La cathédrale de Strasbourg pendant la Révolution. (1789-1802)
XII.
Le lendemain, 7 mars, une nouvelle cérémonie religieuse ramenait la foule à la Cathédrale. Après avoir dit une messe solennelle, Brendel, se conformant aux prescriptions de la loi, prêtait le serment épiscopal prescrit par la Constituante, devant les commissaires du Roi, les autorités constituées et le peuple. Les électeurs, encore présents à Strasbourg, occupaient des sièges réservés dans le choeur, et les bons bourgeois, attirés en foule par un spectacle nouveau, contemplaient avec curiosité les paysans endimanchés qui se prélassaient dans les hautes stalles, sculptées avec art, où siégeaient naguère encore les princes et les comtes du Saint-Empire. Comme on n'avait pu enlever leurs armoiries à si brève échéance, elles avaient été cachées sous les amples draperies du choeur.
L'homme qui ouvrait, ce jour là, la série des évêques constitutionnels du Bas-Rhin, qu'il devait clôre aussi plus tard, François Antoine Brendel[62], habitait notre ville depuis un quart de siècle déjà. Fils d'un marchand de bois du Spessart, il était né à Lohr, en Franconie, en 1735, et avait été élevé pour la prêtrise à Haguenau et Pont-à-Mousson, puis au Séminaire de Strasbourg. En 1765 il avait débuté comme prédicateur à la Cathédrale, et quatre ans plus tard ses supérieurs l'appelaient à la chaire de droit canon de l'Université épiscopale. Quoiqu'il eût été accusé déjà de velléités schismatiques, lors des querelles qui agitèrent le catholicisme allemand, vingt ans auparavant, à propos de la publication du livre de Fébronius contre l'autocratie pontificale, Brendel n'avait absolument rien d'un novateur ni d'un chef de parti religieux. On affirme qu'il avait associé d'abord ses protestations contre la loi nouvelle à celles de ses collègues du Séminaire. Cédait-il maintenant aux sollicitations de Dietrich et de ses amis, aux conseils d'une ambition, après tout, permise, ou bien ses convictions religieuses intimes furent-elles la cause finale et déterminante qui le rallièrent au schisme? Nul ne pourrait se flatter de répondre à ce sujet d'une façon impartiale et complètement satisfaisante.
[Note 62: M. l'abbé Gloeckler a démontré que son nom de famille était proprement Braendtler. (Gesch. des Bisth. Strassburg, II, p. 60.)]
Brendel nous apparaît dès lors, et nous apparaîtra de plus en plus, dans la suite de ce récit, comme un homme correct, instruit, ne méritant aucunement les calomnies lancées par les non-jureurs contre sa vie publique et privée, mais aussi comme une nature inquiète, sans élan, sans enthousiasme sincère pour les principes qu'il est chargé de défendre. Quelle différence entre lui et l'abbé Grégoire, ce curé de la Constituante, devenu, lui aussi, évêque dans la nouvelle Eglise, mais qui se refuse, en pleine Convention nationale, à déposer sa soutane et à renier sa foi, tandis que Brendel, aux débuts de la Terreur, se hâte d'envoyer sa démission de conducteur suprême de son diocèse, au moment précis où il y aurait eu quelque grandeur à la refuser aux puissants du jour!
Ce n'était pas avec un chef d'un caractère aussi mal trempé et d'une constitution physique aussi maladive, que les constitutionnels pouvaient espérer gagner une partie, presque perdue d'avance, par la force même des choses, mais qu'on pouvait du moins contester avec honneur. Dans les crises religieuses surtout, il faut aux groupes rebelles à l'autorité de la tradition, des génies puissants ou des dévouements à toute épreuve. Assurément Brendel était meilleur prêtre et même plus intelligent que le cardinal de Rohan, mais il n'avait pas derrière lui, comme son rival, l'Eglise universelle tout entière et ne songea pas un seul instant à se produire comme apôtre ou martyr.
Il lui aurait fallu pourtant un courage à toute épreuve, rien que pour affronter le flot d'invectives et de calomnies qui se déversa sur lui dès que son élection fut connue. Dans un écrit dirigé contre Brendel et qu'on trouva spirituel d'endosser au grand fournisseur israélite, Cerf-Beer, on peut lire des phrases comme la suivante: "La couleur de ses cheveux, la coupe de son visage, sa saleté et ses goûts le font paraître juif. Il a deux côtes enfoncées, une hernie, beaucoup de service (sic) et les infirmités qui en sont la suite"[63]. A ces prétendues révélations intimes, les constitutionnels essayaient de riposter en répandant une gravure satirique, intitulée la Contre-Révolution, et sur laquelle "Rohan-Collier" figure comme tambour-major; Mme de La Motte, son "aide-de-lit-de-camp", galoppe sur un âne aux côtés de Son Eminence, dont les oreilles sont dissimulées par celles de maître Aliboron; suivent d'autres personnages, et l'abbé d'Eymar ferme comme porte-bannière cette édifiante procession[64].
[Note 63: Cerf-Behr aux Trois-Rois (les trois commissaires du Roi). S. 1. 10 p. 8°. M. le chanoine Guerber, dans son panégyrique de l'abbé Liebermann, n'a pas trouvé ce texte suffisamment significatif; il l'a aggravé en imprimant, p. 93: "la saleté de ses goûts." On appréciera le raffinement du pieux hagiographe.]
[Note 64: Geschichte der geg. Zeit, 5 avril 1791.]
Au début de ces virulentes polémiques, le nouveau dignitaire de l'Eglise n'était pas à Strasbourg. Dès le 8 mars il était parti pour Paris, afin de recevoir la consécration canonique des mains des trois évêques que la Constituante avait réussi à grand peine à trouver pour cette cérémonie jugée, même par elle, indispensable. Il s'y montrait le 14 mars aux Jacobins, accompagné de son collègue Gobel, député du Haut-Rhin, évêque de Lydda, puis archevêque de Paris, et de Victor de Brogie, et prononçait dans cette enceinte, depuis si fameuse, une harangue patriotique, vivement applaudie par les assistants[65].
[Note 65: Pol. Litt. Kurier, 23 mars 1791.]
Ce même jour on signalait dans notre ville une tentative nouvelle de l'ancien évêque pour agiter les esprits. Six gardes nationaux amenaient à la Mairie, au milieu des quolibets populaires, une demoiselle arrêtée au pont de Kehl et sous les jupes de laquelle on avait découvert un paquet d'écrits incendiaires, adressés à un citoyen strasbourgeois. Un comte inconnu, déclarait-elle au commissaire, l'avait prié de remettre ce paquet au destinataire; mais ne sachant pas l'allemand, elle n'avait pu deviner si la transmission de la missive présentait quelque danger. Au moment où elle protestait ainsi de son ignorance de la langue allemande, un quidam, assistant à l'interrogatoire, s'écrie en allemand: "Je la connais bien, celle-là; elle a maugréé devant moi contre l'Assemblée Nationale!"—"Eyewohl, ich bin die nit!" réplique, dans un moment d'oubli, la donzelle, dont la voix est étouffée par les éclats de rire[66]. Mais à quoi servaient au fond toutes les mesures de rigueur et comment même les employer avec suite, puisqu'on n'avait personne pour remplacer ceux qui refusaient toute obéissance! On imprimait généreusement aux frais de la commune les discours d'adhésion des rares ecclésiastiques qui daignaient se rallier[67], afin que leur exemple donnât du courage aux autres, et cependant la première liste des prêtres assermentés, mise au jour par les autorités départementales, ne comptait pas plus de quarante-huit noms, en y consignant tous les ex-religieux des couvents supprimés en Alsace, et qui sollicitaient une cure[68]. Pourtant le nouveau Directoire avait itérativement fixé la date du 20 mars comme terme de rigueur pour la prestation du serment. Passé ce délai, tous les non-jureurs devaient être expulsés de leur presbytère, comme ayant cessé d'être fonctionnaires publics.
[Note 66: Geschichte der geg. Zeit, 15 mars 1791.]
[Note 67: Discours prononcé par M. l'abbé Petit dans la cathédrale de
Strasbourg. Str. Dannbach, 15 p. 8°.]
[Note 68: Namen der Römisch-Apostolisch-Katholischen Priester, welche den Eyd, u.s.w. S. l. ni date, 1 p. fol.]
Afin de déterminer sans doute un courant de civisme parmi les populations rurales récalcitrantes, les commissaires du Roi adressèrent, à la date du 18 mars, une Proclamation aux Français habitant le département du Bas-Rhin, relative à la Déclaration de Rohan. "C'est le cri expirant du fanatisme", disaient-ils de ce document. "Dans le délire le plus grossier, un évêque appelle traître, voleur, assassin, apostat, le pasteur qui lui succède. Pontife déserteur, il voudrait remonter par des anathèmes sur un siège qui n'est plus donné qu'aux vertus." Puis ils faisaient un pompeux éloge de Brendel, "ce pasteur digne des premiers siècles et des plus beaux jours de l'Eglise par ses vertus, nouvel Ambroise, qui, demandé à la fois par deux religions, a paru confondre un instant tous les cultes dans des acclamations universelles." La pièce se terminait par cet élan lyrique d'une emphase ridicule en tout temps, mais tout particulièrement absurde à l'heure présente: "L'Eglise de Strasbourg, cette vénérable mère des églises du département, cet antique édifice, qui annonce de si loin la majesté du Dieu qu'on y révère, ce temple national, va briller d'un nouvel éclat. La religion, la loi, la paix garantissent votre félicité sous leur triple tutelle. Nos coeurs se plaisent à s'arrêter à cette douce idée. O jours de prospérité prochaine! O sort meilleur des hommes vertueux! Confusion des pervers! Rétablissement, stabilité de la concorde! Triomphe de la justice!"
De pareilles effusions prêtaient trop à la satire et à l'attaque pour qu'elle ne se produisît pas de toutes parts, tantôt habile et chaleureuse, éloquente parfois, tantôt aussi complètement brutale et calomnieuse. Il serait oiseux d'entrer dans de longues citations à ce sujet, mais nous choisirons un seul passage dans l'un des meilleurs d'entre ces pamphlets, pour montrer l'animosité croissante qui travaillait les esprits. C'est la Lettre des soi-disant frères et concitoyens des prétendus commissaires du Roi, qui porte comme devise significative: "Notre Religion et nos Traités de paix, nos Privilèges et le Roi" et qui est ouvertement dirigée contre "l'infâme libellé" des trois envoyés de la Constituante. Voici sur quel ton l'on s'adressait à la représentation nationale: "Le bref du Pape est arrivé; la foudre va éclater. Commissaires scandaleux et profanes, infâmes agents de l'impiété, du schisme et de l'imposture, vous voudriez, en renversant nos tabernacles, y poser vos idoles…. Notre Evêque n'est pas déserteur comme vous osez l'avancer insolemment, il peut lancer l'anathème; qu'il fulmine et que ce coup de foudre vous anéantisse!… Bientôt notre évêque légitime nous sera rendu. Celui que vous avez fait élire par un groupe de protestants forcenés sera jeté dans les fers, indigne usurpateur qui aura encore été puiser quelques nouveaux vices dans une capitale corrompue."
On avouera que, venant de la part des défenseurs de l'ex-ambassadeur à Vienne et de l'ancien grand-aumônier de la Cour de France, cette accusation dénote une audace superbe. Mais le trait final est plus significatif encore. "Doubles caméléons, imposteurs atroces, ne croyez plus nous voir obéir. Votre règne est passé… Servez-vous, si vous l'osez, de la prétendue autorité dont l'Assemblée Nationale et le Roi vous ont investis, mais tremblez, oui, tremblez! Nous appellerons à notre secours toutes les puissances garantes de nos traités de paix et de nos privilèges. Nous les seconderons, nous ouvrirons nos portes à nos libérateurs, et nous livrerons les auteurs infâmes de nos maux aux supplices qu'ils méritent, s'il en est toutefois qui puissent égaler leurs forfaits!"
Donc encore et toujours, comme argument décisif et menace dernière, l'appel à l'étranger, la trahison de la patrie, qui n'existe plus pour ces âmes enfiellées. En faut-il davantage pour expliquer toutes les haines qui se manifesteront plus tard? Un pareil aveuglement devait amonceler contre ceux qui proféraient de semblables paroles des ressentiments irrépressibles, dont la poussée formidable allait bientôt écraser l'Eglise, entraînant, hélas, des milliers d'innocents avec des milliers de coupables.
XIII.
La puissance de l'Eglise catholique, comme celle de toute Eglise, réside, en dernière analyse, dans sa force d'action sur l'opinion publique. C'est une cause de grandeur, mais c'est aussi, par moments, une cause de faiblesse. Aux heures de foi complète, absolue, elle a pu renverser d'une parole les empereurs et les rois, tant les peuples, courbés sous sa main, croyaient non seulement leurs destinées terrestres, mais leur félicité éternelle attachées à la plus humble obéissance vis-à-vis du Vicaire du Christ. Mais quand vinrent les révoltes heureuses du XVe siècle, quand, au siècle suivant, le grand mouvement religieux de la Réforme eut conquis la moitié de l'Europe, cette puissance formidable, ébranlée par tant d'assauts, diminua là-même où elle ne disparut pas complètement. La lutte acharnée des confessions hostiles au XVIIe siècle ne se termina point par son triomphe, et la période suivante sembla même devoir marquer sa ruine définitive. L'esprit nouveau qui envahit alors les couches supérieures de la société sapait par la base les enseignements et l'autorité de l'Eglise, et pour beaucoup d'observateurs superficiels le fameux: "Ecrasez l'infâme!" a dû retentir comme un hallali suprême. Les papes eux-mêmes avaient travaillé dans ce sens, en détruisant de leur main leur plus puissant appui, la Compagnie de Jésus. Un clergé de campagne, ignorant et misérable, des abbés spirituels et libertins à la ville, des prélats grands seigneurs qui ne rougissaient pas de mendier les faveurs de la Du Barry dans les boudoirs de Versailles, ne semblaient pas des champions capables de relever jamais le prestige si profondément déchu de l'Eglise universelle. Pourrait-elle résister longtemps encore à l'attaque combinée des gouvernants schismatiques, des philosophes et bientôt aussi des despotes athées?
Parmi ses défenseurs officiels eux-mêmes, beaucoup ne l'espéraient guère malgré leurs fières paroles, et parmi ses adversaires, la plupart étaient convaincus que "le règne de la superstition" allait enfin finir. Et c'est cependant cette grande, cette effroyable crise des dernières années du siècle, qui sauva pour longtemps l'Eglise catholique. C'est de cette époque de souffrances que date le renouveau de sa vigueur, c'est la proscription qui a fait remonter dans ce tronc antique la sève longtemps engourdie. Elle réveille les dévouements, surexcite les courages anoblit pour un moment jusqu'à ces figures convulsées par la haine et ces bouches vomissant l'injure que nous venons de voir et d'entendre. Aussi l'Eglise sort-elle de cette crise, réputée mortelle, matériellement amoindrie, mais infiniment supérieure, au point de vue moral, à ce qu'elle était naguère, et bientôt même infiniment plus puissante. Malheureusement elle en sort aussi, remplie d'une haine profonde pour toutes les idées libérales, pour les aspirations les plus généreuses de la nature humaine. Les premiers germes du Syllabus ont surgi dans ces âmes de prêtres, traqués partout au nom des principes de la Constitution civile du clergé, et qui ne pouvaient pas ne pas maudire des doctrines qui les jetaient dans l'exil et les prisons, et jusque sur l'échafaud.
Grâce à la différence des langues, grâce à la tenue relativement correcte d'un clergé vivant entouré d'hérétiques, grâce à la simplicité d'esprit de nos populations, effrayées de toute nouveauté, l'Alsace avait peu souffert, dans son ensemble, du contact avec les démolisseurs du XVIIIe siècle. Aussi n'y eut-il point de province du royaume, sans en excepter les contrées de l'ouest, où la lutte religieuse fut plus âpre que chez nous. Ceux qui croyaient le catholicisme mort ou mourant, durent en faire bientôt la rude expérience, et constater, une fois de plus, qu'on n'abat pas les convictions religieuses à coups d'arrêtés ou de décrets.
Nous venons de voir les colères suscitées parmi les catholiques par l'élection de Brendel qu'ils avaient crue impossible. A côté de ces attaques anonymes, il faut placer les protestations officielles, plus dignes assurément dans la forme, mais non moins véhémentes pour le fond. Dès le 12 mars, le Grand-Chapitre de la Cathédrale avait déclaré nulle et non avenue la nomination de Brendel, par l'organe de son doyen, le prince Joseph de Hohenlohe, réfugié à Lichtenau dans le pays de Bade. Le 21 mars suivant Rohan signait à son tour une Monition canonique, adressée à "F.A. Brendel, prêtre naturalisé du diocèse de Strasbourg, se portant pour évêque dudit diocèse", ainsi qu'au clergé régulier et séculier et à tous les fidèles.
Cette immense pancarte, surmontée des armes épiscopales, était destinée à être affichée dans chaque commune d'Alsace, et le style en était calculé pour jeter la terreur et la colère dans l'âme des naïves populations rurales de notre province. Le cardinal y racontait d'abord, à sa manière, la nomination de Brendel; puis il déclarait que, voulant montrer "sa tendresse paternelle" au coupable, il ne lui lançait pas immédiatement l'anathème, mais lui accordait un délai de huit jours pour "confesser ses torts et réparer le scandale public de son intrusion". S'il ne le fait pas, il sera sous le coup de l'excommunication majeure; la célébration des saints mystères lui est interdite; tous les sacrements qu'il administrera seront des profanations et des sacrilèges; tous les curés et les vicaires qui lui obéiront seront des schismatiques et leur absolution nulle et sans aucune valeur. Tout curé déposé par lui, reste seul légitime pasteur de sa paroisse. Rohan frappe ensuite d'interdiction la Cathédrale et notamment le choeur, en n'exceptant que la chapelle Saint-Laurent, aussi longtemps qu'elle sera desservie par le curé actuel. Enfin "comme les temps deviennent, hélas, de plus en plus mauvais, et que nous touchons peut-être au moment où les prêtres fidèles à la conscience seront obligés de se cacher dans les antres et forêts, et ne pourront administrer les sacrements de l'Eglise qu'au péril de leur vie, nous déclarons le temps pascal ouvert dès à présent pour tous les fidèles du diocèse et leur permettons de recevoir la communion pascale de la main de tout prêtre qui ne sera pas souillé par la prestation du serment abominable exigé des ecclésiastiques fonctionnaires publics."
Ce monitoire devait être non seulement affiché aux portes de chaque église, mais publié au prône et porté de la sorte à la connaissance de tous les fidèles. Ce fut comme un étrange souhait dé bienvenue de l'Alsace catholique à Brendel, quand il revint, le 21 mars, à Strasbourg. Dans les village du Kochersberg qu'il traversa, les femmes entourèrent, en pleurant et en criant, sa voiture, lui demandant pour quels motifs il voulait abolir les processions, la confession, etc. Voilà ce que les non-jureurs avaient réussi à faire croire à ces pauvres dévotes, mais la situation ne laissait pas d'être singulière pour un évêque; aussi se hâta-t-il de les rassurer en promettant de rendre au culte toute son ancienne splendeur[69].
[Note 69: Geschichte der geg. Zeit, 23 mars 1791.]
Brendel avait charmé les loisirs de son voyage de Paris à Strasbourg en composant sa première lettre pastorale, qui fut immédiatement mise sous presse et livrée à la publicité, le 23 mars. Le ton en est autrement modeste que celui du manifeste de Rohan. Il y parle de la puissance divine qui se manifeste à certaines époques, et qui le soutiendra maintenant qu'il vient d'accepter un si redoutable fardeau. Il raconte à ses ouailles qu'il "a reçu l'huile sainte de la consécration dans la capitale de l'Empire français, de la main des pontifes, successeurs des apôtres…, qui pouvaient seuls nous revêtir de l'institution canonique et du caractère sacré de l'épiscopat."
Il terminait en annonçant à ses ouailles la maladie et le rétablissement du roi, et ordonnait qu'on chantât un Te Deum en action de grâces pour célébrer cette convalescence, le vendredi prochain, 25 du mois, à trois heures de l'après-midi, dans la Cathédrale, en présence de tout le clergé de Strasbourg et des citoyens conviés à cette fête. On devait en agir de même, le dimanche suivant, dans toutes les paroisses du diocèse[70].
[Note 70: Mandement. François-Antoine Brendel, par la miséricorde divine, etc. S. 1. 3 p. fol.]
La rédaction de cette première communication directe adressée aux fidèles pouvait sembler habile, en ce sens qu'elle impliquait de la part des non-jureurs désobéissants, non seulement un affront au nouvel évêque, mais à la majesté royale, et qu'elle les mettait par suite dans une situation fausse, qu'ils fonctionnassent ou non dans leurs paroisses.
Mais d'autre part, les intentions de l'auteur étaient si évidentes, que sa lettre, fort applaudie à la Société constitutionnelle, ne trouva que peu d'écho dans les campagnes et fut même ignorée de la majorité des communautés rurales. Aussi bien, cette pièce manquait absolument de nerf. Son rédacteur ne pouvait espérer convaincre les autres, puisqu'il n'avait pas, trop visiblement, foi en lui-même. On ne peut donc s'empêcher de trouver passablement ridicule l'ode pindarique que lui remettait le lendemain l'un des membres de la Société des Amis de la Constitution, M. Claude Champy, pour le féliciter de son éloquence et pour célébrer d'avance son intronisation solennelle. Le poète s'écriait dans un transport de lyrisme exubérant:
"Où suis-je et quel jour magnifique
Luit sur cette heureuse cité?
Quelle est cette fête civique
Et cette auguste solennité?
Dans nos temples sacrés quelle foule se presse.
Dans les airs ébranlés l'airain tonne sans cesse:
Tout d'un jour de triomphe étale la splendeur.
Peuple, j'éprouve aussi le transport qui t'inspire.
Et je vais sur ma lyre
Célébrer avec toi notre commun bonheur."
Après ce pompeux exorde, M. Champy s'adressait au cardinal de Rohan:
"Esclave décoré d'une pourpre vénale,
De ce peuple indigné la fable et le scandale.
Tes impudiques mains profanaient l'encensoir.
Vois tomber aujourd'hui tes grandeurs usurpées,
Vois tes fureurs tombées
Et de les assouvir perds le coupable espoir!"
La pièce, fort étendue, et que nous n'infligerons pas plus longuement au lecteur, se termine naturellement par la glorification du successeur de Rohan:
"De ses prédécesseurs effaçant les injures
Au Dieu qu'ils outrageaient, ses mains simples et pures
Offriront un encens digne de sa grandeur.
Sa voix désarmera la céleste colère;
Du ciel et de la terre
Un vertueux pontife est le médiateur"[71].
[Note 71: Ode sur l'installation de l'évêque de Strasbourg. S. 1. 4 p. 4°.]
Mais ces hommages, assurément sincères, n'apportaient au nouvel évêque que l'adhésion politique d'un nombre restreint de citoyens fort peu religieux de tempérament, et ne pouvaient même lui garantir la sécurité complète et le respect de sa personne au sein de la ville la moins fanatisée de son diocèse. En effet, les journaux de Strasbourg avaient beau s'écrier que la journée du 25 serait "un jour inoubliable dans les annales de la cité"[72]. L'intronisation de Brendel, malgré la pompe officielle dont elle avait été entourée, donna lieu pourtant à des manifestations significatives que ne pouvaient affecter d'ignorer les dépositaires de l'autorité publique. La municipalité avait résolu de célébrer dignement l'avènement d'un ancien collègue. Aussi la Cathédrale était-elle pavoisée, les cloches sonnaient à toute volée, quand le Conseil général se présenta en corps au Séminaire pour escorter l'évêque à son église paroissiale. Les commissaires du roi, les administrateurs du département et du district s'étaient joints au cortège, en tête duquel marchait Brendel en rochet et camail.
[Note 72: Strasb. Zeitung, 26 mars 1791.]
Arrivé dans le choeur, l'évêque se rendit devant le maître-autel, après avoir revêtu les habits pontificaux, précédé de l'abbé Neuville, qui lui portait la mitre. Là il prêta le serment prescrit aux évêques par la loi nouvelle, puis il célébra la grand'messe. Les curieux ne manquaient pas, assurément, au service, mais le procès-verbal dressé à l'Hôtel-de-Ville, à l'issue de la cérémonie, ne portait que treize signatures d'ecclésiastiques. C'est tout ce qu'on avait pu réunir en cette occasion pourtant solennelle[73]. Aucun de ses propres élèves du Séminaire n'avait consenti à reconnaître l'autorité du nouvel évêque; tous avaient préféré quitter l'école plutôt que d'adhérer au schisme. Partout l'on constatait cette même résistance dans les rangs du clergé, dirigée par d'habiles organisateurs et qui répondait si bien au génie souple et tenace de l'Eglise catholique. Les femmes elles-mêmes s'affichaient dans l'entrain de la lutte. Malgré l'ordre formel du maire, les soeurs grises refusaient d'accompagner les Enfants trouvés, dont elles dirigeaient l'éducation, à la messe pontificale de Brendel. Bien plus, quand le receveur de l'hospice les eut ramenés à leur domicile, elles s'emparèrent des enfants pour les conduire à la messe de l'Eglise des Récollets; parce qu'elles ne jugeaient pas la première valable. Le Conseil général punit leur désobéissance en les renvoyant sur-le-champ de la maison des Enfants trouvés[74].
[Note 73: Procès-verbal dressé sur la prestation du serment, etc.
Strasb., Dannbach, 1791, 13 p. 8°.]
[Note 74: Délibérations du Conseil général, 1791. p. 159-160.]
L'après-midi du même jour devait être célébré le Te Deum pour la convalescence du roi. Toute la garnison était sous les armes et formait la haie, depuis la Mairie jusqu'à l'entrée de la Cathédrale, sur le parcours des corps constitués, qui faisaient pour la seconde fois en douze heures ce pieux pèlerinage. Les Amis de la Constitution remplaçaient dans le cortège les ecclésiastiques non assermentés, qui brillaient par leur absence. Le Te Deum fut chanté avec accompagnement de toutes les musiques militaires, au milieu d'un concours prodigieux de populaire; puis les autorités continuèrent leur marche processionnelle vers le Temple-Neuf, et de là vers l'Eglise réformée pour y assister à des services d'actions de grâces analogues. Le soir, les édifices publics et la Cathédrale furent illuminés. Mais dès le lendemain on avait à signaler de divers côtés des agissements contre-révolutionnaires nouveaux. Une femme, nommée Barbe Zimber, épouse d'un chantre de la Cathédrale, était arrêtée dans le courant de la journée au pont de Kehl, essayant d'introduire en fraude, sous ses larges jupes, un ballot d'exemplaires du Monitoire de Rohan[75]. Puis, vers le soir, un fait infiniment plus grave se produisait dans l'enceinte sacrée elle-même.
[Note 75: On en fit une chanson grivoise: Excommunication trouvée sous les jupes d'une femme. Anecdote strasbourgeoise. S.l., 2 p. 8°.]
