La cathédrale de Strasbourg pendant la Révolution. (1789-1802)
[Note 301: Strassb. Zeitung, 26 déc. 1792.]
[Note 302: Discours prononcés à la barre de la Convention nationale, le 23 décembre, etc. S.l. ni d., 6 p. 8°.]
[Note 303: Ce même Laurent avait signé, comme notable, la protestation de Dietrich contre la déchéance de Louis XVI. Quatre mois plus tard, il écrivait: "Louis Capet est très malade, et, malgré l'intrigue de ses médecins, il n'en reviendra pas. Ce sera probablement le remède de M. Guillotin qui terminera la crise". C'est la lâcheté de pareils hommes, plus encore que l'audace des jacobins, qui seule a rendu possible la Terreur.]
[Note 304: Strassb. Zeitung, 29 déc. 1792.]
C'est dans l'attente de cette visite omineuse que devaient s'écouler, pour les habitants de Strasbourg, les derniers jours de l'année. Au moment d'en voir s'évanouir les heures finales, dans sa séance du 31 décembre, le Conseil général du département avait tenu à montrer qu'il continuait vaillamment la croisade contre le fanatisme. Constatant que, dans nombre de communes, les maîtres d'école insermentés excitaient la jeunesse à la désobéissance aux lois, et après avoir été les complices des prêtres, étaient devenus eux-mêmes les principaux agents du fanatisme, il décrétait que tous les instituteurs qui refuseraient le serment seraient immédiatement destitués et portés sur la liste des suspects. On invitera en même temps la Convention nationale à étendre aux maîtres d'école la loi du 26 août dernier, "afin de purger la République du poison de la doctrine pernicieuse qu'ils y perpétuent"[305].
[Note 305: Extrait des délibérations du Conseil général, du 31 décembre 1792. Strasb., Levrault, 8 p. 4°.]
Un autre vote pris le 31 décembre est non moins caractéristique dans un autre sens; c'est celui par lequel le corps municipal refusait de payer une somme de 700 livres que le Directoire du département voulait imputer au budget de l'OEuvre Notre-Dame, et qui avait été dépensée dans l'année pour la décoration intérieure du choeur de la Cathédrale, après qu'on y eût enlevé les armoiries des évêques et des chanoines [306]. Les modérés se déclaraient bien prêts à payer les dépenses ordinaires du culte constitutionnel [307], mais ils jugeaient superflu de solder les tentures et les draperies de leurs anciens alliés, passés maintenant au club des jacobins. Ce fut l'un des rares points sur lesquels ils devaient se trouver d'accord avec leurs successeurs, comme nous le verrons bientôt.
[Note 306: Procès-verbaux manuscrits du Corps municipal, 31 déc. 1792.]
[Note 307: Les traitements des prêtres constitutionnels de Strasbourg, acquittés en décembre 1792, ne forment plus qu'un total de 4210 livres 15 sols. La plupart des vicaires de Brendel étaient à d'autres postes, et ses curés aussi.]
Pour ce qui est de l'histoire de l'édifice lui-même, dont le passé sert de cadre et de centre de ralliement à ces tableaux historiques, il n'y a qu'un fait unique à mentionner. La loi du 14 août avait ordonné la conversion de tous les monuments publics de bronze en canons. En portant cet ordre de l'Assemblée législative à la connaissance du public, la municipalité provisoire décrétait en même temps que tous les restes de la féodalité, tous les emblèmes du fanatisme, qui se trouvaient encore dans les temples ou sur d'autres édifices publics, seraient détruits sans délai [308]. C'est en exécution, sans doute, de cet arrêté municipal qu'on enlevait, le 25 octobre 1792, avec des ménagements qui firent défaut plus tard, leurs sceptres et leurs couronnes de pierre aux trois statues équestres de Clovis, de Dagobert et de Rodolphe Ier, qui ornaient la façade principale de notre Cathédrale[309]. Les tristes mutilations de l'année suivante font paraître celle-ci bien inoffensive.
[Note 308: Affiches, 13 oct. 1792.]
[Note 309: Hermann, Notices, I, 384.]
XVIII.
L'année 1793 marque une époque de crise violente dans les destinées de la Cathédrale de Strasbourg, comme aussi dans l'histoire religieuse de l'Alsace. Dans la première moitié de l'année, les luttes des partis au sein de la Convention nationale, la guerre étrangère et la guerre civile grandissante détournent l'attention des masses des questions religieuses proprement dites. L'Eglise catholique conformiste essaie encore de lutter pour l'existence contre l'indifférence et le mauvais vouloir croissant des autorités civiles; mais, délaissée de tous les côtés à la fois, elle perd bientôt toute raison d'être. Quand la tourmente révolutionnaire pousse enfin les vrais meneurs des clubs et de la plèbe radicale au pouvoir, le clergé assermenté ne tente même pas de résister à l'orage; il s'effondre et disparaît. Comme la dissidence catholique est depuis longtemps proscrite et que les cultes protestants sont également supprimés, le christianisme tout entier semble avoir sombré dans la tourmente. Un court moment le néant seul règne dans nos églises jusqu'au jour où des fanatiques d'un genre nouveau viennent inaugurer sur leurs autels le culte de la déesse Raison.
A notre point de vue spécial, l'histoire de cette année fatidique peut donc se partager en deux chapitres distincts. Le premier comprendra l'histoire de la lente et peu glorieuse agonie du catholicisme officiel et devra forcément rapporter en résumé les principaux moments de l'histoire politique de Strasbourg, afin de permettre au lecteur de s'orienter au milieu des détails qui suivront dans le second chapitre. Celui-ci sera consacré au tableau de la religion hébertiste dans nos murs et aux exhibitions bizarres qu'il provoquera sous les voûtes de "l'ex-Cathédrale". Nous avons vu tout à l'heure que, dès les derniers mois de l'année 1792, la municipalité strasbourgeoise témoignait une grande froideur pour les intérêts et les besoins du clergé constitutionnel. On en trouve une preuve nouvelle dans la manière dont elle accueille une pétition, présentée le 23 décembre, par le "citoyen évêque du Bas-Rhin", les curés et les préposés laïques des paroisses catholiques au corps municipal. C'était une protestation motivée contre le décret de l'Assemblée législative du 4 septembre précédent, qui mettait les frais du culte à la charge des communautés religieuses. Les pétitionnaires exposaient que le nombre des conformistes était bien trop faible à Strasbourg pour y subvenir à de pareilles dépenses, et que les fidèles se sentiraient lésés dans leurs droits si on les abandonnait de la sorte à leurs ressources insuffisantes.
Mais la municipalité ne s'occupa de cette demande que dans la séance du 7 janvier 1793 et passa, sans longues discussions, à l'ordre du jour, bien que la somme réclamée par Brendel pour "un culte modeste et décent à la Cathédrale et dans les autres églises paroissiales" ne dépassât pas le chiffre de trois mille livres assignats[310].
[Note 310: Corps municipal, procès-verbaux manuscrits, 7 janvier 1793.]
L'attitude de la presse radicale répondait à celle des corps constitués. L'Argos d'Euloge Schneider est rempli de récriminations violentes contre les ecclésiastiques assermentés des deux cultes. Il leur reproche de ne point travailler à répandre la vraie religion et l'amour de la République, comme c'est leur devoir, et se plaint amèrement d'avoir été persécuté par ses supérieurs chaque fois qu'il a voulu ouvrir les yeux aux masses ignorantes. "C'est si commode, s'écrie-t-il, de n'avoir d'autre occupation que de faire le signe de la croix, de dire la messe, de porter des vêtements brodés d'or et de brailler des psaumes latins, sans être obligé de rien penser, de rien sentir et de rien enseigner." Les ministres protestants étaient confondus par lui dans un même anathème. Après le premier élan du seizième siècle, eux aussi sont restés stationnaires et retardent maintenant de trois siècles sur le progrès général des lumières[311].
[Note 311: Argos, 29 janvier 1793. Une preuve de l'antipathie profonde de Schneider pour les protestants, qui l'avaient, croyait-il, abandonné, en même temps qu'un spécimen curieux de son talent dans le genre satirique, c'est le récit intitulé: Das Froschkloster zu Abdera, imité de Wieland, et dans lequel il ridiculise le Chapitre de Saint-Thomas et l'Internat de Saint-Guillaume (Argos, 4 mai 1793.)]
C'était, pour le dire en passant, une injustice criante à l'égard de certains au moins des ministres protestants de Strasbourg que de les accuser de n'être pas au niveau des sentiments patriotiques de la nation, prise dans son ensemble. En ce moment même le prédicateur de la paroisse française de Saint Nicolas, Mathias Engel, composait et faisait distribuer à ses ouailles des "cantiques" qui devaient réjouir le coeur de tout bon républicain, et où on pouvait lire des vers comme ceux-ci:
Auteur de nos jours, Dieu suprême…
Reçois notre serment civique:
Certains de l'immortalité,
Nous vivrons pour la République,
Nous mourrons pour la Liberté! [312]
[Note 312: Cantique sur la liberté, par le citoyen Enguel. S. lieu ni date, 7 p. 8°.]
Ce qui, plus que tout le reste, irritait Schneider, c'est que les curés et desservants d'origine alsacienne avaient si peu fait pour combattre les superstitions du passé. Plus intelligents et plus cultivés, les prêtres venus d'Allemagne avaient aussi montré plus de bonne volonté pour répandre la bonne semence, mais pour cette raison même ils avaient éveillé les sourdes rancunes de l'évêché. N'avait-on pas osé offrir à deux savants professeurs, venus d'outre-Rhin, de modestes places de vicaire? Et quand ils se plaignaient de l'exiguïté de leurs traitements, on leur répondait par des sarcasmes. C'est ainsi que l'ex-procureur Levrault avait dit un jour: "Les apôtres n'étaient pas non plus salariés par l'Etat, et quand ils étaient persécutés, nul n'envoyait la troupe à leur aide"[313].
[Note 313: Argos, 5 février 1793.]
Le clergé constitutionnel ne remplissait donc pas, aux yeux des bons patriotes, le rôle qu'ils avaient rêvé pour lui; on lui donna dès lors des auxiliaires, qu'il ne vit sans doute pas fonctionner avec plaisir à ses côtés. A Strasbourg du moins, les officiers municipaux furent chargés de lire et de commenter en chaire, une fois par semaine, devant les fidèles assemblés, les écrits dont la Convention avait ordonné l'impression et l'envoi aux départements. Le citoyen Lanfrey fut chargé de ce service à la Cathédrale[314]. On tâchait également de suppléer à l'apathie des curés en encourageant le zèle des maîtres d'école, chargés de répandre les principes civiques parmi la jeune génération. C'est ainsi que le corps municipal accordait au sieur Nicolas, maître d'école de la Cathédrale, un supplément de chandelles pour tenir une classe du soir[315].
[Note 314: Corps municipal, procès-verbaux manuscrits du 28 janvier 1793.]
[Note 315: Ibid., 11 février 1793.]
Pendant ce temps aussi la mise en vente des immeubles du Grand-Chapitre et des dignitaires de l'Eglise, des vins et des meubles de l'ancien prince-évêque allaient bon train, et les feuilles publiques étaient remplies d'annonces judiciaires à cet effet, comme aussi les coins des rues ornés de placards qui mettaient tous ces biens, intra comme extra muros, à la disposition des capitalistes patriotes[316].
[Note 316: Affiches de Strasbourg, 12 janvier, 26 janvier, 22 juin, 27 juillet 1793, et les nombreux placards avec les premières, deuxièmes et troisièmes proclamations relatives aux biens d'immigrés, du 23 février, 4 mars, 23 mars, etc., etc.]
L'excitation des esprits, naturellement croissante avec l'approche des dangers du dehors, était encore augmentée par les dénonciations incessantes des jacobins de Strasbourg; ils provoquaient à Paris des inquiétudes qui se traduisaient par des mesures aussi violentes qu'elles étaient inutiles. Dès février, la Convention Nationale, cédant aux appels de la Société du Miroir, avait envoyé de nouveaux commissaires dans le Bas-Rhin, munis de pouvoirs extraordinaires. Ceux-ci, les représentants Couturier et Dentzel, l'ex-ministre de Landau, s'adressaient à la municipalité, le 11 février 1793, et, pour obvier aux "manoeuvres ténébreuses qui s'opposent au succès de la révolution sur cette frontière", ils ordonnaient l'expulsion de la ville et l'internement loin des frontières d'une série de notables strasbourgeois, que nous connaissons comme d'excellents patriotes et parmi lesquels nous citerons seulement Michel Mathieu, l'helléniste Richard Brunck et "le gazetier Saltzman". Bon nombre aussi recevaient un avertissement sévère et se voyaient sommés "d'être plus circonspects à l'avenir et de baisser devant la loi un front respectueux"[317].
[Note 317: Lettre des citoyens commissaires, députés de la Convention Nationale… à la Municipalité de Strasbourg. Strasb., Levrault, 1793, 8 p. 4°.]
C'était le commencement de ces proscriptions répétées qui allaient sévir bientôt à Strasbourg contre les éléments modérés de notre ville et frapper indistinctement les rares partisans de l'ancien régime et les adhérents sincères des libertés nouvelles.
On ne saurait douter qu'Euloge Schneider n'ait été l'un des plus zélés à charger ses anciens protecteurs et amis; il entrait, de la sorte, dans l'esprit de ses fonctions nouvelles. Le 3 février, il avait gravi, pour la dernière fois, les marches de la chaire, illustrée par Geiler, à la Cathédrale, et prêché sur les opinions de Jésus relativement aux feuillants et aux fanatiques de son temps[318]; sur la couverture de la brochure imprimée, il ne s'intitulait plus "vicaire épiscopal", mais "professeur de religion républicaine". Peu de jours après, les commissaires de la Convention Nationale le désignaient pour le poste d'accusateur public auprès du tribunal criminel du Bas-Rhin, et le 18 février, il adressait un réquisitoire officiel au corps municipal pour être installé dans ses fonctions[319]. En effet, le lendemain les autorités constituées procédaient à son installation solennelle, et l'ex-professeur de Bonn, l'ex-vicaire de Brendel, prononçait, devant un auditoire sans doute partagé dans ses impressions intimes, un discours dans lequel il s'expliquait sur la façon dont il entendait sa terrible mission[320].
[Note 318: Die Aeusserungen Jesu über die Fanatiker und Feuillants seiner Zeit, eine Predigt. Strassb., Stuber, 1791, 16 p. 8°.]
[Note 319: Procès-verbaux mss. du Corps municipal, 18 février 1793.]
[Note 320: Argos, 28 février 1793.]
Un autre de ses collègues ecclésiastiques à la Cathédrale avait quitté, encore avant lui, la carrière sacerdotale qui n'offrait plus grand avenir à tant d'ambitions remuantes. Le "citoyen" Dorsch avait été appelé à Mayence, conquise par le général Custine, comme l'un des administrateurs provisoires de cette cité, et y avait porté, comme le montre une lettre, reproduite par l'Argos, toute la haine des prêtres assermentés radicaux pour les modérés strasbourgeois vaincus[321].
[Note 321: Argos, 21 février 1793.]
Sans doute les Strasbourgeois de vieille roche n'avaient pas accepté sans protestations les mesures dictatoriale des commissaires de la Convention; ils étaient amis de la liberté, mais se sentaient profondément froissés de voir une tourbe d'aventuriers étrangers, accourus de l'intérieur et du dehors, s'abattre sur leur ville et vouloir les dominer. La majorité des douze sections de la commune avait envoyé à Paris les citoyens Lauth et Philippe Liebich, pour réclamer le rapport de ces mesures extraordinaires, outrage gratuit au patriotisme de Strasbourg. Ceux-ci parlèrent avec énergie à la barre de la Convention Nationale, dans sa séance du 5 avril, essayant de démasquer leurs calomniateurs, "les maîtres d'arithmétique, les régents de collège, les maîtres de langue qui voudraient être les maîtres de la ville"[322], et malgré les efforts des porte-voix de la Société des Jacobins, également présents à Paris, ils avaient semblé l'emporter un instant; des Montagnards avérés comme Rühl avaient pris leur défense, et le président les avait admis aux honneurs de la séance. Mais la lutte entre la Gironde et la Montagne prenait chaque jour un caractère plus aigu, et les exaltés, d'avance assurés de la victoire, continuèrent, sans trop s'inquiéter de cet échec passager, leur lutte à outrance contre les personnes et les institutions qui leur étaient odieuses. Ils pressentaient, dirait-on, que, le lendemain de la crise, la bourgeoisie de Strasbourg, toujours malhabile à flatter les pouvoirs du jour ou ceux du lendemain, se trouverait, au moins de coeur, non du "côté du manche", mais avec ceux qu'aurait balayés le mouvement révolutionnaire.
[Note 322: Paroles d'un député à la Convention, citées dans l'Extrait d'une lettre de Paris du 5 avril 1793. S. lieu d'impression ni nom d'imprimeur, 4 p. 4°.]
C'est à ce mois d'avril, précédant l'établissement de la Terreur, qu'appartient aussi la première saisie d'immeubles ecclésiastiques réquisitionnés pour les besoins de la Nation. On entasse des provisions de fourrages à la Toussaint; on décharge des grains au Temple-Neuf; on avertit l'évêque qu'il faut changer l'église de Saint-Jean en magasin pour l'armée et qu'il ait à pourvoir, comme il l'entend, à ce que le service de la paroisse ne soit pas interrompu[323]. Un peu plus tard, le corps municipal décide de faire décrocher le grand tableau, symbolisant l'union de Strasbourg et de la France, qui se trouve dans la salle de ses séances et de se concerter avec le citoyen Melin, peintre, pour y faire disparaître les fleurs de lys sur le manteau de la figure symbolique de la France. Il s'occupe également de faire remplacer les boutons de métal qui se trouvent encore sur l'uniforme d'un certain nombre de gardes nationaux, et sur lesquels se lit encore le mot prohibé de Roi[324]; il délègue un commissaire de police, assisté de deux témoins, pour enlever les armoiries du citoyen Arroi, ci-devant attaché au Grand-Chapitre, sculptées, contrairement à la loi, sur le fronton de sa demeure[325].
[Note 323: Procès-verbaux du Corps municipal, 9 avril 1793.]
[Note 324: Corps municipal, procès-verbaux du 13 mai 1793.]
[Note 325: Ibid., 22 avril 1793.]
Entre temps, le tribunal criminel du Bas-Rhin commence à prononcer ses arrêts sur les réquisitoires de Schneider. Par un curieux hasard, l'un des premiers—l'un des premiers que nous connaissions, au moins,—daté du 3 mai, concerne une accusation pour insultes, adressées au clergé constitutionnel, intentée à Martin Maurer, vigneron à Reichsfelden, dans le district de Barr. Le 16 avril, travaillant dans son vignoble, ce pauvre homme s'est écrié, paraît-il: "Que la foudre écrase les patriotes et les prêtres assermentés! Ils sont tous des hérétiques et ont trahi leur religion!" Pour ce grave méfait, Maurer est condamné par le tribunal à faire amende honorable, tête nue et à genoux, sous l'arbre de la liberté à Reichsfelden, à y rétracter publiquement ses blasphèmes, et à en demander pardon à la République, à la municipalité et aux prêtres constitutionnels. Puis il sera conduit à Schlestadt, exposé durant deux jours au pilori, orné de l'inscription suivante: "Aristocrate et fanatique", et finalement reconduit à Strasbourg, pour y rester en prison jusqu'au 10 août[326].
[Note 326: Argos, 7 mai 1793.]
C'était prendre peut-être bien à coeur la considération du clergé conformiste, au moment où l'on se préparait à le déclarer inutile, mais enfin c'était une condamnation régulière et légale, prononcée par des jurisconsultes de profession, les Elwert, les Silbernad, etc., qui passaient déjà pour modérés et réactionnaires.
Voilà sans doute pourquoi ces procédures semblaient encore trop longues et trop compliquées à l'accusateur public du Bas-Rhin. Quinze jours plus tard, il réclamait dans l'Argos des pro cédés plus sommaires contre les ennemis de la patrie, l'établissement d'un tribunal révolutionnaire qui s'affranchirait de toutes les formes et arguties légales. "Qui donc entrave notre unité, s'écriait Schneider.—Les aristocrates et les fanatiques. Ce sont eux qu'il faut dompter. Et par quel moyen?—Par la guillotine, par rien d'autre que la guillotine"[327].
[Note 327: Argos, 23 mai 1793.]
L'écrasement de la Gironde, opéré dans les journées du 31 mai et du 1er juin, grâce à la coopération de la Montagne et de la Commune de Paris, allait lui donner la joie de voir se réaliser bientôt ce dernier souhait. Il ne se doutait pas, le malheureux, qu'il serait lui-même, un peu plus tard, victime de ce mépris pour toutes les formes protectrices de la justice, qu'il appelait de tous ses voeux!
L'exaspération de l'ancien vicaire épiscopal n'était pas d'ailleurs sans motifs. L'accueil favorable fait par la majorité de la Convention nationale aux républicains modérés, en avril, avait ravivé pour un temps le courage de la bourgeoisie de Strasbourg. Dans les réunions des douze sections de la ville une lutte des plus vives s'était engagée entre les jacobins et leurs adversaires, lutte dirigée par le comité central des douze sections, formé de modérés, auxquels s'étaient même ralliés quelques-uns des chefs de l'ancien parti catholique. Euloge Schneider s'était jeté dans la bataille avec toute l'impétuosité de sa nature fougueuse et mobile, et dans la séance du club du 7 mai, il était allé jusqu'à déclarer que le comité central était d'accord avec les Autrichiens et les Prussiens.
Ripostant à cette insinuation ridicule et perfide par une contre-accusation non moins absurde, la huitième section, dont Schneider faisait partie, se réunissait le 12 mai pour examiner l'attitude du nouvel accusateur public. Après une discussion des plus animées, visant "les calomnies proférées par le prêtre allemand Schneider" et constatant que "ledit prêtre ne cherche qu'à semer la discorde entre les citoyens; vu qu'il est Allemand de Cologne et domicilié depuis deux ans seulement à Strasbourg, et qu'il semble payé par les ennemis extérieurs et intérieurs du pays", l'assemblée décidait de réclamer auprès du gouvernement la déportation de Schneider hors des frontières de la République. afin de rétablir la paix et la tranquillité dans les esprits[328].
[Note 328: Argos, 4 juin 1793.]
Cette décision, appuyée par la signature des citoyens Wehrlen, Grün, Stromeyer, Spielmann, Schatz, etc., trouva de nombreux approbateurs à Strasbourg. Le comité des sections réunies, présidé par le sieur Metz, "chef des fanatiques" élevé par les feuillants à cette dignité pour gagner le concours du parti catholique, au dire de Schneider[329], élaborait même, à la date du 23 mai, une protestation des plus énergiques contre l'influence montante du jacobinisme dans la capitale et l'envoyait à Rühl pour la déposer sur le bureau de la Convention nationale. Mais ce document parvint à Paris au moment précis où les amis d'Euloge Schneider l'emportaient sur toute la ligne, et ne servit qu'à incriminer d'une façon plus spécieuse la population si loyale et si patriotique de la cité frontière.
[Note 329: Argos, 18 juillet 1793.]
Aussi faut-il voir avec quelle jubilation l'Argos accueille la nouvelle des événements qui viennent de s'accomplir dans la capitale et l'ordre d'arrêter les chefs des sections modérées de Strasbourg, les Thomassin, les Schoell, les Ulrich, les Noisette et autres. Il applaudit aux avertissements donnés aux Beyckert, aux Metz, aux Edel, aux Fries, aux Mosseder, etc., signalés comme suspects. Seulement il trouve qu'on est peut-être trop sévère pour ceux des non-conformistes qui se détournent de l'Eglise constitutionnelle par pure ignorance, et qu'il faut "les éduquer et non les tourmenter". C'est aux riches protestants qu'il faut s'en prendre avant tout; il n'y en a pas un seul sur la liste des suspects[330], et cependant "c'est là le noeud de la situation"[331]. Schneider se livre ensuite à une caractéristique perfide de tous ces adversaires qui l'avaient si longtemps tenu en échec et qui sont enfin à terre: Metz, Ostertag, Lacombe, les meneurs des fanatiques; Fries, le pédagogue de Saint-Guillaume, qui a fomenté, selon la faible mesure de ses forces, la haine de la liberté chez ses élèves. Mais c'est surtout contre "Salzmann, ce bon Salzmann", que s'épanche le courroux du moine défroqué. "A mon avis, s'écrie-t-il, il a plus nui à la République que toute une armée ennemie. Sans sa feuille infernale, l'esprit public dans les deux départements du Rhin ne serait peut-être jamais tombé aussi bas[332]."
[Note 330: C'était là un mensonge gratuit de la part de Schneider; il savait fort bien que Beyckert, Schoell, Fries, Edel, Weiler, Mosseder, etc., étaient protestants.]
[Note 331: "Man vergesse nicht die Pfründner des reichen
Thomasstiftes; hier, hier ist der Knoten!" (Argos, 11 juin 1793.)]
[Note 332: Argos, 18 juin 1793.]
Ces dénonciations haineuses, qui appelaient comme sanction la guillotine, maintenant qu'on entrait sous le régime de la Terreur, n'empêchaient pas Euloge Schneider de parler par moments d'un ton plus conforme aux vrais principes. "Nous respectons, était-il dit dans une adresse de la Société des Amis de la liberté, signée par lui comme vice-président, nous respectons la liberté des opinions, mais nous condamnons les menées des hypocrites et des traîtres. Nous distinguons entre un frère égaré et ceux qui l'ont perdu. Nous voulons instruire l'un et démasquer l'autre. Notre religion commune est l'amour des hommes, notre temple la patrie, nos offrandes l'obéissance à la loi. Nous ne reconnaissons pas de patriotisme qui ne soit fondé sur la vertu, pas de politique qui ne s'appuie sur la morale"[333]. Mais ces déclarations de tolérance abstraite ne tiraient pas à conséquence; en admettant même qu'elles fussent sincères, la force des choses poussait les exaltés en avant et, comme le disait un jour M. Renan, "la révolution ne permet à personne de sortir du branle qu'elle mène. La terreur est derrière les comparses; tour à tour exaltant les uns et exaltés par les autres, ils vont jusqu'à l'abîme. Nul ne peut reculer, car derrière chacun est une épée cachée, qui, au moment où il voudrait s'arrêter, le force à marcher en avant."
[Note 333: Die Gesellschaft der Freunde der Freiheit und Gleichheit an die Bürger der zwoelf Sektionen Strassburg's, 14. Juin 1793. S. nom de lieu ni d'imprim., 7 p. in-18.]
