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La cathédrale de Strasbourg pendant la Révolution. (1789-1802)

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XXIV.

La journée du 10 thermidor ne changea pas d'abord les destinées de la Cathédrale. Comme pour faire oublier les événements accomplis à Paris, et qui allaient avoir leur contre-coup à Strasbourg, le maire Monet et la municipalité organisèrent, quelques jours plus tard, une nouvelle et grande fête populaire, dont le point de ralliement devait être également le temple de l'Etre suprême. Dans sa séance du 18 thermidor, le corps municipal délibéra longuement sur l'organisation d'un cortège républicain, destiné à fêter l'anniversaire du 10 août, "le jour de cette explosion terrible où le Français donna à la terre outragée l'exemple d'un roi marchant du trône au supplice", et le programme, arrêté ce jour-là, fut exactement suivi[513].

[Note 513: Plan de la fête du 23 thermidor, célébrée à Strasbourg, l'an II. Strasb., Dannbach, 13 p. in-8°.]

Le 22 thermidor, à six heures du soir, des officiers municipaux grimpèrent aux tourelles de la Cathédrale, pour y fixer, au bruit des trompettes et des cymbales, quatre piques, surmontées de bonnets rouges, et autant de drapeaux tricolores, offerts la veille par le 3e et le 6e bataillon de la garde nationale[514]. Le lendemain matin, dès cinq heures, les mêmes trompettes sonnent "la terreur des rois et le réveil du peuple", puis les curieux voient se former lentement le cortège aux seize groupes, qui doit aller de la maison commune au temple de l'Etre suprême, accompagné de citoyennes costumées, "représentant les deux sublimes passions des Français, la Liberté et l'Egalité." Nous ne nous arrêterons pas à détailler ce spectacle; toutes ces processions révolutionnaires se ressemblent et la description de l'une peut dispenser de refaire celle des autres. La foule des acteurs et des spectateurs s'étant engouffrée sous les voûtes de la Cathédrale, une grande symphonie d'Ignace Pleyel en réveille tous les échos. Musique singulièrement expressive, il faut le croire, car, au dire du procès-verbal, elle ne décrit pas seulement les bruits de la lutte à main armée, mais "laisse entrevoir, dans le lointain, le conciliabule secret des républicains conspirant avec énergie contre la monarchie homicide, pendant que les citoyens incertains se débattent dans de douloureuses angoisses." Un citoyen gravit ensuite les degrés de la nouvelle tribune des orateurs, construite en bois de chêne[515], et prononce un discours "analogue à la circonstance", puis commencent les chants des solistes, répondant aux choeurs de la foule. Une mère qui a perdu son fils, vient déclamer des vers qui se terminent ainsi:

"Mon fils vient d'expirer, mais je n'ai plus de roi."

[Note 514: Procès-verbaux manuscrits du corps municipal, 21 thermidor (8 août 1794).]

[Note 515: Elle coûta 2368 livres à la municipalité. Procès-verbaux manuscrits, 1er jour complémentaire an II (17 septembre 1794).]

Puis un citoyen, debout sur les marches de l'autel, dressé au milieu du temple, adresse à la Liberté des couplets, mis en musique par François Reinhard. Assise sur une estrade, au milieu des guerriers blessés, la Liberté se lève alors et répond par d'autres couplets, dont nous ne citerons que le dernier:

  "O vous, peuples de tout pays,
  Soyez un, comme est un le jour qui vous éclaire,
  Formez autour du globe une chaîne d'amis,
  Que cette chaîne soit la seule sur la terre.
                L'acier luit,
                L'airain gronde,
              Et tout Français dit:
  Je ferai mon bonheur par le bonheur du monde."

Le soir, la tour de la Cathédrale est brillamment illuminée, des banquets populaires et des danses publiques animent les rues et les places de la cité.

La masse d'attributs et de décors de toute espèce que nécessitait la mise en scène de ces réjouissances officielles amena, quelques jours plus tard, la création de fonctions administratives nouvelles. Par délibération du corps municipal, le citoyen Ferdinand Berger fut chargé de créer, au temple de l'Etre suprême, "un magasin de tous les objets de représentation pour orner les fêtes publiques". Il devait exercer en même temps la surveillance à l'intérieur du temple, y entretenir la propreté et y faire les arrangements nécessaires pour les fêtes décadaires et nationales. Un traitement de six cents livres lui était accordé[516]. On doit supposer que Berger fut impuissant à maintenir, à lui seul, l'ordre dans l'enceinte sacrée; en effet, dans sa séance du 12 fructidor, le corps municipal, "instruit du désordre qui règne au temple de l'Etre suprême, les jours de fête", arrêtait que cinq citoyens, nommés censeurs, veilleront au maintien du bon ordre, vu "que dans un lieu consacré à la divinité, il doit être observé la plus grande décence". Ils seront assistés de trois gardes de police et porteront à leur boutonnière, durant leur service, une carte avec l'inscription: Surveillance du temple de l'Etre suprême[517].

[Note 516: Procès-verbaux manuscrits du 2 fructidor (19 août 1794). Le 4 floréal an III, le corps municipal supprimait ces fonctions et attribuait la surveillance de l'édifice au concierge du temple.]

[Note 517: Procès-verbaux du corps municipal, 12 fructidor (29 août 1794).]

Mais malgré tous les soins apportés par les meneurs du jour à l'organisation de ces fêtes, malgré l'attrait que leur pompe extérieure devait forcément exercer sur l'imagination des masses, l'heure de la réaction allait sonner bientôt pour tout ce qui rappellerait, de près ou de loin, le règne de Robespierre. Le représentant Foussedoire, envoyé en mission à Strasbourg, n'osa pas encore, il est vrai, rompre ouvertement avec les Jacobins, et se laissa même guider par eux dans plusieurs de ses mesures politiques; mais il s'empressa du moins d'inviter tous les bons citoyens à se rassurer et à reprendre confiance; il entrouvrit la porte des prisons[518], il accorda la parole aux patriotes républicains, tyrannisés par Monet et ses acolytes. Ce n'était plus là le ton des Saint-Just et des Lebas, des Baudot et des Lacoste, des Hentz et des Goujon[519]. Le sans-culotte Massé, revenu de Besançon, put déclarer à la Société populaire, dans la séance du 17 fructidor, qu'il y avait à Strasbourg "un tas de scélérats encore impunis", et s'il réclamait, avec la même ardeur, le châtiment des feuillants et des "valets de Dietrich", il insista surtout pour la nomination de commissaires qui rechercheraient les auteurs de tous les actes arbitraires et de tous les abus d'autorité qui avaient eu lieu dans notre ville "sous la dictature de l'infâme Robespierre"[520]. Aussi, quand Foussedoire quitta notre ville, la majorité de la population, habituée de longue date aux traitements les plus durs et les plus injustes, de la part de la Convention nationale, conserva-t-elle un souvenir reconnaissant à ce "messager de paix"[521].

[Note 518: Soixante-seize suspects furent relâchés par lui (Strassb.
Zeitung
, 17 sept. 1794); mais les derniers prisonniers du Séminaire ne
sortirent que le 5 novembre suivant. (Strassb. Zeitung, 16 brumaire an
III, 6 nov. 1794.)]

[Note 519: Voy. sa lettre dans la Strassb. Zeitung du 15 fructidor (1er sept. 1794).]

[Note 520: Discours prononcé à la Société populaire dans sa séance du 17 fructidor. Strasb. s. date, 15 p. 8°]

[Note 521: Strassb. Zeitung, 5 brumaire III (26 octobre 1794).]

Ce fut sous l'inspiration du représentant en mission, désireux de se concilier les masses populaires, que le corps municipal réorganisa les fêtes décadaires au temple de l'Etre suprême, de manière à rendre à la population de langue allemande, si nombreuse à Strasbourg, la part légitime que les terroristes de la Propagande avaient su lui enlever d'une manière absolue. Il fut décidé que l'on inviterait tous les bons citoyens à prononcer alternativement des discours dans les deux langues aux fêtes décadaires du temple de l'Etre suprême; un registre fut ouvert à la mairie pour que les orateurs de bonne volonté pussent s'y inscrire d'avance[522]. En prenant cette décision, le corps municipal répondait assurément au voeu public, ainsi qu'en témoigne cette correspondance de la Gazette de Strasbourg: "Chaque fois que nous visitons, le jour de décade, le temple de l'Etre suprême, pour y recevoir l'enseignement d'une morale épurée de toute superstition, nous regrettons qu'un si grand nombre de nos citoyens et citoyennes, qui ne comprennent pas la langue française, n'y puissent participer, et pourtant ce sont précisément ces gens-là qui en auraient le plus besoin. On leur a pris leurs vieilles idoles, on leur a dit que l'Etre suprême n'exige point de la part du premier des êtres créés, l'hommage d'un esclave, et, à peine se sont-ils montrés disposés à accepter cet enseignement, qu'il ne leur est plus inculqué que dans une langue dont ils comprennent à peine quelques phrases d'un usage journalier. Sans doute on s'efforce de leur enseigner la langue d'un peuple libre, mais on ne peut l'enseigner à des vieillards de soixante ans. Et le paysan qu'absorbe la culture de son champ, comment doit-il s'y prendre?"[523].

[Note 522: Procès-verbaux du corps municipal, 5 vendémiaire III (26 sept. 1791).]

[Note 523: Strassb. Zeitung, 12 vendémiaire an III (3 octobre 1794).]

L'appel de la municipalité fut entendu; un certain nombre d'orateurs se firent inscrire, et dès le 10 vendémiaire la série de ces "prédications laïques" allemandes à la Cathédrale commençait par un discours d'un réfugié allemand, nommé Lehne, "citoyen français de Mayence", empreint d'un sentiment religieux sincère, bien que fort anticatholique et d'un style très déclamatoire. Il fut imprimé avec ce vers de Voltaire pour devise: "Dieu ne doit point pâtir des sottises du prêtre"[524]. Un autre réfugié, Frédéric Cotta, de Stuttgart, ex-officier municipal à Strasbourg, et arrêté comme suspect après la chute de Schneider, prit la part la plus active à la réorganisation de ce culte de langue allemande. Il venait d'être acquitté par le tribunal révolutionnaire de Paris[525], et tenait à faire preuve d'un républicanisme militant et sincère, peut-être aussi à venger ses amis et lui-même sur le maire et les siens. Il nous reste de lui bon nombre de harangues, prononcées alors à la Cathédrale, et dont quelques-unes sont des documents historiques importants pour l'histoire contemporaine de Strasbourg[526]. Nous citerons tout spécialement le "discours sur l'amour de la patrie, prononcé devant les citoyens de Strasbourg rassemblés pour l'adoration de l'Etre suprême" le 2e décadi de brumaire[527], discours qui respire un enthousiasme généreux pour la liberté et défend la mémoire des amis de Cotta, Jung, Edelmann, Martin, victimes des dénonciations calomnieuses des Téterel et des Monet. Euloge Schneider lui-même y est l'objet d'une tentative de réhabilitation, qui nuisit beaucoup à l'effet des autres parties du discours et valut à l'orateur des attaques virulentes, dont la publication, même clandestine, était, elle aussi, un "signe des temps"[528].

[Note 524: Rede auf das Fest des hoechsten Wesens… von Lehne. froenkischem Bürger aus Mainz. Strassb., Treuttel u. Würtz, 16 p. 8°.]

[Note 525: Strassb. Zeitung, 2 vendémiaire an III (23 sept. 1794).]

[Note 526: Voy. p ex. le discours: Es geht, es wird gehen, Gott ist mit uns, Rede für das Fest des Frankenvolkes. Strassb. Stuber, 3. Décadi des Vendemiaire, am 3ten Jahr, 8°.]

[Note 527: Die Fülle der Vaterlandsliebe, zum Andenken der
Freiheitsmärtyrer
, u. s. w. Strassb., Treuttel, 15 p. 8º. Les notes
de ce discours sont fort curieuses pour l'histoire de la période de la
Terreur à Strasbourg.]

[Note 528: Dans une feuille volante allemande de la municipalité de Wasselonne datée du 30 novembre 1794, où l'on rappelle les faits et gestes de Cotta comme commissaire révolutionnaire dans cette commune et où l'on proteste contre l'éloge de cette bête enragée (Bluthund) de Schneider dans un discours "patriotico-moralisant et schneidérien-liberticide". Le ton de cette pièce, imprimée sans doute outre-Rhin, rappelle déjà tout-à-fait le ton des pamphlets clérico-royalistes de 1791.]

Vers la même époque, en octobre 1794, le citoyen Auguste Lamey, alors secrétaire de la justice de paix du troisième arrondissement de Strasbourg, terminait la publication de ses Chants décadaires pour les Français du Rhin, qui avaient paru déjà, pour la plupart, en feuilles volantes, et offrait ainsi un recueil de cantiques républicains aux fidèles de langue allemande, assidus au culte du décadi; recueil d'autant plus facile à utiliser que la plupart des chants du jeune poète s'adaptaient à des mélodies de cantiques bien connues, au moins de la population protestante d'Alsace[529].

[Note 529: Dekadische Lieder fur die Franken am Rheinstrom. Strassb. Zeitungscomptoir, 3tes Jahr der Republik, 18°. Ajoutons que ce culte décadaire ne se célébrait pas seulement dans les grandes villes. Nous avons p. ex. un discours analogue, tenu en l'honneur des martyrs de la liberté à Barr, par Jacques Dietz, teinturier (Strasb., Stuber, 30 messidor an II).]

En même temps renaissait le respect pour les monuments du culte indignement mutilés naguère, et les administrateurs jacobins eux-mêmes se croyaient obligés de formuler à ce sujet des professions de foi qui contrastaient singulièrement avec leurs agissements les plus récents. Les citoyens formant le directoire du district de Strasbourg s'écriaient avec onction: "Inscrivons sur tous les monuments et gravons dans tous les coeurs cette sentence: Les barbares et les esclaves détestent les sciences et détruisent les monuments des arts; les hommes libres les aiment et les conservent"[530]. Un peu plus tard, un véritable réquisitoire était dressé contre les iconoclastes qui avaient détruit, autant qu'ils avaient pu, la façade de la Cathédrale. L'abbé Grégoire avait présenté, le 20 octobre 1794, un rapport à la Convention nationale sur les outrages subis pendant la Terreur par les monuments publics et les oeuvres d'art et y avait mentionné, mais en passant, les mutilations de la "pyramide de Strasbourg"[531]. Dans une lettre adressée au célèbre conventionnel. un autre Allemand réfugié à Strasbourg, George Wedekind, entreprit d'éclairer ce dernier et le public cultivé en général, sur la gravité des actes de vandalisme commis a Strasbourg et sur la conduite des meneurs jacobins du dedans et du dehors, à l'occasion de ces actes[532]. De pareilles attaques, qui n'étaient point encore sans danger, préparaient, à cour échéance, la chute définitive des personnages politiques contre lesquels elles étaient dirigées. Quand enfin Monet fut écarté du pouvoir, dont il avait tant abusé, et disparut de Strasbourg pour n'y plus reparaître[533], on put s'écrier, en empruntant les paroles d'une des feuilles locales, "la joie éclate sur le visage de chaque citoyen, la justice, la liberté, l'humanité sont de nouveau à l'ordre du jour"[534]. Quelles haines profondes le jeune jacobin savoyard avait suscitées dans les coeurs, on le peut voir encore aujourd'hui en parcourant le cruel portrait qu'a retracé de lui l'un de ses anciens administrés dans la Gazette de Strasbourg du 26 novembre 1794[535]. Le contentement devint plus grand encore quand les Comités de la Convention prononcèrent, le 8 décembre, la fin de l'état de siège et la destitution du général Dièche, l'inepte et brutal commandant de la place, qui s'était montré, dès l'origine, l'instrument docile des pires terroristes[536].

[Note 530: L'administration du District à ses concitoyens. Strasb., 7 vendémiaire an III, 7 p. 4°.]

[Note 531: Strassb. Zeitung, 14 brumaire an III (4 nov. 1794).]

[Note 532: Etwas vom Vandalismus in Strassburg. im andern Jahre der
Republik verübt, Schreiben an Bürger Grégoire
. Strassb., Treuttel u.
Würtz, 16 p. 8º.]

[Note 533: On sait que ses protecteurs furent assez puissants pour le soustraire à toute punition pour ses actes arbitraires et pour lui procurer une place dans les bureaux du Ministère de la guerre, place qu'il occupait encore en 1814, docile instrument du despotisme impérial, après l'avoir été du despotisme jacobin.]

[Note 534: Strassb. Zeitung, 15 brumaire an III (5 nov. 1794).]

[Note 535: Strassb. Zeitung, 6 frimaire (26 nov. 1794). On l'y dépeint comme le sultan de Strasbourg, impitoyable pour les enfants gémissants qui demandent à voir un père, se mourant en prison, mais jetant volontiers le mouchoir aux belles, imberbe, aux yeux baissés vers terre, à là figure féminine, comme lady Milwood, la célèbre favorite du prince, dans Amour et Cabale, de Schiller.]

[Note 536: Strassb. Zeitung, 24 frimaire (14 déc. 1794).]

Un des domaines de la vie publique et privée où la réaction contre l'exorbitante compression subie par l'opinion, se fit le plus rapidement sentir, fut assurément le domaine religieux. Les meneurs de la Convention qui s'étaient flattés de détruire ou du moins de modifier profondément la foi de l'immense majorité de la nation française, durent s'avouer bientôt qu'ils connaissaient mal la nature humaine. Partout les convictions, naguère encore proscrites, recommençaient à s'affirmer sans crainte, à Strasbourg, comme à Paris et dans le reste de la France. En vain la Convention, profondément irritée de ce réveil de "l'hydre du fanatisme", qu'elle croyait domptée, refusait-elle encore de s'associer à ce mouvement irrésistible. Quand, dans la séance du 1er nivôse, Grégoire réclame à la tribune la liberté des cultes, l'Etat n'en salariant aucun, mais les protégeant tous, et prononce ce mot célèbre et tristement prophétique: "Un peuple qui n'a pas la liberté du culte, sera bientôt un peuple sans libertés", des murmures violents interrompent le courageux évêque de Blois, et, sur la motion de Legendre, l'assemblée passe à l'ordre du jour aux cris de: Vive la République![537].

[Note 537: Strassb. Zeitung, 7 nivôse III (27 déc. 1794).]

Mais de pareils votes importaient peu à l'opinion publique, qui se prononçait, presque unanimement, pour la reprise des anciennes habitudes, qu'elles fussent contraires ou non aux lois nouvelles. Dès le 8 nivôse, le nouveau maire provisoire de Strasbourg, le citoyen André, et ses collègues du corps municipal étaient obligés de rappeler officiellement à leurs concitoyens la défense de chômer et de fermer les magasins un autre jour que le décadi. Mais—symptôme significatif!—ils le faisaient sur un ton doux et paternel, réclamant l'obéissance, comme un devoir "prescrit impérieusement par les circonstances, puisqu'il en résulterait la perte d'un temps qui n'a jamais été plus précieux, et que cette perte nuirait essentiellement à la chose publique"[538]. Un magistrat même, l'un des juges au tribunal criminel de Strasbourg, le citoyen Albert, de Schlestadt, publiait à ce moment un calendrier populaire, rempli non seulement d'anecdotes des plus violentes contre les Jacobins (ce qui était de mode alors), mais renfermant le vieux calendrier chrétien, parallèlement au calendrier républicain, ce qui était positivement illégal[539].

[Note 538: Délibération du corps municipal de la commune de
Strasbourg, du 8 nivôse an III. placard in-folio.]

[Note 539: Neuer und aller Kalender für das dritte Jahr der Republik (alte Zeitrechnung 1794-1795), 26 p. 4°. S. lieu d'impression ni nom d'imprimeur.]

Ce mouvement prit une intensité plus grande encore, quand, dans les premiers jours de janvier 1795, le représentant Edme-Barthélemy Bailly fut envoyé en mission à Strasbourg, pour y examiner de plus près les griefs des modérés contre les Jacobins, toujours encore influents dans certains milieux, surtout au Département, et dont se plaignaient amèrement les notables de notre ville. Le 20 nivôse (9 janvier), cet ancien oratorien, ex-professeur au collège de Juilly, prêtre assermenté d'ailleurs, et, qui plus est, marié, réunit les citoyens de la commune au temple de l'Etre suprême pour leur exposer, dans une longue harangue, ses idées sur les vrais principes de la justice et de la liberté[540]. Il y invita les patriotes présents à revenir le lendemain dans la même enceinte, pour y choisir une commission qui l'aiderait à purifier les administrations civiles et militaires. Bailly était engagé, bien plus avant que Foussedoire, dans la réaction thermidorienne; son modérantisme frisait d'assez près les opinions royalistes pour qu'il faillît être déporté au 18 fructidor de l'an V, et son tempérament placide en faisait d'ailleurs l'ennemi de toutes les violences. Entouré et dirigé par les anciens constitutionnels et les républicains modérés, à peine sortis de prison, il résolut, dès son arrivée, de mettre fin aux menées révolutionnaires de leurs implacables adversaires, non sans employer, à son tour, des mesures passablement dictatoriales.

