus ma voiture en marche. Et maintenant qu’il faut absolument que je descende, je ne peux pas! Je sais ce que c’est: un trouble de la circulation, le sang qui reflue au cœur. Ça va passer, il faut que j’agisse.» Mais il n’agissait pas. Il avait le cerveau vide, les artères séchées.

Enfin il se laissa tomber de son siège à terre. Il s’efforçait de penser que c’était une malade qu’il voyait là, une malade comme toutes les autres, et qu’on l’avait appelé. Il se pencha.

—Ecchymose superficielle au-dessous du mollet... fracture simple au-dessus de la cheville. Ouf!

Il souffla longuement. M. Capdebosc, aubergiste et braconnier, était sorti de chez lui. Il regarda la femme, et d’une voix tranquille:

—Tiens, fit-il, c’est Emmeline.

—Qui, Emmeline? demanda le docteur.

—Ma servante. Pas une millionnaire, bien sûr.

On porta la femme chez Capdebosc. Le docteur Roger lui fit le premier pansement, sans mettre le pied dans un appareil, à cause de la blessure. La femme ne criait plus. Avant de partir, le docteur lui mit dans la main quelques billets bleus, en présence de Capdebosc, parce qu’il faut toujours prendre ses précautions.

—Je les enverrai à mon fils, dit-elle, pour la petite.

Ce fils était une espèce d’ivrogne, garçon marchand de vin à Paris. Voilà ce que fit savoir Capdebosc.

La fracture se souda sans complications. Emmeline trouvait doux de rester dans son lit, bien qu’elle ne touchât plus ses gages, n’étant bonne à rien. Mais comme le docteur, deux fois par semaine, lui laissait une grosse pièce blanche, elle était contente de son sort. Cependant, après quelque temps, la peau devint toute noire autour de l’ecchymose. C’était un sphacèle, une espèce de gangrène locale. Le docteur alors vint tous les jours, et triompha du mal. Mais la plaie s’était creusée; elle apparaissait comme un grand trou rose, sans bourgeonnements.

—Il faudrait essayer de la greffe humaine, dit le docteur.

Capdebosc se renseigna.

—On enlève un fragment de peau à une personne bien portante, expliqua le docteur Roger, et on le dépose sur la chair vive. Il arrive que cette peau prenne racine, et la cicatrisation s’étend. Si vous voulez...

—Ah! non, dit Capdebosc, merci bien.

—Et puis, réfléchit le docteur, vous êtes alcoolique.

Il regardait Emmeline. C’était plus qu’une malade, c’était sa victime. Alors il enleva sa redingote, retroussa ses manches, plia le bras gauche pour faire saillir son biceps; et avec une pince terminée par une espèce de petite cuiller aux bords tranchants, s’arracha un morceau de peau bien vivante. Le sang jaillit. Il grinça des dents.

—Voilà, dit-il tout de même, d’un air simple.

La greffe prit. Le docteur Roger contemplait avec un grand orgueil l’élargissement de cette chair neuve, qui était la sienne. Emmeline suivait des yeux chacun de ses gestes avec attendrissement. C’était une pauvre vieille femme, soumise et bonne. Elle ne lui en voulait plus de l’accident, et les soins qu’elle avait reçus l’avaient pénétrée de reconnaissance. Au bout de quelques semaines, elle marcha et reprit son service. Le docteur Roger ne revint plus.

Un jour qu’elle allait porter des relavures à la porcherie, elle entendit derrière elle une voix qui disait:

—Hé! m’man.

Emmeline se retourna, ferme sur ses deux pieds, avec la conscience et la fierté d’être encore bien alerte et ingambe. Posant son chaudron à terre elle dit:

—Mon fieu!

Et courut l’embrasser. Il avait la mauvaise graisse, les joues blêmes, le nez pincé des hommes qui boivent. Il dit:

—Pauvre m’man! j’suis venu de Paris exprès. J’voulais pas qu’on t’fasse l’opération sans que j’sois là.

—Quelle opération? demanda Emmeline.

Elle ne comprenait pas encore, mais elle avait déjà peur.

—Ton pied, fit-il. Mais j’ai vu un médecin, à Paris, un homme qui fait ces choses-là, pour les procès. C’est rien, va. On vous endort. On te l’coupera sans que tu t’en aperçoives.

Emmeline cria:

—Me couper l’pied! Mais je vas, je viens, je cours! Me couper l’pied! Mais quand j’les croise dans mon lit, je n’sais plus lequel c’est, qui s’est cassé. Ah! ben, ah ben!

Elle ajouta:

—Le docteur Roger l’a trop bien raccommodé. Vas-y lui demander, s’il faut l’couper.

—M’man, dit le fils, ne m’parle pas de ct’homme-là. Une espèce d’assassin, voilà c’qu’il est! Ça écrase les pauv’ gens avec des voitures de millionnaire, et puis ça vous jette un billet bleu, plus quarante sous de monnaie. Et on lui dit: «Merci, monsieur.» Ah! la canaille! Non, faut qu’il lâche une somme et qu’il paye une pension à vie, voilà c’qu’il faut.

—Une pension? dit Emmeline saisie.

—Si on te coupe le pied, faut bien qu’il t’paye une pension, c’est la loi.

—Dame, fit Capdebosc, qui était présent, c’est pourtant vrai.

—De combien qu’elle serait, la pension? demanda Emmeline.

—Six cents francs, et on aurait deux mille francs tout de suite.

Mais elle se mit à pleurer.

—Je n’veux point, dit-elle, qu’on fasse des nuisances à monsieur Roger.

Son fils s’installa dans l’auberge. Il payait avec l’argent du docteur et ne parlait plus de rien. Mais il avait mis Capdebosc dans ses intérêts, et maintenant Emmeline était toujours rudoyée.

—Vous avez beau dire, répétait l’aubergiste, vous ne marchez plus comme avant; votre mal vous reprendra. Est-ce que ça peut être sain, pour une femme, d’avoir de la peau d’un homme sur le corps? Attendez deux ou trois ans. Et vous ne croyez pas que j’vas garder une infirme; c’est pas ici un hôpital.

Alors elle sanglotait, très malheureuse.

Un jour, son fils reçut une lettre de Paris. Il l’ouvrit d’un air déjà tragique.

—Bon Dieu de bon Dieu! fit-il.

Et il lut:

«Mon Émile, c’est pour te dire que la petiote est bien malade. C’est une entérite. Elle vomit tout ce qu’elle mange, et elle a perdu cinq livres en une semaine. Le médecin dit qu’il ne faut lui donner que des jaunes d’œufs, du lait stérilisé coupé avec du Vichy, et de l’émulsion Scott. Je ne sais pas comment arriver: quatre jaunes d’œufs frais à trois sous, ça fait douze sous; un demi-litre de Vichy et le lait stérilisé, c’est plus d’un franc; et l’émulsion Scott, c’est quatre francs la petite bouteille. Le médecin dit que l’entérite c’est très long, et qu’il faut continuer le traitement des mois et des mois. J’ai engagé la pendule...»

 

Emmeline releva la tête.

—Est-ce que c’est bien sûr, au moins, dit-elle, qu’on m’endormira?...

LE BON PÈRE

La femme du Jean Perdu étendit sur un drap le linge qu’elle allait porter à la rivière, mit un morceau de savon de Marseille par dessus, après avoir compté les pièces, et lia le drap par ses coins, solidement. Puis, d’un tour de reins, elle enleva le paquet. Le Jean Perdu fumait sa pipe devant la maison, assis sur un banc. Petit Pierrot, sur la route, essayait de courir après les poules du voisin. Il n’avait que vingt-six mois, et tremblait encore sur ses jambes, espèce de château branlant. Un caillou heurta son pied nu, rouge de froid, et il tomba. Alors, on vit son derrière, parce qu’il n’avait ni langes ni culotte, malgré la saison, mais seulement un mauvais sarrau de flanelle à carreaux rouges et noirs. Mais il ne cria que très peu, connaissant déjà son père. Sa mère le releva et dit au Perdu:

—Tu le garderas, ce p’tiot?

L’homme ôta sa pipe de sa bouche, et répondit d’un air sournois:

—Même que j’vas l’emmener à la promenade.

Sa femme le regarda d’un air craintif, remonta le ballot sur son épaule, prit le battoir sur le rebord de la fenêtre et partit. Petit Pierrot devint vaguement inquiet. Il alla s’asseoir sur le seuil de la porte, et commença de sucer son pouce, en regardant son père, qui le regardait.

Le Jean Perdu fouilla dans sa poche. Il en retira deux ou trois pièces blanches, des sous et sembla faire un calcul: il avait de quoi prendre le train-tramway jusqu’à Givet.

Quand le lourd convoi s’arrêta sur la grand’route, à la halte marquée, prenant Petit Pierrot dans ses bras, il monta dans un compartiment de troisième classe. Petit Pierrot avait eu assez peur d’abord, à cause de l’énormité de la machine qui remorquait le train. Il n’avait jamais vu de si près cette bête monstrueuse, avec un gros ventre tout rond, des roues à la place de pattes, un cou ridiculement long, qui vomissait des fumées, et pas de tête. Mais quand on fut en pleine marche, il commença de s’égayer, le nez contre la vitre. Parfois, c’étaient les champs labourés, les maisons, les arbres sans feuilles qui fuyaient à l’envers: elles couraient, ces choses qu’il avait toujours vues immobiles! Parfois, on pénétrait dans une tranchée, et chaque aspérité des pierres, sur la paroi, élongée par une illusion dont il ne se rendait pas compte, devenait une grande raie droite tracée sur la vitre; il en était tout étourdi. A Givet, son père, entrant dans la boutique d’un épicier, lui acheta pour deux sous de pelotes. Ce sont de petits carrés de sucre gris, qui s’effritent sous la dent comme du sable, et ce sucre délicieux a un arrière-goût poivré. Petit Pierrot s’étonna confusément de cette générosité. Autre trait de sollicitude inaccoutumée: le Jean Perdu l’avait pris dans ses bras. Mais, c’est qu’il marchait très vite. Au détour d’une rue, il demanda à un passant:

—Le bureau des Enfants-Trouvés, où c’est?

On le lui dit, et il marcha encore plus vite.

Ce fut ainsi qu’ils arrivèrent devant la porte d’une grande maison triste. Le Jean Perdu entra, et dit au portier, tout d’un trait:

—C’est un enfant que j’viens verser à l’administration.

On le fit entrer dans une chambre où il y avait un monsieur et un registre. On lui fit donner son nom, montrer ses papiers, son livret, un acte de naissance.

—Ce n’est pas un enfant naturel, remarqua le monsieur.

—J’l’ai reconnu au mariage, dit l’homme.

—Alors, vous avez le consentement de la mère?

Il sourit, satisfait de lui-même. Sa femme «signait son nom» sans savoir lire. Il lui avait fait signer n’importe quoi, sous prétexte d’un papier pour le percepteur.

—Vous n’avez pas de ressources? continua l’employé.

Le Jean Perdu ne répondit pas directement.

—J’suis un enfant trouvé, dit-il d’un ton brusque. Alors pourquoi qu’lui aussi, il s’rait pas un enfant trouvé?

Petit Pierrot croquait toujours ses pelotes. Le sucre fondu lui dégouttait par les coins de la bouche, avec de la salive. Une femme vint, qui l’emmena.

—Vous ne l’embrassez pas? fit le monsieur.

Le Jean Perdu lui jeta un regard surpris, et tourna le dos. Mais une grande barre coupait son front, entre les deux yeux. Il songeait que maintenant, à la maison, il lui faudrait dire ce qu’il avait fait, et dompter, par la force de ses poings, les éclats d’une douleur qui l’importunerait.

Il battit sa femme très longtemps. Elle ne sentait pas les coups, et hurlait comme une bête fauve. Les femmes ont besoin d’être plaintes: suprême tristesse, les voisins n’eurent pas de pitié. Pourquoi s’était-elle laissé faire un enfant par le Perdu? Pourquoi l’avait-elle épousé, cet homme sans famille, et méprisé? Il était fraudeur et braconnier; mais à ces métiers, qui n’entraînent aucune déconsidération dans nos campagnes, on le soupçonnait de joindre celui de voleur de bestiaux, ce qui ne saurait être pardonné. Elle prit à la fin les yeux durs de ces malheureux auxquels personne jamais ne parle, et vécut comme auparavant. Elle travaillait dans les fermes, car le Perdu n’avait guère coutume de rien lui donner. Et il lui était encore réservé une autre douleur et une autre humiliation.

Un jour qu’elle revenait de Blanzy, à deux lieues de son village, elle aperçut de loin un tout petit enfant qui jouait sur la route avec un grand chien. Depuis plus de six mois, elle n’aimait pas regarder les enfants des autres. Mais, cette fois, la scène lui rappela trop le dernier souvenir qu’elle avait gardé du jour où elle était partie, son ballot de linge à l’épaule: le chien fit un bond et renversa l’enfant, qui cria... On dit que dans un troupeau de cinq cents brebis, les mères reconnaissent leurs agneaux à la voix, et les vont chercher, par la nuit la plus noire, sans se tromper jamais. La Perdue reconnut, elle aussi, cette voix de faiblesse et d’appel, frissonna, et ne fit qu’un bond.

—Mon p’tiot, cria-t-elle, mon p’tiot!

Mais une autre femme avait déjà relevé Petit Pierrot, et lui essuyait la figure avec un mouchoir sale. La Perdue cria encore:

—Mon p’tiot! C’est mon p’tiot!

—De quoi? dit l’autre femme, assez rudement. C’est un gosse de l’Assistance publique.

Mais la mère l’embrassait toujours éperdument, avec de grosses larmes qui coulaient sur les joues et les cheveux de l’enfant. Petit Pierrot, qui ne la reconnaissait pas, eut peur, et s’alla cacher derrière les jupes de l’autre femme:

—Laissez-moi l’emmener, la Louise, il est à moi! dit la Perdue.

L’autre répondit:

—Ça serait trop commode. C’est un gosse de l’Assistance, j’vous dis. C’est pus l’fils de quelqu’un, c’est un pensionnaire. Vingt-cinq francs par mois qu’elle donne, l’Assistance, pour ses pensionnaires.

