La Cendre: Roman
On servait le déjeuner. Ils commencèrent à manger.
Mme Lozières s'animait peu à peu, causait gaiement, sans aucune gêne maintenant; mais à mesure que le repas avançait, Mareuil se demandait comment il allait passer de cette conversation amicale et confiante, de ces plaisanteries cordiales, au reste, au dramatique reste, à ce qu'il voulait faire là, ici même, tout à l'heure ...
Dans l'intervalle, il voyait une sorte d'abîme infranchissable et noir, toute la profondeur de l'impossible; et, à son tour, il avait peur.
Il essayait de se représenter les mouvements à accomplir, ce peu de chose que cela est, matériellement, de renverser une femme, de la saisir,—ce qu'il avait tenté une fois, rue Galilée, par instinct:
«Toc! je l'embrasse!... Bon!... Et puis, je la serre ... et puis, ftt!...»
Mais il restait hésitant, intimidé. Il lui manquait cette fougue intrépide d'amour, de désir ou de haine qui aide à commettre aisément les violences; et c'était en lui les reculs du criminel qui raisonne, le respect de la victime, les lâches angoisses de la préméditation.
Avec Mme Hardouin? Avec Mme Hardouin, oh! c'avait été plus vite enlevé, chez lui, tout de suite, sans trac ni commentaires! Il l'avait prise, comme on tue, dans un accès de folie silencieuse.
Il songeait, en rapprochant:
«Nom d'un bonhomme! je ne suis pas brillant!»
Et, pour s'enhardir, il se mit à boire, à vider et à remplir son verre aussitôt vidé.
Mme Lozières s'en aperçut:
—Vous supportez bien le champagne?
—Comme un Suisse! fit Mareuil.
Puis, afin de détourner les soupçons, il ajouta:
—D'ailleurs, ce n'est rien à côté du Grand Cob!
—Le Grand Cob?
—Oui, Gendrey, un de mes amis ... Tenez, une nuit, je l'ai vu boire, à un souper, en une heure, trois bouteilles de Mümm!
—Et après?
—Après, dame, il était un peu raide ... Pas davantage ...
—Et pourquoi l'appelle-t-on le Grand Cob?
Mme Lozières voulait des explications détaillées sur Gendrey, ses mœurs, son entourage. Gilbert les fournit.
Elle disait:
—C'est très amusant ... très amusant, ces histoires!
Et elle riait en se renversant un peu sur le divan rouge.
Mareuil continuait, accumulait les anecdotes, très en verve; et, comme il la regardait rire, il distingua dans ses yeux bruns tachetés d'or non plus l'odieux regard d'âme, de tendresse qu'il craignait tellement, mais un vague éclat sensuel, cette langueur involontaire et rêveuse qui naît de la griserie.
Il éprouva comme un choc au cœur, une palpitante sensation de courage, d'énergie, et, emplissant de kummel le petit verre placé devant Mme Lozières, il lança hâtivement:
—Ce kummel est au-dessous de tout... Chez moi, vous en boiriez de bien meilleur!... Avouez que chez moi, sous tous les rapports, nous serions mieux!...
Elle répondit sans s'offenser:
—Et votre promesse?
—Ma promesse! Certes, je m'en souviens ... Certes ... Seulement, à la longue, je me désole, je m'irrite ...
Elle implora doucement:
—Oh! ne prenez pas votre air méchant ... Ne parlons plus de cela ... C'est inutile ... Je vous ai déclaré que j'aimais mon mari, et ...
Mareuil l'interrompit:
—Votre mari! Votre mari! Mais pensez-vous qu'il rigolerait, votre mari, s'il vous voyait ici?
Elle le contempla avec une mine effarée, tout interdite de cette sortie grossière, presque prête à pleurer, et balbutia:
—Qu'est-ce que vous dites?... Qu'est-ce que vous avez dit?...
Il rejeta sa chaise, et, s'asseyant près de Lucie, sur le divan:
—Ne faites pas attention!... Je suis une brute, un malotru ... Je n'ai rien dit. Aussi, c'est votre faute ... Pourquoi m'affolez-vous par vos refus, après ce qui s'est passé un jour entre nous, après ces baisers, ces caresses?... Je n'ai pas oublié, moi!... J'en deviens fou, je vous assure!...
Il la fixait de ses yeux allouvis, la face contractée de désirs, de tous ces désirs si longtemps contenus, et qui, dans l'ombre de ce cabinet, à côté d'elle, sous l'entraînement du vin, de la facilité proche, se déchaînaient, réclamaient leur droit, leur pâture.
—Oh! je vous en prie, vous viendrez, n'est-ce pas? supplia-t-il en posant sa main sur celle de Lucie.
Elle fit le geste de la retirer, mais ce fut comme un de ces imprudents mouvements d'effroi qui, dans une cage, décident de la fin du dompteur.
Mareuil, la voyant échapper, l'avait, d'un élan furieux, saisie, et il l'embrassait fiévreusement, sans un mot, sans une excuse.
Elle fléchissait entre ses bras:
—Mais c'est indigne!... Oh! Gilbert!... Vous aviez juré!... C'est indigne!
Elle s'était cramponnée à la nappe. Elle lâcha prise. Il y eut un grand fracas de verres brisés, de vaisselles entrechoquées. Elle succombait.
—Vous me pardonnez? chuchota Mareuil, qui surveillait anxieusement son réveil.
Elle inclina lentement la tête. Puis elle marcha vers la fenêtre, et resta quelques instants à examiner le paysage, la campagne effacée sous la pluie tombant toujours.
Gilbert s'était approché et avait glissé son bras sous celui de Mme Lozières.
Elle le pressa contre son buste tiède et mouvant encore.
Alors, ne sachant que dire, il interrogea:
—Voulez-vous partir?
—Je veux bien!
Il sonna pour l'addition, et, la voiture avancée, ils reprirent la route de Paris, le long des allées latérales, par crainte de rencontrer du monde.
La pluie ne cessait pas, fouettant la capote, fouettant leurs visages, formant dans le tablier de cuir des petites flaques noires que Mareuil secouait distraitement. Et, sur leur chemin, c'était un vivant frémissement de boue, une permanente giclée de boue jaune et gluante, comme les lambeaux de quelque être jaunâtre, qu'ils auraient écrasé en passant.
Mareuil se sentait affreusement triste. Il se rappelait le jour où Mme Hardouin s'était donnée à lui, l'atmosphère de triomphe dans laquelle il avait vécu, les dernières heures de ce jour-là, et plusieurs jours après. Aujourd'hui, non, il n'éprouvait pas cette joie intense, ce gonflement d'âme extraordinaire et délicieux. Mais plutôt une prodigieuse lassitude, au souvenir des deux mois écoulés, de ces deux mois consacrés à des espionnages, à des correspondances mystérieuses, à des ruptures, à des supplications serviles, à des stratagèmes rabaissants.
«Quel métier! Et tout cela, pour arriver à quoi, en somme?»
Mme Lozières se serrait contre lui et dit tout bas:
—Je vous aime infiniment!
Il répondit:
—Eh bien! Et moi, est-ce que vous croyez que je ne vous aime pas?
Jusqu'à Paris ils ne parlèrent plus. Quelquefois seulement, la main de Lucie étreignait sa main davantage, et il lui rendait machinalement cette étreinte.
Près de l'Arc de Triomphe, elle descendit, promettant de venir le lendemain chez lui.
La voiture repartit aux allures vives, mais, en tournant le boulevard Malesherbes, elle eut un arrêt brusque. Elle avait failli renverser un vieillard à barbe blanche qui, maintenant, se hâtait vers le refuge du trottoir.
Mareuil le reconnut:
«C'est Bourgueil ... Le pauvre vieux!... Il marque mal, en civil!»
Il revoyait l'illustre peintre dans son costume vert de membre de l'Institut, avec la barre oblique du grand cordon rouge de la Légion d'honneur, l'épinglette de croix scintillantes gagnées années par années—tel qu'il l'avait vu, à un enterrement officiel, quelques semaines auparavant; et il pensa:
«Il n'a pas dû perdre beaucoup de temps à Ville-d'Avray, celui-là!»
Il songeait aussi à la vie laborieuse de certains de ses camarades, aux ateliers où ils s'emprisonnaient tout le jour, à ces ateliers mornes et austères comme des cellules, où rien ne distrait de l'idéal cherché, où par les vitres dépolies rien ne vient du dehors que la lumière du ciel.
«Peuh! C'est l'ambition qui les tient, la vanité!... Pas grand'chose, encore!»
Les paroles de Brévannes lui revinrent à l'esprit: «Moquez-vous donc de la gloire, faites donc ce qui vous amuse!»
Il se les redisait en souriant; puis, soudain, il murmura avec découragement:
«Oui, mais voilà! Est-ce que cela m'amuse?»
VII
Entre une femme à son premier adultère et une femme ayant cédé à plusieurs amants, il n'y a pas grande différence. C'est immédiatement, chez les novices, la même astuce, la même liberté d'expressions et de gestes, la même dépravation que chez les anciennes. On dirait qu'avant la faute les plus honnêtes avaient de l'adultère un sens secret, une habitude atavique et cachée qui n'attendait que la chute pour se révéler; et, dès les débuts de l'abandon, on voit ces dames se mouvoir sans répugnance dans leurs fonctions nouvelles, comme de jeunes canetons s'ébattant naturellement dans la croupissure des mares.
Gilbert sut d'abord gré à Mme Lozières de cette prompte métamorphose.
Elle venait chaque après-midi chez lui, toujours gaie, toujours affectueuse, ne mentionnant jamais ni mari, ni remords, et pleine d'ardeurs complaisantes.
Parfois, tandis qu'il se rhabillait, elle se mettait au piano, vêtue seulement de ses fines lingeries blanches, les cheveux dénoués, retombant en masses d'or sur ses épaules nues, et elle chantait.
Ses doigts effleuraient à peine les touches, les frôlaient comme des cordes de harpe, laissant le dessus à sa voix amoureuse et chaude. Elle chantait des mélodies de Massenet, de Gounod, des airs énervants et sensuels où la tendresse gémit sur le ton des désirs.
Et Mareuil, se recoiffant devant la glace qui la reflétait, pensait:
«Il n'y a pas à dire, elle est charmante!... Quel succès elle aurait ainsi, dans le monde!...»
Pourtant, il n'atteignait pas souvent à ces remarques admiratives, et plus il connaissait Mme Lozières, au contraire, plus il se sentait mécontent et déçu.
Certainement, elle était charmante, tout à fait charmante de corps, d'esprit, d'élégance. Elle causait ingénieusement, drôlement, d'une manière sautillante et comique, aussi bien que Mme Hardouin, sinon mieux. Elle se montrait envers lui une maîtresse dévouée, docile, une maîtresse parfaite.
Mais il fallait, pour l'apprécier, qu'il fût près d'elle, tout près, chez lui, sous l'influence directe de ses caresses, de ses baisers, de sa fraîche beauté.
Autrement, il avait la sensation d'être seul, libre, sans passion, sans compagne d'âme.
Il se rendait rue Fortuny, l'esprit tranquille, avec cette démarche paisible et traînarde qu'on a pour faire une course, une visite due.
Puis, Lucie partie, il lui semblait, au bout de quelques minutes, qu'elle s'effaçait, disparaissait de sa pensée derrière un voile montant d'indifférence et de néant. Rien ne lui demeurait de l'avoir vue, de compter la revoir; et les heures d'amour terminées, il se trouvait dans la rue, comme un employé au sortir du bureau, inactif, désœuvré, insoucieux de la besogne du jour ou de celle du lendemain.
Il se souvenait alors de ce qu'il ressentait au temps de Mme Hardouin, au temps de cette Jack dont l'image pâlissait graduellement en sa mémoire comme l'image d'un mauvais démon défunt. C'était, après les rendez-vous, des retours glorieux, des soirées passées, dans le silence de l'atelier, à revivre l'honneur enivrant de l'avoir possédée, des rêveries continues vers elle, une poursuite imaginaire de sa personne dans des théâtres, des salons supposés,—ou encore de longues veillées employées à dessiner des bibelots qu'il lui commanderait, des bibelots rares et uniques, où la matière serait presque signée de sa tendresse inventive.
Et lorsqu'il comparait au présent, il en voulait un peu à Mme Lozières de le laisser, loin d'elle, tellement calme, inoccupé, comme si la jeune femme eût manqué à un pacte, violé les conditions de leur engagement.
Mais bientôt, quelque chose de plus grave commença à l'inquiéter.
Il s'était présenté à Mme Lozières comme un chevalier exceptionnel et passionné, un personnage héroïque de roman d'amour; et, à tout instant, il oubliait son rôle, il lâchait des phrases maladroites qui décelaient la froideur de ses sentiments, tout son égoïsme d'homme qui désirait sans beaucoup aimer.
Elle le regardait avec stupeur:
—Comme vous êtes ironique!... Vous! Un amant! C'est vous qui dites cela?...
Il s'excusait, corrigeait ses paroles, et le lendemain, par négligence, recommettait les mêmes erreurs.
Ou bien—et c'était pis—il se rappelait son rôle. Il le débitait, il le jouait, comme un rôle de théâtre, avec les lacunes de souvenir qu'on a en scène, ces durs moments où l'on cherche ses mots, la suite de la tirade. Il balbutiait, bafouillait, terminait par une plaisanterie, et toujours il restait agacé de s'entendre réciter ces déclarations vaines, ces théories mensongères, écœuré de toute cette parodie de passion où il s'était si étourdîment contraint.
Il finit par s'effrayer des rendez-vous comme d'un examen à subir. Il ne se décidait à y aller qu'à la dernière minute; et fréquemment il arrivait en retard. Dès le seuil, il apercevait, blottie piteusement en un coin de la chambre, Mme Lozières, gardant encore ses gants, son chapeau, sa voilette, n'ayant osé se dévêtir dans la crainte qu'il ne viendrait pas.
Elle disait simplement:
—Ah! vous n'êtes guère exact!
Et il lisait sur sa figure l'angoisse qu'il avait eue en espérant Mme Hardouin, cette crispation douloureuse que donne, quand on aime, l'attente incertaine et solitaire.
Il avait des regrets, consolait Lucie, se jetait à ses genoux, par raillerie, pour obtenir son pardon; et ces jours-là, il redoublait d'attentions, de tendresse fictive, ne voulant pas qu'elle souffrît comme il avait souffert.
Juillet cependant finissait dans une chaleur lourde. Tout le monde, peu à peu, quittait Paris. Mme Mareuil était allée, comme chaque année, rejoindre son frère à Monneville. Les Brévannes s'installaient pour trois mois à Plouhinec, un trou sauvage de la Bretagne. Mme Lozières hésitait sur le choix d'une villégiature.
Enfin, dans la première quinzaine d'août, elle apprit à Gilbert que son mari avait loué une villa à Saint-Germain.
Elle pleurait presque à l'idée de la séparation.
—Oh! mon ami chéri, deux mois sans vous!... Pensez donc!...
Il répliqua de même, car il ne parvenait pas à la tutoyer:
—Allons, allons, ne pleurez pas!... Je ne quitterai pas Paris cet été, et lorsque vous serez libre, vous viendrez vite ici ...
Elle lui sauta au cou:
—Oh! merci! merci!... Je vois que vous m'aimez!...
Il avait l'arrière-pensée de tenter un essai, de se rendre compte si, de la voir moins, cela augmenterait ses désirs, son amour peut-être.
Mais dès que Mme Lozières fut partie, il eut à vaincre une difficulté nouvelle.
Il avait promis de répondre régulièrement à ses lettres, et toutes les fois qu'il s'asseyait pour lui écrire, il avait un frisson de paresse en face des pages à remplir.
«Qu'est-ce que je vais lui dire?»
Il traçait en tête du papier: «Ma chère petite amie ...»—puis des minutes, des minutes fuyaient sans qu'il lui vînt quoi que ce fût à ajouter, à mettre au-dessous, d'un peu sincère ou vraisemblable.
Il regrettait alors de n'avoir plus cette profusion de phrases douces, de tournures amoureuses dont il usait contre Mme Hardouin,—cette belle armée de mots caressants et charmeurs, si honteusement battue jadis et qui, à l'heure présente, l'aurait si bien servi.
Il essayait de ressaisir son vocabulaire, de retrouver quelques-unes de ces cajoleries, de ces petites confidences intimes qui sont tout dans les correspondances d'amants; mais il lui semblait que sa plume rétivait, se refusait à écrire les mots tendres, tiquait sur eux comme sur des mots grossiers:
«C'est épatant!» s'écriait-il.
Et finalement, il rédigeait une lettre glaciale, banale et brève, d'une affection forcée, et qu'en relisant, il avait envie de détruire.
Au bout de huit jours, un matin, il reçut une dépêche de Mme Lozières: «Attendez-moi onze heures et demie.—Petit Fifre.»—car elle avait adopté, sur son conseil, ce pseudonyme.
Ils déjeunèrent ensemble rue Fortuny. Elle s'arrêta un instant de manger, lui tendant, par-dessus la table, sa main à baiser, et elle murmura:
—Comme je suis heureuse!... Quand reviendrai-je?... En voilà au moins pour une semaine!... Cela ne vous paraît-il pas interminable, ces journées loin l'un de l'autre?...
—Oh! si!... Mais nous n'y pouvons rien!... C'est la vie!...
Elle répliqua:
—Je sais ... Vous vous résignez plus facilement que moi!...
Et pendant quelques moments, ils demeurèrent sans causer.
Au sujet des lettres, elle ne se permit qu'une observation détournée:
—Quel petit papier à lettre vous avez!... A peine commencé, c'est tout de suite lu!...
Il put dissimuler son embarras:
—Je suis très honoré de votre critique ... Dorénavant, je vous écrirai sur du papier ministre, ce que je découvrirai de plus grand ...
Elle ne partit qu'à six heures et demie. Elle descendait l'escalier, devant Mareuil, la tête penchée vers les marches, la nuque soucieuse d'une personne qui n'a pas tout dit, retient encore quelque chose. Il songeait: «Je parierais qu'elle ronchonne, qu'elle n'est pas satisfaite ... Est-ce qu'elle me préparerait une scène?... Aujourd'hui, bigre, ce ne serait pas le jour!»
Elle se retournait au même moment:
—Je vous en prie ... Voulez-vous m'être très agréable?
—Vous pensez! dit Mareuil ... Je n'aspire qu'à continuer!
Elle sourit:
—Non!... Je parle sérieusement ... Eh bien! je dîne ce soir avec mon mari aux Ambassadeurs ... Venez-y dîner aussi ... De cette façon, j'aurai passé près de vous la journée complète ... Dites, voulez-vous?
Mareuil répondit d'un ton de remontrance:
—C'est un peu canaille ce que vous me proposez là!... Enfin, puisque vous le désirez!... A tout à l'heure!... Convenu!
En réalité, ce qu'il y avait d'indélicat dans ce rendez-vous plutôt prématuré, ne le choquait pas beaucoup.
Du jour où, pendant leur flirt, Lucie lui avait objecté la fidélité conjugale, il s'était tenu pour dégagé de tout ménagement pitoyable envers Lozières. Ç'avait été, dès lors, à ses yeux, l'obstacle, l'ennemi—une infortune qui ne le touchait plus.
Seulement les exigences de Lucie le révoltaient, et, sitôt dehors, il se mit à maugréer:
«De onze et demie à midi et demi, à six et demie ... sept heures!... Sept heures de moi!... Cela ne lui suffit pas?... Il lui en faut encore?... Ah! elle a du vice!...»
Mais soudain il rougit de ces réflexions:
«Pauvre petite!... Quand je songe que de Jack j'aurais trouvé cette idée admirable ... exquise!... Je suis parfois fièrement injuste!...»
Il rentra chez lui s'habiller, et montant dans un fiacre:
—Aux Ambassadeurs ... Prenez par le plus long!...
Il faisait nuit grise lorsque la voiture stoppa devant le jardin du restaurant. Toutes les tables, serrées en bataille, étaient occupées, et leurs lampes basses, à abat-jour roses, n'éclairaient que les clairs corsages des dames, les plastrons blancs des messieurs—les visages disparaissant dans l'ombre.
Mareuil parcourut les intervalles des rangées, feignant de chercher une place, suivi d'un maître d'hôtel qui l'exhortait à la patience.
Il ne voyait pas Lucie, et il allait pousser jusque sur la terrasse ses investigations. Un garçon le rattrapa.
—Monsieur! Monsieur!... Il y a là-bas, derrière, un monsieur qui vous appelle!
—Où cela?
—Là, Monsieur, là!
Et il reconnut Lozières qui agitait, en signe d'invitation, sa serviette.
—Venez donc ... Nous vous offrons l'hospitalité ... A moins que vous n'ayez ... mieux! fit le gros homme avec un sourire d'indulgence polissonne.
—Mais nullement! dit Mareuil. Au contraire ... Je suis enchanté de vous rencontrer ... Vous allez bien, madame?... Vous êtes encore à Paris, par cette chaleur?...
Lucie remercia, donna tous les détails sur sa maison de campagne, son installation; et lorsque son mari baissait les yeux vers le potage, elle faisait à Mareuil des petites grimaces amicales et impudiques.
Lozières l'interrompit:
—Mais, ma chère amie, cela n'intéresse pas M. Mareuil, tes histoires de ménage!...
Et, coupant la parole à Gilbert qui protestait, il reprit:
—Eh bien! Qu'est-ce que vous dites de la situation, mon cher monsieur?... Sommes-nous dans la mélasse, dans le pétrin!... Pirates au Tonkin ... Massacres en Afrique ... Vingt millions de déficit de plus que l'année dernière ... La rente qui fiche le camp tous les jours ... Les banques qui s'effondrent ... Ah! ce sont des malins, nos gouvernants, des bonshommes de première force!
Il était lancé. Mareuil le laissa crier.
Les trois mois qui venaient de s'écouler n'avaient pas calmé les ressentiments de M. Lozières, son pessimisme de fonctionnaire inassouvi. Il s'obstinait à juger perdu ce pays ingrat à son dévouement passé; criminels, ces vieux camarades de lutte qui ne l'avaient pas hissé avec eux jusqu'aux agréments du pouvoir, et il dressait leur procès partialement, férocement, ayant souvent de ces trouvailles d'injures que la haine inspire et qui amusent.
Mais, un moment, comme il élevait très haut la voix, Mareuil voulut le mettre en garde:
—Ne craignez-vous pas qu'on vous écoute, qu'on vous dénonce?... C'est si facile de révoquer quelqu'un!...
