La Bretagne. Paysages et Récits.
IV
Société académique de Nantes. — Poëtes et romanciers.
Nantes a tous les caractères de la grande ville moderne : son port, où des milliers de navires débarquent les produits de l'Amérique et des Indes ; sa Bourse active, ses fabriques et ses usines bruyantes, aux hautes cheminées d'où s'échappe une noire fumée ; les magasins et les cafés de ses rues neuves, resplendissants de glaces et de dorures, comme à Paris ; et, dans les vieux quartiers, les boutiques sombres encombrées de ballots, de cafés, de sucres, des denrées de tous les pays du monde ; son chemin de fer qui traverse la cité de part en part, le long de son beau fleuve, à vingt pas des navires, et emporte et rapporte incessamment, au vol de ses chevaux de feu, les lourds wagons de Paris à Nantes, de Nantes à Saint-Nazaire, reliant d'un double sillon la capitale à la mer ; ses courses, ses théâtres, et ce mouvement, enfin, condition et marque distinctive de notre âge, violent, fiévreux, qui précipite les revirements de fortune, et qui, pour arriver plus vite, a trouvé des ressources nouvelles, la vapeur, l'électricité, la lumière du soleil, prompts comme nos désirs impatients.
Mais Nantes n'est pas uniquement une ville de commerce et d'industrie, préoccupée de vendre des épices, de raffiner du sucre ou d'armer des navires : les lettres, les arts, les sciences y sont cultivés avec zèle, ardeur, et, ce qui est plus rare, avec désintéressement.
Elle n'est pas, comme Rennes, le siège d'une faculté des lettres et d'une école de droit ; mais le gouvernement a reconnu que cette grande cité a une importance exceptionnelle, et il y a fondé une École préparatoire des sciences et des arts, sorte d'annexe aux Facultés, qui distribue un enseignement moins élevé que les Facultés, supérieur aux lycées, qui convient surtout à une ville riche et commerçante, et où les jeunes gens peuvent continuer leurs études littéraires et se maintenir au niveau du progrès des sciences. Ajoutez que Nantes possède une École industrielle, une École chorale, un Cercle des beaux-arts, à la fois école de dessin et galerie permanente d'exposition des ouvrages des artistes nantais, une École secondaire de médecine, une Revue, une Société académique, et de riches et beaux établissements scientifiques, muséum, musée, bibliothèque, etc. ; que les arts, la musique, la peinture, la sculpture y sont cultivés, non par des amateurs, mais par des artistes dignes d'être partout estimés et distingués, et qui continuent cette noble suite de peintres provinciaux dont M. de Chenevières a fait connaître la vie ignorée et les œuvres souvent admirables[1] : M. Charles Leroux, peintre de paysages, qui copie la nature bretonne avec amour et grandeur ; M. de Wismes, auteur de ces grands ouvrages pittoresques, la Vendée, le Maine et l'Anjou, aujourd'hui connus et répandus dans toute la France ; M. Bournichon, M. Dandiran, toute une école d'habiles sculpteurs en bois ; des statuaires surtout d'un talent éminent, Suc, grand artiste, mort il y a peu de temps, et M. Amédée Mesnard, son émule, plein d'imagination, de verve et de pensée, à qui a été confiée l'exécution de la statue équestre de Gradlon, placée sur le portail de la cathédrale de Quimper, auteur d'une quantité d'œuvres populaires en Bretagne, entre autres, du fronton de Notre-Dame de Bon Port, composition de quatorze figures colossales, et de cette poétique statue de sainte Anne, qui, du haut d'un rocher, à l'entrée du port de Nantes, domine la ville et le cours du fleuve, et semble suivre et protéger les vaisseaux descendant à la mer !
[Note 1 : Peintres Provinciaux de l'ancienne France, 3 vol, in-8°.]
Nantes n'est pas seulement la capitale de la Bretagne par son étendue et sa population ; le nombre et l'importance des œuvres de l'esprit en font le centre d'un grand mouvement intellectuel.
La Société académique de Nantes est connue depuis longtemps par des travaux sérieux qu'elle publie dans un Bulletin mensuel, et elle compte plusieurs hommes d'un mérite distingué : M. l'abbé Fournier, curé de Saint-Nicolas, ancien représentant à l'Assemblée constituante, dont tout à l'heure on dira l'œuvre capitale ; M. le baron de Girardot, secrétaire général de la préfecture, qui, mettant à profit un long séjour à Paris, la fréquentation des hommes éminents et le goût des études historiques, avec un zèle actif, une érudition vaste et variée, a entrepris des études sérieuses sur la Révolution, et à qui l'on doit un savant livre, les Administrations départementales de 1790 à l'an VIII, où l'expérience de l'administrateur a heureusement aidé l'historien ; M. Guéraud, M. Fillon, que nous avons déjà cités ; M. Dugat-Matifeux, ardent investigateur des faits peu connus de l'Histoire de l'Ouest, qui a publié une Étude sur l'historien Travers ; des savants, M. le docteur Guépin, qui s'occupe d'études d'oculistique ; M. Robière, de chimie ; M. Huette, de curieuses observations de météorologie ; M. le docteur Foullon, antiquaire et collectionneur, qui a traité de l'Organisation de la médecine au point de vue des services publics, etc.
Mais le premier de tous est un savant illustre, qui n'appartient pas seulement à la Bretagne, mais à la France, le célèbre voyageur en Égypte, M. Caillaud. Doué de l'esprit le plus sagace et le plus pénétrant, il a fait en histoire naturelle plusieurs découvertes, une surtout, des plus intéressantes, pour laquelle la Hollande lui a décerné, il y a peu d'années, un prix extraordinaire, la découverte du procédé de perforation des pholades. On avait jusqu'alors cru que les pholades, petits mollusques très-communs sur les côtes de Bretagne, employaient, pour percer le dur granit où elles vivent, un acide qu'elles distillaient à travers les valves de leur coquille. M. Caillaud eut des doutes à ce sujet : il recueillit, près du Pouliguen, des pholades attachées à des morceaux de roc (gneiss), les plaça dans un bocal d'eau de mer incessamment renouvelée, et attendit l'effet de leur travail. Huit jours, quinze jours se passèrent sans que les pholades donnassent signe de vie, lorsqu'une nuit il fut éveillé par un bruit de scie qui retentissait dans le bocal ; il se lève, et, à la lueur d'une lampe, il voit un des petits animaux se tournant et se retournant à droite et à gauche, avec un mouvement régulier, à la manière d'une vrille qui perce un trou ; puis, après un certain temps, la pholade s'arrête, et un jet de poussière fine obscurcit l'eau du bocal ; c'était le résidu de son travail, la partie du roc pulvérisé où elle avait pénétré, dont elle se débarrassait et qu'elle chassait au dehors. Et tour à tour le savant, attentif et charmé, surprend une à une les pholades accomplissant leur patient ouvrage, et se creusant leur demeure, l'arrondissant et la polissant, comme avec la râpe la plus délicate, sans autre instrument que leur coquille ; et cette coquille, au lieu de se détériorer par le frottement continu, se développe à mesure que le travail avance ; à la scie qui s'use une autre scie s'ajoute, puis une troisième, une quatrième, et ainsi de suite jusqu'à quarante, que M. Caillaud a comptées, et avec lesquelles le petit animal, à force de tourner et retourner sa frêle enveloppe, cette coquille que la pression d'un doigt d'enfant suffirait à briser, perce à jour le granit sur lequel s'émousse un ciseau de fer ! phénomène admirable qui confond la sagesse humaine, et qui est un de ces millions de miracles naturels que Dieu nous fait voir constamment dans la création !
Il se publiait, il y a peu de temps encore, deux revues à Nantes : la Revue des provinces de l'Ouest, dirigée par M. Guéraud, avait choisi une spécialité précieuse, les documents inédits ou relatifs à l'histoire de la Bretagne, que d'actifs et intelligents archéologues, MM. Guéraud, Fillon, Marchegay, Duchâtellier, tiraient des archives départementales, épiscopales et municipales et des collections particulières, complétant ainsi, pour la province de Bretagne, la savante Bibliothèque de l'École des chartes ; de plus un Bulletin bibliographique indiquait tous les ouvrages imprimés en Bretagne ou concernant les départements de l'ouest, ou qui ont pour auteurs des Bretons et des Poitevins. Cette revue n'existe plus.
La Revue de Bretagne et de Vendée a été fondée par M. de la Borderie, qui a réuni autour de lui les hommes les plus distingués de la province. Là on retrouve plusieurs des écrivains bretons qui ont acquis à Paris une juste réputation par de grands travaux : MM. de Carné, de Courson, de la Gournerie, de Courcy, de la Villemarqué, etc. ; à côté d'eux, de jeunes hommes d'un talent déjà mûr, et qui seraient estimés sur un plus grand théâtre : M. Alf. Giraud, ancien élève de l'École des chartes, auteur de notices sur Tiraqueau, Brisson, etc., écrites d'un style tour à tour coloré de poésie et aiguisé d'une pointe de raillerie gauloise ; M. de Rochebrune, qui cultive et juge les arts avec goût et intelligence ; M. Ropartz, dont l'Académie des inscriptions a distingué récemment les Études historiques ; puis de vrais Bretons qui parlent et écrivent la langue de leurs pères, le breton : M. le Joubioux, M. Luzel, M. l'abbé Guillome, mort il y a deux ans à peine, et dont ses compatriotes ont dit que : « c'était le plus grand poëte qui ait écrit en langue celtique. » Car elle produit encore des fleurs de poésie celtique, cette vieille terre armoricaine, des poésies d'une saveur franche et d'un caractère original, nées du souffle des événements contemporains ou inspirées par le sentiment de la nature. La nature, les Bretons l'ont de tout temps vivement et profondément sentie, bien avant J.J. Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre ; les poëtes n'ont jamais manqué en Bretagne, et les plus beaux chants, les plus populaires, sont dus à des paysans, à des pâtres, à des cloarecs, à de jeunes filles. Ce ne sont pas des paysans ordinaires, ces Bretons aux costumes pittoresques, qui parlent la langue nationale ; qui ont gardé les mœurs antiques, et dont la vie se passe parmi les monuments des druides et les manoirs consacrés par la légende, dans les vastes landes couvertes de genêts et la solitude des grands espaces, ou en face de la mer, sur les âpres côtes aux rocs de granit. Autour d'eux il y a comme une atmosphère qui les transforme et les idéalise ; on les trouve poétiques, et ils sont naturellement poëtes[1].
[Note 1 : Voir l'Appendice.]
