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La Bretagne. Paysages et Récits.

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The Project Gutenberg eBook of La Bretagne. Paysages et Récits.

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Title: La Bretagne. Paysages et Récits.

Author: Eugène Loudun

Release date: January 1, 2004 [eBook #10680]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Christine De Ryck and PG Distributed Proofreaders. This
file was produced from images generously made available by the Biblioth
que nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA BRETAGNE. PAYSAGES ET RÉCITS. ***


LA
BRETAGNE

PAYSAGES ET RÉCITS


PAR

EUGÈNE LOUDUN



La Bretagne, le pays des bons prêtres,
des bons soldats et des bons serviteurs.


1861







PRÉFACE


A une époque où les nations européennes se transforment si rapidement et tendent à une unité qui leur imprimera une physionomie uniforme, c'est un spectacle digne d'intérêt que celui d'un peuple qui a gardé son caractère propre, et, au milieu d'un changement général, est demeuré le même. C'est le spectacle que présente la Bretagne.

Non pas que la Bretagne ait été entièrement insensible au mouvement qui emporte le reste du monde ; depuis près d'un siècle déjà, elle a subi de nombreuses altérations. Des cinq départements bretons, le Finistère presque seul a conservé intacts ses costumes et sa langue ; il est le plus éloigné, le bout de la terre, comme le dit son nom ; le progrès moderne ne l'a pas encore atteint. Ailleurs, dans l'Ille-et-Vilaine, les Côtes-du-Nord, le Morbihan même, le pays du combat des Trente, des pèlerinages et des chouans, les hommes presque tous ont quitté la braie celtique pour le pantalon des villes ; il n'y a plus que les femmes qui portent encore l'antique costume et la coiffure pittoresque. C'est que la femme, gardienne du foyer, est aussi celle qui abandonne la dernière les anciens usages et les traditions de la famille ; dans le costume elle met du sentiment ; le quitter, c'est rompre avec le passé, avec sa race et ses aïeux quand toutes les femmes d'un pays ne tiennent plus à leur costume, ce pays ne mérite plus de nom particulier, il en change.

La langue s'est un peu mieux maintenue ; on la parle encore dans les bourgs et les villages ; c'est en breton que se fait le prône le dimanche, en breton l'allocution du recteur aux mariés. Déjà aussi, pourtant, la vieille langue se perd : le bourgeois des villes ne la comprend plus ; le paysan parle le breton et entend le français ; ses rapports journaliers avec l'étranger lui ont appris la valeur de ce nouvel idiome. Chaque jour, s'en va un de ces vieux Bretons qui ne parlaient que la vieille langue, et il n'est pas remplacé. Il ne se reverra plus, ce temps où deux troupes de Bretons ennemis, de la Grande et de la Petite-Bretagne, s'arrêtaient tout à coup sur le champ de bataille, entendant résonner des deux côtés les mots de la même langue, et se reconnaissaient et s'embrassaient ; frères de la même race, issus de la même terre[1]. Dans les cimetières qui ceignent toutes les églises de campagne, on ne voit plus que rarement sur les tombes nouvelles une inscription en langue bretonne ; elle disparaît aussi, cette coutume nationale qui distinguait le paysan breton jusque dans la mort, qui l'isolait des étrangers indifférents et réservait pour ses enfants seuls la connaissance de sa vie et de son nom. Bientôt cet âpre et poétique langage sera devenu le domaine des savants et l'occupation des académies, et, déjà, comme cédant à un fatal pressentiment, un pieux et noble fils de l'Armorique s'est empressé de recueillir les poésies de ses bardes[2], chants mélancoliques de prochaines funérailles, voix des ancêtres qui ne sera plus comprise de leur postérité muette.

[Note 1 : C'est ce que l'on vit au XVIIIe siècle, dans un combat où se rencontrèrent face à face des Bretons armoricains et des Bretons du pays de Galles.]
[Note 2 : Chants bretons, publiés par M. H. de la Villemarqué.]

Ainsi se modifient ou s'effacent les traits extérieurs de ce vieux peuple, et le chemin de fer qui s'avance, prêt à lancer ses wagons comme une flèche au cœur de l'Armorique, consommera le changement : il ne faut pas s'en étonner ; les costumes, les villes, la langue, les institutions, formes variables, peuvent être ou ne pas être ; mais ce qui n'a pas changé en Bretagne, c'est ce qu'il y a de plus intime dans un peuple, la religion, et la religion est l'essence du génie breton. Les sauvages comme les Turcs, dit Chateaubriand, n'étaient attentifs qu'à mes armes et à ma religion ; les armes, qui protègent le corps de l'homme, la religion qui est son âme même. C'est à ce point de vue que la Bretagne a été peinte dans ce livre ; la Bretagne est religieuse, c'est ce qui fait qu'elle est encore la Bretagne.






LA BRETAGNE





I

Foi et poésie des Bretons.

Le Grand-Bé. — Les croix. — Les églises. — Les clochers.



La baie de Saint-Malo est toute parsemée de rochers sur lesquels on a construit des forts qui protégent la ville de leurs feux croisés ; le Grand-Bé est un de ces îlots ; naguère il était armé de canons ; aujourd'hui, le fort abandonné tombe en ruines, et, à l'extrémité de son cap, de loin on aperçoit une croix se dessinant sur l'azur du ciel. Cette croix attire tous les regards, et c'est vers cette croix, dès que la mer basse laisse à découvert la grève de sable et de granit, que tendent les pas des voyageurs.

Après avoir monté une pente raide et âpre, on atteint un plateau nu, aride, où quelques moutons trouvent à peine à brouter une herbe rare ; on tourne à travers un défilé de rochers, et, sur la pointe la plus escarpée, tout à coup on se trouve devant une pierre et une croix de granit. C'est le tombeau de Chateaubriand.

Il n'est pas de plus poétique tombeau : adossé au vieux monde, il regarde le nouveau ; il a sous lui l'immense mer, et les vaisseaux passent à ses pieds ; point de fleurs, point d'herbe alentour, pas d'autre bruit que le bruit de la mer incessamment remuante, qui, dans les tempêtes, couvre cette pierre nue de l'écume de ses flots.

Là, il avait choisi sa dernière place, là, les discours s'échangent : on se demande quelle pensée l'inspira quand il déclara ne vouloir même pas que son nom fût inscrit sur sa tombe. Ceux-ci y voient un sentiment d'humilité, ceux-là d'orgueil ; il y a, ce me semble, l'un et l'autre, et cette humilité et cet orgueil ont une même source, un grand désenchantement. Cet homme qui avait vu tant de projets avortés, tant d'ambitions déçues ; ce voyageur qui avait parcouru l'univers, visité l'Orient, berceau de l'ancien monde, et les déserts de l'Amérique où naît le monde nouveau ; ce poëte qui pouvait compter les cycles de sa vie par les révolutions, était envahi, à la fin de ses jours, par une tristesse sans repos. Lui qui, dans sa jeunesse, avait préludé par des Considérations sur les révolutions, il se complut, en ses dernières années, à écrire la Vie du réformateur de la Trappe ; le silence et la solitude du cloître étaient en harmonie avec la tristesse de son âme. Après avoir été chargé des plus importantes missions, avoir rempli les plus hauts emplois, vu à l'œuvre les hommes les plus habiles et les plus puissants, une fois retiré du cercle tournoyant du monde, il avait été pénétré d'une accablante vérité : combien peu vaut l'homme, combien peu il fait, combien moins encore il réussit en ce qu'il tente. Ce qui cause la joie, l'orgueil, l'enivrement du monde, le faisait sourire ; il avait pour tous les hommes un égal dédain, et ce dédain il ne s'en exceptait pas lui-même ; il savait, selon le mot d'un ancien, qu'il y a peu de différence d'un homme à un autre homme[1].

[Note 1 : Thucydide.]

Par humilité donc, il ne veut pas sur son tombeau d'inscription, pas de nom : qu'importe qui lira son nom  ! les hommes sont petits, et il est l'un d'eux ! — Mais, par orgueil aussi, il veut une pierre nue : cette pierre, elle sera visitée des voyageurs de toutes contrées ; ils viendront la regarder, et diront : Chateaubriand ! Ce nom, il sera prononcé sur les flots par ceux qui arrivent et par ceux qui partent pour les régions lointaines ; il prétend obliger les hommes à savoir qui il est.

Ainsi, ô instabilité continue de l'âme humaine ! en lui s'unissent les sentiments les plus contraires, le désenchantement de la gloire, et la croyance en l'immortalité d'un nom ; le dédain du scepticisme, et la soif des applaudissements ; une impression d'humilité de chrétien, et un instinct de souverain orgueil.

La vérité, pourtant, est là : cette croix, signe de l'éternité sur cette pierre marque de la mort, est l'immuable témoignage de l'inanité de l'orgueil humain. Mais elle a aussi une autre signification : Chateaubriand ne voulut sur son tombeau qu'une croix, de même que Lamennais, son compatriote, ordonna qu'elle ne fût pas plantée sur le sien, tous deux obéissant à la même préoccupation, dans la négation comme dans la foi. La croix, dominant la tombe où repose le poëte breton, est le symbole du génie de sa patrie, de la catholique Bretagne.

La foi, en Bretagne, a un caractère particulier, elle s'allie à une poésie propre au génie breton : les objets matériels parlent en ce pays, les pierres s'animent, les campagnes ont une voix qui révèle l'âme de l'homme conversant avec Dieu. Ce n'est pas une imagination, personne ne s'y peut tromper : dès que l'on entre en Bretagne, la physionomie du pays change, et le signe de ce changement est la croix. Sur les chemins, à tous les carrefours, s'élève une croix. Il y en a de toutes les époques ; depuis le XIIe siècle jusqu'au XIXe ; il y en a de toutes les formes ; là, simples croix de granit exhaussées de quelques marches ; ici, croix portant sur leurs deux faces l'image du Christ et de la Vierge, sculptures grossières, mais toujours empreintes d'un sentiment sincère. La sainte Vierge, les Bretons ne comprennent pas seulement sa tendresse, ils sentent sa douleur, ils la partagent, ils l'expriment avec une énergique vérité. Voyez ce tableau de la Vierge tenant son fils mort sur ses genoux, dans l'église de Saint-Michel, à Quimperlé ; c'est une peinture primitive, par une main inhabile qui ignorait les ressources de l'art ; le dessin en est incorrect ; mais quelle expression de douleur ! Le peintre voulait rendre la vive souffrance de la mère : la bouche est tordue, les yeux sont fixes, la prunelle est presque seule indiquée ; cette fixité du regard est saisissante, elle vous arrête, on reste là à regarder, on oublie que c'est une représentation, on voit la Vierge elle-même, immobile dans sa douleur, ne pouvant plus exprimer sa plainte, comme pétrifiée, et pourtant vivante.

A côté, appuyée contre le mur, est placée une statue de la Vierge, conçue au contraire dans un sentiment délicat et tendre : elle a cette attitude penchée, cette tête inclinée, ce doux regard de la mère qui appelle à soi le pécheur. Sa robe tombe sur ses pieds en plis nombreux, le manteau l'enveloppe avec une grâce harmonieuse ; car ce n'est plus la Vierge de douleur, c'est la consolatrice du genre humain, tenant son fils entre ses bras, qu'elle présente à la terre pour la bénir, Notre-Dame de Bot scao, la Vierge de Bonne-Nouvelle.

On connaît la foi des marins à la sainte Vierge, des marins bretons particulièrement. A Brest, on cherche en vain un musée de tableaux : Brest n'est pas une ville d'art ; on y respire comme un souffle de guerre ; le port rempli de grands vaisseaux, l'arsenal et ses canons, ses boulets, ses ancres gigantesques, les forts dressés sur les rochers, le mouvement animé des rues où vont et viennent des soldats de toutes armes, des matelots arrivant de tous les points du monde, tout a le caractère précis, positif et puissant de la réalité du moment : l'homme a enfoncé dans le roc les pieds de granit de sa demeure, on dirait qu'il y est inébranlablement fixé.

Mais, montez un des escaliers qui mènent de la ville basse à la ville haute, et, sous une voûte, vous trouverez quatre tableaux appendus à la muraille ; c'est là le musée de Brest, des tableaux de marine dédiés à la sainte Vierge : le départ du navire ; les femmes et les enfants sur la grève, à genoux, pendant la tempête ; le vaisseau ballotté par les orages, et les bras des matelots tendus vers le ciel ; et, au retour, les marins sauvés s'acheminant, un cierge à la main, vers la chapelle de Notre-Dame. Et, au-dessous, des légendes touchantes, cris de l'âme qui implore, s'humilie ou rend grâces : Sainte Vierge, secourez-nous ! — Sainte Vierge, secourez ceux qui sont en mer ! Voilà l'homme avec sa faiblesse, son aspiration et son espérance, l'homme vrai : le reste n'était qu'apparence.

Ils saisissent toutes les occasions, ils se servent de tous les prétextes pour témoigner de leur foi : à Saint-Aubin d'Aubigné, entre Rennes et Saint-Malo, vous longez une haie touffue, ils ont taillé une croix dans une épine, une croix qui verdit au printemps, parmi les églantines et les roses[1]. Vous revenez de visiter la lande de Carnac, cette lande pâle et désolée où les pierres debout s'alignent par milliers à perte de vue, sphinx gigantesques et silencieux qui gardent depuis vingt siècles leur impénétrable secret ; quelle est cette croix qui s'élève sur une éminence ? C'est une croix qu'ils ont plantée sur un dolmen isolé dans la lande, la croix sur un autel druidique, en avant de cette armée de pierres qui marquent peut-être le cimetière d'un grand peuple.

[Note 1 : On voit aussi, à Saint-Vincent-lès-Redon, un arbre taillé en forme de croix.]

Ailleurs, au carrefour d'une route, près de Beauport, une source jaillit et s'écoule entre les rochers, à la fois fontaine et lavoir : sur les pierres amoncelées, une niche dessine son arcade enserrant une Vierge couronnée de fleurs : alentour, les liserons des champs, les pervenches et les églantiers ont poussé dans la mousse et les herbes, et enlacent la rustique chapelle de leurs festons fleuris qui retombent sur l'enfant Jésus. Vis-à-vis, s'étendent les champs d'ajoncs verts ; par-dessus leurs longues tiges raides apparaissent les murs à demi détruits d'une vieille abbaye, sans toit, ouverte au ciel, silencieuse, et, par ces ogives noircies, on aperçoit la mer bleue qui s'enfonce à l'horizon, et dont on entend la rumeur prolongée, incessante, qui emplit les champs et les airs.

Dans ce pays catholique par excellence, toutes les églises sont remarquables : il n'est si petit village dont l'église n'ait quelque partie intéressante, ou une de ces chaires extérieures, devenues si rares, et que l'on voit encore à Guérande et à Vitré, engagées dans la muraille, et d'où le prêtre, dans les temps de mission, en certaines circonstances extraordinaires, parlait aux peuples assemblés sur la place ; ou une voûte entièrement peinte, comme à Carnac et à Kernascleden ; ou des médaillons de pierre et de bois encadrant l'autel de naïves sculptures dorées, à Roscoff, à Crozon, etc. ; ou un tabernacle composé comme un monument architectural, une sorte de palais en miniature avec ses corps de logis, ses pavillons, ses colonnes, ses dômes, ses galeries, ses statues (à Rosporden) ; un confessionnal antique (dans une petite chapelle près de Châteaulin) ; un baldaquin sculpté en bois ou même en cristal (à Landivisiau) ; ou bien quelque objet particulier, tel que cet ornement bizarre qui n'existe plus que dans une seule église, la roue de bonne fortune, de Notre-Dame de Comfort, sur la route du bec du Raz. C'est une grande roue suspendue à la voûte de l'église et tout entourée de clochettes ; aux jours de fêtes solennelles, pour les noces ou les baptêmes, on fait tourner la roue, et toutes ces clochettes agitées forment un bruyant carillon qui règle la marche de la procession, et accompagne de son timbre argentin et joyeux la voix des jeunes filles, chantant des cantiques à la sainte Vierge. Ou bien, enfin, c'est un de ces troncs, grossiers piliers équarris, ais de chêne bardés de larges bandes de fer, placés au milieu de l'église, à côté du catafalque de bois noir semé de larmes blanches ; le tronc et le cercueil, qui rendent sensibles à tous les yeux à la fois la fragilité de la vie, et le principe chrétien par excellence, la charité.

Les églises des villes ont parfois de véritables chefs-d'œuvre, les cloîtres de Tréguier et de Pont-l'Abbé, par exemple, dont les arcades sont si sveltes et si finement découpées ; ou les bas-reliefs intérieurs du portail de Sainte-Croix à Quimperlé, vaste page de pierre sculptée avec cette délicatesse et cette richesse d'invention, qualités charmantes de la jeunesse, qui furent celles de la Renaissance. Puis, dans toutes les églises, près de l'autel, vous apercevez tout d'abord la statue peinte du saint de la paroisse, un de ces saints bretons que l'on ne trouve pas ailleurs : saint Cornély, saint Guénolé, saint Thromeur, saint Yves surtout. Saint Yves a le privilége d'être représenté dans presque toutes les églises, même celles dont il n'est pas le patron ; le souvenir de ce grand homme de bien, de ce savant prêtre, de ce juge incorruptible est resté vivant dans le cœur des Bretons. Partout vous le voyez en robe de juge, la toque sur la tête, entre deux plaideurs, le seigneur richement vêtu, en habit de velours rouge, tout doré, avec la grande perruque, les bas de soie et l'épée, et le pauvre paysan, tout déguenillé, des trous aux coudes et aux genoux, et pieds nus dans ses sabots. Le grand seigneur, l'air fier, suffisant, le chapeau sur la tête, présente au saint une bourse d'or ; le paysan, le regard et l'attitude timides, la tête basse, le bonnet à la main, attend humblement la sentence. Il n'a rien à donner, mais la justice ne lui fera pas défaut. Saint Yves se tourne vers lui avec un bon sourire, et lui tendant l'arrêt écrit sur un parchemin, lui donne gain de cause. C'est toute l'histoire du moyen âge, les trois ordres vis-à-vis l'un de l'autre : l'Église protégeant le paysan, le faible, contre le noble et le puissant.

Quant aux monuments proprement dits, nulle part on ne rencontre davantage de ces belles églises du moyen âge, témoignage de la piété, de la science et du goût de cette forte époque. Ici la cathédrale de Dol, du meilleur temps de l'art gothique, du XIIIe siècle, imposante par sa masse, sa grandeur, la noble simplicité de ses ornements, l'harmonie de ses proportions ; le granit de ses tours a pris, par la suite des siècles, à l'air de la mer, une couleur de rouille, on les dirait bâties de fer ; là, Tréguier et ses boiseries exquises, bancs, autels, stalles, lutrin en chêne noir et brillant, découpés d'un dessin net et fin, avec une inépuisable variété ; pas un balustre qui se ressemble ; il y a de quoi fournir des modèles à tous les sculpteurs de notre temps ; plus loin, Saint-Pol de Léon et sa flèche de granit, audacieuse et svelte, prodige d'équilibre, inébranlable, ceinte de galeries à jour comme de gracieuses couronnes, élançant au ciel ses clochetons aux pointes aiguës, toute découpée, aérienne, un des joyaux de la Bretagne, et que les Bretons nomment avec un légitime orgueil ; et le Folgoat, un petit village inconnu, au nord de Brest, perdu à l'extrémité de la presqu'île, il faut se détourner de toute route pour le trouver ; mais dans ce pauvre village, deux princes bretons, le duc Jean III et la duchesse Anne, ont construit une église royale, y accumulant tout ce que l'art gothique en sa floraison la plus riche, uni aux caprices les plus ingénieux de la Renaissance, a imaginé de plus délicat et de plus éclatant : portraits sculptés, statues d'un beau style, où déjà se reflète l'antiquité, chœur ogival tout ciselé, et un jubé (on sait combien sont devenus rares ces gracieux et originaux monuments du catholicisme), un jubé de dentelle, où trèfles, rosaces, rinceaux, sont taillés du ciseau le plus ferme dans un granit bleu indestructible. Le marteau de la Révolution n'a détaché que des fragments insignifiants de ces belles pierres si purement travaillées. Après avoir résisté aux folles passions des hommes, elles semblent pouvoir défier le temps.