Lozières asséna sur la table un coup de poing indigné, qui fit sauter, dans leur plat d'argent, les truites que Lucie partageait:
—Moi? moi?
Il se tapait sa poitrine dodue:
—Moi? moi? me révoquer!... Jamais ils n'oseront, mon cher monsieur! Me révoquer, moi?... Mais ils savent bien que je connais leurs saletés depuis A jusqu'à Z ... Ils aimeraient mieux me nommer trésorier, directeur, amiral, général, maréchal, est-ce que je sais, moi? Tout, plutôt que de me révoquer!
Il avala d'un trait son verre de champagne:
—Oui, je voudrais voir cela, qu'ils me révoquent!... On en entendrait de belles, alors, je vous le jure ... Tenez, je serais homme à fonder un journal, un vrai journal, mon cher monsieur, pour leur apprendre à traiter le monde!...
Il blêmissait de colère.
Mareuil n'insista plus. Une courbature tirait, brûlait tous ses muscles, une somnolence l'envahissait,—la fatigue de cette causerie achevant celles de la journée. Il avait assez de la femme, assez du mari, assez surtout de ces puérilités hypocrites, de ces basses cachotteries d'adultère où, l'année d'avant, il goûtait encore tant de plaisir.
Il prit congé des Lozières à dix heures; et lorsque, la semaine suivante, Lucie lui suggéra de renouveler la rencontre, il refusa nettement:
—Non, ma chérie ... Une fois passe!... Mais deux fois, ce ne serait pas raisonnable!...
—Alors, venez dîner chez nous, à la campagne ... mon mari ne demanderait pas mieux ...
Il réfléchit, puis avec fermeté:
—Non plus!... On jaserait ... On potinerait ... Inutile de vous compromettre!...
Elle questionna:
—Et à Paris?... A Paris, accepterez-vous?
—Peut-être!... Nous verrons, dit-il.
Mais il pensait prudemment:
«Jamais de la vie! M'enchaîner par une intimité mondaine!... Sait-on ce qui arrivera?... Non, pas de bêtises!...»
Elle dut se contenter des déjeuners rue Fortuny. Il l'accueillait bien, d'ailleurs, tout dispos après ces huit jours d'éloignement, et elle pouvait avoir l'illusion d'être aimée.
Les premières pluies d'octobre ramenèrent à Paris Mme Lozières. Cependant, sa tante, Mme de Brégy, partant sous peu pour Nice, elle fut obligée de lui consacrer la plupart des après-midi, de l'accompagner dans ses courses à travers les magasins, chez les fournisseurs.
Elle ne venait plus, rue Fortuny, que le matin et elle déplorait la brièveté des rendez-vous.
Un jour qu'elle s'en désolait, Mareuil lui dit:
—Ne nous plaignons pas!... Profitons des bons moments, car bientôt ils vont diminuer!...
Elle s'écria, comme terrifiée à l'idée d'une rupture possible:
—Diminuer!... Pourquoi cela?... Qu'est-ce qu'il y a?...
Mareuil tira de sa poche un exemplaire de la Pure Vérité.
—Il y a, ma chérie, qu'on se verra moins, parce que, hélas! je vais avoir à travailler!
Il indiquait une annonce en tête du journal, où son nom, Gilbert Mareuil, était imprimé en immenses lettres, hautes d'un centimètre environ.
La note expliquait que la Pure Vérité inaugurait, à partir du 15 novembre, un supplément illustré et qu'outre le concours de plusieurs maîtres de la plume et du pinceau «connus, déclarait-elle, et aimés du public», le journal s'était assuré, pour ce recueil, la collaboration régulière de Gilbert Mareuil, «l'artiste attitré des élégances parisiennes, que les dernières expositions avaient classé, du coup, parmi nos premiers peintres modernistes.»
—C'est mon ami Brévannes qui m'a fait engager et qui a rédigé l'avertissement, dit Mareuil. Hein!... elle n'est pas dans un sac, cette petite note?
Lucie tout attristée, pressentant un péril, quelque chose qui la menaçait vaguement, balbutia:
—Oh! je suis ravie pour vous!... Mais, alors, est-ce que cela nous gênera beaucoup pour nous voir?
Mareuil simula un air affairé:
—Mon Dieu, ma chérie, je ne sais encore rien de précis ... Seulement, il est évident que nos rendez-vous seront moins rapprochés ... Au lieu de tous les jours, deux ou trois fois par semaine, à peu près ...
Elle refoula l'envie de pleurer qui la gagnait, et d'une voix un peu étranglée:
—C'est bien! Je m'en remets absolument à vous ... Vous me verrez quand vous le désirerez, quand cela ne vous dérangera pas dans votre travail ...
Mareuil, ému de sa douceur, l'avait saisie dans ses bras et la dorlotait:
—Quoi? On a le cœur gros?... Mais, on se verra aussi souvent que possible ... J'ai dit trois fois au hasard, ce sera peut-être plus ...
Elle s'en alla confiante, rassérénée.
Mareuil avait promis de lui réserver un numéro du premier supplément; et le jour où parut la feuille, il ne manqua pas de l'apporter rue Fortuny.
Mme Lozières ouvrit avidement la page du milieu qui contenait le dessin colorié. L'image représentait une Parisienne, l'aspect sévère et railleur, qu'un jeune homme élégant accostait le sourire aux lèvres et le chapeau soulevé. En bas, on lisait le titre: Abordage.
Elle considéra avec attention la gravure:
—C'est très réussi ... très ingénieux ... Oui ... c'est très réussi!
Sa figure, peu à peu, s'était rembrunie. Elle reprit:
—Elle est jolie, cette femme ... Vous la connaissez?
—Non, dit Mareuil ... Je l'ai dessinée de chic, de souvenirs arrangés. Pour ces sortes de petites machines, cela suffit bien ...
Elle interrogea d'un air engageant:
—Franchement?... Vous ne la connaissez pas? Ce ne serait pas, par exemple, cette dame?
—Quelle dame?
—La dame d'avant moi!... La dame au mari tyrannique!...
Mareuil prononça tranquillement:
—Voyons, mon amie, vous n'y songez pas!... Vous supposez que cette femme que j'ai ... que j'ai reçue chez moi, j'irais la coller dans un illustré qui tire à trente mille exemplaires? Madame se moque!...
Elle se rétracta:
—Mais non ... je suis absurde ... J'ai eu des pensées ridicules, ces temps derniers. Je me figurais que lorsque je ne venais pas ici, vous ... Mais non, c'est trop bête!
—Vous, quoi?... fit impérieusement Mareuil.
—Eh bien! que vous me trompiez ... le mot est lâché!
Gilbert haussa les épaules.
—Si vous avez de ces idées, je ne peux pas vous les retirer... Vous savez mes opinions sur la trahison ... Je vous les ai assez dites, il me semble!... Et avec ces théories, je serais un bien triste monsieur ...
Il s'interrompit, et après une pause:
—Au fait, dit-il d'un ton froissé, au fait, j'ai grand tort de me justifier!... Et si je dois renoncer à mon travail, me tourmenter tout le temps de vos soupçons, vous comprenez ...
Sans qu'il achevât, elle comprit, et plus jamais elle ne le questionna, ne laissa paraître la moindre méfiance. Mais dans ses lettres, Mareuil apercevait clairement l'indice de sa jalousie, à certains mots douteurs, à certaines expressions ambiguës et douloureuses, qui lui remémoraient ses suppliques à Mme Hardouin, ses cruelles luttes épistolaires d'antan.
Il jetait le papier au feu en grommelant une parole de compassion, commençait à dessiner, et, au bout d'un moment, l'avait oubliée.
Il se plaisait maintenant à son labeur, ne s'en séparait qu'à regret, et quelquefois même, afin de terminer une esquisse amorcée, il changeait le rendez-vous du jour ou du lendemain, il alléguait un surcroît de besogne imprévu, des commandes supplémentaires qu'on lui avait censément adressées, il mentait—puisque ses croquis du journal ne lui prenaient guère que deux à trois heures par semaine.
Un matin qu'il venait de télégraphier ainsi à Mme Lozières, pour remettre le rendez-vous de l'après-midi, il eut des scrupules:
«Vraiment, pensait-il en se rasant, je ne suis pas généreux. Je me conduis avec cette enfant comme un pur calfat! Et pas ça à lui reprocher!... Toujours jolie, toujours de bonne humeur, toujours en forme!... Qu'est-ce que j'ai donc contre elle?...»
Il se promenait, le blaireau à la main, la figure élargie d'une barbe blanche de savon mousseux,—et tout à coup, en s'arrêtant:
—Ce que j'ai? Ce que j'ai? Mais c'est bien simple ... Je ne l'aime pas!... Voilà ce que j'ai!...
Il l'avait dit tout haut, comme pour en faire une chose accomplie, indéniable—il l'avait proféré à pleine voix ce constat d'indifférence, cet aveu décisif qu'il se réitérait chaque jour tout bas, depuis deux mois, sans vouloir l'écouter, sans accepter d'y croire.
Puis, prenant acte de sa déclaration, rapidement il ajouta:
«Non, je ne l'aime pas ... et, par conséquent, je n'ai plus qu'à la quitter!...»
Aussitôt, il vit la scène d'adieux, Lucie en larmes, plus tard sa propre solitude, la course aux maîtresses, à l'amour, une multitude de tracas proches ou lointains, et il se sentit ému, faible, moins courageux à rompre.
«Pauvre gosse!... Assurément, je ne l'aime pas comme j'aimais l'autre ... Néanmoins, j'ai de l'affection pour elle ... une affection véritable ... Alors l'affliger par une rupture brutale?... Non!... Cela ne presse pas!... On peut attendre ...»
Il alla le lendemain au rendez-vous et fut si affable, si expansif, que Mme Lozières en manifesta de l'étonnement.
—Comme vous êtes gentil, aujourd'hui!... Qu'avez-vous, mon chéri?
Il retint un sourire:
—Moi? Rien ... rien du tout!...
Et il contemplait avec attendrissement la tête dorée de Lucie qui reposait sur sa poitrine—comme une pauvre tête épargnée, sauvée par miracle de la douleur.
Mais, le lendemain, il fut, malgré lui, repris de ses velléités mauvaises. Il éprouvait ce sombre malaise précurseur d'une maladie qu'on se soupçonne, cette inquiétude indéfinie qui vous étreint avant le diagnostic: la peur de ne plus pouvoir aimer.
Dès le réveil, elle s'éveillait en lui, cette peur confuse, et jusqu'au soir elle continuait de le ronger, de le souiller avec la lenteur sûre d'enduit gras qui s'étale, qu'ont tous nos soucis intérieurs.
Il essayait bien d'en rire, de s'en démontrer logiquement la vanité, de faire le brave. Ces raisonnements ne le rassureraient pas.
«Et de deux! Jack d'abord que je n'aime plus, sans savoir pourquoi ... Celle-là, même histoire ... Décidément, ça se corse!»
Il tombait dans des crises d'irrésistible mélancolie. Il se demandait si c'était fini, si jamais encore il lui serait donné d'aimer, d'avoir ces élans du cœur, ces égarements de passion, les meilleures joies qu'il eût connues, somme toute. Et il était comme ces hommes qui, ayant eu avec une femme des défaillances physiques répétées, sont saisis d'affolement, ne pensent qu'à vérifier avec une autre la validité de leurs moyens, la gaillardise intacte de leurs forces.
Alors, la pensée de tromper Lucie le hanta. Il la méditait tout le temps, tous les jours, dehors, chez lui, partout. Mais pas une trahison de chair, pas un vulgaire béguin, qui ne prouverait rien. Non, il la tromperait pour de bon, à fond, avec une personne qu'il aimerait, qu'il faudrait qu'il aimât.
A ces combinaisons il s'exaltait, recouvrait un semblant de bravoure. En présence de Lucie, il n'avait plus aucun remords, aucun sentiment de pitié. Il se délectait même des projets scélérats qu'il formait si près d'elle, bouche contre bouche, à son insu; et il se prenait à la regarder dédaigneusement, comme une condamnée perdue, dont l'exécution n'était plus qu'une question de semaines, de jours, d'heures peut-être.
Puis, lorsqu'en partant, suspendue à son cou, elle murmurait, par habitude:
—Vous m'aimez toujours, dites?
Il lui répondait en riant:
—Si je vous aime!... Elle est bonne!...
Et la porte fermée, il songeait avec un tutoiement outrageant:
«Oui, oui, on t'aime toujours ... Ce qui n'empêche pas que, quand cela se trouvera, on te réglera ton affaire, ma petite!»
Pourtant, ces fanfaronnades ne lui servaient qu'à s'abuser sur son manque d'assurance, sa crainte de l'expérience prochaine. Il les renouvelait après chaque rendez-vous, ses vantardises, un peu comme on chante le chant de guerre au poteau de la mort. Il ne réclamait que le secours du hasard, une rencontre heureuse, pour affirmer sa puissance d'aimer. Qu'on lui fournît une femme, une adversaire, une occasion de faire ses preuves, et on verrait bien! Mais, en attendant, il était si peu sûr de lui-même, si défiant dans le succès final, qu'il ne congédiait pas Mme Lozières, qu'il n'avait pas l'audace de la quitter, d'entrer seul en campagne sans cette arrière-garde de sa liaison, sans ce refuge certain pour le cas d'un désastre.
VIII
Février touchait à sa fin et le soir, dehors, quand il avait plu, on était caressé par de tièdes rafales qui fleuraient le printemps.
Mareuil, en sortant des Variétés, où il avait accompagné Brévannes, appela un fiacre:
—A l'heure ... 12, rue Royale. Vous entrerez ...
Il avait promis à Lucie de passer, après le théâtre, chez Mme de Brégy, qui rouvrait ses salons par un grand bal. Mais, au dernier moment, il regrettait sa promesse, cette infidélité à son récent serment de ne plus aller dans le monde—comme les malades se reprochent un excès, un manquement au régime.
Deux mois avant, au début, il n'avait pas eu de ces appréhensions.
Pour régler l'affaire de Mme Lozières, il était retourné dans les soirées mondaines, spontanément, de ce pas machinal dont le matelot, débarqué, va au bouge familier. L'idée de chercher ailleurs une maîtresse ne lui avait même pas traversé l'esprit; et lorsqu'il gravissait les escaliers garnis de plantes et bien éclairés, où, dans l'atmosphère chaude, roulaient des bruits de danse, des sillages de parfums, il avait ce petit frémissement, ce léger bouleversement dans la poitrine qu'éprouvent les plus blasés au seuil du mauvais lieu.
Puis, au bout de quelques essais, ç'avait été l'écroulement de son espoir naïf.
Toutes ces élégances de toilette, ces soies roses ou bleu-ciel, ces bijoux, ces aigrettes, toutes ces femmes à demi-nues et parées lui inspiraient bien du désir mais rien de plus, rien de ce qui donne la force de prier, de s'humilier, d'oser. Il aurait peut-être consenti à adresser à certaines le clignement de préférence, à s'esquiver avec l'une d'elles dans une chambre voisine. Mais lutter pour les conquérir, les assiéger, les prendre, aucune, à ses yeux, n'en valait la peine; mais s'exposer à un refus, se contraindre à des supplications, abdiquer un peu de la belle indépendance qu'on a envers les femmes avant l'attaque, et surtout être obligé de les revoir ensuite, de leur replaire chaque jour, cela il s'en pressentait incapable.
Les rares fois où, poussé par un attrait plus vif, il s'était risqué à des pourparlers de flirt, il avait dû rapidement battre en retraite, faute de courage pour continuer.
Dès les premières parades, aux premiers mots de résistance, une perspicacité suraiguë et nouvelle lui montrait comme au microscope les tares imperceptibles des femmes qu'il approchait; et dans le grossissement de cette vision étrange, les plus jolies personnes devenaient hideuses et sans grâce.
Des cheveux raidis par la frisure et probablement brûlés en dessous, une dent marquée d'un point noir, un teint un peu troublé, un geste saccadé, tout lui était prétexte à se dégoûter, tout lui semblait le signe d'une laideur négligeable. Des sourires charmants l'effrayaient, car il les prévoyait grotesques dans le plaisir. Des intonations lui révélaient une froideur de banquise, ou bien une irrémédiable niaiserie. Malgré lui, il s'appliquait à discerner les défectuosités, inaperçues d'abord, cachées par l'art des couturières, l'habileté des coiffeurs; et souvent il avait eu l'impression d'être la proie d'un malin pouvoir qui voulait l'empêcher d'aimer, qui le forçait à briser, à salir lui-même ses frêles et passagères illusions.
Alors, il se levait, s'excusait, coupait court à l'entretien—il se sauvait entre les invités tassés, et, rentré chez lui, il avait des crises de tristesse qui le laissaient endolori et morne pour plusieurs jours, avec un insurmontable abattement comme en ont les phtisiques après l'alarme d'une quinte subite.
Il ne se dissimulait plus, à présent, la gravité de son état. Il fuyait seulement les occasions d'y songer, remettant à une époque indécise ses fiers projets de trahison; et depuis une quinzaine qu'il se soignait, qu'il avait renoncé à fréquenter les réunions mondaines, il se trouvait mieux, supportait plus gaillardement son infirmité bizarre.
Il avait donc fallu les pressantes instances de Lucie pour le décider à se rendre au bal de Mme de Brégy.
«Bah! pensait-il. Cette fois-ci, pas moyen de refuser l'obstacle!... Il y a trois mois qu'elle avait cela sous le front de me rencontrer dans le monde ... Autant en finir avec cette corvée!... Et puis, je n'y moisirai pas, chez la tante ... Un petit tour de salon, et je me défile!...»
La voiture s'arrêtait. Il prit le numéro du cocher.
—Vous vous placerez à la suite ... Je n'en ai pas pour longtemps.
Et il monta l'escalier, que descendaient déjà des dames dépoudrées par la chaleur, des messieurs, le collet du paletot relevé.
A peine entré, il aperçut le regard de Lucie, un regard impatient et guetteur qui sautait vers lui par-dessus les rangées de demoiselles assises, les habits noirs inclinés auprès d'elle.
Il attendit un peu avant d'aller la saluer.
Cela le flattait de voir tous ces vains empressements, toutes ces coquetteries masculines, s'émousser contre son amie, contre cette femme qu'il possédait, de voir les mines de mendiants qu'ils avaient, tous ces hommes, pour solliciter de Mme Lozières une danse, un instant d'attention, moins que rien—leur platitude enfin, leur servilité devant cette jeune beauté et ce décolletage tentateur.
Il s'amusait à prolonger le plaisir du spectacle: «Dire qu'il y a deux ans, j'aurais voulu les assommer, tous ces individus, leur casser la figure!...» Il se reportait à naguère, aux rages d'anarchiste qui le suffoquaient, quand il découvait ainsi Mme Hardouin prodiguant ses tendres sourires au milieu d'un groupe de danseurs, ou bien causant à l'écart avec un inconnu dont le col de satin, la nuque brillantinée luisaient, sous les bougies des lustres, d'un éclat insolent. «Oui, j'aimais rudement ... C'était le bon temps!...»
Autour de lui des couples se mettaient à valser. Il recula vers une porte, et, de là, il examinait les danseuses, ressaisi de dégout pour ces chairs blanches, ces peaux blanches, toute cette matière féminine et pareille, cette masse indistincte de bras, de poitrines, de dos, de visages uniformes qui tournaient confusément sous son œil éteint et las.
—Jolie réunion, n'est-ce pas?
Il releva la tête. Lozières était derrière lui, rajustant son lorgnon que la sueur faisait glisser.
—Très jolie!... Très jolie!... dit Mareuil ... Et Mme Lozières est ici, je pense?
—Naturellement ... Elle doit être au buffet en ce moment ... Je vais vous y mener, hein? Vous prendrez bien une coupe de champagne?...
Et il passa devant Mareuil, lui frayant poliment la route:
—Pardon ... Pardon ... Vous permettez?
Mme Lozières, debout dans un coin de la salle désertée, s'éventait nerveusement.
—Comment, tu es seule? s'exclama Lozières.
—Oui, j'étouffais ... Mon danseur était engagé pour cette valse, et j'en ai profité pour ne pas rentrer immédiatement au salon ... pour rester un peu au frais ...
—Très bien, très bien, dit Lozières. Je te présente M. Mareuil, un monsieur qu'on ne voit pas souvent depuis qu'il est en chemin vers la célébrité ...
Mareuil répondit:
—En effet, je n'ai pas eu la chance de vous voir les jours où j'ai rendu visite à Mme Lozières ...
—Oh! je ne le déplore qu'à moitié ... Vous travaillez, et c'est nous qui en bénéficions ... Car, vous savez, nous sommes abonnés à la Pure Vérité ... Nous ne manquons pas un de vos suppléments ... Ah! vous êtes en progrès!... Vous marchez, mon cher monsieur ...
—Trop bienveillant! fit Mareuil.
—Non, non, mon cher monsieur, je m'y connais un peu, simplement ... J'ajouterai que votre journal est admirablement rédigé. Un journal où l'on a l'audace d'écrire quelque chose au moins, où l'on n'est pas à trembler devant le gouvernement ... La semaine dernière, encore, Brévannes a fait un article sur le Tonkin ... C'était de la fantaisie, de la chronique, tout ce que vous voudrez ... mais ça disait ce qui était ... Ça vous avait du feu, de l'ardeur ... Je ne sais pas quel homme c'est, ce M. Brévannes ... mais si je n'avais pas été fonctionnaire, je lui aurais écrit pour le féliciter ...
—C'est un de mes amis, répliqua Mareuil ... Un garçon plein de cœur et d'esprit ...
—Tant mieux, tant mieux ... Il n'y aura jamais assez de braves gens contre ces imbéciles qui nous ...
Un maître d'hôtel, accourant, l'interrompit:
—Monsieur ... Monsieur ...
—Quoi donc?
—Madame m'a dit de prévenir Monsieur que le ministre était arrivé ...
Lozières balbutia, le visage devenu soucieux:
—Le ministre!... Vous m'excusez, mon cher monsieur ... Ginestas ... un vieux camarade ... Je reviens dans une minute ...
Il tira son gilet, assujettit son lorgnon et s'insinuant à travers les danseurs: «Pardon! Pardon! Le ministre ... Le ministre ...»—il disparut.
Mareuil déclara avec un sourire:
—C'est un excellent fonctionnaire!