Encouragé sans doute par l'accueil de la veille, Brendel avait voulu entonner lui-même le Salve Regina à l'autel. Tout à coup le curé Jæglé surgit à ses côtés et déclare que c'est à lui seul que revient le droit d'officier à Saint-Laurent. L'évêque refuse d'abord de céder la place au prêtre non assermenté, qu'entoure une foule de femmes surexcitées; puis, pour éviter un scandale public, il invite Jæglé à le suivre à la sacristie. Quand ils furent en face l'un de l'autre, le dialogue devint plus que vif entre eux, et Jæglé ne craignit pas d'accabler Brendel de reproches et le somma même de se démettre. Désespérant de convaincre un interlocuteur aussi peu maître de lui-même, Brendel ressort de la sacristie, se dirige vers l'autel et s'y met en prière. Mais les mégères qui l'entourent s'exaltent de plus en plus: "Oh, le vilain roux! oh, le Judas!" crient-elles, et finalement elles le bousculent et frappent de plusieurs coups sa jambe gauche, pendant qu'il leur tourne le dos, agenouillé devant l'autel. Sans l'intervention fort opportune de quelques gardes nationaux accourus en entendant ce vacarme, l'évêque aurait été roué de coups dans sa propre Cathédrale[76].
[Note 76: C'est là sans doute ce qu'un écrivain récent appelle, la larme à l'oeil, "die Rohheiten Brendel's gegen den wurdigen Pfarrer Joeglé"; exemple topique de la façon dont on écrit l'histoire dans un certain parti.—Voy. sur ces scènes les Délibérations du Conseil général, p. 166-172, Strasb. Zeitung, 29 mars 1791, et Lettre à L. Ed. de Rohan soi-disant landgrave d'Alsace, qui a été évêque de Strasbourg et qui enrage de ne l'être plus, etc. Strasb., 1er avril, 8 p. 4°.]
On le reconduisit à son domicile, au milieu des clameurs de la foule ameutée, et non sans qu'il subît en chemin de nouvelles insultes. La Société constitutionnelle était en séance au moment où l'on vint y raconter ces événements si regrettables. Elle jura solennellement de défendre l'évêque, lui envoya sur-le-champ des députés pour lui témoigner ses regrets et dénonça Jæglé à la municipalité comme principal auteur de ces troubles. Le lendemain le Conseil général se réunissait en séance extraordinaire, et le maire lui rendait compte des scènes survenues à la Cathédrale. Les représentants de la cité, considérant que "l'impunité plus longtemps prolongée ne fait qu'enhardir les infractions à la loi, et que c'est à une trop longue indulgence que l'on doit attribuer les écrits scandaleux qui tendent à soulever le peuple contre l'autorité légitime", arrêtaient qu'on "inviterait le corps municipal à faire mettre le sieur Jæglé en état d'arrestation, qu'il serait dénoncé à l'accusateur public comme réfractaire à la loi et perturbateur de la tranquillité publique, pour lui être son procès fait et parfait". Ils déclaraient en outre "scandaleux, séditieux, attentatoire à l'autorité souveraine de la nation et à celle du roi" l'écrit imprimé du ci-devant évêque de Strasbourg et demandaient qu'on le mît sous les yeux de l'Assemblée Nationale, avec les autres pièces "qui ont décelé la perfide coalition dont M. le cardinal de Rohan s'est déclaré le chef. L'Assemblée Nationale sera priée de le déclarer déchu de l'inviolabilité que la loi assure aux représentants de la nation, pour lui être son procès fait par la Haute-Cour nationale comme criminel de lèse-nation."
Le Conseil général avait de bonnes raisons pour rendre l'accusateur public "personnellement responsable" de tous les délais de la procédure et pour "inviter le tribunal à s'occuper promptement, par tous les moyens que les lois ont mis à sa disposition", de l'affaire Jæglé, car ces honorables magistrats ne firent aucune diligence pour instruire sur des faits de notoriété publique, même après des injonctions aussi formelles. Quand enfin le tribunal rendit son arrêt, le 7 avril, il déclara Jæglé "insuffisamment convaincu d'avoir été le fauteur des troubles" et prononça son acquittement, à la grande indignation des journaux patriotes[77]. Le curé de Saint-Laurent n'osa pas cependant affronter plus longtemps l'orage, et quitta la ville pour se réfugier de l'autre côté du Rhin. Il fit bien, car le lendemain de sa fuite clandestine arrivait à Strasbourg le décret de l'Assemblée Nationale qui le renvoyait devant la Haute-Cour d'Orléans.
[Note 77: Gesch. der geg. Zeit, 13 avril 1791.]
La procédure suivie contre Barbe Zimber, la femme de Blaise Bürkner, chantre de la Cathédrale, sur laquelle on avait saisi dix-sept exemplaires du Monitoire de Rohan, amena des résultats plus pratiques. Comme la prisonnière avouait avoir reçu ces papiers de Jean-Nicolas Wilhelm, l'homme de loi contumace, déjà souvent nommé, le tribunal décida que les papiers du fugitif seraient mis sous scellés, lui-même appréhendé au corps et le procès continué à la fois contre lui et sa complice.
Mais toutes ces mesures ne suffisaient plus pour enrayer le fanatisme religieux déchaîné. Dès le 30 mars un nouveau scandale se produisait à la Cathédrale. Un instituteur, nommé Gabriel Gravier, y était mis en arrestation pour avoir tenu une conduite indécente et troublé l'ordre public au moment où l'un des prêtres assermentés donnait la bénédiction aux fidèles. Le corps municipal, "considérant que ce citoyen était parfaitement libre de ne pas assister à la célébration du culte, s'il choquait ses convictions religieuses, et que sa conduite malhonnête était d'autant plus répréhensible qu'il était un éducateur de la jeunesse", le condamna à huit jours de prison, à l'affichage du jugement à cent exemplaires, dans les deux langues, et le menaça d'interdiction, s'il se laissait aller jamais à la récidive[78].
[Note 78: Extrait des registres de police. Strasb. Dannbach, placard in-fol.]
Le 31 mars, le Directoire du département entrait à son tour dans la lice en décidant que, dans la quinzaine, tous les religieux du Bas-Rhin quitteraient l'habit monastique pour ne plus se distinguer des autres citoyens. Le décret de l'Assemblée Nationale, qui prescrivait cette mesure, datait du 14 octobre 1790! Pour éviter une répétition du scandale Jæglé dans les églises de la ville, on faisait procéder ensuite au scrutin pour la nomination des six nouveaux curés de Strasbourg. Elus le 3 avril, ils étaient solennellement préconisés le lendemain par Brendel à la Cathédrale[79], et leur activité, pour restreinte qu'elle fût, ne laissait pas d'irriter au plus haut point les réfractaires. Les violences sont désormais à l'ordre du jour; dans les rues même de notre ville on voit un ecclésiastique non-jureur frapper l'abbé Ledé, pour avoir prêté le serment et être dénoncé pour ce fait à l'accusateur public[80]. Dans les campagnes, les électeurs patriotes sont persécutés par le clergé et ses adhérents. C'est ainsi qu'à Woerth le curé et son vicaire excommunient le représentant de la commune qui avait voté pour Brendel[81], et les journaux du temps sont remplis de détails analogues[82].
[Note 79: On en trouvera la liste dans la Gesch. der geg. Zeit, 5 avril 1791.]
[Note 80: Procès-verbaux de la Société des Amis de la Constitution, 27 février 1791.]
[Note 81: Strasb. Zeitung, 5 avril 1791.]
[Note 82: Ces excommunications répétées montrent bien combien peu les protestants seuls avaient nommé Brendel. On ne se serait pas donné le ridicule gratuit d'excommunier des hérétiques qui ne s'en portaient pas plus mal.]
Les professeurs du Collège royal, suivant l'exemple de ceux du Séminaire, avaient également refusé tous le serment. On décida que le mathématicien Arbogast, professeur à l'Ecole militaire, en prendrait la direction provisoire, et que l'un des rares jureurs, l'abbé Petit, y serait placé comme vice directeur. Il fallait pourtant encore trouver des maîtres, et pour avoir le loisir d'en découvrir, on licencia pendant quelques semaines les élèves. A l'opposé des grands séminaristes, qui suivirent dans l'exil leurs professeurs, les petits collégiens, moins solidement inféodés à l'autel, ne purent résister à l'annonce de trois semaines de vacances extraordinaires. "Eux, naguère encore aristocrates décidés, se mirent à crier: Vive la Nation! et à chanter Ça ira!"[83].
[Note 83: Strassb. Zeitung, 5 avril 1791.]
Pendant ce temps, le récit des troubles religieux, toujours croissants, qui désolaient l'Alsace, avait enfin produit quelque impression sur les esprits de la capitale. L'Assemblée Nationale avait chargé Victor de Broglie de lui présenter un rapport à ce sujet. Sur l'audition de ce rapport, et après avoir pris l'avis des cinq comités réunis, elle avait décrété, le 4 avril, "qu'il y avait lieu à accusation, tant contre le cardinal de Rohan, ci-devant évêque de Strasbourg, comme prévenu principalement d'avoir tenté, par diverses menées et pratiques, de soulever les peuples dans les départements du Haut et Bas-Rhin et d'y exciter des révoltes contre les lois constitutionnelles, que contre les sieurs Jæglé, ci-devant curé de Saint-Laurent de Strasbourg; Zipp, curé de Schierrheit; Ignace Zipp, son neveu, vicaire audit lieu; Jean-Nicolas Wilhelm, homme de loi; Etienne Durival, se disant ingénieur, et la nommée Barbe Zimber, femme du sieur Biaise Bürkner, chantre à la Cathédrale de Strasbourg, tous prévenus d'être les agents, complices, fauteurs et adhérents du sieur Louis-René-Edouard de Rohan."
L'Assemblée demandait en conséquence au roi de donner ses ordres pour faire arrêter les personnes susnommées et les faire transférer sous bonne garde dans les prisons d'Orléans, où l'officier chargé des fonctions d'accusateur public près la Haute-Cour nationale provisoire devrait instruire leur procès. Louis XVI ne se fit pas prier pour donner la sanction constitutionnelle à cette mesure, dirigée contre un homme qu'il détestait, et pour cause. Il promulgua la loi dès le 6 avril[84], et l'on ne risque rien à supposer qu'il aurait appris sans chagrin que "l'officier de la gendarmerie nationale", auquel était confié le soin d'exécuter ces arrestations, avait réussi dans sa mission. Pour le moment, cela va sans dire, la loi restait à l'état de lettre morte, puisque tous les coupables principaux se trouvaient en dehors du territoire français et sous la protection des baïonnettes de la légion de Mirabeau. On ne pouvait guère mettre la Haute-Cour en mouvement pour juger la bonne femme d'un chantre de la Cathédrale!
[Note 84: Loi qui ordonne l'arrestation du sieur L. R. Ed. de Rohan, etc. S. l. 3 p. 4°.]
M. de Dietrich et ses amis politiques avaient réclamé d'autres mesures encore de la Constituante. Déçus dans leur espoir de rallier une fraction notable du clergé aux lois nouvelles, et comprenant qu'il fallait essayer du moins de créer un clergé assermenté, si l'on ne voulait renoncer dès le début à gagner du terrain dans les campagnes, ils avaient sollicité quelques modifications aux articles de la loi qui réglait les conditions exigées des candidats à des fonctions publiques ecclésiastiques. Pour répondre à leurs voeux, qu'elle reconnut légitimes, l'Assemblée Nationale rendit un décret qui accordait des dispenses d'âge et de stage préalable pour la consécration sacerdotale, mais qui devait surtout alléger la tâche des autorités constitutionnelles dans les départements bilingues et frontières, en leur permettant d'appeler chez eux des ecclésiastiques étrangers. Pendant un an, provisoirement, tout prêtre pouvait être admis à fonctionner dans les paroisses abandonnées, soit comme curé, soit comme vicaire, sans avoir à justifier de la qualité de Français. Allemands, Suisses et Luxembourgeois viendraient-ils remplacer les ecclésiastiques nationaux, qui restaient introuvables? Viendraient-ils surtout en assez grand nombre, en qualité suffisamment respectable aussi, pour qu'on pût organiser une Eglise sérieuse? C'était là le noeud de la question vitale qui préoccupait si fort, et non sans raison, les chefs du parti constitutionnel en Alsace.
Il n'y avait plus à s'y tromper, en effet. Le 20 mars avait passé, comme toutes les dates fixées antérieurement par le gouvernement, sans lui amener autre chose que de bien rares transfuges. La perspective de vivre au milieu de populations hostiles, excitées sous main, n'était guère attrayante, et ceux-là même qui prêtaient le serment pour trouver de quoi vivre, ne se souciaient pas d'aller prêcher au fond des campagnes. Dans les villes, grâce aux sociétés populaires, qui alors soutenaient encore les représentants du culte, les curés constitutionnels avaient, sinon de nombreux auditoires, du moins une sécurité matérielle à peu près complète. L'incartade des satellites de Jæglé ne se renouvela plus à Strasbourg, puisque les patriotes veillaient désormais sur leurs prêtres et promettaient d'user de moyens violents pour réprimer à l'avenir des scènes pareilles. Lors de l'installation des nouveaux curés de la ville, le journal de Simon et Meyer disait d'avance: "Tous les nerfs de boeuf de Strasbourg sont achetés, et une bonne portion de verges est toute prête, ainsi que les pompes à feu, pour calmer nos femmelettes exaltées.[85]" Et le parti clérical répondait sur le même ton dans le pamphlet le Dîner patriotique, en faisant dire à Brendel: "Sans la garde nationale protestante et les troupes de ligne, vous auriez vu comme ces nouveaux curés eussent été reçus, puisque moi-même j'ai manqué d'être crossé, mais crossé à coups de pied[86]."
[Note 85: Gesch. der geg. Zeit. 10 avril 1791.]
[Note 86: Le Dîner patriotique (S. 1. 24 p. 8º) est une satire, ignoble à bien des égards, mais composée par un esprit mordant et sagace qui a bien vu le faible d'adversaires détestés. On nous y montre Dietrich, Levrault, Brendel et Mathieu s'entretenant à coeur ouvert, après boire, sur la situation du pays et de leur parti et s'y disant de dures vérités. Brendel surtout y est outrageusement traîné dans la boue.]
C'est toujours, on le voit, le même esprit brutal qui régente les masses, sans acception de parti, que ce soit le fanatisme religieux ou anti-religieux qui les enflamme, qu'ils s'appellent jacobins ou cléricaux, royalistes ou républicains de toute nuance. L'aveuglement volontaire des partis est tel qu'aujourd'hui même vous rencontrerez des hommes "honnêtes" se lamentant sur les traitements révolutionnaires subis par quelques dévotes exaltées, tandis qu'ils trouveront naturelles les cruantés exercées sur les huguenots du seizième siècle, ou riront même des femmes des jacobins publiquement fouettées par la jeunesse dorée après thermidor. Il serait si simple pourtant, alors qu'on ne peut empêcher toujours de pareilles violences, de s'entendre au moins pour les flétrir avec un égal mépris, d'où qu'elles viennent et sous quelque drapeau qu'elles se produisent!
Le 16 avril un nouveau renfort arrive aux récalcitrants: Roma locuta est, Rome a parlé. On se rappelle que l'assemblée des catholiques réunis au Séminaire avait demandé au Saint-Père ce qu'il fallait penser des nouvelles lois ecclésiastiques. Pie VI répondit enfin à "ses chers fils, les habitants catholiques de Strasbourg". Il leur témoignait toute son estime pour le courage héroïque, la sagesse et la constance de Rohan, seul pasteur légitime de ce troupeau, l'autre n'étant qu'un odieux intrus. Le cardinal s'empressa de porter ce bref à la connaissance de son clergé, par mandement du 2 mai, l'on pense avec quelle satisfaction profonde. Désormais Brendel a beau se dire "en communion avec le Saint-Siège apostolique", il n'est plus aux yeux de la foule qu'un apostat et un mécréant. Tous les catholiques un peu fervents, qui avaient hésité encore entre leur foi religieuse et leurs devoirs civiques, se retirent d'un mouvement où leur situation devient dorénavant impossible. C'est ainsi que M. de Humbourg, l'ancien syndic du chapitre de la Cathédrale, était resté jusqu'à ce jour officier municipal; dès qu'il apprend que la sentence papale va être rendue, il donne sa démission d'élu de la cité, pour aller rejoindre les membres du chapitre à Offembourg[87]. Rohan lui-même prenait une attitude plus aggressive, si possible. On racontait qu'il allait fonder à Oberkirch un journal allemand à l'usage des campa pagnes, intitulé Der Wahrheitsfreund, et dirigé par Nicolas Wilhelm[88]. Des lettres anonymes arrivaient de tous les côtés au nouvel évêque, le menaçant des vengeances célestes, lui fixant comme dernier terme pour venir à résipiscence le jeudi-saint, et éveillant tout autour de lui l'appréhension de scènes de désordre nouvelles, jusque dans l'enceinte de la Cathédrale[89]. C'est que les espérances des contre-révolutionnaires s'exaltaient, à ce moment déjà, dans la contemplation des chances d'une lutte intérieure, appuyée sur le dehors, et que le spectre de la guerre étrangère et civile montait, menaçant, à l'horizon.
[Note 87: Strassb. Zeitung, 16 avril 1791.]
[Note 88: Pol. Litt. Kurier, 19 avril 1791.]
[Note 89: Strassb. Zeitung, 21 avril 1791.]
XIV.
Escomptant les dispositions bien connues de quelques-uns des principaux souverains de l'Europe qu'effrayait la rapide propagation des idées révolutionnaires, l'émigration commençait dès lors à rêver la revanche par les armes et à travailler les cours étrangères pour y trouver un appui. Parmi tous ceux que nous voyons s'agiter alors pour organiser à bref délai l'action contre-révolutionnaire, le cardinal de Rohan fut un des plus fougueux. Il est vrai qu'il était aussi de ceux qui avaient le plus perdu et qui supportaient le plus impatiemment cette perte. Prince souverain de l'Empire, il était également plus libre de ses mouvements que les émigrés vivant sur territoire d'antrui. Sans doute il n'était plus le bénéficier richissime que nous avons connu au début de la Révolution; ses quelques bailliages d'outre-Rhin n'étaient pas de taille à lui fournir des revenus très considérables. Par arrêt du 18 février 1791, la cour suprême de Wetzlar l'avait bien autorisé à contracter un emprunt forcé de 45,000 florins, avec les cinq villages du bailliage d'Oberkirch, mais un arrêt supplémentaire du 30 mars l'obligeait à donner d'abord aux communes elles-mêmes les garanties de remboursement nécessaires[90]. D'ailleurs ce n'est pas avec des sommes pareilles qu'on pouvait soutenir une guerre. Il commença cependant à réunir des recrues, aidé par le frère émigré de Mirabeau, le fameux vicomte, qu'à cause de l'ampleur de ses formes, ses anciens collègues de la Constituante avaient appelé Mirabeau-Tonneau.
[Note 90: Strassb. Zeitung, 19 avril 1791.]
Mais les négociants badois ne se soucièrent pas d'abord de fournir les uniformes nécessaires, parce que Rohan prétendait ne payer qu'un quart des dépenses au comptant et prendre le reste à crédit[91]. Cette gêne ne dura pas, il est vrai, et, de quelque côté qu'il l'ait reçu, l'argent finit par arriver. Dès le 26 avril on écrivait d'Ettenheim à la Gazette de Strasbourg que l'ex-évêque avait maintenant une garde bien organisée de trois cents hommes, bien uniformés, portant l'habit noir à revers jaunes, au brassard brodé d'une tête de mort avec cette devise: La victoire ou la mort[92]!
[Note 91: Pol. Litt. Kurier, 18 avril 1791.]
[Note 92: Strassb. Zeitung, 27 avril 1791.]
Les troupes réunies depuis longtemps déjà par le prince de Condé, et principalement formées par les déserteurs qui passaient en masse la frontière[93], se rapprochaient à ce moment de Strasbourg et les bruits les plus alarmants circulaient dans notre ville. On y affirmait que les forces de l'émigration allaient franchir le fleuve près de Rhinau marcher directement sur Obernai, Rosheim, Molsheim et Mutzig, centres du "fanatisme", pour pénétrer par la vallée de la Bruche en Lorraine et susciter partout la contre-révolution. On racontait que les ecclésiastiques renvoyés de leurs cures n'avaient donné qu'un congé de quelques jours à leurs domestiques, que des notabilités bien connues (on désignait notamment Poirot et Zæpffel) circulaient dans les campagnes pour exciter les esprits, etc. Sans doute les rédacteurs des journaux patriotes essayaient d'enflammer le courage de leurs lecteurs en leur montrant les feux s'allumant partout sur la crête des Vosges, et "l'armée noire et jaune" écrasée dans les gorges de nos montagnes[94]. Mais les riverains du territoire allemand n'en étaient pas plus rassurés pour cela. Heureusement que, pour le moment, tout n'était qu'un faux bruit. Il importait de le mentionner cependant, puisque l'agitation profonde qu'il excita chez les amis comme chez les ennemis du nouveau régime en Alsace, amena de part et d'autre une recrudescendence d'inimitiés sur le terrain religieux.
[Note 93: Pour ne citer qu'un exemple, tous les officiers du régiment de Beauvaisis, en garnison à Wissembourg, désertèrent le 17 avril. Quinze cents hommes de troupe ne conservèrent qu'un capitaine et quatre lieutenants officiers de fortune. Strassb. Zeitung, 20 avril 1791.]
[Note 94: Strassb. Zeitung, 25 avril 1791.]
Les commissaires du Roi avaient quitté Strasbourg dans les derniers jours d'avril, espérant bien à tort que leur présence ne serait plus nécessaire pour contenir les récalcitrants, ou desespérant peut-être aussi de les ramener à l'obéissance[95]. Après leur départ les autorités du département et du district continuèrent à procéder à l'épuration des non-jureurs. Pour montrer que leur justice était égale pour tous, elles avaient également réclamé le serment civique de tous les pasteurs, professeurs et ministres luthériens et réformés, et le 1er mai, les membres du Convent ecclésiastique, les professeurs de l'Université protestante, ceux du Gymnase et les maîtres d'écoles avaient prêté le serment requis devant le corps municipal[96], puis le dimanche, 7 mai suivant, ç'avait été le tour des "ministres de la Confession helvétique." Le chanoine Rumpler avait protesté, non sans malice, ni sans raison, contre cette idée bizarre, d'assermenter des hérétiques à la Constitution civile du clergé, et il avait demandé qu'on insérât ses protestations au procès-verbal. Mais Richard Brunck, le fameux helléniste, lui répondit brusquement qu'en ce cas on y insérerait des sottises[97]. Et cependant l'ancien commissaire des guerres était un modèle d'urbanité. C'est à ce diapason que se maintenait désormais la discussion entre adversaires politiques, quand on consentait encore à discuter, s'entend.
[Note 95: Foissey quitta Strasbourg le 25 avril, ses collègues le 27. Pol. Lit. Kurier, 25 avril 1791.]
[Note 96: Gesch. der gegenw. Zeit, 2 mai 1791.]
[Note 97: Gesch. der gegenw. Zeit, 4 mai 1791.]
Si les protestants n'éprouvaient aucune répugnance à se rallier ainsi au nouvel ordre des choses, les "écclésiastiques" non assermentés, les membres des ordres religieux dissous, faisaient partout leurs préparatifs de départ. Le 2 mai, les Capucins du grand cloître de Strasbourg passaient le Rhin avec une longue série de fourgons bien remplis[98]; deux jours plus tard, leurs confrères du couvent des Petits-Capucins suivaient leur exemple. L'émigration faisait ainsi d'incessants progrès parmi la population cléricale de la ville et des campagnes, et il devenait urgent de trouver les ecclésiastiques patriotes nécessaires pour le service des paroisses rurales, si le culte officiel ne devait être partout interrompu. C'est pourquoi le Directoire du district convoqua les électeurs pour le 8 mai, à huit heures du matin, dans l'ancien palais épiscopal des Rohan, afin de continuer les élections relatives à la nomination des curés constitutionnels. Le district de Strasbourg avait compté jusque-là, sur une population catholique de 71,240 âmes, 109 prêtres séculiers en fonctions[99]. Il n'aurait pu être question de conserver un pareil chiffre de fonctionnaires, qu'on n'avait aucun espoir d'atteindre jamais, même si la Constitution nouvelle n'avait pas expressément diminué le nombre des curés et des desservants. A l'heure indiquée, l'assemblée électorale se réunit sous la présidence de M. Thomassin; elle comptait un peu plus de cent membres. Plusieurs électeurs avaient écrit pour excuser leur absence, en l'expliquant par les menaces dont ils avaient été l'objet de la part de leurs coreligionnaires fanatisés par les prêtres réfractaires. Aussi la réunion décida-t-elle, avant d'aborder son ordre du jour, de formuler une véhémente protestation contre les agissements du clergé non assermenté; elle est trop longue pour que nous la rapportions ici, mais nous en citerons la conclusion pratique. On y demandait à l'Assemblée Nationale l'éloignement de leur domicile de tous les prêtres qui se seraient refusés à prêter le serment, "afin de soustraire leurs anciennes ouailles à leurs excitations incendiaires et de les empêcher eux-mêmes de maltraiter leurs successeurs." Puis les scrutins pour une vingtaine de cures se succédèrent sans incident notable pendant toute la journée, et se terminèrent le lendemain, 9 mai, par la proclamation solennelle du nom des nouveaux élus, qui se fit à la Cathédrale, avant la célébration de la messe[100]. Un tiers d'entre eux étaient d'anciens capucins; aucune des cures n'avait été disputée par deux concurrents, tant la pénurie de candidats était grande. Ce n'est pas du Bas-Rhin que venaient les rares déclarations d'adhésion d'ecclésiastiques demandant "à être mis dans la prochaine gazette" comme ayant prêté le serment, "antern zu einem exembel des gehorsams[101]" Quand, par hasard, il surgissait quelque recrue inattendue, on s'empressait d'annoncer le fait dans tous les journaux, et de féliciter les nouveaux arrivants comme des héros patriotes. Ce fut le cas, par exemple, pour les trois séminaristes alsaciens, Joseph Parlement et les deux frères Roch, qui s'échappèrent du séminaire du prince-évêque de Spire à Bruchsal et traversèrent le Rhin dans une barque de pêcheur pour revenir à Strasbourg et se mettre aux ordres de Brendel[102].
[Note 98: Ils emportaient, disait-on, mille muids de vin, 125 quartauds de blé, 7 quintaux de lard, 5 quintaux de beurre fondu et 150,000 livres en numéraire. Strassb. Zeitung, 4 mai 1791.]
[Note 99: On comptait alors dans la ville même 35,000 catholiques contre 20,000 protestants, dans les villages du district, 36,240 catholiques contre 18,520 protestants. Il y avait de plus 2830 israélites. Affiches de Strasbourg, 9 avril 1791.]
[Note 100: Verbal Prozess der Wahlversammlung der Wahlmänner u. s. w. vom 8. Mai 1791. S. 1. 14 p. 8°.]
[Note 101: Voy. le numéro du Pol. Lit. Kurier, 14 avril 1791. Cette pièce émanant de quelques curés, vicaires et religieux de Dannemarie, Altkirch, Hagenbach, etc., écrite dans un allemand inouï, était adressée: "An Herren Zeitungsschreiber Augsburgiseher Profession zu Strassburg."]
[Note 102: Strassb. Zeitung, 16 mai 1791.]
