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La biche écrasée

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POUSSIÈRES

—Les jolies fleurs! dit le professeur Laroque de ce ton plein, grave, amoureux, qu’il avait à certains moments de sa vie, «sans cause», disaient ceux qui ne comprenaient pas. Car il y avait une cause: la joie qu’il éprouvait de sentir la vigueur de sa pensée, sans user encore de cette vigueur. Il y a une volupté à se savoir intellectuellement riche, et à ne pas encore dépenser.

Avant d’aller à son laboratoire, il déjeunait tous les matins à l’anglaise, dès neuf heures, d’un œuf et d’une côtelette qu’il arrosait de quelques tasses de thé très noir. Il s’avouait que ce moment, où il ne travaillait pas, était le meilleur de sa journée. Son cerveau lui paraissait si fort et si vif! Il ne voyait pas les obstacles: d’un bond, il franchissait d’immenses espaces intellectuels, touchait le but, considérait comme réalisés les objets de ses travaux, découvrait d’autres espaces à explorer, et se disait: «Quel bonheur! Il n’y a d’éternel que la possibilité de toujours découvrir.»

—Les jolies fleurs! répéta-t-il.

Ce n’était pourtant que des mimosées, des œillets rouges, une branche de lilas blanc, noyés dans des feuilles de houx épineux, pourpres et vertes comme certaines carapaces de bêtes marines. Mais il pénétrait plus loin que la forme et l’apparence des choses, il songeait aux milliers d’actions chimiques et lumineuses qui les avaient produites—et ces actions avaient fait aussi de la beauté, et c’était plus mystérieux que tout le reste!

Immobile, les coudes sur la table et les deux mains sous le menton, Madame Laroque le regardait. Il contempla son beau visage, et dit avec reconnaissance:

—C’est pour moi que tu les as choisies... Ma petite femme, ma chère petite femme!

Madame Laroque eut un frisson intérieur. Non, elle n’avait pas pensé à son mari en disposant cette gerbe! Et depuis bien des mois ce n’était plus à lui qu’elle pensait: il était devenu si absorbé, si personnel! Et c’était aujourd’hui, précisément, aujourd’hui qu’il redevenait expansif, qu’il se montrait joyeux, aimant, confiant! Par contenance, elle tourna la clef d’un petit poêle à pétrole, qui fumait.

—Tu vas au laboratoire? dit-elle évasivement.

—Oui, je vais au laboratoire, chanta Laroque. Où irais-je, où irais-je au monde! Il n’y a que Jousseaume qui n’y sera pas. Il est malade, Jousseaume.

Madame Laroque rougit. Elle savait pourquoi Jousseaume n’irait pas au laboratoire.

—Eh bien! poursuivit-elle, pense donc à t’arrêter chez Antoine, l’encadreur de la rue Coëtlogon, pour réclamer le tableau que nous lui avons donné... Tu n’oublieras pas?

—Non, répondit-il, je n’oublierai pas. Je n’ai pas de chance, personne ne me prendra jamais pour un savant: je ne suis pas distrait!

C’était vrai. Il y avait toujours de la place dans son cerveau toujours rangé, il portait à toutes choses la même exactitude qu’à ses expériences. Quelques minutes plus tard, il s’arrêtait devant la boutique d’Antoine.

Le vieil artisan essuya sur sa blouse blanche ses mains poissées de mastic.

—Vous venez pour votre cadre? fit-il. Je le ferai porter chez vous, monsieur Laroque, il est fini... Mais entrez donc, il faut que je vous montre quelque chose qui vous intéressera, vous qui vous occupez de photographie.

Traversant la boutique, les deux hommes entrèrent dans une pièce absolument obscure, sorte de galetas dont Antoine avait fait à la fois une remise pour les vieux cadres qu’il achetait dans les ventes et un atelier de photographie; car il avait été séduit, comme tant d’autres, par les plaisirs de la chambre noire, et Laroque, parfois, en souriant, l’appelait son cher confrère.

—Restez là, monsieur Laroque, dit-il, et ne bougez pas. Vous écraseriez quelque chose. Je vais dehors allumer la lanterne rouge. Il faut agir délicatement, délicatement!

Il revint bientôt avec la lanterne, dont la lueur sombre s’arrêtait à quelques centimètres du verre, comme repoussée par une obscurité si lourde qu’elle paraissait palpable et qu’on avait envie de l’écarter du geste.

—Tenez, voici l’affaire, dit Antoine.

Il élevait un cadre ovale comme on en fit, non seulement au dix-huitième siècle, mais jusque sous la Restauration. Ce cadre, qui n’encerclait aucun tableau, avait gardé le verre qui le couvrait.

—Eh bien? demanda le professeur, qui n’apercevait que cette vitre pâle et ternie.

—Regardez par transparence.

Laroque prit le cadre dans ses deux mains, l’appuyant sur son gilet, car il était assez lourd. Antoine, devant lui, dardait la lanterne.

—Voyez-vous?...

—Oui, dit Laroque, il me semble.

... C’était comme si le corps d’une noyée, remontant par miracle du fond de la mer, s’arrêtait à quelque distance de la surface. Une tête de jeune fille apparaissait sur cette glace vide, mais prête à s’évanouir, couleur de fumée, ombre d’une ombre; et cependant, on distinguait encore tout ce que la lumière, jadis, avait aimé: des cheveux fins et légers, lissés sur les tempes, les fleurs claires des yeux qui, comme sur un cliché, faisaient deux points sombres, et une autre tache pour le menton, très jeune, un peu pointu.

—J’ai entendu parler de ça, dit Laroque avec un haussement d’épaules indifférent. C’est un phénomène fréquent sur les verres qui protègent les vieux pastels: une poussière de couleurs se détache du papier desséché, se fixe sur la vitre, y laisse un calque vague. Ce n’est pas neuf, monsieur Antoine, ce que vous me montrez là, ce n’est pas neuf.

—Mais ce n’était pas un pastel, cria Antoine, c’était une peinture à l’huile. Je ne l’ai retirée du cadre que dans ce cabinet noir, hier matin. Et quant à la poussière... il y en a, de la poussière, et une bonne couche! Mais ce n’est pas du côté de la peinture, c’est à l’extérieur, du côté exposé à l’air; et c’est de la poussière comme celle qu’on voit sur toutes les glaces.

—Vous avez raison, dit Laroque, devenu très attentif.

—Alors, la cause de ça, la cause?

—C’est très curieux, oui... Mais la cause, si je vous disais toute suite que je la sais, je serais un malhonnête homme. Il faut réfléchir, il faut faire des expériences, enfin pouvoir reproduire le phénomène à volonté: alors, on peut dire qu’on sait. Jamais avant... Allons, au revoir, monsieur Antoine.

—Au revoir, monsieur Laroque.

Le professeur, jusqu’à son laboratoire de la rue Lhomond, marcha très vite. C’était ainsi toutes les fois qu’un nouvel aspect des choses se présentait à lui: une extraordinaire allégresse s’emparait de son cerveau et précipitait ses pas.

—Oui, se disait-il, oui, une infinité de matières arrêtent les vibrations lumineuses et les fixent. Toutefois la lumière détruit elle-même son œuvre. Elle décolore ce qu’elle a un instant coloré, elle refait une page blanche de la page qu’elle a noircie. Mais cette glace, pourtant, cette glace du portrait? Elle a dû conserver l’impression parce qu’elle a été plongée, l’ayant reçue, dans l’obscurité complète. Ces grains de poussière ont agi comme autant de plaques sensibles, comme autant de rétines. Et si on pouvait fixer l’impression, si on trouvait le moyen de la fixer, on aurait un cliché, une image. Il faudrait voir, il faudrait étudier ça.

Il rangea la question avec d’autres, dans un coin de sa tête ordonnée, et au laboratoire ne s’occupa que des expériences en train, avec ses préparateurs, sans effort, scrupuleusement, comme d’habitude. Ses aides le quittèrent pour déjeuner. Il demeura seul, travaillant toujours, prenant des notes, relevant des chiffres, infatigable. Vers deux heures, il prit une tasse de thé, sobrement, suivant son usage, et se rendit à l’amphithéâtre Daguerre, pour faire son cours. Puis il reçut des élèves, indiqua des plans de travaux. La nuit était complète, en ce jour de janvier, quand il rentra chez lui. Il avait faim.

—Je vais prendre un biscuit avant le dîner, songea-t-il gaîment.

Il ouvrit la porte de l’appartement avec sa clef, et d’un pas fut dans la salle à manger.

C’était une salle à manger d’appartement moderne, ouvrant sur le salon par une glace sans tain. Et il vit qu’une ampoule électrique était allumée dans le salon. Cela ne le surprit pas: sa femme recevait quelqu’un, sans doute. Mais il eut un choc physique, parce que cette lumière s’éteignit brusquement.

—Jeannie! cria-t-il à voix haute, Jeannie!

Il lui semblait avoir distingué une ombre, très près de sa femme, très près. Il ouvrit la porte du salon, les bras tendus.

—Jeannie!

Il entendit des pas étouffés qui fuyaient vers l’autre porte, gagnaient le vestibule puis l’escalier. Il comprit, avec la puissance de déduction, la roideur dans la recherche de la certitude d’un homme exercé à enchaîner des phénomènes. Dans un éclair, cent petits faits qu’il avait vus, qu’il avait enregistrés comme il enregistrait tout, par habitude, sans qu’il y prêtât attention, cent petits faits subitement réunis lui firent soupçonner la vérité: l’homme qui avait fui, c’était Jousseaume.

—Jeannie!

Il toucha un corps tremblant, prostré, sentit des joues brûlantes, une chair nue sous des voiles ouverts.

—Jeannie, dit-il d’une voix affreuse, dont le timbre le bouleversa lui-même, qui était-ce?

Elle ne répondit pas. Non, non, elle ne voulait rien dire. Elle avait trahi son mari, elle ne trahirait pas l’autre, elle ne trahirait pas deux fois.

—Avoue, avoue! C’était Jousseaume?

Elle secoua la tête.

—Tu as éteint pour que je ne sois pas sûr, pour que je ne sache pas?

—Oui! fit-elle, orgueilleusement.

Laroque entendit le bruit de sa robe frôlant les meubles, dans l’ombre, et demeura seul.

Il fit un pas vers le commutateur d’électricité, puis s’arrêta.

—On peut essayer, murmura-t-il.

Et il alla chercher, dans le réduit qu’il avait aménagé pour ses études, une petite lampe à feu rouge. Avec un linge très blanc, il frotta la glace, du côté du salon.

—Pas de poussière ici, dit-il. Mais le poêle à pétrole a fumé ce matin, dans la salle à manger.

Il recommença le même geste de l’autre côté de la glace: une trace resta sur le linge.

—Oui, on peut essayer, répéta-t-il.

Tout son sang-froid lui était revenu. Il ne s’agissait plus que de préparer une expérience. La première chose qu’il fit fut de coller de longues bandes de papier blanc tout autour de la glace, qu’il découpa nettement, avec un diamant de vitrier, et porta ensuite dans son laboratoire.

Le lendemain, il arriva avec sa physionomie ordinaire rue Lhomond. Jousseaume, cette fois, l’y attendait.

—Tiens, dit Laroque simplement, vous êtes guéri?

Jousseaume balbutia. Ses lèvres tremblaient.

—Tant mieux, continua Laroque, tant mieux, nous avons à travailler! Voici une boîte dans laquelle j’ai mis quelques petits morceaux de verre. Il est très important de n’ouvrir qu’à la lumière rouge. Les fragments sont couchés sur de l’ouate, et il faut faire attention à ne pas enlever la poussière, la petite couche de poussière qui est par-dessus... Je voudrais savoir si ces fragments ont gardé une impression.

—On ne voit rien, dit Jousseaume.

—Rien comme ça. Mais en trouvant le révélateur... Paris ne s’est pas bâti en un jour. Je sais bien que ce ne sera pas commode: les bains dilueraient la poussière. Enfin, laissez ces tessons. Je m’en occuperai tout seul, décidément.

Il travailla des jours, des jours avec un acharnement régulier. Madame Laroque l’avait quitté. Elle lui écrivit de Nice, le suppliant de pardonner. Il ne répondit pas. Il travaillait, voilà tout.

Enfin il dit à Jousseaume.

—J’ai trouvé. C’était très simple. Il n’y a qu’à doubler ces morceaux de verre d’une autre plaque sensibilisée, et ensuite... Mais vous verrez ça en opérant avec moi. Regardez, voici les clichés témoins.

On apercevait maintenant, sur les fragments qu’il avait apportés, l’image d’objets divers: un dos de fauteuil, la rosace d’un tapis, le coin d’une cheminée.

—Et bien? demanda Jousseaume.

—Oh! ça, c’était pour me rendre compte. Mais nous allons pouvoir travailler en grand. Vous viendrez chez moi, demain. J’ai un cliché qu’on ne déplace pas facilement.

—Mais... fit Jousseaume.

Depuis longtemps il avait deviné l’objet des recherches de son maître; et de le voir avancer chaque jour dans sa tâche, et de l’y aider, c’était comme si on l’eût traîné par la nuque avec un collier de force.

—Voyons, insista Laroque, vous viendrez, n’est-ce pas?

Le lendemain, ils étaient tous deux penchés sur la glace, maintenue par une armature de bois qui faisait cuveau.

—Le développement est-il terminé? demanda Laroque, d’une voix tranquille.

Jousseaume se retourna. Il prit un de ces gros blocs qui servent à presser les papiers photographiques, et le jeta sur la glace. Elle s’étoila seulement, maintenue par l’armature. Alors il s’acharna, la réduisit en miettes.

—C’était moi! cria-t-il. Vous le savez bien, que c’était moi! Et vous m’avez fait faire ce métier! Vous m’avez imposé cette torture; vous avez inventé ce supplice! C’était moi, moi, je vous le dis! Et que voulez-vous maintenant?

—Moi? dit Laroque, ironiquement. Rien. Vous venez de supprimer la preuve d’une belle découverte. Mais le cliché était un peu intime, et je peux en faire d’autres, maintenant, je suis sûr du procédé... A propos, madame Laroque est à Nice. Je n’ai plus besoin de vous. Ni d’elle. Vous pouvez allez la rejoindre, si ça vous fait plaisir. Vous l’informerez que je suis décidé à ne la revoir jamais!

Jousseaume s’éloignait, quand Laroque le rappela:

—Rendez-moi donc le carnet des manipulations, dit-il. Vous alliez le garder dans votre poche. A quoi pensez-vous?

DEVANT LA MACHINE

Ils étaient assez ivres tous deux, Bogaërt et Delebecque: ce dimanche-là, ç’avait été ducasse à Bareul. Aussi loin que les yeux pouvaient voir, devant eux s’étendait la plaine de Flandre, riche, humide, grasse, herbeuse, toute tachetée pourtant des cubes lourds des usines, hérissée de cheminées droites, d’ateliers aux toits en dents de scie, coupée partout de routes noires de charbon. Mais la terre est si fertile que le laboureur ne l’abandonne pas; et le flot des cultures, les blés encore verts, les betteraves sombres, les houblonnières échevelées, battaient ces îlots de briques rouges, sous le ciel d’un bleu lourd, pommelé de nues.

Une fanfare passa, sonnant de tous ses cuivres, avec un drapeau tricolore. Bogaërt régla son pas et fit le salut militaire, par habitude, comme s’il avait encore porté l’uniforme; et puis il se mit à rire, par réaction.

—Pourquoi qu’tu ris? demanda Delebecque. Il était tout hébété par les chopes qu’il avait bues, et marchait droit, mais trop raide. Bogaërt répondit:

—C’est qu’c’est moi, c’est moi, que j’suis Belge, qu’ai fait mon service pour la France, à la Légion. Et toi, mon vieux, toi qu’es Français, t’as pas tiré d’congé, t’as déserté; sans l’amnistie, tu serais encore en Belgique, au lieu d’faire rattacheur comme moi à la filature Wauters. C’est drôle, la vie, hein? C’est pas... c’est pas naturel!

