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La Cendre: Roman

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Mareuil riposta, tout blême, les lèvres frémissantes:

—Je suis fou?... Ah! je suis fou?... Tiens! Voilà, puisque je suis fou!

Il avait happé la robe, le corsage, les jupons de Mme Hardouin, et, d'un geste acharné, il lançait tout cela, pêle-mêle, par terre, à travers la chambre.

Elle se précipita hors du lit, et lui empoignant le bras:

—Mais tu es un bandit ... un vrai bandit!

Il bégaya, en se dégageant:

—Et toi, qu'est-ce que tu es?... Six semaines!... Ha! ha! Non, dis-moi donc ce que tu es!...

Elle riposta, déroutée:

—Moi ... je suis ... je suis une horreur!... Seulement, toi, toi, tu es tout de même ...

Une montée de larmes l'étranglait. Elle se tut, se mit à ramasser les effets dispersés, en silence.

Mareuil, accoté à la fenêtre, la regardait, les yeux égarés, comme un assassin devant sa victime, avec ce sillage de tremblement intérieur que laisse après elle la colère:

«C'est du propre ce que j'ai fait! Oui, ce n'est pas à moitié goujat!»

Il aurait souhaité qu'elle l'injuriât, qu'elle le lacérât à coups d'ongles, qu'un homme surgît pour la venger. Même au paroxysme de sa fureur d'impuissant, même au moment où l'autre Mareuil torturé, où les images de Mme Béatry insultée, de Mme Lozières abattue et gémissante lui semblaient crier revanche, même à ce moment il n'avait pas voulu Jack si bas, si humiliée. Et maintenant, dans un revirement attendri, il oubliait tous ses méfaits, tous ses ravages; il n'était plus sensible qu'à ce spectacle choquant, qu'à ce spectacle lamentable d'une femme sans défense, se traînant sur les genoux ou bien accroupie comme une glaneuse, la tête échevelée et presque contre terre, pour réunir ses vêtements épars.

Enfin, il supplia en se courbant:

—Tu permets que je t'aide?

Elle eut un brusque mouvement de répulsion.

—Ne me touchez pas!... Je vous interdis de me toucher!... Vous n'êtes qu'un misérable!

Elle s'était relevée, se rhabillait hâtivement, rattachant les nœuds, ragrafant les agrafes, avec une prestesse inconsciente, toute d'habitude, aussi vite qu'elle se fût dévêtue; et Mareuil qui observait ces doigts expérimentés, cette agilité symptomatique, sentait diminuer ses remords, sa commisération.

«Bah!... Malgré tout, il aurait mieux valu ne pas en venir là! C'est évident!... Cependant, au fond, il n'y a que demi-mal ... Une femme qui se rhabille comme cela, ça ne doit pas saigner longtemps de l'âme ... Dans deux jours, elle sera à se déshabiller ailleurs, et elle n'y pensera plus!...»

Il se rassurait, en marchant d'une chambre à l'autre; il se raidissait contre le repentir, il s'inventait des justifications: «Et puis, elle n'avait qu'à ne pas me mettre dans l'état où elle m'a mis!... En somme, ce n'est pas l'innocence!... Ce n'est pas le lys, ce n'est pas la pervenche!...»

Mais quand elle fut prête, quand elle eut piqué au-dessus de ses cheveux bouffants son chapeau minuscule, quand il la vit sur le point de partir, toute son énergie, toute sa goguenardise l'abandonnèrent, et, s'arrêtant en face d'elle, il demanda piteusement:

—Veux-tu me pardonner? Veux-tu me donner la main?

Elle répliqua d'un air hautain:

—Non, non, il ne faut pas. Cela vous salirait. Je ne veux pas!

Il implora encore:

—Oh! je t'en prie! Si tu savais! Si je t'expliquais!

Elle le toisait, les lèvres contractées d'une moue méprisante.

—M'expliquer!... Ah! si vous m'expliquez cette infamie, vous pouvez vous vanter d'être joliment fort!... Non, tenez, je vous en tiens quitte de vos explications!... C'est une poignée de mains que vous désirez?... La voici! Finissons-en ... Ça n'aurait qu'à vous reprendre!... Je ne suis plus tranquille ici!...

Elle lui tendait une main molle, une main qui paraissait ne pas lui appartenir, être tendue par sa propre main comme un objet.

Il la prit, et attirant contre lui Mme Hardouin, la baisant sur la joue, près de l'oreille, car elle se détournait un peu:

—Tu me pardonnes? dit-il ... Tu me pardonnes ma petite Jack?

Elle se laissait faire, les bras ballants, les yeux vers le plafond.

—Oui, oui, je vous pardonne!... Mais je m'en souviendrai, de votre déjeuner ... Ah! ça, je m'en souviendrai!...

Il ne la lâchait pas, pourtant, quelque chose l'empêchait de lâcher ce buste impassible, cette peau aussi placide que de l'étoffe,—une superstition irraisonnée peut-être, comme celle qui pousse à embrasser un cadavre, une personne frigide et morte qui ne revivra plus, ne sent plus les baisers. Il avait l'intuition que c'était bien le symbole de sa passion défunte, l'incarnation de son impuissance, ce corps inerte auquel il s'accrochait sans espoir, et il balbutiait d'une voix plaintive:

—Ah! ma petite Jack ... Si tu savais!... Si tu savais!

—Si je savais quoi?... interrogea Mme Hardouin intriguée.

Mareuil s'écarta, et avec une pudeur de malade:

—Non ... non, cela ne t'intéresserait pas ... Ce sont des ennuis que j'ai ... qui me rendent insupportable quelquefois ... comme aujourd'hui ... Tu n'as pas à m'en vouloir!... Allons, quittons-nous, ma petite Jack ... Adieu!... Nous ne sommes pas encore faits pour nous accorder ... Je m'étais trompé ...

