La Bretagne. Paysages et Récits.
VIII
Saint-Florent.
Monument de Bonchamp. — Passage de la Loire. — L'abbaye.
La Loire descend, d'Angers à Nantes, entre deux rives largement écartées, aplaties, à travers de vertes îles ; à mi-chemin, elle fait un coude, et l'on se trouve en face d'un coteau semé de bois, dont la croupe s'étale arrondie, et laisse traîner dans l'eau ses dernières branches, comme un gros bouquet de feuillage ; au sommet, le fût svelte et blanc d'une colonne se détache dans l'air ; c'est Saint-Florent.
C'était un jour d'été ; assis sur le penchant de ce coteau vert, je voyais la vaste campagne parsemée de clochers et de maisons, vivante et retentissante de bruits, qui s'étendait au loin et s'unissait vaguement au ciel abaissé. La Loire brillante emportait vers les grandes villes les barques, aux voiles déployées ; à l'horizon, non loin d'Angers, la ville noire, éclataient les toits hauts et les murs blancs du château de Serrent que visitent les princes ; de l'autre côté, apparaissait le bourg de Mauves qui, par sa prairie, touche à Nantes, d'où l'on descend vers la mer. Sur les îles de sable jaune que couvre ou délaisse le fleuve en ses fréquents caprices, de petits enfants, aux jambes nues, couraient près de leurs bœufs qui rongeaient les basses feuilles des saules du bord ; dans l'herbe, chantaient les insectes, et les oiseaux amoureux partaient du milieu des branches. La terre, calme en son immobilité qui respire, semblait livrer à l'homme son domaine et ses trésors, le convier au bonheur et à la joie.
Oui, aujourd'hui, c'était la paix ; mais, dans le passé, tout ce qui m'environnait ne rappelait que luttes, combats, destruction. Les murs que je touchais, les bourgs que l'on me montrait dans la plaine, l'île étendue à mes pieds, ont, depuis deux mille ans, été le théâtre de scènes incessantes de carnage : Romains et Gaulois, Bretons et Angevins, Anglais et Français, républicains et Vendéens, ont tour à tour possédé, perdu, reconquis, couvert de ruines, de sang et de morts cette terre riche et féconde. Cette île au milieu du fleuve était, au VIIIe siècle, le repaire de pirates normands ; elle s'appelle l'île Batailleuse ; sur cette esplanade qui domine la Loire, au moyen âge, s'élevait un château-fort, d'où un baron avide rançonnait les barques au passage. A l'autre bord, un autre château, nommé la Madeleine, surveillait de son côté la Loire. Entre les deux seigneurs, la guerre était permanente : Angevins de Saint-Florent et Bretons de la Madeleine passaient et repassaient sans cesse le fleuve, et se livraient des combats acharnés. Les Angevins finirent par être domptés ; ils cédèrent aux Bretons l'extrémité de l'esplanade qui s'avance comme un haut promontoire au-dessus du fleuve ; cette pointe de terre s'appelle encore la Bretagne ; tout à l'entour c'était l'Anjou, ce petit coin seul était la Bretagne ; les vainqueurs ont perpétué leur triomphe en ce qui demeure le plus d'un peuple, le nom et la langue.
Mais notre temps laisse à la postérité de plus émouvants souvenirs : ce bourg que l'on aperçoit en face est la Meilleraye où Bonchamp expira ; cet autre, Varade où il fut enterré ; dans celui-ci, à Saint-Florent même, il fit grâce aux prisonniers républicains, et on lui a érigé un tombeau ; c'est ici que les Vendéens vaincus passèrent la Loire, et ici que fut tiré le premier coup de canon qui alla éveiller Cathelineau dans sa chaumière : c'est comme le résumé des guerres de la Vendée.
Le 10 mars 1793, on devait tirer au sort, à Saint-Florent, pour la levée de trois cent mille hommes. Dans un carrefour formé par deux ou trois rues au haut de la ville, les jeunes gens du pays, leurs bâtons à cordon de cuir à la main, étaient réunis en groupes nombreux et agités. Leurs pères leur avaient dit qu'en devenant soldats de la république, ils serviraient les ennemis de Dieu et de la religion. Ils étaient bien résolus à ne pas partir, mais la plupart ne savaient ce qu'ils avaient à faire ; seulement, quelques-uns, venus avec leurs fusils, s'étaient cachés dans les maisons voisines et attendaient. De son côté, le commandant républicain avait fait traîner jusque-là une pièce de canon qui, braquée sous une grande porte, menaçait la place et les rues.
On commence l'appel des conscrits ; pas un ne se présente ; l'ordre est donné de saisir les réfractaires ; les gendarmes sont accueillis par une huée générale ; les paysans, faisant le moulinet avec leurs bâtons, les bousculent et les repoussent. Le chef de la troupe somme alors la foule d'évacuer la place ; la foule, menaçante, demeure immobile ; il commande le feu, les paysans s'enfuient de tous côtés ; en un clin d'œil, la place fut déserte ; personne n'avait été tué.
Mais, à l'instant, des fenêtres des maisons, du fond de la place, des angles des rues, part une fusillade nourrie ; la troupe surprise et découverte se trouble ; les paysans reviennent, les plus braves s'élancent sur la pièce avant qu'elle tire de nouveau ; les soldats se sauvent, le canon est pris.
Trois jours après, les cloches de toutes les paroisses, sonnant le tocsin, jetaient aux mille échos du Bocage, de la Loire à la Plaine, et de Saumur à la mer, le cri de guerre de tout un peuple. La Vendée entière était debout, debout pour son roi, et bien plus encore pour son culte et son Dieu, pour ces croyances intimes et profondes, vraie vie de l'homme, force et vertu du foyer domestique, pour la guerre sacrée, selon le mot antique : Pro aris et focis. Voilà la raison de la résistance héroïque de ce peuple, qu'on a appelé un peuple de géants ; il est tombé sous le nombre, il n'a pas été vaincu ; sa cause a triomphé : la religion qu'il avait défendue sur les champs de bataille de la Vendée.
Maintenant, du haut de cette esplanade, voyez-vous, dans la vaste plaine, cette foule confuse, paysans, femmes, vieillards, enfants, pêle-mêle avec les chevaux, les canons, les chariots, cent mille êtres humains se hâtant, se pressant aux bords du fleuve ; ces barques chargées allant et venant d'une rive à l'autre ; ce jeune chef, la Rochejaquelein, tout enflammé, galopant et donnant des ordres ; dans une voiture traînée à petits pas, Lescure blessé à mort ? Entendez-vous les cris, les mouvements confus, le bruit du canon lointain ?
Huit mois se sont écoulés ; après avoir défait six armées, pris Thouars, Saumur, Angers, battu Kléber et ses Mayençais, le peuple vendéen, décimé enfin, dans une dernière bataille, à Cholet, fuit le sol de la patrie, et, comme le cerf blessé, se jette dans le fleuve, aspirant à l'autre bord, pour y prolonger sa lutte et sa vie.
Cependant, dans une salle carrelée d'une petite maison, au bas de la ville, Bonchamp était étendu et près d'expirer. Des femmes pieuses l'entouraient de leurs soins, soins inutiles, il le savait, et ce général, que si peu de mois venaient de rendre immortel, attendait en priant l'heure de l'éternel repos.
Au même moment, cinq mille prisonniers républicains étaient entassés dans un ancien couvent, en face de plusieurs canons chargés à mitraille.
La masse du peuple avait franchi le fleuve ; il ne restait plus au delà que quelques milliers d'hommes ; la question alors s'éleva : que faire des prisonniers, bouches inutiles et ennemies ? On ne pouvait les garder ; il y avait péril à les relâcher. Une proposition alors est jetée dans la foule, une de ces propositions violentes qui se font jour dans les temps de crise, qui n'appartiennent à personne, et que tout le monde accepte : Il faut s'en défaire ! il faut les fusiller ! Le mot vole et bientôt devient un cri général, la volonté du peuple.
Dans la chambre même où Bonchamp agonisait, les officiers s'en entretenaient ; il ne s'agissait plus que de désigner l'heure. Bonchamp alors, les entendant, se souleva de son lit avec effort ; il fit signe à quelques-uns des chefs de s'approcher, et, d'une voix qu'entrecoupait la souffrance : « Mes amis, j'ai une prière à vous adresser ; c'est sans doute la dernière, mais, avant que je meure, assurez-moi qu'elle sera écoutée : je demande qu'on ne tue pas les prisonniers. »
C'est à ce beau moment que le sculpteur David l'a représenté[1] : le voici, ce généreux homme, tel qu'il dut être, se dressant à demi, le corps ouvert par la blessure, la figure tirée par la douleur, la main tremblante, le regard comme éclairé, déjà presque hors du monde, et cherchant à se dérober un instant encore à la mort, pour donner à d'autres cette vie qui, par sa bouche entr'ouverte, va s'échapper !
[Note 1 : Le monument de Bonchamp est dans le chœur de l'église de Saint-Florent.]
Et aussitôt, sans hésiter, sans réfléchir, emportés par cet irrésistible choc des grandes pensées qui toujours entraînent les hommes, preuve sublime qu'ils ont une âme : Oui, oui, s'écrient les assistants, grâce ! grâce ! Et ils s'élancent au dehors, tous veulent l'annoncer aux prisonniers. La Rochejaquelein, le premier, monte en courant la rue raboteuse, arrive à la porte du couvent, et, l'ouvrant toute grande : Laissez-les aller, s'écrie-t-il, grâce ! Bonchamp le veut, Bonchamp l'ordonne !
Les canons sont détournés, et les prisonniers, passant à travers la foule qui s'écarte, se dispersent dans la campagne, par toutes les routes, jusqu'à perte de vue du bourg ; en quelques instants tous avaient disparu ; il n'en resta pas un à Saint-Florent.
Et il n'est pas vrai, ainsi que quelques-uns l'ont raconté, que ces prisonniers, à peine sauvés, aient tiré presque aussitôt sur leurs libérateurs. Seulement, et c'est ce qui a causé l'erreur de ces historiens, à la fin du jour, l'avant-garde républicaine arriva à Saint-Florent, où elle espérait trouver encore les Vendéens : le représentant Choudieu, qui marchait en tête avec une escorte de cavaliers, alla droit à la maison d'un des principaux habitants du bourg, et s'informa des Vendéens ; on lui apprit que tous avaient franchi le fleuve. — Mais leur artillerie ? demanda-t-il. — Ils n'ont pu l'emmener ; ils en ont laissé ici une grande partie. — Où sont les canons ? dit-il vivement ; quelqu'un peut-il m'y conduire ? — Moi, je vais vous y mener ! s'écria un jeune garçon de douze ans, en se présentant. Choudieu saisit l'enfant par un bras, l'enleva sur sa botte, et le mit en selle devant lui ; puis, suivi de ses cavaliers, il arriva à l'esplanade, où étaient restés les canons. Les Vendéens, soit hâte, soit ignorance, ne les avaient pas encloués. Le représentant, alors, de ce lieu élevé, aperçut par delà le large fleuve la foule du peuple vendéen, encore haletante, fuyant à travers les ombres qui s'abaissaient : Nous ne les atteindrons pas, dit-il, mais, du moins, informons-les de notre présence. Il fit mettre pied à terre à ses soldats et pointer les pièces sur Varade ; cinq ou six boulets franchirent le fleuve et vinrent mourir inoffensifs sur le sable.
Ce récit m'était fait par le neveu de ce jeune garçon qui, jadis, dans l'impatiente ardeur de son âge, avait guidé Choudieu ; et, en rappelant ces détails qui réhabilitaient le parti contraire, cet homme, cœur franc et loyal, relevait noblement la tête, heureux d'attester qu'un crime de plus n'avait pas souillé ces luttes fratricides.
J'étais à la place même où avaient été pointés les canons de Choudieu ; là s'élève aujourd'hui la colonne commémorative de Bonchamp, et, à côté, le couvent, jadis célèbre abbaye de bénédictins, qui servit de prison aux républicains. Et ce couvent, car il semble que ce petit bourg, sur les confins de la Bretagne et de la Vendée, ait été le rendez-vous d'événements extraordinaires, il a été incendié, non par les républicains, comme on le pourrait croire, mais par un Vendéen. Son nom était Poitevin, mais on l'appelait Chante-en-Hiver : ainsi que les peuples primitifs des forêts américaines, ces guerriers de la Vendée avaient aussi leur langue pittoresque et expressive. Quand, à la fin de la guerre, le soldat de Bonchamp revint à Saint-Florent et qu'il revit ce couvent où, enfant, il avait prié Dieu, et dont les républicains avaient fait une caserne, dans sa foi vendéenne il s'indigna. Il courut au bas de la ville, chargea sur son épaule deux bottes de paille, et les jeta tout enflammées dans le couvent : le feu gagna aussitôt les cloîtres, en un instant le couvent fut enveloppé de flammes. Les habitants du bourg accoururent ; debout sur un pan de mur à demi écroulé, Chante-en-Hiver suivait les progrès de l'incendie ; il arrêta ceux qui voulaient l'éteindre : Non ! non ! dit-il ; ne faut-il pas que la maison de Dieu soit purifiée des bleus ? Et la foule immobile laissa l'incendie dévorer le couvent.
Quant à la colonne de Bonchamp, on cherche en vain à déchiffrer l'inscription qui y était gravée ; les plaques de marbre de la base ont été brisées en 1832 par les soldats d'une garnison passagère. Si rapide est l'action de notre temps, si violents et opposés les mouvements qui emportent ce siècle justement appelé le siècle des révolutions, que, dans ses tours et retours, il efface aujourd'hui les œuvres d'hier et n'en laisse que des vestiges. Il en est déjà des monuments érigés aux chefs vendéens comme des monuments de l'antique Grèce ; ces événements, dont il reste encore des témoins, ne sont, aux lieux mêmes où ils se sont passés, marqués que par des débris.
Non loin de Saint-Florent, au Pin-en-Mauges, un autre monument a été mutilé, la statue de Cathelineau, que les Vendéens lui avaient érigée en face de sa maison. Il avait pourtant bien mérité un hommage populaire, ce paysan que ses vertus, autant que son courage, avaient élevé au premier rang. Il y avait parmi les capitaines vendéens des gentilshommes de haute naissance, de savants officiers ; lorsqu'ils voulurent nommer un général en chef, ils élurent Cathelineau. C'est qu'il possédait les qualités par lesquelles les hommes sont partout dominés : la fermeté calme, qui est le plus grand signe de la force, le sens droit et la netteté de vue dans le conseil, l'enthousiasme dans la bataille ; sa modestie et sa candeur le faisaient aimer, sa piété et sa vie sans tache, respecter ; il semblait que Dieu marchait avec un tel homme ; on l'appelait le saint de l'Anjou. Quand il eut expiré, un vieillard parut sur le seuil de la maison, et dit ces simples mots à la foule agenouillée : « Le bon général a rendu son âme à qui la lui avait donnée pour venger sa gloire, » oraison funèbre qui embrasse, dans sa brièveté, le génie du héros, la croyance du chrétien, et le but sublime où il tendait.
Le voyageur qui traverse le Pin-en-Mauges s'arrête devant la maison de Cathelineau, devenue une auberge ; on lui montre le four où le Vendéen cuisait son pain, sa chambre transformée en écurie ; vis-à-vis, une petite place triangulaire est jonchée de débris ; là était le monument : la statue gît dans l'humble cimetière de la paroisse.
De nos jours, cependant, ces ruines ont été en partie relevées : à Saint-Florent, le couvent a été restauré ; dans la maison même où il a expiré, un tombeau a été érigé à Cathelineau, et, sur ce tombeau, une statue, copie exacte de celle du Pin-en-Mauges. Ainsi reposent côte à côte Bonchamp et Cathelineau, le général paysan près du général gentilhomme. Ces restaurations ne sont pas dues aux retours des partis, mais à la religion : dans le couvent on a établi une école de Frères ; la maison, où est placé le tombeau, est devenue la chapelle d'une école de Sœurs : une sainte femme, un généreux et noble Vendéen[1], ont réparé ces ruines pour les consacrer à des œuvres pieuses : c'est le vrai sentiment de la Vendée. Ainsi, tout est à sa place : cette auberge, établie dans une demeure héroïque, cette statue brisée, ce cimetière où elle est déposée, cette chapelle qui protège la tombe de Cathelineau, autant de traits qui marquent le caractère de ce siècle, l'industrie triomphante, la vieille royauté renversée, et la religion immortelle relevant les ruines des guerres civiles, et seule gardienne des généreux souvenirs.
[Note 1 : Madame Baudoin et M. le comte de Quatrebarbes.]
IX
Les vieilles villes. — Les vieilles maisons.
Dol. — Dinan. — Morlaix. — Lannion. — Cesson.
La petite, comme la Grande-Bretagne, est une terre de marins : la position avancée de cette large presqu'île dans l'Océan, entre le golfe de Gascogne qui tient à l'Espagne, et la Manche qui tient à l'Angleterre, ses ports naturels, les nombreuses rivières qui descendent du plateau central, et, comme les rayons d'un cercle, aboutissent à la mer, ont été cause que, de tout temps, la vie s'est portée aux extrémités. Dès l'antiquité, les Bretons furent marins et pêcheurs ; la force résistante de l'Armorique était sur les côtes. C'est Vannes et Nantes qui, avec leurs flottes, soutinrent contre César la lutte la plus courageuse et la plus longue.