—Si, c’est naturel, fit Delebecque, lentement. T’as fait comme tu voulais. J’ai fait comme je voulais. On se reproche rien.

—Bien sûr, répliqua Bogaërt, bien sûr. Mais pourquoi t’as déserté, dis, tout de même.

—J’m’avais marié, réfléchit Delebecque, rassemblant ses idées. J’pouvais pas laisser ma femme et ma p’tite. Et puis, pour qui je m’battrais? A quoi ça me servirait-il, la guerre? C’est des histoires de bourgeois. Ça ne sert qu’aux bourgeois. Si j’étais mort, si j’avais attrapé un mauvais coup, qui c’est qui les aurait nourris, dans m’maison? J’suis pas pour les choses que j’comprends pas. Voilà.

—T’avais peur de mourir, alors, interrogea Bogaërt, gravement, t’es pas brave?

Il posait ces questions sans méchanceté, dans l’idée que chacun a le droit d’arranger sa vie comme il l’entend. Delebecque, la cervelle obscurcie, médita encore; il répondit, sans songer lui-même à s’offenser:

—J’suis pas brave? J’suppose ben qu’t’as raison, on m’la déjà dit. Mais à quoi ça sert-il, j’répète, d’aller s’faire attraper du mal pour les autres?

L’ivresse développe la sensibilité des simples. Il frémit à ce moment, comme s’il avait senti une blessure dans sa chair.

—Tiens, dit-il, parlons plus de ça. Nous v’là rendus à c’maison. Viens prendre une chope, avant l’souper.

Ses grandes courses à travers le monde avaient rendu Bogaërt ivrogne. Mais il gardait toujours la tête froide, orgueilleux de bien porter la boisson.

—C’est du genièvre qu’il faut prendre, à c’t’heure, dit-il, pas d’la bière.

—J’en ai aussi, du genièvre, affirma le camarade, fièrement.

Ils entrèrent. Les quatre enfants de Céline, celle à Delebecque, jouaient sur le trottoir de briques, assez loin de la porte. A force d’attraper des coups toutes les fois qu’ils approchaient des deux marches du seuil, parce que leur mère, qui les passait au grès le samedi, voulait les conserver sans tache le plus longtemps possible, ils avaient pris une idée religieuse de la propreté et de l’obéissance. D’ailleurs, malgré leur ivresse, Bogaërt et Delebecque firent eux-mêmes attention: ils enjambèrent les degrés pour ne rien salir.

La maternité donne à beaucoup de Flamandes pauvres une beauté qui ne tient pas à leurs traits. Les yeux bleus de Céline étaient presque délirants dans sa figure maigre; son teint, fait pour être éclatant, s’était plombé, elle avait un nez, trop mince et trop long à la fois, et l’épuisement de ses forces tirait les deux coins de sa bouche. Mais quand elle avança vers les deux hommes, elle eut un geste d’une fierté singulière. C’était comme si la petite maison et la postérité sortie de ses flancs, non pas elle-même seulement, recevaient son mari et son hôte. Telle est la façon, à la fois ingénue et magnifique, des femmes de cette race d’être ménagères. Quand Bogaërt eut fait ses politesses, Céline emplit trois chopes d’une bière pâle, qui moussait très peu.

—C’est du genièvre qu’il veut, l’copain! dit Delebecque.

Et comme elle hésitait, voyant qu’ils étaient déjà très pris, une espèce de rage lui vint, un de ces désirs d’ivresse et de fatigue qui veulent être satisfaits tout de suite.

—Non de Dieu! cria-t-il, j’vas y aller, dans c’cave!

—Prends garde! dit Céline. C’est r’lavé seulement de c’t’heure. Des œufs qui s’avaient cassé.

Delebecque n’écouta pas. Il ouvrit la trappe de la cave, on entendit ses pieds chercher pesamment les marches, puis deux talons ferrés qui grinçaient sous le poids d’un corps déjà renversé, un juron, le bruit d’un corps qui glissait, enfin le tintement plat d’une cuve de zinc qui roulait sur le sol.

—La lessiveuse! dit Céline.

Elle aimait son homme, mais elle avait pensé d’abord aux choses de son administration, par instinct. Ses enfants avaient compris, au silence mortel qui se fit après ce grand éclat, qu’il venait de se passer une chose qu’il fallait savoir. Lucile, l’aînée, ôta ses souliers, prit son petit frère dans ses bras. Les autres entrèrent derrière elle, plus hardis, sans précautions. Ils virent Céline et Bogaërt qui remontaient, en criant, le corps de leur père.

—Il a rien, dit Bogaërt, essayant d’asseoir sur une chaise cette chose inanimée. Pourquoi qu’il bouge pas?

Le corps glissa et retomba sur le carrelage. Céline crut que son mari était mort; elle poussa un grand cri. Mais d’être ainsi allongé sur le sol ramena la circulation au cerveau du blessé, qui ouvrit les yeux.

—Il a rien, répéta Bogaërt. C’est la peur. Il a toujours peur... Hé, capon!

Delebecque aussitôt revenu à lui porta la main à son ventre. Sans hésiter, sa femme le dénuda et la chemise de grosse toile apparut toute pleine de sang. Les enfants s’étaient rapprochés. Céline les chassa, pour la décence.

Quand Delebecque qu’on avait porté sur son lit, dans sa chambre, revint complètement à lui quelques heures plus tard, le médecin ne s’en aperçut pas assez vite. Voilà pourquoi il ne put arrêter Bogaërt, qui disait:

—C’est vrai? C’est vrai qu’on n’y peut plus rien?

—Rien, répondit le médecin. L’urètre est brisé. Il va s’empoisonner très vite, et puis...

Il y eut un grand silence et Delebecque comprit qu’il était perdu. Alors il se fit dans son esprit un calme extraordinaire parce que, sur le moment, rien ne l’intéressa plus. C’est une bénédiction qui arrive souvent à ceux qui vont mourir. Il dit seulement:

—Si ça s’rait arrivé à l’usine, au moins, et pas ici Ah! y en a qui n’ont pas de chance!

Et Céline poussa le plus fort gémissement qui fût sorti de sa poitrine depuis l’accident, parce qu’elle avait compris ce qu’il voulait dire.

—Il n’aura rien! cria-t-elle. L’assurance ne lui donnera rien, pa’ce que c’est dans c’maison qui s’a tué!

Bogaërt la regarda un instant et comprit à son tour. Il cria:

—Bon sang d’bon Dieu, c’est tout d’même vrai qu’y en a qui n’ont pas d’chance! Mon pauv’ Delebecque, va, mon pauv’ Delebecque!

Depuis le malheur, il avait fait ce qu’il avait pu pour le camarade, mais tranquillement, gardant les yeux secs. Il en avait tant vu mourir, là-bas, en Afrique et en Chine! Mais ce guignon-là, ne pas même toucher l’assurance, parce qu’on fait la bêtise de tomber dans sa cave au lieu d’empoigner son avarie une demi-lieue plus loin, chez le patron; crever pour la peau, comme un bourgeois ou comme un soldat! C’était trop bête, trop injuste et trop triste. Il se mit à gueuler de rage:

—Lui qui avait si peur des mauvais coups! dit-il. Il n’a même pas la consolation d’attraper quéqu’ chose pour sa famille!

Céline gémissait tout doucement. Elle sentait avec confusion qu’elle aurait voulu regretter son homme pour l’amour qu’elle avait de lui, pour les nuits où elle avait senti la volupté passer sur son corps en ondes si fortes qu’elle en oubliait la fatigue du jour, pour la fierté qu’elle avait eue, après avoir été prise vierge, un soir de ducasse, pareil à celui-ci, d’être devenue par lui une femme mariée, vivant dans sa maison. Oui, elle aurait voulu le regretter pour tout ça, et elle ne pouvait plus! Elle ne pouvait plus songer qu’à une chose: que cette mort aurait dû lui rapporter, faire d’elle une veuve presque riche, donner des sous à ses enfants, jusqu’à leur majorité, et que le destin, au contraire, lui enlevait en même temps son plaisir amoureux, son orgueil domestique et son pain quotidien. Ah! misère de misère! il ne peut jamais rien arriver de bon aux pauvres gens, leurs malheurs sont toujours de plus grands malheurs que pour les autres. Elle se jeta sur le médecin:

—Y a quéqu’ chose à faire, tout de même, cria-t-elle, il doit y avoir?...

—Pour le guérir? dit-il à voix basse.

—Non, dit-elle, pour l’assurance?

Le médecin haussa les épaules. Ça ne le regardait pas.

Alors Bogaërt, à son tour, cria:

—Le monde, le bon Dieu, la société, le gouvernement, c’est des cochons!

—Laissez-moi dormir, supplia simplement Delebecque.

Il s’était retourné vers la muraille. Dehors, les enfants s’étaient remis à jouer.

 

Céline avait aimé son homme, elle l’aimait encore. Elle lui avait dévoué son corps comme épouse, ses mains comme ménagère; elle avait été, comme il convient, sa servante et sa femme. Pourtant elle dit, à haute voix, devant lui:

—Vaut mieux qu’il meure tout d’bon, à c’t’heure, vaut mieux qu’il meure! Quoi nous f’rons, s’il reste infirme!

—Et dire que s’il avait pris l’mal à l’usine, bon Dieu d’bon Dieu!... répéta Bogaërt.

Ils pensaient toujours à l’assurance et leur cœur s’emplissait d’amertume contre l’injustice du sort. Delebecque les entendait, mais il n’avait plus la force de parler. Il s’assoupit.

Vers neuf heures, il commença de trembler. Ses dents claquaient, il eut l’impression d’un grand froid, et cette sensation même le réveilla. Le médecin avait prévenu: «Il aura de la fièvre à cause de sa blessure, et puis, douze ou vingt-quatre heures après, son corps fabriquera des poisons, et alors...» Céline et Bogaërt se regardèrent: ça commençait comme on leur avait dit.

Mais Delebecque, bien qu’il ne dormît plus et souffrît beaucoup, demeura longtemps les yeux fermés. Il méditait de toute la force ingénue, douloureuse et maladroite de son pauvre cerveau. A la fin, il crut avoir trouvé. Il demanda, pour s’éclaircir d’un doute suprême:

—Dis donc, Bogaërt, le docteur Roger, c’est pas l’médecin d’l’assurance?

—Non, répondit Bogaërt.

—Et c’est-il vrai qu’ les médecins doivent rien dire sur les malades, rien du tout?

C’est ainsi qu’il définissait le secret professionnel. Céline et Bogaërt ignoraient le terme comme lui, mais ils avaient entendu parler de la chose; ils confirmèrent.

—Alors, dit Delebecque au camarade, tu vas aller l’trouver, l’docteur Roger, et tu diras qu’il a pas à parler, qu’il a rien vu. Tu entends: il a rien vu, il sait rien!

—Quoi c’est qu’tu veux? fit Bogaërt sans comprendre.

—T’as pas b’soin de d’mander. Faut faire... Et puis d’main, dis, tu passeras par c’maison ici, une demi-heure avant l’premier coup d’sirène à l’filature.

—Quoi c’est qu’tu veux? répéta encore Bogaërt. Pourquoi c’est qu’il faut que j’passe?

—Pour aider m’femme à m’habiller et qu’j’y aille, à c’filature.

Céline et Bogaërt crurent que la fièvre le faisait divaguer. Puisqu’il allait mourir, à quoi ça lui servirait d’aller encore une fois à sa machine? Autant finir dans son lit, ça fait une consolation, des vacances.

Mais Delebecque répéta:

—J’suis pas fou, j’sais c’que j’veux. Jure que tu viendras m’chercher?

—Je l’jure, dit Bogaërt.

 

Il revint le lendemain parce qu’il l’avait promis et qu’il aimait le camarade.

—Il a encore eu l’hémorragie à c’nuit, dit Céline, mais ça l’a soulagé. Est-ce qu’il vient pas de s’lever, à c’t’heure! L’idée l’tient. Possiblement qu’il va mieux et que c’médecin s’a trompé.

—Possiblement qu’il s’a trompé, confirma Bogaërt, ça s’est vu, des fois.

Il changea d’opinion quand il vit Delebecque. Ah! le pauvre bougre! Comment ça peut-il se faire qu’une seule nuit suffise à changer un homme et en faire un autre, qui lui ressemble à peine, qui est à la fois comme un enfant et comme un vieux? Jusqu’aux mains qui n’étaient plus les mêmes: plus blanches déjà, avec des doigts amincis, qui tremblotaient et griffaient dans le vide comme pour y crocher la vie! Toute la lumière, toute la tiédeur du jeune été entraient par la fenêtre ouverte; la journée serait brûlante, car, malgré l’heure matinale, pour avoir seulement marché un peu vite, Bogaërt se sentait tout en nage; et pourtant Delebecque grelottait. Il avait tenu bon, malgré tout; il faisait comme il avait dit: Céline lui passa un caleçon de grosse toile, un pantalon de velours, un tricot, parce qu’il avait froid, et lui-même entra ses pieds sans chaussettes dans les souliers lourds.

Sa femme apporta le café fumant. Il trempa ses lèvres dans le bol en secouant la tête.

—J’peux pas, dit-il, ça passe pas. C’est du vin qu’il faut, un verre de vin.

Dans les ménages des Flandres, aussitôt qu’il entre un peu d’argent dans la maison, au genièvre et à la bière on ajoute un peu de vin, breuvage de luxe considéré comme un élixir magnifique et spirituel. Céline alla en chercher une bouteille, et Delebecque, se forçant, coup sur coup, sans plaisir, but deux verres.

—De quoi qu’j’ai l’air? demanda-t-il.

Les deux qui le regardaient, n’osèrent pas répondre.

Il alla se placer devant le petit miroir de quatre sous qui lui avait servi la veille à se faire la barbe. Il s’étudiait à marcher droit, il grinçait des dents, à force de serrer les mâchoires. Et ce fut lui qui fit la réponse:

—De quoi qu’j’ai l’air? D’un qui va s’habiller d’planches. Voilà. Ça peut pas aller comme ça, faut trouver un truc.

Alors, par une inspiration subite, voyant cette couleur du vin, chaude et rouge, de ses doigts rugueux il s’en barbouilla le visage. Et c’était pour qu’on pensât en le voyant: «Ce n’est pas le mourant qui était là tout à l’heure, c’est un autre homme», et qu’on n’eût pas pitié de lui... La sirène de la filature retentit tout à coup: un long meuglement farouche, qui dura cinq minutes, passa sur les arbres, l’herbe des prés, les blés encore verts en les faisant frémir, imprima aux poitrines humaines une vibration intérieure. Et Delebecque prononça d’une voix presque naturelle, malgré la tremblote du bout de la langue qui le faisait bredouiller un peu:

—Hein, on part?

—Mais j’t’ai pas pansé, mon homme! cria Céline.

—M’panser, dit-il avec une sorte de rire, tout d’même, c’est pas ça qui s’rait à faire!

Et Bogaërt, sans savoir pourquoi, sentit les sanglots lui monter à la gorge. Il ne savait pas ce que Delebecque voulait faire avec cette mascarade, mais il trouvait ça beau, il trouvait ça fou, il trouvait ça brave.

—Mon vieux, dit-il, mon vieux!

Il lui avait passé un bras autour du cou, légèrement. Mais l’autre était si faible qu’il plia tout de suite.

—Pas comme ça, dit-il, non... Donne-moi l’bras, soutiens-moi.

Ils descendirent l’escalier ensemble. Delebecque s’appuyait d’une main à la petite rampe de frêne.