La révolution du 31 mai n'eut pas d'effet immédiat apparent sur la situation ecclésiastique, du moins en Alsace. Les cultes continuèrent à être célébrés comme à l'ordinaire dans les mois qui suivirent. Que leur liberté d'allures fût encore pleinement respectée à la veille même de ces événements, nous le voyons par l'autorisation accordée au curé de la Robertsau, l'abbé Chrétien Gillot, de célébrer le dimanche de l'octave de la Fête-Dieu, par une procession solennelle en dehors de son église.[334] La circulaire du citoyen Garat, ministre de l'intérieur, datée du 1er juin 1793 et adressée aux administrateurs des départements, doit être mise sans doute encore à l'actif de l'ancienne majorité girondine et n'est point attribuable aux nouveaux détenteurs du pouvoir, bien que sa publication coïncide avec les débuts du nouveau régime.
[Note 334: Procès-verbaux du Corps municipal, 27 mai 1793.]
Cette circulaire réitérait l'interdiction du port des vêtements ecclésiastiques en dehors des fonctions sacerdotales, interdiction prononcée depuis de longs mois déjà. Mais le ton en était âpre et tristement significatif. "Les ecclésiastiques amis de l'ordre et de la révolution, y disait le ministre, sentiront combien il importe à la manifestation de leurs principes qu'ils ne conservent pas plus longtemps un vêtement que persistent encore à porter des prêtres ennemis de la République, qui cherchent par de vains efforts à faire de ce vêtement l'étendard et l'aliment de la révolte (sic)… S'il est quelque reste de raison dans les hommes avides du sang de leurs concitoyens et de l'anéantissement de leur patrie, l'intérêt personnel doit leur dire que cet habit distinctif appelle sur eux à tout moment l'indignation et la colère des bons citoyens, et qu'aux jours d'une effervescence qu'ils auraient sans doute eux-mêmes excitée dans d'autres intentions, ce moyen de reconnaissance pourrait en faire de malheureuses victimes"[335]. Le Directoire du département faisait afficher partout la lettre ministérielle, par arrêté du 5 juin; c'est douze jours plus tard seulement que la municipalité faisait à son tour défense aux curés et aux ministres de se montrer dans les rues avec les insignes distinctifs de leurs fonctions[336].
[Note 335: Délibération du Directoire du département du Bas-Rhin, du 5 juin 1793. S. lieu ni nom d'imprim., 4 p. fol.]
[Note 336: Corps municipal, procès-verbaux du 17 juin 1793.]
Disons tout de suite que l'évêque Brendel reçut cette notification le 20 juin et qu'il s'empressa de protester contre l'ordre reçu, en alléguant que le décret de la Convention n'était applicable qu'aux ci-devant congrégations religieuses, mais non aux prêtres assermentés et fidèles à la nation. Du reste, en sa qualité d'évêque chargé de l'administration de tout un diocèse, il se regardait comme étant toujours et partout dans l'exercice de ses fonctions; il demandait donc au corps municipal de revenir sur son vote. Mais celui-ci, ayant pris connaissance de sa lettre, décida, dans sa séance du 11 juillet, sans longs débats, qu'il n'y avait pas lieu à délibérer[337]. Les représentants de la cité faisaient bientôt après un accueil tout aussi peu favorable aux réclamations des anciens fonctionnaires du culte catholique, qui demandaient à la municipalité leurs indemnités arriérées. On avait, il est vrai, chargé le compositeur Pleyel, alors directeur de l'orchestre de la Cathédrale, de dresser un état nominatif de tous les employés des différentes paroisses, et la municipalité avait ensuite transmis cette pièce au Directoire du district. Mais, soit que celle-ci se fût perdue en chemin, soit que, dans la confusion croissante de tous les services publics, il n'y eût plus d'ordre ni de responsabilité nulle part, aucune réponse ne venait, et finalement on renvoyait le règlement de la question au département, qui ne s'en occupa pas sans doute avec plus de zèle que la commune ou le district[338].
[Note 337: Corps municipal, procès-verbaux du 11 juillet 1793.]
[Note 338: Corps municipal, procès-verbaux du 29 juillet 1793.]
Cette attitude peu sympathique du corps municipal vis-à-vis des questions religieuses ne l'empêchait pas toutefois de conserver avec le clergé des deux cultes des rapports occasionnels et même courtois, si son républicanisme ombrageux n'y trouvait point à redire. C'est ainsi que nous le voyons adresser des félicitations officielles au pasteur Jean-Georges Eissen, du Temple-Neuf, ancien aumônier de Royal-Suédois, au sujet de son opuscule: Galerie de la République française ou Collection de quelques faits et dits mémorables des Français libres, à l'usage de la jeunesse. Il décide même d'en acheter un certain nombre d'exemplaires et de les distribuer aux écoles françaises de Strasbourg[339].
[Note 339: Corps municipal, procès-verbaux du 27 juin 1793.]
Pendant ce temps la Convention nationale mutilée avait rapidement achevé la discussion de la Constitution nouvelle, cette Constitution de 1793 qui ne fut jamais mise en vigueur, parce que les utopistes radicaux eux-mêmes, qui l'avaient réclamée, puis votée, la jugeaient inapplicable dans la situation désastreuse du pays. Elle devait être envoyée solennellement aux départements pour être sanctionnée par le vote populaire, et l'un des représentants du Bas-Rhin fut chargé de la porter à Strasbourg. Ce fut le 8 juillet 1793 que Dentzel, muni des pouvoirs extraordinaires, arrivait dans notre ville et descendait à la Maison-Rouge, au son des cloches de toutes les églises et au bruit du canon, "porteur du nouveau Livre de vie"[340]. Immédiatement conduit à l'Hôtel-de-Ville par une députation des corps administratifs, il y donna lecture, à la foule assemblée, de l'acte constitutionnel, "fruit incorruptible de la Montagne".
[Note 340: Argos, 11 juillet 1793.]
La lecture achevée, l'assemblée tout entière se lève au bruit des salves d'artillerie et des sonneries des grandes cloches de la Cathédrale, et, "les mains tendues vers le ciel, jure l'unité et l'indivisibilité de la République, l'adhésion la plus entière à la Constitution républicaine et la mort des conspirateurs et des tyrans". Puis le maire Monet prononce un discours emphatique sur la situation présente, à la fin duquel il convie les citoyens "à délibérer en philanthropes sur des lois douces et philosophiques, posant avec sagesse les fondements d'une gloire impérissable et d'un bonheur éternel". Ces paroles sont accueillies aux cris de: Vive la République! vive l'égalité! et "portent dans tous les coeurs, au dire du procès-verbal officiel, l'amour de l'union, annonçant une réconciliation parfaite et l'aurore d'un bonheur qui ne doit plus avoir de terme". Le procureur de la commune, Hermann, homme très modéré de caractère et d'opinions, mais que la municipalité épurée avait maintenu jusqu'à ce jour en fonctions, puisqu'il lui fallait au moins un fonctionnaire au courant des services administratifs et des compétences législatives[341], vient s'associer, lui aussi, à ces manifestations d'un enthousiasme naïf ou forcé, et déclarer que la liberté remportera sous peu la victoire sur les esclaves du fanatisme, et que l'hydre de la guerre civile sera étouffée dans son propre sang. Enfin l'on introduit dans l'enceinte une députation des écoliers du Gymnase, et le jeune Ehrenfried Stoeber, le futur poète et polémiste libéral du temps de la Restauration, harangue Dentzel et l'assure que la jeunesse de la cité partage les transports des autres citoyens et que la postérité la plus éloignée bénirait ce jour comme le plus beau de ceux qu'a vus la commune de Strasbourg[342]. Affirmation sincère sans doute dans la bouche de l'adolescent exalté, mais trop souvent répétée depuis quatre années dans tant d'occasions solennelles, au milieu de scènes trop contradictoires, pour ne pas provoquer maintenant chez les esprits plus rassis, soit des appréhensions nouvelles, soit au moins un triste sourire!
[Note 341: Rien ne donne une idée plus singulière et plus affligeante à la fois de la façon dont on administrait alors les affaires de la ville, au milieu des agitations quotidiennes de la politique, que certains faits relatés aux procès-verbaux du Corps municipal, p. ex. sur la gestion de la citoyenne Demart, directrice de la Maison des Enfants-Trouvés, de connivence avec le garçon-chirurgien Schmidt, son amant (18 mars 1793).]
[Note 342: Procès-verbal de la séance publique du Conseil général de la Commune de Strasbourg, du lundi 8 juillet 1793. Strasbourg, Dannbach, 14 p. 8°.]
Le soir, à la séance du club des Jacobins, les citoyennes des tribunes entonnèrent la Marseillaise, puis Euloge Schneider prononça le panégyrique de la Constitution nouvelle, qui, "du coup, termine tous nos différends et qui, de même que la loi de Jéhovah, est née sur la sainte Montagne, au milieu du grondement de la colère populaire, du tonnerre des armes et des éclairs". La sanction de la Constitution par le vote populaire n'était et ne pouvait être, dans les conjonctures présentes, qu'une vaine formalité. Le 9 juillet le corps municipal annonçait aux citoyens de Strasbourg que la grande cloche de la Cathédrale[343] les appellerait, le 14 juillet, à ratifier l'acte "qui doit anéantir l'anarchie, éteindre les torches de la guerre civile et fixer à jamais les destinées de la France"[344]. Ceux d'entre les habitants qui répondirent à l'appel vinrent en effet déposer dans l'urne des votes approbatifs, et, dès le soir du 14 juillet, une nouvelle sonnerie des cloches et les salves d'artillerie tirées sur les remparts annonçaient l'adhésion presque unanime des sections de la commune. "Partout, dit la Gazette de Strasbourg (que Saltzmann ne rédige plus), partout on ne voit que réjouissances et gaîté, et tout le monde s'épanouit à la douce perspective d'un avenir heureux"[345]. Quelques-uns cependant devaient être mécontents au fond, puisqu'on vit paraître immédiatement après une brochure, prudemment anonyme et ne décelant pas son lieu d'impression, intitulée: Euloge Schneider, prêtre, puis accusateur public et bientôt… rien, dans laquelle l'ex-vicaire épiscopal était livré à la risée publique. Schneider, qui attribuait, nous ne savons pourquoi, ce factum aux commis de l'administration départementale, y répondit avec une verve à la fois rageuse et sentimentale dans un des prochains numéros de l'Argos[346].
[Note 343: Ce fut à ce moment aussi, le 12 juillet, qu'on installa le télégraphe optique des frères Chappe sur la coupole du choeur de la Cathédrale. X. Kraus, Kunst und Alterthum in Elsass-Lothringen, I, p. 423.]
[Note 344: Procès-verbaux du Corps municipal, 9 juillet 1793.]
[Note 345: Strassb. Zeitung, 15 juillet 1793.]
[Note 346: Argos, 27 juillet 1793.]
Pendant ce temps, la crise s'accentuait à Paris, comme en province. Les armées de la République rétrogradaient sur le Rhin, et le gouvernement, craignant de plus en plus "les complots liberticides" des ennemis de l'intérieur et du dehors, redoublait de violences, sur les frontières surtout. C'est par son ordre, sans doute, que, le 29 juillet, le Conseil général du département allait jusqu'à interdire et supprimer provisoirement toutes les correspondances avec l'étranger, comme étant "le plus grand aliment des traîtres"[347]. Bientôt après, les papiers du général Custine, déposés chez le citoyen Zimmer, notaire, étaient mis sous scellés[348] et les propriétés de Dietrich confisquées comme biens d'émigré[349]. Puis c'était Edelmann, le facteur d'orgues et le compositeur, l'un des plus estimables pourtant parmi les jacobins de la municipalité, qui proposait de dresser à Strasbourg une liste complète des citoyens suspects[350].
[Note 347: Délibération du Conseil général du Bas-Rhin, du 29 juillet 1793. placard in-folio.—Déjà le 11 juin, le Directoire du département avait défendu les correspondances en "langue hébraïque".]
[Note 348: Corps municipal, procès-verbaux du 5 août 1793.]
[Note 349: Corps municipal, procès-verbaux du 3 août 1793.]
[Note 350: Corps municipal, procès-verbaux du 12 août 1793.]
En même temps, la chasse aux symboles de l'ancien régime, délaissée pendant quelque temps, reprenait de plus belle. On dénonçait au corps municipal les lys en fer forgé de la grille de l'église Saint-Louis, la "figure de pierre du ci-devant ordre des Récollets" sur le portail de leur église, les armoiries subsistant encore sur la façade de la "maison Darmstadt, vers la promenade de l'Egalité"[351]. Les administrateurs de Saint-Thomas se hâtaient de signaler eux-mêmes, à qui de droit, la présence des armes de Courlande et de fleurs de lys sur le monument du maréchal de Saxe, et priaient le Conseil de prendre lui-même les mesures qu'il jugera bonnes, dans sa sagesse, pour concilier le décret qui demande la destruction des symboles de la royauté avec cet autre qui prescrit le respect des monuments historiques. Le corps municipal se montra raisonnable dans sa réponse; il enjoint aux chanoines de Saint-Thomas de ne rien faire qui puisse dégrader un monument national, mais d'attendre un décret interprétatif qu'il a demandé lui-même à la Convention, dès l'année dernière[352].
[Note 351: Corps municipal, procès-verbaux du 22 juillet 1793.]
[Note 352: Corps municipal, procès-verbaux du 14 août 1793.]
Pour exalter encore les esprits, la Société des Jacobins décidait de fêter, le 10 août, l'unité et l'indivisibilité de la République; mais elle n'osa point encore, comme cela devait arriver bientôt, célébrer la fête dans une enceinte sacrée. Le cortège solennel, précédé d'un grand char, sur lequel trônait la Liberté, entourée de six jeunes filles costumées en Grâces, se dirigea depuis le Miroir jusqu'à la Finckmatt. Les Jacobins, le bonnet rouge sur la tête, suivaient le char, assez nombreux; mais, au témoignage d'Euloge Schneider lui-même, l'élément féminin faisait un peu défaut. Les "aristocrates strasbourgeoises" avaient préféré voir passer le cortège sous leurs fenêtres que de s'y mêler. Et quand, après avoir dansé la Carmagnole à la Finckmatt, on s'assit "sur la terre du bon Dieu" pour prendre part à un modeste banquet, l'entrain ne fut pas grand, car "seuls, les vrais sans-culottes étaient réellement joyeux"[353].
[Note 353: Argos, 17 août 1793.]
Ces fêtes bruyantes à ce moment critique, cette joie qui s'harmonisait si facilement avec la guillotine, exaspéraient la majorité de la population de Strasbourg. Dans la soirée du 19 au 20 août, l'instrument du supplice fut assailli par la foule au moment où il passait sous les fenêtres de Schneider, et renversé par elle, pendant qu'elle poussait des clameurs violentes contre l'accusateur public, le traitant de va-nu-pieds, venu du dehors [354], et demandant sa tête. Les autorités militaires et municipales ne se pressèrent pas précisément de rétablir l'ordre, et l'ex-vicaire épiscopal, qui ne brillait point par son courage, dût ressentir cette nuit-là les affres de la mort. Dans le numéro suivant de son journal, il s'écriait: "La Providence m'a protégé jusqu'ici; mais s'il faut que les feuillants trempent leurs lèvres altérées dans mon sang, je ne forme qu'un voeu, c'est qu'on épargne ma soeur, et que ma mort soit utile à la patrie!"[355]. Quelques mois plus tard, la prophétie s'était accomplie, mais ce n'étaient pas les feuillants qui s'étaient chargés de la réaliser.
[Note 354: "So ein Hergelaufener"; les mots sont rapportés par
Schneider lui-même, Argos, 24 août 1793.]
[Note 355: Argos, 24 août 1793.]
Le lendemain soir, une certaine fermentation se manifestait dans les rues, sillonnées de jeunes gens dont plusieurs étaient armés; quelques citoyennes, faisant partie du Club du Miroir, étaient arrêtées au sortir de la séance, pour avoir mal parlé de la garde nationale, et châtiées avec des verges de bouleau "sur une partie de leur personne que la municipalité ne protège pas encore par ses arrêtés"[356]. C'était une gaminerie peu décente, mais rien de plus. Le nouveau commandant de la place de Strasbourg, le général Dièche, y répondit néanmoins par une mesure dictatoriale, expulsant en masse tous les anciens membres des Conseils de la ville libre, des corps ecclésiastiques, des fonctionnaires de l'Etat, en un mot, tout ce qui touchait à l'ancien régime[357]. Schneider, de son côté, promptement revenu de sa terreur, se répandit en menaces: "Mon coeur est sans fiel, je le déclare en présence de l'Etre suprême! mais je poursuivrai le feuillantisme, le fédéralisme, le royalisme, l'usure, la fourberie, jusqu'à la mort. Paix aux bons citoyens, mort aux fédéralistes et aux traîtres!"[358].
[Note 356: Strassb. Zeitung, 23 août 1793.]
[Note 357: Proclamation: Les circonstances, etc., du 26 août 1793. Un placard in-folio dans les deux langues.]
[Note 358: Argos, 29 août 1793.]
Au milieu de tous ces bruits de guerre et de discorde civile, les questions religieuses semblaient reculer bien à l'arrière-plan. Les membres du clergé réfractaires, cachés ou en fuite, espéraient que leur rentrée s'opérerait prochainement sous la protection des baïonnettes autrichiennes ou prussiennes. Ils n'essayaient plus de grouper leurs adhérents, du moins à Strasbourg, où leur ancien lieu de culte, l'église des Petits-Capucins, était occupée par quatre cents prisonniers de guerre[359]. Quant au clergé constitutionnel, il était en pleine dissolution. De l'évêque Brendel on n'entend plus parler, et ses curés et vicaires s'occupent de tout autre chose que de prêcher. Les uns sont commissaires du gouvernement révolutionnaire, comme Anstett, chargé de surveiller les "fanatiques" du Kochersberg, et que nous entendons déclarer que la compassion n'est pas une vertu républicaine. D'autres, comme Taffin, déclarent hautement que lorsqu'il n'y aura plus de prêtres, il n'y aura plus de scélérats. Euloge Schneider lui-même nous raconte une anecdote singulièrement édifiante au sujet de la manière dont cet ex-chanoine de Metz entend la cure d'âme. Les paysans de Niederschæffolsheim sont venus lui demander un nouveau vicaire. Il leur répond: "A quoi bon? Ils seront pourtant prochainement abolis tous ensemble." Les braves gens insistent néanmoins et vont jusqu'à l'évêque, qui leur adresse un desservant. Mais Schramm, un autre défroqué, va les relancer jusque chez eux, les traite d'imbéciles, et leur déclare que ce "jupon noir" ne pourra leur servir à rien. Effrayés par ces menaces, les bons paysans décident, en gens prudents, de ne plus mettre le pied à l'église, et c'est ainsi que s'éteint l'une des paroisses constitutionnelles du Bas-Rhin[360].
[Note 359: Corps municipal, procès-verbaux du 29 août 1793.]
[Note 360: Argos, 14 et 17 septembre 1793.]
Ceux même d'entre les prêtres assermentés qui restent à leur poste, ou bien s'occupent de chants guerriers et d'hymnes politiques, plus que de leur prône[361], ou bien ils déshonorent les derniers moments de leur existence en se déchirant entre eux. C'est encore Schneider qui nous montre ce malheureux clergé, si décimé déjà par les défections antérieures, se réjouir des blessures que des frères reçoivent dans la lutte, et les jureurs d'origine alsacienne saluer avec une joie indécente le décret de la Convention Nationale éloignant du territoire ou condamnant à la prison les étrangers nés dans l'un des territoires actuellement en guerre avec la République, parce qu'ils espéraient être débarrassés de la sorte de leurs confrères immigrés d'Allemagne.
[Note 361: Lied am Abend vor einer Schlacht, mit Musik, de Sévérin Averdonk, curé d'Uffholz, dédié à ses frères sans-culottes. (Argos, 15 août 1793.)]
"Comme vous vous lamentiez déjà, s'écrie le rédacteur de l'Argos avec une amère ironie; vos larmes coulaient à la pensée de vous séparer de ces amis des lumières, qui vous tenaient tant à coeur, à cause de tous vos jours fériés, de vos messes grassement payées, de vos servantes-maîtresses! Calmez-vous…. les représentants du peuple ont décidé que ce décret ne les regardait en aucune façon. Il faut en effet avoir des oreilles fort longues pour croire pareilles choses, et un vrai coeur de prêtre pour les désirer!"[362].
[Note 362: Argos, 15 août 1793.]
La Convention Nationale avait contribué puissamment elle-même à renverser l'édifice de l'Eglise constitutionnelle par son décret du 19 juillet, déclarant qu'aucune loi ne pouvait priver de leur traitement les ministres du culte catholique qui voudraient contracter mariage. Les évêques qui apporteraient un obstacle au mariage de leurs subordonnés seront déportés hors du territoire de la République[363]. Pour hâter encore l'émancipation sacerdotale, un nouveau décret, du 7 septembre 1793, promettait un traitement d'office à tous les prêtres inquiétés par leurs communes pour raison de mariage[364]. La tentation devenait trop grande pour maint ecclésiastique, de jouir ouvertement des plaisirs de ce monde, tout en conservant un salaire officiel. Quant aux communautés constitutionnelles, elles ne voulaient point, à de rares exceptions, d'un sacerdoce aussi profane; elles refusèrent de le reconnaître plus longtemps, et c'est peut-être ce que désiraient au fond les promoteurs de cette étrange mesure.
[Note 363: Ce décret du 19 juillet fut promulgué par le Directoire du département du Bas-Rhin, le 21 août 1793.]
[Note 364: La promulgation de ce second décret eut lieu à Strasbourg, le 17 septembre 1793.]
On n'en était pas encore, en effet, à ce moment précis, à vouloir rompre déjà nettement avec tout culte public. On peut s'en rendre compte en étudiant les articles de Schneider dans l'Argos. Ballotté entre les dernières réminiscences de son état primitif et le désir de rester dans le courant révolutionnaire, il louvoyait, incertain de son attitude future. Dans un travail intitulé de: De l'état religieux du Bas-Rhin, il affirmait que dans tout Etat vraiment libre l'exercice de tout culte devait être absolument libre aussi. Seulement il déclarait qu'un culte, employant d'autres moyens de propagande que la persuasion par la raison, commettait un crime contre la loi. Dans ces questions religieuses tout dépend de la bonne volonté des masses; les prêtres n'ont absolument rien à leur ordonner. "Nous ne voulons pas dire cependant par là qu'il ne doive plus y avoir ni religion ni prêtres. La religion chrétienne reste sans contredit un auxiliaire puissant pour le perfectionnement de la race humaine. Tout bon chrétien sera un véritable patriote. Quiconque essaie de détruire la religion est, à mon avis, un homme dangereux et nuisible. Mais il faut absolument qu'elle soit enseignée dans toute sa pureté"[365]. Et il partait de là pour démontrer que ni le catholicisme actuel ni le protestantisme (bien que ce dernier fût d'essence républicaine) ne répondaient à cette religion idéale. Plus tard encore, en octobre, il se proposait de composer un livre de prières républicain, pour bien établir que son Dieu était un sans-culottes et non un ci-devant[366].
[Note 365: Argos, 5 septembre 1793. Ce qu'il entendait par la pureté de sa morale, il le montrait quelques jours plus tard par ses articles sur Marat: "Un temps viendra où sa tombe, à Paris, sera regardée avec une reconnaissance respectueuse; suis ses traces, jeune homme, et l'immortalité t'attend!" (Argos, 19 septembre 1793.)]
[Note 366: Argos, 12 octobre 1793.]
Un seul prêtre de l'Eglise constitutionnelle semble avoir fait alors à Strasbourg oeuvre d'honnête homme et de croyant: c'est le bon Dereser, que nous avons eu déjà plusieurs fois l'occasion de nommer, et dont la sympathique physionomie repose un peu de tant de types d'aventuriers et de renégats. Dans une brochure non datée, mais publiée sans doute vers la fin de septembre, il tente un dernier effort pour ramener l'entente entre les catholiques de Strasbourg, entre tous ceux "auxquels la conservation de leur religion tient à coeur[367].
[Note 367: Einladung zur Wiedervereinigung an die katholischen Bürger
Strassburg's, denen die Erhaltung ihrer Religion am Herzen liegt.
Strassburg, Heitz und Levrault. 1793, 16 p. 8°.]
Cet écrit, qui constitue en même temps une espèce d'autobiographie, renferme une série de considérations développées avec beaucoup de force, pour engager tous les catholiques de la ville à se grouper en face des dangers qui les menacent tous ensemble. Cette réconciliation est nécessaire si nous voulons continuer d'exister; elle est possible si nous voulons être chacun de bonne foi. On travaille activement, dans la nouvelle République, à la chute du christianisme; Dereser le prouve par des citations nombreuses de journaux et d'orateurs populaires de la capitale. Il faut protester contre cette spoliation de l'Eglise, à laquelle on a pris ses biens patrimoniaux contre un salaire perpétuel, et dont on voudrait confisquer maintenant jusqu'à ce modeste salaire. En présence de cette situation, il faut nous unir pour supporter fraternellement les dépenses de notre culte, sans quoi on fermera nos églises, nous serons obligés de nous cacher dans quelque obscure chapelle, et bientôt dans les maisons; l'Eglise de nos pères aura vécu. Pour gagner les catholiques réfractaires à sa cause, il affirme qu'il reconnaît le pape Pie VI comme le père de l'Eglise universelle, qu'il n'a cessé de prier pour lui, qu'il baptise, enterre et bénit les mariages au nom de la foi catholique, apostolique et romaine. "Venez m'entendre; assistez à mes instructions religieuses, que je fais régulièrement à la Cathédrale, tous les dimanches, de deux à trois heures; vous verrez que je suis aussi bon catholique que vous. Fixez-moi le jour et l'heure où je devrai solennellement affirmer devant vous la suprématie spirituelle du Saint-Père, dans les limites de sa puissance légitime, et je le ferai par serment, avec une grande joie. Mais réunissez-vous pendant qu'il en est temps encore, avant que l'ennemi commun triomphe. Je parle uniquement par amour pour vous. Que peut m'apporter, à moi, cette réunion si désirée? Rien qu'un surcroît de travail, alors que je succombe déjà presque à la tâche; rien que des calomnies des ultras contre mon patriotisme, des dénonciations auprès des commissaires de la Convention Nationale. Ecoutez donc ma voix, ne laissez pas vos enfants sans instruction chrétienne, sans leçons de morale. Venez me causer en amis, exaucez ma confiance en Dieu et votre bon coeur et notre réconciliation feront rougir les ennemis de notre sainte religion!"