Elle souriait, insensiblement émue par ces réticences:

—Ah! vous êtes un drôle de garçon!... Vous êtes un peu détraqué, hein? Avouez-le!...

Mareuil répliqua:

—Oui, c'est cela même ... Je suis détraqué, tout ce qu'il y a de plus détraqué!...

Ils se secouèrent la main d'un shake-hands tout camarade, d'un de ces hypocrites shake-hands de réconciliation, où dans la violence de l'étreinte, on semble tâcher d'écraser le résidu des sentiments mauvais.

—Adieu, ma petite Jack!... Et, un tas de pardons, n'est-ce pas?

—Adieu! dit Mme Hardouin ... Soignez-vous! Soignez vos ennuis! Conseil d'amie, je vous affirme!

—Oui, je vous remercie ... Adieu! fit-il en refermant la porte sur elle.

Puis, il rentra dans le cabinet de toilette.

Une odeur écœurante de nourriture refroidie, d'eaux parfumées, remplissait la pièce. Il ouvrit la fenêtre, et s'inclinant au balcon, il distingua, assez loin déjà, Mme Hardouin, qui remontait la rue—tête basse, de cette même allure rêveuse qu'elle avait, le matin, lors de la rencontre.

Il la suivit quelques minutes du regard. Il se remémorait l'époque où, de la voir partir ainsi, de la voir s'éloigner, cela lui serrait le cœur, graduellement, comme un lasso se rétrécissant à chaque pas.

«Ah! non! Ce n'est plus ça ... C'est une petite femme qui s'en va ... qui s'en va tout bonnement ... La ficelle est usée, la ficelle a claqué!...»

Jack tournait l'angle de l'avenue de Villiers. Il se retira, commença à se rhabiller, et tout à coup, comme résumant la bataille, le résultat de sa tentative suprême, il murmura avec une ironie simulée:

«Eh bien! me voilà fixé, cette fois!... Plus de doute, maintenant!... J'ai mon compte!... Je suis fichu, fichu jusqu'aux moelles!... C'est clair!»


Quand il parut sur le quai de la gare, il aperçut Labernerie qui le guettait, à la croisée d'une portière, la figure crispée de mécontentement:

—Arrivez donc! Arrivez donc!... Le train part!... Depuis un quart d'heure, je me fais une bile!...

Il grimpa dans le compartiment, hissa dans le filet son sac, sa valise.

—Voyons! disait Labernerie ... Voyons, qu'est-ce que vous avez eu?... Qu'est-ce que veut dire ce raté de ce matin, ce retard de ce soir!... Une femme, hé?...

Mareuil acquiesça d'un hochement de tête.

—Ah!... Ça, c'est sacré! reprit indulgemment Labernerie ... Ça, j'excuse!... D'ailleurs, je n'y ai pas grand mérite ... J'ai occupé ma journée comme vous!...

«Comme moi!» songeait mélancoliquement Mareuil; et d'un ton de sympathie courtoise il répondit:

—Ah! Bonne journée? Vous êtes satisfait?

—Une journée délicieuse! Une petite chérie exquise, mon cher!... Vous n'avez pas idée de ce qu'on peut trouver à Paris et en plein mois d'août encore ... C'est renversant!

Il se perdit dans des développements au sujet de cette amie de passade, de l'injustice immotivée qui retient certaines femmes dans des situations subalternes, de l'approvisionnement excellent de la maison où il avait connu la charmante dame en question.

Mareuil, par lassitude, affectait de la curiosité, demandait des renseignements minutieux.

Mais, après Orléans, le critique se renfonça dans un coin, ferma les paupières, s'assoupit. Il soufflait en dormant, d'une respiration de monstre fatigué, et sa grosse tête barbue roulait sur sa poitrine bombée, au rythme des cahots.

«Une journée délicieuse!... Une journée délicieuse!» se répétait railleusement Mareuil qui comparait avec sa journée à lui, avec ces imprécations, ces viles injures, cette scène odieuse où s'était anéantie la dernière de ses espérances. «Une journée délicieuse!» La vue de ce Labernerie, la vue de ce sommeil bienheureux et repu, l'indisposait, lui semblait un défi à sa tristesse, l'irritait à la longue.

Alors il s'accouda à une des petites fenêtres étroites du wagon, et, jusqu'à Blois, il ne se retourna plus, il resta à contempler à travers la vitre les paysages reposants de la Beauce, de la Touraine, ces belles régions fertiles étendant au loin dans la nuit leurs platitudes indéfinies de déserts noirs.

XIV

A la Grenadinette, la vie était monotone et laborieuse.

Au début de leur séjour, les hôtes de Charleval avaient visité les châteaux environnants, poussé même jusqu'à la lointaine excursion d'Amboise; et maintenant, ils s'en tenaient à des mœurs sédentaires, à de courtes promenades hors de la Grenadinette, dans la forêt avoisinante, le long des larges routes aux carrefours à croix blanches, ou bien sous la futaie, parmi les arbres séculaires, chaussés de mousse.

Le reste du temps, excepté les réunions indispensables, lors des heures du repas, les ménages vivaient plutôt isolément.

Henriette dirigeait les soins du ménage, de la cuisine. Angèle était constamment accaparée par le Grand Cob, auquel l'approche de l'automne, de la séparation, inspirait des ardeurs avares, l'appétit des goulus pour le plat près de finir.

Charleval triturait deux pièces nouvelles. Labernerie se préparait, par des lectures, une opinion inébranlable sur les dramaturges suédois et sur Shakespeare, en vue de la saison d'hiver. Brévannes amorçait le second acte de Gens de Presse.

Mareuil, en cette ruche active, se trouvait donc le seul à ne point travailler; et pendant la première semaine, il s'accommoda, sans déplaisir, de cette oisiveté, des longs instants de solitude qu'elle lui procurait.