—Oui, fit Lucie ... Son père l'était ... Il a ça dans le sang ... Il crie beaucoup ... Mais au fond il adore son métier, et tout ce qui est ministre, réceptions officielles, hiérarchie, tout cela l'enchante ... A propos, pourquoi m'avez-vous taquinée?... Vous m'aviez vue, en entrant, j'en suis sûre ...
—Effectivement!... Et si vous réfléchissez, vous reconnaîtrez qu'il était plus convenable de ne pas me précipiter sur vous tout de suite, comme à la descente d'un wagon ...
—Soit!... C'est moi qui ai tort, fit Lucie d'un air maussade ... Au moins, vous n'oubliez pas que vous soupez avec nous ... à notre table?...
Il répondit doucement:
—Oh! impossible, ma petite amie ... Impossible, mille regrets, comme on dit dans les théâtres ... J'ai une migraine folle, je suis venu pour tenir ma parole, et je vous demanderai l'autorisation ...
Lucie s'écria d'un ton aigre:
—Vous l'avez!... Vous êtes libre, mon ami ... Dépêchez-vous de rentrer et tâchez d'être guéri demain ... Toujours à trois heures, n'est-ce pas?
—A trois heures!
Dans le salon voisin, une poussée s'était produite. Des têtes de gommeux, coiffées à l'anglaise, se haussaient ironiques, mais les lèvres pourtant distendues de curiosité; des dames se dressaient sur la pointe des pieds. Au passage de Lozières, qui guidait le ministre vers le buffet, les groupes s'écartaient respectueusement. C'était sa revanche au gros fonctionnaire, que cette promenade presque triomphale, sa riposte aux mauvais procédés qu'on avait eus pour lui dans la coterie de ces conservateurs; et, tandis que Ginestas s'avançait avec l'aisance cordiale de l'homme accoutumé aux cérémonies, aux ovations, Lozières, lui, avait pris une allure solennelle, un œil provocateur, son œil républicain, son œil du Seize-Mai qui ne s'adoucissait qu'en regardant le maître: «Par ici, mon cher ministre ... Par ici!...»
—Voilà votre patron! murmura Gilbert ... Je me trotte ... A demain!...
—A demain!
En pénétrant dans sa chambre, Mareuil distingua, au milieu de son bureau, une tache blanchâtre, le carré clair d'une lettre placée en évidence.
Il alluma vite. L'enveloppe renfermait une carte de visite sur laquelle il lut:
«M. et Mme Lepassereau prient M. Gilbert Mareuil de leur faire l'honneur de venir dîner chez eux le mercredi 11 mars.»
Il déchira la carte d'un geste de colère:
«Ah! non, par exemple!... Dîner chez les Lepassereau pour en revenir encore avec une âme d'encre comme ce soir?... Non, non!... Ç'a été aujourd'hui ma dernière dans le monde ... Assez de ces blagues! Je n'ai plus la santé à cela!...»
Il ouvrit la fenêtre et s'accouda au balcon. Sous les rayons de la lune, les trottoirs secs avaient des pâleurs de marbre blanc. Par instants, des profondeurs d'un endroit ignoré s'élevaient des sifflements aigus de locomotives, comme la plainte grêle et lointaine de cette nuit mélancolique.
Mareuil sentait arriver l'accès de tristesse habituel, et parmi le silence propice des choses assoupies, il ne résistait plus, il se laissait envahir, les paupières battantes comme pour appeler les pleurs.
En face, il voyait les sombres couloirs vides des rues adjacentes, les maisons perdues dans les ténèbres, et il songeait aux gens qui sommeillaient paisiblement derrière ces vitres noires ou bleuies par la lune, à d'autres encore, endormis ailleurs, partout; à cette grande trêve de plusieurs heures qui, chaque nuit, arrête la méchanceté des personnes bien portantes.
«Toujours cela de gagné!... Toujours cela de moins à souffrir pour les victimes! Ainsi Jack ...»
Mais soudain une pensée lui vint:
«Tiens, si les Lepassereau l'avaient invitée? Ils la connaissent ... Ce serait peut-être drôle, cette rencontre!»
Une révolte s'opérait en lui contre la superstition rancunière qui l'avait jusqu'alors éloigné des salons où allait Mme Hardouin; une explosion de l'envie qu'il refrénait depuis longtemps de se retrouver devant elle, de savoir ce qu'il éprouverait en présence de ce corps autrefois si puissant,—maintenant, dans sa détresse actuelle.
«Assurément que ce serait drôle de la revoir cette petite vadrouille! Quoi? Au bout du compte, elle m'a trompé parce qu'elle ne m'aimait pas ... Eh bien! Est-ce une raison pour être gêné auprès d'elle? Est-ce que je n'en ferais pas autant à l'autre, moi ... si je pouvais?»
Il referma la fenêtre, car la fraîcheur nocturne, à la longue, l'avait glacé, et quand il fut au lit, il se dit, tout réconforté par sa décision:
«Entendu!... J'irai, rien que pour essayer, rien que pour la rigolade!...»
Toute la nuit il rêva d'elle.
Mais, dans le désarroi de ses sentiments affaiblis, la dame du songe n'était plus l'inexcusable Jack, la perfide maîtresse aux yeux mauvais et faux, à la robe de soie impitoyablement close et clinquante comme une armure.
C'était une pauvre petite Jack, endormie dans une posture d'enfant, la tête au creux du coude, avec ce masque de bonté, d'innocence que le sommeil pose même aux traits des plus infâmes; et sur elle, Mareuil se penchait, sans désir et sans haine, souriant d'un air d'indulgence.
IX
Il y avait une quinzaine de personnes dans le salon quand, vers sept heures et demie, Gilbert fit son entrée.
Mme Lepassereau l'accueillit avec un flux de paroles joyeuses:
—Enfin, on vous voit!... Comme c'est aimable à vous d'avoir accepté!... Oh! je vous sais très pris, très difficile à avoir ... Et quel regret que madame votre mère ait déjà été engagée pour ce soir!... Je pense bien que nous rattraperons cela ... Vous me permettez de vous présenter? M. Mareuil ... M. de Saint-Lys, Mme Darçay, M. Gravières, M. Darçay ...
Gilbert s'inclinait, serrait des mains. Mme Lepassereau ajouta, en se rasseyant:
—Je crois que vous connaissez mes autres convives ... Ce sont de vos amis de Monneville ...
—Certainement, Madame!...
Mareuil distribua quelques bonjours, quelques saluts, et derrière des groupes qui s'entretenaient à mi-voix, de la voix discrète et à jeun d'avant dîner—derrière un monsieur qui lui masquait une dame assise, il espérait apercevoir tout à coup Mme Hardouin. Non! Elle n'était pas là, pas arrivée, du moins!
Il s'efforça de se rassurer, de dominer l'agacement que lui causait cette absence prévue pourtant dans ses calculs, comme une éventualité possible, probable même.
«Après tout, elle peut encore arriver ... Il n'est que sept heures et demie ... Mais, la petite Lepassereau va me renseigner!...»
Et il s'approcha de Germaine, en conversation avec M. Gravières, un jeune substitut, à barbiche noire, à tête de mignon bon garçon et fêtard.
—Vous m'en voulez toujours, Mademoiselle?
—De quoi donc? dit Mlle Lepassereau.
Gravières s'était écarté.
—De quoi? fit Mareuil ... De quoi?... Je serais bien en peine de vous le dire ... Cependant, je me souviens que la dernière fois que nous nous sommes rencontrés ...
Elle s'écria:
—Ah! oui ... à l'Hippique?... J'ai été bien sotte ce jour-là et c'est à moi de m'excuser ... Je m'étais imaginé que vous vous moquiez de moi, parce que j'allais à la Sorbonne ...
—Quelle idée!
Elle poursuivit:
—Or, comme je n'y vais pas pour mon plaisir et que d'autre part j'ai assez mauvais caractère, vous voyez l'effet obtenu ...
Elle s'était mise à rire, montrant des petites dents très blanches, bien serties dans les gencives.
Il rit aussi par politesse:
—Évidemment!... Un effet lamentable ... Du reste, ma demande était stupide!...
Elle répliqua d'un ton impertinent:
—Oh! aux jeunes filles, on ne sait jamais quoi dire ... On dit ce qu'on peut!...
—Très juste! dit Mareuil qui n'avait pas bien entendu.
Il cherchait un moyen, un biais de phrase par où glisser sa question au sujet de Mme Hardouin, et il regardait machinalement le feu de la cheminée, les flammes jaunâtres qui dansaient sur les bûches.
Mlle Lepassereau reprit:
—Est-ce que vous exposerez, cette année, au Salon, Monsieur? Cela m'intéresse. Je suis presque un confrère. Je peins des éventails avec des fleurs et des petits oiseaux dessus ... Oh! pour faire plaisir à ma famille, simplement ...
Il répondit d'un air veule:
—Peut-être! Cela dépend d'un tas de choses ... J'exposerai, sans doute, quelques pastels, ou bien ...
M. Lepassereau, intervenant, l'interrompit:
—Mille pardons, cher monsieur!
Et s'adressant à Germaine:
—A-t-on donné les ordres pour qu'on serve, mon enfant?... Il est huit heures moins le quart ...
—Mais non, père, dit Mlle Lepassereau ... Nous ne sommes pas au complet ... Il manque encore ...
—Ah oui! Ah oui! fit M. Lepassereau.
Le timbre intérieur de l'hôtel retentit.
—Tiens, dit Germaine, les voici!
Mareuil se répétait: «Les voici? les voici?»—et un peu énervé d'émotion, il crispait sa main au dos doré d'un fauteuil, les yeux attachés vers la porte blanche du salon, cette porte opaque derrière laquelle, Jack—Jack ou une autre?—était occupée à ôter son manteau, à redresser du bout des doigts sa coiffure.
Les deux battants s'ouvrirent en frôlant sans bruit le tapis, et une petite jeune dame brune, en robe de velours noir, à demi décolletée, s'avança vers la maîtresse de la maison.
Tous les messieurs s'étaient levés.
—Et Madame votre mère? interrogea Mme Lepassereau d'une voix inquiète.
—Souffrante, chère Madame ... Une violente névralgie ... C'est ce qui m'a retardée ... Au moment de partir, ma mère a dû s'aliter ...
Mareuil percevait à peine ce dialogue—étourdi par la déception, la surprise:
«Mme Béatry!... Ma petite veuve!... La femme au testament!... Ça, c'est plutôt curieux!...»
Mme Lepassereau l'appela:
—Monsieur Mareuil!
—Madame?
—Monsieur Gilbert Mareuil ... Mme Béatry ... Vous voudrez bien offrir le bras à madame ... Vous êtes placé à côté d'elle ...
Un domestique cria:
—Madame est servie!
Des couples se formaient. L'on passa dans la salle à manger.
Mareuil et Mme Béatry étaient les derniers. Il la fixait de côté, attendant d'elle un signe de reconnaissance, ce maintien spécial qui, en certaines rencontres de salon, indique que l'on n'est pas complètement étranger l'un à l'autre. Mais elle s'assit, le visage froid, distrait même, et, tout en se dégantant, elle commença à causer avec son voisin de droite, M. Morenval, un homme rouge, obèse, dont la grosse moustache jaune ruisselait de potage après chaque cuillerée.
«Ah! elle n'est pas liante! songeait Mareuil ... Dans les rues, elle vous avait d'autres yeux que cela!...»
Il examinait sa nuque, d'où ses épais cheveux noirs étaient tirés à l'antique, ramenés en haut, à la Diane—son profil fin, sans nul empâtement, auquel les lèvres, un peu fortes, ajoutaient une expression de bouderie puérile; et il ne trouvait rien à reprendre dans cette beauté ferme et mutine, non, rien, absolument rien, sauf peut-être un rien à l'oreille gauche, une espèce de pinçon, de cicatrice, qui écrasait insensiblement le contour, vers le milieu,—un rien, regrettable, certes, quoique, enfin, pas bien dégradant.
Elle avait cessé de parler à Morenval; et Gilbert remarquait qu'elle fronçait les sourcils, contractait ses traits, comme pour s'assombrir à dessein, diminuer la transparence de son visage que gagnait la lumière du sourire.
Alors il questionna:
—Si je ne me trompe pas, Madame ...
Elle murmura vivement, avec cet air de candeur qu'affectent les femmes qui flairent l'attaque:
—Plaît-il, Monsieur?...
—Si je ne me trompe pas, Madame ... nous nous connaissons ... de vue ...
Elle dit, d'un ton ironique qu'accentuait la palpitation continue de ses narines:
—Oui, nous nous sommes souvent rencontrés, je crois ... Mais je vous connais autrement que de vue, Monsieur ... Je connais aussi vos dessins et j'aime beaucoup votre talent ...
Mareuil remercia d'un mouvement de tête et il déclara:
—Il y a très longtemps que je désirais vous être présenté, Madame ...
—En vérité?...
Elle le regardait bravement du regard impudent et direct de jadis, dans la rue, quand elle avait la sauvegarde de l'anonymat, des convenances—tout ce qui fait, dehors, l'audace des femmes envers l'inconnu.
Il poursuivit:
—Oui, très longtemps ... Et je vous avouerai même que vous étiez ma préférée ...
—Votre préférée?... Comment cela?...
—Je veux dire ... je veux dire qu'à une époque où je n'aimais qu'une seule personne, si cette personne m'avait manqué, eh bien! vous étiez celle que j'aurais ...
Mme Béatry lui coupa la parole:
—Que vous auriez acceptée comme seconde préférée ... comme pis-aller.
Mareuil répliqua avec flegme:
—Vous interprétez mal mes intentions, Madame ... Elles étaient excellentes, je vous assure!...
Puis, sans s'arrêter aux protestations de la jeune femme, il continua à confesser ses hésitations passées, la tentation qu'il avait toujours de l'aborder, de lui parler, au risque même d'une rebuffade, les dépits qui l'obsédaient ensuite de n'avoir point osé—une foule d'incidents romanesques et, pour la plupart, fraîchement inventés.
Mme Béatry l'écoutait en souriant. Elle avait tourné presque entièrement le dos à Morenval, qui, avec une résignation de gros homme laid, s'absorbait dans la nourriture, présageant son rôle de causeur terminé. Et, lorsque Mareuil dégrafait son regard de celui de la jolie veuve, il distinguait, vers l'extrémité de la table, entre Gravières et Saint-Lys, la petite Lepassereau, travaillant à l'épier, à discerner de quoi on conférait là-bas, dans ce colloque persistant et d'aspect scandaleux.
Il se sentait tout à l'aise maintenant, tout hardi, tel enfin que depuis deux mois il souhaitait d'être—sans confiance pourtant dans cette ardeur insolite, guettant le moment, fatal quoique en retard, où le charme de Mme Béatry faiblirait, où, tout son fard de beauté tombé, elle lui apparaîtrait nettement avec la tare de son oreille abîmée, médiocre, imparfaite comme les autres—comme les autres indigne d'efforts.
Mais, au lieu de la désillusion redoutée, c'était, au contraire, entre eux, une intimité grandissante, une croissante familiarité, comme si leurs multiples rencontres eussent remplacé les formalités hypocrites, les préliminaires d'usage qui donnent une lenteur décente aux rapprochements mondains.
Peu à peu, dans ce renouveau de désirs, une joie fiévreuse prenait Mareuil—la joie isolante de plaire, d'avoir séduit. Il oubliait Jack, Mme Lozières, la tablée environnante; et chaque fois que Mme Béatry dirigeait sur lui ses regards appuyeurs et pénétrants, il éprouvait ce brusque émoi qui, un jour, où cela donc?—ah! oui, à Ville-d'Avray!—l'avait soudain rendu si vaillant, si résolu.
Parfois, à une plaisanterie trop osée, elle se récriait, elle feignait de s'offenser, de réclamer le respect. Mais, un instant après, elle avait elle-même de ces mots significatifs, de ces attitudes libres, de ces frissons révélateurs qui, dans la mystérieuse corporation des amants, décèlent, sur-le-champ, aux experts, la femme à hommes, la complice, l'affiliée.
Cela lui rappelait alors le testament du mort, les clauses restrictives, l'interdiction du remariage,—tout ce qui devait jeter Mme Béatry journellement dans des aventures.
«Ha! ha! le testament!... Une fière idée qu'il a eue là, feu Béatry!...»
Et, tandis qu'elle parlait, il avait l'impression reposante qu'avec elle la lutte ne serait pas longue, précédée seulement de quelques simulacres de défense, d'une sorte de salut au mur avant l'assaut.
«C'est tout à fait mon affaire!» pensait-il, et il interrogea:
—Dites-moi, comment se fait-il que je ne vous rencontre plus jamais?... Voilà bien un an que je n'ai eu ce plaisir, n'est-ce pas?
Elle répondit:
—En effet ... nous avons déménagé ... Ma mère a loué un hôtel avenue du Bois ...
—Et serait-il indiscret de venir vous y voir?
Elle répliqua:
—Indiscret?... Non, pas précisément ... Mais défendu ... Ma mère m'interdit de recevoir des messieurs ...
—Dans ces conditions, déclara Mareuil d'un ton de blague ... dans ces conditions, pour vous revoir, je n'ai plus que deux ressources: ou bien de déménager, d'aller habiter dans votre quartier ... ou bien ...
—Ou bien?
—Ou bien de vous voir ailleurs ... ce qui me paraîtrait plus pratique, je ne vous le dissimule pas.
Elle s'écria en raillant:
—Serait-ce un rendez-vous que vous me demandez?
—Vous avez dit le mot! fit Mareuil.
Puis, baissant la voix et avec une volubilité, une autorité qui l'étonnaient lui-même, il reprit:
—Oui, je vous demande un rendez-vous ... Elle ne doit pas vous surprendre cette demande ... Cent fois vous l'avez lue dans mes yeux ... ou des demandes analogues!... Oh! je prévois vos objections ... Madame votre mère, n'est-ce pas?... Le monde!... Les empêchements matériels!... Voyons, nous ne sommes pas des enfants!... Toute la question se réduit à savoir si vous voulez, ou si vous ne voulez pas!... Entre gens comme nous le reste est superflu ... Convenez-en!...
Elle demeurait silencieuse, l'œil rêveur, comme domptée par cette rudesse qui la fouettait, ce ton d'expérience cynique.
—Eh bien? interrogea Mareuil.
Elle eut un petit rire factice, le vilain petit rire de la femme qui veut cacher qu'elle cède.
—Eh! bien, je pense que vous êtes un jeune homme pressé!...
Mareuil insista.
—On le serait à moins ... Le dîner va s'achever ... Après, je ne pourrai peut-être pas vous parler comme ici ... Et plus tard, qui sait si je vous reverrai!... Je vous en prie ...
Elle affecta encore de rire:
—Et qu'est-ce que nous y ferions, à ce rendez-vous?...
—Mais ce qu'on fait à tous les rendez-vous!... Je n'ai pas dressé de programme ... on verrait ... on causerait ...
Elle réfléchit un moment et reprit:
—Ecoutez ... Je ne suis sûre de rien. Cependant, demain, j'irai chez une couturière, rue de Miromesnil, dans le haut. J'en sortirai vers cinq heures et demie. Si vous allez vous promener dans ces régions-là, du côté du boulevard de Courcelles, vous avez des chances de me rencontrer. Je présume que ma mère étant souffrante, je serai seule ... et nous causerons, puisque vous désirez causer ...
Mareuil, dit, toujours à mi-voix, car Morenval les observait:
—Je vous remercie ... j'y serai.
On avait servi des bols pleins d'eau parfumée; et tous les convives gardaient les yeux tendus vers le buste de Mme Lepassereau, vers ce buste d'où partirait le mouvement de délivrance, le signal de clôture.
Mareuil murmura:
—Alors, cela tient?... Demain ... cinq heures et demie ... boulevard de Courcelles!...
Elle ne répondit pas; mais il sentit un petit pied se poser sur le sien, un petit pied souple et prenant comme une main qui, par un tope-là prestement et légèrement appliqué, confirmait, sous la table, le marché débattu.
Le buste de Mme Lepassereau se porta d'avant en arrière. Tout le monde se leva.
Mareuil resta peu de temps au fumoir parmi les hommes. Il comprenait qu'il s'était aliéné leurs sympathies par son ostensible succès auprès de Mme Béatry; et dans leurs allures, dans leurs regards, il déchiffrait des compliments obscènes, des interrogations libertines, la curiosité d'apprendre où en était l'intrigue, comment elle finirait et la jalousie aussi de n'y point participer. A son approche, on se taisait ou bien on avait une façon minutieuse de l'inspecter comme pour chercher ce que sa figure, sa personne possédaient de si particulièrement agréable; et sauf Gravières, que le goût de la fête laissait indifférent aux flirts d'autrui, il devinait chez ces messieurs un groupement hostile, une de ces coalitions instinctives et farouches que forme souvent l'envie entre les braves gens.
Il fuma brièvement une cigarette, en adressant quelques mots à Morenval vis-à-vis duquel il avait conscience d'être le plus en faute; puis il retourna au salon et s'assit à côté de Mme Lepassereau.
Debout près du piano, sous la lueur d'une haute lampe à trépied, Mme Béatry feuilletait avec Germaine des partitions. Elle avait déjà cet air de contentement retenu, cette physionomie furtivement gouailleuse, qu'adoptent les femmes, dans le monde, quand leur amant est présent; et vers Mareuil aboutissaient, à travers le salon, la fin de chacune de ses phrases, chacun de ses sourires.
Il les lui rendait avec gratitude.
«Oui, oui, très joli, ce petit modèle ... ce type de petit génie ... De la ligne ... De la perversité ... Nous nous entendrons très bien ... Il n'y a pas de doute!...»
Et sa bienveillance débordait, s'étendait même à Mlle Lepassereau, comme si un peu de l'éclat de Mme Béatry eût rehaussé sa terne gentillesse.
«Pas trop mouche non plus, la petite!... Un certain esprit ... Les traits sont bons ... Un peu de rouge aux lèvres, un peu de bleu sous les yeux, et on en ferait quelque chose!...»
Les fumeurs rentraient à la file. Mme Béatry s'installa au piano et Germaine commença à chanter la romance du Roi d'Ys.
Ensuite, sur la prière des invités, elle chanta encore d'autres mélodies. Elle avait une voix forte et basse, disant bien les cris de passion, de victoire ou de douleur;—et une poétique gravité ennoblissait progressivement les visages inattentifs des convives.