C'était sans doute une utopie de croire possible alors une réunion pareille, même à la veille d'une chute commune, mais c'était au moins une pensée généreuse de vouloir la tenter et de s'occuper encore avec une conviction profonde de ces graves questions, alors que tant d'autres désertaient le sanctuaire et se préparaient à le couvrir de blasphêmes. Aussi le nom de Dereser mérite-t-il de rester dans la mémoire de tous ceux parmi nous, qui ne croient pas impossible, malgré tant d'échecs, l'alliance de la religion et de la liberté.
Mais le moment n'était pas propice à de pareilles effusions, et les esprits n'étaient plus disposés à les comprendre. Le 23 août 1793, la Convention Nationale décrétait la levée en masse, et chargeait ses commissaires d'aller veiller à l'exécution de la loi. Les représentants Milhaud et Lacoste, en tournée à Strasbourg, y promulguèrent le décret le 8 septembre et le 9, une délibération du Directoire du département annonçait au public que les cloches de toutes les églises allaient sonner durant quarante-huit heures, pour avertir les citoyens que la patrie était en danger. Tous les habitants mâles, âgés de plus de 18 ans et de moins de 45, devaient se rendre immédiatement à Haguenau, emportant pour huit jours de vivres. Le premier bataillon de la garde nationale devait partir dans les douze heures pour le Fort-Vauban, sur les bords du Rhin[368]. La Gazette de Strasbourg s'écriait: "Hier, à cinq heures, le tocsin national a commencé de sonner; tous les citoyens étaient sous les armes. Puisse-t-il sonner le glas funèbre de tous nos ennemis, ouverts ou cachés!"[369]. Le lendemain, les canons de la ville et ceux de la citadelle commençaient le bombardement de Kehl, et peu de jours après, le décret du 17 septembre sur les suspects remplissait d'un nombre croissant de prisonniers le vaste Séminaire épiscopal, construit en 1769, à l'aide des contributions de l'Alsace catholique tout entière, par le cardinal-évêque de Rohan, deuxième de ce nom[370].
[Note 368: Corps municipal, procès-verbaux du 11 septembre 1793.]
[Note 369: Strassb. Zeitung, 19 septembre 1793.]
[Note 370: Gloeckler, Geschichte des Bisthums Strassburg, II, p. 21.]
Enfin, cédant à leurs propres craintes, à la pression du dehors, aux clameurs des Jacobins avides de places ou voyant partout des traîtres, les représentants séjournant à Strasbourg, Milhaud et Guyardin, procédaient, le 6 octobre 1793, à une épuration générale de toutes les autorités constituées. Directoire et Conseil général du département, Directoire et Conseil général du district, corps municipal et notables de la Commune de Strasbourg sont également expurgés. Dix-huit citoyens sont exclus et déclarés suspects, les uns comme feuillants et agioteurs, les autres comme ci-devant ou protecteurs d'aristocrates, d'autres encore comme ayant appartenu à la faction de Dietrich, ou comme fanatiques ayant recelé des prêtres réfractaires[371]. Des autorités municipales, sorties en majeure partie des "couches sociales nouvelles", ramoneurs, bateliers, marchands de vin, cafetiers, tonneliers et baigneurs, furent installés à l'Hôtel-de-Ville[372], un Comité de surveillance et de sûreté générale de huit membres, choisis parmi les plus purs des Jacobins, fut nommé et installé le 8 octobre, sous la présidence de Monet. Ceux-là même qui, comme Schneider, avaient naguère encore trouvé que "la conduite des représentants du peuple vis-à-vis des administrateurs du département frisait, sinon le despotisme, au moins la folie"[373], applaudirent à ce coup de force nouveau, car il leur donnait enfin le pouvoir, ce pouvoir entier, absolu, qu'ils rêvaient d'exercer depuis si longtemps déjà, pour écraser les ennemis de la République et leurs propres adversaires.
[Note 371: Liste des personnes destituées par arrêté du 6 octobre 1793. Un placard grand in-folio, dans les deux langues, sans lieu d'impression.]
[Note 372: Conseil général de la Commune de Strasbourg, publié par ordre de la municipalité, 8 octobre 1793.]
[Note 373: Argos, 1er octobre 1793.]
Non pas qu'il n'y ait eu, même alors, parmi les hommes portés subitement au pinacle, des caractères honnêtes et des patriotes dévoués. Mais, instruments inconscients ou dociles entre les mains des meneurs, ils vont laisser s'accomplir les saturnales de la Révolution, quand ils ne s'y associeront pas eux-mêmes. Remplis d'une haine profonde pour l'Eglise catholique, bien que la moitié, pour le moins, soient catholiques de nom, les dépositaires nouveaux de l'autorité municipale vont inaugurer leur carrière en chassant les derniers catholiques de leurs temples, en attendant que la Convention nationale leur dénie jusqu'au droit même à l'existence.
XIX.
C'est dans les premiers jours d'octobre seulement que commence à Strasbourg la véritable Terreur, jusque-là passablement bénigne, malgré l'exemple encourageant donné par la capitale. Nous n'avons pas à la raconter ici dans sou ensemble; il nous suffira de voir comment ses représentants autorisés parmi nous inaugurent dans nos murs le culte de la Raison, tout en exerçant leur zèle aveugle d'iconoclastes contre les plus beaux monuments du passé.
La Convention nationale n'a pas tout d'abord donné dans les déplorables excès auxquels l'entraînera plus tard le fanatisme politique; même après la chute de la Gironde, le décret du 6 juin 1793 venait punir de deux ans de fers la dégradation des monuments nationaux quelconques, parmi lesquels on comptait aussi les églises[374]. A Strasbourg l'administration de l'OEuvre Notre-Dame continuait à fonctionner comme par le passé, et bien que le receveur de cette oeuvre, M. Daudet de Jossan, fût connu comme fort peu sympathique au régime républicain, nous ne voyons pas, dans les délibérations du Corps municipal, qu'on ait songé, soit à négliger les soins dus à l'entretien de la Cathédrale[375], soit à l'inquiéter dans sa propre gestion. Encore au mois d'août l'administration discute longuement et paternellement une pétition des six gardiens de la tour, réclamant une augmentation de traitement, vu la cherté des vivres et la perte de tout casuel, causée par l'absence complète d'étrangers[376]. On expose à cette occasion, au sein du conseil, que "à la vérité le service des gardiens est augmenté par la sonnerie de la cloche du Conseil général et des assemblées primaires, et par la vigilance à laquelle ils sont astreints pour obvier aux dégâts de la jeunesse irréfléchie qui afflue depuis quelques années sur la tour; que leur casuel est réduit à rien, parce qu'on y monte gratuitement; mais qu'ils suppléent à cela par un débit de vin, de bière et autres rafraîchissements; que d'ailleurs ils peuvent aussi bien travailler sur la tour que chez eux, parce qu'on choisit toujours des bonnetiers pour cette place." On finit cependant par leur rendre les émoluments de 1781, mi-argent, mi-denrées, ce qui, vu la situation du marché, constituait une amélioration positive de leur situation[377].
[Note 374: Ce décret fut promulgué par l'administration du Bas-Rhin le 15 juillet 1793.]
[Note 375: Nous le voyons par le règlement des comptes du citoyen Streissguth, chaudronnier, et du citoyen Mathieu Edel, fondeur, approuvé par la municipalité, bien qu'ils montassent à plus de 7000 livres, somme considérable pour des finances embarrassées comme celles de Strasbourg. (Corps municipal, procès-verbaux mscr., 18 juillet 1793.)]
[Note 376: Nous apprenons par cette pétition que le traitement des gardiens avait consisté, jusqu'en 1781, en 144 livres en numéraire, huit sacs de grains, quatre cordes de bois et six cents fagots. A cette date le service, qui était de vingt-quatre heures, fut diminué de moitié, et le traitement porté à 400 livres, en retranchant toute autre compétence. Depuis 1781, le traitement n'avait été augmenté que de 24 livres.]
[Note 377: Corps municipal, procès-verbaux, 5 août 1793.]
Les premières atteintes portées à la propriété de l'OEuvre Notre-Dame et le premier dépouillement de la Cathédrale se justifient aisément par les nécessités pressantes de la défense nationale, et ne sauraient provoquer d'objections sérieuses. Le 11 septembre 1793, le Corps municipal était saisi d'une réquisition des citoyens Barbier et Tirel, délégués par le Comité du Salut public pour l'exécution des décrets du 23 juillet et du 3 août, relatifs à la fonte des cloches, ordonnée par toute la république. Les deux commissaires demandaient les ouvriers nécessaires pour faire démonter et transporter à l'Arsenal les vingt-sept cloches disponibles dans les différentes églises de la ville, chaque édifice religieux ne devant conserver qu'une cloche unique. Après que l'administrateur chargé des travaux publics a fait des réserves au sujet des cinq cloches de la flèche de la Cathédrale, nécessaires aux divers services municipaux, le Conseil arrête que les vingt-sept cloches seront démontées sans retard et livrées contre reçu au citoyen Lépine, directeur de l'artillerie à l'Arsenal. Les préposés de chaque paroisse seront invités à désigner eux-mêmes la cloche qu'ils désirent garder pour les sonneries religieuses. Les cloches de la Cathédrale seront démontées par les ouvriers de l'OEuvre Notre-Dame, sauf recours au Trésor national, et le corps municipal se réserve formellement le droit de demander, à qui de droit, le payement des cloches de la Cathédrale et de celles des paroisses protestantes qui ne sont pas propriété de la nation[378].
[Note 378: Corps municipal, procès-verbaux, 11 septembre 1793.]
Mais quelques jours plus tard, les prescriptions vexatoires commencent, sans qu'on soit encore en droit cependant d'accuser les administrateurs de la cité d'un vandalisme volontaire. Le 19 septembre 1793, le Directoire du Bas-Rhin promulguait le décret de la Convention nationale, du 2 de ce mois, ordonnant aux corps administratifs de détruire partout les portraits et effigies des rois. De ce moment la Cathédrale était directement menacée, puisque sa façade portait les statues équestres de plusieurs monarques; il ne semble pas pourtant que la municipalité d'alors ait songé à s'en prévaloir pour faire du zèle. Puis on vint déranger les morts dans leurs tombeaux. Les quantités de plomb ou d'étain que pouvaient fournir les cercueils déposés dans les caveaux de nos églises étaient certainement minimes, car ce luxe était peu usité à Strasbourg, et d'ailleurs, depuis 1529, les inhumations dans l'enceinte de la ville n'étaient plus autorisées que fort rarement et pour de très hauts personnages. Néanmoins le Directoire du département adressait, le 28 septembre, à la municipalité un ordre relatif aux cercueils de cette catégorie, l'invitant "à mettre sur-le-champ ces monuments de l'orgueil à la disposition du général Lépine, afin d'être convertis en canons et balles." Le Corps municipal, allant aux informations, apprend que tous les cercueils de Saint-Thomas sont déjà livrés, sauf celui du maréchal de Saxe, et délègue l'un de ses membres pour faire les perquisitions nécessaires dans les autres églises[379].
[Note 379: Corps municipal, procès-verbaux, 30 septembre 1793.]
C'est seulement dans la séance du 10 octobre, alors que la municipalité a été déjà régénérée, que ce délégué, le citoyen Edelmann, présente à ses collègues le procès-verbal sur l'enlèvement desdits cercueils et les reçus du citoyen Jacquinot, garde d'artillerie. Dans l'un de ces cercueils (il n'est pas dit dans quelle église on l'a trouvé) des bracelets en or ont été découverts. Le Corps municipal décide qu'ils seront estimés par un orfèvre et que le produit de la vente sera versé en monnaie de cuivre dans le tronc des pauvres[380].
[Note 380: Ibid., 10 octobre 1793.]
Toutes ces mesures devaient laisser, et laissaient en effet le gros du public assez indifférent. Il n'en fut pas de même pour un nouvel arrêté du Directoire du Bas-Rhin, portant la date du 14 octobre, et rendant exécutoire pour le département le décret du 5 octobre précédent sur l'ère républicaine. Cette injonction ne se rapportait plus à quelques privilégiés, morts ou vivants, de l'ancien régime; elle atteignait tout le monde, l'humble artisan, le négociant, comme l'homme d'affaires et l'agriculteur indifférent à la politique. Si les âmes pieuses étaient indignées de cette rupture officielle de l'Etat avec le christianisme, les esprits pratiques étaient agacés par les néologismes bizarres qui venaient compliquer inutilement leurs affaires au dedans et surtout au dehors. Aussi bien l'on peut affirmer que l'introduction d'un nouveau calendrier ne fut possible en France que parce qu'elle était alors en guerre, partant sans relations de commerce, avec l'Europe presque tout entière. Même ainsi, la résistance latente du public et jusqu'à celle des autorités locales demeuré sensible. C'est ainsi qu'à Strasbourg l'ère chrétienne reste en usage sur les documents officiels eux-mêmes, jusqu'au 1er novembre, concurremment avec l'ère nouvelle, et, près d'un mois plus tard, le Corps municipal est obligé de réitérer aux imprimeurs l'ordre pressant de supprimer les indications de l'ancien calendrier en tête des journaux, sur les annonces des ventes, affiches de spectacles, etc.[381].
[Note 381: Corps municipal, procès-verbaux, 11 novembre 1793.]
L'introduction de la chronologie républicaine coïncide pour notre ville avec les semaines les plus agitées de la période révolutionnaire. On sait que, le 13 octobre 1793, Wurmser, Brunswick et Condé, forçant les lignes de Wissembourg, pénétrèrent en Alsace, et s'avancèrent, les jours suivants, jusqu'aux bords de la Moder. Le 16, les émigrés entrent triomphalement dans Haguenau, où l'élément contre-révolutionnaire domine, où des villages catholiques tout entiers viennent à leur rencontre, drapeau blanc en tête, et de nombreux jeunes gens s'engagent dans les régiments de Condé. De toutes parts on y voit accourir moines et curés, désireux de rentrer dans leurs couvents et leurs presbytères sous la protection des bayonnettes ennemies. Le 17, les corps français, rejetés encore plus en arrière, se retranchent à Schiltigheim et Hoenheim, presque sous le canon de Strasbourg; Wurmser établit son quartier-général à Brumath, et ses avants-postes, dirigés par le prince de Waldeck, occupent la Wanzenau et poussent jusqu'à la Cour d'Angleterre. En même temps la garde nationale de Strasbourg est requise d'urgence pour occuper les batteries du Rhin et pour répondre à la cannonade furieuse qui part des retranchements autrichiens près de Kehl (12-15 octobre[382]). On se figure aisément quelle devait être la surexcitation des esprits dans nos murs; et nous n'avons qu'à nous reporter à nos propres souvenirs, à ce lendemain de la défaite de Froeschwiller, au spectacle inoubliable qui se déroula devant nos yeux dans la matinée du 7 août 1870, pour nous faire une idée exacte du désarroi de Strasbourg en ces journées terribles.
[Note 382: Ajoutons à tout cela que l'élite de la jeunesse strasbourgeoise était cernée dans le Fort-Vauban (Fort-Louis), et qu'elle allait être obligée de capituler quelques semaines plus tard. Voy. pour tous ces détails le récit détaillé de Strobel et Engelhardt, ou celui de M. Seinguerlet.]
A cette crise dangereuse devait correspondre et correspond en effet une recrudescence de mesures révolutionnaires. Huit représentants en mission, réunis momentanément à Strasbourg, y créent, le 15 octobre, le fameux tribunal révolutionnaire, que présidera l'ex-chanoine Tanin, et près duquel Euloge Schneider fonctionnera comme commissaire civil[383]. Quelques jours plus tard, nous voyons introduire les cartes de civisme, obligatoires pour tous les citoyens; on décrète l'arrestation de tous les suspects et les visites domiciliaires nocturnes. Puis, le 1er novembre, Saint-Just et Lebas frappent un impôt forcé de neuf millions de livres sur les riches; ils réquisitionnent deux mille lits, dix mille paires de souliers, dix mille manteaux, qui vont pourrir, en majeure partie, dans les magasins de l'Etat, quand ils ne sont pas scandaleusement dilapidés par des fonctionnaires infidèles. Dans leur frénésie dictatoriale, les proconsuls de la Convention, multipliant les mesures de rigueur, vont jusqu'à menacer les citoyens qui leur adresseraient des suppliques de plus de dix lignes, de les traiter "comme suspects de vouloir interrompre le cours de la Révolution"[384]. La terreur des uns, la bonne volonté patriotique des autres mettaient ainsi des ressources précieuses au service de la république en danger; mais la plupart de ces exorbitants arrêtés et de ces proclamations emphatiques étaient parfaitement inutiles pour atteindre ce résultat, en même temps qu'injurieux au dernier point pour le civisme des habitants de Strasbourg; ils ne les ont jamais pardonné à leurs auteurs et ils avaient raison. Quand on étudie de plus près et de sang-froid toutes ces agitations théâtrales, on s'affermit toujours davantage dans la conviction que ce n'est pas à elles que la France dut alors son salut; l'on éprouve le besoin de protester, au nom de la vérité historique, contre la légende toujours encore répétée, qui, de ces épileptiques révolutionnaires, a fait des héros antiques ou de grands hommes d'Etat.
[Note 383: Livre Bleu, I: Copie exacte du soi-disant protocole, etc.]
[Note 384: Livre Bleu, I, nº XXXV.]
Parmi les mesures, décrétées alors par les commissaires de la Convention, ou prises sous leur impulsion directe, nous n'avons à mentionner que celles qui se rapportent aux questions ecclésiastiques. Dans la matinée du 15 octobre, le nouveau maire, le Savoyard Monet, faisait fermer le Temple-Neuf, pour le transformer en magasin de fourrages[385]; puis, quelques jours après, l'église de Saint-Guillaume et celle de Saint-Pierre-le-Jeune étaient saisies à leur tour, sous des prétextes analogues. Une interdiction formelle du culte n'avait pas encore eu lieu, mais elle ne devait pas se faire attendre. Ne se sentant pas absolument sûr de pouvoir manier à son gré la majorité des Jacobins de Strasbourg, puisqu'il ne comprenait ni ne pouvait parler leur langue, Monet avait conçu le projet, fort goûté des représentants en séjour, d'amener à Strasbourg un corps de missionnaires de la Révolution, qui chaufferaient l'esprit public et lui serviraient, personnellement, de gardes-du-corps dévoués. Il recruta, sans grandes difficultés, dans les clubs patriotiques de la Moselle, de la Meurthe, des Vosges, du Doubs, de la Haute-Saône et autres départements limitrophes, une soixantaine d'individus, attirés par l'appât d'une haute-paye, d'un bon logis et d'un couvert assuré, comme aussi par l'honneur d'un rôle politique à remplir. Téterel (le ci-devant M. de Lettre), de Lyon; Moreau dit Marat, Richard, l'ex-prêtre Delattre, de Metz, et l'ex-prêtre Dubois, de Beaune, étaient les plus marquants d'entre les personnages de la Propagande. "Affublés d'un costume particulier, disait d'eux quelques mois plus tard un homme qui les connaissait bien, l'un des plus ardents jacobins de Strasbourg, le "sans-culotte" Massé, en grande robe, longs sabres attachés par-dessus, en moustaches et en bonnets rouges, ils se promenaient dans les rues, passaient les troupes en revue, les haranguaient et se proclamaient partout les patriotes par excellence, la crème des révolutionnaires et les sauveurs du département du Bas-Rhin"[386]. On les logea au ci-devant Collège national, le général Dièche leur fournit une garde de douze hommes, des ordonnances à cheval pour leurs dépêches, et la municipalité se fit un devoir de satisfaire aux réquisitions multiples adressées par ces apôtres gourmands à l'Hôtel-de-Ville[387].
[Note 385: Friesé (V, p. 268) raconte cette fermeture comme témoin oculaire.]
[Note 386: Livre Bleu, I, p. 187, nº CII: Histoire de la Propagande et des miracles qu'elle a faits.]
[Note 387: Le texte même d'un certain nombre de ces réquisitions est reproduit au Livre Bleu, T. I, n° XLII.]
Cette troupe de zélotes devait poursuivre à Strasbourg une double mission. D'abord ils voulaient nationaliser ou, comme on disait alors, franciliser l'Alsace, encore beaucoup trop allemande au gré de certains conventionnels[388]. Mais, en second lieu, ils venaient travailler à "déraciner le fanatisme", à faire disparaître les derniers restes de l'exercice public d'un culte antérieur, pour les remplacer tous par celui de la Nature et de la Raison. Ils firent, dès leur arrivée, les motions les plus singulières et les plus violentes au Club des Jacobins. Les uns d'entre les propagandistes voulaient opérer l'union rapide des races et des religions en forçant juifs et chrétiennes à s'épouser; les autres demandaient que tout ecclésiastique qui ne se déprêtriserait pas dans les vingt-quatre heures fût mis au cachot; d'autres encore se répandaient en violentes invectives contre le fondateur du christianisme. Les Jacobins strasbourgeois d'origine protestante, politiques exaltés, mais n'ayant pas absolument désavoué tout sentiment religieux, étaient choqués de ces déclamations à la fois grossières et frivoles. Le brave cordonnier Jung, quoique nouvellement appelé au Conseil municipal par les commissaires de la Convention eux-mêmes, ne put s'empêcher de prendre contre eux, en plein club, la défense de l'honnête sans-culotte Jésus-Christ[389].
[Note 388: Dissertation sur la francilisation de la ci-devant Alsace, par Rousseville. (Strasbourg) Levrault, 1er ventôse an II, 16 p. 8°. C'est une des plus curieuses et des plus caractéristiques productions de ce temps.]
[Note 389: Butenschoen, le collaborateur de Schneider, l'applaudissait dans l'Argos du 22 brumaire (12 nov. 1793) et déclarait que "le Christ était aussi honnête et loyal que le citoyen Jung."]
Sans doute qu'au fond du coeur, Euloge Schneider lui-même était exaspéré d'avoir à renier des croyances si hautement affirmées par lui, naguère encore, pour rester au niveau de son ancienne popularité. Mais il lui était difficile de ne pas s'exécuter, car ces démagogues nouveaux-venus le dépassaient déjà, malgré les éloges qu'il prodiguait aux immolations les plus inutiles[390]. Aussi ce serait trop dire que d'affirmer que l'ex-vicaire épiscopal essaya de lutter contre le courant anti-religieux qui dominait alors à Strasbourg; il était trop pusillanime et trop ambitieux pour remonter un courant quelconque. Pendant quelques semaines, il se borne pourtant à traiter les questions politiques, tâtant, pour ainsi dire, le pouls à l'opinion publique et ne voulant pas se compromettre ou se déshonorer par une abjuration sans retour. Il masque, il est vrai, ses hésitations par des sorties violentes. "On ne peut pas dompter les tigres, écrivait-il dans l'Argos. Et nos tigres qui sont-ils? Ah, ce sont les prêtres, les ci-devant, les égoïstes! Mais votre heure dernière est arrivée, prêtres fanatiques! Le Dieu, que depuis si longtemps vous provoquiez, a remis sa foudre vengeresse entre les mains du peuple, et celui-ci vous traitera avec justice, mais sans pitié"[391]. Il hésite toujours; racontant, par exemple, dans son journal comment le conventionnel Fouché, l'ex-oratorien trop connu, en mission dans la Nièvre, vient d'y défendre tout culte public, et de faire détruire images saintes, crucifix et confessionnaux, il se demande bien: "Strasbourg imitera-til cet exemple?" mais il ne s'explique nullement à ce sujet[392].
[Note 390: Le 22 octobre 1793, il s'écriait en parlant de Marie-Antoinette, dans l'Argos, avec une joie sinistre: "Elle doit être arrivée actuellement aux Enfers!"]
[Note 391: Argos, 10 du 2e mois (31 octobre) 1793.]
[Note 392: Argos, 26 octobre 1793.]
Plus curieuse encore par ses réticences est, à cet égard, la correspondance qu'il imagine entre la Cathédrale de Strasbourg et celle de Fribourg. "Pourquoi fais-tu tant de vacarme? demande la tour brisgovienne, en entendant résonner le tocsin strasbourgeois qui déclare la patrie en danger. Le Roi Très Chrétien est-il venu chez vous? Ou bien est-ce notre Saint-Père le Pape? Vos juifs et vos protestants se sont-ils convertis? Toutes les jeunes filles de Strasbourg sont-elles devenues religieuses ou bien encore les femmes ne prennent-elles plus leur café l'après-midi?" Voici ce que répond à ces questions saugrenues la vieille basilique alsacienne:
"Citoyenne Cathédrale[393],
"J'ai carillonné parce que je suis républicaine et tu ne m'as pas comprise parce que tu es esclave. Voici ma réponse à tes sottes questions: Le roi très-chrétien n'a plus de tête, le saint-père plus de mains; non seulement les juifs et les protestants, mais la nation tout entière s'est convertie aux Droits de l'Homme. Nos filles, grâce à Dieu, n'ont aucun penchant pour la vie monastique… Mais j'ai carillonné aussi pour l'enterrement de tous les despotes; j'ai annoncé notre Révolution à l'Allemagne et quand je prendrai de nouveau la parole, toute la terre tremblera. Par les cendres du grand Erwin, qui nous créa toutes deux, je te somme d'éveiller les peuples de la Germanie, de les appeler à revendiquer leurs droits éternels. L'heure est venue; pourquoi tardent-ils encore?"
[Note 393: Dans l'original allemand, la lettre est adressée au Bürger
Münsterthurm. (Argos, 12 du 2e mois [2 novembre] 1793.)]
Il n'y a pas, dans tout cet article, qui s'y prêtait pourtant, une allusion à la situation religieuse. Encore le 9 novembre, dans un autre travail, intitulé: "Est-il possible aux prêtres de devenir raisonnables?" Schneider, tout en usant d'un langage brutal dans son dialogue, probablement fictif, avec l'abbé Kaemmerer, son ancien collègue, essaie plutôt d'engager les exaltés à conserver les prêtres vraiment éclairés et vraiment patriotes[394]. Son travail est presque une apologie, quand on le compare au langage qui se tenait à ce même moment au Club des Jacobins, tel que le rapporte leur procès-verbal: "Un membre monte à la tribune et annonce que la dernière heure des prêtres constitutionnels est venue. La Société, impatiente depuis longtemps de voir le sol de la liberté purgé de cette vermine, s'associe aux vues de l'orateur et approuve les moyens proposés par lui"[395]. Ces moyens proposés pour la destruction de la "vermine", nous allons les voir à l'oeuvre; ils peuvent d'ailleurs se résumer en un seul: l'abus de la force brutale.