La femme prit Petit Pierrot par la main, le fit entrer dans sa maison, et ferma la porte.

Quand le Jean Perdu fut informé que son fils était revenu dans le pays, et que la Louise touchait pour le garder vingt-cinq francs par mois, trois cents francs par an, il entra dans une grande stupeur. Sa femme essayait tous les jours de voir Petit Pierrot, mais les autres femmes de Blanzy lui disaient des injures, et lui jetaient des choses à la tête.

Le Jean Perdu alla voir le maire.

—C’est-il juste, lui dit-il, c’est-il juste qu’une étrangère ait pris mon enfant?

Il ajouta même:

—Mon pauvre enfant!

—Ça ne me regarde pas, répondit le maire. Vous l’avez donné à l’Assistance publique. Allez le réclamer. Vous avez toujours le droit.

Le Jean Perdu se décida. Un matin, il se rendit à Givet, au bureau des Enfants-Trouvés, pour demander qu’on lui rendît son fils. Il reconnut la grande maison triste, l’employé et le registre.

—J’ai réfléchi, dit-il. J’viens vous reprendre mon fils. V’là ses papiers.

—C’est en règle, dit l’employé. Vos sentiments paternels vous font honneur. L’enfant est en pension à Blanzy, chez Louise Massiot. Vous pourrez aller le chercher demain. Signez votre déclaration.

Comme le Jean Perdu allait prendre la plume, l’employé ajouta:

—C’est deux cents francs.

L’œil du Perdu s’illumina.

—J’vas les toucher tout de suite? fit-il.

—Les toucher? dit l’employé, tout étonné. Vous avez à payer deux cents francs.

—J’ai deux cents francs à payer! cria le Jean Perdu. Bon Dieu de bon Dieu! est-ce que vous vous foutez de moi? On donne vingt-cinq francs tous les trente jours à une femme de rien du tout, une vieille fille, quoi! qui n’a jamais fait un enfant, pour garder un gosse qui est de moi; et à moi, qui suis son père, on me réclame deux cents francs! Et mes vingt-cinq francs, alors?

—Vous le reprenez, dit l’employé, parce que vous êtes son père. Et vous avez à payer les mois de pension, plus le trousseau.

—Mais on m’donnera vingt-cinq francs? fit le Jean Perdu, abruti.

—On ne vous donnera rien du tout. Je vous dis, au contraire, que vous avez à payer.

Le Jean Perdu cracha par terre, et cria:

—J’réclame pus rien, j’demande pus rien! C’est pas la peine d’être en République!

 

 

LA BONBONNIÈRE

Si j’avais imaginé le récit qu’on va lire, j’y aurais pu mettre plus d’art, et surtout plus de clarté. Mais justement, comme je ne veux en rien altérer la vérité, je suis obligé d’exposer les faits tels qu’ils sont. Ils gardent pour moi-même une physionomie quelque peu troublante et mystérieuse. J’ai vu. Je jure que j’ai vu! Mais il m’est impossible de m’expliquer complètement et d’expliquer aux autres comment j’ai pu voir.

Il y a quatorze ans—c’était par conséquent en 1893—j’arrivai de France à Londres et pris logement au Midland Hôtel. C’est un grand caravansérail dont l’architecture affecte ce style néo-gothique pour lequel les Anglais montrent un goût excessif et regrettable. Il est rarement fréquenté par les voyageurs venant du continent, mais le manager, dont j’avais fait la connaissance à Nice, m’avait promis, si je voulais bien honorer son établissement de ma clientèle, un traitement de choix. Malgré les nervures ogivales des plafonds, qui font ressembler ses longs couloirs aux bas-côtés d’une cathédrale, le Midland ne se distingue guère du Continental, du Charing-Cross ou du Métropole. Il flotte dans ces immenses auberges modernes une sorte d’énorme ennui. Tout y est neutre, correct, dépourvu d’originalité, depuis la livrée des valets jusqu’à la cuisine, jusqu’aux nuances des tentures et des tapis. Un grand hôtel contemporain est certes l’endroit du monde le moins propice à faire naître une hallucination.

Une hallucination pure et simple, évidemment, du genre le plus vulgaire! J’étais rentré assez tard, ayant passé la soirée dans un théâtre qui était, si ma mémoire me sert bien, le Criterion. Je pris ma clef des mains du hall porter, montai trois étages, l’ascenseur ne fonctionnant plus à cette heure tardive, et parcourus le corridor sur lequel ouvrait ma porte, d’un pas assez lent, car je ne connaissais pas encore suffisamment la topographie des lieux. Je dis tout cela pour bien prouver que j’avais encore à ce moment les nerfs parfaitement calmes. D’ailleurs, rien d’anormal dans cette pièce, meublée d’un lit de cuivre, d’une armoire à glace modern-style, de quelques sièges confortables et d’une table-bureau recouverte d’une épaisse plaque de verre. Je me déshabillai rapidement et me mis au lit, après avoir éteint l’électricité.

J’avais tourné la tête du côté de la muraille et cherchai le sommeil. Il ne vint pas. J’éprouvais d’insupportables battements de cœur. La cause de cette angoisse se précisa d’abord dans mon esprit, dans mon esprit seulement: «il y a quelque chose d’insolite ici, tout près de moi». Puis ce sentiment prit la forme d’une conviction: «Ce n’est pas quelque chose, c’est quelqu’un. Et si je me retourne, je le verrai!» Enfin: «je le verrai, mais il vaut mieux en finir!»

Je me retournai donc et je vis: une silhouette longue et maigre, à demi assise sur la table-bureau, un pied portant sur le tapis, l’autre suspendu en l’air. On se demandera comment je la pouvais distinguer dans l’obscurité profonde: c’est qu’elle était elle-même la source d’une très pâle lueur violette, qui en montrait les principaux linéaments: deux yeux creux sous des sourcils noirs, une bouche aux lèvres minces et où manquait l’une des incisives supérieures, l’ensemble de la figure d’un ovale allongé. Le torse était couvert d’un veston d’intérieur en étoffe souple; les boutons d’os y faisaient de petites taches sombres.

J’ai lu, depuis ce temps-là, beaucoup de récits d’apparitions: la plupart attribuent aux fantômes une physionomie particulièrement inquiète et désolée. Les traits de l’image faiblement lumineuse que j’avais devant moi me semblèrent, au contraire, avoir quelque chose de froid et d’impersonnel comme une photographie. Je n’éprouvai pas non plus cette impossibilité de me servir de mes membres, décrite par certains observateurs qui pourtant sans doute étaient sincères. Et j’avais moins peur qu’au moment où je n’avais pas encore regardé. Les battements de mon cœur se calmaient. Je pensai:

«Il faut que je me lève et que je marche droit vers cette chose. Si elle se dissipe quand j’irai vers elle, ce n’est qu’une hallucination de la vue, du genre le plus ordinaire, venant de la fatigue causée par mon voyage. Je le sais, parce que tous les ouvrages sur les maladies nerveuses le disent. Si elle ne se dissipe pas... alors, c’est plus grave: c’est que je deviens fou.»

Je me levai, je fis un pas, et le fantôme disparut! Je me souviendrai toujours de cette minute victorieuse.

«Voilà ce que c’est, pensai-je, que de savoir et d’être prêt. C’était une hallucination. Rien qu’une hallucination. Eh bien, je ne suis pas fâché d’avoir passé par là.»

Je me recouchai, la tête contre le mur. Au bout de quelques minutes, une voix intérieure me dit: «Tu sais, la chose est revenue!» et elle était revenue, en effet. Je tournai le bouton de l’ampoule électrique et tâchai de lire. Mais, malgré mes efforts pour m’absorber dans ma lecture, j’eus l’impression si vive que le fantôme n’était invisible que parce qu’il était pour ainsi dire noyé dans la lumière, et cette conviction avait quelque chose de si horrible et harassant, que j’éteignis de nouveau: il était bien là, dans la même pose, avec son air de portrait. Je remarquai alors qu’il m’apparaissait à de certains instants avec plus de netteté, tandis qu’à d’autres sa silhouette s’affaiblissait. Vers deux heures et demie du matin, elle s’évanouit complètement et je pus m’endormir.

J’avais passé la nuit précédente en chemin de fer et en paquebot et ne me réveillai que très tard le lendemain. J’allai à des rendez-vous d’affaires, je partageai le repas de vieux amis, heureux de me revoir. Ils m’emmenèrent encore au théâtre. Je tendais toutes le forces de ma volonté, non pas pour oublier les événements de la nuit, mais pour fixer mon attention sur les objets qui se présentaient à moi: j’y réussis avec une facilité qui m’étonna. A la fin même, plein de confiance, j’essayai de me rappeler la vision que j’avais eue. Je n’y parvins qu’avec peine, exactement comme si j’avais essayé de me souvenir d’un rêve. Mais vers onze heures du soir, comme j’écoutais le troisième acte de la Gaiety Girl, je ressentis la même angoisse et les mêmes palpitations, j’eus la même conviction que la veille: «Il y a quelqu’un dans ma chambre!» Et en même temps, j’étais dévoré par la curiosité affreuse de savoir si l’ombre y était vraiment, si je la reverrais. Je prétextai une grande fatigue, sautai dans un hansom, rentrai au Midland Hôtel. Il était moins tard que la veille et l’ascenseur fonctionnait encore. Tandis qu’il glissait sur sa tige d’acier, je sentais ma certitude grandir: «Il y est!» Et l’ombre, l’hallucination, l’apparition, qu’on lui donne le nom qu’on voudra, était là, en effet. Je ne m’étais pas trompé. Cette fois, le fantôme était assis dans un fauteuil et en costume de nuit. Il s’évanouit quand je marchai vers lui, se reforma aussitôt que je fus au lit, et disparut, comme la veille, au bout de quelques heures.

J’étais bien décidé à changer d’hôtel et je descendis le matin dans la salle à manger avec l’intention de demander ma note. Mais, comme je finissais une tasse de thé, je dirigeai instinctivement mes yeux vers une personne qui poussait à ce moment une chaise vers une table voisine de la mienne. Je faillis crier. L’ombre, l’ombre qui m’avait hanté deux nuits durant, était devant moi, mais sous la forme évidente d’un vivant! Je reconnus son costume, sa haute taille, ses yeux creux, ses sourcils noirs, ses lèvres minces, le petit trou sombre que laissait à sa mâchoire supérieure une incisive manquante. J’en fus d’abord rassuré jusqu’à la joie.

«C’est la première fois, songeai-je, qu’on aura vu un fantôme déjeuner!»

Le fantôme, en effet, se fit servir deux œufs à la coque et du café au lait. Je demandai son nom: Karl Ebstein, de Vienne, le célèbre marchand de tableaux et d’objets d’art. Il occupait une chambre au même étage que la mienne. Je ne vis plus que la bizarrerie de l’aventure et je n’eus pas trop de peine à ridiculiser mes terreurs: «Seules les ombres des morts, me disais-je, ont le droit d’embêter les vivants; et ce marchand de bric-à-brac n’a pas son acte de décès. Si je le priais de se mettre en règle?»

Tout à coup, une autre idée, formidable, écrasante, tomba sur mon esprit, qui plia comme un homme croule sous le bond inattendu d’un tigre: «Ne ris pas! Cet homme t’est apparu parce qu’il va mourir!»

Toute la journée, je fus poursuivi par l’idée qu’il allait mourir et que, puisque je le savais, c’était mon devoir de le mettre en garde contre son destin. Mais il m’eût pris pour un fou. Les heures s’écoulèrent avec une lenteur désespérante. Maintenant je désirais presque revoir ce «double» étrange qui, deux fois déjà, était venu me faire visite. Il vint. Et même, jamais, semble-t-il, je n’avais si nettement distingué ses traits. La lueur violette qui l’éclairait me parut plus forte. Il était assis à ma propre table, mais sur cette table qui était mienne, un objet, aussi fantomatique que lui et dont je savais très bien qu’il n’avait aucune réalité palpable, brillait pourtant d’un éclat extraordinaire: une petite boîte oblongue, en or pâle et ciselé, probablement une bonbonnière ancienne. Toute une scène était peinte sur le couvercle: plus de cinquante personnages minuscules écoutaient le boniment d’un vendeur d’orviétan perché sur un chariot. Les couleurs étaient si vives et chatoyantes, que je me mis à penser, avec une liberté d’esprit singulière, au talent de l’artiste qui, dans un travail de miniature avait employé les procédés de division de tons de nos impressionnistes. Et, je comprenais bien, cependant, que j’étais toujours le jouet d’une hallucination, puisque, si j’avais vu la bonbonnière réellement, j’eusse été obligé d’en rapprocher mes yeux, et probablement de me servir d’une loupe, pour reconnaître ces détails que je voyais ici impossiblement, à distance.

... Subitement il se passa une chose qui me dressa tout droit sur mon lit, avec une sensation d’épouvante plus âcre, plus directe mille fois que toutes celles qui m’avaient bouleversé depuis trois jours. J’ai dit que les traits de l’ombre avaient eu jusque-là l’immobilité d’un portrait. Je les vis subitement ravagés par une expression de souffrance et de peur indicibles. La bouche s’ouvrit, les bras, les jambes battirent l’air, il tomba.

«C’est fait, me dis-je, je le savais bien. Il meurt. Il meurt en ce moment... On le tue.»

J’ouvris ma porte. Je courus en chemise dans le couloir. Rien. Toutes les autres portes fermées. Des rangées de bottines sur les seuils. Un silence lourd. La lueur calme des ampoules électriques, de distance en distance. Un rayon de lune à la fenêtre ogivale qui s’ouvrait sur ce couloir. Et toujours rien, rien! Pas un cri. Mais je savais bien qu’on aurait eu beau crier, dans cet hôtel confortable, avec ce système de portières pesantes, de petites antichambres et de doubles cloisons, nul ne pouvait entendre. Je ne pouvais pas aller réveiller le valet de garde pour lui dire: «Il se passe quelque chose chez M. Ebstein!» Il m’aurait demandé ce que j’en savais, il m’aurait pris pour un fou. Un fou, toujours.