Le matin d'abord, cela lui était un enchantement, chaque jour renouvelé, que de se lever, de courir à la fenêtre, et d'apercevoir à ses pieds presque, au ras du petit jardin, entre les maigres arbres disséminés, la Loire, la majestueuse, l'immense Loire, toute basse, dépourvue d'eau par les chaleurs, et qui ne semblait pas couler, mais s'allonger, s'étaler nonchalamment telle qu'une mer paisible et puissante.

Sans les peupliers de l'autre rive, en effet, sans les arches d'un pont dont à gauche, dans le lointain, les pierres blanches la dénonçaient comme fleuve, on eût dit vraiment une mer, un bras de mer, à marée descendante,—avec ses remous agités, au-dessus des bas-fonds, ses langues de sable, ses étroites grèves de sable jaune qui scintillaient, au centre du courant, sous le soleil déjà vif.

Mareuil demeurait quelque temps à contempler les eaux miroitantes et au-delà l'horizon embrumé, la muraille verte des peupliers derrière laquelle se devinaient les campagnes arides et grisâtres de la Sologne.

Parfois, tout près de la maison, un bateau passait, mince canot de pêcheur, se rendant à la place propice, yole légère à voile imperceptible, glissant au fil de la rivière; et lorsque les embarcations parvenaient, un peu plus haut, à une boucle où la Loire s'élargissait encore—elles diminuaient, diminuaient, paraissaient perdues, en danger, lancées dans un estuaire trop vaste, trop énorme pour leurs boiseries fragiles.

Mareuil, alors, quittait la fenêtre, se mettait à sa toilette, puis, s'il avait terminé une heure ou deux avant le déjeuner, et que le vent fût favorable, il descendait dans le jardin, franchissait le sentier qui séparait la maison du bord, et décrochant la barque de la Grenadinette, il allait faire un tour de fleuve, s'éloigner davantage de la terre pour rêver plus à l'aise.

Il ne ramait pas, restait étendu en travers du canot, le laissant descendre, zigzaguer au gré du courant, s'ensabler même dans le sable gluant des grèves, et repartir ensuite quand un remous le dégageait.

Elle lui semblait le meilleur moment de sa journée, cette promenade hasardeuse, cette descente tranquille, dans le clapotis des petites vagues d'eau douce, entre les dômes boisés des coteaux qui s'arrondissaient en pente sur la gauche et à droite la route silencieuse, bordant la Loire que troublaient, par intervalles, les grincements d'une carriole de paysan galopant vers Blois, les grelots qu'un cheval secouait en trottant.

Il songeait à Paris, à la ville bruyante et sans verdure, où il lui faudrait retourner, réorganiser sa vie—sa vie d'incurable, sa vie d'homme qui ne savait plus, ne pouvait plus aimer; et aussitôt redéfilaient dans son esprit toutes les déceptions, toutes les erreurs, toutes les fautes de ces deux années de lutte contre un mal plus fort et triomphant.

Il éprouvait, à certains instants, pour lui-même, un prodigieux dédain, un mépris comme on en a pour autrui, lorsqu'il se rappelait ses efforts, ses essais, cette absurde poursuite au recommencement d'un passé révolu. Il se jugeait partialement, il condamnait avec rigueur, ainsi qu'un gamin obtus et entêté, ce Mareuil chimérique, ce coureur de passion, ce pauvre bonhomme prisonnier d'un idéal unique, ce servil imitateur d'amour qu'il avait été; et il rougissait de sa niaiserie.

Mais d'autres fois, au contraire, quand il s'évertuait à découvrir comment il remplacerait l'occupation d'aimer, par quoi il donnerait de l'attrait à son existence,—si ce serait par le labeur, par l'ambition, par les agréments de vanité, de gloire ou d'argent,—tout cela lui paraissait tellement banal, médiocre, dénué d'intérêt, qu'il se sentait ressaisi d'indulgence pour ses actes maladroits ou méchants, qu'il s'expliquait quel désir de plaisirs plus violents, plus rares, l'avait guidé, quel mirage d'espoir l'avait sans cesse soutenu.

«Oui, mon affaire n'est pas bonne! se disait-il douloureusement ... Mon affaire est mauvaise!... J'aurai de la peine à l'arranger!»

Il continuait pourtant à chercher; et, comme les clochers de la ville sonnaient midi d'un son grave, il dressait au milieu du canot une petite voile triangulaire, se faisait ramener paresseusement à la Grenadinette par le vent complaisant.

Les déjeuners, d'habitude, étaient gais, cordiaux, riants. On y respirait cette immatérielle atmosphère de congé, de libération joyeuse, qui est le charme des repas entre amis, en été, à la campagne. Le Grand-Cob même, qui, pendant les premiers jours, battait froid à Mareuil, à cause de sa rupture avec Rabastens et de ses réponses évasives à ce sujet, avait renoncé à lui garder rancune de cette offense quasi personnelle, pardonné l'abandon de sa jeune protégée, pris son parti des faits accomplis.

A peine, de temps en temps, se permettait-il une allusion à la mystérieuse fâcherie, après déjeuner, lorsqu'on buvait le café, dans le jardin, et que les verres de fine accumulés l'entraînaient un peu hors de sa réserve:

—Ah! ah! mon petit ... Je ne vous demande rien ... Je ne veux rien savoir ... Mais c'est une fière gaffe!... Vous n'en rencontrerez pas beaucoup de cette pâte-là!...

Mareuil ne contredisait pas:

—Certainement ... Je la regrette ... Elle avait une masse de qualités!... Seulement, vous comprenez, cela ne pouvait pas durer toujours!...

Et il détournait la conversation en offrant à Gendrey un des journaux de Paris qu'on apportait, en se relevant pour reposer sa tasse sur le large mur bas du jardin qui formait balcon, au-dessus de la Loire, ou encore en excitant cauteleusement Brévannes à parler de Gens de Presse, du second acte entamé, et de ce que serait le troisième.

