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La Cendre: Roman

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LA CENDRE

I

—Tiens, M. Gilbert qui sonne! dit la cuisinière en posant son bol de café au lait.

Puis, comme le valet de chambre semblait ne pas l'avoir entendue, continuait de parcourir un journal, à moitié déplié:

—Dites donc, Joseph! Je vous dis que monsieur sonne!

—C'est bon! fit le domestique. J'y vais!... Préparez le déjeuner ...

Et il ajouta, après avoir remis le journal en ordre:

—Huit heures et demie!... C'est tôt pour lui!... Encore sa dame qui le tourmente!... Ce qu'il s'en fait de la bile, tout de même, pour cette femme-là!

La cuisinière leva la main en signe de découragement attendri:

—Quelquefois que je serais sa mère, à monsieur, et que j'aurais un fils de trente ans dans cet état-là, c'est moi qui m'en mêlerais de ses affaires!... Tenez, voilà le déjeuner ...

Joseph emporta le plateau, s'avançant sur la pointe des pieds, le plus légèrement qu'il pouvait, bien que son maître fût éveillé.

Mais il marchait ainsi par habitude, comme chaque matin, depuis deux ans que durait la liaison de Gilbert Mareuil avec Mme Hardouin et que le jeune homme avait donné des ordres formels pour que, pendant la matinée, on ne fît aucun bruit, on allât doucement, on ne pénétrât jamais chez lui avant qu'il n'eût sonné.

Il avait, ce jour-là, les yeux grands ouverts quand Joseph entra dans sa chambre, et, malgré l'ébouriffement de ses cheveux épais, ramenés en houppe par l'agitation du sommeil, et le désordre de sa moustache châtain-clair, qu'il portait de coutume bien frisée et un peu relevée des bouts,—on voyait qu'il y avait quelque temps déjà qu'il ne dormait plus.

Il demanda d'une voix lasse qu'il essayait de rendre calme, presque indifférente:

—Le courrier est arrivé?

—Oui, Monsieur ... Pas de lettres pour Monsieur ...

Le domestique ramassa les vêtements et sortit.

Mareuil s'était retourné, la figure enfoncée dans l'oreiller, gisant, inerte, pareil à un cadavre tombé face à terre, retenant les saccades de sa respiration, évitant les moindres mouvements, la main seulement collée contre la barrière des côtes où son cœur heurtait, gonflé, tout détraqué.

Puis, comme la somnolence ne revenait pas, il se dressa brusquement, assis au milieu du lit, et regarda sa montre.

Elle marquait neuf heures.

Ainsi cinq heures le séparaient du moment où il verrait Jack, c'est-à-dire son amie Mme Jacqueline Hardouin, à moins toutefois qu'au cours de ces cinq heures, un mot ne survînt, un télégramme, un de ces abominables billets de contre-ordre, comme il en avait si souvent reçus depuis un an. Et la pensée qu'elle avait tant de minutes devant elle pour venir le frapper, qu'elle se préparait peut-être à partir, qu'elle ne partirait peut-être que dans une heure ou deux, cette lettre-fléau, cette lâche lettre de décommande, le bouleversa complètement, balaya aussitôt comme d'un souffle le peu de bien-être et d'apaisement qu'il gardait de son sommeil.

C'était de même chaque matin: une ascension d'angoisse se glissant mollement à travers tout son être, s'épandant, se dispersant à travers tout son corps, lui donnant la sensation d'un empoisonnement graduel contre lequel il ne pouvait rien; une vraie marée d'angoisse, qui, une fois montée, ne redescendait plus, restait la journée entière à lui rouler dans la poitrine, près du cœur, de lourds flots étouffants. Alors il se levait instinctivement comme se lèvent les malades au plus fort de la crise, pour échapper au mal, avec l'illusion que debout, ils souffriront moins; et il se mettait à sa toilette, lentement, lentement, de manière à user le plus de temps possible, à en détruire beaucoup, à diminuer les chances de douleur.

Il murmura:

—Pourvu qu'elle vienne!... Si elle partait sans venir, ce serait affreux!

Et, tout en s'habillant, il essayait de s'expliquer comment, pourquoi, depuis près de deux semaines, il ne l'avait pas vue. Mais, de ces douze jours sans elle, il ne lui demeurait que le souvenir noir et confus d'une lutte obscure contre un adversaire fuyant, insaisissable et lointain.

Des larmes lui serraient la gorge. Il se rappelait ce qu'il avait souffert chaque jour de ces derniers jours, et au-delà, pendant des semaines, des mois ...

«Quelle rosse! songeait-il. Non, aujourd'hui, elle n'osera pas ... Elle part pour Gizé, chez son beau-père ... Elle restera dans l'Indre une quinzaine de jours ... Quinze et douze, vingt-sept ... Vingt-sept jours de séparation!... Elle n'oserait pas, ce serait trop violent!...»

Il alluma une cigarette.

«Et puis, maintenant, je la tiens ... Je lui demande encore une fois ce que cela veut dire ... si elle en aime un autre ... qu'elle choisisse, enfin!... Et je ne la laisserai pas se défiler, ruser, faire des réponses évasives ... Il me faudra un oui ou un non ... un oui ou un non ...»

Il s'imaginait avec joie sa figure mécontente, ses menues grimaces d'impatience, les dessins qu'elle tracerait du bout de son en-cas sur le tapis, la gêne qu'elle aurait à se disculper, à répondre.

«Oui, je pense qu'elle n'en mènera pas large!...»

Et il chantonnait gaiement, oubliant le passé, des explications semblables, où sans se risquer aux discussions, en un instant, d'un seul sourire lascif, elle avait eu raison du pauvre être, tout tremblant de désirs qu'il était toujours auprès d'elle, après ces privations si longues.

Midi sonna. Deux heures encore, puis ils seraient ensemble, rue Fortuny, dans l'entresol un peu bas et tendu de grenat où il n'avait jamais reçu qu'elle. Deux heures seulement ...

Soudain, la sonnette de service tinta de ce tintement aigre et lugubre qui avait déjà annoncé à Mareuil tant de lettres funestes:

—Diable! fit-il.

Il ne bougeait plus, plein d'effroi, l'oreille tendue, comme un condamné qui croyait à sa grâce et tout à coup entend qu'on arrive.

Il y eut un bruit de pas dans le couloir et l'on cogna à la porte.

—Entrez! dit Gilbert.

—Une lettre pour Monsieur.

Mareuil prit l'enveloppe sur laquelle il déchiffra son nom écrit au crayon, de son écriture à elle,—l'écriture fiévreuse et cahotée des billets de décommande, et il interrogea:

—Qui a apporté cette lettre?

—Une dame, une femme de chambre, il me semble. Elle m'a dit que c'était pressé.

—Elle est partie?

—Oui, Monsieur.

—C'est bien, je vous remercie.

Puis, d'une main un peu crispée, ayant déchiré l'enveloppe, il lut hâtivement:

«Mon bon Gil, je fais une grosse, grosse imprudence pour que tu ne sois pas inquiet et que tu n'ailles pas m'attendre inutilement. Impossible de venir aujourd'hui, toute la famille vient me dire adieu. J'en ai au moins pour jusqu'à 4 heures et le train part à quatre heures et demie. Pas un moment à trouver pour mon pauvre Gil. En pensant que j'allais ainsi partir sans te voir, j'en ai pleuré toute la nuit. J'ai tellement pleuré que mes joues sont toutes tachetées de petites plaques rouges. C'est bête de te dire tout cela, mais ne sommes-nous pas habitués à tout nous dire? Donc, je pars, et ce sera encore seize ou dix-sept grands jours sans rien, mon chéri. Je t'en supplie, ne m'écris pas là-bas. Cela pourrait faire des histoires terribles. Mon beau-père est encore plus ours que tu sais qui!!! Quant à t'écrire, moi, de là-bas, tu sais bien que c'est encore plus impossible à cause de la poste qui est au château et où on vient prendre le courrier ... Sitôt revenue, je t'enverrai un petit mot! Ah! nous n'avons pas de chance!... Dire que cela fera presque un mois, un mois que je ne t'aurai vu!... C'est fabuleux ... On m'appelle ... Vite, vite, une foule de baisers, dearest. Pense à moi. A dans quinze jours!

Jack.»

Mareuil bégaya:

—Elle ne vient pas! Elle ne vient pas!

C'était tout ce qu'il avait remarqué dans ce billet incohérent et vulgaire: elle ne venait pas!

Et il restait stupéfié, la lettre à la main, les yeux dilatés de rage, fixés vers elle, par-delà les murs, les maisons, les rues, comme s'il l'apercevait en son appartement odorant,—trottinant, souriante et frivole, parmi les colis et les malles, tout allègre du soulagement de lui avoir écrit, d'en avoir fini avec ce point noir du rendez-vous à défaire.

«Elle ne viendra pas!»

Il lisait, relisait le papier fripé, soupesant, contrôlant tous ces mots qu'il sentait de mensonge, de blague,—tout cet amalgame suspect de phrases froides et de protestations maladroites, qui fleurait si fort la mauvaise foi. «Son bon Gil!... Ses petites plaques!... Pense à moi!» Cela, cela, voilà ce qui suffisait pour l'écarter d'elle un mois, pour qu'il fût obligé de se contenir, d'attendre docilement l'appel de retour: «Son bon Gil!... Ses petites plaques!» Et d'exaspération, il jeta le papier dans la cheminée, écrasant dessus, à coups de talon, les bûches rougeâtres qui lancèrent des étincelles.

—Que fais-tu donc? Ta vas mettre le feu, mon enfant!

Gilbert se retourna. C'était sa mère qui entrait.

Il l'embrassa et dit:

—Rien!... Je tisonnais!

Elle le regarda longuement:

—Qu'est-ce que tu as encore?

—Mais rien, mère ... Comment, ce que j'ai?

—Si, tu as encore ta figure bouleversée, ta figure malheureuse. Véritablement, je ne te comprends pas ... J'ai vu bien des jeunes gens, mais jamais je n'en ai vu comme toi ...

Elle s'arrêta pour ranger un flacon de sels, sur une table, et reprit:

—Oui, on dirait toujours qu'il vient de t'arriver une catastrophe ...

—Je te jure que je n'ai rien! Que veux-tu que j'aie?... Voyons, mère, voyons, souris-moi!

Mais son petit visage pâle sous les bandeaux gris demeurait obstinément grave, affligé; et comme il voulait l'embrasser, elle le repoussa:

—Non, non, tu me fais beaucoup de peine!... Ah! si ton père était encore de ce monde!... Enfin, viens déjeuner ...

Gilbert descendit derrière elle, contrarié de la ténacité qu'elle avait eue, dans sa compassion curieuse, à lui réclamer son secret, à lui demander compte de sa mine, à entraver sa liberté de souffrir. Pouvait-il pourtant lui confier son mal comme un mal de dents? Pouvait-il lui déclarer que ce qu'il avait c'était cette jeune dame à qui elle avait inventé de le présenter, deux ans auparavant, dans une fête de charité, au quai d'Orsay; cette jeune dame brune avec des yeux bleu pâle et vagues, un éventail de cheveux ondulés se relevant au-dessus du front, à la mode nouvelle; cette jolie Mme Hardouin, enfin, elle se rappelait bien, qui vendait au comptoir 12,—et dont elle lui avait tant fait l'éloge, qu'elle lui avait dit être une si gentille jeune femme, et se tenant si convenablement, si correctement, quoique sans raideur.

«Sans raideur!... Oh! pour ça, non!... Huit jours de résistance, on ne peut pas appeler cela de la raideur!»—et il souriait à cette réflexion haineuse.

—Pourquoi ris-tu? questionna Mme Mareuil d'un air boudeur.

Il répondit en s'assombrissant:

—Une idée ... Je pensais à quelque chose, à une vieille histoire qui ne t'intéresserait pas ...

Il contemplait les traits pudiques de sa mère, ses bandeaux gris, toute la chaste droiture dont sa figure était empreinte et il se dit avec une tendresse un peu hautaine: «C'est vrai que cela ne l'intéresserait pas ... Elles ne sont pas de la même race.. Une femme comme Jack, mais ce serait pour elle un monstre inexplicable ... Autant vaudrait lui parler des mœurs du loup cervier, des mœurs de l'ichneumon ... Elle ne comprendrait pas ...»

Le déjeuner était achevé. Gilbert remonta dans le hall qui lui servait d'atelier et dont les deux vastes baies fenêtres s'ouvraient sur l'avenue de Villiers, déserte à cette heure matinale, en cette après-midi jaunâtre et glacée de fin d'hiver.

Rarement, il avait été aussi embarrassé de l'emploi de sa journée. Depuis qu'il connaissait Mme Hardouin, il avait abandonné tout travail, cessant de fréquenter l'atelier Murviel où il allait avant, négligeant d'accroître la petite notoriété de jeune amateur que lui avaient créée quelques dessins publiés dans les illustrés ou des tableautins exposés au printemps, dans les cercles.

Et, quant aux visites, quant au monde, il les avait pris en aversion, car d'y voir Jack ou même d'autres femmes entourées, courtisées, cela l'affolait, le jetait en des crises de jalousie absurdes et dangereuses.

Mais rien qu'en aimant, en ne faisant qu'aimer, il trouvait le moyen de remplir les semaines, de s'occuper, de tromper la lenteur des jours mauvais.

Ainsi, d'habitude, quand, vers deux ou trois heures, une lettre, un télégramme de Mme Hardouin le relevait de sa faction anxieuse, quand l'attente ne le consignait plus à la chambre, le premier instant de colère passé, il s'absorbait dans des dispositions de combat, des opérations de stratégie qui duraient un assez long bout de temps et lui calmaient peu à peu les nerfs.

Il s'agissait de répondre à Jack, de la convaincre de mensonge, de duplicité,—de lui prouver logiquement que ses prétextes ne tenaient pas debout et qu'il était absolument nécessaire qu'elle vînt dans le plus proche délai.

Mareuil dépensait, à la rédaction de ces ultimatum, des prodiges d'habileté, de délicatesse.

Il lui fallait accabler Jack en évitant de la fâcher, unir la courtoisie à la fermeté, dissimuler sous une ironie de bon aloi l'envie qu'il avait de lui dire les choses les plus grossières, la supplier sans bassesse, la menacer avec retenue, et il y usait le meilleur de son style, toutes les ressources de son esprit.

Puis, ce tour de force exécuté, il courait mettre la lettre à la boîte, et lorsqu'il la voyait s'échapper de ses doigts, glisser dans la large fente, partir enfin, il avait un sentiment de repos, d'allègement, comme après une bataille livrée dont il eût ignoré le résultat, mais où tout l'effort à donner eût été accompli.

Cette fois, rien de semblable.

Il devait garder en lui, pour lui, l'amertume de cette matinée, qui l'écrasait maintenant. Défense d'écrire! Défense de répliquer!

Il se tirait nerveusement la moustache, se la frisait, se la défrisait à contre-sens: «Ah! c'est très fort, ce qu'elle a fait!... Elle voulait la paix pour quinze jours et elle l'a ... C'est bien joué!... Je suis roulé!...»

Il regarda l'heure, et s'exaltant:

«Ce qu'elle doit se moquer de moi, en ce moment, en finissant de déjeuner, en dégustant la chartreuse ou l'anisette rose à ma santé ...»

Il fronça le sourcil:

«A moins que ... à moins qu'elle ne soit chez un autre,—un autre, un autre que moi ...»

Et soudain Mareuil se sentit pâlir, avec l'impression qu'on lui retournait le cœur comme un ongle.

Elle lui était cependant bien familière cette vision d'un homme inconnu enlaçant son amie défaillante. Elle se dressait impérieuse et précise à la fin de tous les raisonnements qu'il entassait pour s'expliquer la froideur de la jeune femme. Elle était sa crainte permanente, cette image meurtrière la terreur de ses rêveries, l'ennemie toujours voisine, toujours imminente. Et plutôt que de croire à l'atroce spectacle qu'elle lui montrait, plutôt que d'y fixer sa pensée, il aimait mieux renoncer à douter, renoncer à comprendre, accepter tout de Jack, s'incliner, sans savoir, sous ses mystérieux caprices.