D’ailleurs, à partir de ce moment, l’hallucination quitta ma chambre. Mais j’avais le soupçon poignant d’avoir compris pourquoi! Je ne sortis pas de l’hôtel le lendemain matin: j’étais sûr, avec le désir brûlant de me tromper, cependant, qu’on allait découvrir le drame qui s’était passé durant la nuit chez cet Ebstein. Je ne me trompais pas. Vers midi, après avoir vainement frappé, une femme de chambre pénétra dans sa chambre. La serrure avait été adroitement crochetée et Karl Ebstein était étendu sur le tapis, le crâne broyé. Qui était l’auteur du meurtre? On ne le sut jamais. Pourquoi l’avait-on assassiné? On en fut réduit aux doutes, car il demeura impossible de savoir si, parmi les objets précieux qu’il gardait dans ses bagages, quelques-uns avaient été dérobés. On parla de ce crime quelques jours. Et puis tout le monde oublia.

 

Tout le monde oublia excepté moi. Et voilà ce qu’il faut que je dise maintenant! Il y a quelques jours un ami m’emmena chez... mais pourquoi nommer ce collectionneur, et quelle force aurait mon témoignage, basé sur de si étranges visions! Seulement, je le jure, au milieu de bronzes de Caffieri, de délicats portraits de Boilly, de quelques petits chefs-d’œuvre d’Isabey, j’aperçus une bonbonnière, et je la reconnus! Je reconnus son or pâle, verdi sur les ciselures, et le vendeur d’orviétan, et les personnages si éclatants et fins dans leur petitesse miraculeuse.

—Ah! oui, dit mon ami, c’est la bonbonnière peinte par Van Blarenberghe, le joyau de la collection de M...

—Ah! fis-je, presque malgré moi, je la reconnais. Je l’ai vue à Londres.

Le collectionneur blêmit affreusement. Je suis sûr que je l’ai vu blêmir, je suis sûr que c’est lui qui a tué cet Ebstein, il y a quatorze ans. Mais l’accuser solennellement, devant un tribunal! Allons donc! Vous ne le feriez pas, je ne le ferai pas.

Et pourtant... Si nos deux cerveaux, à cet homme et à moi, avaient été pareils, il y a quatorze ans, à ces cohéreurs des télégraphes sans fil, qui vibrent identiquement au passage des mêmes ondes? J’ai été hanté, durant les épouvantables nuits que je passai à Londres, non point par l’âme, ou le double, ou le fantôme comme il vous plaira de dire, de la victime qui, à ce moment était parfaitement vivante et ne songeait à rien. Non, mais j’ai été possédé, j’en suis sûr, par la volonté rapace, exaspérée, criminellement grandissante de l’assassin. A mesure qu’il s’abandonnait au désir furieux de se procurer le trésor qu’il souhaitait avec une ardeur maniaque, à mesure qu’il s’affermissait dans le dessein de se le procurer par un meurtre, j’ai vu comme lui la figure de celui qu’il voulait tuer, la forme et la couleur de l’objet qu’il voulait ravir, enfin j’ai aperçu aussi fort et réel que la réalité, le spectacle horrible qu’il a gardé lui-même dans sa mémoire: les traits de l’agonisant, ces traits convulsés par l’épouvante et la douleur! C’est certain, je vous dis, c’est certain. Je n’ai été que le cohéreur d’un télégraphe sans fil dont l’autre cohéreur était dans le cerveau de l’assassin: mais allez donc expliquer ça aux juges!

REPOS HEBDOMADAIRE

... M. Barbier-Dacquin, qui travaillait, entendit la voix de sa femme. Elle criait: «Marie!» sur deux notes extrêmement hautes.

Avez-vous quelquefois entendu appeler «Marie» par une dame qui a une bonne voix, bien pointue? M. Barbier-Dacquin eut un petit sursaut. Il n’avait jamais pu s’habituer à la voix de sa femme, à cause d’un souvenir d’enfance, qui lui était pénible: le sifflet des locomotives qui passaient, la nuit, à cent mètres de sa petite chambre, près de Tulle. Il soupira.

—Marie, continua madame Barbier-Dacquin, la blanchisseuse de fin n’est pas encore arrivée?

Il résulta de la conversation qui suivit, et dont il eut le regret de ne pas perdre un mot, à cause de l’exiguïté de l’appartement, que la blanchisseuse de fin n’était pas arrivée, que c’était lundi, que c’était le jour par conséquent où cette petite bête de Céline devait rapporter le linge de madame et de ces demoiselles, qu’elle ne le rapportait pas, qu’elle s’était sûrement amusée en route, et que c’était odieux, odieux, odieux!

M. Barbier-Dacquin eut un petit sourire de satisfaction humanitaire, et aussi de rancune satisfaite:

—La petite Céline ne viendra pas, songea-t-il. Elles ne l’auront pas, leur linge. Hier, c’était dimanche, et les blanchisseries ne travaillent plus le dimanche: nous n’avons pas voté la loi pour rien, la loi sur le repos hebdomadaire!

M. Barbier-Dacquin, c’est un député, et aussi le meilleur des hommes. Il n’y a pas là de quoi s’étonner. Ils sont plusieurs centaines, dans ce grand palais du bord de l’eau, et de toutes les sortes: des grands et des petits, des gras et des maigres, des riches et des pauvres, des méchants et des bienveillants, des ambitieux et des modestes, des paresseux et des agités, d’autres qui ont l’esprit faux, quelques-uns qui ont de l’esprit, beaucoup plus que vous ne pensez qui ont de l’honneur, de ce bon honneur un peu étroit, mais si beau, qu’on a encore en province où tout le monde vous connaît, où on est solidaire de toute sa famille, et de ses vieux amis, autant que de son comité électoral. M. Barbier-Dacquin croit très sincèrement à son programme, à la démocratie, au progrès. Il est modeste, un peu court d’esprit, un peu long d’éloquence, et rigoureusement honnête. Ce n’est pas un homme riche; et pourtant il ne souhaite pas s’enrichir, bien que ses rentes soient minces et que sur les quinze mille francs de son traitement il lui faille économiser, afin de payer sa campagne électorale, dans quatre ans. Comptez aussi qu’il a des frais, que les sociétés de gymnastique et les fanfares de sa circonscription exigent son obole. Madame Barbier-Dacquin et ses filles disent qu’elles sont raisonnables, et il le croit; mais pour aller aux soirées officielles, et dans les théâtres subventionnés, qui se font un devoir d’accueillir gratuitement quelquefois les familles parlementaires, il faut bien quelque toilette. Elles n’ont pas grandes réserves dans leurs armoires: on achète ce qui se montre, plus que ce qu’on cache. Alors la blanchisseuse de fin passe souvent.

Elle passe sous la forme de Céline, apprentie, qui a quinze ans. J’espère que vous l’avez rencontrée. Elle est jolie. Nul ne sait comment, car elle n’a pas le nez bien fin, ni la bouche bien petite, mais ce nez est d’une gaieté jeune, et la bouche s’ouvre comme pour sourire au nez. Elle a aussi beaucoup, beaucoup de cheveux, couleur de soleil couchant, nettement tordus sur sa nuque, casqués sur ses deux oreilles, qui sont faites comme de petits coquillages; et ses sourcils presque droits, audacieusement, sur ses deux yeux gris passent comme un beau pont sur une eau claire. M. Barbier-Dacquin aime quand elle vient.

Il aime quand elle vient: n’allez pas chercher autre chose. C’est un assez vieux bonhomme, très pur de mœurs et d’une vertu presque timide. S’il désirait—comment dirais-je?—s’il désirait autre chose que le plaisir qu’il a de la regarder, pour demander cette autre chose il ne saurait comment s’y prendre. Et comme il faut que toujours il systématise un peu, dans sa pensée très innocente Céline représente le peuple, et ainsi lui en donne l’amour. Lorsqu’il discuta en commission la loi sur le repos hebdomadaire, cette grande loi à laquelle il s’attend que son nom reste attaché, c’est à Céline qu’il a pensé, c’est elle qu’il a gardée en vue. Et quand il s’est dit, dans son langage, qui est assez lourd: «La démocratie travailleuse goûtera un peu plus de bonheur», cela signifiait: «Cette petite Céline, que je vois deux ou trois fois par semaine, elle aura tout son dimanche!» Il comptait peut-être lui demander, un jour de courage, avec qui elle le passerait. Mais pardonnez-lui; les hommes sont des hommes, et s’ils ne le sont que gentiment, c’est tout ce qu’on peut exiger de leur faiblesse.

Il l’interrogeait sur son métier. Céline répondait presque du bout des lèvres, étonnée que des affaires que tout le monde connaît pussent intéresser un monsieur comme il faut; un peu méfiante, et même presque sûre qu’il voulait se moquer d’elle. Il fallait lui arracher les paroles.

—... Y a la mécanique, oui: un poêle de fonte pour chauffer les fers, qu’on met sur des plaques. Et c’est moi qui le bourre avec du coke. Alors on repasse, les linges fument; ça fait de la chaleur humide, comme si ça serait une baignoire. Les plaques de fer, bien sûr, elles rougissent. Il fait chaud en juillet, ah! oui... Il y a aussi un autre feu, pour les petites lessives qu’on fait chez soi... La boutique, si c’est grand? Non ça n’est pas grand. C’était une crèmerie avant. Mais on laisse ouvert sur la rue de Bagneux. Les passants regardent, on regarde les passants.

—Mais le dimanche? interrogeait M. Barbier-Dacquin, le dimanche?

—Le dimanche? On travaille comme les autres jours. Plus. Même la nuit. Y a beaucoup de pratiques qui veulent leur linge pour le lundi.

M. Barbier-Dacquin était attendri. Il racontait aussi ces choses à ses collègues, afin de montrer qu’il connaissait les maux du peuple.

Voilà pourquoi il souriait, avec une joie de brave homme et de législateur content de son œuvre, en songeant que sa femme attendrait vainement son linge, ce lundi, puisque la loi était votée, et qu’on n’avait pas travaillé la veille. Il se consolait même de ne pas voir la petite Céline: elle viendrait le lendemain... Dans le vestibule la sonnette retentit. C’était Céline. Il entendit qu’elle posait son lourd panier sur le parquet. Il entendit encore qu’on la traitait sans politesse. Elle était en retard. Est-ce qu’elle croyait qu’on n’avait rien à faire qu’à l’attendre?

La voix de madame Barbier-Dacquin vibrait plus encore que d’ordinaire, la supériorité s’y mêlant au blâme, et il semblait que celle de Céline fût au contraire plus faible que d’habitude: une pauvre petite voix, bredouillante et comme épuisée. On emmena la petite dans la salle à manger, pour compter le linge.

—Trois pantalons, disait la voix claire de madame Barbier-Dacquin.

—Trois pantalons, répétait Céline, en écho très faible.

—Deux chemises jour, une nuit.

—Deux chemises jour, une nuit.

—Deux cache-corsets, une modestie.

—Deux cache-corsets, une modestie.

—Une brassière... c’est pour Amélie. Elle ne veut plus porter de corsets, ça ne se porte plus... Eh bien? J’ai dit une brassière; qu’est-ce qui vous prend?

—Rien, madame... une brassière.

La voix de Céline devenait horriblement hésitante et malheureuse.

—On dirait que ça vous fait mal au cœur... Trois blousons.

—Trois blousons.

—Une jupe piqué blanc Empire... Jésus-Marie, qu’est-ce que vous avez? Elle se trouve mal! Marie! Marie! du vinaigre. Amélie, délace-la!

Mais ce fut le bon M. Barbier-Dacquin qui accourut le premier.

On avait étendu Céline sur le plancher. D’abord elle en profita pour s’évanouir tout à fait. Et elle eut un grand sourire; il y a, quand on s’évanouit tout à fait, un moment délicieux, l’impression d’une infinie volupté. C’est une chose qui me console, quand je pense à mourir: on traverse peut-être un moment comme ça quand on meurt. Puis elle revint à elle, et eut mal au cœur. Cela parut de mauvais goût à madame Barbier-Dacquin, tandis que son mari avait peur, peur de toute sa bonne âme, pour la vie de la petite Céline. Mais enfin elle n’eut pas trop mal au cœur. Dressée sur son séant, elle ouvrit deux yeux très vagues. Ses cheveux légers collaient à ses tempes. Puis elle demanda pardon. Pardon de quoi? Mais on demande toujours pardon, dans ces cas-là; personne n’a jamais su pourquoi. Et on lui fit respirer du vinaigre. Alors elle recommença:

—Je vous demande pardon... c’est rapport à la loi.

—Rapport à la loi! dit M. Barbier-Dacquin, froissé. Qu’est-ce qu’elle vient faire là-dedans, la loi?

—Oui, dit-elle. Depuis qu’il y a la loi, qu’il ne faut pas travailler le dimanche, on travaille tout de même. Seulement, on travaille tout fermé.

—Tout fermé? dit le député, sans comprendre.

—Oui. On ne laisse plus ouvert sur la rue, quoi, à cause des inspecteurs. On ferme tout, tout! Et avec les repassages, le poêle, la mécanique, la lessive, c’est l’enfer... Ah! je ne peux plus, je ne peux plus! J’ai tombé malade...

 

Le député pâlit un peu. Ce fut dans son crâne comme si les monuments idéaux qu’il y avait construits s’effondraient d’un seul coup: il venait de comprendre combien il est difficile de faire du bien au peuple.

 

 

LE RAT

Il y a des gens qui disent que les alcooliques n’ont jamais faim. C’est vrai quand ils sont vieux. Mais quand on est jeune, qu’on n’a pas encore ses vingt ans, comme Patsy O’Neill, qui, à cette heure, traînait ses jambes au delà de Whitechapel, dans Commercial Road, ce n’est pas la même chose. A cet âge, ne manger durant des semaines que des tartines au beurre rance, accompagnées de mauvais thé, tout noir à force d’avoir décanté son tannin; y ajouter, quand on peut, une saucisse faite de mie de pain, mouillée de sang d’âne ou de cheval, ça remplit suffisamment l’estomac: on se croit nourri, on à l’habitude. Et alors, si des fois la veine vous tombe d’être embauché aux docks pour charger du charbon sur un navire, et qu’on touche des cinq ou six shillings par jour, on ne change pas son régime. Seulement on y ajoute de la bière et du whisky. Ça donne la force qu’il faut, on tient le coup, et, par-dessus le marché, on est gai, on rigole, tant que ça dure! A ce métier-là, on n’a pas encore toute sa barbe qu’on a déjà l’air d’un petit vieux, ou plutôt d’un Chinois, si vous voulez, avec les yeux drôlement rapetissés, tirés vers les tempes, et les os des joues qui vous sortent de la peau. On devient susceptible, on a des nerfs comme des cordes à violon; cependant, les muscles poussent sur les bras et dans le dos. Bonne machine humaine! On la fait travailler en y mettant n’importe quoi!