—Ça va mieux, pas? demanda Bogaërt. Ça s’en va, ton mal?

—Non, répondit-il tranquillement comme s’il s’agissait d’un autre, ça s’en va pas. J’vais mourir, vois-tu, j’suis foutu. Mais t’as-t-il vu l’médecin?

—Oui, dit Bogaërt, de la tête.

—Et il dira rien, c’est sûr?

—C’est sûr, fit-il encore.

—Eh ben, jure-moi qu’toi aussi tu diras rien, jamais rien, à personne, malgré c’qui arrivera. Tu jures?

—Oui, dit encore Bogaërt.

Ce fut tout, ils ne se parlèrent plus. Delebecque s’engagea sur la route qu’il avait faite tant de fois. Ça lui faisait un peu de bien, de la reconnaître, ça le poussait, d’être dans le torrent des autres ouvriers qui s’en allaient pesamment, comme lui, vers le même but. Le bruit de leurs pas traînants se mêlait, dans ses oreilles, au bourdonnement du sang, et il marchait, ne songeant qu’à avoir l’air de tout le monde, malgré ses entrailles déchirées, son ventre qui lui paraissait s’ouvrir par l’intérieur, et la source rouge qui, encore une fois, s’était rouverte. Il la sentait couler sur ses cuisses, elle s’y caillait en grumeaux dont les poils de sa chair étaient agacés. Heureusement, on ne le regardait guère ou on le regardait sans s’étonner. C’était un lendemain de ducasse, d’autres que lui avaient les yeux malades, la lèvre basse, le teint mâché, la démarche un peu vacillante. L’ivresse aussi est une maladie, seulement on en revient, c’est la différence. Cette idée banale occupa quelque temps son cerveau avec une force excessive, puis il devint sensible aux odeurs comme il ne l’avait jamais été. Des exhalaisons de vase mêlées à celles des drèches d’une sucrerie, lui soulevèrent le cœur, accrurent la crainte qu’il avait de s’évanouir. Les vapeurs de chlore qui sortaient des grandes pièces de toile qu’une blanchisserie avait étalées sur un pré lui piquèrent, au contraire, agréablement les narines. Il fut comme une femme à qui ont fait respirer un flacon de sel.

Comme il se plaignait à voix basse que le choc de ses souliers, sur les pavés inégaux, lui retentissait dans le corps, Bogaërt, qui le soutenait toujours, lui fit suivre les trottoirs de brique, le long des maisons. Chaque fois que Delebecque apercevait une porte ouverte, surtout celle d’un estaminet, il était obligé de détourner les yeux. Ce n’était pas qu’il eût envie de boire, mais il connaissait trop ces demeures, il y voyait trop bien la place où il aurait pu s’asseoir, et il était si fatigué! Seulement il songeait aussi: «Il ne faut pas que je m’arrête: je ne pourrais pas repartir!» C’est ainsi qu’il marchait mourant, et qu’il atteignit la porte de la filature.

Il fallait, d’après le règlement, se faire «piquer» entrant à l’heure. C’est à ce moment-là, surtout, qu’il devait songer à bien se tenir: un comptable n’est pas un camarade, c’est l’homme qui est déjà de l’autre côté, avec les patrons. Il défila bien, il défila comme un vivant ordinaire, et son œil chercha l’approbation de Bogaërt, qui dit:

—Tu as étalé!

C’était le terme militaire, celui dont l’ancien engagé à la légion avait honoré là-bas, sous d’autres cieux, les efforts héroïques des hommes, la lutte victorieuse de la volonté contre le désespoir, la faim, l’épuisement des longues routes, l’épouvante et le fer. Alors Delebecque le déserteur, celui qui n’était pas brave, eût presque un sourire.

Maintenant, ils n’avaient plus qu’à prendre leur poste à la machine. C’était une vieille compound horizontale, qui actionnait les organes de la filature. De temps en temps, les frères Wauters pensaient à la remplacer, puis ils attendaient une année meilleure. Et pour Bogaërt et Delebecque, ils ne s’en plaignaient point, parce qu’il eût fallu, pour comprendre et manœuvrer une machine neuve, une souplesse cérébrale qu’ils n’avaient plus. Les deux chauffeurs qui avaient entretenu les grilles, durant la nuit, venaient de disparaître, remplacés par une équipe fraîche. Delebecque remplit les graisseurs, et Bogaërt, après avoir examiné le serrage des éclisses et des raccords d’écrou, fit sonner le métal des pièces comme on ausculte une personne, et débraya. A travers la glissière, silencieusement, la crosse du piston s’ébranla, le gigantesque volant se mit à tourner, l’air ronfla dans la salle; et il y eût aussi, venant de partout, ces mille petits bruits qui disent que les machines sont usées, qu’il y a du jeu dans leurs membres, qu’elles fatiguent plus qu’elles ne devraient.

Delebecque était chez lui, maintenant, à son poste, Bogaërt lui dit:

—Repose-toi si tu veux, va! On suffit!

—Non, fit Delebecque. Tout à l’heure j’aurais plus la force.

La force de quoi! Bogaërt, depuis ce matin, avait peur d’avoir deviné. Mais ce n’était pas son affaire et peut-être que le camarade avait raison. Les deux chauffeurs à côté leur jetaient parfois un mot, et Delebecque avait le courage de faire celui qui entend. Avec un chiffon gras il essuyait les pièces comme d’habitude, presque avec le même soin, avec le même fini qu’en ses jours de santé. Quand il eut terminé en bas, Bogaërt lui vit gravir les coussinets, au-dessus de la fosse, pour continuer son travail dans les parties supérieures. La bielle d’acier, claire, bien huilée, tournait autour de sa manivelle comme un genou qui galope. Delebecque se baissa.

—Prends garde, vieux! gueula Bogaërt. Nom de Dieu, t’es fou!

A son cri, les chauffeurs avaient levé la tête. Ils virent Delebecque, atteint au ventre par la tête de bielle, retomber comme un sac le long des coussinets. En une seconde Bogaërt fut auprès de lui agenouillé.

—Ça y est, maintenant! dit Delebecque à voix basse. C’est plus dans m’ maison que j’l’ai eu, l’accident, c’est ici, à l’usine. T’es témoin, pas? les chauffeurs, ils sont témoins!

Sa pauvre face douloureuse avait une expression de sérénité, presque de triomphe. Il l’avait enfin, le droit à l’assurance, il l’avait, non pour lui, mais pour Céline, pour les gosses; il pouvait mourir tranquille, oui! Ça y était.

L’un des frères Wauters, prévenu, vint en courant. Bogaërt ne le laissa point parler.

—Il n’y avait pas d’balustrade du côté de la bielle, dit-il seulement.

Le patron comprit. Ce manque de précaution, de la part de l’employeur, couvrait l’imprudence de l’ouvrier. Il faudrait payer.

Delebecque avait entendu. On venait de lui arranger une civière. Il serra les mains de Bogaërt.

 

—Tu vois que j’ l’ai décrochée tout d’même, l’assurance, dit-il.

Et il mourut deux jours après...

LE BINOCLE

D’un gros vol plat et confus, à la fois rapide et pesant, avant que nous eussions pu tirer un seul coup de fusil, la compagnie de perdreaux s’était envolée vers la lisière du bois de Champromain. Les chiens interrompirent leur quête, levant le nez d’un air indécis: car les chiens sont des animaux qui se dirigent par l’odorat, mais en chasse, ils ne savent pas voir; ils n’en n’ont même pas l’idée. Alors, les sifflant, Jacques Bertus et moi, nous marchâmes vers les arbres.

D’abord, il fallut traverser des labours fraîchement charrués. Nos souliers ramassaient sous eux la glèbe molle, que nous jetions parfois au loin d’un grand coup de pied, comme une fronde lance un caillou. Puis une clôture en pierres sèches nous arrêta.

Des ronces y avaient poussé, formant une muraille verte, épineuse et drue, qui paraissait infranchissable. Mais nous la battîmes avec nos fusils à l’endroit où cette barrière était plus mince. Autour de nous, les gouttelettes de rosée retombaient en pluie; plus loin, retenues aux poils rudes des ronciers, elles tremblotaient doucement, toutes pénétrées de lumière, chacune reflétant à elle seule le soleil entier; une toile d’araignée était aussi toute transfigurée par ces perles vivantes, un arc-en-ciel minuscule y jetait sa courbe irisée, et l’araignée elle-même, immobile au centre, était comme une étoile noircie.

Je passai le premier par la brèche que nous venions de faire et tendis la main à Bertus. Il la dédaigna, malgré ses cinquante ans sonnés, escalada les pierres roulantes et sauta de l’autre côté. Une des branches de l’arbuste revint sur son visage et lui fit tomber son binocle.

Sa figure changea d’expression. Elle est d’habitude calme, assez froide, avec quelque chose de volontairement fermé. Nous avons connu un Bertus qui fiait souvent, mais c’est il y a des années, et nous savons tous, nous ses amis, quelle douleur intime et toujours présente, dont il ne faut pas lui parler, a changé son caractère. Mais ce tout petit et banal accident venait de le transformer encore, comme il eût fait de tout homme dont la vue est courte. C’était maintenant un malheureux presque aveugle, et ridicule pourtant, parce qu’on avait conscience qu’il n’était pas aveugle: des traits contractés, des yeux clignotants, où une larme apparaissait par un réflexe purement physique.

—Tâche de le trouver, dit-il, d’une voix suppliante. Moi, je ne peux pas chercher; tu sais bien que je n’y vois plus!

Je ramassai le binocle qui était tombé dans la boue, et l’essuyai avec mon mouchoir.

—Il n’est pas cassé, lui dis-je.

Bertus le remit sur son nez en poussant un soupir de soulagement.

—C’est une infirmité que d’être myope, fit-il, une véritable infirmité que d’être obligé de porter des verres... Et puis, mon vieux, c’est à ça que je dois le malheur de ma vie, tu sais ce que je veux dire.

Oui, je savais: Bertus, qui est peintre, avait fini par épouser un vieux modèle, une femme avec laquelle il avait longtemps vécu, et qui l’avait toujours fait souffrir. Un instant, il l’avait quittée; nous l’avions cru libéré, nous l’avions vu rapproché d’une femme charmante, jolie et simple, parfaitement intelligente et bonne, dont il paraissait profondément épris. Et, six mois après, la nouvelle nous surprenait: Bertus retournait à son ancienne liaison, faisait la sottise suprême, incompréhensible, stupide, impardonnable: il épousait.

—Il faut que je te conte ça, dit-il, en s’asseyant sur un gros bloc tombé de la clôture, son fusil à côté de lui. Tu verras comment les plus petits événements, et les plus risibles, peuvent causer de l’irréparable. Tu te rappelles le moment où j’avais enfin rompu avec Jeanne. Je n’avais été retenu jusque-là que par un sentiment beaucoup plus fréquent, je crois, dans les liaisons, chez les hommes que chez les femmes: la crainte pitoyable de faire souffrir. C’est un souci dont les femmes sont presque toujours préservées par leur nature même, à moins qu’elles n’aient un tempérament de filles perdues. Aussitôt qu’elles n’aiment plus, elles éprouvent une répugnance physique insurmontable; parfois elles vous font comprendre leur résolution avant même de s’en rendre compte; et quand elles ont dit: «Vous m’ennuyez!» c’est le glas qui sonne; on peut conduire son amour au cimetière. Nous autres mâles, qui sommes moins exclusifs, des aventures passagères, quand nous n’aimons plus une femme qui nous aime, suffisent à endormir nos révoltes. Nos sens calmés, il ne reste en nous qu’un attendrissement résigné pour celle qui nous est devenue indifférente et qui, pourtant, nous fait sentir que nous sommes encore tout pour elle. On craint sa douleur et ses larmes, on la garde, en se demandant, suivant les jours, si c’est lâche veulerie ou bien bonté; et cela peut durer toute la vie si l’on ne devient vraiment amoureux. Je ne rompis que lorsque je rencontrai Cécile Dangeot.

»Alors, il me sembla que j’étais comme un peuple qui secoue des siècles de tyrannie, d’oppression et de servitude. Tu sais ce qu’était cette malheureuse Jeanne et ce qu’elle est encore. Elle m’a brouillé avec tous mes amis, jalouse non seulement des femmes, mais des hommes, par crainte qu’ils ne me voulussent mener à leurs propres femmes où à leurs maîtresses; par crainte aussi de leurs conseils, ou de l’étonnement qu’elle lit dans leurs yeux de voir associés deux êtres si dissemblables. J’ai connu toute l’horreur d’aimer sans être aimé, d’être entouré de soins qui me rappelaient perpétuellement que j’étais aimé, que je n’aimais pas, et que, pourtant, je laissais s’accumuler des dettes de reconnaissance dont le total m’effrayait. Et, cependant, il me semblait que je ne devais rien, que, s’il existait un tribunal devant lequel on pût plaider ces causes-là, il aurait jugé que vraiment je ne devais rien! D’abord, parce que ma seule présence, si longtemps, aux côtés de cette femme, m’avait acquitté; ensuite, parce qu’elle n’avait jamais fait la seule chose qui m’eût rendu la chaîne supportable, et qui eût été de la dissimuler à mes propres yeux. Mais Jeanne ressemble à ces gardes-malades qui entourent de fleurs, de potions, de questions, celui qu’elles soignent, mais oublient de lui enlever, à l’heure qu’il faut, le vésicatoire qu’elles ont elles-mêmes posé, et qui le brûle.

»Voilà pourquoi l’amour que j’éprouvai pour Cécile Dangeot me pénétra d’une joie si vaste qu’il me semblait n’avoir pas assez de mon enveloppe humaine pour la contenir. C’était une effusion perpétuelle de toute ma sensibilité, une exaltation triomphale et presque douloureuse dont craquaient mon corps et mon cerveau, et j’en étais ébloui comme un mineur dont la lampe s’est éteinte et qui retrouve brusquement la lumière. Je me rends compte aujourd’hui que c’est précisément tout ce qu’il y avait de démesuré dans cette vague sentimentale et sensuelle qui amena notre désaccord, et qui m’a repoussé dans le trou profond et sale où je croupis. Je ne compris pas la tranquillité sincère, la douceur inaltérable et toujours uniforme de Cécile, sa manière délicieuse et silencieusement reconnaissante de recevoir en apparence plus de preuves d’amour qu’elle n’en donnait, ce qu’il y avait d’immense, de magnifique et d’insondable dans la profondeur d’un amour presque muet et toujours cependant dévoué. Ce que je voulais, je m’en rends compte aujourd’hui, était parfaitement fou. Je voulais qu’elle fût elle-même, et, en même temps, l’autre, que je n’avais jamais aimée et que je voulais retrouver en elle: pour avoir tout, pour jouir de tout, pour ne rien perdre de tout ce qui avait été ma misérable et détestée fortune.

»Et c’est ainsi, mon pauvre vieux, que la catastrophe est arrivée. Olive Schreiner, la romancière sud-africaine, a écrit un jour que toute chose a un côté extérieur qui est ridicule, et un côté intérieur qui est solennel. Les amants ne voient jamais que le côté solennel, et je te prie de ne pas rire de l’incident dont je souffre encore. J’allais chaque soir retrouver Cécile dans son appartement de l’avenue du Trocadéro. Le balcon donnait sur cet espace où la déclivité du sol a empêché de construire des maisons, et j’apercevais, chaque soir d’été, le même paysage sublime: la Seine, toujours vivante au milieu de la ville comme morte; la tour Eiffel, que les enchantements de la nuit changeaient en un magnifique enfantillage; la Grande Roue, qui semblait un énorme soleil de feu d’artifice en train de s’éteindre, et la masse sombre et sans bornes des maisons où dormaient les hommes. Voilà dix ans de tout cela, aujourd’hui, et je ne puis encore regarder cet aspect de Paris sans un serrement de cœur: il est comme un visage que j’ai aimé et qui n’est plus à moi.