Mareuil, sans perdre de vue Mme Béatry, applaudissait tous les morceaux. Au gré de la musique qui semblait se couler en lui mollement, lui balancer le cœur d'ondes harmonieuses, il ressentait tour à tour des emportements triomphaux, d'exquis affaissements de tristesse où s'emmêlaient des souvenirs, des espoirs, Jack, Lucie, la jeune veuve en velours noir, dans une confusion de tendresse éparse, des regrets évocateurs. Et c'était au plus profond de lui-même une succession de scènes grandioses, tragiques, riantes, où il se voyait planant comme un empereur, souffrant comme un vaincu, chéri comme un héros,—tout le trouble absurde de l'amour naissant, de la sensibilité en éveil.
Le piano se tut. On entourait Mlle Lepassereau. On la complimentait:
—Quelle voix superbe!... Quelle diction!... Qui est votre professeur?... D'énormes progrès!... Et pas un talent d'amateur!...
Mareuil s'était approché de Mme Béatry:
—Vous accompagnez à merveille, avec une discrétion, un tact!...
Puis, s'inclinant en un salut correct:
—A demain!
—Chut! chut!... fit-elle en détournant la tête.
Il murmura d'un ton respectueux:
—Au revoir, Madame!
—Au revoir, Monsieur!
Un autre salut à Mme Lepassereau, à son mari, à sa fille, et il fut dans la rue.
Il marchait à grandes enjambées, frappant du fer de sa canne les pavés, d'où jaillissaient des étincelles, et il avait une allégresse enfantine, une fougue vaniteuse de malade subitement rétabli.
«Oui, aujourd'hui, je crois que ça y est!... Je crois que me revoici à flot!...»
Il y avait bien en lui quelqu'un de clairvoyant et de débineur qui se rebellait contre cet enthousiasme, s'efforçait de le contrarier, de le détruire; mais Mareuil, valeureusement, trouvait réponse à tout.
«Pardi, elle a un amant!... C'est plus que probable!... Eh bien! on le lui fera lâcher, tout bonnement!... Elle doit savoir, elle doit avoir l'habitude!...»
Et il l'excusait de s'être si vite rendue, des mots et du regard, d'avoir si vite accepté le rendez-vous—en un dîner, en une heure presque.
«Allons donc!... Pas du tout!... Voilà deux ans que je la manœuvrais, que je la manégeais, ce jeune frétillon!... Ce soir, je n'ai guère fait que toucher l'intérêt de mes œillades ... que détacher le coupon, pour ainsi dire!...»
Il se félicitait de cette comparaison, et comme l'idée lui venait qu'un autre, dans l'avenir, s'aviserait peut-être de tenter à son détriment des détachements semblables, il conclut avec humeur:
«Peuh!... Ce n'est pas si sûr!... Ce n'est pas démontré!... On s'arrangera pour la tenir en main!... Et puis l'essentiel est qu'elle me plaise ... Me plaît-elle, oui ou non?... Oui!... Alors??»
Il arrivait chez lui.
Il ne se déshabilla pas tout de suite. Il voulait savourer encore le plaisir de cette renaissance sentimentale, prolonger cette soirée heureuse.
Il alluma un cigare et se mit à se promener à travers l'atelier, en lançant de grosses bouffées.
Il ressentait cette douce mélancolie qui prend dans la solitude les amants, la délicieuse nostalgie de celle qu'on vient de quitter; et il y voyait l'indice de la guérison, un symptôme de convalescence.
Enfin donc, c'en serait fini de ces sales rendez-vous où il allait, à cause d'une sale nécessité qui l'y forçait—où il aimait comme on boit, comme on mange, parce que c'est la loi, parce qu'il le faut.
Enfin, il y aurait donc de nouveau, dans sa vie, un but supérieur à se nourrir, à dormir, à vivre—une personne presque royale, hors laquelle rien ne compterait, une vraie maîtresse avec qui les caresses ne seraient plus des gestes ridicules, ignobles, écœurants, mais la récompense suprême, la volupté incomparable, toujours neuve, toujours regrettée.
«Cela vaut un peu mieux que d'avoir revu Jack!... C'est un peu plus intéressant!...»
Et lorsqu'il s'apercevait dans la glace, une large glace Louis XV, pendue au mur, face à la porte, il se souriait favorablement, il songeait qu'avec ce monsieur, reflété là, en frac et cravate blanche, une certaine Mme Béatry pourrait bien passer, un jour, quelques fameux quarts d'heure!
X
Mareuil traça encore une teinte de pastel; puis, il rejeta la tête en arrière, clignant des yeux, pour apprécier son labeur de l'après-midi.
On frappait à la porte.
—Entrez!
Joseph parut:
—Monsieur, M. Gendrey est en bas ... Il demande si Monsieur peut le recevoir.
Mareuil s'écria rageusement en se levant:
—M. Gendrey!... Ah! je n'ai que ça à faire de le recevoir!... Non!... Dites-lui que je ne suis pas là, que je suis sorti ...
—Bien, Monsieur!
Derrière le domestique, la porte mal close s'était rouverte. Mareuil la repoussa d'un grand coup de talon qui écailla un peu le vernis du vantail, fit vibrer, sur la cheminée, les bobêches des candélabres.
—Fermez donc vos portes, nom d'un chien!
Il marchait en s'appliquant inconsciemment à poser les pieds sur les vastes fleurs du tapis—l'air hargneux, mécontent, le sourcil contracté, les pouces dans les entournures du gilet, et il se parlait à mi-voix:
—C'est égal!... Hier soir, on m'aurait dit que ça serait si vite fini, j'aurais haussé les épaules!... J'étais si bien parti!... C'est cette oreille, cette diable d'oreille!... Ou autre chose, je ne sais quoi?... Enfin, le fait est qu'elle ne me plaît plus ... non, plus du tout!
Il revoyait les épisodes de la journée depuis le réveil, toute cette journée de désenchantement, de défaite. Dès le matin, d'abord, l'impression d'un effondrement nouveau; puis des efforts, d'inutiles efforts pour réagir, pour tâcher de ressusciter, en imagination, cette Mme Béatry de la veille, la magique libératrice, celle qui devait lui rendre les beaux jours de passion, les émotions rêvées. Mais usée en une nuit, son ardeur, flambées en une soirée, ces dernières ressources de tendresse, ces petites économies d'amour qu'il avait retrouvées dans un coin de lui-même, comme le louis qu'un décavé découvre à l'improviste au fond de son gousset.
Alors, il avait cessé de lutter, et il ne lui restait plus maintenant que la fureur d'avoir été encore une fois déçu, la fureur que donnent aux malades les rechutes. Il consulta sa montre:
«Cinq heures ... Voyons!... Il faudrait pourtant prendre une détermination. Irai-je ou n'irai-je pas?»
Il hésitait, se débattait dans l'alternative, se représentant le rendez-vous raté—ce crapoussin de Mme Béatry débouchant de la rue de Miromesnil et pas le moindre Mareuil, ni à droite, ni à gauche, nulle part.
«Elle en ferait une tête!»
Mais, soudain, comme pour marquer matériellement sa résolution, il arracha son veston de travail, le lança d'un tour de bras à travers la pièce, contre le mur, où les boutons de bois claquèrent.
«Non!... Ce serait trop goujat!... J'irai!... je lui expliquerai que cela ne tient plus ... que je ne suis pas son homme!... C'est encore ce qu'il y a de plus propre!...»
Puis il sonna, pour son chapeau, son paletot, ses gants—et, sa toilette promptement achevée, il descendit.
Il faisait, dehors, un temps humide et gras, un de ces temps où la boue semble germer de la terre, des pavés, du bitume—où dégèlent des choses qu'on ne supposait pas gelées, la veille, dans leur sécheresse poussiéreuse et grise.
Mareuil s'arrêta près d'un banc afin de relever le bas de son pantalon, et, le corps plié, la nuque baissée, il préparait le discours de résiliation, ce qu'il objecterait à la jeune veuve, tout à l'heure.
«C'est que ça ne va pas être si commode que cela à lui présenter!... Je ne peux cependant pas lui dire qu'elle ne remplit pas les conditions de l'emploi ... que j'ai un idéal d'amour, un idéal de passion ... Elle n'y croirait pas! Elle n'y verrait qu'une chose: c'est que je la sème, que je ne veux plus rien savoir d'elle!...»
Il reprit son chemin en grommelant; et peu à peu, devant les difficultés de l'explication, il reculait, tenté subitement de laisser aller l'affaire, de profiter tout simplement de ce corps qui s'offrait et qu'il aurait sans peine.
«Quoi!... Une femme, c'est toujours une femme! Cela durera ce que cela durera!... Je n'en mourrais pas et j'éviterais de la blesser!... Ce ne serait déjà pas si bête!...»
Mais comme il parvenait rue Miromesnil, à l'angle désigné, il aperçut Mme Béatry sortant d'une maison voisine; et il eut instantanément la sensation qu'il ne saurait pas mentir, surmonter son dégoût.
Car ce n'était plus la jolie petite veuve, le petit génie, le jeune frétillon gracieux et désirable.
C'était une autre—une pauvre menue dame qui s'avançait lourdement sur le vernis brun et glissant du trottoir, gênée par ses talons trop hauts, sa traîne de drap trop pesante; une misérable petite femme, toute petite, plus petite encore quand elle passait près des grands réverbères, une minuscule créature empêtrée et maladroite, qu'il n'aimerait jamais, jamais—qu'il voyait clairement, s'abandonnant, puis au-delà, le lendemain presque, quittée, lâchée, ou bien encombrant de sa tendresse assidue et oiseuse l'entresol de la rue Fortuny.
Il fit pourtant quelques pas à sa rencontre; et elle s'approchait, sans soupçonner sa déchéance, le sourire aux lèvres, ce sourire malicieux et fier de la femme qui vous amène en secret sa personne, sa beauté.
—Bonjour!
Elle lui tendait la main. Il la serra et demanda:
—Où allons-nous?
—Si vous voulez, nous remonterons le boulevard de Courcelles jusqu'à l'Etoile? C'est un bon ruban de route et nous aurons du loisir pour causer ...
—Parfaitement ... parfaitement!
Ils tournèrent à gauche. Mareuil, à la dérobée, inspectait l'oreille de Mme Béatry, s'ingéniait à distinguer, sous la voilette, le pinçon, la cicatrice, l'endroit abîmé, et elle souriait du même sourire vaniteux, prenant ce regard pour un regard de convoitise et d'amour.
Enfin, il réussit à prononcer:
—Quel affreux temps!... J'avais peur que cela ne vous empêchât de venir ...
—Oui, un affreux temps, n'est-ce pas? On est tout mal disposé avec ce ciel jaune, ces rues sales ...
Et elle ajouta en riant:
—Chez les Lepassereau, c'était plus gai ... plus confortable!
—A qui le dites-vous! fit Mareuil.
Mais il s'impatientait, déjà, des arrêts de cette causerie; il avait envie de débiter brusquement, sans atténuation, ni transition, les mots de rupture, les mots insultants et brutaux qui briseraient tout: «A quoi bon finasser?... Le plus tôt sera le mieux! Allons-y donc!»
Ils avaient traversé le boulevard Malesherbes et longeaient la grille à pointes d'or du parc Monceau.
—D'ailleurs, dit Mme Béatry, ça ne m'a pas l'air de vous convenir beaucoup non plus, ce temps-là!... Vous avez une tête d'un sombre!
Mareuil se décida, et, d'une voix timide, mesurée:
—Vous trouvez?... C'est bien possible!... Je suis très préoccupé, je ne nie pas!
—Préoccupé?... Pourquoi cela?
—Oui, très préoccupé d'une chose très grave que j'ai à vous dire ...
—A moi, une chose très grave?
Il répéta:
—Très grave!... Vous m'écouterez jusqu'au bout?... Vous ne vous fâcherez pas?
Elle riposta:
—Dites toujours!... Et puis, il vous demeurera le pardon ... si je me fâche!
Elle regardait vers les arbres du parc, mais dans sa physionomie attentive, dans son profil aux aguets, tout semblait attendre la déclaration, la sommation polie d'avoir à livrer son corps.
Mareuil reprit:
—Eh bien!... Eh bien!... c'est extrêmement délicat, voyez-vous ... Eh bien! hier, vous vous rappelez?
—Qu'est-ce que je me rappelle?
—Vous vous rappelez, comment dirais-je?... vous vous rappelez notre conversation ... ce que je vous ai dit d'autrefois ... Vous vous rappelez combien je désirais ce rendez-vous ...
Elle répliqua durement, comme en méfiance:
—Oui, je me rappelle ... et alors?...
—Alors ..., alors ...
Il y eut une pause; puis, avec précipitation, Mareuil murmura:
—Alors, admettez que tout cela ne soit pas vrai, que tout cela ne soit plus vrai aujourd'hui ...
Elle dissimula son inquiétude, le pressentiment qu'elle avait de l'affront menaçant.
—J'admets! Et après?...
Mareuil, déconcerté, bégaya:
—Après?... Après, j'implorerais ce pardon, ce pardon que vous me promettiez presque ... et que vous ne me refuserez pas, j'espère ...
Elle s'écria d'un ton plus hautain encore:
—Mon pardon?... Mais pardon de quoi?... Véritablement, vous êtes un homme singulier!... Ainsi, vous vous figuriez qu'en venant à ce rendez-vous, j'avais une autre intention que de m'amuser ... que de plaisanter?... Vous vous figuriez que j'ai cru, une minute, à toutes vos histoires?... Ah! vous avez votre dose de fatuité!... Non, c'est trop drôle! c'est trop drôle!
Et elle ricanait, afin de bien montrer à quel point lui paraissait comique cette hypothèse si invraisemblable.
Mareuil répondit d'une voix calme:
—Non, ce n'est pas drôle ... c'est plutôt le contraire!... Je vous en prie, soyons francs. Ne nous jouons pas une vilaine comédie ... Laissez-moi m'expliquer, et vous verrez ...
Elle s'exclama:
—Mais je suis d'une franchise absolue!... Mais il n'y a pas de comédie!...
Mareuil poursuivit:
—Soit. Ne parlons pas de vous ... Ne parlons que de moi ... Eh! bien, savez-vous pourquoi j'ai insinué que cela ne continuerait pas entre nous, que c'était fini, rompu?... C'est parce que je ne suis pas assez sûr de vous aimer comme vous souhaitez sans doute d'être aimée, parce que je n'ai pas ce qu'il faut pour vous rendre heureuse, parce que je ne pourrais pas, entendez-vous?...
Il avait proféré ces paroles d'un ton si sincère, si ému; cela ressemblait tellement à un aveu d'impuissance physique, cet aveu d'impuissance de cœur, que Mme Béatry répliqua avec une commisération un peu grivoise:
—Vraiment?... Pauvre garçon!...
Mareuil reprit:
—Oui ... je suis peut-être singulier, extraordinaire ... Mais j'ai bien réfléchi depuis hier ... J'ai compris—ne vous froissez pas de ce que je vais vous dire—j'ai compris que je ne vous aimais pas ... que là-bas, à ce dîner, ç'avait été une erreur, un malentendu avec moi-même, avec mes sentiments ... Et je n'ai pas voulu vous tromper, vous duper, abuser de tout ce que m'avaient gagné de vous mes protestations, mes regards, mes prières ...
Elle interrogea plus doucement:
—Et vous êtes arrivé à ce résultat tout seul?... On ne vous a pas aidé, par hasard?... Il y a quelquefois des dames qu'on rencontre, et qui sont si obligeantes!...
Mareuil répondit:
—Non, ce n'est pas ce que vous imaginez!... Je vous ai raconté la vérité ... Un autre aurait eu moins d'égards, aurait craint le ridicule!... Moi, j'ai préféré courir ce risque!... Reconnaissez que c'est plus honnête ... plus loyal!...
Elle s'exclama d'un ton incrédule encore:
—Oui, oui!... C'est loyal!... C'est très loyal!
Pourtant, sur sa figure dépitée et pensive, Mareuil démêlait qu'à la rigueur elle se fût certainement accommodée d'un petit peu moins de loyauté. Et ils marchaient, en silence, tout embarrassés, n'ayant plus rien à se dire, puisque le principal intérêt de l'entrevue avait disparu, puisque l'affaire qui motivait leur rendez-vous se trouvait manquée,—puisqu'il était irrévocablement établi qu'ils ne se dévêtiraient jamais l'un devant l'autre et qu'ils redevenaient, du coup, les étrangers cérémonieux de la veille: un monsieur et une dame qui iraient séparément dans la vie, comme avant, sans intimité, sans tendresse communes, sans échanger davantage que des saluts mondains, des phrases de bienvenue convenables.
Ils atteignaient la place des Ternes, et tous deux, instinctivement, levèrent les yeux vers l'Arc de Triomphe, dont la noire masse éléphantine se dressait au haut de l'avenue, dans la nuit tombante—vers l'immense borne de pierre encerclée de lumières, où se terminerait enfin cette pénible promenade.
—Voici l'instant des adieux! fit Mme Béatry d'un ton narquois.
Mareuil corrigea:
—Dites des au-revoir!... Car vous ne me gardez pas rancune, n'est-ce pas?
Elle répliqua en s'efforçant de railler:
—Pas une miette!... Rassurez-vous! Et même, quand on me questionnera à votre sujet, je déclarerai que vous êtes un jeune homme très loyal, le plus loyal des jeunes gens que je connaisse!... Seulement, un peu infatué, par exemple, un peu pressé de se garer contre des faveurs insignifiantes, contre les sourires ou les poignées de main d'une personne qui n'aurait jamais donné plus ... soyez-en persuadé!...
Son visage s'était empreint d'une involontaire amertume. Mareuil eut pitié, accepta ces railleries, sans contredire:
—Oh! tout ce qui vous plaira ... toutes les méchancetés ... pourvu que vous me pardonniez!...
Elle retira sa main de son manchon. Gilbert la saisit, l'effleura vivement d'un baiser, et saluant:
—Au revoir, madame!... Pas de rancune, n'est-ce pas?
Elle inclina la tête amicalement et traversa la chaussée. Des voitures qui passaient la cachèrent. Mareuil revint sur ses pas.
Il reconstituait, en marchant, sa conversation avec Mme Béatry, comment s'était engagé le duel de ce dialogue, les chocs des répliques successives, tout ce combat, mené des deux parts, au gré des mots qui venaient, à l'aventure; et il s'approuvait de son énergie, de sa cruauté.
«Etait-elle vexée, la dame!... Doit-elle en penser des atrocités sur mon compte!... Bah! j'aurais traîné, équivoqué, que cela n'aurait rien changé ... Le tout était d'en finir, de ne pas recommencer avec une autre ces ignominies! Car c'eût été répugnant, cette fois, sans excuses! Bien assez d'une!... Bien assez de Lucie!...»
Une petite bonne, s'élançant d'une porte cochère, le heurta:
—Oh! pardon, monsieur!
Mareuil la suivait de l'œil, machinalement.
Elle allait vite, vite, avec un dandinement des jupes, la taille tranchée du cordon blanc de son tablier, les épaules enserrées d'un mince châle de tricot bleu-ciel.
Puis, tout à coup, elle se mit à courir, et, quelques mètres plus loin, elle stoppa net en face d'un fiacre qui stationnait contre le trottoir, sous un réverbère.
Le cocher avait bondi à bas de son siège. Il empoigna dans ses bras la petite bonne, et, par trois reprises, il l'embrassa sur la bouche de baisers qu'on augurait énormes, écrasants, sonores.
Mareuil eut, malgré lui, un mouvement de jalousie.
«En voilà qui sont contents, au moins!...»
Il hâtait l'allure, pris de curiosité—et, au passage, il examina les amants.
La fille avait les cheveux lissés en arrière du front, des petits yeux luisants de plaisir, une figure toute ronde, toute rougie de froid—l'homme, une brave tête violâtre et joufflue de cocher de fiacre, une tête paterne, endurcie, comme on en voit dans les encombrements des rues, quand les voitures s'immobilisent, enchevêtrées;—et ils s'admiraient d'un air de béatitude qui présageait de nouvelles, de puissantes étreintes.
«Ils pourraient bien me repasser un peu de leurs illusions, ceux-là!»
Et plusieurs fois il se retourna pour les regarder encore d'un regard d'envie—comme font les vieux messieurs devant les bancs des parcs surchargés d'amoureux, par les chaudes soirées de juillet.
XI
On ne se défend bien que contre les douleurs vivaces, les douleurs aiguës qui vous martèlent, vous poignardent, vous déchirent.
Les autres, les lents et sourds malaises des maladies chroniques—ceux de l'âme comme ceux du corps—on négocie d'abord avec eux, on essaie d'en avoir raison par des traitements, des régimes, toute la diplomatie des remèdes modérés; puis, s'ils persistent, s'ils résistent, ces malaises, on les laisse faire, on s'en désintéresse, on ne s'en occupe plus, sauf quand, par accident, leurs taquineries journalières vont trop loin, jusqu'à la souffrance réelle.
Quelques jours après sa dernière tentative avortée, Mareuil s'était trouvé justement dans cet état d'esprit où l'on renonce aux soins, à la guérison, où l'on se résigne à traîner en soi ce surcroît de mélancolie, d'incertitude, que la maladie vous inflige; et il n'aspirait plus maintenant au retour du passé, à la vie agitée de naguère, à cette existence de passion qui lui semblait, avant, la forme unique du bonheur.
Les échecs, même en l'instruisant, avaient restreint ses exigences. Mme Lozières, c'était, en somme, il s'en apercevait, la matérielle de l'amour largement assurée, une femme dévouée, ardente et raffinée,—toujours prête, toujours à la portée de ses désirs,—c'était la satisfaction facile et sûre, sans rien de ces démarches, de ces prières, de tous ces débours de temps, de tendresse et d'efforts que coûte l'installation d'une liaison nouvelle. Alors, avec une sagesse presque bourgeoise, une nonchalance prudente d'infirme, il avait fini par se convaincre qu'il y aurait folie à chercher mieux ailleurs; et cette sorte de raisonnement lui suffisait chaque fois pour calmer les révoltes sentimentales qui le gagnaient encore, à de rares occasions, quand il était sur le point d'aller rue Fortuny, quand il sortait, tout las, des bras de Mme Lozières, quand un air de musique, un parfum, une intonation lui rappelaient Mme Hardouin,—l'oubliée.
Chez les Brévannes, du reste on n'avait pas tardé à remarquer le changement qui s'était accompli en Mareuil.
Il s'accordait plus aisément avec les amis du journaliste, tolérait les plaisanteries sur l'amour, se tenait informé comme eux—comme tous les gens sans passion—des incidents de la vie parisienne, des choses de la politique, du théâtre, et souvent même il discutait, citait des preuves à l'appui de son opinion, et s'enflammait pour les affaires des autres.