[Note 394: Argos du 19 brumaire (9 novembre 1793). Schneider rencontre Kaemmerer venant du corps-de-garde en uniforme, et le supérieur du Séminaire dit en riant à son collègue: "J'ai le bon Dieu dans ma giberne", puisqu'il veut aller porter le viatique à un mourant. A la fin de la conversation, Schneider dit à Kaemmerer: "Je te pardonne d'être prêtre; si nous devons on avoir, je souhaite qu'ils te ressemblent tous!"]
[Note 395: Heitz, Sociétés politiques, p. 291.]
Les représentants du peuple près l'armée du Rhin ouvrirent l'attaque par un arrêté du 17 brumaire (7 novembre), qui ordonnait la destruction de tous les symboles religieux. Deux jours plus tard, la Commission provisoire du département du Bas-Rhin interdisait tout acte d'un culte quelconque "pendant la guerre"[396]. Les autorités se sentaient encouragées à des actes de ce genre par les démarches d'une partie du clergé lui-même. Voici, par exemple, ce que l'abbé Jean Scherer, vicaire constitutionnel de Bischheim-au-Saum, écrivait à l'évêque Brendel, à la date du 7 novembre: "Citoyen, trop longtemps j'ai appartenu, contre mon gré, à la horde noire des prêtres; il est temps que je m'en arrache pour devenir tout à fait homme. Je vous invite donc à me rayer de la liste de vos aveugles idolâtres. Votre concitoyen Jean Scherer"[397]. Nous allons en entendre encore bien d'autres, parlant le même langage, et si l'on ne savait pas toute l'influence du milieu sur les esprits vulgaires et les volontés faibles, on serait saisi d'un violent mépris pour la majorité de ce clergé constitutionnel, si prêt à se stigmatiser lui-même comme un troupeau des pires hypocrites. Mais il est permis de croire que beaucoup de ses membres n'ont été que lâches et que, s'ils renièrent si bruyamment leurs convictions antérieures, c'était pour écarter plus sûrement de leur côté les dangers nullement imaginaires qui menaçaient alors tout ce qui, de près ou de loin, avait vécu de l'autel.
[Note 396: On peut voir dans ces derniers mots comme un sentiment de pudeur, empêchant de nier d'une façon définitive une des libertés élémentaires garanties par la Constitution républicaine.]
[Note 397: Argos, 29 brumaire (19 nov. 1783). On y cite aussi quelques passages, vraiment topiques, de son dernier sermon.]
L'un des administrateurs du district de Strasbourg, nommé Daum, publiait également, en ces jours agités, une Instruction aux gens de la campagne sur l'arrêté du 17 brumaire, qui montre bien l'esprit dominant dans le parti victorieux. Après s'être félicité d'abord de la disparition de "Louis le Rogné" (der Abgekiirzte), Daum continuait en ces termes: "Maintenant c'est le tour des calotins et de toutes les belles choses qui viennent de ces tristes sires. Tous les hommes raisonnables se refusent à tolérer plus longtemps des prêtres et veulent détruire les derniers restes d'un fanatisme scandaleux. Toutes les personnes intelligentes rient au nez d'un calotin et lui déclarent catégoriquement que son métier consistait surtout à tricher les gens et à changer ses ouailles en bêtes brutes…. Il faut bien que vous compreniez tout cela, puisque les citoyens instruits vous répéteront tous cette même vérité, puisqu'ils vous la crieront aux oreilles, et qu'au besoin l'on raccourcira les têtes trop têtues pour vouloir la saisir. Il n'y a qu'une seule religion, qui est de ressembler à Dieu, en faisant le bien, d'aimer ses frères, de ne point tromper ni mentir, de défendre la liberté et l'égalité; il n'est pas d'autres autels que celui de la patrie. Toutes les simagrées (Firlefanz) ecclésiastiques doivent cesser, les prêtres doivent devenir de bons pères de famille, des hommes. J'inviterai prochainement tous les prêtres du district à se marier[398]. S'il surgissait des obstacles de ta part (Daum parle au peuple des campagnes), ou de celle des calotins, la guillotine, le tribunal révolutionnaire et l'armée révolutionnaire te mettraient bien vite au pas!"[399].
[Note 398: Un décret de la Convention du 25 brumaire allait déclarer que les prêtres mariés n'étaient exposés ni à la réclusion ni à la déportation. Ce décret, promulgué à Strasbourg, le 14 frimaire, détermina plus d'une vocation matrimoniale.]
[Note 399: Unterricht über den Schluss der Repräsentanten… für die Leute auf dem Lande, 20 brumaire. Placard in-folio sans nom d'imprimeur.]
Au moins les paysans de nos campagnes ne pouvaient se plaindre désormais qu'on leur parlât un langage inintelligible. Ces paroles étaient suffisamment claires; mais qu'elles devaient navrer les esprits modérés et confiants qui avaient travaillé naguère à gagner les populations rurales réfractaires aux idées nouvelles et qui voyaient maintenant se réaliser à la lettre toutes les prédictions pessimistes des défenseurs de l'ancien régime! S'il est un motif qui doive rendre odieux aux partisans de la liberté véritable, tous ces extravagants révolutionnaires, c'est l'acharnement aveugle avec lequel ils se sont appliqués à réaliser les pires prophéties des champions de la contre-révolution, et par conséquent à justifier toutes ses paroles haineuses et à réhabiliter, pour ainsi dire, ses actes les plus provocateurs.
Le 25 brumaire (15 novembre) le corps municipal reproduisait la défense du département relative à l'exercice d'un culte quelconque; il interdisait notamment les sonneries des trompettes sur la plate-forme de la Cathédrale et l'emploi des cloches restées dans les églises[400]. Bientôt aussi les presbytères des communes qui ont renoncé au culte public, sont "consacrés au culte de l'humanité souffrante"[401]. Le 21 brumaire, un article de l'Argos, intitulé Les Prêtres salariés, marquait le passage définitif de Schneider dans le camp des novateurs. "Le culte et la morale, disait cet article, n'ont absolument rien de commun. Ces messieurs noirs devraient avouer eux-mêmes que la pure morale est tout et que le reste n'est que tromperies et simagrées ridicules…. Gardons donc la morale et que le reste s'en aille à tous les diables! Venez, prêtres, dépouillez le vieil Adam et devenez hommes! La nature vous récompensera de vos sacrifices, sinon, restez des bêtes brutes et dévorez la paille et le foin théologiques jusqu'à ce que les nécessités de l'existence aient eu raison de votre obstination!"[402].
[Note 400: Corps municipal, procès-verbaux, 25 brumaire an II.] [Note 401: Décret de la Convention promulgué à Strasbourg, le 11 frimaire an II.]
[Note 402: Argos, 26 brumaire an II. Il est vrai qu'on ne sait pas si l'article est de Schneider ou de Butenschoen, mais la suite de notre récit montrera que Schneider avait pris son parti.]
Tout ce que nous venons de voir et d'entendre jusqu'ici sont les déclarations d'une guerre à mort aux différentes formes du christianisme, plutôt que des tentatives d'organisation d'une religion nouvelle. Ces tentatives se produisent pour la première fois dans une séance de la municipalité du 27 brumaire (17 novembre). Le maire Monet y propose à ses collègues d'annoncer solennellement aux citoyens qu'à l'avenir le decadi sera le seul jour de repos, et de destiner un bâtiment public à la célébration du culte national. Le decadi prochain, 30 de ce mois, lui semble tout désigné pour cette cérémonie, et il demande au Conseil de choisir dans son sein une commission pour fixer les détails de la cérémonie. Le corps municipal, "applaudissant à la proposition du maire, arrête que l'édifice de l'église cathédrale sera destiné à servir à la célébration du culte national, et que cette fête sera notifiée aux citoyens par un avis imprimé dans les deux langues. Les commissaires désignés pour ordonner la fête sont les citoyens Martin et Bierlyn"[403].
[Note 403: Corps municipal, procès-verbaux, 27 du 2e mois, an II.]
Le procès-verbal de cette séance, qui marque une date mémorable dans les annales religieuses de Strasbourg, porte les signatures autographes des citoyens Butenschoen, Gerold, Grimmer, Martin, Mertz, Schatz et du greffier Rumpler[404]. Monet, quoique présent à la séance, ne l'a point signé.
[Note 404: Il ne faut pas confondre le greffier Henri-Ignace Rumpler avec son fougueux homonyme, l'abbé Rumpler, dont nous avons déjà souvent parlé.]
Les meneurs du club des Jacobins avaient pris leurs mesures pour mettre immédiatement à profit ce vote, facile d'ailleurs à prévoir. Il s'agissait en effet de ne pas manquer l'effet de la fête du 30 brumaire, et, pour cela, de gagner d'avance les uns et d'effrayer les autres par un déploiement considérable des forces révolutionnaires. Les députés plus ou moins réguliers d'une série de sociétés populaires, celles de Beaune, Chalon-sur-Saône, Lunéville, Phalsbourg, Pont-à-Mousson, Nancy, Sarrebourg, etc., séjournaient alors à Strasbourg. Ils avaient demandé déjà la convocation d'une assemblée générale des autorités constituées et de la Société des Jacobins, dans le plus vaste local de la cité, pour y procéder à une de ces scènes de fraternisation théâtrales que la Fédération de 1790 avait mises autrefois à la mode, mais qui contrastaient maintenant d'une façon si lugubre avec la haine profonde des partis, acharnés à s'entre-détruire. Le moment sembla propice aux meneurs pour s'emparer de la Cathédrale. Le mot d'ordre circule dans les sections, et, à trois heures de l'après-midi, quelques heures seulement après le vote du corps municipal, le tocsin convoque les citoyens de Strasbourg en assemblée générale. La nef de la Cathédrale se remplit d'une foule d'adeptes et de simples curieux, et à quatre heures les autorités, la Propagande, le Club, ouvrent la séance "au milieu de la masse du peuple, qui se presse dans l'enceinte de cet édifice"[405].
[Note 405: Tous les détails qui suivent sont tirés du "Procès-verbal de l'Assemblée générale… réunie au Temple de la Raison, le 27 jour (sic) de l'an II." Strasbourg, Dannbach, 8 p. 8º.]
Monet commence par remercier les frères des départements voisins "d'être venus partager les dangers de cette frontière et nous développer les principes de la Révolution pour porter les départements du Rhin à la hauteur des circonstances." Puis les orateurs du dehors et ceux de la Société populaire alternent "pour présenter au peuple des considérations patriotiques sur les égarements du despotisme et de l'ignorance, sur les attentats des meneurs perfides qui le conduisent à sa perte. Pour rendre ce peuple à la raison, à la philosophie, il faut déchirer le bandeau du fanatisme dont l'ignorance ceint doublement les esprits sur cette frontière. Le prêtre a toujours été d'accord avec le tyran pour enchaîner le genre humain, abusant du nom du ciel pour empêcher l'homme d'user des droits de la nature. L'ambition et l'intérêt ont créé tous les dogmes dont les prêtres ont fasciné l'imagination des hommes. Il n'en est aucun qui soit de bonne foi, à moins qu'il ne soit un imbécile; tous ne sont que d'habiles charlatans dont il est temps de détruire le prestige; celui du prêtre assermenté n'est pas plus respectable que celui du réfractaire. Le ministre d'aucun culte ne pourra prouver qu'il est vraiment l'ami de la Liberté et de l'Egalité qu'en apportant sur l'autel de la Raison et de la Philosophie les titres que la superstition avaient inventés et en faisant l'aveu que leurs dogmes sont autant d'impostures."
Ces vérités, "développées avec le caractère brûlant du patriotisme, ont été vivement applaudies", dit le procès-verbal officiel. Les orateurs français, affirme-t-il, ont été souvent interrompus par les acclamations du Peuple. Un officier municipal s'est fait entendre ensuite en allemand. Il a éveillé le même enthousiasme en affirmant que l'Etre suprême n'a d'autre temple digne de lui que l'Univers et le coeur de l'homme de bien. Si réellement les mêmes acclamations ont salué la profession de foi du Vicaire Savoyard et l'exposé des doctrines matérialistes d'un Helvétius et d'un d'Holbach, nous en devrons conclure que le bon "Peuple" de Strasbourg avait encore fort à faire pour débrouiller le chaos des systèmes philosophiques qui devaient assurer son bonheur.
Toutes ces belles harangues n'étaient cependant que le prélude de l'action véritable, la parade extérieure, s'il est permis de s'exprimer avec autant d'irrévérence sur le compte d'aussi marquants personnages. On visait, en effet, un but précis, et la foule une fois allumée, les meneurs du club allaient l'atteindre. L'un des membres de la Propagande se lève et demande "que le Peuple énonce son voeu sur les prêtres". Le procès-verbal raconte qu'il "a été consulté dans les deux langues et que des acclamations générales ont annoncé qu'il n'en voulait plus reconnaître". Le citoyen maire monte à la tribune pour recevoir ce serment au milieu des cris de joie, et il augmente encore l'enthousiasme en annonçant qu'au prochain jour décadaire on consacrerait le lieu de la séance à un Temple de la Raison. La partie est gagnée désormais, et le président peut même se hasarder jusqu'à demander "si quelqu'un avait à proposer des réclamations".—"Personne n'a voulu en faire", raconte naïvement le procès-verbal, et nous ne serons pas assez cruels pour nous étonner de sa candeur.
On comprend qu'après avoir fait de si bonne besogne, l'Assemblée se soit levée remplie d'allégresse et que son "cortège majestueux" se soit déroulé, au chant de l'Hymne à la Liberté, à travers les rues de Strasbourg, jusqu'au local de la Société populaire, où les discours reprennent et où "l'on a répété les maximes éternelles qui avaient électrisé le Peuple au Temple de la Raison". Les transports de la joie y ont été si violents—c'est toujours notre procès-verbal qui l'affirme—"qu'il n'a été possible de suivre aucune délibération, et que tous se sont retirés chez eux avec la joie qu'inspire un événement aussi important. Elle s'est terminée par une illumination générale et spontanée qui a terminé cette belle journée".
C'est ainsi que se passa "le grand jour de la préparation" et cette "fête comme jamais encore Strasbourg n'en avait célébré dans le domaine religieux"; pour la première fois "les voûtes de l'antique Cathédrale avaient retenti de paroles inspirées parla Raison pure", et les plus endurcis avaient versé des larmes quand au milieu des ténèbres, rendues plus opaques par un petit nombre de lumières, des milliers de voix avaient entonné le refrain: Amour sacré de la patrie![406]. Il y a quelque trace d'un véritable enthousiasme dans ce compte rendu de l'Argos, rédigé sans doute par Butenschoen, et l'historien scrupuleux ne se permettra pas de nier absolument la bonne foi d'un certain nombre de ceux qui versèrent ces larmes de joie en croyant assister à la "chute définitive du fanatisme". Pour les principaux meneurs du parti cependant, l'excuse d'une "foi athée" et d'un "apostolat de la Raison" paraît bien difficile à soutenir; ils ne voyaient dans ces scènes à effet qu'un moyen d'établir ou de consolider leur pouvoir, et leurs convictions philosophiques d'aujourd'hui ne furent ni plus fermes ni plus constantes que n'avaient été leurs convictions religieuses de la veille.
[Note 406: Argos, 29 brumaire (19 nov. 1793).]
C'est avec une confiance entière dans la réussite de son oeuvre, que la commission chargée d'organiser la fête du 18 brumaire pouvait désormais se livrer à son travail. Elle décida d'abord que les autorités constituées n'y assisteraient pas comme telles; sans doute qu'on craignait trouver dans leurs rangs trop de récalcitrants, même parmi les Jacobins convaincus[407]. Elle arrête de plus que les murs de la Cathédrale seraient ornés des tableaux allégoriques que "les sans-culottes de Zürich ont envoyé, il y a trois cents ans, aux sans-culottes de Strasbourg". Bizarre réminiscence du Hirsebrei historique, apparaissant au milieu de scènes si différentes![408].
[Note 407: En parcourant les signatures du procès-verbal que nous avons largement extrait tout à l'heure, on constate combien grand est le nombre des absents parmi les représentants du Département, du District et de la Municipalité.]
[Note 408: Corps municipal, procès-verbaux, 28 brumaire an II (18 nov. 1793).]
Le corps municipal, de son côté, employa les quelques jours qui le séparaient de la grande manifestation dont s'entretenait la ville entière, pour frapper un coup, destiné à impressionner vivement les masses populaires, tant de la ville que de la campagne. Le 28 brumaire, il prenait connaissance d'un réquisitoire du procureur-syndic provisoire du district, réclamant des punitions sévères contre les imprimeurs Lorenz et Schuler, dont le calendrier pour 1794 renfermait encore la phrase stéréotype: "Par ordre supérieur on célébrera dans toute l'Alsace les grandes fêtes suivantes"[409]. L'imprimeur J.-H. Heitz est également incriminé et mérite, lui aussi, une réprimande sévère, puisque dans son almanach il emploie encore les termes prohibés de Haute et de Basse-Alsace[410]. Le procureur de la commune, le citoyen Schatz, annonce qu'il a fait saisir déjà par la police toute l'édition de l'almanach de Schuler, soit environ douze mille exemplaires. Le Corps municipal, après avoir approuvé cette première saisie, arrête qu'on fera confisquer également les almanachs de Heitz, qui donnent l'ère ancienne et que, par affiches apposées dans les rues, on invitera les citoyens à rapporter à la Mairie les exemplaires de ces calendriers déjà achetés par eux, afin qu'ils y soient immédiatement détruits[411]. En effet, le citoyen Grimmer, administrateur de la police, faisait afficher, le jour même, un avis dans les deux langues, portant cet ordre à la connaissance des bons bourgeois et des bonnes femmes de Strasbourg, qui ne s'étaient pas encore aperçus sans doute du danger que leur Messager boiteux faisait courir à la chose publique[412].
[Note 409: Le calendrier publié par Lorenz et Schuler était l'ancien
Almanach de Welper.]
[Note 410: Le calendrier publié par Heitz était le Alter und neuer Schreibkalender, qui datait, lui aussi, du XVIIe siècle, et avait été imprimé jusqu'en 1740 par la veuve Pastorius.]
[Note 411: Corps municipal, 28e du 2e mois (19 nov. 1793).]
[Note 412: Placard petit in-fol. dans les deux langues, sans nom d'imprimeur.]
Enfin le grand jour arriva. "Le peuple de Strasbourg avait abjuré dans une assemblée publique toutes les superstitions; il avait déclaré solennellement et librement qu'il ne voulait plus reconnaître d'autre culte que celui de la Raison, d'autre religion que celle de la Nature. Il annonça à ses magistrats que son intention était de célébrer la divinité qu'il venait de substituer à ses idoles anciennes et ridicules"[413]. Dès le matin, les jacobins ardents affluaient au local de leurs séances, accompagnés de citoyennes, "amies de la République", vêtues de blanc et portant le bonnet de la liberté. "Cet habillement simple rendait chez elles les charmes de la nature bien plus puissants que les ornements empruntés d'un luxe corrupteur."
[Note 413: Cette citation et toutes les suivantes sont prises dans le procès-verbal officiel, intitulé: "Description de la fête de la Raison, célébrée pour la première fois à Strasbourg, le jour de la 3e décade de brumaire de l'an II de la République." Strasbourg, Dannbach, 16 p. 8º.]
Vers neuf heures du matin, le cortège se mit en marche. A sa tête on portait le buste de Marat, entouré de faisceaux et de piques, ornées de rubans tricolores. Les "citoyennes" ouvraient le défilé, suivies par les patriotes de tout rang et les délégués des Sociétés populaires du dehors. En passant devant la demeure des représentants en mission, le citoyen Baudot vint se mêler à la foule pour "participer à l'un des premiers hommages rendus, depuis l'existence du monde, à la Vérité". Après avoir encore pris à la Mairie les autorités constituées, tant civiles que militaires, la foule se porta, "au son d'une musique guerrière et en répétant mille fois les chants de la liberté", vers la Cathédrale, ou, pour parler d'une façon plus correcte, vers le Temple de la Raison.
"Ce temple, dit le récit officiel, avait été pendant quinze siècles le théâtre de l'imposture. A la voix de la Philosophie, il fut purifié en trois jours de tous les ornements ridicules qui servaient aux cérémonies du fanatisme. On ne voyait plus la moindre trace de superstition." Il n'en coûta pas trop cher à la caisse de "la fondation ci-devant Notre-Dame", car les frais de cette destruction systématique de tous les ornements d'église de la Cathédrale ne s'élevèrent qu'à la somme de 393 livres 10 centimes, certifiée exacte par les inspecteurs des bâtiments de la Commune[414]. Mais qui saura jamais exactement pour combien de milliers de livres furent alors brisés, démolis ou volés des objets d'arts et des antiquités précieuses!
[Note 414: Corps municipal, procès-verbaux, 21 frimaire (11 décembre 1793).]
Sur le grand portail de la façade, dont les statues n'avaient pas encore disparu, on avait dressé un écriteau portant ces mots: "La lumière après les ténèbres." Un gigantesque drapeau déroulait ses plis au-dessus de l'entrée[415]. Au fond du choeur s'élevait un échafaudage en planches, représentant, plus ou moins exactement, une montagne. Au sommet de celle-ci se trouvait la statue de la Nature et celle de la Liberté qui s'élançait vers elle. "A leur côté l'on voyait deux génies dont l'un foulait aux pieds des sceptres brisés et l'autre tenait un faisceau, lié par un ruban tricolore, symbole des quatre-vingt-cinq départements réunis, appuyé sur la tête du fanatisme, étendu à ses pieds."
[Note 415: Il devait être de bonne taille, puisqu'on paya 76 livres 15 sols au citoyen Jean Krafft, tapissier, et 12 livres au citoyen Jean-Jacques Krieg, menuisier, qui l'avaient fourni. Corps municipal, procès-verbaux, 21 frimaire (11 décembre 1793).]
"La montagne était escarpée de rochers; quelques-uns semblaient s'être détaché tout récemment de sa cîme et on voyait que quelque catastrophe terrible s'était nouvellement passée dans son sein. Des monstres à face humaine, des reptiles à demi ensevelis sous les éclats de rocher, semblaient se débattre sous ces ruines de la nature. Ces monstres portaient avec eux les attributs de ce qu'ils furent autrefois, des livres où on lisait des erreurs, des encensoirs, des poignards. Là on voyait des prêtres de toutes les sectes: des rabbins avec les feuilles lacérées du Talmud, des ministres catholiques et protestants qui semblaient se charger encore de leurs anathèmes réciproques. Parmi ces prêtres on en remarquait un surtout, couvert d'un costume religieux, cachant la perversité de son âme sous les dehors de la pénitence et cherchant à séduire l'innocence d'une jeune vierge qu'il voulait corrompre. Plus bas les mêmes hommes étaient encore désignés sous la figure d'un animal immonde, couché dans la fange et levant cependant une tête altière.
"Au bas de la montagne était un marais d'où semblaient s'élever des exhalaisons impures. On y remarquait deux autres monstres au visage abattu, à l'oeil étincelant, qui jetaient des regards terribles vers le sommet de la montagne, comme pour l'accuser de leur malheur. L'un d'eux portait dans ses mains une couronne teinte de sang, l'autre cachait un livre ouvert où on lisait, à travers ses doigts, des mensonges et des horreurs."
Nous avons reproduit dans son ensemble la description du procès-verbal officiel, n'ayant trouvé nulle part des renseignements plus clairs sur cette bizarre peinture, qui caractérise admirablement, par ses détails, la haine anti-religieuse et le mauvais goût des organisateurs de la fête. Evidemment il ne saurait être question ici d'une création plastique, qui aurait coûté un temps infini et des sommes considérables. Même si l'on admet qu'il s'agit uniquement d'une espèce de décor de théâtre, brossé rapidement par quelques-uns des artistes jacobins que possédait alors Strasbourg[416], il faudrait admettre qu'on y travailla longtemps avant la décision officielle de la municipalité, relative à la fête. Ce serait une preuve de plus que le coup fût monté de longue main.
[Note 416: On peut admettre aussi, si la tâche artistique paraissait trop compliquée pour nos futurs iconoclastes, une espèce de tableaux vivants, tous ces personnages allégoriques étant représentés par des figurants de bonne volonté.]
L'intérieur de la nef était orné de drapeaux tricolores. La chaire de Geiler avait été démolie—heureusement avec les précautions nécessaires—et remplacée par une large tribune où flottaient également des bannières nationales. L'une portait en lettres d'or cette sentence: "Le trône et l'autel avaient asservi les hommes", l'autre: "La raison et la force leur ont rendu leurs droits." Quand la foule se fut groupée sur de vastes gradins étagés le long des murs, un orchestre nombreux se fit entendre, puis le "Peuple" entonna l'Hymne à la Nature:
"Mère de l'Univers, éternelle Nature,
Le Peuple reconnaît ton pouvoir immortel:
Sur les pompeux débris de l'antique imposture
Ses mains relèvent ton autel,
Par ton culte fleurit la vertu, le génie,
Et l'homme n'est heureux que par tes douces lois;
Conduit par la douleur au terme de la vie.
Il renaît encore à ta voix.
Venez, juges des rois, l'Europe vous contemple;
Venez, sur les erreurs étendez vos succès:
La sainte Vérité vous conduit en ce temple
"Et s'y fixera pour jamais"[417].
[Note 417: Culte de la Raison. Hymne à la Nature. Strasb., Dannbach, 4 p. in-18.]
Quand les dix mille chanteurs—c'est le chiffre indiqué par notre procès-verbal—eurent terminé ce chant "d'un accord majestueux et sublime", le maire Monet gravit les degrés de la tribune pour leur exposer le véritable esprit du culte qu'ils devaient professer désormais, maintenant qu'ils étaient affranchis de l'esclavage, après avoir été si longtemps "enterrés vivants dans une tombe cadavéreuse", maintenant que "le souffle de la liberté purifie une enceinte, où, depuis des siècles, le prêtre façonnait l'homme au crime, à la stupidité, à l'ignorance."
Nous ne saurions reproduire ici ce long et sentimental discours, où se reflète tout l'incroyable désordre d'idées et la phraséologie ridicule qui marqua trop souvent la fin du dix-huitième siècle. Qui sait pourtant si ce tyran imberbe, qui le prenait si haut avec les meilleurs citoyens de Strasbourg, ne fit pas verser de douces larmes à ses auditrices, en suppliant la Nature "de rallumer dans nos coeurs la flamme expirante de la sensibilité", et en lui demandant que "les noms attendrissants de père, d'enfant, d'épouse n'abordent désormais qu'avec un doux frémissement sur nos lèvres"?