Malgré les siècles et les révolutions, ce caractère de la Bretagne n'a pas changé. Le centre est morne, la circonférence animée ; un moine comparait cette presqu'île arrondie en demi-cercle à la couronne de sa tonsure, un chevalier à un fer de cheval bien fourni à l'entour et presque vide au milieu. La plupart des villes importantes de Bretagne sont des ports, des ports situés non pas sur le bord de la mer, mais à quelques lieues de l'Océan, sur de petites rivières navigables où le flot porte les navires. Elles ont ainsi des villes du centre les beaux arbres et la verte campagne, du port de mer l'animation et le mouvement ; on y sent la mer voisine sans la voir, son air âpre et fortifiant. Dans quelques-unes (à Lézardrieux, à Lannion) les deux rives sont réunies par un pont suspendu, haut, léger, semblable à ces ponts de lianes des fleuves du Nouveau Monde, et sous lequel passent les navires aux longs mâts : lorsque soufflent les grands vents de la mer, ils agitent et soulèvent ce chemin aérien ; on le voit monter et descendre d'un mouvement uniforme comme une poitrine qui respire ; le piéton qui passe en chancelant sur cette planche tendue dans l'air, la mer au-dessous de soi, se hâte, luttant contre le vent et faisant le signe de la croix, et, quand il l'a traversée, il entre au bout du pont, dans une petite chapelle, rendre grâces à Dieu.
La position de ces petites villes attire et plaît ; la partie principale est bâtie le plus souvent sur une colline : à Quimperlé, à Tréguier, à Dinan, apparaît tout en haut la tour de l'église ; autour sont groupées les maisons ; le port est au-dessous, la ville des marins et des pêcheurs. Autrefois elles étaient fortifiées ; peu à peu elles ont rasé leurs remparts, et les deux cités se sont réunies. Quelques-unes cependant ont gardé leurs vieux murs. En arrivant à Guérande, on se trouve tout à coup devant une ligne de hautes murailles ; de distance en distance saillissent de grosses tours renflées ; une porte à créneaux et à meurtrières s'ouvre béante avec sa herse suspendue, les fossés sont encore remplis d'eau ; c'est véritablement une ville du XIVe siècle ; on verrait se promener sur le rempart un homme d'armes couvert de fer, et le pot en tête, on ne s'en étonnerait pas.
La campagne qui entoure la ville est une vaste plaine sèche, dénudée ; à peine, çà et là, quelques arbres rabougris et rongés par le vent de la mer ; des plaques d'eau reluisent au soleil, découpées en petits carrés réguliers, ce sont les marais salants ; partout ailleurs, des monticules de sable. Ce coin de terre aride rappellerait l'Afrique à un voyageur : la plaine sablonneuse et brûlée, le désert ; les mulons de sel qui la jalonnent de leur cône pointu, les tentes dispersées d'une tribu ; les paludiers vêtus de blanc qui galopent sur leurs petits chevaux entre les lagunes, les Arabes au burnous de laine, courant à travers le désert.
Par delà ce désert, s'étend la mer bleue qui, dans l'éloignement, semble immobile, et sur laquelle glissent les vaisseaux.
Guérande est en plaine, Dinan sur une montagne, avec un port sous ses grands murs. Du haut de ses remparts, vous découvrez, tout en bas, une toute petite rivière, un ruisseau, où circulent de petites barques, de petits et étroits bateaux à vapeur, un petit quai étroit aussi, bordé de vieilles maisons pressées, et sur ce quai (les jours de marché) des centaines de voitures et de chariots entassés, et parmi ces chariots une fourmilière blanche et noire d'hommes et de femmes, parlant, criant, gesticulant, avec un bruit confus, une sourde rumeur qui monte jusqu'à vous, tout cela au fond, à plusieurs centaines de pieds, comme dans un entonnoir ; et ces bateaux, et ces maisons, ces chariots et ces hommes sont si petits, que vous diriez d'un jeu d'optique.
Maintenant entrez dans l'intérieur de la ville ; devant vous s'ouvre une rue du XIVe siècle, presque intacte, longue et tortueuse ; c'était la coutume du moyen âge : avec les rues tortueuses on se préservait de la grande chaleur et des attaques de l'ennemi. Vous connaissiez les maisons du moyen âge par les gravures et les vieux tableaux ; vous les retrouvez ici debout, habitées, vivantes ; ces images sont la réalité. Oui, voilà, à droite et à gauche, les maisons serrées l'une contre l'autre, dressant les pointes de leurs pignons aigus ; voilà les porches carrés à gros piliers de bois, les boutiques à basse devanture ; ces porches ôtent une partie du jour au rez-de-chaussée, et vous croiriez que c'est un désavantage ; au contraire, les marchands étalent leurs denrées sous le porche et s'y tiennent eux-mêmes ; la maison est ainsi ouverte à tout venant. On circule sous les porches, à travers les ballots, les caisses et les paniers ; c'est à la fois la maison et la rue, un continuel commerce des boutiquiers avec les passants. Voilà les étages surplombant l'un sur l'autre, à peine séparés par des poutres étroites, les fenêtres à mille compartiments, à petites vitres qui se touchent presque : la maison en est toute éclairée, la lumière y entre de tous côtés, et avec elle, la gaîté. Voilà la façade sillonnée de poutres croisées, enchevêtrées en losanges, trèfles, triangles, rosaces, dans tous les sens ; et, sur tous ces montants, supports et croisés, un débordement de dessin capricieux, la plus inépuisable imagination, l'ornementation la plus fantastique.
Ici, à Dol, où l'on trouve les plus vieilles maisons de la Bretagne (il y en a quelques-unes du XIIe siècle), les piliers des poutres sont couronnés de gros chapiteaux carrés où l'on déchiffre quelque bête symbolique, moitié homme et animal, une tête de femme à trompe recourbée, un lion ailé aux pieds d'oiseau, un porc avec des jambes d'homme ; toujours quelque invention propre à récréer les yeux et à égayer les passants. Là, à Tréguier, le décorateur c'est le maçon : sur la façade recrépie, entre les poutres croisées, avec la pointe de son marteau il a tracé mille petits dessins, étoiles, soleils, arabesques, chiffres entrelacés ; de loin c'est une façade blanche, de près c'est une guipure, une broderie ; A Dinan, à Morlaix, à Saint-Brieuc c'est le tour du sculpteur : toute poutre est tailladée, ciselée, bosselée ; ici des portraits en médaillon, avec la coiffure antique ; là des scènes de chasse, où chiens et veneurs courent, le long de la frise, après un cerf qui s'embarrasse dans les branches ; sur la poutre principale, au milieu de la façade, s'étagent et montent, du pavé jusqu'au toit, cinq ou six personnages en pied, un chevalier armé de toutes pièces, casque en tête, la lance à la main ; au-dessus, Hercule avec sa massue et chaussé de grandes bottes ; plus haut, un saint Christophe colossal, portant Jésus sur ses épaules ; aux angles des rues, un être grotesque se penche et se détache de la maison comme s'il venait saluer le passant, ou un nain bossu ouvre sa grande bouche d'un air narquois, et pointe sur vous ses petits yeux en ricanant ; ou, mieux encore, un bonhomme, vêtu de l'habit breton, veste brodée, gilets étagés et bariolés, chapeau à bords retroussés, longs cheveux descendant jusqu'au milieu du dos, braies plissées à peine attachées aux reins, accroupi et soufflant de ses joues bouffies dans le biniou dont la panse s'épanouit entre ses bras : c'est la représentation même de l'homme du pays, le type national ; il porte le nom de la ville : à Vannes, c'est Vannes et sa femme ; Nantes a ses enfants Nantais ; dans l'église de Mauron il y a un pilier qu'on appelle le Mauron ; ici le bonhomme se nomme le Morlaix.
Puis, au milieu de ce peuple de statues, d'images d'hommes, de monstres, d'animaux, partout, aux angles des rues, presque à chaque maison, la niche consacrée, la niche de la sainte Vierge, la bonne Vierge et l'enfant Jésus, habillée de beaux habits, toute peinte et dorée, et couronnée de fleurs, entourée de petits cierges et de lanternes qu'on allume aux jours de fête ; et alors c'est, par toute la ville, une guirlande de feux suspendus, une illumination resplendissante et joyeuse.
Ailleurs, à Lannion, d'une étroite rue, d'une venelle (la Bretagne a conservé sur les écriteaux de ses rues ce vieux mot qu'emploie encore la Fontaine), vous débouchez sur la place du Marché : à droite, à gauche, devant vous, toutes les maisons sont peintes du haut en bas, rouges, brunes, vertes, bleues ; c'est un éblouissement, et ces couleurs vives, variées, à côté l'une de l'autre, ne sont pas criardes, ne choquent pas l'œil : les poutres grises, les ardoises bleuâtres, les vitres claires, les lignes blanches du plâtre, le fond rouge ou bleu, tout cela se mêle ensemble, se confond en un harmonieux ensemble ; le soleil s'est arrêté là et y a jeté un rayon de son prisme diapré; ces maisons étincelantes sont animées, on y sent circuler la vie.
Oui, la vie : rien n'est plus vivant que cet aspect des villes de Bretagne : elles sont trop éloignées du centre pour avoir suivi la mode ; à peine quelques maisons modernes font disparate : les maisons, une fois construites, sont restées telles qu'il y a quatre siècles ; partout la couleur éclatante, ce qui frappe, ce qui saisit, et avec la couleur, les formes variées, le mouvement et la vie. La vie, c'est le caractère du moyen âge ; époque agissante, il marchait, il se remuait, il se constituait : voilà pourquoi sa qualité particulière est la couleur, non la ligne : la ligne est la qualité d'une époque assise, où tout est défini, rangs, principes, institutions, comme au XVIIe siècle ; la couleur, c'est la qualité d'une société qui cherche une position, qui change de place et se tourne sans cesse, qui est en révolution, le mot dit la chose. Voilà aussi pourquoi l'école romantique, s'est tant éprise du moyen âge, elle sentait que le moyen âge et l'époque où elle parut étaient dans des conditions analogues ; la ligne ne lui convenait pas avec ses beautés régulières, imposantes et ordonnées ; ce qui lui était propre, c'était la couleur, l'agitation du drame, la vie en marche comme une armée.
Les détails sont en harmonie avec l'ensemble ; à mesure que vous avancez dans ces rues étroites, vous êtes frappé de signes particuliers qui vous disent que vous n'êtes pas en France : les maisons de toute la ville sont numérotées dans un ordre unique (à Paimpol, à Auray, à Lamballe, etc.) comme en Allemagne ; le n° 560, par exemple, n'est pas celui d'une rue, mais un des numéros de toute la ville ; cette classification uniforme doit remonter au XVIIe siècle, quand la nation s'unifiait, que tout tendait à former un centre, un bloc. Sur les enseignes des boutiques, vous lisez des noms rauques et durs à prononcer, des noms celtiques : Kerharo, Péchic, Quémener, Le Corb, Kerest, Cosquer, Coëffic, Le Houédec, Langloch, Sancio, Kergroës. Au fond de ces petites boutiques, dans la demi-ombre, près des ballots proprement rangés, vous apercevez la haute coiffe d'une bretonne assise, tricotant avec une impassible régularité ; de vieux meubles brunis et luisants encombrent la chambre trop étroite, des bahuts, des tables sculptées, des lits à plusieurs étages, montant l'un sur l'autre jusqu'au plafond, comme dans un navire. Quelquefois, reste d'une aisance disparue, le lit n'est pas seulement un meuble ordinaire : large, profond, il a des portes comme une armoire, avec des ferrures ouvragées, des balustres sculptés à meneaux délicats ; c'est presque un monument. Tel était celui que nous vîmes à Léhon, près de Dinan, dans une petite maison dont la porte était toute grande ouverte, selon l'usage de Bretagne ; une pauvre vieille femme était là, assise sur un escabeau à trois pieds, tournant d'une main ridée un vieux rouet finement découpé, du temps de Louis XIII. Ce rouet, le grand lit fermé, à rosaces, qui tenait tout un côté de la chambre, le banc de bois et la table à pieds tournés, la vieille femme dans l'exact costume breton, on eût dit que rien n'avait bougé depuis des siècles ; madame de Sévigné s'y serait reconnue : « Combien gagnez-vous, ma bonne femme, à filer ainsi tout le jour ? — Quatre ou cinq sous, dit-elle. » Ce devait être le même prix au XVIIe siècle. Comment donc fait-elle pour vivre ? Nous demeurâmes silencieux et attendris en face de cette humble résignation qui ne se plaignait pas.
Il y a quelque chose de sacré dans les habitudes anciennes, dit Cicéron. Le vieux mobilier des siècles passés est conservé en Bretagne, même dans les églises ; on trouve des bancs sculptés dans les cathédrales de Tréguier, de Quimper, ou des confessionnaux du même style que le lit de Léhon, à balustres, à rose, et à serrure compliquée (dans une petite chapelle de Châteaulin). Dinan a un musée ; dans ce musée, il y a de tout, des pierres et des médailles, des poteries et des tableaux ; mais de plus, il y a quelque chose de particulièrement breton, des reliques bretonnes, la pantoufle de la duchesse Anne, la giberne de Latour d'Auvergne, le casque de du Guesclin.
Est-il besoin de dire qu'en Bretagne plus qu'ailleurs on rencontre de ces vieux châteaux-forts, démantelés, tombant en ruines, qui, du haut de la colline où ils sont plantés, semblent surveiller la campagne, et sur lesquels s'attache involontairement le regard du voyageur ? S'il faut dire la vérité, tous les châteaux-forts se ressemblent, qui en a vu deux ou trois peut se figurer les autres ; et pourtant, une ruine intéresse toujours l'homme ; c'est que là, toujours il fait la comparaison de son état présent avec son état passé ; parmi ces pierres écroulées se relèvent et passent les hommes d'autrefois ; ce que regardent les yeux n'est que l'enveloppe de ce que rêvent sa mémoire et sa pensée. Parfois même le présent est debout à côté du passé comme à Cesson.
La tour de Cesson (prés de Saint-Brieuc) était jadis une puissante forteresse ; pendant la guerre de la succession de Bretagne, entre Blois et Montfort, c'était par là qu'arrivaient les Anglais, alliés de Montfort ; Montfort avait-il le dessus, il tenait Cesson, et y recevait ses renforts d'Angleterre ; Blois était-il le plus fort, il s'en emparait et empêchait les Anglais de débarquer. En trente ans de combats, Cesson passa ainsi plusieurs fois de l'un à l'autre. Au temps de la Ligue, il devint le repaire d'un capitaine ligueur qui pillait et rançonnait tout le pays ; mais un jour vint où Henri IV, résolu à remettre toutes choses en ordre, obligea les gouverneurs de forteresses à se soumettre, ou, quand ils ne se soumettaient pas, les fit pendre. Le château de Cesson fut alors abattu ; il ne resta debout que la tour du donjon ouverte à tous les vents.
Aujourd'hui elle appartient à un riche propriétaire, ancien représentant, esprit sagace et instruit, unissant, comme quelques hommes de notre époque, les idées d'égalité et un instinctif amour du luxe, à la fois démocrate et châtelain. De même que les seigneurs d'autrefois, il a voulu avoir son château, un château moderne et un jardin anglais, un jardin malgré le sol de roc où ne s'enfoncent pas les racines, malgré les ouragans qui arrachent les arbres, malgré l'air âcre et salin qui, comme sur tous les bords de la mer, ronge la feuille et penche les branches du côté de la terre ; cette inclinaison uniforme d'un seul côté donne aux rivages de la mer une solennelle tristesse ; l'homme sent que là sa force est impuissante ; c'est une autre main qui courbe ces arbres et leur donne leur pli pour toujours. Mais lui, dure tête bretonne, avec la ténacité de sa race, il a creusé çà et là de larges espaces où il a planté des arbres verts ; ces pauvres petits arbres, du fond de ces trous, élèvent timidement la tête de quelques pouces, jusqu'à ce que l'âpre bise, venant par-dessus, les arrête brusquement et leur dise aussi en son langage : Tu ne monteras pas plus haut !
Quant au château, il eut un instant la pensée de le bâtir dans les flancs de la vieille tour ; des divans de soie de son salon, on eût aperçu la pleine mer par les fenêtres à ogives percées dans un mur de dix pieds ; mais il fut intimidé par cette masse de pierres qui se tiennent à peine et surplombent au-dessus de sa tête ; il désespéra d'atteindre, avec ses petits étages, le haut de cette ruine découronnée, et il se résigna à construire son château au pied de la tour, à quelques pas, dans son ombre. Là il a bâti un pittoresque logis, une sorte de villa italienne, peinte de vives couleurs, avec une galerie à jour courant le long du toit plat, il y a rassemblé les stucs et les marbres, les vases et les dorures, tout le luxe de notre temps.