Ils flânaient ainsi sous l'ombre de deux grands chênes, à somnoler, à regarder la rivière luisante et calme, à lire les gazettes qu'ils se repassaient, à fumer des pipes, des cigares.

Puis, vers trois heures, Charleval repoussait sa chaise et rentrait dans la maison.

C'était, à volonté, le signal du départ, du travail ou de la sieste. La bande se dispersait. Mareuil remontait dans sa chambre dormir, écrire des lettres, rêvasser. Cinq heures, six heures arrivaient. On se délassait jusqu'au dîner par une promenade en forêt, un tour de canot avec les dames, qui criaient de peur pour la moindre bourrasque. On revenait au crépuscule. On mangeait gros, on mangeait lourd, d'un appétit de paysans, avivé par le plein air, si bien qu'à neuf heures, un sommeil subit surprenait tout le monde, appesantissait la causerie, chassait au lit, l'un après l'autre, les convives, et la journée se trouvait achevée, écoulée plutôt, comme onde muette et libre.


Cependant, au bout d'une semaine, Mareuil commença à se fatiguer de cette existence unie et solitaire. Une envie le taquinait de s'en aller, d'aller ailleurs, dans un endroit différent où peut-être il réfléchirait à autre chose qu'à lui-même, qu'à sa pénible infirmité, où il tenterait de se mêler à la foule des gens qui se distraient machinalement, sans penser.

Et comme, un mardi, au moment du café, Labernerie annonçait, pour le lendemain, son voyage sanitaire à Paris, il déclara:

—Eh bien! je vous accompagnerai!... Je m'en irai avec vous!

Brévannes se récria:

—Déjà?... Ah! vous n'êtes pas campagnard!... Vous vous ennuyez donc?... Alors, travaillez, dessinez!... Faites-nous le portrait de la Loire, du jardin, d'Angèle ... Ce ne sont fichtre pas les modèles qui manquent!...

Mareuil répondit:

—Non, je ne m'ennuie pas ... Ce n'est nullement par ennui que je m'en vais ... J'ai reçu ce matin de ma mère une lettre qui me prie de venir la rejoindre à Dieppe, où elle va passer une huitaine, et je ne veux pas lui refuser ... Voilà!

—Et on ne vous reverra pas? questionna Charleval.

—Mais si ... mais si ... J'ai l'intention de revenir en septembre pour la chasse, si vous m'acceptez!

—A vos ordres! fit Charleval d'un ton bougon ... Ici, la règle est de ne gêner personne! Vous restez, c'est bien!... Vous partez, c'est bien encore!

Malgré ces paroles de conciliation, il y eut un silence prolongé. La déclaration de Mareuil avait produit le plus fâcheux effet. Sur tous les visages de la bande on démêlait cette expression de contrariété hostile, de premier blâme, dont les majorités accueillent ceux qui se détachent d'elles. Brévannes sifflottait une fanfare de chasse. Labernerie se cachait derrière un journal. Charleval, accoudé au mur bas, visait de sa salive un caillou sur le sentier du bord. En vain, le Grand-Cob essaya de relever la conversation par des plaisanteries grivoises à propos des motifs réels qui causaient le départ du jeune peintre. Mareuil lui-même se défendit faiblement.

—Non, non, je vous assure ... Il n'y a rien là-dessous!... Je vais simplement rejoindre ma mère, comme je vous l'ai dit ...

Charleval avait disparu dans l'intérieur de la maison. Labernerie replia son journal, une minute après, et se retira. Gendrey, entraîné par l'exemple, fit signe à Angèle qui cueillait des fleurs sur la pelouse. Henriette se dirigea vers la cuisine; et Mareuil demeura avec Brévannes, que la crainte du second acte, de Gens de Presse à écrire retenait seule probablement sur son rocking-chair berceur.

—Dites donc! murmura Gilbert ... Ils n'ont pas l'air très content, hé?

—Dame! fit Brévannes, en bourrant sa pipe ... Dame, ça n'est pas tout ce qu'il y a de plus flatteur, ce que vous avez débité ... Surtout pour Charleval qui vous invite très aimablement, vous offre un mois d'hospitalité, deux mois, trois mois, ce que vous voudrez ... et que vous lâchez au bout de huit jours ... comme cela, tout d'un coup ... Réfléchissez!...

—Evidemment! répliqua Mareuil ... Mais puisque ma mère ...

Brévannes l'interrompit gouailleusement:

—Votre mère?... Ah! non, pas à moi, mon brave ami!... Vous l'aimez beaucoup, votre mère, je n'en doute pas ... Pourtant, si vous ne vous embêtiez pas en Touraine, elle risquerait de vous attendre, madame votre mère!... Cela, non plus, je n'en doute pas!

Il alluma sa pipe et ajouta, en tirant de tous ses poumons:

—Et puis ... et puis, que vous vous en alliez, ce serait très naturel ... Vous êtes maître de vos actions ... Vous ne vous plaisez pas ici ... Vous vous en allez ... Très naturel, je vous le répète!... Par contre, ce qui l'est moins, naturel, c'est la tête que vous avez, que vous faites, depuis que vous êtes à la Grenadinette!

—Quelle tête? s'écria Mareuil.

—Quelle tête?... Je ne sais pas comment vous la décrire, moi!... Une tête sinistre, votre tête Soif-d'Amour, tenez!... Est-ce que cela recommencerait?... Est-ce que vous seriez retombé sur le même numéro? Diable! Ce serait de la malechance!

Mareuil ne répondait pas. Brévannes poursuivit:

—Au reste, je ne vous dissimulerai pas que ç'a été mon idée, du jour de votre arrivée ... Je ne vous en ai pas soufflé mot, parce que je présumais que vous y viendrez tout seul ... Mais maintenant que nous y voici, je suis carrément indiscret ... Voyons, qu'est-ce que vous avez? Vous pouvez bien me le dire! Cela ne vous a pas si mal réussi avec moi, les confidences!...