[Note 540: Strassb. Zeitung, 22 nivôse III (11 janvier 1795).]

Ce fut entouré d'un "Conseil du représentant du peuple" dans lequel figuraient des hommes comme J. J. Oberlin, Laquiante, Schoell et Mayno, des suspects de la veille, que Bailly se présenta le lendemain, 21 nivôse, à la Cathédrale, pour y présider l'assemblée générale, convoquée vingt-quatre heures auparavant. On peut se figurer dans quel sens se firent les désignations des commissaires épurateurs, qui devaient exclure les citoyens indignes de la confiance publique et proposer au représentant des fonctionnaires nouveaux. Le 28 nivôse, leur besogne était achevée, et Bailly, revenant une troisième fois au temple de l'Etre suprême, exprimait aux Strasbourgeois, charmés d'entendre un pareil langage, tous ses regrets sur leurs maux passés. "En proie, leur dit-il, aux calomnies les plus atroces, vous avez gémi plus d'un an sous l'oppression la plus cruelle. La Commune de Strasbourg, qui a fait tant de sacrifices pour la patrie, a été présentée à la France comme foyer de contre-révolution. Des brigands étrangers, se disant patriotes exclusifs, ont voulu la réduire au désespoir pour la perdre et l'anéantir plus sûrement."

L'orateur, faisant ensuite appel au calme et à la concorde entre tous les citoyens, donna lecture de la liste des citoyens proposés pour la réorganisation des autorités constituées, et consulta, dit le procès-verbal, le peuple sur chaque individu présenté. Le même "peuple" peut-être, qui naguère acclamait les noms de Téterel, Bierlyn ou Monet, salua non moins chaleureusement celui des nouveaux membres de la Commune, du District, du Département, etc., qui représentaient des tendances opposées. Avec des hommes comme Koch au Département, ou Schertz au District, avec Mathieu et Brackenhoffer au Corps municipal, Fréd. Herrmann comme agent national, Schweighæuser, Momy, Zimmer comme notables, Laquiante et Spielmann aux tribunaux, Mayno à la présidence du tribunal de commerce, Eschenauer et Schützenberger comme chefs de bataillon de la garde nationale, les modérés étaient absolument les maîtres de la situation à Strasbourg, et rentraient, le front haut, dans toutes les positions électives dont les Jacobins les avaient expulsés en octobre 1793.

Le même jour, la Société populaire, dernier refuge des montagnards strasbourgeois, était épurée de même. "Il est temps que la Terreur finisse, avait dit Bailly à ses membres; le char de la Révolution ne doit plus marcher sur des cadavres; il doit rouler sur une terre pure et régénérée." Elle fut si bien épurée qu'elle en mourut; à partir de janvier 1795, elle n'a plus d'histoire.

Les nouveaux tribunaux inaugurèrent leurs travaux par une mesure de clémence, en prononçant l'acquittement de cent soixante-deux pauvres paysans du Bas-Rhin, émigrés pendant la Terreur et tenus en prison depuis leur retour, dans l'attente journalière de la déportation, sinon de la peine capitale[541].

[Note 541: Strassb. Zeitung, 3 pluviôse III (22 janvier 1795).]

Bien que médiocres républicains, sans doute, ils voulurent payer leur dette de reconnaissance à la République en se joignant au cortège des représentants du peuple, Bar et Bailly, quand ceux-ci se rendirent à la Cathédrale, le 2 pluviôse, pour y célébrer l'anniversaire de la mort de Louis XVI. L'édifice était rempli, depuis neuf heures, d'une foule immense, malgré le froid rigoureux; elle écouta la harangue de Bailly qui se termina par le cri de: Guerre à mort à la royauté![542], et quand il eut fini, "dix mille citoyens, les bras levés vers le ciel, jurèrent haine éternelle aux rois et à toute espèce de tyrannie." Puis l'orchestre, réorganisé par les soins de l'un des officiers municipaux, nommé Hubschmann, joua la symphonie de Pleyel, composée pour la fête du 10 août[543], tandis que "le peuple contemplait avec complaisance les nouvelles autorités constituées…. C'était la fête du coeur et le triomphe de la vertu et de la justice"[544].

[Note 542: Circonstance curieuse et qui devait nuire quelque peu au sérieux de l'orateur lui-même, Bailly avait voté contre la peine de mort, lors du procès de Louis XVI devant la Convention.]

[Note 543: Cette musique réorganisée coûtait 15.000 livres à la ville. Procès-verbaux du 13 pluviôse (1er février 1795). On trouvera les noms de tous les membres de l'orchestre dans le procès-verbal du 28 ventôse (18 mars 1795.)]

[Note 544: Discours prononcés par le représentant du peuple Baillv…, suivi du procès-verbal, etc. Strasb., Treuttel et Würtz, 19 p. 4°.]

Tout le monde, naturellement, ne partageait pas cette allégresse. Le représentant Foussedoire incriminait même, à la tribune de la Convention, les opérations de Bailly comme "dangereuses pour la liberté", dans la séance du 7 pluviôse, et s'attirait une réplique violente de la part d'un notable strasbourgeois[545]. Quelques-uns des nouveaux administrateurs eux-mêmes, effrayés du bruit qui se faisait autour de leur nom, et craignant un retour offensif des Jacobins, se dérobaient aux honneurs et à la gestion des affaires publiques. C'est ainsi que le nouveau maire, Mathieu, qualifié "d'homme dangereux" à la tribune de la capitale, préféra céder la place au citoyen Keppler, d'Andlau, qui fut alors nommé maire provisoire. Mais la grande majorité de la bourgeoisie strasbourgeoise n'était guère tourmentée de craintes semblables; elle se réveillait de sa longue torpeur; chacun parlait librement, attaquait l'adversaire d'hier ou songeait à présenter sa propre apologie. La vérité sur le régime de la Terreur se faisait jour de toutes parts. Le pasteur Philippe-Jacques Engel en dévoilait les iniquités religieuses[546], Ulrich annonçait l'apparition prochaine de son fameux Livre Bleu, qui nous a conservé tant de documents curieux sur cette époque néfaste[547]; le 25 ventôse enfin (15 mars 1795), Frédéric Hermann, le nouvel agent national de la commune, déposait sur le bureau du corps municipal son rapport sommaire relatif aux dégradations subies par la Cathédrale et aux auteurs et provocateurs présumés de ces actes coupables. Quelques jours plus tard, la municipalité décida que ces pièces seraient transmises à l'accusateur public près le tribunal du département, pour qu'il en prît connaissance, et qu'on dresserait un procès-verbal détaillé sur l'état actuel de la Cathédrale[548].

[Note 545: Gaspard Noisette, député suppléant du Bas-Rhin aux rédacteurs du Narrateur. Paris, s. nom d'imprim., 1 feuille 4°, en français et en allemand.]

[Note 546: Beytroege zur Geschichte der neuesten Religionsrevolution in Strassburg. Voy. Strassburger Zeitung, 21 pluviôse (9 février 1795).]

[Note 547: Strassb. Zeit., 16 ventôse (6 mars 1795).]

[Note 548: Procès-verbaux manuscrits du corps municipal, 25 ventôse (15 mars), 2 germinal (22 mars), 15 germinal (4 avril 1795).]

Pendant ce temps c'était, à Paris, un échange continuel de compliments entre la majorité de la représentation nationale et la population de Strasbourg. Dans la séance du 24 pluviôse, Bailly en avait fait le plus complet éloge; un de ses collègues, Richou, vint également témoigner de son patriotisme[549]. Quatre jours plus tard, ce sont des députés de la ville qui viennent exprimer leur reconnaissance à la barre de la Convention et remercier Bailly de son oeuvre d'apaisement; puis encore c'est Dentzel, l'ex-pasteur de Wissembourg, le futur général de brigade, qui prononce un panégyrique en leur honneur, après les avoir bien rudoyés jadis[550]. Et pourtant, à ce moment précis de notre histoire, la réaction s'annonçait déjà; ainsi les femmes strasbourgeoises, ne "voulant pas passer pour Jacobines", supprimaient la cocarde tricolore, ornement obligatoire jusque-là, et se faisaient rappeler sévèrement à l'ordre par la municipalité pour cette infraction aux lois, passible de six années de réclusion, en cas de récidive![551].

[Note 549: Strassb. Zeitung, 2 ventôse (20 février 1795).]

[Note 550: Strassb. Zeitung, 4 ventôse (22 février 1795).]

[Note 551: Délibération du Corps municipal du 22 pluviôse an III (10 février 1795). Strasb., Dannbach, 4 p. 4°, français et allemand.]

C'est au beau milieu de cet échange de félicitations que la Convention nationale rendit, le 3 ventôse (21 février 1795), le célèbre décret qui mit fin à l'arbitraire légal sur le terrain religieux. Elle déclarait dans ce document que la nation ne salarierait aucun culte, mais qu'elle n'en troublerait dorénavant aucun; qu'elle ne fournirait de locaux officiels à aucun d'entre eux; que les cérémonies publiques et les costumes sacerdotaux ne seraient pas tolérés. Les inscriptions extérieures, relatives au culte étaient également défendues, et pour empêcher la reconstitution de la main-morte, les donations par testament et la constitution de rentes aux paroisses nouvelles étaient prohibées. Mais la loi permettait la vente ou la location des anciennes églises à des particuliers; elle autorisait les collectes privées pour l'entretien du culte, et donnait ainsi, si non la liberté dans son sens le plus large, du moins la possibilité de vivre, à toutes les communautés religieuses vraiment vivaces, comptant des adhérents sincères et un clergé dévoué.

Qu'on l'eut prévu ou non, la loi du 3 ventôse donna le signal de la résurrection générale du catholicisme. Immédiatement des lieux de culte furent ouverts à Paris et la messe y fut dite "sans produire aucune émotion dans le peuple", ainsi que le constatait un correspondant de la Gazette de Strasbourg, dès le 7 ventôse[552]. "Le peuple veut son dimanche; eh bien, qu'on le lui laisse, et: Vive la République! Il ne l'en aimera que mieux. Serait-ce bien raisonnable de s'exposer à des troubles pour un calendrier?" Cette parole, ajoutée d'un air détaché par le journaliste local, montre avec quelle rapidité l'opinion publique s'apprêtait à revenir en arrière, du moins à Strasbourg. Aussi l'effet de la loi de ventôse fut-il presque instantané dans les départements du Rhin. Au bout de peu de jours les prêtres y affluèrent en masse. Dans une correspondance, datée de Neuchâtel, une de nos feuilles strasbourgeoises racontait que, sur douze cents prêtres réfugiés dans ce canton, les trois-quarts étaient déjà rentrés en France[553]. Ils revenaient d'autant plus volontiers d'outre-Rhin qu'ils y avaient bien de la peine à vivre[554]. Les fugitifs laïques suivirent les membres du clergé réfractaire dans ce retour de l'exil. Dix mille citoyens, dit-on, avaient franchi le Rhin, près de Lauterbourg, soit en barques, soit sur des radeaux, dans une seule quinzaine, vers la fin de ventôse[555]. Les églises se repeuplaient partout dans les campagnes: à Strasbourg même, les fournisseurs du clergé rouvraient leurs magasins et annonçaient dans les journaux leurs surplis, leurs nappes d'autel et leurs étoles[556]. Les prêtres non assermentés reprenaient même possession de leurs presbytères avec un sans-gêne tel que l'agent national du district de Strasbourg, le citoyen Ferat, se vit obligé de rappeler à ses administrés que tous les prêtres, ayant refusé le serment prescrit par la loi, "ne sauraient se présenter impunément, et bien moins encore reprendre l'exercice de leurs fonctions. La loi qui les frappe de mort n'est point rapportée… ils doivent, au moment qu'il seront découverts, être envoyés à la maison de justice du département pour être, dans les vingt-quatre heures, livrés à l'exécuteur des jugements criminels… La loi du 22 germinal, rendue contre les receleurs d'ecclésiastiques sujets à la déportation, et qui prononce contre eux la peine de mort, est encore en pleine vigueur et n'est nullement révoquée ou atténuée par le décret du 3 ventôse. Ce dernier décret assure la liberté de tous les cultes exercés dans des lieux privés sous les yeux de la police; il n'accorde point à des hommes qui ont renoncé aux droits des citoyens, et que les lois ont condamnés comme ennemis de la patrie, la faculté de reparaître sur le sol républicain"[557].

[Note 552: Strassb. Zeitung, 7 ventôse (25 février 1795).]

[Note 553: Strassb. Zeitung, 7 germinal (27 mars 1795).]

[Note 554: Un bailli wurtembergeois en offrait comme jardiniers et domestiques pour les empêcher de mourir de faim. Strassb. Zeitung, 1er vendémiaire (22 sept. 1794).]

[Note 555: Strassb. Zeitung, 11 germinal (10 avril 1795).]

[Note 556: Les citoyens Jæggi, près du pont Saint-Guillaume, et Nagel, au Luxhof. Strassb. Zeitung, 18 germinal (11 messidor an III).]

[Note 557: L'agent national du district de Strasburg à ses concitoyens, 7 germinal an III (27 mars 1795). Strasb., Lorenz, placard in-folio, dans les deux langues.]

Mais ces avertissements et ces menaces restent à peu près sans effet; le culte décadaire est abandonné de plus en plus, malgré les efforts de la municipalité strasbourgeoise pour y attirer le public[558], et bientôt celle-ci est obligée de supprimer les séances d'après-midi au temple de l'Etre suprême, séances consacrées à la lecture et à l'exposition des lois nouvelles, personne ne se rendant plus à ces réunions décadaires[559]. Quand le représentant Richou arrive à Strasbourg, dans les premiers jours de mai, et qu'il exprime aux officiers municipaux l'espoir trompeur que le culte décadaire n'est pas négligé dans cette commune, on se hâte d'insérer dans les journaux que le représentant du peuple viendra demain à la Cathédrale, afin qu'il y trouve un auditoire de curieux à qui parler[560]. La même précaution est nécessaire pour amener un public à la séance dans laquelle il raconte aux citoyens "les derniers forfaits des Jacobins", lors de cette journée du 2 prairial[561], dont l'issue provoquait le suicide de Rühl, l'un des derniers députés montagnards du Bas-Rhin[562].

[Note 558: Elle décide p. ex. de faire exécuter au temple de l'Etre suprême un Hymne à la Vertu, composé à Paris par le citoyen Jacques-Philippe Pfeffinger. Procès-verbaux du 29 germinal (18 avril 1795).]

[Note 559: Procès-verbaux du 8 floréal (27 avril 1795).]

[Note 560: Procès-verbaux du 19 floréal (8 mai 1795).]

[Note 561: Procès-verbaux du 8 prairial (27 mai 1795).]

[Note 562: Voy. sur la fin de Rühl le livre de M.J. Claretie intitulé: Les derniers Montagnards.]

Nul doute que la tentative suprême des Jacobins du faubourg Saint-Antoine pour ressaisir le pouvoir, n'ait précipité dans une certaine mesure le mouvement de la réaction religieuse, malgré les sentiments intimes de la majorité des conventionnels. Cherchant désormais son point d'appui dans la bourgeoisie, pour résister au sourd mécontentement des prolétaires aigris et fanatiques, l'assemblée dût lui payer son concours par la loi du 11 prairial (30 mai 1795), qui rendait provisoirement l'usage des édifices nationaux, non encore aliénés, aux fidèles, avec l'autorisation de s'en servir comme de lieux de culte. Or, dans la plupart des communes, et spécialement à Strasbourg, aucune vente d'église, encore consacrée au culte, n'avait eu lieu jusqu'à ce jour, pour des motifs faciles à comprendre. L'article IV de loi de prairial portait que si les adhérents de différents cultes voulaient se servir d'une même église, la municipalité devrait veiller à ce que les usagers communs se comportent entre eux avec décence et s'y rendent à des heures convenables, préalablement fixées par elle. Cet article était né sans doute du désir de concilier les exigences probables et contradictoires des sectataires du culte décadaire, de ceux de l'Eglise constitutionnelle et de ceux d'entre les catholiques-romains qui se résigneraient à reconnaître les lois de la République. Cette dernière clause était obligatoire en effet; l'article V portait: "Nul ne pourra exercer le ministère, s'il ne fait devant la municipalité de sa résidence acte de soumission aux lois de la République." C'était un frein, bien faible il est vrai, mais c'était un frein pourtant contre les prêtres réfractaires qui ne rentreraient au pays que pour y semer la discorde et pour tramer des complots contre-révolutionnaires. La Convention, se sachant près de sa fin et visant le suffrage des masses, en vue des élections prochaines, alla même bientôt encore plus loin dans ses concessions. Dans une circulaire du 29 prairial, son comité de législations déclarait que cette "soumission aux lois" ne se rapportait pas au passé, qu'elle n'impliquait point, par conséquent, d'adhésion à la Constitution du clergé, loi périmée depuis, l'établissement de la République. Cette déclaration était habile autant que juste au point de vue légal. A vrai dire, elle offrait à tous les ecclésiastiques, fidèles à leur foi religieuse, et uniquement préoccupés de la garantir, une amnistie complète. On ne leur demandait que d'adhérer aux lois de l'Etat, et l'Etat n'ayant plus de législation religieuse, ils pouvaient les reconnaître sans aucun scrupule de conscience. Si jamais moment fut propice à une réconciliation entre le gouvernement et les membres du clergé, ce fut le printemps de 1795. Un peu de prudence et de douceur chez les uns répondant à une tolérance toute nouvelle chez l'autre, en aurait facilement fait les frais.

Malheureusement, il faut bien l'avouer, la majorité des membres du clergé catholique, du moins en Alsace, ne sut pas prendre l'attitude que lui commandait son intérêt bien entendu. Les prêtres revenus au pays se croyant certains d'une victoire prochaine, plus complète, se montrèrent insoumis aux lois, trop souvent haineux contre les constitutionnels, prêchèrent contre les lois sur le divorce, contre la suppression des ordres monastiques, et prêtèrent même la main aux menées des émigrés politiques. On leur demandait simplement d'affirmer, en honnêtes gens, leur soumission au régime existant pour participer ensuite aux libertés communes. A peu d'exceptions près—et leurs plus chaleureux défenseurs n'osent pas le nier—ils refusèrent cette adhésion, condition de leur séjour pacifique en Alsace; ils disaient la messe en cachette, distribuaient clandestinement les sacrements et violaient ainsi la condition préalable de l'engagement tacite, impliqué par leur retour. Quand par hasard ils consentaient à prêter le serment, ils l'entouraient de restrictions si bien combinées que l'acte demeurait sans signification réelle, leur soumission "ne devant être préjudiciable en aucune façon à la doctrine et à la discipline de l'Eglise catholique"[563].

[Note 563: Gyss, Histoire d'Obernai, II, p. 416. Avec une formule pareille on niait, à mots couverts, toute la législation nouvelle, issue de la Révolution.]

C'est donc armés en guerre, et non pas disposés à la soumission, que nous voyons rentrer dans le Haut et le Bas-Rhin la foule des prêtres réfugiés en Suisse ou en Allemagne; on ne saurait s'étonner de remarquer bientôt après, parmi nos populations rurales, une agitation qui rappelle l'effervescence de 1791 à 1793. Il était impossible que la Convention ne s'en aperçût pas, et s'en étant aperçue, qu'elle ne fût pas tentée de les réprimer avec vigueur. Aussi quand nous verrons succéder une réaction violemment anticléricale à une ère fort courte d'apaisement et de calme, nous la regretterons à coup sûr, au nom de la liberté, mais nous la trouverons expliquée par les lois même de l'histoire.

XXV.