Tous les poëtes bretons qui se sont fait un nom dans la littérature contemporaine, MM. Ach. du Clésieux, H. Violeau, de Francheville et Brizeux, le barde breton par excellence, sont animés du même génie, s'inspirent des mêmes sentiments : la foi, la religion du foyer, le culte de la famille, l'amour du pays ; tous connaissent cette passion de mélancolie, amante de l'infini, que Chateaubriand avait comme sucée au sein de la mère patrie, et qui lui donnait un si imposant caractère de gravité, enfin cette rêverie naïve et touchante qui valut à l'un d'eux, Raymond du Doré, l'hommage le plus délicat et le plus rare : il avait publié, il y a vingt ans, sans le signer, un volume de poésies ; un jour, dans une ville du Nord, quelqu'un, une âme aimante sans doute, en rencontra un exemplaire, et il fut si ému par cette poésie douce et tendre, qu'il voulut faire partager à d'autres le charme qu'il avait ressenti ; il le fit imprimer de nouveau, et, ne sachant quel nom y inscrire, il lui donna le gracieux titre de Fleurs inconnues.
Ce sont aussi ces qualités qui font l'attrait des vers de poëtes plus jeunes qui chantent aujourd'hui, M. Émile Grimaud, M. Stéphane Halgan, mademoiselle Élisa Morin, M. le comte de Saint-Jean, et un conteur qui, lui aussi, est poëte en prose, Jules d'Herbauge. Les Récits et nouvelles de Jules d'Herbauge (sous ce nom se cache une femme qui porte un nom illustre, madame la comtesse de ........), ont été publiés en partie par la Revue des Deux-Mondes, et les juges les plus difficiles y reconnurent aussitôt un talent vraiment supérieur : une exposition simple faite avec un calme sûr de soi, force que possèdent seuls les maîtres ; ils partent d'un pas mesuré, comme des gens qui savent quelle route ils ont entreprise et comment ils la doivent finir ; les caractères se dessinant, l'action se nouant en peu de mots, sans réflexions par les faits mêmes ; peu de dialogue, — le dialogue n'est souvent qu'un moyen de cacher l'embarras du romancier, qui n'est pas maître de son sujet ; lorsque les caractères sont bien tracés, il n'est pas besoin de tant de paroles ; aussi peut-on remarquer que les conteurs de notre temps qui excellent dans le dialogue ne dessinent pas de caractères ; — un puissant intérêt dramatique, naissant du développement des passions, qui vous émeut, vous attache et vous entraîne, parce que l'auteur est lui-même ému des événements qu'il voit et qu'il met sous les yeux ; l'impartialité dans la peinture des mœurs, une intelligence enfin des sentiments les plus divers. Deux nouvelles bretonnes, la Jaguerre et la Grande Perrière, rappellent par la terreur, le fantastique et la vérité, les beaux récits de Walter Scott ; dans d'autres, la finesse d'observation et une singulière connaissance des ruses féminines décèlent la main d'une femme.
Le comte de Saint-Jean, pseudonyme d'une autre femme qui a donné deux recueils remarquables par une verve poétique peu commune, et mademoiselle Élisa Morin, dont les vers sont sincèrement émus et souvent passionnés, continuent la pléïade de femmes poëtes auxquelles la ville de Nantes a donné naissance : mesdames Dufresnoy, la princesse C. de Salm-Dyck, Mélanie Waldor et Elisa Mercœur.
M. Stéphane Halgan a publié un volume de poésies, intitulé Souvenirs bretons, où l'on reconnaît deux manières, l'imitation de MM. Hugo et de Musset, avec une certaine habileté dans la facture du vers ; puis, et c'est la meilleure partie, les poésies vraiment bretonnes ; car il faut remarquer que les pièces imitées sont des sujets vagues, étrangers à la Bretagne, et qui pourraient aussi bien être écrites à Paris qu'à Nantes ou à Rennes ; mais quand M. Halgan traite un sujet breton, le poëte redevient lui-même ; il s'émeut, il se complaît à ce qu'il voit et raconte. On dirait qu'il passe encore sa langue sur ses lèvres, quand il peint le souper de crêpes[1]. Voyez avec quelle netteté et quel tour pittoresque il décrit le brillant costume de Loc-Tudy (le retour du Pardon) ; il parcourt la plaine nue qui s'étend de Guérande au bourg de Batz, semée de mulons de sel et coupée de marais salants, et, en quelques traits, il en rend la tristesse et la sauvage grandeur, de même qu'il dessine fièrement la robuste population des paludiers du Croisic :
[Note 1 : Voir l'Appendice.]
... C'est un beau peuple, un peuple jeune et mâle,
A la taille élancée et svelte, aux yeux altiers,
Aux cheveux longs et noirs, au teint blanc sous le hâle[1].
[Note 1 : Voir l'Appendice.]
M. Stéph. Halgan est déjà un poëte breton, et plus il avancera, plus il deviendra Breton. M. Em. Grimaud n'a plus à se former, c'est le poëte national, qui cherche et qui trouve ses impressions dans l'histoire, dans le sol de son pays, la Vendée. Il avait commencé aussi, comme bien des jeunes poëtes, par l'imitation. Son premier volume, les Fleurs de Vendée, contient plusieurs pièces où l'on retrouve le faire, la coupe, les idées mêmes des poëtes de l'école romantique ; mais le caractère original n'a pas tardé à se déceler. Il a en lui deux sources pures et profondes : le sentiment de la nature et l'amour de son pays ; il sent les harmonies de la campagne ; il erre le matin dans les champs, en écoutant d'une oreille attentive et charmée la bergeronnette et la fauvette qui lui dit ses plus belles chansons, le merle sifflant dans le buisson ; il erre dans les bois en rêveur, avec cette mélancolie propre au Vendéen ; ou bien savourant l'haleine du Bocage aux premiers jours de mai, le long des chemins couverts, il découvre les gracieux et frais mystères des hôtes du printemps[1].
[Note 1 : Voir l'Appendice.]
Son pays, sa noble Vendée, il ne l'aime pas simplement, il la respecte, il l'admire, et il la chante comme un fils pieux ; il recueille ses traditions et ses légendes, mais non pas à la façon des chroniqueurs froids et sceptiques ; il les redit en sa poétique langue, avec l'accent et l'émotion de l'enfant qui croit, qui s'étonne, et qui frémit à ce qu'il raconte ; il a la foi ardente et fière de ses pères :
Insultez-les, s'écrie-t-il, en parlant des vieux Vendéens !
Insultez-les, ô juifs, fils des anciens maudits !
Ils vont où vous n'irez jamais, en paradis !
La Pêche maudite est une terrible histoire ; elle a pour refrain :
Il ne faut pas pêcher le jour des morts !
Une seule chaloupe part ; elle est montée par un pêcheur impie qui a fait le tour du monde, un sceptique qui ne croit plus à rien :
Il n'a plus peur même des revenants !
Les poissons par milliers entourent sa barque ; il jette le filet, mais tout à coup le poisson fuit comme par enchantement, et qu'amène-t-il ? Une tête de mort !
Quand, à la fin de son premier recueil, le poëte s'écrie :
Qui te célébrera, Vendée, ô ma patrie ?
Quelle muse dira ta gloire et tes malheurs,
O terre de géants et de genêts en fleurs ?
on voyait bien qu'il sentait en lui une force qui le poussait, et qu'un jour il serait lui-même ce poëte vendéen.
Il l'a été, il l'est : dans les Vendéens, il a peint les sublimes actions de cette guerre héroïque et douloureuse, et alors l'enthousiasme l'emporte sur ses ailes : le poëte est presque un soldat, il y a en lui quelque chose de contenu, comme un sauvage désir de parcourir la lande le fusil à la main. Il n'admire pas seulement Bonchamp, Lescure, Cathelineau, Charette, la Rochejaquelein, les héros avec lesquels il marche à la bataille, au supplice, à la mort ; il les aime et les fait aimer.
V
Monuments.
Ce pays de foi n'a pas changé : nulle part on ne construit un plus grand nombre d'églises, et de belles églises. Il en a été en Bretagne comme à Athènes : Athènes était peuplée de plus de quatre mille statues ; le goût y devint général, le sentiment du beau, pour ainsi dire, naturel. En Bretagne, toutes les églises sont jolies ; la vue d'œuvres excellentes y a conservé plus qu'ailleurs la pureté du goût ; à part Brest, ville nouvelle (elle n'a pas plus de deux cents ans), où les églises sont d'un style bâtard, sans caractère et sans grandeur, toutes les constructions récentes ont été conçues dans le style gothique, qui ne devrait pas s'appeler autrement que le style catholique.
Du nord au midi, partout s'élèvent des chapelles, des basiliques, des cathédrales : à Lorient, à Saint-Brieuc, à Quimper, à Dinan, à Nantes. Saint-Brieuc, en même temps qu'il restaure son église de Saint-Guillaume, construit l'élégante chapelle de Notre-Dame de l'Espérance, imitation du XIIIe siècle. A ses portes, le fondateur de la colonie de Saint-Ilan, M. Ach. du Clésieux, a posé, au bord de la mer, une jolie chapelle, ornée de sculptures exécutées par un statuaire du pays, M. Ogé, et dont le blanc clocher, hardi, élancé, découpé à jour, se détache sur le fond du ciel et guide au loin les matelots qui longent la côte armoricaine. A Nantes, il n'y a pas moins de dix églises en voie d'exécution : d'abord, la cathédrale, Saint-Pierre, dont l'achèvement a été résolu il y a peu d'années, et il ne s'agit pas seulement d'ajouter quelques parties peu importantes au vaste édifice, mais d'en doubler presque l'étendue ; quand elle sera achevée, ce sera le dôme de Cologne de la Bretagne ; puis la Madeleine, l'église des Jésuites, la chapelle du petit séminaire, Saint-Clément, les Minimes, Notre-Dame de Bon Port, le grand séminaire, Notre-Dame de Toute Joie, etc.
Et chacune de ces églises est remarquable par quelque détail caractéristique. Ici, à la Madeleine, c'est un baldaquin curieusement colorié, comme on en voit dans quelques villes du midi de la France et de l'Italie ; là, à Notre-Dame de la Salette, une chaire en pierre d'un bel et harmonieux effet ; à la maison des Minimes, occupée par la congrégation des missionnaires diocésains, une serrurerie artistique, de riches verrières exécutées par un Nantais, M. Échappé ; des tableaux décoratifs en émail, de Devers, qui, par la propriété qu'ils ont de résister à l'action de l'air, conviennent si bien à orner les portiques et les galeries à jour ; la cour du grand séminaire a été entourée par M. Nau, architecte de la cathédrale, d'un noble et sévère cloître roman, etc. Ailleurs, c'est un trait de mœurs : entrez à Saint-Clément, qu'a construit dans le style du XIIIe siècle M. Liberge ; au fond du chœur, encore inachevé, vous verrez une petite statue de la Vierge que les ouvriers y ont placée, avec cette inscription naïve, inspirée par une vraie foi bretonne :
SOUS LA PROTECTION DE MARIE
TOUT GRANDIT.