On comprend d'ailleurs que l'enthousiasme fût médiocre et le désir d'exercer l'apostolat de "la religion nouvelle" au sein de nos populations rurales peu répandu. On avait fait circuler sur le compte des prêtres assermentés de tels mensonges[103] que, dans certaines communes au moins, leur vie n'était pas en sûreté. C'est ainsi que le nouveau curé de Bischheim, l'abbé Gelin, dénonçait deux paysans de Suffel-Weyersheim comme ayant voulu le tuer dans la nuit du 12 au 13 mai; mais comme le seul témoin à charge était la soeur de Gelin et qu'ils protestèrent de leur innocence, le tribunal du district les acquitta quelques jours plus tard, bien que leur apparition nocturne au presbytère dût paraître bien étrange[104]. Les journaux tout spécialement fondés pour éclairer les paysans n'étaient pas lus par eux, et certains d'entre eux, au moins, comme le journal allemand: Le Franc, feuille patriotique populaire alsacienne, n'étaient pas rédigés de manière à pouvoir être compris par les masses, peu accessibles aux déductions abstraites et aux raisonnements philosophiques[105]. Elles voyaient mettre aux enchères les biens de l'Eglise, vendre au plus offrant le mobilier de leur évêque, ses tapisseries de haute-lisse, ses somptueuses porcelaines de Chine et ses urnes du Japon[106], elles entendaient leurs conducteurs spirituels maudire les persécuteurs et les vouer aux tourments éternels; cela faisait sur elle une toute autre impression que la lecture d'une dissertation sur les droits de l'homme et du citoyen.
[Note 103: Le 10 mai, le vicaire épiscopal Taffin, le futur juge au tribunal révolutionnaire, sortait de la Cathédrale après avoir dit la messe, quand un paysan l'arrête et le prie de lui dire la formule du serment civique. Un peu étonné, Taffin satisfait à son désir et le paysan de s'en aller, l'air tout joyeux.—Pourquoi me demandez-vous cela? dit l'ex-chanoine messin.
—"Notre curé nous a dit qu'en le prêtant on abjurait la Sainte-Vierge, le pape et toute l'Eglise catholique. Mais je vois bien maintenant qu'il a menti. Nous le chasserons." Malheureusement ces paysans à l'esprit investigateur étaient fort rares. Strassb. Zeitung, 17 mai 1791.]
[Note 104: Strassb. Zeitung, 16 mai, 6 juin 1791.]
[Note 105: Dev Franke, ein patriotisches Volksblatt, commença à paraître en mars 1791. mais ne vécut pas très longtemps.]
[Note 106: Affiches, 16 mai 1791.]
Ce qui rendait les dispositions des populations rurales plus dangereuses encore, c'étaient les espérances contre-révolutionnaires qui se rattachaient à leurs antipathies religieuses. Plus on étudie l'histoire de cette époque, plus on se rend compte de la faute immense commise par l'Assemblée Nationale, en ajoutant cet élément fatal de discorde à toutes les causes de désunion qui travaillaient le royaume et menaçaient surtout les départements sur la frontière. C'est par haine des jureurs que les paysans catholiques d'Alsace devinrent en partie les alliés des Rohan, des Mirabeau, des Condé, menaçant dès lors le sol de la patrie, et servirent d'intermédiaires et d'espions aux traîtres, qui attendaient le signal de la lutte ouverte pour déserter à l'étranger.
Tout indiquait, vers la fin de mai 1791, qu'une crise terrible allait éclater, soit à l'intérieur, soit au dehors. En Alsace, le nouveau commandant de la province, M. de Gelb, était un militaire, longtemps retraité, cassé par l'âge, sans autorité sur ses troupes et soupçonné dès lors d'incivisme, soupçon que son émigration devait justifier plus tard. Quoique Strasbourgeois de naissance, on avait été fort mécontent chez nous de lui voir confié un poste aussi difficile; ses adversaires l'avaient même accusé de travailler en secret à la destruction du nouvel ordre des choses[107]. En tout cas, il ne surveillait pas ses officiers et sans cesse on en voyait circuler quelques-uns, avec ou sans déguisements, sur le chemin d'Ettenheim à Strasbourg[108]. Sous ses yeux, on recrutait dans la garnison des volontaires pour la légion de Mirabeau[109]. Des espions de Rohan sillonnaient le pays déguisés en mendiants, en maquignons, etc., pour distribuer des appels à la révolte et entraîner la jeunesse au delà du Rhin[110]. On en arrêtait un à Habsheim et son arrestation était suivie de celle du curé du village, ainsi que de son collègue de Krembs[111]. Les municipalités des localités qu'on croyait douteuses étaient bombardées de lettres pastorales, déclarations, bulles et autres imprimés qui arrivaient non-affranchis. Celle de Mutzig se plaignit d'avoir à payer en un jour trente-six sols de port pour des envois postaux de ce genre[112]! Dans la Société des Amis de la Constitution, on donnait lecture d'une correspondance échangée entre le procureur-syndic du district, Acker, et le prince Joseph de Hohenlohe, du Grand-Chapitre de la Cathédrale. Le procureur ayant réclamé les titres et pièces relatives aux propriétés du Chapitre, le prince lui répondait que, dans peu de jours, l'armée contre-révolutionnaire allemande passerait le Rhin, réinstallerait l'ancien ordre de choses et remettrait chacun à sa place[113].
[Note 107: On disait qu'il avait un dépôt d'écrits incendiaires dans sa campagne à l'île des Epis. Gesch. der gegenw. Zeit, 26 mars 1791.]
[Note 108: Gesch. der gegenw. Zeit, 20 mai 1791.]
[Note 109: Strassb. Zeitung, 18 mai 1791.]
[Note 110: Un agent de Bernhardswiller amenait, en huit jours, vingt-six jeunes gens de Bernhardswiller et d'Obernai à Ettenheimmünster. Strassb. Zeitung, 1er juin 1791.]
[Note 111: Pol. Litt. Kurier, 9 juin 1791.]
[Note 112: Strassb. Zeitung, 30 mai 1791.]
[Note 113: Gesch. der gegenw. Zeit, 24 mai 1791.]
A Strasbourg même, les partisans de l'ancien régime semblaient espérer et préparer un prompt revirement. Les journaux signalaient les distributions d'argent (fort modestes d'ailleurs, à ce qu'il nous semble, et peu dangereuses) du chirurgien Marchal à de vieilles femmes dévotes[114]. Ils racontaient aussi comment le receveur de l'OEuvre-Notre-Dame, M. Daudet, ayant à payer leurs gages quotidiens de huit sols aux six gardiens de la Cathédrale, avait tendu à l'un deux un assignat de quatre-vingt livres, total nominal exact de leur salaire mensuel à tous, en criant d'un air moqueur: Vive la Nation! Quand le pauvre gardien l'avait supplié de le satisfaire en monnaie, il l'avait renvoyé, disant qu'il n'avait pas d'autre argent[115]. Sans une veuve, bonne patriote, qui leur versa le montant de l'assignat, les modestes fonctionnaires de l'OEuvre auraient perdu douze livres en changeant le papier chez un banquier. "Mais Daudet n'est-il pas un coquin?" disait la Gazette de Strasbourg en manière de péroraison[116]. Rodolphe Saltzmann, son rédacteur, était pourtant l'un des plus modérés parmi les défenseurs des idées nouvelles, et figurera bientôt parmi les réactionnaires les plus haïs.
[Note 114: Gesch. der gegenw. Zeit, 24 mai 1791.]
[Note 115: Dans la justification, passablement embarrassée, que M. de Türckheim, administrateur des oeuvres charitables de la Ville, fit de son subordonné (Strassb. Zeitung, 13 juin), il dut reconnaître que Daudet avait à ce moment plusieurs centaines de francs en numéraire dans sa caisse; ce qui semble bien indiquer qu'il voulait narguer et punir le civisme des gardiens de la Cathédrale.]
[Note 116: Strassb. Zeitung, 10 juin 1791.]
Dans les environs les rixes se multipliaient entre les habitants des villages catholiques et les soldats cantonnés chez eux ou dans leur voisinage. A Oberschaeffolsheim, ils attaquèrent un détachement du 13e de ligne (ancien Bourbonnais) et blessèrent grièvement deux des soldats. Le curé non assermenté qui les avait poussés, dit-on, à cet acte de sauvagerie, fut arrêté et conduit en ville sur une voiture découverte; en y arrivant à dix heures du soir, il fut reçu à la porte par une foule en émoi, qui se précipita sur l'escorte, en criant: à la lanterne! Sans l'énergique intervention de la garde nationale, le malheureux aurait été écharpé[117]. Le lendemain, le même Saltzmann, dont nous venons de parler, "protestait au nom des véritables amis de la liberté contre ce cri sanguinaire, qui est le contraire de la justice"[118]; mais les esprits, emportés par la passion, n'étaient plus capables d'écouter d'aussi sages conseils. Il semblerait que la réalité, pourtant bien triste déjà, ne leur fournissait pas de scènes assez lugubres. L'imagination surexcitée des patriotes hantée par des visions terrifiantes, inventait des projets de meurtre et d'assassinat, auxquels elle croyait sans doute elle-même. Un journal affirmait qu'un ecclésiastique réfractaire de Strasbourg avait engagé l'une de ses jeunes pénitentes à demander à se confesser à l'évêque Brendel, puis à tuer l'intrus d'un bon coup de couteau, dans le confessionnal[119]. Le rôle des Judith et des Charlotte Corday n'est pas, fort heureusement, dans le tempérament de nos jeunes Alsaciennes, et l'anecdote tout entière nous semble de la fabrique du journaliste radical qui l'offrit au public.
[Note 117: PoL Litt. Kurier, 24 juin 1791.]
[Note 118: Strassb. Zeitung, 23 juin 1791.]
[Note 119: Gesch. der gegenw. Zeit, 7 juin 1791.]
Mais si l'on pouvait hardiment absoudre le beau sexe, et même le sexe fort, de toute intention réelle d'homicide contre le chef de diocèse, il n'en était pas de même, ni pour l'un ni pour l'autre, quant aux délits de police correctionnelle. L'histoire particulière de la Cathédrale nous offre, à ce moment, quelques curieux exemples de l'irrévérence brutale ou raffinée des fervents catholiques à l'égard des mystères de leur propre religion et des indécences auxquelles les entraînait dans leurs propres lieux de culte une trop fervente dévotion. La première en date de ces affaires est celle du sieur Julien d'Espiard, lieutenant au régiment de ci-devant Bourbonnais, qui pénétra le 12 mai dans la Cathédrale pendant qu'on y célébrait le culte et s'y conduisit d'une façon bruyante, sifflotant et répondant à la sentinelle qui le rappelait au respect du saint lieu: "Il n'y a plus de religion; il n'y a donc plus rien à respecter!"[120] Arrêté par la force armée et conduit devant le maire, il fut condamné par le corps municipal à "tenir prison pendant deux fois vingt-quatre heures pour avoir manqué de respect dans l'Eglise cathédrale au respect que tous doivent aux lieux saints[121]." Six semaines plus tard, le même individu se faisait encore remarquer pour avoir tenu après boire dans un endroit public "des propos incendiaires et despectueux contre la Nation", et la municipalité le condamnait derechef à huit jours de prison[122]. Exclu de son régiment, ce singulier défenseur de la foi terminait dignement sa carrière en se rendant à Ettenheim et en affirmant là-bas en justice que Dietrich et ses collègues l'avaient salarié pour assassiner Rohan[123].
[Note 120: Gesch. der gegenw. Zeit, 27 mai 1791.]
[Note 121: Extrait des registres de police de la municipalité, du 17 mai 1791. Dannbach, placard in-fol.]
[Note 122: Extrait des registres de police, etc., du 11 juillet 1791.]
[Note 123: Extrait des délibérations du corps municipal, du 6 septembre 1791. Dannbach. 7 p. 4°.]
L'autre incident se produisit quelques semaines plus tard, lors de la fête des Rogations. Brendel avait annoncé pour ce jour la procession usuelle dans l'intérieur et sur le parvis de la Cathédrale. La municipalité craignait des troubles pour cette fête, les radicaux aussi, témoin la brutale invitation de Simon aux bons patriotes, de mettre pour ce jour-là quelques bons nerfs de boeuf en saumure, afin de calmer les démangeaisons des jeunes et vieilles bigotes qui seraient tentées de déranger les offices[124]. La garde-nationale était sur pied; il se trouva néanmois une jeune personne assez désireuse de faire parler d'elle (car elle ne pouvait espérer la couronne du martyre), pour proférer à haute voix quelques sarcasmes blessants sur la procession qui défilait devant elle. Son zélé défenseur, dont nous allons entendre tout à l'heure les accents passionnés, déclare bien que cette procession "n'était effectivement composée que de deux pelés, quatre tondus et six pouilleux, bien faits pour accompagner F. A. Brendel," mais on avouera que ce n'est pas une excuse.
[Note 124: Gesch. der gegenw. Zeit, 1er juin 1791.]
La jeune fille fut arrêtée par le piquet de garde à la Cathédrale et conduite devant le maire, qui la tança vertement sans lui infliger d'ailleurs, à notre sû, de peine légale quelconque. Or voici quel accès de folie furieuse cette scène de gaminerie provoqua dans le cerveau d'un trop effervescent ami de l'Eglise et de l'ancien régime. "Elle fut enlevée, dit-il, par ces infâmes satellites aux trois couleurs, par ces cannibales, qui, non contents de l'arracher à son foyer, l'ont meurtrie de coups, et l'ont traînée, le visage tout ensanglanté, à la municipalité. Cette pauvre fille, indignée du traitement affreux que cette canaille nationale exerçait sur elle, appelait les honnêtes gens à son secours… Elle n'en fut pas moins menée devant le Grand-Inquisiteur. Cet oiseau de proie se réjouissait d'avance de la capture et esperait, la tenant sous ses griffes, d'en faire une victime de sa rage constitutionnelle…. N'y aura-t-il jamais. disais-je à deux de mes voisins, un homme assez ami du bien et de l'humanité, pour brûler la cervelle ou pour enfoncer le fer vengeur dans le coeur de ce scélérat?—Nous le jurons, diront-ils[125]"…
[Note 125: Lettre à M. le maire de Strasbourg. 3 juin 1791. S. 1. 4 p. 8°.]
On se demande, en lisant des appels au poignard pareils, à propos de si mesquines affaires, si leurs auteurs anonymes étaient dans leur bon sens, s'ils étaient de pauvres fous ou de misérables scélérats. Un sceptique nous répondra qu'ils étaient sans doute fort lucides et n'auraient pas fait tort peut-être au voisin d'un centime, mais qu'ils étaient "sous l'influence des passions politiques."
C'était sous l'influence aussi de ces mêmes passions que les autorités du district envoyaient aux sacristains des différentes églises l'ordre direct d'avoir à faire abattre les armoiries sculptées qui se trouvaient dans ces églises; en d'autres termes, c'était la destruction, la mutilation du moins, des nombreux monuments funéraires conservés alors dans nos édifices religieux. La municipalité fut saisie de cette réquisition singulière dans sa séance du 12 mai. Elle avait sacrifié naguère aux tendances du jour en proscrivant les écussons armoriés de la Cathédrale; elle resta plus fidèle maintenant aux vrais principes: "Sur le rapport de l'administrateur des établissements publics,… considérant que cet ordre, de quelque part qu'il soit émané, s'éloigne du décret du 19 juin 1790, parce que ces armoiries dans les églises constatent un tribut de vénération payé à des familles qui ont bien mérité de la patrie, intéressent des familles régnicoles et étrangères et sont le plus souvent liées à des décorations et forment des monuments publics, vu le décret et ouï le procureur de la Commune, le Bureau municipal arrête qu'il n'y a pas lieu de donner suite à la destruction des armoiries dans les églises"[126].
[Note 126: Délibération du Conseil général. 12 mai 1791.]
Des gens auxquels il ne fut pas nécessaire de donner des ordres péremptoires pour faire disparaître les emblèmes de l'ancien régime, furent les Israélites de Mutzig. Lorsque Rohan était revenu en Alsace, après le procès du Collier, ils avaient orné leur synagogue de l'écusson des Rohan et y avaient placé de plus un grand cadre contenant une prière pour leur illustre protecteur, le cardinal. Ils se hâtèrent maintenant de briser l'écusson, mais, en gens pratiques, ils conservèrent la prière calligraphique, encadrée dans leur temple, en y substituant seulement le nom de Brendel à celui de l'évêque proscrit[127].
[Note 127: Strassb. Zeitung. 30 mai 1791.]
Brendel cependant faisait tous les efforts possibles pour organiser le clergé constitutionnel de son diocèse; les recrues désirées arrivaient peu à peu, surtout des contrées rhénanes, en moins grand nombre assurément qu'on ne l'avait espéré d'abord, mais en nombre et surtout en qualité suffisante pour lui constituer un état-major très présentable, auquel il ne manquait que les soldats. Dans le courant des mois de juin et de juillet on voyait débarquer à Strasbourg les professeurs J.-J. Kæmmerer, de Heidelberg et Antoine Dereser, de Bonn, puis encore Joseph Dorsch et le plus connu, le plus tristement célèbre de tous, Euloge Schneider. Docteurs et professeurs en théologie des universités épiscopales rhénanes, leur libéralisme religieux ou le besoin de liberté politique les avait rendus suspects dans leur pays et ils venaient chercher une sphère d'activité plus vaste, un air plus respirable, sous le ciel de la France. Reçus à bras ouverts par le parti constitutionnel, ils se voyaient bientôt installés comme maîtres dans les chaires abandonnées du grand Séminaire et comme vicaires épiscopaux à la Cathédrale. Natures exaltées pour la plupart, ces hommes étaient d'une valeur morale très diverse. Il y en avait de profondément pieux et honnêtes, comme le bon Dereser, dont la conduite pendant la Terreur mérite toutes nos sympathies; il y en avait aussi que le besoin d'aventures amenait parmi nous, bien plus que la soif d'indépendance religieuse. Parmi ces derniers il faut nommer avant tout Euloge Schneider, que sa faconde oratoire et des vers érotiques médiocres, doublement choquants sous la plume d'un ancien moine, avaient fait connaître déjà dans certains milieux lettrés d'Allemagne[128]. Le 6 juin déjà, Kæmmerer avait paru à la Société des Amis de la Constitution, pour y prêter le serment civique et pour annoncer la publication d'un journal de langue allemande, consacré spécialement aux affaires ecclésiastiques d'Alsace. Le 30 juin, les journaux de Strasbourg annonçaient l'arrivée de Schneider, le professeur démissionnaire de l'académie de Bonn, et sa nomination comme vicaire épiscopal[129].
[Note 128: Gedichte von Eulogius Schneider, 2te Auflage, Frankfurt am
Main, 1790, p. 40, 45, 73, 74, 91, 127.]
[Note 129: Gesch. der gegenw. Zeit, 30 juin 1791.]
Comme l'entrée en fonctions des nouveaux venus vint coïncider avec la fuite de Varennes et que durant plusieurs jours les esprits surexcités ne s'occupèrent pas d'autre chose que de la "grande trahison" du malheureux Louis XVI, ils n'attirèrent pas d'abord sur eux l'attention du public. Le moyen de s'intéresser à quelques prêtres schismatiques étrangers, alors que le sort du royaume était en suspens et que la guerre civile semblait devoir éclater à nos portes! Une plume élégante et habile a trop bien raconté cet épisode célèbre de la Révolution au point de vue de notre histoire locale, il y a quelques années déjà, pour que nous songions à nous y arrêter ici[130]. Il fallait seulement le mentionner en passant, car il acheva d'aigrir les esprits les plus modérés en Alsace, pour peu qu'ils eussent à coeur de conserver les conquêtes libérales des dernières années. On ne se contenta pas de brûler en effigie Bouillé, Klinglin et Heywang, les généraux déserteurs, sur la place d'Armes[131], on demanda hautement la déchéance du souverain, traître à tous ses serments[132], et l'attachement monarchique, très marqué jusqu'ici, du parti constitutionnel alsacien s'effaça devant le sentiment supérieur de l'attachement à la patrie[133].
[Note 130: G. Fischbach, La fuite de Louis XVI. Strasbourg, 1878, 8°.]
[Note 131: Gesch. der gegenw. Zeit, 30 juin 1791.]
[Note 132: Strassburg. Zeitung, 7 juillet 1792.]
[Note 133: On peut se rendre compte de cette disposition des esprits les plus modérès en lisant la poésie d'Auguste Lamey An Frankreich's Schutzgeist, insérée dans la Gesch. der gegenw. Zeit du 29 juin 1791.]
La crise religieuse devait forcément se ressentir, elle aussi, de cette tentative de réaction politique, et la haine anti-religieuse du parti radical trouva un nouvel aliment dans la persuasion que c'était surtout l'influence du clergé qui avait poussé le faible Louis XVI à cette démarche, dont la duplicité ne fut dépassée que par le complet insuccès.
On n'était pas encore revenu de cette chaude alarme, quand les nouveaux vicaires épiscopaux débutèrent successivement à la Cathédrale, dans le courant de juillet et d'août. Ce fut d'abord le chantre de Minette, Nannette et Babette, Euloge Schneider, qui, le 10 de ce mois, vint y prononcer un sermon sur l'Accord de l'Evangile avec la nouvelle Constitution française[134]; plus tard Antoine Joseph Dorsch y prêcha sur la Liberté[135], etc. Vers la même époque aussi paraissaient les premiers numéros du journal dirigé par Kæmmerer, devenu supérieur du grand Séminaire, intitulé Die neuesten Religionsbegebenheiten in Frankreich[136], et destiné à devenir le moniteur officiel de l'Eglise schismatique. Les uns et les autres, parmi ces étrangers, montraient un enthousiasme, sans doute sincère à ce moment, pour toutes les conquêtes de la Révolution et tâchaient d'y découvrir la réalisation des promesses de l'Evangile. Les uns et les autres parlaient en termes chaleureux de la nécessité de lutter contre le "fanatisme" des prêtres et les tendances contre-révolutionnaires des masses, et gagnaient ainsi l'appui des journaux et des sociétés patriotiques, sans cependant que leur auditoire habituel en fût notablement accru.
[Note 134: Die Uebereinstimmung des Evangeliums mit der neuen
Staatsverfassung der Franken. Strassb., Lorenz, 1791. 16 p. 8°.]
[Note 135: Ueber die Freiheit. eine Predigt. Strassb., Treuttel. 1791, 16 p. 8°.]
[Note 136: Depuis le 1er juillet 1791.]
Autant la crainte avait été vive au moment de la fuite de Louis XVI, autant la réaction avait semblé relever partout la tête, quand le faux bruit de la réussite de ce projet avait couru l'Alsace, autant la colère contre les fauteurs, plus ou moins authentiques, de ces désordres perpétuels fut profonde après cette vive alerte. C'est à partir de cette époque que nous voyons se multiplier les expéditions "nationales" contre les bourgs et villages réfractaires, les poursuites contre les prêtres non-jureurs, contre les correspondants ouverts et secrets de l'émigration. "Il est temps d'en finir avec l'aristocratie dans notre département", disait la Gazette de Strasbourg, en énumérant une série d'attentats commis contre les patriotes[137]. Elle répétait en termes plus convenables ce que le "Véritable Père Duchène" disait sur un ton plus ordurier: "Toujours en Alsace, toujours du grabuge et des précautions maudites dans cette contrée, où il y a tout autant d'aristo-jeanfoutres que de poux dans la culotte d'un gueux. Est-ce qu'on ne réduira pas cette engeance insolente"[138]?
[Note 137: Strassb. Zeitung, 15 juillet 1791.]
[Note 138: Quarante-quatrième lettre bougrement patriotique. Paris,
Châlon, 1791. 8 p. 8°.]
Le Courrier politique et littéraire lui-même, si pacifique d'ordinaire, publiait des traductions allemandes du Ça ira et annonçait, en assez mauvais vers, que le jour était proche où tous "les tyrans par la grâce de Dieu, les calotins, les aristocrates et leurs maîtresses, ne se nourriraient plus de la graisse du pays"[139].
[Note 139: Pol. Litt. Kurier, 15 juillet 1791.]
L'Assemblée Nationale donnait un encouragement officiel à ces sentiments d'irritation en faisant partir de nouveaux commissaires pour l'Alsace, chargés de concerter avec les autorités départementales des mesures de répression plus efficaces contre les fauteurs de désordres publics. MM. Régnier, Chasset, de Custine, arrivèrent à Strasbourg dans la première semaine de juillet, et le 12 du mois avait lieu une réunion générale de tous les membres du Directoire du département, de ceux du Directoire du district et de ceux du Conseil général de la Commune, pour aviser à la situation troublée de la province. Les commissaires de l'Assemblée Nationale s'y rendirent, accompagnés des commandants militaires, et en leur présence, les chefs des différents corps énumérés tout à l'heure présentèrent un nouveau compte rendu de la situation du département par rapport au clergé. "Après la discussion la plus sérieuse et la plus approfondie", voici les faits qui furent reconnus, au dire du procès-verbal officiel, auquel nous empruntons les lignes suivantes[140]:
[Note 140: Délibération du Directoire du département du Bas-Rhin, du 12 juillet 1791. Strasb. Levrault.]
"Le cardinal de Rohan, ci-devant évêque de Strasbourg, et les membres des ci-devant chapitres, s'opposent ouvertement, de concert avec l'évêque de Spire et l'Electeur de Mayence, à l'établissement dans les départements du Haut et du Bas-Rhin, de la Constitution française….
"Cette opposition est établie par les protestations signifiées de leur part au département du Bas-Rhin, qu'ils ont présentées à la Diète de Ratisbonne, en réclamant l'appui et les forces des princes étrangers…
"Ils sont déterminés à soutenir cette opposition à main armé. Déjà un corps de troupes est armé; ce corps est placé sur la rive droite du Rhin, depuis Ettenheim jusqu'à Kehl, et journellement il insulte et maltraite les Français, particulièrement les citoyens de Strasbourg que leurs affaires obligent de passer le Rhin….
"Pour propager ce système d'opposition et de rébellion, ils emploient non seulement une partie des chanoines, mais encore les ecclésiastiques fonctionnaires publics, réfractaires au serment et un grand nombre de religieux."
Le procès-verbal relate à la suite de cet exposé général une foule d'exemples particuliers de l'insubordination des prêtres réfractaires, de leurs appels à la révolte, des brutalités exercées par les paysans fanatisés sur les ecclésiastiques constitutionnels. Malheureusement cette liste ne renferme ni noms propres ni noms de lieux et, par suite, l'intérêt historique qu'elle présenterait pour nous, dans le cas contraire, est diminué dans une forte mesure[141].
[Note 141: Nous devons dire cependant qu'il n'est pas permis pour cela de mettre ces faits en doute, car un certain nombre au moins d'entre eux se trouvent mentionnés, avec indications précises, dans les feuilles publiques et surtout dans le journal de l'abbé Kæmmerer.]
L'exposé des motifs de la délibérations du 12 juillet poursuit ainsi: "Il se présente (donc) dans le département du Bas-Rhin deux partis très prononcés et extrêmement opposés, dont l'un tient fortement à toutes les parties de la Constitution décrétée par l'Assemblée Nationale et l'autre fait les plus grands efforts pour en empêcher l'établissement…. On reconnaît que la plus grande partie des villes, et très éminemment celle de Strasbourg, animées du plus brûlant patriotisme, ont accueilli avec transport la Constitution et sont déterminées à la soutenir jusqu'à la mort. Un bon nombre de villages sont dans les mêmes dispositions, mais dans la majorité de la campagne on ne rencontre presque pas un partisan de l'heureuse régénération de la France….