Mareuil murmura:

—Oh! ce n'est pas de la méfiance!...

—Et qu'est-ce que c'est?

—C'est ... fit Mareuil d'une voix hésitante ... C'est ... Eh bien! vous souvenez-vous de ce que vous m'avez dit un jour, en fiacre, en allant à l'Odéon?...

—Ah! si vous vous imaginez ...

Mareuil approuva:

—Oui, c'est assez ancien!... Eh bien, je vous confiais que j'avais en vue une petite femme, une nouvelle petite femme très jolie ... D'abord, vous vous êtes mis à grogner. Et après, vous m'avez dit: «Bah! si c'est votre manie, marchez donc!... C'est une façon d'aiguiller sa vie comme une autre!...»—ou quelque chose d'analogue ...

Brévannes roulait entre ses doigts sa moustache blonde:

—Je vous ai dit cela? C'est bien possible!... Et ensuite?

—Ensuite, j'ai suivi votre conseil ...

—Bon!... Et qu'en est-il résulté?

—Il en est résulté que je suis vidé, fini, vanné ... que je ne peux plus aimer, que, depuis environ deux ans, je mène une vie immonde, la vie d'un petit rez-de-chaussée,—d'un petit rez-de-chaussée que cela n'amusait pas, cette vie-là, que cela attristait profondément ...

Brévannes l'examinait ahuri.

—Comment?... Comment?...

—Comment? s'exclama Mareuil ... C'est extrêmement simple!... J'avais aiguillé ma vie dans le sens indiqué ... Mais je n'avais plus de quoi faire le trajet!... J'étais parti, persuadé d'avoir sur moi la forte somme de tendresse et, en route, je me suis aperçu que je n'avais plus le rond, que j'avais tout mangé avec l'autre, avec la dame que vous connaissez ...

Brévannes se balançait dans le fauteuil, en souriant d'un sourire goguenard:

—Alors?

—Alors, je me suis débattu, j'ai voulu lutter, conserver le train ... J'ai pris des femmes que je n'aimais pas, je les ai injuriées, je les ai trompées, je les ai renvoyées ... Un tas de saletés enfin qui me soulèvent le cœur rien qu'à y songer ...

—Bien, bien! fit Brévannes. Et à présent?

—A présent?... La même misère!... Toutes les femmes, vous entendez, toutes me dégoûtent ... Ce n'est pas risible, hein?... Convenez, que si ma tête est comme vous le prétendez, elle a peut-être ses raisons pour cela!...

Brévannes s'écria:

—Ce n'est que ça!... Ce n'est que ça!... Ah bien! tant mieux!... Je vous félicite!... Tout va bien!... Rassurez-vous!... J'ignore les péripéties de votre roman, mais je vous garantis que vous aimerez encore ... Un moment à passer et ça reviendra!...

—Vous croyez? fit Mareuil sceptiquement.

—Pardi!... Vous aurez encore un tas d'intrigues, de passions ... et vous finirez par vous ruiner pour une dame de la bonne bourgeoisie.

Mareuil s'assombrit un peu:

—Non, je parle sérieusement ... très sérieusement!...

Brévannes l'arrêta:

—Oh! ne vous contractez donc pas!... Je blague, je blague!... Aussi cela me surpasse qu'un garçon comme vous, un garçon d'une intelligence honorable, qui a vécu, qui a eu des désagréments ... que ce soit ça que vous ayez inventé, à ça que vous ayez atteint: on n'aime qu'une fois!... De vous à moi, ce n'est pas très neuf, cette découverte, ni même très vrai!...

Mareuil répliqua d'un ton agacé, en pesant sur les mots:

—Je ne dis pas cela!... Je ne dis pas qu'on n'aime qu'une fois! Je dis qu'il y a des gens qui n'aiment qu'une fois, des cas où on n'aime qu'une fois ... des cas, si vous préférez, où on aime en une seule fois ... Comprenez-vous?

Brévannes, que cette discussion lassait, riposta:

—Oui, oui. Je comprends et je ne comprends pas!... D'ailleurs, vous savez, les théories sur l'amour ...

Et il vidait sa pipe, en la cognant au bras de son fauteuil, avec une grimace qui marquait bien sa répulsion pour cette sorte de généralisations incertaines et compliquées.

Mareuil repartit:

—Je croirais plutôt que vous ne comprenez pas ... Seulement, vous avez à travailler et je ...

Brévannes se gara vivement:

—Pas du tout!... J'ai le temps!... J'ai tout l'après-midi!... J'ai demain!... Allez, allez ... Exposez votre petit système!...

Mareuil protesta:

—Mais je n'ai pas de système!... Je pense tout bonnement que ce qu'on appelle l'amour, le sentiment, la faculté d'aimer c'est une force pareille aux autres—une force d'illusion, une façon de voir qui nous fait trouver délicieux des actes en eux-mêmes absolument bestiaux, visqueux et répugnants ... Je pense que cette force, on l'use plus ou moins vite, selon le tempérament qu'on a, selon les circonstances ... Lorsqu'on en est économe, lorsqu'on se ménage on aime longtemps, toujours ... Lorsqu'on se livre à des excès de sentiment, on se vanne, on s'épuise de cœur, exactement comme on s'épuise au physique. Et tenez, vous avez déjà remarqué—dans un ballet—des danseuses qui, sous les lampes électriques, sous les projections bleuâtres ou roses vous semblaient exquises, ravissantes ...

—Apologue? interrogea Brévannes d'une voix railleuse.