»Cette nuit-là, je ne sais encore quels farouches reproches je faisais à Cécile parce que je ne trouvais pas en elle tout ce que j’attendais. J’ai toujours eu, je crois, une imagination très forte. La passion en avait décuplé la puissance et l’avait déviée. J’étais arrivé avec le rêve d’une conversation délirante dont j’avais construit d’avance les demandes et les réponses, et ces réponses ne vinrent pas. Cécile répliquait par des phrases tendres et sensées qui me paraissaient autant d’insultes ou d’ironies. Je finis par me pencher vers elle, dans un mouvement où il y avait autant de colère que de désir; elle fit un geste un peu effrayé.

»Et dans ce geste, mon ami, mon binocle, pris dans ses cheveux, tomba et vint se briser sur le trottoir. Ma fureur était tombée en même temps que lui. Je n’étais plus que le pauvre aveugle tâtonnant que tu as vu tout à l’heure, je n’éprouvais plus que le besoin d’être conduit par la main dans une chambre, vers un lit, d’être guidé, caressé, aimé, comme un infirme autant que comme un amant. Cécile dit, de sa voix toujours égale:

»—Il est cassé. Vous n’en avez pas d’autre?

»Puis elle reprit son raisonnement au point où elle l’avait laissé.

»Et alors un souvenir se précipita sur moi comme la foudre sur un arbre. Cette scène, exactement la même, j’y avais assisté quelques mois auparavant, chez l’autre! C’était elle, Jeanne, qui m’accablait de reproches violents auxquels j’opposais une raison tranquille, des phrases fatiguées; et un geste identique avait fait de moi un aveugle, comme aujourd’hui. Et je me souvins du grand désespoir excessif, absurde, mais pitoyable, de Jeanne: «Mon Dieu! c’est moi qui ai fait ça! Ce n’est pas ma faute, mais c’est moi. Tu n’y vois plus, tu n’y vois plus! Où veux-tu que je te conduise? Qu’est ce que tu veux que je fasse pour toi?»

»Je ne sais quelle rage affreuse bouleversa mon cerveau. Là-bas, là-bas, on me connaissait, on avait su, après tout, quelquefois, les mots qu’il fallait à mes besoins et à mes peines. Et je partis, sans un mot de plus; j’allai dans la nuit frapper à cette porte dont j’avais horreur, dont j’ai toujours horreur, à la porte de l’autre!

»Ce n’est que plus tard, et quand mon sort était définitivement et tristement réglé, que j’ai réfléchi que Jeanne avait la vue faible comme moi, et pouvait compatir à mon désarroi, tandis que celle que j’avais vraiment aimée, et que j’aime encore, ne pouvait physiquement en avoir aucune notion. J’ai peur que ce ne soit trop souvent comme ça, dans la vie et qu’on se brouille avec un être humain pour des choses qu’il ne peut pas comprendre, qu’il a le droit de ne pas comprendre!»

 

Bertus s’était arrêté, tout pensif, et j’étais épouvanté moi-même de la cruauté perfide des infiniment petits. Oui, dans la vie passionnelle, leur rôle est aussi funeste que dans la vie physiologique. Leur travail est également invisible et mortel! Quelques secondes encore nous demeurâmes silencieux. Puis Bertus souffla longuement:

—Si on allait rejoindre les perdreaux? dit-il.

CASTOR ET ZULMA

Castor, c’était le chien des Masseau, et Zulma, c’était leur bonne. Ils étaient arrivés ensemble, envoyés par l’oncle Guittard, après la première visite qu’il fit au jeune ménage. Vieux campagnard, grand chasseur, les yeux accoutumés aux vastes espaces, aux éteules, aux buissons, aux rochers des vals de l’Indre, l’exiguïté des choses dans ce coin de banlieue parisienne où les Masseau étaient venus s’établir, l’avait étonné.

—Alors, vous vous trouvez bien, ici, mieux qu’à La Châtre? demanda-t-il.

Il venait d’ôter sa pipe de ses dents, arrondissant le bras comme s’il avait peur de se cogner au mur. Un tremblement du sol annonça l’arrivée d’un nouveau train à la station de Clamart. Les lourdes roues de fer, bloquées par leurs freins, patinaient sur les rails, et, sans siffler, la locomotive jeta une bouffée de vapeur dont les lambeaux attardés tombèrent dans les arbustes du jardin. Tout le long de la rue, ce n’était que de petites maisons presque toutes pareilles, faites de meulières roses ou de briques rouges, avec un seul étage, des volets généralement verts, un perron de poupée devant la porte et un terrain minuscule fermé jalousement d’un mur, comme s’il eût contenu des trésors et non pas seulement trois pieds de lilas, une plate-bande de myosotis et quatre mètres carrés de gazon.

—Mais oui, mon oncle, nous sommes très bien, dit madame Masseau.

Son mari expliqua qu’on avait l’avantage d’être à la campagne, et pourtant à sept minutes de Paris par le chemin de fer. C’était pour lui un grand avantage. Une fois à la gare Montparnasse, il n’avait plus que quelques pas à faire dans la rue de Rennes pour entrer dans la succursale du Crédit Mobilier, où il était commis aux titres.

—C’est égal, dit l’oncle, ce n’est pas moi qui louerai la chasse de Clamart! Ça doit manquer de perdreaux!

Masseau secoua les épaules. Il n’était pas chasseur, détestait, au fond, la campagne, mais l’énormité de Paris l’intimidait; et resté petit bourgeois de la petite ville berrichonne où il était né, il se sentait plus à l’aise dans cette banlieue parisienne où tout semble rapetissé. Cependant le ménage avoua deux soucis. Masseau redoutait les apaches, et sa femme déplorait de ne pouvoir garder une bonne. Elle ne les payait que trente francs par mois: c’était des jeunesses, et les garçons bouchers, le laitier, jusqu’aux ouvriers de l’usine Wallerand, les débauchaient au bout d’une quinzaine.

—C’est de leur âge, à ces petites; laisse-les faire, dit l’oncle Guittard, gaillardement.

—Quand elles le font, et elles le font toutes, répondit Masseau, je les fiche à la porte. Ça n’est pas leur vertu qui m’intéresse: la vertu d’une bonne! Mais je ne veux pas qu’elles couchent avec des gens qui ne m’ont pas été présentés. Qui me dit que l’amant d’une jeune personne, que je connais elle-même pour avoir été la chercher dans un bureau de placement, n’est pas un cambrioleur? Donc, c’est par prudence que je renvoie toutes celles de mes bonnes qui ne se conduisent pas comme des vestales. Mais il en résulte que nous n’en gardons aucune. L’expérience a fini par me démontrer que la classe des servantes se divise en deux catégories seulement: celles qui reçoivent leur bon ami dans la maison, et alors je puis être égorgé dans mon lit; et celles qui sortent pour aller rejoindre ce bon ami, et alors, en leur absence, la maison reste ouverte, ce qui n’est pas moins dangereux! Il nous faudrait un chien. Tu ne pourrais pas, de ton Berry, nous envoyer un chien?

L’oncle Guittard se mit à rire:

—Tu auras de ma main, dit-il, la bête et la bonne. La bête est de garde. Et pour la bonne, si celle-là court le guilledou, c’est que vos mâles de Paris ont du courage!

C’est ainsi que Castor et Zulma étaient entrés le même jour chez les Masseau. Castor était un chien courant un peu usé, grand dormeur le jour, grand aboyeur la nuit, bas sur pattes, long-coiffé d’oreilles, et l’œil malin, quoiqu’il fût devenu un peu trop gras, faute d’exercice. On pouvait voir l’âge du chien à ses dents, mais la femme ne marquait pas plus qu’un vieux cheval, dont elle avait la mâchoire longue, la carcasse maigre, les os secs et lourds. Madame Masseau, feuilletant dans la cuisine, un jour de désœuvrement, son livret de caisse d’épargne, s’écria stupéfaite:

—Vous n’avez que vingt-quatre ans, vous n’avez que vingt-quatre ans?

Zulma ne répondit pas un mot, parce que la question était telle qu’il lui était impossible de deviner la réponse que sa maîtresse désirait qu’elle fît. Si madame Masseau lui avait dit: «N’est-ce pas, Zulma, que vous avez bien quarante ans?» elle aurait acquiescé: «Bien sûr, comme dit Madame.» On l’avait beaucoup battue, toute sa vie. Plus souvent que le chien. Voilà pourquoi ses yeux étaient plus douloureux, plus malheureux, plus tendres et peut-être moins humains que ceux du chien. Elle était soumise, elle était domestique, elle était serve, éperdument, passionnément. Un soir que le dîner avait été à peine suffisant pour le ménage, madame Masseau dit à Zulma, avant d’aller se coucher:

—Au fait, vous avez acheté quelque chose pour vous?

—Madame, répondit Zulma, j’ai mangé les restes.

Il n’y avait pas de restes, et l’on découvrit que ce qu’elle appelait ainsi, c’était les morceaux que sa maîtresse, petite mangeuse et facilement dégoûtée, laissait dans son assiette. Avec sa face mongole, ses yeux bridés, son nez aplati, ses membres forts, mais mal attachés, elle paraissait la descendante d’une race très primitive, dominée, martyrisée, exploitée durant des siècles et des siècles par les autres races conquérantes, plus belles et plus volontaires, qui ont conquis et peuplé la France. Zulma n’était pas comme nous! Telle était peut-être la cause obscure et puissante de l’éloignement qu’elle inspirait. Elle était dévouée, patiente, fidèle, honnête, et pourtant les Masseau éprouvaient en sa présence un sentiment d’angoisse et de mécontentement contre lequel ils essayaient de lutter en vain.

—En tous cas, dit une fois madame Masseau, ce n’est pas elle qui fera monter des hommes.

—Pourquoi pas, répondit son mari. Elle est la fille de quelqu’un. Et si on n’a pas eu peur de sa mère, on pourrait bien maintenant...

—Il faudrait qu’un homme y trouvât son intérêt, observa sagement madame Masseau, et la pauvre fille n’a pas le sou.

—Mais alors... dit soudain son mari.

Ils se regardèrent, repris de la terreur maladive que leur inspiraient les rôdeurs. Si l’un de ces bandits faisait la cour à Zulma? Quelle chose inespérée que l’amour, pour une telle femme, et comme elle succomberait vite à la tentation! Ils avaient peut-être tort de se fier à elle.

—Pauvre fille, dit cependant madame Masseau, je n’ai jamais rien remarqué. Et puis... et puis non, décidément. Ce n’est pas possible! Tu ne l’as pas assez regardée.

Mais le premier soupçon venait d’entrer dans leur cœur.

Cette année-là, le printemps fut tardif. De grosses pluies lourdes et froides étaient tombées sans arrêt durant des jours, et les graminées, les tiges plates du froment, les feuilles mêmes des arbres, entraînées par l’incessante poussée de l’eau et du vent d’ouest, s’éploraient vers le soleil levant, toutes ruisselantes, pareilles aux herbes qui croissent au fond des rivières. Mais quelques jours d’ardent soleil survinrent soudainement; les fleurs, nées toutes ensemble, firent comme une explosion lumineuse dans cette campagne tachée de mesquines demeures et souillée de plâtras: tels sont les sublimes miracles de la saison divine! Au matin, ça sentait la verdure; sur le midi, la giroflée, le lilas, la sève tiède, les abeilles. Et la nuit, c’était la lune, pleine et claire, dont la lumière pâle, en nappes obliques, semblait chargée de parfums ténus.

Une fois, comme on n’avait pas pris encore l’habitude de fermer les volets, Masseau fut réveillé, dès cinq heures, par les premières clartés de l’aube. Il se leva, ouvrit la fenêtre, et, à son grand étonnement, distingua Castor, qui aurait dû être endormi paisiblement dans sa niche, assis sur le trottoir de la route. Il alla lui ouvrir, et constata que la porte était fermée à clef. Comment le chien était-il sorti? A la campagne, et pour des gens dont la vie coutumière est tout unie, le moindre incident prend une importance sans mesure. Masseau réveilla sa femme.

—Il n’y a qu’une explication, lui dit-il, tandis qu’elle réfléchissait, les yeux encore vagues: Zulma est sortie cette nuit et le chien l’a suivie. Elle ne s’en est pas aperçue, et l’a laissé dehors en rentrant.

—Ah! dit madame Masseau, quel dommage. Elle aussi se mettre à courir! Et quel monstre a voulu d’elle?

Alors, dans leur imagination pusillanime et détraquée, ils se figurèrent ce monstre, le mâle farouche et prêt à tout de cette femelle primitive, et ils eurent peur. Il firent venir Zulma.

—Vous êtes sortie cette nuit, ma fille, dit Masseau, brusquement.

—Moi? fit-elle étonnée.

—Ne niez pas. Le chien vous accompagnait et vous avez oublié de le faire rentrer. Vous n’allez pas me raconter que Castor a ouvert la porte tout seul et qu’il l’a lui-même refermée à clef. Il n’y a qu’un mot qui serve: je ne veux pas que cela se renouvelle.

Quinze jours plus tard, Castor fut retrouvé dans la rue, devant la porte. Il remuait la queue, mais d’un air un peu confus, et comme stupéfait de se trouver là. On fit venir Zulma pour lui signifier sa sentence. Dans sa cervelle obscure d’esclave soumise, il ne lui vint pas à l’idée de discuter sa condamnation. Elle disait seulement:

—Où qu’j’irai, où qu’j’irai?

Ses maîtres au moins venaient comme elle du Berry, ils connaissaient des gens qu’elle connaissait, et il lui semblait qu’en dehors d’eux il n’y avait plus dans ce nouveau pays qu’un peuple étrange, dont les mœurs inconnues l’épouvantaient.

—Vous irez retrouver votre bon ami, dit Masseau.

Alors sa douleur devint plus forte, horriblement amère, et pour la première fois, mêlée de colère et de révolte. Un amoureux, un amoureux, elle! Hélas! à son âge, avec l’ardeur du sang qui courait dans les veines de son corps disgracié, elle savait bien ce que c’était que «l’aiguillon de la chair», comme on dit au confessionnal, qu’elle continuait à fréquenter avant les quatre fêtes; elle avait trop vécu dans les rudesses campagnardes pour ne pas connaître ce que c’est que l’acte d’amour, et le bonheur de servir l’homme à qui l’on s’est donnée, elle qui n’avait jamais servi que des indifférents! Mais personne jamais n’avait voulu d’elle, personne n’en voudrait jamais. Et c’était pour ça qu’on la chassait, pour ça!... Avec sa petite malle, son mauvais petit coffre de bois noir, elle prit le premier train pour Paris. Elle mordait de désespoir ses mains déformées par les travaux serviles, et il n’y avait rien dans sa tête, rien que la fureur affreuse d’être punie pour une chose que son corps désirait et ne connaissait pas.

 

L’oncle Guittard revint pour les fêtes de la Pentecôte. Castor lui fit fête.

—Je vois bien le chien, fit-il gaiement, mais Zulma?

—Elle a mal tourné, dit Masseau.

—Mon garçon, dit l’oncle, c’est comme si tu me disais que tu as emporté la tour de La Châtre dans une gibecière.

—Je vous assure! confirma madame Masseau.

Et elle lui conta comment, à deux reprises, on avait trouvé Castor sur la route, et ce qu’il en fallait évidemment induire. L’oncle Guittard jura du haut de sa voix.

—Imbécile! dit-il à son neveu. Est-ce que tu ne sais pas que Castor est un chien courant? Et est-ce qu’il y a dans ton jardin quelque chose, un kiosque, une plate-forme, où il puisse monter la nuit pour voir de loin?