Il faudrait dire aussi les clochers de formes si variées, les clochers à pans coupés de la Renaissance, de la Roche-Maurice-lès-Landerneau, de Landivisiau, de Ploaré, de Pontcroix, de Roscoff, accostés de petits et légers clochetons et ornés de balustrades à deux étages, comme les minarets de l'Orient ; les flèches élevées le long des côtes, celle de Tréguier, par exemple, percée à jour pour laisser passer les grands vents de la mer, constellée de croix, de roses, de petites fenêtres, de croisillons, d'étoiles, comme un chapeau de magicien. Puis, les bénitiers exprimant toujours le caractère de l'époque : à Dinan, dans une église du XIIe siècle, une cuve massive, énorme, que quatre chevaliers armés de toutes pièces supportent de leurs larges gantelets de fer ; car le XIIe siècle est le temps des croisades, de la chevalerie au service du Christ[1]. Dans une église du XVe siècle, au contraire, à Quimper, une élégante petite colonnette, autour de laquelle s'enroule une fine guirlande de pampres, et au-dessus, un ange qui ploie ses ailes comme s'il descendait du ciel et se venait poser au bord de la coupe d'eau consacrée. Ou bien, et inspirés par un sentiment plus chrétien encore, les bénitiers extérieurs, si communs dans toute la Bretagne, et dont les plus remarquables sont à Landivisiau, à Morlaix, à Quimperlé ; le bénitier intérieur n'est qu'un accessoire ; le bénitier extérieur, isolé en avant de la porte, a une signification plus précise : il dit où l'on va entrer, il sollicite un premier mouvement de l'âme : le chrétien, en avançant la main vers le vase bénit, s'arrête, son cœur se recueille et se prépare. Les architectes bretons ont bien compris cette grave pensée de la religion : les bénitiers extérieurs sont de véritables monuments, des sortes de petites chaires, le bassin décoré d'emblèmes, de symboles, de têtes d'anges enveloppées de leurs ailes ; le dais élancé, ciselé, d'où pendent les pointes effilées d'une broderie de granit, et, sous le dais, debout, toujours la Vierge souriante, qui semble inviter le fidèle à entrer dans la maison de la prière.

[Note 1 : Il y a un bénitier semblable à Corseul.]




II

Foi et poésie des Bretons (suite).

Saint-Thégonec. — Les cimetières. — Les calvaires. — Cast.



Il n'est pas besoin de parcourir toute la Bretagne pour avoir une idée de ces œuvres de l'architecture embellie par la foi : dans un petit bourg, à Saint-Thégonec, entre Morlaix et Landerneau, église, chapelle funéraire, sculptures, crypte, calvaire, tous les types de l'art chrétien de Bretagne, se sont comme donné rendez-vous.

Les cimetières bretons se ressemblent tous ; presque partout ils entourent l'église ; ceints d'un petit mur bas, souvent ils n'ont pas même de portes ; une grille de fer, posée à plat sur un petit fossé, suffit pour interdire aux bestiaux l'accès de la demeure des morts[1]. Une croix, un calvaire où sont représentées des scènes de la Passion, quelquefois la statue agenouillée d'un pasteur regretté, image vénérée qui rappelle ses vertus à ses fidèles paroissiens (à Goueznou), voilà les seuls monuments de ces cimetières des villages bretons ; les tombes sont marquées par de petits tas de terre, serrés l'un contre l'autre avec une croix dessus. Une pierre recouvre quelques-unes de ces tombes, et, dans la pierre, on a creusé comme une petite coupe où s'amasse l'eau du ciel, et dont la mère, le fils, l'ami, aspergent la tombe lorsqu'ils viennent s'agenouiller et prier pour celui qui est couché dans la terre[2]. Ces cimetières, placés au milieu des bourgs et des villages, ont peu d'étendue, il faut un petit nombre d'années pour que ces champs de la mort soient comblés des corps des générations éteintes ; les morts bientôt sont exhumés pour faire place aux nouveaux venus : dans quelques villages alors, à Plouha, les fils, après avoir déterré les os de leurs pères, ont dressé, le long de la façade de l'église, les pierres des tombes, pierres debout qui ne recouvrent plus aucun corps, froids témoignages d'un souvenir qui de jour en jour va s'effaçant. Ailleurs, et le plus souvent, on a construit, à côté de l'église, une chapelle funéraire, et là on a recueilli les os des morts exhumés : si l'on jette un regard à travers l'étroite ogive qui s'ouvre sur ce charnier sombre, on aperçoit un énorme amas d'ossements, entassés et mêlés comme des brins de paille ; ce sont les hommes qui ont marché sur terre, solitaires et délaissés jusqu'au jour de la résurrection éternelle.

[Note 1 : A Goueznou, à Plabennec, etc.]
[Note 2 : On voit aussi, en Algérie, de petites coupes creusées dans les pierres sépulcrales des musulmans ; mais cette eau ne sert qu'à désaltérer les oiseaux ou à arroser les fleurs qui ornent la tombe.]

Mais, à Saint-Thégonec, un sentiment plus respectueux ou plus tendre a voulu du moins conserver intacte une partie de ces corps arrachés à la terre. Avant d'entrer dans l'église, on est frappé d'un spectacle inattendu : à toutes les saillies du bâtiment, sous les porches, sur la corniche antérieure, sont alignées, accrochées, suspendues l'une à l'autre, une multitude de petites boites comme un chapelet ; ces petites boîtes, surmontées d'une croix, sont des cercueils, elles renferment le crâne des ancêtres, la tête, ou, selon le mot expressif de la vieille langue, le chef, ce qu'il y a de plus noble en l'homme et qui semble le résumer. Une inscription indique la date et le nom :

Ci gît le chef de...

On le voit par une petite ouverture en forme de cœur, autre symbole touchant. Ce sont les archives funèbres des familles, non renfermées dans la maison où l'habitude les eût fait oublier, mais à l'ombre de l'église, devant lesquelles les générations nouvelles passent et se découvrent, le dimanche en venant prier[1].

[Note 1 : A Locmariaker, ce ne sont pas seulement des cercueils à têtes, mais des petits cercueils en miniature qui contiennent tous les os, et qui sont empilés l'un sur l'autre dans l'ossuaire, comme des ballots.]

Çà et là, sur la corniche, exposés à l'air, gisent quelques crânes de morts qui n'ont pas eu de famille et à qui l'on n'a pas donné de cercueil, verdis, les yeux pleins de gravier, à travers lesquels pointent des brins d'herbe, souvent penchés l'un vers l'autre, celui-là appuyé peut-être sur celui qui fut son ennemi en ce monde.

Après avoir passé entre ces deux rangs de cercueils suspendus, on entre dans l'église, et cette église est comme un résumé de toutes les églises bretonnes : tout s'y trouve, élégant bénitier, boiseries sculptées, chaire en bois, d'un travail merveilleux, chef-d'œuvre de la fin de la Renaissance, une des plus belles chaires de Bretagne ; tableaux en bois, à fermoirs peints, pyramide de patriarches, de rois et de prophètes de l'Ancien Testament, montant de la terre au ciel, jusqu'à la sainte Vierge ; voûte d'or et d'azur au fond tout étincelant ; le chœur, l'autel et les chapelles latérales, chargés de statues, colonnes torses, têtes d'anges, fleurs, guirlandes, dorées et peintes de toutes couleurs, un ruissellement d'or, de verdure, de rouge éclatant et d'azur.

De cet ensemble reluisant et vivant, une porte seule, sur le côté, se détache haute et nue ; pas de sculptures, pas d'ornement ; les pierres suintent l'humidité ; les assises qui ont pris une teinte noire, séparées par un ciment blanc, ont un aspect lugubre ; c'est comme un grand voile de deuil tendu dans un coin ; et, en effet, c'est la porte des morts. Vous l'ouvrez, et vous vous arrêtez ébloui : c'est là le cimetière, et, dans le cimetière, devant vous, à droite, à gauche, une réunion inattendue de monuments : sous le porche où vous êtes, des deux côtés, les statues alignées des douze Apôtres ; en face, une large porte à trois arcs, d'un style imposant, la porte du cimetière, et l'on dirait d'une arche triomphale, comme si ces Bretons avaient voulu marquer que celui qui passe sous cette porte, couché dans le cercueil, entre non dans la terre, mais dans la vie éternelle, le séjour de la joie et de la gloire ; à droite, une chapelle funéraire, du même temps que le Louvre de Henri IV, décorée, sculptée du bas en haut, comme une châsse immense taillée en granit ; enfin, à gauche, monument capital entre tous ces monuments, le Calvaire, un de ces calvaires compliqués, tels qu'on n'en trouve qu'en Bretagne, un peuple de statues, quatre-vingts ou cent personnages en pierre, dans les attitudes les plus naturelles et les plus naïves, disciples, prophètes, saintes femmes, larrons sur leurs gibets, gardes sur leurs chevaux, et, dominant toute cette foule, l'arbre de la croix, colossal, à plusieurs étages, croix sur croix, aux branches chargées de statues, la Vierge, saint Jean, les gardes, et, tout au faîte, le Christ, les bras étendus sur le monde et les yeux au ciel ; et les anges, suspendus dans les airs, recueillant dans des coupes le sang précieux de ses mains[1].

[Note 1 : Les calvaires de Plougastel et de Pleyben, bourgs si remarquables du reste par leur belle église, sont plus compliqués et plus grands, mais non d'un effet plus saisissant.]

Et ce n'est pas tout : entrez dans la crypte de la chapelle funéraire ; et là, vous vous trouverez en face d'un autre chef-d'œuvre, l'ensevelissement du Christ, exécuté dans des proportions colossales, cette scène qui a inspiré de tout temps les plus grands artistes. Ces statues sont peintes, et ici la peinture, au lieu de diminuer l'impression, la complète, en donnant à ces personnages si vivement émus l'apparence même de la vie : vous les entendez crier, vous voyez leurs larmes sur leurs visages pâlis ; la Vierge, les lèvres pressées sur les pieds livides de son divin Fils, la Madeleine bouleversée par la douleur, belle encore au milieu des pleurs qui inondent son visage : vous devenez acteur en cette scène passionnée, vous êtes saisi, pour ainsi dire, par la réalité, le coup de leurs souffrances vous frappe au cœur, et, ébranlé jusqu'au plus profond de l'âme, vous êtes étonné de sentir des larmes qui coulent de vos yeux.

Et quand on songe que ces œuvres d'art religieuses sont répandues avec la même profusion dans toute la Bretagne ; que, dans les bourgs les plus éloignés de toute route et de tout centre, à Saint-Herbot, dans les montagnes Noires, dans un pays de landes, à Saint-Fiacre, qui n'est qu'un petit village voisin du Faouet, moins même qu'un village, un misérable hameau de cinq ou six maisons, dans la chapelle de Rozegrand, près de Quimperlé ; modeste manoir qui mérite à peine, le nom de château, on rencontre des jubés de bois sculpté, peints, dorés, chargés de centaines de personnages, et dont s'enorgueilliraient les plus riches églises, œuvres admirables qui reproduisent avec une abondance infinie l'histoire, les prodiges et les mystères de la religion, et conservent chez le peuple et raniment et accroissent l'ardeur de la foi, on ne peut s'empêcher de se demander : Quelle est donc la cause de cette multitude d'ouvrages d'art qui ont surgi sur toute la surface de ce sol, et quelle force a donné aux auteurs de ces œuvres tant de qualités si rares : fécondité d'invention, vérité du geste, expression de la physionomie, sentiment vrai et profond de ces scènes divines ? Dans tous ces monuments du moyen âge, c'est la même vérité, la même puissance d'imagination ; jamais l'artiste ne se répète, il ne se lasse pas, il ne semble pas avoir cherché, comme un musicien qui a une multitude d'airs dans la tête ne s'arrête sur un motif que le temps de l'exprimer avec une vivacité rapide, et passe à un autre et vous entraîne dans sa course inspirée.

Il y a une cause, en effet, à cette puissance de création : cette société, comme un homme qui est parvenu à sa maturité, avait accompli tous les travaux nécessaires au but qu'elle devait atteindre. Les premiers siècles l'avaient préparée, elle s'était dégagée des langes de l'antiquité, sa langue était faite, ses idées religieuses arrêtées ; la république chrétienne est logiquement constituée, elle a son unité. Ce peuple, alors, est dans la complète possession de sa force ; il ne lutte pas pour créer ; il n'est pas tiré en sens divers par plusieurs penchants contraires ; il n'est pas emporté par ce souffle capricieux et déréglé que l'on ne dirige pas, mais qui vous pousse, qui naît du désordre des idées et que notre temps a justement appelé d'un nom nouveau, la fantaisie. Les âges précédents ont cherché, amassé, rapproché ; tous les matériaux sont prêts sous sa main ; il n'a plus qu'à les prendre : c'est le génie même de l'époque qui, libre et aisé, produit et se joue en mille formes, et, comme un vase rempli, n'a qu'à s'épancher pour faire déborder ses trésors. Alors l'imagination partout éclate, vive et colorée ; un même esprit, dans les monuments d'art comme dans la littérature, crée les ornements variés des églises, invente les fabliaux et les contes, trouve à chaque instant des images nouvelles pour représenter les opinions, les idées et les mœurs ; et cette imagination, loin de se fatiguer, féconde ; car ce n'est pas une production factice de serre chaude, c'est la floraison naturelle d'un arbre en son printemps, toute une suite de siècles qui se couronnent dans le dernier. Et voilà pourquoi les artistes, auteurs de toutes ces œuvres, sont inconnus. Ces œuvres ne sont pas d'eux, elles sont du peuple entier ; ce n'est pas leur pensée qu'ils ont rendue, mais la pensée de tous, de leurs pères et de leurs ancêtres, avec laquelle ils sont nés, ils ont été élevés et ont vécu, qui a pénétré tout leur être, et est devenue comme une partie même de leur âme. Ainsi, ils ont senti, compris, exprimé sans effort, et ces monuments de l'art sont, non la marque de leur talent et de leur passage sur terre, mais le témoignage de leur piété et de leur foi, de la piété et de la foi de tout un peuple.

La même foi des anciens jours persiste encore dans la Bretagne : si l'on en doutait, que signifient ces signes multipliés d'une piété qui ne s'affaiblit pas, ces écharpes de cachemire, dons des femmes de l'aristocratie, qui couvrent les autels de la cathédrale de Tréguier, et ces offrandes du pauvre, ces faisceaux de béquilles appendues au Folgoat par les infirmes guéris ? et ces pèlerinages de milliers d'hommes qui, chaque année, viennent, comme une armée, entourer de leurs longues lignes aux cent replis l'église de Sainte-Anne d'Auray ? et ces tableaux miraculeux qui tapissent du haut en bas l'église de la mère de la Vierge, trop petite pour ce musée chrétien incessamment renouvelé ? A chaque pas s'élèvent des chapelles et des églises neuves : à Saint-Brieuc, on en construit plusieurs à la fois ; Lorient, ville toute peuplée de marins et de soldats, vient d'élever à ses portes une église dans le goût du XIVe siècle ; Vitré donne à son église un clocher neuf et une chaire sculptée ; les petits villages dressent, dans leur cimetière, des calvaires à personnages comme au moyen âge ; le calvaire de Ploezal, entre Tréguier et Guingamp, est daté de 1856 ; Dinan restaure et agrandit sa belle église de Saint-Malo ; Quimper lance dans les airs deux flèches hardies sur les tours de sa cathédrale ; la chapelle de Saint-Ilan, modèle de grâce et d'élégance, s'élève toute blanche, au bord de la mer, au milieu des toits calmes de sa colonie pieuse ; Nantes, en même temps qu'elle bâtit plusieurs églises nouvelles, achève son immense cathédrale, dôme de Cologne de la Bretagne, auquel tous les siècles ont mis la main, et construit cette église Saint-Nicolas, reproduction presque parfaite de l'art religieux au temps de saint Louis, œuvre digne des plus beaux temps de l'art religieux, et qu'a suffi à accomplir en moins de dix ans le zèle de son pasteur et la piété de ses enfants, avec le produit de leurs aumônes et de leurs dons. Il y a quelques années, à Guingamp, on dédia à la sainte Vierge une chapelle placée à l'extérieur de l'église : statues peintes des douze Apôtres, autel resplendissant, voûte azurée aux étoiles d'or, nulle dépense ne fut épargnée, nulle décoration ne parut trop splendide pour orner le sanctuaire de la Vierge ; il s'y trouva cinquante mille personnes le jour de l'inauguration. Ce sont là les fêtes nationales des Bretons ; ailleurs, les peuples se pressent au passage des princes ou aux anniversaires de révolutions qui se succèdent ; eux accourent de toutes les parties de la Bretagne pour assister au couronnement de la Reine du ciel.

Et quelle piété, quel recueillement, quelle gravité dans le maintien de ces hommes et de ces femmes agenouillés sur le pavé des églises ! Ce n'est qu'à la Trappe que j'ai vu une absorption aussi complète de l'être humain dans une pensée qui le remplit : il semble que toutes les fonctions de leur vie soient anéanties ; immobiles dans leur prière, ils demeurent en cette contemplation absolue où l'on se représente les saints, envahis par un sentiment de vénération, de soumission et d'humilité, où l'homme disparaît et où il ne reste plus que le chrétien. Voilà ce qui est plus expressif que tous les monuments ; ces actes journaliers d'une dévotion toujours égale montrent l'état habituel de l'âme.

Traversez, un jour de marché, la place de quelque ville ou bourg du Finistère : l'aspect en est varié et animé ; ce marché, c'est une file de petites voitures, et sur toutes ces petites voitures, toutes sortes de marchandises, des rubans de velours et des boucles pour les chapeaux d'hommes, des ornements de laine tressés sur des roseaux pour les chaussures des femmes, des épingles bariolées, à dessins enroulés avec des perles de verre, des porte-pipes de bois, de petites pipes microscopiques, de petits instruments pour allumer la pipe, etc. Sous les tentes de ces petits magasins roulants, une foule d'hommes et de femmes, les femmes avec leurs coiffures de diverses formes, leurs grands fichus blancs arrondis sur le dos et finissant en deux pointes sur la poitrine ; les hommes avec leurs braies étroitement serrées, tombant très-bas et attachées sur les hanches, de manière à laisser passer la chemise entre la braie et la veste, le chapeau aux grands bords recouvrant leurs longs cheveux souvent relevés dessous et le bâton à la main, ne se pressant pas, marchant à pas comptés, faisant leurs marchés sans hâte. Mais voilà midi : de la haute tour du clocher de l'église voisine, tombe le coup retentissant de midi ; les douze coups lentement résonnent ; aussitôt, à ce dernier coup, tout mouvement cesse, tout le monde s'arrête, tout se tait, un grand silence plane sur la place ; tous ces hommes, d'un même mouvement, ôtent leurs grands chapeaux, leurs longs cheveux tombent sur leurs épaules, et tous se mettent à genoux, se signent et murmurent à voix basse l'Angelus. L'étranger, au milieu de cette foule prosternée, s'étonne lui-même de rester debout, et s'incline comme involontairement. Puis la prière de la Vierge finie, ils se relèvent, le mouvement recommence, et l'on entend sur la place ce bruit sourd qui ressemble au murmure de la mer éloignée.

Il me semble les voir encore dans l'église de Cast (Finistère). C'était un dimanche, à l'heure des vêpres ; la cloche sonnait dans le clocher à jour, et, sur la route, devant l'église, était amassée une grande foule, hommes et femmes, causant par groupes, doucement et sans bruit. La cloche cessa de sonner ; les groupes se rompirent aussitôt, se séparant en deux bandes, d'un côté les femmes, de l'autre les hommes, se dirigeant vers l'église. Les femmes entrèrent les premières ; en un moment, la nef en fut remplie ; au milieu, les jeunes filles de la confrérie de la Vierge, toutes en blanc, mais toutes les vêtements ornés de broderies d'or et d'argent, des rubans d'or serrant le bras, des ceintures d'argent et d'or ceignant la taille et retombant en quatre bandes par derrière sur la jupe plissée, le cœur d'or et la croix sur la poitrine ; dans les contre-allées, les femmes et les mères, en costume plus varié, et vivement coloré, des coiffes à fonds bleus et jaunes, des rubans bleus lamés d'argent sur le casaquin brun, des jupes rouges, des bas à coins brodés d'or. Toutes étaient à genoux sur le pavé, la tête inclinée, le chapelet entre les mains, dans un silence recueilli.