Mais, lorsqu'on sort de cette jolie et coquette demeure, le contraste des deux sociétés apparaît saisissant : le petit château, accroupi au bas de la tour, s'abaisse comme humilié et craintif ; tous les détails s'amoindrissent ; il semble qu'à peine un homme passerait par ses portes étroites ; on dirait qu'on le peut saisir à deux mains par les arcs de sa balustrade comme par des anses, l'enlever de terre, et l'emporter comme un joujou d'enfant. Et vis-à-vis, au contraire, s'élève la haute tour, montée sur un énorme monceau de débris écroulés ; les grandes pierres de son faîte pendent dans le vide, et sur l'azur du ciel s'ouvrent les degrés de son escalier rompu. Dressée à l'extrémité d'un promontoire qui s'avance dans la mer, de plusieurs lieues, de toute la côte et de l'Océan, on aperçoit sa masse longue et sombre ; tout à l'entour la campagne est nue et sans arbres, presque sans maisons ; ébréchée et crevée, elle s'allonge vers le ciel, comme un colossal obélisque ; au-dessous, à plusieurs centaines de pieds, la mer frappe de ses vagues sa base de rochers, les vents la battent incessamment, et de ses flancs s'envolent, en jetant de longs cris, les oiseaux aux ailes grises, vers l'Océan.
X
Saint-Nazaire.
Le nouveau port et la nouvelle ville.
La Bretagne, quelque isolée qu'elle soit par ses mœurs du reste de la France, n'est pas restée étrangère à l'incessante activité de notre époque : elle aussi a vu les larges routes traverser ses landes désertes et les chemins de fer pousser en avant leurs rails rigides, qui tout à l'heure vont atteindre Brest, au bout de la terre. Mais son œuvre la plus importante devait être sur la côte même, au bord de cette mer qui l'attire et lui donne la vie : ses petits ports ne lui suffisaient plus ; au versant de la presqu'île, à cinquante lieues de Brest, elle a créé un grand port, Saint-Nazaire.
Il y a dix ans, c'était un village de cinq cents âmes ; il n'y avait pas de port ; on n'y voyait que quelques barques de pêcheurs qui se mettaient à l'abri derrière une petite jetée. Aujourd'hui, c'est une ville de cinq mille âmes, qui, dans dix ans, en aura trente mille.
Depuis longtemps on se plaignait que les sables empêchaient les grands navires de remonter la Loire jusqu'à Nantes ; ils s'arrêtaient à Paimbeuf, où ils s'allégeaient d'une partie de leur cargaison. Ce beau fleuve de la Loire est en effet sillonné et comme parcouru, dans presque tout son cours, par des sables voyageurs. Près de son embouchure même, à trois lieues de la mer, où la Loire est large d'une lieue, le chenal n'a parfois pas plus de deux pieds d'eau ; les bateaux à vapeur qui courent chargés de voyageurs entre ses deux rives basses et verdoyantes, labourent le fond du fleuve avec leur quille comme une charrue, et laissent en fuyant, derrière eux, de longs sillons d'une eau troublée et jaunâtre.
Un jour, il est décidé que Saint-Nazaire deviendra un port. Aussitôt, avec cette ardeur propre à notre âge, on se met à l'œuvre : la terre est largement entamée ; on creuse un bassin de vingt-quatre pieds de profondeur ; les plus grands navires de commerce y peuvent entrer, même les frégates ; le chemin de fer de Nantes est prolongé jusqu'à Saint-Nazaire ; en peu de temps, vingt rails s'alignent et se croisent au bord du bassin. Cependant, pour couvrir ce port nouveau, il faut des fortifications : on amoncelle les terres enlevées des quatorze hectares du bassin, on les élève tout autour comme des collines ; de larges fossés les environnent ; bientôt la maçonnerie les revêtira, ils seront armés de canons ; Saint-Nazaire ne sera pas seulement un port, il sera une ville forte.
Ces immenses travaux sont improvisés en quatre ans, improvisés, mais parfaits. Vastes quais aux dures assises de granit, larges écluses, lourdes portes de fer, grues colossales, on enfonce profondément dans le sol, on attache par des chaînes énormes et redoublées tout cet attirail puissant de machines, tout ce que l'homme a pu inventer de plus fort pour lutter contre cette eau légère qui, en léchant les quartiers de roc, les use, les rompt et les emporte.
Mais le principal restait à faire, la ville : le gouvernement avait construit le port, les remparts ; les particuliers ont bâti la ville ; tout de suite on l'a conçue sur un grand plan : on a vu un Havre nouveau dans l'avenir, non un avenir de cent ans, mais un avenir prochain, immédiat. En ce temps-ci, où l'on ne compte plus par mille francs, mais par millions, les spéculateurs sont accourus ; des fortunes se sont élevées en trois jours ; tel champ estimé il y a dix ans quinze mille francs, s'est vendu sept cent mille ; mais rien n'étonne aujourd'hui en fait de révolutions, nous en vivons.
Voici trois ans que cette ville est commencée, et déjà l'on entrevoit le développement qu'elle va prendre. On lit, dans les récits des voyageurs, la création des villes neuves des États-Unis : une bande de pionniers s'avance vers l'ouest, au bord des forêts et des prairies indéfinies ; ils abattent les arbres séculaires, et, tandis que l'on arrache les souches énormes du sol, sur le terrain à peine déblayé des maisons s'élèvent, des magasins s'ouvrent, un chemin de fer relie la ville éloignée aux grands ports de l'est. De même ici : à côté de l'ancien village, dont les maisons basses sont entassées autour du petit clocher de la vieille église, une grande cité sort de terre, neuve et blanche ; les quartiers se dessinent, les maisons se groupent aux carrefours ; on suit de l'œil dans la campagne la trace des rues longues et larges ; une douzaine de maisons, à droite et à gauche, au commencement, au milieu et au bout, se dressent comme les jalons alignés de la rue nouvelle ; dans les intervalles, des prairies et des blés ; ici une maison haute de quatre étages, avec des boutiques resplendissantes, peintes et dorées comme à Paris ; à côté un champ labouré, une haie chargée de mûres, une hutte de chaume. Demain, la hutte sera jetée à terre, la haie arrachée, le champ défoncé, et une autre grande maison s'appuiera à la maison voisine, on la bordera de trottoirs, on allumera le gaz ; voilà une rue Vivienne. Une vaste place est tracée devant le bassin ; il n'y a là encore que deux ou trois maisons à chaque extrémité ; le centre est rempli de décombres ; mais ces maisons, ce sont de grands cafés, des hôtels où la table est sans cesse dressée et toujours servie : une population active, ardente, pressée, ouvriers, marins, industriels, voyageurs, va et vient, remue les moellons, creuse la terre, descend des wagons, débarque des bateaux à vapeur, charge et décharge les navires ; de la jetée à la gare, c'est tout un peuple fourmillant dans un espace étroit encore.
Déjà les premiers négociants de Nantes y ont des comptoirs, déjà le bassin est rempli de navires venus de tous les points du monde ; on y voit ces grands clippers américains de dimensions colossales, qui jaugent dix-huit cents tonneaux et tirent vingt-quatre pieds d'eau, comme des frégates. Déjà l'on a compris l'insuffisance d'un seul bassin ; on en commence un second, on en projette un troisième. A toute heure, les longs bateaux à vapeur filent devant vous, pour remorquer les navires, pour transporter les marchandises et les matériaux nécessaires au service du port ; et, au travers de ce mouvement général, du bruit incessant des chantiers de toutes sortes, des pelles, des pioches et des marteaux, des chaînes qui crient en levant les ancres, du murmure sourd des machines çà et là dressées, des cris d'appel des ouvriers, des chants cadencés des matelots penchés sur le cabestan, par-dessus même la rumeur aboyante des vagues qui tombent sur le rivage comme une masse de plomb, à coups égaux, de temps en temps un sifflet strident, aigu, déchire l'air, et s'élève vers le ciel comme une plainte de douleur qui s'échappe et se tait tout à coup. C'est le sifflet du chemin de fer, de la locomotive toujours allumée, toujours prête à partir, la machine du mouvement, c'est son nom, et qui semble dire : Allons ! allons ! pressez-vous ! avançons !
XI
Les lutteurs.
Les costumes. — Les Pardons. — La lutte. — Postic.
Les Pardons de Bretagne sont, avant tout, des fêtes religieuses, mais aussi des fêtes de village, des assemblées, comme on dit en Poitou, où les divertissements et les jeux succèdent aux cérémonies de l'Église. Si le pardon dure deux jours, la première journée appartient exclusivement à la religion : la grand'messe d'abord ; l'église de la paroisse a d'avance été décorée avec soin, parée de fleurs et de feuillages ; ni chaises ni bancs, d'ailleurs : hommes et femmes, les femmes dans la nef, les hommes dans le chœur et les bas côtés, tous sont agenouillés sur le pavé, le chapelet entre leurs doigts, pieusement recueillis, répondant aux chants du prêtre d'une seule voix, voix puissante des fidèles assemblés qui porte au ciel la prière avec tant de force, qu'il semble que Dieu ne lui saurait résister.
Après la messe, la procession en grande pompe : les jeunes filles, en blanc, semant des fleurs ; les garçons les plus robustes tenant levées les vieilles bannières brodées d'or, d'argent et de soie ; les croix, les châsses étincelantes, les statues peintes des saints, les dais surmontés de plumes, au milieu de deux files, s'avançant d'un pas lent, que marque le chant des cantiques ; et, derrière le prêtre qui porte le saint Sacrement une foule d'hommes, le chapeau à la main et silencieux. Le soir, les vêpres, où nul ne manque non plus qu'à la grand'messe ; enfin le salut, la bénédiction, cette cérémonie essentiellement catholique, à laquelle l'indifférent même n'assiste pas sans une émotion involontaire, et aussi saisissante dans une humble église de village que dans les magnifiques cathédrales.
Dans l'intervalle de la procession et des vêpres, de nombreux pèlerins accomplissent les vœux formés pour implorer une grâce ou pour remercier Dieu. Les uns remplissent la chapelle du saint en l'honneur de qui a lieu le pardon, et y passent des heures en prières ; d'autres, plus fervents, font autour de l'église, à une fontaine miraculeuse ou à un tombeau, de longs voyages, pieds nus ou sur leurs genoux. Cependant ceux qui n'ont point à s'acquitter d'un vœu se tiennent en dehors de l'église, sur la place, conversant par groupes, doucement et gravement ; nul bruit, aucun cri, rien qui puisse troubler la sainteté du jour ; les cabarets sont vides et les rendez-vous des jeux, déserts.
Ainsi se passe le premier jour du pardon ; le lendemain est tout aux jeux.
Jadis, dans la plupart des paroisses de Bretagne, il n'y avait pas de pardon sans courses, danses, luttes, jeux singuliers et particuliers au pays. Bien plus que la langue et le costume, ces vieux usages peu à peu ont été délaissés. Les courses de chevaux, les danses surtout, protégées par les femmes, ont persisté ; mais les luttes, ces luttes héroïques que célébraient les poëtes, et dont ils glorifiaient les vainqueurs en des vers que les jeunes filles chantaient aux veillées, on ne les trouve plus que dans un petit nombre de paroisses, sur les confins du Finistère et du Morbihan. Là du moins, l'enthousiasme pour ces rudes joûtes n'a pas diminué ; quelque minime que soit le prix, de nombreux lutteurs sont toujours prêts à le disputer, et jeunes, fiers, ardents, devant une foule toujours émue, à briguer l'honneur de vaincre.
Parfois même, ces jeux rustiques prennent un air de grandeur inaccoutumée. Un riche propriétaire, défricheur de landes, comme les moines des premiers siècles, savant admirateur des bardes bretons, barde lui-même, poëte en cette langue celtique qui est demeurée immuable depuis trois mille ans, veut célébrer un heureux événement survenu dans sa maison, et donne une fête populaire avec la pompe et l'éclat consacré par la tradition antique[1].
[Note 1 : Il y a quelques années, une fête de ce genre fut donnée par un savant breton, M. de la Villemarqué, qui, à la science la plus sûre, unit ce vif sentiment de la poésie qu'on dirait inné dans la nation armoricaine.]
Longtemps à l'avance la fête est annoncée dans cent paroisses : on l'apprend, on se le répète le dimanche, au sortir de la messe. On y reverra tous les jeux anciens, la course à pied, où se déploie l'agilité des jeunes hommes, les courses de chevaux qui attestent qu'elle n'a rien perdu de ses robustes et patientes qualités, cette race de petits chevaux nerveux, infatigables, courageux, que l'on dirait issus, comme les Bretons, de ce sol de rocs ; puis, après les courses des femmes, et les courses en sac qui font épanouir les visages et éclater les longs rires, les luttes, la meilleure part de la fête. Le prix de la lutte, cette fois, ce n'est pas un ruban, un chapeau, un maigre mouton de cinq francs ; on parle de présents magnifiques : trois prix sont réservés aux vainqueurs, une somme d'argent suffisante pour acheter un champ, un taureau de quatre ans, aux cornes dorées, et un costume breton complet ; ce costume a coûté trois mois de travail au tailleur, qui a épuisé tout son art à orner les larges boutonnières, les parements, les gilets et les guêtres, de fins dessins en soie de toutes couleurs, superbe vêtement dont sera fier le plus riche gars du pays. Des invitations ont été adressées aux lutteurs les plus renommés, à ceux de Rosporden, de Banalec, de Pont-Aven, de Fouesnant, de Kerneven ; on n'a pas oublié ceux de Scaër et de Guiscriff, connus par l'ardente rivalité qui rend si longs leurs combats : Scaër est du Finistère, Guiscriff du Morbihan ; on verra où, des deux pays, naissent les plus forts hommes. Enfin, à la fête doit venir Mathurin[1], le fameux sonneur de biniou, celui qui alla à Paris, jouer des airs bretons dans un drame breton, la Closerie des genêts, et que le roi voulut entendre dans son palais des Tuileries. Vieux à cette heure, aveugle, on ne le voit plus que rarement aux pardons ; mais, répondant cette fois à l'appel du poëte, il jouera quelques-uns de ces airs mélancoliques et sauvages, dont les notes aiguës s'entendent par delà les longues landes, airs des anciens temps, que le Breton, absent de la patrie, répète au dedans de lui-même, assis au bord de la route, le front dans la main.
[Note 1 : Mathurin est mort au mois de septembre 1859.]
Entre les jolies petites villes des côtes de Bretagne, Pont-Aven est une de celles qui charment le plus d'abord et inspirent le désir de s'y arrêter. Un ravin tout encombré d'énormes roches, d'arbres confusément poussés, aulnes, peupliers, saules, et, parmi ces arbres et ces rochers, une petite rivière rapide, tournant autour des rochers, glissant entre leurs défilés, bouillonnant en petites cascades, noire ou claire, selon qu'elle reflète l'ombre des arbres ou la lumière du ciel : voilà le fond du tableau. Sur les deux versants s'étagent les maisons de la ville, et presque autant de moulins que de maisons s'éparpillent sur les bords, assis sur les roches ou à demi cachés dans les arbres[1]. Tout est riant et frais en cette jolie vallée : au tic-tac régulier des grandes roues se mêle le murmure de l'eau, le frôlement des herbes et des feuilles ; la voix sourde de la nature, qui ne se tait jamais, adoucit le bruit dur et triste du travail de l'homme.
[Note 1 : Le proverbe dit : Pont-Aven, quatorze maisons, quatorze moulins.]
Un peu plus bas, la rivière s'élargit, et, libre en son cours, plus profonde, salée déjà et verdâtre, va se perdre dans la grande mer.
C'est dans une prairie, non loin de ce joli bourg qui attire les peintres, qu'avait été assigné le rendez-vous des luttes. Au lieu le plus élevé, sur une estrade, étaient assis deux vieillards, célèbres autrefois par leurs victoires, et qui, aujourd'hui, à l'âge de plus de quatre-vingts ans, la tête couverte de longs cheveux blancs, avaient été nommés juges du combat. Derrière eux, de grands bois fermaient la prairie comme un rideau vert, et en face s'étendait la mer, la mer qu'on n'entendait pas, mais que l'on voyait bleue, immense, se confondant à l'horizon avec le firmament, et tout étincelante aux rayons du soleil. Tel était le lieu du combat : sous un ciel éclatant, au bord des forêts, vis-à-vis de cette mer que les hommes, comme si elle allait répondre à leurs questions, ne se lassent pas de contempler. Le poétique génie du barde breton semblait avoir choisi ce beau site, en souvenir de Virgile et d'Homère.