Après lui, le citoyen Adrien Boy, chirurgien en chef de l'armée du Rhin, prend la parole pour dire son fait au fanatisme: "L'union fraternelle du despotisme avec les prêtres est l'infâme lien qui nous a tenu pendant des siècles sous la verge de nos oppresseurs…. Mais le jour des restitutions est enfin arrivé; il faut que les fripons de tous les genres disparaissent; il faut que les prêtres rentrent dans le néant; car, en deux mots, à quoi serviraient-ils désormais?… Ce ne sont plus des prêtres, ce ne sont plus des dogmes religieux qu'il nous faut, ce ne sont plus des pratiques superstitieuses, ce sont des vertus sociales…. Que des hypocrites intolérants ne souillent plus de leur présence la terre des hommes libres. C'est en les chassant dans les régions étrangères, c'est en extirpant jusqu'au dernier rejeton de cette race infernale que nous pourrons parvenir à éclairer nos frères…. Il est temps de demander à la Convention nationale qu'elle consacre ce principe: "Il ne peut exister, dans un Etat libre, un culte salarié par l'Etat. Ceux qui veulent des prêtres peuvent les payer, ceux qui veulent des autels et des saints de bois, peuvent en faire fabriquer et les loger dans leurs maisons…."
Le citoyen Boy s'adresse ensuite aux prêtres républicains, les engageant à se hâter d'abjurer "un métier devenu en éxécration à tous les amis du bon sens et de la vérité"! les jeunes doivent prendre un fusil et courir à la frontière, les vieux doivent tâcher au moins de se rendre dignes par leur attitude de vivre parmi des républicains. "Quant à vous, qui, quoique prêtres constitutionnels, n'êtes ni plus tolérants ni plus vertueux que vos prédécesseurs, prenez garde: La guillotine est en permanence… Unissez-vous à nous, citoyens de Strasbourg, nous voulons vous rendre libres. Il faut le dire, vous vous êtes tenus couchés jusques à présent. Eh bien, levez-vous en révolutionnaires et marchez avec nous! Point de grâce aux fripons, aux aristocrates, aux intrigants et aux modérés! S'ils sont connus, la fille de Guillotin leur tend les bras; nous le demandons, nous le voulons[418]".
[Note 418: Discours prononcé dans le Temple de la Raison, le 30 brumaire, par le citoyen Boy. Strasb., Dannbach, 13 p. in-18.]
Devant des sommations aussi menaçantes et catégoriques, il fallait avoir un courage véritable pour ne pas y obéir. Aussi Schneider n'hésita-t-il pas à faire en ce jour le dernier sacrifice qui lui restait à faire, pour se rendre propices les démagogues révolutionnaires; mais il le fit sans doute avec une honte secrète, avec la crainte, trop justifiée, que ce reniement un peu tardif ne suffirait pas à le sauver. Lui-même n'a point jugé à propos de nous conserver le texte de son discours dans l'Argos, et Monet, son rival et son ennemi personnel, ne lui accorde que peu de lignes dans son procès-verbal officiel. "L'accusateur public, dit-il, après avoir fait sentir le ridicule de toutes les religions qui se disent révélées, adressa ces paroles à l'assemblée: Peuple, voici en trois mots toute ta religion: adore un Dieu, sois juste et chéris ta patrie! Il donna quelques développements de ces principes de la morale universelle, et finit par abdiquer l'état de prêtre qu'il embrassa par séduction et comme victime de l'erreur"[419].
[Note 419: On le voit, même à ce moment, Euloge Schneider se refusait à quitter le terrain d'un vague déisme; les metteurs en scène du culte de la Raison ne le lui pardonnèrent pas.]
De nouveaux chants se firent entendre, en l'honneur de la Raison, de la Morale sainte et de l'Etre suprême, puis commença le défilé des prêtres, curés et vicaires constitutionnels, moines défroqués, etc., "qui vinrent abjurer leurs erreurs et promettre de ne plus tromper le peuple, en lui annonçant des mensonges auxquels ils déclarèrent n'avoir jamais cru eux-mêmes."
Ceux qui ne pouvaient percer la foule, ou qui—nous permettrons-nous d'ajouter—ne se souciaient pas de pousser jusqu'au bout leurs tristes palinodies, remettaient aux représentants de l'autorité leurs déclarations signées et leurs lettres de prêtrise. Parmi ces derniers se serait trouvé l'évêque lui-même, si nous en croyons une allusion de l'Argos: "Brendel, l'évêque, remit également ses ridicules paperasses (papierene Narrenpossen) pour qu'on les brûlât, mais les folies accumulées sous son crâne ne seront peut-être calmées que par un changement d'air"[420].
[Note 420: Argos, 2 frimaire (22 nov. 1793).]
Le programme de la fête ne semblait pas épuisé cependant et la Propagande murmurait. "Aucun ministre du culte de Moïse ou de Luther n'a encore paru à la tribune, pour y renoncer à ses pratiques superstitieuses!" s'écrie l'un de ses membres. Le fait était exact; peu d'ecclésiastiques protestants se trouvaient ce jour-là dans l'enceinte de la Cathédrale[421] et nul d'entre eux ne se sentait poussé vers l'apostasie. Il y en eut un pourtant—et nous regrettons de ne pas connaître le nom de cet homme de coeur—qui n'y put tenir, quand ces cris se firent entendre. Au risque de se faire écharper, il s'élance à la tribune, où sa présence est saluée d'abord par des applaudissements vigoureux. Mais ils s'éteignent comme par enchantement, quand il "prend la parole, non pas pour abjurer les principes monstrueux de l'imposture, mais pour se récrier contre l'intolérance et pour en appeler à l'Evangile, dont le fourbe, dit notre procès-verbal, avait pendant quarante ans défiguré la morale sublime."
[Note 421: Ibid. "Die grossen Thiere kamen gar nicht, die kleinen sprachen solchen Unsinn dass man sie von der Kanzel jagte."]
"Cet outrage fait à la vérité dans son temple, au moment de l'inauguration de ses autels, ce blasphême contre la raison, prononcé par une bouche accoutumée au sacrilège, fut vengé sur-le-champ. Le déclamateur séditieux fut couvert des huées du peuple, qui, d'une voix unanime, lui cria qu'il ne voulait plus entendre ses maximes erronnées, et le força d'abandonner un lieu qu'il profanait par sa présence."
Tous les hommes de bonne volonté ayant enfin abjuré, le représentant du peuple Baudot voulut contribuer aussi, pour sa part, à rehausser l'éclat de la fête. Après avoir "félicité le peuple d'être arrivé à cette époque heureuse, où tout charlatanisme, sous quelque forme qu'il voulût se reproduire, devait disparaître, il annonça que lui-même, en sa qualité de médecin, abjurait une profession qui ne tenait son crédit que de la crédulité et de l'imposture." Inutile d'ajouter que des acclamations réitérées saluèrent cette clôture inattendue de la fête de la Raison.
Après qu'on eût encore brûlé devant l'autel de la déesse "des ossements de saints béatifiés par la cour de Rome et quelques parchemins gothiques", le Peuple, légèrement fatigué par cette séance de trois heures, quitta "l'enceinte sacrée, où il venait d'exprimer ses voeux religieux sans hypocrisie et sans ostentation", pour se rendre sur la place de la Cathédrale, qui allait s'appeler maintenant la place de la Responsabilité. On y avait dressé un immense bûcher "qui consumait, au milieu des cris d'allégresse, les sottises écrites par la folie humaine". Quinze charretées de titres et de documents tirés des archives de l'Evêché, servirent à alimenter les flammes, dans lesquelles fut jetée aussi "l'effigie des despotes et des tyrans ecclésiastiques qui avaient régné dans la ville de Strasbourg et souillé une atmosphère que cet autodafé vient de purifier". On ne saura jamais tout ce que cet acte "symbolique" a détruit de documents précieux pour notre histoire d'Alsace.
Le représentant Baudot, s'arrachant non sans peine à ce spectacle plein d'attraits, se rend encore à la Maison commune où, dans la salle des séances, il procède à l'installation solennelle du buste de Marat. Il y cite aux magistrats présents l'exemple mémorable du dévouement de ce grand homme et les invite à sacrifier leur vie, s'il le faut, pour le bonheur public. Puis la foule, suffisamment haranguée, se répand en chantant dans les rues; elle danse gaiement sur les places publiques, une illumination "spontanée" témoigne partout de la satisfaction générale des citoyens, et dans cette masse immense d'hommes réunis, "l'humanité n'eut pas une larme à répandre et le magistrat ne trouva pas l'occasion de faire usage des pouvoirs de la loi." Ce que le procès-verbal n'ose pas nous raconter, mais ce que nous révèle l'Argos, c'est que "l'enthousiasme du Peuple" alla jusqu'à illuminer la guillotine sur la place d'Armes, et que c'est autour de l'instrument terrible, éclairé par les lampions, que jacobins et jacobines dansèrent la Carmagnole jusque bien avant dans la nuit[422], terminant ainsi "cette journée mémorable qui fera époque dans les annales de la philosophie et dans l'histoire du monde".
[Note 422: Argos, 2 frimaire (22 nov. 1793).]
Il n'est pas difficile de deviner les sentiments qu'éprouvait en réalité la majorité de la population strasbourgeoise en présence de scènes pareilles, mais elle se gardait bien de les manifester, en présence de la "fille de Guillotin" qui lui tendait les bras[423]. Quant à la petite église des novateurs, elle était dans l'enchantement. "Le voici donc arrivé, s'écriait Butenschoen, ce jour que rêvaient tous les bons citoyens, devant lequel tremblaient les sots et les méchants! Jamais journée ne fut plus sainte, ni plus grande. La seule religion digne d'êtres raisonnables, la religion de la Raison, vient d'être proclamée par un peuple régénéré. Soyez raisonnables et vous serez heureux!" Puis il ajoute cette prophétie, dont il a dû bien rire ou rougir, dix ans plus tard, alors qu'il était recteur de l'Université impériale de Mayence, pour Sa Majesté Napoléon Ier: "Quand un voyageur allemand visitera Strasbourg et demandera où se trouve la Cathédrale, chacun lui répondra avec un sourire: Nous ne connaissons plus ni Cathédrale ni Chapitre de Saint-Thomas; nous fréquentons seulement le Temple de la Raison et la Société populaire. S'il demande: où demeure M. l'évêque, M. le pasteur?, on lui répondra: Nous ne connaissons pas ces bipèdes-là; mais si vous voulez faire la connaissance des éducateurs du peuple, voici une douzaine de braves sans-culottes! Et je parie que si ce voyageur était le Christ ou Martin Luther, il verserait des larmes de joie et dirait: Voilà ce que je désirais! Voilà ce qui doit être!"[424].
[Note 423: Il est intéressant de constater la proportion tout à fait anormale de noms étrangers qui ont signé le procès-verbal officiel de la Description; immigrés de l'Allemagne et immigrés de l'intérieur y dépassent de beaucoup le nombre des Strasbourgeois de naissance. Parmi les premiers, un Prussien, le baron de Clauer; un Holsteinois, Butenschoen; Cotta, de Stuttgart, etc. Pour les seconds, on aurait l'embarras du choix parmi une vingtaine de noms.]
[Note 424: Argos, 2 frimaire an II.]
XX.
L'un des anciens collaborateurs les plus actifs de Brendel et de Schneider à la Cathédrale, l'abbé Kæmmerer, ne se contenta pas d'abjurer ses anciennes erreurs, mais, d'une plume toujours facile, entreprit de se faire le journaliste du culte nouveau, comme il avait été celui des théories constitutionnelles. A quelques jours de là, il lançait dans le public le premier numéro d'une revue allemande, intitulée: La Religion de la Vertu et de la Raison, consacré presque exclusivement à la fête du Décadi, "qui doit seule rester sacrée pour nous, le dimanche étant adapté au climat et au caractère de l'Oriental au sang chaud, et non pas au nôtre." L'ex-professeur y déclarait aussi que "quiconque ne renonce pas de coeur à la célébration du dimanche, méprise la loi et blesse la divinité, qui veut l'ordre et l'harmonie"[425].
[Note 425: Die Religion der Tugend und Vernunft über die Feier der Decaden. Erstes Heft, von J.-J. Kæmmerer. Strassburg, Pfeiffer, 32 p. 18.]
Si ses explications ne satisfirent pas tout le monde, elles parurent du moins plus que suffisantes aux pouvoirs publics. Dans la séance du duodi, 2 frimaire an II (22 novembre), le corps municipal prenait la délibération suivante:
"Vu la délibération de la commission provisoire du département, du jour d'hier, par laquelle ladite commission, considérant que la veille la majorité du peuple de Strasbourg a solennellement et librement émis son voeu pour ne plus reconnaître et vouloir d'autre culte que celui de la Raison, d'autre temple que celui qui lui est consacré, et que, laisser exister dans cette cité d'autre culte public que celui de la Raison, serait vouloir propager l'erreur et derechef vouloir asservir un peuple libre sous le despotisme le plus monstrueux, celui du fanatisme; considérant en outre qu'il existe encore différents temples dans cette commune, dans lesquels des sectaires des différents cultes se rendent pour y écouter la doctrine impure et mensongère de prêtres imposteurs et de ministres fourbes; que tolérer plus longtemps des abus aussi criminels et aussi préjudiciables au triomphe de la liberté, assise sur la base fondamentale de la Raison, serait se rendre complice de nouveaux attentats portés à la liberté du peuple régénéré; a arrêté que la municipalité de cette ville sera invitée à faire clore tous les temples de cette commune, hormis celui consacré à la Raison et de disposer de ces bâtiments pour le service de la République.
"Ouï le procureur de la commune, la commission a ordonné la communication de la délibération ci-dessus à l'administrateur de la police et à celui des travaux publics, en chargeant le premier de faire clore incessamment les églises, temples, synagogues et autres lieux destinés à un culte public dans cette ville, à l'exception du temple de la Raison…
"Sur l'observation que, pour affermir le culte de la Raison, il serait nécessaire d'établir une instruction suivie, où les citoyens puissent apprendre à connaître et à respecter leurs droits et leurs devoirs, il a été arrêté qu'il sera nommé un comité chargé de proposer un mode d'instruction publique pour les citoyens…" Sont nommés dans ce but les membres du corps municipal Martin, Bierlyn et Butenschoen[426].
[Note 426: Corps municipal, procès-verbaux manuscrits, 2 frimaire an
II]
Dans cette même séance de la municipalité provisoire, Monet communique à ses collègues les déclarations remises jusqu'à ce jour par les citoyens ci-après dénommés, et par lesquelles ils abdiquent leur qualité d'ecclésiastiques et de ministres du culte, et renoncent aux fonctions qu'ils ont jusqu'ici exercées. Sur cette liste deux noms seuls nous intéressent, ceux de deux ci-devant vicaires épiscopaux attachés au service de la Cathédrale, les citoyens Lex et Gross. "Et le maire ayant dit que quelques-unes de ces déclarations renfermaient des passages dont la publication pourrait servir à extirper ce qui pourrait rester encore de fanatisme et de superstition.
"Vu un exemplaire du décret du 23 du 2e mois, relatif aux abdications des ministres de tout culte,
"Ouï le procureur de la commune,
"La commission municipale fait consigner les déclarations mentionnées sur ses registres; elle invite le maire à en envoyer la liste certifiée à la Convention nationale, à continuer à faire de même tous les quinze jours pour les déclarations du même genre qu'il recouvrera à l'avenir; autorise le maire à faire extraire, imprimer et distribuer les passages les plus marquants de ces déclarations, dont il croira la publication utile à l'entière destruction du fanatisme et de la superstition"[427].
[Note 427: Corps municipal, procès-verbaux manuscrits. 2 frimaire an
II.]
C'est en vertu de ce vote que Monet publia, quelques semaines plus tard, une brochure restée célèbre dans les annales de la révolution à Strasbourg, intitulée: Les prêtres abjurant l'imposture, et contenant les lettres de démission et d'abjuration d'un certain nombre d'ecclésiastiques des deux cultes[428]. Nous nous abstiendrons d'en faire usage, puisque après la Terreur plusieurs des personnages dont on y citait les lettres, déclarèrent que Monet avait, en maint endroit, travesti leur style et leur pensée, sans qu'ils eussent alors le courage de produire une réclamation, qui les aurait conduits sans doute à l'échafaud[429]. Mais même dans les textes, tels qu'ils étaient donnés par le maire, il y en avait bien peu dont les auteurs "dévoilassent les fourberies de leurs ministères", comme il l'affirmait dans sa préface, calomniant de propos délibéré des gens fort pusillanimes, bien plutôt qu'apostats éhontés. Les malheureux qui consentirent alors à déclarer qu'ils n'avaient été membres du sacerdoce que pour le terrasser et l'avilir, furent en petit nombre parmi nous, malgré les applaudissements et les honneurs que pouvait leur valoir ce surcroît d'ignominie[430].
[Note 428: Les prêtres abjurant l'imposture. Strasbourg Dannbach, s.d., 29 p. 18. La brochure a aussi paru dans une traduction allemande Die Priester wollen Menschen werden.]
[Note 429: Voy. p. ex. l'opuscule de Philippe-Jacques Engel, pasteur à Saint-Thomas, Beytrag zur Geschichte der neuesten Religions-Revolution u. s. w. Strassb., Lorenz u. Schuler, im dritten Jahr, 16º. Le pasteur Petersen, de la paroisse réformée, proteste, dès le 8 nivôse, contre l'abus fait de son nom. (Procès-verbaux manuscrits de la municipalité.)]
[Note 430: Une foule de ces curés constitutionnels défroqués furent placés par Schneider dans l'administration révolutionnaire. La Convention votait d'ailleurs, le 22 novembre 1793, des secours à tous les évêques, curés, vicaires qui abdiqueraient leur état. Ce décret fut promulgué à Strasbourg le 8 décembre suivant.]
Les israélites ne furent pas mieux traités que les chrétiens. Leurs synagogues étaient fermées par ordre supérieur, leurs livres saints réunis pour en faire un "autodafé à la Vérité". La circoncision même était défendue, "loi inhumaine qui opère sanguinairement sur l'enfant mâle qui naît, comme si la nature n'était point parfaite"[431]. Le 12 frimaire le procureur de la commune requérait le corps municipal d'abolir les bouchers israélites (schæchter), "cette superstition religieuse étant entièrement contraire aux principes de la Raison, et d'autant plus que plusieurs des citoyens dudit culte étant, ainsi qu'il est notoire, constamment attaqués de la gale, les parties de la viande maniée par eux pourraient être nuisibles à la santé d'autres citoyens". La commission crut devoir passer à l'ordre du jour sur cette proposition spéciale, mais elle décida que quatre de ses membres, Bierlyn, Cotta, Mertz et Butenschoen, lui ferait incessamment rapport sur tous les actes ou signes d'un culte extérieur quelconque qui pourraient encore exister dans la commune et sur les moyens de les abolir[432].
[Note 431: Je me permets de renvoyer, pour plus de détails, à mon opuscule Seligmann Alexandre ou les tribulations d'un Israélite pendant la Terreur, Strasb., 1880, in-16.]
[Note 432: Corps municipal, procès-verbaux manuscrits, 12 frimaire (2 déc.) an II.]
C'est peut-être en apprenant ce vote du corps municipal qu'un brave batelier, nommé Jean Dürr, craignant d'être dénoncé comme "fanatique", s'empressa d'annoncer dans les journaux que l'un de ses bateaux, qui avait été autrefois baptisé le Saint-Pierre, s'appelait dorénavant le Républicain français, et que les clefs du prince des apôtres, qui lui servaient d'armoiries, s'étaient métamorphosées en un couple de poissons[433].
[Note 433: Affiches de Strasbourg, 1793, p. 437. Le citoyen Fietta s'adresse au corps municipal pour demander ce qu'il doit faire avec les estampes et les livres ornés de fleurs de lys. (Procès-verbaux, 5 frimaire an II.)]
Quelque zélés cependant qu'ils fussent pour la propagation du culte nouveau, ni les anciens habitants de Strasbourg ni la plupart des immigrés d'outre-Rhin, qui composaient la commission provisoire municipale, n'auraient songé d'eux-mêmes à pousser la "propagande par le fait" jusqu'au point extrême où nous allons la voir arriver, grâce à l'impulsion des commissaires de la Convention nationale, aidés de la cohue propagandiste, accourue dans nos murs. Les faits que nous avons à raconter maintenant resteront la honte éternelle des barbares qui les ont ordonnés ou commis, et montrent, mieux que tout le reste, jusqu'à quel degré d'inintelligente sauvagerie le fanatisme à la fois politique et anti-religieux a pu faire descendre les Saint-Just, les Lebas et leurs tristes acolytes.
Nous avons dit que la Cathédrale n'avait point encore subi de dégradations sérieuses au moment où l'on y avait inauguré le culte de la Raison. Dans la séance du 9 brumaire (30 octobre) la société des Jacobins avait bien décidé qu'on enlèverait les belles grilles de fer placées entre le choeur et la nef, mais la proposition était motivée par l'intention patriotique de forger des armes avec le métal refondu et ne semble avoir visé aucune destruction ultérieure. C'est le 4 frimaire (24 novembre) seulement que les représentants en mission "chargent la municipalité de Strasbourg de faire abattre dans la huitaine toutes les statues de pierre qui sont autour du temple de la Raison et d'entretenir un drapeau tricolore sur la tour du temple". Cet ordre laconique et brutal, plus digne d'un émule de Mummius que d'un ex-noble raffiné de l'ancien régime, créa, nous n'en saurions douter, une vive émotion à l'Hôtel-de-Ville. L'influence de Monet n'y était pas encore absolument prépondérante dans la commission municipale, aux séances de laquelle il assistait d'ailleurs avec une irrégularité que nous avons pu constater en parcourant les procès-verbaux déposés aux archives de la ville. On n'osa pas désobéir ouvertement aux terribles proconsuls qui faisaient trembler les départements du Rhin. L'administrateur des travaux publics, le citoyen Gerold, transmit encore le jour même le réquisitoire de Saint-Just et de Lebas au maître serrurier Sultzer, pour qu'il procédât à l'enlèvement des portes de bronze de la façade. On les croyait massives, et c'est cette supposition erronée qui fit probablement commencer la destruction par elles. Il y avait en outre un prétexte de défense patriotique à invoquer dans l'espèce. Mais l'attente des ordonnateurs de la mesure, comme celle des travailleurs, fut complètement déçue; les battants étaient en bois, recouverts seulement d'une mince couche de bronze, "à peine plus épaisse qu'une feuille de papier à lettre", au dire de l'un des spectateurs de cette scène douloureuse du 24 novembre. Ce fut un maigre butin de 137 livres de métal seulement que l'on put remettre, à la fin de l'opération, au garde de l'arsenal, le citoyen Jacquinot[434].
[Note 434: L. Klotz, Recherches sur un bas-relief en bronze. (Bulletin de la Société des monuments historiques, IX, p. 235.)]
Dans les jours suivants, quelques-unes des statues les plus compromettantes furent encore enlevées, mais en petit nombre seulement. Il est permis de croire que les images équestres des "tyrans" Clovis, Dagobert et Rodolphe de Habsbourg furent des premières à tomber. Puis l'on s'en tint là. Dans sa séance du 12 frimaire (2 décembre) la majorité du corps municipal, composée des citoyens Butenschoen, Gerold, Grimmer, Cotta, Birckicht, Merz et Schatz, osa même prendre une délibération qui la plaçait en contradiction formelle avec l'arrêté du 4 du même mois, qu'elle visait:
"Sur le rapport de l'administrateur des travaux publics, que le drapeau tricolore était déjà arboré sur ladite tour, qu'il avait aussi donné les ordres pour faire abattre toutes les statues isolées, placées à l'extérieur dudit temple; qu'une partie en était actuellement abattue et que l'autre le serait aussi vite que la rareté actuelle des ouvriers le permettait; que, quant au grand nombre des statues qui font partie de l'architecture même, et qui ne pourraient être enlevées sans dégrader l'édifice, il croyait que la loi s'opposait à leur démolition;
"Vu encore le décret de la Convention nationale du 6 juin 1793, qui prononce la peine de deux années de fers contre quiconque dégradera les monuments nationaux, et ouï le procureur.
"La commission municipale a approuvé les mesures susdites prises par l'administrateur des travaux publics; elle a arrêté qu'il en sera fait part auxdits représentants du peuple, et qu'il leur sera observé en même temps que l'édifice de la Cathédrale tenant un rang distingué parmi les monuments nationaux, la commission municipale croit que ce serait contrevenir à la susdite loi en abattant les statues qui font partie de l'architecture dudit édifice"[435].
[Note 435: Corps municipal, procès-verbaux manuscrits, 12 frimaire an
II.]
Un seul des membres présents, le citoyen Bierlyn, refusa de s'associer à cette manifestation de désobéissance. Dans le cours de la séance, Monet étant survenu, le maire fit la motion de rapporter cette partie de l'arrêté, en se bornant à demander aux représentants de conserver les ornements dont la démolition nuirait à la solidité de l'édifice. Mais, malgré ces efforts, ses collègues repoussèrent cette atténuation de leur pensée, et l'on doit leur savoir gré de cette résistance honorable, quoique vaine en définitive. Elle était d'autant plus caractéristique pour l'amour traditionnel des Strasbourgeois pour leur Cathédrale, qu'il ne s'y mêlait aucune trace de sentiment religieux. Ces mêmes hommes venaient de baptiser dans la même séance plusieurs des rues de la ville de façon à satisfaire les terroristes les plus orthodoxes[436], et ils terminaient leur besogne administrative de ce jour en décidant qu'on choisirait quatre lieux de réunion pour célébrer dans les différents quartiers le culte de la Raison, où des instituteurs volontaires développeront, chaque décadi, à leurs auditeurs, "les premières bases de la morale et tout ce qui a rapport aux principes de liberté"[437].
[Note 436: La rue Saint-Louis devenait rue de la Guillotine, la rue des Serruriers la rue de la Propagande révolutionnaire, le quai Saint-Nicolas le quai du Bonnet-Rouge; ayant été remplacés, peu de semaines plus tard, par d'autres dénominations, quand la ville tout entière subit un baptême de ce genre, ces noms sont peu connus.]
[Note 437: Corps municipal, procès-verbaux, 12 frimaire an II.]
Le lendemain, 13 frimaire, les membres de la commission municipale communiquaient aux représentants, absents pour quelques jours de Strasbourg, la décision qu'ils venaient de prendre, en insistant sur ce que toutes les statues placées à l'extérieur du temple, "qui auraient pu nous rappeler le souvenir de notre esclavage ou réveiller nos anciens préjugés", étaient déjà renversées ou allaient l'être incessamment[438].