Puis, quand les femmes furent placées, une autre porte s'ouvrit par un côté de l'église, c'était le tour des hommes ; ils entrèrent, à la file, d'un pas grave et lent, et c'était un spectacle étrange et imposant. Autant les femmes, dans leur costume bariolé, étaient scintillantes de vives couleurs, autant celui des hommes était simple et sévère, ce qui saisissait l'attention, ce n'étaient pas leurs vêtements presque uniformes, leurs longues vestes brunes, seulement bordées d'un galon rouge, leurs larges braies bouffantes ; c'était leur tête carrée, les longs traits de leur physionomie, ces grands cheveux plats, couvrant entièrement leurs fronts comme une toison épaisse, et descendant en longues nappes sur leurs épaules et sur leur dos jusqu'au milieu des reins. Tous, enfants et hommes faits, portaient le même costume, tous leurs longs cheveux noirs qui, à l'air, prennent une teinte d'un roux sombre, et sous ces longs cheveux tombant sur les sourcils épais, leurs yeux avaient une expression énergique et je ne sais quelle fermeté dure. On eût dit que ce n'étaient point des hommes de notre pays et de notre temps ; ces visages graves et immobiles, les regards brillants qu'ils attachaient sur l'étranger, comme pour pénétrer sa pensée, ces chevelures incultes qui chargent leurs gosses têtes comme des crinières de bêtes fauves, donnaient l'idée d'un peuple à part ; on pensait à ces tribus des déserts de l'Amérique qui errent encore sur les frontières, des races modernes, et qui, avec leur parole brève et sentencieuse, leurs gestes rares, leur démarche solennelle, semblent garder le mystérieux secret des premiers jours du vieux monde.

Ils défilèrent un à un, s'inclinant profondément devant l'autel, et s'agenouillèrent à leur tour sur la pierre, entourant entièrement la grille du chœur. C'était là, la vraie assemblée des fidèles ; les hommes, comme une forte milice, en avant ; les femmes derrière, foule plus humble ; tous ayant oublié tout le reste, ne vivant plus que d'une pensée, tout à Dieu. Car Dieu n'est pas pour ces barbares ce qu'il est pour nous ; nous, habitants civilisés des villes, nous cherchons à expliquer Dieu ; même à genoux dans ses temples, nous l'analysons, nous commentons ses actes, nous doutons peut-être s'il existe. Ils n'ont point, eux, ces vaines pensées, méditations stériles : pour eux Dieu est, ils le savent, ils le croient ; il a fait le ciel sur leurs têtes, la terre qui produit leurs moissons, il les a faits eux-mêmes, il les conserve ou les reprend ; c'est l'Invisible qui peut tout, au fond des cieux et partout à la fois, et, sous ce Tout-Puissant, ils se voient bien petits, ils se prosternent et ils adorent.

La prière, a-t-on dit, semblable aux battements du cœur, entretient la vie. Le peuple breton croit et prie ; une force est au dedans de lui, la religion, source de sa virtualité, qui atteste que non-seulement il existe, mais qu'il vit.





III

Les pierres.

Le Morbihan. — La presqu'île de Rhuis. — Locmariaker. — Plouharnel. — Carnac.



Le Morbihan n'a conservé ni la langue, ni l'ancien costume breton ; au premier aspect, il ressemble au reste de la France ; mais ce n'est là que la surface ; pour les mœurs, le respect des traditions, le culte de la famille, la piété et la foi inébranlable, il ne le cède à nulle autre partie de la Bretagne. Nulle part le sentiment royaliste ne se montra plus vif au moment de la révolution ; c'est dans le Morbihan que la guerre des chouans se perpétua avec une ardeur toujours renaissante ; ce furent ses côtes que choisirent les émigrés pour y débarquer et y recommencer la lutte ; c'est à Quiberon qu'ils combattirent, à Auray qu'ils succombèrent, à la Chartreuse que sont entassés leurs os, et, pour tout dire en un mot, le nom du Morbihan ne se sépare pas du nom de Cadoudal.

De même aussi, c'est à sainte Anne d'Auray que se fait le grand pèlerinage de Bretagne : sainte Anne est la patronne de la Bretagne, comme saint Yves le patron ; mais saint Yves n'a que le respect des peuples, sainte Anne en a l'amour ; ils donnent à sainte Anne une part presque égale de l'affection tendre et pour ainsi dire filiale qu'ils ont vouée à la sainte Vierge. Le pèlerinage de Sainte-Anne d'Auray n'attire pas seulement des habitants du Morbihan ; durant plus de quatre mois, des points les plus éloignés de la Bretagne, par tous les chemins, on voit arriver des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, qui ont quitté leurs champs, leurs maisons, leurs travaux, pour vénérer en sa chapelle préférée la mère de celle qui enfanta le Sauveur. Et quelle piété ! quelle dévotion ! Dès que, de loin, dans la lande où ils marchent par groupes, le chapelet à la main, ils aperçoivent le clocher de l'église, tous aussitôt se prosternent à genoux, le front courbé, murmurant une prière à voix basse ; puis ils se relèvent, s'alignent sur deux rangs, et, la tête découverte, à pas mesurés, s'avancent vers Sainte-Anne, où leurs cantiques, qui emplissent la campagne, annoncent l'arrivée de nouveaux pèlerins.

Là, l'on rencontre alors tous les costumes, on entend tous les dialectes de Bretagne ; le centre de la Bretagne, ce n'est ni Rennes, ni Nantes, ni même Quimper : c'est ce petit village du Morbihan, Sainte-Anne d'Auray.

Le sol même a un caractère particulier : il n'y a pas un étranger qui n'en soit frappé ; c'est la vraie terre celtique. A chaque pas, des menhirs, des dolmens, des carneillous, des tumulus ; les champs sont entourés de quartiers de roc, débris de dolmens renversés ; dans la lande, parmi les verts ajoncs, surgit le cône gris d'un menhir isolé ; sur le bord du chemin est affaissée, semblable à un grand animal pétrifié, une pierre branlante, masse énorme, qu'un enfant, en la poussant du doigt, met en mouvement ; partout la terre porte les indestructibles marques de son antiquité.

Et la configuration du pays est d'accord avec ce caractère si déterminé. Le golfe du Morbihan, qui donne son nom à cette partie de la Bretagne, ne communique avec l'Océan que par une passe étroite ; s'avançant longuement dans les terres où il découpe de profondes anses, semé d'îles que l'on compte par centaines, qui s'élèvent blanches et sans arbres, au-dessus de ses flots calmes, et entre lesquelles passent et disparaissent les barques de pêche, c'est un lac presque fermé, une mer intérieure, la mer de Bretagne. Au fond, la vieille ville de Vannes qui armait de grandes flottes pour défendre l'indépendance gauloise contre les Romains, et, de chaque côté, s'étendant comme des bras, la longue presqu'île de Rhuis et la langue de terre au bout de laquelle est assis, regardant la mer, Locmariaker, qui déjà existait au siècle de César.

Autour de ce vaste bassin du Morbihan, convergent et se sont comme donné rendez-vous les monuments des vieux temps. Ici, dans la presqu'île de Rhuis, d'abord le château à quatre faces de Sucinio, tout ruiné à l'intérieur, les portes et les fenêtres ouvertes au vent, mais au dehors solide et presque entier ; gris, triste et inébranlable, il est resté debout comme une sentinelle qui garderait l'entrée de la presqu'île. Plus loin, le couvent de Saint-Gildas, au bord de l'Océan, où vécut quelque temps Abailard ; puis, tout au bout, un haut monticule au milieu de la campagne plate, le tumulus de Tumiac, amas immense de couches de terres et de pierres alternées : de son sommet, vous dominez deux mers, le Morbihan aux côtes dentelées, et le vaste Océan, et dans l'Océan, les îles autrefois détachées de la terre, Hédic, Houat, Dumet, Belle-Isle, qui ferment au loin l'horizon. Dans l'intérieur de la pyramide armoricaine, sous vos pieds, sont les chambres sépulcrales où ont été ensevelis les chefs des peuples.

Tel est le côté de la presqu'île de Rhuis ; sur l'autre rivage, relié à celui-ci par quelques pierres druidiques jetées çà et là dans les îles du golfe, vous apercevez tout à la fois plusieurs hauts tumulus comme celui de Tumiac ; les dolmens et les grottes se succèdent, et les menhirs ne se comptent pas. Tout autour de Locmariaker[1], dont le nom si parfaitement breton étonne l'étranger, sont dispersés une quantité de monuments qui attestent l'existence d'une cité puissante. C'est parmi ces monuments que se trouvent la Table de César et le Grand Menhir. La voilà, dans une lande, cette fameuse table, dressée encore sur ses piliers qui, depuis deux mille ans, n'ont pas bougé ; épaisse et large tranche de roc qu'on dirait coupée dans une montagne, elle est élevée en équilibre plus haut que la taille d'un homme, et elle a paru si gigantesque aux peuples qu'ils n'ont pas cru qu'elle pût porter un autre nom que celui de César, du géant qui les avait vaincus.

[Note 1 : Le village du Loc consacré à Marie.]

Faites quelques pas encore dans la lande, à travers les ajoncs épineux, vous êtes arrêté par une masse immense étendue sur le sol. C'est le Grand Menhir, le plus grand que l'on connaisse : de la pointe à la base, il a soixante-quatre pieds de long ; obélisque colossal, il s'élevait jadis dans la vaste solitude de ces champs, au-dessus de tous les menhirs d'alentour. Depuis des siècles, il gît renversé à terre, et tel était son poids, qu'en tombant il s'est brisé en quatre morceaux ; ils sont là, à la suite l'un de l'autre, à l'endroit où ils sont tombés ; on dirait des tronçons d'un formidable serpent antédiluvien. Nul n'a songé à les changer de place. Comme soudés au sol, ils dureront autant que le sol même.

Trois ou quatre lieues au delà, vous rencontrez les grottes de Plouharnel. En revenant de la presqu'île de Quiberon, au moment où l'on jette un regard derrière soi pour regarder encore la mer, la mer qui tout à l'heure ne se verra plus, on aperçoit, dans un champ, de grosses pierres peu élevées au-dessus du sol ; de loin, on les prendrait pour des dolmens renversés et on est près de les dédaigner ; mais entrez dans le champ, et le rocher qui vous semblait couché à terre, vous reconnaîtrez que c'est le toit d'un édifice enfoui dans le sol. Il faut, en effet, descendre de plusieurs pieds pour pénétrer dans l'intérieur : alors vous avez devant vous une allée droite, formée de larges rochers plantés en terre, comme une muraille ; au bout de cette allée, une chambre arrondie, et, sur le côté, une petite chambre communiquant avec la grande et qui en est comme le cabinet[1].

[Note 1 : L'allée est large de trois pieds, la chambre longue de dix et le cabinet de six. Ces grottes ont été découvertes il y a peu d'années.]

Le tout est recouvert des rochers que vous voyiez de loin, et qui, semblables à des dalles monstrueuses, scellent ces sépulcres vides. Trois grottes s'alignent à côté l'une de l'autre, parallèles et de même longueur, sépultures familiales où, près de la dernière demeure des parents, avait été réservée la tombe du petit enfant.

Mais voici Carnac, et ses célèbres et indéchiffrables alignements : à mesure qu'on approche de Carnac, à droite et à gauche, se dressent, dans les champs, de hautes pierres par groupes de douze ou quinze ; l'un de ces groupes, le plus considérable et composé des plus gros blocs, s'appelle le Camp de César ; car c'est toujours ce vainqueur que l'on rencontre en notre France, comme Alexandre et Sésostris en Asie, comme Napoléon en Égypte, en Syrie, dans l'Europe entière : l'homme ne créant pas, ce sont les destructeurs d'hommes qui saisissent le plus l'imagination des nations et dont elles consacrent le nom.

Ces groupes de rocs isolés sont comme les avant-postes d'une armée. Bientôt on se trouve au milieu de l'armée elle-même. Tout d'abord, on n'éprouve pas cette stupeur dont parlent les voyageurs. C'est que là, comme en toutes les recherches de sa vie, l'homme, au milieu des choses où il aspirait, les possédant et les tenant en sa main, n'a qu'un étonnement, c'est qu'elles soient si peu ; dans les montagnes, touchant les pics que coupent en deux les nuages, il se demande si ce sont là les Pyrénées ou les Alpes. De même ici : entre ces milliers de rocs, vous ne saisissez pas leur énormité et leur multitude. Mais si, du haut d'un de ces blocs couchés à terre comme un monstrueux animal des premiers temps du monde, vous regardez devant vous, vous voyez s'allonger jusqu'à l'horizon, immobiles et muettes, les longues rangées de pierres levées sans nombre.

Elles s'étendent, en effet, en lignes droites, régulières, également séparées l'une de l'autre comme si le commandement d'un général eût écarté largement les rangs pour en passer la revue ; dans ces rangs, chaque soldat est un roc roide, le pied profondément enfoui dans le sol, les plus petits au bas des files comme à la queue de l'armée, les plus grands en tête ; l'homme de nos jours qui les mesure, debout à côté de ces colosses, atteint à peine leurs genoux. Pas une marque d'ailleurs, pas une inscription ; blocs informes, recouverts d'une teinte grise, ternes et sombres, ils semblent refléter les images mornes d'un éternel ciel de décembre.

La lande où ils sont plantés, sèche, âpre, s'étend à l'entour déserte et silencieuse. Ici, savants et ignorants admirent et interrogent. Qui a fait cela ? comment l'a-t-on fait ? dans quel but l'a-t-on fait ? Nul ne le sait, nul ne l'explique. Quel peuple, pour laisser une trace ineffaçable de son passage, a amassé, apporté ici ces lourdes masses et les a dressées vers le ciel, comme les bras pétrifiés de géants ensevelis ? Celtes ? Gaulois ? Kymris ? Nul ne répond : un peuple nombreux a été, on ignore même son nom ! Ce peuple connaissait-il les secrets d'une mécanique puissante pour avoir soulevé ces rochers grands comme les assises de Balbeck et de Memphis ? Ou si, à force de bras, il les a arrachés de la terre, amenés et plantés en rangs rigides, quelle pensée l'animait ? Est-ce un temple ? quelle foi ! Est-ce une sépulture ? quel symbole caché ! Une catastrophe sans précédents a-t-elle couché dans cette lande une race entière ? un choc soudain a-t-il ouvert la terre ? l'Océan, faisant un pas, a-t-il en un instant couvert une nation de sa nappe remuante, puis, en se retirant, tout emporté ? Et les peuples voisins auront marqué la place de ce peuple évanoui par ces rocs inébranlables, témoignage mystérieux d'un désastre qui ne sera jamais raconté !

Il y a quelques années, le savant, le poëte qui a recueilli, annoté et traduit les chants bretons, désira sauver de la destruction un dolmen qu'une route nouvelle allait renverser, et obtint l'autorisation de le transporter dans le parc de la belle habitation qu'il occupe près de Quimperlé. L'entreprise semblait aisée. C'était un dolmen de moyenne grandeur, et la distance à parcourir était seulement de quatre lieues. Mais lorsque l'on se mit à l'œuvre, on vit surgir les obstacles : hommes et chevaux pouvaient à peine ébranler la table du dolmen, ce ne fut qu'en augmentant hors de toute prévision le nombre des uns et des autres qu'on parvint à la mettre en mouvement ; on y employa dix-huit hommes, cinquante chevaux et l'on mit dix-sept jours à l'amener à la place qui lui était destinée ; les treuils, les poulies, les leviers, les rouleaux, les levées de terre, les moyens dont dispose l'industrie moderne et ceux dont on suppose que se servaient les peuples celtiques, on usa de tout successivement, et il arriva plus d'une fois que l'on ne fît que cent pas dans une journée. Cette entreprise, si nouvelle dans cette vieille contrée qui avait perdu les traditions des ancêtres, émut toutes les populations des environs ; on accourait de plusieurs lieues, on faisait haie le long des routes pour voir marcher la grande pierre ; beaucoup doutaient qu'elle fût jamais rétablie sur ses piliers, et, quand elle s'enfonçait lentement dans les chemins rompus, il semblait qu'elle y dût toujours demeurer. Elle arriva enfin à la porte du parc ; ce fut un jour de fête, elle entra comme en triomphe, un enfant était monté dessus, portant des fleurs dans ses mains, la foule poussait des acclamations ; ce peuple célébrait le succès d'avoir remué une pierre, lui dont les aïeux dressaient et alignaient les rocs par milliers.





IV

Quiberon.

Le combat. — Le fort Penthièvre. — La prison. — Le jugement. — Le champ des martyrs.



Nos rivages, comme la Grèce antique, ont leur histoire : les jeunes citoyens du Nouveau Monde, pour qui nous sommes des anciens, en longeant la côte armoricaine, se montrent, du haut de leurs navires, un petit coin de terre, une presqu'île étroite et avancée dans la mer : Quiberon, Carnac, Auray, ces bourgs et ces villages celtiques ont vu de pathétiques événements, ont entendu sonner d'illustres noms. A Auray, la dernière bataille des deux compétiteurs de Bretagne, Charles de Blois et Monfort, le choc de trois chevaleries, Anglais, Français, Bretons, Chandos et du Guesclin ; à Quiberon, la rencontre de deux armées, de deux drapeaux, symboles de deux sociétés, gentilshommes descendants des preux chevaliers, républicains commandés par un fils de palefrenier, Hoche ; puis l'immolation des débris de l'ancienne noblesse, massacre suprême qui ferme l'ère rouge de la Terreur, comme une large effusion de sang termine un long sacrifice ; voilà les faits et les noms : magnanimité, courage, nobles paroles, sentiments sublimes, l'antiquité n'a rien de plus grand ; nous n'avons rien à lui envier.

C'est ici, à l'entrée de la presqu'île de Quiberon, près de Carnac, que débarquèrent, à la fin du siècle dernier, des exilés français venant, les armes à la main, reconquérir leur patrie.

On ne voit pas sans étonnement dans l'histoire cette tentative des émigrés : c'est en 1795, la grande guerre de Vendée est finie, les principaux chefs, Bonchamps, d'Elbée, La Rochejaquelein, Cathelineau, sont morts ; Stofflet et Charette seuls résistent à peine à la tête d'une poignée d'hommes, poursuivis, traqués, chaque jour près de succomber. Mais les exilés aisément s'abusent : loin de la patrie, les événements sont passés avant de retentir à leurs oreilles, comme l'éclair du canon se voit avant qu'on entende le coup. Tant que la guerre de Vendée fut dans sa force, ils y attachèrent peu d'importance : quand les cent mille hommes qui avaient franchi la Loire eurent été tués et dispersés, quand le fer et l'incendie des colonnes infernales eurent saccagé le Bocage, les princes exilés croyaient encore la Vendée en armes ; alors arrivait à Charette, du fond de l'Europe, cette lettre de Suwarow, écrite avec une emphase orientale, mais non sans grandeur ; alors le comte de Provence envoyait à Charette et à Stofflet des cordons et des brevets de généraux ; alors on rêvait une expédition décisive dans l'Ouest, et l'on décidait une descente des émigrés en Bretagne.

Tout, cependant, n'était pas contraire à cette entreprise : si Stofflet et Charette étaient réduits à une grande faiblesse, leur résistance tenait la Vendée en éveil ; un secours inattendu, un premier succès pouvait la remettre debout ; les chouans, disséminés par toute la Bretagne, occupaient une armée entière : on n'avait pas jugé trop grands les talents de Hoche contre Tinténiac et Cadoudal ; leurs bandes éparses se levaient tout à coup devant et derrière les républicains comme ces globes fulminants, semés sur le sol, qui éclatent sous les pas. L'état de la France aussi semblait favorable : maintenant que les décemvirs sanguinaires n'existaient plus, on souffrait impatiemment le joug de la Convention ; on avait horreur et mépris de ces hommes qu'on ne craignait plus. Le pays d'ailleurs où l'on projetait de descendre était un pays ami : dès qu'une armée régulière y mettrait le pied, autour d'elle se rallieraient cinquante mille chouans aguerris ; l'Ouest tout entier se lèverait ; les républicains, dans cette haute marée populaire, seraient engloutis ; les Vendéens, naguère, s'étaient avancés jusqu'à soixante lieues de Paris ; cette fois, dès le premier jour et sans tirer l'épée, l'armée libératrice se retrouverait aussi près ; un prince apparaîtrait à sa tête, et, aux acclamations des peuples, elle marcherait à grands pas vers Paris, à qui elle ramènerait la paix et ses rois.