Mais quand le travail vient à manquer, qu’on n’a même plus le shilling nécessaire pour dormir en chambrée, boire le thé à un demi-penny la tasse, manger les tartines au beurre rance ou la saucisse à la mie de pain trempée de sang d’âne ou de cheval, et qu’on trouve encore tout de même, en roulant les docks, un pal (je veux dire en français, un copain, un poteau), qui vous paye un verre par-ci par-là,—avez-vous remarqué qu’on vous offre parfois à boire, jamais à manger? S’offrir à manger, ça n’est pas poli entre pauvres bougres,—alors on sent sa faim mécaniquement parce que l’estomac est vide, et on devient furieux. Il y avait trente-six heures que Patsy, qui avait passé la nuit sur un banc, les pieds entortillés dans de vieux journaux pour avoir moins froid, n’avait rien mangé, et il avait bu quelques verres. Il avait envie de mordre et de griffer, il se sentait comme un chat dans un tonneau, enragé, quoi!

La nuit tombée, il redescendit Commercial Road. Tout le long de la chaussée, les petites charrettes, pleines de victuailles, s’annonçaient par un éclairage de becs au naphte, sans globe ni verre d’aucune sorte, semblables à des torches ou des lampes à souder devenues folles, illumination sauvage et magique. Il y avait des bananes, il y avait des gâteaux à la graisse, et surtout l’odeur des plaices frites—quatre sous une plie tout entière, roulée dans la farine et bouillante—poursuivait ses narines. C’est une chose étrange, mais l’idée de voler, soit de la nourriture, soit n’importe quelle chose qui se pût échanger contre de la nourriture, ne monta pas un instant au cerveau de Patsy O’Neill. Non qu’il y eût de sa part moralité raisonnée, mais il était comme les chiens de Constantinople, qui crèvent de faim devant l’étal d’un boucher sans rien y prendre: crever de faim, c’est lent, et ils gardent l’espoir de trouver un os par terre; tandis que s’ils essayaient de happer un morceau, cent hommes les assommeraient, ce serait la mort immédiate. Tel est le point de départ de leur vertu; les vieux dressent les petits par leur exemple, et aujourd’hui la race ne raisonne plus, elle ne sait rien, sinon que ça ne se fait pas. Le point de départ de la vertu de Patsy était le même. Et songez que pourtant il était enragé! C’est bien à ça qu’on peut juger la force sainte des prohibitions sociales, surtout en Angleterre, où les humains, qui sont durs, ont fait les lois à leur image.

Et plus Patsy, rongé de faim, accumulativement ivre, se sentait faible sur ses jambes, plus il agitait dans sa tête une inutile férocité, quelque chose comme de la voracité cérébrale. Vers Larch-Lane, une petite rue presque noire, car, en contraste avec les arcs électriques tout flamboyants de Commercial Road, son unique bec de gaz n’a l’air que d’un vers luisant, il aperçut des gens qui se pressaient. Dans Larch-Lane s’ouvre le bar du Red Lion, où parfois, avec la complicité de la police, sans doute, il y a des matches de boxe. Ça serait toujours une distraction de voir assommer quelqu’un: Patsy entra au Red Lion.

Il fut très surpris de n’y pas trouver ce qu’il y comptait voir. Nulle aire de lutte délimitée par des cordes, pas de seconds avec l’éponge et la bouteille d’eau, pas d’arbitre en redingote et chapeau haut de forme. Dans le salon d’arrière on s’entassait autour d’une très ordinaire table de café, qu’une boîte en bois, dont le couvercle était fait d’un grillage, occupait tout entière. Cette boîte rectangulaire, longue de cinquante centimètres environ, sur moins de la moitié en hauteur, portait sur l’un de ses petits côtés un trou rond, large comme une tête d’homme, en ce moment fermée par une porte en fil de fer. La paroi qui faisait face à ce trou était entièrement grillé. A l’intérieur un rat, un de ces gros rats bruns de Norvège, si abondants sur les navires, tournait sans arrêter.

Le patron dit:

—Voilà le jeu: faut tuer l’rat avec les dents en passant la tête par le trou d’homme. On a le droit d’avancer la tête tant qu’on peut, on ne doit pas la ressortir plus loin que les oreilles. Le rat peut faire comme il veut. Mais s’il se r’tire à l’aut’ bout, et ne veut plus rien savoir, ceux qui ont parié pour lui ont l’ droit de l’ pousser avec ces lardoires, à condition de n’ pas attraper la figure de l’homme. Si on l’ pique, l’homme, le rat est disqualifié, il a perdu. A part ça, faut qu’l’homme bouffe le rat ou qu’il s’avoue vaincu. Qui c’est qui marche?

Well, demanda Patsy brusquement, quels sont les stakes? Quel est l’enjeu?

—Y a une demi-couronne si tu bouffes le rat. Rien du tout, si tu lâches. Les amateurs peuvent parier. C’est-y qu’ tu marches?

Une demi-couronne, ça fait deux shillings et demi. De quoi manger deux jours.

—J’y vas! dit Patsy.

Il ôta sa vieille jaquette, achetée chez un fripier du marché juif, et la plia comme un objet de luxe. Cependant il eut honte, parce qu’il vit, comme s’il ne l’avait jamais regardée auparavant, qu’elle était toute verdie dans le dos. Mais quand on ouvrit le trou il passa bravement la tête.

Le rat, surpris, fit un bond en arrière et se rejeta au fond de la boîte. Cependant il sifflait furieux, de ce sifflement singulier qui tient de celui des serpents et du crissement des singes en colère; et puis sans doute il avait faim, comme Patsy! Sentant, sans y rien comprendre, le patron lui piquer les reins par derrière, il bondit sur la figure humaine qu’il avait devant lui. Patsy voulut l’avoir, et tout de suite. On entendit, sur la peau du cou de cette bête, claquer ses dents. Le rat se retourna, comme s’il eût été en caoutchouc. Il était dégagé!

Patsy comprit que l’animal, maintenant, était à côté de lui, tout contre sa joue. Mais il ne le voyait pas. Et il avait peur, peur, peur! Et pourtant il ne fallait pas qu’il retirât la tête plus loin que les oreilles! Il la tourna, prudemment, vers la gauche; et comme il commençait à distinguer deux tout petits yeux noirs, brillants de rage, il sentit subitement comme de grosses aiguilles qui lui transperçaient la lèvre. Le rat l’avait mordu à la bouche même, et ne le lâchait plus. Patsy hurla.

Deux cents regards ardents se penchaient vers la boîte. Quelqu’un dit:

—Une demi-guinée à un contre trois pour le rat.

—Tenu! dit une voix. L’homme est bon.

Et ça lui rendit du courage, à Patsy, cette approbation. S’il avait pu voir la figure de celui qui venait de parler, ça lui aurait fait encore plus de bien. Mais il ne pouvait pas, et il gardait toujours dans sa chair ces dents fixées comme des hameçons. Cependant, il fallait respecter la règle du jeu: il se posa les mains sur la nuque, pour bien savoir où étaient ses oreilles.

—Une guinée contre quatre pour le rat! dit un parieur.

Et personne n’accepta l’enjeu, cette fois. Patsy jura: Il ne sentait plus son mal, tant cet abandon l’indignait. Doucement, il baissa le cou et, de tout le poids de son crâne, pesa sur le rat. C’est lourd une tête d’homme! Les os de la bête craquèrent et, tout à coup l’étreinte des dents se détacha. Hourra!

Le rat, encore une fois, s’était réfugié dans le fond de la boîte. Celui qui avait parié pour lui vint lui piquer le derrière. Le rat fit un bond sur place, mais ne bougea pas.

Les paris tombèrent à égalité. Patsy crachant du sang, avança aussi loin qu’il put. Le rat se ramassa sur lui-même et alors Patsy, par une feinte, retira le cou. Le rat bondit. Mais l’homme, instruit par ce qui venait de se passer, avait levé la tête, et quand le rat fut dessous, lui dévorant le nez, il le comprima de toutes ses forces contre le fond de la boîte avec sa joue droite, et tint bon. On ne vit plus que les pattes de la bête qui gigotait. Patsy l’écrasait lentement.

—C’est pas juste! dit l’homme qui avait parié pour le rat. Il doit l’tuer avec les dents!

Mais d’autres étaient d’un avis contraire. Patsy entendit qu’on s’injuriait au-dessus de la boîte. Alors quoi? s’il étouffait le rat, on lui refuserait sa demi-couronne! Ah non! Il lâcha le rat, qui fit un mouvement pour fuir... Un bruit de mâchoire qui se referme, d’os, de peau, de chairs mâchées, broyées, triturées. Ça y était, cette fois! Patsy bouffait son rat par le milieu du corps, et il serrait, serrait, serrait! Il étouffait dans cette boîte, où il ne respirait plus que par le nez, mais il serrait toujours, presque évanoui de chaleur, d’angoisse et de dégoût.

Il sentit pourtant qu’on lui frappait doucement l’épaule.

You’re the winner, man, the brute’s dead!

(Vous avez gagné, lui disait-on, la bête est morte!)

Il lâcha prise et sortit la tête du trou. Son sang coulait par six blessures, deux au nez, deux dans la bouche, deux à la lèvre supérieure. On l’assit sur une chaise pour le laver sommairement avec une éponge. Il souriait, les yeux très vagues, dans une impression de gloire. L’homme qui avait parié sur sa chance lui offrit un verre de whisky, et il le but. Le patron lui avait remis la pièce d’une demi-couronne, qu’il serra dans sa poche, sous son mouchoir.

Et tout à coup, son orgueil d’Irlandais se réveilla: l’idée de ce qu’on se doit. Quelqu’un lui avait payé un verre, et il n’avait pas rendu la politesse! Il commanda deux autres whiskies et paya six pence pour les deux. Mais l’homme fit renouveler les consommations.

A minuit, un policeman passa d’une façon ostensible devant le bar: il fallait fermer. Le patron poussa tous ses clients dehors. Patsy sortit avec le monde. Il titubait très fort. Dans le coin le plus sombre de Larch-Lane, il s’arrêta, eut un hoquet et vomit trois fois. Puis il fouilla dans sa poche, et la trouva vide; tout ce qu’il avait gagné, dans cette bataille, il l’avait bu, pour l’honneur. C’est alors seulement qu’il se rappela qu’il n’avait pas mangé.

 

 

LE MERLE

Allons enfants de la patrie
Le jour de gloi...

Après avoir sifflé ces quatorze notes, le merle s’arrêta net, comme si on lui eût coupé la gorge avec des ciseaux. M. Fauche, dont la fenêtre était ouverte sur la cour, au cinquième, juste au-dessus de la cage, eut un plissement douloureux du front, entre les deux yeux. Ses rides, car il était déjà, d’apparence, un vieil homme, en augmentèrent. Les vieux ne devraient jamais avoir de chagrin, et on ne devrait jamais les ennuyer, parce que, dès qu’ils ont du chagrin ou qu’ils s’ennuient, tout de suite ils ont l’air plus vieux: et c’est très triste.

Il y avait longtemps, ah! bien trop longtemps, que le concierge avait mis ce vieux merle en prison, pour lui apprendre à chanter; et le malheureux oiseau n’avait jamais pu aller plus loin que ces quatorze premières notes de la Marseillaise. En hiver, on le gardait dans la loge, et d’ailleurs il ne chantait guère. Mais, aussitôt que le printemps bourgeonnait aux branches, aussitôt que l’air se faisait tiède, aussitôt que M. Fauche, qui aimait le ciel bleu, ouvrait sa fenêtre pour voir au moins un pan de ciel bleu, le concierge suspendait la cage à la muraille, dans la cour, et le merle commençait:

Allons enfants de la patrie
Le jour de gloi...

Quatorze notes, toujours quatorze notes! M. Fauche en devenait fou. Si le merle avait chanté toute la Marseillaise, et toute la journée, M. Fauche l’eût beaucoup mieux supporté. Il aurait accepté ce bruit comme celui du roulement des voitures, ou le grondement régulier des machines de l’imprimerie Godard, adossée à sa maison. Mais le merle ne chantait que quatorze notes, toujours quatorze notes, et, toutes les fois qu’il recommençait, un espoir, un espoir douloureux et perpétuellement déçu, saisissait M. Fauche. «Cette fois, il va en siffler quinze!» Et il écoutait! Mais le merle était buté.

M. Fauche, professeur de seconde au lycée Leverrier, avait pris l’oiseau en horreur. Durant des années, il demeura convaincu que s’il n’avait pu encore terminer sa thèse, sa belle thèse de doctorat sur l’Architecture alexandrine et syrienne dans ses rapports avec l’art roman, c’est que cette bête lui rompait la cervelle. Mais après avoir travaillé trois mois loin de Paris, à Montreuil-sur-Mer, il dut s’avouer la vérité: il n’y avait pas de merle à Montreuil-sur-Mer, et la thèse n’avait pas avancé de deux pages. C’est que son auteur ne possédait ni l’esprit de construction, ni l’ingéniosité nécessaires pour la terminer. Tout ce qu’il y avait dans les textes, tout ce que contenaient sur le sujet les monographies allemandes, M. Fauche le connaissait bien. Mais quand il fallait pousser plus loin, M. Fauche perdait pied. Il était sûr qu’il devait y avoir une route: mais il ne la voyait pas.

Ce fut après son retour à Paris, aux derniers jours d’automne, que le professeur fit en lui-même cette découverte désolante. Non, il ne finirait jamais sa thèse: il n’en était pas capable. Le merle à ce moment, sifflait comme d’habitude, et M. Fauche songea tout à coup: «Pauvre oiseau, je suis comme lui!»