—Non, dit Masseau.

—Eh bien, il montait sur le mur, voilà tout, en se servant de sa niche comme de marchepied. Et comme le mur est étroit, il retombait de l’autre côté. Tous les chiens courants font ça, c’est leur instinct. Et vous avez fichu la fille à la porte? Pauvre Zulma, pauvre Zulma!

Il n’en dit pas plus long: étant un homme d’action, il n’aimait pas s’appesantir sur l’irréparable. La bonne était loin, maintenant. Où la retrouver, dans ce grand Paris? Les Masseau respectèrent son silence, soucieux de la rancune qu’il pouvait leur garder, car l’oncle Guittard n’avait pas d’enfants.

 

L’oncle, d’ailleurs, hâta son départ. Masseau le conduisit à la station. A son retour, il aperçut Castor, qui, attaché dans sa niche, tirait sur sa chaîne. Ses yeux quêtaient une caresse. Masseau lui allongea un grand coup de pied...

Ce fut ainsi que Castor, à son tour, connut l’amertume de l’injustice.

 

 

LE NUMÉRO 13

De temps en temps Élise Herminier se réveillait, parce que ses reins lui faisaient mal, par grandes ondes brusques: c’étaient les muscles qui se remettaient en place, après l’accouchement; le médecin l’avait prévenue. Les angoisses qui l’empêchaient de respirer, faisant palpiter douloureusement son cœur, lui mettaient la sueur au front et la troublaient davantage, sans trop l’inquiéter: le plus fort était fait, puisque le gosse était là, bien vivant. Il ne lui fallait qu’allonger la main pour l’atteindre, puis-qu’on l’avait couché à côté d’elle tout simplement.

Sur les journées qu’elle gagnait à faire des ménages, Élise avait pu économiser de quoi préparer la layette indispensable, non pas ce qu’eût coûté un berceau; et le petit dormait, collé à sa chair, dans l’étroite couchette dont une voisine bienfaisante venait de changer les draps à la hâte. Si elle avait eu plus de force, ça lui aurait fait plaisir de le démailloter pour voir ses bras, ses jambes, son petit corps infime, enfin, admirer ce mystère, devant lequel s’étonnait confusément son âme: qu’elle qui était une femme, elle eût fait un petit homme.

La pièce était si étroite que, pour lui donner de l’air, et parce qu’il faisait très chaud, on avait laissé grande ouverte la porte, sur laquelle le chiffre 13 se distinguait, plaqué en noir sur la peinture; et sans bouger la tête, Élise apercevait un couloir carrelé, taché à intervalles réguliers par les rectangles bruns que faisaient d’autres portes également numérotées: spectacle monotone et morne qu’offre à Paris le sixième étage des maisons bourgeoises. Élise connaissait tous ceux qui, chaque soir, se réfugiaient dans ces chambres pour y dormir quelques heures; un gardien de la paix du quartier, tous les domestiques de la maison, une couturière, une vieille femme chenue et recroquevillée qui logeait au 16, quatre numéros plus loin, et que tout le monde enviait, à l’étage, parce qu’elle terminait sa vie bien tranquillement, avec six cents francs de rente laissés par un ancien maître.

—C’est même bien étonnant qu’elle ne soit pas venue voir par ici, songea Élise, elle qui n’a rien à faire.

Et comme le médecin rentrait accompagné de la couturière, elle demanda:

—Dites donc, mademoiselle Emmeline, qu’est-ce donc qu’elle fait, madame Granchet? Elle qui est si obligeante.

La couturière se sentit tout à coup froid dans le dos. Elle détourna la tête: Madame Granchet avait justement passé dans une attaque, la nuit précédente, sans un cri, sans que personne s’en aperçût avant le matin. Ce n’était pas une chose à dire à une accouchée! Et puis, dans le peuple, on a peur de la mort, une peur naïve et sacrée. Mademoiselle Emmeline se félicitait d’avoir une bonne raison, en donnant des soins à Élise, pour ne pas veiller la morte; d’autres qu’elle s’en chargeraient.

Elle regarda le médecin.

—Madame Granchet est malade, dit-il.

—Dans son lit? fit encore Élise.

—Oui, dans son lit.

Il avait prononcé cette phrase brève d’une voix volontairement indifférente, et tout de suite, examina l’accouchée: il valait mieux détourner la conversation. Élise venait d’être saisie d’une de ses crises. Toute pâle subitement, elle ouvrait la bouche comme font les petits oiseaux qui agonisent. Mais cela ne dura qu’un moment; les couleurs lui revinrent, elle sourit. Le médecin l’ausculta, l’oreille penchée sur son cœur, et demeura grave. Élise ne pensait guère à elle: à ses côtés le petit, réveillé maintenant, vagissait comme un chat qui miaule.

—C’est un bel enfant, n’est-ce pas, dit-elle.

—Oui, dit le médecin, c’est un bel enfant.

Et il lui donna de l’eau sucrée. Les vagissements se calmèrent. On n’entendit plus que le bruit presque imperceptible de cette langue encore indécise qui tétait instinctivement la cuiller de métal. Élise écoutait, alanguie et bien heureuse. Le médecin sortit dans le couloir et la couturière le suivit.

—Elle va bien? demanda-t-elle.

—C’est une cardiaque, répondit-il, et elle a fait de l’hémorragie. Sans ça... c’est un accouchement comme tous les accouchements. Elle s’en tirera tout de même, s’il n’arrive rien. Il ne lui faut pas d’émotion, voilà tout. Ça vaut mieux qu’elle n’ait pas su la mort de la voisine...

Il s’en alla en consultant son carnet de visites. Les médecins de quartier n’ont pas beaucoup de temps à perdre, surtout auprès des accouchées de l’Assistance publique.

—Donnez-lui de l’air, laissez la porte ouverte, dit-il seulement en partant.

Mademoiselle Emmeline revint s’asseoir au chevet du lit de l’accouchée avec son ouvrage, et commença de coudre, assise près de la fenêtre, pour profiter du jour qui baissait déjà; et la vieille fille pensait en elle-même qu’il y avait de l’avantage à n’avoir pas connu les hommes. Qu’est-ce qu’elle allait devenir, cette Élise Herminier, qui faisait des ménages, avec un enfant sur les bras, qu’elle ne voulait pas abandonner? Le père était loin sans doute, à cette heure: un valet de chambre de la maison, qui s’en était allé, cherchant une autre place. Éternelle et banale aventure.

Élise, fermant les yeux essayait de dormir. Elle avait maintenant de grands frissons, à cause de la fièvre qui venait. On peut en préserver les accouchées riches et celles qui vont se faire soigner dans les hôpitaux; mais les femmes pauvres, qui ont conservé des traditions, des préjugés, des superstitions, et qui s’obstinent à mettre au monde leur enfant chez elles... ce n’est pas possible. D’invisibles et perfides nuées, laissées par d’anciens malades et d’anciens malheureux, traînent toujours dans les logis impurs. Elles se glissent dans les poitrines épuisées de misère, dans la tasse de lait du matin, dans la blessure intime de l’enfantement. On ne peut pas empêcher ça, et puisqu’elles n’en meurent pas toujours il n’y a qu’à laisser faire!

Insensiblement, un peu de délire monta au cerveau d’Élise: un délire triste qui, à sa joie de jeune mère, fit succéder les terreurs monstrueuses qui viennent du cœur palpitant et harassé, gagnent la conscience, l’affolent, la supplicient, et retournent à ce cœur d’où elles viennent, pour augmenter l’affre de ses battements. Pourquoi n’avait-elle pas tué ce germe qui maintenant était un homme, et voulait vivre? Comment le ferait-elle vivre, et comment vivrait-elle avec lui? Elle faisait et refaisait des comptes que son intelligence affaiblie n’arrivait pas à finir: deux heures à sept sous de l’heure, tous les matins, chez madame Dodu; une journée tout entière, le jeudi, chez madame Renou. Le dimanche, personne ne la demandait, malheureusement. Tout le monde sort à Paris, maintenant, le dimanche, même les plus petits ménages; non, il n’y avait pas moyen, pas moyen... Et si elle tombait malade?... Alors, quoi, c’était la faim tout de suite: pas d’économies, rien que des dettes. Et si elle mourait? Ah! elle mourrait, elle en était certaine, elle mourrait! Elle eut au cœur, à ce moment, des pincements, des torsions, avec un grand bruit intérieur, comme d’un tambour tapé sans mesure contre sa poitrine. Elle mourrait! Elle se vit roulée, toute blanche, dans un drap blanc au fond d’un cercueil, tandis que le petit devenait bleu, criant de faim, au fond du lit.

 

A ce moment, deux employés des pompes funèbres passaient devant la loge du concierge portant une chose longue, enveloppée d’un drap noir.

—C’est pour chez madame Granchet, dirent-ils.

—L’escalier de service, au sixième, couloir à droite, numéro 16, dit la concierge, qui comprit.

Les hommes montèrent. Il était tard. Ils étaient un peu avinés. Au sommet de l’escalier, ayant soufflé, ils tournèrent à droite. Et l’un d’eux demanda:

—Quel numéro qu’on nous a dit, en bas?

—Au 13, répondit l’autre.

—Au 13 ou au 16?

Le premier porteur hésita:

—J’sais plus, maintenant, fit-il. Le 13, le 16, ça rime, ça se confond... Mais on verra bien, si c’est ouvert. On doit la veiller, la défunte.

Il jeta un regard dans le couloir et continua:

—C’est bien au 13. La porte est ouverte, y a du monde, et la défunte y est aussi, tu peux voir.

Sous la fenêtre, la couturière s’était assoupie, l’aiguille à la main, et, dans l’ombre portée par le mur, Élise Herminier, couchée dans son lit, toute droite, suivait d’un regard intérieur les ombres farouches qui remplissaient sa tête.

Les deux croque-morts entrèrent délibérément et posèrent leur fardeau sur le carrelage.

—V’là la bière! dirent-ils en se redressant.

L’un avait tiré le drap noir et l’autre tenait des vis dans ses mains.

Élise ouvrit les yeux, vit ces deux hommes, le drap noir, le cercueil et les vis. Le cercueil? Quoi, quoi, c’était donc vraiment pour elle? Quoi! Elle voulut crier: pas un son dans sa bouche. Elle voulut bouger: pas un geste, elle était paralysée. Il n’y eut de vivant, une seconde, que son cœur atrocement douloureux. Et puis plus rien.

La couturière, réveillée, courut vers elle:

—Madame Élise! madame Élise!

Le petit seul cria.

 

Ce fut ainsi que mourut Élise Herminier, fille-mère.

 

 

LA COLLISION DE BRÉBIÈRES-SUD

Si jamais quelqu’un nous eût dit, au bureau de l’inspection commerciale du chemin de fer du Nord, à Arras, où j’étais alors stagiaire, que le petit Doffoy, notre camarade, était marqué pour accomplir des choses impossibles au reste des hommes, et mystérieuses, nous aurions haussé les épaules. A vingt-six ans, il avait l’air d’en avoir dix-sept. Il marchait à genoux rapprochés, comme une femme, le dos arrondi, la poitrine étroite. J’ai vu quelquefois, chez le caissier de la gare de fausses pièces de cent sous faites d’un alliage de cuivre avec un peu d’argent qui blanchissait le métal, mais en lui laissant un reflet jaune: c’était la couleur de ses cheveux. On aurait cru qu’il l’avait grattée en les lavant au vinaigre et à la potasse, et que cette couleur était retombée sur son visage en petites taches de rousseur. Enfin ses yeux ennuyaient: des yeux d’un bleu terne et vide qui ne regardaient rien et n’avaient pas de reflets, pareils à certaines mares de ce pays crayeux: de loin elles ont une belle nuance bleu vert; mais, quand on s’approche, on n’y voit plus rien, ni le fond ni le ciel. On dirait qu’il n’y a jamais assez de lumière pour les réveiller, elles sont dans le jour comme au plus profond des nuits.

Doffoy, très bon employé, n’était jamais remarqué des chefs qu’au moment de l’année où ils doivent rédiger les notes signalétiques. Alors, lisant son nom sur une feuille partagée en colonnes, le sous-inspecteur rêvait un instant: il fallait qu’il pensât quelque chose de Doffoy, et justement il n’en pensait rien. Doffoy était pour lui une mécanique qui servait à faire des calculs de taxes d’après des barèmes réguliers: est-ce qu’on donne des notes aux machines à écrire? En vérité, matériellement, on ne voyait pas Doffoy, bien qu’il eût un corps, comme tout le monde, tant ce corps était insignifiant.

Il semblait que l’esprit le fût aussi. Ce n’était point que Doffoy n’eût des opinions, et ne les exprimât, mais elles étaient presque toujours dictées par ses convictions religieuses, restées très vives. Le dimanche il allait à la grand’messe, souvent aux vêpres, et ne manquait ni un pèlerinage ni une procession. Une telle ferveur disciplinée est assez fréquente dans ce pays, qui fut espagnol. Toutefois c’est une des tendances de l’Église actuelle d’affecter de n’avoir plus peur de la science. Doffoy lisait donc des ouvrages de vulgarisation dont l’objet est de démontrer l’accord de cette science avec la foi. Il en existe maintenant toute une bibliothèque, et qui parlent de tout, depuis l’astronomie jusqu’à l’hypnotisme. La tendance de ces ouvrages est de montrer, sous les faits et les lois, la manifestation d’une volonté providentielle. Ainsi l’âme naïve de ce petit expéditionnaire avait fini par concevoir l’univers comme un perpétuel miracle, une ombre projetée sur l’infini par des mains qui font des signes. Mais personne ne s’en doutait.

Aux approches de la trentaine, il était resté très timide avec les femmes, et parfaitement chaste. Ce fut donc pour nous un grand étonnement de le voir revenir d’un voyage à Lille, avec une photographie qu’il n’arriva point à nous cacher plus d’une demi-journée. Il aimait. Il aimait de toute la force de son cœur puéril et de son corps vierge, et il devait épouser «la personne» le jour où il passerait commis. Le bureau de l’inspection commerciale d’un chemin de fer, dans une ville de province, n’est pas un lieu où l’on se pique de délicatesse; mais il ne s’aperçut jamais qu’on le raillait, et parfois avec grossièreté. Il n’y a rien de plus vrai et de plus fort qu’une expression populaire: il n’était plus de ce monde. Tout ce qui, sur la terre, était jeune et beau, lui paraissait comme une dépendance naturelle de son amour: la couleur des feuilles, celle des fleurs et leur parfum, le tintement clair d’une cloche, le bruit retentissant des quatre pieds d’un cheval lancé au galop sur le pavé; et il regardait maintenant les filles avec un air hardi et ingénu, comme s’il n’eût pas douté qu’elles eussent pu toutes être à lui, puisqu’il était préféré de celle qui lui paraissait la meilleure et la plus belle. Cependant, comme il était pauvre, et la Compagnie chiche de congés, malgré le quart de place dont disposent les employés il n’allait que rarement la voir.

Mais il arriva un jour au bureau avec une idée qui s’empara si violemment de son cerveau qu’il ne put s’empêcher de dire tout à coup, en ouvrant un magazine,—je crois que c’était l’Écho du merveilleux:

—Pourtant, il paraît qu’on peut se transporter par la pensée auprès des êtres qu’on aime beaucoup, qu’on aime pleinement, et les voir, et se faire sentir à eux. Je vais lui écrire, lui faire savoir qu’elle me verra, demain soir, à cinq heures. Il suffit de tendre sa volonté.

Tout le reste de l’après-midi, et toute la journée du lendemain, il ne parla que de son grand projet, et, lorsqu’il l’oubliait un instant, l’un de nous le lui rappelait par plaisanterie, ou par cette habitude de bavardage oisif qui est le propre des employés de bureau. A cinq heures, il s’absorba complètement, les coudes sur la table.