Pour le moment, ces perspectives plus lointaines ne troublaient pas encore les esprits, du moins à Strasbourg. Le décret du 11 prairial y avait été promulgué quatre jours plus tard, et, dès le 22 de ce mois (10 juin 1795), les catholiques de Strasbourg, habilement groupés par quelques-uns de leurs conducteurs spirituels qui ne les avaient point délaissés durant la tourmente[564], venaient réclamer aux autorités civiles le bénéfice de cette loi nouvelle. Une délégation de citoyens laïques présenta requête pour prendre possession de quelques-uns des sanctuaires délaissés et le Corps municipal, en majorité protestant, s'empressa d'accéder à leur demande[565]. La délibération du 22 prairial est très caractéristique, au point de vue des dispositions religieuses de la majorité strasbourgeoise et marque un chapitre nouveau dans l'histoire de la Cathédrale. Nous en donnons par conséquent les principaux passages:

[Note 564: Parmi eux il faut nommer en première ligne l'abbé Colmar, le futur évêque de Mayence, qui se promenait dans les rues de Strasbourg, au plus fort de la Terreur, déguisé en général de brigade, faisant ses instructions religieuses dans les mansardes, etc. Voy. Winterer, p. 254.]

[Note 565: D'après M. l'abbé Guerber, le premier culte catholique strasbourgeois aurait été célébré de nouveau à Saint-Louis, à la Pentecôte 1795. (Vie de Liebermann. p. 137.)]

"Vu une pétition revêtue de 2014 signatures et portant que les catholiques de Strasbourg, toujours fidèles à leur sainte religion, viennent de nouveau promettre à la municipalité la soumission la plus entière aux lois et au gouvernement, et demandent qu'il lui plaise mettre à leur disposition le temple dit de l'Etre suprême ou Cathédrale, pour y exercer leur culte, comme du passé, en se conformant en tous points au décret du 11 de ce mois,

"Vu aussi ledit décret et ouï l'agent national,

"Le Corps municipal arrête ce qui suit: Le Temple de l'Etre suprême, ci-devant Eglise cathédrale, sera mis à la disposition des citoyens catholiques de cette commune, pour l'exercice de leur culte, sous les conditions prescrites par le décret susdit.

"Le Bureau des travaux publics fera enlever l'amphithéâtre construit dans l'intérieur du Temple, qui barre le choeur et gênerait l'exercice du culte[566].

[Note 566: Ces changements furent passablement onéreux, puisque le peintre Heim, à lui seul, recevait 600 livres pour sa part dans les travaux de restauration de la nef. Procès-verbaux manuscrits, 4 vendémiaire (26 sept. 1795).]

"Le Corps municipal rappelle aux citoyens auxquels l'usage dudit temple est accordé, les dispositions de la loi sur le libre exercice des cultes et notamment aussi la peine qu'ils encourraient d'après l'article V du décret du 11 courant, s'ils admettaient ou appellaient au ministère de leur culte un citoyen qui ne se serait pas fait donner acte par la municipalité de sa soumission aux lois de la République."

Mais ce n'est là que la première moitié de cette délibération d'une si haute importance. Elle ne rend pas seulement la Cathédrale aux catholiques: elle montre la municipalité se prononçant dès le premier jour, pour les anciens réfractaires et contre les constitutionnels. En effet la pétition, dont nous venons de parler, n'était pas seule parvenue à la maison commune, et d'autres fidèles réclamaient, eux aussi, l'usage du Temple de l'Etre suprême. A leur tête se trouvait l'abbé Rumpler, et la délibération du Conseil nous renseigne sur la teneur de sa demande.

"Vu la déclaration du citoyen Rumpler, dit-elle, prenant la qualité de prêtre catholique, apostolique et romain, portant qu'il déclare et en demande acte à la municipalité: 1° qu'il veut être constamment soumis aux lois de la République française, dont il est membre, et qu'il est pleinement convaincu que par cette soumission au gouvernement politique de sa patrie, il ne fait que remplir le devoir d'un chrétien en même temps que celui d'un citoyen; 2° qu'il déclare aussi qu'il entend exercer désormais son culte dans le temple principal de la cité, qui, suivant le décret du 11 courant, doit être incessamment restitué à son usage primitif, après qu'il aura été purgé et évacué des échaffaudages y établis par les agents de Robespierre, à moins qu'il ne plaise à la municipalité lui abandonner, aux termes dudit décret, ce temple dans l'état où il se trouve, auquel cas le déclarant le fera évacuer à ses frais et emploiera le produit net des bois de charpentes qui y sont, tant à la reconstruction des autels qu'au rétablissement des autres parties nécessaires au service divin…

"Le Corps municipal donne acte au citoyen Rumpler de sa soumission aux lois de la République… et considérant que le Temple ci-devant Cathédrale, a été mis à la disposition des citoyens catholiques de cette commune, c'est à ces citoyens qu'il appartient d'appeler ou d'admettre des ministres pour leur culte,

"Le Corps municipal arrête qu'il n'y a lieu de délibérer sur le surplus de ladite déclaration."

En même temps qu'il réclamait la Cathédrale, le comité des bourgeois catholiques avait demandé sans doute à la municipalité d'enlever les inscriptions placées au fronton de l'édifice, au moment où l'on proclamait l'existence de l'Etre suprême. Celle-ci n'osa pourtant répondre à ce voeu avant d'avoir interrogé à ce sujet le représentant en mission dans le Bas-Rhin. Le citoyen Richou répondit de Schlestadt, le 19 prairial, que la loi, ordonnant l'établissement d'une inscription sur le portail de la Cathédrale, n'étant pas rapportée, il serait prématuré de la faire disparaître. Mais il autorisait l'enlèvement des inscriptions placées au-dessus des portes latérales de l'édifice et le Corps municipal s'empressa d'en voter l'éloignement[567].

[Note 567: Procès-verbaux manuscrits du corps municipal, 22 prairial an III (10 juin 1795). Les membres présents à cette séance décisive furent les citoyens Keppler, maire; Démichel, Ehrmann, Ehrlenholtz, Fischer, Reichardt, Saum, Schnéegans, Hübschmann, officiers municipaux, et Hermann, agent national.]

Désireux de prouver sa bonne volonté à ses concitoyens catholiques, le Conseil fit commencer en outre immédiatement la transformation de la Cathédrale. Tout l'appareil des fêtes civiques en fut éloigné et c'est à peine si l'on y laissa subsister pour le moment la tribune des orateurs, où devait continuer à se faire la lecture des lois nouvelles, mais de manière à ne pas troubler l'exercice du culte. Un arrêté municipal du 28 prairial rétablissait les dénominations, chères aux fidèles, de rue du Dôme et de place du Dôme, au lieu des noms révolutionnaires de rue de la Philosophie et de place de la Responsabilité[568].

[Note 568: Délibération du corps municipal du 28 prairial an III,
Strasbourg, Dannbach, 4 p. 4°.]

Le 12 messidor (30 juin), une autre délibération ordonnait l'enlèvement de l'inscription du portail principal, épargnée d'abord, sur l'ordre de Richou; poussant la condescendance jusqu'aux dernières limites, les administrateurs de la cité votèrent, ce même jour, sur la demande des "commissaires préposés catholiques", la démolition d'un monument dressé dans la chapelle (Saint-Laurent?) "aux mânes des Français morts pour la patrie", sous prétexte qu'il encombrait le local. On ajoutait bien, pour excuser cette destruction peu patriotique, que le monument n'était pas digne de ceux qu'il devait honorer et qu'on l'élèverait plus tard, avec des matériaux plus choisis, sur une des places de la cité[569]. Mais ce fut un des innombrables monuments, pompeusement décrétés par les autorités de l'époque révolutionnaire, qui ne virent jamais le jour.

[Note 569: Procès-verbaux manuscrits du 12 messidor (30 juin 1795).]

Le 15 messidor, pour bien marquer que l'autorité civile ne prétend plus rien à la Cathédrale, on licencie l'orchestre des musiciens du Temple de l'Etre suprême, en les avertissant rétrospectivement, qu'ils ne seront plus salariés depuis le premier du mois[570]; le 25 messidor enfin, l'on accorde aux "citoyens catholiques" la démolition de la tribune aux orateurs qui les gêne, en décidant que la promulgation des lois se fera dorénavant à l'Hôtel-de-Ville[571]. On leur en donne même les bois de charpente, afin qu'ils puissent se construire une nouvelle chaire, "l'ancienne ayant été vandalisée"[572]. On le voit à ces concessions successives, nous sommes à la lune de miel des rapports entre l'Eglise et la Commune; que de chemin parcouru depuis dix mois!

[Note 570: Corps municipal, procès-verbaux du 15 messidor (3 juillet 1795).]

[Note 571: Procès-verbaux manuscrits du 25 messidor (13 juillet 1795).]

[Note 572: Corps municipal, procès-verbaux du 19 thermidor (30 juillet 1795).—L'ancienne chaire n'avait pas été détruite, on le sait, puisque nous l'admirons encore aujourd'hui, mais démolie soigneusement au début de la Terreur. Les catholiques ne voulaient sans doute pas l'exposer à des dangers nouveaux en la remettant dès alors en place.]

Cependant—il faut bien signaler le fait pour rester fidèle à la vérité historique,—toutes ces avances, toutes ces faveurs même n'engagent guère les anciens réfractaires à se montrer reconnaissants. Nous avons recherché, avec une curiosité fort naturelle, les noms des ecclésiastiques catholiques qui, conformément aux lois, seraient venus prêter serment d'obéissance à la République, pour exercer librement ensuite leur ministère. Eh bien, tandis que la liste des ministres protestants, des Blessig, des Eissen, des Oertel, etc., est passablement fournie, les procès-verbaux officiels n'ont conservé trace d'aucune autre déclaration d'allégiance catholique que précisément de celle de l'abbé Rumpler, enregistrée plus haut. Il faut donc en conclure que les membres du clergé catholique, présents à Strasbourg, acceptèrent tous les bénéfices du décret de prairial sans se soumettre aux obligations préalables exigées par lui, et que la municipalité de Strasbourg, entraînée par le courant de l'opinion publique, a sciemment fermé les yeux à cette infraction si grave à la loi. Nous savons, en effet, que le nouveau maire Keppler, natif d'Andlau, passait dans les cercles républicains de Strasbourg pour un "archifanatique". On nous raconte, par exemple, qu'il avait placé, contrairement aux prescriptions légales, un poste d'honneur à l'entrée de la Cathédrale, dès la réouverture du culte, avec la consigne d'arrêter immédiatement l'évêque Brendel ou l'abbé Rumpler, s'ils osaient se montrer dans l'intérieur de l'édifice[573]. Il n'est donc point étonnant qu'un fonctionnaire aussi bien pensant ait négligé les formalités que ses fonctions officielles l'appelaient à surveiller de très près. Il est moins étonnant encore que ses collègues et lui, saisis d'une protestation de Rumpler contre leur décision du 22 prairial, comme ayant "affecté de vouloir lui contester la qualité de prêtre catholique" et comme ayant, "d'après les caquets des malveillants, cru devoir prendre parti contre lui," aient passé derechef à l'ordre du jour sur ses plaintes et sa demande réitérée. Pour ne pas accorder à l'impétrant le lieu de culte qu'il réclamait, le Conseil allégua qu'il n'avait point à prendre parti dans les disputes intérieures ecclésiastiques et les "querelles d'orthodoxie" de ses administrés[574]. Manière de voir assurément louable et tout à fait digne d'approbation! Malheureusement pour nos magistrats municipaux, ils avaient commencé tout d'abord à la mettre en oubli, au détriment de ceux auxquels ils donnaient une si belle réponse.

[Note 573: Unpartheyische Grundsoetze und Warnungen für die Wahlmoenner des Niederrhein's von einem Republikaner. Strassb., im 4zen Jahr, 8°, p. 32. On trouve dans cette brochure une caractéristique détaillée et fort curieuse de tous les personnages réactionnaires d'alors dans le Bas-Rhin.]

[Note 574: Corps municipal, procès-verbaux manuscrits du 28 messidor (16 juillet 1795).]

Un épisode caractéristique de la hardiesse avec laquelle les prêtres non-jureurs essayaient de reprendre possession de leur ancienne situation, se produisait, à ce moment même, aux portes de Strasbourg, à Wolfisheim[575], où certains exaltés voulurent arracher par leurs menaces, une rétractation du serment civique au curé constitutionnel qui se trouvait depuis quatre ans dans la paroisse. Sur son refus, on en vint aux coups et l'on se battit, à coups de serpette, sur le seuil même du sanctuaire[576].

[Note 575: Strassb. Zeit., 23 thermid. (10 août 1795).]

[Note 576: On peut se rendre compte des dispositions du clergé réfractaire d'alors en lisant la curieuse biographie de Liebermann par M. l'abbé Guerber; Liebermann était alors curé d'Ernolsheim et commissaire épiscopal dans le Bas-Rhin, de 1795 à 1798.]

Cette disposition des esprits étant assez générale dans les villes et surtout dans les campagnes alsaciennes, on comprend facilement que les assemblées primaires du Bas-Rhin, réunies le 20 fructidor (7 septembre 1795) pour voter sur l'acceptation de la nouvelle constitution, élaborée par la Convention nationale, aient accepté, à la majorité, le gouvernement directorial, mais aient repoussé, avec un rare ensemble, l'article additionnel qui prescrivait de choisir deux tiers des députés nouveaux parmi les anciens conventionnels, afin de protéger la stabilité des institutions républicaines. Les électeurs du second degré, choisis à Strasbourg, sont tous des modérés, protestants ou catholiques; on n'a qu'à citer le nom des Metz, des Lauth, des Levrault, des Brunck, des Koch, etc.[577]. Mais la Convention n'entendait pas recevoir son congé de la part des électeurs français et n'attribuait pas sans raison, peut-être, leurs dispositions hostiles à l'influence grandissante du clergé réfractaire. Aussi le décret du 20 fructidor (6 septembre) bannit-il à perpétuité tous les prêtres déportés et rentrés sur le territoire français, comme moteurs des mouvements qui menacent la paix publique. Ils ont quinze jours pour passer la frontière. S'ils reviennent, ils seront traités comme émigrés, c'est-à-dire condamnés à mort, sans autre forme de procès. Tous les corps administratifs sont rendus responsables de l'exécution de ces mesures. Les prêtres qui, tout en faisant leur soumission, ajouteraient des restrictions à leur serment et exerceraient le culte dans les maisons particulières ou les locaux publics, seront mis en prison; les propriétaires de ces locaux payeront cent livres d'amende.

[Note 577: Strassb. Zeitung, 21, 22 fructidor (8, 9 septembre 1795).]

En même temps, de nouveaux représentants, envoyés en mission dans les départements, devaient veiller à l'exécution de ces ordres et travailler l'esprit public. C'est ainsi que le premier jour de l'an IV, le représentant du peuple Fricot réunissait les citoyens de Strasbourg au Temple-Neuf pour leur exposer la nécessité d'un contrôle sévère sur les prêtres et les émigrés, comme "émissaires de l'ennemi et adversaires de la République". La Gazette de Strasbourg affirmait que ce discours avait été "entendu avec approbation"[578], mais l'attitude générale de la population nous permet d'en douter quelque peu. Les autorités municipales, en tout cas, se montraient on ne peut plus accommodantes dans leurs rapports avec les anciens fonctionnaires et mandataires du cardinal de Rohan[579].

[Note 578: Strassb. Zeitung, 23 septembre 1793.]

[Note 579: Nous faisons allusion aux dénonciations de Rumpler contre les sieurs Zæpffel et Weinborn, chefs de la communauté catholique, présentées au District, et discutées par le corps municipal. Ce dernier "considérant qu'aucun fait précis n'était articulé", passa à l'ordre du jour, le 5 vendémiaire an IV (27 sept. 1795). Quinze jours plus tard il n'aurait plus osé agir ainsi. Nous savons d'ailleurs aujourd'hui que tout ce clergé était en rapports constants avec l'émigré Rohan. (Guerber, Liebermann, pages 143-159.)]

La Convention ne pouvait cependant fermer les jeux à l'évidence et méconnaître entièrement la puissance du mouvement religieux qui menaçait de s'insurger contre elle. Afin de garder de son côté les électeurs qui ne mêlaient pas d'arrière-pensées politiques à leurs préoccupations ecclésiastiques, elle résolut de confirmer, une fois de plus, les concessions faites sur le terrain de la liberté religieuse. Dans la séance du 6 vendémiaire, le représentant Génissieux proposait et défendait une série de mesures formant une espèce de code de droit ecclésiastique, et qui furent votées par la majorité de l'assemblée. Le décret du 6 vendémiaire donnait à chaque citoyen le droit d'exercer librement son culte en se soumettant aux lois. La République n'en salariait aucun et nul citoyen n'était obligé de s'y associer. Chaque réunion de culte était soumise à la surveillance de l'autorité civile, chargée de garantir la paix publique. Si quelque malveillant dérangeait ou troublait l'une de ces réunions, il était passible au maximum de 500 livres d'amende et de deux ans de prison. Aucun ministre des cultes ne peut entrer en fonctions s'il n'a signé une déclaration expresse de soumission aux lois de la République. Si elle ne contient pas explicitement la reconnaissance de la souveraineté du peuple, l'autorisation de fonctionner sera nulle et non avenue. Le prêtre qui rétracte sa déclaration sera banni à perpétuité du territoire français. Aucun ecclésiastique ne pourra porter en public un costume distinctif; aucun objet de culte ne pourra être exposé en dehors de l'église ou des musées publics. Les donations perpétuelles sont défendues aux fidèles, les attaques contre la République, faites dans une réunion religieuse, punies de mort[580]. Les principaux points, précédemment acquis par la loi de prairial n'étaient donc pas remis en question.

[Note 580: Strassb. Zeitung, 13 vendémiaire (5 octobre 1795).]

Mais c'était autre chose, c'était beaucoup plus, que réclamait une partie notable de l'opinion publique. L'insurrection royaliste de Paris se chargea de le démontrer. Nous n'avons pas à raconter ici la journée du 13 vendémiaire, dont l'insuccès raffermit pour un temps les anciens montagnards, pour autant qu'il en restait, et valut au général Bonaparte, vainqueur des sections royalistes, le commandement de l'armée d'Italie. Constatons seulement qu'une nouvelle réaction, mais en sens contraire, suivit, sur le terrain religieux, l'échec politique des partisans de l'ancien régime. Le gouvernement directorial vit dès lors dans le clergé un dangereux ennemi; il devait surtout le considérer comme tel dans les départements frontières, où les intrigues de tout genre, les conspirations, les trahisons même pouvaient sembler plus faciles, et où les sympathies publiques se manifestaient plus vivement qu'ailleurs pour un régime modérateur et modéré.

L'Alsace rentrait alors tout particulièrement dans cette catégorie; à Strasbourg, par exemple, les choix obligatoires pour les ex-députés à la Convention, étaient tous tombés sur les plus marquants des adversaires du jacobinisme, sur un Boissy d'Anglas, un Lanjuinais, un Bailly, un Henri Larivière, etc.[581]. Aussi les autorités supérieures avaient-elles l'oeil sur la municipalité et, dès les premiers jours de novembre, le District la sommait-elle d'exécuter dans les vingt-quatre heures les lois contre les prêtres sujets à la déportation. Dans sa séance du 6 novembre, le Corps municipal, ne pouvant guère se refuser à obéir aux lois, décida de faire constater tout d'abord par l'administrateur de la police si des prêtres de cette catégorie séjournaient dans la commune[582]. Le fait était de notoriété publique; il fallut cependant quatre jours (temps plus que suffisant pour faire échapper les plus menacés) jusqu'à ce que l'autorité municipale fût saisie d'une liste nominale des citoyens soumis à la rigueur des lois. Cette liste portait, comme sujets à la déportation: Louis Colmar, ex-régent de troisième au Collège national; Jean-Louis Kæuffer, prêtre séculier; Jean-Guillaume-René Videlange, ex-prébendaire de Saint-Pierre-le-Vieux, et François-Xavier Schweighæuser, "qui n'ont jamais prêté les serments exigés." Sont sujets à réclusion: François Vacquerie, ex-jésuite, âgé de quatre-vingt-seize ans; Joseph Jung, récollet; Jacques Sigel, ex-chanoine à Saverne. Quelques autres ecclésiastiques semblent également placés dans une situation plus ou moins irrégulière et l'on devra consulter l'administration supérieure à leur égard; ce sont les abbés Rumpler[583], Rauscher, Bourste et Hobron. Celui dont on s'occupe surtout, est un personnage qui fut très influent, semble-t-il, dans le sein de la communauté catholique d'alors, l'abbé Montflambert[584]. Sorti de France longtemps avant la Révolution, Montflambert avait été ordonné prêtre à Paderborn en Westphalie, après avoir séjourné comme précepteur dans une famille polonaise pendant dix ans. Chassé de Varsovie par l'invasion russe en mai 1794, il était rentré en France en prairial de l'an III (juin 1795) et n'ayant jamais exercé le ministère dans sa patrie, n'avait pas été dans le cas de prêter ou de refuser le serment prescrit au clergé constitutionnel[585]. Mais il n'avait pas non plus rempli les conditions imposées par les lois du 11 prairial et du 6 vendémiaire; était-il passible pour cela de la déportation comme prêtre réfractaire?