Mais ce jour-là, l'image était plus forte, ne cédait pas, ne s'en allait pas, et il se répétait:

«Oui, pourtant!... Si elle était chez un autre ... Ce ne serait pas impossible, en somme!...»

Et bientôt l'idée que, durant ce temps, il restait là, immobile, inactif, enfermé, lui devint insupportable. S'il ne pouvait rien empêcher, rien arrêter, il préférait encore sortir, marcher par les rues, se sauver enfin de cet atelier clos. Qui sait, même, peut-être qu'il la rencontrerait en route; et il s'habilla à la hâte.

Dehors, il descendit à pas lents l'avenue de Villiers, scrutant d'un regard avide les visages des femmes qui le croisaient et les fiacres surtout,—les fiacres, où, à travers les glaces embuées, toutes les dames avec leurs boas touffus, leurs voilettes denses et leurs chignons pareils, lui semblaient la silhouette exacte de son amie.

Il arriva ainsi place Malesherbes, et il réfléchissait sur le chemin à choisir, quand, au fond d'une Urbaine qui débouchait de la rue Legendre, il aperçut une jeune femme frileusement enfoncée dans un des angles du coupé,—Mme Hardouin.

Il eut un tressaillement terrible:

—Mais c'est elle!... c'est elle!...

La voiture tournait dans la direction du boulevard Malesherbes. Il hésita un moment, puis d'un coup se décida, se mit à courir derrière. L'Urbaine allait vite au trot de son petit cheval alerte et canaille. Elle gravit la rue de Naples, traversa la rue d'Edimbourg, s'engagea dans la rue de Berlin.

Mareuil la rattrapait progressivement, ne perdant pas de vue sa caisse au quadrillage jaune, profitant, pour ressaisir haleine, des montées, des encombrements, des moindres obstacles. Il se comparait à ces porte-faix qui suivent les voitures de voyageurs, à la sortie des gares,—essoufflés, épuisés, soutenus uniquement par le désir d'obtenir là-bas, ils ne savent où, leur salaire, leur revanche d'avoir tant peiné; et, les dents serrées, le front en sueur, il murmurait, indigné de cette course humiliante:

—Quelle coquine! Quelle coquine!

Sur son passage, on se retournait intrigué de voir un jeune homme bien vêtu courir ainsi, sans but apparent, le sourcil contracté, le visage rouge de chaleur; mais Mareuil ne s'inquiétait pas de ces curiosités, ne distinguait rien que la voiture jaune qui filait à dix mètres devant lui.

Enfin, elle parvint rue des Martyrs, pénétra dans la rue de la Tour-d'Auvergne et stoppa presque aussitôt.

Mareuil s'était arrêté, observant du coin de la rue, dans une angoisse effroyable.

La portière s'ouvrit; une grosse jambe enserrée d'un bas noir s'avança, et une dame blonde d'une cinquantaine d'années descendit, paya le cocher, disparut.

Mareuil était comme étourdi, partagé entre la joie que ce ne fût pas elle et la déception d'avoir manqué sa vengeance. Il s'épongea le visage, puis, le corps déchiré de fatigue, la pensée molle et détendue, il s'achemina doucement vers les boulevards.

La foule, empressée à ses affaires, le bousculait sans qu'il y prît garde. Il se demandait seulement parfois si tous ces hommes, toutes ces femmes avaient un peu souffert déjà de ce qu'il endurait.

A la hauteur du Gymnase, il retourna sur ses pas, ne découvrant pas où aller, comment finir cette après-midi désastreuse. Mais comme il passait rue Taitbout, il songea: «Hein!... Si je montais chez Brévannes?... Voilà trois semaines que je n'y ai pas mis les pieds ... Ce serait convenable et cela me distrairait ...»

Il s'informa auprès du concierge. On n'avait pas vu sortir Monsieur.

—Je vous remercie, dit Mareuil.

Et il se dirigea vers l'escalier.

II

Mareuil avait été présenté à Brévannes, un an auparavant, à l'occasion d'un conte de l'écrivain qu'un journal le chargeait d'illustrer; et quoique le chroniqueur de la Pure Vérité fût d'une quinzaine d'années plus âgé que lui, ils n'avaient pas tardé à se lier intimement, entraînés l'un vers l'autre par un de ces désirs d'amitié comme il s'en forme fréquemment entre personnes d'âge très différent—et du même genre que la sorte de tendresse qui pousse certaines jeunes femmes vers des hommes plutôt mûrs.

L'aîné trouve là ces plaisirs de domination, de direction qui, au déclin de l'existence, deviennent presque nécessaires. Le plus jeune s'amuse de ce qu'il apprend dans cette familiarité instructive et flatteuse. Puis souvent, les distances s'effacent; l'affection naît, grandit et se fonde.

C'est ainsi que, dés le premier jour, Mareuil avait séduit Brévannes par la candeur ardente de ses sentiments, la courtoisie de ses manières, son aimable verdeur de jeunesse; tandis que lui-même était frappé par le ton d'autorité du journaliste, l'expérience de la vie que décelaient toutes ses paroles, et l'indulgence dédaigneuse qu'il avait pour apprécier les actes d'autrui, les principes, les choses les plus graves.

Brévannes pourtant n'était plus, à quarante-six ans, le chroniqueur en vogue dont, vers 1876, les journaux se disputaient la copie à fortes surenchères. Successivement, il avait perdu la faveur du public, la confiance des confrères, l'estime des directeurs, et maintenant, il se contentait d'une collaboration hebdomadaire à la Pure Vérité—d'une chronique par semaine qu'il se forçait à rédiger, histoire de ne pas paraître vivre des gros appointements qu'il touchait comme membre du Comité du Grand-Art, un tripot riche et achalandé, où il figurait en compagnie de plusieurs notabilités défraîchies de la plume, du pinceau et de l'épée.

Comment s'était produite cette baisse, cette déchéance? Brévannes ne s'inquiétait guère de l'établir. Probablement comme tout se produit, par hasard, par suite des circonstances,—car, sauf quelques maîtres, quelques grands écrivains, il n'y a pas de raison pour que l'un soit plus illustre que l'autre et réciproquement. Tous se valent dans le grouillement des inférieurs. Que de reporters qui feraient des académiciens honorables et que d'académiciens qui ne seraient pas fichus de vous tourner proprement une interview! Un jour, on avait trouvé drôle, très original, ce qu'il écrivait, lui, Brévannes. Ensuite, on s'était fatigué; on avait trouvé ses articles idiots, stupides, déplorables. Pourquoi lutter, se débattre? Il s'était rendu compte, avait sauté du piédestal avec un sourire un peu amer, mais sans indignation. N'était-ce pas naturel, dans l'ordre des événements, puisque cela arrivait—comme lui était arrivée la gloire boulevardière—à l'improviste, en une heure de veine inattendue et fugace?

Et, bien qu'il exagérât la veulerie de ses opinions, exprès, pour garder bonne figure dans la disgrâce, il ne manquait pas de sincérité, ayant toujours sacrifié son ambition à ses aises, ayant raté une foule d'aubaines profitables plutôt que de se déranger dans ses plaisirs, de renoncer à une partie avec des amis, à un rendez-vous avec une femme.

Les femmes, les succès de femmes, voilà aussi ce qui avait beaucoup aidé Brévannes à mettre en pratique sa philosophie méprisante.

Longtemps avant d'atteindre à la réputation, quand il n'était encore que vague journaleux, échotier obscur, il avait passé bien des nuits gratuites dans les lits somptueux des dames du demi-monde ou du monde des théâtres. Il était déjà célèbre alors, «le petit Brévannes»—comme on disait malgré sa haute stature—célèbre pour la voracité avec laquelle il avalait, au matin, les abondants cafés au lait, les chocolats réparateurs que lui faisaient servir les admiratrices de son aristocratique tournure d'officier, de sa frêle et longue moustache blonde, de toute sa vaillance sensuelle de beau mâle.

On se chuchotait, entre ces dames, qu'il n'avait pas souvent de quoi dîner, «le petit Brévannes», et plus d'une s'était offerte, sans qu'il acceptât, à lui fournir les trois repas, le surplus même des autres dépenses. Deux comédiennes connues s'étaient publiquement giflées, en son honneur, à une première. Une danseuse italienne avait feint de s'empoisonner au laudanum par amour de lui. Toutes le «demandaient», toutes le voulaient.

Puis l'âge approchant, il s'était alourdi, fixé, collé. Ç'avait été des liaisons paisibles avec des femmes de théâtre que la fête dégoûtait et que tentaient les calmes agréments du foyer. Accommodements qui se continuaient six mois, un an, deux ans, selon que Mme Brévannes, on appelait ainsi l'élue, témoignait dans ses relations avec le journaliste plus ou moins de souplesse d'âme. Car à force d'être choyé, adulé, à force de vivre parmi les hommages serviles des amoureuses, à force d'avoir vu ce qu'on peut faire d'une créature qui vous désire, il n'admettait plus chez les femmes que l'obéissance aveugle, l'humilité sans répliques; et à la moindre rébellion, à la moindre velléité d'indépendance, il rendait Mme Brévannes à la liberté, comme on jette au Bosphore une sultane indocile.

Mais les actrices ont généralement l'habitude des flagorneries, un besoin permanent de réclame, un amour-propre toujours irritable. Dès qu'elles n'étaient plus tenues par l'affection, elle se révoltaient, exigeaient des égards, couraient inconsciemment à la rupture. Si bien que, las de ces recommencements incessants et sentant venir le ventre, les rhumatismes, la calvitie, Brévannes avait fini par se rabattre sur des personnes moins susceptibles, d'humeur plus facile et simplement jolies, choisies dans ce tas de petites femmes inemployées qui rôdent, en quête de relations artistiques et durables, autour des journaux, des ateliers, des théâtres.

Mme Brévannes se nommait présentement Henriette Deflize. Une bouche étroite et rehaussée de rouge, un nez court de jeune dogue, gentille et bien faite quoique un peu grasse pour ses vingt-cinq ans, elle ressemblait avec ses cheveux d'un blond trop blanc, sa physionomie douce et trop poudrée, à ces fées généreuses et muettes, qui, dans les pièces à grand spectacle, font le bonheur de tout le monde, sans jamais rien dire.

Elle ouvrit, elle-même, à Mareuil et eut un mouvement de surprise:

—Tiens, Soif-d'Amour!

C'était de ce sobriquet qu'on désignait Gilbert dans le groupe Brévannes, à cause des préoccupations sentimentales qu'on lui savait.

—Entrez donc!... Vous n'êtes pas mort?

Et se précipitant, en ouragan, dans le cabinet de Brévannes, elle cria:

—Chien vert! Chien vert! Voici Soif-d'Amour!

Le chien vert qui ronflait sur un large divan, souleva sa tête congestionnée, et d'une voix pâteuse:

—Hein?... Quoi?... Qu'est-ce que c'est?... En fais-tu du potin!

Mme Brévannes reprit, d'un air plus déférent:

—C'est Mareuil ... Mareuil qui nous revient ... je croyais que tu travaillais à ta pièce, mon chéri, alors je n'ai pas pris de précautions ...

Brévannes se redressa et tendant la main à Mareuil:

—Parfaitement, Madame, j'y travaillais; j'étais justement en train d'y rêver ...

«D'en rêver» eût été mieux dit—étant donné que, depuis plus d'une heure, il dormait lourdement sous les influences combinées d'une digestion malaisée et d'une incurable paresse.

Mais il ajouta d'un ton protecteur et classique:

—Maintenant, mon enfant, embrassez votre noble maître et nous laissez causer ...

Mme Brévannes exécuta correctement les ordres, se retira avec une soumission qui paraissait devenue pour elle machinale, agréable même.

—Vous permettez? fit Brévannes.

Puis, se recouchant sur le divan:

—Je vous expliquais donc que j'étais en train de rêver à ma pièce ...

—Et cela avance? questionna Mareuil par un effort de politesse.

—Pas mal! Pas mal! Seulement je veux que tout soit bien réglé, bien arrêté là-dedans avant de tracer une ligne.

Il se frappait le front, ce «là-dedans» au-dedans duquel il n'y avait rien que des répliques disséminées, des bribes de scène informes et inajustables, aucune pièce. Mais qu'est-ce que cela lui faisait à Brévannes, puisqu'elle l'amusait, cette chimère lointaine d'une pièce à écrire, un jour, à son temps, à son heure—puisqu'il aimait s'y cramponner à cette épave suprême de ses ambitions naufragées.

Il reprit:

—Et vous, à propos?... Qu'est-ce que vous avez eu?... Encore les peines de cœur?

Mareuil approuva d'un signe de tête.

—Ah! c'est fâcheux!... C'est fâcheux!... fit Brévannes.

Il se doutait sommairement que Mareuil souffrait d'une liaison malheureuse, mais ne s'était jamais enquis du détail de ses chagrins, autant par discrétion native que par indifférence pour cette espèce de mécomptes qu'il jugeait éphémères, puérils, sans grande importance. Il insista cependant:

—Enfin quoi?... Que se passe-t-il?... On vous lâche?... On a soupé de vous?

Mareuil répliqua:

—Ce serait trop long à vous dire ...

—Pas du tout ... Allez donc ... Je vous écoute.

Alors, entraîné par un irrésistible élan d'effusion cordiale et rompant d'un coup cette digue de pudeur intime, de vanité amoureuse, par laquelle il contenait toujours les confidences prêtes à jaillir, Gilbert commença à raconter les dernières semaines, le brutal départ de sa maîtresse—et les souffrances d'avant, sans rien omettre, ni les humiliations, ni les attentes, ni les mensonges—toute la vie lamentable qu'il menait depuis un an.

Quand il s'arrêta, Brévannes dit d'une voix soucieuse:

—J'ignorais que ce fût si grave!... Ah! elle vous en a fait voir, la dame!... Je vous plains beaucoup mon petit Mareuil ...

Il remarquait que Gilbert avait les yeux pleins de larmes et il tenta de le réconforter:

—Ce qu'il y a de plus triste, c'est que je ne suis pas à même de vous donner des conseils ... J'ai eu quelques jolies femmes dans mon existence, mais pas une du monde ... Si pourtant, j'en ai eu une ... C'était la femme d'un petit herboriste de la place Blanche ... Elle n'arrivait jamais à l'heure, et elle avait, en outre, une odeur âcre de lavande ... Une vraie botte de lavande sèche comme on en voyait à la devanture de sa boutique ... A la fin, je me suis fâché de ses inexactitudes, et je l'ai mise à la porte ... Ç'a été ma seule femme du monde ...

Mareuil souriait péniblement. Brévannes poursuivit:

—Et, bien entendu, vous ne savez rien? Voyons, franchement, pensez-vous qu'elle vous trompe?

Mareuil hésita:

—Comment vous répondre?... Il est des fois où je me dis que c'est impossible et d'autres où je jurerais que cela est ... C'est si vite fait, d'ailleurs, si aisé à opérer ... Il y a dans une journée tant d'heures, tant de demi-heures pour ça ... Tenez, à l'instant où je vous parle, je me souviens que, certains jours, elle arrive en grande toilette de visites. Elle reste un quart d'heure, vingt minutes. Nous nous aimons et elle s'en va ... Elle ne s'est même pas dégantée! Elle s'en va, sa belle robe de visites retombée par là-dessus, les cheveux bien en ordre, la figure tranquille, et personne dans la rue, dans les salons, ne s'imaginerait d'où elle sort, ce qu'elle vient de faire. C'est à frémir!...

Brévannes interrogea:

—Dites-moi ... Vous ne voulez pas me confier son nom?

—Pourquoi? A quoi cela servirait-il?

—Pourquoi?... En effet, vous avez raison ... Du moment que vous ne quittez pas cette femme après tout ce que vous m'en contez, c'est que sans doute vous êtes incapable de la quitter ...