Telles étaient les espérances et les illusions. Pour l'accomplissement de ces grands desseins, rien n'avait été épargné ; les préparatifs furent dignes du but. L'Angleterre donna son aide : quelques-uns ont prétendu qu'elle avait saisi avec empressement l'occasion d'anéantir les restes de l'ancienne marine française ; on l'a calomniée, on ne la comprenait pas : un plus pressant intérêt la poussait ; l'ennemi d'alors, c'était la République. Vaisseaux, argent, munitions, elle fournit tout aux émigrés, en abondance, sans compter. Les républicains furent étonnés de l'immense matériel d'armes et d'approvisionnements de toute sorte qu'ils trouvèrent après la victoire : les commissaires demandaient quatre mille voitures pendant quinze jours pour transporter ces richesses ; Hoche les estimait, dans sa lettre à la Convention, à plusieurs centaines de millions.

Quant aux émigrés, la nouvelle de ces puissants préparatifs les avait partout ranimés : il en vint des extrémités de l'Europe. Un corps entier qui, depuis trois ans, faisait la guerre en Allemagne, arriva des bords de l'Elbe, sous le commandement de Sombreuil ; tous les anciens officiers de la marine royale accoururent. « On a trouvé, écrivait Hoche, plus de six cents épées avec l'ancre sur la garde. » Les Bretons, surtout, étaient en grand nombre ; ils allaient revoir leur pays, leurs familles, combattre, mourir du moins sur le sol où ils étaient nés. On composa cinq régiments, dont plusieurs portaient de beaux noms : Rohan, Damas, Loyal-Émigrant ; l'artillerie avait pour chef un militaire savant et éprouvé, le comte de Rotalier. L'enthousiasme était haut comme les espérances ; beaucoup d'officiers convertirent leur fortune en or, et l'emportèrent avec eux, nobles joueurs qui risquaient tout sur un dernier coup de dés ; enfin, spectacle héroïque et touchant, on voyait marcher en ligne une compagnie de vieux officiers, tous chevaliers de Saint-Louis[1], qui portaient le mousquet et recevaient la paye comme de simples soldats ; ils étaient cent vingt, tous âgés de plus de soixante ans, et leur chef en avait soixante-douze. On a vanté l'enthousiasme des républicains ; celui qui animait ces vieillards était aussi grand et plus admirable ; car l'enthousiasme et le désintéressement sont naturels à la jeunesse ; mais eux, dans la vieillesse et après les épreuves de la vie, ils avaient gardé entières ces vaillantes et généreuses vertus.

[Note 1 : Ils portaient la croix de Saint-Louis suspendue à un ruban de laine, faute, dit Puisaye, de moyens d'en payer un de soie.]

Oui, les moyens étaient immenses et les qualités magnanimes : mais ici, dès le début, même avant le départ, se révèlent les défauts qui feront tout échouer, défauts de cette génération élevée par le siècle du doute, et que Dieu semble avoir condamnée et aveuglée jusqu'au bord du précipice, pour qu'elle y pût immanquablement tomber. Ils avaient le courage, le dévoûment, l'héroïsme, il leur manquait la décision, la netteté de vues ; il ne se trouva pas un homme pour conduire ces bras : Puisaye, négociateur, diplomate, plutôt que général, perdit promptement la tête ; d'Hervilly, officier de détails, n'avait ni initiative ni idées d'ensemble ; Sombreuil arriva trop tard. Le commandement, d'ailleurs, était partagé : Puisaye est le chef nominal ; d'Hervilly le chef militaire ; les chouans ne reconnaissent que Puisaye, les émigrés n'obéissent qu'à d'Hervilly. Puis, au lieu de partir tous ensemble, en une masse compacte, capable d'un énergique effort, ils se divisent : le deuxième corps ne quitte l'Angleterre que trois semaines après le premier ; celui-ci débarque le 27 juin, celui-là le 15 juillet, le troisième, le plus considérable, qui emmène le comte d'Artois, attendra, avant de partir, quelque succès. C'est celui qui vint, deux mois plus tard, faire une inutile descente à l'Ile-Dieu. Enfin, pour compléter leurs régiments, ils enrôlent des soldats républicains, prisonniers en Angleterre : ces émigrés fidèles, qui ne connaissent qu'un serment, ne songent pas que ces soldats, qui s'engagent afin de sortir de prison, au moindre échec vont déserter.

Leurs premiers pas, pourtant, furent heureux : la mer était libre ; les vaisseaux anglais avaient repoussé l'escadre de Villaret-Joyeuse sortie de Brest pour leur barrer le chemin. Ils abordèrent sans obstacle au fond de la baie de Quiberon. Là, après quatre ans d'exil, cinq mille Français mirent le pied sur le sol de la patrie et ceux qui ont survécu nous ont dit leur enivrement en touchant cette terre sacrée. Dès qu'elle fut en vue, des cris de joie et d'amour éclatèrent sur les vaisseaux ; plusieurs se jetèrent dans les flots, pour l'atteindre plus tôt, et l'embrassèrent, avec des transports et des larmes, comme une mère. Leur arrivée avait été signalée ; les populations environnantes étaient accourues, apportant à l'armée des vivres et des provisions : « Vieillards, femmes, enfants, jusqu'aux genoux dans le sable, s'attelaient aux canons... la plage retentissait des cris incessamment répétés : « Vive notre religion ! vive notre roi[1] ! » En se retrouvant et se mêlant ensemble, parents, compatriotes et compagnons d'armes, il semblait aux uns et aux autres qu'un souffle invincible les allait porter en avant, et balayer les champs devant eux.

[Note 1 : Puisaye, Mémoires, édit. de Londres, 1807, t. VI.]

Les troupes républicaines, en effet, plièrent tout de suite, et cédèrent le terrain. Elles étaient en petit nombre ; ordre leur fut donné de se retirer sur Quimper, afin de couvrir Brest. La Convention s'attendait à perdre la Bretagne d'un seul coup. Presque à la fois sont occupés les villes et les bourgs avoisinants : Carnac, Mendon, Landevan, Auray ; en quelques heures, dix-sept mille chouans arrivent, rompus à la guerre par trois années de combats, soldats par le cœur et par les actes, sinon par l'habit.

Mais qui les arrête ? pourquoi cette ardente armée reste-t-elle comme fixée au sol ? C'est que déjà éclate parmi eux la désunion, la désunion qui accompagne toujours l'exil ; alors aussi apparaît la petitesse de vues du chef. Habitué aux troupes régulières, d'Hervilly ne dissimule pas son dédain pour ces paysans. Quoi ! pas de discipline ! ils ne savent ni se mettre en rang, ni manœuvrer ! on ne saurait s'avancer sans les avoir formés ; il leur faut apprendre à porter l'uniforme, à marcher au pas. En vain Puisaye s'indigne de ces lenteurs, il n'a pas l'audace de s'emparer du commandement. Les chouans, qui avaient bien soutenu le choc des régiments républicains, sans connaître la charge en douze temps, se voyant méprisés, murmurent ou s'éloignent. On laisse se consumer sur place cette fièvre française qui fait tout plier, quand on la laisse se jeter au dehors. Et ainsi, dix jours se passent, dix jours en luttes intestines, en paroles aigres, en mesquines opérations. On quitte ce petit bourg et l'on reprend celui-là ; avant même d'avoir combattu, on doute du succès ; il faut attendre le second corps d'armée ; il faut un refuge, en cas de défaite, et, au lieu de pousser devant soi, par ce pays ami où chaque homme que l'on rencontre serait un soldat ou un hôte, où la petite armée républicaine eût été étouffée dans la foule, on se retire prudemment d'Auray, on se cantonne dans l'étroite presqu'île de Quiberon, et dans le fort Penthièvre qui la ferme ; on recule à quatre lieues en arrière du point qu'on occupait au débarquement.

Ces dix jours décidèrent du sort de l'expédition. Les chouans du centre ne voyant pas s'approcher l'armée émigrée, n'osent bouger ; Hoche qui craignait un soulèvement général rassemble en hâte tous ses soldats ; il va aux émigrés qui ne viennent pas à lui ; le 5 juillet, il est en face d'eux, et le 7, déjà il les a repoussés dans la presqu'île de Quiberon ; il les tient là acculés à une impasse, sur une misérable langue de terre de deux lieues de long et de quelques cents mètres de large, entre deux précipices des flots.

Maintenant l'heure des conseils est passée, celle de l'action est venue ; ils n'ont plus qu'à se battre et à mourir. C'est leur beau moment, et l'on va reconnaître la noblesse française, imprévoyante, téméraire comme la jeunesse, mais toujours vaillante et chevaleresque, et perdant la vie avec magnanimité, à Quiberon, comme à Azincourt et à Crécy.

Ils sont enfermés, il faut sortir de la presqu'île : après une première tentative infructueuse et mal combinée (le 8 juillet), un plan est formé pour forcer le camp de Hoche : deux détachements, descendant à quelques lieues de là, à droite et à gauche, feront un détour, et par derrière attaqueront les républicains ; à un signal donné, le gros de l'armée émigrée sortira du fort Penthièvre et les assaillira de front : pris entre deux feux par des troupes supérieures en nombre, Hoche ne peut résister (16 juillet). Mais, voilà qu'il arrive de ces malentendus qui déjouent les projets les plus habilement conçus, de ces accidents qui ne sont pas des coups de hasard, mais que Dieu jette à l'encontre des capitaines quand il les veut perdre. Le premier détachement est détourné de son chemin par un contre-ordre venu on ne sait d'où[1], il s'égare à dix lieues de là ; son chef même, Tinténiac, est tué ; la seconde troupe à peine a mis pied à terre qu'elle est obligée de se rembarquer ; les deux attaques sur les flancs et les derrières des républicains manquent ainsi à la fois ; le signal qui devait avertir de ce contre-temps n'est pas aperçu.

[Note 1 : Des agents de l'intérieur.]

Cependant les émigrés, dans leur impatience, sortent de la presqu'île ; ils ne veulent même pas attendre ce renfort tant désiré, le corps de Sombreuil, quinze cents vieux soldats qui viennent d'arriver et vont débarquer. Ils marchent en rangs épais contre le camp de Hoche placé sur une hauteur et défendu par de formidables retranchements ; Hoche les laisse s'approcher ; puis, tout à coup, à quelques pas, une batterie se démasque, et une décharge meurtrière, en un instant, en abat des centaines ; les rangs sont hachés en tronçons. Se figure-t-on la stupeur et l'effroi à cette surprise ? Mais ici, ces gentilshommes, qui dédaignaient les paysans, vont leur prouver du moins qu'ils sont dignes de les commander. Un moment troublés et désunis, bientôt ils se reforment, et, comme si des trouées sanglantes ne les avaient diminués, ils alignent leurs rangs, et du même pas, du même pas qu'auparavant, ni plus vite, ni plus lentement, ils continuent à monter vers ce rempart d'où plonge un feu de mitraille qui les décime. Les républicains, les voyant de ce rempart, marcher impassibles et en bon ordre, ne pouvaient retenir leur admiration : « Il semblait, leur disaient-ils après la défaite, que vous marchiez à la parade. — On s'est battu des deux côtés avec énergie, écrivait Hoche, ces hommes égarés se sont souvenus qu'ils étaient Français et qu'ils avaient des Français devant eux. »

C'est que la plupart étaient des officiers, et ces officiers, qui avaient toute leur vie crié en avant ! à leurs soldats, soldats aujourd'hui, ne savaient pas reculer. De soixante-douze officiers de Royal-Marine, il en périt quarante-trois ; de cette troupe héroïque de cent vingt vieux vétérans, chevaliers de Saint-Louis, il en resta soixante-douze couchés par terre. Il fallut enfin céder ; qu'était le plus intrépide courage contre des feux de peloton ? Ils auraient tous péri, dès ce jour-là, sans la prévoyance du comte de Rotalier ; avec ses canons, il arrêta la poursuite des républicains, et, couvrant la retraite des émigrés, les sauva au moins pour cette fois[1].

[Note 1 : Son fils tomba près de lui : « Enlevez cet officier, » dit-il, et il continua à commander.]

Le reste ressemble à toutes les histoires d'infortunes achevées ; les premières mailles déchirées, le tissu se rompt jusqu'au bout. Du 16 au 20 juillet, chaque jour, chaque nuit, les soldats enrôlés en Angleterre désertent par bandes au camp de Hoche ; celui-ci n'a entre son armée et les émigrés que le fort Penthièvre, et la garnison de ce fort est composée presque entièrement d'anciens républicains ; la trahison, bientôt, le lui livre : quand, une nuit, ses soldats se présentent au pied des murs, ceux du dedans leur tendent la crosse de leurs fusils pour les aider à escalader les rochers. Et alors, c'est une débandade générale, déroute non d'une armée, mais d'une population entière, paysans, femmes et enfants qui, depuis quelques jours, s'étaient réfugiés dans la presqu'île. Tous fuient devant les bataillons vainqueurs qui débordent sur cet étroit espace, tous fuient, et ils n'ont devant eux que la mer, une mer bouleversée par la tempête, et une côte de rocs où les bateaux de secours ne peuvent aborder. Il ne fallut pas de grands efforts pour venir à bout de cette foule éperdue ; sauf quelques-uns qui s'échappèrent, on les prit par milliers, et on les emmena comme des troupeaux.

A cette heure, les deux généraux ont disparu : Puisaye s'est hâté d'aller mettre ses papiers à l'abri sur la flotte anglaise ; d'Hervilly a eu l'honneur d'être blessé mortellement le 16, à l'attaque du camp, réparant ses fautes par la mort du soldat.

Une seule troupe avait pu se rallier, celle de Sombreuil, récemment débarquée, un millier d'hommes environ, la plupart gentilshommes ou anciens soldats. Après avoir défendu le terrain, pied à pied, contre des forces sans cesse croissantes, ils étaient arrivés à l'extrémité de la presqu'île, près de Portaliguen ; là, réunis derrière un petit mur à demi écroulé, entre la mer agitée par l'orage et les rangs redoublés d'une armée nombreuse, n'ayant plus qu'une ou deux cartouches par homme ; ce n'est pas de se rendre que leur vient la pensée ; « Sombreuil tint conseil, raconte l'un d'eux, et il fut alors unanimement décidé que nous sortirions tous du fort, et que, secondés par le feu très-vif que faisaient les frégates anglaises, nous nous précipiterions, l'épée à la main, dans les rangs républicains, où du moins, si la victoire ne secondait pas notre courage, nous trouverions une mort glorieuse... Déjà Sombreuil donnait l'ordre d'ouvrir les portes[1] ; » mais, à leur attitude, les républicains eux-mêmes s'émeuvent. Cette poignée d'hommes va-t-elle donc périr ? Sûrs de la victoire, ils n'ont que de la pitié : « Rendez-vous, braves émigrés, s'écrient-ils, il ne vous sera pas fait de mal ! nous sommes tous Français !... » Ah ! si ce ne furent pas les généraux qui le jetèrent, ce cri des soldats était la voix généreuse de Français qui reconnaissent des hommes de leur sang, et leur pardonnent ! Sombreuil, alors, sortit du fort, un général républicain s'avança, et quelques paroles s'échangèrent rapidement entre eux.

[Note 1 : Ma sortie de Quiberon, par L.V. de la V... g... o... (le vicomte de la Villegourio).]

C'est là ce qu'on a appelé la capitulation de Quiberon, niée et affirmée avec une égale passion par les partis contraires, parce qu'elle fut suivie du massacre des émigrés.

J'ai lu, avec une attention exacte et scrupuleuse, avec l'ardent désir de chercher la vérité, tous les récits qui ont été écrits de ce moment solennel, et les relations émues des émigrés qui s'échappèrent plus tard des prisons[1], et les écrivains hostiles aux royalistes, tels que le biographe de Hoche, Dourille, et l'impartiale narration des Victoires et conquêtes, où l'on sent une âme toute française, et l'historien de la Révolution, M. Thiers, qui juge les événements en homme d'État, et les pages sincères de Rouget de Lisle, qui accompagna Tallien de Quiberon à Paris, et qui peint en traits saisissants les hésitations et les angoisses du proconsul préoccupé de la conduite qu'il doit tenir, et le discours enfin de Tallien, quelques jours après, à la Convention ; j'ai recueilli en Bretagne, sur les lieux mêmes, les traditions et les souvenirs ; et la conviction m'a été donnée qu'il y eut une capitulation, non pas capitulation régulière, le temps et les circonstances ne le permettaient pas, mais une capitulation conditionnelle, et les conditions mêmes que l'on imposait sont la preuve d'une convention proposée et acceptée.

[Note 1 : Tous, séparés par les distances et les années, s'accordent sur le fait qu'il y eut capitulation.]

Entre ces récits, celui qui porte le plus le caractère de la vérité est la relation de Chaumereix, qui, lui, écrit, non à la distance de longues années, mais peu de temps après son évasion, dans l'année même[1] : « Sombreuil, dit-il, s'avança vers Hoche : Les hommes que je commande sont déterminés à périr sous les ruines du fort, mais si vous voulez les laisser rembarquer, vous épargnerez le sang français. Le général Hoche lui répondit : Je ne puis permettre le rembarquement, mais si vous voulez mettre bas les armes, vous serez traités comme des prisonniers de guerre. — Les émigrés seront-ils compris dans cette capitulation ? ajouta Sombreuil. — Oui, dit le général Hoche, tout ce qui mettra bas les armes. Puis apprenant son nom : Quant à vous, Monsieur, je ne puis rien vous promettre. — Aussi, répondit Sombreuil, n'est-ce pas pour moi que j'ai voulu capituler, je mourrai content, si je sauve la vie à mes braves compagnons d'armes. »

[Note 1 : Relation de M. de Chaumereix, officier de la marine, Londres, 1795.]

Et il se retire, il rapporte à ses compagnons sa conversation avec le général républicain[1], et, sur sa parole, les émigrés mettent aussitôt bas les armes.

[Note 1 : Il n'est pas certain que le général républicain qui conféra avec Sombreuil fut Hoche ; quelques relations nomment le général Humbert ; mais cela ne change rien au fait.]

Tel est ce récit d'un témoin oculaire, et la suite des événements confirme sa véracité. Une frégate anglaise s'était approchée du rivage et tirait de meurtrières bordées sur les républicains : « Du moins, Monsieur, faites cesser le feu des Anglais ! » s'écria Hoche. Après avoir réservé la vie du jeune capitaine, il demande à Sombreuil d'épargner ses troupes, fortifiant son engagement d'une seconde condition. Et s'il n'y avait pas accord, que signifie la conduite de Hoche et de Tallien ? pourquoi hésitent-ils à fusiller immédiatement ces émigrés ? la loi n'était-elle pas formelle ? Mais non, ils attendent la décision de la Convention : Tallien court à Paris ; et là, son discours se tourne contre lui-même : « Les émigrés, dit-il, envoyèrent plusieurs parlementaires ; mais quelle relation pouvait exister entre nous et ces rebelles ? Qu'y avait-il de commun entre nous que la vengeance et la mort ? » Les applaudissements l'ont enivré[1] ; il ne sent pas que son récit atteste son mensonge ; car quels hommes consentiraient à se rendre à des vainqueurs qui repoussent les parlementaires ? Et, quand l'ordre arrive à Auray de les juger, voyez-vous la stupéfaction, la douleur, l'indignation de la population, de l'armée, des généraux ! Devant la commission militaire, entendez-vous Sombreuil : « Prêt à paraître devant Dieu, je jure qu'il y a eu capitulation, et qu'on a promis de traiter les émigrés en prisonniers de guerre ! » Et, se tournant vers les soldats présents en foule : « J'en appelle à votre témoignage, grenadiers ! — C'est vrai, répondent-ils. » Et à ce serment d'un soldat, la commission militaire se sépare, elle ne les jugera pas, elle ne s'en reconnaît pas le droit ! Et tous les autres officiers de l'armée refusent de juger les émigrés ; on est obligé de changer la garnison d'Auray ; pour former une commission, il faut que l'on choisisse des étrangers ; c'est à des officiers de la légion belge qu'est donnée la mission de condamner ces Français !