[Note 581: Strassb. Zeitung, 16 octobre 1795.]

[Note 582: Procès-verbaux du corps municipal, 15 brumaire (6 novembre 1795).]

[Note 583: On ne peut voir dans la mention de ce nom qu'une malice individuelle du rapporteur ou l'expression d'un mauvais vouloir plus général du conseil; Rumpler avait prêté serment, on le sait, et sa situation n'était donc nullement irrégulière.]

[Note 584: Procès-verbaux du corps municipal, 19 brumaire (10 novembre 1795).]

[Note 585: Procès-verbaux manuscrits, 7 frimaire an IV (28 novembre 1795).]

L'administration départementale, moins bienveillante ou plus soumise à la loi, transmit, le 27 brumaire (18 novembre 1795), à la municipalité l'ordre de déporter Colmar, Schweighæuser, Kæuffer et Videlange et de soumettre à une surveillance minutieuse les nommés Jung, Sigel et Vacquerie. Le corps municipal n'avait qu'à s'incliner devant cette injonction, mais il s'arrangea sans doute de manière à laisser échap per les proscrits[586]. Le 7 frimaire (28 novembre 1795) il annonçait au Département que les quatre prêtres s'étaient absentés de la commune avant qu'on eût pu les saisir, mais cet insuccès ne semble lui causer aucun regret[587]. Aussi cette apathie de la municipalité parut-elle dangereuse à l'administration départementale; le 21 décembre 1795, elle prenait la délibération suivante:

Considérant que la loi du 3 brumaire dernier, concernant les prêtres qui sont dans le cas de la déportation, a été dictée par les dangers de la patrie, qu'elle est le résultat du voeu bien prononcé, de l'arracher aux trames liberticides… considérant que l'insouciance ou la malveillance de quelques fonctionnaires, ouvre à ces hommes, que la loi proscrit, des asyles sûrs contre son exécution; considérant enfin qu'il est temps de prendre des mesures sévères qui atteignent tous les coupables,

Arrête, que dans les communes où se trouvent des prêtres sujets à la déportation ou à la réclusion, sans que les agents municipaux les aient fait arrêter… ainsi que ceux qui leur donnent asyle… ces fonctionnaires seront sur-le-champ livrés au tribunal criminel du département, pour leur faire appliquer la peine de deux années de détention prononcée par la loi du 3 brumaire; charge surtout les commissaires du pouvoir exécutif près les administrations municipales de tenir la main à l'exécution de cette loi… et dans le cas où l'administration départemantale serait instruite que ces commissaires ne remplissent pas leurs devoirs à cet égard… elle provoquera leur destitution près du Directoire exécutif et leur punition comme complices"[588].

[Note 586: Procès-verbaux manuscrits du 4 frimaire an IV (25 novembre 1795).]

[Note 587: Procès-verbaux du 7 frimaire an IV.]

[Footenote 588: Délibération de l'administration du département du
Bas-Rhin, du 30 frimaire an IV, placard in-fol. dans les deux langues.]

En présence de pareils ordres, qui s'appuyaient sur une lettre du ministre de l'intérieur, il n'était plus possible de tourner ou de mettre absolument de côté la loi. Tous les prêtres refusant le nouveau serment civique durent être écartés du ministère et—fait caractéristique!—dès ce jour les catholiques romains de Strasbourg n'eurent plus de sacerdoce. Nous n'avons pas à rechercher quelles purent être en d'autres régions les dispositions morales du clergé vis-à-vis du gouvernement légal du pays. Il est certain qu'ici du moins, ces dispositions étaient absolument hostiles, puisqu'il ne se trouva personne, parmi tous les prêtres habitant Strasbourg, pour s'engager à respecter les lois de l'Etat, comme le demandaient les décrets de prairial et de vendémiaire. Le 26 décembre 1795, l'abbé Montflambert présidait une dernière réunion de prières à la Cathédrale, puis il partait, lui aussi, pour l'exil[589]. Les catholiques romains de notre ville se voyaient, une fois de plus, sans conducteurs spirituels et la compression légale remplaçait derechef la bienveillance et la tolérance qu'ils avaient fait si peu d'efforts pour conserver à leur parti.

[Note 589: Protokol und Verbalpvocess der teutschen Herren Bürgern in Strassburg, welche den Gottes Dienst im Münster… wieder eingeführt, u. s. w., publié par extraits dans le Katholisches Kirchen—und Schulblatt, de Strasbourg (année 1855, p. 9), par M. l'abbé Fues. Les descriptions du chapitre suivant sont empruntées principalement à ce curieux document qu'on devrait bien faire connaître in extenso.]

XXVI.

Le départ des prêtres, et la crainte d'être mal vus ou peut-être même emprisonnés, empêchèrent dès lors beaucoup de fidèles d'assister aux réunions de prières à la Cathédrale ou de venir s'y réunir le dimanche à leurs coreligionnaires. Ils renfermèrent les manifestations de leur foi dans leurs maisons et une administration municipale moins sympathique aurait pu arguer du délaissement de l'édifice pour l'employer à d'autres usages. Cela n'était point à craindre, il est vrai, pour le moment, mais rien ne garantissait la stabilité de fonctionnaires aussi mal notés et les chefs, intelligents autant qu'énergiques, de la communauté catholique résolurent de conclure, pour ainsi dire, un nouveau bail avec la municipalité, afin de s'assurer, en tout état de cause, la possession de la Cathédrale. Il existait à Strasbourg, depuis la fin du dix-septième siècle, une Confrérie marianique des bourgeois allemands, qui se recrutait principalement parmi les artisans catholiques de notre ville et jouissait d'une haute considération dans les sphères de la petite bourgeoisie. C'est dans les rangs de cette confrérie que furent choisis douze citoyens, fervents croyants tout d'abord, mais sans doute aussi peu compromis que possible dans les affaires politiques du temps. Ils se présentèrent comme délégués de tous les autres catholiques de la ville devant les administrateurs des édifices publics et demandèrent l'autorisation d'organiser à la Cathédrale des réunions de prière exclusivement laïques, tous les dimanches, à deux heures de l'après-midi[590].

[Note 590: Kathol. Kirchen—und Schulblatt, 1855, p. 9-10. Les noms de
ces douze citoyens étaient Xavier Antoine, Valentin Koehren, François
Lazar, François Kieffer, Arbogast Heim, Nicolas Varin, Antoine Wescher,
Etienne Hatter, Joseph Studer, Michel Schweighæuser, Michel Starck,
Laurent Detterer.]

Cette demande fut accordée sans peine et dès lors on vit à Strasbourg, grâce à l'inclémence des temps, ce spectacle si curieux et si contraire à l'esprit du catholicisme, la foi des fidèles se passant de prêtres pour parler à Dieu et des réunions de culte, considérées comme orthodoxes, et présidées pourtant par de simples laïques. Ce fut le 10 janvier 1796 que furent inaugurés ces services religieux, placés sous l'invocation des souffrances mortelles du Christ[591]. L'un des Douze dirigeait les chants qu'accompagnaient les orgues, et récitait les prières au nom des croyants assemblés. Le 12 février, on célébra la fête de la purification de la Sainte-Vierge, et après une confession générale des péchés commis contre la mère de Dieu, les nombreux assistants des deux sexes se prosternent à ses pieds et l'un des directeurs la proclame à haute voix comme patronne et protectrice de la cité[592]. Le 4 mars commence une neuvaine spéciale en l'honneur de Saint-François-Xavier, instituée pour implorer la miséricorde divine en faveur des prêtres persécutés [593]. Le 25 mars enfin, les cérémonies de la semaine de Pâques commencent, malgré l'absence de prêtres. Un des Douze a composé une exhortation aux fidèles, dont on donne lecture; les tableaux des quinze stations de la croix, ayant appartenu jadis aux Pères franciscains, sont placés contre les colonnes de la nef et la procession des fidèles se dirige de station en station, au milieu du chant des cantiques, pour prier et pour baiser la croix[594].

[Note 591: Kirchen—und Schulblatt, p. 47.]

[Note 592: Kirchen—und Schulblatt, p. 48]

[Note 593: Ibid., p. 49.]

[Note 594: Ibid., p. 129-130.]

Nous n'avons voulu qu'esquisser ici quelques-uns des principaux traits de ce culte laïque, qui semble avoir eu d'autant plus de succès qu'il répondait à de profonds besoins religieux chez une partie de la population strasbourgeoise[595]. Ceux qu'intéresserait le détail des cérémonies, devront se reporter au document dont nous avons tiré les quelques renseignements fournis plus haut. Ce mémorial lui-même n'a pas été, malheureusement, publié tout entier et ne saurait d'ailleurs tout nous apprendre. Il est muet, par exemple—et nous comprenons le silence prudent de ses rédacteurs—sur l'attitude du clergé proscrit vis-à-vis de ces manifestations éclatantes, mais légèrement insolites, de la piété catholique. Cependant on a peine à croire que le cérémonial de toutes ces réunions religieuses n'ait pas été le résultat de sa collaboration discrète. Les Douze ne furent sans doute que les éditeurs, responsables vis-à-vis du pouvoir civil, de ce qui s'est dit alors à la Cathédrale, et non les véritables auteurs des sermons laïques prononcés par ces honorables citoyens.

[Note 595: Les préposés du culte catholique procédaient aussi à de fréquentes quêtes à la Cathédrale, dont ils envoyaient le produit à la municipalité pour l'Hospice des orphelins. Voy. p. ex. le procès-verbal du 17 nivôse (7 janvier 1796).]

Le 2 janvier 1796, l'administration municipale avait dû enregistrer la loi portant que les agents qui ne dénonceraient pas les prêtres soumis à la déportation seraient sur-le-champ livrés au tribunal criminel[596], mais elle n'en restait pas moins favorable, au fond de l'âme, aux nouveaux proscrits. Le 9 janvier, elle accueillait favorablement une pétition de la citoyenne Marie-Reine Montflambert, qui demandait pour son frère, l'abbé, la permission de revenir à Strasbourg[597]. Puis, quand le Directoire du département eut itérativement ordonné son arrestation, elle osa déclarer nulle et non avenue cette mesure du Directoire, Montflambert étant couvert par une des exceptions de la loi sur les émigrés. Cette opposition n'empêcha pas que le nom du prêtre fugitif ne fût porté sur la liste des émigrés; mais jusqu'au bout, le Corps municipal persista dans sa manière de voir et déclara que "l'arbitraire prenait la place de la justice"[598].

[Note 596: Procès-verbaux du Corps municipal, 12 nivôse (2 janvier 1796).]

[Note 597: Procès-verbaux du 19 nivôse (9 janvier 1796).]

[Note 598: Procès-verbaux du 25 ventôse an IV (15 mars 1796). Il semblerait pourtant que Montflambert ait fini par tomber entre les mains de la police, car nous connaissons une délibération de l'administration départementale du 5 vendémiaire an V, qui ordonne son élargissement provisoire de la maison de réclusion. (Procès-verbaux du corps municipal. 8 vendémiaire, 29 sept. 1796.)]

Les mêmes procès-verbaux, auxquels nous empruntons ces détails, nous ont conservé la liste des lieux de culte ouverts à Strasbourg au commencement de l'année 1796. Le culte "connu sous la dénomination de culte catholique, apostolique et romain", occupait l'édifice de la ci-devant Cathédrale et l'église Louis; les protestants officiaient aux temples Aurélie, Thomas, Nicolas, Guillaume, Pierre-le-Vieux, l'Eglise-neuve (Temple-Neuf), la Ruprechtsau, et à l'auberge de la Charrue, au faubourg de Pierres. Les israélites se réunissaient chez Scheyen Netter, rue de la Lune; Abraham Auerbach, rue Sainte-Elisabeth; Moïse Isaac, Vieux-Marché-aux-Vins, et Joseph Lehmann, rue du Jeu-des-Enfants[599]. Il n'est pas fait mention ici d'un lieu de culte pour les constitutionnels, mais il est cependant hors de doute qu'ils célébraient leur culte à part, avant même d'être admis au partage de la Cathédrale, comme nous le verrons bientôt.

[Note 599: Procès-verbaux du 12 nivôse an IV.]

Pendant ce temps la lutte s'engageait, avec un redoublement de violence, entre le nouveau gouvernement de la République et les membres du clergé pénitent, rentrés en foule dans leurs anciennes paroisses, dans l'attente de jours meilleurs. Plus la connivence tacite des autorités avait été grande durant de longs mois, plus la répression dut sembler cruelle quand on se remit à sévir. Les municipalités favorables au clergé furent frappées, comme les prêtres eux-mêmes. La municipalité de Truchtersheim fut destituée pour avoir laissé fonctionner des ecclésiastiques non-assermentés[600]; le président de celle d'Obernai, le citoyen Apprédéris, se vit casser pour en avoir hébergé dans sa demeure[601], et les malheureux eux-mêmes furent traqués partout, jusque dans les hautes vallées des Vosges, pour "écraser les ennemis de la République"[602]. Ces poursuites ne restèrent pas infructueuses, et plusieurs de ceux qu'on recherchait, furent en effet arrêtés. C'est ainsi que le tribunal criminel du Bas-Rhin condamnait à la déportation sur les côtes de la Guyane le curé Kappler, de Beinheim[603], puis l'abbé Heckel, ancien desservant de Grossendorf[604]. Les armes les plus terribles, forgées pour combattre l'Eglise hostile, devaient être employées elles-mêmes dans l'ardeur de la lutte et sous l'influence funeste des haines renaissantes. Dans les premiers jours de février on amenait captif aux prisons de Strasbourg un prêtre condamné jadis à la déportation et qui, avec un faux passe-port[605], était revenu dans sa paroisse; c'était l'abbé Antoine-François Stackler, desservant de Neuve-Eglise. Son identité sommairement reconnue, le tribunal prononça contre lui la peine capitale et, le 3 février 1796, le jeune ecclésiastique montait courageusement les marches de l'échafaud, dressé sur la place d'Armes, salué comme un martyr par l'immense majorité de ses coreligionnaires, quoique jugé plus sévèrement par les feuilles républicaines[606].

[Note 600: Strassburger Weltbote (c'est le nouveau titre de la Strassburger Zeitung, du futur Courrier du Bas-Rhin), 28 janvier 1796.]

[Note 601: Strassb. Weltbote, 15 février 1796.]

[Note 602: Strassb. Weltbote, 10 février 1796.]

[Note 603: Strassb. Weltbote, 19 mars 1796.]

[Note 604: Strassb. Weltbote, 11 avril 1796.]

[Note 605: La falsification fréquente de ces passe-ports est également avouée par M. Guerber dans sa Vie de Liebermann, p. 137.]

[Note 606: Strassb. Weltbote, 4 février 1796. Voy. aussi sur Stackler l'article de M. l'abbé Sifler dans la Revue catholique d'Alsace, 1868, p. 372—Nous rencontrons un trait de fanatisme religieux épouvantable—s'il est authentique—chez l'une des paroissiennes de Stackler, dans le Strassb. Weltbote du 15 février 1796.]

Toutes les régions de notre province ne supportèrent pas avec un calme résigné cette recrudescence dans la persécution religieuse; dans le Kochersberg, par exemple, presque aux portes de Strasbourg, les paysans catholiques proféraient des paroles menaçantes et l'on y armait, disait-on, jusqu'aux garçons de douze ans, pour défendre les prêtres réfractaires qui s'y tenaient cachés[607]. Huit demi-brigades de gendarmes durent être établies à Dachstein, Molsheim, Mutzig, Wasselonne, Westhoffen, Schirmeck et lieux environnants, pour y faire respecter les arrêtés relatifs au clergé non-assermenté[608], et surtout aussi celui du 13 ventôse, qui ordonnait d'enlever partout, sur les églises, dans les cimetières, aux maisons particulières et sur les grands chemins, les symboles religieux, croix, images des saints, inscriptions diverses, ayant échappé jusqu'ici au marteau des démolisseurs. Le piédestal même des crucifix devait être immédiatement enlevé[609]. On peut se figurer aisément quelles colères éveillaient d'aussi tyranniques décrets dans le coeur de nos populations rurales. Il va sans dire que la défense de se servir des cloches pour la célébration du culte, très rapidement tombée en désuétude, du moins à la campagne, était réitérée sous les peines les plus sévères[610].

[Note 607: Strassb. Weltbote, 17 mars 1796.]

[Note 608: Strassb. Weltbote, 26 mars 1796.]

[Note 609: Strassb. Weltbote, 25 mars 1796.]

[Note 610: Procès-verbaux du Corps municipal, 22 germinal (11 avril 1796) et 30 messidor (18 juillet 1796).]

Dans cette lutte, qui renaissait de la sorte âpre et passionnée, le gouvernement devait nécessairement chercher à gagner des alliés, dont l'intérêt immédiat les pousserait, non pas à s'associer à des mesures persécutrices, mais à donner au moins l'exemple d'un loyalisme patriotique et de l'obéissance aux lois. Il était d'une importance suprême pour lui de pouvoir montrer aux masses des groupes religieux se disant et se croyant bons catholiques et se montrant bons citoyens. La situation générale du pays devait amener et amena en effet un rapprochement sensible entre les autorités civiles et l'ancien clergé constitutionnel. Celui-ci n'avait pas attendu, pour organiser son culte, supprimé par la Terreur, que le pouvoir lui devînt favorable; au contraire. C'est au moment où la Convention nationale semblait se désintéresser entièrement de la question religieuse, pour gagner le clergé réfractaire, que les constitutionnels, sous la conduite de Grégoire, avaient refait leurs cadres, par la célèbre circulaire du 15 mars 1795[611]. Au mois de septembre, les anciens curés assermentés du Haut-Rhin s'étaient réunis pour se donner une organisation synodale dans le presbytère de Soultz, avec le concours de l'abbé Maudru, évêque constitutionnel des Vosges. Le 24 avril suivant on avait procédé dans le même département à l'élection d'un nouvel évêque et sur 12.800 suffrages exprimés—chiffre minime quand on songe aux masses catholiques de la Haute-Alsace!—7000 voix environ avaient porté l'abbé Berdolet au siège épiscopal[612].

[Note 611: Voy. sur cette question plus générale, que nous ne pouvons aborder ici, le remarquable travail de M. Gazier, chargé de cours à la Faculté des lettres de Paris, qui vient de paraître: Etudes religieuses sur la Révolution française. Paris, 1887, 8°.]

[Note 612: On peut consulter sur ce mouvement dans la Haute-Alsace, mais avec une défiance permise vis-à-vis d'un adversaire mortel de l'Eglise constitutionnelle, l'ouvrage de M. Winterer, souvent déjà cité.]

Tandis que l'Eglise constitutionnelle du Haut-Rhin témoignait ainsi d'une certaine vitalité, les prêtres assermentés ne faisaient guère parler d'eux dans le département voisin, si l'on en excepte Strasbourg même. On n'a pas oublié que bon nombre des membres du clergé dans le Bas-Rhin, compatriotes et partisans de Schneider, avaient abandonné, comme lui, le ministère, ou bien étaient retournés dans leur pays, déçus dans leurs espérances religieuses et matérielles[613]. On se rappelle aussi ce que nous avons dit du caractère apathique et de la santé chancelante de l'évêque Brendel, et l'on ne s'étonnera donc pas s'il ne s'est que faiblement associé au mouvement de réorganisation provoqué par Grégoire et ses amis. Les mois de captivité, passés au Séminaire, pendant la Terreur, avaient brisé le peu de ressort qui pouvait rester à un homme, nullement fait pour agir en temps révolutionnaire. Aussi n'est-ce pas Brendel, mais un autre personnage, à nous bien connu, l'abbé Rumpler, qui travaille indirectement à Strasbourg à la résurrection du mouvement constitutionnel. Ce singulier original n'avait pas, à vrai dire, d'antécédents qui l'appelassent à jouer ce rôle. Il n'avait jamais fait partie du clergé assermenté; il avait été enfermé plus tard pour avoir dit la messe en cachette et avait lutté, du fond de sa prison, plus courageusement que bien d'autres, contre la tyrannie de Monet et de Schneider[614]. Mais c'était une nature belliqueuse, toujours en émoi, ulcérée par le souvenir de maintes avanies, à lui faites par le haut clergé de l'ancien régime. Il était de plus bon patriote et il se croyait en droit de reprocher à ses adversaires de ne point l'être du tout. Peut-être aussi son amour-propre avait-il été blessé de se voir écarté, lors de la réorganisation du culte catholique, par les mandataires secrets du cardinal de Rohan, Louis-Gilles Zæpffel et Claude Weinborn, l'un cousin germain du promoteur de l'évêché, l'autre frère de l'ex-secrétaire de l'officialité strasbourgeoise. Toujours est-il que Rumpler a contribué, plus que tout autre, à travailler l'opinion publique contre les réfractaires et contre la communauté catholique libre, groupée soit à Saint-Louis, soit à la Cathédrale. En criblant les "successeurs des douze apôtres de ses sarcasmes", avec une acrimonie peu chrétienne, il a plus fait pour soutenir les faibles restes de l'Eglise constitutionnelle que celle-ci n'a fait elle-même, sans cependant se déclarer catégoriquement pour elle. Combien faible était cette Eglise à Strasbourg, on le voit par le petit nombre des signataires qui viennent, une fois de plus, demander à la municipalité, le 12 avril, l'usage de la Cathédrale pour les citoyens Brendel, Kirchhoffer, Rosswag et Gross, "ci-devant prêtres constitutionnels"[615].