Mareuil eut une moue d'assentiment.

—Donc ce qu'on vous apprendra sur elle ou rien, cela ne vous changera guère ... Et puis, n'est-ce pas, entre nous, je crois que vous pouvez vous considérer comme trompé ... Oh! je n'en suis pas sûr, évidemment, mais enfin cela m'en a l'air; j'aime mieux vous le dire ... Alors, dans ces conditions, vous réclamer son nom ...

—Et qu'en feriez-vous?

—Est-ce que je sais?... Je m'informerais, je tâcherais de lever des renseignements qui vous permettent de prendre une résolution ... Car cela m'ennuie, moi, de vous voir si désolé ... Voyons, vous ne voulez pas?

Mareuil réfléchissait, confondu de se sentir si faible devant la tentation, si démuni soudain de ces infaillibles forces de mutisme ou de mensonge, qui sont, en amour, comme la garde impériale de certains mots, de certains noms—si près enfin de dénoncer comme une ennemie celle qu'il aimait par dessus tout;—et il se défendait, appelait à l'aide ses scrupules:

—Non, non, je ne peux pas ... Je n'ai pas le droit!...

Brévannes hochait la tête, simulant une mine désintéressée:

—Soit!... Soit!... Comme il vous plaira!... C'est très délicat ... Je ne dis pas le contraire ...

D'un geste Mareuil l'arrêta—et, la voix grave:

—Vous me donnez votre parole d'honneur que ce nom ...

Brévannes l'interrompit:

—Quelle demande!...

—Eh! bien, dit Mareuil lentement et comme à contre-cœur ... Elle s'appelle ... elle s'appelle Mme Hardouin.

Le journaliste se recueillit, à la poursuite de souvenirs fuyants.

—Hardouin?... Attendez donc!... Je connais ça ... Oui, un marchand de fers ... Grosse fortune ... Un individu assez élégant de sa personne, avec une barbiche brune et des yeux ternes ... Un brave jeune homme pas méchant ... Il vient quelquefois au tripot et se fait même souvent décaver ... Il mériterait mieux, à vous en croire ...

Mais un peu honteux d'avoir, dans cette circonstance, mentionné un aussi vulgaire proverbe de club, il ajouta vite:

—Allons, j'aurai bientôt l'occasion de faire causer les gens du cercle et je vous préviendrai tout de suite ...

Mareuil murmura en se levant:

—Au moins, vous serez prudent?

Brévannes haussa les épaules:

—Vous savez bien que je ne suis pas une bête ni un goujat ... Maintenant, mon petit Mareuil, je vous jette dehors ... J'ai un article à écrire ... Seulement, vous revenez à sept heures et demie, pour dîner avec nous! C'est entendu ... Il ne faut pas qu'aujourd'hui vous passiez la soirée sans amis ...

Gilbert refusa d'abord, puis céda.

—A tantôt, sept heures et demie! lui cria Brévannes, sur le palier.

Il était penché contre la rampe, tenant enlacée la taille d'Henriette, toute au plaisir d'embrasser dans le cou son noble maître.

Mareuil baissa la tête pour ne pas voir ces démonstrations qui, par contraste, lui rappelaient sa solitude, et comme il était loin des caresses de Jacqueline.

Il éprouvait l'oppression d'un lourd malaise de regret. Il lui semblait qu'il venait de trahir quelqu'un, de manquer à son amour. Il aurait souhaité de retirer à Brévannes le nom de son amie, d'effacer de sa mémoire ces deux syllabes mystérieuses et sacrées, de les lui reprendre comme un bien mal acquis, quitte à continuer de souffrir, à perdre tout espoir de délivrance.

Il s'ingénia à inventer des occupations factices, des courses à accomplir, pour gagner le moment du dîner. Il se traîna, maussade et désœuvré, dans des cafés, chez des fournisseurs. Enfin, la nuit tomba, et il regravit l'escalier des Brévannes.


A son entrée dans l'antichambre, il aperçut plusieurs chapeaux d'hommes, des paletots accrochés aux patères; et sa figure se rembrunit.

—Il y a du monde?

—Non, monsieur, fit la bonne. M. Gendrey qui dîne et M. Labernerie et M. Charleval.

—Rien que ça!

Il grogna: «J'aurais dû m'en douter. Juste ceux-là!... Quelle guigne!» Et il composa vite sa physionomie, s'efforçant d'y faire monter quelque chose comme un sourire, afin de n'avoir pas l'air trop infortuné, trop Soif-d'Amour, devant les convives de Brévannes.

Mais, malgré lui, en ouvrant la porte du salon, il eut un instinctif mouvement de recul, cette timidité subite que donne l'antipathie.

Au milieu de la pièce, Brévannes assis en un vaste fauteuil, tolérait sur ses genoux la présence d'Henriette, qui l'embrassait encore dans le cou, à croire qu'elle n'avait pas cessé, depuis le départ de Mareuil.

Il la repoussait doucement de revers de main qui glissaient le long de son front, retroussaient ses pâles cheveux frisottés et aussi avec ces tours de phrase affectueusement enfantins qu'on emploie envers un caniche trop mobile ou trop caressant.

—Oui, elle était une brave fille! Oh! monsieur, qu'elle était belle! Oh! qu'elle était belle, madame!...

En face d'eux, adossé à la cheminée, un gros garçon à chevelure noire, le veston ouvert, la barbe en fourche, le nez pincé d'un pince-nez—l'aspect à la fois d'un universitaire et d'un politicien—Labernerie, le critique dramatique de la Pure Vérité, lisait, à promptes sautées d'œil, un journal.

Puis, à moitié étendus aux angles adverses d'un canapé, Paul Gendrey, dit le Grand Cob, le viveur fameux célébré par les échos quotidiens, un petit homme brun, sans âge et bedonnant, l'air d'un calme bourgeois avec ses vêtements amples, son crâne chauve et sa bonne grosse moustache roulée en copeaux;—et Charleval, le vaudevilliste, long, blafard, émacié, ayant un je ne sais quoi de militaire dans sa figure mélancolique, usée, désenchantée de boulevardier déveinard.

Tous se taisaient, comme surpris dans une conversation méchante, interrompus dans un débinage.

«Ils parlaient de mes affaires, songea Mareuil ... Ah! ils ont dû en débiter de propres!» Et il se rappelait l'odieuse façon dont ils avaient coutume de causer sur les femmes, de juger les affaires de cœur.

Labernerie, lui, était même renommé pour ses goûts en cette matière. Ancien maître d'études, monté des plus bas échelons du journalisme jusqu'à la puissante dignité qu'il occupait maintenant, il avait conservé là-haut, comme jadis, des habitudes d'homme de travail qui n'a point de temps à perdre aux difficultés des amourettes, qui veut être servi copieusement et sur l'heure. Il n'avait pas la patience d'attendre que les actrices, ses justiciables, vinssent à domicile fléchir sa sévérité ou s'assurer une prolongation de bienveillance. Ces rencontres lui semblaient trop hasardeuses, trop compliquées. Il ne se plaisait que dans les maisons de rendez-vous. Il y allait tous les jours, ponctuellement, comme à l'accomplissement d'une fonction légitime et respectable, comme il allait chaque matin déjeuner chez Joseph ou à la Maison d'Or. Il payait largement ainsi qu'au restaurant, se montrait, dans le privé, bon diable, et insensiblement, avec les années, il avait acquis, parmi ce petit monde de débauche spécial, une manière de popularité. Toutes les matrones de Paris le connaissaient, s'appliquaient à le satisfaire, et celles qui avaient des lettres ne négligeaient pas de l'arrêter, au passage, pour le féliciter de son dernier article ou pour discuter ses théories, en l'appelant «cher maître».

Quant à Paul Gendrey, dit le Grand Cob, il n'était pas davantage un sentimental. L'origine de son surnom, si peu en rapport avec sa taille et ses dehors physiques, se perdait dans la nuit des fêtes, de ces fêtes légendaires où il avait dévoré, en l'espace de trois ans, la presque totalité d'une fortune assez considérable. Il lui restait de ce bien une quinzaine de mille francs de rente dont il s'arrangeait sans trop de gêne, ayant gardé quelques jolies camarades d'antan, qui, par gratitude pour ses générosités passées, le traitaient en ami, évitaient délicatement de l'induire en frais. Puis il trouvait, en outre, moyen d'alléger ses dépenses, grâce à ces gerbes de faveurs, passes, exemptions, services gratuits, qu'on glane aisément en approchant le monde des journalistes; et il se libérait des gracieusetés que lui faisaient ainsi ses amis de la presse, en les documentant, en les munissant d'historiettes authentiques sur les demoiselles à la mode ou en les invitant à sa table. Il ne permettait pas, d'ailleurs, qu'on suspectât ses informations, qu'on mît en doute son érudition éprouvée. Il se flattait de savoir, à partir d'une époque immémoriale, l'histoire de la courtisanerie parisienne, le moment exact où celle-ci avait débuté dans la noce, pourquoi celle-là était tout à coup désertée par une clientèle jusqu'alors fidèle—et les noms des amants en titre, en sous-titre, clandestins même, de toutes ces dames. Pour se tenir au courant, et par un culte superstitieux, il organisait encore parfois chez lui des soupers, des bals où les anciennes fusionnaient avec les nouvelles. Il encourageait les commençantes, s'intéressait à la chute des gourgandines hors de course, et s'enflammait pour les menues aventures de la grande prostitution, comme un officier pour les mutations de l'Annuaire. Aussi, n'ayant de toute sa carrière fréquenté que les femmes de la galanterie et, d'abord, dans des conditions qui n'étaient pas celles de l'amour désintéressé, il professait envers les dames des autres castes et envers leurs liaisons ce dédain dénigreur, appuyé d'anecdotes, qui constitue souvent toute la compétence, toute l'équité des gens mal disposés.

Enfin, des contrariétés, une brusque virevolte d'esprit, avaient détourné peut-être Charleval de consacrer au sentiment une nature ardente et d'abord sensible. Après deux comédies d'observation cruelle, conçues dans l'ancien style et tombées sous la froideur d'un public ennuyé—les Habiles et l'Esprit de corps—le jeune écrivain, trente-six ans au plus, avait été soudain envahi par un invincible dégoût de l'Art pur, empoigné par l'envie de gagner de l'argent, la forte somme indispensable pour réaliser ses vœux de retraite campagnarde, son rêve d'une maison gaie au bord d'un fleuve agile et solitaire. Et, dès ce moment, il s'était acharné à composer des vaudevilles bêtes, des pièces à gros intérêts, accumulant les sottises, les inventions baroques, intentionnellement, avec une niaiserie recherchée, fasciné par la vision charmeresse de la machine qui rapporte une fortune, qui se joue cinq cents fois, qui, en un an, fait son homme célèbre, d'une célébrité douteuse—mais riche, libéré des besognes, maître désormais de sa vie. Il avait donné sur diverses scènes, avec de faibles résultats, une Femme à Balandard, une Mademoiselle Piston, une Petite Charcutière; et actuellement, il pelotait, il espérait, il guettait son tour de victoire, ce tour qui leur échoit à tous et qui lui adviendrait bien à lui comme aux autres, fatalement, n'est-ce pas? Il était chaque soir avisé des recettes de la veille, pouvait vous dire, à un centime près, ce que Belleville avait encaissé hier, ou la Porte-Saint-Martin, combien de représentations avait dans le ventre l'opérette des Folies, et si la revue des Bouffes s'annonçait comme un succès d'estime ou d'argent. On lui ignorait tout attachement féminin. Dans les théâtres, il ne se risquait à de longues stations que chez le directeur ou la buraliste. Et jamais il n'exprimait d'opinion sur les femmes, sauf lorsqu'elles étaient actrices, pour mentionner leur vogue auprès du public, ou les bénéfices qu'elles rapportaient.


—Allons, Soif-d'Amour! cria Henriette de sa voix zézeyante ... Décidez-vous!... Entrez!... On ne vous mangera pas!... Ce sont des amis ...

Et tandis que Mareuil serrait les mains des convives, elle questionna:

—Eh bien! cela va-t-il mieux, depuis qu'on s'est poussé de l'air?

—Vous avez été souffrant? fit Labernerie.

Mareuil s'excusa. Un peu de mauvaise humeur simplement, dont Henriette avait tort de s'inquiéter. Labernerie n'insista pas. Mais il jeta à Mareuil un sourire de commisération, un sourire qui savait de quoi il retournait et qui se rétracta en des sourires pareils sur les lèvres de Gendrey, et de Charleval, le triste. Puis, comme il affectait, dans l'intimité, une grande grossièreté de paroles, il se mit à pester, à jurer, demandant si on n'allait pas bientôt servir, nom de D...!

Henriette le calma en lui offrant son bras et l'on passa dans la salle à manger.

Pendant tout le début du dîner, Mareuil parla à peine. Il suivait de la pensée Mme Hardouin, la voyant en route vers le centre de la France, vers le milieu de la carte, vers ce petit coin rond où on lit, écrit en courbe, Indre,—entendant presque le galop du wagon lumineux qui la secouait, l'emportait en hâte.

Les autres causaient d'une première qui avait eu lieu la veille aux Menus-Plaisirs, la première de: le Rez-de-Chaussée d'Alfred, dû à la plume de Géraudon, l'émule glorieux de Charleval. Celui-ci critiquait violemment le vaudeville de son concurrent. D'un tempérament autrefois affable, il s'était peu à peu aigri dans son décevant métier, aigri véritablement parmi l'air pesant et putride des couloirs de théâtre, comme une crème dans une atmosphère d'orage. Il analysait la stupidité des caractères, la pauvreté de l'intrigue, la blâmable complaisance du public des premières, tandis que le Grand Cob, sans l'écouter, élucidait l'état civil de Mlle Suzette de Luz, l'étoile de la pièce, qu'en 87 il avait connue sous le nom de Jeanne Bossard, trottin chez une modiste de la rue de la Paix, avec des bas sales, des jupons effrangés et une ignorance complète des subtilités parisiennes.

Cependant, Mareuil ayant refusé de reprendre du gigot, Brévannes l'admonesta sévèrement, déclarant que ce refus était absurde, qu'il n'y avait rien de meilleur pour les peines de cœur que la viande de mouton.

Aussitôt, la conversation se reporta vers Gilbert et chacun se mit à lui donner des conseils d'hygiène sentimentale.

Labernerie vantait sa méthode:

—Voyez-vous, avec mon système, pas d'ennuis avant, pas de tracas après. On a la personne au moment voulu, au moment du désir. Et le lendemain, si le corps vous en dit, vous y retournez ... on vous attend ... C'est une bien belle institution, et qui honore un pays, Monsieur!

Brévannes protesta:

—Nous savons tous, mon ami, que tu as des mœurs de goret, et je me demande quel plaisir tu as à les déployer devant nous ...

Labernerie souriait avec bonhomie. Brévannes poursuivit:

—A moins que tu ne veuilles épater Mareuil ... Pâle idéal, cela, et qui n'empêche pas que les établissements où tu passes ta vie ne soient des endroits écœurants ... J'y ai été quelquefois, moi, oui, mon vieux goret, j'y ai été aussi, je l'avoue, et jamais je n'en suis parti sans dégoût ... Je me rappelle surtout la présentation, une pauvre femme inconnue qu'on vous lance comme une bête de combat par une porte entr'ouverte et qui vous arrive avec un œil effaré et méfiant, un œil de taureau bondissant du toril ... Tu ne vois pas cela, toi, tu penses à autre chose ... Mais c'est un moment déplaisant, un moment vraiment dramatique ...