En même temps, le hasard fit qu’il se regarda dans une glace. Il y vit le reflet de sa pauvre figure disgracieuse, de ses joues blêmes, de son front rouge, de ses quarante-sept ans mal conservés; et il comprit quels irrésistibles motifs avaient décidé, six ans auparavant, madame Fauche à l’abandonner pour suivre un joli musicien. «Pauvre merle, répéta-t-il; vilain merle!»

Louise, sa vieille bonne, qui pénétrait à cet instant dans son cabinet de travail, crut qu’il s’agissait de l’oiseau. Elle répondit:

—Ah! oui, pour sûr!

Et sur cet assentiment, M. Fauche pencha la tête avec mélancolie: il avait parlé de lui.

Pour ne pas entendre le merle, M. Fauche, en soupirant, referma la fenêtre. A ce moment Louise fit une seconde entrée, sans frapper. Elle n’avait pas sa figure de tous les jours. Non seulement parce que, dans le fond de son cœur, elle était troublée, inquiète, toute retournée, mais parce qu’elle voulait que ce fût visible, parfaitement visible, dans toute sa personne, et que nul ne pût s’y tromper. C’est la façon des gens du peuple de rendre hommage à leurs sentiments. Elle dit:

—Monsieur, monsieur!... Cette pauvre madame!

—Quelle madame? demanda le professeur, qui en vérité était fort loin de penser à madame Fauche.

La vieille Louise ouvrit ses deux bras bien grands, et les fit retomber sur ses cuisses molles.

—Madame est morte! fit-elle, d’un cri.

Le souvenir classique évoqué par cette phrase, et sa signification contemporaine et précise, traversèrent simultanément le cerveau de M. Fauche, et il eut honte de cette déformation professionnelle. «Je ne suis plus qu’un vieux pion», songea-t-il. Comme il était mécontent de lui, il prononça rudement:

—Qu’est-ce que ça peut me faire, Louise?

—Monsieur, dit Louise, et la petite? Qu’est-ce qu’elle va devenir, la petite?

—Marie-Blanche? fit le professeur, presque malgré lui.

Il fut étonné d’avoir retrouvé ce nom aussi vite. Quand madame Fauche avait abandonné le domicile conjugal, Marie-Blanche n’avait que quelques mois. C’était une petite chose qui criait la nuit, et M. Fauche en avait gardé seulement le souvenir d’un animal aussi désagréable que le merle. Il dit, d’un air vindicatif:

—J’introduirai une action en désaveu de paternité.

—Monsieur fera comme il veut, répondit Louise.

M. Fauche avait peut-être de très bonnes raisons personnelles de ne pas croire à sa paternité. Mais ce n’étaient pas des raisons légales. Il le savait très bien. Louise répéta:

—Monsieur fera comme il veut.

Puis, elle ajouta tranquillement:

—Moi, j’vas sortir pour aller la chercher. Si on sonne, monsieur ouvrira.

Au bout de deux heures durant lesquelles les réflexions de M. Fauche furent confuses et irritées, on sonna, et M. Fauche alla ouvrir. C’était Mayonobe, le charbonnier d’en face, avec une malle sur les épaules. Mayonobe vend les bois et charbons au détail, tient une buvette, et monte les malles. Telles sont ses trois professions. M. Fauche regarda la malle d’un air indécis.

—C’est la malle de mademoiselle, dit Mayonobe tout naturellement. Mademoiselle et la bonne sont en bas. Elles paient la voiture.

Il tendait la main.

—Parfaitement, dit M. Fauche, parfaitement... C’est la malle de mademoiselle. Je sais mon ami, je sais.

Et il lui donna vingt sous. Mayonobe contemplait encore la pièce, d’un air satisfait, quand Louise arriva sur le palier. Elle donnait la main à une petite fille de six ans et demi, vêtue d’un sarrau-tablier noir, d’un grand col en guipure et d’un béret en toile cirée. Et l’on voyait que ce col blanc était la seule chose ajoutée à sa toilette, pour la faire belle, mais que, pour le reste, on l’avait amenée «comme elle était».

—Ah! bien, dit Louise, vingt sous pour une petite malle! C’est dix sous, monsieur Mayonobe!

Cette observation eut pour résultat d’amener la fuite immédiate du charbonnier. Le professeur en fut heureux. Il referma lui-même la porte. Louise et Marie-Blanche étaient déjà entrées dans le cabinet de travail, comme chez elles. M. Fauche voulut les rejoindre, et accrocha du pied droit l’angle de la malle, restée dans le vestibule obscur.

—Sapristi! jura-t-il.

Il aurait même juré autre chose, s’il n’y avait pas eu une enfant si près de lui. Mais cela ne le mit pas de bonne humeur, de penser qu’il ne pouvait plus faire comme il voulait.

La petite s’était assise sur un vieux fauteuil-crapaud, en cuir, devant la table de M. Fauche. Elle avait les yeux encore rouges, ayant pleuré parce qu’on avait pleuré autour d’elle, tout à l’heure. M. Fauche la considéra d’abord sous les espèces d’un objet encombrant, non pas d’un être. Il demanda:

—Où est-ce qu’on la mettra?

—Y a une chambre où n’y a que des livres, répliqua Louise avec décision. Y a d’la place, au débarras du sixième, pour les livres.

C’étaient les livres amassés par M. Fauche pour sa thèse: les éditions de textes grecs, les revues spéciales allemandes, les grands cartons contenant des photographies de ruines, de détails architecturaux, de vieilles pierres.

—Ah! oui, dit le professeur... Il continua, plus anxieux, en regardant du côté de Marie-Blanche:

—Qu’est-ce qu’elle mange?

Il posa cette question parce qu’il avait dans l’idée, vaguement, à cause des réclames qu’il lisait dans les journaux, que les enfants ne mangent que des choses extraordinaires, vendues chez les pharmaciens. Louise dédaigna de répondre et M. Fauche continua de regarder Marie-Blanche. Elle avait un front bombé sous des cheveux châtains, de beaux yeux noirs, un nez trop petit et la peau mate. Et il prononça tout à coup, d’un air scandalisé:

—Il lui manque deux dents de devant. En bas!

Quand on apporte un objet chez une personne, c’est bien le moins qu’il soit entier. Mais Marie-Blanche, saisissant le blâme qu’on lui adressait se mit à pleurer.

—C’est de son âge, dit Louise, puisqu’elle a six ans: ça repoussera.

M. Fauche se blâma. Il savait bien, il avait toujours su que les dents des enfants tombent et repoussent. Mais c’était une connaissance théorique. Dans la réalité, cette petite fille brèche-dents lui paraissait un phénomène insolite, hors de toute catégorie, et plutôt pénible à regarder.

—C’est l’heure de votre promenade, dit Louise. Allez donc au Luxembourg. Tout sera arrangé pour l’heure du dîner.

Perdu dans des pensées sans nombre, M. Fauche descendit l’escalier. Les fenêtres en donnaient aussi sur la cour, comme son cabinet de travail, et il fut tout étonné de ne pas entendre le merle. Il y avait du soleil, pourtant. Le merle chantait toujours, quand il y avait du soleil.

Contre la loge du concierge, il aperçut la cage. L’oiseau était bien là, mais silencieux. Tout rencogné entre sa mangeoire et les barreaux de fil de fer, l’œil extraordinairement élargi, la poitrine agitée d’une palpitation qui ne cessait pas, il regardait fixement un horrible nid en molleton vert, solidement fixé par des nœuds de laine rouge entre deux perchoirs. Une espèce de morceau de viande grisâtre, avec un long bec tout jaune et grand ouvert, s’y agitait.

—C’est un petit merle tombé d’un arbre qu’on vient de m’apporter, expliqua le concierge. Alors, je l’ai mis dans la cage de l’autre. Mais depuis qu’on le lui a donné, ce petit, il a l’air tout drôle, le vieux!

—Ah! vraiment, il a l’air tout drôle? répéta M. Fauche.

Et il franchit précipitamment le pas de la porte.

 

Le lendemain du jour où Marie-Blanche était entrée si brusquement dans sa vie, M. Fauche l’interrogea sur l’étendue de ses connaissances. Il fut stupéfait d’apprendre qu’elle ne savait pas lire.

—Mais, compléta Marie-Blanche fièrement, je sais le piano. Où est le piano, ici?

—C’était une phrase toute naturelle. Pourtant, elle fit au cœur de M. Fauche une petite morsure aiguë et affreusement douloureuse. Il n’osa pas demander à cette petite fille pourquoi, alors qu’on lui avait appris ses notes, on avait oublié de lui enseigner ses lettres. Il le savait bien: l’homme pour lequel sa femme l’avait abandonné était musicien. Et c’était lui sûrement qui avait pris le premier ces mains, ces frêles mains grasses, ces mains où se voyaient encore les adorables fossettes de l’enfance, et qui les avait posées sur les touches. M. Fauche crut le voir penché au-dessus de la tête de Marie-Blanche, les doigts dans les anneaux de ses cheveux couleur de marron mûr, et il fut jaloux, jaloux d’une façon horrible, bien plus qu’il ne l’avait été après le départ de sa femme. Il y a des hommes qui sont pères avec beaucoup plus d’exclusive âpreté qu’amants ou maris. M. Fauche en était un.

Le lendemain, il conduisit Marie-Blanche au cours préparatoire du lycée de filles Desbordes-Valmore.

—Belle enfant! dit mademoiselle Béchart, la directrice. Petite, comment t’appelles-tu?

La petite fille, à qui elle avait donné un bonbon, répondit sans hésiter:

—Marie-Blanche.

—Marie-Blanche qui?

—Mais, dit-elle étonnée, Marie-Blanche Estrella!

C’était le nom de l’amant. Naturellement. On disait autour d’elle monsieur et madame Estrella et, par conséquent, la petite Estrella. Mademoiselle Béchart comprit, et pinça des lèvres. Le pauvre M. Fauche se détourna, regardant quelque chose, sur la muraille. Il éprouvait cette sorte de rancune amère qui sèche subitement la bouche, et empêche de parler.

Deux heures plus tard, ayant lui-même fait son cours au lycée Leverrier, il revint chercher la petite, qui avait pris sa première leçon, et joué, surtout joué. A travers le Luxembourg, elle eut de ces bonds qui font penser aux moineaux quand ils sautent dans les allées. Et lorsqu’elle marchait tranquillement, lorsqu’elle consentait une minute à marcher tranquillement, elle portait en arrière tout le haut de son corps, qui reposait sur ses reins étroits, ravalés, bien nerveux. M. Fauche, qui n’avait de sa vie auparavant regardé comment c’est fait, une petite fille, en était tout émerveillé, comme un sauvage qui voit pour la première fois une comète, une étoile à queue, un astre insolite, inquiétant et très beau, éclaté on ne sait comment, au milieu du ciel, et qui sûrement va s’en aller, comme il est venu, d’une manière incompréhensible.

En traversant la cour de sa maison il aperçut la cage du merle, toujours accrochée au mur. Les deux pattes agrippées à un barreau, au-dessus du nid en molleton vert, l’oiseau faisait remonter, de son gésier jusqu’à son bec, la pâtée qu’il avait broyée pour le compagnon qui venait de lui tomber des nues. Des ondulations régulières faisaient frissonner les plumes de son cou; il fermait les yeux, comme ravi; et le petit merle, perpétuellement affamé, sortait du fond de son gosier grand ouvert une langue rose, pointue, cornée, toute tremblante de gourmandise.

Le concierge, d’un air impatient, sifflait au vieux la Marseillaise. Mais lui, ce merle jadis artificiel artiste, tout hagard maintenant, tout hébété et enthousiaste aussi de son rôle nouveau, n’arrivait plus à se rappeler l’ancienne chanson. Il s’y efforçait tout de même, on le voyait bien. Il baissait la tête, clignait ses yeux noirs, polis, ardents, peut-être même parfois retrouvait-il une ombre de souvenir. Mais à l’heure même il ne pouvait pas siffler, puisque sa gorge était occupée à préparer, à broyer, à faire descendre cette pâtée pour le petit. Non, décidément, il avait autre chose à faire! Une puissante injonction, celle qu’entendent tous les oiseaux nicheurs, mâles et femelles, quand la saison est venue, lui commandait d’oublier tout ce que, dans une oisive captivité, il avait appris; et sa pauvre cervelle était tout étourdie des conseils encore brouillés de l’instinct revenu.

M. Fauche fut assez troublé de cette correspondance singulière entre l’aventure de cet oiseau et la sienne. En même temps, il pensa au père Goriot, puis au Canard sauvage d’Ibsen, et s’en blâma, comme il faisait toujours quand une réminiscence littéraire venait en lui s’incorporer à un sentiment vrai, pour en gâter peut-être la force et la sincérité. C’est un des plus tristes soucis des lettrés et surtout des professeurs: ils retrouvent dans tous les coins de leur mémoire des images de leurs impressions, même les plus ingénues, et s’exagèrent alors la stérilité de leur âme, de leur sensibilité, de leur imagination. M. Fauche haussa les épaules, tout mélancolique.

—Je savais déjà, songea-t-il, que je n’étais pas assez bon pour faire un archéologue. Je comprends aujourd’hui que je ne suis qu’un vieux pédant. Mais, allons, allons, je suis comme ce merle: je peux toujours donner la pâtée!

Toutefois, il sentait bien que cette façon de rendre hommage aux lois de la nature n’était encore qu’une illusion, une duperie où lui et l’oiseau voulaient se plaire. Etait-il seulement le père de Marie-Blanche? Il l’ignorait.

C’est ainsi que le vieil homme et le vieux merle s’évertuèrent, chacun de son côté. Le merlot poussa vite. Son bec s’effila, jaune comme une fleur; il eut de belles plumes noires, si lisses et fines que son père adoptif, maintenant, prenait plaisir à se frotter contre elles; et il sifflait des phrases étonnantes, très courtes, mais toutes neuves, que personne jamais ne lui avait enseignées, et que lui dictait son instinct. L’autre, le vieux, écoutait d’un air attentif, ébouriffé depuis les ailes jusqu’à la queue, et il essayait de répéter. Mais il avait trop sifflé les airs des hommes, il n’était plus sûr de lui, il hésitait, s’arrêtait, et recommençait d’écouter, plein de tristesse et tout béant. Du reste, il avait bien d’autres soins. Il nettoyait le nid de son élève, il lui montrait à se baigner, à manger les graines sans les éparpiller, à s’épouiller le corps depuis les pattes jusqu’à la gorge. Le merlot se laissait faire, et de temps en temps, tout innocemment, sans doute pour s’amuser, il donnait un coup de bec sur la nuque du vieux, à un endroit où les plumes, se faisant rares, s’élimaient comme un tapis sur lequel on a trop marché. C’était un jeu qui intéressait beaucoup Marie-Blanche quand elle y assistait. Et quand le vieux criait un peu, parce que ça lui faisait mal, elle riait de tout son cœur. Le merlot avait l’air de rire aussi.