Le culte de la sainte Vierge est d'ailleurs si populaire en Bretagne, que même les habitations particulières se sont mises sous sa garde. En sortant de Saint-Clément, on s'arrête devant l'hôtel Briant-Desmarets, élégant logis imité du XVe siècle, avec porche largement ouvert, cheminées en spirales, pinacles finement fouillés, ogives et clefs de voûtes ciselées, fenêtres à croisées et à meneaux, goules, guivres et tarasques allongeant le cou sous le toit, girouettes fantastiques, toute la brillante et coquette ornementation du gothique le plus fleuri ; au milieu de la façade, sous un dais à jour, suspendu en l'air comme une couronne, apparaît debout la Vierge souriant d'un sourire qui bénit, et à qui l'on dirait que ce palais est consacré.
A Quimper, les tours de la cathédrale étaient découronnées de leurs hautes flèches ; l'évêque a eu l'idée de faire appel à la piété des fidèles ; il a demandé à chacun un sou ; personne dans le diocèse, même les plus pauvres, ne s'est abstenu ; les riches, au lieu d'un sou, ont donné cent francs, et au bout de peu d'années, le double clocher s'est dressé au-dessus de la ville de saint Corentin.
C'est le moyen âge, dira-t-on : oui, c'est le moyen âge et il n'y a pas que ce trait. Vous venez de voir les fidèles concourir de leur bourse à l'œuvre ; en plus d'un lieu, les ouvriers donnent par semaine une journée de leur travail ; d'autres renouvellent des arts presque perdus ; un maçon de Tréguier, Hernot, taille dans le granit ces grands calvaires compliqués, tels qu'en exécutaient les imagiers du XVe Siècle, où trente, quarante personnages représentent les scènes de la Passion avec une vivacité d'expression et un mouvement animé qui vous saisit et vous émeut. Un autre ouvrier de Rennes, Hérault, sculpte des chaires en bois d'une ornementation aussi délicate et aussi finie que les belles boiseries de la cathédrale de Saint-Brieuc, qui furent sculptées aussi au XVIIe siècle par un paysan. Enfin, pour compléter la ressemblance, l'architecte de ces églises souvent est un prêtre. L'église des Eudistes, à Redon, a été bâtie sur les plans de M. l'abbé Brune ; la chapelle des jésuites, à Nantes, par un père de la compagnie, le P. Tournesac ; Notre-Dame de la Salette, par M. l'abbé Rousteau ; et les églises construites par ces ecclésiastiques ne le cèdent à celles des architectes spéciaux ni en science, ni en goût, ni en harmonie. Le génie du XIIIe siècle s'est réveillé avec l'ardeur religieuse, et s'est posé, comme jadis, sur la tête d'humbles prêtres et de pauvres paysans.
« Les antiquaires ne comptent-ils pas parmi les ecclésiastiques sur tous les points de la France, des collaborateurs et des amis ? a dit un vénérable prélat[1]. L'amour de la science n'est-il pas une partie de l'héritage ecclésiastique ? L'histoire l'atteste : c'est aux évêques et aux moines que l'art gothique est redevable de ses vrais chefs-d'œuvre et de ses plus incontestables grandeurs. » L'église Saint-Nicolas, de Nantes, en est une preuve nouvelle ; on peut dire qu'elle est l'œuvre de deux hommes supérieurs, l'architecte, M. Lassus, et le curé de Saint-Nicolas, M. l'abbé Fournier. M. Lassus, mort il y a peu de temps, était, avec M. Viollet-Leduc, l'architecte de notre époque qui connaissait le mieux l'art du moyen âge ; il appartenait à cette école qui, il y a trente ans, en face des formes grecques et romaines que l'on s'obstinait à imposer indifféremment aux églises, aux casernes et aux palais, proclama l'excellence de l'architecture gothique, son caractère national, sa convenance avec notre climat, son appropriation au culte catholique. La restauration savante de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle avait déjà témoigné de l'étendue de son érudition et de la sûreté de son goût. Il lui a été donné de produire deux œuvres complètes : l'église de Belleville et Saint-Nicolas de Nantes, considérés aujourd'hui comme les reproductions les plus exactes, les plus correctes et les plus élégantes du XIIIe siècle. A Nantes, il eut le bonheur d'être secondé par le curé, M. l'abbé Fournier, un de ces hommes qui, quel que soit le milieu où ils se trouvent, savent donner le branle, le mouvement et la vie : activité qui ne se lasse pas, ardeur toujours prête, intelligence rapide, connaissances variées et étendues, amour du beau, M. l'abbé Fournier avait tout ce qu'il fallait pour concevoir, entreprendre et mener à fin une œuvre aussi considérable. Pas de difficulté qui le rebutât : le gouvernement ne pouvait donner qu'une subvention insuffisante, il prévit quelles sommes énormes coûterait son église : il n'hésita pas, il se mit à l'ouvrage, comptant sur la foi et la charité de ses paroissiens, et elles ne lui ont pas manqué. L'architecte et le curé s'entendaient ; ils avaient tous deux rêvé une église modèle, rien ne fut négligé : ornementation extérieure, sculpture délicate, vitraux, statues, peintures murales, le pavé même, fait en labyrinthe, comme dans les anciennes églises, ils ont voulu avoir tout ce qui reproduisait le caractère et la physionomie des basiliques du temps de saint Louis. L'architecte ne comptait pas avec le temps, le curé avec l'argent ; l'architecte cherchait en tout la perfection ; pas un détail qui ne lui coûtât des recherches ; il feuilletait les manuscrits du moyen âge pour une serrure comme pour un balustre ; le curé, quoique désireux de jouir de son église comprenait pourtant ces scrupules du savant ; il l'aidait et le soutenait de ses conseils et de son goût. En moins de huit années le monument était construit et livré au culte ; il ne reste plus que les clochers à élever et quelques ornements à finir. Saint-Nicolas de Nantes aura coûté des millions ; l'architecte et le curé auront attaché leur nom à cette grande œuvre ; l'un était la pensée, l'autre le bras ; tous deux, comme au moyen âge, on les représentera s'agenouillant devant le trône de Dieu, avec une église dans la main.
[Note 1 : Mgr George, évêque de Périgueux, au Congrès archéologique de 1858.]
CONCLUSION.
Telle est en Bretagne l'activité des travaux de l'intelligence, une activité générale et féconde, et ce que nous avons dit de la Bretagne, on le peut dire des autres provinces de la France. Le vulgaire parfois, en voyant des hommes raisonnables s'éprendre de l'étude des antiquités, sourit de dédain. Un archéologue trouve une poterie romaine, une médaille presque fruste, le voilà absorbé : à quoi bon ? — A quoi ? — compléter une collection. — A quoi bon la collection ? — A fixer une époque indécise de l'histoire, à mieux connaître les hommes, les mœurs, les usages, la marche des civilisations disparues, pour développer et faire progresser la nôtre, conformément à cet instinct de perfectionnement indéfini et à ce sentiment de grandeur inconnue que Dieu a mis dans le cœur de l'homme.
Sans doute, tous ces travaux n'ont pas la même valeur ; mais tous sont utiles et serviront un jour. L'histoire, disait Pline le Jeune, de quelque manière qu'elle soit écrite, fait plaisir. Il y a plus : il ne faut pas voir dans les études locales des savants de province le travail isolé, mais le but, non la notice parfois sèche, décolorée et froide, mais le résultat qu'ignore peut-être son auteur. Il existe des auteurs mal récompensés de leurs utiles et rudes travaux, et que l'Anglais Johnson appelle les pionniers de la littérature. Les archéologues sont les pionniers de l'histoire, laborieuse avant-garde qui défriche et nettoie le sol, semblable à ces colons de l'Amérique qui s'avancent à travers les forêts et les immenses prairies, ouvrant de larges éclaircies, et sillonnant du soc de leurs charrues le terrain où bientôt s'élèveront les grandes cités. Ces collections, ces recherches minutieuses, les systèmes qu'elles enfantent, ces documents, trésors cachés et tirés, pour ainsi dire, de fouilles souterraines, ce sont les matériaux de l'histoire, emmagasinés, rangés, étiquetés. L'historien, plus tard, viendra faire sa ronde, et choisira et emportera les morceaux qui conviennent au grand édifice qu'il conçoit ; ce sont là les éléments d'une véritable et nationale histoire de France, qu'on écrira un jour en dix volumes, et qui, en attendant, se rassemble en mille.
On ne peut, sans émotion, contempler ce grand mouvement qui se fait par toute la France et qui s'applique aux monuments et aux antiquités de notre histoire. La société nouvelle, si ardente et si pressée d'agir, rencontre à chaque pas des restes de l'ancienne, et se hâte de les recueillir et d'en marquer le caractère. C'est une maison qui croule ; tout va s'effondrer ; on met de côté, on ramasse, on classe les objets les plus précieux ou les mieux conservés ; la jeune société va d'un autre côté, et elle ne veut pas que les os de ses ancêtres soient dispersés ; sentiment naturel à l'homme, il comprend qu'il y a une solidarité entre lui et son passé : dans ces œuvres du passé, ces monuments, ces débris, quelque différence qu'il y ait entre le présent et le point de départ, il reconnaît le germe de l'esprit qui l'anime lui-même, les progrès qu'il a faits, les transformations qu'il a subies ; il s'intéresse à ces hommes d'autrefois, parce que ce sont ses aïeux ; il sent palpiter quelque chose en lui qui est une partie de leur âme et de leur vie !
XV
Paysages.
Pontivy. — Redon. — Ploërmel. — Guémenée. — Josselyn. — Le champ du combat des Trente.
Tandis que les villes situées dans les montagnes du Centre, les montagnes Noires et les monts d'Arrée, ont le mieux gardé les vieilles traditions, et qu'il n'est pas de bourgs plus complétement bretons que le Faouet, Gourin, Carhaix, Pleyben, etc., les villes de la plaine perdent au contraire, de plus en plus, le caractère national ; à mesure que l'on s'avance vers l'est, elles ont une physionomie moins accusée ; on marche de désenchantement en désenchantement.
Qu'est-ce, en effet, que Napoléonville, Redon, Ploërmel ? Les partisans de l'ancienne royauté nomment Pontivy la ville que ceux de la société nouvelle appellent Napoléonville. Les uns et les autres ont raison, mais bien plus les seconds. Il y a là deux villes juxtaposées : la vieille, à rues étroites, à maisons anciennes, et la nouvelle, accolée à la vieille, et dont les longues et larges rues annoncent la ville moderne ; la vieille a son château démantelé, que personne n'habite et dont les pierres s'écroulent une à une ; la nouvelle, ses vastes casernes toutes retentissantes du bruit des chevaux et des clairons, et bordées par le canal qui apporte les marchandises, les produits du commerce, le mouvement de la vie moderne ; Pontivy se transforme chaque jour un peu pour devenir Napoléonville.