Mme Brévannes approuvait du regard, trouvait la comparaison de son chien vert joliment juste,—forte du souvenir de scènes analogues où une malheureuse amie à elle avait jadis, contre son gré, joué, à maintes reprises, le rôle angoissant du taureau. Elle approuva plus énergiquement encore, quand Brévannes ajouta:

—Oui, Mareuil, ce qui vous conviendrait, ce serait une petite femme bien aimante, bien gentille, une petite femme, tenez, comme Henriette, qui vous ficherait la paix, qui vous laisserait travailler ... Car, vous ne pouvez pas vous le dissimuler, mon cher maître, voilà un an que vous ne faites rien que de vous abîmer la santé ...

—Et où décrocherait-il cela? s'écria amèrement le Grand Cob. Chez moi, à mes dîners, à mes soupers. Seulement, on n'y vient plus, on ne répond même plus aux cartes d'avis. On ne veut que de la femme du monde. Eh bien! on vous en aura, mon ami ... Non, mais combien vous en faut-il? Dix, vingt, trente? Ne vous gênez pas ... Dites votre chiffre ... Je n'ai qu'à les inviter ... C'est enfantin! N'est-ce pas, Labernerie?... Raconte donc à Monsieur combien tu en rencontres là-bas, par semaine, de femmes du monde!

—Est-il rigolo, ce Grand Cob! déclara Henriette, au comble de l'enthousiasme.

On continua de discuter le cas de Mareuil. On parlait de ses sentiments passionnés, de son amour exclusif et vivace comme d'une anomalie surprenante et complexe, comme d'une maladie exotique ou disparue de nos climats.

Charleval y entrevoyait, à part lui, le sujet d'une pièce très drôle. Labernerie affirmait qu'on n'aimait plus, que l'amour tombait en désuétude, que les jeunes générations ignoraient sensément ces folies surannées. Madame Brévannes n'osait dire à quel point elle eût été satisfaite que son noble maître fût un tout petit peu atteint de ce ridicule mal-là. Quant à Brévannes, devant Henriette, il s'abstenait toujours de se prononcer avec précision sur les choses du sentiment par crainte de questions indiscrètes qui l'eussent amené, envers elle, à des actes de répression publics et pénibles pour les invités.

Bientôt le Grand Cob fut seul à soutenir le poids de la causerie, et légèrement gris, enhardi aussi par le silence des autres, il prodiguait à Mareuil les offres amicales, les conseils expérimentés.

—Ecoutez-moi, jeune homme, et vous vous en trouverez bien. Nous ferons ensemble des petites fêtes de premier ordre ... Allons, allons, Mareuil, un peu de sourire, mon ami!

Mais Gilbert ne répliquait pas, tâchant à grands efforts de cacher son agacement, tout meurtri par les phrases de ces gens, qui lui marchaient sur le cœur avec leurs mots maladroits comme des pieds lourds d'aveugles.

Enfin, le dîner se termina et l'on rentra au salon.

On n'y demeura que le temps de fumer un cigare, en buvant le café. Brévannes avait des épreuves à corriger; le Grand Cob désirait assister aux débuts d'une danseuse américaine aux Folies-Nouvelles; et Charleval s'était promis de surveiller la seconde du Rez-de-Chaussée d'Alfred, dont il augurait beaucoup de mal.

On quitta donc Mme Brévannes qui accepta ces adieux de bonne grâce, en femme accoutumée à l'abandon.

Au bas de l'escalier, Brévannes arrêta Mareuil par la manche et à mi-voix:

—Vous savez! Comptez sur moi! Dès que j'aurai quelque indication, je viendrai vous voir ...

Mareuil lui serra la main avec force.

Sur le seuil de la porte, Labernerie prit congé de ses amis. Une affaire importante l'appelait. On ne le retint pas, et il s'en alla à larges pas, le ventre en avant, la tête en arrière, dans la direction de la rue Lafayette. Le Grand Cob le regardait s'éloigner:

—Je parie, s'écria-t-il ... je parie qu'il y va encore!

III

Mareuil passa une semaine assez calme.

Il en était ainsi chaque fois que Jacqueline s'absentait. Son imagination prenait alors comme des vacances, ne travaillait plus sur des données fermes et matérielles à vouloir deviner ce que Mme Hardouin pouvait bien faire loin de lui. Quand il la savait hors de Paris, aux eaux, à la campagne, sa jalousie se rassurait, s'apaisait, incapable de se figurer, comme d'habitude, des choses précises,—de souffrir des rencontres, des souvenirs, des moindres associations d'idées. Il marchait librement dans les rues, se distrayant au spectacle des promeneurs, des voitures, sans songer, à tout moment, que dans une des maisons qu'il longeait, dans une de ces bâtisses de pierre muettes et impartiales, elle était peut-être à le tromper, à le regarder passer, en souriant, derrière les rideaux blancs d'une croisée inconnue.

Jamais même il n'avait considéré la possibilité d'une rupture avec autant de flegme et de résolution.

Autrefois, à la pensée de quitter Jacqueline, il lui semblait qu'un déclanchement jouait en lui, que son cœur allait tomber. Il se rappelait leurs premières journées d'amour, ses cris, ses soupirs, toute cette exquise ardeur dont il faudrait se priver. Puis il revoyait les matinées d'hiver brumeuses et froides, les sombres après-midi d'hiver qu'on égaie, qu'on illumine rien qu'à s'aimer, et il se représentait aussi les déchirants soupçons qu'il aurait, après s'être séparé d'elle, au crépuscule, à l'heure où l'intérieur des fiacres est obscur, à l'heure louche où il croyait qu'on se cache plus sûrement, tandis qu'on se dissimule de même partout, en toute saison, à toute heure. Il avait peur. Il n'osait plus rompre.

Maintenant, au contraire, à son grand étonnement, il s'accoutumait à envisager bravement, de face, ce qu'il ferait, si la culpabilité de Mme Hardouin, venait à être prouvée. Il souhaitait d'en être bientôt persuadé, que ce fût vite mené, vite fini, cette sale affaire!

Il eut pourtant un serrement de cœur, quand une huitaine de jours plus tard, un lundi matin, Brévannes entra chez lui, la figure enfouie dans le collet relevé de son paletot, le nez rouge, la voix tout enrouée.

Il était en proie à un fort rhume et s'en vanta:

—Non, vous n'avez pas idée de ce rhume! Comme me le disait ce matin la jeune personne, ma nuit n'a été qu'une toux ... Ah! si ce n'avait pas été pour vous, et dans des conditions exceptionnelles!... Dites donc, faites-moi donc verser quelque chose de chaud ...

On apporta un grog que Brévannes but lentement, s'arrêtant à chaque gorgée pour tousser. Mareuil s'impatientait. A la fin, il éclata:

—Eh bien!... Vous ne savez rien?

Brévannes s'essuya la moustache, et répliqua:

—Mon Dieu, si!... Tout ce que je puis vous dire, c'est qu'elle n'a pas bonne réputation, votre amie ...

—Quoi?... Elle a un amant?... Vous savez son nom?

—Non, pas son nom, mais leurs professions, fit Brévannes en insistant sur ces adjectifs.

Il reprit, après avoir avalé le fond de son grog:

—Oui, ils sont plusieurs, sans vous compter ... Ou, si vous préférez, on lui en attribue plusieurs: on parle d'un avocat, d'un remisier, d'un musicien, et d'un officier de cavalerie, je crois ... Est-ce en même temps ou successivement, voilà ce que j'ignore!... Tout dépend de l'époque de son mariage.

—Elle est mariée depuis six ans, dit Mareuil, qui sentait le long de lui-même, de tout son corps, comme une traînée de défaillance.

—Dans ce cas, continua Brévannes qui avait calculé, il y a des chances pour que, depuis deux ans, vous n'ayez pas été seul ... Cette femme-là, mon cher ami, c'est ce que nous appelons une femme dans la grande circulation ...

Il eut une quinte de toux. Gilbert s'était approché de la fenêtre, et, le front contre la vitre, paraissait examiner l'avenue. Brévannes ajouta:

—Il aurait peut-être mieux valu ne rien vous dire ... Tant pis! Non, je suis content de vous l'avoir dit ... Vous reconnaissez que j'ai un peu d'expérience, un peu d'expérience du ton des cercles, tout au moins ... Eh bien! votre Mme Hardouin, c'est sûr, c'est un fait acquis, c'est une personne sur le compte de laquelle on ne se gêne plus ...

Mareuil se retourna, et durement:

—Alors, vous ne voulez pas me dire les noms? Vous prétendez toujours qu'on ne vous les a pas dits?...

Brévannes mentit d'un air calme:

—Mais non, mon petit Mareuil, je ne prétends pas ... Ne vous fâchez pas, je vous jure qu'on ne me les a pas nommés, ces messieurs. Et c'est bien heureux! Voyez-vous qu'on me les ait dits, leurs noms, que je vous les répète, et que vous vous trompiez, que vous alliez vouloir couper la gorge au musicien, quand c'est l'avocat ou le militaire ... ou même en ce moment-ci plus personne ... Ce serait ridicule ... Et puis, réfléchissez ... Il se trouvait dans son droit, cet homme!... Il ne vous connaissait pas ... Vous le trahissiez aussi ... Non, on fait de ces choses tragiques pour une femme irréprochable ... Du reste, on ne devrait jamais le faire, fût-ce pour une femme dans ce genre-là, puisqu'on ne peut y songer que précisément au moment où elle commence à cesser de l'être, irréprochable ... Décidément, tout cela est bien compliqué et je n'aimerais pas avoir des romans à écrire ...

Gilbert, que ces digressions irritaient, l'interrompit:

—Enfin, que me conseillez-vous?

—Ce que je vous conseille?... Elle est douce! fit Brévannes, en exagérant à dessein l'ébahissement de sa figure ... Mais il n'y a pas à hésiter, et j'espère bien que, dans les vingt-quatre heures, vous l'aurez lâchée!

—Et si c'était faux, toutes ces histoires, si c'était des calomnies!

Brévannes grommela d'un air mécontent:

—Vous n'êtes pas sérieux!... Vous n'êtes pas sérieux!... Que voulez-vous que je vous dise. Je vous ai dit ce que je savais ... C'est insuffisant? Mille regrets!... Gardez-la, mon ami, si cela vous fait plaisir!... Ces affaires-là, c'est surtout une question de goût. Et je vous avouerai que je ne suis pas connaisseur, que je finis par m'y embrouiller, moi, par ne plus rien y comprendre ...

Mareuil fut effrayé comme un enfant récalcitrant qu'on menace d'abandonner dans la rue.

—Mais, je vous en prie, Brévannes, entendez-moi!... Je ne peux cependant pas accuser une femme, la quitter, lui donner même des raisons de rupture sur des racontars de club, des potins de fumoir ...

Brévannes releva la tête:

—Donc, c'est une preuve qu'il vous faut?... Un rien de preuve?... Voyons, quand revient-elle à Paris, la dame?

—Vers le 25 de ce mois, le 25 mars ...

—Et nous sommes le 18!... C'est-à-dire qu'elle ne reviendrait que dans huit jours ... En êtes-vous bien sûr?...

—Sûr?... Sûr?... Elle me l'a écrit ... Mais pourquoi me demandez-vous cela?

—Vous allez voir ... Notez que c'est une simple hypothèse, une simple supposition fondée sur le caractère de la dame ... Pas davantage ... Eh bien! admettez qu'elle revienne plus tôt et qu'elle ne vous avertisse pas ... Hein! Ce serait sans doute pour réserver ces quelques jours à je ne sais quoi qui lui plairait plus que de courir vous voir ... Et si cela arrivait, je présume que vous ne douteriez plus ... Alors, il me semble, qu'à tout hasard, vous feriez bien de vous renseigner sur la date exacte de son retour ... Qu'en pensez-vous?

Mareuil marchait en silence à travers l'atelier:

—Il est certain, dit-il enfin, il est certain que l'idée a du bon ... Je verrai ... je réfléchirai ...

—Oui, elle a du bon ... Maintenant, venez-vous déjeuner avec moi?

—J'accepte, fit Mareuil ... Après ces émotions, j'aime mieux ne pas rester seul ... je m'énerverais trop ... Partons-nous?

—Nous partons!


Ils déjeunèrent dans un restaurant des Champs-Elysées, et pendant tout le repas, Brévannes raconta à Gilbert «sa» pièce.

Cela s'intitulerait, définitivement: Gens de Presse, un titre clair, affirmait l'auteur, sans prétention et qui disait bien ce qu'il voulait dire—mieux assurément que ne l'eût dit Brévannes lui-même, dont la conception était encore un peu confuse. Cependant, il comptait sur une grande scène de provocation, qu'il placerait à la fin du troisième acte, à moins que ce ne fût au début du quatrième. Il citait aussi, en toussottant, des mots qui n'étaient pas bien forts, il en convenait, mais pas plus niais, certes, que ceux des confrères. Dès le second plat, Gilbert avait cessé de s'efforcer à le suivre.

Il cherchait comment, par quels stratagèmes, quelles personnes il pourrait savoir le retour de Jack. Il imaginait des visites, des conversations d'enquête, et des phrases, des maintiens, l'air indifférent qu'il vous aurait pour s'informer depuis quand on ne l'avait vue, ou ce qu'elle devenait donc la petite Mme Hardouin—cette canaille de petite Hardouin.

—Alors, vous comprenez, là-dessus, le directeur survient comme un fou!... racontait Brévannes, qui narrait pour lui-même, pour son plaisir, afin de sortir à l'air son sujet—et malgré la conviction secrète où il était que Gilbert n'avait pas écouté un mot du récit.

—Le directeur survient comme un fou, continuait Brévannes, et qu'est-ce que vous croyez qu'il fait, le directeur?

—Le directeur? Je ne sais pas! murmurait Mareuil, intimidé.

—Cela va de soi ... Eh bien! voilà ce qu'il fait ...

On avait déposé sur la table l'addition avec la monnaie. Ils se levèrent et descendirent, en causant de Gens de Presse, les Champs-Elysées. A la place de la Concorde, ils se séparèrent.

—A bientôt, n'est-ce pas?... dit Brévannes. Je ne vous ai pas reparlé de la chose pour ne pas vous ennuyer, et puis parce qu'en vérité elle est d'ordre courant, elle ne mérite pas tout le tracas qu'elle vous cause ... Mais encore une fois, d'une façon ou d'une autre, débarrassez-vous de la dame!... Il se fait temps!

Mareuil le remercia, et, après un dernier salut amical de la main, il entra dans l'avenue Gabriel et gagna le faubourg Saint-Honoré.

Son parti était pris. Au lieu de se fier à l'espoir d'une révélation mondaine, de l'indiscrétion d'un tiers, il irait directement à la découverte, chez Mme Hardouin, rue des Ecuries-d'Artois, et là, il interrogerait les domestiques, saurait tout de suite, n'attendrait pas.

Plus il la méditait d'ailleurs l'hypothèse de Brévannes, plus elle lui apparaissait comme puérile, aléatoire, purement romanesque; et c'était contre ce vexant instigateur que croissait peu à peu son indignation, tandis qu'il n'avait aucune colère contre les autres, contre les Messieurs dénoncés, contre ces fantômes, sans nom, aux formes incertaines.

«Oui, où a-t-il été dénicher cela qu'elle avancera son retour?... Dans quel arrière vieux fonds de vaudevilles, de mélos, de feuilletons?...»

Il dut se garer d'une voiture.

«Comme son article de ce matin, sur les courses. C'est d'une bêtise à crier. Et ses Gens de Presse! qu'il ne finira jamais ... Non, mais je voudrais les voir seulement commencés ses Gens de Presse!...»

Il arrivait devant la maison, et pénétrant dans la loge du concierge:

—Mme Hardouin est chez elle?

Le portier, un homme ventru, à figure placide et respectueuse, répondit:

—Non, Monsieur ... Madame est à Gizé, chez le père de monsieur.

Puis il tira une bouffée de sa pipe et ajouta:

—Mais Madame revient demain matin mardi ...

Mareuil balbutia faiblement:

—Ah!... Ah!... Très bien!... Très bien!... Et vous êtes sûr?

—Oh! oui, Monsieur. Les domestiques ont reçu, hier, une lettre de madame ... Si Monsieur veut me laisser sa carte?