Mareuil souriait:

—Précisément ... apologue!... Je continue ... Ces danseuses vous semblent exquises, ravissantes, quand subitement une des lampes s'éteint et toute une rangée de ces dames vous apparaissent, dans la lumière jaune du gaz, telles qu'elles sont, sans auréole bleuâtre ou rose, avec leurs visages abîmés, leurs peaux tannées de fard, leurs yeux graissés de noir ... Ah! vous n'en donneriez plus dix centimes, maintenant ... vous n'en voudriez plus pour rien ... même pour une prime! Et qu'est-ce qui est arrivé, qui les change ainsi?... Oh! bien peu de chose!... Il est arrivé que, par accident, le charbon d'une des lampes roses a brûlé plus vite que les autres, s'est éteint trop vile, avant les autres, et que l'illusion venue de ses lueurs a disparu, s'est éteinte simultanément ... Alors, figurez-vous que la quantité d'amour dont nous disposons soit dans le genre de ce charbon, une espèce de denrée magique dont les projections transforment, métamorphosent les femmes à leur avantage ... Figurez-vous en outre que, par mégarde, par hasard, un courant trop ardent traverse ...

Brévannes lui coupa la parole:

—Oui, oui, je prévois la suite ... Votre charbon est usé, est éteint ... Malheureusement, cette anecdote ne tient pas debout!... Ce sont toujours les mêmes qui aiment et toujours les mêmes qui n'aiment pas!... Ah! j'en ai connu des éteints comme cela, des cas d'abrutissement par les femmes auprès duquel le vôtre, laissez-moi vous le dire, n'était qu'une pauvre plaisanterie ... Des gens que je voyais maigrir, dépérir, littéralement crever d'amour—et qui se traînaient, après, des deux ans, des trois ans, avec un dégoût pour les femmes comme pour du poison ... Et puis, ça se guérissait, ça reprenait, le charbon renaissait, se rallumait ... Une autre personne qui les pinçait et pour laquelle ils se remettaient à maigrir ...

Mareuil rétorqua:

—Oh! je ne nie pas qu'il se rencontre des individus bien constitués au point de vue sentimental, plus vigoureux, mieux doués de ce côté-là, que la moyenne ... Mais cela ne contredit pas mon opinion!... Cela n'empêche pas qu'il n'y ait des gens qui aiment, en une seule fois, tout leur amour ... qui dépensent, pour une seule femme, toute leur fortune de cœur ...

Brévannes s'énervait:

—Allons donc! Et ceux qui n'aiment jamais? Et moi, et Gendrey, et Labernerie, par exemple?... Qu'est-ce que vous en faites, de ceux-là?... Voyons, Labernerie, ce n'est pas un homme à charbon, lui!... Et cependant, vous savez aussi bien que moi qu'il ne s'ennuie pas avec les dames, qu'il ne les considère pas comme visqueuses, comme répugnantes!...

—Justement! fit Mareuil ... C'est l'opposé des passionnés, des prodigues. Chaque femme qu'il a, il l'aime un peu, un tout petit peu, il l'enjolive d'une parcelle d'illusion ... C'est comme qui dirait un rapiat de tendresse ...

Brévannes rallumait une pipe, le regard vague et fermé de l'homme décidé à ne plus répondre, à ne plus discuter. Mareuil ajouta:

—Enfin, je ne puis vous raconter que ce que j'éprouve sincèrement ... Et je vous affirme que d'avoir espéré une vie de passion, une vie moins plate, moins vulgaire que celle de tout le monde—et de sentir craquer, s'échapper le moyen qu'on avait choisi pour la réaliser, je vous affirme que ce n'est pas une aventure bien folâtre ...

Brévannes se taisait, puis d'un ton bourru:

—Vous désirez que je vous parle franchement, n'est-ce pas?... Eh bien, tout cela ne me touche pas beaucoup, ne m'intéresse pas beaucoup ... Les affres d'amour, les angoisses, les désespérances, les langueurs!... Non, tout cela me laisse froid!... Ce n'est pas manque de cœur, je vous jure!... Et quand vous aurez été saisi par trois huissiers dans une même matinée, quand vous aurez couché toute une semaine sur des divans de cercle, faute d'une chambre d'hôtel pour y dormir, quand vous aurez vu de malheureux bougres faire des bassesses, des escroqueries, pour manger, ou encore chiper, carotter, supplier des louis pour payer un dîner à leur petite amie ... peut-être vous rendrez-vous compte pourquoi je ne m'émeus pas de votre cas ... tout en regrettant qu'il vous tourmente ...

Il lança un jet de salive et, hochant la tête:

—Non, non, voyez-vous, toutes ces histoires, toutes ces théories, c'est très gentil, mais c'est de la littérature!

Mareuil, piqué, riposta:

—Et votre tirade à vous, c'est du Brévannes, du Brévannes tout pur! Peuh!... Je ne vous en veux pas!... Il y a des choses que vous ne comprendrez jamais ...

—Je ne dis pas!... Je ne dis pas!... murmurait Brévannes ... L'important est qu'on ait de l'amitié l'un pour l'autre ... Le reste, les opinions, les doctrines ...

Henriette l'interpella, d'une fenêtre du premier étage:

—Chien Vert! Chien Vert!

—Hé?

—Est-ce qu'on sort?... Est-ce qu'on va en forêt, que je m'habille?...

—Il est donc écrit que je ne pourrai pas travailler ici! grommela Brévannes, en manière d'excuse toute personnelle.

Et, se tournant vers Mareuil:

—Un tour en forêt, hein, pour votre dernier jour?... Cela vous séduit-il, mon cher charbonnier?

—Oui, oui, fit Gilbert. Je ne demande pas mieux!

—On y va alors! cria Brévannes. Habille-toi et préviens ce feignant de Charleval!


Le lendemain, la bande, après avoir reconduit à la gare Labernerie et Mareuil, rentrait lentement à la Grenadinette, le long de la Loire, par les quais ensoleillés.