—Eh bien? dîmes-nous, au bout d’un quart d’heure.

Il était demeuré complètement immobile et silencieux. Quelqu’un le tira violemment par le bras, et il s’abattit, à demi renversé, sur son pupitre.

—Je n’ai rien vu, dit-il d’une voix plaintive, rien du tout. Et pourtant j’avais bien concentré, concentré...

Il y avait des larmes dans ses yeux vides.

Delsarte, le commis principal, prononça:

—Parbleu! c’est des blagues. Vous feriez mieux de vous remettre à vos tarifs. Les dix wagons de charbon envoyés de Lens à Fismes... C’est sur l’Est, Fismes. Comment est-ce qu’on départage, entre les deux Compagnies?

Doffoy renouvelait tous les jours son expérience, et elle ne réussissait jamais.

—Je lui ai écrit, disait-il, je lui ai dit que je serais près d’elle. Mais elle m’a répondu qu’elle ne sent rien. Vous avez raison, ce sont des histoires, des histoires... Et pourtant j’aurais eu tant de plaisir!

Mais un lundi, quand il arriva au bureau, un nouveau projet avait réveillé son espoir.

—J’ai compris, dit-il. Je sais ce qui manquait. Je ne parvenais pas à fixer suffisamment mon attention, parce que je ne suivais pas assez la réalité. Je ne voyais pas la route jusqu’à Lille. Il faut que je voie la route, et que je la fasse.

—Comment ça? demanda Delsarte.

—C’est si facile! J’aurais dû y penser, fit-il. Je prends le train de quatre heures cinq.

—Vous avez la permission? fit Delsarte, étonné.

—Oh! non, répondit Doffoy, non. Je n’en ai pas besoin. Je vais voyager en idée. Il me manquait de voyager en idée pour fixer ma volonté.

Il déjeuna au bureau, comme il avait coutume, du contenu du panier qu’il avait apporté, et travailla ensuite très patiemment, l’esprit libre et dégagé. Mais, vers quatre heures moins le quart, il mit son pardessus et son chapeau.

—Tu pars donc, Doffoy?... demandai-je.

—Oui, fit-il avec un petit rire, je pars.

Et, à notre grande stupeur, il se rassit, et commença de parler, les yeux fermés:

—Voilà. Je vais à la gare. Je montre ma carte à Roullot, qui est au guichet. Une seconde, quart de place, pour Lille, s’il vous plaît?... Deux francs trente? Voilà... Le train n’a pas de retard?... Oui, je vais à Lille... Pour quoi faire?... Si on vous le demande vous direz que vous n’en savez rien, monsieur Roullot!

»On met en queue un fourgon pour Douai... On part... Voilà Blanzy, Feuchy, Rœux, et le grand marais du kilomètre 203 avec ses mottes de tourbe qui sèchent, et le passage à niveau de Corbehem...

Il ne prononçait pas ces paroles aussi vite que vous les lisez. Habitué à voyager, sur la ligne, il savait, à une minute près, le temps que le rapide mettait entre chaque station, et ne la nommait qu’au moment précis où la locomotive devait franchir les signaux... Vraiment, c’était comme s’il avait lu cet album qu’on place maintenant dans le filet, accroché par une bretelle, et qui donne aux voyageurs une description des pays qu’ils traversent.

—... Nous sommes à Douai; on décroche le fourgon... L’embranchement de Lens, celui de Carvin, Ostricourt... Elle est presque finie de bâtir, la nouvelle distillerie Maës... Quatre heures quarante... Voilà les forges de Seclin, avec les tas de laitier qui fument, quels gros tas!... ils augmentent tous les jours!... Maintenant, c’est Ronchin; dans cinq minutes, nous serons à Lille...

Ses muscles se tendirent, comme s’il sautait sur le quai d’une gare.

—Je vais à pied. La rue de la Gare, le théâtre, la Grand’Place, la rue Esquermoise, la rue Royale, et puis la seconde à droite, après l’église Saint-André. Voici la porte, deux marches, un marteau de cuivre, un petit miroir-espion à la fenêtre de gauche... Comme c’est propre, dans l’escalier... Louise, Louise!

—Vous la voyez? demanda Delsarte, dont la voix, involontairement, s’était faite très basse et comme confidentielle.

—Non... Mais je vois la lumière de sa lampe. Aussi vrai que vous êtes là, je vois la lumière de sa lampe... Maintenant, je vois la table, sous la lampe, et près de la table, le tambour à dentelles. Et puis...

Il s’arrêta et ne dit plus rien, parce qu’il la voyait, sa Louise! Tous ses traits se raidirent. On lui parla, il ne répondit plus.

Delsarte murmura:

—Il est caché-perdu.

C’est un mot du pays. Il voulait dire que Doffoy était ailleurs, perdu en effet dans une transe où il ne pouvait plus distinguer que les choses qui se passaient à quinze lieues, et que des yeux humains n’auraient pas dû voir. A la fermeture du bureau, on l’appela pour le réveiller:

—Doffoy! Doffoy!

Il n’entendit pas. Mais quelqu’un ayant, par hasard, agité un mouchoir devant ses cils, il frissonna comme si on lui eût jeté de l’eau à la figure et nous contempla d’un air stupide.

Or, il est sûr, si étrange que cela paraisse, qu’il reçut le lendemain une lettre qui lui faisait savoir que sa Louise était bien réellement, au moment de sa vision, assise sous sa lampe, devant son tambour à dentelles, et, à compter de ce jour, quand on s’ennuyait au bureau, il suffisait que l’un de nous demandât:

—Allons, Doffoy, si tu prenais le train?

Tout de suite, il nous décrivait le trajet d’Arras à Lille, et des choses qui véritablement se passaient durant ce trajet. Je me souviens encore de la fois où il nous prévint qu’un soldat, au moment des fêtes de Noël, était tombé d’une portière mal fermée sur la voie, au kilomètre 224, près d’Ostricourt, mais qu’il n’avait rien. Delsarte fit téléphoner par curiosité: on ne savait pas encore la nouvelle à Ostricourt, mais plus tard le téléphone interrogea: «Qui vous a appris?...» Cependant Doffoy n’était pas encore content. Il disait que sa fiancée, quand il lui écrivait ses visions, demandait par quelle personne il la faisait suivre, car elle se refusait de croire qu’il venait tous les jours en esprit auprès d’elle.

—Et pourtant je la touche, disait-il, mais elle ne le sent pas. C’est que je ne suis pas encore assez fort de volonté, assez détaché d’ici, assez transporté là-bas. Je veux qu’elle me sente près d’elle, physiquement.

Quelques semaines plus tard il reçut une dépêche qu’il lut d’un air radieux.

—Elle viendra me voir aujourd’hui à Arras, dit-il. Elle prend le train de 4 h. 27.

Delsarte était un brave homme. Il dit tout de suite:

—Celui qui passe ici à cinq heures vingt-cinq? Eh bien! Doffoy, vous pourrez quitter le bureau à cinq heures. On fermera les yeux.»

Mais il ajouta, par plaisanterie:

—Seulement, vous pouvez faire mieux encore, mon ami, c’est de l’accompagner... Mais oui, puisque vous allez si facilement en esprit d’Arras à Lille, pourquoi ne referiez-vous pas la route en sens inverse, et avec elle?

Doffoy répondit sérieusement:

—C’est une idée.

Il tomba aussitôt, comme il faisait maintenant presque tous les jours, dans une torpeur qui le rendait insensible à ce qui l’entourait, sauf quand on l’interrogeait sur ses rêveries. A la fin, Delsarte demanda:

—Eh bien! est-ce qu’on part?

—Oui. Sa mère ne l’accompagne pas, j’aime mieux ça... Elle a pris le tramway; elle entre dans un compartiment de dames seules, en secondes.

Il s’interrompit pour dire en riant:

—C’est la première fois que je voyage dans un compartiment de dames seules, moi! Je suis à côté de Louise, mais elle ne me voit pas.

Et il continua, selon sa nouvelle habitude, de parler tout seul, décrivant tous les petits incidents du voyage, donnant le titre du journal que lisait Louise, disant qu’il y avait trois autres dames dans le compartiment et que l’une d’elles emmenait son chien dans un panier, tandis que les deux autres étaient des amies qui causaient ensemble. Nous étions trop accoutumés à son bavardage pour l’écouter attentivement. Mais tout à coup sa figure prit une telle expression d’épouvante qu’il n’y eut pas une exception parmi nous, pas une! Tout le monde avait sauté sur ses pieds, des chaises tombèrent.

—Doffoy, qu’est-ce qu’il y a?

Lui-même avait fait un bond, exactement comme il eut fait dans un compartiment, les genoux limités dans leur élan par l’intervalle des deux banquettes, et il fit le geste d’enlacer quelqu’un et de le jeter de côté; un geste de mâle, qui a une femme à sauver, un geste instinctif, héroïque, vigoureux, démesuré pour sa force de vieil enfant souffreteux.

—Quoi, quoi? Voyons, Doffoy, qu’est-ce qui arrive?

—L’accident, dit-il,—et sa voix avait l’air de passer à travers une bouteille qui se vide,—l’accident. Oh! le bruit, le bruit; et ils crient, et tout se brise, les wagons, notre wagon, les planches qui éclatent... Louise!

Il fit encore le même geste protecteur et il tomba comme une masse, en portant les mains à son cou.

—La planche! dit-il une seconde fois. Oh! mon Dieu, mon Dieu!... Ah!...

Je n’oublierai jamais ce cri, ce cri horrible dans ce bureau paisible, où pas une plume n’avait bougé. Et les mains de Doffoy qui se mirent à griffer l’air, des mains d’agonisant!

—Doffoy! lui cria Delsarte en se penchant vers lui.

Mais il ne répondit pas, et ses yeux vides étaient devenus si affreusement plus vides!

—Doffoy! répéta Delsarte.

—Je... je crois qu’il est mort! murmurai-je.

La moitié des camarades s’étaient enfuis. Ils avaient peur, horriblement peur! Il y en a qui sont restés fous, des jours et des jours. Delsarte regarda tous ceux qui restaient, et demanda gravement:

—Où l’accident a-t-il eu lieu?

L’accident avait eu lieu au kilomètre 198, près de Brébières-Sud. Ce jour-là, on avait dédoublé le train de Lille, et entre les deux rames, par une incompréhensible aberration, un aiguilleur avait laissé passer le convoi léger qui dessert les charbonnages, et qui avait du retard. Mais je n’ai pas besoin de parler de la catastrophe de Brébières. Personne ne l’a encore oubliée, sur le Nord!

Le médecin de la Compagnie arriva. Delsarte et moi, nous avions étendu le corps de Doffoy sur le vieux canapé en moleskine qui servait aux veilles. Le médecin lui enleva sa jaquette et son gilet, et fendit sa chemise avec des ciseaux.

—Il a porté les mains derrière son cou, lui dis-je.

Le médecin regarda attentivement.

—C’est singulier, fit-il, il n’y a aucune trace de choc extérieur, et pourtant la moelle a fusé entre la cinquième et la sixième vertèbre cervicale, comme si on y avait enfoncé un clou. La mort a dû être instantanée...

Nous demeurâmes dans le bureau, pour veiller le pauvre Doffoy. Vers minuit on frappa à la porte.

—Ouvrez vous-même, me dit Delsarte. Moi, je n’ai pas le courage. Je sens que c’est elle, cette pauvre fille; je l’ai fait prévenir.

Nous vîmes entrer une jeune femme, dont le corsage et la jupe étaient en lambeaux, la figure et les mains écorchées. On l’avait arrachée des débris du wagon comme on avait pu, brutalement, pour la sauver de l’incendie qui commençait. D’un geste Delsarte lui montra cette forme raide, sur le canapé, et elle s’abattit à genoux, sans pleurer.

Quand on put l’interroger, elle dit seulement:

—Je ne sais pas comment c’est arrivé: j’étais dans un compartiment avec trois autres dames, quand le choc a eu lieu. Les parois du wagons ont éclaté, les planches sont sorties en échardes, comme des épées. Il paraît qu’il y en a une qui pointait vers moi. Je ne la voyais pas, mais je me suis sentie tirée de côté, violemment, par je ne sais quoi... Et c’est lui qui est mort, lui... Comment cela se fait-il?

Alors, je me rappelai le mot de Doffoy:

—Quand je serai assez fort de volonté, elle me sentira près d’elle, physiquement...

LA RÉVÉRENDE

—Waterloo Gardens, 27; c’est ici, cria André Dejoie en sautant du hansom dont les roues caoutchoutées tournaient silencieusement depuis un quart d’heure sur la digue de Brighton.

Le numéro 27 de Waterloo Gardens était une petite maison qui ressemblait à toutes les petites maisons anglaises: étroite avec une baie très large à chacun de ses deux étages, et, au rez-de-chaussée, un perron surmonté d’un portique à colonnes doriques. Les marches du perron avaient été grattées poncées, lavées, blanchies. Elles resplendissaient; et l’ensemble évoquait vaguement l’idée d’une cage de perroquets au bas de laquelle on aurait oublié un marchepied fraîchement peint.

Deux sonnettes. A droite: visitors. A gauche: servants.

André tira la sonnette de droite. Ce geste eut pour résultat d’extraire des profondeurs du sous-sol une petite bonne dont les mâchoires étaient si proéminentes, et qui reniflait si fort, qu’il paraissait contraire à toutes les lois physiques que ses dents, attirées par cette pompe aspirante, n’eussent pas à la longue pris racine dans son nez.

—Vous voulez parler à la maîtresse? dit-elle, en jetant ce que le bon Dickens eût appelé un regard d’intelligence commerciale sur la malle d’André.

Et, se tournant à demi, elle cria:

—Miss Gray, c’est le gentleman qui a écrit pour une chambre. Est-ce que vous veux venir?

Il est indispensable de noter ici pour les philologues que l’emploi de la seconde personne du pluriel du pronom personnel avec la seconde personne du singulier d’un verbe, est universel chez toutes les femmes de chambre du Royaume-Uni. Tout porte à croire qu’il en a été ainsi décidé en séance solennelle de leur syndicat.

Miss Gray était brune, ineffablement longue, cruellement maigre, et louchait très fort d’un œil, non pas à droite ni à gauche, mais vers le ciel, ce qui donnait à l’un de ses profils un air inspiré: l’autre profil était d’une bonne personne.

—Vous êtes le gentleman français qui a annoncé son arrivée, missieu Dijoille? dit-elle.

André Dejoie eut besoin d’un effort d’intelligence assez violent pour reconnaître son propre nom, ingénieusement déformé par la prononciation anglaise. On lui montra sa chambre; il l’eût souhaitée plus vaste.

—C’est bien assez grand pour un célibataire! dit miss Gray scandalisée. Il n’y en a qu’une autre, c’est pour un ménage. C’est le révérend Pearson, curate de Padston, un pasteur de l’église anglicane, qui l’habite avec sa femme.

—Ça m’apprendra à me loger dans un boarding-house, songea mélancoliquement André. Une patronne louche, un pasteur, sa femme: je suis bien tombé! Ont-ils emmené le bedeau?

Il déballa en soupirant son bagage, sortit, se jeta dans la première cabine roulante qu’il trouva sur la plage. La fraîcheur de l’eau le pacifia. Il revint de meilleure humeur.

Il n’y avait qu’une seule personne dans la salle à manger, une femme qui lisait un roman, le visage tourné vers la fenêtre, aux derniers rayons du soleil mourant. D’abord André ne vit que ses cheveux, des cheveux clairs, retroussés en casque, et dont la couleur était profonde. La première couche, qui seule était blonde, en laissant transparaître une autre, d’un roux d’or rouge, et d’autres nuances encore, enfouies plus loin, semblaient lutter ensemble pour monter vers la lumière.