—Non, non, dit Mareuil ... je repasserai demain ... demain ou après-demain.

—Comme Monsieur voudra! repartit le concierge en se rasseyant.

Mareuil sortit de la loge, franchit la porte cochère et demeura quelques instants immobile, les yeux vers le pavé, vers ce morceau de trottoir, vers cet endroit gris, où le lendemain, avec huit jours d'avance, s'arrêterait la voiture de Jack.

Que faire? Où aller?

Il songea soudainement adouci:

«Je vais prévenir Brévannes ... Il est sans doute au journal ou au cercle ... Dépêchons-nous ...»

Mais en route, un suprême accès de vanité le retint: «Suis-je bête!... Il sera toujours temps demain, si elle ne m'a pas écrit ...»—et il rentra chez lui.


Le jour suivant, Mareuil ne quitta pas son atelier, espérant un mot de Jack. Rien n'arriva. Le mercredi, vers le soir, il essaya de se promener, mais l'inquiétude, un restant d'espoir, le ramenèrent, au bout d'une heure, avenue de Villiers. Aucune lettre n'était arrivée. Le jeudi, le vendredi, le samedi furent pareils. Parfois, des affaissements l'abattaient, des vapeurs de tristesse l'étouffaient, et il lui semblait qu'il faisait tout sombre, au dedans de lui-même—une obscurité noire à en pleurer. Mais il se ressaisissait, soulevé par une sournoise gaieté, une gaieté de souffre-douleur chétif qui prépare un tour de vengeance contre l'oppresseur, et qui a du plaisir à subir les derniers outrages que lui infligera son bourreau—trouvant que cela devenait très comique, très curieux, que cela marchait, et que, dans deux ou trois jours, on rirait, ha! ha! on rirait bien plus encore. A table, même, souvent, il avait des éclats d'hilarité, des ricanements nerveux et brefs, qui alarmaient Mme Mareuil.

Enfin le mardi, comme il remontait dans son atelier, après déjeuner, il entendit qu'on grimpait derrière, et Joseph le rattrapant:

—Monsieur, monsieur, une dépêche!...

C'était d'elle.

Une dépêche où l'on ne discernait plus le bleu, une dépêche toute violette de lignes minces, tracées en long, en large, en diagonale, de travers, de côté. Mais le quadrillage de l'écriture n'était rien auprès du quadrillage de la pensée; et il fallut à Mareuil toute son expérience de ces grimoires fallacieux pour reconnaître instantanément ce qu'annonçait cet amas de mots indéchiffrables et menteurs.

Il en résultait que Mme Hardouin ne pouvait venir et le suppliait de s'interdire provisoirement toute visite chez elle.

«Arrivée le matin même», la pauvre enfant «se volait quelques minutes», assurait-elle, pour annoncer «son retour à son Gil». Quant à la voir, «il n'y avait pas à y songer», et le billet ajoutait avec charité: «du moins pour le moment». L'empêchement? Il était bien simple: il existait depuis la veille «de la froideur» entre elle et son mari. Quelle sorte de froideur, elle négligeait de l'expliquer, affirmant pourtant que, lorsque M. Hardouin la regardait, «ses jambes tremblaient, elle s'apercevait blême dans les glaces». D'aussi sommaires indications, elle concluait que son mari était en furie, sous l'influence de lettres anonymes.

«On ne dit rien, écrivait-elle dans sa perspicacité; mais ça n'en est que plus grave. C'est peut-être un nouveau jeu ...»—l'ancien jeu consistant à jurer que M. Hardouin avait reçu, devant elle, d'infâmes dénonciations et qu'un renoncement complet aux rendez-vous s'imposait, par prudence, pendant plusieurs jours. Elle terminait la dépêche d'une façon navrée quoique philosophique: «Ne te désespère pas, mon chéri ... Si tu souffres, je souffre autant que toi!... Hélas! on ne refait pas sa vie!!!»

—On ne me refait pas non plus! murmura joyeusement Mareuil, et il descendit, en sautant les marches par deux, par trois.

Dehors, il appela un fiacre:

—Rue Taitbout, 18 ... Marchez bien!

Il pénétra chez Brévannes, en criant:

—Ça y est!

Brévannes le félicita chaudement. Mareuil se défendit de ces congratulations; car tout n'était pas fini. Il voulait la faire venir, lui clamer, lui jeter au visage qu'il savait quelle femme elle avait été—voir son effondrement, son émoi—être une fois enfin auprès d'elle, autrement qu'en suppliant et en vaincu.

Brévannes lui recommanda la modération. L'acharnement exalté de son jeune ami le surprenait,—l'important, selon lui, en ces sortes d'accidents, étant de les connaître, le reste sans intérêt ultérieur. Il se souvenait d'avoir appris, un jour, que sa maîtresse du moment, une pensionnaire des Bouffes, le trompait avec quelqu'un de l'Opéra-Comique. Il s'était borné à lui adresser un mot de congé très sec, impertinent, et, ensuite, ne l'avait pas revue. Il cita franchement cet exemple personnel. Mareuil l'écoutait avec une mine dépitée.

—Ainsi, exposait Brévannes, vous lui direz qu'elle vous a trompé ... Bon!... Mais après?... Qu'est-ce que vous lui direz, après?... Vous n'allez point l'injurier, n'est-ce pas?... Alors, déranger une femme pour lui dire une chose qu'elle sait mieux que vous, lui donner encore le plaisir de vous regarder souffrir, vraiment ...

Mareuil exaspéré, déclara:

—Laissez-moi ... C'est mon idée ... Et je vous garantis qu'elle viendra!

Sitôt rentré, il rédigea une lettre où la tristesse stoïque le disputait à la hauteur de l'abnégation. Il aurait le courage d'attendre, oui, d'attendre autant qu'il serait nécessaire, préférant toutes les douleurs au remords d'avoir été pour elle l'occasion d'un ennui. Il la plaignait infiniment de subir un si cruel martyre, une tyrannie si odieuse, et il la remerciait «la vaillante créature», d'avoir, malgré ses tourments, dès son retour pensé à lui, en premier.

Il plia la lettre en souriant: «Et maintenant, nous verrons ce qu'elle répondra, la vaillante créature!»

Mme Hardouin répliqua, dans la soirée, sur le même ton affectueux et mélancolique.

Cependant, une semaine de ces bons procédés quotidiens et de cette hypocrisie réciproque n'ayant pas suffi à amener Jack dans l'entresol de la rue Fortuny, Mareuil eut des doutes sur la tactique suivie.

N'avait-il pas, jusqu'ici, mal manœuvré? Contre cet attrait de chair irrésistible qui retenait, assurément, Mme Hardouin, contre ces forces d'instinct irraisonnées et toutes puissantes, ne fallait-il pas autre chose que les lettres du vieux modèle, que ces bénignes mixtures d'arguments et de supplications, que ces projectiles savants qui n'atteignaient jamais la jeune femme, tombaient comme des balles mortes le long de ses désirs?

«Evidemment, je ne m'y suis pas bien pris, pensait-il ... La charge est trop faible ... Il n'y a qu'à la corser ...»

Et, à travers la lettre qu'il écrivit ce jour-là, il sema quelques vagues phrases comminatoires, où il manifestait l'espoir de voir Jacqueline, sous peu, au plus vite, l'adjurant d'accourir, dans son intérêt, pour son salut.

A des demandes d'explications de Mme Hardouin qui commençait à s'alarmer, il ne répondit pas, mais il compliqua ses billets de comparaisons empruntées au glossaire de la machinerie; et en conclusion de chaque lettre, désormais, il parla mystérieusement d'une certaine machine qui s'élançait à grand fracas, broyant tout sur son chemin, et que peut-être, si Jack retardait encore sa venue, il serait incapable d'arrêter—une sorte de grosse locomotive emballée et féroce, symbole de catastrophe en route et de malheur proche.

Il oubliait ses souffrances coutumières dans cette correspondance d'attaque, comme un soldat ses blessures au fort du combat, ne songeant qu'à la réponse qu'il allait recevoir, à la répartie qu'il y ferait, toujours en garde, en posture d'assiégeant, et s'amusant beaucoup.

Enfin, après douze jours de résistance, Mme Hardouin capitula, s'engagea en quelques mots de reddition à venir rue Fortuny le lendemain, un lundi, vers deux heures.


Elle arriva très exactement, et dès le seuil, Gilbert remarqua la pâleur de sa figure, le glacis de rage qui fonçait ses clairs yeux bleus, en dépit de ses visibles efforts pour les faire rieurs et assurés.

Elle s'assit sur un divan qui s'étendait au mur du vaste cabinet de toilette, et d'une voix de reproche amical:

—Eh bien! Qu'est-ce que tout cela signifie?... Cette machine?... Ce danger?... Toutes ces histoires?... J'en suis malade!...

Mareuil s'était placé à côté d'elle et se justifiait avec une incohérence perfide, une prolixité volontairement désordonnée.

—Je te le jure, ma petite Jack ... Je ne suis pas fautif ... je t'expliquerai ... j'étais fou ... je ne savais plus ce que j'écrivais ...

—Mais, c'est abominable!

—Oh! pardonne-moi ... Oui, c'est vrai, je n'aurais pas dû ... Mais réfléchis donc ... Un mois sans te voir!... Moi qui t'aime tant!...

Il avait défait son veston de loutre, et il l'embrassait lentement, murmurant, pour esquiver ses questions, des paroles de tendresse ardente. Elle exhalait bon, une odeur de violette spéciale, mièvre et perverse; et il respirait ce parfum avec agrément, quoique sans nul désir.

Puis, il l'interrogea sur sa villégiature à Gizé. Dans tous les détails, il voulait connaître l'emploi de son temps.

—Tu es drôle, mon Gil! fit-elle en souriant, en souriant mal d'un sourire manqué.

Et elle obéit, rendit compte de son séjour.

La première semaine, il avait beaucoup plu et on était, presque toute la journée, resté au château. Des visites, des lectures, de la musique. Assommante, cette première semaine! La seconde, voyons? La seconde?

La seconde?

Elle paraissait hésiter; et Mareuil eut ici l'impression que toutes ses forces se mettaient comme au guet, à l'affût des mensonges qui, sans doute, allaient passer.

La seconde semaine? Ah! un peu moins ennuyeuse. La pluie s'était calmée. On avait fait des excursions. On avait été déjeuner aux environs, se promener en break; et deux ou trois fois même, des petites sauteries s'étaient organisées le soir. On avait dansé, au piano, avec des châtelains du voisinage ... Voilà, autant qu'elle s'en souvenait, la seconde semaine—cette seconde semaine écoulée tout entière à Paris, et probablement dans les bras d'un monsieur qui n'était pas du tout son Gil!

A partir du moment où elle avait entrepris ce récit imaginaire des derniers jours, Mareuil avait éprouvé un triomphal sentiment de délivrance, car sa grande crainte c'était qu'elle ne dît la vérité, qu'elle ne s'en excusât par des prétextes invérifiables—et tout, alors, à recommencer, toute la bataille perdue, tous ces travaux de siège à refaire, à rétablir!

Mais non, elle avait menti, bien menti, et elle ne cessait pas de mentir. Il l'écoutait avec volupté, avec la sensation que c'était en mensonge ce qu'elle lui chantait là, comme certaines mélodies sont en clef de sol ou en do dièze d'un bout à l'autre; que c'était du mensonge tout cela, du vrai, de l'authentique—une molécule, une parcelle de cet immense mensonge qu'elle lui débitait depuis un an; et il aurait désiré qu'elle continuât longtemps, longtemps,—encore, encore un peu de mensonge ...

Pourtant, elle s'arrêta:

—Voilà!... Es-tu content?... Tu permets?... Je meurs de soif ... Toujours de notre Porto?

Elle s'était approchée d'un guéridon et se versait un petit verre du vin jaune, se montrant de dos à Mareuil, qui l'examinait d'un air de curiosité nouvelle, comme une personne bizarre et inconnue, inspectant son chapeau à ailes noires, l'ondulation des cheveux de sa nuque, sa taille souple et gracieuse sous la longue jaquette de loutre, sa jupe traînante en laine beige, toutes les parties composant cet être si charmant, qui avait menti, qui venait, à l'instant, de mentir plus vilement que jamais.

Elle se retourna avec prestesse, comme si elle avait senti ce regard près de la poignarder, et ses yeux fouillèrent dans ceux de Mareuil, ses yeux sur la défensive et sévères qui semblaient demander:

—Qu'est-ce que tu as à me regarder ainsi?

Mais Mareuil promptement avait changé son regard et, d'un ton admiratif, il la cajolait:

—Comme tu es jolie, ma petite Jack!... Comme tu es jolie, aujourd'hui!

Elle revint s'asseoir sur le divan, le verre à la main, la voilette relevée, afin de boire plus commodément, tandis qu'il l'embrassait, offrant parfois la joue pour recueillir un baiser léger et distrait.

—Mon Gil, enlève-moi ça, veux-tu? fit-elle en lui remettant son verre vide ... Et maintenant, soyons sérieux!... Explique-moi l'histoire de la machine ... J'y tiens absolument ... tu as promis, tu ne peux pas me refuser ...

Mareuil quitta le divan et arpentant la chambre:

—Eh bien!... Je vais te le dire!...

Le moment était venu. Il n'y avait pas à reculer. Il fallait parler—n'importe comment, mais parler, parler vite. Il le fallait!

—Je vais te dire ...

—Voyons! Ne marche donc pas comme ça! grogna-t-elle. C'est agaçant! Assieds-toi!

Il s'adossa à la cheminée et, au hasard, d'une voix de révolte quoiqu'un peu tremblante, son élan pris, il répliqua:

—Je marcherai si cela me plaît!... si cela me plaît, tu entends?

Elle bredouilla: «C'est bien!... C'est bien!... Ne t'assieds pas!»—les traits figés de stupeur et d'effroi, tout interloquée par cette rébellion subite.

Certes, en venant au rendez-vous, elle s'attendait à une dispute insolite, elle pressentait des risques obscurs et indéfinis. Mais qu'au milieu de ces caresses, de ces paroles d'amour, elle fût arrivée si droit sur elle «la machine», si brutalement, si farouchement, elle en restait abasourdie, l'audacieuse Jack, consternée, n'osant plus un mot, un geste, comme auprès d'un engin qui eût éclaté et qui n'avait pas fini peut-être, qui peut-être allait recommencer.

Mareuil poursuivait à petites phrases rancunières et timides encore dans leur dureté:

—Je n'ai pas besoin de ton autorisation. Je m'assiérai si je veux ... Oh! tu me croyais bien nigaud, n'est-ce pas ... bien imbécile?... Tu croyais que cela durerait toujours ... et tu comptais sur mon amour aveugle, sur mon amour idiot ... Ah! bien oui!... Je ne t'aime plus ... Je sais que tu me trompes ...

—Je me trompe, moi?

Il riposta avec une rudesse écrasante:

—Oui, tu me trompes ... Ne nie pas ... Je te déclare que je le sais ...

—Mais avec qui?

—Avec qui? Avec qui?

Mareuil vit passer, comme sous ses yeux, ces messieurs, les quatre messieurs anonymes, indistincts. Puis hardiment, d'un ton ironique et mystificateur:

—Avec qui? Ha! Ha! Tu voudrais bien que je te le dise avec qui? Voilà! C'est que je ne sais pas! Non, pas du tout ... Je le sais si peu, tiens, que si demain je voulais rendre visite à cet individu, ou bien me poster devant chez lui, jusqu'à ce qu'il sorte ...

Mme Hardouin eut, malgré elle, un geste implorant qui encouragea Mareuil:

—Mais ne t'effraie donc pas!... Puisque je te dis que je ne le connais pas ... Je ne me doute de rien ... Je ne sais rien ... Et quand il y a quinze jours tu es revenue à Paris, figure-toi que je te croyais encore à Gizé, moi, à organiser des petites sauteries, tu te rappelles ... les petites sauteries au piano!... Hein! suis-je bête!... Non, vois-tu, je ne sais rien, rien du tout ... Et quand je te dis que tu me trompes, eh bien, je te le dis comme cela, au jugé, sans savoir!!!