—Sont-elles jolies!... Sont-elles gracieuses!... s'exclama le Grand-Cob, en désignant les deux femmes qui marchaient, à quelques mètres devant, bras dessus, bras dessous, abritées d'une même ombrelle rouge ... Sont-elles jolies, ces petites!... Tenez, avec Rabastens, ce serait un trio complet! Mais ce Mareuil est si serin!... A propos, Brévannes, qu'est-ce qui lui a pris de filer, de se sauver comme un caissier, du soir au lendemain?

Brévannes répondit:

—C'est bien difficile à expliquer ... Il a des idées noires!... Il s'est fourré dans la tête qu'il ne peut plus aimer, qu'il a le cœur vidé ...

Et il énonça partiellement les théories de Mareuil, leur causerie de la veille.

Le Grand-Cob riait aux éclats.

—Est-ce drôle!... Est-ce drôle! Non, ça ne vous paraît pas drôle, Charleval? Vous êtes là à ne pas broncher!...

Charleval répliqua gravement, comme arraché à une méditation:

—Si, si ... C'est très drôle, tout à fait comique ... Seulement, vous mettriez cela dans une pièce ... Eh bien, personne ne rirait! C'est tel que je vous le dis!

XV

Trois semaines avaient passé depuis le départ de Mareuil, quand, un matin, Henriette pénétra dans la chambre où Brévannes dormait encore, et s'avançant doucement près du lit:

—Chien Vert!... murmura-t-elle. J'apporte le courrier!... Réveille-toi ... Il est neuf heures!...

Brévannes entr'ouvrit les yeux:

—Hein? Qu'est-ce que tu dis?

—Je te dis que j'apporte le courrier ... Il y a une lettre de Mareuil, il me semble ... Une lettre avec le timbre de Monneville.

—Donne! Donne! fit Brévannes qui l'embrassait.

—Tiens, mon Chien! Celle-là! Celle-là!

Elle tirait d'un paquet de journaux, de revues, de lettres, une enveloppe grise. Brévannes examina l'écriture:

—Oui, c'est bien de Mareuil!

Il avait déchiré l'enveloppe et il lut:

«Mon cher et illustre maître,

J'ai l'honneur de vous annoncer mes fiançailles avec Mlle Germaine Lepassereau ...»

La surprise le fit s'arrêter. Il laissa retomber sa main en s'écriant:

—Oh! ça, c'est extraordinaire!...

—Quoi donc? demanda Henriette.

Brévannes répliqua:

—Mareuil qui se marie!...

Henriette répéta avec stupeur:

—Mareuil se marie?... Tu plaisantes?

Mais sans attendre confirmation, elle se rua vers la salle à manger, où le reste de la bande achevait de savourer le café au lait, et ouvrant la porte, elle clama:

—Arrivez tous!... Arrivez tous!... Grande nouvelle!...

Ils entrèrent l'un après l'autre, traînant leurs pieds nus en des savates claquantes, des pantoufles aux semelles silencieuses—la chevelure dépeignée, la chemise mal close, dans le débraillé matinal.

Brévannes grondait Henriette:

—Tu es ridicule!... C'est stupide, ces hurlements! Et si je ne voulais pas le dire!... Si ça me déplaisait!... Enfin, cela me servira de leçon pour l'avenir ...

Puis, s'adressant à l'auditoire:

—Ce n'était vraiment pas la peine de vous déranger ... Voici! Je reçois de Mareuil une lettre où il m'informe de ses fiançailles ...

Le Grand-Cob prit la parole:

—Ah! ah!... Il se marie ... Et avec qui?

—Avec une Mlle Lepassereau, la fille d'un banquier ...

—Un beau mariage?... interrogea Charleval.

—Je suppose! fit Brévannes ... Il me semble me souvenir que la banque Lepassereau est une assez grosse maison ...

Gendrey observa:

—Ah! il va bien, le jeune sentimental, le jeune charbonnier! Il ne perd pas la tête!... Il se débrouille!

Il y eut une pause, et Labernerie questionna:

—Est-ce que le père Lepassereau n'a pas eu une sale affaire, dans le temps ... une mine d'étain où on ne trouvait que des cailloux?

Gendrey intervint de nouveau:

—Oui, oui, parfaitement, l'année d'après la guerre ... On avait même commencé une instruction qui n'a pas abouti ... Mais c'est si ancien, cette affaire-là!... Il faut des mémoires comme les nôtres pour se la rappeler!... Aujourd'hui, M. Lepassereau est une des honorabilités du marché!...

—En tout cas, prononça Charleval, en tout cas, voilà une maison où je n'irai pas souvent!... Ça sera rempli de snobs, de raseurs ... Ah! non! on n'y verra pas tous les jours ma tête!...

—Sans compter, ajouta Labernerie, que ces gens-là vont rendre Mareuil encore plus poseur qu'il n'était, si possible ...

Brévannes défendit son ami:

—Vous avez tort!... Mareuil est un peu bizarre, mais c'est un garçon de beaucoup de talent, un très gentil garçon, très bon camarade!...

Personne ne répondit. Ils avaient craché leur fiel. Ils se retirèrent.


Brévannes reprit sa lecture, tandis qu'Henriette, toute contrite, se coiffait devant une glace à trois pans, accrochée contre la fenêtre.

Mareuil écrivait:

«Mon cher et illustre maître,

J'ai l'honneur de vous annoncer mes fiançailles avec Mlle Germaine Lepassereau, qui datent officiellement d'hier, sept heures du soir.

Comment la chose s'est faite, j'imagine que vous ne tenez pas à le savoir en détail! Comme se font ces choses-là! Sous la pression des deux familles concertées et avec le concours bienveillant de ma nonchalance dans l'embarras.