Aussi, le Grand-Cob avait-il proclamé, dans un déjeuner rue Taitbout, que Mareuil avait l'air beaucoup moins abruti qu'autrefois, qu'il devenait fréquentable, un garçon comme tout le monde, quoi!—et la bande entière s'était ralliée à son avis.
Puis, bientôt, une communauté d'intérêts avait scellé cette bonne entente, lié Mareuil au groupe Brévannes par les solides liens de l'égoïsme.
En échange d'un portrait gratuit, Labernerie lui consacrait, au cours d'un compte rendu, vingt de ces lignes à effet qui troublent, pendant toute une journée, les cafés de Montmartre et les brasseries du centre. Moyennant un pareil service, le Grand-Cob s'astreignait ensuite à célébrer bruyamment partout, dans les bureaux de rédaction, dans les tripots, chez les demoiselles, le talent du petit Mareuil. Enfin, Charleval, impressionné par ces éloges constants, lui obtenait, peu après, la commande des costumes de Grenadinette, sa dernière œuvre, une espèce d'opéra-bouffe, à ballets, à mise en scène somptueuse.
La pièce, il est vrai, avait succombé sous les blâmes unanimes et méprisants de la critique—Labernerie lui-même, en son impartialité, se voyant forcé d'écrire que «M. Charleval avait souvent été mieux inspiré».
Mais le dessinateur s'était sauvé de cette catastrophe à son avantage, grâce à une amicale campagne conduite par Brévannes, dans les couloirs, et qui avait fourni aux critiques le prétexte d'ingénieuses digressions, toutes en l'honneur du jeune peintre, certains même disaient «du jeune maître».
Mareuil se laissait porter, se laissait pousser, charmé de ce tapage sympathique, de cette brise de succès soudaine; et, graduellement, il reprenait son rang dans le régiment de la société, marchant au pas de la foule, ayant l'équipement régulier, le fourniment d'usage: une jolie maîtresse indulgente, les petites ambitions qui distraient, la faveur du Boulevard qui soutient—et nul répit pour penser, souffrir du piètre train des choses.
Quelquefois pourtant, à une phrase du Grand-Cob, à une grossièreté de Labernerie, il se souvenait des soirées de jadis chez Brévannes, et il avait honte d'écouter froidement ces paroles qui alors l'eussent fait pâlir, frémir de dégoût,—honte de la vulgarité de ses plaisirs, de sa vie médiocre, de sa bonhomie sans idéal et complaisante.
Une ombre de tristesse passait sur son visage. Il se sentait le cœur vidé, vanné, fourbu, irrémédiablement.
Il fallait que le Grand-Cob le rappelât à la décence:
—Hé, Mareuil!... On broie donc encore du noir?... Déplorable pour la santé, n'est-ce pas, Angèle?
—Oui, mon gros, répondait invariablement Angèle.
L'interpellée n'était autre qu'Angèle de Cérans, la jeune brune, basse sur jambes, avec une tête de garçon, qu'un jour, à l'Hippique, Gendrey avait recommandée à l'admiration de Mareuil.
Depuis trois semaines environ, le Grand-Cob en avait acquis la propriété presque exclusive, selon des conventions tacites qui les unissaient ensemble jusqu'à l'automne. Un luxe qu'il s'était payé, cette gamine maussade, comme on se paie une voiture au mois, un tableau, un voyage—à la suite d'une veine fructueuse à Monte-Carlo, quarante mille francs raflés en deux soirs, puis vite rapportés à Paris. Et, dès ce moment, ç'avait été une série incessante de prodigalités habilement dispensées, un déménagement rue du Helder, dans un vaste appartement-atelier,—des dîners fins, aux cabarets en vogue, avec le ménage Brévannes,—des soupers, à la sortie des premières, où l'on conviait les hommes d'esprit attitrés,—une combinaison savante de divertissements inédits où s'affirmait devant Angèle, ravie, la supériorité des gens de presse sur les fades gens du monde délaissés.
Cependant le Grand-Cob voulait davantage, une manifestation solennelle dont tout Paris serait bouleversé, et qui mettrait définitivement Angèle au premier plan de la haute galanterie.
Un soir, enfin, au début de mai, il annonça chez Brévannes qu'il avait trouvé:
—Oui, j'ai trouvé!... Une idée à la Newton!... Je vous la donne en mille!
Personne ne répliquait.
—Eh bien! voici!... Je vais organiser rue du Helder un dîner de la Jeune Génération. Pas de femmes au-dessus de trente ans ... ce que nous avons de plus ingénu, de plus neuf!... C'est une idée, ça, hein?
La bande applaudissait sans réserves.
—Attendez!... Je n'ai pas tout dit ... Ce dîner aura lieu le 24, le jour de la Sainte-Angèle, de façon que la réclame serve un peu à la petite ... Voyons, Angelot, ça te va-t-il?
—Oh! oui, mon gros! fit tièdement Angèle.
—Vous en avez de la chance! déclara Henriette ... C'est pas à moi ...
Elle s'arrêta sur un regard sévère de Brévannes.
Le Grand-Cob développait ses vues, en détail. Mareuil serait chargé de dessiner l'invitation,—une farandole de nymphes parisiennes, contournant le texte de Gendrey.
—Mais du nu, du sein, de la jambe, de la jarretière!... Des poses soignées, des poses qui vous remuent le monde!... Et si vous avez peur de galvauder votre beau talent, vous ne signerez pas, c'est tout simple ... Est-ce promis?
—Promis! fit Mareuil en souriant.
Et, jusqu'à l'heure du départ, on s'entretint uniquement du dîner de la Jeune Génération et des perfectionnements qu'on pourrait ajouter à cette superbe fête.
En dépit d'une scandaleuse pression exercée sur lui, à l'aide de mines renfrognées, de phrases acrimonieuses et même de lettres d'injures non signées, Gendrey était demeuré fidèle à son programme, inflexible sur la limite d'âge.
L'atelier de la rue du Helder offrait donc un exquis spectacle quand, le jour du dîner, vers huit heures, Mareuil y pénétra.
Du haut en bas, les murs étaient tendus d'étoffes anglaises bleu-pâle—la couleur favorite d'Angèle—des longues bandes de légère soierie bleu-pâle qui se joignaient, s'ajustaient au plafond pour former un dôme mouvant et souple, au milieu duquel un lustre électrique se balançait, répandant sur le salon ses lueurs d'un jaune intense et doux.
Puis, tout autour de la pièce, des divans recouverts de la même soierie bleu-pâle, où les meilleures de la Jeune Génération, décolletées, gantées au delà du coude, les poignets serrés de bracelets scintillants, causaient avec des messieurs en frac,—privilégiés des clubs, de la littérature, du théâtre; et des massifs de fleurs, disposés çà et là, mêlaient, dans l'air, leurs parfums aux parfums personnels des dames.
Le Grand-Cob, très en beauté—gilet blanc, moustache retroussée au fer—s'élança à la rencontre de Mareuil:
—Mon petit, vous êtes fadé!... Place d'honneur, tout à fait!... A votre droite, Angèle; à votre gauche, Ninette Rabastens ... Une Lyonnaise premier choix. Tenez, celle qui s'adresse à Charleval!...
Il indiquait une grande fille en robe de satin mauve, une de ces belles personnes, à la taille roulante et ferme, au noble et sensuel profil de gallo-romaine, comme il en tourne, les soirs d'été, à Lyon, place Bellecour, sous les yeux aguichés des riches marchands de soie.
—Hein! Vous n'êtes pas à plaindre!
Et appelant Brévannes:
—Dites-moi, présentez donc Mareuil à Rabastens. Je n'ai pas le temps ... Vous serez bien aimable!...
Brévannes toucha familièrement l'épaule nue de Ninette:
—Permettez-moi ...
Elle eut comme un tressaillement en apercevant Gilbert.
—Permettez-moi de vous présenter mon ami Mareuil, votre voisin de table.
Elle le regarda, avec attention, et, d'une voix mouillée, d'une voix trémulente de petite fille, qui étonnait, sortant de ce corps majestueux, elle dit:
—C'est vous qui faites des choses dans les journaux?
—Oui, Mademoiselle, c'est moi!
—Ah!... C'est très chic, ce que vous faites!... Il faudra que je vous mendie un dessin!...
Mareuil repartit courtoisement:
—Et il faudra que je vous le donne ... Nous recauserons de cela tout à l'heure, si vous voulez ...
Un maître d'hôtel, sur le seuil de la salle à manger, clamait que Madame était servie. Angèle saisit le bras de Labernerie, et l'on se mit à table.
Le Grand-Cob, assis en face d'Angèle, entre Henriette Brévannes et Suzette de Luz, surveillait assidûment les convives, multipliait les signes aux domestiques, avait la sensation d'être plus jeune de dix ans à l'époque, où chez lui, chaque soir, c'étaient des fêtes semblables, des dîners aussi élégants, avec des candélabres, enguirlandés de fleurs à la base, des femmes décolletées, des messieurs aux plastrons d'émail blanc—tout l'appareil d'une véritable réunion mondaine. Et il se penchait vers Mareuil, pour lui demander, si, dans le monde, il avait déjà vu mieux, quand tout à coup, à travers le demi-calme du premier service, des mots virulents retentirent. On venait d'entendre quelque chose comme «traînée», à quoi une voix furieuse se hâtait de répondre par quelque chose comme «veau».
D'un coup d'œil, le Grand-Cob avait reconnu les coupables et, se levant, il les gourmanda rigoureusement:
—Voyons, Miss Hobson!... Voyons Kerjeu!... Qu'est-ce que ça signifie ces manières?
Mais les deux antagonistes continuaient à vider leur différend—une simple petite querelle de concurrentes—parmi le silence intéressé de l'auditoire;—et à présent, Lilly Hobson avait le dessus, invectivant Kerjeu, dite la Fée-Colère, en un anglais indigné:
—You brute! You devil beast! You nasty thing!...
Le Grand-Cob comprit que s'il se déclarait pour l'une des adversaires, il compromettait tout le succès de son dîner, et avec beaucoup de présence d'esprit, il prononça:
—Mes enfants, en voilà assez!... Nous ne sommes pas ici pour parler affaires! Que celles qui ont des comptes à régler, se le tiennent pour dit!... Ou bien qu'elles aient l'obligeance de passer sur le palier!...
L'énergique ultimatum de Gendrey fut accueilli par une flatteuse rumeur d'approbation; et le repas se poursuivit correctement, sans plus d'encombre.
Vers le dessert même, la conversation prit un tour général et littéraire,—au sujet de Grenadinette, qui, malgré les meurtriers verdicts de la presse, atteignait actuellement sa soixantième représentation,—des recettes quotidiennes de cinq et six mille francs.
Charleval en arguait pour nier l'influence de la critique, vanter la suprématie du public, seul juge, seul maître,—crier ouvertement ses ressentiments, ses griefs durant tant d'années amassés.
Labernerie disculpait les confrères, et tout le monde lançait son mot avec cette fougue qu'on a, dans certains milieux, dès qu'il s'agit des excitantes questions du théâtre.
—Dites donc, Mareuil, chuchota Angèle, à la faveur du vacarme. Dites donc! Pourquoi est-ce que vous ne dites rien à votre voisine?...
Mareuil répliqua:
—J'ai dit!... J'ai dit!... Mais cela ne rend pas!... Elle m'a carotté un dessin, au potage ... Et puis il n'y a plus eu moyen de lui tirer ça!...
—Tiens! Elle n'est pas stupide pourtant ... Elle a du débit, vous savez!...
Et s'inclinant un peu, en avant de Mareuil:
—Hé! Raba!
Rabastens avança sa belle tête grave, sa belle chevelure brune à reflets roux, ondulée et tordue à la grecque.
—Pardon, Monsieur ... Qu'est-ce qu'il y a, mon chat?
Angèle s'exclama:
—Qu'est-ce qu'il y a?... Il y a que tu fais la tête. Pourquoi?
Rabastens eut un sourire attristé, et de sa voix candide de petite fille:
—Moi?... Je ne fais pas de tête! J'écoute, voilà tout!
La discussion s'envenimait, en effet. Labernerie, dans le feu du débat, avait lâché quelques allusions aux précédents fours de Charleval, et le vaudevilliste s'exaspérait, s'apprêtait visiblement à attaquer le critique par ses côtés faibles,—du côté de l'érudition, voire des mœurs, de la vie privée.
Le Grand-Cob dut intervenir de nouveau et, le verre en main:
—Messieurs, il me semble qu'après cette brillante discussion, il ne nous reste plus qu'à boire à la centième de Grenadinette!
Cette proposition pleine de tact et d'à-propos réunit tous les suffrages.
Charleval riposta en buvant à la prospérité d'Angèle. Les toasts s'entrecroisaient: à la critique, aux Beaux-Arts, aux jolies femmes, aux clients sérieux. Gravières, le jeune substitut, porta, aussi, victorieusement un toast à la magistrature. Au bout de la table, la Fée-Colère et Lilly Hobson, réconciliées, s'embrassaient. On se leva alors, et l'on retourna, pour le café, dans l'atelier.
Une deuxième promotion d'invités arrivaient. De vieux viveurs, ayant gardé les favoris Second-Empire, ou l'impériale sous la moustache blanche frisée à la moderne; de plus jeunes à figures d'officiers, ou à larges barbes carrées, cachant les coins du col, la cravate raide; de plus jeunes encore, le fretin, les alevins de la noce, l'air de petits Chateaubriands d'écurie, avec leurs blêmes faces de lads, leurs épaisses tignasses de poètes romantiques. Puis, des journalistes, des peintres, des acteurs. Puis, en toilettes de bal, les générations ultérieures,—les demoiselles évincées du dîner, pour raisons d'âge, mais qui n'avaient pas osé rompre, rejeter l'invitation, s'insurger contre cette puissance qu'était le Grand-Cob. Et toutes, sans rancune, entouraient Gendrey, s'extasiaient aux tentures de l'atelier, félicitaient Angèle du succès de la fête.
Enfin, un pianiste fit résonner des accords et des danses s'organisèrent.
Dans l'intervalle, certaines de ces demoiselles chantaient des chansonnettes.
Les unes parodiaient les étoiles, s'en tenaient au genre modeste de l'imitation. D'autres plus ambitieuses visaient l'originalité, expérimentaient une façon à elles de détacher le couplet, et, tout le temps qu'elles chantaient, leurs regards se figeaient vers Labernerie, vers Brévannes, vers les journalistes présents, comme pour évaluer ce que serait la Presse, à leur égard, si elles réalisaient un jour leur rêve de s'exhiber publiquement, au café-concert, au théâtre.
Ensuite, les danses recommençaient: des valses où les valseurs tourniquaient les mains réciproquement posées aux épaules, comme dans les bals de barrière,—des quadrilles où les jupes se tendaient sur les croupes, tandis que les traînes, ramassées sous le bras, s'entr'ouvraient, laissant voir des floraisons touffues et molles de dentelles pâles.
—Allons! Chargez, chargez! commandait le Grand-Cob, la figure dilatée d'orgueil, et son regard allumé désignait mystérieusement, aux couples de flirteurs, les chambres proches, les chambres sombres, où il fallait que l'on achevât les charges ordonnées.
Dans la salle à manger, un bar anglais, un authentique bar anglais, à haut comptoir, à hauts tabourets, prodiguait aux invités les viandes froides, les sandwichs, les œufs au fromage, les cocktails et les alcools pimentés. Des domestiques circulaient à travers le salon avec des plateaux chargés de coupes de champagne, de boîtes de cigares variés et de cigarettes égyptiennes.
—Vraiment, déclara Brévannes, vautré à côté de Mareuil sur un divan ... Vraiment, ce Gendrey a le sens de la fête! Ça n'est pas bien drôle, tout ça ... Mais, c'est fastueux, c'est large!... C'est presque de l'art, tenez!
—Je ne dis pas! fit Mareuil en bâillant.
Et il parcourait encore d'un regard circulaire les demoiselles du bal, repris de sa manie de chercher si, parmi ces poitrines blanches, ces corps sveltes, ces visages avenants, mais taillés dans la même substance, sur le même et banal modèle, il ne découvrirait pas peut-être une personne différente, l'introuvable personne depuis un an perdue.
Une énorme clameur l'arracha à ses réflexions:
—Caleçon! caleçon! hurlait l'assistance.
Cette injonction violente s'adressait à Gravières qui, très ivre et suggestionné par les invités, s'était successivement débarrassé, pendant un quadrille, de tous ses vêtements, sauf de celui qu'on le priait d'ôter.
—Caleçon! Caleçon! répéta l'assistance.
On formait le cercle autour du danseur. Des dames se retenaient aux bras de leurs voisins, épuisées, à force de rire.
—Caleçon! Caleçon! répétaient de nouveaux arrivants.
Gravières, l'œil hagard, cédait, mettait la main sur le premier bouton, quand l'orchestre s'arrêtant, l'empêcha de commettre l'outrage à la pudeur requis.
Brévannes regardait, avec une moue gouailleuse, le jeune magistrat que deux messieurs serviables aidaient à se rhabiller, comme un client après le duel, et il murmura:
—Peuh! si ça les amuse!... Venez-vous au bar?... J'ai une faim d'ogre, moi!
—Oui, à l'instant! dit Mareuil ... Le temps de croquer ce pochard et je suis à vous!...
Il avait tiré une carte de visite et traçait dessus quelques brefs coups de crayon. Une grande forme mauve lui voila subitement Gravières. Il releva la tête et aperçut devant lui Rabastens, qui le contemplait d'un air timide de requête:
—Je vous dérange, monsieur Mareuil?
Il glissa la carte repliée dans son gousset:
—Du tout! du tout! J'avais fini!... En quoi puis-je vous être agréable?... Pas danser, n'est-ce pas?... Ce n'est pas mon blot!...
Elle répliqua:
—Oh! simplement savoir l'heure!...
—L'heure? Il est deux heures et demie ...
—Ah!... très bien!... Je vous remercie!... J'aurais encore une question ...
—Allez donc!...
—Dans quel quartier habitez-vous?...
—Avenue de Villiers ... dans le haut ...
Elle s'exclama joyeusement:
—Ah! c'est tout près de chez moi!... Dites-moi, est-ce que cela vous ennuierait de me reconduire, de me déposer sur la route, boulevard Malesherbes?... Je n'ai pas fait venir ma voiture ... Et j'ai peur, la nuit, dans ces fiacres qu'on ne connaît pas!... Oh! ne vous gênez pas! Répondez franchement!...
Mareuil la fixait, étonné de la demande, étonné du ton anxieux de Rabastens. Il lui prit les deux mains et l'attirant, debout, contre ses genoux, d'un mouvement paternel et camarade:
—Alors, vous avez si peur que cela dans les fiacres, mon enfant?...
Elle inclina sa fine tête de statue, en souriant d'un petit sourire timoré.
—Eh bien!... On vous déposera!... Quand désirez-vous partir?
Elle répondit avec vivacité:
—Oh! le plus tôt possible ... Je suis fatiguée!... J'en ai un peu assez ... depuis huit heures, vous comprenez!
—Tout de suite, hé? questionna Mareuil.
—Oui, cela m'irait!... Seulement, nous filerons chacun de notre côté, pour que ce tas d'imbéciles ne se mette pas à crier ...
Elle montrait du regard un groupe de jeunes gens, qui, postés à la sortie du salon, avaient imaginé de signaler par des grognements réprobateurs le départ des invités et, particulièrement, celui des couples.
—Parfait! dit Mareuil ... Rendez-vous aux paletots!...
Il songeait:
«Jolie fille!... Qu'est-ce qu'elle me veut?... Elle veut peut-être tout bonnement que je la raccompagne?...»
Et s'approchant du Grand-Cob qui, juché auprès de Brévannes, sirotait, sur le comptoir du bar, une boisson au champagne:
—Dites donc, Gendrey ... Qu'est-ce que c'est que cette Rabastens?... Avez-vous des notions?
—Ah! ah! fit le Grand-Cob triomphalement ... Ah! ah! ça brûle? Bravo! Enchanté!... Eh bien, au physique, vous avez dû vous rendre compte!... Au moral?... Voyons, il y a Gravières qui pourrait vous renseigner ... Ou bien ...
Il inspectait des yeux le bar, le salon:
—Non, ils sont tous partis ... Tant pis! En deux mots, c'est une femme à béguins, une femme à caprices, tout à fait! Elle a pour ami en chef un homme marié, un jeune industriel, pas vilain du tout ... Le nom m'échappe ... Enfin une femme charmante, dont je n'ai eu que des compliments ... Et, maintenant, mon petit, soyez heureux!
Gilbert protestait contre ce souhait. Gendrey riposta sceptiquement:
—Mon cher maître, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de ne pas faire attendre cette petite ... Elle va attraper froid sur le palier! Il souffle là un un de ces vents-coulis!
—Mais vous vous trompez!... Je vous ...
Gendrey lui coupa la parole:
—Oui, oui!... Dépêchez-vous! dépêchez-vous!
Mareuil serra les mains de Brévannes, du Grand-Cob, et rejoignit, au vestiaire, Ninette qui le guettait, toute prête, enveloppée d'un long manteau de peluche mauve.
Le fiacre—un maraudeur à ressorts criards et durs—allait lentement, les fers du cheval toquant la chaussée, et Gilbert, par paresse de causer autant que par crainte de sembler trop gauche ou trop dédaigneux, avait saisi la main de Rabastens, dont il embrassait les doigts minces, d'une lèvre distraite, tout au bout, sur les ongles frais et polis.
Elle se pencha à la portière en soupirant:
—Quelle belle nuit, n'est-ce pas?... Avez-vous déjà peint des nuits?
Mareuil réprima un sourire:
—Pas bien souvent!... Pourtant, c'est un beau sujet!...
Elle lui pressa la main presque tendrement; et il continuait de mordiller ses doigts aigus en silence.
Mais comme la voiture avait dépassé Saint-Augustin, Ninette s'écria:
—C'est curieux!... Je n'ai plus sommeil!... L'air m'a complètement réveillée! Et vous?...
—Moi?... Non, je n'ai pas extraordinairement sommeil ...
Elle ajouta d'un ton de prière:
—Eh bien! savez-vous, si vous étiez aimable, vous viendriez prendre une tasse de thé, avec moi, en ami?
—Chez vous?
—Oui, chez moi!... Une occasion de visiter ma petite maison!...
Mareuil répliqua, sans élan:
—Heu!... Il est bien tard!!!