Redon, au premier aspect, a quelque chose de plus breton. Ses vieilles églises, dont une surtout, vaste basilique romaine, ne le cède en rien aux plus remarquables églises de Bretagne, son antique halle supportée par des piliers à base du XIe siècle, rappellent d'abord les vraies cités bretonnes du Finistère ; mais on est bien vite désabusé. Par la Vilaine, large ici et profonde, les navires, après avoir passé à toutes voiles sous le pont de la Roche-Bernard, jeté entre deux rochers à deux cents pieds au-dessus de l'eau, arrivent de la mer jusqu'à Redon. Un ancien proverbe disait que, chaque siècle, Rieux, ville voisine, irait diminuant et Redon grandissant. La prédiction s'est accomplie : Rieux n'est plus qu'un bourg sans importance ; Redon, pour les besoins de son commerce sans cesse accru, a construit des quais, creusé un large bassin, bâti de vastes magasins. Par Nantes, il est en rapport avec le centre de la France ; par la mer, avec les ports de l'Europe entière. Il sera bientôt, comme tous les ports, cosmopolite.
Ploërmel a davantage encore cet aspect indécis qui semble indiquer l'indifférence de race et de caractère. Un musicien célèbre a placé le sujet d'une de ses œuvres à Ploërmel, et a voulu peindre la Bretagne dans une fête patronale de Ploërmel. S'il eût connu la Bretagne, il aurait su que nulle part le génie breton n'est moins marqué : on n'y parle pas breton ; le costume n'a rien de breton ; les mœurs ne se distinguent pas des mœurs de l'intérieur ; Ploërmel n'a même pas de véritable Pardon. C'est une petite ville monotone, sans animation, telle qu'on en rencontre partout en province. Ce n'est presque plus la Bretagne, c'est déjà la France.
Il reste pourtant quelques débris : c'était là jadis le cœur de la Bretagne ; on est près de Josselyn, de Guémenée, du champ du combat des Trente. Josselyn est la demeure d'un des derniers Rohan : beau château, avec ses deux façades dissemblables, les grosses tours sur la rivière, et la gracieuse et légère décoration de la façade de la cour, marquant, chacune à sa manière, la force qui appartenait aux anciens chevaliers de la féodalité et l'élégance des grands seigneurs de la monarchie. Ce palais a encore un grand aspect, mais avec un air de morne tristesse : la couleur grise du temps donne à ses murailles une teinte mélancolique, comme la couleur plus pâle de la vieillesse qui commence s'étend sur un beau visage. Qu'est devenue la splendeur de cette maison ? où sont les princes de cette fière et illustre famille, les Soubise, les Guémenée, les Montbazon ?
Au pied du château, coule une rivière, ou plutôt un canal qui, ici, s'unit à la rivière, participant ainsi du cours d'eau créé par Dieu et du fossé creusé par l'homme, alliant à la courbe indépendante de la rivière capricieuse la ligne droite et raide du canal industriel.
Voilà que commence l'automne : le ciel a pâli, sa voûte immense est toute couverte de petits nuages ; pas un souffle de vent ne les pousse ; son dôme semble frappé d'une immobilité éternelle. La rivière, unie comme une glace, reflète en traits arrêtés les longs peupliers qui bordent ses rives ; ils s'alignent comme une armée, un léger frisson court sur leur cime sans la faire plier, et ce murmure continu qui se prolonge finit par emplir, comme une grande voix, la nature entière. Dans cette universelle paix, quelques bruits lointains traversent les airs ; une paysanne qu'on n'aperçoit pas chante sa chanson, dont une note triste termine le refrain ; les batteurs suspendent et recommencent leurs coups cadencés ; sur le sol sonore, les fléaux lourdement retombent ; à leurs coups pesants, on dirait la plainte de l'homme qui gémit de ne pouvoir quitter la terre qui le retient.
Le soleil ne paraît pas dans le ciel ; le bleu éclatant a fait place à une lumière terne ; ce n'est pas la froide clarté de l'hiver, ce n'est plus la chaude transparence de l'été : pas d'oiseau qui chante, pas d'insecte qui murmure ; une paix solennelle s'étend sur les cieux, la terre et les eaux ; la nature s'enveloppe dans un calme puissant ; elle semble, rêveuse et étonnée, se reposer d'avoir produit tous ses fruits. Ainsi l'homme, dont Dieu a touché un moment le front, après qu'il a versé ses pensées, s'arrête et demeure immobile, les yeux fixés sur un point invisible, et comme suivant dans l'air l'ange fugitif qui l'inspira.
A quelques lieues de Josselyn s'étend, sur la pente d'une colline, Guémenée, vieille petite ville qui n'est guère formée que d'une rue, et la rue de vieilles maisons à pignons aigus qui n'ont pas bougé depuis des siècles, puis un château à demi ruiné et revêtu de lierres ; c'est une des dernières images que l'on emporte de la Bretagne, avec le souvenir du grand nom de Rohan.
La pluie serrée tombe sur la terre sèche avec le bruit d'un bois qui se casse en craquant. La vallée est comme recouverte d'une gaze ; les arbres, au loin, ont perdu leurs couleurs, et la colline confond sa ligne indécise avec le ciel abaissé ; la voûte du ciel est changée en une vaste coupole de plomb, et dans le cercle entier de l'horizon la pluie descend à grand bruit, abondante comme les pleurs qui s'écoulent de l'œil de l'homme, quand il s'affaisse, abattu par un coup que la douleur enfonce avant dans son cœur.
Puis tout à coup, les nuages, ayant laissé échapper leur charge, s'enlèvent et se dissipent en tous sens, argentés par le soleil pâle : en quelques instants, le voile de vapeurs, déchiré en mille pièces, s'évanouit, et la vallée reparaît et s'étale, fraîche, resplendissante, éclairée ; ses plans, doucement inclinés, se dessinent d'un trait net dans un air clair, et toute chose reprend sa place et sa couleur : les toits de tuile rouge éclatent à travers les peupliers d'un vert tendre, les champs de chaume s'encadrent, comme d'une bordure, dans une rangée d'arbres au feuillage presque noir ; tout alentour, les collines montent en amphithéâtre jusqu'au ciel ; en un endroit, elles se rompent, et à travers la brèche s'ouvre une campagne qui fuit dans un lointain infini, où le regard s'attache, et où il poursuit l'insaisissable et l'inconnu, comme dans la vie le cœur dédaigne l'heure présente et attend l'avenir qu'il ne possédera peut-être pas.
Et maintenant, marchant à travers ce pays de landes et de terres à demi cultivées, entre Ploërmel et Josselyn, à moitié chemin à peu près, vous rencontrez une barrière qui sépare de la route un massif de pins. Là était jadis le chêne de Mi-voie ; vous êtes au champ du combat des Trente ! Là un poëte voulait que l'on dressât un monument brut comme les rochers de la vieille terre, rude et durable : trente blocs de pierre, trente statues taillées à grands coups ; corps solides, le casque en tête et l'épée à la main, couverts de fer et changés en granit. Alignés sur leurs piédestaux carrés, rangés en bataille, à leur fière attitude, à leur fermeté inébranlable, on eût reconnu les trente vainqueurs bretons ; ils seraient comme les témoins indestructibles de l'héroïque histoire, de la foi et des fortes mœurs d'un vieux peuple.
Mais ces épiques projets ne germent plus que dans quelques têtes bretonnes : les pensées de la multitude sont emportées vers des soucis plus pressants : qui attache tant d'importance, parmi nous, au triomphe de trente Bretons du XIVe siècle ? Un obélisque où s'effacent chaque jour les noms qui y sont écrits, c'en est assez pour une gloire qui ne nous touche plus ; cette plantation d'arbres verts qui ne durent qu'un temps, marque l'esprit de l'époque qui produit hâtivement et qui veut jouir vite, sans s'inquiéter de la durée.
Des vents inaccoutumés et vifs s'élèvent que ne connaissait pas l'été ; leur souffle constant agite les feuilles des arbres. D'abord les arbres ne semblent pas changés, ils sont verts encore ; mais peu à peu ils prennent une teinte plus froide, les feuilles pâlissent, puis jaunissent ; une couleur de rouille s'étend sur quelques-unes, comme un demi-deuil qui se prépare ; la vie s'en va par leurs extrémités, comme le sang d'un homme qui coulerait par tous les pores ; la fin de l'année est proche ; la nature, lentement et invinciblement, accomplit son œuvre ; ces grands vents marquent le feuillage pour la mort.
Bientôt ces vents deviennent plus forts ; ils secouent violemment les hautes cimes des arbres, qui se balancent alternativement à droite et à gauche, comme un pendule oscille au coup qui l'ébranle. La condition des arbres est l'image de celle de l'homme. Ce coup, c'est le premier avertissement de Dieu à l'homme ; il se sent secoué dans sa force, il n'a plus les pieds fermement posés à terre, une faiblesse intérieure s'est glissée dans ses os, et il hésite pour la première fois. Les arbres ne sont pas tout d'un coup dépouillés ; il faut plusieurs semaines, plusieurs mois pour que leur ruine soit entière. Le vent d'automne arrache quelques-unes de leurs feuilles, puis il passe dans le feuillage éclairci comme par des brèches, et ces brèches une fois ouvertes, ce n'est plus une à une, c'est par bandes, par masses qu'il les entraîne. Et ces dépouilles, à mesure aussi, deviennent plus laides et plus hideuses : les premières feuilles étaient jaunies, les dernières sont fanées, flétries, presque en poussière. Ainsi de l'homme : après que les années de son été ont donné leur moisson, le vent du tombeau se lève ; comme les feuilles des arbres, une à une ses facultés pâlissent ; elles tombent l'une après l'autre, ses sensations vives et ses impressions frémissantes ; il voit se détacher de lui et comme s'écrouler à ses pieds ses parties les plus nobles ; son intelligence, son corps, son cœur, tout est frappé dans sa beauté ; tout ce qui faisait sa force s'envole.
Cependant ces grands vents, roulant sur les arbres, élèvent des bruits nouveaux, des murmures qui se prolongent, des sifflements brusquement arrêtés, des sons plaintifs : et ces bruits, ces murmures ont une gravité jusqu'alors inconnue ; on les écoute avec une tristesse rêveuse et muette. C'est la grande mélancolie de la vieillesse, le silence, les méditations, les retours, les souvenirs : l'homme entend derrière lui le flot de sa vie écoulée ; il approche du sommet de la colline où son horizon finit, et où, le sol se rompant tout à coup, il va commencer un autre voyage dans un pays qu'il ne voit pas, et où nul ne le verra.
Mornes paysages de l'automne, tristesse solennelle de la vieillesse, changement qui se précipite et dont le dénoûment est inconnu, voilà l'image de l'antique Bretagne, de la Bretagne qui s'en va.