Elle se laissait aimer, Marie-Blanche, et voilà tout. Elle était à la fois caressante, presque voluptueusement, et très sèche, avec insouciance. Mais elle devenait belle, elle peuplait la volière, et c’était tout ce que le pauvre M. Fauche demandait. Parfois, il songeait, avec un doute horrible: «Comment est-ce que je l’aimerai plus tard? de quelle manière?» Il avait peur, étant plein d’honnête respect des lois et de la morale, que quelque chose d’ambigu et de pervers se mêlât jamais à son affection. Parfois il croyait distinguer, dans les traits, dans les gestes, la voix de l’enfant, un souvenir des traits, des gestes de la voix d’Estrella, et il se disait: «Cela vaut mieux ainsi.» Puis il était repris d’une jalousie furieuse, à quoi il voyait bien qu’il était père, vraiment père et rien que cela. D’ailleurs Marie-Blanche ressemblait surtout à madame Fauche. Elle en avait l’intelligence un peu fausse mais lucide, le manque d’imagination, la coquetterie, le désir passionné du plaisir. Un jour le professeur l’entendit qui demandait à la vieille Louise:

—Je ne resterai pas toujours ici, n’est-ce pas? On s’ennuie. Comment c’est fait, ailleurs?

Oui, bien sûr, elle s’en irait un jour. Elle s’en irait avec le même dédain, la même impatience que sa mère, et sans qu’il y eût rien à dire. Elle s’en irait parce que c’était la loi fatale. M. Fauche pensait perpétuellement au jour où elle s’en irait.

 

Or, un beau matin, il aperçut, en descendant son escalier, un groupe nombreux qui s’agitait autour de la cage des deux merles. Quelqu’un disait:

—Je le savais bien. J’avais prévenu! C’est mauvais de laisser un trop vieil oiseau avec un si jeune.

M. Fauche s’approcha. Alors il vit, au fond de la cage, le vieux merle roidi, les pattes renversées, les deux ailes déchiquetées. Il avait un grand trou sanglant à la nuque et ne remuait plus. Il était mort, et tout froid déjà, tout froid!

Quelqu’un dit encore:

—Oui, c’est à force de lui frapper dans le cou avec son bec, comme pour rire, qu’il a fait ça, le jeune. Une fois que le sang est venu, il s’est acharné. C’est leur habitude, à ces petits, quand le printemps vient, et qu’ils se sentent furieux d’être en cage.

 

Et M. Fauche s’enfuit. Il avait le cœur serré comme s’il venait d’entendre une prophétie.

 

 

LES CHIENS

Jeanteaume, le berger communal de Gicey, après avoir mangé son quartier de miche et son fromage, but un coup de vin et se coucha près de la rigole de Champromain, au frais, pour dormir pendant la grosse chaleur. Au-dessous de lui, c’était un grand breuil bourguignon, une vaste prairie verte où croissaient cinq ou six beaux chênes trapus, presque noirs dans l’air éclatant et sec, ceinte, vers le penchant du coteau, par un murger de pierres sèches, et partout ailleurs de fossés d’eau vive. Le soleil de midi plombait. Du silence, de la lumière, une chaleur pesante. Les bêtes, ruminant à peine, restaient droites sur leurs pieds, sous les arbres à l’ombre courte: huit vaches, quelques bœufs, un jeune taureau maigre, nerveux, ses petits yeux sanglants clignés sous la frisure des poils du front; et tout ce troupeau éclatait d’un blanc clair, fin, sans tache, signe de la pureté du sang charolais.

Derrière le murger, la route de Gicey courait, étroite, bordée de gros blocs calcaires, toute grillée de soleil, et si chaude que l’atmosphère, au-dessus d’elle, devenue visible, faisait de petits tourbillons vaporeux. Du confin de l’horizon, une automobile darda, espèce de comète folle, avec une queue de poussière, et on l’entendit avant de la voir: grondement régulier du moteur bien en règle, froissement de l’air qu’elle fendait comme un projectile, et qui sifflait, puis un grand cri, le hurlement subit de la sirène parce que la route tournait:

«Allez-vous-en! Allez-vous-en! Je suis la mort! Hou!»

Le taureau pointa contre la chose rouge, mystérieuse, et la rage lui vint parce qu’elle avait disparu, du champ de ses yeux myopes, avant qu’il eut compris ce que c’était; les vaches frémirent si fort qu’il en tomba quelques-unes, des plaques de bouse collées à leurs tétines! Les bœufs furent plus lents, mais ils se rappelèrent vaguement le courage de leur sexe aboli: il firent le cercle, les cornes en avant, la bave aux lèvres. Réveillés de leur sieste, ils attendirent l’ennemi: rien! Rien, après une si grande secousse, une menace qui devait provenir d’une bête si formidable, ce n’était pas possible! Le troupeau devint fou. Sur ses jambes tremblantes, il se mit à danser.

Jeanteaume, le vieux berger, restait toujours allongé sous son buisson, les yeux fermés. Hubert Petite-Main, le facteur aux quatre phalanges amputées, coupait au plus court, sa tournée faite, par la digue de Champromain. Il cria:

—Oh! Jeanteaume, oh! Tu ne f’sôs mie garde. Tes bêtes qui vont zaguer!

Jeanteaume croisa ses mains, pour se lever, sur ses genoux perclus. Ses deux chiens, deux grands briards au poil rude, avaient déjà compris. Ils étaient debout, les pattes en ordre pour la course, et l’échine en arc. Mais ils attendaient l’ordre.

—Qu’est aqui? fit Jeanteaume.

—Moi, Petite-Main, le facteur. Tes bêtes qui vont zaguer, que j’disôs!

Le taureau reniflait, jetait derrière lui la terre par grosses mottes herbeuses qu’arrachaient ses quatre sabots, trépignait. Les vaches, autour de lui, pivotaient, valsaient, entraînaient la folie des bœufs massifs et stupides. Puis tous ensemble ils s’ébranlèrent, franchirent le murger d’un bond pesant qui fit jaillir de la boue, coururent vers le grand canal, à une lieue de là. C’est ce qui s’appelle zaguer: le coup de démence collective qui s’empare de tout un troupeau, le disperse, fait que des bêtes parfois tombent fourbues et mortes, après avoir tourné en cercle durant des heures.

Jeanteaume soufflait dans sa corne de fer: Pôôte! Pôôte! Bah! les animaux n’entendaient plus ce langage séculaire. Heureusement, les deux chiens étaient là. Un geste les jeta au galop vers le grand canal, où il fallait arriver avant que le troupeau y tombât. Jeanteaume, lui aussi, essaya de courir. La sueur de son dos séchait tout de suite, bue par la chaleur, et une calotte de plomb lui pesait sur le crâne. Ah! comme il avait mal autour de la tête, au-dessus des deux yeux! Mais les briards savaient leur métier. Autour des ruminants précipités, ils retentissaient d’abois, les crocs sortis des gencives. Arrêtant sa fuite, le troupeau se groupa en demi-cercle, retrouvant la tactique héréditaire, faisant enfin ses gestes de défense habituelle, affermi devant une menace qu’il connaissait. Jeanteaume n’eut plus qu’à le reconduire au breuil.

Contre les flancs des bêtes matées, les deux chiens marchaient d’un pas souple, insoucieux de la soif qui faisait ruisseler de salive leur langue molle et pendante. Dans leur pupille orange, il y avait un éclair intelligent, le sentiment fier de la victoire remportée. Mais Jeanteaume se sentait tout drôle. C’était comme si on lui avait serré un ruban d’acier autour de la cervelle, à l’endroit où ça peut faire le plus de mal. Il y avait aussi son cœur. Qu’est-ce qu’elle avait, cette vieille mécanique, à taper contre sa poitrine douloureuse, puis à s’arrêter net? Et alors sa vue se troublait, il avait envie de vomir. Il sentait passer aussi, devant ses prunelles, des mouches qui n’existaient pas; et il les écartait de la main, d’un geste incessant.

—Faut que j’rentre, songea-t-il, faut que j’rentre. Ça n’va point.

Il héla le petit Guillaume, le fils au Perdu, lui donna la garde du troupeau et se dirigea vers Gicey.

—Hé! berger, lui dit-on sur la route, où c’est qu’t’as bu? T’étios tout bleu, à c’t’heure, tout bleu du nez aux ouilles.

Mais il ne répondit point, parce qu’il n’avait plus la force.

 

Le lendemain, on fut étonné, dans le village, de ne pas entendre sa trompe, car il cornait d’habitude au petit jour, pour avertir que c’était l’heure d’ouvrir les étables. On les ouvrit tout de même et les bêtes, d’instinct, se dirigèrent vers les pâtures. Ce fut seulement sur le midi que la Louise, la servante du châtelain de Clomot, entra chez lui pour lui porter une miche de sa fournée. Elle vit Jeanteaume étendu sur son lit, la face bouffie et le nez pincé, tout habillé, avec ses souliers aux pieds, sa corne en bandoulière; et ses deux chiens étaient couchés en travers de la couverture, l’œil mauvais.

Elle referma la porte en criant:

—Le Jeanteaume est mort! Jésus mon Dieu!

Et tous ceux qui n’étaient pas encore partis pour les champs, les vieilles femmes, les gosses, l’instituteur, le maire, le châtelain de Clomot, s’assemblèrent autour d’elle.

—Il est mort! que j’vous dis: j’ai vu sa goule toute noire!

Le maire rouvrit la porte et voulut s’approcher du lit. Mais les deux chiens s’étaient dressés tout debout sur la couette rouge. L’un gardait la tête, l’autre les pieds du pâtre, ramassés pour bondir, grondant, les lèvres basses, la fureur hérissant le poil de leur échine. Le maire s’arrêta net.

—Ça d’vôt échoir, dit-il. Il se f’sôt vieux, le berger, ben trop vieux pour le métier.

Il ajouta l’air savant:

—C’est une insolation. Faut dresser l’acte de décès et prévenir Tronchin, l’charron, qu’il fasse la bière.

L’instituteur, qui était secrétaire de la mairie, s’en alla pour dresser l’acte de décès, et le Tronchin arriva pour prendre la mesure du mort et lui donner son habit de planches. C’était un géant, le Tronchin, un homme de force. Les grands troncs de sapin que traînent les fardiers, il les soulevait à lui tout seul par un bout, tandis que ses aides détachaient la chaîne qui les serre. Eh bien, il recula devant les chiens:

—C’est qu’ils m’mangerôent! dit-il.

Quelqu’un dit derrière lui:

—C’est-y qu’t’as peur, le Tronchin?

—Vas-y, toi! répondit le géant.

C’était Petite-Main, le facteur, qui avait parlé. Il franchit la porte basse en chantonnant d’un air doux, pour flatter les chiens:

—Bellement, Fidèle! Bellement, Poloche!

Les deux briards ne firent qu’un bond, et Petite-Main cria:

—Vingt dieux! ils m’ont mordu!

Il avait été happé au jarret, comme une vache mauvaise. On vit du sang sous son pantalon déchiré, et il s’enfuit en boitant.

Le Tronchin haussa les épaules. Il connaissait bien ces bêtes-là: rien à faire. Et puis cet homme de force aimait la force et le courage. Ces chiens lui touchaient le cœur.

Pierre Bel, le garde-chasse, envoya sa femme chercher du pain trempé, des os, des râclures de fromage.

—Il n’ont point mangé depuis hier soir, dit-il. Il voudront manger, p’t’êtr’ ben.

On disposa la nourriture sur le seuil de la porte. Les deux chiens ne bougèrent pas. Ils n’avaient pas l’air de voir.

Alors, tous les hommes qui étaient là se ruèrent sur eux avec des bâtons. On était bien obligé d’en finir, on ne pouvait pas rester là toute la journée, il fallait bien les assommer. Les morts c’est fait pour être enterré: ces brutes de chiens ne comprenaient pas ça.

Ils ne comprenaient pas çà, mais ils savaient la manœuvre! Ils étaient d’attaque, ils étaient de combat. A chaque assaut, ils reculaient un peu, se tassaient sous le lit, puis lançaient leur gueule puissante: un seul jappement, un seul coup de crocs, et le compte y était! S’ils étaient atteints à leur tour, ça ne se voyait pas, sous le rude matelas de leur poil gris; et l’étroitesse même de la porte basse les empêchait d’être tournés.

Alors, le châtelain se tourna vers Pierre Bel:

—Avec deux cartouches de chevrotines!... fit-il.

Le garde-chasse leva les bras.

—Moi, dit-il, moi! Un chasseur, un garde!

Il ne savait pas dire, il n’avait pas d’éloquence, mais il sentait bien, dans le fond de son âme, qu’il ne devait pas tuer des bêtes d’une race alliée à l’homme depuis des milliers de siècles, des bêtes qui le servent contre les autres bêtes. Ça ne se peut pas, c’est un crime.

—Eh bien! dit le châtelain à contre-cœur, qu’on aille me chercher mon fusil.

On lui apporta le fusil, et des cartouches de double zéro. Il chargea lentement. Quand ils entendirent le bruit du levier qui basculait, Fidèle et Poloche levèrent la tête. Leurs yeux prirent un air d’étrange douceur et de terreur résignée. Ils étaient de la campagne, ils savaient à quoi ça sert, un fusil. Mais ils n’abandonnèrent pas leur poste.

Le châtelain visa très attentivement Poloche à la tête, et fit feu. Le beau chien s’affaissa comme si on lui eût fauché les pattes; il avait le crâne broyé. Mais Fidèle se précipita. Il avait l’instinct des animaux braves, il voulait mordre avant de mourir. Le châtelain tira nerveusement et ne lui cassa qu’une patte. Fidèle lécha son moignon brisé et fit entendre une plainte horrible, déchirante, qui remplit la chambre, envahit la rue, monta jusqu’au ciel parce que les femmes du village, à leur tour, eurent des hurlements de chiennes. Et beaucoup d’hommes aussi pleuraient.