[Note 438: Livre Bleu, I, pièces à l'appui, p. 36.]
Mais les représentants n'eurent pas même à intervenir directement pour réprimer ces velléités de résistance. Monet, furieux de n'avoir pu convaincre ses collègues la veille, adressait à Grerold la pièce suivante:
"L'administrateur des travaux publics est requis de faire enlever dans le plus bref délai, en conséquence de l'arrêté des représentants du peuple Saint-Just et Lebas, toutes les statues du temple de la Raison; en conséquence de requérir non seulement les ouvriers, mais les citoyens en état de se servir d'un marteau, pour les abattre le plus promptement possible. L'administrateur me donnera reçu des présentes. Le 14 frimaire an II[439].
"P. F. Monet, maire."
[Note 439: Ibid., p. 37.]
Il n'y avait plus qu'à s'exécuter, puisque aussi bien, au refus des officiers municipaux, les "citoyens en état de se servir d'un marteau" n'auraient pas moins exécuté leur oeuvre de Vandales. On commença le 17 frimaire. L'administrateur des travaux publics fit néanmoins un dernier effort pour arracher à la destruction tant d'oeuvres d'art, créées par la foi naïve des sculpteurs du moyen âge. Secondé par quelques ouvriers honnêtes, il fit desceller d'abord avec précaution, et non pas briser, comme on le lui prescrivait, les statues qui couvraient la façade. Soixante-sept statues furent ainsi conservées, puis cachées par ses soins; mais bientôt il ne fut plus possible de procéder avec ces ménagements contre-révolutionnaires. Les ouvriers furent surveillés, on leur adjoignit des gens moins scrupuleux, qui culbutèrent de haut et firent voler en éclats une foule de statuettes et même des ornements qui n'avaient à coup sûr rien de blessant pour le plus farouche jacobin. C'est ainsi qu'on abattit les pommes de pin qui terminaient les tourelles et les arabesques de la prétendue croix, au sommet de la flèche. Il est vrai que les destructeurs les prenaient pour des fleurs de lys!
L'intérieur de la Cathédrale ne fut pas épargné davantage; le maître-autel, la célèbre chaire de Geiler, les fonts baptismaux, de magnifiques boiseries, furent démolis ou brisés; les épitaphes de tant d'hommes célèbres grattées ou martelées. Nous ne saurions entrer dans l'énumération des détails; ils furent consignés, après la Terreur, dans un procès-verbal officiel, daté du 6 germinal an III, et dressé par des architectes experts, à ce commis par le nouveau corps municipal[440]. Ce procès-verbal constate la disparition de deux cent trente-cinq statues, sans compter les autres objets mutilés ou détruits. On peut trouver que c'est peu en fin de compte. Il ne faudrait pas pourtant attribuer la conservation du reste à quelque repentir soudain des iconoclastes strasbourgeois. Ils ont consciencieusement abattu ce qu'ils pouvaient atteindre; mais les ouvriers de l'OEuvre Notre-Dame, seuls initiés au métier dangereux de grimpeurs dans cette montagne immense de pierres de taille, ne mettaient, on le pense bien, aucune bonne volonté à leur travail de démolisseurs, et les autres, manoeuvres improvisés, ne se souciaient nullement de risquer leur peau. Ce fut donc à ras du sol seulement que la destruction fut complète, au moins en apparence. Une partie des statues du grand portail fut conservée néanmoins, comme nous venons de le dire, grâce à la connivence de l'honnête Gerold, et put être replacé plus tard dans les niches qu'elles remplissaient autrefois. Le 19 frimaire, le travail prescrit par Saint-Just et Lebas était déclaré terminé, quoiqu'il y eût certes encore moyen de détruire bien des choses.
[Note 440: Ce procès-verbal est condensé dans Hermann, Notices, I, p 382-384.]
Un savant renommé, le professeur Hermann, le fondateur de notre Musée d'histoire naturelle, le frère de l'ancien procureur de la commune, du futur maire de Strasbourg, avait suivi, le coeur serré, ces mutilations indignes. D'accord sans doute avec une partie de la commission municipale, il adressait, pendant que l'opération durait encore, la demande suivante aux membres du district:
"Citoyens administrateurs,
"Les statues que vous faites ôter de la ci-devant Cathédrale, aujourd'hui temple de la Raison, se détachent assez entières. Elles mériteraient d'être conservées dans le cabinet national, servant à l'histoire de l'art de la sculpture, du costume des temps où elles ont été faites et à l'histoire en général; plusieurs étant allégoriques et expriment le génie et les idées de ces siècles reculés. La volonté de la Convention nationale étant d'ailleurs que les pièces de l'art et de la curiosité qui pourront servir à l'instruction soient conservées, je vous invite de recommander aux ouvriers de ménager ces statues le plus possible et de leur faire assigner une place où elles soient à l'abri de toutes injures, jusqu'à ce qu'elles puissent en trouver une où elles seront disposées d'une manière qui réponde aux vues de la Convention nationale. Strasbourg, le 18 frimaire l'an II de la République française une et indivisible.
"Hermann, professeur[441]."
[Note 441: Bulletin de la Société des monuments historiques, 2e série, vol. I, p. 88.]
Un certain nombre de têtes mutilées furent recueillies également par le savant naturaliste et déposées à la Bibliothèque de la ville, ornées d'épigrammes latines contre Monet, Téterel et Bierlyn, les chefs des iconoclastes; il savait bien que ceux-ci ne pourraient rien y comprendre[442].Bizarre destinée des choses d'ici-bas! Transmis aux générations suivantes, ces restes de la sculpture du moyen âge reposaient encore au rez-de-chaussée du choeur du Temple-Neuf quand le bombardement de 1870 vint les envelopper dans un autre cataclysme, plus destructeur encore que celui de la Terreur. Et cependant ils ont surgi de nouveau, effrités et demi-calcinés, de cet immense amas de décombres. L'on peut contempler encore aujourd'hui ces têtes de Christs, d'anges et d'apôtres à la nouvelle Bibliothèque municipale, et les réflexions surgissent d'elles-mêmes, graves et mélancoliques, en face de ces créations mutilées d'époques si lointaines, qui, d'âge en âge, ont été les témoins inconscients et les victimes des passions sauvages et de la barbarie des hommes.
[Note 442: Hermann, Notices, I, p. 393.]
XXI
Les symboles du culte chrétien étant ainsi proscrits et le culte nouveau inauguré dans toute sa splendeur, la municipalité se mit à veiller avec une sollicitude paternelle à ce que les prescriptions légales du calendrier nouveau fussent soigneusement observées, à ce que rien, chez les Strasbourgeois, ne vînt rappeler les errements de l'ancien régime. Une Instruction sur l'ère des Français, datée du Sextidi, 16 frimaire, et signée des officiers municipaux Grimmer et Cotta, nous reste comme témoignage de ce zèle civique. Elle est adressée "à nos concitoyens qui habitent Strasbourg ou y font des voyages" et mêle, de la façon la plus naïve, les considérations politiques aux détails du ménage. "Il est nommément défendu, sous l'animadversion la plus sévère, de laisser subsister dans l'ère des Français, en quelle manière que ce soit, l'abus des lundis bleus." Les citoyens sont derechef invités à rapporter à la Mairie tous les calendriers vieux style, et les ménagères auront à procéder "au nettoyement de la vaisselle et au balayage des chambres", non plus le samedi, mais "le dernier jour ouvrier de la décade"[443].
[Note 443: Instruction sur l'ère des Français, du 16 frimaire (6 décembre 1793). Strasbourg, Dannbach, texte français et allemand, 8 p. 4°.]
On voulait—cela se voit dans toutes les manifestations des pouvoirs publics d'alors—étouffer par la crainte ce qui restait de sentiments religieux dans les masses. Les journaux se taisaient ou s'associaient aux attaques de la Propagande; seul l'Argos, exclusivement dirigé par Butenschoen, pendant qu'Euloge Schneider promenait la guillotine à travers l'Alsace, conservait une attitude moins agressive vis-à-vis des idées vaincues. Cet Allemand libre-penseur ne pouvait se défaire, presque malgré lui, des réminiscences chrétiennes de sa jeunesse; il lui répugnait de se joindre à la curée des propagandistes, qui rêvaient d'implanter l'athéisme par la terreur et aspiraient bien plus à la domination terrestre qu'au royaume des cieux. Le 22 frimaire, il publiait encore une poésie du poète alsacien Th.C. Pfeffel, toute empreinte d'un véritable sentiment religieux, bien qu'elle fut destinée, elle aussi, à servir aux cérémonies du culte de la Raison[444].
[Note 444: O Vernunft in deren Strahlen, etc. Argos, 22 frimaire (12 décembre 1793).]
Mais lui même et la fraction plus modérée de son parti tout entière, allaient être frappés d'un coup terrible, qui devait paralyser pour longtemps leur influence. Le 23 frimaire, son ami, son rédacteur en chef, Euloge Schneider, à peine rentré dans Strasbourg avec sa jeune épouse barroise, était arrêté par ordre des commissaires de la Convention; conduit, le 25 au matin, sur la place d'Armes, il y subissait la honte d'une exposition publique sur la guillotine, au milieu des huées et des outrages de la foule, et se voyait ensuite dirigé sur Paris, pour y connaître toutes les angoisses d'une longue attente de la mort. Son propre journal n'osa point mentionner d'abord la brusque catastrophe qui frappait ainsi l'ex-vicaire de Brendel; ni le numéro du 24 ni celui du 26 frimaire ne mentionnent son nom, et c'est le 28 seulement que Butenschoen mettait cette déclaration significative en tête du journal de ce jour: "Si Schneider est criminel, que sa tête tombe sur l'échafaud! C'est la sentence impitoyable que je prononcerais si j'étais juge"[445]. Nous n'avons pas à nous arrêter plus longuement sur cet épisode, qui ne touche qu'indirectement à notre sujet. Mais Euloge Schneider a tenu pendant trois ans une place trop considérable dans l'histoire religieuse de Strasbourg et particulièrement dans celle de la Cathédrale, pour qu'il ne faille pas mentionner au moins cette disparition subite d'un homme qui n'était point sans talents et que nous avons vu tomber de plus en plus bas, sous l'influence des passions les plus diverses. De nos jours certains de ses compatriotes ont tenté de réhabiliter sa mémoire et de rendre intéressant et sympathique ce prêtre dévoyé que ses convoitises et ses rancunes changèrent en pourvoyeur de la guillotine. On nous vantait naguère encore sa modération relative, on supputait le nombre des existences qu'il eût pu détruire et qu'il a consenti à ne point abréger. On n'oublie qu'une chose, c'est qu'il les aurait sacrifiées de grand coeur, si, de la sorte, il avait pu sauver la sienne. Témoin la rage aveugle avec laquelle il chargeait le malheureux Dietrich, alors qu'il était déjà lui-même prisonnier à l'Abbaye! Assurément la Terreur ne diminua point à Strasbourg quand Schneider captif eut été entraîné loin de nos murs, aussi peu qu'elle cessa dans Paris après le meurtre de Marat; mais, dans l'une et l'autre occurence, les honnêtes gens eurent au moins la consolation de reconnaître un effet de la justice divine dans cette fin tragique et méritée. Nature vaniteuse et sensuelle, rancunière et lâche, Schneider fut toujours un instrument du parti qui dominait à l'heure présente. S'il a succombé finalement aux accusations, reconnues aujourd'hui calomnieuses, de rivaux jaloux et non moins criminels que lui, il n'a point bénéficié dans l'avenir de la haine légitime qu'inspirèrent ces hommes de sang[446]. La conscience publique supporte, hélas, bien des ignominies, mais il en est qu'elle ne saurait amnistier et l'une des plus odieuses à contempler c'est, à coup sûr, de voir les représentants attitrés d'une religion d'amour égorger leurs frères pour leurs opinions politiques. Aussi les noms des Joseph Lebon, des Chabot, des Fouché, des Euloge Schneider, sont-ils et resteront-ils à bon droit parmi les plus exécrés de cette époque néfaste de la Terreur.
[Note 445: Argos, 28 frimaire an II (18 décembre 1793). Peut-être aussi les deux numéros précédents étaient-ils déjà composés au moment de l'arrestation de Schneider.]
[Note 446: Il y a beaucoup de vérités dans la feuille volante que Schneider fit imprimer en prison (Euloge Schneider, ci-devant accusateur public, aujourd'hui détenu à la prison de l'Abbaye, à Robespierre l'aîné, représentant du peuple. S. lieu d'impr., 4 p. 4°) et qui est datée du 18 pluviôse; les accusations de ses adversaires étaient absurdes en partie, en partie fort exagérées. Mais cette même pièce suffirait à le faire condamner au point de vue moral, car elle fait ressortir, bien malgré l'auteur, toute la versatilité de cette nature ambitieuse et mal équilibrée.]
Le jour même où l'Argos annonçait enfin le sort de Schneider à ses lecteurs, le Conseil municipal, présidé par son infatigable adversaire Monet, prenait connaissance d'une nouvelle liste d'écclésiastiques déprétrisés; nous relevons dans le nombre les noms du "ci-devant évêque Brendel" et de Laurent, "ci-devant vicaire épiscopal"[447]. Dans cette même séance le maire saisissait ses collègues d'une pétition du citoyen Freiesleben qui réclamait quatre cents livres pour avoir composé quatre grands choeurs et deux duos, le tout à grand orchestre, en l'honneur de la fête d'inauguration du Temple de la Raison. Le citoyen Ingweiler, de son côté, demandait quarante-huit livres pour avoir copié ladite musique. Le Conseil décide "d'accorder les fonds sur la caisse où il appartiendra", c'est-à-dire sans doute sur celle de l'OEuvre-Notre-Dame. Ce n'étaient pas là d'ailleurs les plus grosses sommes à payer; le véritable quart d'heure de Rabelais ne sonne pour le Corps municipal que dans une des séances suivantes, quand le peintre Heim, le graveur Guérin et le menuisier Strohé eurent présenté leurs comptes "pour ouvrages et fournitures faites pour l'élévation d'un monument de la Nature au Temple de la Raison de cette commune", ledit mémoire se montant à 1340 livres. Guérin, l'artiste bien connu, et le citoyen Bernard, imprimeur en taille-douce, firent parvenir en outre à nos édiles une seconde facture, "pour une planche représentant ledit monument et pour cinq cents épreuves de cette épreuve"; coût: 233 livres. Le Conseil arrêta que ces deux sommes seraient payées "sur les fonds assignés par les représentants du peuple pour être employés aux réparations civiques qui doivent donner les formes républicaines aux anciennes empreintes de cette commune" (sic)[448].
[Note 447: Procès-verbaux manuscrits du 28 frimaire an II (18 décembre 1793).]
[Note 448: Procès-verbaux manuscr. du 24 nivôse (13 janvier 1794).]
Le 2 nivôse, c'est une troisième série de simples démissionnaires ou de bruyants apostats que le Conseil municipal consigne avec mention honorable dans ses procès-verbaux. Beaucoup de ces malheureux font du zèle anti-religieux pour échapper d'autant plus sûrement à la guillotine, comme ce curé qui déclarait à la Convention elle-même, en lui envoyant ses lettres de prêtrise, "qu'au lieu d'envoyer des âmes au ciel, il voulait donner dorénavant de solides défenseurs à la patrie et à la République"[449]. A cette même date on entend aussi le rapport des citoyens Monet et Sarez, envoyés à Paris pour présenter à la Convention les vases sacrés des églises et temples de Strasbourg et "pour lui faire agréer l'hommage de la reconnaissance de la municipalité pour ses glorieux travaux". Les délégués déposent sur la table du Conseil les "quittances pour les vases en vermeil et en argent, les pierreries et les ornements fins" [450].
[Note 449: Strassburg. Zeitung, 3 pluviôse (22 janvier 1794).]
[Note 450: Procès-verbaux manuscrits, 2 nivôse (22 décembre 1793).]
Le 5 nivôse, la municipalité décidait que la lecture des lois nouvelles, promulguées par la représentation nationale, serait faite dorénavant au Temple de la Raison, chaque décadi, à neuf heures du matin, par le maire, ou, à son défaut, par un officier municipal. "Soyez fidèles, concitoyens, disait l'affiche, à entendre l'expression de la Volonté Nationale; soyez-le de même à la remplir exactement. Le républicain français ne voit au-dessus de lui que la Loi; son premier devoir est de la respecter et de lui obéir" [451].
[Note 451: Les officiers municipaux de la Commune à leurs concitoyens, 5 nivôse (25 décembre). Dannbach, placard in-fol.]
Ce fut le lendemain de ce jour, le 26 décembre 1793, que le premier membre de l'ancien clergé non jureur de la Cathédrale monta sur l'échafaud. Enfant de Strasbourg, l'abbé Jean-Louis-Frédéric Beck, avait appartenu comme vicaire à la paroisse de Saint-Laurent. Docile aux ordres de son évêque, il avait émigré de bonne heure en Allemagne, après avoir refusé le serment. Lorsque les Autrichiens occupèrent la Basse-Alsace, après la prise des lignes de Wissembourg, Beck était rentré dans le pays à leur suite, avec tant d'autres prêtres réfractaires et avait accepté des fonctions ecclésiastiques comme aumônier de l'hôpital de Haguenau. Malade au moment de l'évacuation subite de cette ville par les Impériaux, ses amis avaient essayé de le soustraire à la vindicte des pouvoirs publics en le transportant en voiture du côté du Rhin. Mais il avait été arrêté par une patrouille dans la forêt de Haguenau, le jour de Noël et dirigé sur-le-champ sur sa ville natale. Son sort ne pouvait être douteux d'après les lois terribles promulguées contre les émigrés par la Convention nationale. Quarante-huit heures après son arrestation, le jeune prêtre expirait courageusement sous le couperet de la guillotine. Il avait du moins eu la consolation suprême de pouvoir célébrer une dernière fois la messe dans son cachot, grâce à la connivence de son père et du geôlier de la prison [452].
[Note 452: Schwartz, II, p. 351. Winterer, La persécution religieuse, etc., p. 262.]
Un pasteur protestant, le vieux ministre de Dorlisheim, nommé Fischer, l'avait précédé sur l'échafaud. Il avait été condamné à mort dès le 4 frimaire (24 novembre), par Euloge Schneider et ses collègues, comme "ayant tenu des propos inciviques et entravé les progrès de la Révolution" [453].
[Note 453: Livre Bleu, T.I. Copie exacte du soi-disant protocole du tribunal révolutionnaire, p. 36.]
Dans cette crise d'irréligion, où le nom de Dieu est proscrit, où les préceptes de pure morale, les plus respectables en eux-mêmes, affectent un ton déclamatoire et prudhommesque à la fois [454], on doit une mention particulière et répétée à l'honnêteté courageuse de Butenschoen, le successeur de Schneider à la direction de l'Argos. Quels qu'aient été, en d'autres circonstances, les torts de ce Holsteinois égaré sur les rives de l'Ill, on ne peut qu'applaudir à l'énergie dont il fait preuve, à ce moment, en s'opposant au club et dans son journal, aux déclamations furibondes des propagandistes et surtout de Delattre, ex-curé de Metz, contre "le grand charlatan Jésus-Christ". Il faut lire dans l'Argos du 8 nivôse sa protestation, comme aussi celle du cordonnier Jung, jacobin convaincu s'il en fût, mais écoeuré par l'impiété bruyante des apostats défroqués qui dominaient alors Strasbourg. "Je déclare avoir infiniment plus appris du "grand charlatan", disait ce dernier, que du jeune insolent qui a osé l'insulter. Ah, que ce doit être une âme petite et vile que celle de l'homme qui a pu bafouer ainsi le meilleur, le plus respectable des hommes! On aurait dû étouffer ce misérable au berceau, car il me semble irrémédiablement perdu pour tout ce qui est noble, honnète et bon" [455].
[Note 454: On en peut citer comme exemple Les vingt-cinq préceptes de la Raison, imprimés à Strasbourg chez Treuttel et Würtz (4 p. 8°), où "les sans-culottes" sont invités "à inspirer à leurs femmes, avec aménité, les vertus sociales et républicaines", et à se souvenir que "la Montagne, centre des vertus, est le point de ralliement de tout bon citoyen".]
[Note 455: Argos, 8 nivôse an II (28 décembre 1793).]
Arrêté bientôt après, comme suspect, et peut-être pour cette franchise même, sur l'ordre des représentants Baudot et Lacoste, dans la nuit du 10 janvier 1794, Butenschoen ne fut pas transféré, comme ses compagnons d'infortune, dans les prisons de Dijon. Il resta à Strasbourg, nous ne savons grâce à l'intervention de qui, et put même continuer à faire paraître son journal, dans lequel il ne cessa de proclamer les principes d'un déisme honnête, voire même un peu mystique [456]. Courage doublement honorable alors que les représentants en mission venaient de nommer son principal adversaire, le citoyen Delattre, président d'une commission révolutionnaire, chargée de "juger, d'une façon plus accélérée, tous les suspects qui encombrent les maisons d'arrêt et lieux de détention de la ci-devant Alsace"! [457].
[Note 456: Die Bergpredigt Christi erklârt von einem Republikaner, Argos, 4 pluviôse an II (23 janvier 1794).]
[Note 457: J.B. Lacoste et M. Baudot, représentants du peuple près les armées du Rhin, etc. Strasbourg, 6 pluviôse an II, S. lieu d'impression, 4 p. 4°.]
C'est au moment où les représentants et les adhérents de tous les cultes étaient ainsi traqués et poursuivis à Strasbourg, que l'agent national du district, le citoyen Maynoni, s'adressait, avec un à propos rare, à ses concitoyens, pour porter à leur connaissance une pompeuse circulaire du Comité de salut public, qui recommandait aux représentants de l'autorité centrale dans les départements de veiller avec sollicitude à la liberté des cultes. "Le fonctionnaire public, était-il dit dans cette pièce, signée par Robespierre, Couthon, Barère et leurs collègues, n'appartient à aucune secte, mais il sait qu'on ne commande point aux consciences; il sait que l'intolérance et l'oppression fait des martyrs, que la voix seule de la raison fait des prosélytes… Il est de ces impressions tellement enracinées que le temps seul peut les détruire… La politique ne marche pas sans la tolérance, la philosophie la conseille, la philanthropie la commande… Bientôt le fanatisme n'aura plus d'aliments. A le bien prendre, ce n'est déjà plus qu'un squelette qui, réduit chaque jour en poussière, doit insensiblement tomber sans efforts et sans bruit, si, assez sage pour ne pas remuer ces restes impurs, on évite tout ce qui peut lui permettre d'exhaler tout à coup des miasmes pestilentiels et orageux qui, inondant l'atmosphère politique, porteraient en tous lieux la contagion et la mort!" [458].
[Note 458: L'agent national du district de Strasbourg à ses concitoyens. Strasbourg, le 14 pluviôse an II (2 février 1794). S. lieu d'impression, texte français et allemand, 10 p. 4°.]
Cette ligne de conduite prudente, bien que tracée dans le langage emphatique de l'époque, avait-elle quelque chance d'être suivie par les hommes actuellement au pouvoir dans notre ville, ces conseils de modération allaient-ils être suivis? Les scènes nouvelles auxquelles nous allons assister dans le Temple de la Raison permettront à chaque lecteur d'en juger par lui-même.
XXII.
Ce fut dans sa séance du 18 pluviôse que la Société des Jacobins décida de célébrer, le décadi prochain, une fête en l'honneur de la mort de Louis XVI, invitant tous les bons citoyens à se joindre à elle dans le Temple de la Raison, "pour se réjouir d'avoir vu luire ce beau jour où le dernier tyran de France a porté sa tête sur l'échafaud" [459]. Aussi voyons-nous dans la matinée du 20 pluviôse (8 février 1794), une foule de curieux, sinon de patriotes bien convaincus, se presser dans la nef de la Cathédrale pour écouter la harangue solennelle que le citoyen Boy, ce chirurgien de l'armée du Rhin, que nous avons entendu déjà, avait été chargé de prononcer "pour célébrer l'anniversaire de la mort du tyran Capet." Les paroles qui retentirent, ce jour-là, sous les vieilles voûtes gothiques, durent réveiller d'une façon bien singulière les échos endormis de tant de Te Deum chantés, récemment encore, en l'honneur et pour la gloire des Bourbons. Rien ne peut donner une impression plus saisissante des vicissitudes humaines que d'entendre ces déclamations furibondes, succédant, dans l'enceinte sacrée, aux hymnes liturgiques et aux périodes onctueuses des orateurs chrétiens, et dans lesquelles on promet "d'amener le règne paisible de la philosophie et de la vérité" par les canons et par l'échafaud.
[Note 459: Strassb. Zeitung, 18 pluviôse an II (6 février 1794).]
"La république, disait Boy, va célébrer à jamais l'anniversaire d'un si beau jour: la mort d'un roi est la fête d'un peuple libre… C'est la plus belle époque de la révolution française; c'est en ce jour que le peuple rassemblé dans toutes les communes renouvellera avec enthousiasme le serment de mourir libre et sans roi, et, par le récit des crimes de Capet, enracinera dans l'âme des jeunes citoyens cette haine implacable pour la royauté, ce monstre qui causa trop longtemps les malheurs de la France… C'est par l'histoire des rois que les âmes républicaines s'affermissent; c'est par l'histoire des rois que l'on apprend à les détester."
Après avoir tracé, d'un pinceau rapide et quelque peu fantaisiste, le tableau des bouleversements par lesquels avait passé la France, de 1789 à 1794, l'orateur officiel s'écrie dans un nouvel accès de lyrisme: "O jour à jamais mémorable! jour heureux d'où date la liberté française, oui tu seras toujours présent dans nos coeurs. Capet n'est plus! Quel hommage rendu à la justice, à l'humanité! Les grands coupables sont donc atteints par le fer vengeur du peuple! Le crime sur le trône est donc aussi la proie de l'échafaud! Raison, justice, liberté, voilà votre ouvrage!… Voyez le génie triomphant de la France tenant en ses mains la tête ensanglantée de Capet. Ne craignez pas, citoyens, de jeter les yeux sur cette image terrible; votre sensibilité ne peut en être émue: c'est la tête d'un roi et vous êtes républicains. Venez voir aussi, exécrables tyrans, monstres nés pour le malheur du monde, nobles, prêtres, princes et rois, venez! Voilà le sort qui vous est dû; voilà le sort qui vous attend!"
Le citoyen Boy continuait longtemps encore sur le même ton, mis à la mode par Robespierre, Saint-Just et Barère, poussant, dans le style le plus fleuri. aux violences les plus accentuées contre "les intriguants, les lâches, les ambitieux, les contre-révolutionnaires", dont il faut faire évanouir les criminelles espérances.