APPENDICE
I
Nous donnons ici quatre légendes bretonnes, recueillies dans le Morbihan et le Finistère, et qui feront connaître l'esprit du pays où elles sont nées. La Lande de Lanvaux et la Cathédrale sont extraites du livre de M. le docteur A. Fouquet, intitulé Contes, légendes et chansons du Morbihan ; la légende de Saint Christophe a été publiée par M. du Chalard, et celle du Chêne de la Laita par M. du Laurens de la Barre, dans la Revue de Bretagne et de Vendée.
LA LANDE DE LANVAUX.
Des bords de l'Ars aux rives de la Claie s'étend une immense plaine, où le voyageur ne saurait trouver une ombre contre le soleil, un abri contre le vent, un refuge contre la pluie. Les pieds n'y foulent que des bruyères desséchées et des ajoncs rabougris ; l'oreille n'y entend que les cris plaintifs des vanneaux et les chants stridents des grillons ; l'œil n'y découvre que des rochers brisés et des blocs bouleversés sur les sommets pelés de ce désert.
Là, point de ruisseau qui serpente et qui murmure, point de source qui filtre sous des gazons fleuris, point de lac azuré qui réfléchisse un feuillage ombreux, mais des marais fangeux dans les bas-fonds, des fondrières boueuses sous des herbes raides et sombres, un étang aux eaux rouillées dont les tristes bords n'ont pas un arbre, pas une fleur, pas un glayeul.
Un jour que j'étais assis rêveur au pied d'un menhir mutilé et que j'embrassais du regard le vaste et lugubre horizon qui s'étendait devant moi, un jeune pâtre, abandonnant son maigre troupeau, vint, avec la douce familiarité de l'enfance, s'asseoir près de moi, et, sans craindre d'être indiscret, me dit : « — Savez-vous, Monsieur, pourquoi la lande de Lanvaux est si nue, et pourquoi les pierres y sont toutes brisées ? — Non, mon enfant, répondis-je ; mais le sais-tu, toi ? — Oh ! oui, Monsieur, ma grand'mère, qui est bien vieille et qui sait bien des choses, m'a dit comment cela est arrivé. — Eh bien, raconte-moi, petit, ce que ta grand'mère t'a appris.
« — Il y a bien longtemps, bien longtemps, que de Molac à Pleucadeuc, on comptait bien des villages sur cette lande : un de ces villages, entouré de courtils et de vergers, s'élevait là où vous voyez l'étang de Coëtdelo.
« Un jour saint Pierre et saint Paul, qui voyageaient sur la terre pour voir comment allait le monde en ce temps-là, arrivèrent à ce village par une pluie battante, et trempés jusqu'aux os. Ils étaient pauvrement vêtus, portaient sur l'épaule des bissacs pour serrer le pain de la charité, et tenaient en main des bâtons pour se défendre des chiens.
« Les deux saints allèrent heurter à la porte de la plus belle maison du village, demandant à entrer pour sécher leurs habits au feu de la cuisine ; mais cette maison appartenait à M. Richard, qui était un ladre et un méchant. M. Richard ouvrit lui-même sa porte, mais, loin de faire entrer les saints comme ils le demandaient, il les menaça, s'ils ne s'en allaient au plus vite, de lâcher son chien sur eux. Les deux saints s'enfuirent jusqu'à l'autre bout du village, et cette fois ils allèrent frapper à la porte de la plus pauvre cabane.
« Dans cette cabane logeait le bonhomme Misère, qui, les voyant trempés de pluie, les reçut avec bonté, les fit asseoir à son foyer, alluma le plus promptement possible un fagot de bois mort ramassé le matin même, et leur servit promptement du lait aigre et quelques bribes de pain noir, qu'il avait obtenus en mendiant, car il était vieux, infirme, et ne pouvait plus travailler.
« Quand le bois fut tout brûlé et le pain tout mangé, saint Pierre dit à Misère : « Tu es un brave homme ; tu nous as donné tout ce que tu avais reçu, et ta charité a été bien faite, car elle a été faite de cœur et toute pour Dieu. Que ta foi soit égale à ta charité ; forme un souhait et il sera accompli. » A ce langage, et surtout à l'odeur de sainteté qu'ils répandaient, Misère reconnut deux hôtes du paradis, tomba à genoux et leur dit « Je ne possède au monde qu'un pommier, dont les fruits me sont volés chaque année pendant que je vais recueillir des aumônes. Comme ces fruits sont le seul bien auquel je tienne ici-bas, accordez-moi que tout ce qui montera dans mon pommier ne puisse en descendre sans ma permission, et vous aurez fait pour moi mille fois plus que je n'ai fait pour vous. — Que ton désir soit satisfait ! » dirent saint Pierre et saint Paul, et tous deux disparurent.
« A l'automne suivant, le pommier de Misère était chargé de beaux fruits, que le bonhomme, cette fois, comptait bien manger seul ; mais un matin qu'il sortait de sa cabane, et qu'il jetait les yeux sur son arbre pour voir si les pommes étaient bonnes à cueillir, il aperçut M. Richard pris dans les branches, et faisant d'inutiles efforts pour descendre : « Comment ! s'écria Misère, c'est vous, Monsieur Richard, qui avez tant de biens et qui volez encore les fruits du pauvre !... Eh bien ! tout le monde va savoir que vous êtes un voleur... » Et aussitôt le bonhomme courut appeler tous les gens du village. Tous accoururent, et crièrent haro sur M. Richard, détesté à cause de son avarice et de sa méchanceté.
« M. Richard, honteux et confus, priait, suppliait Misère de l'aider à descendre, promettant de lui payer tous les fruits qu'il lui avait pris, et de lui donner encore une belle somme ; mais le bonhomme le laissa tout le jour s'agiter et se démener en vain dans l'arbre, et la nuit venue, il le lâcha, en lui disant : « Allez, Monsieur Richard, je ne veux rien de vous ; mais n'y revenez plus, car cette fois vous n'en sortirez pas. »
« Un jour que Misère, était bien malade, la Mort se présenta à lui tout à coup et lui dit de sa plus grosse voix : — Allons, Misère. il faut me suivre ; es-tu prêt ? — Vous savez bien, répondit le bonhomme, que je suis toujours prêt à vous suivre, car je n'ai rien à emporter de ce monde et rien à y laisser ; mais, cependant, il n'est âme qui n'ait un désir ou un regret en quittant ce monde, et j'ai un service à réclamer de vous. Vous êtes si bonne que vous ne refuserez pas de me le rendre, d'autant plus que pour me satisfaire, il vous faut peu de temps et encore moins de peine... Vous voyez, près de ma porte, ce beau pommier qui a de si beaux fruits, je voudrais bien manger une de ces pommes ; seriez-vous assez complaisante pour m'en cueillir une ? — Qu'à cela ne tienne ! dit la Mort, je veux, au moins une fois, être agréable à quelqu'un et plus à toi qu'à tout autre. — Et la Mort, sans défiance, monta dans le pommier. Mais, quand elle voulut descendre, ça lui fut impossible : elle eut beau faire des efforts à ébranler l'arbre, elle eut beau prier, hurler, grincer, se tordre, rien n'y fit, et la mort fut forcée de reconnaître là une main plus puissante que la sienne.
Il fallut bien recourir à Misère, qui riait de la Mort et faisait la sourde oreille à ses cris. « — Ah ! bonhomme ! lui dit-elle, laisse-moi partir ; j'ai tant de besogne à faire que je n'ai pas de temps à perdre. — Bien, bien ! dit Misère, si vous êtes pressée, moi je ne le suis pas. — Mais, dit la Mort, je te promets de t'épargner cette fois, et, si tu me rends la liberté, je te laisserai vivre dix ans encore. — Ce n'est pas assez, je veux vivre jusqu'au jugement dernier. — Eh bien ! soit ; que Misère dure jusqu'à la fin des temps ! »
« Et la Mort furieuse s'élança du pommier la faulx en main, et dans sa rage frappa les hommes, les maisons, les arbres, les pierres ; et Misère resta seul sur cette terre désolée !... »
LA CATHÉDRALE.
Un soir d'hiver, un honnête gantier de la rue de Saint-Guenhaël revenait de la place Mainlière, à Vannes, où il avait donné ses soins à un tailleur de ses amis qui s'en allait mourant. Comme il passait devant la cathédrale, dont les portes n'étaient point encore fermées, il voulut, avant de regagner sa demeure, prier pour l'objet de son affection et de ses inquiétudes, et, dans cette intention, il pénétra dans l'église et alla s'agenouiller au fond d'une des chapelles latérales.
A cette heure avancée, il y avait peu de fidèles dans le saint temple, l'obscurité y était presque complète, et le plus profond silence y régnait. Fatigué de plusieurs nuits de veilles, le bon gantier ne tarda pas à s'endormir, et si profondément, qu'il n'entendit ni la voix des cloches tintant l'Angelus, ni le bruit des clefs agitées par les bedeaux avant la clôture des portes, et se trouva ainsi enfermé dans la cathédrale.
A la douzième heure de la nuit, le gantier transi de froid se réveilla enfin, et jetant autour de lui des regards surpris, il eut quelque peine à se rendre compte du lieu où il se trouvait ; mais bientôt l'étrange spectacle qu'il eut sous les yeux lui rendit la mémoire ; car, au pied de l'autel près duquel il s'était endormi, un prêtre, revêtu d'une chasuble noire, à large croix blanche, était debout, prêt à commencer une messe, et sur l'autel, couvert d'un drap noir lamé de blanc, vacillaient les pâles clartés de deux bougies ornées de têtes de morts et d'os croisés en sautoir.
Quoique préoccupé de sombres pensées, et fort ému de cette scène lugubre qui le surprenait tout à coup, le gantier remarqua qu'il n'y avait point de répondant, et s'apprêta à lui servir lui-même la messe. Il alla se mettre à genoux aux pieds du prêtre, sur lequel il jeta furtivement un regard.
O terreur ! ! ! ce prêtre était un squelette aux os sans chair, aux orbites creuses et vides !...
Éperdu, anéanti, le gantier tomba sans sentiment la face contre terre, et ce ne fut qu'à l'Angelus du matin qu'il reprit connaissance et regagna sa demeure.
Mais au sein même de sa famille qui l'entourait de soins, il restait toujours sombre et taciturne. Le sourire n'approchait jamais de ses lèvres, et jamais sa bouche n'avait de douces paroles pour sa compagne, de tendres baisers pour ses enfants. La nuit même, le repos ne visitait plus sa couche, et quand la fatigue lui apportait le sommeil, ce sommeil était plus laborieux que ses pénibles veilles, traversé qu'il était de terreurs incessantes sur lesquelles son intelligence troublée n'avait aucun empire. Pour sauver sa raison et tenter de rendre un peu de calme à son âme, le malheureux gantier résolut enfin de recourir au prêtre chargé de la direction de sa conscience, et de lui révéler la cause de ses terribles émotions.