Jacqueline ne protesta plus, battue par ces gouailleries, en déroute, trop lasse pour tenter la chance d'un mensonge suprême.

Elle marchait à travers la pièce, de son pas onduleux et glissant, pareille à une jeune chatte attristée et captive, se croisant dans sa promenade avec Mareuil, fuyant son regard lorsqu'il approchait, s'asseyant, se relevant, s'appuyant, au passage, sur les chaises, les meubles—sa longue traîne d'étoffe claire traînant derrière elle.

Des images pénibles et des idées contraires s'entre-heurtaient confusément dans sa petite âme futile et apeurée. Le pauvre garçon! Quel ennui, pourtant, qu'il eût appris! Mais qui lui avait révélé l'histoire? D'ailleurs, c'était fatal ... Et puis, juste aujourd'hui qu'elle avait rendez-vous à trois heures avec sa couturière! Qu'allait-il faire? Ne valait-il pas mieux en terminer, se soustraire une bonne fois à ses rages, à ses grossièretés?...

Et elle déplorait que cela s'arrangeât si mal, que cela tombât un si mauvais jour, contemplant à la dérobée Mareuil, qui répétait à mi-voix: «Non, je ne sais rien ... absolument rien!...»—Mareuil, très contrarié d'avoir livré trop vite son mince secret, sa seule arme, cherchant à ajouter quelque chose qui ne fût pas des injures, des plaintes vaines, et tout étonné de se trouver tellement mou, à court d'éloquence, dans cette circonstance extraordinaire.

«Si Brévannes m'entendait!» songea-t-il; et réprimant un sourire, il reprit gravement:

—Ecoute!... Ecoute, il me serait facile de te dire des paroles désagréables, n'est-ce pas?... de te dire ton fait, de te dire mon dégoût ... Mais à quoi bon? Tu devines ce que je peux penser de toi ... Cela suffit ... Disons-nous adieu!

Mme Hardouin, par courtoisie, et un peu émue aussi, questionna:

—Pour toujours?

—Pour toujours?

Elle se jeta à son cou, se colla contre lui, vraiment saisie par le repentir, et à ce moment, elle eût volontiers accompli des actions héroïques ou folles, pour réparer l'offense, apaiser son chagrin, le rendre heureux enfin.

Elle l'embrassait, avec tout l'art de tendresse qu'elle avait quand elle aimait, de baisers longuement et finement donnés, où il semblait qu'elle laissât un peu de ses lèvres et d'elle-même.

Elle ne jugeait pas que ce fût assez, et très bas encore:

—Mon Gil ... Pardon!... Pardon!... Je t'assure, si tu veux, quand tu voudras, je reviendrai sans déplaisir ...

Il répliqua d'une voix étranglée:

—Non, non, je te remercie ... Ce serait inutile, ce serait sans intérêt, maintenant ... Adieu!

Ils se serrèrent les mains. Elle sortit. Il regardait la porte, ce morceau de bois, cette épaisseur qui, soudain, s'était mise entre elle et lui. Le battant se rouvrit. Elle revenait:

—Je ne peux pas partir ainsi!

Elle l'étreignait de nouveau, et il perdait dans ces baisers son énergie de résistance, bégayant:

—C'est mal, ce que tu as fait ... C'est mal, ma petite Jack!

Mme Hardouin s'était agenouillée près du divan et séchait les yeux de Mareuil avec son diaphane petit mouchoir de batiste, tentait même d'atténuer ses regrets, retrouvant, tout à coup, ce génie de pitié, ce besoin féminin de consoler que les plus mauvaises portent en elles.

—Ne pleure pas, mon Gil!... Je ne le mérite pas ... Aucune femme ne le mérite ... Elles sont toutes comme ça ...

—Je t'en prie, disait Mareuil ... Va-t'en!... Il faut que tu t'en ailles!

Trois heures sonnaient à une étroite pendule d'or placée sur la cheminée. Mme Hardouin dressa la tête de ce côté. Mareuil réitérait sa prière. Elle se releva:

—Adieu, mon chéri ... Et à toi, si tu veux, quand tu voudras!... Adieu!

La porte claqua au loin. C'était fini.

Mareuil alluma une cigarette et descendit sans se presser. Il se sentait un peu ahuri et tamponnait machinalement ses paupières brûlantes.

Sous la voûte, Mme Honoré la concierge courut après lui:

—Est-ce que Monsieur vient demain? Dois-je préparer du feu?

Il n'eut pas l'humilité de dire non, et d'un ton sec il répondit:

—Je ne sais pas, préparez toujours!

Puis il s'en alla rapidement, car Mme Honoré fixait, avec une persistance curieuse, ses yeux gonflés d'avoir pleuré.

IV

Le soir même, chez les Brévannes, il y avait dîner intime, toute la bande conviée.

Dès son arrivée, Mareuil prit Brévannes à part et lui conta l'entrevue de l'après-midi.

Le journaliste souriait, approuvait par instants:

—Bravo! Très bien!

Il conclut:

—Eh bien, tout cela me semble parfait ... Je suppose que maintenant vous allez vous tenir tranquille ...

Henriette, que ce colloque intriguait et qui avait entendu les derniers mots, jugea bon d'intervenir:

—Quoi donc?... Qu'est-ce qui est parfait?

Et s'adressant à Mareuil, avec un air de compassion:

—Encore des ennuis, mon pauvre Soif-d'Amour?

Elle se tut, ayant remarqué que Brévannes la guettait d'un œil courroucé.

—Ma jeune enfant, lui dit-il, je vous dispense, à l'avenir, d'appeler Mareuil de ce nom ridicule ... Un jour il se fâchera, et je vous jure bien que ce n'est pas moi qui lui donnerai tort!...

Henriette, interdite par cette réprimande, si contraire aux usages constants de la maison, essaya, par contenance, de la puérilité:

—Est-ce qu'on m'avait dit, à moi?... Faut pas me gronder, moi!

La tentative échoua misérablement.

—Voyons, tu sais bien que j'ai horreur de ces manières-là, bougonna Brévannes ... Occupe-toi donc plutôt du dîner!...

Les autres s'étaient à peine dérangés durant cette courte altercation. Labernerie, qui avait hargneusement levé la tête de dessus son journal, reprit sa lecture. Le Grand-Cob referma l'œil qu'il s'était efforcé d'entr'ouvrir, malgré la somnolence qui lui restait d'une nuit passée, la veille, dans les cabarets des Halles. Charleval paraissait emporté dans des conceptions ... Ce Mareuil, encore! Ses affaires de cœur! Sa dame du monde! Et ils songeaient qu'il était bien gentil, Mareuil, mais tout de même un peu raseur, quelquefois, avec ses histoires de femmes!


Le lendemain matin, Gilbert, qui, sur les exhortations de Brévannes, s'était docilement grisé au dîner, se réveilla presque à l'aube, après un sommeil lourd et sans rêves.

Il glissa à bas de son lit et s'approcha de la fenêtre. L'avenue de Villiers était toute solitaire, toute blanche. On entendait, dans le silence du matin, le bruissement rythmé du balai d'un balayeur qui frôlait les trottoirs. Le ciel était bleu foncé, un ciel profond de premier printemps. Mareuil se dit que la journée serait sans doute belle et tiède, puis aussitôt il pensa: «Je n'ai plus d'amie!»

C'était la même pensée qui l'avait obsédé à son départ de la rue Fortuny, qui l'avait hanté, la soirée précédente, jusque dans le trouble de la griserie, qui revenait dès le réveil: «Plus d'amie!»—et il se répétait ces mots mélancoliques comme pour s'accoutumer à leur sens étrange.

Il aurait voulu avoir été l'amant de Mme Hardouin, mais il y avait bien, bien longtemps—l'avoir été à la manière des hommes grisonnants dont on dit: «Il a été l'amant de Mme Un tel ...»—mais d'un ton historique, d'une voix qui indique des années et des années écoulées depuis.

Il réfléchissait:

«Et il viendra, ce moment-là, comme ils viennent tous, l'un après l'autre, en mystère, à pas de loup ... Comme est venu celui de la rupture, ce moment que j'attendais si fiévreusement depuis un mois et qui est arrivé pourtant, qui est accompli, qui est fini maintenant ... J'ai déjà vu cela en chemin de fer ... Le train n'avançait pas, avait du retard ... Et tout à coup, j'étais en gare, dans la rue, en voiture, chez moi, arrivé, installé, sans comprendre comment ... Est-ce curieux, ces jours, ces heures, ces minutes, ce temps qui passe dans l'ombre, en silence!...»

On lui apportait son thé. Il mangea d'assez bon appétit. Puis il fit sa toilette, s'attardant en des flâneries calculées, s'arrêtant pour rêvasser, parcourir un article de journal, choisir un vêtement, une cravate; et, comme il lui restait une heure à employer avant le déjeuner, il voulut relire d'anciennes lettres de Jack.

Il les retira d'un tiroir où elles étaient serrées, empilées au point que la serrure fermait avec peine; et il les jeta par poignées sur sa table. Il contemplait tous ces papiers blancs, gris et mauves, épais comme du carton ou ténus et plissés comme de la dentelle, d'où montait une vapeur douce de parfum mourant, de roses desséchées.

«Y en a-t-il, des saletés, là-dedans, et des canailleries!»

Il commença à lire, au hasard, élucidant les pensées que cachaient ces mots enchevêtrés, cette encre noire ou violette, ces lignes crayonnées en hâte,—comparant, confrontant, fouillant activement, dans ce tas de mensonges, comme un chiffonnier picorant dans un monceau d'ordures; et quand il avait découvert la preuve d'une imposture, établi l'évidence d'une contradiction, il ressentait une joie sauvage, une satisfaction méprisante. Il quittait sa chaise, marchait quelques instants, la tête basse, puis venait se remettre à sa lecture.

On frappa à la porte.

—Monsieur est servi.

Il repoussa les papiers dans le tiroir, les refoula à coups de poing, et descendit déjeuner.

Mais lorsqu'il fut remonté dans son atelier et qu'il vit, presque devant lui, la grande étendue de temps, blanche et vide, qui se déroulait jusqu'au dîner, il ne put se défendre d'un intime mouvement de détresse:

«Qu'est-ce que je vais faire d'ici là? Qu'est-ce que je vais faire?»

Pas de lettre à attendre! Pas de lettre à écrire! Il aurait souhaité d'être encore plus jeune de deux jours, au temps maudit où il s'inquiétait, où il souffrait, mais où il luttait, au moins, où il se démenait, où il faisait quelque chose. Et il éprouvait ce terrible frisson de regret et d'ennui qui tourmente souvent les vieux officiers démissionnaires quand sonne dans leur oisiveté l'heure connue du rapport, de la botte ou de la manœuvre.

Il s'allongea dans un fauteuil, fumant coup sur coup, et pour s'étourdir, des cigarettes qui allaient s'éparpiller en petits tas jaunâtres, à demi brûlées, sur le dallage noir de la cheminée.

«Oui, je n'ai pas le choix; il s'agit de changer ma vie, d'inventer une distraction, de m'organiser autrement ...»

Mais, à peine les combinaisons formées, elles s'écroulaient, et, sur leurs décombres, sur leurs chiffres en ruines, voletait l'image de Jack—de Mme Hardouin s'acheminant vers le logis d'un monsieur à vague moustache, ou montant son escalier, tout aimable, prête à s'offrir.

Mareuil se leva, dégoûté:

—Eh bien, cela va être gai! murmura-t-il. Cela va être frais, si c'est tous les jours ainsi!

Il saisit une large feuille de papier dans un cartonnier placé près de la fenêtre, et, s'asseyant en bonne lumière, il se mit à dessiner une tête de femme, au caprice du crayon, sans autre idée nette que de s'occuper, de fuir ce néant du rien-à-faire.

Mais, soudain, d'un geste furieux, il brisa contre le papier la pointe de son crayon qui vint frapper la vitre avec un bruit argentin.

Non! Il en avait assez, à la fin, de tracer des petites lignes, d'écraser du noir sur du blanc, de s'appliquer aux reliefs, de tenir compte de la perspective, de s'acharner à ce nez, à cette bouche, à ces yeux de femme—à ces attraits en mine de plomb, qui n'étaient rien, rien du tout, il le savait bien, lui Mareuil, auprès d'un vrai visage de femme tendu de peau vivante et parfumée.

Alors, il ouvrit un journal, et, du regard, courut à la recherche d'un écho, d'une annonce qui lui fournirait le moyen de terminer cette infernale après-midi.

Il lut que, ce jour-là, avait lieu la dernière réunion du Concours Hippique; et en même temps, il revit l'entassement de dames élégantes parmi les uniformes clairs et les fanfares de chasse, toute la brillante assemblée qui devait s'agiter, sous le soleil printanier, dans la grande nef sonore.

«C'est cela!... Je vais y aller», pensa-t-il.

Puis en rangeant ses objets de dessin, il s'avoua: «Si je trouvais là-bas, ce qu'il me faut!... C'est peu probable ... Mais qu'est-ce que je risque?... Et, dès le lendemain ... hé! ce ne serait pas ordinaire!»

Il s'habilla avec soin, comme autrefois aux jours des rendez-vous, et, vers quatre heures, il franchissait le tourniquet du Palais de l'Industrie.


Il hésitait de quel côté il monterait, quand une voix railleuse le héla:

—Comment? Vous ici?

Il se retourna et aperçut, face à la porte, le Grand Cob, les jambes écartées, les mains balançant, derrière le dos, un parapluie—l'œil inspecteur et aigu du boulevardier auquel rien d'un défilé parisien n'échappera:

—Vous ici? répéta le Grand Cob, en dégageant mollement une de ses mains gantées de rouge, et la tendant à Mareuil ... Mais je croyais que vous ne vous montriez jamais dans ces endroits, que l'on ne vous rencontrait nulle part ... Cela ne va donc plus?

Et de la pomme de son parapluie, il se cognait le thorax à gauche, à la place où il supposait qu'on avait ce qu'on appelle un cœur.

Mareuil rectifia:

—Dites que cela va mieux ...

Puis, pour couper court aux questions:

—Faisons-nous un tour?

—Comment donc! déclara le Grand Cob flatté de voir Gilbert se départir de sa froideur coutumière ... Tenez, je vais vous mener à la Butte ... Nous avons aujourd'hui quelques numéros de luxe.

Et, prenant le bras de Mareuil, il l'entraîna vers la tribune réservée aux demoiselles.

Elles étaient reléguées là, non par la pudibonderie des règlements, mais de leur plein gré, pour la commodité des causeries libres et des affaires à traiter, comme en une sorte de Bourse d'amour—toutes les courtisanes de Paris, les illustres et les obscures, celles qui ne vivaient que de leur beauté, celles qui avaient réussi par la gaieté seule, la bonne humeur, et d'autres, petites femmes de petits théâtres, dont on ne savait si c'était au lit ou à la scène qu'elles avaient gagné leur clientèle et leurs falbalas pimpants. Elles se serraient dans les étroites rangées de gradins, la plupart tournant le dos à l'immense rectangle jaune de la piste, tandis que, juchés sur un degré supérieur, ou du haut du couloir longeant le mur de la tribune, des hommes leur parlaient, penchés sur elles comme pour les humer—des hommes souriant d'un sourire camarade ou lubrique, des hommes de toute catégorie: vieillards au regard indécis et glouton, officiers à la taille pincée, aux cuisses disparues en des culottes éclatantes et boursouflées, clubmen réputés, portant à leurs vastes cravates des épingles sauvages, marques de leurs goûts hippiques et formées de deux longues dents de cheval accolées.

Mais au passage de Mareuil et de Gendrey, les conversations particulières cessaient. Les têtes pâles ou peintes de ces dames, leurs chapeaux fleuris frémissaient, ainsi qu'un parterre sous une brise; et elles se poussaient du coude, murmurant: «Le Grand Cob! le Grand Cob!»