"Les mal-intentionnés sont en partie composés des personnes qui vivaient des abus énormes dont cette contrée était opprimée plus particulièrement qu'aucune province du royaume; mais les ecclésiastiques, tant séculiers que réguliers, à quelques exceptions près, sont les plus nombreux, les plus ardents détracteurs, les ennemis les plus acharnés de la Constitution.
"Les excès auxquels ils se livrent viennent de deux causes: l'ignorance extrême du plus grand nombre et l'attachement du surplus aux principes ultramontains et aux princes étrangers….. La seconde cause ne permet pas de différer un seul instant de garantir ce département du danger imminent qui le menace.
"Ce danger résulte de la correspondance tantôt ouverte, tantôt cachée, que les ecclésiastiques, tant réguliers que séculiers, entretiennent, soit généralement avec les Français fugitifs et devenus indignes de ce nom, soit particulièrement avec ceux d'entre eux qui, dans une rébellion déclarée, sont déjà frappés de l'anathème de la patrie et justement livrés aux tribunaux, soit avec ceux des princes étrangers, possessionnés dans cette contrée… qui, sous des prétextes odieux,… font les plus grands efforts pour susciter des ennemis à la France….
"Dans cette position… il est d'une indispensable nécessité de prendre, sans le moindre délai, une mesure qui puisse intercepter sur-le-champ cette correspondance…. Pour arriver à ce but,… il n'y a qu'un moyen; il consiste à réunir tous les ecclésiastiques, tant séculiers que réguliers, en un seul et même lieu, dans lequel on soit à même de s'assurer de la conduite des mal-intentionnés, ou de les écarter des frontières à une distance telle qu'ils ne puissent être nuisibles."
Les corps administratifs et délibérants, qui déclaraient cette mesure indispensable "pour le salut de tous", ne se dissimulaient pas qu'elle "semblait contraire aux lois et à la liberté." Un pareil internement était, en effet, contraire au principe de la liberté individuelle, proclamé par la Constituante. Serait-il au moins efficace? Cette mesure franchement révolutionnaire, qui en appelait de la légalité au salut public, empêcherait-elle ces menées incontestables et si dangereuses pour le pays, ou ne ferait-elle qu'exaspérer encore des adversaires déjà redoutables? Evidemment les hommes modérés et prudents, amis d'une sage liberté, qui mirent leurs signatures au bas de la délibération du 12 juillet, espéraient un résultat pareil. C'était leur excuse, quand ils forçaient tous les curés, vicaires, supérieurs, professeurs et régents des collèges, les chanoines et les religieux de tout ordre, qui n'avaient pas encore prêté le serment, à se rendre dans le délai de huitaine à Strasbourg, sauf à y être menés par la force publique s'ils refusaient, pour y être internés dans les locaux communs, s'ils ne préfèrent loger en ville à leurs frais. On leur permettait néanmoins d'y continuer leurs exercices religieux; ceux qui prêteraient le serment après s'être rendus à Strasbourg, étaient libres d'aller où bon leur semblerait. Enfin il restait loisible à tout ecclésiastique non assermenté d'échapper à l'internement en se retirant dans l'intérieur du royaume, à quinze lieues des frontières.
Pour une loi des suspects, c'était assurément une loi bien modérée, bien inoffensive, et certes ceux qui l'avaient provoquée par leurs excitations incendiaires n'avaient pas le droit de s'en plaindre. Il faut néanmoins regretter profondément que les circonstances aient paru telles à ses promoteurs qu'ils n'aient pas cru pouvoir s'en passer, car enfin, quoi qu'on puisse plaider en sa faveur, c'était une loi des suspects.
L'Assemblée Nationale ne ratifia pas seulement dans leur ensemble les mesures extraordinaires prises le 12 juillet. Dans sa séance du 17, elle étendit de quinze à trente lieues de la frontière l'éloignement forcé des prêtres non-jureurs. L'un des plus célèbres et des plus éloquents parmi les orateurs de la droite, Malouet, avait demandé que l'on ne prît point ainsi de mesure de sûreté générale, mais qu'on fît leur procès individuellement à ceux qui désobéiraient aux lois. C'était conforme aux vrais principes; mais un des députés alsaciens, Reubell, répondit que tous les moines et les curés récalcitrants des deux départements ne valaient pas les frais d'un seul procès criminel[142]. Cette violente boutade termina la discussion et la loi fut votée.
[Note 142: Strassb. Zeitung, 22 juillet 1791.]
XV.
Au milieu d'un pareil antagonisme des esprits, on comprend que la fête annuelle de la prise de la Bastille fût célébrée dans des dispositions moins pacifiques et moins généreuses que l'année précédente. Les cloches de la Cathédrale, sonnant à toute volée, soir et matin, les drapeaux tricolores qui en ornaient la pyramide ne pouvaient ramener la concorde chassée de tant de coeurs aigris. Aussi les cérémonies officielles de la journée durent-elles sembler bien froides à tous ceux qui se rappelaient l'enthousiasme de 1790. La fête en question eut au moins une conséquence inattendue, qui se rattache directement à l'histoire de la Cathédrale. Pour bien marquer les sentiments fraternels de tous les citoyens, sans distinction de cultes, en ce jour solennel, la Société des Amis de la Constitution avait demandé qu'on cessât de sonner, chaque soir, du haut de la plate-forme, l'antique cor d'airain, nommé le Kroeuselhorn, et qui, de temps immémorial, avertissait les juifs de passage à Strasbourg qu'ils devaient quitter la ville. "C'est une honte pour nous qu'on l'entende encore, s'était écrié l'un des orateurs du club; c'est une plus grande honte qu'on exhibe chaque jour cette pièce à l'appui de la barbarie de nos moeurs aux visiteurs étrangers"[143]. Sans doute, la municipalité n'aurait pas mieux demandé que d'obtempérer à cette demande si légitime, mais ses délibérations furent devancées par un acte de souveraineté populaire, d'autant plus fait pour étonner que la petite bourgeoisie de notre ville n'était alors guère tendre pour les juifs. Peut-être aussi l'enlèvement dont il s'agit, fut-il motivé moins par une impulsion humanitaire que par quelque pari fait après boire. Quels qu'aient été d'ailleurs les motifs véritables qui l'ont inspiré, toujours est-il que, dans la matinée du 17 juillet, l'un des gardiens de la tour, nommé Jean-Melchior Kuhn, se présentait fort ému à la Mairie. Il racontait à M. de Dietrich que trois inconnus, "qui lui ont paru être des garçons bouchers", avaient fait leur apparition sur la plate-forme, s'étaient emparés "de la corne dite Griselhorn", et avaient disparu avec elle. Dans sa séance du 18, le Corps municipal arrêta que ladite déclaration serait communiquée à la police, à telle fin que de raison; "que cependant la sonnerie de la corne, dite Griselhorn, sur la tour de la Cathédrale, sera supprimée à l'avenir, que celle restante des deux cornes sera déposée au cabinet de l'Université, et que l'autre, si elle est retrouvée, sera laissée auxdits gardes pour pouvoir la montrer comme un objet de curiosité aux personnes qui viendront visiter la tour de la Cathédrale"[144]. Il faut bien croire que les patriotes exaltés qui avaient commis ce détournement finirent par arriver à résipiscence et restituèrent leur butin, car les deux cors d'airain figurèrent plus tard parmi les curiosités entassées dans le choeur du Temple-Neuf. Retrouvés sous les décombres de nos collections scientifiques, on peut les voir encore aujourd'hui à la nouvelle Bibliothèque municipale, mais notre génération chétive aurait bien de la peine, je le crains, à leur arracher un son quelconque.
[Note 143: Strassb. Zeitung, 18 juillet 1791.]
[Note 144: Bureau municipal, procès-verbaux manuscrits, II, p. 636.]
Les mesures approuvées par l'Assemblée Nationale à l'égard du clergé non assermenté allaient être mises en vigueur. Il était difficile d'en contester l'urgence en présence des faits. En attendant la guerre étrangère, la guerre civile avait commencé. Des légions de moines d'outre-Rhin, Franciscains de Rastatt et autres, pénétraient chaque jour dans les districts de Wissembourg et Haguenau pour y dire la messe, procéder aux actes d'état civil, et faire de fructueuses tournées dans les villages; ils revenaient au bercail, chargés de beurre, de fromages et d'oeufs, offerts par les âmes pieuses[145]. Les autorités civiles, effrayées ou de connivence, laissaient faire. "Ne se trouvera-t-il donc pas un seul maire, s'écriait la Gazette de Strasbourg, pour prendre ces gaillards au collet et les fourrer en prison?" Mais c'était là chose facile à dire au chef-lieu, difficile à mettre en pratique à la campagne. Témoin ce qui se passait, quelques jours plus tard, à Sessenheim. Les administrateurs de cette commune, en majeure partie protestants, avaient arrêté, sur la réquisition des autorités compétentes, quelques curés, qui tâchaient d'exporter du numéraire de l'autre côté du Rhin. Un de leurs collègues, le curé de Soufflenheim, apprend cette arrestation dans la journée du 24 juillet. Aussitôt il fait battre la générale au village, arme ses paroissiens, se met à leur tête et marche sur Sessenheim, pour délivrer les prisonniers. Il avait fait annoncer, par le crieur public, avant de se mettre en campagne, que tous les gens de Soufflenheim qui ne se joindraient pas à l'expédition, seraient jetés en prison et punis!
[Note 145: Strassb. Zeitung, 20 juillet 1791.]
Plusieurs citoyens de Sessenheim furent plus ou moins grièvement blessés par les assaillants; mais les prêtres arrêtés étaient déjà partis, sous escorte, pour Fort-Louis, de sorte que l'attaque n'eut pas d'autres résultats. Ce qu'il y a de plus caractéristique pour la situation, c'est, qu'en revenant chez eux, les habitants de Soufflenheim furieux incarcérèrent en effet plusieurs patriotes de leur commune. On comprend que de pareils actes de désobéissance aux lois poussassent les esprits les plus pacifiques aux mesures violentes[146].
[Note 146: Strassb. Zeitung, 27 juillet 1791.]
Pendant ce temps, l'organisation de l'Eglise nouvelle n'avançait guère. L'évêque Brendel avait beau promettre au Directoire du département que le culte ne chômerait nulle part[147], il avait beau détacher la plupart de ses vicaires épiscopaux à l'administration de communes de son diocèse, Kæmmerer à Bouxwiller, Euloge Schneider à Oberbronn, etc. On recevait si mal ses curés, quand on ne les expulsait pas de leur presbytère sans autre forme de procès, qu'ils restaient le moins longtemps possible, ne fût-ce que pour ne pas mourir de faim[148]. A Strasbourg seul, et dans deux ou trois centres plus importants, l'opinion publique était encore favorable aux jureurs et de plus en plus montée contre les ecclésiastiques réfractaires au serment. Elle accueillait avec sympathie la fête de la bénédiction des nouveaux drapeaux de l'armée qu'on célébrait à la Cathédrale, le 7 août[149]; elle applaudissait le lendemain à l'achat de la résidence épiscopale, du palais somptueux des Rohan, par la Commune, pour une somme de 129,000 livres en assignats[150]. Ce qui causait cette joie dans la population strasbourgeoise, ce n'était pas tant la satisfaction de posséder un Hôtel-de-Ville plus vaste et plus majestueux, mais le contentement de voir, une fois de plus, les représentants de la cité affirmer leur indifférence pour les foudres sacerdotales et verser un appoint respectable dans les caisses appauvries de l'Etat. La majorité des habitants du chef-lieu se préoccupaient peu des clameurs affirmant que "dans la chaire de la Cathédrale on ose ouvertement prêcher des hérésies, invectiver contre la confession, et de cette chaire consacrée à la vérité faire une chaire vendue à la calomnie et à l'impiété"[151].
[Note 147: Ibid., 1er août 1791.]
[Note 148: Les municipalités réactionnaires employaient d'ordinaire le truc de refuser le certificat du serment de civisme aux curés et desservants qui l'avaient prêté devant elles. Sans ce certificat, ils ne pouvaient toucher leur traitement officiel. Voy. l'ouvrage déjà cité de l'abbé Schwartz, II, p. 276.]
[Note 149: Délibérations du Conseil général, II, p. 384.]
[Note 150: Strassb. Zeitung, 9 août 1791.]
[Note 151: Contrepoison de la lettre pastorale de François-Antoine
Brendel. S. d. ni d. (1791), 8°, p. 6.]
Cependant à Strasbourg même, la municipalité, d'accord avec l'évêque constitutionnel, dût prendre une série de mesures pour empêcher l'animosité religieuse de se manifester davantage. Dans les premiers jours d'août elle décida, sur l'ordre du Directoire départemental, qu'à partir du 7 de ce mois, il serait défendu au public de pénétrer dans les églises de Saint-Etienne, Sainte-Barbe, Sainte-Marguerite et Saint-Jean; à partir du 4, on ne sonnerait plus les cloches de ces églises. Seuls, les deux sanctuaires des Petits-Capucins et de la Toussaint resteraient dorénavant ouverts aux prêtres non assermentés, qui y "diront la messe, à l'heure indiquée par M. l'évêque". En outre, tous les prêtres, sans exclusion des réfractaires, étaient admis à dire des messes basses dans les églises paroissiales, s'ils s'entendaient préalablement à ce sujet avec les titulaires de chaque paroisse. Les membres des ordres monastiques des deux sexes sont autorisés à se faire dire la messe par un prêtre de leur choix, mais il leur est défendu de laisser entrer des étrangers dans leurs maisons pour assister à ce culte[152].
[Note 152: Pol. Lit. Kurier, 5 août 1791.]
En fermant ces quatre églises, on voulait empêcher les prêtres non-jureurs d'exciter encore davantage leurs ouailles, la partie féminine surtout; l'on espérait sans doute aussi faire refluer une fraction au moins de leur auditoire vers les cérémonies du culte schismatique et dans les lieux saints frappés d'interdit. On ne faisait malheureusement qu'exaspérer les dévotes et pousser aux extrêmes les ecclésiastiques eux-mêmes, tandis que les radicaux auraient désiré la fermeture de toutes les églises aux dissidents et trouvaient qu'on montrait encore beaucoup trop d'égards pour le cardinal de Rohan et ses séides[153]. Ce dernier faisait, de son côté, sans doute, de bien mélancoliques réflexions en lisant à Ettenheim le récit des fêtes données par la municipalité aux électeurs du Bas-Rhin dans les vastes salons de son ancienne résidence et la description du banquet patriotique, célébré sur la terrasse du bord de l'eau. Il devait soupirer au tableau des farandoles populaires qui s'étaient déroulées dans la splendide salle d'honneur, tapissée de glaces, ornée des portraits de ses prédécesseurs, et dans laquelle le galant prélat lui-même avait admiré jadis des toilettes plus élégantes et des épaules plus aristocratiques que celles auxquelles la Révolution frayait maintenant un passage[154].
[Note 153: Pol. Lit. Kurier, 7 sept. 1791.]
[Note 154: Strassb. Zeitung, 16 sept. 1791.]
Une fois encore, les bourgeois paisibles et les politiques à courte vue purent croire qu'après tant de discussions fâcheuses et tant d'orages, la paix allait renaître. Ce fut le jour où l'on célébra dans nos murs la proclamation de la Constitution nouvelle, qui sortait enfin des délibérations de l'Assemblée Nationale, amendée dans un sens démocratique, après la fuite de Varennes. Caduque même avant sa naissance, la Constitution de 1791 ne satisfaisait ni les libéraux modérés ni les progressistes radicaux, sans parler, bien entendu, des ultras politiques et des fidèles dévoués à l'Eglise. Cependant le fait même de son achèvement semblait promettre l'avènement d'une ère nouvelle aux esprits altérés de repos. On pensait, dans les classes bourgeoises du moins, que les mécontents finiraient par reconnaître les faits accomplis, que l'antagonisme de l'ancien et du nouveau régime s'effacerait avec le temps et que la crise religieuse, dont on continuait à méconnaître l'importance politique et sociale, finirait, elle aussi, par s'apaiser. La fête du 25 septembre fut donc acceptée chez nous comme l'inauguration d'une période plus calme et plus heureuse, et les autorités elles-mêmes eurent soin de la présenter sous cet aspect à la population strasbourgeoise[155].
[Note 155: Voy. le préambule de la délibération du Corps municipal du 23 septembre, au sujet de la fête. Pol. Lit. Kurier, 24 sept. 1791.]
Le samedi, 24 septembre, une sonnerie générale annonçait l'ouverture de la fête; l'artillerie des remparts tonnait au loin, les étendards nationaux flottaient sur les quatre tourelles, et devant l'Hôtel-de-Ville on hissait le drapeau de la fédération et le drapeau blanc, symboles de l'union de tous les Français et de la paix universelle.
Un détachement de gardes nationaux, escortant le secrétaire de police et les huissiers municipaux, se portait successivement aux différents carrefours de la ville, pour inviter tous les citoyens à participer le lendemain à l'allégresse commune, à renoncer pour toujours aux dissensions fâcheuses, à se rallier autour de la loi, en vivant désormais comme des frères. Le lendemain matin, à six heures, nouvelle sonnerie des cloches de toutes les églises de la ville et de la banlieue. Les troupes de ligne et la garde nationale réunies se formaient en bataille sur la place de la Cathédrale et sur la place d'Armes. A neuf heures précises, on procédait devant le nouvel Hôtel de-Ville à la première lecture de la Constitution, accueillie par des cris de Vive la Nation! Vive le Roi!, prévus déjà dans le programme officiel. Puis le cortège civique se mettait en marche, musique et carabiniers en tête, le maire suivant les quatre fonctionnaires municipaux qui portaient un exemplaire de la Constitution sur un riche coussin de velours. Longeant la façade de la Cathédrale, les autorités de tout rang suivaient la rue des Hallebardes, puis les Grandes-Arcades, pour déboucher sur la place d'Armes, où se dressait l'estrade destinée à les recevoir. Un détachement de la garde nationale était allé prendre déjà l'évêque Brendel et le clergé de la Cathédrale, revêtus de leurs habits sacerdotaux, pour les conduire également au centre de ralliement de la fête, tandis qu'une autre escouade faisait le même service d'honneur pour les ministres protestants réunis au Temple-Neuf. Du haut de l'estrade de la place d'Armes, il était donné lecture pour la seconde fois de l'acte constitutionnel, puis l'évêque entonnait le Te Deum, accompagné par la maîtrise du choeur de la Cathédrale, les musiques militaires de tous les régiments en garnison à Strasbourg et les cloches de toutes les églises.
Le soir, les maisons particulières étaient illuminées pour la plupart et la pyramide en feu de la Cathédrale étincelait au loin; des bals populaires étaient organisés au Miroir, au poêle des Pêcheurs, etc., tandis que des bandes de jeunes gens des deux sexes s'ébattaient en rondes joyeuses sur la place du Broglie et sur la terrasse de l'ancien château. Les amateurs de comédie pouvaient entrer gratis à la salle de spectacle, où l'on jouait une pièce de circonstance[156]. Un journal avait même invité la population strasbourgeoise à dîner, ce jour-là, tout entière dans la rue, "afin de rendre plus palpable à tous l'unité de la grande famille française", mais nous doutons fort que cette invitation ait trouvé grand écho[157].
[Note 156: Strassb. Zeitung, 26 et 27 sept. 1791. Tout le monde fut content ce jour-là, sauf un grincheux qui se plaignait dans les feuilles publiques que le régiment suisse de Vigier n'eût pas mis ses guêtres blanches de gala pour une cérémonie pareille.]
[Note 157: Gesch. der gegenw. Zeit, 22 sept. 1791.]
L'appel que les autorités civiles et les journaux constitutionnels adressaient à cette occasion à la "petite minorité jusqu'ici mécontente", de ne pas continuer les hostilités, était certainement sincère; cette sincérité se démontre aisément par le fait qu'en ce moment même le Directoire du département cherchait, comme nous allons le voir, à organiser un modus vivendi ecclésiastique, qui, sans infraction à la Constitution, permît aux catholiques strasbourgeois de prier Dieu à leur façon. Il n'était pas moins légèrement naïf de croire qu'on apaiserait toutes ces haines si vivaces en disant: "Dorénavant tout doit être oublié et réciproquement pardonné"[158]. "Nous n'avons rien à nous faire pardonner, répondaient les non-jureurs; nous n'avons que faire de votre pardon. Rendez-nous nos biens, nos églises, notre clergé; nous verrons ensuite". A leur point de vue, cette réponse était aussi logique que légitime. Mais elle devait forcément provoquer l'indignation des constitutionnels, qui se voyaient traités de voleurs pour prix de leurs paroles conciliantes; elle devait enfin attirer sur les imprudents qui jouaient avec le danger, un effrayant orage. Dès le mois de juin, un correspondant de Waldersbach au Ban-de-la-Roche, que nous pensons être le vénérable Oberlin lui-même, écrivait à propos d'un acte de violence niaise commis là-bas par quelques fanatiques: "Est-ce que les réactionnaires ne voient donc pas le terrible danger dans lequel ils se jettent de gaité de coeur[159]?" Leur malheur et le nôtre voulut qu'ils s'obstinassent à la braver.
[Note 158: Ibid., même numéro.]
[Note 159: Pol. Lit. Kurier, 11 juin 1791.]
Nous avons dit tout à l'heure que le Directoire du département était désireux de prouver aux catholiques strasbourgeois qu'il entendait leur laisser une liberté de culte complète, pourvu qu'ils se résignassent à respecter également le clergé constitutionnel. Par arrêté du 29 septembre, il concédait à plusieurs notables l'usage de la ci-devant église des Petits-Capucins pour y organiser des services religieux non-conformistes, à la seule condition de prendre à bail ladite église quand la nation la ferait mettre en vente. Le 1er octobre, elle était ouverte aux fidèles et bientôt un public considérable se pressait aux cérémonies qu'y célébraient des prêtres non assermentés.
Tout le monde cependant n'avait pas approuvé cette concession; on avait crié que le moment était bien mal choisi pour introduire, sous l'égide des autorités, une secte nouvelle, etc. Mais le gros du parti constitutionnel avait énergiquement soutenu le Directoire en cette occurence. Rodolphe Saltzmann répondait aux mécontents dans la Gazette de Strasbourg: "Chaque citoyen a le droit de réclamer un culte libre, conforme à ses croyances particulières; il n'y a point d'ailleurs de moyen plus sûr de combattre le fanatisme que la liberté, car il ne vit que par la persécution" [160]. Simon lui-même, infiniment plus radical, disait le même jour dans son journal: "Il ne s'agit pas ici de prêtres récalcitrants et réfractaires, devant être renvoyés à trente lieues de la frontière. Celui qui refuse uniquement de prêter le serment civique, s'il est pour le reste un citoyen paisible, ne peut, il est vrai, rester ou devenir fonctionnaire salarié de l'Etat, mais tous ceux qui ont confiance en lui, peuvent librement recourir à son ministère en particulier. Cela est aussi légal que tout autre culte protestant, juif, turc ou payen"[161].
[Note 160: Strassb. Zeitung, 3 octobre 1791.]
[Note 161: Gesch. der gegenw. Zeit., 3 octobre 1791.]
Mais si l'on avait espéré gagner de la sorte la masse des catholiques récalcitrants, on dût constater bientôt combien l'on s'était trompé. Dès le 3 octobre, le corps municipal se vit obligé de sévir derechef contre les agissements illégaux des prêtres non assermentés et de leurs partisans. Les ecclésiastiques des différentes confessions fonctionnaient encore à ce moment, provisoirement, comme officiers de l'état civil. Naturellement le maire n'en pouvait reconnaître d'autres que ceux que rétribuait la nation. Quand donc un décès avait lieu dans une famille d'opposants, on ne pouvait s'y dispenser de faire venir un curé ou un vicaire constitutionnel pour constater le décès et en dresser acte. Mais au moment où ces fonctionnaires se présentaient pour faire l'inhumation des personnes décédées, certains citoyens, dit la délibération municipale, s'absentaient avec affectation, laissant ignorer au prêtre célébrant les noms, âges et qualités du défunt, ce qui le mettait dans une situation tout à fait illégale et de plus foncièrement ridicule. L'arrêté du maire enjoignait donc de ne plus prévenir à l'avenir les curés et vicaires, sans faire en même temps la déclaration d'état civil détaillée, relativement aux personnes décédées. Les prêtres, de leur côté, étaient tenus de dénoncer dorénavant toute contravention semblable au procureur de la Commune, pour être punie comme "propre à entretenir la désunion et comme attentatoire au respect des autorités constituées"[162].
[Note 162: Délibération du Corps municipal du 3 octobre 1791. Strasb.,
Dannbach, placard in-fol.]
Le clergé constitutionnel ne gagnait pas grand'chose à de pareilles mesures prises par ses amis; ni ses revenus matériels ni son autorité morale ne pouvaient croître dans une atmosphère aussi peu faite pour la discussion calme et raisonnée des principes opposés, qui n'est possible d'ailleurs qu'entre gens qui se respectent. Il avait beau faire connaître, de temps à autre, l'arrivée de champions nouveaux et proclamer le nom des chanoines et professeurs allemands qui venaient "se ranger sous le bienheureux drapeau des libertés françaises"[163]; ces noms étaient inconnus pour la plupart aux Strasbourgeois et la scène même de leur prestation de serment à la Cathédrale n'attirait plus qu'un auditoire minime. Il n'y avait à cela rien d'étonnant; les constitutionnels modérés étaient pour la plupart protestants et les catholiques de naissance parmi eux, passaient de plus en plus au parti avancé, qui voyait plus d'inconvénients que d'avantages à s'unir à un parti religieux quelconque[164]. Mais ce qui était plus grave pour l'avenir du clergé constitutionnel, c'est la scission qui se préparait dans son sein même. Pour maintenir tous ces éléments hétérogènes, moins mauvais assurément que leurs ennemis ne se sont plu à le dire, mais chez lesquels l'enthousiasme évangélique ne dominait pas, à coup sûr, il aurait fallu un esprit supérieur, un caractère énergique, un homme ayant foi en sa mission difficile. Or Brendel, nous l'avons dit, n'avait rien de tout cela; aussi ne trouve-t-on nulle part la trace d'une influence sérieuse de cet évêque sur son clergé. Ses propres vicaires épiscopaux s'émancipaient sans crainte, jusqu'à formuler des voeux et des principes hétérodoxes qui auraient suffi à aliéner à la nouvelle Eglise les rares sympathies qu'elle pouvait encore conserver dans les masses catholiques. C'est ainsi qu'Euloge Schneider, devenu l'un des orateurs habituels du Club du Miroir, où sa faconde s'étalait plus à l'aise que dans la chaire de la Cathédrale, avait réclamé plus ou moins ouvertement le mariage des prêtres. Quelque partisan que l'on puisse être d'une mesure de ce genre, il faut avouer que le moment était on ne peut plus mal choisi pour la préconiser en public. On ne s'étonnera donc pas d'apprendre que l'évêque, suivi par la grande majorité de ses vicaires, ait protesté contre les théories de son subordonné.[165] Kæmmerer, le rédacteur de cette affiche, ayant déclaré que la manière de voir de Schneider avait excité "l'extrême mécontentement" des signataires, la colère des radicaux, alliés au vicaire dissident, se fit jour non seulement par de violentes attaques dans les journaux, mais encore ce "chiffon inconstitutionnel" fut arraché des murs par les patriotes ardents. Quant à Schneider, perdant toute retenue, il répondit à son supérieur, dans une séance du club, par la tirade suivante: "Il y a un proverbe latin qui dit: Celui qui veut éviter Charybde, tombe en Scylla. C'est à dire: J'ai été persécuté en Allemagne.—Par qui?—Par les prêtres.—Pourquoi?—A cause de mes opinions politiques et religieuses.—Je cherche un asile en France. J'y suis encore persécuté.—Par qui?—Par les prêtres.—Pourquoi?—A cause de mes opinions politiques et religieuses. Messieurs, on connaît l'esprit des prêtres; ces messieurs sont partout les mêmes. Pour moi, je ne leur oppose que le mépris et la loi. Je demande qu'on passe à l'ordre du jour"[166].