[Note 613: Ceux qui restaient étaient devenus suspects au gouvernement; ainsi, dans une lettre du 5 germinal an IV, le ministre de la police s'informait du "prêtre autrichien" Kæmmerer, et demandait en vertu de quels titres il résidait encore en France, où, "sous le masque d'un patriotisme exalté, il s'occupe d'anéantir le gouvernement". Procès-verbaux du Corps municipal, 23 germinal (12 avril 1796).]

[Note 614: Pour apprécier l'énergie morale de Rumpler, il faut lire les lettres virulentes et gouailleuses qu'il adressait, du fond de sa prison, aux autorités départementales, pour protester contre la tyrannie de "l'adolescent d'Annecy, du mineur du Mont-Blanc". Le courage assurément ne lui faisait pas défaut. (Actes d'un bon apôtre, Strasb., Dannbach et Gay, dix cahiers divers, p. 454-495.)]

[Note 615: Ils n'étaient que quarante-sept.]

La municipalité se voyait fort embarrassée, car, au point de vue légal, sinon en équité, la Cathédrale était vacante. Il ne s'était pas présenté, on le sait, un seul prêtre pour prêter le serment préalable, exigé de tous les ministres d'un culte, et les pétitionnaires pouvaient prétendre, avec assez de logique, qu'en l'absence d'un célébrant, toute cérémonie religieuse était impossible, et que le culte catholique ne se comprenait pas sans un sacerdoce. Mais la municipalité ne songeait pas à expulser du sanctuaire les préposés de la congrégation catholique, qui venaient d'être renouvelés par le suffrage des électeurs[616]. Elle déclara donc aux pétitionnaires qu'elle ne serait dans l'obligation d'accorder l'usage commun d'un même édifice à des citoyens exerçant des cultes différents ou prétendus tels, que si cet édifice était le seul dont on put disposer, et sur la demande qui lui en serait faite, de part et d'autre, par les intéressés. "Considérant que l'édifice connu sous la dénomination de l'Eglise cathédrale a été réclamée, en vertu de la loi, par un grand nombre de citoyens pour l'exercice du culte dit catholique-apostolique-romain, et qu'il a été remis à leur usage,… que ces citoyens sont encore aujourd'hui en possession de cet édifice, où ils continuent d'exercer le culte qu'ils ont adopté et qui paraît différer de celui qui convient aux pétitionnaires,… que c'est sur l'assurance légale d'y être maintenus, qu'ils ont fait les dépenses nécessitées par la nouvelle destination de l'édifice,…" le Conseil finit par "estimer qu'il n'y a pas lieu de délibérer sur la pétition susdite". Il invite seulement l'administration départementale à fournir aux impétrants l'une des autres églises catholiques placées sous séquestre[617].

[Note 616: Procès-verbaux du Corps municipal, 17 germinal (6 avril 1796).]

[Note 617: Corps municipal, procès-verbaux manuscrits, 23 germinal (12 avril 1796).]

Le 8 floréal (27 avril), le Département accorde en effet aux constitutionnels l'église de Saint-Louis, qu'on prend aux catholiques-romains. Ceux-ci réclamèrent sans doute, car, le 20 du même mois (9 mai), on transférait les pétitionnaires de Saint-Louis à Saint-Pierre-le-Vieux[618]. Ce local ne suffit pas à la longue; le 24 mai treize citoyens demandèrent encore Saint-Pierre-le-Jeune pour y célébrer un culte constitutionnel et cette demande dut être accordée[619]. Comment finit-on par établir une espèce d'alternative dans le principal sanctuaire de la cité? C'est ce que nous ne saurions dire, malgré nos recherches; cependant la chose elle-même ne semble pas douteuse, puisque le Journal de la confrérie marianique mentionne, à la date du 3 juillet 1796, un "culte latin", célébré par un prêtre constitutionnel, dans le choeur de la Cathédrale[620].

[Note 618: Procès-verbaux manuscrits, 23 floréal (12 mai 1796).]

[Note 619: Corps municipal, procès-verbaux du 2 prairial (21 mai 1796).]

[Note 620: Kath. Kirchen—und Schulblatt, 1855, p. 132.]

Peut-être doit-on voir là le résultat des attaques de Rumpler, qui, précisément à cette époque, harcelait les préposés du culte catholique avec une grande véhémence. "Vous êtes reconnus pour des intriguants dans la bergerie du Seigneur, et pour des intrus dans une prépositure usurpée, dont les catholiques raisonnables vous chasseront pour avoir la paix, s'ils consultent un peu le voeu des citoyens catholiques, apostoliques et romains de la cité et des fauxbourgs"[621]. Quand on le voit maltraiter ainsi "messieurs les frères et cousins des docteurs d'outre-Rhin", on devine que l'antagonisme politique et le sentiment national entrent en jeu, dans ces luttes intimes, à nous si mal connues, du catholicisme strasbourgeois d'alors. On s'expliquerait assez bien que la municipalité n'osât plus sacrifier entièrement les constitutionnels à des gens aussi vivement accusés et mal notés sans doute auprès du gouvernement de la République.

[Note 621: Appel pour les citoyens et citoyennes romano-évangéliques, catholiques, apostoliques de la confession de Saint-Louis à Strasbourg, 25 juillet, fête du P. Jacob. Voy. aussi la préface de la Tonnéide, de Rumpler (Argentcourt, Dannbach, an VII), ironiquement dédiée à Zæpffel et Weinborn.]

Malheureusement nous savons très peu de chose sur cette seconde période de l'histoire du culte constitutionnel à Strasbourg, l'attention publique se détournant vers d'autres sujets et la littérature des brochures et des pamphlets, si riche pour les années 1790 à 1795, nous faisant maintenant à peu près défaut. Brendel fonctionna pour la dernière fois comme évêque à la consécration du nouvel évêque du Haut-Rhin, Berdollet, cérémonie qui se fit à Colmar, le 15 août 1796. Il y prononça un "discours plein d'onction" et qui fit couler des larmes, au dire du rapport officiel.

Mais, depuis ce jour, il n'a plus accompli d'actes ecclésiastiques, et de fait, la juridiction de Berdollet s'étendit, dans les années qui suivirent, aux départements du Bas-Rhin et du Mont-Terrible. Nous ne savons pas exactement quand Brendel résigna ses fonctions épiscopales, mais ce dût être bientôt après la date indiquée tout à l'heure. Quant au motif de sa décision, il ne l'a déposé dans aucun document rendu public; un contemporain nous affirme que Brendel "ne donna à la municipalité sa démission de la juridiction épiscopale que pour opérer la réunion des différents partis"[622]. Il aurait donc cru que, lui parti, les catholiques dissidents et les constitutionnels pourraient s'entendre fraternellement sur la nomination d'un nouvel évêque, moins compromis dans les luttes antérieures? On a quelque peine à penser qu'il ait pu se livrer à de pareilles illusions. Quoiqu'il en soit de cette réunion des différentes fractions religieuses rêvée par Brendel, "mais à laquelle les fanatiques se sont opposés", nous voyons l'ancien évêque accepter bientôt les fonctions, modestement rétribuées[623], d'archiviste départemental. A partir de ce moment, il disparaît forcément des pages de ce récit. Il ne survécut pas longtemps d'ailleurs à l'abandon de ses fonctions épiscopales, ayant succombé, dès le 22 mai 1799, aux maladies qui le minaient depuis longtemps déjà. Un "cortège de trois cents patriotes, spontanément réunis", l'accompagna jusqu'à sa dernière demeure, tandis que des mégères, "égarées par un fanatisme hideux, se pressaient dans les rues où le convoi devait passer, dirigeant sourdement des imprécations et des injures grossières vers le cercueil". L'orateur qui parla sur sa tombe put affirmer que le mort avait "constamment repoussé avec pitié toutes les tentatives que l'hypocrisie fit à plusieurs reprises pour l'attirer à une lâcheté. Ses derniers moments ont ressemblé à ceux de toute sa vie; il est mort républicain"[624]. Le ton général du discours prononcé par le citoyen Bottin semble indiquer que l'idée religieuse tenait bien peu de place dans les dernières pensées du défunt. L'on ne saurait donc s'étonner que l'Eglise constitutionnelle du Bas-Rhin ait misérablement fini sous un tel chef. Un ardent apôtre lui-même aurait échoué sans doute, vu la disposition d'esprit des masses, et Brendel, nous l'avons dit autrefois, n'était rien moins qu'un apôtre.

[Note 622: Note manuscrite de la main de M. Laquiante, juge à
Strasbourg, sur mon exemplaire du discours de Bottin.]

[Note 623: Il est entièrement faux de dire qu'il avait "ein erkleckliches Einkommen" comme le fait M. Guerber, Liebermann, p. 159.]

[Note 624: Eloge funèbre du citoyen Brendel, chef du bureau des archives, ci-devant évêque constitutionnel du Bas-Rhin, mort le 3 prairial an VII, prononcé par le citoyen Bottin. Strasb., Levrault, s. dat., 11 p. 8°.]

L'attitude des populations rurales restait en effet une cause d'incessants soucis pour l'administration départementale et le gouvernement de la République. Non contents de laisser inexécutée les lois contre les prêtres rénitents, certaines municipalités du Bas-Rhin s'étaient oubliées jusqu'à "tolérer des attroupements formés dans leurs communes pour enlever des prêtres réfractaires des mains de la troupe armée"; d'autres avaient "souffert que les prêtres rebelles célébrassent publiquement le culte dans leurs communes"; d'autres enfin avaient "laissé subsister, contrairement à la loi, les signes extérieurs du culte". Un arrêté du Département, daté du 6 juillet, avait suspendu les adjoints et les agents municipaux de Crastatt, Itterswiller, Kleingoeft, Mennolsheim, Reuttenbourg et Sigrist comme coupables de ces méfaits. Par arrêté du 8 août, le Directoire de la République destituait ces fonctionnaires désobéissants et prescrivait leur remplacement immédiat[625]. Quelques semaines après, le ministre de la police générale, le citoyen Cochon, insistait, dans une nouvelle missive, sur l'expulsion immédiate des prêtres insermentés, si nombreux encore en Alsace[626]. Une autre circulaire, datée du 6 fructidor, ordonnait d'enlever sur-le-champ les croix et les images partout où elles subsistaient encore. Cette dépêche officielle citait principalement Marmoutier comme centre de fanatisme. On y sonne les cloches, on y fait des processions au dehors, on y arbore même des cocardes blanches et le drapeau blanc[627]. On peut supposer que ces objurgations officielles restèrent, autant que par le passé, sans résultats pratiques.

[Note 625: Extrait des registres des délibérations du Directoire exécutif. Paris, 21 thermidor an IV. Placard grand-fol. dans les deux langues.]

[Note 626: Strassb. Weltbote, 9 fructidor (26 août 1796).]

[Note 627: Strassb. Weltbote, 17 fructidor (9 septembre 1796).]

La fin de l'année 1796 et les premiers mois de l'année suivante s'écoulèrent sans faits marquants à signaler pour l'histoire religieuse de l'Alsace et celle de notre Cathédrale. Malgré les dispositions peu favorables du gouvernement, les préposés catholiques n'ont pas été troublés dans la possession tranquille de l'antique édifice.[628] Ils y célèbrent leurs réunions de prières, et y font des quêtes fructueuses, qui semblent indiquer une affluence de fidèles assez considérable. Le produit de ces collectes est en partie consacré à l'achat de livres de piété pour les orphelins de l'hospice communal, et les donateurs peuvent écrire à ce sujet à l'administration municipale: "Les sentiments que l'administration professe nous sont garants de son suffrage pour l'emploi de cette somme", sans craindre un refus d'approbation de sa part.[629]

[Note 628: Toutes les fêtes publiques du temps (fête de la Jeunesse, au 27 mars 1797; fête en l'honneur de Hoche, au 14 octobre 1797, etc.) se célèbrent soit au Temple-Neuf, soit sur la place d'Armes; on n'emprunte à la Cathédrale que ses cloches. (Corps municipal, procès-verbaux du 7 germinal an V et du 23 vendémiaire an VI.)]

[Note 629: Corps municipal, procès-verbaux manuscrits du 16 germinal et du 12 floréal (5 avril, 1er mai 1797). La collecte du 20 germinal se montait à 224 livres 19 sols.]

Les événements politiques du dehors semblent devoir favoriser ce calme. En avril 1797, les électeurs français procèdent au renouvellement par tiers des Conseils, et la plupart des conventionnels sortants sont remplacés par des modérés ou même par des royalistes avérés. Aussi, le 23 mai déjà, sur la proposition du représentant Dumolard, on nommait au Conseil des Cinq-Cents une commission chargée de réviser les lois et décrets relatifs à la police des cultes. La majorité de cette commission était favorable, par politique ou par conviction religieuse, aux voeux des catholiques. Elle le montre en nommant rapporteur l'éloquent Camille Jordan, qui déposa, dès le 17 juin, un rapport resté célèbre et concluant à une liberté des cultes à peu près complète. La mesure vexatoire du serment devait être abolie, les processions permises[630], les cloches rendues aux églises, les cimetières distribués entre les adhérents des cultes divers, etc. Le 24 août la majorité des Conseils alla plus loin encore; désireuse de rétablir la paix religieuse dans le pays, elle rapporta, par la loi du 7 fructidor, toutes les lois antérieures, relatives à la déportation ou à la réclusion des prêtres non-assermentés. Mais le Directoire, en majorité formé d'anciens conventionnels, trouva que cette mesure, et plusieurs autres, entraînaient les pouvoirs publics sur une pente fatale à la République.

[Note 630: Il paraît qu'on anticipa même sur cette autorisation, car dès le commencement de juin, l'administration départementale se voyait obligée de défendre de pratiquer les cérémonies du culte en dehors des édifices choisis pour cet exercice. Corps municipal, procès-verbaux du 20 prairial (8 juin 1797).]

Effrayés par la découverte de complots royalistes, plus ou moins sérieux, craignant de perdre la direction des affaires, Rewbell, Barras et La Réveillère-Lepaux s'appuyèrent sur le commandant de Paris, le général Augereau, envoyé tout exprès dans la capitale par Bonaparte, afin de prêter main-forte contre "les brigands modérés". Dans la matinée du 4 septembre, ils exécutèrent le coup d'Etat militaire connu dans l'histoire sous le nom de la journée du 18 fructidor, le premier d'une série de violences analogues, qui devaient déconsidérer la représentation nationale et livrer enfin la France à la dictature d'un seul.

Une des premières lois révoquées par les Conseils décimés fut celle du 7 fructidor, et les ministres des cultes furent astreints derechef à prêter le serment de haine à la royauté. L'Eglise affirmant encore aujourd'hui, par la bouche de ses pontifes, qu'elle est indifférente par principe aux formes politiques des Etats, la prestation de ce serment n'aurait pas dû être nécessairement refusée par le clergé. Elle le fut pourtant partout en Alsace, sur l'ordre exprès du cardinal de Rohan qui, de l'autre côté du Rhin, surveillait toujours son diocèse[631]. C'était montrer bien clairement que l'agitation fomentée par le clergé dans le pays n'était pas seulement religieuse mais encore contre-révolutionnaire. Les suites naturelles d'un refus obstiné de ce genre ne se firent pas attendre. Le Directoire rentra dans l'ornière jacobine qu'on venait à peine de quitter. A Strasbourg, l'église de Saint-Louis et son mobilier furent mis en vente au plus offrant, dès novembre 1797, par le ministère du commissaire de police Braun et du revendeur Dollinger[632]. Afin d'éviter un sort semblable, les préposés de la Cathédrale s'empressent de célébrer un Te Deum d'allégresse pour la conclusion du traité de Campo-Formio avec François d'Autriche, première cérémonie politique à laquelle nous les voyons s'associer[633]. Mais ils ne devaient plus jouir longtemps en paix du sanctuaire qu'ils occupaient depuis deux ans. Dans les premiers jours de décembre, le citoyen Rumpler, "sans désignation d'aucune qualité", présente une nouvelle requête à l'administration municipale pour y officier à son tour. Profitant de ce que ni Zæpffel, ni Weinborn, ni aucun des autres administrateurs n'osent prêter un serment, interdit par leur ancien évêque, et répugnant à leur conscience[34], il vient "réclamer ses droits de prêtre catholique-romain", sur une église où "il n'y a plus ni ministre du culte ni administrateurs qui osent se montrer", et demande "à célébrer le sacrifice" pour "les nombreux citoyens qui l'ont choisi pour dire la messe".

[Note 631: Winterer, p. 277.]

[Note 632: Corps municipal, procès-verbaux du 21 brumaire (11 nov. 1797).]

[Note 633: Procès-verbaux du Corps municipal, 19 brumaire (9 nov. 1797).]

[Note 634: Cela était vrai; l'administration de la police municipale constatait qu'aucun des onze préposés en exercice ne voulait prêter serment, la plupart niant leur propre existence officielle, pour se dispenser de cette corvée. Procès-verbaux du 12 frimaire an VI (2 décembre 1797).]

Le Corps municipal cherche un moyen de se soustraire à cette mise en demeure. Bien que Rumpler ait déposé un volumineux dossier de pièces à l'appui de sa demande, on lui déclare que, n'y trouvant pas le serment exigé par la loi du 19 fructidor, on devait surseoir à toute réponse [635]. Mais Rumpler, présent à la séance publique du Conseil, se lève subitement et exhibe une attestation de la municipalité d'Obernai, établissant qu'il a satisfait à la loi; d'ailleurs il se déclare prêt à prêter le serment, une fois de plus, séance tenante. Ne sachant plus alors quelle attitude prendre vis-à-vis des catholiques, peu soucieuse de rien faire en faveur des constitutionnels, l'administration municipale décide enfin de renvoyer la question à celle du Département. Cinq jours après intervenait une décision, facile à prévoir: Les préposés prêteront le serment exigé par la loi, ou bien on leur fermera leur lieu de culte [636]. Un délai de quatre jours étant écoulé sans que les administrateurs de la paroisse catholique eussent obtempéré à la sommation contenue dans la délibération du 17 frimaire, le Directoire du département prit, à la date du 21 frimaire, une délibération "portant que la ci-devant Cathédrale était fermée à toute espèce de culte, et le local uniquement destiné à la réunion des citoyens lors des fêtes civiques et décadaires." Quelque peu satisfaite qu'elle fût de cette mesure, la municipalité dut l'enregistrer cependant. Nous lisons au procès-verbal de sa séance du 25 frimaire, que "vu le refus opposé (par le Département) à la pétition de quinze citoyens, d'être conservés dans l'usage de ladite Cathédrale", on enverra copie de ce refus au citoyen Fink, l'un des préposés au temporel du culte; qu'ils devront remettre les clefs de l'édifice, et, qu'à partir du 30 frimaire, les fêtes décadaires y seront célébrées avec décence[637]. Le Corps municipal eut un moment de satisfaction cependant; il pouvait répondre le même jour à une troisième pétition de l'infatigable Rumpler "qu'il n'y avait plus lieu de délibérer" sur sa demande. Comme dans la fable, les deux plaideurs ennemis étaient renvoyés dos à dos du procès et l'objet du litige restait entre les mains d'un tiers plus heureux.

[Note 635: Procès-verbaux du 12 frimaire (2 déc. 1797).]

[Note 636: Procès-verbaux du Corps municipal, 17 frimaire (7 déc. 1797).]

[Note 637: Procès-verbaux du 25 frimaire (15 déc. 1797).]

XXVII.