Gendrey semblait insensible à ces signes de déférence. Depuis longtemps, il ne saluait même plus ses féales, se contentant de leur grimacer de l'œil, de la bouche, du nez, des bonjours familiers et paternels, comme en a pour les employés de son ministère un vieil huissier inamovible, au courant du personnel et des traditions.

Il nommait maintenant les femmes à Mareuil, joignant à sa nomenclature des commentaires sur les mœurs du lieu, tirant, à mesure, la philosophie de ce qu'ils voyaient:

—Voilà Thérèse Nivolas ... Suzette de Luz ... Claire de Kerjeu ... Réussie, cette blonde, hein?... Ninette Rabastens ... Paula Mériel ... Et cette petite, basse sur jambes, à droite, en rouge, avec une figure de garçon ... C'est Angèle de Cérans ... Cela a débuté, il n'y a pas six mois, et cela a déjà hôtel avenue d'Iéna, victoria, cheval de selle ... Et ce n'est pas fini! Elle ira loin, cette enfant, c'est moi qui vous le dis!...

Il avait des inclinaisons du buste, des façons de se rejeter en arrière, de dessiner de la main, dans le vide, des tailles, des poitrines, des croupes, comme un maquignon désintéressé promenant un amateur à travers la foire aux chevaux. On se doutait qu'il eût aimé faire reconnaître à Mareuil la délicatesse des attaches, la solidité des chairs, l'élasticité des muscles, lui faire toucher, palper ces membres bien pris et sans tares dont il répondait.

Il continua:

—C'est le dernier jour. On n'a que le temps, vous comprenez. Pendant toute la semaine, on a préparé les villégiatures, les petits collages d'été ... Aujourd'hui, ce n'est plus l'heure de débattre ... Il faut prendre ses arrangements, conclure ... La saison marche. Nous n'avons plus avant juillet que les courses, pour rencontres sérieuses. Mais là, les hommes jouent. Ils sont inabordables. Ils sont comme fous ... Ils ne se connaissent plus ... Ah! elles le savent bien, les petites ... Ainsi, regardez Claire de Kerjeu ... un caractère impossible ... On l'a baptisée la Fée-Colère ... Eh bien, voyez-la donc en ce moment avec le jeune Châtel, le fils du grand épicier ... A-t-elle l'air assez bonne fille, assez bon enfant!...

Mareuil ne l'écoutait plus. Instinctivement et comme attiré, il s'était rapproché d'une jeune femme vêtue d'une correcte robe de drap bleu sombre et à qui des cheveux bouffant en éventail, au-dessus du front large et haut, donnaient un certain aspect de ressemblance avec Mme Hardouin.

La jeune personne paraissait très excitée, et Mareuil entendit une grosse voix enrouée qui sortait de sa bouche, sinueuse comme celle de Jack, et qui disait:

—Alors, ma chère, figure-toi que cette espèce de sale voyou ...

Mareuil se recula, navré de la déception, sans la moindre curiosité au sujet de ce que s'était permis l'espèce de sale voyou mentionné.

—Au revoir, je vais jeter un coup d'œil dans les autres tribunes, fit-il en serrant la main de Gendrey.

Le Grand Cob parut choqué de ce départ comme d'un insuccès personnel.

—Bon! Bon! Ainsi il n'y a rien ici qui vous plaise? Peste, mon petit, vous êtes difficile!... Allez donc voir dans le bâtiment à côté. C'est bien mieux ... Ah! c'est joli! C'est tout neuf! Elles sont là quatre ou cinq avec une réputation de beauté qu'on leur continue depuis vingt-cinq ans comme une rente viagère ... La belle madame Fourneau, la belle madame de Bleize, n'est-ce pas? On en parlait déjà quand j'étais haut comme cela ... Est-ce que ce sont toujours les mêmes?...

Mareuil lui serra de nouveau la main et s'esquiva, ne voulant pas engager une discussion sociale sur ces rivalités de classes, ni relever tout ce qu'avaient d'injustes et de superficiel les appréciations du Grand Cob.

Il se fraya péniblement sa route à travers la foule qui, chaque minute, devenait plus dense, plus résistante, n'avançait que par brèves secousses, suivies de long moments d'arrêt.

Il se réjouissait secrètement de l'indifférence avec laquelle il avait examiné toutes les charmantes amies du Grand Cob.

Devant leurs jolis corps accessibles, il n'avait eu aucun désir, aucune tentation. Il n'avait pas dérogé, il demeurait le cœur dédaigneux des amours brutales qu'il était la veille encore, lors de cette dramatique scène d'adieux que personne de toutes ces personnes ne savait, dont personne ne le soupçonnait le héros.

Mais, lorsqu'il eut achevé le tour des autres tribunes, progressivement son orgueil l'abandonna.

Ici c'étaient, comme là-bas, des dames tournant le dos à la piste et debout, sur lesquelles se penchaient des messieurs en uniforme ou à épingles en dents de cheval. Ici, comme là-bas, les femmes étaient suspendues des deux mains, ainsi qu'à un frêle mât de cocagne, au manche de leur ombrelle, dont la pointe plissait la toile rouge des banquettes; et elles gardaient, dans cette posture implorante, les yeux levés vers les yeux baissés des messieurs. Ici, comme là-bas, on paraissait pressé de préparer des petits collages d'été, de prendre des arrangements, de conclure.

Et Mareuil avait des accès de jalousie impersonnelle, rétrospective, à voir toutes ces créatures, toutes ces Jack, en train certainement de faire à d'autres,—à d'autres amants absents, ingénus et dévoués—ce qu'on lui avait fait à lui, pendant deux années.

Il dévisageait insolemment les clubmen en redingote, les cavaliers en habit rouge, les officiers bleu-de-ciel ou noirs songeant, à chacun: «Si c'était lui!»—énervé à l'idée de frôler peut-être, sans le savoir, un de ses rivaux d'hier, un de ceux qui avaient tenu dans leurs bras Mme Hardouin, tandis qu'il agonisait à l'attendre.

Plusieurs étaient célèbres pour leur élégance, leur agilité en selle, leurs succès mondains et féminins. Les plus humbles bourgeoises les connaissaient par leurs noms, les suivaient longtemps du regard comme des acteurs populaires. Et au milieu de ces gars solides, à la figure vaniteuse et rude, ou bien qui souriaient d'un sourire de maître, en se chuchotant, par-dessus l'épaule, des réflexions comiques, Mareuil avait presque honte de s'être donné la peine d'aimer, de s'être tant courbé à supplier, à souffrir. Il se sentait ignorant, naïf et faible comme un petit potache cerné par une cohue de «grands».

Il murmura:

—Tous ces gens me répugnent! Allons-nous-en!

Et il marcha vers la sortie, saluant, d'un air hâtif d'homme qui s'en va, les têtes qui le saluaient sur la route.

—Bigre! fit-il à un tournant ... La mère Lepassereau!

Il voulut se dissimuler derrière un monsieur qui le précédait, affecter de n'avoir rien aperçu. Mais trop tard! Leurs regards s'étaient joints, heurtés, et maintenant ceux de ladite mère Lepassereau ne le lâchaient plus, dardaient contre lui des lueurs à la fois avenantes et de menace. Il eut peur de sembler impoli et, résigné, il s'approcha de la grosse dame.

Mme Lepassereau feignit hypocritement la surprise.

—Tiens, monsieur Mareuil!

Puis elle multiplia les questions au sujet de madame sa mère, une si agréable femme; de monsieur son oncle, dont le château était voisin de celui des Lepassereau, en Normandie, et au sujet aussi de son travail à lui, M. Mareuil, qu'on lui avait dit peindre de si jolies choses, mais là, sans compliments.

Elle l'appelait, à certains instants, Gilbert, s'excusant de sa familiarité, l'expliquant par ce fait qu'elle l'avait connu tout petit, qu'elle ne pouvait s'habituer à ce qu'il fût un homme, un vrai homme; et elle s'inquiétait s'il viendrait cette année, au château de monsieur son oncle, à Monneville, où, depuis six ans bientôt, on n'avait pas eu le plaisir de sa visite.

—D'ailleurs, à Paris, vous ne sortez guère davantage ... Et même soit dit sans reproches, nous vous avons bien regretté chez nous, cet hiver ... C'étaient des réunions tout intimes, où je crois que vous ne vous seriez pas ennuyé ...

Mareuil, qui guettait l'attaque, riposta:

—Moi, j'en suis sûr, madame ... Ça été une coïncidence malheureuse ... Par hasard, ces deux fois-là j'étais pris ... Mais j'espère ...

Mme Lepassereau l'interrompit:

—Vous ne reconnaissez pas Germaine, n'est-ce pas?

Et d'un ton bienveillant:

—Oh! cela ne m'étonne pas ... En six ans, on change!... C'est bien naturel ... Et toi, Germaine, tu ne reconnais pas M. Mareuil, toi non plus?

Mlle Germaine Lepassereau se retourna et, saluant d'un salut grave et réservé:

—Non, je n'aurais pas reconnu Monsieur.

Elle avait une allure assez gracieuse, des yeux clairs et larges, des cheveux châtain pâli, frisés en triangle sur le front; mais sans qu'elle fût déplaisante, il n'y avait rien de troublant dans sa petite figure froide, lisse et propre de jeune miss bien savonnée.

Elle reprit, après un moment:

—Maintenant, je me rappelle, je me rappelle parfaitement.

Une fanfare sonnait, annonçant la fin d'un parcours et se mêlant au grondement lointain des derniers applaudissements, tandis qu'un nouveau cavalier, un hussard stoppait devant la tribune du jury.

—Regarde, maman, dit Germaine sans laisser le temps à Mareuil de trouver la phrase courtoise qu'il cherchait ... Regarde! Voilà M. de Saint-Lys ... C'est la troisième fois qu'il monte aujourd'hui.

Mareuil saisit l'occasion de réparer son silence:

—Cela vous intéresse, ce concours, Mademoiselle?

Mlle Lepassereau eut une moue ironique:

—Heu?... Cela m'intéresse autant que d'aller faire des visites ou que d'aller à la Sorbonne ...

—Ah! vous fréquentez la Sorbonne? Et vous vous y ennuyez, Mademoiselle?

Il souriait le plus sympathiquement qu'il pouvait.

Elle leva les yeux pour voir s'il se moquait; puis subitement, son regard sembla se voiler de défiance, se refermer sur ce qu'elle pensait, et elle répondit d'un ton bref comme un tour de clef:

—Je n'ai pas dit cela!

Elle s'était tournée vers la piste et affectait de s'occuper de la course de M. de Saint-Lys, marquant au crayon, sur son programme, les fautes commises, tapant le sol du bout de son en-cas, lorsque la haie ou la barrière avaient été convenament franchies.

Gilbert, posté derrière, détaillait hostilement son buste enserré d'un long covercoat jaune, ses cheveux trop tirés sur la nuque où nul frison ne dépassait, toute sa netteté frigide de novice inexperte, et il éprouvait pour elle des sentiments de pédant d'amour, le mépris du savant pour l'illettré qui lui a manqué.

Plus tard, quand elle aurait accompli ses preuves, oui, il eût compris qu'elle le reçût dédaigneusement, de cet air de majesté hautaine que donnent parfois aux femmes la conscience de leur mystérieuse valeur, le souvenir récent de ce qu'elles peuvent, avec leur corps!

Mais, aujourd'hui, qu'elle l'accueillît ainsi, lui, Gilbert, l'ancien amant, l'ancien adversaire d'une gaillarde telle que Mme Hardouin, qu'elle fît sa contractée, cette petite Lepassereau qui ignorait tout de la vie, qui n'avait d'autre mérite que sa virginité fade, non, c'était pénible, c'était sévère!

Et pendant que M. de Saint-Lys terminait ses bonds, Mareuil parcourait du regard les dames proches, pour en découvrir une de laquelle il eût subi, sans récriminer, les intolérables façons de cette petite glaçon de Lepassereau. Tout autour de lui, tout au loin, se dressaient des têtes familières, têtes d'hommes, de femmes, de jeunes filles, inaperçues depuis deux ans et dont il déchiffrait, peu à peu, les traits changés par le temps. Après cet exil de sa liaison, il se faisait l'effet d'un voyageur revenant à Paris après un long voyage. Il reconnaissait un nez, une bouche, une attitude, puis le nom fuyait. Ou bien, il hésitait, croyait s'être trompé. Soudain, il s'inclina avec vivacité vers Mme Lepassereau qui se passionnait pour la course de M. de Saint-Lys, et demanda:

—Madame!... Madame!... Est-ce que cette dame blonde, à droite, au-dessous de vous, au second banc, est-ce que ce n'est pas Mme Lozières?

—Où cela?

—Là, à droite, au deuxième rang, un chapeau à coques de velours grenat ...

Il désignait une jeune femme blonde, au visage ovale et pâle, aux sourcils noirs très épais, et dont les cheveux ondulés recouvraient à-demi l'oreille.

—Où cela?... Où cela?... répétait Mme Lepassereau dont l'attention, loin de travailler vers la droite, restait captivée, à gauche, par la double haie qu'atteignait, à cet instant, l'infatigable Saint-Lys.

Enfin, elle répondit:

—Oui, oui, c'est Mme Lozières ... C'est elle!

Mareuil pensait:

«Eh bien! en voilà une à qui le mariage a fait du bien!»

Il se rappelait sa silhouette maigre et informe de jeune fille, d'enfant même, à l'époque où il jouait avec elle, dans le verger vert de Monneville, sous les pommiers tordus; et il l'examinait tout charmé de son épanouissement nouveau, de sa beauté grandie, lui trouvant un curieux air petit fifre de la Révolution, petit tambour Bara, avec ses cheveux dorés sur l'oreille.

Mais une rumeur triomphale, une immense explosion de bravos venaient d'éclater, saluant le hussard qui avait sauté d'un superbe saut la rivière du centre. Une musique militaire entonna une marche d'opérette. La réunion était close.

La piste, rapidement, se remplit de spectateurs et de spectatrices accourant pour assister à la distribution des récompenses. Près de la rivière, des groupes se formaient, joyeux et bavards, comme à la sortie des grandes administrations, la journée de travail finie. Des gigolos, en longue redingote, mesuraient, d'un œil effaré, la largeur de l'obstacle. Les femmes, sans interrompre leur causerie, s'entrejugeaient furtivement, le front impitoyable, notant les erreurs de mode ou les inventions habiles dans les toilettes qui circulaient,—et des figures s'avançaient, interrogatives et plus indicatrices que des doigts, des figures priant qu'on leur nommât ce monsieur avec une barbiche rousse ou cette dame en vert, là-bas.

Au milieu de la foule, Mareuil, qui avait profité de la presse du départ pour semer Mme Lepassereau, se promenait, l'aspect indifférent et ennuyé, quoiqu'en réalité tout à la préoccupation de revoir Mme Lozières, de vérifier si elle était de près la jolie personne qu'elle lui avait semblé de loin.

Elle devait avoir actuellement deux ans de moins que lui, quelque chose comme dans les vingt-huit ans; et on l'avait mariée, sept ans avant, avec un haut fonctionnaire des finances, un receveur, un trésorier-payeur,—Mareuil ne se souvenait plus au juste,—un républicain de vieille date, dont le choix avait fait scandale, lors du mariage, à Monneville, et dans toute la société conservatrice des environs.

Un mariage qui s'expliquait pourtant, étant donné l'ingénuité docile de la jeune fille et les ambitions de sa famille, dont plusieurs membres déjà, dans la diplomatie ou l'armée, s'étaient un peu ralliés au gouvernement. Mais on avait mis longtemps, néanmoins, à le pardonner aux Brégy, à oublier leur fâcheux manquement à la bonne cause en péril ...

Gilbert évoquait ces souvenirs: «Lucie de Brégy!... Lucie Lozières! Est-ce bizarre, cette rencontre!»