[Note 163: Cet avis était daté du 22 octobre 1791.]
[Note 164: Gesch. der gegenw. Zeit, 17 octobre 1791. Neueste
Religionsbegebenheiten, 15 octobre 1791.]
[Note 165: On peut étudier les premiers germes de cette dissidence dans une polémique entre Simon et l'abbé Kæmmerer. Gesch. der gegenw. Zeit, 8 octobre 1791.]
[Note 166: Gesch. der gegenw. Zeit, 1er nov. 1791.]
On pense bien quelles gorges chaudes on faisait de ces quereller intestines dans le camp des réfractaires et combien elles devaient servir leur cause. Comment imposer en effet le respect de gens qui ne se respectent pas eux-mêmes? Aussi le calme relatif, qui avait régné en Alsace dans les dernières semaines, fit-il place bientôt à une recrudescence d'agitations et de violences dont on trouvera l'édifiant détail dans les feuilles locales de la fin d'octobre et du mois de novembre. Ce n'était pas seulement au point de vue religieux que la situation se rembrunissait. Dans la foule des gens qui s'en allaient chaque dimanche, à pied ou en voiture, à Kehl[167], pour y assister au service non conformiste[168], artisans ou bourgeois, plus d'un menait de front avec sa dévotion des intrigues politiques. On allait jusqu'à Offembourg porter des missives secrètes; on buvait tout au moins dans les auberges de la petite ville badoise à la santé de Mirabeau-Tonneau, etc., et les noms de ces piliers d'église étaient notés par les patriotes et livrés dans les journaux à l'indignation publique. L'un d'eux, le boucher Pulvermüller, ayant osé, le lendemain d'une pareille escapade, se montrer aux Grandes-Boucheries, la cocarde nationale au chapeau, faillit passer un mauvais quart d'heure au milieu de ses collègues ameutés.[l69] Rohan, lui aussi, reprenait l'offensive. Pour exaspérer ses adversaires plutôt que dans un but pratique—il ne pouvait guère se faire d'illusions à ce sujet—il frappait d'opposition la vente de ses domaines et de son palais épiscopal, et son chargé d'affaires, n'ayant trouvé aucun huissier pour signifier cette protestation au Directoire, avait l'audace de réclamer un ordre formel au président du tribunal de district, nommé Fischer, afin qu'il enjoignît à l'un des huissiers d'accepter cette mission. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que M. Fischer, obéissant à cette mise en demeure, signa l'ordre requis, mettant de la sorte en suspicion la loi formellement votée par l'Assemblée Nationale et sanctionnée par Louis XVI. Aussi fut-il dénoncé par le Département pour excès de pouvoir au gouvernement central[170].
[Note 167: Kehl était d'autant plus mal noté aux yeux des patriotes que, dès le mois de juin, le Postamt de cette localité avait fait savoir aux journaux avancés de Strasbourg qu'il n'expédierait plus leurs numéros en Allemagne. Gesch. der gegenw. Zeit, 30 juin 1791.]
[Note 168: Le curé de Kehl, nommé Stebel, était connu comme un fanatique de la plus belle eau. Voy. Pol. Lit. Kurier, 3 sept. 1791.]
[Note 169: Gesch. der gegenw. Zeit, 20 octobre 1791.]
[Note 170: Strassb. Zeitung, ler novembre 1791.]
Ce qui était plus grave encore, plus insultant en tout cas, pour les chefs de la municipalité strasbourgeoise, c'est que le cardinal faisait très sérieusement continuer la procédure au sujet de la prétendue tentative d'assassinat dirigée contre lui par le déserteur d'Espiard, tentative déjà mentionnée plus haut. Le bailli Stuber d'Ettenheim citait devant lui M. de Dietrich, le procureur de la Commune, Xavier Levrault, et Gaspard Noisette fils, comme accusés d'avoir salarié d'Espiard pour commettre ce crime, et s'indignait qu'on refusât d'obtempérer à ses citations et qu'on ne qualifiât Rohan ni de prince ni d'évêque, dans le refus qu'on lui faisait parvenir[171].
[Note 171: Gesch. der gegenw. Zeit, 16 octobre 1791.]
Pendant qu'il accusait ainsi les Strasbourgeois de crimes imaginaires, l'ex-prélat ne cessait d'exposer ses anciennes ouailles à toutes les brutalités des bandes réunies sur ses territoires d'outre-Rhin[172]. Déjà, dans les derniers jours d'août, l'arrestation d'un candidat en théologie, natif de Schiltigheim, et nommé Frühinsholz, saisi par les soldats de Mirabeau et mis sous les verrous à Ettenheim, alors qu'il allait visiter paisiblement un sien ami badois, le pasteur Lenz, de Meisenheim, avait causé une vive émotion dans notre ville. La garde nationale de Schiltigheim était descendue en corps à Strasbourg, criant vengeance; les bataillons civiques, dont Frühinsholz faisait partie, s'armaient eux aussi, sans attendre des ordres supérieurs. On aurait pu craindre, un instant, une invasion spontanée du margraviat, si le captif n'avait paru subitement, délivré de ses chaînes et n'avait calmé ses amis[173]. En octobre, de nouvelles violences ayant été signalées à la municipalité, celle-ci fit dresser procès-verbal, le 10 octobre, des sévices subis par deux citoyens actifs, Jean-Daniel Grimmeissen et Jean-Louis Kiener, aubergiste à la Ville de Vienne, sur les terres do l'évêché de Strasbourg, à Oberkirch. Y joignant toute une série de procès-verbaux antérieurs, relatant des méfaits analogues, le Directoire du département adressa ces pièces à l'Assemblée Nationale, par lettre du 18 octobre, et réclama l'appui du gouvernement contre "des furieux sans aveu, sans patrie, perdus pour la plupart de dettes et d'infamie, qui voudraient immoler le repos de la France et de l'Allemagne à leur ambition et à leur orgueil"[174].
[Note 172: Une correspondance datée d'Annweiler, dans le Palatinat, relate que Rohan vient d'y faire enrôler une bande de tsiganes, hommes et femmes, êtres sauvages au possible, pour renforcer sa petite armée. Pol. Lit. Kurier. 3 octobre 1791.]
[Note 173: On pourrait recommander l'étude détaillée de cet épisode héroï-comique à quelque jeune érudit schilikois. Voy. surtout Strassb. Zeitung du 1er et 6 sept. 1791.]
[Note 174: Délibération du Directoire du Bas-Rhin, du 10 octobre 1791.
S. I., 18 p. 4°.]
En même temps, les ecclésiastiques réfractaires, qui s'étaient expatriés dans les mois précédents, rentraient en foule, obéissant sans doute à un mot d'ordre secret, et chassaient en maint endroit les desservants constitutionnels. C'était en vain que les autorités départementales renouvelaient l'ordre de faire rétrograder les non-jureurs, soit au delà du Rhin, soit à trente lieues de la frontière. Que pouvaient-elles faire, là où les autorités locales étaient terrorisées ou, plus souvent encore, complices? Aussi les dispositions bienveillantes des constitutionnels s'évanouissaient-elles forcément et l'ancienne colère se réveillait de plus belle, d'autant plus intense, que le parti libéral se sentait impuissant en faveur de la loi, du moment qu'il ne voulait pas renoncer à se servir uniquement de moyens légaux. "C'est une admirable chose que la liberté des cultes, disait la Gazette de Strasbourg, après avoir cité toute une série de méfaits commis par les "fanatiques"; mais elle ne saurait en définitive aller jusqu'à troubler la paix publique. Si vous voulez jouir des avantages d'un pays libre, supportez-en les inconvénients. On ne saurait tolérer que quelqu'un vive dans un pays sans obéir à ses lois"[175].
[Note 175: Strassb. Zeitung, 21 octobre 1791.]
Cette indignation était d'autant plus naturelle que bien peu parmi les prêtres réfractaires se donnaient la peine de distinguer entre leurs devoirs religieux et leurs antipathies politiques, comme ce bon curé d'Erstein, qui, lors de la célébration de la fête de la Constitution dans cette ville, demanda la permission d'entonner tout le premier le Te Deum officiel[176], bien qu'il eût toujours refusé le serment. Si l'on avait été partout aussi rassuré sur leurs sentiments civiques, la tension des esprits aurait été infiniment moindre. Ce fut un grand malheur pour l'Eglise—et non pas à cette époque seulement—de s'inféoder volontairement à la réaction politique et de soulever contre elle le seul sentiment qui puisse lutter dans les masses contre le sentiment religieux, la passion de l'indépendance nationale et l'amour de la patrie. Sous ce rapport, le clergé constitutionnel, quoique composé pour un tiers au moins d'étrangers, comprit infiniment mieux ce qu'il devait au pays et ce qu'il se devait à lui-même. On lit avec une véritable satisfaction, par exemple, le récit de la fête de la Constitution, célébrée à Bischheim. Le curé constitutionnel et le rabbin juif s'y réunirent pour une même cérémonie religieuse, haranguant alternativement leurs ouailles, puis s'embrassèrent devant l'autel de la patrie, aux applaudissements de la foule, qui célébra ce beau jour par un banquet fraternel, afin d'effacer le souvenir des antipathies et des superstitions réciproques de deux cultes et de deux races. Sans doute certains détails de ces récits de fête nous font sourire aujourd'hui et nous paraissent surannés[177]. N'importe, on aura beau déclamer contre la Révolution et ses nombreux excès; des scènes pareilles nous la feront toujours aimer, car elles contrastent singulièrement avec les excitations haineuses qui retentissent à nos oreilles, et l'humble desservant schismatique de ce village d'Alsace nous semble avoir mieux compris, du moins ce jour-là, le fond même du christianisme que les prélats illustres dont s'inspirent le Monde ou l'Univers et tant d'autres feuilles de combat.
[Note 176: Strassb. Zeitung, 9 novembre 1791.]
[Note 177: Strassb. Zeitung, 22 octobre 1791.—Gesch. der gegenw.
Zeit. 26 octobre 1791.]
La fin de l'année 1791 se passa relativement sans grands troubles à Strasbourg. D'abord les élections municipales occupèrent les esprits et l'antagonisme entre libéraux et radicaux s'y donna libre carrière. Le 14 novembre, M. de Dietrich était renommé maire, le lendemain Michel Mathieu était porté aux fonctions de procureur de la Commune et la plupart des officiers municipaux, comme des notables, appartenaient à la fraction modérée du parti constitutionnel. Mais malgré les panégyriques de la Gazette de Strasbourg[178], leur popularité n'était plus la même, et des attaques journalières, dirigées contre leur politique ecclésiastique et civile, allaient prouver bientôt aux coryphées du parti que les beaux jours des applaudissements unanimes étaient passés pour toujours. Des éléments nouveaux se joignaient sans cesse à la population strasbourgeoise et y acquéraient une situation prépondérante. L'esprit réfugié, si je puis m'exprimer de la sorte, y dominait de plus en plus, et l'impulsion générale de la Révolution allait amener bientôt, ou du moins faciliter beaucoup des crises d'ailleurs inévitables. Comme nous n'avons à nous occuper ici que des faits se rattachant à l'histoire religieuse de Strasbourg, nous serons bientôt au bout de ce chapitre.
[Note 178: Strassb. Zeitung, 15, 16 novembre 1791.]
Vers la fin de l'année, Brendel, désireux de faire oublier les frasques d'Euloge Schneider, nommait vicaires épiscopaux trois hommes de mérite, Dereser, ancien professeur à Bonn; Dorsch, ancien professeur à Mayence, et Schwind, ancien professeur à Trêves, après que ceux d'entre eux qui n'étaient point encore assermentés, eussent prêté le serment civique. Cela se faisait à la Cathédrale, dans la journée du 27 novembre[179]. Deux jours plus tard, l'Assemblée législative, poussée par le désir de mâter le clergé rebelle, décidait qu'à l'avenir les prêtres non-assermentés ne pourraient plus fonctionner dans les églises louées par des citoyens isolés ou des associations, pour leur servir de lieux de culte. C'était enlever aux non-jureurs la possibilité d'un culte public; c'était faire perdre sa raison d'être à cette organisation toute récente, imaginée pour sauvegarder à la fois les droits de l'Etat et la liberté des consciences[180]. Aussi peut-on dire que le décret du 29 novembre marque le commencement de la persécution véritable pour l'Eglise catholique, le moment où le gouvernement, jusque-là sur la défensive, outrepasse décidément la limite qui devrait toujours être respectée, empruntant à l'Eglise le système de tyrannie spirituelle qu'elle avait exercé depuis tant de siècles, et sans aucun scrupule, partout où ses moyens le lui avaient permis.
[Note 179: Pol. Lit. Kurier, 29 novembre 1791.]
[Note 180: Gesch. der geg. Zeit, 6 décembre 1791.]
Bientôt après, l'Assemblée renforçait également le décret contre les prêtres insermentés rebelles, en ajoutant une aggravation de peine à l'internement déjà prononcé contre eux. Le roi se refusa d'abord à sanctionner ce nouveau décret, mais les associations patriotiques du royaume le pressèrent de s'exécuter, par un pétitionnement général, auquel se joignit également la Société des Amis de la Constitution de Strasbourg, dans sa séance du 13 décembre. Elle fit tenir en même temps une adresse à l'Assemblée législative, pour la remercier d'avoir veillé de la sorte au respect des lois, et elle demanda au Directoire du département de s'associer à cette démarche[181].
[Note 181: Strassb. Zeitung, 16 décembre 1791.]
Toutes ces mesures eurent un effet à peu près nul sur la situation peu prospère de l'Eglise constitutionnelle à Strasbourg. En vain les feuilles dévouées se réjouissaient-elles du départ forcé des anciens fonctionnaires du culte, "bourrés de préjugés ultramontains", et de leur remplacement par des prêtres venus d'Allemagne, si décidés à combattre "l'indicible et barbare ignorance qui règne dans une grande partie de l'Alsace"[182]. Pour éclairer et convertir ces "barbares", il aurait fallu pouvoir s'en faire entendre; malheureusement le public en question se refusait avec une obstination de mauvais goût à se laisser édifier par tous les orateurs distingués auxquels Brendel avait ouvert la chaire de la Cathédrale, et qui, chaque dimanche et jour de fête, se faisaient entendre en français et en allemand, sous des voûtes à peu près désertes[183]. Nous avons retrouvé dans un recoin des Affiches d'alors un relevé de quêtes qui en dit plus long à ce sujet que bien des développements oratoires. Chaque année, l'on procédait dans les paroisses catholiques et luthériennes de Strasbourg à une quête en faveur de la Maison des Orphelins, quête qui se faisait d'ordinaire le jour de la Toussaint. Or voici le relevé des dons versés dans les sachets des six paroisses catholiques officielles, en 1791:
Cathédrale………. 5 livres 3 sols.
Ste-Madeleine……. 2 — 18 —
St-Pierre-le-Jeune.. " — 11 —
St-Pierre-le-Vieux.. " — 7 —
St-Jean…………. " — 2 —
Citadelle……….. " — 1 —
[Note 182: Strassb. Zeitung, 21 décembre 1791.]
[Note 183: Cette réorganisation des services religieux est datée du 23 décembre. Le sermon allemand était prêché à la Cathédrale de 10-11 heures du matin, le sermon français de 2-3 heures de l'après-midi.]
Pour qui connaît l'esprit inné de charité des Strasbourgeois de tous les cultes, un pareil chiffre est assurément caractéristique et prouve le manque à peu près complet d'adhérents du culte constitutionnel dans notre ville[184].
[Note 184: Affiches, 5 novembre 1791. Cherchant un point de comparaison, nous avons constaté qu'en 1790 la quête avait encore produit 49 livres.]
C'était donc avec des sentiments de haine réciproque, sous l'influence d'un sourd malaise, qu'on quittait cette année "s'échappant à l'horizon, enveloppée dans les voiles flottants du pâle crépuscule, tandis que le bruit de ses pas se perd au firmament assombri"[185]. Elle avait vu s'évanouir déjà tant de belles espérances, tant de rêves généreux, mais nul plus beau ni plus tristement démenti que le rêve d'une paix religieuse universelle fondée sur la tolérance fraternelle de tous. Bien peu d'entre ceux qui saluaient parmi nous l'année nouvelle de leurs élucubrations lyriques[186] se doutaient assurément de ce qu'elle leur apportait dans son sein, de tristesses et de maux; mais c'était un esprit de combat qui les animait bien plutôt qu'un esprit de paix, du moins sur le terrain religieux. Et cependant gouvernants et gouvernés auraient pu faire également leur profit de ce qu'écrivait, quelques semaines auparavant, le sagace correspondant colmarien d'un des journaux modérés de Strasbourg: "Neuf dixièmes des catholiques de notre district—il aurait pu dire aussi de l'Alsace entière—sont non-conformistes. On ne saurait le répéter assez, ni trop haut, que les remèdes héroïques ne servent absolument à rien dans des maladies aussi graves. Puisque la Constitution nous promet une tolérance absolue, il faudrait que l'administration évitât jusqu'à l'ombre de toute persécution. Nous ne saurions nous cacher que nos agissements ecclésiastiques n'aient causé de nombreuses défections parmi les amis de la Constitution. Il n'y a qu'un moyen de réparer les tristes suites de cette désertion fâcheuse, c'est de toujours se conduire en sorte que tous soient obligés de renoncer à l'erreur funeste qu'on veut les persécuter"[187].
[Note 185: Cette citation est empruntée à une très belle pièce de vers du Pol. Lit. Kurier, 31 décembre 1791.]
[Note 186: Neujahrswunsch eines Nachtwoechters, Gesch. der geg. Zeit, 30 décembre 1791, etc.]
[Note 187: Pol. Lit. Kurier, 15 novembre 1791.]
Sages paroles, mais plus inutiles encore, car dans les époques de crise, ce ne sont pas les modérés, mais les violents qui dominent, et dans le double courant, qui va se choquer en sens contraire, nous verrons sombrer à la fois l'Eglise et la liberté.
XVI.
L'année 1792 ne marque d'une façon bien décisive, ni dans l'histoire de la Cathédrale de Strasbourg, ni dans celle, plus générale, de la lutte religieuse en Alsace. Nous avons déjà dit pourquoi. Si elle voit se continuer la lutte entre les deux clergés qui se disputent les âmes, la violence de la crise politique détourne peu à peu l'attention des questions ecclésiastiques. La guerre extérieure d'abord, puis la révolution du 10 août, la chute de la Constitution, l'invasion étrangère, offrent aux simples curieux de plus piquants spectacles, des sujets d'étude plus variés, aux masses indécises de bien autres terreurs. Les plus acharnés aux querelles religieuses, frappés comme par un vague pressentiment, semblent mettre parfois une sourdine à leurs clameurs, réprimer par moments leurs antipathies si profondes, pour prêter l'oreille à l'orage grondant au loin, qui, dans un avenir prochain, balayera de sa toute-puissance brutale, et l'Eglise réfractaire et l'Eglise assermentée.
Cette situation nettement établie, maintenant qu'une étude attentive et minutieuse—trop minutieuse peut-être, au gré de certains lecteurs—nous a fait connaître les différents partis, leur antagonisme et leur manière d'agir, nous pourrons donner à notre récit une allure un peu plus rapide.
Les premières semaines et les premiers mois de l'année nouvelle nous montrent la situation religieuse en Alsace sensiblement la même, et différant seulement par le détail de celle qui se présentait à nous vers la fin de l'année précédente. Nous y voyons la population de Strasbourg préoccupée de tous les bruits qui viennent d'Ettenheim et des environs, suivant anxieusement les menées de l'armée noire de Rohan et de Mirabeau, accueillant, avec trop de crédulité peut-être, tous les récits de trahison circulant sur le compte des autorités municipales et autres, qui, le long de la frontière rhénane, conspirent, dit-on, avec l'ancien prince-évêque Strasbourg[188]. Cette anxiété continuelle se change par moments en émotion profonde, comme tel jour où les incendiaires gagés doivent venir mettre le feu à la ville, pour faciliter l'invasion ennemie[189].
[Note 188: Strassb. Zeitung, 5, 6 janvier 1792.]
[Note 189: Ce devait être dans la nuit du 18 janvier. (Strassb.
Zeitung, 19 janvier 1792.)]
Au dedans l'agitation contre les prêtres assermentés, loin de diminuer dans les campagnes, se traduit par des attentats de plus en plus nombreux. Le curé de Türckheim est assailli la nuit, dans sa maison, par un homme masqué, qui se donne pour le diable en personne[190]; le desservant de Roedern inquiété par des coups de feu[191]; le desservant d'Oberbronn également canardé pendant qu'il traverse la forêt pour visiter une annexe[192]; le desservant d'Esch, saisi à la gorge par un de ses paroissiens et presque étranglé à l'autel, au milieu des éclats de rire de ses "pieuses" ouailles[193].
[Note 190: Ibid., 21 janvier 1792.]
[Note 191: Ibid., 31 janvier 1792.]
[Note 192: Ibid., 23 février 1792.]
[Note 193: Ibid. cod. loco Voy. encore sur des faits analogues, Strassb. Zeitung, 19 juin 1792.]
L'audace des prêtres réfractaires, qui savent que la guerre va venir ajouter encore aux embarras du gouvernement, ne connaît plus de bornes. Le curé d'Erstein, par exemple,—le non-conformiste, déchu de son emploi, bien-entendu—force un patriote mourant d'abjurer la Constitution par devant les officiers municipaux, et lui arrache la promesse de rendre ses biens nationaux, enlevés à l'Eglise, avant de lui donner l'absolution[194]. Dans cette même localité arrive un peu plus tard un desservant constitutionnel; la municipalité n'ose pas désobéir au Directoire du département et l'installe; mais après avoir reçu son serment, elle se sauve en corps de l'église, laisse le pauvre homme dire la messe tout seul et ne revient qu'après pour le conduire au presbytère[195]. Il y a mieux encore. A Bischheim, le curé réfractaire pénètre au village, escorté par quatre gendarmes, et devant ces quatre représentants de la loi, qui auraient dû l'arrêter sur l'heure comme un fauteur de troubles, il fait arracher la serrure de l'église et y célèbre la messe, "sur l'invitation des gendarmes nationaux", à ce qu'il prétendra plus tard[196].
[Note 194: Strassb. Zeitung, 23 janvier 1792.]
[Note 195: Ibid., 8 février 1792.]
[Note 196: Ibid., 9 février 1792.]
Rien d'étonnant à ce que le clergé constitutionnel fût réellement effrayé par une attitude aussi provoquante, à laquelle ne s'attendaient en aucune façon les nombreux prêtres étrangers qui venaient d'Allemagne pour entrer au service du schisme, et qui s'étaient attendus à trouver chez leurs nouveaux paroissiens un peu de l'enthousiasme facile qui les animait eux-mêmes. Les plus sérieux, les plus dignes d'estime, en devenaient inquiets au fond de leurs consciences, et se demandaient comment agir sur des foules si récalcitrantes à leurs paroles. Nous avons un témoignage très curieux, je dirais volontiers très touchant, de cette disposition de certains esprits dans un sermon sur la tolérance religieuse et politique, prêché par Antoine Dereser, le professeur d'exégèse au Séminaire, à la Cathédrale, dans les premiers jours de février. Il y renonce, pour ainsi dire, à séparer dès maintenant, l'ivraie du bon grain. "Ne jugeons personne, ne condamnons personne. Abandonnons ce soin à Dieu qui sera notre juge suprême. Un prêtre tranquille, qui refuse le serment pour obéir à sa conscience, est aussi respectable que moi, qui l'ai prêté pour obéir à la mienne." Coeur tendre et mystique, on voit qu'il regrette déjà, dans le tumulte des discussions religieuses et politiques, "les jours bienheureux" où il a pu enseigner, prier et prêcher paisiblement dans cette ville de Bonn, à laquelle il dédie son sermon[197].
[Note 197: Ueber religioese und politische Toleranz, eine Amtspredigt.
Strassburg, Heitz. 1792, 20 p. 8º.]
D'autres, plus actifs, plus remuants, moins chrétiens aussi, comme son collègue l'abbé Philibert Simond, Savoyard d'origine et vicaire général du diocèse, se lancent dans la politique, comme l'avait déjà fait Euloge Schneider, et deviennent ses émules au Club du Miroir. Ils y dissertent avec une faconde qui n'a rien d'évangélique, sur des sujets qu'ils peuvent difficilement connaître et visent, dès maintenant, au delà de la chaire sacerdotale, la tribune d'une Assemblée Nationale[198].
[Note 198: Nous songeons surtout, en parlant de la sorte, au singulier Discours sur l'éducation des femmes prononcé par Philibert Simond dans la séance du 10 janvier 1792, au Club des Amis de la Constitution. (Strasb., Heitz. 20 p. 8º).]
Eux, du moins, parlaient et faisaient parler d'eux. Pour leur évêque, il continue à s'effacer dans la pénombre.
C'est à peine si l'on trouve à glaner çà et là quelques menus faits sur son compte. Le 12 février, il bénissait en grande pompe les nouveaux drapeaux de la garnison, devant les corps administratifs, la magistrature et l'état-major réunis dans la nef de la Cathédrale[199]. Le lendemain, il disait au même endroit une messe solennelle pour le repos de l'âme de son père, le vieux négociant en bois de Franconie, décédé nonagénaire à Weinoldsheim, dans le district de Wissembourg. Fidèle à l'amour paternel, plus encore peut-être qu'à des convictions religieuses bien arrêtées, le vieillard avait refusé, sur son lit de mort, le concours d'un prêtre non assermenté[200].
[Note 199: Strassb. Zeitung, 14 février 1792.]
[Note 200: Neueste Religionsnachrichten, 17 février 1792.]
Deux jours plus tard, paraissait le mandement de carême du cardinal de Rohan, "prince-évêque de Strasbourg, landgrave d'Alsace, proviseur de Sorbonne"[201]. Cette pièce est d'un ton plus doux et d'un style plus terne que les manifestes précédents du même personnage, sans exprimer naturellement des idées bien différentes de celles qu'il avait proclamées dans des occasions analogues. Le Directoire du département arrêta sur-le-champ que ce document illégal serait confisqué, et que le cardinal et son secrétaire Weinborn seraient dénoncés par le procureur-général-syndic comme rebelles à la loi. Il enjoignit à toutes les municipalités et procureurs des communes de dénoncer également ceux qui distribueraient ce factum, comme aussi les ecclésiastiques qui en donneraient lecture à leurs ouailles. En même temps qu'il faisait afficher cet arrêté dans toutes les localités du Bas-Rhin, il donnait avis à l'Assemblée législative de cette tentative réitérée d'immixtion dans les affaires ecclésiastiques du pays[202].