La prairie est couverte d'hommes et de femmes arrivés des points les plus opposés, et qui portent comme écrit le nom de leur village sur leurs costumes variés. On reconnaît la coiffe des femmes de Pleyben qui enveloppe leur figure comme un béguin de religieuse ; la coiffure de Landerneau qui s'allonge par derrière, rappelant la cornette du moyen âge ; le grand et haut bonnet des artisanes de Rosporden, dont les dentelles flottent au vent ; celui des femmes de Saint-Thégonec, qui en relèvent sur le sommet de la tête les barbes gonflées comme des voiles de navire ; puis, le plus joli des costumes bretons, celui des filles de Pont-Aven, dont une coquetterie et une propreté recherchée font valoir le beau teint et la taille élégante : nulle ne les égale pour le luxe et l'éclatante blancheur de leurs coiffures, de leurs manches et de leurs larges collerettes. La coiffe, appliquée sur le front et descendant le long des tempes, laisse voir leurs cheveux soigneusement lissés, puis, s'écartant sur les côtés, comme des ailes, encadre l'ovale régulier de leurs frais visages. Du coude au poignet, les bras sont enveloppés, mais non cachés par de larges manches de mousseline bouffante, et une collerette à petits plis menus dessine autour du cou et des épaules une courbe gracieuse.
Un peu plus loin, voici la singulière coiffure bigarrée de Pont-l'Abbé : grandes et fortes, la peau teinte de la couleur orangée propre aux races asiatiques, on dirait que les femmes de Pont-l'Abbé sont une tribu étrangère venue, à travers l'Océan, sur les côtes de l'Armorique. Leur costume ne ressemble à aucun des costumes de Bretagne : la coiffure, composée de bandes de drap d'or, d'étoffes rouges brodées en soie, de mousseline bleue, est posée un peu en avant, ainsi qu'un léger bonnet grec, sur le sommet de la tête ; les cheveux par derrière sont à découvert. Ces bonnets bleus, rouges, dorés, brillent çà et là parmi les coiffes blanches comme des fleurs aux couleurs vives et scintillantes ; ils ont donné leur nom aux femmes de Pont-l'Abbé : on dit les bigoudens de Pont-l'Abbé. Le reste du costume a autant d'éclat : la jupe, le corsage, les manches sont ornés de larges galons verts, rouges, dorés, de broderies, de torsades, d'œillères en soie de toutes couleurs, et ces couleurs si diverses, hardiment rapprochées, se fondent dans un ensemble brillant et harmonieux. Les peuples simples ont souvent le secret de cette alliance heureuse de couleurs opposées où échoue la science des nations les plus raffinées.
Le costume des hommes n'est pas moins varié ; on voit, l'un à côté de l'autre, les hommes de Saint-Herbot et de Châteauneuf-du-Faou, dont le long habit brun doublé de vert, orné de passementeries, de boutons et de broderies de soie rouge, descend jusqu'aux genoux, comme l'ample habit du temps de Louis XIV ; les habitants des montagnes d'Arrée avec leurs vestes blanches ; ceux du Faouet, dont le chapeau de paille, à larges bords, est recouvert d'une sorte de résille qui retombe du sommet comme les fils d'or ces casquettes de jockeys ; les élégants de Fouesnant, qui mettent l'un sur l'autre deux larges pantalons de couleur différente, débordant sur le coude-pied ; les hommes de Gourin, aux culottes demi-collantes, et ceux de Quimperlé, qui portent encore l'antique bragou-bras, la braie celtique à mille plis, bouffant des deux côtés, descendant tout à fait au bas des reins, et laissant passer la chemise entre le gros bouton qui le retient, et la ceinture serrée avec une large boucle de cuivre ; et les gens de Scaër, enfin, que l'on distingue tout de suite au saint sacrement brodé en soie qu'ils portent au milieu du dos, comme s'ils s'étaient déclarés serfs de Dieu.
Un roulement de tambour annonce l'ouverture des luttes ; un vaste cercle se forme à l'instant, chacun prend place : les hommes s'étendent sur l'herbe, à plat ventre, c'est le premier rang ; d'autres, les retardataires, s'agenouillent ou s'asseoient sur leurs talons, en seconde ligne ; quant aux femmes, elles se tiennent derrière, debout, en rangs pressés.
Toutes ne se plaindront pas, d'ailleurs, de la place qui leur est assignée : plus d'une, reconnue dans la foule par un jeune garçon qu'elle aussi, avant lui-même, a aperçu, le verra de loin quitter son rang, se glisser derrière le cercle attentif, et, le sentant, sans le voir, tout près d'elle, tournera à demi la tête pour entendre de douces paroles et laissera pendre sa main dans la main de son amoureux, promesse muette et gage de prochaines fiançailles.
Les luttes débutent par les plus jeunes : des adolescents, des enfants presque, de douze à quatorze ans, se dépouillent de leur veste, se prennent à bras le corps, et cherchent à se jeter par terre. La lutte n'est pas longue, l'un a vite renversé l'autre ; mais, à peine le vaincu s'est-il relevé, qu'il se précipite sur son adversaire, et le combat recommence. Trois, quatre, dix défaites successives ne le découragent pas ; il a déjà cette obstination des hommes de sa race. Tous les deux se serrent, se pressent, les bras raidis, les yeux en feu, le visage rouge de sang, et plus la lutte se renouvelle, plus elle devient longue et tenace. Tel qui a été renversé, la première fois, presque immédiatement, résiste ensuite un quart d'heure aux efforts redoublés de son vainqueur. Cependant, malgré leur acharnement, pas un mouvement de colère, pas un geste défendu, pas une infraction aux règles de la lutte : on ne doit se prendre que par le buste ; aucun, pour gagner un avantage, ne frapperait au visage son adversaire, ou ne le saisirait par les cheveux. Ces enfants ont la conscience de ce qu'ils se doivent à eux-mêmes : ils veulent se montrer dignes de devenir un jour de vrais lutteurs. Enfin, et en s'y prenant à plusieurs fois, on les sépare. C'est le tour des hommes.
Un homme sort des rangs, et, le chapeau à la main, fait le tour du cercle. Si personne ne se présente pour le lui disputer, le prix lui appartient. Mais un autre aussi entre dans l'arène : à ce moment une femme, quittant précipitamment sa place, court après lui, et le retient par le bras, c'est sa mère ; il est trop jeune encore, elle ne veut pas qu'il lutte, il recevra peut-être un mauvais coup. Le jeune homme résiste ; impatient de montrer sa force, il écarte doucement sa mère, et elle le suit malgré lui, et on la voit lui parler avec cette vivacité d'amour qu'ont seules les mères ; elle lui prend les mains de peur qu'il ne s'échappe d'elle. L'assemblée assiste impatiente et divisée à ce combat de tendresse et de fière ardeur : les jeunes gens et les jeunes filles sont pour le fils, les plus âgés pour la mère, — jusqu'à ce que l'un des vieillards, jugeant en faveur de la plus faible, décide qu'une fois encore le fils cédera à la douce contrainte des pleurs maternels.
Un autre, d'ailleurs, s'est présenté ; celui-ci est un lutteur célèbre, cent bouches le nomment à la fois ; il fait deux pas en avant avec lenteur et gravité, et étendant le bras : Reste debout ! dit-il. A ces mots, Yves Hervé, du bourg de Banalec, s'arrête : il a reconnu Postic, de Scaër ; le prix sera vivement disputé. Aussitôt il quitte sa veste et son gilet, ne gardant que son bragou-bras et sa chemise de grosse toile, exactement serrée au corps, afin que son adversaire ait moins de prise. Ses parrains s'approchent et, rassemblant ses longs cheveux, les nouent par derrière avec un long ruban ; Les pieds nus, il se tient immobile, allègre et agile pour le combat. Postic aussi s'est dépouillé de ses vêtements, mais ses parrains ne se sont pas présentés pour lui attacher les cheveux ; il les laisse flotter librement sur son cou ; le haut de la tête nue, le visage maigre et sillonné des rides que creusent de bonne heure les travaux des champs, il ressemble presque à un vieillard, mais sa taille haute et droite, ses bras robustes croisés sur sa poitrine, et le regard assuré de ses yeux enfoncés sous ses sourcils, décèlent l'homme dans la force de l'âge.
Le signal est donné : les deux adversaires font le signe de la croix, et s'approchent lentement l'un de l'autre, les yeux dans les yeux, les bras tendus, cherchant comment ils se vont saisir. Puis, d'un même mouvement, ils se joignent et enlacent leurs bras ; en un moment ils sont serrés l'un contre l'autre d'une force égale ; de leurs mains crispées, ils tâchent, à travers la chemise, de saisir la peau ; tous deux, maîtres d'eux-mêmes, combinent à la fois leur propre effort et celui de l'adversaire ; on voit les muscles saillir à leur cou et sur leurs épaules. Hervé sait quelle est la force et l'habileté de Postic, mais c'est pour lui un honneur de le combattre, il ambitionne la gloire de le vaincre, et, deux fois déjà, il a évité le choc par lequel Postic le devait renverser. Quant à Postic, la lutte lui est si familière, qu'il semble modérer sa force plutôt que la développer tout entière ; à un moment même où il veille moins sur lui, un de ses pieds cède, il glisse et tombe. Un grand cri part de l'assemblée, les juges se lèvent de leur siège : mais, dans le temps même où il perdait pied, Postic a vu le danger, et, d'un mouvement agile et preste, s'est tourné de manière à tomber sur le côté. Il reste là, quelques secondes, immobile, pour qu'il soit bien prouvé qu'il n'est pas vaincu. En effet, le vaincu, c'est la loi des luttes, doit être renversé droit sur le dos, les deux épaules touchant la terre ; c'est ce qu'on appelle avoir le saut. Les juges déclarent que le coup ne compte pas, et Postic se relève, aux applaudissements des uns, au milieu du silence des autres.
Le spectacle va avoir maintenant une autre physionomie : jusque-là, l'assemblée avait assisté, muette, aux incidents de la lutte ; mais les passions sont, à cette heure, éveillées : les gens de Scaër prennent parti pour Postic, ceux de Banalec pour Hervé. Le combat est repris plus vif, plus acharné que la première fois ; les deux lutteurs, animés par un intérêt plus ardent, ont à soutenir, l'un son premier succès, l'autre sa réputation. Ils ne demeurent plus dans le même lieu, ils se pressent, ils se poussent de plusieurs pas en arrière ou en avant ; à chaque instant les jambes sont lancées l'une dans l'autre ; les bras, enlacés autour du buste, font plier les reins ; deux fois successivement ils s'enlèvent de terre, et l'on croit qu'ils vont tomber ensemble, puis ils reprennent pied et recommencent le combat. Ils ont alors, dans ces mouvements précipités, des gestes et des attitudes d'une admirable noblesse : lorsque Postic, tenant fermement le bras droit d'Hervé, et, lui serrant l'épaule gauche de son autre main, l'éloigne de lui, et, la tête baissée en avant, s'appuie sur l'une de ses jambes raidie comme un arc fortement bandé, il rappelle ces belles statues d'athlètes que nous a laissées l'antiquité, et que l'on regarde avec une sorte d'orgueil, tant elles donnent une grande idée de la beauté et de la force de l'homme.
Les spectateurs, cependant, les yeux attachés sur les combattants, suivent leurs mouvements avec une émotion passionnée : tout est oublié, excepté le spectacle qui est devant eux. Hommes et femmes se baissent, se redressent, comme si eux-mêmes prenaient part à la lutte ; de la voix et du geste, ils excitent les combattants ; on entend à chaque instant : Stard ! Derta ! Courage ! tiens bon ! Ou bien ce sont des cris d'admiration à un coup habile : Ce n'est pas sot ! Quelques-uns, emportés par une ardeur dont ils n'ont pas conscience, se traînent sur leurs genoux et sur leurs mains, et suivent dans sa marche désordonnée la lutte qui, à tout moment, change de place ; tous les bras sont agités, les yeux animés et brillants, tout le monde a la fièvre.
Mais, tandis que la lutte semble le plus incertaine, Postic saisit, de ses deux mains fermées comme des étaux, le corps d'Hervé, l'arrache du sol, et, d'un effort gigantesque, l'enlevant par-dessus sa tête, le lance derrière lui. Hervé tombe lourdement, le choc a été si violent qu'il demeure étendu de tout son long ; le sang lui sort par le nez et la bouche. Il n'y a de doute pour personne, les deux épaules ont à la fois touché la terre. Les vieillards se lèvent : Mad ! disent-ils, le coup est bon ! D'unanimes applaudissements éclatent dans l'assemblée : Hervé s'éloigne en essuyant le sang qui coule de son visage, et Postic rentre dans le cercle, du même pas grave et lent qu'en arrivant.
L'issue du combat n'est pas toujours aussi franche et décisive : deux lutteurs se rencontrent quelquefois de force presque égale, qui combattent longtemps sans qu'il y ait un vainqueur. C'est ce qui arriva au Pardon de Rosporden, en 1859 : les deux rivaux étaient, dans une nature différente, comme les types du lutteur breton ; l'un, grand, élancé, blond et sans barbe, quoiqu'il eût trente ans, paraissait plus jeune que son âge ; on ne l'avait vu encore qu'une ou deux fois dans les luttes, et l'on doutait d'abord qu'il pût soutenir un combat un peu prolongé. Mais, quand il eut mis bas sa veste, que ses cheveux noués par derrière et sa chemise à demi ouverte eurent laissé voir ses larges reins et ses fortes épaules que surmontait une tête petite comme celle des athlètes antiques, un murmure d'étonnement parcourut l'assemblée ; il parut tout à coup un autre homme, ainsi que ce faux mendiant qui, dans Homère, se dépouille de ses haillons et s'avance d'un pas noble et majestueux, semblable à un dieu. Son nom était Trolez, c'est-à-dire lait tourné.
L'autre s'appelait Le Guichet ; il n'avait que vingt ans, et contrairement à son compagnon, on l'eût dit plus âgé. Brun, petit, ramassé, le cou rentré dans les épaules, à chacun de ses mouvements, ses muscles solides ressortaient, pareils à des cordes, sur ses bras robustes ; sa grosse tête, ses cheveux noirs, épais, à demi longs, tombant sur son front bas et presque sur ses yeux, sa poitrine velue, l'expression résolue de son visage carré, lui donnaient un aspect étrangement sauvage ; on ne pouvait s'empêcher de le comparer à un taureau.
Après s'être mesurés des yeux, ils se saisirent, et alors commença une lutte, d'abord lente, mesurée, chacun calculant la force de son adversaire, puis plus pressée et plus précipitée. Trolez, de ses longs bras entourant son rival, s'efforçait de l'enlever de terre ; mais, à peine celui-ci avait-il perdu pied, qu'il retombait aussi solide et affermi qu'auparavant. Le but de Le Guichet était de lancer un de ces rapides coups de pied qui font plier subitement la jambe ; l'adversaire perd l'équilibre et tombe. Mais Trolez, attentif à tous ses gestes, ne se laissait pas approcher : les jambes écartées, le dos longuement tendu et appuyé sur ses reins, il demeurait comme ancré dans le sol ; il n'avançait ni ne reculait, ses pieds ne bougeaient pas de la place qu'ils occupaient ; aux assauts redoublés de son rival, il résistait impassible comme une muraille.
Cette immobilité obstinée excitait, au lieu de l'abattre, l'ardeur de Le Guichet. Abandonnant sa tactique première et se servant, comme d'un moyen de vaincre, de l'inégalité de sa taille, il se jetait à corps perdu sur Trolez, et, lui enfonçant sa grosse tête sous l'aisselle, ainsi qu'un coin énorme, de son cou et de ses rudes épaules il poussait en avant, semblable à un bœuf qui choque un chêne de son front, pensant le soulever et le porter de tout son poids à terre. Mais nulle secousse ne faisait dévier Trolez d'une ligne.
Longtemps et à plusieurs fois, ils se prirent et se quittèrent, rouges, la chemise en lambeaux, une sueur abondante coulant sur leurs visages et le sang sortant par leurs narines. Enfin, après des assauts coup sur coup renouvelés, tous deux s'arrêtèrent en même temps, haletants et non épuisés, mais reconnaissant l'un chez l'autre une force qu'ils se sentaient impuissants à surmonter. Les juges, qui avaient assisté avec étonnement et admiration aux péripéties du combat, ne pouvant nommer un vainqueur, voulurent cependant leur donner une marque d'estime, et leur partagèrent le prix. Trolez, que son inexpérience dans l'art de la lutte avait seule empêché de triompher, qui s'était contenté de résister, mais qui, dans sa résistance, avait montré une vigueur sans égale, reçut la plus large part ; Le Guichet reçut la moindre, comme prémices des prix qu'il saurait un jour remporter. Puis, tous deux se tendirent la main, sans forfanterie et sans rancune, oubliant leur rivalité passagère, et redevenus compagnons du même village.
Telle est la générosité de la belle jeunesse : elle aime le combat pour le combat même ; ses intérêts, elle n'en a souci, et, confiante en l'avenir qu'elle ne mesure pas, si elle est vaincue aujourd'hui, elle compte sur le jour de demain pour gagner les succès et la gloire. Mais, plus tard, quand il s'est épuisé en de durs efforts contre les obstacles de la vie, l'homme mûr ressent en lui les premières secousses des passions envieuses ; moins fort, il s'irrite, et il hait ; il n'a pas seulement des émules à vaincre, il a des ennemis à humilier, et ce sentiment de rivalité jalouse, il le décore d'un beau nom, il l'appelle le sentiment de l'honneur.