Son long discours, prononcé du haut d'une chaire, "jadis le siège impur du mensonge et de l'erreur", et pour l'édification d'un peuple, qui "veut venir à l'école des républicains et non pas à l'école des prêtres", qui "veut des décades et non pas des dimanches", se termine par un sauvage appel aux armes contre la perfide Albion. "Guerre, guerre éternelle aux ennemis du genre humain, guerre éternelle surtout aux Anglais! Que l'odieux rivage où tant de crimes ont été médités, voie au printemps prochain nos flottes formidables aborder et réduire par le fer et le feu cette infâme cité, séjour des courtisans et des rois, et que dans la place où Londres est bâtie, il ne reste plus que ces mots terribles, écrits en caractères de sang: La nation française a vengé l'humanité sur les féroces Anglais. Vive la République! Vive la Liberté!" [460].
[Note 460: Discours prononcé dans le Temple de la Raison, le décadi 20 pluviôse… par le citoyen Boy. Strasbourg, Levrault, 15 p. 80.]
Quelques jours après cette fête, une nouvelle attaque se produisit contre la Cathédrale et vint troubler le repos des morts qui y sommeillaient depuis plus ou moins longtemps déjà. Une délibération du Directoire du district de Strasbourg, en date du 15 pluviôse, enjoignait au corps municipal d'exécuter une réquisition du ministre de la guerre, relative à tous les matériaux renfermés dans les caveaux funéraires et pouvant être utilisés pour le service de l'artillerie. "Considérant, disait cette délibération, qu'il est du devoir des municipalités de détruire les monuments que le fanatisme a érigé à l'orgueil des despotes et de leurs créatures,… tous les matériaux qui ont servi aux cercueils des anciens évêques, seigneurs, etc., seront enlevés et portés à l'Arsenal. Pour ne point faire courir de dangers à la santé publique, on déposera les cercueils dans des endroits bien aérés, on les y fondra en barres de plomb de vingt à vingt-cinq livres et l'on calcinera les cadavres avec de la chaux vive"[461]. Nous n'avons pu retrouver malheureusement d'indication plus détaillée sur les violations de sépultures qui durent être la conséquence des mesures ordonnées par les citoyens Didierjean, Brændlé, Schatz, Christmann et Mainoni; mais il y a tout lieu d'admettre qu'elles ont été mises à exécution dans toutes les églises de la ville, et principalement à la Cathédrale, la seule qui contint des tombes épiscopales.
[Note 461: Nous n'avons pu retrouver le texte français de cette délibération; nous la traduirons de la Strassb. Zeitung, 27 pluviôse (15 février 1794).]
Le 28 pluviôse, les autorités civiles et militaires installaient solennellement dans le Temple de la Raison, la nouvelle Commission révolutionnaire, présidée par l'ex-curé Delattre. Elle se composait, en dehors de ce personnage, des citoyens Mulot, juge à Bitche; Adam aîné, juge militaire à l'armée de la Moselle; Neumann, accusateur public du Bas-Rhin; Fibich fils, de Strasbourg, et Altmayer, accusateur public de la Moselle.
Les Strasbourgeois ne restèrent pas longtemps dans l'ignorance sur les motifs qui avaient amené la constitution de ce nouveau tribunal de sang. On les exposa devant eux avec une franchise qui ne laissait rien à désirer dans sa brutalité. Ce fut encore Adrien Boy, le représentant attitré de l'éloquence jacobine du moment, qui se chargea de cette tâche dans un discours, prononcé dans la Cathédrale, le décadi, 30 pluviôse, et qui traitait surtout de la corruption des moeurs et de l'esprit public. "Egoïstes, s'écriait-il, agioteurs, accapareurs, fanatiques, modérés, aristocrates, et toute la race infernale des ennemis du lieu public, vous qui, depuis l'aurore de notre sainte Révolution, avez été assez imbéciles, assez lâches, ou assez pervers pour ne pas abjurer vos détestables principes,… si vous n'êtes pas assez vertueux pour aimer la patrie, soyez du moins assez prudents pour craindre les supplices qu'elle réserve à ses indignes enfants… Chaque goutte de sang versée par les défenseurs de la liberté, servira un jour à imprimer votre arrêt de mort. Citoyens du Haut-et Bas-Rhin, c'est à vous en particulier que ceci s'adresse… Déjà le fanatisme, ce monstre armé par les prêtres, frémissant et confus à la voix de la raison, cache dans la poussière sa tête hideuse, il rugit en secret, mais… le génie de la liberté le tient enchaîné… Le peuple se passe ici de prêtres; il s'habituera insensiblement à les détester tous…"
A la suite de ce préambule, venait se placer une accusation en règle, aussi violente que mensongère, contre le patriotisme de la grande majorité de la population alsacienne. "Si le fanatisme est dans les fers, en revanche l'égoïsme domine insolemment. L'apathie naturelle au caractère allemand lui a donné naissance; il sera difficile de le détruire, il sera donc difficile de former l'esprit public dans ces départements. Citoyens, faut-il que vos frères vous adressent sans cesse des reproches mérités? Ne voulez-vous jamais être républicains?… Que voulez-vous enfin? Qu'espérez-vous?… La contre-révolution? Elle est impossible, vous n'êtes pas assez insensés pour en douter. Le rétablissement de la royauté? Nous péririons plutôt et vous péririez avec nous. Ne pensez pas être plus forts que le reste de la République. Vous n'êtes rien quand elle a dit: Je veux. Si vous résistez, des millions de bras sont prêts à vous anéantir."
Suit une tirade enflammée contre les "charlatans ecclésiastiques", où l'exagération de la haine aboutit au grotesque. "En vain la raison essayait de vous éclairer sur les crimes de ces imposteurs; en vain vous étiez témoins de leur vie impudique et licencieuse: il vous était défendu de voir, de sentir et de parler… Vous payiez pour venir au monde; vous payiez pour vous marier; vous payiez pour être enterrés; vous payiez pour ne pas être damnés… Depuis que vous n'en avez plus (de prêtres), êtes-vous plus à plaindre? L'ordre des saisons est-il dérangé? Etes-vous moins aimés de vos épouses, moins caressés par vos enfants? Les infirmités vous assiègent-elles davantage?…"
Voici enfin quelques passages de la péroraison: "Le nouveau tribunal révolutionnaire a mis la justice à l'ordre du jour. Citoyens des départements du Rhin, je vous en conjure encore, soyez Français, soyez républicains. Il est si doux de n'avoir aucun reproche à se faire. L'homme vertueux, le bon citoyen regarde la guillotine sans pâlir; l'égoïste, l'accapareur, l'agioteur, l'aristocrate frémit à chaque instant du jour. Citoyens, que cette comparaison, simple mais vraie, vous serve de leçon!… L'humanité, dans une crise révolutionnaire, ne consiste pas à être avare de sang, mais bien à répandre tout celui des coupables. J'aime mieux que l'on guillotine dix mille aristocrates, dix mille scélérats, que de voir périr un bon, un vertueux républicain. Anéantir le crime, c'est assurer le règne de la vertu… Hommes pusillanimes, hommes sentimentals de l'ancien régime, vous allez crier que je suis un tigre, un barbare, un cannibale enfin. Non, je suis un homme juste et peut-être plus sensible que vous; mais est-il question d'écouter sa sensibilité quand la patrie est au bord de l'abîme?… Par les moyens indispensables de rigueur, les départements du Rhin seront convertis à la République… mais si, contre toute attente, l'habitude de l'esclavage, le pouvoir du fanatisme, la corruption enfin étaient tels, que la République ne pût confier une de ses frontières les plus importantes aux citoyens de ces départements, vous concevez, citoyens, quel est le sort qui vous attend. Le sol fertile que vous habitez deviendra le partage des braves sans-culottes, et vous en serez chassés avec ignominie"[462].
[Note 462: Discours prononcé dans le Temple de la Raison… le 30 pluviôse… par le citoyen Boy. Strasbourg, sans nom d'impr., 15 p. 4°.]
C'était un langage d'une insolence pareille qu'on osait tenir à la population de notre ville! Pourtant, dès les premiers jours, elle s'était, dans sa grande majorité, prononcée pour les idées de liberté et, dans le moment même, elle donnait les preuves les plus convainquantes d'un ardent patriotisme[463]. Aussi l'on comprend aisément combien les déclamations furibondes de ces rhéteurs de bas étage ont dû exaspérer les Strasbourgeois d'alors, et leur ont fait saluer avec enthousiasme le jour heureux qui les délivra des tyrans, dont le contrôle inquisiteur et les dénonciations incessantes s'étendaient aux plus mesquins détails de leur existence privée. C'est ainsi qu'on dénonçait en ces jours mêmes, "certaine classe évaporée d'êtres du sexe féminin, was man gewöhnlich Jungfern in Strassburg nennt" qui, malgré l'arrêté fameux de Saint-Just, s'est remise à porter les vieilles coiffures locales. "Ces créatures, s'écrie la Gazette de Strasbourg, veulent prouver par leur costume suranné, gothique et servile qu'elles ne veulent pas être des républicaines. Fi!"[464]. Peu après, les autorités enjoignent à tout propriétaire d'un jardin de luxe d'avoir à ensemencer ses plates-bandes et ses massifs de pommes de terre, d'orge ou de trèfle, sous peine d'être traité de suspect[465]. Un autre jour on va jusqu'à défendre de "fabriquer toute espèce de pâtisserie, sous peine de confiscation, d'amende et d'être en outre déclaré suspect et traité comme tel"[466].
[Note 463: Rien de plus caractérisque d'ailleurs que les contradictions perpétuelles des personnages officiels de l'époque à ce sujet. Ainsi les administrateurs du Bas-Rhin vantent au Comité de salut public ce "peuple docile et bon", au moment même où Boy le dénonce. (Copie de la lettre écrite le 8 ventôse, an II, en réponse aux mensonges… d'un écrit intitulé: Euloge Schneider, etc. Strasb., Levrault, 7 p. 4°.)]
[Note 464: Strassb. Zeitung, 7 ventôse (25 février 1794). Bientôt les rigueurs de l'autorité suivirent les dénonciations bénévoles. Le directoire du district frappait d'une prison de huit jours les femmes qui n'auraient point honte de sortir sans cocarde, et, en cas de récidive, les déclarait suspectes. (Strassb. Zeitung, 21 germinal, an II)]
[Note 465: Délibération du directoire du district de Strasbourg, 19 ventôse (9 mars 1794). Heitz, 8 p., 4°.]
[Note 466: Délibération du directoire du département, 21 germinal, placard in-fol., sans nom d'impr.]
Heureusement que le vieux sanctuaire du moyen âge n'était pas toujours occupé par des orateurs aussi sanguinaires que celui qu'on vient d'entendre, ni aussi hostiles à tout sentiment religieux. On y réunissait, par exemple, le 8 germinal, les défenseurs invalides de la patrie, et les familles de ceux d'entre eux qui avaient péri, afin que l'officier municipal, commissaire aux secours, leur donnât les renseignements nécessaires pour être admis au bienfait de la loi du 21 pluviôse[467]. On y faisait entendre peut-être "la prière du républicain dans le Temple de la Raison" que publiait alors l'Argos[468], toujours encore prêt, malgré les mésaventures de Butenschoen, à prendre le parti du "défenseur des droits de l'homme, du confident des sans-culottes, de l'ennemi des prêtres, victime des despotes, du sage de Palestine, dont le coeur débordait d'un amour ardent pour ses frères" et qu'il présentait comme "le modèle des républicains"[469]. Mais cette tendance déiste, qui allait triompher bientôt à Paris et par suite à Strasbourg, et marquer l'apogée de la puissance de Robespierre, n'avait pas encore pour elle l'appui des puissants du jour et ses partisans strasbourgeois ne pouvaient donc empêcher l'oeuvre de vandalisme de suivre son triste cours. Dans les derniers jours de mars les administrateurs du district envoyaient une lettre à la municipalité, "portant qu'il existe plusieurs bâtiments publics en cette commune, qui blessent la vue du patriote par les signes de féodalité et de superstition qui les déshonorent; que la sphère de l'horloge du bâtiment ci-devant Saint-Guillaume est encore surmontée d'une fleur de lys pour marquer les heures, que le Temple de la Raison même en offre de trop marquants du côté de la chapelle ci-devant Saint-Laurent, pour ne pas choquer l'oeil du républicain; qu'enfin la tour est surmontée d'une croix qui ne peut convenir qu'aux temples du fanatisme."
[Note 467: Délibération du corps municipal, 8 germinal, an II (28 mars 1794), placard in-fol.]
[Note 468: Gebet für Republikaner im Tempel der Vernunft, Argos 6 germinal (26 mars 1794). Nous disons peut-être, car dans la lettre des "sans-culottes", Massé, Jung, Vogt et Wolff, qui se trouve au Livre Bleu, I, p. 192, la Propagande est catégoriquement accusée d'avoir proscrit la langue allemande au Temple de la Raison.]
[Note 469: Argos, 24 ventôse (14 mars 1794).]
Le corps municipal, évidemment partagé entre la crainte de se compromettre et le désir de ne pas mutiler davantage la Cathédrale, si éprouvée déjà, répondit par une délibération presque évasive.
"Sur le rapport fait par l'administration des travaux publics…, que les ouvriers sont continuellement occupés à enlever les croix des ci-devant églises, que pourtant il est très possible qu'il s'en trouve encore," la municipalité déclare qu'il "est très injuste de taxer l'administration de négligence"; qu'il a été adressé copie de la lettre du district à l'administrateur de la ci-devant fondation Notre-Dame, et que ce dernier a présenté des observations concernant l'enlèvement, observations approuvées par l'architecte inspecteur des travaux de la commune. Le corps municipal arrête en conséquence "que les inspecteurs des bâtiments de la commune seront de nouveau invités à faire les recherches les plus exactes et les plus scrupuleuses, pour découvrir tout ce qui pourrait se trouver en cette commune représentant des signes de superstition et de féodalité, et renvoie au District les pièces et le plan concernant l'enlèvement de la croix sur la flèche du Temple de la Raison, aux fins de décider si, d'après la loi sur la conservation des monuments qui intéressent les arts, ladite flèche doit rester intacte ou bien si la partie de l'architecture au-dessous du bouton est dans le cas d'être enlevée"[470].
[Note 470: Procès-verbaux manuscrits, 12 germinal an II (1er avril 1794).]
Un court sursis fut obtenu de la sorte; il ne s'était pas encore trouvé d'énergumène dans le Conseil pour proposer d'abattre cette flèche splendide, l'orgueil de notre cité. Mais le moment était proche où de pareilles discussions allaient être possibles, car un premier renouvellement du Conseil général de la Commune avait introduit, le 11 pluviôse, Téterel parmi les nouveaux officiers municipaux, et celui du 4 floréal allait lui donner pour un instant dans ce corps une influence considérable[471].
[Note 471: Listes officielles du Conseil général de la Commune de
Strasbourg, signées Rumpler. Strasbourg, 11 pluviôse, 4 floréal an
II, placards in-fol.]
XXIII.
L'énergumène dont nous venons de transcrire le nom, et qui faillit être plus néfaste à notre Cathédrale que tous les terroristes réunis, était un des nombreux aventuriers que la crise révolutionnaire avait attirés dans notre province. Antoine Téterel, né, dit-on, vers 1759 dans le Lyonnais, était un séminariste défroqué qui s'installa comme professeur de français et de mathématiques à Strasbourg, en 1789. Il s'appelait alors M. de Lettre, nom qui ne lui appartenait pas davantage, peut-être, que tant d'autres désignations nobiliaires usurpées par les hommes de lettres de l'époque[472].
[Note 472: Voy. les Notices de M. E. Barth dans la Revue d'Alsace, 1882, p. 540.]
Intimement lié avec les Laveaux, les Monet, les Simond, il devint, pour ainsi dire, leur commissionnaire attitré au club des Jacobins de Paris, ainsi qu'à la barre de la Convention Nationale. Son zèle fut récompensé par les représentants en mission et, à partir de l'automne 1793, nous le voyons figurer, à divers titres, dans la nomenclature administrative et judiciaire du Bas-Rhin.
Il tenait à faire preuve de civisme et, par des propositions extraordinaires, à se distinguer, même en pareil moment, parmi les extrêmes. C'est poussé sans doute par ce sentiment de vanité féroce qu'il en vint à faire dans la séance des Jacobins du 24 novembre 1793, la motion qui conservera son souvenir parmi nous, d'une façon peu flatteuse d'ailleurs. "Téterel, dit le procés-verbal, fait la motion de faire abattre la tour de la Cathédrale jusqu'à la plate-forme. Les Représentants et Bierlin, membre du club, appuient cette motion, par la raison que les Strasbourgeois regardent avec fierté cette pyramide, élevée par la superstition du peuple, et qu'elle rappelle les anciennes erreurs"[473]. Cependant, malgré l'appui des représentants du peuple, la motion ne fut pas adoptée dans son ensemble. On se contenta, nous l'avons vu, de détruire les statues qui couvraient la façade de l'édifice.
[Note 473: Heitz, Sociétés politiques de Strasbourg, p. 302.]
D'après une tradition constante[474], Téterel, nommé officier municipal, aurait repris la proposition, faite cinq mois auparavant au club, en modifiant quelque peu les considérants de sa motion sauvage. Devant ses collègues du Conseil municipal il ne pouvait décemment alléguer, comme un motif de démolition, l'amour des Strasbourgeois pour leur Cathédrale. On nous dit qu'il prétendit que l'existence de cette flèche altière blessait profondément le sentiment de l'égalité. Un seul membre l'appuya, au dire du bon Friesé, peut-être ce même Bierlin, qui déjà s'était proclamé son séïde. Cependant les autres élus de floréal n'osèrent pas repousser purement et simplement la demande de ce nouvel Erostrate. On ne saurait prétendre avec justice qu'ils ne s'intéressaient pas à la Cathédrale; nous en avons la preuve certaine dans un arrêté qu'ils prirent durant les derniers jours d'avril, sur la réquisition du Directoire du district, pour écarter de ses fonctions Daudet de Jossan, le receveur de l'administration de l'OEuvre Notre-Dame.
[Note 474: D'après les récits de Friesé (V. 330), Schnéegans, Strobel, etc. Mais nous devons dire, pour rendre hommage à la vérité historique, que nous n'avons point trouvé trace de cette nouvelle motion dans les procès-verbaux da Corps municipal, conservés aux Archives de la Mairie. Cela ne veut pas dire qu'elle n'ait point été faite, mais la preuve authentique n'en existe point.]
L'arrêté continuait en ces termes: "Considérant que la conservation du bâtiment de la ci-devant Cathédrale, aujourd'hui Temple de la Raison, exige par la nature de sa construction, une suite non interrompue de travaux et de soins, à quelles fins il existe un atelier particulier sous la surveillance d'un architecte-inspecteur, le Corps municipal arrête que, pour ne pas exposer à la dégradation ce monument de l'art, le Directoire du district sera invité à continuer cet atelier et cette surveillance de l'inspecteur, jusqu'à ce qu'il ait pris, aux mêmes fins, telles autres mesures qu'il jugera convenables"[475]. Néanmoins ils eurent recours à un subterfuge pour sauver l'édifice du danger dont le menaçait Téterel. Ils lui répondirent qu'une mesure de ce genre coûterait trop cher et ferait peu d'effet, et qu'on réveillerait bien autrement le civisme des populations en plantant le symbole de la liberté sur cette pyramide gigantesque, pour annoncer au loin la fin de l'esclavage aux populations rhénanes. Cette motion prévalut; il fut décidé que le bonnet des Jacobins serait arboré sur la croix, surmontant la lanterne, et vers la mi-mai, on hissa, non sans causer de nombreux dégâts, l'immense coiffure phrygienne en tôle, badigeonnée d'un rouge vif, jusqu'au sommet de l'édifice[476]. Les bras de la croix furent dissimulés derrière d'immenses guirlandes de feuilles de chêne, fabriquées du même métal. Pendant de longs mois, ce bizarre couvre-chef domina Strasbourg et les campagnes environnantes. Plus tard, après la Terreur, il fut réclamé par J.-J. Oberlin, l'infatigable bibliothécaire de la ville, et conservé parmi les curiosités historiques de la cité, à côté de la marmite des Zurichois et la vieille bannière strasbourgeoise. Beaucoup de nos contemporains l'ont encore contemplé sans doute, dans une salle du second étage du Temple-Neuf, avant qu'il ne s'abimât, comme maint autre souvenir, infiniment plus précieux, du passé, dans l'immense brasier du 24 août 1870.
[Note 475: Procès-verbaux du Corps municipal, 11 floréal (30 avril 1794).]
[Note 476: Hermann (Notices, I, p. 387) indique très catégoriquement la date du 4 mai comme celle où le bonnet rouge fut placé sur la Cathédrale; Schnéegans et d'autres ont répété cette date. Mais les procès-verbaux du Conseil municipal disent non moins catégoriquement que ces travaux ont été faits du 23 floréal au 5 prairial, c'est-à-dire du 12 mai au 13 juin. (Procès-verbaux manuscrits, 9 thermidor an II.)]
Cependant une réaction sensible allait se produire contre les saturnales du culte de la Raison. Le 24 février 1794, Hébert, le principal créateur de ce culte, Anacharsis Clootz, et leurs amis plus proches, périrent sur l'échafaud. Ils furent suivis, le 5 avril, par Danton, Camille Desmoulins, Chaumette et leurs partisans, sacrifiés comme les premiers, à la jalousie toujours en éveil de Robespierre. Dans sa chute, le fougueux tribun du club des Cordeliers entraîna l'un des anciens vicaires de l'évêque constitutionnel du Bas-Rhin, le député Philibert Simond, accusé d'avoir voulu "renverser la République et lui donner un tyran pour maître." Traduit devant le tribunal révolutionnaire, le 21 germinal, il fut guillotiné trois jours plus tard avec un autre membre de l'ancien clergé d'Alsace, l'ex constituant Gobel, évêque démissionnaire de Paris, et le général Beysser, de Ribeauvillé[477]. Pour mieux faire ressortir la turpitude de ses adversaires, pour faire diversion peut-être au sombre effroi qui saisit la Convention elle-même à cette recrudescence de la Terreur, Robespierre choisit ce moment pour organiser un culte nouveau. Dans la séance du 17 germinal, Couthon venait annoncer le dépôt prochain de rapports relatifs à la reconnaissance d'un Etre suprême, et Butenschoen s'écriait d'un ton lyrique, en donnant cette nouvelle aux lecteurs de l'Argos: "Je puis annoncer l'heureuse nouvelle que la Convention nationale s'est occupée de la création d'un culte divin, digne de citoyens libres; maintenant je puis m'écrier avec le vieillard Siméon: Seigneur, laisse partir ton serviteur en paix!"[478]. Le rédacteur de la Gazette de Strasbourg écrivait, lui aussi, quelques semaines plus tard, en parlant du rapport de Robespierre à la séance du 18 floréal: "La faction hébertiste, dont Schneider et ses acolytes étaient les partisans fanatiques, voulaient abrutir la nature humaine; cette faction infâme voulait abolir toute morale et arracher aux âmes toute pensée d'immortalité"[479].
[Note 477: Strassburger Zeitung, 27 germinal (16 avril 1794). Le Corps municipal décida, le 5 floréal, qu'on lirait, le décadi prochain, au temple de la Raison, le rapport fait à la Convention sur la conjuration de Danton, Desmoulins et leurs complices.]
[Note 478: Argos, 24 germinal (13 avril 1794).]
[Note 479: Strassburger Zeitung, 23 floréal (12 mai 1794).]
Puis des voix officielles, plus autorisées que celles de simples journalistes, se font entendre. C'est ainsi, pour ne citer qu'un exemple, que les administrateurs du district de Strasbourg s'adressent à la Convention pour "mêler leurs hommages à ceux de tous les bons citoyens", pour la féliciter "d'avoir consolidé à jamais l'édifice majestueux de la République" en reconnaissant l'Etre suprême, et d'avoir "terrassé, du sommet de la montagne, le monstre hideux de l'athéisme et ses déhontés partisans, qui voulaient laisser le crime sans frein et sans remords, la vertu sans récompense, le malheur sans consolations et sans espoir d'un meilleur avenir"[480].
[Note 480: Les administrateurs du district de Strasbourg à la Convention nationale. S. date ni nom d'impr., 4 p., 4°, dans les deux langues.]
Dans sa séance du quintidi, 5 prairial (24 mai), le Corps municipal décidait que "vu l'arrêté du Comité de Salut public du 18 floréal, qui ordonne que l'inscription Temple de la Raison au frontispice des édifices ci-devant consacrés au culte, sera remplacée par les mots de l'article Ier du décret de la Convention nationale du 18 floréal: "Le Peuple français reconnaît l'Etre suprême et l'immortalité de l'âme", le rapport et le décret du 18 floréal seront lus publiquement les jours de décade pendant un mois dans ces édifices"[481].
[Note 481: Procès-verbaux du Corps municipal, 5 prairial (24 mai 1794).]
En attendant qu'une grande cérémonie officielle vînt inaugurer cette quatrième transformation du culte public à la Cathédrale et réinstaller sous ses voûtes l'Etre suprême, ce "bon Dieu, auquel on permettait de nouveau d'exister", selon la spirituelle épigramme de Pfeffel, son nom s'y voyait invoqué déjà, lors de la fête célébrée le 12 prairial, pour commémorer la chute de la Gironde, qui "permit de respirer aux dignes représentants siégeant sur la montagne." Dès la veille, une sonnerie de trompettes avait annoncé, du haut de la plate-forme, cette réjouissance jacobine et le bonnet rouge au sommet de l'édifice avait "consterné les vils esclaves de l'Autriche"[482]. Une tentative d'assassinat, plus ou moins avérée, avait été faite naguère contre l'incorruptible idole des clubs; c'est ce qui explique comment les patriotes réunis à la Cathédrale jurèrent ce jour-là, sur la proposition de leur président, Lespomarède, de "surveiller de plus près les conspirateurs, les traîtres et les assassins", et remercièrent en même temps l'Etre suprême d'avoir protégé Robespierre et Collet d'Herbois "contre un monstre payé par Pitt, pour ravir au genre humain deux de ses amis les plus dévoués et les plus éclairés[483]."
[Note 482: Strassburger Zeitung, 13 prairial (1er juin 1794).]
[Note 483: Heitz, Sociétés politiques, p. 355.]