[Note 201: Bischoefliche Verordnung die Fasten des Jahres 1792 betreffend. S. loc., 10 p. 4º.]
[Note 202: Gesch. der geg. Zeit, 27 février 1792.]
Mais Rohan se préoccupait fort peu de ces dénonciations et ses curés guère davantage. Ils lisaient le mandement de Rohan, déchiraient celui de Brendel sous les yeux mêmes du messager officiel[203], levaient la dîme ecclésiastique dans quelques recoins de nos montagnes, comme si la Constituante n'avait jamais existé[204], frappaient des impôts bénévoles sur leurs paysans obéissants[205], qu'ils surexcitaient par leurs prédications et par leurs miracles[206], sans que les autorités civiles pussent ou voulussent intervenir. Toutes les municipalités ne se tiraient pas, comme celle de Soultz, par un trait d'esprit, des difficultés multiples que faisait surgir une situation pareille[207]. Pendant ce temps la dureté des temps se faisait sentir de plus en plus. Epuisées par les dépenses nécessaires pour la réorganisation d'une armée qui manquait de tout, les caisses publiques étaient vides. Le commerce et l'industrie ne marchant plus, l'enthousiasme de 1789 étant tombé, les contributions patriotiques volontaires ne faisaient plus rentrer d'argent dans le Trésor. Il en fallut donc venir aux réquisitions de tous les métaux, susceptibles d'être transformés en monnaie, et les cloches des églises furent naturellement visées tout les premières. Déjà en novembre 1791, les administrateurs du district de Strasbourg avaient invité les officiers municipaux à faire remettre au directeur de la monnaie de notre ville "le bouton de cuivre, qui jadis était placé sur la tour de la Cathédrale et qui se trouve aujourd'hui dans les greniers de la fondation Notre-Dame"; le corps municipal s'était empressé de décider, le 3 novembre, "qu'on ferait dudit bouton l'emploi indiqué par ladite lettre, s'il existe"[208]. En mars 1792, les journaux annoncent que l'église métropolitaine a dû sacrifier sur l'autel de la patrie quelques-unes de ses treize cloches, et que Saint-Thomas aussi a laissé partir pour la monnaie l'une des siennes, pesant 15 quintaux[209]. Le 20 avril suivant, le Directoire du département, se conformant au décret de l'Assemblée Nationale du 16 mars, adresse un appel énergique à toutes les communes du Bas-Rhin, les invitant à "faire transporter à l'Hôtel national de la monnaie de Strasbourg toutes celles des cloches de leurs paroisses, dont l'usage ne serait pas de nécessité indispensable pour établir les signaux publics." Outre les cloches de la Cathédrale et de Saint-Thomas, la délibération mentionne encore avec reconnaissance les paroisses protestantes de Saint-Pierre-le-Jeune, Saint-Pierre-le-Vieux, Saint-Guillaume et Sainte-Aurélie, comme lui ayant déjà fait parvenir des secours[210].
[Note 203: Strassb. Zeitung, 20 mars 1792.]
[Note 204: Le curé Rumpler, de Mühlbach, dans la vallée de la Bruche. Strassb. Zeitung, 20 mars 1792.]
[Note 205: Le curé Grumaich, de Gundershoffen, Strassb. Zeitung, 20 mars 1792.]
[Note 206: Le grand crucifix dans le réfectoire des Capucins de Blotzheim se mit à pleurer des larmes de sang. La municipalité fit placer le crucifix au milieu de la salle et les pleurs cessèrent aussitôt de couler. Strassb. Zeitung, 2 mars 1792.]
[Note 207: Un citoyen de cette localité vendait à ses concitoyens de l'eau bénie par un prêtre non assermenté, à quatre sols la bouteille, et faisait ainsi d'excellentes affaires. Le maire, loin d'inhiber ce pieux trafic, déclara vouloir le légitimer, en lui faisant prendre une patente de commerçant. Strassb. Zeitung, 2 mars 1792.]
[Note 208: Procès-verbaux manuscrits du corps municipal, II, p. 902.]
[Note 209: Strassb. Zeitung, 10 mars 1792.]
[Note 210: Délibération du Directoire du Bas-Rhin, du 20 avril 1792.
Strasb., Levrault, 4 p. 4°.]
La guerre prochaine est dorénavant la préoccupation dominante des administrateurs du département, du district et de la commune. Si l'on parvient à repousser l'invasion menaçante, on en finira, du coup, avec les réfractaires religieux, privés de l'appui du dehors. A quoi bon, dès lors, se fatiguer, avant le conflit suprême, par des luttes partielles avec toute cette masse de citoyens récalcitrants aux lois de l'Etat? C'est cette manière de voir qui l'emporte, évidemment, dans la pratique, quand bien même on ne l'aurait jamais ainsi formulée d'une façon théorique. L'évêque du Bas-Rhin a beau soumettre son projet définitif sur les circonscriptions paroissiales aux autorités civiles; il a beau leur demander qu'on procède aux élections pour les cures vacantes; elles n'ont ni le temps ni l'argent nécessaires pour s'occuper de choses aussi secondaires. Les candidats ne sont pas nombreux, nous l'avons vu, et pourtant Brendel se voit obligé d'annoncer dans les journaux qu'il ne pourra se servir de ceux qui n'auraient pas d'excellents témoignages à produire, tant sous le rapport du savoir que des moeurs, afin de diminuer encore le nombre des postulants qui encombrent son antichambre et qu'il ne sait où placer[211]. Le 21 mars il se voit obligé, malgré son flegme habituel, de protester formellement contre ce manque de concours de la part des corps administratifs[212]. Ce qui est autrement grave encore, c'est que l'opinion publique se détache de plus en plus de cette éphémère création, qui n'a point obtenu les résultats qu'en attendaient les politiques. Sans doute le caractère personnel de plus d'un parmi les représentants de l'Eglise constitutionnelle a déplu, a choqué les meneurs des patriotes modérés strasbourgeois. Mais ce n'est pas cependant à ces rancunes personnelles qu'il faut rattacher le changement de ton, assez subit, que nous remarquons alors dans les feuilles locales. On se rend compte, à contrecoeur, un peu tard, mais on se rend compte, du peu d'appui que le libéralisme politique peut tirer de son alliance avec le culte schismatique. C'est lui qu'il faut soutenir sans cesse, au lieu d'être soutenu par lui. Dès lors il devient une machine de guerre surannée, qu'on abandonne à son triste sort et qui n'inspire plus, à beaucoup du moins d'entre ses protecteurs d'autrefois, qu'un médiocre intérêt.
[Note 211: Gesch. der geg. Zeit, 5 mars 1792.]
[Note 212: Neueste Religionsnachrichten, II. p. 93.]
On pourra se rendre compte, fort exactement, de cette disposition nouvelle des esprits en prenant connaissance de la polémique qui s'élève au mois de mars et d'avril entre Rodolphe Saltzmann, le rédacteur de la Gazette de Strasbourg et l'abbé Kæmmerer, le directeur des Neueste Religionsnachrichten, au sujet de la mission temporaire que Kæmmerer avait remplie, l'automne précédent, à Bouxwiller, et durant laquelle il avait manifesté des tendances passablement intolérantes et dominatrices[213]. Même le gouvernement central croit devoir reporter son attention, de préférence, sur les protestants d'Alsace, plus nombreux, plus capables de l'aider et plus disposés à le faire. Dans la séance du 13 mars, le ministre de l'intérieur recommande à l'Assemblée Nationale de secourir "les prêtres protestants des départements du Rhin", qui vivaient principalement du revenu de leurs dîmes, aujourd'hui disparues, et qui méritent d'autant plus la bienveillance des représentants du peuple que, malgré ces pertes, ils sont restés chauds partisans de la Constitution et poussent leurs ouailles à s'engager dans l'armée[214].
[Note 213: Strassb. Zeitung, 26 mars 1792. Voy. aussi Ueber die
Aristokratie von Buchsweiler, Vikar Kæmmerers Schelten, und Vikar
Schneider's Bericht in der Konstitutions-Gesellschaft. 1792. S. loc.,
12 p. 4°.]
[Note 214: Gesch. der gegenw. Zeit, 20 mars 1792.]
La conséquence naturelle d'un pareil abandon, de la part des modérés, devait être une conversion très accentuée vers la gauche, de la part des représentants de l'Eglise schismatique, en tant qu'ils ne se décourageaient pas entièrement, et se retiraient de la lutte. Les uns désavouaient leurs faiblesses, comme le curé Krug de Bergbietenheim qui, sur son lit de mort, signait devant le maire, le 29 mars, une rétractation complète de ses erreurs[215], ou, comme le curé Maire de Dachstein, révoquaient solennellement à l'église, devant leurs ouailles réunies, un serment d'iniquité[216]. D'autres écrivaient à leurs amis d'Allemagne, qu'ils étaient désespérés d'être tombés dans un guêpier pareil, et les suppliaient de ne pas venir, , "s'ils ne voulaient pas être ruinés de corps et d'âme"[217]. D'autres se retiraient dans le Haut-Rhin; les plus militants, au contraire, forçaient la note pour plaire aux Jacobins et pour regagner de leur côté un appui, désormais perdu du côté de Dietrich et de ses amis[218]. On sait que le maire, attaqué par les radicaux de toute nuance et de toute nationalité, coalisés contre lui, avait été moralement forcé de sortir avec ses amis de la Société des Amis de la Constitution, séant au Miroir, et que les véritables fondateurs de cette association, les patriotes de 1789, avaient fondé en février 1792 une autre société, siégeant à l'Auditoire du Temple-Neuf et décriée bientôt comme le point de ralliement des aristocrates et des feuillants. Les grands-vicaires et les vicaires de Brendel, affiliés à la société primitive, restèrent tous au Miroir; lorsque quelques esprits vraiment patriotiques proposèrent d'oublier les dissidences intérieures en présence des dangers du dehors, et de fusionner les deux associations, ce furent Simond et Euloge Schneider qui se montrèrent les plus violents pour la négative, dans la séance du 1er avril où fut discutée la motion, et qui la firent enfin rejeter[219]. Mais aussi la Gazette de Strasbourg parlait-elle, quelques jours plus tard, avec une amertume visible, de "M. l'évêque du Bas-Rhin qui ne nous fait pas l'honneur d'envoyer ses vicaires à l'Auditoire" et constatait-elle que dorénavant "le club du Miroir est la colonne sur laquelle s'appuient les prêtres assermentés"[220].
[Note 215: Strassb. Zeitung, 6 avril 1792.]
[Note 216: Gesch. der gegenw. Zeit, 14 avril 1792.]
[Note 217: Ibid., même date.]
[Note 218: Euloge Schneider a publié dans son Argos (2, 5, 9 octobre 1792) un tableau de l'état du clergé constitutionnel au printemps 1792, que nous croyons très vrai dans son ensemble, surtout au point de vue de sa misère matérielle.]
[Note 219: Strassb. Zeitung, 3 avril 1792.]
[Note 220: Ibid., 12 avril 1792.]
Il fallait payer un pareil appui, quelque précaire qu'il pût être, en forçant la note schismatique, pour se mettre au diapason des sentiments jacobins d'alors. Ce n'était pas chose facile; pourtant nous nous figurons qu'il n'y eut pas de mécontents dans le parti, le jour où le professeur Schwind, vicaire épiscopal, vint prêcher à la Cathédrale son sermon sur les Papes dans toute leur nudité, parallèle entre la vie de Jésus et celle de ses successeurs[221]. Nous ne pensons pas que jamais, dans une chaire, catholique de nom, l'on ait parlé dans des termes pareils des pontifes qui se sont succédés sur le Saint-Siège; nous doutons même fort, qu'au temps des luttes les plus âpres de la Réforme "contre la grande prostituée de Babylone", on ait reproduit devant les oreilles de fidèles quelconques, un aussi long catalogue de méfaits et de crimes. Nous ne discutons pas les faits allégués dans les notes de cette oeuvre oratoire; si quelques-uns sont apocryphes, la plupart sont malheureusement bien et dûment constatés par des témoignages irrécusables. Leur énumération, leur discussion serait à sa place dans une oeuvre d'histoire ou de controverse. On a quelque peine cependant à croire qu'elles puissent contribuer en rien à l'édification des âmes chrétiennes, et ce n'est pas la prose ampoulée de l'orateur qui pourrait rendre plus attrayante à nos yeux cette polémique massive et médiocrement évangélique[222]. Ce n'était pas, en tout cas, par des élucubrations pareilles qu'on pouvait espérer ramener à soi les catholiques dissidents de Strasbourg, plus que jamais dociles à leurs directeurs secrets[223].
[Note 221: Die Poepste in ihrer Bloesse,… vorgestellt am Ostermontag in der Kathedralkirche… von F. K. Schwind. Strassburg, Levrault, 1792, 24 p. 8°.]
[Note 222: C'est ainsi qu'il appelle quelque part (p. 23) notre globe terrestre "les latrines de l'univers".]
[Note 223: On nous en cite, pour ce moment précis, un curieux exemple. Le 29 mars, un fonctionnaire municipal, bon patriote, aborde dans la rue l'abbé Bigaut, ci-devant vicaire à Saint-Etienne, et voulant juger de la vérité des instructions reçues par le clergé réfractaire, demande à se confesser à lui. L'autre y consent et notre homme lui raconte qu'il s'est marié et que son union a été bénie par un prêtre assermenté. L'abbé lui déclare alors qu'il commet un péché mortel chaque fois qu'il use de ses droits conjugaux, et lui refuse l'absolution, lui déclarant en outre que, s'il ne rétracte le serment civique prêté comme fonctionnaire, il serait damné pour toute l'éternité. C'est ce qu'on osait déclarer, à Strasbourg même, à un représentant de l'autorité civile! (Gesch. der gegenw. Zeit, 14 avril 1792.)]
Depuis quelques mois le parti radical à Strasbourg s'était accru d'une individualité qui mériterait bien d'attirer un jour l'attention d'un historien local, car sa carrière ne manque pas de péripéties intéressantes, et le personnage lui-même est un type caractéristique des époques de révolution. M. Charles de Laveaux, avait commencé sa carrière comme maître de langues à Berlin, et y avait publié, sous le titre de Nuits champêtres, des idylles dans le genre de Gessner, qui n'avaient rien de subversif[224]. Appelé comme professeur à la fameuse Karlsschule de Stouttgart, il s'y était pris de querelle avec un officier supérieur de l'armée wurtembergeoise, et n'ayant pu obtenir justice d'un soufflet reçu dans la bagarre[225], il avait donné sa démission et s'en était venu chez nous, à Strasbourg, qui paraissait alors aux bonnes âmes d'outre-Rhin le véritable Eldorado de la liberté[226].
[Note 224: Les Nuits champêtres, par M. de Laveaux, 2e édition.
Berlin 1784, 1 vol. in-18.]
[Note 225: On trouvera un récit très détaillé de cette scène dans la Strassb. Zeitung du 7 mars 1791.]
[Note 226: Strassb. Zeitung, 7 juillet 1791.]
Mais il n'avait pas trouvé chez la population strasbourgeoise l'accueil empressé sur lequel il comptait sans doute comme martyr de la bonne cause. Son caractère, naturellement caustique, s'était aigri et il avait fondé deux journaux, le Courrier de Paris et le Courrier de Strasbourg, qui, seuls rédigés alors en français, exerçaient une influence assez considérable sur l'opinion publique à l'intérieur[227]. Il se donna pour tâche de harceler incessamment les modérés et M. de Dietrich, leur chef, et de déclamer contre la tolérance accordée par eux aux perturbateurs du repos public. Fort lié, pour le moment, avec Euloge Schneider et quelques-uns de ses collègues, il soutenait la cause du clergé constitutionnel du ton tranchant et violent qu'il portait en toute affaire.
[Note 227: L'un de ces journaux apportait aux lecteurs français de Strasbourg le sommaire des feuilles parisiennes; l'autre envoyait à Paris le récit, très fantaisiste souvent, de ce qui se passait sur les bords du Rhin. Malheureusement le Courrier de Strasbourg ne comptait que peu d'abonnés à Strasbourg même et les numéros de ce journal sont devenus excessivement rares aujourd'hui. Il parut de janvier à décembre 1792.]
Un incident particulier lui sembla propre à forcer la main aux administrateurs du département et à les entraîner à sa suite. Le curé constitutionnel de Boersch, M. Schaumas, avait été maltraité de la façon la plus indigne, par quelques paysans fanatisés, en présence de prêtres réfractaires, qui riaient de son supplice, et laissé pour mort sur la grande route[228]. Les autorités départementales n'ayant pris que mollement en main cette affaire, Laveaux avait proposé le 18 avril, au matin, dans une séance extraordinaire du Club du Miroir, de se réunir à main armée et de faire la chasse aux non-jureurs et aux aristocrates dans tout le Bas-Rhin, pour les exterminer. Un auditeur plus timide ayant insinué qu'il fallait demander pour cela l'autorisation de l'Assemblée Nationale, Laveaux aurait répondu qu'on en agirait certes ainsi, mais seulement quand l'expédition serait menée à bonne fin. Le curé de Boersch, produit devant la réunion, le corps couvert de plaies encore saignantes, excita l'indignation de la société, qui vota son approbation, au moins théorique, à la croisade contre les noirs, et une dénonciation contre le Directoire qui manquait à tous ses devoirs en ne poursuivant pas les prêtres fanatiques[229].
[Note 228: Strassburger Zeitung, 19 avril 1792.—Neueste
Religionsbegebenheiten, 20 avril 1792.]
[Note 229: Gesch. der gegenw. Zeit, 25 avril 1792.—Strassb.
Zeitung, 3 mai 1792.]
Les autorités s'émurent du discours incendiaire de Laveaux. Le maire convoqua les corps constitués à l'Hôtel-de-Ville pour le 21 avril, et l'on y décida de dénoncer l'orateur au juge de paix, comme ayant troublé le repos public. En même temps on délibérait une adresse aux citoyens, qui commençait par ces mots: "Citoyens, le crime veille, il souffle la discorde. Des esprits pervers redoutent leur nullité dans le règne de l'ordre. Ils entretiennent sans relâche les passions inquiètes, etc.[230]." Cette proclamation rappelait le texte de la loi du 18 juillet 179l: "Toutes personnes qui auront provoqué le meurtre, le pillage, l'incendie ou conseillé formellement la désobéissance à la loi, soit par placards,… soit par des discours tenus dans des lieux et assemblées publiques, seront regardées comme séditieuses et les officiers de police sont autorisés à les arrêter sur-le-champ." Le maréchal Luckner, commandant l'armée du Rhin, était prié de ne plus laisser dorénavant fréquenter les clubs à ses soldats, les pasteurs et curés invités à lire la proclamation municipale du haut de la chaire et le dimanche, 22 avril, à sept heures du matin, Laveaux, arrêté à son domicile, était conduit en prison. Dès le lendemain, on tirait au sort le jury d'accusation, qui, le 28, autorisait la poursuite. Mais le jury de jugement, réuni le 15 mai, acquittait l'orateur, son intention délictueuse n'étant pas suffisamment prouvée[231].
[Note 230: Délibération du corps municipal du 20 avril 1792. Strasb.,
Dannbach, placard in-fol.]
[Note 231: Strassb. Zeitung, 3 mai, 18 mai 1792. Euloge Schneider avait vivement pris sa défense dans une brochure: Ein Wort im Ernst an die Bürger Strassburg's, datée du 27 avril 1792. (Strasb., s. nom d'imprim., 8 p. 8°.)]
Nous n'aurions point parlé si longuement de cette procédure, si la motion de Laveaux n'avait amené le Directoire du département à prendre, le lendemain même de son arrestation, une délibération des plus importantes, relativement à la question religieuse. Il est probable qu'il voulut se laver par là de l'accusation portée contre lui, de ne point faire observer les décrets de l'Assemblée Nationale contre les prêtres réfractaires, tout en affirmant, une fois de plus, les sentiments de tolérance animant ce corps administratif. Les considérants de cette délibération sont des plus optimistes. "S'étant fait représenter les plaintes… sur les dissensions qu'occasionne dans quelques communes la diversité des opinions religieuses; instruits que des gens malintentionnés… ont cherché à troubler la tranquillité qui a régné jusqu'ici dans le département;
"Considérant que la Constitution garantit la liberté de tous les cultes dans l'empire, qu'en conséquence celui qui prétexte les intérêts de sa religion et le sentiment de sa conscience pour provoquer les esprits faibles et crédules à la sédition et à la désobéissance aux lois, est un imposteur, un traître à la patrie…
"Voulant, sans gêner la liberté des opinions ni l'exercice d'aucun culte, prévenir et empêcher l'intolérance d'une part, l'incivisme et le fanatisme de l'autre,… les administrateurs du département
"Arrêtent:
"Toute personne qui aura outragé les objets d'un culte quelconque, soit dans un lieu public, soit dans les lieux destinés à l'exercice de ce culte, ou insulté les ministres en fonctions, ou interrompu par un trouble public les cérémonies religieuses de quelque culte que ce soit, sera saisie sur-le-champ, et condamnée à une peine qui pourra être de 500 livres d'amende et d'une détention d'un an…..
"Tous prêtres non assermentés, ainsi que les curés ou vicaires qui se permettraient d'exercer des fonctions publiques seront…… dénoncés à l'accusateur public pour être punis conformément à la loi du 28 juin 1791.
"Le défaut de prestation du serment, prescrit par la loi du 26 décembre 1790, ne pourra être opposé à aucuns prêtres se présentant dans une église paroissiale, succursale ou oratoire national, seulement pour y dire la messe, pourvu toutefois qu'ils en aient prévenu la municipalité et le curé ou desservant de la paroisse, et soient convenus avec eux de l'heure à laquelle ils pourront dire leurs messes sans gêner le culte de paroisse….
"Les édifices consacrés à un culte religieux par des sociétés particulières et portant l'inscription qui leur sera donnée, seront fermés aussitôt qu'il y aura été fait quelques discours contenant des provocations directes contre la Constitution…. En conséquence, si quelques prêtres non assermentés, cherchant à égarer la multitude, traitaient d'intrus, de sacrilèges et schismatiques les ministres qui ont prêté le serment prescrit par la loi, et représentaient comme nuls les sacrements qu'ils administrent, les municipalités seront tenues… de dénoncer les délinquants à l'accusateur public pour… être poursuivis criminellement et punis comme perturbateurs de l'ordre public.
"Lorsqu'à la réquisition du Directoire, l'évêque du département enverra dans une commune un desservant ou un vicaire, la municipalité sera tenue de convoquer dans les vingt-quatre heures le conseil de la commune pour qu'il soit procédé, en sa présence, à son installation….
"Elles seront en outre tenues de faire toutes les dispositions convenables pour le protéger et lui assurer le libre exercice des fonctions que la loi lui attribue."
A la suite de cet arrêté, les administrateurs départementaux ont placé une proclamation aux citoyens pour leur dire que, décidés à faire respecter la loi, ils se refusaient à aller plus loin; que jamais ils n'attenteraient à la liberté d'une classe de citoyens, qui vit, comme les autres, sous la protection des mêmes lois, pour obéir aux déclamations de quelques ambitieux, qui sans cesse, le mot de peuple à la bouche, croient s'ériger en apôtres de la liberté, en flattant bassement ses passions. "Fidèles à leurs serments, ils sont résolus de périr à leur poste plutôt que d'ordonner, d'autoriser ou de tolérer aucune mesure ni violence qu'ils regarderaient comme une atteinte portée à la Constitution"[232]. On ne se trompera pas en reconnaissant dans le libellé de cette énergique réponse aux objurgations de Laveaux la plume de Xavier Levrault, alors procureur-général-syndic, et l'un des plus marquants parmi les libéraux strasbourgeois de l'époque.
[Note 232: Délibération du Directoire du 23 avril 1792. Strasb.,
Levrault, 8 p. 8°.]
Mais cette énergie dans la modération ne faisait l'affaire ni des radicaux ni d'une partie au moins des prêtres assermentés. Au moment même où la déclaration de guerre contre François de Hongrie arrivait à Strasbourg et y était solennellement proclamée dans tous les carrefours[233], la curiosité de la bourgeoisie strasbourgeoise était tenue en éveil par une querelle violente qui s'était élevée entre Kæmmerer et Saltzmann, puis entre le bouillant abbé et la municipalité en personne. La cause première de cette nouvelle prise de bec avait été aussi puérile que possible. Il paraît que depuis longtemps les élèves du Collège National (l'ancien collège des Jésuites) étaient en état d'hostilité avec leurs voisins, les élèves du Séminaire épiscopal, échangeant avec eux des grimaces, voire même des horions occasionnels. Un jour que l'abbé Schwind conduisait les séminaristes à la promenade, un des élèves du collège lui tira la langue en passant, et le révérend professeur du Séminaire, désespérant d'obtenir du principal la punition du coupable, se résigna à le châtier lui-même en lui donnant un "léger" soufflet. Là-dessus, le principal du Collège, nommé Chayron, accourt, une canne à épée à la main, suivi de plusieurs sous-maîtres, saisit Schwind au collet, le secoue en agrémentant son allocution d'épithètes fort malsonnantes, à ce qu'il paraît, et soutenu par ses élèves qui "faisaient chorus en possédés contre les prêtres", il force le Séminaire et son représentant à une fuite plus rapide qu'honorable. L'abbé Kæmmerer, supérieur du Séminaire, écrivit ab irato, de sa meilleure encre, à la municipalité, la menaçant de la colère du peuple, si elle ne faisait prompte et entière justice de cet attentat[234]. Schneider, de son côté, prit fait et cause pour ses collègues et voulut profiter de l'occasion pour tomber Saltzmann, devenu sa bête noire. Mais les deux vicaires épiscopaux n'eurent pas à se féliciter de leur campagne. Le rédacteur de la Gazette de Strasbourg, qui ne manquait pas de verve à ses heures, malmena fort l'ex-professeur de Bonn, prenant texte des attaques même contre sa personne pour le tourner à son tour en ridicule. Schneider avait déclaré qu'il ne fréquentait pas de conventicules de vieilles filles et de matrones dévotes, comme son adversaire piétiste. "Certes non, réplique Saltzmann; on vous croira là-dessus sur parole, car chacun sait que M. Schneider préfère la société des jeunes filles et des femmelettes complaisantes et qu'il sait fort bien où les trouver."—"Je n'évoque pas d'esprits," avait écrit le prédicateur de la Cathédrale, faisant allusion aux convictions mystiques de son adversaire.—"Nous le savons trop bien, répond l'autre; votre philosophie ne dépasse pas les limites sensuelles. De tout temps vous avez préféré avoir à faire avec les corps."—"Je reconnais maintenant combien je me suis trompé sur votre compte; les écailles me tombent des yeux", s'était exclamé Schneider.—"Et nous donc? combien plus profonde a été notre cécité à nous! C'est maintenant seulement que nous comprenons tout ce que nous disaient sur votre compte tant de lettres reçues d'Allemagne." Et mêlant le ton grave au plaisant, Saltzmann ajoutait: "Si MM. les ecclésiastiques assermentés ne lançaient pas toujours l'injure contre leurs collègues réfractaires, s'ils prêchaient l'Evangile et la pure morale, s'ils donnaient l'exemple des vertus civiques, s'ils ne se mêlaient pas de tant d'intrigues, jamais le fanatisme n'aurait fait parmi nous autant de progrès, et, malgré tous les talents à la Schneider, leurs églises ne seraient pas si vides"[235].