Ce Pardon de Rosporden, déjà remarquable par le combat incertain de Le Guichet et de Trolez, fut signalé par un événement émouvant et inattendu : Postic, le fameux lutteur qui n'était jamais sorti d'une lutte que victorieux, fut ce jour-là vaincu. Trois fois déjà dans la journée, il était entré dans la lice et avait remporté le prix. Infatigable et plein de confiance, il se présenta une quatrième fois, et tout d'un coup, sans que rien fît présumer l'affaiblissement de ses forces, et alors que les spectateurs attendaient avec assurance le moment où il renverserait son adversaire, il fut soulevé violemment et jeté à terre ; il tomba en entraînant avec lui son rival. A ce coup soudain, l'assemblée demeura muette, pas un applaudissement n'éclata ; on ne pouvait croire que Postic, eût eu le saut. Mais il ne pouvait y avoir d'incertitude ; les juges proclamèrent le vainqueur. Postic alors se releva : son rival était presque inconnu comme lutteur ; il lui serra fortement la main, puis, sans qu'un geste, sans que son visage et sa voix exprimassent les agitations de son cœur, mais pâle, et les bras croisés sur sa poitrine, il annonça aux juges que, jamais plus désormais, il ne paraîtrait dans les luttes.
XII
Les monuments.
Vanneau. — Les statues. — Colonne de Louis XVI. — Du Guesclin.
Les grands caractères appellent la lutte : la Bretagne est le pays de France le plus religieux, gardien de l'ancienne foi, représentant de l'ancienne société ; c'est en Bretagne que la Révolution a triomphé avec le plus de hauteur : sur ce sol royaliste et chrétien, en face de ces croix, de ces calvaires, de ces statues de saints, de ces églises, elle a affecté de planter les monuments qui attestent sa victoire. Partout on trouve les marques de son triomphe : de quelque côté que l'on entre en Bretagne, à Saint-Florent, la colonne de Bonchamp mutilée ; au Pin-en-Mauges, le monument de Cathelineau renversé ; à Rennes, à Nantes, des inscriptions en l'honneur de la Révolution. A Saint-Malo, les premiers noms que l'on entend prononcer sont les noms de Lamennais et Chateaubriand, c'est-à-dire des deux plus grands révolutionnaires du XIXe siècle. Car, si Lamennais est le philosophe qui nie le principe de l'ancienne société, Chateaubriand est l'écrivain de la nouvelle ; c'est lui qui a changé la vieille langue, qui a introduit une nouvelle forme ; l'un est haineux et amer, comme les révoltés qui ressentent encore, tandis qu'ils détruisent, des secousses de leur conscience ; l'autre est mélancolique et triste, comme un homme qui vit parmi des ruines.
A Rennes, dans la capitale de l'ancienne Bretagne, au point le plus culminant de la ville, lorsque vous montez à cette belle promenade du Thabor d'où vous dominez, étendue à vos pieds, la terre de Bretagne, la vraie Bretagne qui commence, vous rencontrez une colonne surmontée d'une statue, avec cette inscription :
A VANNEAU, A PAPU.
Quels sont ces noms ? qu'ont-ils fait pour qu'on leur érige une colonne ? L'inscription vous le dit :
MORTS POUR LA LIBERTÉ EN JUILLET 1830.
Et en effet, la statue, c'est la Liberté, tenant en main la Charte de 1830. — O pauvres héros inconnus et oubliés de ceux-là mêmes qui vous ont dressé un monument ! qui songe à vous, Vanneau, et à vous, Papu ? Papu surtout, qu'était-il ? pourquoi la destinée de ces deux noms, Vanneau, Papu, est-elle si différente ? pourquoi un seul jouit-il de quelque notoriété, et l'autre est-il si oublié ? On ne sépare pas les noms d'Harmodius et d'Aristogiton. Paris a donné le nom de Vanneau à une des rues nouvelles du faubourg Saint-Germain, entre les hôtels de Castries, de La Rochefoucauld, de Damas et de Beauffremont ; mais qui jamais entendit parler de Papu ? Il y a un peu plus de trente ans qu'il est mort ; personne ne sait qu'il a vécu. — Ils sont morts pour la liberté ! Pauvres gens encore ! Cette liberté, elle a duré dix-huit ans et même un peu moins. Vanneau et Papu étaient jeunes ; s'ils avaient vécu quelques années de plus, ils n'auraient pas eu atteint l'âge de la maturité, qu'ils auraient vu cette même liberté de nouveau attaquée, et, cette fois, se seraient-ils fait tuer pour elle ? Colonne de Vanneau et de Papu, colonne de Juillet, quels enseignements donnez-vous à nos fils, quelle pensée noble et élevée porterez-vous de nous à la postérité ?
De même, à Nantes, au milieu des sévères hôtels de cette fidèle noblesse de Bretagne, dont les membres les plus illustres versèrent leur sang pour leur roi, à quelques pas des statues des grands hommes bretons qui bardent l'entrée des deux cours, sur la base même de la colonne qui supporte la statue de Louis XVI, une inscription révolutionnaire est scellée, une inscription qui glorifie la révolte d'un peuple contre son souverain, qui atteste la ruine de la vieille monarchie, et la défaite du frère même de Louis XVI par ses sujets ! et cette inscription, que personne n'a osé encore enlever, elle a été appliquée là par des Anglais, par les ennemis séculaires de la Bretagne et de la France.
ICI PRÈS, A EU LIEU UNE LUTTE SANGLANTE
ENTRE LES OPPRESSEURS ET LES OPPRIMÉS,
LE 30 JUILLET 1830.
DES LABOUREURS ET DES OUVRIERS ANGLAIS
ONT FAIT POSER CETTE INSCRIPTION, EN TÉMOIGNAGE
DE LEUR ADMIRATION POUR LA BRAVOURE,
LA VALEUR ET L'INTRÉPIDITÉ NANTAISE.
Ce ne sont pas là les véritables monuments de la Bretagne ; ces monuments, vous les trouverez à Saint-Cast, où a été élevée une colonne commémorative de la défaite des Anglais en 1758, par des paysans bretons rassemblés à la hâte, précurseurs des chouans de 93, qui n'avaient pas appris la guerre, mais à qui le sentiment national enseigna la victoire ; à la Chartreuse, près d'Auray, où sont entassés les os des victimes de Quiberon ; dans l'église de Brest, où Louis XVI a fait placer le cœur de du Couëdic, un de ces marins bretons qui avaient transporté jusque dans le XVIIIe siècle l'esprit de la chevalerie antique ; à Rennes, devant la façade du palais du parlement de Bretagne, où sont dressées, dans une noble attitude, les statues de savants jurisconsultes, de consciencieux historiens, de graves magistrats, Gerbier, d'Argentré, Toullier ; à Nantes, où, au pied, et comme les gardes du vieux château des ducs de Bretagne, se tiennent debout les plus illustres des héros de l'Armorique, du Guesclin, Clisson, Richemont, la reine Anne, grands noms bretons et aussi grands noms français ; les gloires des deux peuples ici se confondent : Clisson et du Guesclin, les vainqueurs des ennemis de la France, en même temps que chevaliers bretons ; Richemont, que l'histoire appelle moins le duc Arthur de Bretagne que le connétable de Richemont, et cette charmante femme, gracieux symbole de l'union des deux nations, la duchesse Anne de Bretagne, qui est aussi la reine de France.
Puis, dans presque toutes les villes, à Rennes, à Nantes, à Dinan, à Saint-Brieuc, à Saint-Malo, la statue du grand homme breton par excellence, du Guesclin. Du Guesclin ! son souvenir domine toute la Bretagne ; quand on en cherche la raison, ce n'est pas parce qu'il fut un vaillant chevalier ; bien d'autres l'ont été ; non pas même parce que, Breton, il parvint aux plus hautes dignités et fut connétable et généralissime des armées de France ; ses compatriotes lui reprochaient, au contraire, de s'être fait plus Français que Breton, et il y eut un moment où il vit s'éloigner de lui la plupart des chevaliers bretons ; c'est que, outre les qualités de son pays, il eut, à un éminent degré, les vertus du vrai chevalier, la loyauté inaltérable, cette loyauté à laquelle rendaient hommage les Anglais, quand ils venaient déposer les clefs de Châteauneuf-Randon sur son cercueil, obéissant au mort comme s'il eût été vivant, parce qu'ils savaient qu'il aurait agi ainsi ; la libérale munificence : à plusieurs reprises il distribua tout ce qu'il possédait à ses compagnons d'armes ; la persistante volonté, une finesse qui n'excluait pas la franchise, deux qualités qui s'unissent difficilement et qui appartiennent en propre au Breton ; on sait comment, à Avignon, il sut obtenir du pape de l'argent et l'absolution pour les Grandes Compagnies ; le désintéressement, enfin, et la grandeur d'âme : il est prisonnier du Prince Noir, on le laisse libre de fixer lui-même sa rançon : il se taxe à cent mille florins. Où trouverez-vous une pareille somme ? lui dit le prince de Galles. — Les rois, les princes, le pape la payeront, et, si j'allais dans mon pays, il n'est pas une femme qui ne filât sa quenouille pour me racheter ! Magnanime confiance qui demande autant qu'elle donne ! En du Guesclin, les Bretons honorent non-seulement le grand homme breton, mais le type du chevalier chrétien.
Voilà les véritables monuments de la Bretagne, les monuments consacrés à ses grands princes, à ses héros, aux représentants de son histoire et de sa gloire passée. Les villes de Bretagne ne pouvaient pas ne point avoir ces statues sur leurs places ; la voix des peuples commandait, pour ainsi dire, de les élever, afin qu'ils eussent sans cesse devant les yeux ces modèles de vaillance, de sagesse et d'honneur, qui ne sont d'aucun parti et que la Bretagne peut présenter à tous les pays et à tous les siècles.
Et enfin, c'est Nantes qui, seule de toutes les villes de France, a songé à élever une statue à Louis XVI, pensée bretonne à la fois et française : le dernier roi de France dans la capitale de la Bretagne, le roi pieux dans la religieuse cité ; en face de la vieille cathédrale, à la limite des deux pays, entre le grand fleuve de la Loire, qui vient des campagnes de France, du cœur même de la France, et la jolie rivière d'Erdre qui descend, calme douce, de la vieille Armorique.
La France, un jour, reconnaissante et repentante, élèvera un monument à Louis XVI, le plus pur, le plus dévoué de tous ses rois, qui, au milieu d'une corruption générale, dans une cour où ses frères mêmes continuaient le doute philosophique et les débauches de Louis XV, demeura croyant et chaste ; qui apporta sur le trône « les deux qualités qui font les bons rois, la crainte de Dieu et l'amour du peuple[1], » et à qui cet amour sincère révéla les besoins de la chose publique ; qui restaura la marine, aida les États-Unis à s'affranchir, supprima les derniers vestiges de la féodalité, abolit la torture et donna l'édit de tolérance ; qui, le premier, eut la pensée des réformes salutaires, les indiqua et les commença au prix de ses droits, de sa liberté et de son sang ; à ce roi honnête homme, enfin, dont Napoléon Ier voulait réhabiliter solennellement la mémoire, que le pape Pie VI songeait à faire canoniser[2], et que les peuples appelèrent le restaurateur de la liberté française, avant qu'il eût mérité le titre de roi-martyr !
[Note 1 : Mignet.]
[Note 2 : Allocution du 17 juin 1793.]
XIII
Quériolet.
Un caractère breton.
C'est là, c'est en Bretagne, que l'on rencontre des hommes fortement caractérisés, race dure comme le sol, solide comme le granit ; il semble qu'aux vents de la mer qui battent leurs côtes, ils se soient raidis. On dit proverbialement une tête bretonne, c'est-à-dire une tête qui veut, qui persiste et va jusqu'au bout. Nulle province n'a donné à la France plus de génies indociles. La Bretagne a commencé par Abélard, au XIe siècle, elle a fini dans le nôtre par Broussais et Lamennais, et par Chateaubriand, libéral à la manière des vieux Bretons, et au fond, ennemi du pouvoir. Toujours le parlement de Bretagne fut difficile à mater ; il résistait encore quand les autres avaient depuis longtemps cédé. Les émeutes de Rennes et des autres villes de Bretagne, sous Louis XIV et Louis XV, étaient excitées ou soutenues par le parlement. Du Guesclin, — il n'y a pas de plus mauvais garnement sur la terre, disait sa mère, — est un des types de ces âpres Bretons, et aussi ce du Couëdic qui, avant d'attaquer un vaisseau anglais (combat de la Surveillante contre le Québec, le 7 octobre 1779, près des îles d'Ouessant), fait mettre son équipage à genoux et réciter le De profundis, et après : Maintenant vous pouvez mourir ! et il se promène sur le pont, frappant du pied, dit un contemporain, comme une baleine qui frappe la mer de sa queue. Le combat fut terrible, le vaisseau anglais sauta, et la frégate de du Couëdic rentra à Brest, presque en ruines. D'autres, moins célèbres, ont une vigueur, une raideur de caractère, et de principes qui, dans l'antiquité, en eût fait des stoïciens, et, au XVIIe siècle, des jansénistes, E. Souvestre, Alex. Duval, Duclos : le premier, philosophe pratique, le second, ardent en ses haines, le troisième, d'une franchise abrupte. Je veux raconter ici quelques traits d'un homme presque inconnu, le Gouvello de Quériolet, qui donneront une idée de ces natures à part, tout d'une pièce, pour qui il n'est pas de demi-mesures, également extrêmes dans le bien comme dans le mal.
Sa vie a deux parts : le brigand et le saint. Il était né, en 1602, à Auray, d'une riche et puissante famille ; son enfance annonça bien sa jeunesse. Nul enfant n'eut de plus mauvais instincts et un plus méchant naturel. Il ne respecte ni Dieu, ni ses parents, ni ses maîtres ; malgré de grandes facultés, on n'en peut rien tirer : ses camarades mêmes, il les injurie et les bat, il rappelle du Guesclin qui désolait son père et sa mère, mais avec cette différence qu'il ne se trouve pas une seule bonne religieuse qui porte un heureux horoscope sur un tel garnement.
A peine adolescent, il a tous les vices des débauchés : il hante les mauvais lieux et les maisons de jeu ; il crochète le coffre de son père, lui dérobe deux mille livres, se sauve de la maison paternelle, et le voilà lancé par le monde, comme un étalon échappé. Nul frein, nulle barrière : à Paris, il s'associe à des filous pour voler au jeu ; en Allemagne, il court le pays, guerroyant pour le premier venu ; il se trouve encore là trop à l'étroit, il songe à aller à Constantinople, il s'y fera Turc, et y vivra en pleine licence et à son caprice.
Après une éclipse pourtant, il reparaît en Bretagne. Le hasard de sa naissance lui donnait droit à une charge de magistrature, et ce n'est pas un des moindres étonnements, en ce temps qui suit les guerres civiles, qu'un tel homme conseiller au parlement de Rennes. Mais cette nouvelle dignité ne le retient pas ; au contraire, elle ne lui sert qu'à se livrer à tous les excès avec impunité ; bientôt il devient fameux par ses débordements : duelliste, libertin, hypocrite et impie, c'est Mirabeau, Richelieu et don Juan tout ensemble. Il a rompu avec toute sa famille ; son nom et ses titres, il ne s'en soucie, il les traîne dans les orgies ; la vie des hommes, l'honneur des femmes, sont pour lui un enjeu ; il poursuit les unes pour les perdre, il insulte les autres pour les tuer. Il avait acquis une terrible habileté aux armes, seul exercice auquel il se fût appliqué ; de même que Gondi sa soutane, il se plaît à faire déchirer sa robe de magistrat dans les duels. Il marche littéralement l'épée au poing, insolent envers tout le monde, injuriant les passants, sans s'occuper de la qualité ni du nombre ; une fois, une troupe de cavaliers indignés s'arrêtent en le menaçant ; peu lui importe, il sont six, sept, huit, il fond dessus ; le premier qu'il joint, il le jette à terre, l'enfile de sa lame la retire du cadavre, sans plus s'en soucier que d'un chien, et s'élance sur les autres qui, épouvantés de cet enragé, s'enfuient au plus vite ; une autre fois, il se battit contre quatorze.
Des femmes, il en est de même : il joint l'audace à la ruse ; il les attaque en pleine rue, ou se déguise en charbonnier pour pénétrer chez elles ; il fait de longs voyages exprès afin d'aller séduire une belle, ou il apporte sur son dos une échelle pour escalader une fenêtre. Il en veut surtout aux religieuses ; en corrompre quelqu'une lui est un régal qui dépasse les séductions ordinaires ; il s'introduit dans un couvent en sa qualité de magistrat, et une fois là, il déploie l'hypocrisie la plus raffinée. Le don Juan de Molière n'a rien de plus complet que ses affectations de langage dévot, ses roulements d'yeux, ses soupirs, ses sentiments de componction ; il édifie les bonnes Sœurs par ses paroles éloquentes sur la brièveté de la vie, la nécessité de se tenir toujours sur ses gardes, de penser à l'éternité, au terrible moment où il faudra rendre ses comptes ; il leur fait part de sa résolution de racheter ses péchés par des aumônes, de faire l'Église son héritière par des fondations pieuses, etc. De même aussi que don Juan, et c'est peut-être chez lui que Molière a pris ce trait, il donne l'aumône à un mendiant à condition que le pauvre homme ne la demandera pas au nom de Dieu, et, pour lui montrer l'exemple, il blasphème tout haut dans les rues, il se moque de Dieu, il appelle à lui les démons.