Le châtelain rechargea son arme et tua Fidèle d’un coup de fusil dans l’oreille.

 

Ce furent la Couterotte et la Pierre Bel qui veillèrent Jeanteaume, la nuit, quand il fut dans le cercueil. On n’avait rien allumé, qu’une petite lampe à pétrole et le feu de l’âtre, pour mettre la bouilloire et faire le café. Vers minuit, la Couterotte crut entendre comme une espèce de sifflement léger. Elle crut d’abord que c’était la bouilloire qui chantait. Mais ce n’était pas la bouilloire: c’était de la bière que venait ce bruit! La Couterotte saisit le bras de la Pierre Bel, sans rien dire: le sifflement continua. Les deux femmes tombèrent à genoux, non pas pour une prière, mais parce que la peur leur coupait les jambes. Il s’écoula une minute encore. Il y avait dans la chambre une vieille horloge, un coucou. La Couterotte eut l’idée d’en décrocher les poids pour arrêter le mouvement, et mieux entendre. Elles entendirent: le corps venait de se retourner dans le cercueil! La Pierre Bel cria:

—Au secours! au secours! au secours!

Des lumières parurent aux vitres; il y eut des bruits de pas.

—Au secours! répétaient les deux femmes; le berger n’est pas mort!

Quand on eut fait sauter le couvercle de la bière, on aperçut Jeanteaume qui reprenait son souffle, la figure encore violette, les veines du cou gonflées. Il ouvrit les yeux d’un air hébété, sans voir où il était. On le jeta sur son lit, on porta la bière dans la rue, on la brisa en morceaux, qu’on cacha dans le fournil. Des femmes sanglotaient; et le vieux Jeanteaume, parce qu’il était ressuscité, leur paraissait une espèce de dieu.

Le lendemain, on voulut lui donner à manger. Le berger secoua la tête. Non, il ne pouvait pas manger! Mais il dit:

—Faut seulement donner la soupe aux chiens.

Les autres blêmirent. Le berger continua, la langue embrouillée:

—Mes chiens... où c’est qu’ils sont?

On n’avait pas eu le temps d’enlever leurs cadavres. On les avait jetés seulement dans le petit jardin, derrière la maison. Jeanteaume se leva, prenant son bâton parce qu’il chancelait. Tout nu sous sa chemise, il ouvrit la porte en trébuchant et aperçut les deux corps jetés l’un sur l’autre, les pattes raides. Il cria:

—Mes chiots, mes deux pauvres chiots! Qui c’est qui les a tués? Comment que j’vas faire berger, maintenant?

Ses genoux étaient encore bien faibles. Il s’abattit près des deux bêtes dont le sens mystérieux avait compris ce que les hommes ne voulaient pas voir. Personne n’osait rien dire. Pendant longtemps, on n’entendit que la voix du berger qui pleurait:

—Mes chiots... mes deux bons chiots!

LE SECRET

Madame Hermot ouvrit la porte du cabinet de travail de son mari.

—Armand, dit-elle, tout est prêt pour le bain de bébé. Tu viens? Tu as encore le temps, avant de partir pour le bureau.

Ils n’avaient qu’une servante, et pour que le tub de bébé fût préparé avant le départ de son mari, il fallait à madame Hermot quitter son lit de bonne heure, accorder moins de temps à sa toilette, sacrifier un peu des soins qu’elle donnait à sa beauté. Mais sa maternité prêtait à son corps jeune et à ses traits charmants une souplesse et un éclat qui triomphaient des négligences. Toute sa chair était comme pénétrée de ce bonheur délicieux et calme qui n’était plus seulement, comme aux premiers jours de son mariage, celui de la volupté révélée et satisfaite. Pour connaître toute la joie que peut donner l’amour, il faut aimer encore son mari, et avoir eu, depuis peu de temps, son premier enfant. On est si reconnaissant à l’un de vous avoir donné l’autre, on éprouve dans tout son être une telle impression de renouvellement, de jeunesse et d’ardeur! Le plaisir même prend un sens magnifique et fort qui le prolonge et l’ennoblit. On se dit: «C’est donc à ça, que ça sert, à ça!...» Alors, il y a des instants où l’on met dans l’étreinte une espèce de reconnaissance fougueuse et sublime.

Hermot se leva, plein de l’impression d’un bonheur paisible et radieux. Il y avait un peu de gris sur ses tempes, la quarantaine avait déjà sonné pour lui. A cet âge, certains hommes éprouvent plus fortement encore l’orgueil de la paternité que la passion de l’amour. C’est la nature qui le veut ainsi: ils sont fiers de se perpétuer, de prolonger dans l’avenir une puissance de vivre qui bientôt chez eux va décroître. Ils disent: «mon fils» ou «ma fille» presque avec le même sentiment de douceur étonnée qu’ont les femmes. Voilà pourquoi le mari marchait d’un pas si vif et pressé. Mais il était amoureux aussi. En suivant, dans le corridor étroit, la forme mince et légère qui le précédait, il sentait son cœur bondir.

La bonne tenait le petit, déjà tout nu, au-dessus de la vasque en métal clair, qu’un rayon de soleil, entrant par la fenêtre, illumina gaiement; et l’enfant que ces reflets faisaient un peu loucher, fermait les yeux par instants. Il avait sept mois; des plis de graisse formaient des bourrelets sur ses cuisses et ses bras, et son ventre un peu gros mettait une ombre vers son sexe innocent.

La bonne le posa sur le tub, bien assis sur son derrière, les jambes croisées; l’eau était tiède, exactement à la température de son corps délicat. Pourtant ce contact le surprit, il cria quelques secondes. Puis, il se calma. L’éponge, passant sur son dos très gras comme une caresse, détendit ses nerfs dans un plaisir très doux; il essaya de la saisir; ses gestes encore mal adaptés dépassaient le but, ses gencives, où une petite dent laiteuse perçait, riaient voluptueusement. Ses cheveux, courts comme un pelage, s’emplirent de savon, et on lui faisait renverser la tête pour que la mordante écume n’atteignit pas ses paupières.

A ce moment on sonna.

—Madame, c’est le boucher, dit la bonne.

Madame Hermot eut un moment d’hésitation. Elle avait l’habitude de commander elle-même les provisions du jour. Hermot sourit.

—Laisse-moi seul avec bébé, dit-il, je ne lui ferai pas de mal.

Et madame Hermot sourit à son tour en s’en allant.

Hermot essuya lui-même le corps poli et gracieux. Il embrassait prudemment cette chair tendre qui sentait les caresses et s’étirait sous elles. Quand les baisers couvrirent le front, l’enfant leva la tête, d’un air intelligent et ravi. Alors le père le posa sur le tapis, du côté du ventre, et cette petite chose vivante, qui ne pouvait encore marcher, essaya de se dresser sur les pieds et sur les mains. Hermot claqua des doigts derrière lui, mais il ne se retourna pas.

—Marcel, mon petit Marcel! fit Hermot presque involontairement.

Les enfants, dès les premiers mois arrivent à répondre à l’appel de leur nom. Pourtant, Marcel continua de jouer sur le tapis sans entendre. Hermot frappa dans ses deux paumes, assez fort, sans parvenir à attirer son attention.

—C’est étrange, murmura Hermot. C’est très étrange!

Cependant comme sa femme venait de rentrer dans la pièce, il ne dit rien.

Il y a peut-être quelque chose de contagieux dans les inquiétudes les plus silencieuses. Quand son mari eut quitté l’appartement, madame Hermot, en rhabillant Marcel, fit entendre ce léger bruit des lèvres où les enfants, même quelques semaines seulement après leur naissance, savent reconnaître un baiser. Celui-ci ne bougea pas plus que lorsque venaient du dehors ces mille rumeurs que les jeunes êtres ne remarquent jamais, parce que l’expérience leur apprend vite qu’elles ne sont pour eux les causes ni d’une peine ni d’un plaisir. Alors, elle aussi, d’une voix troublée, presque douloureuse déjà, appela, comme l’avait fait Hermot:

—Marcel, mon petit Marcel!

Et l’enfant continua de sourire aux choses, inconscient du cri, n’ayant rien perçu. Madame Hermot le saisit passionnément dans ses bras, l’emporta comme pour le sauver d’un danger.

—Mon Dieu, mon Dieu! Mon petit, mon cher petit!

Elle pleurait silencieusement. Tout à coup, elle se dit:

—Ce n’est pas sûr. Et tant que ce ne sera pas sûr, il ne faut pas qu’il sache!

Elle venait de penser à son mari.

Ils vécurent ainsi des mois et des mois, et chacun cachait à l’autre une crainte qui grandissait. Hermot n’avait pas voulu consulter le médecin du ménage. «Il dirait tout à ma femme, songeait-il; ou bien il ferait des expériences qui lui révéleraient cette angoisse.» Mais il alla interroger un spécialiste. «Il faudrait que je voie votre fils», lui dit celui-ci. Cela était impossible. «Alors, continua le spécialiste, il faut attendre. C’est peut-être un retard de développement. Ou le contraire: il y a des enfants qui ne prononcent leur premier mot qu’à quinze ou seize mois justement parce qu’ils sont très intelligents. Ils sont distraits parce qu’ils emmagasinent des sensations. Espérez.»

Mais à mesure que le temps coulait, Hermot sentit qu’il n’avait plus rien à espérer. Sourd-muet! C’était un sourd-muet qu’il avait engendré. Il se l’imaginait vivant toute une vie affreuse dans un silence mortel, séparé des humains; et les sons, la musique, les paroles devinrent à ce père une douleur. «Il ne connaîtra pas ça, pensait-il; il n’entendra jamais ce que j’entends, il ne m’entendra jamais. Et j’avais tant de choses à lui dire, tant de choses!»

Puis il réfléchissait que sa femme ne savait pas encore leur malheur, et il ne lui parlait, avec gaîté, que de choses indifférentes. Madame Hermot l’imitait. Elle mettait, à dissimuler sa douleur, un acharnement plus farouche encore. Elle avait consulté leur médecin habituel; elle avait été voir, elle aussi, un spécialiste. Non, il n’y avait plus d’espoir, on le lui avait dit, il n’y avait rien à faire. Son enfant était muré dans le silence, pour jamais. Ah! si elle avait pu parler, soulager sa peine! Mais pourquoi enlever à son mari les quelques mois de tranquillité, de bonheur qui lui restaient? Hermot ne voyait l’enfant que de rares minutes chaque jour, il ne pouvait avoir deviné, toutes ses paroles montraient assez qu’il ne se doutait de rien. Parfois, regardant Marcel, il disait:

—Quels yeux, quels admirables yeux!

Ils étaient pareils, en effet, à des fleurs extraordinaires et sombres, croissant dans un abîme où nul n’oserait aller les cueillir. C’est que déjà les autres sens se développaient pour se substituer à celui qui ferait toujours défaut. L’enfant était aussi très adroit de ses mains, d’une singulière intelligence tactile...

L’existence du mari et de la femme devint atroce. Dans le dévouement sublime qu’ils mettaient l’un et l’autre à garder ce secret, ils ne retrouvaient plus leur amour, ils se sentaient tristes et lointains. C’était leur affection même qui sombrait dans leur effort, et aucun pourtant ne se décidait à parler.

 

Ce fut vers cette époque qu’on acheva, sur le boulevard presque suburbain qu’ils habitaient, les travaux du Métropolitain. La chaussée était devenue sonore et vibrante comme une caisse à violon; un jour les trains électriques commencèrent à courir sous terre. Les objets se mirent alors à danser étrangement, les meubles tremblaient. Parfois, sans qu’on sût comment et qu’on y touchât, un verre se brisait. Un jour qu’ils étaient dans la salle à manger, à la fin d’un repas mélancolique et muet, Hermot distingua au plafond un bruit qui lui fit lever les yeux. C’était le tenon de la suspension qui descendait, descendait d’un mouvement de plus en plus rapide, au milieu d’une fine poussière de plâtre. Il eut à peine le temps de crier à sa femme:

—Prends garde, la suspension! La suspension qui va tomber!

Tous deux, repoussant leur chaise, s’étaient reculés vers le mur. Marcel était assis sur une chaise très haute, près de la fenêtre, hors de danger. Le lourd lampadaire de cuivre s’abîma sur la table, écrasant les faïences, broyant jusqu’au bois, le perçant pour tomber sur le plancher; et une explosion n’eût pas retenti davantage dans cette pièce étroite. Mais Marcel n’avait même pas fait un geste. Ses regards étaient demeurés tournés vers la fenêtre, d’où l’on apercevait un pan de ciel et des oiseaux.

—Il n’a pas eu peur! dit madame Hermot.

—Non, dit son mari, il ne pouvait pas avoir peur.

Et à ces simples mots, une même révélation éclata dans leurs âmes.

—Tu savais! dit madame Hermot. Oh! mon ami, tu savais donc!

—Et toi aussi! cria Hermot. Ah! que tu es brave! Ma pauvre, ma pauvre femme!

 

Ils venaient de comprendre qu’ils avaient maintenant le droit de pleurer ensemble, et qu’ils allaient s’aimer, pour leur long sacrifice commun, comme jamais encore ils ne s’étaient aimés.

LA PEUR

—C’est très drôle, dit le peintre Bervil en posant sur la table brune de la brasserie le journal qu’il venait de lire. C’est vraiment très drôle.

Il riait silencieusement. Son amie Suzanne Demeure demanda:

—Qu’est-ce qui est drôle?

—Ça ne vous amusera pas: vous ne connaissez pas la personne. Mais le maître, dit-il en se tournant avec une nuance de respect vers le sculpteur Darthez, le maître l’a connue, lui!... Ce n’est qu’une annonce de quatrième page: «Mademoiselle Élise Dorpat, somnambule extra-lucide. Tout le passé! Tout l’avenir!»

—Eh bien, dit Suzanne, ce n’est pas neuf. Il y en a vingt par jour, des annonces de somnambule. Et les somnambules, on a beau dire, il y a des jours, des jours...