L'année 1798 est marquée par un redoublement d'hostilités entre l'Eglise et l'Etat. Une fois de plus, les représentants de l'autorité civile, désespérant de gagner le concours du clergé, essaient de l'écraser ou de le proscrire. L'arsenal des lois de combat édictées depuis sept ans leur fournit toutes les armes désirables pour cette lutte, et cependant ils seront obligés, eux aussi, d'avouer leur impuissance finale. Peu sympathiques au clergé constitutionnel, hostiles, en partie du moins, à tout sentiment religieux, les détenteurs du pouvoir en reviennent au système inauguré par Robespierre, aux fêtes symboliques à grand apparat, à l'imitation maladroite des cérémonies grecques et romaines, à l'exploitation de l'idée patriotique, opposée aux tendances catholiques. C'est alors que l'un des membres du Directoire exécutif, La Réveillère-Lepaux, inaugure à Paris son culte des théophilanthropes, travestissant, malgré lui, une grande et belle idée par son cérémoniel absurde et sa phraséologie ridicule. C'est alors aussi que nous voyons la Cathédrale de Strasbourg redevenir, comme avant le 10 thermidor, le centre officiel du républicanisme et le sanctuaire de la propagande patriotique.

Il nous reste toute une série des discours prononcés à cette époque, lors des fêtes décadaires, à la Cathédrale. Ils ont à peu près tous le même caractère, et sont composés presque tous par un même groupe de personnages. Le ministre de l'intérieur d'alors, François (de Neufchateau), littérateur assez médiocre, bien qu'il ait été de l'Académie française, avait prescrit d'employer à cette tâche civique les fonctionnaires municipaux d'abord, puis les professeurs des nouvelles Ecoles centrales, établies dans chaque département de la République, et qui remplaçaient les anciens collèges. Il comptait sur l'éloquence facile, le sérieux et le dévouement obligé des membres de l'enseignement secondaire officiel, il pensait aussi que la parole de ces citoyens respectables aurait une autorité plus considérable que celle des énergumènes entendus pendant la Terreur. Sur le premier point, son attente ne fut pas déçue; les discours—nous dirions volontiers les homélies laïques—prononcés à la Cathédrale sont l'expression, souvent émue, des sentiments les plus dignes de respect. On y prêche, avec une conviction absolue, la croyance en Dieu, en l'immortalité de l'âme, la tolérance religieuse et la charité, l'oubli des haines politiques et la concorde entre tous les citoyens[638]. La sainteté, l'indissolubilité du mariage n'ont jamais trouvé de plus sincères défenseurs[639]. Mais à côté de l'exposé de ces vérités générales et supérieures, la note polémique n'est jamais absente; elle ne pouvait l'être sans manquer le but même de l'institution. On y demande au ci-devant d'abjurer ses préjugés contre l'égalité, au prêtre de reconnaître l'absurdité de bon nombre de ses dogmes, au piétiste de renoncer à ses cérémonies enfantines, au juif de se soustraire au rituel vieilli de ses rabbins. On exhorte les électeurs à ne jamais donner leur voix à qui embrasse encore d'un bras débile le fantôme de la royauté, à qui, poussé par le fanatisme religieux, défend encore des superstitions honteuses[640].

[Note 638: Das Glück der Freiheit, eine patriotische Rede auf den Dekadi, 10 ventôse, 6. S. nom d'auteur ni d'impr. Strassb., 8 p. 8°.—Rede über den Muth des Republikaner's, gesprochen im Tempel der Freiheit, am 20. Ventose, von Joh. Friedr Aufschlager, Beamter im Finanzbüreau der Gemeinde. Strassb., Dannbach. 8 p. 8°.—Rede über die patriotische Thätigkeit, gehalten am 20. Messidor von J. F. Aufschlager. Strassb., Dannbach. 16 p. 8°.]

[Note 639: Ueber die Wichtigkeit der Ehe, eine Rede gehalten am Fest der Ehegatten. den 10. Floreal, im Nationaltempel, von J. B. Escher, Professor an der Centralschule. Strassb., Dannbach, 15 p. 8°.]

[Note 640: Einige Rathschläge für die Wahlmänner, Rede im Tempel der
Freiheit, gehalten am 20. Germinal, von J. F. Aufschlager
. Strassb.,
Dannbach, 14 p. 8°.]

De pareilles paroles devaient repousser naturellement la masse des fidèles catholiques, aveuglément dévoués à leurs conducteurs spirituels. Elles n'auraient point été proférées d'ailleurs, que les orateurs n'auraient pas eu prise sur les citoyens de cette catégorie, pour un autre motif. Beaucoup d'entre les "prédicants" du décadi étaient protestants. Leur présence même dans la chaire de la Cathédrale devait paraître un sacrilège aux âmes pieuses et, par suite, ceux-là seuls allaient les entendre qui, d'avance, étaient convaincus. La municipalité avait beau faire imprimer ces harangues, pour les distribuer ensuite, il n'est pas présumable que leur influence écrite ait été plus profonde que leur influence parlée.

Pour réussir, il manquait au Directoire, malgré tous ses efforts, le prestige sanglant de la Terreur. Là où Robespierre lui-même et ses proconsuls avaient pu supprimer avec peine, et pour quelques mois seulement, les habitudes enracinées de l'ancien régime et les traditions de la civilisation chrétienne, les Barras et les Merlin n'auraient pas dû se flatter de réussir. Ils pouvaient bien exaspérer l'opinion publique par des mesures vexatoires; ils devaient renoncer à la dompter. Parmi ces mesures de plus en plus impopulaires, il faut placer surtout les luttes incessantes pour maintenir le calendrier décadaire contre le calendrier grégorien. Le Directoire insistait partout, avec un soin jaloux, pour que l'année officielle fût seule employée, et le public, d'autre part, s'obstinait à n'en plus tenir compte. A Strasbourg le nombre des arrêtés, relatifs à cette question, fut considérable, "l'administration municipale considérant qu'elle n'avait pas de devoir plus sacré que de seconder, de tous ses moyens, les mesures propres à la conservation de la république, et à la destruction du royalisme et des routines théocratiques." Dans celui du 22 floréal, par exemple, il est ordonné que les paysans, même ceux d'outre-Rhin, qui viendraient porter leurs provisions au marché, un autre jour que les tridi et les octidi de chaque décade, seraient poursuivis comme ayant encombré la voie publique; les travaux de la voierie ne pourront être suspendus que le décadi; les ouvriers qui prendraient congé les jours de dimanche ou de fête de l'ancien calendrier, devront être congédiés; les bals publics et autres lieux de rassemblement ne pourront être réglés que sur la décade et jamais ouverts le dimanche; les écoles devront chômer exclusivement d'après le calendrier républicain, etc.[641]. Mais ces menaces obligées n'étaient pas, semble-t-il, sérieuses de la part du bureau municipal, car les choses ne changèrent guère pour cela.

[Note 641: Délibération de l'administration municipale de la commune de Strasbourg, du 22 floréal an VI (11 mai 1798). Strasb., Dannbach, placard in-folio.]

Afin d'amener le public aux fêtes décadaires, la loi du 13 fructidor (30 août 1798) prescrivit que dorénavant les mariages ne pourraient plus être célébrés que les jours de fête décadaire, au temple de la Liberté. C'était forcer, en effet, les plus récalcitrants parmi les catholiques, à pénétrer, une fois au moins dans leur vie, dans l'enceinte profanée de leurs anciennes églises, pour peu qu'ils fussent désireux de contracter mariage, mais les coeurs n'étaient pas gagnés pour cela; bien au contraire. A Strasbourg, cette loi fut appliquée pour la première fois le 10 vendémiaire (10 octobre 1798); la cérémonie eut lieu "au temple de la ci-devant Cathédrale, et ne manqua pas d'être belle et touchante, malgré que le local y mît de grands obstacles." Le citoyen Démichel, président de l'administration municipale, prononça à cette occasion un long discours, dont l'impression fut ordonnée par ses collègues, et dans lequel il faisait un pompeux éloge du décadi, "ce jour de repos et de fête nationale, proscrit par le fanatisme, l'ignorance et la déraison", qui allait devenir, grâce à cette loi, "un jour de réjouissance et de bonheur pour tous les citoyens français." Mais l'orateur était amené, dès l'exorde, à s'élever contre les intentions perfides de ceux qui tenteraient d'engager des citoyens timorés, enchaînés à la domination des prêtres, à se soustraire à l'exécution d'une loi si bienfaisante. Cela ne témoignait pas, chez "les jeunes et innocentes filles", pas plus que chez "les jeunes et tendres époux", d'un grand empressement "à venir payer le plus juste tribut à la nature et à la société, en présence de l'intéressante jeunesse qui doit imiter un jour leur exemple." La plupart d'entre eux n'étaient guère enflammés de "ce saint enthousiasme" qui devait les "délivrer des préjugés qui les ont tenus enchaînés, pendant quatorze siècles, au char du fanatisme et de la superstition"[642].

[Note 642: Discours prononcé lors de la première célébration des mariages au temple de la Liberté, le 10 vendémiaire an VII, par le citoyen Démichel, président de l'administration municipale. Strasb., Dannbach, 11 p. 8°.]

On dut reconnaître bientôt combien la Cathédrale était actuellement mal aménagée pour ces réunions décadaires et les fêtes nationales. Trois jours seulement après la célébration de cette première cérémonie, la municipalité adressait aux Strasbourgeois une proclamation solennelle, pour leur expliquer que le temple de la ci-devant Cathédrale présentait bien le local nécessaire à ces fêtes, mais que sa disposition actuelle ne saurait convenir à l'objet auquel il est destiné. Il faudrait que tous les citoyens pussent être placés commodément, que chacun puisse arriver à sa place sans désordre ni tumulte. La fête du dernier décadi n'a pu être environnée de l'éclat, de la décence, de la dignité qui doivent accompagner une cérémonie aussi auguste et devant attirer dans tous les temps un grand concours de citoyens. Malheureusement l'état de la caisse commune ne lui permet pas de fournir seule à la dépense nécessaire et les bons citoyens sont donc invités à se pénétrer de l'importance de cet objet, des avantages qui doivent en résulter pour eux-mêmes, et à contribuer, chacun selon ses facultés, aux frais de réparations aussi urgentes qu'elles sont utiles[643].

[Note 643: L'administration municipale de la commune de Strasbourg à ses concitoyens, 13 vendémiaire (4 octobre 1798), 4 p. 8°.]

Cette adresse, imprimée dans les deux langues, fut "distribuée avec profusion" et une liste de souscription ouverte au bureau des travaux publics. Un architecte, alors renommé dans notre ville, le citoyen Weinbrenner, dressa le plan des constructions à faire pour rétablir l'ancien amphithéâtre, et présenta le devis, qui se montait à 10,846 fr. 40 c. Dans sa séance du 17 frimaire seulement, le Corps municipal décida de faire commencer incessamment les travaux par les ouvriers de la commune[644]. Deux mois s'étaient donc écoulés depuis l'ouverture de la souscription publique et l'on peut supposer qu'elle n'avait pas été très fructueuse. Peut-être aussi la municipalité elle-même n'avait-elle pas apporté grand zèle à hâter l'entreprise, vu les sentiments intimes de la plupart de ses membres. Nous voyons, en effet, dans l'intervalle le président même de l'administration, le citoyen Hirschel, et l'un des officiers municipaux, Schnéegans, être obligés de déposer l'écharpe municipale, et renvoyés devant les tribunaux comme accusés de faux en écriture publique pour une singulière histoire d'escamotage (c'est le mot topique) d'un prêtre réfractaire. Celui-ci, également nommé Hirschel, et parent sans doute du fonctionnaire, avait été arrêté à Geispolsheim, mais il put disparaître, durant le trajet à Strasbourg, sous le nom de Joseph Hægeli, instituteur, grâce à la dextérité d'un nommé Rosset et à la connivence présumée des susdits officiers municipaux[645]. Peu de jours après, la municipalité tout entière s'attirait également une verte semonce de la part du Département pour contrôler si mal les prescriptions de la loi sur les décadis, "au point que les bouchers poussaient l'insolence jusqu'à égorger leurs bestiaux dans la rue, ces jours-là, et que les poissonniers étalaient avec une scrupuleuse ponctualité les vendredis, mais avaient soin de supprimer leurs étalages les jours connus dans le calendrier des cultes sous le nom de dimanche"[646]. Ces reproches ne changèrent en rien la disposition des esprits et les artisans, les ouvriers, les paysans continuèrent à ne tenir aucun compte du calendrier officiel, comme nous le montre l'amère philippique prononcée contre eux, à la Cathédrale, le 10 frimaire de l'an VII (31 décembre 1798) par le citoyen Bottin[647].

[Note 644: Corps municipal, procès-verbaux manuscrits, 17 frimaire (7 décembre 1798).]

[Note 645: Ibid., 1er brumaire (22 octobre 1798).]

[Note 646: Procès-verbaux manuscrits, 3 brumaire (24 octobre 1798).]

[Note 647: Erste Rede über die Vollziehung der Gesetze, gehalten den 10. Frimaire… von dem Bürger Bottin. Strassb., Levrault, 20 p. 8°.]

Etait-ce pour se laver de ce reproche d'indifférence ou par pur amour de l'art, je ne sais, mais la municipalité procéda vers la même époque à la réorganisation de l'orchestre municipal, qui fut placé sous la direction du violoncelle Dumouchau père, avec une dépense annuelle de 4950 livres[648]. Elle souscrivit également à la "publication décadaire de plusieurs morceaux de poésie allemande, destinés à consacrer des époques de la Révolution et particulièrement à célébrer la morale et les fêtes républicaines". L'auteur en était le pasteur Schaller, de Pfaffenhofen, bien connu dans la littérature alsatique par son poème burlesque, la Stuziade, illustrée par le crayon de Zix. Mais la souscription de nos autorités est si modeste qu'il n'est guère probable qu'on ait pu distribuer un grand nombre d'exemplaires des dithyrambes patriotiques du ministre de Pfaffenhofen au public ordinaire des réunions de la Cathédrale[649].

[Note 648: Corps municipal, procès-verbaux, 15 brumaire (6 novembre 1798).]

[Note 649: Procès-verbaux manuscrits, 29 frimaire (19 décembre 1798).—La municipalité prit des exemplaires de ces chants pour 16 livres 50 centimes.]

Nous ne nous arrêterons plus longuement à la description de ces différentes fêtes, que nous ont conservé les journaux du temps ou ces plaquettes spéciales, procès-verbaux ou programmes, si recherchées de nos collectionneurs d'alsatiques. Soit qu'on célèbre le 2 pluviôse (21 janvier) "la juste punition du dernier roi des Français"[650], soit qu'on fête, le 30 ventôse (20 mars), la Souveraineté du peuple[651], ou le 10 prairial (22 mai), la Reconnaissance[652], les détails de ces cérémonies ne varient guère et ressemblent à celles que nous avons fait, si souvent déjà, passer sous les yeux du lecteur. Elles ont peut-être un caractère plus factice encore et plus théâtral que par le passé, et l'on ne peut s'empêcher de sourire, en lisant, par exemple, dans le programme de la fête anniversaire du supplice de Louis XVI: "La cérémonie se terminera par des imprécations contre les parjures et une invocation à l'Etre suprême, pour la prospérité de la République, lesquelles pièces seront composées par les professeurs de l'Ecole centrale du Bas-Rhin." Purs exercices de rhétorique, où la violence du langage n'avait plus même l'excuse d'une passion sincère et où les fonctionnaires de tout rang se prêtaient, sans convictions bien profondes, au rôle de comparses et d'acteurs![653].

[Note 650: Corps municipal, procès verbaux, 12 nivôse (1er janvier 1799).]

[Note 651: Procès-verbaux du corps municipal, 9 ventôse (27 février 1799).]

[Note 652: Fête de la Reconnaissance. L'administration centrale du Bas-Rhin aux municipalités. 3 prairial an VII, 4 p. 4°.—Corps municipal, procès-verbaux du 29 floréal et du 10 prairial (18, 29 mai 1799).]

[Note 653: Nous avons le droit de parler de la sorte quand nous entendons au même moment la municipalité déclarer à l'administration départementale, en majorité jacobine. "qu'elle imprime le cachet fatal de sa réprobation sur le front obscène" des royalistes et des jacobins. (Corps municipal, 28 nivôse an VII.)]

Un emportement plus spontané se fait sentir dans les nombreuses manifestations auxquelles donna lieu l'attentat contre les plénipotentiaires français de Rastatt, consommé le 28 avril 1799. Le nom des victimes, Roberjot et Bonnier, retentit fréquemment sous les voûtes de la Cathédrale, dans les semaines qui suivirent cette violation sauvage du droit des gens. Toutes les cérémonies décadaires s'y terminaient par le cri de: Vengeance contre la perfide Autriche! Le 20 floréal, on y donne lecture d'une adresse de l'administration départementale[654]; le 30 floréal, on y lit une proclamation du Directoire[655], relatives toutes deux à ce sujet, et si la grande fête funèbre du 20 prairial en l'honneur des deux envoyés français, se déroula principalement sur la place d'Armes, le temple décadaire, tout voilé de noir, "orné d'urnes, représentant les cendres des citoyens Roberjot et Bonnier", portait, lui aussi, ce jour-là "l'empreinte lugubre du deuil de tous les citoyens"[656].

[Note 654: Procès-verbaux du Corps municipal, 20 floréal (9 mai 1799).]

[Note 655: Procès-verbaux du Corps municipal, 30 floréal (19 mai 1799).]

[Note 656: Procès-verbaux du Corps municipal, 13, 20, 30 prairial (1er, 8, 18 juin 1799).—Trauerrede auf das Gedächtnissfest der zu Rastatt gemeuchelmordeten fränkischen Friedensgesandten. Strassb., Rupffer, 8 p 8°.]

L'assassinat de Rastatt devait amener également une recrudescence de haine contre tous ceux qu'on pouvait soupçonner de connivence secrète avec "les farouches Autrichiens". "Habitants du Bas-Rhin, s'écriait une proclamation de l'administration centrale du département, pourriez-vous ne pas ouvrir enfin les yeux sur les dangers imminents dont vous menace la présence de ces prêtres rebelles, de ces émigrés cachés, qui surprennent depuis longtemps votre bon coeur? Ah, ils sont vos ennemis les plus cruels, soyez en sûrs, ils ont le coeur autrichien. Repoussez-les… débarrassez-vous de ces hôtes dangereux!"[657]. Jusque dans l'intérieur des prisons, on redouble de vigilance pour empêcher les prêtres détenus de communiquer entre eux, et les surveillants sont sommés "d'observer scrupuleusement tous les mouvements parmi lesdits prêtres, qui pourraient intéresser l'ordre public et la cause de la liberté"[658]. Plusieurs d'entre les ecclésiastiques, arrêtés alors, furent, sous le coup de l'effervescence générale, jugés sommairement par des commissions militaires et fusillés; d'autres, traduits devant les tribunaux comme étant rentrés, malgré les lois, dans le pays, furent condamnés à être déportés à la Guyane. Parmi eux se trouvait un des membres du clergé de la Cathédrale, l'abbé Kaczorowski, ancien vicaire à Saint-Laurent[659]. On peut dire, sans exagérer, qu'à aucun moment, depuis la chute de Robespierre. le gouvernement n'avait été plus hostile à l'Eglise catholique qu'à la veille du 18 brumaire. L'opinion publique s'en rendait compte et ce ne fut pas peut-être une des moindres raisons pour lesquelles elle applaudit à l'usurpation triomphante du général Bonaparte[660].

[Note 657: L'administration centrale du département à ses concitoyens, 14 floréal an VII. Strasb., Levrault, placard gr. in-folio.]

[Note 658: Corps municipal, procès-verbaux, 23 floréal (12 mai 1799).]

[Note 659: Winterer, p. 289.]

[Note 660: Notons, à titre de curiosité, que le nom de Bonaparte paraît, pour la première fois, passablement tard dans les procès-verbaux de la municipalité de Strasbourg. A la date du 29 nivôse (18 janvier 1799) nous y lisons: "Le citoyen Adorne ayant présenté un buste de Buonaparte, formé de bronze, l'administration municipale l'a acheté et a autorisé l'administration des finances à en payer au citoyen Adorne le prix demandé de 18 francs."]

XXVIII.