Car il ne craint pas plus Dieu que le monde : une nuit, le tonnerre roule au-dessus de sa maison, à coups répétés ; exaspéré de cette voix de Dieu qui le semble menacer, il s'élance de son lit, ouvre sa fenêtre, et, comme Ajax défiant Jupiter, décharge ses pistolets contre le ciel, tandis que la foudre tombe sur son lit.
C'est un véritable révolté contre la société, non qu'il ait à s'en plaindre, mais par nature perverse, ayant du plaisir à jouer cette partie, prenant à tâche de se faire craindre et détester, comme d'autres de se faire aimer, et, en ce sens, un être véritablement diabolique.
Il mena cette vie jusqu'à trente-deux ans. A ce moment, un événement inattendu, imprévu, le changea. Il était allé à Loudun, en Poitou, pour voir une belle protestante dont il avait entendu parler et pour essayer de la séduire. C'était le temps des exorcismes qui accompagnèrent et suivirent le procès d'Urbain Grandier. Ce spectacle extraordinaire, qui n'était pour tant d'autres qu'un sujet de curiosité, le bouleversa : tout d'un coup, le côté grave de la vie se dévoile et lui apparaît ; il va trouver un prêtre, se jette à genoux et lui fait une confession générale : il était converti.
S'il se convertit, ce n'est pas par faiblesse d'esprit, affaissement de ses forces, à un âge où les passions amorties sont près de s'éteindre : à cette heure, son énergie est aussi grande, la vigueur de son esprit n'a pas baissé : « Vous ne délibérez pas pour vous enivrer, dit saint Clément d'Alexandrie, vous ne délibérez pas pour faire une injure ; il n'y a qu'une occasion où vous délibériez, c'est quand on vous propose d'embrasser la piété ! » Lui, il ne délibère pas ; subitement éclairé par cette lumière que les sceptiques nomment un trait du hasard, et que les chrétiens appellent la grâce de Dieu, il voit qu'il est dans la mauvaise voie, et, sans hésiter, avec cette soudaineté de volonté propre aux âmes supérieures, rebrousse chemin et prend la route opposée : c'est le même homme, seulement, selon le sens exact du mot, il se convertit, c'est-à-dire il se tourne dans le sens contraire.
La conversion d'un homme est toute autre que celle d'une femme : vous est-il arrivé parfois d'entrer, durant la journée, dans une église ? elle est presque déserte ; seulement quelques femmes, dispersées dans la nef, prient ou méditent en silence ; vous apaisez vos pas, vous admirez leur recueillement, leur piété, leur modestie. Mais ce n'est pas ce qui vous étonne le plus : c'est si, parmi ces femmes, vous voyez un homme, un homme à genoux au pied d'un autel, absorbé dans sa pensée et le front dans ses mains. Pourquoi donc la vue de cet homme vous étonne-t-elle ? C'est que, les femmes, il semble naturel qu'elles s'humilient devant le Très-Haut : elles sont faibles, elles s'avouent faibles, elles tendent à la source de toute force. Mais l'homme, qui se proclame l'être fort, qui combine, règle et conduit les affaires du siècle, qui n'admet pas d'autre directeur que lui-même, qui, chaque jour, puise plus de confiance en sa raison par les grandes choses qu'il a faites avec cette raison, cet homme prosterné, humilié et priant comme une femme ! pour en venir là, il faut qu'il ait un bien puissant et profond sentiment de son impuissance, qu'il ait lutté bien longtemps, bien durement, qu'il soit allé au fond des plus intimes méditations, pour avoir vu qu'il n'y avait que Dieu capable de le protéger. C'est après avoir examiné, pesé toutes les ressources de la force départie à l'homme que sa raison est arrivée au bout, s'est trouvée face à face avec Dieu, a reconnu que Dieu seul est fort, et s'est abaissée. Il y a là à la fois la plus grande force de la raison, et l'humiliation de cette même raison.
Un des spectacles les plus émouvants qu'il m'ait été donné de voir en Afrique est celui d'une cérémonie religieuse, la veille du béiram. C'était le soir, dans une mosquée : le ramadan finissait, et les musulmans s'assemblaient pour adresser, au dernier jour de ce temps de pénitence, une solennelle prière à Dieu. Du haut d'une galerie où étaient admis les chrétiens, nous embrassions au-dessous de nous la vaste nef, étincelante de lumières et toute remplie de croyants : là, pas une femme ; des hommes seulement, en rangs réguliers, agenouillés sur les nattes, et tous immobiles, recueillis, sans qu'un seul fît un mouvement de curiosité ou d'inattention. Les marabouts, au fond, chantaient une hymne lente, dont la psalmodie sévère ressemblait au chant de nos églises : à certains moments, le chant se taisait, et une voix isolée s'élevait, comme un cri vers le ciel, comme la plainte de Job s'adressant à Dieu, demandant une consolation et un appui. Et l'on voyait alors tous ces hommes, vêtus de blanc, la tête enveloppée du haïk que ceint la corde de chameau, se prosterner ensemble, le front à terre, les bras et les mains étendus, dans le sentiment de leur néant.
Les Européens, qu'avait amenés un vain amour de nouveautés, gais, insoucieux, riants, se montraient avec des plaisanteries ces génuflexions et ces prosternements. Ils ne voyaient là qu'un spectacle inconnu ; il y avait pourtant un grand enseignement. Ces hommes humiliés, à genoux, qui, avec leurs vêtements blancs, ressemblaient à des moines, c'étaient ces Arabes si fiers d'ordinaire, dont l'attitude et la démarche sont empreintes d'une si profonde dignité, qui passent, indépendants, leur vie dans la plaine et sous la tente ; et parcourent le désert, dont ils sont les maîtres, sur leurs chevaux rapides, dont les jeux quotidiens sont de vrais jeux de l'homme, les fantasias, où, lancés au galop, ils se poursuivent et se dépassent, jetant leurs longs fusils en l'air, ajustant, couchés sur leurs hautes selles, un ennemi invisible, faisant retentir la poudre qui les enivre et les enveloppe de fumée ; ces mêmes Arabes qui, hier encore, poussant le cri de guerre, livraient aux Français ces combats acharnés d'où, quand ils en triomphaient, nos capitaines rapportaient un nom glorieux ! Eh bien ! ces adversaires terribles, que nous avons appris à estimer en les combattant, c'étaient eux qui, là, prosternés et courbés sous la main de Dieu, rendaient à Dieu l'hommage qui lui est dû, grands et véritablement hommes dans leur adoration comme dans la bataille.
C'est là un sérieux sujet d'espérer en l'avenir de ce peuple : il a des vices, il est abattu par la corruption d'une religion fausse, mais il possède une vertu féconde : son cœur est religieux ; il a le sentiment de sa condition vis-à-vis de Dieu, il ne s'abuse pas sur sa force, il ne se dresse pas debout comme un rival du Tout-Puissant ; il se relèvera.
Quériolet était résolu à changer de vie : mais ne croyez pas qu'il se va confiner dans un monastère, pour s'y abîmer dans les prières et les méditations solitaires : cette vie de retraite semble trop facile à cette âme active ; il avait donné au monde le spectacle de ses désordres et de ses vices, il fera le monde témoin de sa pénitence : là il trouvera encore à chaque pas les mêmes objets qui l'ont tenté ; il lui faut combattre des ennemis vivants, présents, qui se renouvellent sans cesse : voici la cupidité, l'orgueil, la volupté ; il part en croisade, il n'attend pas l'ennemi, il le va chercher.
D'abord, il se prend au plus rude et plus difficile à vaincre, l'orgueil, l'orgueil qui, selon le mot d'un Père[1], est un renoncement à Dieu et un mépris des hommes. Il n'a pas plus tôt arrêté sa résolution, qu'il monte à cheval pour retourner en Bretagne : on ne voyageait pas en ces jours de troubles sans être armé ; il était venu en Poitou dans un menaçant équipage, les pistolets à la ceinture et l'épée au flanc ; il en repart dans une toute autre attitude : il attache ses pistolets et son épée sur sa selle, avec des cordes ; désormais, il ne s'en servira plus. Les routes sont infestées de brigands, qu'importe ! qu'on l'attaque, il sera dans l'impossibilité de se défendre. Bien plus, dès qu'il est arrivé dans son château, il quitte ses habits brodés, ses plumes et ses dentelles, et, revêtu d'un vieux pourpoint à l'envers, un chapeau déformé sur la tête et un bâton à la main, il se met en route pour un pèlerinage, mendiant son pain, couchant, la nuit, sous un porche ou dans une écurie. Ce jeune seigneur si fier, si arrogant, qui prenait partout le haut du pavé, un jour, une troupe de gueux, le voyant prier à deux genoux à la porte d'une église, le raillent, l'injurient et se jettent sur lui. Ah ! à ce moment, le nouveau converti s'indigne, il se retrouve gentilhomme, et lève son bâton pour se défendre ; mais ce mouvement de l'homme du passé n'a qu'un instant ; il commande à son sang de se calmer, il lance son bâton derrière lui, et se laisse accabler de coups. Diogène jeta son écuelle, reconnaissant qu'il pouvait boire avec sa main : il ne faisait faire qu'un sacrifice à son corps ; Quériolet ne porta plus de bâton, sacrifice bien autrement dur, imposé, non à son corps, mais à son âme qui avait essayé de se révolter.
[Note 1 : Saint Jean Climaque.]
Il a conquis l'humilité, première vertu, la plus contraire à la nature, la plus difficile à pratiquer, il est chrétien ; maintenant, on le peut dire, tout était facile : il avait brisé le grand ressort qui fait agir les hommes ; dès lors, ce que font d'ordinaire les hommes, il ne le faisait plus : il avait en lui une force qui l'élevait au-dessus de la terre, il accomplissait sans effort des actions que nous, d'en bas, alourdis, nous regardons comme impossibles : mais, ainsi qu'on l'a dit, « qui ne tend pas à l'impossible n'accomplit pas le nécessaire. »
Aussi, je ne m'étonne pas de ses jeûnes, de ses prières continuelles, des rigueurs auxquelles il se condamne : Il avait été impie ; il consacre sa vie à étudier, à connaître cette religion qu'il avait abandonnée, à servir et adorer Dieu qu'il avait blasphémé ; il avait été voluptueux, débauché ; il passe en prières, à genoux, sept et huit heures par jour, quelquefois dix heures ; il s'impose l'obligation de jeûner le reste de sa vie, de trois jours l'un, au pain et à l'eau, sans compter le long séjour qu'il fait de temps en temps dans des lieux déserts, livré aux plus rudes austérités. Il avait eu pour les femmes un de ces penchants violents par lesquels l'homme ressemble à un animal aveugle et furieux ; il fait le vœu, et il l'observa jusqu'à sa mort, vis-à-vis même de ses parentes, de ne plus regarder jamais une femme de ces yeux qui avaient tant péché. Sa vie passée avait été une vie tout efféminée, de mollesse et de plaisirs faciles ; il en mène une toute dure, de fatigues et de peines, il ne dort que tout habillé, par terre ou sur une chaise ; comme d'autres inventent des voluptés nouvelles, il s'applique à la recherche des pratiques les plus rudes ; de tourments dont il puisse souffrir à chaque instant : il porte des souliers dont les clous transpercent la semelle et entrent dans les chairs, et il entreprend ainsi de longs pèlerinages, faisant jusqu'à dix lieues par jour dans ce supplice. En un mot, la règle qu'il a prise est de faire à son corps le plus de mal qu'il pourra[1].
[Note 1 : Le P. Dominique de Sainte-Catherine, Vie de M. de Quériolet.]
Le plus de mal à son corps, et le plus de bien à son prochain. Le poëte, quand il a voulu faire de l'avare un portrait saisissant, l'a montré avec tous les dons de la fortune : il possède une grande maison, des valets, des chevaux, une voiture, seulement il n'en use pas ; et c'est dans Molière un trait de génie : la vilité de son avare paraît d'autant plus qu'il est plus riche. Quériolet aussi, qui veut se livrer à la pénitence, ne suit pas la règle ordinaire ; il ne se défait pas de ses biens, il ne se rend pas indigent ; il a un château, des domestiques et des terres, il les garde ; seulement, tout cela n'est pas son bien, mais celui des pauvres ; il ne le possède pas, il ne s'en regarde que comme l'économe. Lui aussi, il est avare, il place toute sa fortune chez les pauvres ; mais c'est un avare plus avisé qu'un autre, il touchera l'intérêt dans le ciel.
Ainsi, il conserve ses domestiques, mais pour l'aider dans son œuvre de charité ; son château, il le transforme en hôpital, il y recueille et y installe tous les malades et les infirmes du pays, et, n'en trouvant pas encore assez, il fait des voyages exprès pour en aller chercher au loin. A toute heure, on peut entrer chez lui, il a toujours à donner ; quand il n'y a plus rien, il distribue ses vêtements, et jusqu'à ses rideaux et ses draps ; jamais son blé n'est porté sur le marché pour être vendu, il le partage entre les pauvres ; qu'a-t-il besoin d'ailleurs de ces revenus ? il ne dépense pas par an cent livres ; quand il ne jeûne pas, il ne se nourrit que de légumes, de pain et d'eau. Que l'on oppose Quériolet à l'austère censeur de Rome, à Caton, calculant les moyens de faire rendre le plus d'intérêt à son argent et épiant l'heure où il est bon de vendre ses vieux esclaves pour ne les plus nourrir, et que l'on dise ce que vaut la vertu du stoïcien près de l'humble charité de ce grand chrétien inconnu !
Mais ce n'est même pas avec les païens qu'il le faut comparer. Quels chrétiens ne dépasse-t-il pas en vertu ! Il est rencontré par un gentilhomme qui, le prenant pour un pauvre, le bat et manque le tuer : il l'aide à remonter sur son cheval ; un autre jour, il se présente, à Rennes, dans une maison qu'il avait dotée pour y recueillir les indigents : il se laisse repousser et mettre à la porte, sans se faire reconnaître. On l'avait, presque de force, ordonné prêtre ; il s'y résout, mais il ne confesse que les pauvres, il ne veut être que le serviteur des plus petits, des plus humbles, avec qui il se puisse encore humilier. Sa vie se partage entre la prière, les pauvres et les malades : cet élégant, ce raffiné, ce débauché s'est fait le propre infirmier de son hôpital ; il veille au chevet des mourants, il soigne les galeux, il panse les plaies dégoûtantes ; nouveau Job, Job chrétien, plus sublime que celui de l'ancienne loi, car il s'est mis volontairement sur le fumier des autres.
Il est, à un autre point de vue, l'exemple le plus vif de la volonté et de l'énergie. Descartes avait dit : Je fais table rase de mon esprit, j'oublie tout ce que j'ai appris, et j'élèverai un nouvel édifice, pierre à pierre, en commençant par la première ; et on l'admire pour avoir eu cette pensée et avoir accompli ce qu'il avait conçu. Je m'étonne autant de l'œuvre de Quériolet ; dire : Je ferai en moi tel travail moral, n'atteste pas moins de force, et y avoir réussi n'est pas moins admirable.
C'est à ce moment, sans doute, qu'on fit son portrait, placé en tête de l'histoire de sa vie, où il est représenté avec un type fortement caractérisé : le nez en avant, un front buté, entêté, des pommettes maigres, saillantes, les yeux bridés, yeux dont la vivacité et la flamme sont adoucies et abattues par la continuité de la prière et des larmes, visage qui vous arrête, qui se fait regarder et dont on se souvient.
Il demeura dans la solitude, les méditations, les rigueurs et les bonnes œuvres, et sa pénitence dura vingt-six ans. Il mourut jeune, en 1660, car les austérités avaient vite épuisé son corps : quand il se sentit près de sa fin, il se traîna à Sainte-Anne d'Auray, le lieu de pèlerinage de la Bretagne ; il y voulut mourir et y avoir son tombeau, gardant ainsi, jusque dans la mort, le double caractère de sa religion et de sa race, de chrétien et de Breton.
XIV
Du mouvement intellectuel en Bretagne.
Archéologie. — Histoire. — Littérature. — Arts. — L'Association bretonne.
Ce serait un lieu commun aujourd'hui de faire remarquer le développement des études historiques en France ; ce qu'il importe de constater, c'est le caractère sérieux qu'elles ont pris depuis quelques années. Lors du mouvement romantique de la Restauration, on s'éprit avec enthousiasme des vieilles chroniques et des légendes ; mais cette ardeur nouvelle tenait plus au plaisir de découvrir des sujets et des tableaux curieux et pittoresques qu'à un amour sincère et désintéressé de la vérité. Ce fut le temps des romans historiques, des drames aux passions violentes, où l'imagination suppléait à la demi-science des auteurs, et où la fantaisie était si intimement mêlée à l'histoire, qu'il était difficile de faire la part de la réalité et de la fiction. Le siècle était en sa jeunesse, il faisait de la poésie, non de l'histoire.