[Note 233: C'était le 25 avril au soir. Gesch. der gegenw. Zeit, 26 avril 1792.]
[Note 234: Gesch. der gegenw. Zeit, 23 avril 1792.]
[Note 235: Strassb. Zeitung, 24 avril 1792.]
Quant à l'abbé Kæmmerer, plus malheureux encore, il se voyait cité devant le juge de police correctionnelle, pour avoir menacé l'autorité d'un soulèvement populaire, trop heureux d'en être quitte pour un avertissement sévère et la condamnation aux frais, après avoir dû humblement demander pardon de son intempérance de langage et avoir promis de mieux se surveiller désormais[236]. Il s'en dédommagea en publiant, quelques jours plus tard, une brochure pour expliquer aux fidèles que l'excommunication lancée par le pape contre les schismatiques était sans force et nulle en droit. Sur ce sujet du moins, il pouvait donner cours à son éloquence sans se brouiller avec quelque nouvel ennemi[237].
[Note 236: Strassb. Zeitung, 30 avril 1792.]
[Note 237: Abhandlung über die Exkommunikation oder den Kirchenbann, von J. J. Kæmmerer. Strassburg, Levrault, 1792, 36 p. 8°.]
Cependant cette conversion de l'opinion publique, autrefois si favorable et maintenant indifférente, sinon franchement hostile, ne laissait pas de tourmenter les plus sincères, comme aussi les plus habiles parmi les représentants de l'Eglise constitutionnelle. Dans les mois qui suivent, ils semblent avoir pris particulièrement à coeur de répondre aux accusations de haine et d'intolérance portées contre eux. Les sermons prêchés à la Cathédrale dans le courant de mai à juillet, pour autant qu'ils ont été publiés alors, roulent à peu près tous sur le thème de la charité chrétienne. Euloge Schneider prêche avec une onction quelque peu factice, le cinquième dimanche après la Pentecôte, sur la conduite de Jésus vis-à-vis de ses ennemis[238]; Dereser examine la question: Un homme raisonnable et connaissant Jésus, peut-il persécuter ses semblables au nom de la religion?[239], et conclut naturellement à la négative. Peut-être ne crut-on pas suffisamment à leurs belles paroles, démenties, chez Schneider au moins, par bien des actes contraires. Toujours est-il que la sympathie publique et celle des pouvoirs constitués ne leur revient guère. On le vit à l'occasion des processions annuelles, qui s'étaient produites jusqu'à ce jour à l'extérieur des édifices sacrés. Mais cette année, quand Brendel saisit le corps municipal de la question, dans la séance du 12 mai, rappelant que son clergé avait été hué et insulté par une foule ameutée contre lui, et demandant si la municipalité peut lui garantir pour cette fois une protection efficace, sans déploiement militaire, la réponse est négative. On lui conseille de rester chez soi et le corps municipal finit par décréter qu'en principe, toutes les processions se feront à l'intérieur des églises[240].
[Note 238: Das Betragen Jesu gegen seine Feinde, eine Amtspredigt.
Strassb., Stuber, 1792, 14 p. 8°.]
[Note 239: Kann ein vernünftiger Mensch… seine Mitmenschen um der
Religion willen… verfolgen? Eine Amtspredigt. Strassb. Heitz, 1792,
16 p. 8°. Voy. encore Das Bild eines guten Volkslehrers, entworfen von
E. Schneider. Strassb., Lorenz, 16 p. 8°.]
[Note 240: Strassb. Zeitung, 14 mai 1792.]
La même réponse est donnée, un peu plus tard, au chanoine Rumpler, l'ancien notable, qui a réclamé également pour le clergé non assermenté la permission de fêter processionnellement la Fête-Dieu en circulant autour de l'église des Petits-Capucins[241]. Le seul privilège laissé au culte officiel semble avoir été la permission accordée au moniteur du schisme de proférer un mensonge pieux, en annonçant que la procession n'était pas sortie de la Cathédrale "à cause du mauvais temps[242]." Rumpler étant allé porter ses réclamations jusqu'au Directoire du département, ce dernier corps avait dû prendre également position. Il s'était déclaré d'une façon plus catégorique encore contre une faveur faite aux constitutionnels. Ou bien tous les cultes circuleront en pleine rue, ou bien aucun, car la loi prescrit l'égalité de tous les cultes. Puis il avait, il est vrai, éconduit le chanoine, mais par là-même renfermé Brendel et les siens sous les voûtes de Notre-Dame[243]. Ce manque d'harmonie entre les autorités civiles et religieuses se montre encore le dimanche, 3 juin, lors de la fête funèbre célébrée en l'honneur de Simonneau, le malheureux maire d'Etampes, massacré par la populace et les soldats qu'il voulait rappeler au devoir. Le conseil général, en discutant le programme de la fête, avait décidé tout d'abord qu'elle n'aurait point lieu à la Cathédrale même, comme autrefois la fête en l'honneur de Desilles, mais sur la place, devant l'édifice, vis-à-vis de la maison commune. Puis on avait voté qu'on n'y inviterait pas spécialement les ecclésiastiques, "la loi n'en connaissant plus". Ceux d'entre eux qui voudront y assister, ne seront plus en costume[244]. Il est donc incontestable qu'il y a, dès lors, une tendance raisonnée de la part de l'autorité civile à s'affranchir de toute collaboration avec un élément spécifique religieux, soit que l'attitude du clergé constitutionnel, à la fois intolérante et lâche[245], la froisse et la dégoûte, soit qu'elle ait perdu tout espoir de s'en servir comme d'un auxiliaire utile. Mais les libéraux modérés, en prenant cette attitude si nouvelle, ne s'en dissimulent pas les dangers. Ils comprennent que les schismatiques vont se réunir aux réfractaires et aux jacobins pour tenter de les écraser. "Nous marchons entre deux abîmes, le despotisme et l'anarchie, écrit alors Saltzmann. On veut nous jeter dans l'anarchie pour nous ramener plus tôt au despotisme"[246]. Ce mot prophétique embrassait et résumait en effet la longue période de notre histoire qui s'étend de la chute de la royauté à la proclamation de l'Empire.
[Note 241: Neueste Religionsnachrichten, 1er juin 1792.]
[Note 242: Ibid., 8 juin 1792.]
[Note 243: Strassb. Zeitung, 1er juin 1792.—Aveuglement éternel des partis! Au moment où les non-conformistes sollicitaient ainsi une faveur, ils se montraient d'une violence fatale à leurs plus chers projets. Un jeune homme, passant devant leur église, au moment du culte, fut assailli, frappé par eux, vit ses habits mis en pièces, puisqu'il n'avait pas ôté son chapeau dans la rue. (Strassb. Zeitung, 11 juin 1792.)]
[Note 244: Strassb. Zeitung, 2 juin 1792.]
[Note 245: Le mot peut sembler dur et peut-être même contradictoire; je ne le crois pas néanmoins injuste. Dans tous les cas de violences, si nombreux, relevés à l'égard des prêtres assermentés du Bas-Rhin, nous n'en avons pas rencontré un seul qui ait su faire face virilement à l'ennemi. Ce sont des victimes, assurément, de la brutalité fanatique des autres, mais des victimes rarement sympathiques. Quant à leur intolérance, en voici encore un exemple: Le 7 juin, le curé constitutionnel de Belfort empêchait l'inhumation d'un jeune volontaire protestant du bataillon du Bas-Rhin, qui venait d'y mourir. Il refusait de lui ouvrir le cimetière commun et on dut conduire le corps à Héricourt. (Strassb. Zeitung, 16 juin 1792.)]
[Note 246: Strassb. Zeitung, 4 juin 1792.]
XVII.
Le premier document dont nous ayons à parler en entrant dans la période de la grande lutte décennale qui va ravager l'Europe, c'est la lettre pastorale de l'évêque du Bas-Rhin, adressée, le 11 juin 1792, à ses "vénérables coopérateurs et à tous les fidèles du diocèse", afin "d'indiquer des prières publiques pour la prospérité des armes de la Nation". Cette pièce curieuse, passablement longue et travaillée avec soin, est avant tout politique. C'est le panégyrique de "ces droits imprescriptibles et sacrés que la Providence a donnés à l'homme en le créant et dont la stipulation est consignée dans le livre de la nature et dans celui de notre saint Evangile". Pour défendre ses conquêtes les plus légitimes, la liberté, l'égalité, la France s'arme, combat et saura maintenir ses droits. C'est en vain que ses adversaires, "spéculant sur l'ignorance et la docilité superstitieuse des esprits, publient, par l'organe d'imposteurs à gages, que la religion est détruite, tandis qu'en respectant ses dogmes, en la rendant à son ordre primitif, nos sages législateurs n'ont touché qu'à ses abus, qu'à ce qui en faisait la douleur et le scandale."
Cette guerre, "la première peut-être en France, remplira les vues paternelles de l'Auteur de la Nature. Il verra d'un oeil satisfait ses enfants défendre leur héritage émané du ciel, que des despotes en chef ou subalternes n'avaient usurpé sur nous qu'en faisant blasphémer sa sagesse. L'humanité ne regardera pas comme un fléau une guerre qui doit faire cesser les plus grands des fléaux, la tyrannie et la guerre…. Cette guerre est sainte; elle affermira chez un peuple et propagera chez d'autres ces lois sacrées de la nature, ces touchantes maximes de l'Evangile, qui tendent à faire d'une société d'hommes une famille de frères. Cette guerre enfin, nous oserons le dire, fera la joie du genre humain et l'objet de son espoir chéri." Le chef du diocèse encourage ensuite tous les chrétiens dont la Providence l'a fait pasteur, à l'union des coeurs, à la paix, à la concorde. "Patriotes ou aristocrates, conformistes ou non-conformistes, eh qu'importent à la Religion, à la Patrie, de stériles dénominations? Vainement vous nous vanterez, les uns votre dévouement à la Constitution, les autres votre zèle pour la foi de vos pères. Avant tout, manifestez par des faits, montrez par des vertus, vous, votre civisme, vous, votre conformité avec l'Evangile. Le patriotisme ne se prouve point par un refrain; l'opinion seule ne forme pas le disciple de Jésus-Christ."
Et s'adressant tout particulièrement à ceux de ses concitoyens qu'il supposait à bon droit faire des voeux pour l'ennemi, dans leur fanatisme religieux, Brendel leur parlait ainsi: "Et vous, qui pourtant prétendez que le Dieu des chrétiens se complaît en vous seuls, vous n'êtes pas chrétiens si, perdant de vue l'Evangile pour y substituer des erreurs anti-sociales, vous haïssez votre frère, si vous le persécutez, si, dans vos décisions risibles, vous le proscrivez même au delà du tombeau, parce qu'il a accueilli l'heureuse régénération de la patrie et les salutaires réformes que sollicitait l'intérêt du christianisme. Vous n'êtes pas chrétiens, si vos voeux ou vos trames appellent ou préparent l'invasion de nos ennemis, les divisions et la guerre entre Français, et la désolation de la patrie…."
La lettre pastorale se terminait par l'annonce d'une messe votive pro tempore belli, célébrée solennellement à la Cathédrale, le 24 juin prochain, avec exposition du saint-sacrement et bénédiction, et de prières spéciales qui commenceront dans toutes les églises du diocèse, après réception de la présente circulaire[247].
[Note 247: Lettre pastorale de l'évêque du Bas-Rhin, etc. Strasb.,
Levrault, 10 p. 4°.]
Cette circulaire, l'une des meilleures, assurément, que Brendel ait signées, ne dut faire néanmoins qu'une impression médiocre sur l'esprit des masses. Les patriotes n'avaient pas besoin de la parole du prêtre pour enflammer leur courage; les autres restèrent indifférents et beaucoup sans doute, parmi les populations rurales, ne la connurent jamais. Quel qu'ait été d'ailleurs son effet, la lettre épiscopale est, pour de longues semaines, le dernier écho religieux qui vienne frapper nos oreilles. Strasbourg est tout à la double anxiété des rumeurs de la guerre civile au dedans, de la lutte qui va commencer au dehors. La majorité de sa population bourgeoise, les chefs de ses administrations locales apprennent avec indignation les saturnales qui déshonorent Paris, l'invasion des Tuileries au 20 juin, préludant à celle du 10 août. Leur libéralisme sincère et calme s'émeut au spectacle de cette licence, décorée du nom de liberté.
Dans sa séance du 26 juin, le Conseil général de la commune vote une adresse à l'Assemblée Nationale, demandant la punition des perturbateurs du 20 juin, exemple trop peu suivi, hélas! de mâle indépendance, vis-à-vis des meneurs de la capitale[248]. Quelques jours plus tard, il décide de poursuivre le vicaire épiscopal Simond devant le tribunal correctionnel, pour insultes et calomnies contre le maire, et de donner de la sorte un avertissement sérieux aux jacobins locaux[249].
[Note 248: Strassb. Zeitung, 28 juin 1792.]
[Note 249: Strassb. Zeitung, 6 juillet 1792.]
Le Chant de guerre pour l'armée du Rhin paraît dans les Affiches du 7 juillet, sans nom d'auteur[250]; le camp de Plobsheim est renforcé, la discipline, fort relâchée, rétablie par quelques exemples sévères[251]. Le pont de bateaux sur le Rhin est enlevé en partie par les Autrichiens[252], dont on signale la présence à Friesenheim, Emmendingen, Willstaett, etc. On interdit l'accès de la plate-forme de la Cathédrale à tout le monde, sauf aux sentinelles et aux citoyens munis d'un permis de la main du maire[253]. Les esprits craintifs voient déjà les armées ennemies ravageant l'Alsace, et l'on se raconte qu'il en est d'assez ineptes pour courir à Kehl, où fonctionne un bureau d'assurances, auprès duquel, et moyennant douze à quinze louis, on peut se procurer une sauvegarde valable pour le moment prochain du sac de Strasbourg![254] Les esprits caustiques et frivoles au contraire fredonnent la marche des troupes aristocrates, sur un air des Petits Savoyards:
….Sur le front de la colonne
Marche notre cardinal.
On dirait Mars en personne;
C'est un nouveau Loewendal.
Frappant, taillant, battant, criant, jurant, sacrant.
Vlà comme il arrive:
"Oui, j'aurai mon Episcopat,
"Car je suis sûr de mes soldats;
"Allons, marchons, doublons le pas,
"Frappons, coupons, taillons des bras.
"Oui, j'aurai mon Episcopat!"[255]
[Note 250: Affiches de Strasbourg, 1792, p. 322. Ce n'est qu'en octobre que paraît chez Storck et Stuber le Chant de guerre des Marseillais avec musique et la traduction allemande d'Euloge Schneider. (Affiches 27 octobre 1792.)]
[Note 251: Le cafetier Blessig qui a proféré des paroles injurieuses pour Louis XVI est condamné à deux ans de fers. (Strassb. Zeitung, 11 juillet 1792.)]
[Note 252: Il était rétabli momentanément quelques jours plus tard. (Strassb. Zeitung, 21 juillet 1792.)]
[Note 253: Procès-verbaux manuscrits du Corps municipal, 12 juillet 1792. Vol. III, p. 610.]
[Note 254: Strassb. Zeitung, 5 juillet 1792.]
[Note 255: La marche des troupes aristocrates, S. l. ni d., 2 p. 8°.]
Il y a recrudescence de dénonciations contre tous les prêtres réfractaires et tous les fanatiques qui servent d'espions sur les deux rives du Rhin[256]. Mais d'autre part aussi, l'enthousiasme patriotique s'éveille, les volontaires accourent; dans la journée du 29 juin, 591 jeunes Strasbourgeois se font inscrire dans les bataillons de marche à l'Hôtel-de-Ville, et c'est à bon droit que les feuilles strasbourgeoises sont fières d'un aussi brillant élan[257]. Parmi eux, quatre séminaristes, trop jeunes pour être déjà consacrés et qui s'enrôlent avec l'autorisation de Brendel[258]. Toutes les communes du Bas-Rhin ne suivent pas d'ailleurs un si bel exemple, et les feuilles du jour nous racontent qu'Obernai, Kosheim, Molsheim ne montrent aucun enthousiasme, que les jeunes gens du district de Haguenau se sauvent dans les forêts, évidemment sous l'influence et sur l'ordre du clergé réfractaire, tandis que la plupart des cantons protestants se distinguent par leur ardeur[259]. La présence de la Prusse dans les rangs de la coalition cause également quelque stupeur à nos journalistes: "Que Rohan et son armée noire soient furieux contre nous, qu'ils nous accusent d'avoir fait la Révolution, cela se comprend encore; mais que le roi de Prusse, le chef du protestantisme allemand, joigne ses armes à celles des catholiques fanatiques, c'est ce qui nous paraît incompréhensible"[260].
[Note 256: Strassb. Zeitung, 25 juillet 1792.—Argos, 27 juillet 1792.]
[Note 257: Strassb. Zeitung, 31 juillet 1792.]
[Note 258: Ibid., 6 août 1792.]
[Note 259: Ibid., 10 août 1792.—Le maire de Dorlisheim, ayant reçu le manifeste de Brunswick, y répondit à sa façon, en levant le double de volontaires dans son village. (Strassb. Zeitung, 20 août 1792.)]
[Note 260: Strassb. Zeitung, 25 juillet 1792.]
Mais au milieu de cet élan même du sentiment patriotique à Strasbourg, la discorde se maintient et continue son oeuvre. Euloge Schneider, qui possède enfin dans l'Argos un organe, qu'il peut remplir à sa guise de déclamations haineuses, attaque avec violence les modérés, qui lui reprochent—à tort assurément—d'être un Autrichien masqué, et se plaint qu'on ait manqué le jeter par les fenêtres dans la chaleur des discussions qui se succèdent à l'Hôtel-de-Ville. Plus au courant que les autres de ce qui se prépare à Paris, il peut fièrement affirmer que la Providence ne le laissera point succomber à la cabale de Dietrich[261]. Son collègue Kæmmerer endosse l'uniforme de la garde nationale et dans une brochure, Le prêtre au corps de garde, explique à ses collègues du troisième bataillon, qu'ils ne doivent pas s'étonner de le voir un fusil à la main. "Les vieux canons de l'Eglise n'ont plus d'autorité là où commandent la nature et la religion"[262]. Laveaux et l'abbé Simond, qui s'étaient rendus à Paris pour dénoncer à Roland le maire et le Conseil municipal, reviennent également le 9 août à Strasbourg[263], pour recommencer leurs attaques contre le traître Dietrich. Il ne s'en débarrasse pour un instant qu'en obtenant du vieux commandant de Strasbourg, du général La Morlière, un arrêté d'expulsion contre ces deux remuants personnages, dont les amis dénoncent chaque jour de nouveaux complots, toujours imaginaires[264].
[Note 261: Argos, 31 juillet 1792. Schneider en avait fait paraître le premier numéro le 3 juillet. Il n'avait d'ailleurs, de son propre aveu, que 200 abonnés à la fin de l'année.]
[Note 262: Der Priester auf der Wache, etwas für das Publikum.
Strassb., Stuber, 1792, 8 p. 8°.]
[Note 263: Strassb. Zeitung, 13 août 1792.]
[Note 264: Ainsi l'on fouillait les couvents de femmes à Strasbourg, pour y trouver des amas de munition de guerre qui n'existaient pas naturellement. (Strassb. Zeitung, 13 août 1792.)]
Mais ce n'est pas à Strasbourg que va se dénouer la crise révolutionnaire et que se joue la grande partie, toujours perdue par les modérés contre les violents, depuis que le monde existe et que les Etats se fondent et s'écroulent. Dès les premiers jours d'août, des rumeurs plus ou moins vagues, précurseurs des événements eux-mêmes, annoncent que la chute du trône se prépare à Paris, et que les éléments avancés de l'Assemblée Nationale l'emportent définitivement, avec l'aide du peuple de la capitale, sur la faible majorité hésitante et divisée des constitutionnels. C'est alors que Dietrich, réunissant à l'Hôtel-de-Ville les corps constitués de la commune, du district et du département, leur inspire cette adresse courageuse, mais imprudente en son langage et qui lui coûtera la tête. On la connaît. Les signataires y déclarent à l'Assemblée Nationale qu'ils n'obéiront qu'à la Constitution, "méconnaissant toute autorité qui ne s'exprime pas en son nom", et que "le jour où elle sera violée, leurs liens seront brisés et qu'ils seront quittes de leurs engagements". Même avant que la lettre soit parvenue entre les mains des destinataires, avant qu'on sache à Strasbourg ce qui s'est passé dans la capitale durant la journée du 10 août, Euloge Schneider, s'emparant de cette phrase malencontreuse, qui ne répondait à rien de précis dans la pensée du rédacteur, mais qu'on pouvait interpréter comme l'annonce d'une révolte ouverte, prononçait à la "Société des amis de la Constitution", dans la journée du 11 août, un discours menaçant contre les pétitionnaires, ses collègues: "Eh bien, leur demandait-il, quand demain, quand après-demain, un courrier nous annoncera que l'Assemblée Nationale a déposé le Roi, que ferez-vous?… Vous érigerez-vous en république? Renoncerez-vous aux liens qui vous unissent à la France? Ouvrirez-vous la porte aux Autrichiens?"—"Oh non, continuait-il, il est impossible que vous ayez conçu ce projet infernal; il est impossible que vous ayez calculé toutes les suites de votre proposition sinistre. Non, vous êtes Français, vous resterez Français. Le peuple qui vous a élus n'a pas confié sa liberté à des monstres, il l'a confiée à des hommes sujets à l'erreur, à la vérité, mais incapables de trahir la patrie"[265].
[Note 265: Réflexions sur la pétition du Conseil général de la commune contre la destitution de Louis XVI. Strasb., s. nom d'impr., 16 p. 8°.]
Le fougueux vicaire épiscopal, tout en pressentant l'issue des événements, n'en est pas encore sûr; il daigne encore, on le voit, ne pas mettre en doute le patriotisme de ses adversaires[266], et l'attitude ferme des autorités civiles et militaires ne laisse pas d'en imposer aux plus bruyants parmi leurs détracteurs. Dans sa délibération du 13 août, le Conseil général du département interdit tout rassemblement qui n'aurait pas pour objet l'exercice d'un culte religieux. Il prescrit aux administrations communales de veiller à ce que, sous prétexte d'assemblées religieuses, il ne se forme pas de coalitions contre la Constitution; en cas de provocations pareilles, les édifices religieux devront être immédiatement fermés[267]. Les Braun, les Mathieu, les Saltzmann, les Levrault qui signaient cette pièce, devaient bien savoir, au fond, que ce n'étaient pas les prêtres réfractaires qui menaçaient le plus à ce moment la Constitution de 1791, et que leurs ennemis ne songeaient pas à se grouper en "assemblées religieuses" pour comploter leur perte. Mais, paralysés par la perspective du sort qui les attend, ils n'osent plus protéger, pour ainsi dire, la Constitution que par ce bizarre détour.
[Note 266: Il ne leur rendait d'ailleurs que stricte justice. Répondant à la Gazette de Carlsrouhe, du 5 septembre, R. Saltzmann disait: "Si même il y a dans Strasbourg des citoyens mécontents de tout ce qui vient d'arriver, ils n'en sont pas moins dévoués à leur patrie et à la nation française et résolus à verser leur dernière goutte de sang contre les ennemis du dehors. Ils méprisent l'exemple des citoyens de Longwy, Verdun, etc." (_Strassb. Zeitung, 24 sept. 1792.)]
[Note 267: Délibération du Conseil général du Bas-Rhin, du 13 août 1792. Strasb., Levrault. 4 p. 4°.]
Nous n'avons pas à raconter le contrecoup local des événements du 10 août, après la suspension de Louis XVI et la convocation d'une Convention nationale; cela rentrerait dans l'histoire générale de Strasbourg, qui ne nous occupe point ici. Les traits principaux en sont connus d'ailleurs de tous nos lecteurs. Des commissaires de l'Assemblée Nationale, Lazare Carnot, Ritter, du Haut-Rhin, Coustard et Prieur, furent envoyés en Alsace munis de pleins pouvoirs pour déposer les autorités récalcitrantes. Ils arrivèrent à Strasbourg le 20 août. La majorité du Conseil général du département, se refusant à ratifier les faits accomplis, fut cassée et treize jacobins, désignés par les commissaires, remplacèrent les administrateur expulsés[268]. Le corps municipal se soumit, comme on pouvait s'y attendre, et fut provisoirement conservé[269]. Mais ce n'était qu'un répit. Dès le 22 août, au matin, arrivèrent à Strasbourg des dépêches du gouvernement exécutif provisoire. Roland envoyait à l'un des membres de la minorité du Conseil, au docteur Lachausse, le décret destituant Dietrich et les autres membres du bureau, et le chargeant lui-même de l'administration provisoire de la cité. Convoquant immédiatement le Conseil général de la commune, Dietrich lui donna lecture de ces documents officiels et déposa ses pouvoirs entre les mains de son successeur, au milieu de ses collègues en larmes et des nombreux citoyens accourus à la triste nouvelle. C'est en sortant de cette séance, que le vieux Brunck, le célèbre helléniste, tourmenté par un pressentiment funeste, s'approche du maire en répétant le vers célèbre:
Le crime fait la honte et non pas l'échafaud[270].
[Note 268: Proclamation des commissaires, 21 août 1792. Strasb., Levrault, fol. Parmi les nouveaux venus nous trouvons encore un vicaire épiscopal, Dorsch, le citoyen Engel, "ministre français du culte luthérien", puis les premiers hommes de la Terreur, Monet, Bentabole, etc.]
[Note 269: Les commissaires de l'Assemblée Nationale lui demandèrent seulement, par lettre du 22 août, que la place du Broglie fût appelée promenade de l'Egalité et le Contades promenade de la Liberté, ce qui fut immédiatement décrété. (Strassb. Zeitung, 23 août 1792.)]
[Note 270: Strassb. Zeitung, 24 août 1792.]
La régénération, comme on disait alors, des autres corps constitués du département devait suivre naturellement; nous n'avons à nous en occuper ici que pour montrer, par un nouvel exemple, comment le clergé constitutionnel s'engageait de plus en plus dans le parti radical. Le directoire du district de Haguenau "notoirement désigné pour être contraire à la Révolution" et convaincu de "n'avoir point exécuté les lois qui défendent aux prêtres insermentés d'exercer aucunes fonctions publiques" ayant été cassé tout entier, ce fut encore un des vicaires de Brendel, l'ex-chanoine Taffin, de Metz, qui fut nommé président provisoire de l'administration du district[271].
[Note 271: Délibération du Conseil général du Bas-Rhin, du 28 août 1792. Strasb., Levrault, 7 p. 4°.]