Elle dit, d'une voix déçue:
—Vous ne voulez pas?
—Si! si! Nous prendrons le thé!
—Oh! merci!
Il tâta instinctivement sa poche, à droite, pour s'assurer que son portefeuille y était, qu'il aurait de quoi se conduire en galant homme, le cas échéant; puis, aussitôt, il ressentit une mortifiante confusion d'avoir, involontairement, eu ce geste d'amant payeur:
«Oui, voilà où j'en suis!... Il ne se passera rien, c'est plus que certain ... Et se passerait-il des choses, que probablement, ce ne serait pas une affaire d'argent!... Mais, tout de même, j'ai fait le geste!...»
Et il pensait à Jack, aux ricanements méchants, dont elle l'accablerait, si elle le voyait, lui, l'homme des grandes amours, dans ce fiacre, près de cette Rabastens, se préoccupant, comme un gigolo ou comme un vieillard, de la question des honoraires.
—Nous descendons? dit Ninette.
La voiture s'était arrêtée en face d'un de ces petits hôtels bas qui terminent le boulevard Malesherbes.
La jeune femme gravit, devant Mareuil, un étroit escalier tendu de tapis persans, et, tournant un bouton électrique, elle illumina sa chambre, où ils étaient entrés.
—Une seconde!... Je cours prévenir ma femme de chambre pour le thé.
Mareuil se promenait à travers la pièce, meublée, avec goût, de meubles Louis XVI, en étoffe rosâtre.
Il se devinait sous le coup d'un de ces accès de tristesse, de mauvaise humeur que lui causaient toujours le rappel des jours d'autrefois, le contraste avec le présent; et il aurait voulu s'en aller, sauter par la fenêtre, ne plus se souvenir surtout, retrouver le calme, l'apathie que, la veille encore, il avait.
Ninette revenait:
—Quel guignon! La femme de chambre est couchée ... Le valet de chambre aussi ... Je vais les faire lever, hein?
—Mais non! Mais pas du tout! dit Mareuil en reprenant son paletot ... Je vous le disais ... Ce n'est pas l'heure des orgies!...
Elle implora:
—Vous partez?... Oh! non!
Elle avait collé ses lèvres à l'oreille de Gilbert; elle lui chuchotait, d'un ton caressant, une offre équivalente au moins à la tasse de thé promise, et il fléchissait, pour la première fois, l'idée surgissant en lui de tenter de cela pour oublier—de s'étourdir par la fatigue, par la brutalité. Enfin, il dit en souriant:
—Une tasse de vous, alors?
Elle s'exclama, radieuse:
—Ah! vous restez!... Vous restez!... Ça, c'est bien!
Elle lui retirait son paletot, son chapeau, sa canne, comme on fait à un invité récalcitrant:
—Maintenant, je vous demande cinq minutes ... Vous avez là des cigarettes, du sherry, des biscuits ... tout ce qu'il faut pour patienter ... Je ne serai pas longue!
Elle lui envoya, des doigts, un baiser, et soulevant une portière, au fond de la chambre, elle disparut.
«Le Cob a raison, songeait Mareuil ... Une femme à béguins, tout à fait ... Elle a dû le préparer de loin son coup du thé!...»
Il s'était étendu, à moitié, sur un moelleux petit canapé, placé obliquement à la cheminée, et il défaisait, en chantonnant, les boutons de son gilet, les boutons de ses bottines. Il avait un certain contentement de ne pas finir la soirée seul en son spleen, une certaine vanité de cette aventure si vivement conclue et s'achevant dans l'élégance discrète de cette chambre rose odorante.
«Bah!... Ce n'est pas la trahison que je rêvais!... Cela n'a même aucun rapport avec une trahison!... Mais ça pourra être agréable, une heure ou deux ... J'aurais été bien bête de refuser!...»
Rabastens rentrait, les cheveux à-demi dénoués, vêtue d'une longue robe de nuit en surah blanc.
—Me voici!... Je n'ai pas flâné!...
Elle s'assit au près de Mareuil, et lui glissant la main autour de l'épaule, elle commença à l'embrasser, dans le cou, de baisers délicats, de baisers pressés et sans bruit.
Il la serra contre lui. Elle bégayait de sa voix de petite fille:
—Oh! Mon chéri! Mon chéri!
Puis, soudain, comme il allait se lever, elle le retint d'une pesée de bras, et elle éclata en sanglots.
—Oh! Mon chéri! Mon chéri! Mon chéri!
Elle l'embrassait plus fort, plus fiévreusement qu'avant sur la chair même que mouillaient ses larmes.
—Oh! Mon chéri! Mon chéri!
Il s'imagina d'abord qu'elle était grise, qu'elle pleurait pour avoir trop bu, et il se dégageait:
—Eh bien?... Eh bien?... On a du chagrin?... On a de la peine?...
Mais elle s'enlaçait davantage à lui, l'embrassait davantage, en sanglotant, sans rien dire.
—Voyons! fit Mareuil agacé ... Voyons, qu'est-ce que tu as?... Est-ce de ma faute?
—Oh! non, mon chéri! gémit Rabastens ... Non ce n'est pas ta faute à toi!... Pour sûr que ce n'est pas ta faute!...
—La faute de qui donc?
Ninette répliqua, en s'essuyant les yeux d'une main:
—Oh! si je te le dis, tu te ficheras de moi!...
—Pas du tout!
Elle secouait la tête:
—Non, non, tu te ficheras de moi! On se fiche toujours de moi quand je la raconte, mon histoire!
Mareuil, intrigué, déclara:
—Puisque je te jure!...
—Oui, oui, on dit ça ... Tu veux le savoir, ce que j'ai?... Eh bien! j'ai que tu ressembles à un homme que j'ai aimé, que j'ai aimé, aimé ... Oh! oh!...
Elle s'arrêta, étouffée de nouveau par les sanglots, et s'apaisant:
—Tu lui ressembles!... Tu lui ressembles, tiens, que quand tu es arrivé chez Gendrey, quand je t'ai vu, là, qui me saluais, j'ai pensé que je devenais folle, que c'était lui, lui-même qui me saluait, tu comprends?... Et que, ensuite, j'en ai été triste tout le dîner, toute la soirée, tant ça me rappelait de choses de te voir ...
Mareuil interrogea:
—Il y a longtemps que vous vous êtes séparés?
Rabastens réfléchit:
—Il y a ... il y a trois ans!
Puis avec colère:
—Séparés!... Séparés!... Dis qu'il m'a trompée, qu'il m'a fait toutes les infamies!... Il était maréchal des logis aux cuirassiers, à Lyon!... Il s'appelait de Bormes, Jean de Bormes, tu connais peut-être?
—Non, je ne connais pas!
—Oui, j'en ai supporté pendant un an!... J'en ai enduré!... Et, un beau jour, j'en ai eu trop ... Ça me tuait ... J'ai emballé pour Paris et je me suis jetée dans la fête ...
Elle avait pris, sur la cheminée, une petite boîte à poudre en argent, et se tamponnait légèrement le visage. Mareuil l'attira à lui, et d'un ton de sympathie:
—Ainsi, depuis ... depuis, tu n'as aimé personne?...
Elle répliqua d'un air farouche:
—Personne!... Ah! ce n'est pas manque d'avoir essayé ... J'en ai essayé de toutes les couleurs, des blonds, des bruns, des châtains ... Et j'espérais que ça recommencerait comme avec Jean ...
—Eh bien?
—Eh bien!... Ça durait deux jours, trois jours, et après, ils me dégoûtaient ... Non, cela ne reviendra pas, ce temps-là ... Je ne suis plus bonne qu'à faire la noce ... Ils me dégoûtent, tous, tous!...
Elle énumérait des faits, des mésaventures—des gens qu'elle avait cru aimer et qui, le lendemain, lui répugnaient, une multitude de déceptions, de désillusions décourageantes; et Mareuil l'écoutait avidement, avec cet intime acquiescement aux confidences, ce sentiment de secrète confraternité qu'ont entre eux les malades, quand ils causent de leur cas. Elle s'interrompait parfois pour l'embrasser ou bien pour s'excuser:
—Je t'ennuie, mon chéri?... C'est idiot, ces histoires, hein?...
—Du tout! Du tout! disait Mareuil ... Très intéressant, au contraire!...
Il lui semblait que c'était sa maladie, sa douleur, sa tristesse qui se lamentaient par la bouche de Rabastens, cette jolie bouche en arc, au relevis un peu amer, un peu sensuel, et il questionna:
—Cependant, moi?... moi?...
Elle s'écria:
—Oh! toi ... toi! c'est différent ... c'est presque lui ... Et puis, est-ce qu'on peut dire? Peut-être qu'il me dégoûterait aussi, lui!... Tiens, ne parlons plus de cela ... Je sens que je me remettrais à pleurer ...
Elle s'était levée et, tirant Mareuil par la main, elle avait, de la tête, un gracieux mouvement d'invite. Mais il demeurait assis, il examinait d'un œil curieux de praticien cette belle fille naïve dont il savait si bien le mal, cette belle fille condamnée—comme lui, comme tant d'autres—à ne plus aimer, à user toujours de son corps sans plaisir d'âme, sans transport.
—Pourquoi est-ce que tu me regardes, mon chéri? s'écria-t-elle.
Alors, il se leva à son tour, et, l'étreignant dans ses bras, il lui donna un long baiser attendri, un long baiser de pitié sincère.
—Tu es gentil!... Tu es gentil! murmurait Ninette, vaguement surprise.
Et il répondait en l'embrassant encore, doucement, comme un enfant que l'on console:
—Pauvre petite!... Pauvre petite Rabastens!
Dans les arbres du boulevard, les moineaux piaillaient gaiement à la venue du jour, quand Ninette s'endormit, la tête appuyée sur l'épaule de Mareuil.
Par instants, elle avait des soupirs plaintifs, elle bégayait:
—Jean!... Mon Jeannot!...
Gilbert ne la détrompait pas. Il répliquait à mi-voix, avec un sourire:
—Oui, oui, dors!... Je suis là! Je suis là!
Puis, il restait immobile, longtemps dans la même position, pour ne pas troubler Ninette, pour la laisser au bonheur de ses songes; et cela l'amusait, lui, la victime de Jack, de jouer ce rôle généreux, de veiller ainsi, après les caresses, la victime de Jean de Bormes, sans amour, par charité pure.
XII
Mme Honoré, la concierge de la rue Fortuny, une petite vieille active, quoique un peu romanesque, était armée des instructions les plus sévères; et chaque fois que Mareuil se montrait dans la loge, elle les lui récitait en témoignage de zèle:
—Quand la dame blonde est en haut, je ne laisse pas monter la dame brune!... Quand la dame brune est en haut, je ne laisse pas monter la dame blonde!... Oh! Monsieur peut être tranquille!
Mareuil, en effet, avait dû consentir à recevoir chez lui Rabastens, pour éviter, avec l'ami en chef, des conflits d'attributions, toujours imminents, au petit hôtel du boulevard Malesherbes.
C'était à la suite d'une survenue tout imprévue de ce monsieur, que les rendez-vous dans l'entresol avaient été inaugurés.
Mareuil, ce jour-là, voulait rompre, dire ses adieux à Ninette. Mais elle avait tant pleuré, tant supplié qu'il s'était décidé à lui accorder ses entrées rue Fortuny, à la faire alterner avec Mme Lozières. Et cette combinaison qui, jadis, lui eût paru un odieux compromis, un vrai crime de lèse-liaison, lui paraissait, au contraire, à présent la moins cruelle, la plus charitable. D'ailleurs, il ne s'était pas donné, pour l'adopter, la peine de beaucoup réfléchir. Il y était venu spontanément, comme au meilleur moyen de ne pas affliger deux personnes envers qui il avait de la gratitude, des sentiments d'affection presque égaux sinon pareils; et le fait de les trahir l'une et l'autre, de les accueillir, l'une après l'autre, dans le même lit, ne le choquait pas, ne lui suggérait aucun scrupule, puisque, à son avis, ces rendez-vous se réduisaient à des actes vulgaires et sans importance, en dehors de la passion, en dehors de l'amour.
Il n'avait pas, au surplus, modifié son existence de labeur, diminué le temps réservé à son travail.
Il consacrait à ses visites, rue Fortuny, trois après-midi par semaine, quatre au maximum, et il s'arrangeait, en conscience, de manière à les répartir équitablement.
Cependant, il avait quelque préférence pour Rabastens, qui, sachant sa liaison, et se résignant au partage, le dispensait de s'ingénier, de mentir. Et puis il la préférait d'une façon particulière, avec une sorte d'apitoiement, à cause de ce qu'elle avait souffert. Elle était comme sa malade, celle qu'un rien blesse, celle qu'il faut distraire et ménager. Tout ce qu'elle demandait, il y accédait, sauf lorsqu'il craignait que cela pût produire du scandale, revenir aux oreilles de Mme Lozières.
Ainsi, il avait, à plusieurs reprises, accepté de dîner en compagnie de Ninette, chez Brévannes, chez Gendrey. C'étaient des dîners clandestins, sans nul invité que Charleval: et ensuite, on ne sortait pas, on restait au salon à fumer, tandis que les femmes bavardaient, réunies ensemble ou bien assises sur les genoux de leurs maîtres respectifs. Le Grand-Cob, de loin, apostrophait Mareuil, que Rabastens embrassait.
—Allons, là-bas, le petit couple, un peu de patience!... On va rentrer ... Vous avez toute la nuit!... Vous avez demain!
Et d'autres fois, il se postait devant eux, le regard bénisseur, encourageant:
—Hé Mareuil!... Qu'est-ce qui vous a donné ça?... A qui devez-vous ça?... Dites, à qui le devez-vous?
Gilbert grommelait, en souriant, quelques paroles de reconnaissance; et au fond, il se sentait assez satisfait de l'organisation nouvelle de sa vie, de la variété apportée dans ses plaisirs par la rencontre de Rabastens.
Les rendez-vous même avec Mme Lozières lui devenaient moins pénibles. Depuis qu'il n'était plus à la recherche de la passion supérieure, depuis qu'il s'accommodait de cette médiocrité d'amours qui suffit à presque tous, il en voulait moins à la jeune femme, il en attendait moins, il trouvait qu'elle remplissait parfaitement son petit rôle d'être prévenante, affectueuse et jolie. Il lui épargnait donc les brusqueries d'autrefois, ces dures répliques que soufflent le mécontentement, la déception; et, n'étant plus rebutée, elle s'attachait davantage, elle oubliait certains jours sombres où elle avait eu des doutes, l'angoissante impression qu'elle le lassait à la longue.
Quant à Rabastens, excepté dans les instants de crise sentimentale, elle avait du débit, selon les termes d'Angèle,—une permanente bonne humeur d'enfant gai, un gazouillis d'oiseau heureux, une grande grâce à dire des choses futiles ou romanesques, au courant de la pensée. Mareuil n'était pas bien convaincu qu'elle l'aimât véritablement, pas bien certain de remplacer tout à fait en son cœur l'enivrant Jean de Bormes. Mais elle se donnait libéralement, fougueusement, n'ayant ni les réticences, ni les maussaderies des filles qui connaissent le prix de leur corps et semblent toujours regretter le cadeau qu'elles vous font d'elles-mêmes. Elle manifestait à l'égard de Mme Lozières une jalousie modeste, juste un peu au-dessus de l'indifférence impolie. Elle était aussi d'une admirable plastique—naturellement harmonieuse dans tous ses gestes, toutes ses attitudes. Et il se contentait de ces qualités physiques, de ces apparences de tendresse, en bloc, sans approfondir.
Au commencement de juillet, le tour de Ninette revint plus souvent. Elle bénéficiait des deux jours par semaine que lui laissait, à son insu, Mme Lozières, réinstallée tout récemment à Saint-Germain.
Elle en profitait pour causer avec Mareuil de la villégiature qu'ils projetaient d'accomplir bientôt à Blois, chez Charleval, durant une saison qui occuperait, à Vichy, l'ami en chef, atteint de diabète.
Le chanceux vaudevilliste avait employé une partie des droits de sa pièce à louer au bord de la Loire, à l'extrémité d'un faubourg déjà campagnard, une espèce de grande maison à jardin, intitulée par lui la Grenadinette—et où il hébergeait les Gendrey, les Brévannes, Labernerie—la bande au complet, sauf le ménage Mareuil, qui promettait son arrivée pour les premiers jours d'août.
Chaque matin, Rabastens recevait d'Angèle ou d'Henriette des lettres détaillées, d'alliciantes descriptions de paysages, des conseils sur les robes à emporter; et elle lisait à Mareuil toute cette correspondance enthousiaste.
—Ce qu'on s'amusera, mon chéri!... On canotera!... On visitera les châteaux!... On se balladera en forêt!
Puis elle dansait debout, au milieu du lit, des danses victorieuses, ou bien elle saisissait, des deux mains, la tête de Gilbert et la frottait de baisers fous.
Finalement, le jour du départ fut fixé au 3 août,—et, lors du rendez-vous suivant, Mareuil annonça à Mme Lozières son intention de s'absenter de Paris pendant une quinzaine.
Elle questionna d'un ton soucieux:
—Le 3?... C'est mercredi?... Vous ne pourriez pas remettre cela au 6 ou au 7, par exemple?...
Mareuil répondit:
—Je pourrais?... Je pourrais?... Evidemment que je pourrais! Seulement, on compte sur moi!... J'ai écrit ... Pourquoi remettre?... Plus tôt je partirai, plus tôt je serai de retour ... Et après, je rentre à Paris, je ne bouge plus! Voyons, ma petite amie, quinze jours, ce n'est pas très long!...
Mme Lozières répliqua:
—Bien! bien!... Comme vous voudrez. Mais si vous aviez pu, cela me permettait de vous revoir avant votre départ ... Tandis qu'autrement, nous sommes aujourd'hui ... le 28, n'est-ce pas?
—Le 28!...
—Autrement, il y a peu de probabilités pour que j'aie l'occasion de revenir ici, à un si petit intervalle ... Comprenez-vous?
—Oui, je comprends! fit Mareuil en affectant une mine contrariée. Je comprends que c'est très ennuyeux!...
Mme Lozières, l'air rêveur, rajustait sa voilette, et tout à coup elle s'écria:
—Oh! j'ai une idée!... Une merveilleuse idée!
—Quoi donc? dit Mareuil, qui dissimulait son anxiété, car il avait rendez-vous le samedi avec Rabastens.
—Tenez, ma tante Brégy doit venir une huitaine chez nous, à Saint-Germain, avant d'aller à Aix soigner ses rhumatismes ... Elle débarque à Paris lundi, dans l'après-midi ... Eh bien! je raconterai que je vais la prendre à la gare ... que je vais au-devant d'elle ... Cela vous convient-il, dites? Lundi deux heures? Peut-être même que je déjeunerai ... Je vous télégraphierai ça le matin!
—Parfaitement! fit Mareuil rassuré. Très bonne idée!...
Il l'embrassait par dessus la voilette:
—A lundi!... A lundi les adieux de Blois!
Elle souriait, toute ragaillardie par son invention, et sur le carré elle chuchota:
—Au revoir! Lundi, à onze heures, vous aurez un télégramme!
Le surlendemain, vers deux heures moins le quart, Mareuil montait, sans hâte, l'escalier de la rue Fortuny.
Comme il arrivait devant sa porte, il lui sembla entendre un bruit de pas, à l'intérieur.
«Tiens, songeait-il, Ninette est en avance!... Oui, oui, temps d'orage, je connais ça!...»
Il glissa la clef dans la serrure, et eut un sursaut de stupeur en apercevant, par la porte entr'ouverte du cabinet de toilette, Mme Lozières, debout, le front contre la fenêtre.
Elle avait fait volte-face et l'embrassait:
—Vous voilà!... Vous avez vu la mère Honoré?
Mareuil, au hasard, choisit la franchise:
—Non! non! Je ne l'ai pas vue!...
Elle insista:
—Mais, vous l'avez rencontrée, en route?...
—Non, je ne l'ai pas rencontrée ...
Elle interrogea en riant:
—Et cela ne vous étonne pas plus que ça, de me trouver ici?
Mareuil répondit, le cœur serré d'inquiétude:
—Si!... Si! Cela m'étonne! J'étais venu ... J'étais venu pour un portefeuille que j'ai oublié l'autre fois ... jeudi ...
Elle déclara:
—Eh bien! moi, voici! Ma tante ne vient plus ... Ou, plutôt, elle ne vient que dans dix jours ... Elle m'a télégraphié cette vilaine nouvelle ce matin ...
—Ah! ah!... très bien!
—Attendez! Le rendez-vous de lundi tombait donc dans l'eau ... et il s'agissait de découvrir un autre truc ... Alors, j'ai affirmé que j'étais forcée d'aller à Paris, aujourd'hui, pour des fruits, des commandes, à propos d'un dîner,—des gens que nous avons à dîner demain, dimanche ... J'ai sauté dans le train d'une heure ... Je me suis fait conduire ici en voiture, et j'ai renvoyé la mère Honoré dans la même voiture, chez vous, avenue de Villiers, avec ordre de vous prévenir ... Je pensais que, par cette chaleur et de si bonne heure, vous ne seriez pas sorti ... Avouez que ce n'est pas trop nigaud?
Mareuil répliqua:
—C'est loin d'être nigaud!... Pourtant, sans cet accident, sans l'accident de cet oubli, vous risquiez de me rater ... Enfin, il n'y a pas de mal!...
Et il songeait avec effroi:
«Il va se passer tout à l'heure une petite scène!...»
Mme Lozières ajouta en ôtant son chapeau:
—Vous n'avez pas à travailler, je suppose?... Et puis, auriez-vous à travailler, que ce soit aujourd'hui ou lundi, cela revient au même, n'est-ce pas?
—Absolument au même! fit Mareuil.
Une voiture roulant, à grand fracas, dans le silence d'été de la rue solitaire, stoppa, raide, devant la porte.
—Regardez donc! dit Mme Lozières qui piquait sur son chapeau sa voilette ... Regardez donc ... C'est sans doute la mère Honoré!
Mareuil souleva un peu le rideau et reconnut Rabastens, en robe de batiste blanche à ceinture noire, le bras haussé vers le cocher qu'elle payait.
Il murmura, la voix molle:
—Non, non, ce n'est pas elle ... C'est une dame ... Ce n'est pas elle!...
Puis, attirant Lucie sur le divan où il s'était assis, il lui prit les mains, dans un mouvement inconscient de sauvegarde, de prudence aux abois.