Ce moment de première fièvre est passé : l'époque de la maturité est arrivée, et, avec la maturité, la gravité des études et de la pensée. Les hommes que nous voyons aujourd'hui à l'œuvre, ont, dans leurs travaux, une suite et une expérience qui les décèle hommes faits ; ils ne se contentent plus des premières impressions, il leur faut quelque chose de précis et d'exact, le vrai ; l'histoire de leur pays a pour eux un vif intérêt, ils veulent connaître les mœurs du passé, ses usages, ses arts, ses grands hommes, ses origines : de là, le développement des études archéologiques, études qui appartiennent plus particulièrement à la province.
I
Archéologie et histoire.
L'archéologie, c'est l'histoire de détail. De même que l'histoire naturelle, en grandissant, s'est divisée et subdivisée en une multitude de branches : géologie, anatomie comparée, paléontologie, embryogénie, etc., l'histoire, à mesure qu'elle a étendu son domaine, a été obligée de le répartir entre plusieurs mains : les époques ont été classées, et, dans chaque époque, les faits, les institutions, les monuments, les usages, les lois : architecture civile et religieuse, peinture et sculpture, vitraux et boiseries, émaux, carreaux historiés, vieilles chartes, chroniques et légendes, voilà l'archéologie, et chacun de ces sujets suffit à absorber la vie de plusieurs savants.
Une véritable armée d'érudits s'est répandue sur le vaste champ de l'histoire, le fouillant à l'envi, ne laissant rien de côté. Bientôt ils n'ont plus travaillé séparément, ils se sont réunis ; partout des sociétés d'antiquaires se sont formées, et, tout d'abord, elles se sont signalées par un éminent service, dont on ne saurait se montrer assez reconnaissant ; elles ont conservé nos vieux monuments. Il y avait une horde de démolisseurs que l'opinion stigmatisait du nom de bande noire, mais qui n'en continuait pas moins son œuvre indigne, et faisait tomber incessamment sur les églises et les châteaux le marteau de la destruction. C'est contre cette horde qu'entreprirent de lutter les antiquaires ; ils se placèrent devant les monuments menacés, et déclarèrent qu'ils étaient là pour les défendre. Le public était indifférent ; ils le réveillèrent, en lui expliquant ce qu'étaient ces vieux débris qu'il ne regardait même pas, ils accumulèrent les recherches, répandirent la connaissance du moyen âge, développèrent le goût ; ils firent l'éducation de la bourgeoisie en art, en histoire. L'argent manquait, ils contribuèrent de leur bourse ; ils étaient sans soutien, ils firent appel aux sympathies, au souvenir des gloires nationales. Le gouvernement ne put se dispenser de leur venir en aide, il leur donna une part de son budget ; il mit son sceau sur les monuments, comme on couvre d'un manteau un pauvre. Devant cette protection inattendue, la bande noire recula, et ainsi furent sauvés de la ruine, conservés et restaurés, une foule de chefs-d'œuvre dont le sol de la France est couvert, que l'on dédaignait, que l'on ne connaissait pas, et qui font aujourd'hui l'objet de l'admiration des artistes, et des études des savants.
On ne croit pas être injuste envers les autres contrées de la France en disant que la Bretagne se distingue entre toutes par son zèle pour les études historiques. Dans toutes les villes importantes, il existe une société archéologique ; il n'est pas un bourg, pour ainsi dire, où ne vive un de ces patients, modestes et infatigables chercheurs de pistes, qui s'appliquent à une partie spéciale de l'histoire de leur pays et l'étudient à fond : ainsi, M. Bizeul, de Blain, qui vient de mourir, a pris les voies romaines, sur lesquelles il a émis parfois des hypothèses discutables, mais, souvent aussi, des vues justes et perspicaces ; M. Ramé, de Rennes, les carreaux historiés ; M. Etiennez, les archives de Nantes ; M. du Châtellier, de Quimperlé, les curiosités archéologiques de son pays ; M. Durocher, de Rennes, la carte géologique de Bretagne.
Le véritable centre de l'archéologie est le Morbihan, le classique pays des dolmens et des menhirs ; là, à Carnac, en face des immenses alignements de pierres debout, à proximité de Locmariaker, un jeune érudit, M. de Keranflec'h, savant dans les origines et dans la langue de sa patrie, cherche à expliquer les monuments druidiques au milieu desquels il vit et à en déchiffrer le sens. Un examen attentif et persévérant, une rare perspicacité lui ont inspiré un système ingénieux, sinon certain, du moins probable, sur cet immense amas de pierres symboliques, qui, comme le sphinx, posent à la science une énigme dont jusqu'ici elles ont gardé le secret.
La société archéologique de Vannes est fort active : elle a fondé un musée, et elle compte des antiquaires connus par de nombreux travaux : M. Lallemand, qui s'occupe surtout de l'art aux premiers temps du christianisme ; M. Rosenzweig, de la recherche des anciennes chartes et des archives ; M. le docteur Halleguen, de Châteaulin, des antiquités romaines ; plusieurs ecclésiastiques, M. l'abbé Marot, qui s'est appliqué aux antiquités celtiques ; M. l'abbé Piederrière, à l'art du moyen âge ; M. de La Morvonnais, enfin, qui a écrit sur l'architecture romaine en Bretagne un livre où les appréciations d'une critique fine et juste se joignent aux vues d'ensemble, et que l'Institut a couronné. Les numismates, de leur côté, éclairent les points obscurs de l'histoire de leur province. A Morlaix, c'est M. Lemière, à Rennes, M. Bigot ; M. Bigot a publié et commenté toutes les monnaies de Bretagne, dans un volume qui lui a valu les distinctions des académies. A Fontenay, qui, par sa position, est une ville plutôt poitevine que bretonne, mais qui, par ses inclinations, se rattache à la Bretagne, habite un autre numismate, M. Fillon ; mais M. Fillon n'est pas uniquement savant en médailles ; il a rassemblé et publié déjà, en partie, une multitude de chartes, de pièces relatives à la Bretagne, à l'histoire de la Révolution et à la guerre de la Vendée. C'est à la fois un fureteur et un collectionneur, mais sans l'étroitesse d'idées qui accompagne souvent ces goûts exclusifs. De la masse de documents qu'il amasse il tire des déductions générales ; aussi ses travaux ont-ils porté son nom hors de la province : ce n'est plus un savant de l'Ouest ; Paris le connaît, et la Société royale de Londres l'a nommé son correspondant.
D'autres, comme M. du Laurens de La Barre ou le docteur Fouquet, recueillent les légendes populaires : La Fontaine avait bien raison de dire :
Si Peau d'âne m'était conté,
J'y prendrais un plaisir extrême.
Quoi de plus attachant, en effet, que ces récits légendaires où se révèlent les usages du peuple, ses traditions, ses croyances, ses superstitions, où sont si bien unis le diable à l'homme et les saints aux affaires de la terre, que le lecteur, entrevoyant vaguement ce qu'il y a de vrai, sans pouvoir le préciser, jouit à la fois de la poésie du rêve et du mystérieux attrait de l'inconnu ? Bien plus, jusqu'à quel point ne croyons-nous pas nous-mêmes à ces histoires fantastiques ? on ne saurait le dire. En voyant la bonne foi, le ton sérieux et convaincu du narrateur, en l'entendant citer ses témoins, accumuler ses preuves, désigner du doigt les monuments du récit, on se demande qui se trompe ici, et si ce peuple, qui tout entier atteste la vérité de ces faits, n'a pas plus de bon sens que le sceptique qui en rit. Il va sans dire que MM. Fouquet et du Laurens de la Barre ne sont que les rapporteurs de ces légendes : M. de la Barre est plus littéraire et plus moraliste, M. le docteur Fouquet plus naïf ; il ne raille pas, on voit qu'il sait parfois à quoi s'en tenir, mais il ne fait pas de réflexion qui vous désenchante ; au contraire, il a le respect de ces mœurs, de ces croyances ; il vénère les vieilles pierres, les lieux de pèlerinage, il raconte, comme un homme qui se plaît à ce qu'il raconte, et l'on se plaît à l'écouter[1].
[Note 1 : Voir l'Appendice.]
La légende tient à la fois du conte, de l'archéologie et de l'histoire ; elle sert de transition à l'histoire proprement dite : cette vieille province de Bretagne a conservé, avec sa foi, ses costumes et sa langue, un profond sentiment national, et l'histoire est pour elle une manière de témoigner de son respect pour les ancêtres. L'histoire de la Bretagne, depuis les temps les plus reculés, a été examinée, discutée et racontée sous toutes les formes : monographies de villes, biographies d'hommes illustres, vies des saints, descriptions topographiques. Les ouvrages publiés récemment sont presque innombrables : en première ligne, la Biographie bretonne, entreprise il y a déjà plusieurs années, par un savant dévoué et infatigable, M. Levot, bibliothécaire de la marine à Brest, qui, avec le concours de tout ce qu'il y a en Bretagne d'hommes instruits, a retrouvé dans les chartes, dans les archives et les papiers de famille, des faits ignorés, relatifs à des citoyens éminents oubliés ou méconnus, et dressé comme un inventaire complet de toutes les illustrations de sa patrie ; puis, sous une forme plus scientifique, une autre histoire de la Bretagne, les Anciens évêchés de Bretagne, par MM. Geslin de Bourgogne et An. de Barthélemy, un des ouvrages les plus considérables qui aient été publiés depuis longtemps par les départements. Les Évêchés de Bretagne n'auront pas moins de quatre gros volumes et un atlas de planches représentant les types de l'architecture religieuse, civile et militaire : histoire générale, histoire de chaque diocèse, de ses évêques, de ses établissements religieux, des villes, des fiefs, des paroisses, etc. C'est une revue exacte des événements et des institutions, un véritable monument élevé à l'ancienne Bretagne.
A côté de ces grandes œuvres, voici une foule d'études spéciales : tandis que d'excellents érudits écrivent l'histoire de leur ville natale ou la vie de ses grands hommes, M. Ropartz, la Vie de saint Yves, patron de la Bretagne, l'Histoire de Guingamp et celle des Missionnaires et Fondateurs d'ordres religieux en Bretagne ; M. l'abbé Mouillard, la Vie de saint Vincent Ferrier ; M. de La Bigne-Villeneuve, l'Histoire de Rennes, et M. Cunat, de Saint-Malo, la Biographie de ces marins magnanimes, de ces vaillants corsaires, Suffren, Surcouf, du Guay-Trouin, qui s'élançaient, comme des milans de leur aire, de ce port fatal aux Anglais ; d'autres approfondissent les questions les plus difficiles et les plus ardues : M. A. de Blois, de Quimper, les Origines du droit breton ; M. A. de Courson, le Cartulaire de Redon ; M. du Fougeroux, de Fontenay, les Premiers temps de l'Histoire du Poitou. M. Marteville, de Rennes, publie une nouvelle édition de l'ouvrage classique sur la Bretagne, le Dictionnaire d'Ogée ; et, à la pointe la plus éloignée de l'Armorique, à Saint-Pol de Léon, petite ville qui fut autrefois un évêché, et qui aujourd'hui est presque déserte, un savant généalogiste, M. Pol de Courcy, auteur du Dictionnaire héraldique de la Bretagne, fait paraître un magnifique Album de miniatures (fac simile) du XVe siècle, le Combat des Trente, accompagné de documents puisés aux sources les plus authentiques sur les héros de cette lutte homérique, dont le glorieux souvenir est consacré par l'obélisque de la lande de Mi-Voie.
Dans les grandes villes, les ressources d'érudition permettent d'entreprendre des ouvrages étendus, comme les Annales universelles de M. Fourmont, à Nantes, immense volume in-folio divisé en quinze ou vingt colonnes, où viennent se ranger côte à côte tous les peuples de la terre, depuis la création du monde. Il est facile de faire ces sortes de tables synoptiques ; mais ce qui est moins aisé, et ce qui donne au livre de M. Fourmont une valeur sérieuse, c'est qu'il l'a composé à un point de vue scientifique. Il y a là plusieurs années de recherches laborieuses et une lecture immense : il est au courant de toutes les découvertes modernes, des travaux des savants de l'Europe et des savants de Calcutta ; Zend des Persans, monuments du Mexique, Védas des Indiens et Kings des Chinois, lui sont aussi familiers que les traditions celtiques et les Eddas des Scandinaves ; aussi, à la lueur de ce faisceau de lumières jaillissant de tous les points, il a, on n'ose dire débrouillé, mais éclairé le chaos des premiers temps, la séparation des peuples, leurs origines, leurs parentés, leurs migrations. Puis, après que, dans cette première partie, il a fait un rapide précis des événements, il reprend chaque période, il en écrit l'histoire morale : religions, langues, mœurs, institutions, philosophies, etc., dans la même forme synoptique, de manière à donner à la fois le spectacle de la marche de chaque peuple séparément, et du mouvement général de l'humanité, jusqu'au jour où le vieux monde vient, comme un grand fleuve, se jeter, se confondre et s'épurer dans le christianisme.
Là aussi, dans ces centres intellectuels, à Rennes, à Nantes, les études historiques ont une physionomie plus vive ; on y livre des batailles d'érudition. Les écrivains bretons, avec leur opiniâtreté passée en proverbe, et leur franchise ardente, qui n'est pas moins remarquable quand ils traitent un point d'histoire contesté, prennent aussitôt les armes, attaquent et poussent devant eux, et frappent à coups redoublés tout historien coupable d'erreur, jusqu'à ce qu'il tombe abattu. Ainsi, à Rennes, M. Vert, M. de Kerdrel, qui a montré si clairement, si fortement, le véritable esprit de la Réforme en Bretagne, à l'occasion de l'Histoire de la ligue en Bretagne, par M. Grégoire ; à Nantes, MM. Biré et Guéraud ; à Vitré, M. de la Borderie. M. Biré s'est attaché à l'Histoire de la Révolution de M. Michelet, qui avait touché à la Bretagne et à la Vendée, et il a fait de ce livre, d'une main aussi ferme que sûre, une dissection qui ne laisse rien de côté : omissions, oublis volontaires, silence sur les atrocités des républicains, exagérations emportées ; il a montré à nu la faiblesse et la partialité de cet écrivain, naguère noblement inspiré, aujourd'hui troublé par le fanatisme, qui ne recherche pas la vérité, mais qui se passionne, qui ne raconte pas, mais qui plaide, qui ne peint pas, mais qui combat. M. Biré discute et écrit, comme on devrait toujours le faire, avec force, convenance, érudition et émotion.
M. Arm. Guéraud, correspondant du ministère pour les monuments historiques, est à la fois écrivain, antiquaire, libraire, imprimeur : intelligence vive, ouverte à tout, instruit en beaucoup de choses, il connaît très-bien sa province, hommes, livres, sol, monuments ; il a publié sur plusieurs parties de l'histoire de son pays des notices importantes, entre autres celle sur le maréchal de Raiz, le faux Barbe-Bleue de nos contes, où, les pièces du procès en main, il a rectifié les erreurs populaires et montré, telle qu'elle était réellement, cette dure, vigoureuse et violente figure, sorte de Claude Frollo laïc, mélange de vices affreux et de brillantes qualités, courage, science, passions sauvages et cruauté de damné. Nul historien ne pourra désormais se passer de consulter l'ouvrage de M. Guéraud. Un livre plus important encore est le recueil des Chansons de la Bretagne et du Poitou depuis les temps les plus reculés, recueil composé de plus de douze cents chansons, qui donne sur les mœurs, les usages, les coutumes et la langue des détails souvent négligés par les historiens, et singulièrement propres à compléter la physionomie d'un peuple.
Mais le plus savant des historiens bretons est M. de la Borderie, ancien élève de l'École des chartes, que le gouvernement a chargé de dresser le catalogue raisonné des archives et des pièces historiques de l'ancienne chambre des comptes de Nantes. Outre un grand nombre de fragments sur les points les plus obscurs de l'histoire de la Bretagne, M. de la Borderie a écrit l'histoire de la Conspiration de Pontcallec, un des épisodes les plus dramatiques de la lutte que la Bretagne n'a cessé de soutenir contre l'ancienne monarchie pour le maintien de ses privilèges. On ne peut nier que ce récit ne soit fait dans un esprit de nationalité exclusif ; mais un intérêt puissant s'attache à cette histoire, intérêt qui tient au talent original de l'auteur. Il n'a aucune prétention, il ne cherche pas les phrases à effet ; on voit un homme préoccupé, avant tout, de montrer la vérité, et qui, la trouvant si contraire à ce que l'on a cru et écrit jusqu'ici, et si favorable à sa patrie, s'anime en vous la démontrant. Il est heureux et fier, comme il le dit quelque part, de publier des pièces si glorieuses pour son pays ; il devient éloquent, et son émotion sincère gagne le lecteur ; on partage son indignation ou sa pitié. Au milieu de ce récit net, ordonné, qui marche droit à son but et ne s'avance qu'à mesure que le terrain est bien affermi, le Breton se reconnaît : il a parfois des railleries et des sourires goguenards qui rappellent l'esprit gaulois, et pour lesquels il y a un mot gaulois aussi et expressif, le mot gouailler. Il est, de plus, doué à un éminent degré de la finesse bretonne, plus habile et plus déliée que la finesse normande si vantée. Il vous présente les choses d'une telle façon qu'il vous fait presque toujours conclure avec lui, et ce n'est que plus tard, en y refléchissant, que l'on s'étonne d'être allé si loin dans son sens. Il faut le dire : quelque étrange que puisse paraître une telle assertion au monde littéraire parisien, cette histoire de la Conspiration de Pontcallec, par M. de la Borderie, est supérieure à bien des œuvres publiées à Paris, signées de noms illustres et vantées comme des chefs-d'œuvre. On y trouve, à côté d'une érudition large et sûre, l'amour du sujet, l'agrément de la narration, la lucidité de la composition, la conscience de l'historien. Avec de telles qualités, M. de la Borderie n'a pas fait seulement ce que l'on nomme aujourd'hui si facilement et si vaguement un beau livre, il a fait un bon livre, un livre vrai, qui a épuisé le sujet et qu'on ne refera plus. On ne saurait mieux louer un historien.