Quelques jours après le coup d'Etat du 18 brumaire, le nouveau ministre de l'intérieur, Laplace, lançait une circulaire aux administrations départementales, protestant de l'intention des consuls de maintenir la République, et les invitant "à ne négliger aucune occasion de prouver à leurs concitoyens que la superstition n'aura pas plus à s'applaudir que le royalisme des changements opérés"[661]. Le ministre de la police générale, Fouché, suivait bientôt l'exemple de son collègue et écrivait aux citoyens administrateurs: "Que les insensés qui furent tour à tour persécuteurs et victimes se persuadent bien que l'autel de la justice est le seul asile commun qui leur reste après tant d'agitations et de troubles… Que les fanatiques n'espèrent plus faire dominer un culte intolérant; le Gouvernement les protège tous également, sans en favoriser aucun!"[662]. Ce que le célèbre astronome disait en termes mesurés, et le jacobin défroqué dans un langage plus brutal, semblait devoir indiquer, de la part du gouvernement consulaire, l'observation du statu quo dans la question religieuse. Il n'en fut rien cependant. Sur ce terrain, plus encore que sur celui de la politique, le changement fut rapide. Il n'en pouvait être autrement d'ailleurs. Bonaparte l'eût-il voulu, qu'il n'aurait pu enrayer le mouvement de réaction, favorable au catholicisme; mais il n'y songeait pas. Le premier Consul n'était point encore ce César enivré de sa propre grandeur et qui, dans l'aplatissement universel, n'écoutait que la voix de son orgueil immense. Il savait ce qu'attendait de lui l'opinion publique; il s'appliquait à la satisfaire, pour la maîtriser plus tard, et, dans cette affaire, rien ne fut plus contraire à la tradition jacobine que la conduite du "Robespierre couronné"[663]. Absolument indifférent aux problèmes moraux comme aux sentiments religieux proprement dits, Bonaparte n'agit en ceci, comme toujours, qu'en vertu d'un intérêt politique bien entendu, et c'était être bien naïf ou bien servile que de saluer en lui le "grand chrétien", le "nouveau Constantin", le "nouveau Cyrus", le "pieux restaurateur des autels", comme le faisaient à l'envi les représentants de l'Eglise à la veille de la signature du Concordat.

[Note 661: Paris, 30 brumaire an VIII (21 novembre 1799).]

[Note 662: Paris, 6 frimaire an VIII (27 novembre 1799).—Les deux lettres sont reproduites dans une délibération de l'administration centrale du Bas-Rhin, du 15 frimaire (6 décembre 1799). qui les porte à la connaissance du public. Strasb., Levrault, placard gr. in-folio, dans les deux langues.]

[Note 663: Nous employons cette expression consacrée, mais sans la trouver exacte. Il n'y a point, à notre avis, de similitude entre le théoricien à outrance et le conquérant qui n'a jamais reconnu que le fait brutal.]

Dès le premier jour, les nouvelles autorités supérieures, les préfets des départements reçurent pour instruction de fermer les yeux sur les contraventions aux lois ecclésiastiques existantes, en tant qu'on ne troublerait pas le repos public. Les prêtres réfractaires apparurent partout, reçus avec enthousiasme dans les villes et les campagnes, sauf par le parti républicain, qui se sentait désormais surveillé et vaincu d'avance, malgré que la République continuât à exister de nom. Dès le mois de décembre, l'un des plus hardis et des plus dévoués représentants de la propagande catholique, l'abbé Colmar, prêchait en pleine Cathédrale, sans autre ennui que d'avoir à partager le sanctuaire avec les rares sectateurs du culte du décadi[664].

[Note 664: Winterer, p. 299.]

Nous ne pouvons donner malheureusement que très peu de détails sur cette dernière période, embrassée par notre récit. Il est facile d'en comprendre la raison. La liberté de presse expire avec le 18 brumaire; donc, plus aucun de ces innombrables factums, pamphlets, discours, proclamations, arrêtés, programmes de fête, etc., qui nous ont fourni pour les dix années précédentes tant de traits oubliés et de renseignements curieux. Les journaux, eux aussi, se détournent absolument des questions religieuses et autres analogues, et sont tout à la grande épopée militaire qui commence. Les archives civiles n'ont plus guère de documents à exploiter à partir du moment où les autorités délibérantes collectives sont remplacées par les agents directs du gouvernement central, qui ne délibèrent pas, écrivent et parlent peu, mais se contentent d'agir. De très précieux renseignements sont évidemment renfermés dans les archives épiscopales de Strasbourg, et c'est là que le futur historien trouvera sans doute les éléments nécessaires pour retrouver les détails de la renaissance du catholicisme strasbourgeois, à la veille et au lendemain du Concordat. Mais, en attendant, ces documents n'ont point été utilisés jusqu'ici par les nombreux ecclésiastiques de notre province qui se sont occupés de son histoire religieuse, et l'on peut douter que ces dossiers curieux soient confiés jamais à des mains profanes. Il faut donc nous borner à réunir ici les quelques renseignements glanés après de longues recherches, en souhaitant qu'ils soient complétés bientôt par des écrivains à même de le faire avec quelque profit pour la science.

Le premier document officiel que nous trouvions sur notre chemin, pour l'année 1800, c'est une nouvelle circulaire de Fouché en date du 28 prairial (17 juin) et relative à l'interprétation de la loi du 21 nivôse dernier[665], exigeant de tous les prêtres qui veulent commencer ou continuer l'exercice de leurs fonctions, une promesse de fidélité à la Constitution. Le ministre de la police y déclare que cette loi ayant aboli toutes les lois analogues ou antérieures, il est temps de l'interpréter comme elle doit l'être, et de ne plus examiner si les ministres d'un culte quelconque étaient assujettis à d'autres serments. En d'autres termes, tout ce que l'on demande dorénavant au clergé, c'est de s'engager à respecter la Constitution de l'an VIII; à cette seule condition l'on oubliera la conduite antérieure de tous les prêtres condamnés ou poursuivis avant le 18 brumaire. "Que les temples de toutes les religions soient donc ouverts, s'écriait d'un ton lyrique le fameux massacreur de Lyon; que toutes les consciences soient libres, que tous les cultes soient également respectés! Mais que leurs autels s'élèvent paisiblement à côté de celui de la patrie, et que la première des vertus publiques, l'amour de l'ordre, préside à toutes les cérémonies, inspire tous les discours et dirige tous les esprits."

[Note 665: 11 janvier 1800. C'était le don de joyeux avènement de
Bonaparte à l'Eglise catholique.]

Le nouveau préfet du département du Bas-Rhin, le citoyen Laumond, faisait suivre la reproduction de cette circulaire d'un arrêté comprenant sept articles. Ce document établissait que tout ministre d'un culte qui faisait la promesse de fidélité (il n'était plus même question d'un serment) devant le maire de sa commune ou le sous-préfet de son arrondissement, serait admis à l'exercer dans les édifices y destinés, quelque ait été leur état politique avant la loi du 21 nivôse dernier. Sans doute, ceux des ministres du culte qui exerceront les fonctions relatives à leur ministère, sans avoir fait la promesse demandée, seront dénoncés à la police et poursuivis. Mais en réalité ces poursuites n'ont été faites nulle part. Sans doute aussi le préfet défend encore l'exposition publique de signes relatifs à un culte, mais on les voit partout. Il interdit les cérémonies hors de l'enceinte de l'édifice choisi pour l'exercice du culte; mais il ajoute que l'on peut le célébrer dans l'enceinte des propriétés particulières, pourvu qu'outre les individus qui y ont leur domicile, il n'y ait pas de rassemblement de plus de dix personnes. Jamais, bien entendu, la police urbaine ni rurale n'apercevra dans les parcs, les jardins, les cours et les champs (tous propriétés particulières), plus de dix fidèles groupés pour une procession quelconque. Le port d'un costume ecclésiastique n'aura pas été poursuivi, je pense, avec plus de rigueur que les autres contraventions.

L'article le plus important peut-être de cet arrêté était celui qui mettait les différentes sectes ou congrégations religieuses entièrement sous la main de l'autorité civile. Il portait que "lorsque les citoyens d'une même commune exerceront des cultes différents ou prétendus tels, et qu'ils réclameront concurremment l'usage du même local, il leur sera commun, et les maires, sous l'approbation du sous-préfet, fixeront pour chaque culte les jours et les heures les plus convenables, ainsi que les moyens de maintenir la décence et d'entretenir la paix et la concorde"[666]. On le voit, dans la pratique au moins, le maire ou plutôt le sous-préfet était désormais le régulateur de la situation religieuse. S'il n'était pas directement autorisé à suspendre le culte auquel il était hostile, il lui était loisible, soit de lui fixer des heures impossibles, soit des jours qui ne cadraient pas avec le calendrier décadaire, et de supprimer ainsi virtuellement, soit le culte constitutionnel, soit les fêtes républicaines. Or, en présence des dispositions bien connues des autorités municipales, surtout dans nos campagnes, on pouvait prédire d'avance ce qui allait arriver. Le clergé constitutionnel ne vivrait plus que par la tolérance du gouvernement central, encore intéressé à rendre plus docile le clergé réfractaire, en mesurant les faveurs officielles à sa docilité croissante. Le jour où il l'aurait amené à n'être plus qu'un "instrument de police morale" entre les mains du pouvoir séculier, il lui sacrifierait sans hésitation son frère ennemi. Il n'y a pas seulement un manque de charité chrétienne dans ce mot d'un historien catholique que l'Eglise constitutionnelle se donna au nouveau gouvernement, comme à tous les autres, pour sauver sa misérable existence; il y a un manque d'équité scientifique absolu. Ce n'est pas l'Eglise "schismatique", c'est l'Eglise catholique qui "s'est donnée" au nouveau gouvernement dès qu'elle a senti qu'il était le plus fort, lui prodiguant toutes les promesses qu'elle avait refusées à ses prédécesseurs, acceptant sans doute ses avances, mais les payant de retour, et montrant sa souplesse traditionnelle dans les affaires politiques, pour se ressaisir de la domination religieuse à l'aide du bras séculier.

[Note 666: Arrêté du préfet du département du Bas-Rhin, du 29 messidor an VIII (18 juillet 1800). Strasb., Levrault, placard gr. in-folio.]

Il faut bien l'avouer, pour qui n'observe cette période finale de la Révolution religieuse qu'au point de vue de la vérité historique, sans sympathies aveuglantes pour aucun des champions en présence, le spectacle n'est pas précisément édifiant. Autant nous avons admiré l'énergie de l'Eglise proscrite, les périls et les dangers courus pour la foi, le martyre courageux de beaucoup de ses membres, autant le spectacle de cette alliance nouvelle qui se forme entre le trône et l'autel est peu fait pour éveiller les sympathies des amis de la liberté. C'est elle qu'on finit par sacrifier, d'un commun accord, quand il s'agira de cimenter l'alliance proclamée entre l'absolutisme sacerdotal et le despotisme césarien.

Fait caractéristique! Dès le mois d'août 1800, cette entente entre le gouvernement consulaire et le clergé était assez avancée pour qu'un prêtre du diocèse de Strasbourg pût, non seulement rétracter en public son allégeance au schisme, mais déclarer, dans un écrit imprimé, qu'il reconnaissait comme chef spirituel et comme supérieur, après le pape, ce cardinal de Rohan, l'un des chefs de l'émigration, celui dont les mercenaires avaient combattu contre la France, et sur lequel pesait l'arrêt terrible dont étaient alors frappés encore légalement tous les émigrés[667]. En septembre, le préfet fait afficher dans toutes les communes l'arrêté des consuls qui déclare l'observation des jours fériés du calendrier officiel obligatoire pour les seuls fonctionnaires. Les simples citoyens ont "le droit de vaquer à leurs affaires tous les jours, en prenant du repos suivant leur volonté." Les jours de marché seront dorénavant réglés par le préfet "selon les intérêts du commerce et la commodité des habitants"[668].

[Note 667: Ich Unterschriebener (Franz Joseph Gross, Weltpriester), u. s. w. Am 1. Augustmonat 1800. S. l. d'impr., 7 p. 18°.]

[Note 668: Arrêté relatif à l'observation des fêtes, du 15 fructidor (2 septembre 1800). Strasb., Levrault, placard gr. in-folio.]

Pourtant, au début, il y a certaines hésitations, certains frottements fâcheux, qui pourraient donner le change à un observateur superficiel. Tous les prêtres rentrés dans le pays ou sortis de leurs retraites cachées n'ont pu se résigner sur-le-champ à changer d'attitude. L'allure de combat, devenue chez eux presque une seconde nature, se maintient chez plusieurs; ils veulent bien jouir de la liberté nouvelle qui leur est laissée, mais non la payer de retour. En Alsace, il en est beaucoup qui, revenus dans leurs paroisses et officiant au grand jour, persistent à refuser la promesse, aussi modérée que raisonnable, de respecter la Constitution. Mais Bonaparte n'est pas homme à laisser méconnaître ainsi ses volontés: une circulaire de Fouché, du 29 vendémiaire, enjoint aux préfets une enquête immédiate sur ces prêtres rénitents, et le préfet Laumond ordonne en conséquence que tout ecclésiastique qui ne justifiera pas d'avoir fait ladite promesse sera "transféré sur la rive droite du Rhin", c'est-à-dire déporté hors de France[669]. Affiché dans toutes les communes du Bas-Rhin, cet ordre supérieur contribua certainement à faire comprendre à la plupart des récalcitrants que l'ère des hostilités était fermée désormais et que l'opinion publique, avant tout affamée de repos, n'appuierait plus des récriminations sur des points secondaires. Tous ne purent se résigner cependant à obéir du coup à cette législation civile, si longtemps méconnue ou violée par eux. Encore en mai 1801, le ministre devait appeler l'attention de Laumond sur les prêtres de plusieurs communes du département, qui, "abusant de la tolérance du gouvernement, cherchaient à donner aux cérémonies de leur culte la même publicité que s'il était encore dominant, et préparaient, à l'occasion des fêtes, connues sous la désignation de la Fête-Dieu et des Rogations, un appareil religieux qui serait moins le signe de la ferveur que de la désobéissance aux lois"[670].

[Note 669: Le ministre de la police générale au préfet du Bas-Rhin et Arrêté du préfet, du 15 frimaire (6 décembre 1800). Strasb., Levrault, placard gr. in-folio.]

[Note 670: Le ministre de la police générale au préfet du Bas-Rhin. 23 floréal an IX, et Arrêté du préfet du 29 floréal (19 mai 1801). Strasb., Levrault, placard in-folio.]

Cela se passait au moment où déjà le Concordat avait été discuté à Paris et allait être définitivement établi, après de longues conférences, le 15 juillet 1801. Mais le premier Consul voulait montrer au pape qu'il était le maître et qu'il fallait se soumettre, afin que Pie VII n'eût pas la velléité de rouvrir la discussion, souvent orageuse, soutenue par ses commissaires et se hâtât de ratifier le grand traité qui amalgamait une fois de plus, en France, les affaires du pouvoir temporel et celles de l'Eglise. Quand une fois le pape eut apposé sa signature à ce document célèbre, ce qui eut lieu le 15 août, Bonaparte se montra plus coulant; il laissa fonctionner des commissaires officieux qui, dans les futurs diocèses, réorganisèrent le culte et la discipline ecclésiastique, longtemps avant la promulgation officielle du Concordat. C'est ainsi qu'en Alsace une commission, représentant l'ancien évêque et composée des abbés Hirn, Kæuffer et Weinborn, réorganisa le culte dans le diocèse de Strasbourg, bien que la démission de Rohan eût déjà été imposée au pape, ainsi que celle de l'ancien vicaire général, M. d'Eymar. Ce furent eux qui nommèrent l'abbé Liebermann secrétaire diocésain[671]. Ce dernier, que nous avons mentionné autrefois comme commissaire épiscopal de Rohan, avait prêché déjà le carême de 1801 à la Cathédrale avec un succès croissant. Mais il semble qu'à côté des ministres du culte catholique l'autorité civile ait laissé fonctionner encore pendant quelque temps ceux du clergé constitutionnel. On nous raconte en effet que c'est le 4 octobre seulement que la Cathédrale fut rendue (exclusivement) au culte catholique. Le curé Hobron prêcha ce jour-là devant une foule sanglotant de joie, et la messe y fut servie par un petit garçon, Ferdinand Mühe, que beaucoup d'entre nous ont encore connu comme curé de Saint-Louis et comme l'un des représentants les plus respectables et les plus vénérés du clergé contemporain d'Alsace[672].

[Note 671: Guerber, Liebermann, p. 165.]

[Note 672: Guerber, Liebermann, p. 166-167.]

Le culte était encore libre à ce moment, c'est-à-dire que le clergé n'avait point d'investiture officielle et ne jouissait d'aucun traitement assigné par l'Etat. Les frais du culte et l'entretien du clergé étaient couverts à Strasbourg par des collectes volontaires faites à domicile. Mais les arrangements arrêtés l'année précédente entre le premier Consul et le Saint-Siège, et inopinément augmentés, au grand émoi de ce dernier, par les fameux soixante-dix-sept Articles organiques, allaient recevoir enfin force de loi. Parmi les questions soulevées à cette occasion, l'une des plus graves avait été la démission forcée d'un certain nombre d'évêques de France, trop compromis dans leur lutte en faveur de l'ancien régime, pour pouvoir réoccuper leurs sièges, et surtout aussi l'introduction dans le corps épiscopal d'un certain nombre des évêques constitutionnels. Bonaparte avait voulu récompenser de la sorte quelques partisans fidèles et symboliser en outre la fusion des deux clergés ennemis. Après de longues hésitations, le pape se soumit à ce douloureux sacrifice; le Concordat put être porté devant le Corps législatif, et, le 18 avril 1802, celui-ci le votait à une majorité énorme.

Le Concordat, augmenté des articles organiques, donnait en substance à Bonaparte un pouvoir autrement grand que celui que réclamait jadis la Constituante. Jamais celle-ci n'aurait songé à revendiquer la domination sur le clergé dans la mesure où nous la verrons s'exercer durant le Consulat et sous l'Empire. Le pape Pie VII accordait à la pression énergique et presque brutale d'un général heureux ce que le pape Pie VI avait refusé sans cesse aux sollicitations respectueuses du faible Louis XVI. C'est le premier Consul qui nomme dorénavant les évêques; le pape n'a plus qu'à leur donner l'institution canonique. Ces évêques prêtent le serment d'obéissance à l'Etat, et leurs prêtres aussi. Le pape et le clergé reconnaissent expressément la légalité de la vente des biens ecclésiastiques. Il y a plus; malgré les protestations du Saint-Père, le clergé de France reconnaît les articles organiques et règle sa conduite d'après les prescriptions de ces articles, non encore ratifiés par le Saint-Siège. On se demande vraiment à quoi bon cette longue et douloureuse résistance, si l'on devait finir pourtant par se soumettre avec une humilité si complète. Pourquoi donc a-t-on dépensé tant d'héroïsme à refuser ses prières à la République, si l'on devait aboutir à la rédaction de ce fameux "Catéchisme de l'Empire français", l'un des plus tristes produits du servilisme clérical et politique?

Parmi les départements de la République française, ceux de l'Alsace furent des plus mal partagés par le Concordat du 18 avril, et l'on comprend l'amertume de leur clergé militant à la nouvelle de ce qui se préparait pour eux dans le domaine ecclésiastique. Nous avons déjà dit que Rohan avait dû présenter sa renonciation au Saint-Siège. Il ne pouvait convenir au gouvernement de voir cet ancien prélat de cour, tristement immortalisé par les scandales du procès du Collier, cet ex-prince du Saint-Empire, remonter sur son siège, si mal rempli autrefois. Il continua donc de résider à Ettenheim, dans le margraviat de Bade, où il mourut le 17 février 1803[673]. Mais le choix de son successeur offrait de grandes difficultés, vu la disposition générale des esprits. Pour enrayer sans doute l'esprit de réaction des membres du clergé rentrés depuis peu dans le pays, pour y empêcher l'explosion de haines longtemps contenues chez ceux qui y avaient été si durement poursuivis, le gouvernement finit par arrêter son choix sur un des douze évêques schismatiques qu'il voulait adjoindre au corps épiscopal nouveau. L'ancien évêque du Haut-Rhin, qui depuis plusieurs années avait également remplacé Brendel, avait été désigné pour le siège d'Aix-la-Chapelle. Mais un homme, plus énergique encore que lui pour la cause du schisme, vint le remplacer en Alsace. Pierre Saurine, natif des Basses-Pyrénées, avait été nommé évêque constitutionnel des Landes en 1791, et fut, avec Grégoire, après la Terreur, un des plus actifs à reconstituer cette Eglise. Bonaparte le désigna pour le siège de Strasbourg, afin qu'il y tînt en respect un clergé qu'on supposait, non sans raison, fort tiède, au fond du coeur, pour le régime nouveau, et dont le gouvernement suspectait fortement les tendances politiques, acquises ou fortifiées pour beaucoup par de longues années de séjour sur le territoire des ennemis de la France[674]. Après un acte de soumission tout extérieur au Saint-Siège, Saurine fut délié, le 4 avril 1802, des censures ecclésiastiques. Le 9 avril déjà, le premier Consul le nommait évêque de Strasbourg; il recevait la confirmation pontificale le 29 avril, et, le 4 juin suivant, il arrivait dans sa nouvelle résidence.