« Pourquoi, mon fils, lui dit le prêtre, abandonner ainsi votre âme à des terreurs qui sont peut-être le fruit d'une erreur des sens, et qui, si elles sont les effets d'une effrayante réalité, doivent être sérieusement approfondies, car le démon vous a tendu un piège dans cette nuit dont le souvenir vous tourmente, ou Dieu lui-même vous a choisi pour être l'instrument d'une sainte expiation, d'une réparation nécessaire. Il faut donc, mon fils, dans le double intérêt de votre salut temporel et de votre salut éternel, aller attendre, dans la même chapelle et à la même heure, l'apparition qui vous a tant épouvanté.
— Hélas ! mon père, répondit le gantier, n'imposez pas à ma faiblesse une épreuve qui me tuerait...
— Sans doute elle vous tuerait, reprit le prêtre, si vous tentiez de la subir armé de la seule raison, mais vous le savez, mon fils, la foi rend invincible, et la prière est la plus sûre de toutes les armes ; priez donc et croyez !... et si le spectre vient encore à vous, interrogez-le au nom du Dieu vivant ; qu'il dise ce qu'il veut et au nom de qui il vient... Allez, mon fils, je vous absous, que Dieu vous soutienne !... »
Le soir même, fort dans sa foi, mais faible dans sa chair, le gantier se rendit à l'église, s'agenouilla dans la même chapelle et se fit enfermer encore, mais cette fois il ne s'endormit pas ; il pria jusqu'à l'heure attendue avec impatience et pourtant redoutée.
Au premier coup de minuit, les deux bougies s'allumèrent d'elles-mêmes ; l'autel se tendit de noir ; puis d'un pas lent et sourd, le squelette, revêtu de la chasuble de deuil, parut à l'entrée de la chapelle.
« Si tu viens au nom de Satan, s'écria le gantier d'une voix émue, retire-toi, fuis ce temple saint ; mais si tu viens au nom de Dieu tout-puissant, dis... que veux-tu ?
— Écoute et crois, mon fils, celui qui vient au nom du Seigneur, murmura le spectre... Voilà déjà bien des années, oh ! des années bien longues pour ceux qui souffrent ! que chaque nuit, à la même heure, j'attends, à cet autel, un chrétien qui me réponde une messe que j'avais promise, quand j'étais au nombre des vivants et que je n'ai point dite alors, par négligence d'abord, par oubli ensuite. Cette négligence et cet oubli coupables ont eu des suites terribles, car ils ont pour longtemps fermé les portes du ciel à l'âme de celui qui devait la dire, et aussi à l'âme de celui pour qui elle devait être dite... Sois béni, mon fils, toi que Dieu a choisi pour être l'instrument du salut de deux âmes !... Aussitôt le spectre et le gantier s'agenouillèrent au pied de l'autel, et la messe des morts commença ; mais quand le prêtre eut prononcé le requiescat in pace, il disparut, et le gantier, jetant les yeux vers la croisée, vit deux traînées lumineuses qui montaient au ciel...
Il essuya alors la sueur glacée de son front, attendit dans la prière l'heure de l'Angelus, et quand il rentra dans sa famille avec un doux sourire aux lèvres, il y rapporta le calme et la joie, car son âme était complétement rassérénée.
LÉGENDE DE SAINT CHRISTOPHE.
Saint Christophe, comme tout le monde le sait, était doué de robustes épaules ; aussi, dans le temps jadis, lui avait-on confié l'emploi de passeur sur la rivière du Scorff. Un beau jour, Jésus-Christ arrive au bord de l'eau avec ses douze apôtres ; Christophe s'empresse de les prendre dans ses bras et les transporte sur l'autre rive avec toute sorte d'égards.
« Voyons, dit Jésus-Christ, que désires-tu pour ton salaire ?
— Demande le paradis, lui souffla saint Pierre à l'oreille.
— Laissez-moi faire, j'ai mon idée. Eh bien ! Seigneur, puisque vous voulez me faire un don, ordonnez que tous les objets que je pourrai désirer soient forcés d'entrer dans mon sac.
— Je le veux, dit Jésus-Christ, mais à condition que tu ne demanderas jamais d'argent et seulement les objets dont tu pourras avoir besoin. »
Longtemps il en fut ainsi ; le sac ne se remplissait que de pain, de fruits, de légumes, et souvent il se vidait au profit des pauvres ; mais qui peut jurer de ne jamais succomber à la tentation ? Un matin, Christophe, en passant dans les rues de la ville, s'arrêta devant la boutique d'un changeur ; il eut tort, car la vue de toutes ces piles d'argent lui inspira de mauvaises idées : « Vois, lui disait er milliguet[1], tout ce que tu pourrais faire avec cet or ! Quand ce ne serait que pour rebâtir la chaumière des malheureux et leur rendre l'existence plus douce ; et dire qu'il te suffit d'un signe pour que tout cela soit à toi ! »
[Note 1 : Le Maudit.]
Christophe eut un moment de faiblesse, et l'argent passa dans son sac. Petra faut tho[1] ? Ce n'était encore qu'un homme, et il n'était pas devenu saint, comme il le fut depuis. Aussi cette première faiblesse fut suivie de bien d'autres, et, tout en étant généreux, pour le pauvre monde, il ne laissait pas que de goûter les charmes de la bonne chère et tout ce qui s'ensuit. Or, un jour qu'après dîner, il se reposait à l'ombre sur le gazon, vint à passer er diaoul[2], qui se mit à le narguer et à lui faire toutes sortes de sottes plaisanteries. Christophe n'était pas patient, les poings lui démangeaient, aussi fut-il bientôt debout et la bataille commença ; comme les forces étaient égales, deux jours dura la lutte, sans qu'on pût en prévoir la fin. L'herbe épaisse avait disparu sous leurs pieds, et l'on entendait au loin comme le bruit de deux marteaux tombant et retombant l'un après l'autre ; ils y seraient encore si Christophe ne s'était heureusement souvenu de son sac : « Ah ! milliguet diaoul[3], par la vertu de Notre-Seigneur, tu vas entrer dans mon sac. » Ce qui fut fait à l'instant, et aussitôt de bien lier les cordons sur son prisonnier qu'il jette sur ses épaules, en cherchant dans sa tête comment il s'en débarrassera. Il passait près d'une forge où trois vigoureux compagnons battaient le fer rouge à grands renforts de bras. « Voilà mon affaire, se dit Christophe, » et s'adressant aux forgerons : « Tenez, leur dit-il, j'ai là un méchant animal dans mon sac. Il n'y a pas de vilains tours qu'il n'ait faits dans sa vie ; si vous voulez le forger jusqu'à ce qu'il soit réduit à l'épaisseur d'une pièce de six liards, je vous donnerai un écu. — Accepté ! » Et aussitôt, malgré les cris et les soubresauts du diable, on le forge et le reforge durant toute la nuit. Comme le jour commençait à poindre, on entendit une voix faible venant du fond du sac et qui disait :
[Note 1 : Que voulez-vous ?]
[Note 2 : Le diable.]
[Note 3 : Ah ! maudit diable !]
« Christophe, Christophe, je me rends ; que faut-il faire pour sortir de là ?
— Me jurer obéissance quand je l'exigerai, et me laisser tranquille désormais.
— Je le jure.
C'est bien, va-t'en, et puissé-je ne jamais te revoir ! »
A partir de ce moment Christophe changea tout à fait d'existence, il ne s'occupa plus que de bonnes œuvres, et quand les forces ne lui permirent plus de continuer à être le passeur du Scorff, il se retira dans un petit ermitage sur les ruines duquel a été bâtie la chapelle qu'on voit encore aujourd'hui. Là il vivait dans la prière et la pénitence, entouré des nombreux pèlerins qu'attirait sa réputation de sainteté. Cependant, lorsqu'après sa mort, il se présenta devant saint Pierre, qui, comme vous le savez, a les clefs du paradis, ce dernier, se souvenant qu'il avait jadis méprisé son conseil, ne voulut jamais le laisser entrer. Le pauvre Christophe, tout triste, s'en allait la tête basse, et dans sa distraction il prit l'escalier qui conduit à l'enfer. Il descend ainsi un grand nombre de marches, et arrive enfin à une porte où se tenait un jeune homme de bonne mine qui l'engagea à entrer ; mais Satan, qui passait par là, s'écria aussitôt : « Non, non, je le reconnais, renvoyez-le, il est trop fin pour moi ! »
Voilà donc Christophe qui remonte et se trouve de nouveau à l'entrée du paradis. On entendait au dedans une musique délicieuse qui augmentait encore son désir de pénétrer plus loin ; aussi s'approchant le plus possible :
« Monseigneur saint Pierre, quelle admirable harmonie vous avez là-dedans ! Si vous pouviez seulement entrebâiller la porte, on en jouirait un peu du dehors. »
Le bon saint Pierre se laisse attendrir et fait ce qu'on lui demande ; mais aussitôt Christophe jetant son sac à l'intérieur entre et s'assied dessus en lui disant : « Je suis chez moi, vous ne pourrez plus me faire sortir. » On lui donna raison, et saint Christophe est depuis toujours resté dans le ciel, où la fin de sa vie lui avait d'ailleurs mérité une bonne place.
LE VIEUX CHÊNE DE LA LAITA.
En ce temps-là, il y avait au bourg de Clohars un jeune couple en promesse de mariage : on devait faire la noce le lendemain du pardon de Toul-Foen[1] ; c'est le joli pardon des oiseaux, qui a lieu en juin à l'entrée de la forêt, du côté de Quimperlé. Un soir que nos amoureux regagnaient leur village après avoir visité des parents dans la paroisse de Guidel, ils descendirent au passage de Carnoët pour traverser la rivière. Guern, le jeune homme, appela le batelier et dit à Maharit, sa fiancée, de l'attendre tandis qu'il irait allumer sa pipe chez son parrain dont la chaumière était voisine. Le passeur vint à l'appel : Maharit entra dans la barque, et fut surprise de la voir s'éloigner aussitôt du bord : croyant que le patron plaisantait, elle le pria d'attendre son cousin : — elle disait son cousin par précaution, car les bateliers sont jaseurs quelquefois ; mais le bateau étant arrivé dans le courant, filait, filait toujours plus rapidement.
[Note 1 : Toul-foen signifie Trou de foin, ou Lieu des foins.]
« Arrêtez, père Pouldu, arrêtez, s'écria la pauvre fille d'une voix suppliante ; que dirait Loïc Guern d'une telle folie ?... »
Vaines prières : le passeur, immobile, sans voix et sans regard, paraissait insensible, et la barque entraînée descendait toujours... toujours...
Maharit éperdue détourna la tête pour appeler son fiancé à son secours. Debout sur la rive assombrie, enveloppés de leurs suaires, elle vit des spectres se dresser et tendre les bras vers elle d'un air menaçant : c'étaient les femmes mortes de Commore, et l'on eût reconnu Triphine, au poignard dont le manche sanglant sortait de sa poitrine. Maharit poussa un cri de terreur, et tomba évanouïe au fond du bateau, qui disparut alors au détour de la rivière.