[Note 1 : C'était le 9 thermidor, anniversaire de la chute de Robespierre. L'entrée de Tallien fut une ovation.]

L'iniquité retombe sur Tallien et la Convention : Quoique un an se fût écoulé depuis la chute de Robespierre, c'était bien toujours la même assemblée, de son premier jour à son dernier, soumise à deux basses passions, la haine et la peur, la haine chez quelques-uns, la peur chez le plus grand nombre. Les soldats furent magnanimes, les législateurs féroces. Hoche leur écrivit : « L'humanité ne peut-elle élever la voix ? Songez-y, citoyens représentants, cinq mille Français ! » Pas un ne se leva pour l'appuyer. Tallien craignait d'être soupçonné de royalisme, beaucoup de ceux qui l'écoutaient pouvaient être aussi suspectés ; les Montagnards les regardaient, ils baissèrent les yeux et laissèrent exécuter une loi qu'ils abhorraient ; pour être atroces, il leur suffit de se taire ! Si ce massacre eût dû se faire à Paris, ils ne l'auraient pas osé ; l'opinion leur défendait de frapper encore ; mais la mort à cent cinquante lieues, la mort qu'on ne voit pas donner, cette mort est facile à résoudre ! Qu'étaient quelques milliers d'hommes pour cette assemblée qui en avait tant fait égorger ? leur mort ne lui apporta pas un remords de plus !

Ici, ce n'est plus de l'histoire, c'est une tragédie, une des scènes pathétiques de ce drame de la Terreur qui se joua quatorze mois de suite tous les jours, et qui chaque jour était dénoué par le même acteur, le bourreau.

Tous ceux qui ont raconté les derniers moments des victimes sont des émigrés échappés au même sort ; et, dans les récits de tous on retrouve le même sentiment ; soit qu'ils écrivent le lendemain du désastre, comme Chaumereix, ou de longues années après, comme la Villegourio, le Charron, Montbron, Villeneuve, ou Berthier de Grandry, c'est la même tristesse calme, tant elle est profonde[1]. Ils ne récriminent pas, ils n'ont ni emportement ni amertume : la haine contre leurs bourreaux, le dédain pour leurs chefs inhabiles ou imprudents, toutes les basses ou mesquines passions se sont envolées de leur âme, une seule impression demeure. Ces victimes, leurs compagnons d'armes, ces officiers qui avaient combattu dans l'Amérique et les Indes, ces jeunes gens, fleur de l'armée, ces enfants de quatorze ans, ce jeune Talhouet, qui se battait près de son frère, et à qui, prisonnier, sa mère s'attachait avec des étreintes désespérées, qu'elle couvrait de son corps, comme si, en se mettant entre lui et la mort, la mort ne pouvait atteindre ce fruit de ses entrailles ; ces paroles sublimes, ces actes héroïques, d'autant plus héroïques qu'il semblait qu'ils dussent être à jamais ignorés, puisque tous devaient périr ; ces prisonniers, emmenés de Quiberon à Auray, la nuit, par des chemins mal frayés, avec une faible escorte[2], et à qui les officiers républicains disaient : Sauvez-vous ! profitez de la nuit ! et qui refusent, et dont pas un ne manque à l'appel en arrivant à Auray [quelques-uns s'égarèrent, les lignes de soldats se rompant à chaque instant, ils appelaient et se joignaient à l'escorte. Car ils avaient donné leur parole, et ils comptaient la vie pour rien et d'honneur pour tout[3]] ; et ces dernières nuits, dans la chapelle qu'ils appellent l'antichambre de la mort ; ce jeune Coatudavel qui, n'ayant que six mois de plus que l'âge où l'on accordait un sursis, refuse de se rajeunir devant ses juges, pour ne pas sauver sa vie par un mensonge ; ce domestique qui ne veut pas vivre sans son maître et qui le suit à la mort ; cet autre domestique Malherbe, l'histoire a conservé son nom, qui à cet instant suprême, se sent animé du souffle de Dieu, et, comme inspiré, exhorte à la mort ses compagnons étonnés de son éloquence, et les conjure de pardonner à leurs assassins ; et ces vieillards, vétérans des anciennes guerres, qui avaient retrouvé la force de leur maturité pour marcher contre les batteries, et qui, aujourd'hui, découvrant leurs cheveux blancs, lisaient à haute voix la prière des agonisants, et rappelaient aux plus jeunes les grandes pensées de la religion et ses immortelles espérances ; et ce prêtre se levant au milieu des prisonniers : « Chevaliers chrétiens, toujours fidèles à Dieu et au roi, faites un acte de contrition, vos péchés vous sont remis ! » et les soldats républicains qui les gardaient, tombant à genoux à ce spectacle, et répétant les prières des morts avec eux ; et ces appels de chaque jour qui retiraient vingt, trente, quarante victimes du groupe chaque jour plus rétréci ; et, à une heure que l'on connaissait, le silence se faisant instantanément dans la prison, chacun immobile, dans une attente qui serrait le cœur, et, tout à coup, l'air déchiré par une fusillade éclatante, la fusillade qui jetait morts par terre ceux qui tout à l'heure venaient de sortir vivants ; et ces admirables femmes de Vannes, de Lorient, d'Auray, sœurs de charité volontaires[4], qui envahirent littéralement la prison, qui intercédèrent pour obtenir la faveur de servir les prisonniers, — car ils demeurèrent douze jours dans l'attente de leur sort, douze jours d'anxiété, mais aussi d'espoir : la plupart étaient jeunes et ne pouvaient se faire à l'idée de mourir ; ces femmes dévouées qui, plusieurs fois le jour, leur venaient apporter le pain, le vin, les vêtements, et, ce qui vaut mieux, les douces et consolantes paroles, les soins de la mère, de la sœur, de l'épouse, et qui savaient même, don charmant qui n'appartient qu'à la femme, mêler à leurs encouragements cette gaîté légère qui soutient le cœur et amène le sourire d'un instant sur les mornes visages, comme entre deux nuages une échappée de soleil ; voilà les scènes, les paroles, les souvenirs que nous ont retracés ceux qu'une amitié vigilante ou un sort heureux préserva, ou plutôt que Dieu voulut garder pour que ces belles actions fussent racontées, pour qu'il fût montré une fois de plus à quelle force et à quelle sublimité l'homme se peut élever par le sentiment du devoir et par la foi !

[Note 1 : Voy. l'Expédition de Quiberon, par Villeneuve de la Roche-Barnaud ; Récit de l'évasion d'un officier pris à Quiberon, par le comte de Montbron ; Relation de M. de Chaumereix, officier de marine ; Témoignage d'un royaliste ; Ma sortie de Quiberon, par le V. de la V...g...o ; Expédition de Quiberon, par le baron Charron ; Récit sommaire de la déplorable affaire de Quiberon, par le chevalier Berthier de Grandry (dans la Revue de Bretagne et de Vendée) ; Relation du désastre de Quiberon, par M. de la Touche. Le récit de leur évasion, des obstacles et des dangers qu'ils ont surmontés, est une des pages les plus émouvantes de l'histoire de la Révolution.]
[Note 2 : Ce n'étaient pas les royalistes, disait plus tard un officier républicain, qui étaient nos prisonniers, c'était nous qui étions les leurs, s'ils l'avaient voulu.]
[Note 3 : Chaumereix.]
[Note 4 : Ce furent mesdames Leconte, Fougère, Tanguy (femme du peuple, qui fit confectionner des vêtements à ses frais pour les prisonniers), Humphry, Hémon, Kerdu, Brunet, Guillevin, Duparc, Le Normand, Glain, Béar, Lauzer, Vial. Une partie de ces noms avait été donnée par M. Théodore Muret (Histoire des guerres de l'Ouest) ; la liste en a été complétée par la Revue de Bretagne et de Vendée.]

Entre toutes ces victimes de nos dissensions civiles, il en est une qui excite un intérêt plus attendrissant, Sombreuil : il était jeune, beau, brave ; il avait quitté sa fiancée, ne voulant l'épouser qu'au retour de cette expédition : il brûlait de cet amour de la gloire qui va bien à la jeunesse ; il rêvait de lauriers à déposer aux pieds de celle qu'il aimait. Membre de cette famille qui avait tant de fierté et un cœur si haut, digne fils de celui qui commandait les Invalides, digne frère de celle qui but un verre de sang le 2 septembre pour sauver son père, il était prédestiné à la mort. Tallien, en le voyant, ne put retenir un mot de regret : « Votre famille est bien malheureuse ! » lui dit-il. En s'exemptant lui-même de la capitulation, il était déjà condamné ; mais il inspirait une sympathie universelle ; les généraux semblaient lui fournir les moyens de se sauver : une sorte de liberté lui était donnée, il n'était pas renfermé comme les autres prisonniers, les officiers républicains le faisaient manger à leur table ; mais leurs sentiments et les siens étaient trop contraires ; bientôt il refusa ces marques de préférence, et retourna avec ses compagnons à la tête desquels il ne devait plus marcher que pour aller à la mort.

Là encore, dans la prison, il exerçait, par sa grandeur d'âme, une suprématie involontaire ; les prisonniers prenaient courage en voyant sa sérénité. Cette sérénité pourtant se démentit un jour : tandis que la liberté où on laisse les émigrés leur donne un plus vif espoir, tout à coup arrive l'ordre de les mettre en jugement. A ce moment, le jeune capitaine fut saisi d'une de ces douleurs violente et soudaines qui bouleversent l'âme jusqu'en ses profondeurs : c'est lui qui cause la mort de ces braves gens ; sans sa condescendance, ils eussent péri, mais dans les rangs de l'ennemi, glorieusement et en soldats ! Ses pensées furent troublées par un mouvement de folie ; car tout homme qui se résout à se donner la mort est frappé dans sa raison ; l'amour de la vie est l'amour le plus naturel et le plus fort ; qui n'aime plus ce don sacré de la vie ne s'aime plus, et qui ne s'aime plus a perdu le sens de lui-même. Dans son désespoir, il saisit un pistolet et se l'appuya sur le front ; Dieu ne permit pas que cette grande âme se souillât par un crime. Mais alors le remords le transforma, il se jeta aux pieds de l'évêque de Dol, et il ne fut plus que chrétien. Et quand la sentence fut prononcée, tous les deux on les vit, le vieil évêque aux cheveux blancs, suivi de ses prêtres vénérables qui s'avançaient sur deux lignes en chantant des psaumes, entre les rangs des prisonniers agenouillés et courbés sous la bénédiction du vieillard, et Sombreuil, la tête haute, marchant le premier de ses officiers. Les soldats qui l'escortaient étaient émus de pitié en le voyant si tranquille et si fier. Puis, au lieu du supplice, des mots simples, d'un Français et d'un chrétien, de ces mots comme on en trouve dans l'histoire des grands hommes, qu'on se rappelle et qui élèvent l'âme : il ne veut pas qu'on lui bande les yeux : « J'ai l'habitude de regarder mon ennemi en face ! » Quand on lui commande de se mettre à genoux : « Je m'agenouille devant Dieu, dont j'adore la justice, mais je me relève devant vous qui n'êtes que des hommes ! » Ces paroles du jeune capitaine, le soir on les répétait parmi les fidèles royalistes emprisonnés et parmi les officiers républicains, et les uns et les autres, en le louant, disaient : « La France a perdu un de ses nobles enfants, qui eût été grand pour la gloire de la patrie ! »

Après lui, les autres prisonniers furent rapidement immolés : « Ils ont mis le pied sur la terre natale, la terre natale les dévorera ! » avait dit Tallien : trois commissions fonctionnaient à la fois, à Auray, à Vannes et à Quiberon. A Vannes, on les jugeait douze par douze ; en un seul jour, de cent trente-sept renfermés le matin dans la prison, il n'en resta, le soir, que huit. Dans une prairie, non loin d'Auray, on les emmenait vingt par vingt, au bord d'une fosse ouverte : les soldats, attristés et obéissants, se hâtaient d'accomplir leur tâche de bourreaux, et s'éloignaient aussitôt de ce champ de carnage ; les fosses étaient à peine recouvertes ; souvent les chiens les venaient fouiller, et l'on voyait les corbeaux voler dans l'air emportant une affreuse pâture.

Plus tard, leurs ossements furent recueillis par une pieuse charité, et on les montre au voyageur, amoncelés sous le monument de marbre qui leur a été élevé près d'Auray, à la Chartreuse. Mais ces marbres, ces statues et ces inscriptions touchent moins que le lieu même où ils ont péri : j'ai vu ce champ qu'on appelle d'un nom sacré, le Champ des martyrs, une prairie longue, verte, entourée de haies ; à l'entour, la campagne est solitaire et silencieuse. Il n'y a là rien d'eux que leur souvenir, et cette inscription au fronton d'un petit temple : Hic ceciderunt, là ils sont tombés ! C'est une catastrophe capitale, le dernier coup qui frappe la noblesse française est le plus terrible, il l'atteint au cœur. Pendant deux ans, la Révolution l'avait décimée en détail ; cette fois, elle frappa de cette arme que souhaitait un empereur romain pour trancher d'un seul coup des milliers de têtes. L'ancienne armée, celle qui avait combattu contre le grand Frédéric et avec Washington, l'ancienne marine, qui avait vaincu sous d'Estaing, d'Estrées et Lamothe-Piquet, disparurent ; plusieurs grandes familles, en perdant leurs fils en un même jour, furent éteintes. Parmi les noms inscrits sur le monument de la Chartreuse, se lisent les plus beaux de notre histoire : La Rochefoucauld, Broglie, Fénelon, Montesquiou, Chevreuse, d'Aiguillon, Damas, Beaufort, Beaumont, Bellegarde, Lamoignon, un La Peyrouse, parent du célèbre navigateur, Foucault, des anciens intendants de Bretagne, d'Avaray, Caradec, un frère de Charlotte Corday, plusieurs fils des plus anciennes familles de Bretagne, Lantivy, Goulaine, Cornullier, Coëtlosquet, Chasteignier, du Bois-Hue, la Landelle, de la famille de l'écrivain, la Houssaye, Kergariou, Kermoysan, Langle, dont l'aïeul était au combat des Trente, Lanoue, descendant de Lanoue-Bras-de-fer, capitaine de Henri IV, et Brisson, du loyal et courageux président Brisson au temps de la Ligue, Salvert, Savatte, d'Hervilly, Talhouet, Soulange, d'Arbouville, de la famille du général qui s'est illustré en Afrique, la Voltaye, deux Villeneuve, La Roche-Barnaud, frère de celui qui fut sauvé, Largentaye, Lambertrie, Navailles, parent de ce Navailles qui osa noblement résister à Louis XIV, Lusignan, des anciens rois de Jérusalem, Kérolan, Vauquelin, Rougé, Tronjolly, Gesril du Papeu, qui, au moment de la capitulation, se jeta à la nage pour aller porter l'ordre à la frégate anglaise de cesser le feu, et revint, autre Régulus, partager le sort de ses compagnons, etc., etc.

« La Chartreuse occupe la place de la chapelle que le duc de Bretagne Jean IV avait érigée sur le champ de bataille d'Auray. Ainsi la même terre recouvre les compagnons de du Guesclin et les compagnons de Sombreuil[1]. »

[Note 1 : Revue de Bretagne et de Vendée.]

Pendant les exécutions, des femmes veillaient aux environs, prêtes à secourir ceux qui parviendraient à se sauver ; une vingtaine à peu près eurent ce bonheur ; on cite Fournier de Boisairault d'Oiron, qui se jeta à terre au moment où l'on tira et qui s'échappa ; un autre, un jeune homme, Rieux, le dernier rejeton d'une des plus illustres familles bretonnes, s'élança des rangs des victimes et s'enfuit à travers les champs et les marais ; il avait franchi une petite rivière à la nage, et était près d'atteindre un bois où on l'attendait, quand une balle le frappa ; il tomba au lieu même où, quatre cents ans auparavant, son aïeul, le maréchal de Rieux, était mort à côté de Charles de Blois[1].

[Note 1 : Le P. Arthur Martin, Pèlerinage à Sainte-Anne d'Auray.]

« Les émigrés de Quiberon, a dit Napoléon, sont descendus les armes à la main sur le sol de la patrie, mais ils l'ont fait pour la cause de leur roi, ils étaient salariés de nos ennemis, cela est vrai, mais ils l'étaient pour la cause de leur roi ; la France donna la mort à leur action et des larmes à leur courage ; tout dévoûment est héroïque[1]. »

[Note 1 : Mémoires.]

Un poëte viendra, un jour, qui redira ces scènes pathétiques, et, comme Shakespeare, déroulera l'histoire des guerres civiles de la patrie, l'épopée de nos gloires et de nos malheurs, de nos héros et de nos martyrs ; et il lui suffira, pour être sublime, de représenter la vérité.





V

Les Rochers. — Combourg.

Madame de Sévigné et Chateaubriand.



En sortant de Vitré, on suit un joli chemin qui serpente ; à un détour, on longe un mur qui soutient une terrasse ; une simple barrière, au bout de ce mur, sépare le chemin d'un vaste préau : on est arrivé. Ce préau c'est la grande cour ; à droite, la chapelle, ronde comme un pigeonnier ; à gauche, les servitudes ; au fond des bâtiments en équerre, au milieu desquels s'élève une tour à plusieurs pans, le château. Les gravures en donnent une assez exacte idée ; c'est plus qu'une maison, et ce n'est pas tout à fait un château. A peine depuis deux siècles y a-t-on touché. A l'exception de la teinte grise dont le temps a recouvert la pierre, tel il devait être au temps de madame de Sévigné.

Rien de plus simple, et, pourtant, combien cette modeste demeure émeut plus que ces grands châteaux que l'on rencontre partout et qui s'étalent somptueusement dans leur architecture neuve ! C'est qu'ici, il y a une âme qui vivifie tout, et qui donne un sens à ce que l'on voit. On n'est point ici étranger et isolé, on marche accompagné d'une personne que l'on ne voit pas et qui cependant est présente, cette charmante femme, si vive et si gaie que tous ceux avec qui elle avait commerce en étaient animés et réjouis, une de ces femmes autour desquelles on se groupe, qui, en quelque lieu qu'elles aillent, et dès le premier moment, deviennent le centre d'un monde et exercent, sans y songer et naturellement, le prestige d'une douce et légitime royauté.

Aussitôt, et par un soudain mouvement de l'esprit, ses lettres, ses récits reviennent en notre pensée. C'est dans cette cour qu'un dimanche, à l'instant où elle finissait d'écrire à sa fille quelques-unes de ces lignes d'une tendresse qui ressemble à la passion, en regardant par la fenêtre, elle vit arriver un grand et nombreux train de seigneurs, « quatre carrosses à six chevaux, avec cinquante gardes à cheval, plusieurs chevaux de main, et plusieurs pages à cheval. C'étaient M. de Chaulnes, M. de Rohan, M. de Lavardin, MM. de Coëtlogon, de Lokmaria, les barons de Guais, les évêques de Rennes, de Saint-Malo... » On suit cette brillante société dans le salon. Ce salon, à peu de détails près, est le même qu'en 1672 ; au rez-de-chaussée, éclairé à la fois par la cour et par le jardin, tout en boiserie, selon le style du temps, ce qui avait autrement de grandeur que nos papiers peints moirés et lustrés ; une vaste cheminée, large, profonde, avec de beaux chenets de bronze qui, ainsi que tout ce qui se faisait dans ce temps, semblent faits pour durer des siècles ; sur la cheminée une de ces hautes pendules incrustées d'écaille et de cuivre, comme on en voit dans les palais de Louis XIV ; puis, suspendus aux panneaux, dans de vieux cadres sculptés, les portraits brunis de toute cette famille de guerriers, de magistrats, de fins et spirituels courtisans, de saintes même, les Rabutin, les Sévigné, les Coulanges, les Chantal, noble et grave compagnie parmi laquelle elle vivait, et avec qui, lorsqu'elle levait les yeux de son papier, elle échangeait des pensées et continuait la causerie étincelante, gracieuse et attachante de ces lettres que l'on se passait de main en main et dont on s'arrachait des copies.