II
L'Association bretonne.
Il est une institution qui distingue la Bretagne des autres provinces et où se réflète son génie, l'Association bretonne.
Dans ce pays couvert encore de landes et de terres incultes, et où il reste tant de ruines des anciens âges, des hommes intelligents ont compris que ces deux intérêts ne devaient pas être séparés, les progrès de l'agriculture et l'étude des monuments de l'histoire locale. Les comices agricoles ne s'occupent que des travaux d'agriculture, les sociétés savantes que de l'esprit ; l'Association bretonne les a réunis : elle est à la fois une association agricole et une association littéraire. Aux expériences de l'agriculture, aux recherches archéologiques, elle donne de la suite et de l'unité ; les efforts ne sont plus isolés, ils se font avec ensemble ; l'Association bretonne continue, au XIXe siècle, l'œuvre des moines des premiers temps du christianisme dans la Gaule, qui défrichaient le sol et éclairaient les âmes.
Un appel a été fait dans les cinq départements de la Bretagne à tous ceux qui avaient à cœur les intérêts de leur patrie, aux écrivains et aux propriétaires, aux gentilshommes et aux simples paysans, et les adhésions sont arrivées de toutes parts. L'Association a deux moyens d'action : un bulletin mensuel, et un congrès annuel. Le bulletin rend compte des travaux des associés, des expériences, des essais, des découvertes scientifiques ; le congrès ouvre des concours, tient des séances publiques, distribue des prix et des récompenses. Afin de faciliter les réunions et d'en faire profiter tout le pays, le congrès se tient alternativement dans chaque département ; une année à Rennes, une autre à Saint-Brieuc, une autre fois à Vitré ou à Redon ; en 1858, il s'est réuni à Quimper.
A chaque congrès, des questions nouvelles sont agitées, discutées, éclaircies[1] : ces savants modestes qui consacrent leurs veilles à des recherches longues et pénibles, sont assurés que leurs travaux ne seront pas ignorés ; tant d'intelligences vives et distinguées, qui demeureraient oisives dans le calme des petites villes, voient devant elles un but à leurs efforts ; la publicité en est assurée, ils seront connus et appréciés. D'un bout de la province à l'autre, de Rennes à Brest, de Nantes à Saint-Malo, on se communique ses œuvres et ses plans ; tel antiquaire, à Saint-Brieuc, s'occupe des mêmes recherches qu'un autre à Quimper : il est un jour dans l'année où ils se retrouvent, où se resserrent les liens d'études et d'amitié.
[Note 1 : Voir l'Appendice.]
Le congrès est un centre moral et intellectuel, bien plus, un centre national : ces congrès sont de véritables assises bretonnes ; ils remplacent les anciens États : on y voit réunis, comme aux États, les trois ordres, le clergé, la noblesse et le tiers-état, le tiers-état plus nombreux qu'avant la Révolution, et de plus, mêlés aux nobles et aux bourgeois, les paysans.
La Bretagne est une des provinces de France où les propriétaires vivent le plus sur leurs terres ; beaucoup y passent l'année tout entière. De là une communauté d'habitudes, un échange de services, des relations plus familières et plus intimes, qui n'ôtent rien au respect d'une part, à la dignité de l'autre. Propriétaires et fermiers, réunis au congrès, sont soumis aux mêmes conditions et jugés par les mêmes lois ; souvent le propriétaire concourt avec son fermier. Dans ces mêlées animées, où l'on se communique ses procédés, où l'on s'aide de ses conseils, où l'on distribue des prix et des encouragements, les riches propriétaires et les nobles traitent les paysans sur le pied de l'égalité ; ici, la supériorité est au plus habile : c'est un paysan, Guévenoux, qui, en 1857, eut les honneurs du congrès de Redon.
Voici quatorze ans que l'Association bretonne existe ; l'ardeur a toujours été en croissant ; les congrès sont devenus des solennités : on y vient de tous les points de la Bretagne. Le congrès s'ouvre par une messe du Saint-Esprit, les autorités du pays le président, les prix sont décernés en grande pompe. Au concours des laboureurs, on voit souvent soixante charrues en ligne partir à la fois et ouvrir devant elles un long et droit sillon. Parmi les juges, on cite des membres de l'Institut, des savants couronnés par les académies, les plus beaux noms de la Bretagne, et ceux qui se sont jadis illustrés dans les guerres contre les Anglais, et ceux qui viennent de conquérir, en Afrique et en Crimée, une gloire nouvelle : le comte de Sesmaisons, le général Duchaussoy, le comte Caffarelli, MM. de la Villemarqué, de la Monneraye, etc. Les habitants des châteaux voisins, les dames de la ville, remplissent la vaste salle des séances, où se livrent des luttes qui sont quelquefois vives, car les Bretons tiennent fortement à leurs opinions, mais toujours courtoises. Les membres de l'Association se rendent à la distribution des prix en grand appareil, au milieu d'une population empressée comme pour une fête, au son des cloches, entre deux haies de troupes, à travers les rues de la ville, pavoisées du drapeau national breton, la bannière à hermines en tête. Voilà les fêtes qu'il faut au peuple et que le peuple aime : quand il assiste à ces solennités, où il se voit représenté par les plus nobles et les plus dignes, il se sent vivre et il se redresse avec un légitime orgueil, car il se rend la justice qu'il est encore capable de grandes choses.
Depuis que ces pages ont été écrites, l'Association bretonne a été dissoute : un zèle plus ardent qu'éclairé la représenta comme une réunion d'hommes qui, sous d'apparentes études d'histoire, cachaient des préoccupations moins désintéressées ; on craignit qu'elle ne devint un foyer de passions et d'intrigues politiques. Ces craintes n'étaient pas fondées : l'Association bretonne se composait d'éléments divers, d'hommes appartenant à tous les partis, ses congrès se réunissaient avec le concours de l'autorité ; elle n'avait aucun des caractères des associations politiques, aucune des conditions des sociétés organisées pour conspirer. Quelle que soit d'ailleurs la réalité ou la vraisemblance des accusations qui ont amené sa suppression, on ne saurait trop regretter une association qui, pendant qu'elle a existé, a rendu tant de services à l'agriculture, à la science historique et archéologique, qui excitait dans cinq départements une émulation généreuse, donnait un but et un ensemble à leurs travaux, développait le goût des études sérieuses et tendait à former dans la province un de ces centres intellectuels qui, sans diminuer la force du cœur de la France, réveillent à ses extrémités le mouvement, la pensée et la vie.
III
Musées et collections.
Outre leurs bibliothèques et leurs musées, on trouve dans presque toutes les villes de Bretagne des collections particulières. Paris, grâce à Dieu, n'a pas absorbé tous les chefs-d'œuvre de l'art ; plusieurs causes, le loisir, l'aisance, les héritages, la destruction ou la vente des vieux châteaux, le goût, enfin, des curiosités de l'art que développe l'uniformité d'une vie calme et inactive, ont facilité la formation des collections en province. Ces collections sont précieuses en ce qu'elles ont presque toutes le caractère local, qu'elles complètent ou expliquent l'histoire du pays. Sans doute, on ne saurait les comparer aux grandes collections de Paris ; mais il est tel livre, telle œuvre d'art conservés dans le musée d'une petite ville qu'envierait le Louvre ou l'hôtel Cluny, et que l'on est pourtant heureux de n'y pas voir. Ces beaux fragments que l'on rencontre au milieu d'objets souvent médiocres, on les examine avec un soin plus attentif, on les apprécie mieux ; leur isolement même leur donne un intérêt de plus.
Ainsi, quel prix n'acquiert pas dans une ville de province le chef-d'œuvre d'un maître, comme la Chasse au lion, de Rubens, et le Christ en croix, de Jordaens, du musée de Rennes, ou la satisfaisante et dramatique toile de Sigalon, l'Athalie, du musée de Nantes, une des rares compositions originales de ce consciencieux artiste, à qui l'étude assidue de Michel-Ange avait révélé l'énergie de l'expression, l'ampleur de la composition, la grandeur du style ? Le manuscrit de saint Augustin, de la bibliothèque de Nantes, serait-il autant goûté s'il était à Paris, tandis qu'il n'est pas un étranger à qui l'on ne montre ce charmant spécimen de l'art du XVe siècle, dont les miniatures, du même style que les magnifiques manuscrits de la bibliothèque des ducs de Bourgogne, semblent avoir été peintes par la même main, avec la même naïveté, la même couleur brillante et durable, la même finesse d'exécution et le même sentiment religieux. Et, dans les collections particulières, qui ne remarquera avec une vive curiosité la serrure signée Donatello, du cabinet de M. Mauduyt, merveille d'art et d'industrie à la fois, travail aussi savant qu'ingénieux, où s'est jouée la fantaisie de l'artiste florentin, et les manuscrits autographes de Dom Lobineau, l'historien de la Bretagne, appartenant à M. de la Borderie, et le recueil des lettres de Camille Desmoulins, de la collection de M. le baron de Girardot, dans lesquelles se montre sous un jour inconnu, comme père, frère, époux, le fougueux et éloquent écrivain de la Révolution ? Enfin, où seraient mieux placés que dans un musée breton, à Dinan, ces reliques essentiellement bretonnes, la giberne de La Tour-d'Auvergne, qui ne fut pas seulement le premier grenadier de France, mais aussi un des premiers savants de la Bretagne, et les pantoufles de la reine Anne, que les Bretons appellent toujours la duchesse Anne, et le casque de du Guesclin, le héros-breton ?
Je n'indique ici que quelques-uns des plus rares trésors. Les musées et les cabinets des villes de Bretagne possèdent, d'ailleurs, une quantité d'objets curieux ou importants pour l'art et l'histoire. Le musée de Rennes, outre une collection de 600 dessins italiens légués, au siècle dernier, par M. de Robbien, et où l'on admire des croquis de Rembrandt, de Michel-Ange et du Pérugin, peut citer, après son Jordaens et son Rubens, plusieurs belles toiles : les Noces de Cana, attribuées à Jean Cousin, des Casanova, des Paul Véronèse, un Tintoret, un Desportes, et une scène de cour de Clouet-Janet, d'une touche aussi délicate que les tableaux de ce maître au Louvre. Le musée de Nantes est un des plus riches de province : outre plusieurs compositions de peintres anciens, il doit à la munificence de deux donateurs, M. Urvoy de Saint-Bédan et le duc de Feltre, une collection remarquable d'œuvres des peintres contemporains, Ary Scheffer, Ziégler, Grenier, Vernet, Léopold Robert, deux ou trois toiles du meilleur temps de Brascassat, les Taureaux attaqués par les loups, entre autres, que Paris a revus et admirés à l'Exposition universelle de 1855 ; une suite, enfin, de dessins de Paul Delaroche, où l'on peut voir avec quelle gravité et quelle profondeur de pensée le consciencieux artiste étudiait ses sujets, et comment il parvenait à unir les qualités les plus diverses, la précision du dessin, la vivacité de l'expression et la vérité des caractères.
Les collections archéologiques ont été, on le conçoit, plus faciles à former ; le goût et l'étude des antiquités poussait à recueillir de tous côtés les objets qui présentaient quelque intérêt historique ou artistique. Ici, les particuliers ont rivalisé avec les villes qui, presque toutes, ont fondé des musées archéologiques. Celui de Vannes se distingue par une collection d'armes celtiques trouvées dans le pays ; le musée archéologique de Nantes, par des débris d'anciens monuments de la ville ou des antiquités locales, des sculptures de l'ancienne église de Saint-Nicolas, des tombeaux carlovingiens de Rezé, des chapiteaux mérovingiens de Vertou, des bas-reliefs gallo-romains provenant du Bouffay, des fragments de l'église de Saint-Félix, qui remontent au VIe siècle, etc. Quant aux cabinets particuliers, on peut à peine mentionner les principaux : à Rennes, celui de. M. Aussant, qui a rassemblé une quantité d'objets d'art et d'antiquités ; à Fontenay, la savante collection de médailles de M. B. Fillon ; à Nantes, la bibliothèque de M. Dobrée, riche en incunables et en livres rares, la collection d'autographes de M. Lajarriette, qui vient d'être vendue, celle de gravures de M. Antime Ménard ; les tableaux de Madame Barbier, et les cabinets déjà cités de MM. Mauduyt et de Girardot. A Vitré, M. de la Borderie, qui est archiviste paléographe, a pris pour spécialité de recueillir les manuscrits relatifs à l'histoire de Bretagne, entre lesquels on doit signaler des papiers importants du prieur Audren de Kerdrel et d'Albert le Grand. Le cabinet de M. le docteur Mauduyt est des plus variés : monnaies bretonnes, armes de tous les pays, antiquités égyptiennes, objets d'art ; le tout catalogué et classé avec autant d'érudition que de goût. M. le baron de Girardot possède d'importants documents sur la Révolution et l'émigration, plusieurs lettres des rois de France ; et, pièce inestimable, une très-éloquente lettre du maréchal de la Châtre à Henri III, datée de 1579, où il refuse d'exécuter les ordres du roi, qui lui commandait de massacrer les protestants dans sa province. Cette lettre, d'une irrécusable authenticité, prouve que le noble gouverneur d'Orthez eut des imitateurs, et qu'au temps même des luttes les plus passionnées, il se trouva des âmes généreuses, animées de sentiments vraiment français, et qui avaient conservé le respect de la vie humaine ; l'histoire devra désormais citer le maréchal de la Châtre : lui aussi, sans l'avoir cherché et y avoir pensé, a droit à un renom immortel.
Le muséum d'histoire naturelle de Nantes a une spécialité : une collection de minéraux du département, qui en détermine les couches géologiques, et une longue suite de coquilles et de plantes marines recueillies par les capitaines de navires dans toutes les mers du globe. Mais le cabinet du conservateur du muséum, M. Caillaud, est peut-être plus curieux encore : de son voyage en Égypte, il a rapporté une foule d'objets, propres surtout aux usages domestiques, qui mettent, pour ainsi dire, sous les yeux, les mœurs de l'antique Thèbes, depuis les oreillers de pierre en croissant, sur lesquels on pouvait s'appuyer et dormir sans avoir chaud, jusqu'aux chats et crocodiles embaumés, depuis les souliers encore couverts de la boue du Nil, une boue de trois mille ans, jusqu'aux chaussettes et aux chemises de lin, dont la forme ne diffère guère des nôtres, depuis les fausses tresses et les perruques des dames égyptiennes jusqu'aux boîtes contenant le fard dont elles peignaient leur visage.
Enfin, il n'est pas jusqu'aux châteaux, où l'on ne rencontre de rares collections amassées par d'anciennes et opulentes familles, et qui sont ouvertes aux visiteurs comme ces galeries des palais de l'Italie, dont les maîtres sont moins les propriétaires que les gardiens ; et, parmi ces châteaux, en première ligne, le château de la Seilleraie, près de Nantes, où, au milieu d'une multitude d'objets d'art précieux de statues de marbre, de curiosités venues de tous les pays, sont réunis dans une vaste salle plus de trois cents portraits des XVIIe et XVIIIe siècles ; véritable musée français, galerie de grands hommes et de femmes célèbres dont s'est entourée, ainsi que d'une garde de glorieux ancêtres, une des plus nobles et des plus illustres familles de Bretagne, les Bec-de-Lièvre.
Ces musées, ces collections, partout répandues, ont bien plus de prix en province qu'à Paris. En province, où l'esprit se laisse facilement aller à la paresse, s'amollit et s'abat, où il n'est pas réveillé par cette production continue d'œuvres de la pensée qui, sans cesse, tient Paris debout, on a besoin de secousses intellectuelles, et ces secousses, précisément, parce qu'elles sont plus rares, ont une action plus vive et plus profonde : la vue de ces chefs-d'œuvre, rencontrés çà et là à de longs intervalles, est comme l'éclair qui découvre tout à coup un pan de ciel bleu, fait entrevoir au-dessus de la vie matérielle l'atmosphère des nobles pensées, et ramène dans les âmes le culte sacré du beau.