—Vous me restez jusqu'à quelle heure? demandait Mareuil câlinement.
Il y eut dans l'air cet imperceptible bruissement qui précède la sonnerie des sonnettes, et aussitôt le timbre électrique de l'entrée éclata, fit explosion.
Lucie s'écria:
—C'est la mère Honoré!... Je l'aurais parié!...
—Oui, oui, dit Mareuil ... J'ai mal vu, ou elle s'en sera retournée à pied ...
—Allez lui ouvrir, mon ami!
Il protesta:
—Oh! non! C'est inutile!... Elle s'en ira bien toute seule.
Un second coup de sonnette retentit, plus impatient, plus prolongé.
—Elle nous embête, cette mère Honoré! prononça Mareuil.
Lucie défendait la concierge:
—Mais la pauvre femme ne sait pas ... Elle vient me rendre la réponse!...
—Eh bien! répliquait Mareuil sans lui lâcher les mains, vous l'avez, la réponse!... Non, j'ai horreur de ces manières!... Quand on ne vous ouvre pas, on s'en va, c'est indiqué!
La sonnette s'était interrompue, ne resonnait pas.
—Là! Vous voyez! fit Mareuil avec un soupir de soulagement. Vous voyez ce que je vous disais!... Il ne faut pas habituer les gens à carillonner, à s'introduire chez vous pour un oui, pour un non!... C'est insupportable!...
Il déboutonnait un à un les boutons des gants de Lucie, lui posait sur les poignets des petits baisers conciliants, s'imaginant Rabastens partie, dans la rue, au bout de la rue, peut-être.
Mais soudain, la sonnerie recommença, impérative, cette fois, désordonnée, en à-coups exaspérés, qu'on devinait poussés par une main énervée, implacable, par une personne à figure furieuse et provocatrice, une personne sûre de son droit.
Lucie s'exclama:
—Le fait est que cela ...
Puis, comme traversée par une révélation, elle se dégagea brutalement de l'étreinte, se leva, le sourcil froncé, le visage convulsé de colère.
Mareuil put la rattraper.
—Où allez-vous?...
Elle riposta, avec un calme factice:
—Je vais ouvrir ... puisque vous, vous ne voulez pas!
Il éprouvait comme un vide dans la tête, une invincible faiblesse:
—Je ne veux pas?... Je ne veux pas?...
Lucie marchait vers l'antichambre. Il la précéda d'un élan, et lui barrant la porte contre laquelle il s'adossait:
—Je vous en prie ... N'y allez pas ...
Elle proféra, se contenant à peine:
—Si! Je veux y aller, je le veux!...
Elle essayait de tourner le bouton de la porte. Il la relança vivement en arrière, pendant que la sonnette sonnait toujours.
—Je vous dis que vous n'irez pas!...
Mme Lozières bégaya, affolée, les yeux distendus d'angoisse:
—C'est donc ... c'est donc?...
Mareuil acheva simplement:
—Eh bien! oui, c'est une femme!...
—Oh! oh!... Vous me trompiez?
Elle s'était jetée sur le divan, à demi-étendue, la tête cachée au creux du bras et sanglotait:
—Vous me trompiez!... Vous me trompiez!
Mareuil s'approcha d'elle, tenta de la relever avec des gestes délicats et légers, comme on a pour relever une blessée. Lucie le repoussa d'un ton méprisant:
—Laissez-moi!... Oh! laissez-moi!...
Et la sonnerie continuait de vibrer, assourdissante, scandant de ses fusées injurieuses les sanglots de Mme Lozières qui baissaient à mesure, se faisaient plus lents, plus étouffés.
«Elle est enragée, cette Rabastens! songeait Mareuil. On n'a pas idée de sonner aussi fort!»
C'était vers cette sonnerie que se tendaient toutes les forces de sa pensée, vers cette sonnerie fascinante et diabolique qui tintait à ses oreilles comme un aigre tocsin; et il pressentait que tant qu'elle s'obstinerait, tant qu'elle frémirait, le choc éludé serait à redouter, réalisable encore.
Enfin elle cessa. Une minute, deux minutes, trois minutes s'écoulèrent. Rabastens, vraisemblablement, renonçait, quittait la place.
Mme Lozières s'était redressée, et en s'essuyant les yeux, de son mouchoir tassé en tampon, elle parlait d'une voix sourde, d'une voix qui ne s'adressait pas à Mareuil:
—Vous me trompiez, vous!... Vous!... C'est incroyable! Oui, je me doutais, je vous soupçonnais quelquefois ... Je n'étais pas tranquille!... Cependant je n'aurais jamais cru!... Et ici, dans cet appartement, dans cette chambre, dans ce lit!... C'est trop affreux!
Elle avait des mouvements de mains désespérés, des revers de mains comme pour effacer ce qu'elle venait d'apprendre, ce qui était l'acte ineffaçable désormais.
Elle poursuivit de la même voix meurtrie:
—Encore, m'avoir trompée avec cette femme ce serait peu!... Mais vous m'avez doublement trompée! Vous m'avez trompée sur vous-même, sur vos sentiments, sur votre caractère!... C'est cela qui est indigne! C'est cela qui est impardonnable!
Mareuil se promenait, en silence, à travers le cabinet de toilette.
«Très bien, tout ce qu'elle me dit là!... Voilà ce que j'aurais dû dire à Jack.»
Et il se reportait à plusieurs mois auparavant, à ce jour d'avril où, dans cette pièce, s'était déroulé le drame inverse, avec l'autre, avec Mme Hardouin.
Mme Lozières reprit d'un ton plus direct, à courtes phrases, hachées et suppliantes:
—Ecoutez ... Pourquoi avez-vous joué ainsi à la passion, à l'amour?... Pourquoi m'avez-vous menti depuis le premier jour?... Vous pensez bien que tout est fini entre nous ... que je ne serai plus à vous jamais ... que je n'implore pas un raccommodement!... Pourtant, je tiens à savoir pourquoi vous avez menti?... Non, je ne peux pas croire que vous l'ayez fait exprès!... On n'est pas comédien à ce point!... Il y a autre chose!... Je ne sais pas quoi!... Mais il y a autre chose.
Mareuil se taisait, ahuri, hésitant à se démasquer, à confesser la réalité.
—Voyons, parlez! Répondez donc! s'écria Mme Lozières.
Elle fondait de nouveau en sanglots. Il s'agenouilla devant elle, et lui serrant la main:
—Ne pleurez pas, ma petite amie!... Ne pleurez pas, je vous expliquerai!...
Il lui tapotait la main tendrement, sans rien ajouter, tout saisi de pitié.
«Non, pas moyen de lui expliquer!... Cela l'humilierait trop!... Il faut lui laisser l'illusion, m'en tirer avec des mots vagues!...»
Et, tout haut, d'un air affable et consolateur:
—Allons, calmez-vous!... Calmez-vous!... Cela n'est pas si terrible ... Ç'a été une bêtise, un entraînement ... Elle m'est bien égale cette personne, je vous assure!...
Lucie murmura:
—Je vous en conjure ... Dites-moi la vérité!... Dites-la-moi une fois au moins, puisque c'est fini ... puisque je ne reviendrai plus!...
Il eut la tentation de tout avouer: comment d'abord il espérait de bonne foi l'aimer, puis sa faillite sentimentale, et ces poignants épisodes qui avaient progressivement marqué la ruine de son cœur brûlé, gaspillé en deux ans. Mais par un suprême effort de compassion, il résista et, d'une voix presque sincère, il réitéra:
—Non, je ne mens pas ... C'est une simple sottise, je vous le répète, un caprice stupide. Je ne vous ai menti ni autrefois, ni aujourd'hui ...
Il se rapprochait pour l'embrasser. Elle l'écarta doucement et, se levant:
—Soit!... Je n'insiste pas ... Je vois que je n'obtiendrai rien de vous!... Ayez donc la bonté de me passer mon chapeau ...
—Alors, vous partez?
Mme Lozières riposta avec fermeté:
—Oui, je pars!...
Et devant la glace qui surmontait la toilette, elle se mit à refaire avec un lissoir ses ondulations, à recoiffer sa blonde chevelure de petit fifre dédaigné, honteusement trahi. Mareuil, derrière elle, le visage humble, confus, guettait ses ordres, n'osant pas un geste, pas une remarque, cherchant dans la glace son regard qui se dérobait.
Elle détourna un peu la tête de son côté:
—Donnez!
Il lui tendit docilement le frêle chapeau qu'elle réclamait, et interrogea:
—Vous partez? Vous partez pour de bon? Est-ce vrai, ce que vous m'avez dit, que vous ne reviendriez plus?
Elle répliqua d'un ton résolu:
—Oui, c'est vrai!... En admettant même que je vous croie, la vie serait intolérable entre nous ... Il y a quelque chose de cassé ... Non, je ne vous croirais plus ... Dites-moi adieu, mon ami, c'est plus sage!
Il l'enlaçait, la pressait, lui couvrant de baisers les yeux, la bouche, et de son mieux il murmurait:
—Vous reviendrez, ma petite amie. Il est impossible que vous ne reveniez pas!
Elle s'entêtait:
—Non, non! C'est fini!
Et avec un sourire navré:
—Hein! Nous ne songions pas qu'ils seraient si tristes, les adieux de Blois!
—Mais ce ne sont pas des adieux! Je vous garantis que vous reviendrez!
Mme Lozières s'était assise sur une chaise près de la porte, et, d'une main un peu tremblante, elle étanchait les larmes qui débordaient de ses paupières. Puis, soudain, comme terrifiée, à la vision lucide de l'avenir, elle s'exclama:
—Qu'est-ce que je vais faire, maintenant?... Qu'est-ce que je vais devenir, maintenant que j'ai pris l'habitude d'aimer?... Qu'est-ce que je vais devenir sans vous?...
Mareuil demeurait silencieux, paralysé, incapable de se justifier, de s'innocenter, à moins de livrer son secret insultant, de proclamer son épuisement, à moins de dévoiler à Lucie qu'elle n'avait pas eu de lui une journée, une minute de réel amour.
Enfin, pour dévier, il proposa:
—Si vous le désirez ... je vous écrirai ... je vous écrirai chaque semaine ... plusieurs fois par semaine ... Voulez-vous?
Elle se releva:
—Non, je vous remercie ... Pas en ce moment!... Plus tard!... Je vous écrirai, moi ... Et vous me répondrez, n'est-ce pas?
—Certainement ... Tout ce que vous voudrez!
Il l'étreignait en balbutiant, malgré lui et d'un ton ému, des paroles de congé, des paroles d'expulsion douce—comme par crainte que Lucie ne cédât à ses instances, qu'elle ne remît en question cette rupture inéluctable, cette rupture en retard d'un an.
—Adieu, ma petite amie,—puisque vous l'exigez!... Je vous regretterai bien ... Mais peut-être que vous avez raison!... Peut-être que je n'étais pas digne de vous!...
Sur le palier, Mme Lozières se retourna encore, puis d'une voix un peu rauque:
—Adieu!... Adieu!...
Il courut à elle, lui donna un dernier baiser; et comme il rentrait, il la vit, par l'entrebâillement de la porte, qui s'arrêtait au milieu de l'étage, la main cramponnée à la rampe, le mouchoir collé aux yeux, la tête renversée pour pleurer.
Lorsqu'il descendit et qu'il parut sur le seuil de la loge, Mme Honoré s'élança vers lui, en dressant des bras effarés:
—Quelle histoire, Monsieur, quelle histoire! Monsieur m'excuse! Je n'ai pas pu m'opposer ... C'est arrivé tandis que j'étais chez Monsieur, avenue de Villiers!
Mareuil repartit froidement:
—Cette dame, l'autre dame ne vous a rien dit pour moi?
Mme Honoré s'exclama:
—Rien dit?... Non, Monsieur ... Une dame bien élevée, ça se voit!... Seulement, elle avait l'air colère, colère!... J'ai eu tout le mal du monde à l'empêcher de remonter!... Elle voulait remonter, sonner, sonner, sonner, pendant une heure! Et moi qui jurais que Monsieur n'était pas là!... Quelle histoire!
Mareuil dissimula un sourire, et toujours froidement:
—Ainsi, elle n'a rien dit de particulier, elle ne vous a chargée d'aucune commission?
—Mais si, Monsieur! A la fin, elle m'a demandé de quoi écrire, un crayon, et elle a écrit une lettre à Monsieur, ici, dans la loge ...
Mme Honoré fouilla au fond d'un tiroir et en retira, de dessous une pile de mouchoirs, la lettre cachottièrement enfouie:
—Tenez, monsieur, la voici!
Mareuil prit le papier:
—Merci!... Je vais probablement aller à la campagne durant une ou deux semaines ... Vous aurez soin de tout, n'est-ce pas?...
Il franchit la porte cochère, et, sitôt dehors, il ouvrit l'enveloppe. Rabastens écrivait:
«Mon chéri,
C'est craqué et rompu. Quand c'est mon jour, je n'aime pas qu'on en reçoive d'autres. Je t'ai entendu te disputer avec ta bonne amie. Pardonne-moi d'avoir tant sonné. Mais c'était mon jour! Je télégraphie à la Grenadinette pour dire que mon patron m'emmène avec lui à Vichy. Tu diras la même chose, si tu veux. Au revoir, mon petit Gillot. Après tout, tu n'as pas à te chagriner, pas plus que moi je ne me chagrine. Je peux te le confier aujourd'hui. Voilà bien quinze jours que ça ne me faisait plus rien au cœur de venir,—que je ne venais plus que pour la régalade du corps. Au revoir, mon chéri, et on se saluera gentiment quand on se reverra!!!
Tout mon restant de baisers.
Ninette.»
Mareuil déchira le billet en haussant les épaules; puis, d'un pas pesant, il s'achemina vers l'avenue de Villiers.
Il ressentait une grande fatigue, un accablement physique et moral, l'esprit brouillé, exténué par les cahots de cette surprise, de ces adieux,—cette accumulation d'événements dramatiques qui l'avaient, d'un coup, ramené au temps de Jack, aux plus cruelles émotions de son existence; et pardessus le souci de se savoir seul, sans maîtresse, obligé à des essais nouveaux, traînait en lui comme l'ombre d'un remords—le souvenir de Lucie pleurant entre ses bras, l'image de Mme Lozières, sur l'escalier, appuyée à la rampe, dans sa pose douloureuse de femme abandonnée.
XIII
Depuis une semaine, chaque jour, Mareuil retardait son départ pour la Grenadinette.
Un semblant d'espoir le retenait à Paris—l'espoir que Mme Lozières regretterait la rupture, lui écrirait, lui fournirait le prétexte de renouer.
Car, dès le lendemain de la scène d'adieux, il avait compris tout ce qu'il perdait en perdant Lucie. Il se trouvait présentement devant un problème autrement plus grave que de recouvrer ses forces sentimentales, que de rencontrer la femme qui referait de lui l'amant ardent et bien doué qu'il se souvenait d'avoir été. C'était le nécessaire même qui lui manquait, l'indispensable; et quand il pensait que, pour regagner cela, il lui faudrait payer des demoiselles qui l'accueilleraient, sans égards, comme le premier client venu,—ou, ce qui l'effrayait davantage, renouveler auprès d'une Mme Lozières, d'une Mme Béatry, d'une Rabastens, les escarmouches d'approche, la petite guerre avilissante des supplications, des flatteries, des rendez-vous,—quand il entrevoyait tous les déboires à subir, tout le travail à parfaire pour atteindre ce but misérable, il éprouvait une sensation d'écœurement, un peu du lourd découragement qui fait se coucher les bêtes au bas d'une côte trop rude.
Il s'avouait qu'il avait eu tort de laisser, par délicatesse, s'en aller Mme Lozières, qu'il aurait dû garder cet en-cas de désirs, si péniblement conquis, le conserver à tout prix, voire par un supplément de protestations, de mensonges, par une reprise de manœuvres moins difficiles, au demeurant, sur ce terrain connu, avec cette personne subjuguée déjà et qui l'aimait.
Parfois aussi, il commençait une lettre repentante, où il implorait son pardon, alléguait le passé, l'indulgence réservée toujours à une première faute. Mais, aux premières lignes, des scrupules l'arrêtaient.
«Non ... C'est impossible!... Ce serait trop canaille!...»—et il déchirait le billet.
Alors, par un irrésistible et récent entraînement, il se mettait à songer à sa maladie, à en reviser les progrès, les périodes, jusqu'aux symptômes les plus lointains.
«Cela m'a pris, voyons ... après Ville-d'Avray?... Non! cela m'a pris pendant ce flirt qui n'en finissait plus ... Non, avant!...»
De recul en recul, il remontait au jour où il avait poursuivi Mme Hardouin, l'imaginaire Mme Hardouin, dans le fiacre jaune, à travers les rues, comme une voleuse. Ensuite, était venue la visite à Brévannes, cette étrange défaillance de révéler le nom de Jack, de donner pleine liberté pour la confondre. Oui, de là datait son mal. Ce jour-là ç'avait été, en cette course essoufflée et folle, son dernier effort d'amour. Depuis lors, aussitôt, l'infirmité, l'impuissance s'accusant graduellement,—chacune de ses paroles, de ses démarches, ajoutant aux preuves précédentes des preuves plus significatives de sa déchéance. Et maintenant, dans le calme de la solitude, il arrivait au sentiment très net que c'était vraiment une sorte de voleuse, cette Mme Hardouin qu'il pourchassait jadis à travers les rues—une sorte de voleuse spéciale qui, en deux ans, l'avait tari, vidé, ruiné de cœur, comme d'autres femmes, en deux ans, vous ruinent d'argent et d'or, sans pitié.
Il aurait souhaité pouvoir le lui dire, lui crier son fait, lui reprocher ces abus de tendresse, bien pires que la trahison même. Il combinait à cette intention, pour l'hiver suivant, des rencontres dans le monde ou ailleurs, des colloques laconiques et cinglants, quelques mots de condamnation brefs, irréfutables. Puis, au bout d'un instant, la puérilité de la revanche lui apparaissait.
«A quoi cela me servirait-il?... Laissons-la donc dans sa boue!...»
Et il repensait à Mme Lozières, aux moyens de la revoir, à cette lettre qu'elle n'envoyait pas.
Un matin, vers onze heures et demie, tandis qu'il dessinait, dans son atelier, Joseph lui annonça Labernerie.
Le critique entra en s'épongeant le front.
—Quelle chaleur! Quelle chaleur?... On cuisait dans le wagon!... Comment vous abrutissez-vous à rôtir dans Paris par cette température?
Mareuil répondit:
—Mais j'allais partir d'un jour à l'autre, vous savez bien ...
—A l'autre! A l'autre! fit Labernerie ... Je connais ça!... Enfin, heureusement que je viens vous chercher ... Nous repartons ensemble, ce soir, à neuf heures, gare d'Orléans ... Oui, oui, ce soir! J'ai des ordres ... Je dois vous rapporter?
—Depuis quand êtes-vous donc ici?
—Depuis une demi-heure!... Vous vous doutez pourquoi je viens ... A Blois, pas de dames!... Et ils sont à se becquoter, du matin à la nuit, devant moi ... Alors, je m'offre, toutes les semaines, une après-midi dans vos murs ... C'est la santé!
Mareuil interrogea:
—Vous ne plaisantez pas?... Vous venez réellement me chercher?
—Puisque je vous le dis!...
—Eh bien!...
Il calculait, se demandait s'il ne serait pas plus habile d'attendre, d'attendre encore un jour ou deux, d'accorder encore un délai à Mme Lozières.
«Non!... Cela devient ridicule!... Elle ne m'écrira plus!... Elle m'aurait déjà écrit!...»—et à haute voix:
—Eh bien! entendu! Nous partons ce soir ... Vous déjeunez, hein?... Ma mère est à Monneville ... Nous serons seuls ...
Labernerie répliqua:
—Non, non, je vous invite!... J'ai quelques courses pressées à faire auparavant ... Si ça vous va, aux Ambassadeurs, entre midi et demi et une heure moins le quart!...
—Bon! Ça me va!... Dans une heure je serai là-bas!
—Ouf! Je m'en vais! fit Labernerie en se levant lourdement. Surtout, pas de flanchage, ce soir ... Emballez! Emballez ferme!
Sitôt seul, Mareuil sonna Joseph, lui indiqua les effets à empaqueter, et, vers midi un quart, il se mit en route du côté des Champs-Elysées.
Dehors, c'était le Paris d'août, muet et morne, volets clos, portes closes, ville désertée—une chaleur amollissante s'exhalant d'un ciel tout gris, d'un ciel d'hiver où, à travers les nuées entassées, un soleil sournois et féroce traçait une petite tache d'argent blanchâtre.
Mareuil marchait lentement, le chapeau de paille légèrement sur la nuque, avec cette allure douillette et un peu débraillée qu'on se permet, en été, dans les rues vides. Mais comme il débouchait du parc Monceau, à l'issue de l'avenue de Messine, il eut au cœur une commotion étouffante, un heurt de coup de poignard. Il venait d'apercevoir une jeune femme en très simple costume du matin, blouse de foulard brun, jupe de laine bleue,—une jeune femme qui montait l'avenue, les yeux fixés vers des feuilles mortes qu'elle chassait rêveusement du bout de son ombrelle—Mme Hardouin.
Elle s'approchait, s'approchait, les yeux attachés vers les feuilles, vers le bitume, flairant, de temps en temps, une petite touffe de grosses roses jaunes qu'elle tenait dans sa main gantée de blanc, et lui, restait figé par l'émoi, l'indécision, les lèvres serrées d'un sourire nerveux, ne sachant plus s'il fallait prendre à droite, à gauche, ou traverser, ou s'enfuir, ou simplement courir à elle.
Puis une de ces vagues impulsions qui remplacent la pensée aux instants d'affolement et se règlent toujours sur nos arrière-désirs, une machinale et vague résolution le poussa de nouveau, le dirigea droit dans la direction de Mme Hardouin.
Il s'avançait, sans qu'elle le vît, et quand il fut tout près, il murmura d'une voix qu'il essayait de rendre railleuse:
—Vous allez bien?
Elle tressaillit, pâlit visiblement en le reconnaissant:
—Tiens, c'est vous?... Oui, je vous remercie, très bien ... Et vous?
—Pas mal! Pas mal!
Il y eut un silence. Ils s'examinaient tous deux, comme pour reprendre l'habitude de leurs visages, y retrouver ce par quoi ils s'étaient plu naguère, durant leur liaison.
—Vous n'avez pas changé! dit à la fin Mme Hardouin.