Du salon on entre de plain pied dans le jardin, un vaste jardin carré, à grandes allées droites, « tout à fait sur le dessin de Lenôtre » avec des arbres artistement taillés et une double ligne d'orangers vieux déjà de son temps, un vrai jardin français, avec une terrasse à l'une des extrémités. Les Rochers sont situés sur un plateau et la terrasse en est le point le plus élevé : de là, on embrasse toute la campagne d'alentour, arrondie comme un vaste cirque, basse au premier plan, puis montant en pente douce jusqu'à l'horizon. Cette campagne a un aspect monotone : ce ne sont que bois et landes ; à peine une ou deux maisons et un clocher au milieu des arbres : tout fait silence, on est au bout du monde, dans un désert. Et, en se retournant, on a devant soi le jardin fermé par les arbres du parc comme par un rideau, le jardin plat et sans voix dont la solitude prolonge la tristesse du paysage : bientôt, le calme universel qui plane autour de vous envahit et domine l'âme, on n'a plus envie de parler, et l'on ralentit le pas.

Dans le parc, même solitude : le mail a été abattu, mais ils existent toujours ces vieux arbres qu'elle-même avait plantés, qu'elle avait vus « pas plus hauts que cela, » et qui avaient formé ces belles avenues couvertes dont elle disait : « C'est passer une galerie que d'aller au bout. » C'est là qu'elle se sauve dès le matin, emportant avec elle un « petit livre, un livre de dévotion et un livre d'histoire, » Tacite, la Vie de saint Thomas de Cantorbéry, le Tasse, les Iconoclastes, et surtout et le plus souvent Nicole, Nicole qui est « de la même étoffe que Pascal, » qu'elle ne se lasse pas de louer, de recommander à sa fille et à ses amis, et dont elle voudrait, tant elle s'en trouve l'esprit nourri, « faire un bouillon pour l'avaler. » Là, elle passe des jours « toute seule, tête à tête, rêvant un peu à Dieu, à sa providence, possédant son âme, » allant du livre de dévotion au livre d'histoire, « cela fait du divertissement, » de temps en temps interrompant sa lecture pour admirer « ces beaux arbres devenus grands et droits, » ces longues allées « où l'on est mieux que dans une chambre, » où il ne vient personne, et dont « rien n'égale le silence, la tranquillité et la solitude. »

Vous figurez-vous cette grande dame habituée à la conversation des plus beaux esprits de Paris et de Versailles, que le gouverneur de Bretagne et la princesse de Tarente, et tout ce qu'il y avait de distingué aux États de Bretagne, venaient chercher, emmener malgré elle, et dont il semblait qu'on ne pouvait se passer, la voyez-vous absorbée et ravie par la tristesse de ces bois solitaires ? afin de la mieux savourer « marchant à l'aventure, » prêtant l'oreille au chant de mille oiseaux, au murmure des feuilles, « ah ! la jolie chose qu'une feuille qui chante ! » et s'arrêtant au bout d'une allée « où le couchant fait des merveilles ! »

Ce n'était pas une mode alors d'affecter pour la nature une admiration qui dégénère en une adoration impie ; on n'en parlait pas pour faire des phrases ; mais, ainsi que ces grands hommes dont le génie se fortifie par les contrastes, ainsi que Molière, si plaisant au théâtre, si morne dans le monde, cette femme éblouissante de gaîté sentait naïvement la poésie du spectacle de la terre, sentiment fatal aux cœurs faibles, aux caractères faux, mais qui élève les âmes droites et sainement trempées.

Elle restait tard en ces bois : « Je n'en reviens pas que la nuit ne soit bien déclarée, que le feu et les flambeaux ne rendent ma chambre d'un bon air. » Cette chambre est une pièce au rez-de-chaussée, longue, à panneaux de boiserie comme le salon, et éclairée par une seule fenêtre : au fond, le lit ; le long des murs, des fauteuils de soie cramoisie ; près de la fenêtre, le secrétaire ouvert, et l'écritoire de laque et le registre où elle recueillait les meilleures pensées des auteurs ; puis, dans un angle, le cabinet avec l'étroite psyché drapée, et les boîtes et les petits ustensiles de toilette, et le petit fauteuil rond et bas où elle s'asseyait pour se faire poudrer : tout cela y est encore. Voilà le lieu choisi, séparé des grands appartements où elle se retire le soir, « une bonne chambre avec un grand feu. »

Ce n'est plus le temps de la rêverie vagabonde, c'est l'heure de la méditation et des fortes lectures : elle les fait le plus souvent en compagnie de son fils ou de l'abbé, ou de quelqu'un de ces familiers que l'on avait au XVIIe siècle, intermédiaires entre le serviteur et le maître, dont on disait un tel, gentilhomme appartenant à M. le Prince, et que l'on traitait, à qui l'on parlait avec une simplicité aimable qui mettait à l'aise sans humilier. Elle préférait lire à deux, car « il y a une grande différence entre lire seule ou avec des gens qui relèvent les beaux endroits et qui réveillent l'attention. » Et ces livres (elle fait observer qu'elle garde pour le soir tout ce qu'elle a de plus gros), ce sont des histoires, Amyot, Josèphe, Davila, Guichardin, des traités de philosophie, Pascal, Descartes, Mallebranche, ou les Pères, les Homélies de saint Chrysostome, saint Hilaire, saint Prosper, Abbadie, les Variations. Elle a sous la main les moralistes, les poëtes, les ascètes, qu'elle a apportés de Paris, et rangés dans son cabinet ; peu de romans ; et si elle « se laisse prendre à la glu de la Calprenède et de sa Cléopâtre, » ce n'est qu'un moment, un souvenir de jeunesse, et elle s'en excuse comme d'une faiblesse.

Telles étaient les études habituelles aux femmes de la plus haute société de ce temps, des études sérieuses, solides, presque viriles ; la plupart, et madame de Sévigné la première, savaient et parlaient plusieurs langues, l'italien, l'espagnol, quelques-unes le latin. Et ces études, elles les continuaient non-seulement jusqu'à l'âge où elles se mariaient, mais toute leur vie, non pour s'en prévaloir, mais pour être capables de converser avec les hommes, de connaître les choses les plus utiles au vrai but de la vie, pour s'améliorer et se perfectionner. De là cette sûreté de jugement, cette justesse de goût, cette langue exacte, pleine, nourrie, qui s'unissaient à la grâce, à la légèreté, à la délicatesse propres à la femme, et rendaient leur conversation si aimable et leur commerce si attachant. Parfois, une marquise de La Fayette, une madame de Sévigné, écrivait un petit livre de récits, de portraits faits d'après les modèles qui avaient passé autour d'elle, ou des lettres, mémoires improvisés, qui mettaient en scène le roi, et la cour, et la ville, et toute cette société, la plus brillante de notre histoire ; et, dans ce petit livre qu'on avouait à peine, dans ces lettres écrites sans effort, au vol de la plume, les juges les plus difficiles reconnaissaient, et la postérité admire en s'étonnant la fine observation et la peinture fidèle des hommes, des mœurs, des caractères, et la pensée, l'éloquence, le style précis, la force comique, mieux encore le véritable esprit et le charme, les plus rares qualités des grands écrivains.

Madame de Sévigné n'a pas décrit son château ; si elle jette çà et là quelques mots sur son parc, son jardin, sa chambre, son mail, c'est à propos de ce qui se passe, de ce qu'elle fait. Une préoccupation vaniteuse ne la fait pas parler ; elle ne pouvait moins dire, et, cependant, par ce peu de mots, elle donne une idée exacte et vraie de ce qui est ; lorsqu'on va chez elle, ce que l'on attendait, on le trouve. M. de Chateaubriand, au contraire, s'est attaché à faire un imposant tableau du lieu où il passa sa jeunesse : pour le haut personnage qu'il y va peindre, il faut un cadre colossal. Le Combourg qui reste dans l'esprit après la lecture de ses Mémoires, c'est un château immense, aux vastes salles sans nombre, un désert de pierres, où auraient été à l'aise cent chevaliers avec leur suite ; du village il est à peine question ; on voit seule la terrible forteresse, noire, menaçante, isolée, surgir du milieu des bois. Les habitants de ce sombre manoir prennent alors une proportion énorme : le père, dur, silencieux, redouté de toute sa famille, renfermé le jour, et n'apparaissant que quelques heures le soir, comme un spectre dont la présence comprime les sentiments, les vœux et jusqu'aux paroles de sa femme et de ses enfants ; la mère brisée et mourante sous cette étreinte de fer ; la sœur rêvant mélancoliquement d'une passion fatale qu'elle combat sans savoir comment la nommer ; le fils enfin, triste, inquiet, sauvage comme Hippolyte, passant ses journées dans les bois, et, un fusil à la main, s'enivrant de l'indépendance des landes désertes. On dirait d'une famille des temps homériques, d'un de ces clans perdus dans une gorge de montagnes, qui communique à peine avec le reste du monde, et dont les fils sont déjà des héros : par son aire haut montée, par ses premiers coups d'aile, par ses penchants de roi, il a voulu se montrer aigle dès le commencement.

A l'exception de quelques bois qui ont été abattus, rien n'a changé à Combourg : la grande allée près du préau, les servitudes, le préau même, les marronniers au pied du perron, le château, sont intacts ; l'impression que l'on reçoit n'est pourtant pas tout à fait d'accord avec celle des Mémoires. En arrivant dans le bourg, ce n'est pas sans étonnement qu'on le trouve à la fois si considérable et si rapproché du château : c'est, non pas un petit village, mais presque une petite ville, aux rues larges, aux maisons des XVe et XVIe siècles, en pierres de taille, séparées, isolées l'une de l'autre par d'étroites ruelles, comme dans plusieurs villes de Bretagne, ce qui leur donne l'apparence de logis féodaux. Le portail de l'avant-cour du château s'ouvre directement sur l'une des rues ; le château est ainsi, sauf la grandeur, comme une des maisons du bourg. Il en fait partie intégrante ; ce voisinage amoindrit un peu son importance.

Vu du préau, le château, avec ses grosses tours rondes, ses toits aigus, ses mâchecoulis, sa façade morne percée de deux ou trois fenêtres, son haut perron, a un aspect imposant ; mais, à l'intérieur, l'effet n'est plus le même. La salle qui sert de vestibule est basse et mesquine, la cour petite, étroite, comme ces cours des maisons de Paris qui ressemblent à des puits entre de hautes murailles. On rencontre deux ou trois pièces qui seraient grandes à la ville, mais pas une de ces vastes salles des vraiment grands châteaux de Clisson, de Tiffauges ou même de Sucinio ; le reste n'est que chambres de dimension médiocre et petits cabinets dans les tours ; on cherche cette multitude de chambres dont parle M. de Chateaubriand, on les a vite comptées et visitées : non-seulement cent chevaliers et leur suite n'y auraient pas été à l'aise, mais, on le peut affirmer, trente personnes y seraient gênées.

Cette exagération sur un point si facile à vérifier donne quelques doutes sur le reste. Puis, en parcourant le château, on vous montre la chambre de Chateaubriand enfant : c'est une petite chambre, ronde, dans une tour, à fenêtres étroites, qui l'empêchent d'être sombre plutôt qu'elles ne l'éclairent. On y a apporté les meubles qu'il avait dans sa chambre à Paris, en ses dernières années : un petit lit de fer, des rideaux de calicot attachés à un ciel-de-lit en fer, un crucifix de fer, un encrier de fer, un bénitier de fer, une table du bois le plus commun. Voilà les meubles de M. de Chateaubriand, ancien ministre, ancien ambassadeur ! Quoi ! c'est là la table où il écrivit cette pompeuse description du château de ses pères, et où, tout en protestant n'y attacher aucune importance, il eut soin de rédiger, en tête de ses mémoires, une si complète généalogie de sa famille ! tant d'orgueil avec un mobilier plus modeste que celui d'une cellule de moine ! A la fois la superbe montant au faîte et s'écriant : Voyez comme je suis grand ! et l'humilité descendant plus bas que le dernier des visiteurs ! On ne s'abuse pas à cette simplicité affectée ; ce n'est pas l'imagination qui l'a égaré ; il y a parti pris : il a voulu forcer l'admiration par un contraste sensible à tout le monde ; il faut, comme en face de son tombeau, que l'on dise : Quelle modestie ! Oui, la modestie de ce philosophe au manteau de mendiant dont les trous laissaient voir son orgueil, cette humilité s'étale si publiquement qu'elle produit le même effet que la plus dédaigneuse fierté : on en est blessé, on la dédaigne aussi et l'on n'en tient compte.

Il est des écrivains qui gagnent à être fréquentés ; telle est madame de Sévigné. L'homme n'aime rien tant que de trouver l'homme dans un auteur ; c'est ce qui fait le charme des anciens, de Plutarque en particulier, et madame de Sévigné, en écrivant, est restée femme. M. de Chateaubriand, au contraire, tend sans cesse à ne pas paraître homme, il pose comme un être en dehors, au-dessus de l'humanité ; il ne songe qu'à se faire admirer ; il n'a ni naturel ni naïveté, on sent partout l'effort, dans son style comme dans sa vie : aussi n'inspire-t-il pas de sympathie ; on consent parfois à l'admirer, on ne parvient pas à l'aimer ; et l'on ne va pas volontiers chercher un maître qui vous parle toujours de haut. Madame de Sévigné se fait tout d'abord aimer, ce n'est qu'en second lieu qu'on l'admire, et, plus on la connaît, plus on désire la visiter.





VI

Saint-Ilan.

Colonie agricole. — un poëte et un soldat bretons.



Lorsque l'on suit la côte âpre et haute de la baie de Saint-Brieuc, à une lieue environ de la ville on aperçoit une flèche neuve et élégamment découpée qui domine la campagne : c'est la chapelle de Saint-Ilan, et cette chapelle indique aussitôt quelle pensée a inspiré cette colonie d'agriculteurs et d'orphelins, asile de charité ouvert au repentir, à la renaissance morale et au dévoûment.

Bientôt apparaissent les toits d'ardoises de la ferme, les étables, les ateliers, les bâtiments d'exploitation groupés sur une pente douce qui descend à la mer. Tout alentour, les champs sont mieux cultivés, les arbres plus vigoureux, les prairies plus vertes et plus fraîches : on sent partout une sollicitude intelligente et toujours présente. Dans les sentiers sinueux passent, conduisant de beaux attelages, des hommes, de jeunes garçons, vêtus de la blouse uniforme du travail : à leur air, à leur tenue régulière, on reconnaît que ce ne sont pas des paysans ordinaires ; en les disciplinant la règle les a ennoblis. Les enfants ont une allure heureuse, le visage gai, un regard ouvert qui semble interroger et vouloir saisir la réponse ; les hommes, une démarche grave, une physionomie sereine et sérieuse à la fois, quelque chose de concentré et d'ardent, comme on se figure les premiers chrétiens : ce sont, en effet, des chrétiens, et les enfants, des orphelins, de pauvres petits abandonnés, retirés du vagabondage ou du vice, rendus par la religion et le travail à la vie de l'âme et à la santé du corps ; les frères laboureurs, d'énergiques successeurs des moines qui défrichèrent du même coup, en Bretagne, les champs et les cœurs. Et ces frères, et ces orphelins guidés par quelques prêtres, composent cette colonie de Saint-Ilan fondée par un poëte[1], ruche d'où se sont déjà élancés des essaims nombreux d'agriculteurs, mère féconde dont les enfants sont destinés à couvrir un jour l'Armorique de leurs associations laborieuses, réalisant, sans emphase et sans discours, l'alliance fraternelle du riche et du pauvre, avec la charrue et sous le signe de la croix.

[Note 1 : M. Ach. du Clésieux.]

Près de la ferme est l'habitation du fondateur de la colonie, le naïf manoir[1] entouré et surmonté de grands arbres entre lesquels on voit la mer. Partout un silence immense, ce silence des champs qui étonne l'habitant des populeuses cités, qui d'abord l'attriste, mais dont ensuite il se sent pénétré, dont il jouit et goûte la saine quiétude ; le silence sur la terre, et dans l'éloignement le bruit de la mer, ce murmure des flots qui ne cesse jamais, qui est toujours le même, et que le cœur écoute, toujours attentif et également charmé de cette plainte monotone, lui qui change incessamment.

[Note 1 : M. Sainte-Beuve.]

On entre dans cette paisible demeure ; un petit salon, sanctuaire de la famille, est décoré de tableaux recueillis avec un soin délicat et sous l'inspiration d'une pensée unique : des sujets religieux, une vue de Rome, le forum semé de ruines, image immortelle de la société païenne détruite, quelques portraits, celui de Brétignières, un des fondateurs de Mettray, du prince Théodore Galitzin, qui déposa 25,000 francs sur la première pierre de la chapelle de Saint-Ilan, et, à une place choisie, présent inappréciable du peintre, une reproduction excellente du Saint Augustin et sainte Monique d'Ary Scheffer. Tous deux, la mère sainte, et le fils, ce Platon purifié, selon le mot du grand philosophe chrétien[1], ils conversent un soir, appuyés à une fenêtre, les yeux au ciel, reflétant en leurs regards l'infini des cieux ; les sublimes pensées montent de leur âme, ils ont cette aspiration de l'immortalité qui, dans les natures élues, se change en une passion épurée, et les soulève de la terre et les transfigure, comme si déjà elles vivaient de la vie éternelle.

[Note 1 : Saint Thomas d'Aquin.]

Cabinet d'étude, lieu de retraite et de prière, là on se recueille et l'on médite ; voyageur venu des grandes villes, une atmosphère calme descend sur vous et vous enveloppe ; vous sentez un apaisement inaccoutumé.

Là, passe la meilleure partie de ses jours le poëte qui, naguère, au temps des vives luttes littéraires, combattit au premier rang, et qui, sorti jeune encore de la bataille, a fait de la charité la mission et le but de sa vie. Souvent il se mêle à ces frères laboureurs, à ces enfants qu'il instruit par sa parole et son exemple, s'occupant aux travaux des champs, sous le ciel, à cette culture de la terre qui assainit le corps, et d'où l'on revient toujours le cœur content et le front dégagé ; la vaste étendue des champs qui s'enfoncent à l'horizon, la terre où le germe croît sans bruit, donnent le sentiment d'une force puissante qui produit sans hâte, avec sérénité. Le soir, il retrouve autour de son foyer la famille réunie, l'épouse pieuse, les filles belles de cette beauté éclatante et ferme des filles de la mer, ses domestiques vieillis dans la maison, ou qu'il a vus naître, et à qui il parle avec cette familiarité, ce tutoiement du maître respecté qui, au lieu de blesser, attache. C'est une vraie demeure bretonne ; on y a des sentiments bretons, l'amour du sol, un noble orgueil de la vieille race armoricaine, et comme un reste de cette fierté nationale qui semble protester et revendiquer son antique gloire.

Je la vois encore, la belle jeune fille, à qui nous étrangers de France, nous demandions un soir une chanson de son pays. Elle commença un chant de guerre, Lez-Breiz, le Chevalier breton, héroïque récit d'une lutte corps à corps de Bretons contre Français, et où les Bretons étaient vainqueurs :

Entre deux seigneurs, un Franc, un Breton,

S'apprête un combat, combat de renom.

Coupé en courtes strophes, tantôt le chant retentissait cadencé comme le pas d'un cheval de guerre qui fait sonner l'armure, tantôt il semblait suivre les coups répétés des épées sur les casques d'acier. Et la jeune Bretonne, aux yeux brillants, debout près du piano muet, sans autre accompagnement que le murmure de la mer qui se brisait au pied des murs, s'animait en cette bataille, de sa main tendue donnant le signal :

J'aperçois Lez-Breiz, suivi de ses gens,

Bataillon nombreux armé jusqu'aux dents ;

ou de sa voix fière entonnant l'hymne du triomphe de Lez-Breiz :

Treize combattants tombés sous ses coups !

L'insolent Lorgnez, le premier de tous.

Lez-Breiz sur leurs corps s'en vint s'accouder,

Et se délassait à les regarder[1].