—Pardon, dit-il. Je croyais que le dîner était à sept heures.

—Sept heures et quart, répondit la blonde liseuse, qui tourna la tête.

Quel âge avait-elle? Dix-huit ou vingt ans? On n’en eut rien pu dire, sinon qu’elle était la jeunesse même. Mon Dieu! Est-ce que de tels vivants bijoux peuvent aller, venir, remuer comme des personnes naturelles, sans se casser? Avez-vous vu, le matin, le cœur tendrement rose des roses blanches de la Malmaison? Semblable était son teint. Et les pervenches, dont le bleu devient tout pâle quand un rayon de lumière les mordille à travers les feuilles? Tels étaient ses yeux. Des fleurs, du lait, des enfantillages, c’est à cela qu’on pensait en la voyant, et c’était délicieux de ne penser qu’à ces choses fraîches. André s’aperçut tout à coup que sa figure était pleine de sel et de sable, que ses cheveux étaient emmêlés, ses souliers pleins de poussière; il s’évada pour faire toilette.

Quand il redescendit, on était à table, et la maternelle miss Gray distribuait avec gravité un horrible potage julienne, fabriqué à raison de plusieurs tonnes par jour, et vendu en boîtes, par la maison Cross and Blackwell, de Londres. C’est ce qu’on appelle, en ce pays, faire la cuisine à la française. Cette opération terminée, les présentations eurent lieu, avec quelque solennité. André faillit crier: cette adorable et frêle petite chose, qu’il avait entrevue, tout à l’heure, c’était madame Pearson, la femme du clergyman. Était-il possible qu’elle fût mariée, mère de famille peut-être, révérende, quasi-prêtresse, femme d’un prêtre, ne faisant avec lui qu’une chair et qu’un sang, participant avec lui aux mystères sacrés qui, dans l’anglicanisme, sont presque exactement les mêmes que dans la religion romaine? L’éducation première du jeune homme, ses préjugés catholiques, devenus préjugés de race, éveillaient en lui un monde d’idées incongrues. Il songeait que les mains de cet homme en lévite, au col-carcan, au teint bien nourri, aux lèvres assouplies par la gymnastique des prières et des déclamations religieuses, que ces mains qui levaient le ciboire et rompaient le pain sacré, cette bouche qui les approchait la première, caressaient, baisaient ce tendre corps féminin, jouissaient de toute sa grâce!

—Mais, c’est très bien, songea-t-il, en faisant un effort sur lui-même. Ces gens-là sont en équilibre!

Ce fut d’abord au pasteur qu’il adressa la parole, et il n’y eut là de sa part aucune politique, mais une sympathie voulue envers le prêtre et une timidité involontaire envers madame Pearson. Ces yeux clairs, ignorants, innocents, et qui semblaient des yeux de muette, tant ils demandaient, lui inspiraient un sentiment auquel il ne pouvait donner de nom. Il croyait voir un animal, une femelle d’animal adorablement fine et jolie, s’approchant et disant du regard: «Je t’en prie, donne-moi quelque chose!» Et qu’est-ce que l’homme peut leur donner, à ces douces femelles: un bonbon, une caresse qui les fait frémir, mais pas de l’amour! Ainsi le révérend de Padston, voyant André si attentif envers lui, si froid envers sa femme, retomba vite dans l’habituelle apathie conjugale. La promiscuité du lieu fit le reste, amena une sorte d’intimité. Le soir, ils prenaient le café ensemble sur la terrasse: au loin, la mer s’élargissait, sourdement bruyante, rayée de la lueur des phares, mêlée vers l’orient à l’obscurité qui tombait. Allongée sur ses digues longues de deux lieues, l’immense ville de plaisir s’étendait en croissant, jetant sur l’eau assombrie ses estacades où chantaient des orchestres, dressant vers le ciel, où germaient les astres, ses hôtels à quatorze étages, ses music-halls, ses maisons innombrables, enfin son gigantesque aquarium, d’une barbarie romaine, peuplé de fauves terrestres, de lions et de fleurs de mer, de clowns, de danseuses, d’athlètes et de courtisanes.

Puis, quand la nuit était enfin tombée, ils sortaient tous trois pour errer une heure sur la digue. Une foule bigarrée s’y renouvelait à chaque instant. Les femmes longues et minces, souvent vêtues de blanc, avec des ceintures vertes, roses, noires, éclairaient vaguement l’ombre; les voitures, sur une autre chaussée, se succédaient sans fin; et les chevaux, parfois, faisaient un brusque écart en croisant une étrange caravane d’éléphants, de chameaux, d’onagres, portant des lanternes chinoises, des étincelles électriques, réclame vivante d’un cirque américain. Mais le plus amusant, c’était les chanteurs: non pas les minstrels hurleurs, barbouillés de suie, ivres et stupides; mais des trios, des quatuors d’hommes et de femmes, masqués de velours ou de crêpe, chantant, aux sons d’un piano hissé sur une voiture que traînait un maigre cheval, des chœurs italiens nés sous un ciel plus chaud, des airs passés, quelquefois inconnus et qui semblaient pourtant des souvenirs d’enfance...

Or, un soir, ils entendirent, au lieu du piano habituel, les plaintes d’un harmonium, et, s’approchant, ils aperçurent, entre deux flambeaux qui brûlaient dans des vases de verre, l’instrument touché par une vieille fille dont la figure était laide et charmée. Alentour, une vingtaine de jeunes gens, des «clercs» de banque, des employés de commerce, des boutiquiers, répétaient d’une voix rauque et juste, sans timbre et brûlante de foi, la vieille hymne biblique traduite aux temps héroïques de la Religion:

«Le Seigneur règne, le Seigneur a régné, le Seigneur régnera partout et à jamais!»

Ils chantaient cela gravement, au milieu des minstrels hurleurs, des romances italiennes, des oisifs et des prostituées. André seul s’étonna.

—L’association chrétienne des jeunes gens, dit le révérend Pearson.

Et il s’arrêta, pour écouter le chef de chœur qui commençait à développer son texte, l’orgueil de sa mission dans les yeux.

Tout près, un escalier conduisait à la grève. Par un instinctif besoin d’isolement et de fraîcheur, André et madame Pearson le descendirent. Quelque chose de doux et d’âcre, une vibration amoureuse, comme un voluptueux volètement d’ailes invisibles, leur donna le frisson, et leurs yeux cherchèrent: la grève était aussi peuplée que la digue. Adossés au mur, couchés par terre, cachés dans l’ombre des cabines, des centaines de couples étaient là, qui s’enlaçaient. Le bruit des pas, l’enquête des regards, ne les troublaient nullement. Ils laissaient passer les survenants sans s’émouvoir, car «ils ne commettaient pas le mal», leur vue n’était pas obscène. Étroitement serrés, se touchant de tout leur corps, ils échangeaient seulement un baiser sur la bouche qui n’en finissait pas, semblait projeter leurs sens dans leurs têtes: caresse à la fois continente et peu chaste, si forte que, dans la petite bourgeoisie, des fiancés s’en contentent durant des années.

—... Le Seigneur règne, le Seigneur a régné, le Seigneur régnera!» clamait le jeune prêcheur, là-haut.

Ah! ce maître éternel, n’était-ce pas celui qui jetait ces gens l’un à l’autre, et auquel ils sacrifiaient, dans ce culte à la fois stérile et raffiné? Comme le bras de madame Pearson tremblait sous le sien, André l’étreignit tout à coup; elle eut un petit soupir, et leurs bouches se rapprochèrent.

Ils restèrent ainsi, de longues minutes. Devant eux, dans la nuit, croulaient les vagues.

 

Ce fut ainsi qu’André Dejoie fut initié à la première, et la plus nationale, des voluptés britanniques. Une fois que madame Pearson eut commencé de donner ses lèvres, elle ne fit plus aucune objection pour les offrir perpétuellement, mais lorsque André, enhardi, voulait obtenir davantage, elle lui disait si gentiment: «Behave yourself, you bad man!» (soyez sage, vilain!) qu’il se sentait redevenir enfant; et alors, il restait tranquille pendant cinq minutes. D’ailleurs, la maison était si petite, si banale, que, dans les courts instants où ils se trouvaient seuls, l’enfantillage même du baiser était dangereux. Ils ne se quittaient plus, se regardaient, puis baissaient les yeux, disaient deux paroles et se regardaient encore; et André comprit bientôt que le charme simple et puissant de son amie venait de ce qu’elle n’avait ni vertus ni vices, pas plus que d’idées, qu’elle ne réfléchissait jamais, ne pensait à rien qu’à ce qu’elle avait sous les yeux.

—Elle n’a pas d’esprit, voilà qui est sûr, songeait André: mais a-t-elle une âme?

Elle avait laissé deux enfants à Padston. Mais comme ils n’étaient pas à ses côtés, elle les avait oubliés. André n’apprit leur existence que par une lettre qui donnait de leurs nouvelles. «Mes petits chevreaux, si vous saviez comme je les aime!» Puis une autre chose la divertit, elle n’en parla jamais plus. Si elle était restée fidèle à son mari, c’est que la vie bourgeoise anglaise, surtout dans ces ménages d’église où tout est réglé, casé, codifié, ne lui accordait qu’un mâle et lui enlevait toutes possibilités d’en posséder plusieurs. Elle savait lire, écrire, on lui avait appris à faire des gestes, mais rien n’avait pénétré dans le fond de sa petite tête, où régnaient seulement des appétits, des instincts, un besoin d’imitation et de soumission tels qu’elle prenait en parlant l’accent français, enfin une naïve, et profonde et maternelle bonté. Quand il la suppliait d’être à lui, elle répondait:

—Je veux bien, darling, je veux bien. Mais ici, il n’y a pas moyen!

Cependant, un dimanche, M. Pearson, en sortant de l’office du matin, annonça qu’il était invité à déjeuner par un confrère. Ils eurent ainsi toute la première moitié de la journée devant eux. Ils prirent le parti de fuir, de rôder n’importe où, et marchant au hasard, parvinrent aux premières maisons du village de Shoreham, sur la côte.

—Il y a peut-être des auberges, dit André Dejoie. Et personne ici ne nous connaît. Vous n’êtes plus que ma chérie, vous êtes mon amour, mon grand amour..., et madame Dejoie, si vous voulez.

—Oh! oui, j’aimerais tant. Mais vous n’y pensez pas: un dimanche, dans l’après-midi, sans bagages... Vous ne connaissez pas l’Angleterre: les hôteliers de ce pays ne nous laisseront pas une minute ensemble.

—Hélas! dit-il, nous faut-il trouver une île déserte; mais enfin, si vous tombiez sur la grand’route, si vous étiez malade?

—Malade? Oh! la bonne idée! C’est vrai, je vais me trouver mal, vous allez voir!

Mais il suggéra:

—Déjeunons d’abord. On n’aurait qu’à vous imposer la diète pour vous guérir.

Ils entrèrent au Red Lion. Dans une salle à manger étroite comme une cabine de navire, on leur servit un repas de viande froide. Madame Pearson avait la mine joyeuse et concentrée d’un enfant qui prépare un tour. Tout à coup, elle se leva, porta la main à sa gorge, se mit au balcon, se rejeta sur une chaise, allongea les jambes, étira les bras, offrit à André et à la maid qui les servait, le spectacle d’une attaque de nerfs à son maximum de violence. La déformation, par pur jeu, de ces traits puérils et charmants; l’embarras répugné qu’on éprouve devant tout être humain quand on sait qu’il ment; le sentiment de supériorité sur la malade que donnait, à tous les biens portants qui l’entouraient, la conviction de leur propre santé; tout cela inspirait à André une espèce de gaieté furieuse, une impression de ridicule vis-à-vis de lui-même, de rancune contre cette femme qui semblait si candide, et jouait sans faiblir cette grosse comédie.

Autour de madame Pearson, qui ne répondait que par des mots entrecoupés, l’hôtesse, ses deux filles, les bonnes s’empressèrent; et toutes présentaient un remède. L’hôtesse offrait des sels, une des femmes de chambre un citron, une autre du vinaigre, et la cuisinière qui n’avait rien, criait:

—Chassez le chat, chassez-donc le chat! C’est très mauvais la vue des chats, dans ces maladies-là!

On la coucha, de force. Elle disait: «Mon mari, je veux mon mari!» Et la bonne hôtesse interpellant André: «Allez-donc! ces hommes, en voilà un qui serait capable de rester à table.» Il obéit, et trouva madame Pearson au lit déjà. Elle mourait de rire:

—Avez-vous vu comme elle était bien imitée, l’attaque! Oh que c’est amusant! Darling, embrassez-moi.

Il l’embrassa. Qu’elle était jolie, avec ce corps si frêle et si plein, si lumineux et si ferme, que ses éclats de rire mêmes le faisait à peine trembler. André la prit dans ses bras. Ils s’étreignirent.

Et tout à coup, ils entendirent, dans la rue calme et muette, vidée de tout être humain par le repos dominical, un effroyable bruit, l’éclat discordant d’ophicléides, de grosses caisses, de cymbales, la passée ignoble dans le doux silence, d’une fanfare mal réglée.

—Ce n’est rien, dit André au bout d’une seconde: «la bande» de l’armée du Salut, tout simplement.

Mais mistress Pearson l’avait pris des deux mains aux épaules, et l’éloignait d’elle, un peu tremblante, le regard chargé du premier remords qu’il eût vu dans ses yeux.

—André, dit-elle, c’est peut-être plus mal, aujourd’hui, quand tout le monde... tout le monde est aux églises?

Un instant très court André demeura interdit, puis il crut à une insupportable et hypocrite affectation. Mais non, il savait qu’elle ne pouvait mentir. Et il lui sembla enfin qu’il voyait quelque chose, qu’il découvrait un peu de l’inconnu qui gît dans les êtres. Et se penchant vers madame Pearson, il la baisa au front, avec un véritable amour viril. Il venait de comprendre que tout ce qu’on avait pu enseigner à cette innocente petite âme, c’était des formes extérieures et des conventions, et que, quoi qu’elle fit jamais au monde, elle resterait toujours, absolument, irresponsable et irréprochable. Si c’était vrai, que l’adultère fût un crime ou un péché, la faute en retombait sur lui, sur lui seul. Il prenait tout sur lui, donc il était maître. Etait-ce l’influence du ciel, de l’Océan, de l’âme de ce peuple qui flottait épandue dans l’air? Pour la première fois, il venait de penser comme un mâle anglais aurait pensé.

LA VICTOIRE EN CHANTANT...

25 juillet 1907.

JOURNAL D’UN PARISIEN EN 1920

... Ce sera demain le 17 juillet. Ce jour, anniversaire de la mort de Bonaventure Espérandieu, est devenu celui de la nouvelle fête nationale. Il y aura des fleurs, des chants, des femmes qui s’en iront par les chemins, vêtues de clair, heureuses, disant: «On ne tuera plus nos fils!» Et tous les discoureurs—parce qu’il en faut—dans les moindres villages, en phrases plates, ou gonflées, ou naïves, célébreront la mémoire de Bonaventure, tandis que dans les académies, les amphithéâtres de Sorbonne, tous les palais scientifiques de France, on lira des essais sur le grand savant qui n’est plus, on glorifiera la patrie qui lui a donné naissance, on dira qu’au moment où tout semblait s’y dissoudre, les lois, les mœurs, la foi en l’avenir même de la race, un culte était resté, celui de la science, et que c’est par la science qu’elle fut enfin sauvée. Mais personne n’osera dire toute la vérité, personne n’osera parler sincèrement du vrai Bonaventure Espérandieu, tel que je l’ai connu: dévoré de génie et brûlé d’alcool, éblouissant, crapuleux, sublime, haillonneux, enthousiaste, plein de vertus qu’on était en train de perdre autour de lui, de vices pour lesquels les hypocrites le méprisaient, simple comme un enfant, tout étourdi de rires, de délire et d’ivresse.