L'activité du clergé schismatique est plus visible encore dans les jours suivants, alors qu'il s'agit de procéder dans les assemblées primaires au choix des électeurs qui nommeront à leur tour les députés à la Convention nationale. A Strasbourg, où la lutte fut chaude entre les radicaux et les modérés, les premiers remportèrent la victoire; à côté de quelques noms comme ceux de Thomassin[272], du professeur Oberlin, et autres, figurent ceux de Monet, de Téterel et autres jacobins, et toute une série de prêtres assermentés, à commencer par Brendel lui-même, Taffin, les curés Valentin et Litaize, etc., etc.[273]. Kæmmerer, infatigable la plume à la main, publie un panégyrique spécial du 10 août, La patrie sauvée ou l'Assemblée Nationale dans toute sa grandeur, pour exciter le zèle des citoyens[274]. Schneider, dans son Argos, gourmande les localités où le choix des électeurs s'est porté sur des hommes modérés ou réactionnaires. Il avertit les "démagogues et laquais cléricaux", qu'il ne leur servira à rien d'envoyer un couple d'imbéciles ou de coquins à Paris, où la majorité sera toujours saine, et s'indigne qu'à Schlettstadt, par exemple, et à Molsheim, on ait jugé bon d'expédier "l'écume de la population" au congrès électoral de Haguenau[275].
[Note 272: Encore Thomassin venait-il de faire paraître un mémoire justificatif. A mes concitoyens (S. l. ni date, 11 p. 4°), où il affirmait ses sentiments "d'adorateur de la liberté".]
[Note 273: Strassb. Zeitung, 30 août 1792.]
[Note 274: Das gerettete Vaterland oder die Nationalversammlung in ihrer Groesse dargestellt. Strassb., Stuber, 1792. 16 p. 8°.]
[Note 275: Argos, 31 août 1792.]
Cependant sa confiance en la "majorité saine" de la population, même d'Alsace, n'est point trompée. L'effervescence des esprits est trop vive, les dangers extérieurs semblent trop grands à plusieurs pour leur permettre encore le luxe de luttes intestines; la publication de la correspondance secrète de Louis XVI, trouvée dans la fameuse armoire de fer aux Tuileries, a trop justement indigné beaucoup de patriotes, même modérés, pour que le scrutin ne tourne pas en faveur des partisans décidés de la République. Euloge Schneider nous a laissé le journal détaillé des opérations électorales de Haguenau dans plusieurs numéros de son Argos. L'évêque Brendel est nommé président de l'Assemblée contre Thomassin, le candidat des noirs. Ses deux vicaires, Simond et Schneider, sont élus scrutateurs. Le jour du vote, Brendel ouvre la séance en exhortant les électeurs à ne pas nommer des "caméléons politiques", mais "des hommes marchant courageusement dans les sentiers de la Révolution". Trois fois les amis de Dietrich, pour le couvrir de l'immunité parlementaire, mettent son nom dans l'urne; trois fois il reste en minorité contre Rühl, Laurent et Bentabole. Parmi les autres élus, nous rencontrons l'abbé Philibert Simond, enfin récompensé de tant d'intrigues, en attendant qu'il porte sa tête sur l'échafaud, puis encore le pasteur Dentzel, de Landau, que les vicissitudes révolutionnaires transformeront plus tard en général de brigade[276].
[Note 276: Strassb. Zeitung, 7 sept. 1792.—Argos, 7 et 11 sept. 1792.]
Schneider lui-même, de plus en plus entraîné par le tourbillon révolutionnaire et dégoûté, semble-t-il, de ses fonctions sacerdotales, aspire à les quitter. Après les massacres de Septembre[277], il ne craint pas d'en présenter l'apologie, tout en espérant qu'ils ne seront pas nécessaires à Strasbourg, afin de se recommander ainsi aux puissants du jour. N'est-il pas naturel que le peuple perde patience, quand il voit comment les juges ordinaires traitent les patriotes? A-t-on puni jusqu'ici un seul des agresseurs du curé Henkel, de Düppigheim, ou du curé Schaumas, de Boersch? Comment donc Acker, l'accusateur public départemental, l'ennemi des jacobins, exerce-t-il ses fonctions? Il faut qu'il y ait dans chaque département un bon accusateur public, sans quoi les administrateurs restent impuissants à faire le bien. "L'accusateur public est l'âme même de la justice"[278]. Il pose de la sorte, à l'avance, sa canditature à la magistrature terroriste qui sera la dernière étape de sa curieuse carrière. Mais, pour le moment, Acker ne songe pas à lui céder la place, et c'est dans la carrière administrative civile que doit débuter Schneider. Il va rejoindre son ex-collègue Taffin à Haguenau, en qualité d'administrateur municipal de cette pauvre ville, privée successivement de toutes ses autorités électives. Il y resta plus de trois mois[279], bien qu'il revînt par intervalles à Strasbourg, pour y prêcher.
[Note 277: Un des anciens membres du Directoire du département du Bas-Rhin. M. Doyen, avait été massacré à l'Abbaye, où il était prisonnier.]
[Note 278: Argos, 14 sept. 1792.]
[Note 279: Ibid., 21 sept. 1792.]
Au milieu de ce bouleversement du personnel supérieur de l'Eglise constitutionnelle, les quelques âmes vraiment religieuses qu'elle renfermait, à coup sûr, dans son sein, devaient se livrer à de bien tristes réflexions. On s'occupait de moins en moins de leurs besoins spirituels, et, parmi leurs nouveaux alliés eux-mêmes, il y en avait qui leur faisaient brutalement comprendre qu'il serait temps d'abandonner toutes ces simagrées et ces cérémonies, les aumusses, surplis et soutanes, les ciboires, les ostensoirs et les cierges, les rosaires et les madones habillées à la dernière mode, les processions et le confessional, en un mot, tout ce qui constitue l'ensemble des cérémonies du culte catholique[280]. On comprend combien ce langage devait froisser des pratiquants sincères. Ce qu'il y a de caractéristique, c'est qu'on put attribuer alors une pareille manière de voir à un dignitaire même de l'Eglise constitutionnelle et qu'un autre dignitaire de cette Eglise crut nécessaire de protester contre une affirmation de ce genre[281].
[Note 280: Priester, Tempel und Gottesdienst der Katholiken, eine hurze
Betrachtung von einem französischen Bürger in Strassburg. Strassb.,
Stuber. 1792, 8 p. 8°.]
[Note 281: C'est ce que fit le bon Dereser dans les notes d'un sermon bien curieux: Darf ein katholischer Christ dem Gottesdienst eines geschworenen Priester's beiwohnen?, prêché le 3 septembre 1792. (Strassb., Heitz, 16 p. 8°.) L'excellent homme y raconte qu'il a conseillé à plus d'une personne, hommes, femmes, enfants, domestiques, venus pour le consulter au confessionnal, de suivre de préférence au sien, le culte non-conformiste, pour conserver la paix et l'accord dans les familles. "Bonnes gens, leur disais-je, la larme à l'oeil, continuez plutôt à accompagner vos frères, plus faibles dans la foi, dans leurs temples, pourvu que vous aimiez votre patrie et obéissiez à ses lois. Que nos églises restent vides, pourvu que les familles soient unies et que la loi divine de l'amour fraternel règne dans vos coeurs!" (p. 15).]
Le nouveau Conseil général du département avait commencé par enlever, par arrêté du 31 août, les registres de baptême, de mariage et de décès, aux mains des ecclésiastiques non assermentés, pour les confier exclusivement à la municipalité de chaque commune. Il autorisait seulement les curés, desservants et pasteurs, reconnus par l'Etat ou non, à se transporter au greffe de la mairie pour y inscrire les actes en question, sous les yeux du greffier, sans pouvoir déplacer jamais les registres[282]. On peut supposer que cette demi-mesure fut prise dans un intérêt pratique, bon nombre de communes n'ayant sans doute personne sous la main, capable de rédiger lui-même les actes en question. Mais cette laïcisation de l'état civil, qui les frappait, eux aussi, dans une certaine mesure, ne suffisait pas au zèle intolérant de quelques uns des représentants du clergé constitutionnel. Maintenant qu'ils étaient au pouvoir, ils entendaient faire marcher leurs collègues administratifs. "Est-il vrai, demandait Schneider dans son Argos, que les églises, déshonorées par des non-jureurs, ne sont pas encore fermées? Est-il possible que le président du département s'intéresse à ce culte, dont le principe est de ne pas reconnaître d'autres prêtres que ceux ennemis de la nation? N'a-t-on donc pas assez d'une seconde révolution? En désire-t-on, à tout prix, une troisième? Eh bien, malheur à ceux qui la provoqueront!… Nous démontrerons prochainement que tous les défenseurs des prêtres réfractaires sont ou bien des imbéciles, ou bien des coquins"[283].
[Note 282: Délibération du 31 août 1792. Strasb., Levrault, 4 p. 4°.]
[Note 283: Argos, 25 sept. 1792.]
Les sommations d'Euloge Schneider étaient dorénavant de celles qu'on ne pouvait plus négliger sans danger. Aussi ne s'étonnera-t-on point de voir le Conseil général du département prendre, à trois jours de là, le 28 septembre, l'arrêté suivant:
"Le Conseil général,
"Considérant que les prêtres insermentés n'ont profité du droit qu'a tout citoyen d'honorer l'Etre suprême de la manière qu'il juge le plus convenable, que pour saper insensiblement les fondements de la liberté;
"Considérant encore qu'il ne s'est réuni autour des autels, dont les prêtres insermentés ont été les ministres, que ceux des citoyens dont l'aristocratie a fait suspecter les intentions; que les églises qui leur ont servi de refuge ont constamment retenti de maximes inciviques, même séditieuses; que ces motifs, développés en la présence des commissaires du pouvoir exécutif, à la séance du 22 de ce mois, les ont portés à requérir la fermeture de l'église des ci-devant Petits-Capucins de Strasbourg;
"Considérant enfin que ces mêmes motifs sont applicables à toutes les églises du département, arrête, comme mesure générale de police, que toutes les églises et chapelles desservies par des prêtres insermentés resteront fermées quant à présent, même celles des ordres non encore supprimés….
"Autorise néanmoins les prêtres qui ne seraient pas éloignés du royaume[284] en vertu de la loi du 26 août dernier[285] à se vouer à l'exercice de leur culte dans les églises de ceux qui sont salariés par le Trésor public, en se concertant avec eux, enjoint aux municipalités de veiller, sous leur responsabilité, à l'exécution du présent arrêté"[286].
[Note 284: Singulière inadvertance de rédaction pour un arrêté daté de "l'an premier de la République française"!]
[Note 285: La loi du 26 août bannissait précisément du territoire français tous les prêtres non assermentés. Il ne reste donc que les prêtres jureurs, mais pensionnés ou momentanément sans position officielle, auxquels puisse s'appliquer cette autorisation du Directoire.]
[Note 286: Extrait du registre des délibérations du Conseil général, du 28 sept. 1792. Strasb., Levrault, 4 p. 4°.]
Dorénavant les prêtres non assermentés sont donc hors la loi: l'un des derniers actes de l'Assemblée législative, suivie bientôt dans cette voie par la Convention nationale, leur a imposé, pour punition du seul refus de serment, l'exil loin de la terre natale. Mais comment exécuter cette mesure rigoureuse, dernier legs de la monarchie déjà détruite[287] à la République qui va naître? Ce n'est pas dans les villes, où résident des forces militaires suffisantes et une garde nationale dévouée, qu'il sera difficile de saisir ces malheureux, coupables d'obéir à leur conscience, et de les enfermer ensuite dans des lieux de réclusion désignés d'avance. Mais à la campagne, mais sur les frontières, à proximité des armées étrangères, il sera bien difficile de les surprendre au milieu de leurs ouailles dévouées, qui ne veulent pas s'en séparer, et même à Strasbourg il y en a qui résident encore dans leur domicile particulier, au lieu d'être reclus au Séminaire, et qui "continuent à se faufiler dans les rues, en semant partout leur venin mortel"[288].
[Note 287: La loi est du 26 août; la proclamation de la République se fit à Strasbourg le 26 septembre. (Strassb. Zeitung. 28 sept. 1792.)]
[Note 288: Argos, 23 oct. 1792.]
C'est le moment où la persécution véritable commence qu'Euloge Schneider choisit pour revenir de Haguenau et prêcher à la Cathédrale sur la vengeance du sage et du chrétien. Vraiment, à l'entendre, on est profondément édifié de sa charité chrétienne. "Il faut pardonner à ceux qui nous maudissent, il faut aimer ceux qui nous persécutent; il faut imiter Jésus implorant le pardon de son Père céleste pour ses assassins. Effaçons la dernière étincelle de haine dans nos coeurs, aimons nos frères égarés de toute notre âme; alors seulement nous serons les enfants de Dieu"[289]. Cependant, en examinant de plus près cette prose onctueuse, on aperçoit bien le vague de ces exhortations évangéliques. On l'aperçoit encore mieux en parcourant un sermon analogue, prêché par le même orateur, presque jour par jour, un an plus tôt, et traitant de la conduite d'un patriote éclairé et chrétien vis-à-vis des non-conformistes. Là aussi il enjoint de ne pas haïr ceux qui ne partagent pas notre manière de voir. Il déclare à ses auditeurs que, de même qu'il n'y a point d'uniformité dans la création divine, il ne saurait y en avoir dans la nature humaine. Chaque homme est libre de se créer sa religion lui-même, et les lois n'ont rien à y voir. Mais il ajoute:
"Comment pourrions-nous détester des frères qui adorent le même Dieu, qui confessent le même Evangile, qui reconnaissent le même évêque suprême, le même pontife que nous? Si seulement ils obéissent à la loi, s'ils satisfont à leurs obligations civiques, qu'ils aient leurs temples particuliers, leurs opinions personnelles, leurs réunions religieuses séparées. Nous leur montrerons que nous connaissons la Constitution et l'Evangile…. La maladie de nos frères est le fanatisme, et jamais le fanatisme n'a été guéri par la persécution. Persécuter les fanatiques, c'est verser de l'huile dans le feu; vouloir les écraser, c'est leur infuser une vie nouvelle. Parcourez l'histoire de tous les temps, c'est la leçon qu'elle vous enseignera, mes frères"[290].
[Note 289: Die Rache des Weisen und des Christen, eine Amtspredigt. Strassb., Lorenz u. Schuler, 1792, 14 p. 8°. Dans la préface, Schneider nous raconte qu'il a publié ce sermon uniquement pour répondre à une calomnie dirigée contre lui. Des ennemis à lui, trop lâches pour l'attaquer directement, avaient, dit-il, persuadé à des volontaires logés chez eux que je monterais ce dimanche en chaire pour démontrer que Dieu n'existait pas. Justement irrités, ces jeunes gens vinrent à la Cathédrale, jurant qu'ils me descenderaient de chaire à coups de fusil. Qu'on juge maintenant mes calomniateurs! Voy. aussi l'Argos du 2 novembre 1792.]
[Note 290: Das Betragen eines aufgekloerten und christlichcn Palrioten gegen die sogenannten Nichtconformisten. Strassb., Lorenz, im dritten Jahre der Freiheit, 14 p. 8°.]
A coup sûr, on ne peut qu'applaudir à ces paroles; mais l'orateur qui les prononçait le 11 octobre 1791, sous les voûtes de la Cathédrale, n'apparaît-il pas à nos yeux comme un comédien méprisable quand soudain nous nous rappelons les dénonciations postérieures du journaliste de l'Argos et la situation légale faite à ces "frères fanatiques" dont il parlait avec une charité vraiment édifiante? Il ne songe plus aujourd'hui à leur offrir des temples particuliers et des réunions religieuses indépendantes; d'une année à l'autre, ses convictions—si jamais il en eut de bien arrêtées—ont fléchi, et pour se mettre au niveau des haines de son nouveau parti, il oublie la justice des demandes qu'il accueillait naguère et se contente de vagues déclamations sans aucune sanction effective. Nous préférons encore la haine farouche et franche des terroristes que nous allons voir à l'oeuvre, à cette phraséologie doucereuse qui, par de plus longs détours, aboutira finalement à la même guillotine. Et cependant, à la date où nous sommes arrivés, Euloge Schneider appelait encore Marat un incendiaire et le désignait avec Robespierre comme "les apôtres de l'assassinat"[291].
[Note 291: Argos, 30 oct. 1792. Il faut remarquer cependant que dès lors, depuis son séjour à Haguenau, Schneider se faisait aider dans la rédaction de l'Argos par un réfugié holsteinois, nommé Butenschoen, nature fort exaltée, mais moralement bien supérieure à l'ancien professeur de Bonn. On ne sait donc pas s'il faut porter au crédit de l'un ou de l'autre ces protestations indirectes contre les héros de la Terreur.]
Cette phraséologie religieuse, dernier souvenir de son éducation monastique, finit d'ailleurs assez rapidement par peser à Schneider. Dans un discours prononcé quelques jours plus tard seulement, à Haguenau, pour célébrer la conquête de la Savoie, il s'écriait: "Quoi? des hommes libres s'arrêteraient encore à des disputes de théologie, à des sophismes de prêtre, à des subtilités scolastiques?… Aimons les hommes, faisons le bien et laissons les disputes aux prêtres. Puisse cette grande vérité pénétrer dans tous les coeurs!"[292].
[Note 292: Discours prononcé à l'occasion de la fête civique célébrée à Haguenau le 4 novembre 1792. Haguenau, Koenig, 1792, 8 p. 8°.]
Entre temps, la République nouvelle s'organisait de plus en plus comme un gouvernement de combat. Les "fanatiques" continuaient à tenir leur place à côté des aristocrates et des feuillants dans la série des monstres qu'un "vrai patriote" jurait d'exterminer à tout propos. C'est aussi contre eux que "les citoyennes de la commune de Strasbourg"—elles n'étaient que soixante-quinze ce jour-là!—venaient réclamer des piques au Conseil général du Bas-Rhin, afin de combattre ces "éternels ennemis de la patrie"[293]. Mais le clergé constitutionnel ne bénéficiait en aucune manière de ces colères croissantes; il était, tout comme l'autre, mis en suspicion. Nous savons qu'un arrêté du département avait enlevé l'état civil aux prêtres non assermentés; un nouvel arrêté de la municipalité de Strasbourg, en date du 24 octobre, en déchargeait également les prêtres assermentés, sous le prétexte d'éviter les difficultés surgissant sans cesse entre eux et la population strasbourgeoise[294]. Comme ils ne prêchaient guère et confessaient aussi peu, on allait bientôt pouvoir démontrer que ces "officiers de morale publique" étaient parfaitement inutiles. Ils remplissaient moins encore les fonctions de missionnaires politiques, que semblait leur proposer Roland, le ministre de l'intérieur, dans une circulaire curieuse, adressée "aux pasteurs des villes et des campagnes" et datée du 6 novembre 1792; non pas assurément qu'ils refusassent cette mission, mais puisqu'ils ne trouvaient pas, du moins en Alsace, les auditeurs qu'il leur aurait fallu pour la remplir avec fruit.
[Note 293: Extrait des délibérations du Conseil général, du 22 octobre 1792. Strasb., Levrault, 4 p. 4°. Le citoyen Didier fut chargé de fournir le plus promptement possible des piques aux pétitionnaires.]
[Note 294: Strassb. Zeitung, 1er nov. 1792.]
Ils s'écartaient d'ailleurs, dans leurs sermons et leurs doctrines, de plus en plus du terrain où la conciliation aurait été possible. Après avoir sincèrement protesté au début qu'ils ne songeaient pas à bouleverser les prescriptions de l'Eglise, ils en venaient—quelques-uns du moins—à réclamer des changements, légitimes en eux-mêmes, mais qui logiquement devaient les faire sortir du catholicisme. On se rend compte du chemin parcouru par les novateurs quand on lit, par exemple, le sermon prononcé par Schwind à la Cathédrale, le jour de la fête de l'Immaculée Conception. Il traite des voeux monastiques, du célibat des prêtres et autres mortifications volontaires[295]. Nous n'avons rien à redire, si ce n'est au point de vue du goût, au tableau retracé par l'orateur, de la misère de ces "myriades d'eunuques légaux" qui peuplent les empires catholiques; nous comprenons à la rigueur sa colère en parlant "des décrets insensés que le tigre Hildebrand, l'ami de la comtesse Mathilde, si loin de la pureté angélique lui-même", imposa jadis à tous les prédicateurs de l'Evangile. Seulement nous avons quelque peine à comprendre qu'une harangue pareille ait pu être prononcée dans une église catholique et par le remplaçant d'un homme qui se disait en "communion avec le Saint-Siège apostolique". Quelques mois auparavant, Brendel—on s'en souvient peut-être—avait solennellement protesté contre des doctrines analogues dans la bouche de Schneider; elles avaient été émises au club pourtant et non pas, comme ici, dans l'enceinte sacrée. Mais les événements ont marché; mais il faut rester en faveur auprès des puissants du jour, et Brendel se tait.
[Note 295: Rede über Gelübde, Ehelosigkeit der Geistlichen und andre
Selbstpeinigungen. Strassb., Levrault, 1792, 19 p. 8°.]
Cependant un moment d'arrêt semble se produire dans le développement du radicalisme en Alsace. La population de ces contrées, sincèrement patriotique dans sa majorité, mais calme et réfléchie, a retrouvé son équilibre, perdu dans la tourmente qui suivit le 10 août. Les dangers extérieurs sont momentanément écartés, l'armée prussienne est en retraite, les armées de la République sont entrées à Mayence et à Francfort, et quand le corps électoral du Bas-Rhin se réunit en novembre, à Wissembourg, pour désigner des suppléants à la Convention nationale, pour renouveler le Conseil général du département et les autres fonctionnaires dont le mandat est expiré, la majorité penche visiblement du côté des modérés. Malgré les efforts d'Euloge Schneider, qui s'y démène avec violence, la grande majorité du Conseil général leur est acquise; deux amis de Dietrich, alors en prison, sont désignés comme suppléants pour la représentation nationale, et si Monet passe comme procureur-syndic du Bas-Rhin, Schneider, porté pour le poste vacant d'accusateur public par les radicaux, ne parvient pas à l'emporter sur le candidat des libéraux et des conservateurs réunis [296].
[Note 296: Schneider nous a donné un compte rendu fort détaillé et naturellement très partial aussi, mais bien vivant, de ces luttes dans les numéros de l'Argos du 20, 27, 30 novembre 1792.]
Bientôt après, le 6 décembre, le succès de ce que les jacobins appellent "l'hydre réactionnaire" s'accentue davantage encore, lors des élections municipales de Strasbourg. Les chefs du parti constitutionnel sont à peu près tous élus; Dietrich lui-même figure parmi les notables [297], sans qu'aucun des noms sortis de l'urne puisse donner sérieusement ombrage à un patriote sincère et éclairé. Pas un partisan de l'ancien régime, pas un citoyen qui n'accepte franchement la République, pourvu qu'elle soit raisonnable et libérale [298]. Le nouveau Conseil le déclare dans une adresse à la Convention Nationale. D'ailleurs les corps nouvellement élus s'empressent de fournir des preuves convaincantes de leur civisme. Le Conseil général du Bas-Rhin, informé dans sa séance du 12 décembre qu'en contravention à la loi du 26 août, "des prêtres rebelles à la patrie fomentent dans différents endroits, à l'abri de leurs travestissements, l'incivisme et le désordre; que d'autres, qui avaient quitté la République, s'empressent d'y revenir en foule pour déchirer de nouveau son sein", arrête en séance publique que les municipalités dans lesquelles se trouvent encore des prêtres insermentés seraient tenues de les faire saisir à l'instant et de les livrer aux organes de la loi pour leur faire subir leur peine, à savoir la détention pendant dix ans. Il déclare les municipalités personnellement responsables de leur négligence à remplir leurs devoirs, et invite tous les bons citoyens à dénoncer aux autorités les prêtres réfractaires et ceux qui leur ont donné une retraite, s'exposant de la sorte à être punis comme leurs complices [299].
[Note 297: Pourtant Laveaux venait d'écrire dans le Courrier de Strasbourg du 12 novembre que Dietrich avait reçu de Berlin six millions pour gagner les Strasbourgeois à la Prusse!]
[Note 298: Liste du Conseil général de la commune, publiée le 22 décembre 1792. Placard in-fol.]
[Note 299: Délibération du Conseil général du 12 décembre 1792.
Strasb., Levrault, 4 p. 4°.]
Déjà, quelques semaines auparavant, le Directoire du département avait fait emprisonner le chanoine Rumpler "pour désordres notoires causés par cet ecclésiastique." Rumpler, toujours intrépide et gouailleur, en avait appelé de cette condamnation administrative à Roland; le ministre de l'intérieur, convaincu par son épître du civisme de cet ecclésiastique—et certainement avec raison—avait ordonné de suspendre cette incarcération. Cette simple mesure de justice lui avait valu de violentes attaques de Laveaux, naguère encore son admirateur, et qui maintenant lui déclare qu'"inviolablement soumis à la loi, les amis de la liberté à Strasbourg ne reconnaîtraient jamais de dictateur"[300].
[Note 300: Courrier de Strasbourg, 13 nov. 1792.]
La municipalité, de son côté, remplissait tous ses devoirs. Elle faisait afficher régulièrement sur la voie publique la liste des biens d'émigrés confisqués au profit de la nation; on y voit figurer, en novembre et décembre, ceux du prince Auguste-Godefroy de la Trémoille, ci-devant grand-doyen du chapitre de Strasbourg; de N. Lantz, suffragant du ci-devant évêché de Strasbourg; du prince Chrétien de Hohenlohe-Waldenbourg-Bartenstein, autre grand dignitaire de l'église cathédrale, etc. Mais les esprits s'enflammaient de plus en plus dans la capitale; la lutte entre la Gironde et la Montagne s'engageait à propos de la politique extérieure et du procès de Louis XVI, et les plus modérés eux-mêmes y perdaient la tête dans la fièvre universelle, quand ils séjournaient quelques mois dans cette fournaise. Il était donc inévitable que la municipalité nouvelle, comme l'ancienne, fût dénoncée à la Convention pour cause de modérantisme, et cela par les mêmes hommes qui avaient juré de perdre Dietrich et qui réussirent dans leur projet. Les députés de Strasbourg eux-mêmes contribuèrent à la calomnier devant leurs collègues. Lassée devant ces accusations perpétuelles, une partie du Conseil général du Bas-Rhin demanda l'envoi de commissaires pour les examiner et les réduire à néant. Le 25 décembre, au soir, les députés Reubell, Hausmann et Merlin arrivaient en effet à Strasbourg, se montrant disposés à faire bonne justice et à reconnaître le patriotisme de la cité [301]. Mais ils allaient être remplacés bientôt. La ville de Strasbourg, elle aussi, avait demandé des juges, et dans la séance du 23 décembre la Convention avait entendu les discours des deux délégués, Rollée-Baudreville et Mathias Engel [302]. Mais l'effet de leurs assurances fut détruit par les députés du Bas-Rhin, chargés par leurs amis, les jacobins de Strasbourg, de réclamer des commissaires plus énergiques, c'est-à-dire plus prévenus. Ils n'épargnèrent rien pour arriver au but. Laurent, en particulier, déclara que l'esprit public était si malade à Strasbourg que, si l'on ne se hâtait pas, dans six semaines les Autrichiens y seraient reçus à bras ouverts [303]. La majorité de la Convention n'avait pas mieux demandé que l'en croire sur parole, et trois nouveaux délégués, Rühl, Dentzel et Couturier, étaient désignés aussitôt pour faire une enquête sur place et suspendre, le cas échéant, toutes les autorités constituées [303].