[Note 1 : A. Brizeux, Histoires poétiques.]

Et nous, souriant à cet enthousiasme, nous admirions sa beauté pure, et cette noble jeune fille nous apparaissait comme la figure idéale de la Bretagne des anciens âges, célébrant les chocs chevaleresques et chantant d'héroïques morts.

Ou bien, ce sont d'autres scènes d'un caractère antique : à la fin du repas qui rassemble la famille, entre dans la salle un ancien soldat, naguère vaillant serviteur du grand Empereur, aujourd'hui contre-maître de Saint-Ilan. Le poëte, d'un regard affectueux et cordial, lui montre une place entre ses deux filles ; et le vieux soldat, qui porte sur sa poitrine la croix qu'il a payée du prix de ses blessures, s'asseoit à la table hospitalière où on lui sert une coupe d'un vin qui réjouit son cœur. La tête droite, la physionomie grave, de cette gravité que donne l'habitude de l'obéissance, le regard calme et ferme, il se tient immobile et attentif, en cette placidité propre aux vieux soldats qui, à la fin de leur vie, se recueillent silencieux dans le souvenir des combats éloignés.

Quelques mots du poëte raniment ces souvenirs profonds, les étrangers l'interrogent, et le grenadier de la vieille garde ouvre les pages depuis longtemps fermées du livre de son passé. On se sent grandir à ces récits de guerre, de ces combats qu'on n'a pas livrés, mais qui réveillent en nous les plus nobles sentiments : l'amour de la patrie et de la gloire, le dévoûment et le mépris de la mort. Il dit les guerres homériques où il se trouva, le siège de Saragosse, cet assaut des murs, des rues, des maisons, où les assiégés furent dignes de leurs vainqueurs, la campagne de France, Champ-Aubert, Montmirail, derniers grands coups d'aile de l'aigle blessé au haut des airs. Il était du petit nombre des soldats d'élite qui accompagnèrent l'Empereur à l'île d'Elbe. Il l'avait vu solitaire et soucieux errer sur la grève, s'arrêter au bord de la mer, du côté de la France, fixant sur l'horizon son long regard, comme s'il eût voulu passer par delà. Et quelques jours après c'était le départ, et la marche rapide à travers la France, et la troupe fidèle grossissant dans sa course, entraînant avec elle les volontés et les cœurs, puis courant vers le nord heurter les nations, et se dissipant et s'évanouissant enfin aux coups de la foudre.

Et, après avoir rappelé ces luttes de géants, ces efforts d'un héros qui combat le monde et ce désastre sans retour, lorsque ses lèvres se fermaient, le vieux soldat demeurait accablé et morne ; les yeux baissés, il écoutait comme les derniers bruits de la bataille, la rumeur lointaine d'une armée qui fuit dans les ombres.

Le poëte, alors, pressant sa main d'une étreinte affectueuse : Marc Jaffrain, j'ai fait pour toi des vers ; un jour, quinze ans aujourd'hui se sont passés,

Je te dis : d'un projet je sens la noble envie :

Veux-tu m'abandonner le reste de ta vie ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une larme brilla dans ton œil expressif,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et ton front devint fier comme un jour de combat.

Puis, bientôt poursuivant notre obscure conquête,

D'un groupe d'orphelins tu marchas à la tête.

Le matin, le clairon annonçait le réveil ;

Je te vois, devançant le lever du soleil,

Guider tes vingt enfants à l'âpre labourage,

Et par des chants pieux ranimer leur courage.

La journée à sa fin, tu t'asseyais alors,

Ton devoir s'appliquait aux travaux du dehors,

Le mien était d'ouvrir à ces intelligences

Les régions de l'âme et des humbles sciences ;

Et, lorsque finissait l'heure de la leçon,

Prenant sur tes genoux le plus petit garçon,

Retenant mieux que lui le sens de la parole,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

D'un jour rempli goûtant le repos plein de charmes,

Que de fois je serrai ta main forte avec larmes !

Et, depuis, le Seigneur a béni nos travaux[1].

[Note 1 : UNE VOIX DANS LA FOULE : à Marc Jaffrain.]

Et le poëte encore dit la troupe d'orphelins, qui au signal du travail a saisi la charrue, la terre fécondée par les sueurs, la pensée marchant dans des sentiers nouveaux, les biens réparateurs répandus par la grâce d'en haut, l'œuvre enfin, complète et bénie,

Dont après vous, mon Dieu, le fondateur c'est lui !

Et, tandis que passaient devant ses yeux, dans une langue harmonieuse, ces quinze ans de travaux, de vive ardeur et de dévoûment, un naïf sourire éclairait le front du vieux soldat ; il se réjouissait de ce bien qu'il avait fait, et que, semblable aux enfants, aux poëtes, aux âmes noblement douées, il avait déjà oublié.

Le paysage qui encadre ces scènes familières ou héroïques, a une grandeur solennelle : c'est la mer, la mer immense, barrant et nivelant l'horizon sous sa ligne sombre, comme dit le poëte[1] ; à de certaines heures, après qu'elle s'est retirée à une longue distance, en laissant nue sa grève de sable fin où se dessinent mille méandres, elle revient précipitée, grandissant à chaque pas, envahissant en peu d'instants le vaste espace lentement délaissé. Alors le père : Allons, à cheval ! à cheval !

[Note 1 : Amédée Pommier.]

Ma grande fille, heureuse avec tes dix-huit ans !

en avant dans la mer ! Vis-à-vis de ces flots qui s'avancent d'un irrésistible mouvement, l'homme a comme un désir sauvage de lutter avec eux ; un fier instinct le pousse, il semble qu'il veuille faire sentir aux éléments sa supériorité et sa force souveraine. Et, le front battu par la brise, aspirant l'haleine amère, tous deux vont au-devant de la masse d'eau vivante et profonde, et un cri de mâle volupté s'échappe de leurs lèvres :

Ta joie, ô jeune fille, est l'azur du ciel même !

La vague où nos chevaux entrent jusqu'au poitrail,

Fait naître sur ta joue un reflet de corail,

Quand tu t'émeus de ce baptême[1].

[Note 1 : A. du Clésieux, Promenade.]

Ainsi se passe la vie du poëte, face à face avec la nature, vie de la famille et du travail qui garde comme un souvenir des scènes de la Bible et d'Homère, ou mieux encore de l'existence indépendante des nobles Bretons des premiers siècles, bardes, agriculteurs et guerriers. C'est la vraie vie de l'homme, simple et fortifiante, et qu'un autre poëte, il y a longtemps déjà, idéalisa en ces beaux vers :

. . . . Sur un rocher, devant l'éternité,

Devant son grand miroir et son fidèle emblème,

Devant votre Océan, près des grèves qu'il aime,

Vous êtes resté seul à veiller, à guérir,

A prier pour renaître, à finir de mourir,

A jeter le passé, vain naufrage, à l'écume,

A noyer dans les flots vos dépôts d'amertume ;

Repuisant la jeunesse au vrai soleil d'amour ;

Patriarche d'ailleurs pour tous ceux d'alentour,

Donnant, les instruisant, et dans vos jours de joie

Chantant sur une lyre ![1] . . . . . .

[Note 1 : Sainte-Beuve, Pensées d'août, à Ach. du Clésieux.]

Parfois, après plusieurs années d'absence, le poëte vient à Paris ; il passe quelques soirs dans ce monde des salons agité par tant de passions diverses, qui espère si vite, qui désespère plus vite encore. Les projets précipités, les œuvres commencées, les monuments qui surgissent du sol, ces quartiers neufs qui s'improvisent, ce luxe bruyant, cette foule toujours empressée, ces joies, ces abattements sans mesure, cette vie ardente qui se remue, gronde et éclate en rumeurs confuses, passent devant lui comme un éblouissement. Quelle mêlée, quels contrastes ! Bien et mal, charité sincère et vanités de charité ; oubli de l'âme, de l'éternité, et aspirations à la foi ; la même foule se ruant aux théâtres pour y savourer les âpres émotions des filles de marbre, et se pressant dans les temples, suspendue à la parole d'un prêtre qui lui dévoile ses vices secrets ; se rassasiant, en sa soif immodérée de plaisir, de voluptés sans les goûter ; et presque au même instant, à la voix d'un orateur, au chant d'un poëte, se recueillant attentive, écoutant d'une oreille délicate et charmée les accents inspirés qui réveillent en elle les sublimes sentiments, longtemps assoupis, jamais éteints, qu'il suffit de remuer pour qu'il en jaillisse une flamme comme d'un foyer immortel !

Et lui, nouveau venu, étranger à cette mêlée, au bord de cette tempête de la vie sociale, plus émouvante que la tempête des flots qui battent ses grèves, il s'anime, son cœur bat vivement à ces vives impressions ; et, parmi ces voix de la foule, lui aussi il jette sa voix, cri énergique du vates, poëte et devin, essayant d'arrêter cette foule qui court au hasard et qui prodigue chacun de ses jours comme si chaque jour n'avait pas de fin. Il écoute, il contemple la rumeur de cette fournaise où mugissent mille matériaux en fusion, ce qui surgit à la surface, ce qui vole en l'air, ce qui fait éclater les applaudissements ou est accueilli par les huées. Et ce Paris, bourse, mode, sermon, théâtre, charité, faux plaisir, ni vice ni vertu[1], le drame du siècle, il en trace à grands traits une large fresque, comme ce tableau de naufrage que le peintre antique avait suspendu sur le rivage au bord des vagues bruissantes.

[Note 1 : Titres des principales pièces du volume de poésies intitulé : Une voix dans la foule.]

De toutes les cités ô cité souveraine,

Paris, qui t'a donné ton fier bandeau de reine

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tes foules éveillant, comme au loin les rameurs,

De sourds mugissements ou de vastes clameurs ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le travail t'embrassant, quand sa grande aile s'ouvre,

Depuis le Panthéon jusqu'aux sommets du Louvre,

Animant les marteaux, la scie et les leviers,

Et ne laissant dormir aucun de tes quartiers ;

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tes orchestres géants, tes fêtes colossales,

Tout ce tumulte enfin, ce brillant coloris

Qui rend belle à ton front ta couronne, ô Paris !

Cette voix, ainsi que son modèle, a ses cris d'enthousiasme et de douleur, de désolation et de dédain, d'admiration et de colère ; mais elle ne se confond pas avec toutes les autres. Ces émotions profondes du poëte, elles ne vibrent pas du même son que les émotions de la multitude, elles ont un accent étrange, inaccoutumé, et qui, par sa dissonnance, les fait entendre au-dessus de l'universelle clameur. Ce poëte est un chrétien agissant ; il possède ces vertus chrétiennes qu'a ignorées le monde antique : il juge, il condamne, mais il aime ; il s'émeut des douleurs de l'humanité, de ses vices, de ses erreurs, il sait ce que valent les cœurs souffrants, les coeurs aimés ; d'une voix douce et tendre il les encourage et les console ; il fait briller la lumière immortelle aux yeux des faibles et des égarés, et il les entraîne après lui dans son aspiration vers Dieu.





VII

La mer.

Brest. — Douarnenez. — Le bec du Raz. — Légende de la ville d'Is.



Nous aimons tous la mer ; tous, nous nous arrêtons avec admiration devant sa plaine immense : nul qui, la première fois, ne soit remué à son aspect ; nul qui ne rêve de la revoir une fois qu'il l'a vue. Pour quelques-uns elle est une amie ; dès qu'ils y reviennent, de loin ils se hâtent, comme on court vers un être cher après son absence. En face de la mer, les âmes tendres sont plus rêveuses, les esprits puissants plus méditatifs, les plus insensibles même s'étonnent. Sur un rocher, au bord des flots, les élégants et les futiles du monde, aussi bien que les philosophes, s'asseoient et, des heures entières, immobiles, remplis d'idées inexprimées, demeurent là, à la regarder.

Qu'y a-t-il donc de commun entre nous, ô hommes, et la mer ? quel charme ont ces flots qui passent ? quelle cause de cet universel attrait ? Est-ce son immensité ? Le ciel aussi est immense, et il n'est donné qu'aux Augustin de l'absorber dans sa contemplation de la sérénité des cieux. Est-ce son uniformité ? Le désert aussi est uniforme, et on le traverse, on ne s'arrête pas. Non, ce qui, en la mer, attire, attache, c'est le mouvement, parce qu'il est l'image de l'action, de ce que cherchent partout les hommes qui, lorsqu'ils ne peuvent agir, ont besoin de voir agir. Le reflux emmène la mer, je la suis s'éloignant, je la suis revenant ; je sais qu'elle ne manquera pas, je l'attends, et, avec elle, le mouvement toujours le même, toujours nouveau, toujours vivant. Parfois mon regard s'arrête à un point obscur, à une voile qui s'enfonce derrière la courbe de l'horizon ; mais, toujours je me reprends à contempler ces flots qui se succèdent à mes pieds, et dont pas un ne revient après qu'on l'a vu.

Nous levons les yeux au ciel, car c'est l'espoir, l'avenir ; là est la vraie vie immuable, éternelle, et qui, par cela même, est l'action éternelle. Ce regard que nous lançons au ciel est une aspiration, un geste de l'âme qui se porte vers l'idéal ; et il ne dure pas, c'est un éclair. Mais le mal qui est en nous demeure, la soif de l'infini ; et, enveloppés par le corps, ne pouvant pénétrer l'infini même, nous en poursuivons le signe et l'imparfaite image ici-bas dans ce qui s'en rapproche le plus, la mer. La mer semble tenir sa vie d'elle-même, elle nous fascine, et nous la regardons avec une insistante insatiabilité, comme si, par cette contemplation tenace, nous allions saisir le secret de la vie infinie, l'arrêter et la fixer.

La Manche, resserrée entre la grande et la petite Bretagne, est plus agitée que l'Océan ; ses vagues, pressées et battant le rivage d'un mouvement plus violent et plus saccadé, ont découpé les côtes du nord de la Bretagne comme le ciseleur taille l'ivoire en mille dessins variés : c'est une suite de criques, d'anses, de baies creusées dans les terres, de caps et de promontoires qui s'avancent dans la mer, de petites îles et de rochers nus semés sur la plaine azurée et que le flot entoure d'une écume argentée. Telle est la côte qui regarde l'Angleterre ; au point où le rivage fait un coude et monte vers le nord pour former la presqu'île de Normandie, la mer, au contraire, rase le bord plutôt qu'elle ne le heurte ; sur quelques points même, elle s'est retirée : autrefois elle brisait ses flots contre les murs de Dol ; depuis des siècles elle s'est éloignée jusqu'à près de trois lieues ; où jadis revenaient incessamment les vagues qui ne s'épuisent pas, s'étend une longue plaine sans rides, presque au niveau de la mer dont elle est la suite et le prolongement sans transition, on dirait que la terre a bu toute l'eau ; et elle est devenue fraîche, fertile, richement cultivée, semée de milliers de beaux arbres.

Mais la mer, dominatrice hautaine, en se retirant, a laissé une marque de la souveraineté qu'elle a eue sur cette terre. Au milieu de la plaine s'élève, à plusieurs centaines de pieds, un amas de rochers escarpés du côté de l'Océan, à pans rudement coupés et portant les traces des tempêtes qui les ont âprement taillés : on l'appelle le Mont-Dol, tant il paraît haut sur ce sol nivelé comme avec la main. Isolé dans la plaine verdoyante qui ressemble à un jardin, ce monceau de rocs est encore une île.

De son sommet on embrasse une vaste étendue : devant soi la baie de Cancale tout entière, à gauche la côte de Bretagne qui fuit vers l'ouest, à droite celle de Normandie qui monte vers le nord, et dans la mer même, tour à tour île et presqu'île, le mont Saint-Michel, bâti sur les rochers et s'élançant en pointe comme une pyramide. Le mont Saint-Michel est une forteresse ; le Mont-Dol, au contraire, est un lieu de prière et de secours. Sur le point le plus élevé, les Bretons ont élevé une statue de la Vierge ; de fort loin en mer, on voit se dessiner sur le ciel sa forme blanche. De cet écueil où jadis se brisaient les navires, aujourd'hui la Vierge clémente dirige les matelots et leur indique la route du port.

A l'ouest, la côte de Bretagne a un autre caractère en face de l'Atlantique, elle est largement et profondément ouverte : là, l'Océan a toute sa puissance, rien ne l'arrête, ses longues lames viennent du fond de l'horizon sans obstacle, jusqu'à cette terre qui semble se détacher en avant pour leur résister. Ainsi qu'un fort de granit, le Finistère a devant lui une armée qui l'assiège et l'assaille incessamment de ses vagues innombrables, lutte de la force immobile contre l'action qui ne se repose pas. En ce combat qui dure depuis des siècles, la terre, si rude qu'elle soit, a été vaincue : l'Océan, avançant d'un mouvement lent et continu, pied à pied, gagne un peu chaque jour ; il sape, il ronge, il mine ; il s'insinue patiemment par les plus faibles endroits. Ici, s'enfonçant dans le sol, il perce des puits ouverts en entonnoirs, de hautes arcades sous lesquelles il passe comme un triomphateur, en élevant sa rumeur qui ressemble à celle d'un peuple ; là, il creuse des grottes profondes, des cavernes sonores dont il heurte le fond d'un coup sourd de ses lames, comme un bélier qui bat une muraille. Tels le Trou du Diable et les Grottes de Morgatte, dans la presqu'île de Crozon, que la mer a taillées largement dans le roc.

Mais, à de certains jours, jours d'attaque générale, la mer ramasse toutes ses forces, hérisse son dos de vagues et se précipite contre la terre d'un élan si violent et si emporté qu'elle franchit d'un coup les remparts de granit ; l'enceinte est entamée, la brèche est ouverte, une vaste étendue s'efface sous les flots. L'assaut de la mer a réussi, la voilà établie en cette place, elle n'en sortira plus. De l'ancienne enceinte de la terre, il ne reste çà et là que quelques rochers isolés (Ouessant, Sein, Belle-Ile, Houat, Hœdic, etc.), bastions séparés du corps de la place, perdus au milieu de l'ennemi, et destinés, tôt ou tard, à être engloutis.

C'est ainsi qu'ont été découpées dans la masse de la presqu'île les grandes baies de Brest, de Douarnenez et d'Audierne.

A Brest, la mer n'a pu rompre qu'une petite langue de terre, mais, s'élançant par cette passe étroite (le Goulet), elle a étendu sa nappe profonde jusque bien avant dans les terres et a formé cette rade immense où eussent manœuvré à l'aise les trois mille vaisseaux de Xerxès, abri sûr, préparé de longue main pour les flottes, et où le génie de Richelieu fonda le plus puissant arsenal de la France.

Le port de Brest, lorsque nous le vîmes pour la première fois, était rempli de vaisseaux qui revenaient de Crimée, et avaient fait la campagne de Sébastopol et de la Baltique. On débarquait tous les jours des bombes, des boulets, des fragments de fer rouillés et brunis, ramassés sur les champs de bataille. Dans les conversations des marins et des soldats, à chaque instant retentissaient les noms glorieux d'Inkermann, Traktir, la Tchernaïa, Malakoff, et ces grands souvenirs, évoqués par ceux qui avaient fait cette histoire, donnaient au discours un air héroïque ; il semblait entendre des éclats de clairons. Sur la poupe des vaisseaux on lisait des noms immortels : Austerlitz, Napoléon, du Guesclin, Jean-Bart, Duquesne, la Reine Blanche, Louis XIV ; çà et là se dressaient muettes les canonnières formidables : la canonnière, une masse sombre, large de proue et de poupe, épaisse de bordage, un bloc noir de fer, avec un court et gros tuyau au milieu ; elle marche, pas un homme n'apparaît sur le pont, elle semble voguer seule par sa propre impulsion ; on dirait un monstre, un de ces grands cétacés que l'on voit flotter à la surface de la mer. En face des murailles ennemies elle s'arrête ; tout à coup, de ses sabords jaillissent des boulets énormes dans un nuage de fumée ; elle frémit et résonne avec un bruit sourd en ses flancs de fer. L'ennemi étonné qui l'examinait curieusement, aux entailles qu'elle fait dans ses murs, reconnaît une machine de guerre[1]. A son tour, il riposte, mais sur la carapace de fer les boulets ricochent et vont tomber dans les flots ; la plus lourde bombe imprime à peine une trace à ces plaques impénétrables. Ce n'est pas un vaisseau de guerre, c'est une citadelle d'airain, comme en rêvent les conteurs de combats de géants ; elle vomit le feu, les génies qui le lancent sont invisibles.