[Note 673: Les bourgeois catholiques de Strasbourg organisèrent en son honneur, d'accord avec l'évêque Saurine, une cérémonie funèbre dans la Cathédrale tendue de noir et décorée des blasons des Rohan, comme au temps passé. (Boulay de la Meurthe, Dernières années du duc d'Enghien. Paris, 1886, p. 37.)]

[Note 674: Combien vivaces étaient ces soupçons de Bonaparte, c'est ce que montra bientôt après l'arrestation de Liebermann, accusé de complots royalistes et retenu longtemps captif à Sainte-Pélagie. Guerber, p. 189.]

On se préparait à l'y recevoir dans des dispositions d'esprit fort peu sympathiques. Certains notables catholiques avaient voulu, la veille même de la promulgation du Concordat, donner un libre cours à leur joie en faisant mettre en branle toutes les cloches de la Cathédrale, et des délégués des paroisses protestantes s'étaient joints à eux pour solliciter également le libre usage de leurs cloches, autorisé désormais par la loi nouvelle. Mais Laumond avait refusé d'accéder à leur demande et en avait avisé le nouveau maire, J. F. Hermann. Il avait cédé sur un point seulement, qui tenait beaucoup à coeur aux catholiques, en autorisant l'ancien receveur de Notre-Dame, le citoyen Daudet, devenu receveur des domaines nationaux, à faire enlever de la flèche de la Cathédrale le fameux bonnet rouge qui l'ornait depuis la Terreur[675]. Mais cet enthousiasme se changea bientôt en tristesse quand les catholiques de la ville apprirent qu'un évêque à peine sorti du schisme, et qu'on connaissait pour un homme d'un caractère entier, allait leur arriver de la capitale. Le mécontentement général fut tel qu'il fallut faire haranguer les fidèles par le plus populaire des orateurs religieux d'alors, l'abbé Joseph-Louis Colmar; dans un sermon, prêché à la Cathédrale le premier dimanche après Pâques, il invita ses auditeurs à recevoir avec soumission celui que le Saint-Père leur octroyait comme évêque[676].

[Note 675: Procès-verbaux de la municipalité, 27 germinal an X (17 avril 1802).—Le poète populaire Jean-Daniel Pack consacra à l'évènement une poésie allemande, imprimée chez Levrault, 1 p. 8°.]

[Note 676: Gloeckler, II, p. 103.]

Pierre Saurine arrivait à Strasbourg avec la ferme résolution de faire le calme dans les esprits, et de ne pas permettre que les prêtres qui avaient partagé sa manière de voir et rentraient eu même temps que lui dans les cadres officiels fussent sacrifiés aux pieuses rancunes du parti triomphant. Il ne voulait pas exiger de rétractation expresse des anciens prêtres constitutionnels et ne la leur extorqua jamais[677]. Il encourut ainsi, dès l'abord, les colères des membres du clergé qui s'étaient distingués, dans le passé, par leur dévouement religieux, mais aussi par leur antipathie contre le schisme. Dès après leur première audience, avant même que Saurine eut ouvert la bouche en public, leur jugement était arrêté sur son compte, et ce jugement était d'une dureté extrême. "Nous sommes perdus!" se seraient-ils écriés en sortant de l'antichambre épiscopale[678]. Pourquoi? Parce que, cruellement persécutés naguère, on ne leur permettait pas de persécuter à leur tour? Parce que, l'ordre étant rétabli dans l'Eglise, on exigeait quelque obéissance de ceux qui avaient pris la douce habitude de diriger et de commander au temps des dangers? Etait-ce parce que, dans l'Instruction adressée aux curés, vicaires et desservants de son diocèse, le nouvel évêque déclarait que les dissensions entre les prêtres étaient un véritable fléau et pour la religion et pour la société, et que les prêtres qui s'y livrent, même de bonne foi, sont indubitablement coupables[679]?

[Note 677: C'est seulement après 1814 que le fanatisme de la Restauration força les derniers débris de l'Eglise constitutionnelle à une abjuration solennelle ou à mourir sur la paille.]

[Note 678: Guerber, Liebermann, p. 171.]

[Note 679: Instruction adressée par l'évêque de Strasbourg aux curés, desservants et autres prêtres de son diocèse. Strasb., Levrault, 38 p. 8°. Ajoutons, pour être absolument impartial, qu'ils pouvaient avoir quelques griefs très légitimes, s'il est vrai, par exemple, que Saurine ait laissé prêcher à la Cathédrale un ancien capucin, le P. André, qui, pendant la Terreur, prêchait en bonnet rouge dans les clubs, comparant Jésus-Christ à Robespierre et Marat.]

Nous ne nous chargerons pas de décider lesquels de ces motifs, ou quels autres, guidèrent les meneurs de l'ancien clergé non-jureur dans leur attitude hostile à leur supérieur ecclésiastique. Nous devons constater seulement, d'après un témoignage indiscutable, que cette hostilité ne désarma point dans la suite et qu'elle poussa, par exemple, Liebermann à rédiger des factums anonymes contre son propre évêque, reconnu par le Saint-Père[680]. Un de ces pamphlets que nous venons de parcourir, et dans lequel les évêques constitutionnels sont traités "d'écume du clergé de France", nous présente un tableau vraiment curieux de l'état d'esprit de certains prêtres au lendemain du Concordat. Si cela ne nous éloignait trop du sujet plus limité de cette étude, il faudrait citer ces élans lyriques à "Bonaparte, héros de la France", qu'on conjure "d'éloigner des rives paisibles du Rhin ces hommes dangereux que la cabale des jacobins a su mettre encore en avant pour fomenter les troubles, ces hommes pervers que la majorité des fidèles repousse parce qu'ils…. retracent dans leurs écrits et leur conduite les temps les plus abhorrés de la Révolution"[681]. Les courageux champions de la foi, que nous saluions naguère, et ces tristes dénonciateurs, ces calomniateurs de leur chef spirituel, sont-ce vraiment les mêmes personnages? Hélas! nous n'avions pas besoin de cette preuve nouvelle pour savoir que, même chez les représentants les plus autorisés de la religion sur terre, la nature humaine garde toujours quelques-unes de ses infirmités morales[682].

[Note 680: Guerber, Liebermann, p. 175.]

[Note 681: Réponse à M. Saurine, évêque de Strasbourg. S. lieu ni date (caractères typographiques d'outre-Rhin), 28 p. 8°.]

[Note 682: Encore en 1803, le nouveau préfet, M. Shee dut, avec des circonlocutions polies, rappeler le clergé au respect de son évêque. Le Conseiller d'Etat, préfet du Bas-Rhin, aux fonctionnaires du culte catholique, apostolique et romain. Strasb., 13 floréal an XI (3 mai 1803), 2 p. 4°.]

Mais revenons, pour en finir, à notre vieille Cathédrale. Ce fut le 6 juin 1802 que Saurine y fut solennellement installé, en présence des autorités civiles et militaires. Il prononça, du haut de la chaire, une allocution développée, dans laquelle il s'étendait surtout sur l'obéissance due à l'Etat et sur la tolérance envers les frères dont les opinions étaient divergentes. "Tout ce qui n'est pas selon la charité, répète-t-il avec insistance, est hors de la religion de Jésus-Christ"[683]. Le lendemain, 7 juin, il disait sa première messe au maître-autel, et sa stature imposante, sa voix sonore, ne manquèrent pas d'impressionner la foule, malgré les préventions répandues contre lui. "Dans ces moments il était beau comme un ange", disait longtemps plus tard l'abbé Mühe, qui lui servait la messe, comme élève du Séminaire, aux débuts de son épiscopat[684].

[Note 683: Discours d'installation prononcé par Mgr l'évêque de
Strasbourg dans son église cathédrale,… le 17 prairial an X.
Strasb., Levrault, 1802, 21 pages 8°.]

[Note 684: Gloeckler, II, p. 104.]

XXIX.

Nous sommes arrivés au but que nous nous étions fixé. Nous voulions grouper autour de l'histoire matérielle du splendide édifice, cher à tout coeur strasbourgeois, l'histoire des querelles religieuses dont il fut le théâtre. Depuis les débuts du grand mouvement de 1789 jusqu'au Concordat de 1802, nous avons fait passer sous les yeux du lecteur les spectacles variés qui se sont déroulés dans l'enceinte de notre Cathédrale, et raconté les péripéties des cultes opposés qui y ont momentanément élu domicile. Revenus à notre point de départ, à la prise de possession complète et paisible de la basilique du moyen âge par le culte qui l'a créée, nous considérons notre tâche comme finie.

Fruit de patientes recherches, prolongées durant plusieurs années, ce modeste travail n'échappera pas aux critiques les plus diverses. Les uns suspecteront son impartialité, malgré tous nos efforts; d'autres feront de cette impartialité même un chef d'accusation nouveau. J'espère que quelques-uns du moins reconnaîtront la bonne volonté de l'auteur et sa préoccupation constante de ne blesser aucune conviction sincère, tout en maintenant avec fermeté le droit de manifester les siennes. Je demande surtout qu'on ne prenne pas pour une indécision de caractère fâcheuse la liberté avec laquelle j'ai dispensé parfois l'éloge et le blâme aux mêmes hommes, et semblé parler, à tour de rôle, en faveur des partis les plus hostiles. Si j'ai agi de la sorte, c'est précisément par un sentiment de justice. C'est que ces partis, dont nous avons raconté l'histoire, ont eu tour à tour l'honneur de défendre les vrais principes ou de souffrir pour eux, et le malheur de les oublier ou de les méconnaître également, à certains jours. L'histoire n'a pas le droit de sanctionner de semblables oublis et de pareilles défaillances. A ses yeux, ceux-là seuls devraient avoir le droit de parler hautement de tolérance, qui sont prêts à en accorder le bénéfice à tous; ceux-là seuls sont les vrais amis de la liberté qui la réclament aussi pour leurs adversaires. Assurément il faut sauvegarder la liberté de conscience de ceux même qui la refusent aux autres. Mais il ne faut pas leur permettre de proclamer qu'il est une liberté légitimement acquise à la Vérité et qu'on refuse à bon droit à l'Erreur, car cette théorie funeste, chère à tous les sacerdoces, autorise les plus dures oppressions et les pires despotismes. Il ne faut pas surtout que la palme des martyrs, noblement gagnée par les uns, nous cache les violences et les petitesses des autres. Il n'est pas permis à la science impartiale de canoniser en bloc les pures victimes de la foi et les champions égoïstes de l'ancien régime, les confesseurs dévoués des doctrines catholiques et les agents secrets ou les espions des ennemis de la patrie.

La Révolution française, comme tout grand drame de l'histoire, est un ensemble complexe des idées les plus opposées et des faits les plus contradictoires. C'est se condamner d'avance à n'y rien comprendre que de vouloir juger ces idées et ces faits à un point de vue trop étroit, et en partant de doctrines préconçues. C'est se condamner surtout à n'avoir aucune prise sur son époque que de lui demander de renier ses origines, et de maudire les principes qui constituent jusqu'à ce jour sa vie morale. En lançant l'anathème contre tout ce qui s'est fait de 1789 au début du siècle, en confondant, dans un aveuglement volontaire, les violences odieuses de la Terreur avec les aspirations généreuses de la Constituante, d'imprudents rhéteurs ont bien pu souffler la haine au coeur des masses catholiques et préparer encore de mauvais jours aux idées sur lesquelles repose la société moderne. N'en ont-ils pas préparé de plus sombres au Christianisme lui-même, qui, longtemps avant la Révolution, proclamait l'égalité de tous les hommes et la fraternité du genre humain?

TABLE DES MATIÈRES.

Pages.

Préface……………………………….. III

I. Strasbourg au moment de la Révolution.—La Cathédrale et le Grand-Chapitre.—Antagonisme politique et religieux des parties en Alsace………………………………. 1

II. Le cardinal de Rohan.—Main mise sur les biens du clergé en Alsace.—Protestations du Grand-Chapitre.—Les élections municipales à Strasbourg et le parti catholique……….. 13

III. Installation solennelle de la nouvelle municipalité à la
Cathédrale…………………………. 23

IV. Les biens ecclésiastiques et l'attitude du clergé.—Fête de la Fédération.—Emigration de l'évêque et du Grand-Chapitre………….. 31

V. Le cardinal de Rohan à Ettenheimmünster.—Séquestre mis sur ses immeubles.—Dispositions des populations rurales en Alsace.—La presse politique.—Refus du cardinal de revenir en France………….. 43

VI. Le Grand-Chapitre en conflit direct avec le gouvernement.—Troubles dans les campagnes.—Mémoire justificatif de l'abbé d'Eymar.—Pétition du Grand-Chapitre au Roi……………………………………. 55

VII. La constitution civile du clergé.—L'acuité de la crise en Alsace.—Instruction pastorale du cardinal de Rohan…. 68

VIII. La lutte des autorités civiles contre l'Eglise.—Ventes de biens nationaux.—Mouvements à Strasbourg.—Cessation du culte à la Cathédrale.

IX. Organisation de l'Association catholique-romaine-apostolique.—Les dames catholiques aux casernes.—La municipalité et la Société des Amis de la Constitution dénoncent les menées du clergé à l'Assemblée nationale.—Dissolution de l'Association.

X. L'Assemblée nationale envoie des commissaires en Alsace.—Refus du clergé de prêter le serment civique.—Exceptions.—Brendel.—Rumpler.—Cérémonie du serment à la Cathédrale.—Pamphlets contre-révolutionnaires.

XI. Suspension du Directoire du département.—Déposition du cardinal de Rohan.—Election de Brendel comme évêque.—Mandement de Rohan.

XII. Intronisation de Brendel à la Cathédrale.—Polémiques virulentes de la presse clandestine contre lui.

XIII. Monitoire canonique de Rohen.—Te Deum pour la convalescence de Louis XVI.—Le curé Jæglé traduit devant la Haute-Cour d'Orléans.—Lettre du pape Pie VI aux catholiques de Strasbourg.

XIV. L'émigration royaliste sur les territoires épiscopaux d'outre-Rhin.—Le vicomte de Mirabeau.—Expulsion des prêtres non-jureurs.—Agitation croissante des campagnes.—Les nouveaux prêtres constitutionnels venus d'Allemagne; Euloge Schneider.—Nouveaux commissaires de l'Assemblée nationale en Alsace.

XV. Organisation lente et pénible du nouveau clergé.—Soulèvements dans certaines communes rurales.—La célébration du culte non-conformiste à Strasbourg.—Euloge Schneider réclame le mariage des prêtres.—Persécutions contre les réfractaires.

XVI. Acrimonie croissante de la lutte entre les deux clergés.—Le gouvernement se désintéresse peu à peu du culte constitutionnel.—Laveaux et le Club du Miroir réclament la chasse aux prêtres.—Mesures de plus en plus rigoureuses contre le clergé non-assermenté.

XVII. La France en guerre avec l'Europe.—Mandement de Brendel.—Chute de la royauté.—Déposition des autorités constitutionnelles à Strasbourg.—L'Argos d'Euloge Schneider.—Les prêtres réfractaires hors la loi.—Commissaires de la Convention en Alsace.—Les premières mutilations de la façade de la Cathédrale.

XVIII. Insuffisance morale du clergé constitutionnel.—Euloge Schneider quitte le sacerdoce.—Mouvements hostiles au radicalisme strasbourgeois.—Nouvelle épuration de la municipalité, ordonnée par la Convention.—Destruction des symboles religieux.—Fêtes jacobines.

XIX. La Terreur à Strasbourg.—Confiscations des trésors d'église.—Cloches.—Violation de sépultures.—Cessation de tout culte officiel.—Correspondance entre la Cathédrale de Strasbourg et celle de Fribourg.—Le culte du Décadi—Le Temple de la Raison.—Le maire Monet et "les prêtres abjurant l'imposture".

XX. L'effondrement du culte constitutionnel.—Le vandalisme révolutionnaire et la Cathédrale.—Mutilations diverses.

XXI. Les luttes intestines du jacobinisme à Strasbourg.—Chute d'Euloge Schneider.—Martyrs catholiques.—La Propagande révolutionnaire et l'Argos.

XXII Fête en l'honneur de "la mort du dernier tyran".—Le nouveau tribunal révolutionnaire installé au Temple de la Raison.

XXIII. Téterel réclame la démolition de la flèche de la Cathédrale.—Le Temple de la Raison coiffé du bonnet rouge.—Nouveaux martyrs catholiques.—Fête de l'Etre suprême.—Les représentants Hentz et Goujon en Alsace.—Paroxysme de la persécution religieuse.

XXIV. Le 10 thermidor. Réaction politique et religieuse.—Mission du représentant Bailly.—Fin de la dictature de Monet.—Tentatives de restauration du culte catholique.—Loi du 11 prairial.

XXV. Constitution de la Société des catholiques-romains.—La Cathédrale lui est abandonnée par la municipalité nouvelle.—Loi du 6 vendémiaire.—Conflits entre la municipalité et le Directoire du département jacobin.—Recherches de prêtres non-assermentés fonctionnant à Strasbourg.

XXVI. Expulsion des prêtres.—Culte catholique laïque à la Cathédrale.—Grégoire et la reconstitution du culte constitutionnel.—Election d'un évêque du Haut-Rhin.—Brendel se démet de ses fonctions.—Loi du 7 fructidor.—Coup d'Etat du 18 fructidor.—Fermeture des lieux de culte catholique.—La Cathédrale rendue au culte décadaire…….. 581

XXVII. Recrudescence des persécutions.—L'organisation secrète des non-conformistes en Alsace.—Les derniers martyrs.—Le culte décadaire à Strasbourg.—Le massacre de Rastatt……… 611

XXVIII. Coup d'Etat du 18 brumaire.—Rapports conciliants du pouvoir civil et de l'Eglise.—Le clergé se soumet aux exigences de Bonaparte.—Démission de Rohan.—Le concordat.—Installation de l'ex-évêque constitutionnel Saurine à la Cathédrale…………… 627

XXIX. Conclusion………………… 651

___________________________________ Strasbourg, typ. G Fischbach.—2685.

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

La destruction du protestantisme en Bohême. Seconde édition.
Strasbourg, Treuttel et Würtz, 1808, in-8°.

La sorcellerie au seizième et au dix-septième siècles, particulièrement en Alsace. Paris, Cherbuliez, 1871, in-8°.

Abraham Lincoln, conférence faite au profit des victimes de la guerre en France. Strasbourg, Treuttel et Würtz, 1872, in-12.

La chronique strasbourgeoise de J.-J. Meyer, l'un des continuateurs de
Koenigshoven. Strasbourg, 1873, in-8°.

Le marquis de Pezay, un touriste parisien en Alsace au XVIIIème siècle. Mulhouse, Bader. 1876. in-8°.

Strassburger Chronik von 1677-1710. Memorial des Ammeisters Franciscus Reisseissen. Strassburg. Schmidt (Bull). 1877. in-8°.

Die Beschreibung des bischoefflichen Krieges anno 1592. Eine Strassburger Chronik. Strassburg, Treuttel u. Würtz, 1878, in-8°.

Les tribulations d'un maître d'école de la Robertsau pendant la
Révolution. Strasbourg, Treuttel et Würtz, 1879, in-18.

Pierre Brully, ministre de l'église française de Strasbourg, 1539-1545. Strasbourg, Treuttel et Würtz, 1879, in-8°.

Strassburg im dreissigjährigen Krieg. Fragment aus der Chronik des Malers J.-J. Walther. Strassburg, Treuttel u. Würtz, 1879. in-4°.

Notes pour servir à l'histoire de l'Eglise française de Strasbourg (1545—1794). Strasbourg, Treuttel et Würtz, 1880, in-8°.

L'Alsace pendant la Révolution française. I. Correspondance des députés de Strasbourg à l'Assemblée nationale (année 1789). Paris, Fischbacher, 1880, in-8°.

Vieux noms et rues nouvelles de Strasbourg. Causeries biographiques.
Strasbourg, Treuttel et Würtz, 1883, in-16.

La justice criminelle et la police des moeurs au seizième et au dix-septième siècles. Causeries strasbourgeoises. Strasbourg, Treuttel et Würtz, 1885, in-16.

David Livingstone, missionnaire, voyageur et philanthrope, 1813-1873.
Paris, Fischbacher, 1885, in-8°.

Charles de Butré, un physiocrate tourangeau en Alsace (1724-1805) d'après ses papiers inédits. Paris, Fischbacher, 1887, in-8°.

Louis XIV et l'Eglise protestante de Strasbourg au moment de la révocation de l'Edit de Nantes. Paris. Fischbacher, 1887, in-12.

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