Extérieurement, d'ailleurs, je n'avais pas de répugnance contre ce mariage, qui se présentait dans des conditions mondaines satisfaisantes. La jeune fille possède un physique agréable, un de ces physiques qui honorent plutôt le mari. De plus, adroite musicienne, peinturlurant vaguement, et, en conversation, pas trop gauche. Des deux côtés fortunes à peu près égales. Un mariage enfin qui, du dehors, n'avait pas l'air d'une affaire.

Cependant, au moral, j'avais des scrupules, je ne vous le cacherai pas.

A coup sûr, pour un homme dans mon état d'épuisement de cœur, de délabrement sentimental, le mariage offrait de grands avantages. Quand on n'a plus en soi l'étoffe d'un amant, d'un de ces hardis et tenaces vouleurs qui savent assez désirer les dames pour les obtenir—le mariage, c'est l'amour facile, régulier, à domicile, c'est une femme suffisamment aimante et distinguée, vous appartenant en pleine possession—c'est, d'un mot, en bien des cas, la solution la plus grossière, mais aussi la plus simple qu'on ait inventée à ce problème d'avoir une femme—ce problème qui inquiète autant certains individus que celui de manger, de boire, de dormir.

Seulement, d'autre part, je me demandais s'il était très loyal de me marier dans cet état—de me marier, sans aimer ma femme, avec la presque certitude que je ne l'aimerais jamais.

Puis, finalement, j'ai réfléchi. Je me suis dit que—vu le monde où vit Mlle Lepassereau, vu les mœurs matrimoniales de son entourage,—l'espèce de tendresse que lui témoignerait un autre, en l'épousant, ne serait pas sensiblement supérieure à celle que je pourrais lui marquer moi-même; et j'ai décidé d'accepter.

Du reste, je sens fort bien que je suis en mesure de faire un mari très convenable. Envers une femme qui n'aura pas contracté vis-à-vis de moi cette dette de s'être fait conquérir,—envers une femme de qui je n'exigerai pas qu'elle m'inspire ces élans de passion, cette fougue de sentiment que je désirais éprouver auprès d'une maîtresse—envers une femme avec qui je ne souhaiterai qu'un peu de dévouement réciproque et d'affection tranquille, je suis convaincu que j'aurai ce qu'il faut d'indulgence, de bonne grâce, de soins tendres, pour lui donner l'impression que je l'aime réellement.

Et puis, les gens d'amour, il me semble que ce doit être comme les militaires; que même hors le service, même à la retraite, il leur demeure énormément des manières d'autrefois, dans la voix, dans le geste, dans les attitudes; et vous savez, mon cher ami, toute l'importance que cela a en amour, la diction, l'intonation, le côté matériel de ce qu'on dit.

Tellement, que je me figure que Mme Mareuil ne sera pas trop malheureuse, certainement moins malheureuse que toute autre, avec le pauvre vanné que je suis—et aussi que d'être vanné à ma façon, cela vaut mieux pour elle que si je l'étais physiquement, comme le sont une foule d'épouseurs qui la menaçaient.

Et, maintenant que je vous ai écrit pour moi, afin de me décharger de tous les raisonnements qui calmaient mes scrupules, mais un peu lourdement, tant qu'ils me pesaient dessus, un peu comme une sorte de cataplasme,—maintenant, que je vous écrive pour vous!

Hein? Vous ne me jugiez pas si convaincu lors de notre dernière causerie? Vous ne songiez pas que je pensais tout ce que je vous contais de mes dégoûts, de mes tristesses, de mon découragement? C'était, à vos yeux, une affectation, une pose, ou encore l'erreur d'un homme trop jeune, inexpérimenté!...

Eh bien! la preuve que je ne pouvais vous fournir à ce moment, vous l'avez à présent!

Me voici rentré comme un infirme dans la vie familiale, renonçant comme un héros fourbu à l'existence d'aventures, à la recherche des intrigues, des liaisons passionnées, à tous ces plaisirs périlleux qui me paraissaient les meilleurs et pour lesquels je ne me trouve plus assez ingambe, assez valide;—me voici embourgeoisé, emmarié, résigné, par faiblesse, à des jours paisibles de travailleur et de propriétaire!

Alors, vous ne doutez plus, j'espère. Vous me croyez aujourd'hui. Et vous voyez que ce que vous appelez la littérature, si ce n'est pas toujours la vérité, c'est quelquefois, c'est bien souvent la sincérité—la sincérité la plus sincère.

Mais je ne veux pas triompher davantage, d'autant qu'il n'y a pas de quoi se vanter, en somme.

Je vous écrirai prochainement pour vous aviser de l'époque du mariage, de l'époque de mon retour à Paris, de l'époque où je vous présenterai à ma fiancée, etc., etc.

En acompte, des baisers camarades sur les joues de ces dames et mes deux mains dans les douze vôtres.

Gilbert Mareuil.

P. S.—Cette lettre n'étant pas destinée à la publicité, je vous serais reconnaissant de la détruire sitôt lue.»

Brévannes, sa lecture achevée, eut un haussement d'épaules d'homme qui s'obstine, d'homme non persuadé.

—En voilà des balivernes! grommela-t-il. En voilà des phrases!

Henriette avait remarqué ce mouvement, dans la glace—entr'entendu ces mots dédaigneux. Elle saisit l'occasion de réparer sa gaffe en flagornant son noble maître:

—Qu'est-ce qu'il écrit, ce Mareuil? fit-elle avec pitié ... Des gourderies, je parierais!... Dis, Chien-Vert, qu'est-ce qu'il écrit?

—Rien pour les petites filles! bougonna le journaliste.

Il avait déposé la lettre sur le rebord d'un large bougeoir de cuivre—en approchait une allumette.

D'un coup, la feuille prit feu, flamba, toute rougeoyante; et Brévannes, accoudé au traversin, la regardait distraitement se tordre, se noircir, s'éteindre.

FIN

 

ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY

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