C'est au moment où le culte national, récemment institué, allait entrer en vigueur, que nous rencontrons sur notre chemin un nouveau témoin de la foi catholique. Parmi ceux qui, jadis, avaient officié dans l'enceinte de la basilique strasbourgeoise, se trouvait un jeune prêtre, natif de Châtenois, Henri-Joseph-Pie Wolbert, vicaire de la paroisse de Saint-Laurent et chapelain du Grand-Choeur. Bien que soumis à la déportation pour refus de serment, Wolbert avait refusé de quitter Strasbourg pendant la Terreur, pour y continuer en secret l'exercice de son ministère. Arrêté pendant la visite qu'il faisait à l'une de ses ouailles, traduit devant le tribunal révolutionnaire et condamné, sans débats, il mourut avec le courage serein d'un martyr[484]. Deux pauvres femmes, deux laveuses, qui l'avaient généreusement caché chez elles, Marie Nicaise et Catherine Martz, furent guillotinées le même jour que lui, comme ses complices; une troisième, plus heureuse, la couturière Marie Feyerschrod, ne fut condamnée qu'à la prison[485].
[Note 484: Schwartz, II, p. 354. Winterer, p. 254.]
[Note 485: Strassburger Zeitung, 16 prairial (4 juin 1794).]
Mais l'attention publique ne s'arrêtait pas longtemps, alors, à ces douloureux spectacles; c'est à peine si les journaux les mentionnaient en passant et les larmes qu'ils arrachaient sans doute aux âmes pieuses étaient obligées de couler en secret. D'ailleurs, tout se préparait pour la grande fête officielle, qui devait se célébrer à Strasbourg, comme à Paris, où Robespierre et ses adhérents intimes faisaient, on le sait, tous leurs efforts pour lui donner de l'éclat. Les autorités civiles et militaires de notre ville n'auraient pas mieux demandé que de "faire grand", elles aussi. Seulement l'argent manquait quelque peu dans les caisses publiques. Un des membres du Conseil municipal eut alors une idée lumineuse, ainsi rapportée dans les procès-verbaux: "Un membre ayant présenté une adresse aux citoyens de la commune, relative aux frais que pourraient occasionner les réparations et les décorations républicaines du temple de l'Etre suprême et le dépouillement des ornements ridicules de la superstition, le Corps municipal a approuvé cette rédaction et en a ordonné l'impression dans les deux langues et l'affichage"[486]. En même temps les poètes se mettaient à l'oeuvre; Auguste Lamey composait, sur la mélodie de vieux cantiques luthériens, ses Chants décadaires et faisait recommander par les journaux la vente du premier d'entre eux, A la fête de l'Etre suprême, aux habitants des communes rurales, à trois sols l'exemplaire[487]. Butenschoen, lui aussi, faisait imprimer un cantique, surmonté du bonnet phrygien et orné de la devise: Liberté, Egalité[488]. Dans l'Argos, un troisième versificateur entonnait un Hymne plus ou moins poétique, suivi d'exhortations en prose, d'un style fleuri, où l'on pouvait lire, entre autres, des phrases comme celle-ci: "Voyez ces sauveurs de l'humanité, levez vos regards vers Jésus et Socrate, vers Rousseau et Marat, tous ces grands coeurs dont vous connaissez le nom!"[489].
[Note 486: Procès-verb. manuscr, 16 prairial an II.]
[Note 487: Strassb.Zeitung,12 prairial (31 mai 1794).]
[Note 488: Zu Ehren des Höchsten, Strassburg, Lorenz und Schuler, 4 p., 18°.]
[Note 489: Argos, 18 prairial (6 juin 1794).]
Une autre manière de diminuer les frais de la fête, dont s'avisa la municipalité, fut d'inviter tous les citoyens à offrir à leurs frères indigents les moyens de se réjouir, eux aussi, durant le grand jour qui s'approche. Il faut avouer malheureusement que les procès-verbaux ne témoignent pas d'un grand empressement de la population plus aisée à répondre à cette invitation charitable. Une seule offre un peu considérable, à mentionner; c'est celle du citoyen J.-H. Weiler, qui envoie à l'Hôtel-de-Ville une lettre "portant que le Corps municipal ayant pris les mesures les plus sages pour rendre la fête consacrée à l'Etre suprême qui sera célébrée décadi prochain, la plus pompeuse et la plus touchante, et qu'il voit que les citoyens de cette commune qui depuis longtemps sont livrés à la dure privation de la viande, s'empressent de répondre à ces vues, et de reconnaître avec la municipalité l'Etre suprême et ses bienfaits; qu'il croit pouvoir augmenter l'allégresse de cette fête en s'offrant de distribuer gratuitement deux livres de viande à chaque famille, d'après le mode qui sera adopté par le Corps municipal, pourvu que cette distribution tourne au profit des seuls patriotes"[490]. Le Conseil accepte naturellement cette offre généreuse et charge le citoyen Grimmeisen de surveiller la distribution. Une mention honorable encore aux citoyens Dalmer et Weishaar, qui offrent quarante mesures de bière, devant être distribuées, par portions égales, au pied des quatre arbres de la liberté de la commune. Quant à des distributions de victuailles, faites par la municipalité elle-même, nous n'en avons point trouvé d'autre trace qu'une décision au sujet de trente livres de fromage offertes aux "enfants orphelins et à ceux de la Patrie, pour les faire participer à l'allégresse de la fête"[491].
[Note 490: Procès-verbaux du Corps municipal, 19 prairial (7 juin 1794).]
[Note 491: Procès-verbaux du 19 prairial an II.]
Le peu d'empressement du public aisé n'a point troublé cependant l'enthousiasme du rédacteur du procès-verbal officiel de la description de la fête de l'Etre suprême; il n'a aucun doute au sujet de la sincérité de l'élan général qui se manifeste dans cette journée du 20 prairial, et nous allons le suivre, en résumant son récit, afin de voir quel rôle la Cathédrale eut à y jouer. Dès l'aurore, une décharge d'artillerie annonce ce jour "d'allégresse publique". A huit heures, une seconde décharge donne aux citoyens le signal de se réunir à la Maison commune, pour aller de là au Temple de l'Etre suprême. "Une foule innombrable se pressait à l'envi de partager l'hommage sincère rendu au Père de l'espèce humaine, qui put en ce jour abaisser un regard de confiance sur des enfants tous dignes de lui, sur un culte, où son essence n'était point dégradée, qui n'était pas souillé par les mystères, la doctrine absurde et la coupable hypocrisie des prêtres." Des vétérans écartaient la foule compacte des spectateurs sans violence et "par le seul respect porté à la vieillesse par le Français régénéré." Une musique militaire ouvrait le cortège, puis marchait un "bataillon scolaire", formé de "jeunes citoyens"[492], puis encore de "jeunes citoyennes" vêtues de blanc, aux écharpes tricolores, des adolescents armés de sabres, les orphelins de la Patrie, et une foule immense de matrones, couronnées de fleurs, avec leurs enfants portant des bouquets et chantant des hymnes patriotiques.
[Note 492: Extrait des registres du Corps municipal du 12 messidor. Placard in-folio, imprimé dans les deux langues, avec remercîment spécial à ces jeunes citoyens et portant organisation de leur bataillon.]
La masse des citoyens, dont les rangs étaient unis entre eux par des guirlandes de feuillage, était suivie par toute une série de groupes professionnels ou politiques distincts. Des cultivateurs conduisaient une charrue, attelée de deux boeufs "au front panaché de rubans tricolores." Quatre citoyennes représentant les quatre Saisons, en guidaient une cinquième, la déesse de l'Abondance. Des militaires de toute arme portaient une petite Bastille, et "les citoyens occupés à l'extraction du salpêtre, des emblèmes annonçant que le ciel protège le peuple qui prépare la chute des rois et des oppresseurs de la terre." Plus loin l'on aperçoit la France, la Suisse, la Pologne et l'Amérique, représentées par des citoyens vêtus des costumes propres à ces pays, et "paraissant dans leur allégresse, nourrir l'espérance certaine du bonheur qui plane sur ces contrées." En avant de la Société populaire marchent, portant des branches de laurier, "les citoyennes occupées à la confection des effets de campement des armées", puis des femmes encore, la Liberté, la Justice, l'Egalité, la Félicité publique. Les Jacobins suivaient, portant les bustes des martyrs glorieux de la liberté, et accompagnés des "citoyennes habituées à fréquenter leurs tribunes." Le cortège était terminé par les autorités civiles et militaires, qui s'avançaient, au milieu d'une double rangée de canonniers, à travers les rues ornées de banderolles tricolores et de guirlandes de fleurs, "formant un coup d'oeil que l'âme attendrie savourait avec délices."
C'est ainsi que le peuple de Strasbourg se portait vers le Temple de l'Etre suprême, "dépouillé des vestiges impies du sacerdoce." La place et les portails avaient été ornés d'arbres et l'intérieur de la Cathédrale était arrangé en vaste amphithéâtre, capable de recevoir une foule immense. Au milieu s'élevait sur une montagne un autel de forme antique, où étaient gravées en bas-relief les principales époques de la Révolution. Sur cette montagne "les jeunes citoyennes viennent déposer leurs fleurs, leurs gerbes et leurs fruits, mais elles en sont elles-mêmes le plus bel ornement. Un parfum suave, jeté par leurs mains pures, s'élève vers la voûte; un doux saisissement, un saint respect préparaient le silence nécessaire dans une aussi nombreuse assemblée…" Une fanfare de trompettes annonce alors l'ouverture de la cérémonie, puis "une symphonie mélodieuse élève les âmes vers l'auteur des êtres", et un poète, inconnu pour nous, vient déclamer une Ode à L'Etre suprême:
…Etre infini, ton culte est le règne de l'homme.
Tu voulus sa grandeur, non le pouvoir de Rome;
L'homme libre élevant vers toi son front serein
T'offre le pur encens des vertus de sa vie.
Lorsque l'esclave impie
Rampe au pied de Terreur, du marbre et de l'airain…
Dieu de la liberté, du peuple et du courage.
Les prêtres et les rois nous voilaient ton image;
Nous voulons t'adorer loin des prêtres, des rois.
Nous avons retrouvé tes traits dans la nature;
Sa voix fidèle et pure
A dicté nos devoirs, notre culte et nos lois!
Espérons que la musique d'Ignace Pleyel, l'ex-maître de chapelle de la Cathédrale, présentait plus d'attraits que ces vers médiocres. Il avait été mis à contribution, lui aussi, pour la cérémonie de ce jour. "Pleyel, dit notre procès-verbal, devenu agriculteur depuis que la Révolution a ramené l'amour des champs…, inspiré par un sujet aussi beau, avait composé une pièce brillante et majestueuse, dont les paroles, extraites de la Journée de Marathon, étaient chantées par un choeur nombreux de jeunes citoyennes, unissant les grâces de leur âge au civisme et à la vertu."
Ces "harmonieux accords" sont interrompus par le discours d'un orateur, également anonyme, qui dépeint à la foule "les dangers de la doctrine aride de l'athéisme, en intéressant tous les coeurs sensibles à l'existence de la divinité." Mais nous ne nous arrêterons pas aux flots de rhétorique dont il inonda son auditoire, non plus qu'à la harangue analogue du représentant du peuple Lacoste. De nouveaux choeurs se font entendre et les masses qui se pressaient sous la voûte du temple, se séparent enfin "dans un enthousiasme général"[493] en entonnant cette dernière strophe:
"Potentats, qui sur la terre
Tremblez dès l'aube du jour,
Votre impuissante colère
Va vous perdre sans retour;
Vous voulez réduire en cendre
Le sol de la Liberté;
Dans la tombe il faut descendre
Et croire à l'Egalité."
[Note 493: Sur cet enthousiasme, plus ou moins général, voy. aussi la Strassburger Zeitung, 21 prairial (9 juin 1794).]
Ce que fut la fête, au sortir de la Cathédrale, nous ne le savons que par les derniers mots du procès-verbal. "L'indigence, dit-il, en rentrant dans ses foyers, y trouva un repas frugal…. le civisme fit couler, sur le soir, une boisson saine aux pieds des divers arbres de la liberté. Une partie de la nuit se passa encore en fête et en allégresse. Le bonnet rouge placé sur la pointe extrême de la tour du temple, que l'on avait illuminée, paraissait dans l'ombre une étoile flamboyante, proclamant les droits du peuple et le bonheur du monde" [494].
[Note 494: Procès-verbal et description de la fête de l'Etre suprême célébrée le 20 prairial. Strasbourg, Dannbach, 16 p., 8°. Signé par le maire et tout le Corps municipal, ce document a été rédigé sans doute par le citoyen Doron, secrétaire-greffier adjoint.]
Dès le lendemain, le corps municipal était mis en devoir d'examiner la carte à payer. Deux mémoires, l'un de 130 livres 60 centimes, l'autre de 1377 livres 35 centimes, lui étaient présentés par les entrepreneurs chargés de "dépouiller le Temple de l'Etre suprême des ornements ridicules de la superstition" [495]. Le 24 prairial paraissait un nouvel appel du comité chargé de réunir les fonds pour couvrir cette dépense et pour orner la Cathédrale "d'emblèmes républicains" [496]. Les citoyens Labeaume, Zabern, Fischer, Dietsch, Chenevet et Læmmermann y exprimaient leur vive douleur de ce que "beaucoup de citoyens restent froids vis-à-vis de l'émotion universelle produite par la fête décadaire… Voulez-vous être égoïstes? Non, alors déposez votre offrande sur l'autel de la patrie!" Personne n'aimait alors à passer pour égoïste; trop de gens avaient été conduits dans les prisons strasbourgeoises comme suspects de ce crime. Aussi finalement la souscription volontaire atteignit-elle le total fort honnête de 34,406 livres en assignats [497]. C'est sur ce fonds patriotique que furent réglés les mémoires mentionnés plus haut; c'est avec cet argent aussi que l'horloger Maybaum dut construire l'horloge décadaire réclamée par Téterel pour la tour de la Cathédrale [498] et que furent renouvelés les quatre drapeaux tricolores, fort usés déjà, ornant les tourelles de la flèche. Ils furent choisis "de l'étoffe la plus solide" pour pouvoir "continuer à annoncer les victoires que remportent les troupes de la République sur les esclaves des despotes coalisés"[499]. Enfin, plus tard encore, le jour même où tombait Robespierre, le Conseil municipal soldait un dernier compte, et le plus considérable de tous, toujours sur le même fonds des contributions volontaires. "Vu, disait la délibération, l'état des frais occasionnés par la construction d'un bonnet rouge et de quatre guirlandes, servant d'ornement à la tour du temple dédié à l'Etre suprême, ouvrages faits depuis le 23 floréal dernier jusqu'au 25 prairial, appuyés des pièces justificatives nécessaires, ledit état présenté par Burger, maçon, spécialement chargé de l'inspection desdits ouvrages, qui se monte à la somme de 2991 livres 68 centimes.
[Note 495: Procès-verbaux manuscrits, 21 prairial (9 juin 1794).]
[Note 496: Procès-verbaux du Corps municipal.]
[Note 497: Strassburger Zeitung,29 prairial (17 juin8 prairial (27 mai 1794). Maybaum s'engagea 1794).]à la livrer en quatre ou cinq mois, si on lui fournissait des ouvriers et les matières premières.]
[Note 498: Friese, V. p. 330.]Téterel fut délégué pour lui fournir du fer et du charbon. (Procès-verbaux, 1er messidor [19 juin 1794]).]
[Note 499: Procès-verbaux du Corps municipal, 15 messidor (3 juillet 1794).]
"Et sur les observations faites par l'administrateur des biens publics que les citoyens Karth, négociant, Galère, tapissier, et Burger, maçon, satisfaits d'avoir contribué à la décoration dudit temple, renoncent au payement qu'ils auraient à réclamer; ouï l'agent national,
"le Corps municipal arrête qu'il sera payé audit citoyen Burger le montant de l'état, portant la somme de 2991 livres 68 centimes, contre quittance valable, sur les fonds provenant des dons des habitants de cette commune, pour décorations républicaines du Temple dédié à l'Eternel; arrête en outre qu'il sera fait mention civique au procès-verbal du don généreux des citoyens Burger, Galère et Karth"[500].
[Note 500: Procès-verbaux du Corps municipal, 9 thermidor (27 juillet 1794).]
Nous ne nous arrêterons pas longuement aux fêtes civiques qui suivirent celle du 20 prairial. Il semblerait que durant cette époque immédiatement antérieure à la fin de la Terreur, on ait tenté d'étouffer la conscience publique révoltée, sous le bruit des acclamations officielles et des réjouissances publiques et de cacher ainsi le spectacle hideux de la guillotine fonctionnant sans relâche sur la place de la Révolution. Le 20 messidor, la Cathédrale était illuminée pour célébrer les victoires de la république aux Pays-Bas[501] et l'on dansait au Broglie ou plutôt sur la place de l'Egalité. Six jours plus tard, les autorités civiles et militaires convoquaient la population strasbourgeoise au temple de l'Etre suprême pour célébrer l'anniversaire du 14 juillet 1789. Un cortège, analogue à celui que nous venons de décrire, partait du champ de la Montagne, vulgairement dit Finckmatt, portant les bustes de Marat, de Châlier et de Lepelletier, pour aboutir à la Cathédrale, où les discours alternèrent avec des chants patriotiques et un hymne spécial du citoyen Labartasse. Un banquet frugal était offert ensuite aux défenseurs de la patrie, mutilés dans les combats, et la fête se terminait par une représentation gratuite au théâtre[502].
[Note 501: Strassburger Zeitung, 22 messidor (10 juillet 1794).]
[Note 502: Plan de la fête du 26 messidor, Strasbourg, Dannbach, 8 p., 8°.—Voy. aussi le compte rendu de la Strassburger Zeitung, 28 messidor (16 juillet 1794).]
Cette mise en scène d'un lyrisme aussi froid que pompeux, n'empêchait pas le sang de couler en province, tout comme à Paris. Le lendemain même du jour où les "groupes d'adolescents" de Strasbourg avaient chanté:
"Nourris de civisme et de gloire,
Notre coeur n'est pas corrompu.
Nous croissons près de la victoire,
Parmi des leçons de vertu,
Affranchis de l'horreur profonde
Qu'éprouvaient nos tristes ayeux…"
ils pouvaient assister, sur la place d'Armes, au spectacle de l'exécution d'une vieille femme de soixante-quatre ans, nommée Françoise Seitz, traduite devant le tribunal révolutionnaire pour avoir distribué des brochures royalistes à des soldats de l'armée du Rhin, et condamnée, puis guillotinée, le jour même, à cinq heures du soir. C'étaient là sans doute aussi les "leçons de vertu" chantées par le poète![503].
[Note 503: Strassburger Zeitung, 29 messidor (17 juillet 1794).]
Mais c'est surtout dans le langage des représentants du peuple en mission dans nos départements, que l'on pouvait constater la recrudescence terroriste de ces dernières semaines qui précèdent la chute de Robespierre[504]. La proclamation du 4 thermidor, publiée à Strasbourg par Hentz et Goujon, atteint, si elle ne dépasse pas en violence, les arrêtés de Lebas et Saint-Just: "Instruits par leurs propres yeux de l'état déplorable où se trouve l'esprit public dans les départements du Haut et Bas-Rhin… que là… les prêtres exercent un empire révoltant, tiennent les citoyens dans une oisiveté scandaleuse, pendant plusieurs jours des décades, sous prétexte du culte religieux, tandis que la terre demande des bras…; qu'ils profitent de cette oisiveté qu'ils commandent, pour prêcher la révolte, corrompre les moeurs et exciter le désordre[505].
[Note 504: Il faut dire qu'ils étaient stimulés par les Jacobins de Strasbourg. La lettre des administrateurs du département du Bas-Rhin, datée du 14 messidor (Livre Bleu, I, p. 169), réclamait précisément la mesure prise par les représentants.]
[Note 505: Le motif principal de la colère des représentants était le renversement d'un arbre de la liberté à Hirsingen, dans le Haut-Rhin.]
"Que l'ignorance et la superstition sont telles dans ces départements que le peuple est toujours sous le despotisme et méconnaît la révolution… qu'il est prouvé par une foule de renseignements que les prêtres conspirent contre la patrie… qu'ils séduisent les femmes et corrompent les moeurs, qu'ils machinent en secret la contre-révolution, qu'ils ont tous dans le coeur, même quand ils parlent de leur attachement aux lois, langage équivoque dans leur bouche…
"Que le résultat de leurs manoeuvres dans ces départements est une ignorance totale des lois de la liberté… qu'un autre résultat non moins funeste de ces prédications audacieuses et fanatiques est un relâchement de l'esprit public…
"Les représentants du peuple arrêtent: Tous les prêtres des départements ci-dessus désignés seront sur-le-champ mis en arrestation et conduits à la citadelle de Besançon, où ils seront enfermés et traités comme gens suspects"[506]…
[Note 506: Les représentants du peuple envoyés près les armées du Rhin et de la Moselle. Strasbourg, 4 thermidor, grand placard in-folio, dans les deux langues, s. nom d'impr.]
Cet arrêté qui, d'un trait de plume, et sans examiner la situation personnelle des individus qu'il frappait, déclarait suspects tous les ministres des cultes, les protestants et les israélites aussi bien que les prêtres constitutionnels, est la mesure la plus radicale peut-être qui ait été prise dans notre province contre la libre manifestation d'un sentiment religieux quelconque. La chute inopinée des terroristes à Paris empêcha de mettre partout à exécution la mesure ordonnée par Hentz et Goujon et confiée par eux aux bons soins du général Dièche, le piteux ivrogne auquel était confiée pour lors la sécurité de Strasbourg. Mais de nombreux ecclésiastiques de tous les cultes furent traînés néanmoins dans les cachots de la citadelle de Besançon[507].
[Note 507: Voy. Winterer, p. 183-188, et pour les pasteurs protestants et les ministres officiants israélites les lettres du pasteur Gerold. de Boofzheim, l'une des victimes, publiées par nous. Bilder aus der Schreckenszeit. Strassburg, Bull, 1883, 18°.]
La seule chose qui puisse nous étonner dans le langage des deux proconsuls, c'est qu'ils reprochent aux autorités départementales une "honteuse inertie" vis-à-vis de ces désordres imaginaires ou réels, et les accusent de ne pas "appesantir la hache vengeresse des lois sur le méchant qui conspire." Les administrateurs du Bas Rhin, tout au moins, ne méritaient pas ce reproche; leur langage était d'un jacobinisme à satisfaire les plus exigeants, du moins dans le domaine religieux. Qu'on écoute plutôt ce qu'ils écrivaient à Hentz et à Goujon, en date du 7 thermidor:
"L'ancien orgueil des jongleurs chrétiens avait fait élever des clochers insolents sur les édifices consacrés à leurs billevesées religieuses. L'oeil stupide du peuple s'était accoutumé à voir avec respect ces monuments de la superstition et de son esclavage. Aujourd'hui… rien de ce qui peut en perpétuer le souvenir ne doit exister dans une terre libre. Ordonnez donc, citoyens représentants que tous les clochers et tours soient abattus, excepté cependant ceux qui, le long du Rhin, seront reconnus être utiles aux observations militaires, et celui du temple dédié à l'Etre suprême, à Strasbourg, qui présente un monument aussi hardi que précieux et unique de l'ancienne architecture[508]…
[Note 508: Téterel dut être furieux de cette restriction, faite par des hommes qu'il regardait comme ses émules; elle s'explique par le fait qu'il y avait au Directoire quelques administrateurs, Strasbourgeois de naissance.]
"Cette opération fera le plus grand bien au moral des citoyens… elle épurera l'horizon devant les âmes fortes qui ne voient que la pureté du culte de l'Etre suprême, elle portera un dernier coup à l'aristocratie, et au prestige funeste des prêtres…. Plus de clochers, plus d'insultes à l'égalité, plus d'aliment à la faiblesse ou au crime!"[509].
[Note 509: Livre Bleu I. p. 172.]
Cette pièce était signée Ulrich, président, Sagey, Carey, Rivet et Barbier, secrétaire général. Peut-être bien les députés de la Convention auraient-ils tâché de satisfaire les pétitionnaires, si le temps ne leur avait manqué. On sait ce qui arriva. Le 10 thermidor, alors qu'on célébrait à Strasbourg la fête de Barra et Viala, conformément au décret de la Convention du 23 messidor[510], la tête de Robespierre tombait à Paris sous le couperet de la guillotine, et sa mort mettait fin à la crise terroriste, contre le gré de bon nombre d'entre ceux qui s'étaient coalisés contre la dictature et le dictateur. La nouvelle en arriva relativement tard à Strasbourg ou, du moins, n'y fut regardée comme authentique qu'après des hésitations prolongées; ainsi c'est le 15 thermidor seulement (2 août) que la Gazette de Strasbourg enregistra la condamnation de Robespierre et de ses "complices"[511].
[Note 510: Hymnes qui se chanteront à la fête de Barra et Viala, célébrée à Strasbourg, le 10 thermidor. Strasbourg, Dannbach,8 p., 8°.]
[Note 511: Strassburger Zeitung, 15 thermidor (2 août 1794).—Il courait alors à Strasbourg des bruits insensés sur Robespierre. Le même journal, dans son numéro du 26 thermidor, racontait qu'il "avait voulu obtenir de force la main de la jeune Capet, pour être plus facilement reconnu par les puissances étrangères."]
Monet, le fervent admirateur du héros jacobin vivant, s'empressa de joindre ses imprécations contre le "monstre" terrassé, à celles de tant d'autres, terroristes comme lui. Dès le 14 thermidor, il réunit le Conseil général de la commune de Strasbourg en séance publique extraordinaire, pour lui faire voter une adresse à la Convention nationale, flétrissant "les complots liberticides" des traîtres qui avaient prétendu "asseoir leur tyrannie sur les débris sanglants de l'autorité nationale." Les citoyens des tribunes furent invités à signer également cette adresse et "se précipitant dans l'enceinte, présentèrent dans cet accord civique, le spectacle le plus touchant aux républicains, qui y trouvèrent dans ce moment de crise un délassement pour leur âme affaissée"[512]…
[Note 512: Extrait des registres du Conseil général, 14 thermidor,
Strasbourg, Dannbach, 4 p., 4°.]
Ce n'était pas sans raison que les citoyens de Strasbourg témoignaient d'une joie assurément sincère en félicitant la Convention de la chute du "tyran". Ils pressentaient que le chef de la Montagne une fois abattu, ses sectateurs en province tomberaient bientôt à leur tour et que Robespierre, Saint-Just et Lebas entraîneraient à leur suite leurs valets et leurs courtisans locaux, les Honet, les Téterel, les Mainoni et tous les héros de la Propagande. Cet espoir ne devait pas les tromper.