—Oui, dit Bervil, j’entends. Toutes les femmes ont besoin du miracle. Elles vont de la grotte de Lourdes à l’antre des pythonisses qui vaticinent pour cent sous. Mais s’il fut jamais une de ces pythonisses pour démontrer que, de nos jours, la prophétie est un métier comme celui de mercière ou de marchande à la toilette, c’est bien Élise Dorpat. Darthez l’a connue, et c’est pour ça que la nouvelle doit l’amuser autant que moi. Elle était modèle, il y a quinze ans, cette Élise, elle posait l’ensemble, à dix francs la séance, dans les ateliers: une fausse maigre, fine, mince, blême, avec un air de rêverie mystique. Je ne sais quel étudiant en médecine, sans doute, s’avisa de découvrir en elle un «sujet» et en fit un médium. Je dois avouer qu’elle avait le physique de l’emploi. C’est quelque chose, et je présume que sa nouvelle industrie lui donna des bénéfices, car lorsque au bout de quelques années elle épousa un brave employé de l’octroi parisien, on prétendit qu’il ne l’avait pas prise tout à fait pour ses beaux yeux.

»Jusqu’ici, rien que de banal. Mais voilà que, l’autre jour, je la rencontre sur le boulevard Raspail, son ancien quartier, en grand deuil, vieillie, fripée, déformée, un filet de ménagère au bras. Je la salue, elle me rend mon salut, vient à moi, me prend la main mélancoliquement.

»—Hélas! dit-elle, j’ai perdu mon pauvre mari. Que faire? Et je m’ennuie tant! Je crois que je vais reprendre le sommeil.

»Entendez-vous? Elle parlait du don de seconde vue, du mystère, des voiles de l’avenir, comme un épicier retiré qui dirait: «Je vais reprendre le commerce.» Vous ne trouvez pas qu’il y a quelque chose de changé depuis le chêne de Dodone, les prêtresses de Delphes et la sybille de Cumes?

—Je ne sais pas, dit Darthez d’une voix lente. C’est plus compliqué que vous ne croyez, Bervil, c’est plus compliqué!

Ses doigts palpaient l’air comme pour modeler des formes. Habitué à traduire sa pensée par des lignes et non par des mots, ses mains étaient devenues plus adroites que son langage.

—Vous croyez à la veuve de M. Dorpat, commis principal d’octroi, somnambule extra-lucide! s’écria Bervil.

—Ce n’est pas, comme vous l’avez dit, un carabin qui a lancé la petite Élise dans sa nouvelle carrière, continua le vieux sculpteur, c’est moi. Et je puis vous assurer que je n’oublierai jamais dans quelles circonstances.

»Vous n’avez pas connu Élise il y a vingt ans. Une figure délicieuse et supra-terrestre qui semblait descendre des nues. Elle avait des yeux inoubliables, un peu effrayants, extraordinairement clairs; clairs et vides, tant qu’on n’y versait pas une pensée. Mais voilà justement pourquoi c’était un modèle incomparable. On n’avait qu’à lui dire: «Élise voilà ce que c’était qu’Ophélie, Penthésilée, Imogène.» Et c’était Penthésilée, Imogène, Ophélie, que vous aviez devant vous; non pas telles qu’elles furent pour le premier qui les créa, mais telles qu’on les imaginait soi-même. Elle lisait votre pensée, elle devenait votre pensée vivante, incarnée. Et si l’on cessait de songer à la chose qu’on voulait faire, elle perdait la pose, ce n’était plus rien, tout de suite, que l’effigie toute pâle d’une jolie petite fille morte. C’était étrange, je vous dis, très étrange.

»En ce temps-là, je rêvais d’un groupe qui devait s’appeler Immortalité: une femme soulevant la tête d’une enfant, et la regardant avec un air tout à la fois de doute déchirant et d’espoir passionné... parce qu’on ne sait pas, qu’on ne saura jamais ce qui se passe après l’arrêt définitif des mouvements chez les êtres; mais on voudrait tant qu’il y ait quelque chose qui survive d’eux, quand on les a aimés! La maquette achevée, il se trouva que mon atelier n’était pas assez haut pour la masse de glaise que je voulais élever et que la terre y séchait trop vite. J’en louai un autre, dans une partie de l’impasse Boissonnade, qui a été détruite depuis. Je n’étais pas riche, alors, et cette pièce assez vaste, froide et grise, n’avait rien de somptueux. C’était une ancienne écurie que le propriétaire,—jugeant sans doute qu’un artiste, même pauvre, paierait malgré tout plus qu’un cheval,—avait transformée en ouvrant une baie vitrée au-dessus de la porte. En face, une espèce de galerie, ou plutôt une soupente, servait de chambre à coucher. Le sculpteur qui l’avait habitée avant moi, un Américain, paraît-il, n’y avait rien laissé qu’un énorme bloc de plâtre, carré, adhérent au sol par son poids et les qualités mêmes de cette matière. Sans doute, il avait dû en faire un socle pour un de ses essais, et je lui donnai dans mon esprit la même destination. En attendant, je le recouvris d’un lambeau d’étoffe et m’en servis comme de support pour une lampe à réflecteur, assez puissante, dont je me servais quand la fantaisie me prenait de dessiner le soir. Mon mobilier, à cette époque, tenait dans une voiture à bras. Le lit même, une espèce de divan assez large, fut bientôt hissé dans la galerie, qu’il remplissait tout entière. Puis je fis venir de la glaise et me mis au travail avec ces alternatives de joie sans borne et de découragement que connaissent tous ceux qui ne sont pas de purs instinctifs.

»Je ne pensais qu’à mon œuvre. J’entendais la question, pleine de cris et de larmes, que se posait la mère devant ce corps frêle, à jamais froid, déjà diminué; je portais en moi la forme rigide et désolante de la petite morte. J’avais décidé tout de suite qu’Élise me poserait ce cadavre puéril et douloureux. Qui donc plus qu’elle portait sur son visage cette expression de vide hagard et inquiétant? Mais, avant même que je me fusse mis à plaquer les blocs de terre grise sur le bâti de bois qui les attendait, je fus envahi par un sentiment qui m’avait été inconnu jusque-là. Jusque-là? Non. Je l’avais éprouvé dans mon enfance, comme vous, sans doute, comme tous les fils et toutes les filles des hommes: la peur sans cause qui vous prend dans une chambre noire, la peur qui vous fait appeler maman, la bonne, n’importe qui, pour qu’on apporte une lumière, parce qu’on deviendrait fou, à force de trembler et de pleurer, s’il n’y avait pas de lumière! Et quand on vous dit: «Tu n’es qu’un poltron, il n’y a personne, il n’y avait rien!» c’est seulement par fausse honte qu’on n’ose pas répondre: «Il y avait quelque chose! J’en suis sûr, je l’ai senti.» Si l’enfant avait déjà la connaissance des mots abstraits, il dirait: «C’était une Présence, un être invisible, mais qui flotte, qui plane, qui existe.» Eh bien, et surtout précisément aux heures obscures, dans cet atelier, dès les premiers jours, je sentis une Présence! J’avais peur comme les enfants, sans savoir pourquoi, peur atrocement. Une angoisse me prenait à la gorge dès que j’entrais dans cette pièce nue, banale, froide, où il n’y avait rien que des moulages apportés par moi-même, des linges humides et l’ébauche de mon groupe, ce que, dans notre argot d’atelier, nous appelons un «boulot». Et puis si, au crépuscule, je n’allumais pas ma lampe tout de suite, c’était une sensation affreuse que je vais essayer de vous faire comprendre. J’ai visité, sur les confins du Siam, le temple sublime d’Angkor, miracle de beauté qu’une forêt vierge tient enseveli depuis mille ans. Dans la plupart des immenses galeries, aux ouvertures obstruées par les éboulis et les lianes, la nuit est presque absolue et perpétuelle; et si on entre brusquement, voilà que, sans bruit, sans aucun bruit, on se sent enveloppé, baigné, noyé dans un grouillement larvaire, un tourbillon silencieux qui vous étreint depuis les pieds jusqu’aux cheveux. Mais la cause d’une si grande épouvante est risible: des milliers de chauves-souris que l’invasion a troublées et qui, en s’envolant, effleurent vos mains, vos joues, tous vos membres. C’est ça que je ressentais dans mon atelier! Seulement, il n’y avait pas de chauves-souris. Il n’y avait... il n’y avait que la Présence, la Présence avec ses invisibles ailes, sa viscosité, son horreur indicible. Comment moi, qui ne suis qu’un sculpteur, pourrais-je mieux m’expliquer? Le plus grand poète ne trouverait pas de mots; il n’y en a pas.

»Je pris l’habitude, aussitôt que je voyais baisser le jour, de fuir mon atelier, d’errer par les rues. Je ne rentrais que tard, le plus tard possible. Parfois, je ne rentrais pas du tout. Allez, les hommes, je vous le répète, restent toujours des enfants: quand ils sont malheureux, souffrants ou terrifiés, ils ont encore bien plus besoin des bras d’une femme qu’aux jours où ils se sentent forts et sans crainte. Mais quand par hasard il me fallait rester chez moi, toujours cette impression d’ailes invisibles, cette angoisse à la gorge, et la lampe! Je ne vous ai pas encore dit: la lumière de la lampe dansait comme si vraiment des ailes avaient passé dessus; et toutes les nuits, vers une heure, un souffle froid, venu je ne sais d’où, l’éteignait net, net, net! Vous vous rappelez les paroles de la Bible: «Les poils de ma chair se sont hérissés.» J’avais, à ce moment, la peau comme une râpe et un goût dans la bouche... la peur donne un goût amer, dans la bouche. Il y a beaucoup de gens qui l’ignorent: moi, je le sais, je vous assure.

»Sans ce dernier phénomène, évident et brutal, je me serais persuadé, je crois, que seul le caractère funèbre de l’œuvre que j’avais commencée avait mis mon cerveau et mes nerfs en désordre; je fus quelques jours sans y travailler. Mais l’oisiveté m’était encore plus pénible que l’effort; elle me laissait livré tout entier à cette abominable hantise. Un matin, ayant résolu de reprendre ma besogne, j’envoyai un mot à Élise pour qu’elle vînt poser dans l’après-midi. Au moins, il y aurait un être humain près de moi, je ne serais pas seul.

»Je la vois encore, enveloppée dans une grande mante en laine des Pyrénées,—nous étions en plein hiver,—modeste vêtement de fille pauvre qui ne laissait voir de toute sa personne que son beau visage infiniment pâle et ses yeux de lac gelé. Je parlais avec volubilité pour m’étourdir:

»—Voilà, dis-je, la pose n’est pas fatigante. Tu n’as qu’à t’étendre là, aussi raide, aussi droite que tu pourras. Tu es une petite fille morte, comprends-tu? Ce n’est pas difficile n’est-ce pas?

»Elle eut un léger frisson après lequel son visage et ses yeux se glacèrent encore davantage.

»—Mais il y a déjà une morte, ici, dit-elle, il y a une morte!

»Je criai:

»—Comment le sais-tu?

»Ce qu’elle venait de dire répondait tellement à mon angoisse et à ma terreur que si j’eusse été moi-même l’assassin, je n’aurais pas eu d’autres paroles. Élise répondit à voix basse et lentement:

»—Je ne sais pas, je ne sais pas plus que vous. J’ai peur avec vous. Voilà.

»Elle était tombée assise sur un escabeau de bois, et bientôt parut m’oublier. Ce n’était plus en moi qu’elle puisait sa pensée, mais ailleurs, semblait-il, dans cette atmosphère affreuse qui m’avait étouffé durant des jours et des nuits. Elle se releva, parcourut l’atelier comme si elle eût cherché des traces.

»—Ils étaient deux ici, avant vous, dit-elle, un homme et une femme... une femme plus âgée que moi. Oh! que l’homme la détestait! Il y a encore de sa haine dans le plancher, dans les coins, et là-haut!

»Elle gravit le petit escalier qui menait à la galerie, et s’assit sur mon lit, la tête dans ses mains.

»—Elle a couché là où je suis, des années. C’était son dernier amour. Mais l’homme avait assez d’elle. Peut-être aussi qu’elle savait des choses... Le marteau est dans le coin de droite, en face de la porte... La femme dort, l’homme ne dort pas. Il écoute les heures. Il gâche du plâtre, des sacs, des sacs, des sacs. Onze heures, minuit, une heure... l’homme souffle la lampe.

»Je frissonnai. C’était l’heure où ma lampe s’éteignait.

»—Il monte l’escalier tout doucement. Il a pris le marteau. Le voilà près du lit... Ah! La femme s’est réveillée. La voilà qui court, pieds nus... Et maintenant, elle est toute nue: les mains de l’homme ont déchiré sa chemise. Elle s’échappe, elle est sur la première marche de l’escalier, mais le marteau l’a rattrapée, le marteau l’a rattrapée!

»Après? demandai-je, après, Élise?

»—L’homme gâche encore du plâtre. Il met la femme dans le plâtre. Elle est comme assise, on dirait une momie... Maintenant elle est cachée, on ne voit plus rien... Elle est là! Elle est dans le socle, là, sous la lampe!

»Elle s’arrêta, glacée de nouveau, toute raide.

»J’avais pris un marteau, comme l’autre, celui dont elle venait de parler! A grands coups, je tapai sur le bloc de plâtre. Par morceaux, tout blancs d’abord, puis noircis, puis pourris, puis... mais il y a des choses qu’il ne faut pas dire: c’est trop hideux! par morceaux, le bloc s’en allait. Puis ces morceaux montrèrent des formes en creux: un moule, un effroyable moule! La morte était là, accroupie, ramassée sur elle-même comme un enfant qui n’est pas encore né.»

«C’est comme ça qu’Élise Dorpat s’est découvert le don de seconde vue, ajouta Darthez après un silence.

—Mais alors, dit Suzanne Demeure, elle... l’a encore aujourd’hui, comme ce jour-là?

—Ça, je n’en sais rien, fit Darthez.

Et, repris par le doute poignant qui le torturera jusqu’à la fin de ses jours, il cria:

—Est-ce qu’on peut jamais savoir? Est-ce qu’un homme est sûr d’avoir du génie toute sa vie, hein! toute sa vie? Eh bien! alors?...

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