Mareuil, qui ressaisissait peu à peu son sang-froid, répliqua:
—Vous croyez?... Vous non plus, vous n'avez pas changé ... Vous n'avez pas cessé d'être extrêmement jolie!... Mais par quel hasard est-ce que je vous rencontre à Paris, aujourd'hui, au mois d'août, dans cette chaleur?
Mme Hardouin déclara:
—Oh! je ne suis ici que de passage!... Je suis revenue depuis deux jours de Gizé ...
—Ah! ah! fit Mareuil avec un sourire de moquerie.
—Oui, je reviens de Gizé ... Et dans trois jours, je repars pour la Bretagne, pour Dinard où nous avons loué ...
—Tout s'explique!... Tout s'explique!...
Elle se taisait; et Mareuil avait l'impression que la conversation était terminée, qu'il ne leur restait plus qu'à se serrer la main, à se dire adieu correctement, à moins de verser dans des discussions inutiles, des récriminations sans portée et hors de propos, dans cette avenue, cet endroit public. Pourtant, il questionna:
—Puis-je vous demander de quel côté vous alliez?...
Elle répondit, évidemment gênée:
—Oui ... Pourquoi cela?
—Parce que ... Parce que, si vous alliez du même côté que moi, je vous aurais accompagnée, avec votre autorisation ...
Mme Hardouin répondit d'un ton plus brave:
—Oh! je ne pense pas que nous allions du même côté ... Vous redescendez, n'est-ce pas?... Eh bien! moi, je remonte!... Je vais déjeuner rue de Prony, chez ma cousine, Mme Renaudet ...
Mareuil riposta froidement:
—Quelle blague!
—Comment, quelle blague?... répéta Mme Hardouin d'un air de dignité froissée.
—Je vous dis quelle blague, fit Mareuil ... Je vous dis quelle blague parce qu'elle n'est pas à Paris, votre cousine ... Elle est à Trouville ... Je le sais ... Et puis, ne le saurais-je pas, que les journaux me l'auraient appris ... Tenez!... C'est là, imprimé ... Parmi les très remarquées, Mme Renaudet ... la charmante Mme Renaudet ...
Il tapait sur un numéro de la Pure Vérité, qui dépassait la poche de son veston; et du même ton de flegme impertinent:
—Non, vous n'allez pas déjeuner chez votre charmante cousine ... Vous allez déjeuner chez votre amant ... chez votre petit ami, si vous préférez ...
Mme Hardouin eut un geste d'agacement:
—C'est un peu fort!...
—Oui, oui, c'est un peu fort ... j'en conviens, fit Mareuil ... Ou plutôt, cela vous semblerait un peu fort d'un autre ... Mais de moi, d'un vieil ami, cela n'a aucune gravité ... Et je déplore que vous vous fâchiez ... Vous supposez bien, cependant, que je ne vous parle pas d'amant en mauvaise part, dans la mauvaise acception du mot!... Ça n'est pas mon genre!
Mme Hardouin l'interrompit:
—Je vous jure ...
—Oh! ne jurez pas!... Vous y allez, c'est certain. Seulement, voulez-vous que je vous dise ce qui serait très drôle? Ce serait de ne pas y aller, ce serait de venir déjeuner chez moi!
—Chez vous?
Il réitéra:
—Oui, chez moi!... Entre nous, ce serait bien mon tour ... mon tour de tromper les autres!...
Elle souriait, considérant la pointe de son soulier verni qui s'agitait sous la pression des doigts au large—toute sa perversité remuée, alléchée par cette offre inopinée, cette occasion d'une trahison facile et originale avec un amant déjà trahi.
—Sans compter, ajouta Mareuil, que j'ai complètement changé ... Je vous ai laissé dire ... Car, à l'extérieur, vous avez peut-être raison ... L'œil, la moustache, la figure n'ont peut-être pas bougé. Mais l'intérieur!... Ah! si vous pouviez voir au dedans de moi!... Je vous ressemble maintenant comme un frère! Plus de jalousie, plus de méfiance, plus de soupçons! Je vous assure, j'ai beaucoup gagné, je suis devenu un amant très agréable!... Vous ne répondez pas?... Je ne vous séduis pas plus que cela?...
Et comme elle ouvrait la bouche pour se défendre, il héla un fiacre.
—Baissez la capote!
Puis, s'adressant à Jacqueline, d'un ton d'autorité:
—Voyons!... Ayez l'amabilité de monter ... Nous irons au télégraphe, près de Shakespeare,—et vous le préviendrez, vous la préviendrez, votre cousine!...
Elle souriait encore, avec des mines de remords, de sacrifice:
—Faut-il?...
Il la tira doucement par le coude, le pied sur le marchepied du fiacre:
—Certainement qu'il faut!... Montez donc!... Il est midi et demi ... C'est l'heure où les honnêtes gens ont faim!
Elle obéit. Il s'assit auprès d'elle; et en un moment, la voiture dévala le long de l'avenue, stoppa devant le bureau télégraphique du boulevard Haussmann.
—N'oubliez pas que nous avons notre marché à faire! recommanda Mareuil ... Ne traînez pas, hé!
Elle acquiesça d'un signe de tête, et disparut derrière la porte à vitres grises du télégraphe.
—Monsieur en a pour longtemps? grogna le cocher.
—Non, non, un quart d'heure à peine ... Mais lorsque je vous aurai payé, vous trotterez jusqu'aux Ambassadeurs, au restaurant, et vous demanderez M. Labernerie ... vous entendez: M. Labernerie, un gros monsieur avec une barbe noire et un pince-nez ...
—Bien, Monsieur.
—Vous lui direz que le monsieur qui lui avait promis de venir ne peut pas ... qu'il le rejoindra ce soir à la gare ... N'en dites pas plus ... Cela suffira!
—Bien, Monsieur.
Mme Hardouin ne reparaissait pas, s'attardait dans le bureau...
Mareuil s'impatienta:
«Ce qu'elle lui en fourre des mensonges!... Ce qu'elle lui en débite des «mon mari», des «on m'appelle», des «tristes baisers!...» Peuh! Ça ne me regarde pas!... Est-ce que je le connais, moi, cet individu?...»
Et il s'efforçait de se rendre compte comment il était là, dans cette voiture à attendre Mme Hardouin pour déjeuner avec elle, au lieu de l'avoir fouaillée des paroles vengeresses savamment apprêtées, au lieu même d'avoir pris congé d'elle d'une façon banale, par un au-revoir dédaigneux et galant. Cela le surprenait d'autant plus que, sauf la première émotion, il n'avait ressenti devant Jack aucun trouble, ni de sens, ni d'esprit,—il n'avait rien eu de ces bouleversements qui autrefois le faisaient rougir comme un gamin, bégayer d'une voix tremblante des phrases maladroites et sans lien, quand il la rencontrait dans la rue. Au contraire, il s'était exprimé librement, malicieusement, comme en présence d'une jolie femme quelconque, que le hasard eût jetée à sa disposition et que, de réplique en réplique, selon l'enchaînement naturel de la causerie, il avait invitée, convaincue de le suivre.
«Oui, c'est bien ça!... C'est le comique de la situation qui m'a inspiré, le plaisir de la pincer en flagrant délit ... Et après, j'ai profité du constat ... J'ai exigé des gages!...»
Elle passait sa tête sous la capote toute sombre:
—Voilà!... Où allons-nous?
Mareuil donna l'adresse d'un marchand de comestibles. Le fiacre repartit, les mena ensuite chez un épicier, chez un fruitier, chez un pâtissier. Les victuailles, les bouteilles s'amassaient, ballottaient entre Mareuil et Mme Hardouin, sur les coussins de la voiture. Lorsque, dans un choc, leurs mains se joignaient, elle souriait. Mareuil lui pinçait un peu les doigts; et, en inspectant cette bouche au sourire impudique et spécial, ces clairs yeux gris-bleu, ce front pâle et pur surmonté de l'éventail des cheveux bouffants, cette figure tellement aimée pour laquelle il avait dépensé, prodigué tout ce qu'il possédait d'amour, tout ce qu'il possédait de tendresse,—il se disait que ce serait assez amusant, assez bizarre si, par extraordinaire, par miracle, il se remettait à l'aimer, tout à l'heure, au milieu des baisers.
Enfin, ils atteignirent la maison de la rue Fortuny.
Mme Honoré, sur une chaise de paille, près de la porte, cousait paisiblement à l'ombre. Elle proféra un cri d'étonnement, en apercevant Mme Hardouin:
—Tiens! Madame qui revient!...
Mareuil coupa court aux commentaires:
—Il va falloir nous préparer à déjeuner, Mme Honoré!
Mais pendant qu'ils gravissaient tous trois l'escalier, il réfléchissait que la concierge avait bien dit, que c'était bien «Madame» qui revenait, la seule, l'unique «Madame» qu'eût abritée jamais le petit appartement solitaire.
Mme Honoré avait rapidement dressé le couvert dans le cabinet de toilette, et s'était esquivée d'un pas mystérieux.
—C'est toujours gentil ici! prononça Mme Hardouin qui, assise en face de Mareuil, s'occupait à remplir son verre de champagne ... Pourtant, ce vide-poche en étoffe, là, au mur, ça n'est pas beaucoup de mon goût!... Un cadeau, sans doute?
Gilbert riposta en blaguant:
—Ah! vous aussi, vous manquez aux conventions! C'est honteux!
Jacqueline affecta une voix pleurarde, une voix de regret puéril:
—Oui, c'est honteux!... Je ne le ferai plus!
Ils avaient adopté ce pacte au second plat, de ne parler ni du passé, ni du présent, d'exclure de la conversation toute allusion à leur liaison ancienne ou à leurs attachements actuels, et, plusieurs fois, Mareuil avait dû se taire, s'arrêter tout à coup, embarrassé par ce règlement contre nature, ce traité surhumain qui, à chaque instant, entravait ses paroles, créait des silences plus précis, plus transparents que les questions les moins discrètes.
—Dites-moi, proposa-t-il, si on les lâchait, les conventions?...
Mme Hardouin se récria:
—Oui, n'est-ce pas? pour que vous recommenciez à me fouiller, à me vriller, à essayer de connaître ma vie, mes secrets, le fin fond de mes idées?... Non, non, c'est très bien comme cela!... Ah! décidément vous n'avez pas changé!... J'en étais persuadée! Voyez, moi!... Je ne réclame pas de détails, sur votre existence, sur vos distractions!... Je suis chez vous, près de vous, très contente d'être venue? Que désirez-vous de plus?... Pourquoi cette manie d'interroger, de mettre les points sur les I?...
Elle continuait ses avis, les coudes appuyées à la table; elle étalait ses doctrines, déployait ses théories, ingénûment, abondamment, d'un ton protecteur, presque pédant, comme au temps où Mareuil l'écoutait, soumis, dompté, n'osant répondre; et il pensait, s'assombrissant à mesure: «Elle me rase!... Elle me rase!... Est-ce qu'elle s'imagine que je suis encore un homme à qui on pose des sermons? Ah! mais non!...»
—Je vous assomme, hein? demanda Mme Hardouin, que ce mutisme obstiné alarmait.
Mareuil répliqua, en se contraignant:
—Non, vous ne m'ennuyez pas!... Seulement je trouve que nous pourrions causer d'autre chose ... Les leçons, vous savez, ce n'est plus guère de mon âge!...
Puis, pour atténuer la dureté de la réponse, il souleva sa chaise, la plaça contre la chaise de Mme Hardouin et vint s'asseoir à côté d'elle. Elle le regardait faire, soudain interloquée par son air d'indépendance, de révolte aisée et sincère, devinant qu'elle ne le tenait plus dans l'asservissement de jadis, qu'il était de sa force à peu près aujourd'hui; puis, comme il se penchait pour l'embrasser, elle ne résista pas, elle tendit son cou, sa nuque, avec complaisance, avec plaisir.
—Oh!... Attention!... Attention!... Tu vas te piquer! s'écria-t-elle, retombant instinctivement au tutoiement d'amour ... Attends!...
Elle ôtait sa broche, une petite tête de hibou en or, dégrafait vivement le haut de son corsage; et Mareuil eut un mouvement d'émotion profonde en voyant, en aspirant cette peau blanche, unie et douce, fleurant toujours un parfum de violette particulière et mièvre, cette peau blanche toujours pareille et oublieuse, où tant de baisers affamés, tant de baisers mordeurs avaient glissé, comme des souffles, sans marquer, sans laisser de traces.
Il s'était remis à l'embrasser, songeant aux autres, aux autres lèvres à moustaches qui avaient frôlé, humecté cette poitrine: «Oui, c'est là, là, où je l'embrasse en ce moment!»
Elle se reculait, soupirait d'une voix faible:
—Non, non, je t'en prie ... Je t'en prie!...
Alors, il se leva et murmura:
—Il me semble que nous serions mieux par ici!
Il désignait de l'œil la pièce voisine. Mme Hardouin se leva aussi, en silence.
Mareuil lui offrit le bras, par plaisanterie; et, bien qu'un peu gris, en entrant dans la chambre à coucher, où les doubles stores formaient une demi-nuit jaunâtre, il avait conscience que c'était une expérience solennelle qu'il allait tenter, une expérience suprême, définitive—et que s'il échouait, si, après, il demeurait avec son indifférence, son dégoût, c'en serait fini à jamais des joies de passion qu'il cherchait vainement depuis un an—à jamais fini de l'espoir d'aimer encore.
Engourdis par la chaleur, la fatigue, la boisson, ils s'étaient endormis d'une somnolence d'après-midi, d'une somnolence involontaire et fiévreuse.
Mme Hardouin se réveilla la première et bégaya, dans un baiser:
—Quelle heure est-il?... Il doit être horriblement tard!...
Elle consultait la pendule:
—Oh non! quatre heures ... Nous avons une bonne heure!... Je désirerais bien fumer, moi!...
—Parfaitement! fit Mareuil.
Il sauta à bas du lit, passa un vêtement, et rapportant à Jacqueline un porte-cigarettes en cristal:
—Tiens!... Veux-tu que je te l'allume?
Elle répondit en s'étirant:
—C'est ça ... Et pendant que tu y es, relève un peu les stores ... C'est d'un noir, ici!...
Il exécuta les ordres et s'assit en face du lit, sur un petit fauteuil bas.
—Je prends un peu le frais, hein?... Le temps de la cigarette!...
—Tant que tu voudras!... fit gracieusement Mme Hardouin.
Elle fumait, étendue sur le dos, les jambes croisées en montagne, sous les plis du drap blanc, les bras arrondis en oreiller sous la tête, la cigarette pendant au coin des lèvres qui avaient un rictus crapuleux, à chaque bouffée; et Mareuil la considérait, bien résolu à ne pas retourner dans ce lit, auprès d'elle, à ne plus revivre ces secondes de détresse où, jusque dans la volupté, il avait senti qu'il n'aimerait plus Jack—qu'elle était devenue, pour lui, une femme comme les autres, une simple jolie femme, sans charme supérieur, l'égale de toutes les autres femmes jolies.
—A quoi penses-tu, mon Gil? s'écria Mme Hardouin.
—A rien, à rien! fit Mareuil d'un ton distrait.
Pourtant, c'était en lui un mélange d'exaspération croissante et de regrets déchirants—la certitude que Jack restait la même, absolument la même qu'autrefois, qu'elle gardait les mêmes yeux clairs, la même bouche sinueuse, le même corps solide et souple,—la conviction qu'elle lui eût paru la même encore, si elle ne l'avait pas, avant, épuisé de cœur, épuisé d'illusions; et il la fixait de regards tour à tour rancuniers et haineux, puis subitement attendris.
Elle reprit:
—Eh bien, moi!... Sais-tu à quoi je pense?...
Il répliqua:
—Non, non, pas le moins du monde!
Il y eut une pause. Des envies brutales le saisissaient de se ruer sur elle, de la battre ou bien, au contraire, de se jeter à genoux devant le lit, et de la supplier, en pleurant, de n'avoir pas fait ce qu'elle avait fait.
Elle répéta:
—Sais-tu à quoi je pense?... Je pense que si tu comprenais mon caractère, si tu l'avais compris, nous pourrions être heureux, très heureux ensemble!
Mareuil repartit d'un air narquois:
—Heureux!... Qu'appelles-tu heureux?...
—C'est-à-dire—oh! tu vas me juger sévèrement!—c'est-à-dire que je pourrais revenir, que nous pourrions nous revoir assez souvent ... et que cela ne me serait pas désagréable, pas du tout ... Mais voilà!... Tu ne comprendras jamais l'inconstance!...
Mareuil s'exclama:
—L'inconstance!... L'inconstance!... Distinguons! Me tromper trois ou quatre fois la semaine, comme dans le temps, ce n'est pas de l'inconstance! Ça vous a un autre nom!...
Elle implora affectueusement:
—Ne le prononce pas, mon Gil!... Oh! pas de méchancetés!... Tu te doutes bien que tu exagères ... Il ne s'en rencontre pas tant que cela d'hommes qui ...
Mareuil l'interrompit sèchement:
—Enfin, comment me trompais-tu?... Pourquoi me trompais-tu?... Dans quel intérêt?
Elle fronça le front, se recueillant, ralliant là-dessous ses raisons, ses motifs, et le regard mélancolique:
—Peuh!... C'est dans ma nature, peut-être?... Je présume que si j'étais homme ce serait identique, que je voudrais connaître beaucoup de femmes, avoir toujours de nouvelles aventures ... Oui, j'ai une triste nature!... Je n'y peux rien ... Je me raisonne ... Je me jure de ne plus céder ... Et je trépigne ensuite mes serments, malgré moi, par bêtise, par instinct!
Elle souriait, et Mareuil l'encourageait de sourires amicaux, feignant l'assentiment, la sympathie, le calme.
—Et puis, je ne sais pas, poursuivit-elle avec une nuance de vanité, je ne sais pas ce qu'ils ont tous après moi, dès qu'ils m'approchent ... Ils sont là à me palper des yeux, à me respirer ... C'en est répugnant, quelquefois!...
Elle semblait mue par un besoin d'épanchement, un besoin fanfaron de se décrire; et, tandis qu'elle parlait, les deux ans de leur liaison se déroulaient peu à peu dans l'imagination de Mareuil, comme un vaste espace inconnu et brumeux, une plaine immense soudain découverte où, en divers endroits, avec divers hommes, Jack avait accompli des choses ignobles. Elle évoquait le passé, confusément, sans ordre, sans nommer personne, le passé presque tout entier: des flirts douteux, l'amenant à des visites, à des baisers, des caresses, et qui n'aboutissaient pas,—des toquades qui l'enflammaient trois jours, quatre jours et s'éteignaient brusquement—des caprices qui duraient davantage et sur lesquels elle disait moins—une longue série d'abandons d'elle-même, que l'incohérence du récit grossissait, multipliait démesurément.
Gilbert approuvait par instants:
—C'est très curieux, c'est très curieux!
Mais il se rappelait avec pitié un autre Mareuil défaillant de douleur, un autre malheureux Mareuil qui n'était plus lui, qui était comme son cadet, son protégé, un petit ami, un jeune frère qu'on eût fait souffrir, sous ses yeux, lâchement; et il questionna:
—Pourtant, ces gens-là, est-ce que tu les aimes, est-ce que tu les aimais?...
Mme Hardouin riposta:
—Naturellement que je les aime!... Ne pas les aimer!... Il ne manquerait plus que cela!... Pour qui me prends-tu donc?
Mareuil affecta de railler:
—Et combien de temps les aimes-tu, en moyenne?
Elle ricanait, égayée par la question:
—En moyenne?... En moyenne?... Je n'en ai pas de moyenne!... Cela dépend ... tantôt plus ... tantôt moins!...
Mareuil ralluma une cigarette et, la bouche obstruée de fumée, il demanda négligemment:
—Moi?... Voyons, moi?... Combien de temps m'as-tu aimé?...
Elle répliqua, l'air pensif:
—Toi?... Combien de temps je t'ai aimé ... vraiment aimé?... Nous sommes à la franchise, n'est-ce pas?
—Tout à fait!
Il se promenait dans la chambre, épiant la réponse, le nombre décisif, en train de se formuler. Mme Hardouin déclara:
—Toi?... Je t'ai bien aimé pendant ... pendant six semaines ... Oh! oui!... six semaines, deux mois!
Il grimaça un sourire:
—Ah! Six semaines!... Ça n'est pas énorme!...
Il se redisait, en marchant: «Six semaines, deux mois! Six semaines, deux mois!...»—et des aveux de Mme Hardouin, de ce qu'elle lui avait naïvement confié sur sa corruption intime, de son plaidoyer vicieux et ingénu, il ne subsistait plus que ces quatre mots: «Six semaines, deux mois!» Ainsi c'était contre cela qu'il avait livré tout son amour, à cause de cela qu'il avait enduré un interminable martyre, offensé grossièrement la pauvre petite Mme Béatry, désolé la douce Mme Lozières. Il revoyait la suite de toutes ces vilenies commises, depuis un an, par impuissance; il entendait les gémissements de Lucie, là, à côté,—ses sanglots hoquetants de mourante. «Six semaines, deux mois!...» Non, l'escroquerie était trop révoltante! Une fureur l'envahissait, une fureur sauvage de dupe qui apprend, qui se savait volée, mais pas tellement, pas si outrageusement; et il bougonnait entre ses dents:
—Six semaines!... Six semaines! Ça n'est pas beaucoup!...
Puis le vertige de l'indignation l'emporta, et, arrachant le drap qui enserrait Mme Hardouin, il s'écria, d'une voix forcenée, d'une voix terrible:
—Ah! tu m'as aimé six semaines!... Eh bien, tu vas t'en aller!... Tu vas t'en aller ... et immédiatement!...
Elle crut à un regain subit de passion, de jalousie, et elle s'exclama joyeusement:
—Oh! mon Gil, tu m'aimes!... Tu m'aimes encore!... J'en étais sûre!...
Il réitéra d'un ton glacial:
—Je te dis de t'en aller!... Allons, pas d'histoires! Va-t-en ... Décampe!...
Elle s'était redressée, assise, au milieu du lit.
—Alors, c'est sérieux?
Il ne répondit pas. Elle balbutia, suffoquée de stupéfaction, de rage, ne trouvant plus ses mots, ses arguments:
—Ah! bien!... Ah! bien!... C'est un peu violent!... Comment! Vous m'invitez! Vous m'invitez!... Et ensuite, vous ... vous me dites ... Vous êtes fou!... Vous êtes fou!