[Note 1 : Les Russes, à Kynburn, prirent un instant les canonnières pour des chalands, gros bateaux de transport.]

Tout ce port était animé d'un mouvement puissant et fort, comme un corps robuste où la vie ne s'arrête pas. Entre les grands navires, par d'étroites passes et de sinueux canaux, circulaient en tous sens des barques de toute forme et de toute grandeur, et la svelte baleinière aux avirons flexibles, volant rapide comme un oiseau, et les larges chalands, pesamment chargés, que vingt-quatre vigoureux rameurs, les bras tendus sur leurs longues rames, se baissant et se relevant d'un mouvement uniforme, font avancer péniblement. Le long du quai, des bandes de forçats halaient des barques que guidait un autre forçat, seul debout à l'arrière : une corde passée sur l'épaule, penchés à la file, ils allaient d'un pas lent et lourd, sans hâte, sans ardeur. Pourquoi s'efforcer ? mollesse et ardeur sont également indifférents ; pourquoi se hâter ? le temps pour eux ne marche ni plus ni moins vite, ils ont devant eux l'éternité. Tandis que ces hommes avilis passaient près de nous, couverts d'ignobles casaques, la tête à demi cachée sous leurs bonnets jaunes, figures pâles et rayées de rides basses, à l'œil terne, à la bouche déformée, physionomies sinistres ou abruties ; en entendant le chant monotone qui règle leurs pas pesants et qu'accompagne le cliquetis lugubre des chaînes, une horreur secrète nous serrait le cœur, nous détournions les yeux et nous nous écartions de ce spectacle terrible ; et eux, nous les sentions nous poursuivre de leurs longs regards, enflammés d'envie, de désirs féroces et d'une haine furieuse contre ces heureux de la société dont ils étaient séparés comme des damnés.

Sur les larges quais étaient amoncelés les munitions et le matériel de guerre, les canons de toute grandeur, rangés en lignes rigides, et allongeant leurs cous noirs et lustrés, depuis les légères pièces de campagne jusqu'aux lancastres dont la gueule engloutirait le corps d'un homme, les boulets entassés en piles régulières, les bombes monstrueuses que deux hommes portent avec peine, et les ancres colossales qui dressent à quinze pieds en l'air leurs dents de fer, et dont on lit le poids énorme écrit sur leurs tiges : huit mille livres, dix mille livres ; et les grands câbles de fer couchés au pied des ancres, que l'on ne peut soulever qu'à l'aide d'une machine, et que la mer, d'un coup de ses vagues, casse comme un fil de soie en ses heures de colère ; et, tout le long du port, les magasins, les hôpitaux, les casernes, les ateliers où les masses de fer sortent toutes rouges de la fournaise, et, aplaties sous les marteaux pesants, s'allongent en longues bandes que manient, enroulent et tordent les forgerons demi-nus, haletants, et passant comme des spectres aux lueurs d'un brasier étincelant.

Longtemps on suit les sinuosités de ce port qui s'enfonce dans les terres, au milieu de ce formidable appareil de guerre, entre les magasins aux hautes murailles, aux mille fenêtres, et les vaisseaux aux mâts pressés, qui s'élèvent comme des citadelles. Qui connaît Paris et son prodigieux labeur, les révolutions de ses quartiers brusquement coupés en larges trouées ; qui a vu, à l'Exposition universelle, les colossales machines de l'industrie remuant leurs longs leviers et tournant leurs grandes roues qui broyaient en mille sens les produits infinis de la matière, s'étonne encore et est comme épouvanté de cette active puissance de l'homme, de cette ardeur incessante, acharnée à accumuler les moyens de destruction et les machines de mort, de cette formidable usine de la guerre, enserrée en des remparts de granit et où s'entassent sans relâche les engins de fer depuis deux cents ans.

Tel était Sébastopol ! nous disaient les marins : sa rade, se prolongeant dans les terres, pouvait aussi contenir toute une flotte, son port était aussi vaste que Brest ; ses bassins, ses magasins, ses arsenaux étaient aussi bâtis en granit, ses forts taillés dans le rocher. En quelques jours, toute cette force a été anéantie : les assises de roc des bassins ont été brisées et précipitées dans la mer, les magasins, renversés de leur faîte, ont sauté en l'air ; ces longues rangées de constructions massives, casernes, ateliers, arsenaux, tout ce Brest que vous voyez, supposez-le secoué en ses fondements par les mains de Titans souterrains, arraché de sa base, et, forts, bastions, quartiers entiers bouleversés de fond en comble, foulés aux pieds comme la moisson dans l'aire[1], voilà Sébastopol aujourd'hui : des blocs de granit entassés et laissés là pêle-mêle par la tempête de la guerre !

[Note 1 : Isaïe, XXI, 10.]

La rade de Brest est ouverte à l'extrémité de la Bretagne, en face même de l'Océan ; de l'autre côté de la presqu'île, la mer a déchiré et emporté une longue bande de terre et a formé ainsi la baie d'Audierne qui regarde le golfe de Gascogne. Cette baie, peu profonde, battue à la fois des vents de l'ouest et du sud, est inhospitalière aux matelots ; mais, comme s'il eût voulu diminuer pour les vaisseaux les chances de naufrage, entre la rade de Brest et la baie d'Audierne, Dieu leur a préparé une autre retraite, la baie de Douarnenez, aussi vaste et aussi sûre que la rade de Brest, et d'un accès plus facile. La rade de Brest est fermée par un goulet étroit, afin de garder les vaisseaux de guerre ; la baie de Douarnenez s'ouvre par une large passe, on y entre et l'on en sort aisément, elle est propre au commerce, aux petits navires et aux bateaux ; arrondissant en un vaste demi-cercle sa courbe grandiose, c'est moins la mer qu'un bassin de pêche. Trois ou quatre petits ports s'abritent au fond des anses, et dans ces petits ports semble se cacher tout un peuple de pêcheurs aux aguets prêt à s'élancer dès qu'une proie est signalée, et dès qu'il l'a saisie, revenant vite, chargé de butin, le déposer dans ses magasins, comme la fourmi.

Le principal de ces ports, Douarnenez, fournit des sardines à presque toute la France. Comme les villes de bains, il a deux physionomies ; il y a le Douarnenez d'hiver et celui d'été : l'hiver, c'est un bourg de quinze cents habitants ; l'été, pendant la saison de la pêche, c'est une ville de dix mille âmes. Veut-on avoir une idée de cette pêche : qu'on sache que Douarnenez et les trois petits ports groupés comme des faubourgs à ses côtés, Lequet, Triboul et Porut (leurs noms ne se trouvent sur aucune carte), emploient à la pêche de la sardine plus de huit cent cinquante barques, et que chaque barque, montée de cinq à six hommes, rapporte chaque jour de quinze à vingt-cinq mille sardines : la pêche durant quatre mois, que l'on calcule quelles brèches ces huit cent cinquante barques ouvrent dans l'incommensurable armée qui, tous les ans, vient invariablement s'engouffrer dans la baie ; et pourtant, malgré ses pertes sans nombre, cette armée, continuant sa marche, est encore pour les côtes plus éloignées une mine féconde, les marins du golfe de Gascogne puisent encore à pleins filets dans ses rangs inépuisables ; et chaque été, en un ordre immuable, sans qu'aucune révolution vienne à l'encontre, recommence le même mouvement par le même chemin, et des millions de petits poissons descendent en colonnes serrées le long des côtes, pour servir de nourriture à l'homme indifférent devant ce spectacle incessant de la providence de Dieu !

Le matin, toutes ces barques légères dressent leurs petits mâts, et, tendant leurs voiles au vent, elles partent ensemble, sous le clair soleil, comme une volée d'oiseaux. Pendant la première heure, la baie est toute couverte de points blancs, pâquerettes semées sur la mer bleue. Puis la svelte escadrille s'avance de plus en plus vers la haute mer, et le dernier petit point blanc disparaît. En l'absence des pêcheurs, la ville silencieuse semble déserte : la pêche sera-t-elle bonne ? un orage ne se lèvera-t-il pas ? Mais le soleil s'abaisse, et les voiles reparaissent au loin, fendant l'onde plus lentement sous leur charge lourde : la ville alors se réveille, les portes des maisons s'ouvrent et les rues se remplissent, le mouvement est général ; les femmes, avec leurs paniers, se hâtent, descendant au port, et dès que la flotille, s'alignant en rangs pressés, touche le rivage, elles s'élancent et envahissent les bateaux, comme si elles les prenaient à l'abordage : un va-et-vient rapide s'établit aussitôt des barques au rivage, on entasse le poisson dans les paniers, on s'appelle et on crie, les prix se débattent, c'est le marché. Bientôt les lanternes et les flambeaux s'allument, chaque barque en est éclairée ; en un clin d'œil une illumination s'improvise, des milliers d'étincelles s'agitent sur les vagues mouvantes, et l'on voit les jeunes filles aux jupes retroussées, le panier sur la tête, courir d'un pied agile sur la planche étroite et frêle, comme des ombres.

Au delà de Douarnenez, et en tendant vers l'ouest, la terre, resserrée entre deux baies, s'allonge comme un grand fer de lance vers l'Océan : c'est, avec la côte de Penmark, le point le plus inculte de la Bretagne, le bec du Raz : à mesure que l'on avance, les collines diminuent de hauteur, le sol s'abaisse, et tout, avec le sol, semble s'affaisser. Les maisons, à peine hautes d'un étage, sont comme accroupies, les arbres, battus des vents de la mer, chétifs et étiolés, ne s'élèvent qu'à quelques pieds au-dessus des toits. Des champs de sarrasin, où il y a plus de pierres que de terre, sont entourés de petits murs de cailloux amoncelés sans ordre ; et ces petits murs bas, croisant à l'infini leurs lignes blanches, ressemblent à des milliers de tombes d'un cimetière abandonné.

Des landes pâles recouvrent comme d'un manteau sombre la plaine morne et déserte ; çà et là pointe une croix ou le clocher aigu d'une chapelle. Des moutons noirs paissent une herbe rare dans d'étroites enceintes ; un cheval isolé tourne autour du pieu où il est attaché ; de distance en distance apparaît debout un pâtre immobile ; à son attitude, à sa forme vague qui se dessine sur le ciel gris et que la perspective allonge, on ne sait si c'est un être vivant ou quelque débris druidique ; on est près de le prendre pour un menhir.

Puis, plus de maisons, plus de champs, plus même les petits murs de pierres entassées : la lande partout, des sables et des pierres, une terre arrondie en mamelons qui montent et s'abaissent par grandes vagues, comme la mer. Enfin, d'un point plus élevé, on aperçoit tout à coup la mer, non plus seulement à droite et à gauche, mais partout, devant soi, faisant le tour de l'horizon à perte de vue. Des blocs de rochers énormes s'avancent longuement parmi les flots, comme si la terre voulait faire un pas de plus et poser son pied de granit dans l'Océan. Rien que la mer, et, sur cette mer nue, un navire perdu dans l'immensité.

Encore quelques pas, vous voilà au bord : un tapage, un bruit continu, une rumeur incessante, sourde et déchirante à la fois, comme d'un canon qui gronderait au loin. Ce sont les vagues qui roulent sur les écueils, s'y déchirent en larges nappes, et, pressées l'une par l'autre, viennent frapper les rocs à pic du rivage, leur donner l'assaut et monter contre leur muraille impassible, pour retomber à leurs pieds en glauques remous, mugissant et grondant comme des lionnes à demi domptées.

Au pied de ces rochers on s'arrête un instant, puis, poussé par cette curiosité infinie de l'homme qui tend toujours plus avant, on les veut franchir. On escalade leurs sommets aigus, leurs aiguilles dentelées, leurs assises penchantes. Et là, comme dans les montagnes, en ces vastes solitudes de la mer, la distance trompe ; on croyait n'avoir devant soi que quelques rocs ; ils grandissent en approchant, le but recule à mesure qu'on le croit toucher ; après ces rocs, d'autres encore. Et, quand, montant, descendant, se baissant çà et là pour cueillir l'œillet de poëte, petite fleur d'un rose pâle qui croît sur une mousse rèche et rase, on est parvenu à quelque angle hérissé, quand, en s'accrochant à une aspérité de la pierre, on se penche au bord de l'abîme où bouillonne et bruit et tempête la vague verdâtre, on écoute ce fracas formidable, on regarde cette onde vivante, sans se fatiguer, sans s'en rassasier ; on est comme enivré de cette rumeur qui, depuis des siècles, toujours la même, a été écoutée des Bretons et des Celtes, et qui, aujourd'hui comme alors, emplit l'âme d'une terreur secrète et d'une tristesse solennelle.

C'est là le bec du Raz : à cette masse de rocs que battent les flots sans cesse irrités, et qui gît, étendue comme le squelette d'un géant exhumé, finit la terre. C'est bien ainsi qu'on se figure l'antique Armorique, âpre, inculte, sol dur que percent à chaque pas les rocs et les pierres, des côtes escarpées, la mer sauvage, et à l'horizon, une île montant de la mer, l'île de Sein, retraite des Druides mystiques qui vivaient séparés des hommes et ne communiquaient qu'avec le ciel.

Cette côte de rochers n'a pas toujours eu cet aspect désolé : la baie de Douarnenez est une des conquêtes de l'Océan. Les terribles cataclysmes ont, de tout temps, été considérés par les peuples comme des effets de la colère de Dieu, la punition des crimes de leurs pères. La science qui examine ces rocs et ces rivages, qui sonde les flots des mers, prétend expliquer les révolutions de la terre par quelque mouvement naturel. Quand quelques hommes, échappés aux lames rapides, plus rapides que les plus vites coursiers, reviennent après la tempête et interrogent d'un pas hésitant le sol bouleversé, ils trouvent, à la place des lieux qu'ils cherchaient la mer, la mer qui étend au loin sa plaine sans fin et sans fond ; où était une ville, les flots ; la vague maintenant apaisée, comme dans les vers du poëte, baise amoureusement le rivage, et sous cette eau étincelant au soleil, rien de ce qui est englouti ne paraît.

Le sentiment de la justice divine alors s'éveille dans les cœurs ; ils se disent que ce peuple, emporté tout d'un coup et sans rémission, n'a pu être frappé sans l'avoir mérité : les actions du passé se lèvent devant eux, et des fantômes paraissent dans l'air, montrant du doigt l'abîme. Alors, on se rappelle le mot de l'antique vieillard : que Dieu punit les peuples des crimes de ses rois. Les pères en transmettent le souvenir à leurs enfants, et ceux-ci le répètent aux générations qui suivent, et ainsi se perpétue la tradition vivante, immortelle, qui ne sépare pas le crime de la peine, la cause de l'effet, bien autrement véritable que la science, qui change sans cesse ses systèmes.

Ainsi l'on raconte comment se forma cette vaste baie de Douarnenez. Ici (en quel lieu précis, les savants l'ignorent, mais le peuple le sait), existait, il y a quinze siècles, au temps déjà du christianisme, une ville riche, capitale d'un État puissant, une ville qui s'appelait d'un nom de forme hiéroglyphique, IS. Face à face de la mer, Is n'était séparé des vagues toujours menaçantes que par une digue élevée dont les écluses se fermaient par une porte unique, et le roi avait une clef d'argent pour ouvrir cette porte, quand il en était besoin. Le roi de ce temps-là, Gradlon, était sage et prudent. Il avait été instruit à la vérité par un saint, Corentin, dont Quimper a ajouté le nom au sien, comme un talisman ; mais la fille de Gradlon, Dahut, était de la race des Messalines ; elle avait pris pour ses pages les sept péchés capitaux, et, comme Marguerite de Bourgogne, elle avait sa Tour de Nesle, sur les rochers dominant les flots. Là, elle se faisait amener, chaque nuit, des amants masqués ; ses voluptés étaient sauvages, elle aimait à jeter les cris du plaisir au milieu des rugissements des tempêtes : au matin, un ressort du masque subitement pressé brisait les vertèbres de l'amant de la nuit, et son corps était précipité dans un gouffre.

Mais un jour, Dieu la frappa de démence : lasse de posséder de faciles voluptés, elle voulut, ainsi que Néron, jouir d'un spectacle inattendu, d'une cité tout entière se débattant, comme une bacchante, dans l'ivresse du désespoir. Ce ne fut pas le feu qu'elle lança sur la ville : elle déroba au roi son père la clef d'argent de la porte des écluses, et elle l'ouvrit à l'Océan ; l'Océan s'élança aussitôt hurlant et bondissant. Elle eut, sans doute, pendant quelques instants devant elle un de ces tableaux de maisons croulantes, de morts instantanées, de déchirantes agonies, désastres sans nombre, que rêvent certains hommes, mélange de sauvagerie et de civilisation, qui artistes en leurs féroces instincts, se donnent, une fois dans leur vie, la joie de contempler de sublimes horreurs ! mais, quand elle se fut rassasiée des tortures de toutes ces victimes, de cette ville sombrant comme un vaisseau, à son tour elle eut peur ; le flot grandissant roulait vers elle ; elle jeta un cri d'angoisse, le cri du coupable qui tout à coup sent les griffes du châtiment, ce cri qui venge en un seul instant l'humanité et atteste la justice de Dieu. Ce cri désespéré, Gradlon, son père, l'entendit ; sur un cheval rapide, il accourut au secours de sa fille, l'atteignit, la mit en croupe, et, tournant bride aussitôt, reprit sur une langue étroite de terre, entre les flots montant toujours, sa course précipitée. Mais tandis que, froide de terreur, elle étreignait Gradlon de ses mains crispées, elle entendit dans les airs une voix surnaturelle qui disait à son père : « Si tu te veux sauver, lâche ce démon ! jette-le aux flots qui le demandent ! » C'était comme le Cœur mort qui bat, dans la fiction du poëte, le remords qui appelait lui-même le châtiment ; et alors éperdue, jetant derrière elle un regard sur le gouffre mouvant, elle fut fascinée par le mugissant abîme, elle ouvrit tout grands ses bras, elle tomba en arrière, et, comme une bête féroce affamée, le flot bondissant la dévora.

L'Océan, aussitôt calmé, dès qu'il eut englouti sa proie, arrêta subitement sa course, ses vagues soulevées s'aplanirent, et il ne fit pas un pas au delà du lieu où le crime, saisi vivant, avait disparu.

De la ville d'Is, il ne resta rien ; où s'élevaient ses tours et bien par delà, s'étendit la mer profonde, la baie de Douarnenez, que, semblable à une dent de fer mordant dans la mer, ferme le bec du Raz. Longtemps à la mer basse, apparurent sur la plage humide de grands débris, de larges quartiers de pierres chargées de sculptures étranges, et de signes écrits en une langue inconnue. Puis, peu à peu, l'Océan en ses rudes secousses emmena ces ruines éparses au fond de ses abîmes, et la plage déserte ne fut plus qu'une surface de sable uni.

Parfois encore pourtant, le pêcheur avancé dans la haute mer, en retirant son ancre, la sent heurter des pierres sous les flots, et, retenant le câble tendu, il s'avance étonné en ligne droite, comme le long d'un pan de muraille. Ces murs, c'est la ville d'Is submergée. Elle est là, au fond des flots, à jamais perdue, et l'œil de l'homme ne la verra plus. Puis, à la nuit, quand il s'apprête pour le retour, au milieu du choc retentissant des vagues qui se combattent au bec du Raz, il entend dans l'ombre des clameurs désolées et de lamentables sanglots, les cris immortellement désespérés des amants d'une nuit de Dahut.

Là-bas, un courant terrible entraîne les navires, les lance contre les écueils, les brise dans les nuits sombres, et la mer rejette les cadavres sur le rivage. Le pêcheur alors ouvre sa voile au vent, et il s'enfuit, en faisant le signe de la croix, loin de cette côte maudite, qui s'appelle d'un nom sinistre, baie des Trépassés, de ce chaos de rocs où la mer s'engouffre en des abîmes, et que la foi des peuples a nommé l'Enfer.

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