Guern en ce moment arrivait au passage ; il appela la paysanne, de tous les côtés, il attendit et appela encore ; il interrogea le fleuve d'un regard anxieux, mais il ne vit rien, rien que l'eau paisible et sombre ; il écouta longtemps et n'entendit rien, rien que le rossignol chantant sous la feuillée.
« Le bateau est déjà loin, bien loin d'ici lui dit une vieille mendiante en se levant du milieu des joncs et des herbes touffues, — apparemment que la fille curieuse a regardé derrière elle et oublié de faire le signe de la croix en y entrant.
— Vous êtes folle, la mère, dit le paysan, que diable me contez-vous là ? »
Et il s'en alla courir toute la nuit le long du rivage, comme une âme en peine, appelant à grands cris sa fiancée et le passeur tour à tour.
A l'aube du matin, Guern revint au village, il demanda Maharit à ses parents, à tout le monde ; personne n'avait revu la jeune fille. Il passa les jours suivants à explorer tous les sentiers, à sonder tous les buissons de la forêt, sans découvrir aucune trace de sa douce envolée. Enfin, trois jours après, comme il s'était assis accablé de fatigue et de douleur, sur un rocher au bord de la rivière, il vit passer la vieille mendiante, qui lui adressa ces paroles :
« Eh bien ! paour Guernik (pauvre petit Guern), as-tu retrouvé Maharit, la jolie fille de Clohars-Carnoët ?
— Hélas ! non, répondit le paysan les larmes aux yeux ; en savez-vous des nouvelles ? O doux Sauveur ! dites-le moi, car Maharit devait être ma moitié de ménage.
— Pauvre simple incrédule, je t'ai déjà dit qu'elle a regardé derrière elle dans le bateau, et pour cette raison le passeur l'aura conduite à la plage des morts.
— Où est donc cette plage maudite, reprit Guern, je veux y aller, dussé-je !...
— Ah ! c'est un secret, interrompit la vieille, c'est le secret du sorcier qui mène la barque de ce passage ; mais tout sorcier qu'il est, ceux qui sont chéris de Jésus l'emportent sur lui, et les gens charitables sont bénis de Dieu... J'ai faim, Guern, j'ai bien faim : la charité, mon enfant !...
— Pauvre femme, dit le paysan, tenez, voici mon pain, car je n'ai pas faim, depuis que j'ai perdu Maharit.
— Merci, Guern, tu es un bon chrétien, et je vais te donner un conseil. Avant de t'embarquer dans ce bateau maudit, dont le patron s'est vendu au diable, il faut te munir d'une branche de houx que tu iras couper à minuit au village des Korrigans, dans la forêt, au-dessus de l'endroit appelé le Saut du cerf ; tu tremperas cette branche dans le bénitier de la chapelle de Saint-Léger, qui protège les fiancés, et tu viendras ici pour passer l'eau.
— Que ferai-je ensuite, ma bonne mère ?
— Quand tu seras embarqué, continua la vieille, prends garde de regarder en arrière ; tu diras ton chapelet, et lorsque tu seras rendu au trente-troisième grain, tu ordonneras au passeur, en lui montrant la branche de houx, de te conduire vivant à la plage des morts. Le sorcier tremblera à la vue du rameau bénit et t'obéira. »
Le paysan, plein d'espoir, suivit en tous points les conseils de la vieille mendiante, et un soir, muni de la branche de houx, cachée sous son habit, il se rendit au rivage de la Laita, grossie par un orage récent. Le batelier vint à son appel : en entrant dans la barque, Guern commença son chapelet ; mais, vers le milieu de la rivière, tout ému au souvenir de sa fiancée qu'il espérait revoir, il oublia ses prières et se pencha en dehors du bateau ; alors le chapelet échappa de ses mains tremblantes et tomba dans l'eau ; tout à coup des cris sauvages retentirent sur les rives, puis la barque, entraînée par le courant, dévia avec une rapidité effrayante.
Guern, cependant, se souvint de sa branche de houx ; il la prit à la main, et la montrant au passeur il lui ordonna de le conduire auprès de sa fiancée ; puis, sans attendre l'effet de cet ordre, l'imprudent frappa le sorcier de son rameau bénit. Celui-ci poussa un cri terrible, abandonna les rames et s'élança la tête la première dans l'eau profonde et noire. Quelques moments après, à la clarté de la lune, le paysan vit sortir de la rivière un chêne desséché dont le tronc, penché sur l'eau, demeura fixé au rivage entre deux rochers, à l'endroit où l'on voit encore aujourd'hui le vieux chêne de la Laita.
Guern, au désespoir, fit entendre de longs gémissements, et bientôt la barque alla se briser contre un rocher vis-à-vis de Saint-Maurice. Le malheureux se sauva difficilement à la nage. — Depuis ce temps on vit à tous les pardons de Clohars, de Saint-Léger et des environs, un pauvre paysan, pâle et demi-nu, courir comme un possédé ; il disait à qui voulait l'entendre : « Conduisez-moi sur la plage des morts. Jésus vous récompensera ! »
Et des larmes brûlantes coulaient de ses yeux ternes et désolés.
II
Si l'on veut se faire une idée de la variété et de l'importance des questions traitées par l'Association bretonne, il suffit de parcourir le programme d'un des derniers congrès. Voici celui de 1857, tenu à Redon :
Première partie. — Archéologie.
1. Compléter et rectifier, s'il y a lieu, la statistique monumentale d'Ille-et-Vilaine :
1° Monuments celtiques.
2° Voies et établissements romains (villes, camps, villas, etc.).
3° Monuments religieux du moyen âge et de la Renaissance.
4° Monuments de l'architecture militaire des mêmes périodes.
5° Monuments civils, tels que bâtiments claustraux, beffrois ou horloges, maisons anciennes, etc.
6° Mobilier des églises.
7° Meubles et objets anciens existants soit dans les collections publiques, soit chez des particuliers.
II. Signaler spécialement les maisons anciennes de la province qui portent une date certaine, et en donner des descriptions ou des dessins.
III. Monographie historique et descriptive de l'abbaye et de l'église Saint-Sauveur de Redon.
IV. Monographie du château de Blain.
V. Recueillir tous les documents relatifs à l'histoire de la ville de Redon.
VI. Indiquer les meilleures mesures à prendre pour assurer la conservation de la chapelle gallo-romaine de Langon.
VII. La marche de l'architecture ogivale en Bretagne à ses différentes périodes d'origine, de développement et de décadence, concorde-t-elle, sous le rapport des dates, avec le mouvement architectural qui s'est opéré dans le centre et dans le nord de la France ?
VIII. Quelles données peuvent fournir l'histoire, la tradition et les monuments de toute sorte, statues, bas-reliefs, tableaux, gravures, vitraux, etc., pour la représentation des principaux personnages de l'histoire de la Bretagne ?
IX. Faire connaître les documents concernant les artistes bretons, architectes, peintres, sculpteurs, orfèvres, etc., depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours.
X. Recueillir les inscriptions de l'antiquité, du moyen âge et de la Renaissance, existant en Bretagne et particulièrement dans l'Ille-et-Vilaine.
Deuxième partie — Histoire.
XI. Comparer les différents systèmes auxquels a donné lieu jusqu'à ce jour l'émigration des Bretons insulaires dans l'Armorique.
XII. A quelle époque remonte l'origine des diocèses de Nantes, de Vannes et de Rennes ?
XIII. Déterminer, s'il est possible, le lieu précis de la naissance de saint Hilaire ; existe-t-il quelques traditions relatives à ce grand évêque dans les environs de Redon, spécialement dans la paroisse de Blain ?
XIV. Rechercher, à l'aide des textes, des dénominations topographiques et des traditions, le lieu où se livra, en 845, la bataille de Ballon.
XV. Les principaux documents publiés ou mis en œuvre dans l'Histoire de Bretagne de dom Morin et dom Taillandier, ont-ils été l'objet d'une critique suffisante ?
XVI. Quelle valeur historique faut-il attribuer aux vers de Marbode sur la ville de Rennes et ses habitants ?
XVII. Recueillir les documents relatifs à l'histoire de l'agriculture et du commerce de la Bretagne.
XVIII. Recueillir les documents concernant l'histoire des chemins et canaux de Bretagne.
Nota. La classe d'archéologie, consacrera l'une des journées à une excursion monumentale, dont le but sera déterminé dans une des premières séances du congrès.
III
Tout le monde connaît le Barzaz-Breiz, chants populaires de la Bretagne, publiés par M. de la Villemarqué. Nous en détachons une seule pièce, les Fleurs de mai, douce et touchante élégie, composée par deux jeunes sœurs paysannes, et traduite avec naïveté et grâce en vers français par M. Émile Grimaud.
« Un poétique et gracieux usage (dit M. de la Villemarqué), existe sur la limite de la Cornouaille et du pays de Vannes : on sème de fleurs la couche des jeunes filles qui meurent au mois de mai. Ces prémices du printemps sont regardées comme un présage d'éternel bonheur pour celles qui en peuvent jouir, et il n'est pas une jeune malade dont les vœux ne hâtent le retour de la saison des fleurs, si les fleurs sont près d'éclore, ou l'instant de sa délivrance, si elles doivent bientôt se flétrir. »
LES FLEURS DE MAI.
I.
Si vous aviez vu Jeff passer sur le rivage,
Avec ses yeux brillants, avec son frais visage,
Et vu Jeff au pardon danser, belle d'ardeur,
Vous en auriez été réjoui dans le cœur.
Mais de pitié votre âme aurait été pressée,
A voir la pauvre fille en son lit affaissée ;
Le mal avait rongé ses membres affaiblis,
Et sa joue était pâle, oh ! pâle comme un lis.
Ses compagnes venaient s'asseoir près de sa couche ;
Or, elle leur disait, d'une voix qui les touche :
— « Mes compagnes, cessez, si vous m'aimez un peu,
De répandre des pleurs, cessez, au nom de Dieu.
« A la mort, vous savez, on ne peut se soustraire :
Dieu lui-même est bien mort, en croix, sur le Calvaire ! »
II
A la fontaine, un soir, j'allais puisser de l'eau,
Le rossignol de nuit chantait sur un rameau :
— « Voilà le mois de mai qui passe, et sur les routes
Voilà que des buissons les fleurs s'effeuillent toutes ;
« Les regrets sont moins vifs à l'aurore des ans :
Heureuses celles-là qui meurent au printemps !
« De même qu'une rose abandonne la branche,
Ainsi vers le tombeau la jeunesse se penche ;
« Avant huit jours passés celles qui vont mourir,
Des plus nouvelles fleurs on viendra les couvrir,
« Et du sein de ces fleurs, ouvrant de blanches ailes,
Elles s'élèveront aux sphères éternelles. »
III
Jeffik, le rossignol chantait hier au soir ;
Jeffik, ce qu'il disait, voulez-vous le savoir ?