C’est dans un café que je le rencontrai pour la première fois, naturellement, un petit café près de la Porte-Maillot, un dimanche matin, le 12 novembre, vers dix heures, au moment où passait le cortège qui chaque année allait encore, à cette époque, déposer une branche de chêne sur le monument qu’ont élevé nos pères à ceux qui sont tombés en défendant Paris. Et ces gens défilèrent devant nous.

C’étaient pour la plupart de très vieux hommes, tout blancs de cheveux, et mis comme des petits employés. Mais l’un d’eux, fier d’être officier de réserve, avait revêtu son uniforme. Ils allaient, encadrés par des musiques militaires, ils allaient, portant devant eux un drapeau tricolore sur lequel on lisait: «Oublier, jamais!» Et quelle que fût la banalité des fanfares, elles retentissaient dans les cœurs. Ce sont des instincts antiques et sauvages que ceux qu’éveillent en nous ces trompettes de cuivre. Elles existaient déjà voici longtemps, longtemps, à l’aurore de l’âge du bronze, dans la grande barbarie des temps héroïques. Les airs qu’elles sonnent sont restés les plus près de cette barbarie. Avant même les temps lointains ou disparaît la ruine de Troie, ils annonçaient les villes prises d’assaut, les rouges incendies, les femmes violées, les cadavres spoliés, nus sur les champs de carnage, les hommes en cuirasse hurlant près des galères. Voilà pour quoi ça secoue... Parfois, sous nos yeux, un vieux cheval de fiacre, se souvenant qu’il avait été dans la cavalerie, levait la tête et reniflait. Parfois un cavalier et une amazone arrivaient au petit trot. Leurs chevaux aussi pointaient les oreilles et dansaient. Alors le cavalier se tournait à demi sur sa selle, rappelant de loin, avec sa petite moustache, sa cravate haute et sa redingote, un de ces romantiques qui revécurent par l’imagination les grandes batailles que leurs pères avaient livrées. Et la petite amazone avait elle-même le cœur tout secoué par ces cuivres. Elle pilait du poivre en même temps, et on ne saura jamais pourquoi elle serrait les lèvres: à cause de son âme émue, ou qu’elle avait l’assiette indécise et un peu froissée.

C’est ainsi que ce cortège montait vers Courbevoie, à la fois semblable à un astre et à un refrain de café-concert.

Ces impressions que je ressentais d’une façon confuse, Bonaventure Espérandieu, que je ne connaissais pas encore, les traduisait à côté de moi dans une espèce de soliloque lyrique. On eût dit qu’il rêvait tout éveillé, et, quand il s’arrêtait, un seul mot prononcé par moi presque involontairement le faisait repartir. Je le suivis tout naturellement quand il se leva. Je le suivis exactement comme les gamins suivaient la fanfare—et il me mena vers l’Arc de Triomphe. C’est à ce moment que je remarquai ses yeux: des yeux extraordinairement brillants, profonds, plus qu’humains, dont l’iris était à la fois agrandi et brouillé par une ivresse habituelle—des yeux d’archange enchaîné en enfer.

Il murmura d’une voix basse.

—Hein? Vous ne l’avez jamais regardé, vous ne l’avez jamais regardé? Personne ici ne sait plus ce qu’il veut dire.

L’Arc énorme et harmonieux dominait Paris. Son porche immense semblait fait pour encadrer le soleil. Il abritait des pigeons sauvages et des noms héroïques. Il s’élevait sur ses quatre pieds comme si, jailli du sol d’un seul coup, il fût demeuré figé dans le redressement d’un orgueil éternel.

Bonaventure murmura encore:

—Il ouvre sur le ciel et sur la gloire.

Puis il ajouta:

—Il faut le regarder du côté des groupes de Rude. Etex était un cochon!

Il montrait du doigt l’Invasion brandissant sa torche, faisant fouler, aux pieds de ses cavales, les vieilles femmes et les vierges; mais en face, des adolescents et des vieillards, la bouche pleine de cris, les yeux forts de courage, épaule contre épaule montaient vers le triomphe ou la mort.

—On ne sait plus maintenant, répéta-t-il, ce que ça signifie. Ah! passer là-dessous, un lendemain de victoire!

Il récita: «Nous irons à Sparte, maudire le sol où fut cette maîtresse d’erreurs sombres, et l’insulter, parce qu’elle n’est plus!»... O mon pays, toi seul as la lumière, l’ingénuité malgré tout, la gaieté: et tu mourrais!

Je ne suis qu’un bourgeois de Paris, assez riche, peu lettré. Je ne comprenais pas que cette Sparte dont il parlait était une autre Sparte, plus proche de nous, et dont nous avions souffert l’insulte; mais sa passion m’entraînait, je lui demandai naïvement:

—Vous êtes poète?

—Moi? dit-il. Si vous voulez: j’ai inventé une lyre, une lyre... Mais non, je ne suis qu’un pauvre expérimentateur de physique, vivant au fond d’un grenier, à Montmartre. Et pourtant, pourtant... Ah! si la guerre éclatait!

Elle éclata! Tous s’en souviennent, de ce jour noir. Elle éclata malgré toutes les prières, les reculades, les agenouillements. Elle éclata, parce qu’on avait trop parlé de paix, trop adoré la paix, trop prêché en même temps la guerre entre classes à la place de la guerre entre peuples; comme si ces gens, là-bas, n’étaient pas, eux aussi, d’une autre classe, puisqu’ils avaient un autre idéal! Les imbéciles qui avaient chanté ces romances, les aliénés qui avaient suscité ces haines, se réveillèrent un matin devant la menace d’une défaite et l’évidence que cette défaite signifierait la ruine matérielle de quarante millions d’hommes, à qui le vainqueur imposerait des conditions telles qu’il leur serait désormais impossible de gagner leur pain. Car ce n’est plus pour se voler des terres qu’on se bat, aujourd’hui, c’est pour s’emparer du travail, pour être seul à pouvoir travailler, et faire de l’or. Ah! tout ce désarroi, tous ces politiciens lâches qui récriminaient les uns contre les autres, et qui tous avaient raison, hélas! de récriminer; et ceux—les fous inutiles—qui demandaient «la vie des coupables». Je rougis encore de honte, quand j’y pense. On se reprit assez vite, pourtant. On savait que ce n’était pas seulement une question d’honneur ou de territoires, qu’on allait combattre pour n’être pas condamné à mourir de faim; et les hommes partirent graves et résolus, à travers les rues muettes.

Seule la figure de Bonaventure éclatait de joie, quand il vint me trouver.

—Vous n’êtes jamais venu dans mon grenier, me dit-il. C’est le moment! Et puis, vous m’aiderez. J’ai besoin d’argent. Vous me donnerez de l’argent, n’est-ce pas?

Je m’aperçus que depuis quelques mois il avait dû boire plus encore que de coutume. Ses traits étaient gonflés dans sa face blême, et ses mains tremblaient. Je l’accompagnai sans confiance, presque sans curiosité, heureux cependant d’une démarche où je trouvais la distraction d’une horrible angoisse: quelques jours seulement nous séparaient de la grande bataille, et après... je frémissais en y pensant.

Bonaventure, en passant devant la boutique d’un armurier, me pria d’acheter quelques cartouches pour fusil de chasse. Nous montâmes ensuite jusqu’à son logis. C’était pis qu’un grenier: un bouge. Dans un coin, les draps sales et défaits d’un mauvais lit. Au milieu de la pièce, une table à tréteaux portant des instruments de physique dépareillés. Rien que du désordre, et en moi l’impression douloureuse que j’avais affaire à un fou, qui vivait dans un rêve grossier, entretenu par la débauche. Il se mit à rire comme un enfant.

—Ça ne vous paraît pas engageant, dit-il. Bah! Le Bon faisait ses expériences sur un coin de table, avec des boîtes de carton. Mais tenez, voici la lyre!

C’était une lyre, en effet, ou plutôt une sorte de cythare qui se distinguait des instruments ordinaires par quelques cordes d’aspect singulier, les unes d’une longueur démesurée, les autres extrêmement courtes.

—Mais vous n’êtes pas fort, dit Bonaventure. Il faut commencer avec vous par la démonstration pour débutants.

Il tendit sur un chevalet une corde en boyau qu’il pinça d’un coup d’ongle. Elle rendit un son clair, qui s’éteignit lentement.

—Elle donne le la, continua Bonaventure, le la de la troisième octave.

Tout en parlant, il saupoudrait la corde d’une poudre jaunâtre.

—Maintenant, dit-il, je prends un violon, le violon du tzigane fou, n’est-ce pas... et je lui fais donner ce même la de la troisième octave.

Il avait saisi l’archet d’une main curieusement exercée, malgré son tremblement. La note chanta dans l’air calme, et, au même instant, de la corde tendue sur le chevalet, une légère explosion répondit.

—Vous avez compris?

—Non, dis-je.

—C’est l’expérience classique pratiquée devant les collégiens, fit Bonaventure. Les vibrations la du violon se communiquent à la corde tendue sur le chevalet. Elle vibre par sympathie. Elle vibre seulement aux vibrations de la note qu’elle rendrait si elle était touchée, comprenez-bien. Et à ce moment, le fulminate de mercure dont elle est saupoudrée, explosif très sensible, détone.

—Et alors, demandai-je, une cartouche, un obus?

—Une cartouche, un obus n’éclaterait que si leur détonateur était en contact avec une corde tendue, en sympathie elle-même avec un instrument de musique puissant... Je pourrais jouer tous les airs du monde sans ébranler les cartouches que vous avez dans la poche.

J’avais oublié les cartouches. Je les jetai sur la table avec une certaine anxiété. Bonaventure rit de nouveau.

—Seulement, dit-il, c’est ici que j’interviens. J’ai trouvé! Je suis sûr que j’ai trouvé. Je ne vous donnerai pas mes formules exactes, et ceci pour deux raisons: ou bien vous êtes scientifiquement nul, et alors vous ne comprendriez pas. Ou bien vous pouvez vous assimiler ces formules, et alors mes droits d’auteur courraient un risque. Mais je vais employer une comparaison: aimez-vous qu’on taille un bouchon, un bouchon de liège, à portée de vos oreilles?

Je frissonnai.

—Bonaventure, criai-je, vous savez bien que je ne puis le supporter! Rien que l’allusion que vous venez de faire me détraque. J’en ai les nerfs agacés et la chair de poule!

—Bien! fit Bonaventure. Et c’est un petit bruit, pourtant, un bien petit bruit que celui d’un canif sur un bouchon. Mais c’est justement parce que c’est un petit bruit. Sachez qu’au delà des sons que vous entendez il existe des notes trop aiguës ou trop basses pour être perçues par l’oreille. Leurs vibrations sont des multiples ou des sous-multiples de celles qui vous parviennent, et elles ont des propriétés particulières. Celles que produit le couteau mordant le liège sont déjà presque de ce genre: elles attaquent vos cellules nerveuses. Prolongées ou mieux choisies, elles les décomposeraient. Eh bien, j’ai découvert le nombre de vibrations sonores qu’il faut pour décomposer et faire éclater tous les explosifs connus, et je puis produire ces vibrations.

—Alors? demandai-je, n’osant pas comprendre encore.

—Alors, je puis faire sauter ces cartouches devant vous, sur cette table... N’ayez pas peur: tous les chasseurs savent qu’une cartouche qui explose à l’air libre ne fait qu’éparpiller à quelques centimètres autour d’elle le plomb qu’elle contient. Du reste, nous n’allons garder que deux de celles que vous avez apportées et mouiller la poudre des autres... Voilà qui est fait. Maintenant, regardez!

Il s’approcha de la lyre avec une espèce d’archet bizarre.

—Ce sont des vibrations très aiguës qu’il nous faut. Tenez-vous bien, intéressant nerveux!

L’archet passa sur les cordes, toutes les cordes. Elles résonnèrent, pleines, fortes, harmonieuses, en octaves qui s’élevaient toujours. Puis ce fut le silence. Comment dirai-je? Un silence empli d’un bruit qu’on n’entendait pas. Un silence qui dévasta tous mes nerfs, qui me fit mal à crier. Et lui-même, ce Bonaventure, se mit à trembler de tous ses membres, plus pâle, plus décomposé que moi, car ses nerfs étaient en plus mauvais état, à cause de l’alcool.

—... Flouc!

Une légère lueur, un bruit mou, la pièce qui s’emplit de fumée: les cartouches gisaient éventrées sur la table, et leur carton brûlait lentement, comme de l’amadou.

—Voilà! dit Bonaventure, simplement.

Ce fut quelques heures à peine après cette expérience que nous partîmes vers l’Orient terrible, enflammé, ensanglanté déjà. Bonaventure emportait un autre instrument incomparablement plus puissant que le modèle de son atelier, capable de communiquer très loin les vibrations mystérieuses. Cet instrument était achevé, mais Bonaventure avait besoin d’argent uniquement pour payer l’industriel qui l’avait construit sur ses plans, et c’est pourquoi il avait réclamé mon aide, le malheureux! Je payai, et une automobile nous emporta.

Ah! la France envahie, les gens en fuite sur les routes, les pauvres carrioles pleines de femmes misérables et d’enfants affamés, les fermes pillées par ces fuyards mêmes, toutes les horreurs de la panique! J’ai vu ces choses, je les ai vues. Mais on ne les reverra plus jamais: le monde est libéré de ces terreurs, aujourd’hui.

Je conduisais l’automobile. Bonaventure, à chaque instant, portait à ses lèvres un flacon plein d’un alcool qui l’exaltait sans le griser: il ne connaissait plus, depuis longtemps, la possibilité de l’ivresse, mais il devenait fou. Et je me disais: «Il m’a rendu fou moi-même. Rien de tout cela n’est vrai, rien! Nous marchons vers le ridicule, en même temps que vers la captivité ou la mort.» Mais lui, il répétait perpétuellement, avec un rire affreux:

—Et dire qu’Amphion bâtissait les villes aux sons de la lyre! Nous autres...

Alors, il touchait du pied la grande lyre de fer étendue devant nous. Elle rendait une lamentation formidable, un cri terrible, immense et sombre. Et Bonaventure dressé, les bras en croix ricanait encore.

Comment nous arrivâmes, la nuit tombée, aux environs de Neucharmes, où se trouvait concentrée, par son grand mouvement en avant, l’armée ennemie; comment nous parvînmes à nous installer au sommet de la Nauve, cette hauteur ardennaise d’où nous dominions des lieues et des lieues de pays, je ne le sais plus. Nous étions affolés par l’imminence de l’acte, nous marchions comme des somnambules, pénétrés cependant par cette angoisse harassante que connaissent tous ceux qui ont tenté une grande chose: «Nous sommes sûrs, mathématiquement sûrs du succès. Et pourtant!»

Bonaventure planta la lyre sur une dalle de grès rouge.

—C’est là, dit-il. Nos troupes sont loin derrière, hors de l’atteinte des vibrations. C’est là!

A perte de vue, des feux de campements brillaient dans l’ombre. Parfois d’un village plus fortement éclairé, les chants de soldats ivres montaient vers nous. A nos pieds un cavalier passa, porteur sans doute d’un ordre, et le retentissement des quatre fers de son cheval, lancé au galop, nous fit blémir.

—Hâtons-nous, dit Bonaventure. Si on venait!

Mais quand il eut pris son grand archet, il cria, malgré nos craintes:

—Il faudrait pourtant quelque chose, quelque chose d’abord... Hourra! J’ai trouvé:

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