— « Voilà le mois de mai qui passe, et sur les routes
Voilà que des buissons les fleurs s'effeuillent toutes. »
Lorsque la pauvre fille entendit cette voix,
Elle mit ses deux mains sur sa poitrine, en croix :
— « Pour que Dieu, votre fils, ait pitié de mon âme,
Je vais en votre honneur, Marie, ô sainte Dame,
« Je vais dire un Ave, pour que j'aille bientôt
Attendre auprès de vous mes compagnes, là-haut. »
La prière venait, — sur sa lèvre muette, —
A peine de finir, qu'elle pencha la tête :
Elle pencha la tête et puis ferma les yeux ;
Alors on entendit un son mélodieux :
Dans le courtil c'était le rossignol encore :
— « Heureuses, disait-il en sa langue sonore,
« Les vierges qu'au printemps le bon Dieu fait mourir,
Et que de fraîches fleurs on se plaît à couvrir ! »
IV
A la pièce charmante que l'on vient de lire, et que signerait un vrai poëte, nous en joindrons une autre d'un caractère différent, et où, à défaut de l'élégance du langage, dit le P. A. Martin (Pèlerinage de Sainte-Anne d'Auray), des marins bretons ont su laisser une empreinte de la mâle énergie de leur foi. C'est un cantique composé par des matelots de la paroisse d'Arzon qui eurent le bonheur d'échapper presque seuls au massacre de l'équipage, grâce à leur confiance en sainte Anne.
« Ce cantique, dont l'air caractéristique est de ceux que les peuples n'oublient jamais, est encore solennellement chanté par la paroisse entière, lorsque au jour anniversaire de la délivrance de ses anciens enfants, elle vient en pèlerinage renouveler à la sainte ses sentiments de reconnaissance et d'amour. »
CANTIQUE D'ARZON.
Sainte mère de Marie,
Par un miraculeux sort,
Vous nous conservez la vie
Dans le danger de la mort.
Avec actions de grâce,
Nous venons en ce saint lieu
Honorer en cette place
La sainte Aïeule de Dieu.
Sainte mère de Marie, etc.
Nous avons été de bande
Quarante et deux Arzonnois,
A la guerre de Hollande,
Pour le plus grand de nos Rois.
Sainte mère de Marie, etc.
Ce peuple de notre côte
Vint ici à grand concours,
Les fêtes de Pentecôte,
Implorer votre secours.
Sainte mère de Marie, etc.
Pendant que l'ordre nous mande
Qu'il nous falloit faire état
De voguer vers la Hollande,
Pour leur livrer le combat.
Sainte mère de Marie, etc.
Ce fut de Juin le septième,
Mil six cent septante et trois,
Que le combat fut extrême
De nous et des Hollandois.
Sainte mère de Marie, etc.
Les boulets comme la grêle,
Passoient parmi nos vaisseaux
Brisant mâts, cordages, voile,
En mettant tout en lambeaux.
Sainte mère de Marie, etc.
La merveille est toute sûre
Que pas un homme d'Arzon
Ne reçut la moindre injure,
De mousquet, ni de canon.
Sainte mère de marie, etc.
Un d'Arzon changeant de place,
Un boulet vint à passer,
Brisant de celui la face
Qui venoit de s'y placer.
Sainte mère de Marie, etc.
L'Arzonnois la sauvant belle,
Eut l'épaule et les deux yeux
Tout couverts de la cervelle
De ce pauvre malheureux.
Sainte mère de Marie, etc.
De Jésus la sainte Aïeule,
Par un bienfait singulier,
Nous connaissons que vous seule
Nous gardiez en ce danger.
Sainte mère de Marie, etc.
Par humble reconnaissance,
Nous fléchissons les genoux,
Adorant votre puissance
Qui a paru envers nous.
Sainte mère de Marie, etc.
Recevez toutes nos classes,
Pour tout le temps à venir ;
Sous l'asile de vos grâces,
Nul ne pourra mal finir.
Sainte mère de Marie, etc.
V
Parmi les pièces de M. Stéphane Halgan frappées au vrai type breton, nous citerons particulièrement les Crêpes et le Retour du Pardon : on y trouvera des détails de mœurs du pays, en même temps qu'un spécimen du style vif, pittoresque et un peu âpre du poëte armoricain.
LES CRÊPES.
Dans le seigle ou dans le froment
Aux fleurs légères,
Naissent tes fleurs, bleuet charmant,
La paille ombrage obligeamment
Ces étrangères.
Des colzas jaunis au printemps,
Moissons superbes,
Les souffles d'avril palpitants
Courbent en flots d'or éclatants
Les hautes gerbes.
Le trèfle a diverses couleurs,
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Mieux que toutes ces fleurs, celles que j'aime à voir,
A l'automne, ce sont les grappes de blé noir
Balançant leurs fleurettes blanches ;
Le paysan joyeux, contemplant son labour,
Bravement mis, le cœur léger, se rend au bourg
Pour les offices des dimanches.
Il se plaît à compter le nombre de setiers
Qui, la moisson battue, empliront ses greniers.
Sous le vent du matin qui passe,
Sous le soleil qui jette à flots ses gais rayons,
Une senteur de miel, s'exhalant des sillons,
Remplit sa poitrine et l'espace.
C'est ce blé sarrasin, aux triangles noircis
Qui doit de l'an qui vient éloigner les soucis,
Et nourrir toute la famille.
Eh ! oui, l'ami, qui vas tout le long des buissons,
Comme le beau reflet de ces blanches moissons,
L'espérance en ton âme brille.
Tous les tiens mangeront des crêpes ; tous les tiens
Sans se gêner en bons parents, en bons chrétiens,
Pourront piocher à la gamelle ;
Et, bénissant le ciel qui lui fait ce présent,
Chacun prendra sa part au bassin reluisant
Où la crêpe au caillé se mêle.
Le poëte, surpris par un orage, entre dans une chaumière, et assiste à la confection des crêpes :
Je voyais près de moi la servante au bras nu
Faisant fumer la poêle.
La pâte s'étalait ; son flot moins transparent
S'arrondissait en crêpe ;
Et le gâteau cuisait, cuisait — en susurrant
Ainsi qu'un vol de guêpe.
Lorsque la crêpe était bien blonde d'un côté,
D'une batte légère
Voici qu'un tour de main leste et précipité
La tournait tout entière.
Les crêpes se pliant, s'entassant à foison,
La maie en était pleine ;
Car c'est là l'aliment de toute la maison
Pour toute la semaine.
L'orage s'éloignait vers Quimper reporté,
Roulement monotone,
Et, sous un ciel baigné de vapeurs, je quittai
La chaumière bretonne.
Je rentrai dans ma barque. . . . . . . .
Et dans ces grands vallons qui s'en viennent mourir
Au bord des eaux superbes,
Voyant les sarrasins finissant de fleurir,
Bientôt mûrs pour les gerbes,
Je demandais au ciel. . . . . . . . . .
... Que la sombre nue aux funestes lueurs,
Planant sur la campagne,
Épargnât les blés noirs, les blés aux blanches fleurs,
Ce pain de la Bretagne !
Voici le début de la pièce le Retour du Pardon :
LE VOYAGEUR.
Je vois d'où vous venez : bonjour, la brave femme ;
Pieds nus, bâton en main, votre fille avec vous ;
Vous venez de prier sainte Anne, notre Dame,
Qui tient plus sainte encor qu'elle sur ses genoux.
Bonjour ! ménagez bien votre monture blanche,
Car déjà vers la terre elle a le front courbé ;
Nous sommes à jeudi, mais ce n'est que dimanche
Que vous arriverez bien tard à Pont-l'Abbé.
LA FILLE.
Sont-ils donc des sorciers, ces messieurs de la ville,
Pour voir d'où nous venons, où nous allons ainsi ?
LA MÈRE.
Savoir d'où nous venons n'est pas bien difficile,
Puisque c'était hier le jour de grand'merci,
Et que, de Pluneret à Quimper, la grand'route
Est couverte en entier de pèlerins lassés,
Qui viennent de quérir là-bas, quoi qu'il leur coûte,
Les pardons accordés à tous ces jours passés.
LE VOYAGEUR.
Savoir où vous allez est encor plus commode
Les femmes de Quimper ont des fichus plissés
Et tout raidis au bleu ; je connais bien leur mode ;
Leurs coiffes vont au vent tant que c'en est assez.
Vous, sur un justaucorps qui ne va qu'à la taille
Vous cousez deux beaux rangs de galons couleur d'or ;
Autour de votre cou, sous ce gilet qui bâille,
Un autre plus étroit s'aperçoit bien encor.
Un ruban pareil tourne au bas de votre robe,
Et d'un rouge cordon relevés avec goût,
Vos cheveux, que devant le bonnet nous dérobe,
Ressortent en arrière et chargent votre cou.
Je reviens du pays dont c'est là la coiffure ;
Je reviens de Kersaint et Tremeané.
Vous ne voudriez pas me tromper, je le jure : —
Dites, — vous qui riez, — n'ai-je pas deviné ?
V
Un fragment de la jolie pièce intitulée Nos Buissons
montrera avec quelles fraîches et jeunes inspirations
M. E. Grimaud a écrit le volume de poésies qu'il a si
justement appelées Fleurs de Vendée.
Voici la saison chérie :
L'épine noire est fleurie,
Saluez le gai printemps !
L'aubépine s'est couverte
D'une robe blanche et verte
Qui fait le vent embaumé,
Comme la déesse antique
Dont la robe balsamique
Laisse un souffle parfumé.
Que ton destin s'accomplisse,
Fleur de la ronce, calice
D'où sort ce fruit savoureux,
La mûre, la noire perle,
Pour qui l'enfant et le merle
Ont des regards amoureux.
O senteurs du chèvrefeuille,
Sucs que l'abeille recueille,
Que boivent les papillons !
O l'arome qui s'épanche
Du troëne à grappe blanche,
Ce lilas de nos vallons !
Le liseron court, s'enlace,
Et jamais il ne se lasse
De grimper, de festonner !
A voir sa cloche argentine,
Lorsque le zéphyr l'incline,
On pense : elle va sonner !
Le sureau dresse sa tige,
La demoiselle y voltige,
Sachant que son miel est doux ;
Le lézard vert dans la haie,
Au moindre bruit qui l'effraye,
Se glisse à travers les houx.
L'araignée industrieuse
Tend sa toile captieuse
Entre deux brins d'églantier ;
Plus fine que la dentelle,
D'un sylphe on dirait une aile
Dont il perdit la moitié.
Et plus bas maintes fleurettes
Découpent leurs collerettes
D'azur et d'argent et d'or :
— La primevère hâtive,
La violette craintive
Qui dérobe son trésor,
La véronique céleste,
Et la bruyère modeste,
Au calice délié ;
Le myosotis qu'on donne
A l'ami qu'on abandonne,
Pour n'en pas être oublié !