Tout à coup, il remarqua les coques rouges de son chapeau, et lentement il se dirigea de son côté, de façon à ne pas être masqué par les dames avec qui elle causait. Arrivé devant elle, il salua; puis, après quelques pas, s'étant retourné pour la contempler de nouveau, il aperçut le regard de Mme Lozières fixé vers lui, qui se dégageait vite, comme par honte d'avoir été surpris.

Alors, il rôda de groupe en groupe, s'arrêtant à des poignées de main, à des conversations inutiles, retenu par le désir de s'approcher encore de la jeune femme, de renouer connaissance, si possible, sans but précis, pour voir, et parce qu'il en avait envie, tout simplement, en somme.

Mais elle avait changé de place, était partie peut-être. Il ne put la retrouver.

«C'est stupide, pensait-il, j'aurais dû lui parler ... Quelle gaffe!»

Il chercha partout, traîna autour des sauteurs primés, faillit se faire écraser par les lauréats qui se rendaient aux écuries en trottinant, et finalement, à bout de patience, il gagna la sortie.

La bousculade était grande, et, par moments, la masse serrée des partants se serrait davantage pour laisser passage à des chevaux qu'un lad emmenait dehors.

—Hep! hep!

On se rangeait, on s'étouffait, on se collait les uns aux autres, en rentrant les pieds. Des dames protestaient. D'autres souriaient à leurs voisins inconnus ou bien montraient une mine revêche aux privautés éventuelles. Une voix, derrière Mareuil, une voix claire et gaie prononça:

—Bonjour, monsieur Gilbert!

Il tourna la tête et vit Mme Lozières qui, le coude au corps, lui tendait, avec difficulté, la main. Il balbutia, un peu décontenancé par cette apostrophe inespérée:

—Bonjour, Madame!... Vous allez bien?... M. Lozières va bien?... Quelle foule, n'est-ce pas?

—Très bien, je vous remercie ... et Madame votre mère?

Il reprit:

—Je vous croyais à Bourges?

—Oh! non ... Nous avons quitté Bourges il y a trois mois ... Je suis tout à fait Parisienne, maintenant ... M. Lozières a été nommé au ministère, à l'administration centrale ...

—Ah! c'est une bonne chose! fit par courtoisie Mareuil. Vous devez être très contents!

—Oui, nous sommes assez contents ... Oh! oh!... Prenez garde!

Une poussée l'avait jetée contre lui, et il sentit une odeur fine et forte, cet heureux alliage du parfum et d'elles-mêmes qu'exhalent certaines femmes toujours.

Elle murmura:

—Je vous demande pardon ... Je ne vous ai pas fait mal?

—Du tout, du tout!... Mais ce service est bien tristement organisé ...

Ils arrivaient sur le seuil.

Une large nappe de lumière jaillit devant eux, et ils aperçurent des laquais en livrée et l'œil inquiet, à la recherche des maîtres, une triple rangée de badauds qui se penchaient avidement dans l'espoir de ces femmes, et ces femmes, et ces femmes qui sortaient.

Mme Lozières regarda à droite, à gauche—et d'un ton contrarié:

—Comme c'est ennuyeux!... J'ai perdu mes amies, les dames avec qui j'étais tout à l'heure!

Elle se haussait sur la pointe des pieds:

—Non!... non, elles ne sont pas là ... Elles seront parties sans m'attendre!

—Alors? fit-il brièvement.

—Alors, je vais vous dire au revoir et rentrer chez moi ... Je reçois le samedi ... Mais je n'ai plus que deux jours à votre disposition, puisque samedi en huit mes réceptions finissent ... N'oubliez pas, 9, rue Galilée, près de l'avenue Kléber ...

Il retint un peu sa main et, d'une voix respectueusement caressante:

—Est-ce qu'il vous déplairait que je vous accompagne?

—Quand cela?... Maintenant?... Ce n'est guère votre chemin, il me semble ...

Elle s'arrêta, inspecta vivement les alentours, et reprit:

—Enfin, si vous voulez bien vous déranger de votre route, j'aurais mauvaise grâce à refuser.

Ils quittèrent le trottoir, traversèrent la chaussée, puis, fendant la foule entassée sur le refuge voisin et qui les guignait déjà, comme si, de longue date, ils eussent eu ensemble toutes sortes d'intimités, ils remontèrent, au pas de promenade, les Champs-Elysées, sans mot dire, malicieusement satisfaits du petit pacte audacieux qu'ils venaient de conclure.

Mme Lozières rompit, la première, le silence:

—Vous travaillez beaucoup? J'ai vu de vous des choses délicieuses à l'Exposition du Blanc et Noir, l'an dernier, et aussi au Grand-Art ...

Mareuil se défendit modestement.

—Non, je vous assure, continua Mme Lozières, j'aime énormément ce que vous faites ... Vous avez une façon de poser les personnages et surtout des teintes d'une délicatesse!...

Elle lui parlait familièrement, tout de suite revenue au ton de camaraderie de jadis. Elle citait ce qu'elle préférait parmi ses pastels, ses esquisses formulant même des critiques, s'embarrassant parfois, manquant des termes exacts, mais lâchant moins de niaiseries qu'il n'en eût pu craindre.

Mareuil déclara en raillant:

—Vous avez du goût ... Permettez-moi de vous le dire ...

Elle remercia d'une inclinaison de tête, et ils allèrent de nouveau quelque temps en silence.

Mareuil observait sournoisement Mme Lozières de son regard expert de peintre et d'amant sagace.

Elle lui paraissait aussi séduisante que là-bas, à l'Hippique, gardait cet air petit fifre qui, dès l'abord, lui avait plu. Et, quoique d'une taille plutôt grande, elle avait de la grâce, elle marchait bien, de ce pas aisé, harmonieux, solide, qui distingue les femmes adroites et sûres de leur corps.

Il l'évalua encore d'un coup d'œil sommaire:

«Elle est bien, cette petite!... Quel dommage que je ne l'aime pas, que j'aie l'esprit ailleurs!...»

Mais Mme Lozières sentait probablement sur elle la pesanteur des regards de Mareuil, car, comme pour mettre fin à ce gênant examen, elle demanda:

—Savez-vous comment s'appelle la personne qui passe dans cette victoria bleue?...

C'était une des demoiselles de la Butte, une grosse brune avec un chapeau empanaché de blanc. Mareuil répondit sèchement:

—Elle se nomme Mériel ou Nivolas ... je ne vous garantis rien ... Du reste, si vous voulez des renseignements sur ces dames, vous vous adressez fort mal ... je n'en fréquente aucune.

Mme Lozières parut aguichée par l'expression mauvaise des paroles de Mareuil:

—Tiens, pourquoi?... Il y en a cependant de bien jolies?

—Je ne dis pas ... Mais, je n'aime pas cette façon d'aimer ...

Elle s'exclama d'une voix incrédule:

—Vous voulez donc de l'amour, de l'amour vrai?

—Peut-être!

—C'est surprenant! Je n'aurais pas cru cela de vous!... Je ne sais comment ... Est-ce parce que je vous vois encore petit garçon, turbulent et méprisant pour les filles, comme vous disiez?... Mais je n'aurais jamais supposé que vous fussiez un amoureux, un sentimental....

Mareuil répliqua:

—C'est pourtant comme cela!

Puis, après un silence:

—Et même, savez-vous de quel nom on m'a surnommé chez un de mes amis?

—Je n'ai pas idée ...

—On m'a surnommé Soif-d'Amour!

Elle eut un petit rire cordial.

—Soif-d'Amour! Oh! c'est drôle, c'est très drôle, Soif-d'Amour. Evidemment, cela prouve en votre faveur ... Vous allez me trouver bien indiscrète ... Est-ce qu'il y a longtemps que vous êtes ainsi?

—Je l'ai été ...

—Ah! vous ne l'êtes plus?...

—Plus pour le moment ...

Elle ne répliqua pas, la figure égayée d'un mince sourire, la tête baissée vers le bitume grisâtre, mais la pensée visiblement tendue vers d'autres choses, vers tout ce que Mareuil ne lui avait pas révélé et qu'elle eût bien voulu connaître.

Il réfléchissait: «Pourquoi est-ce que je lui confie ces histoires?... Je ne tiens pas à me faire admirer, et j'ai l'air de me poser en être extraordinaire ... C'est imbécile!»

Le temps avait fraîchi. La nuit tombait. Une rafale de vent s'éleva, vint coller la souple robe de Mme Lozières contre son corps.

«Elle n'est décidément pas mal, songeait Mareuil, et cela vaudrait toujours mieux qu'une Mériel, qu'une Kerjeu, qu'une Nivolas ...»

Elle l'interrompit dans ces parallèles:

—Vous autorisez une question?

—Tant qu'il vous plaira!

—Eh! bien, voilà! dit-elle, comme livrant la conclusion de ses raisonnements secrets ... Voilà! Pensez-vous qu'un jeune homme de votre âge puisse aimer d'une manière absolue ... Vous m'entendrez à demi ... C'est très difficile à expliquer ... Pensez-vous qu'un jeune homme peut être fidèle, complètement fidèle, même quand il aime, au milieu des entraînements, des tentations, des occasions?...

—Certainement! fit Mareuil.

Elle reprit:

—Oh! ce doit être bien rare ... Ainsi, par exemple, ceux que nous avons rencontrés tantôt au Concours, tous ces officiers, ces hommes de sport, pensez-vous ...

Mareuil s'exclama rageusement:

—Ceux-là! ceux-là!... Ah! mais non!... Et puis, je préfère que vous ne m'en parliez pas, des jeunes gens ... Je les déteste!

—Vous les détestez?

—Oui, je les déteste, surtout lorsque je les vois en foule, en masse, réunis ensemble, comme ils étaient aujourd'hui ... Tenez, il m'est arrivé de me sauver d'un salon de cercle, d'une salle de théâtre, d'une salle d'armes, parce qu'il y avait là trop d'hommes, parce que cela m'indignait de rêver à tout ce qu'ils étaient capables de faire avec leurs yeux, leurs moustaches, leur vigueur, leurs corps alertes ... Ce sont des voleurs de cœurs, des voleurs de femmes ... Je les déteste!...

Elle lui lança un regard ému, un de ces instinctifs regards de gratitude comme elles en ont toutes quand on dit, à leur propos, des paroles même un peu absurdes, mais qui sont plus que des mots de désir brutal ou d'offres libertines.

Mareuil continuait:

—Non, je ne comprends pas qu'on trahisse ... Je trouve ça puéril ... Il serait si simple de quitter quand on cesse d'aimer ... Pour ma part, je n'ai jamais trompé ... et je suis persuadé, je crois bien que je ne tromperai jamais ... oui, je le crois bien ...

Il avait proféré cela comme une leçon récitée, sans conviction dans la pensée, et il demeurait stupéfait de sentir en lui ce subit désaccord, répétant:

—Oui, réellement, je le crois!

—C'est très bien! fit Mme Lozières ... Et si vous ne redoutez pas de vous ennuyer, vous viendrez en recauser chez moi, samedi prochain ...

Il s'écria d'un air de regret:

—Comment! vous rentrez?

—Oui, je rentre ... D'abord, ce vent me donne la migraine ... Et puis il est très tard ...

Mareuil prit, en plaisantant, un ton de mélodrame:

—Ecoutez!... Suivez-moi et je vous raconterai ma vie!

Mme Lozières souriait:

—Mais je ne vous la demande pas!

—Alors, je vous raconterai autre chose, tout ce que vous voudrez ... Il est à peine six heures et demie ... Vous avez largement le temps!

Et comme elle hésitait, il feignit de l'amertume:

—Quand je pense qu'à Monneville, c'était toujours vous qui me relanciez, qui me suppliiez de jouer ...

Elle répondit:

—Nous ne sommes plus à Monneville ... Enfin, je ne veux pas que vous vous imaginiez que je me venge ... Entendu!... Nous marcherons encore un peu, mais quelques pas, seulement!

Ils se remirent en route, traversèrent la place de l'Etoile et s'engagèrent dans l'avenue de la Grande-Armée.

Le crépuscule devenait plus noir, et une à une, les lanternes des réverbères s'allumaient. Lorsqu'ils passaient auprès d'elles, Mareuil s'amusait de voir son ombre et l'ombre de Lucie s'allongeant, côte à côte, comme celles de deux amants flâneurs. Parfois, à une bourrasque plus violente, elle détournait la tête de son côté et elle échangeait avec lui un sourire amical, un sourire complice.

—Non, je n'ai jamais, jamais trahi! disait Gilbert.

Il avait repris ses théories sur l'amour, sur ce qu'on doit à une femme aimée, sur le dégoût que nécessairement on éprouve pour les autres, qui ont le tort de ne pas être elle—décrivant à Mme Lozières tout son trésor de sentimentalité, inventoriant toutes ses richesses de cœur, les faisant scintiller, miroiter, valoir comme un bijoutier ses bijoux devant une cliente à gagner.

Il avait conscience d'être sincère maintenant, et l'indécision bizarre de tout à l'heure ne l'oppressait plus. Il parlait de son irréprochable fidélité ainsi qu'un brave de son courage, avec cette assurance naturelle qui nous vient d'un passé glorieux, d'actions d'éclat incontestables. Chacune de ses phrases se rapportait à des hauts faits qu'il eût pu prouver, à l'un des épisodes de la terrible campagne de deux ans qu'il avait menée contre Jack. Il s'écriait à tout instant: «Quant à moi ...» ou bien «Il m'est souvent arrivé» ou encore: «Sans me citer comme exemple ...»; et sous ces formules personnelles qui lui échappaient, Mme Lozières devinait une histoire vraie, un drame touchant, peut-être.

Elle n'interrogeait plus, le laissait disserter, craignant de prononcer des questions significatives, de trop montrer son intérêt, sa sympathie.

Ils étaient près de la Porte-Maillot. Elle vit la grille, et d'un ton impératif:

—Il faut que je rentre ...

—Il le faut?...

—N'insistez pas!... Cela me désobligerait.

Ils revinrent en arrière. Mme Lozières hâtait le pas, se plaignant d'être en retard, très fâchée, très mécontente.

Mareuil, pour la calmer, consultait sa montre, donnait de fausses heures auxquelles elle refusait de croire.

A l'angle de l'avenue Kléber, elle s'arrêta:

—Si vous voulez, j'aime mieux que nous nous séparions ici!

Puis, Mareuil, serrant un peu fort sa main, elle la retira brusquement:

—A bientôt, j'espère!

Elle n'indiquait plus de jour, cette fois. Il répliqua de même:

—A bientôt!... Je suis bien heureux de vous avoir revue!

Elle le regarda d'un regard franchement tendre, presque prometteur et elle ajouta:

—A bientôt alors!... Je me sauve!

Elle avait disparu au coin d'une rue.

Mareuil songea:

«Elle est agréable ... Mais quels yeux bêtes en partant!... Quels regards sales elles peuvent vous avoir!... C'est écœurant!...»

Il monta dans un fiacre et se fit conduire chez lui. Auprès du parc Monceau, il distingua, malgré la nuit, un endroit où jadis, avec Jack, il s'était promené, aux premiers jours de leur liaison. Il poussa un soupir, et resta quelque temps avec une vague mélancolie.

V

—On peut entrer?

—Entrez! dit Gilbert, en reconnaissant la voix de Brévannes ... Vous? Un samedi?... Je croyais que c'était votre jour d'article?

Le journaliste s'assit et alluma un cigare:

—Oui, j'ai eu fini plus tôt que de coutume ... Dites donc, qu'est-ce que vous faites, aujourd'hui?

—Pourquoi cela?

—Enfin, êtes-vous libre?

—Libre!... Libre!... Ça dépend! dit Mareuil, qui s'était précisément promis d'aller, dans l'après-midi, chez Mme Lozières ... Ça dépend un peu de l'heure et aussi de ce que vous avez à m'offrir ...

—Voilà! fit Brévannes. Il y a tantôt répétition générale à l'Odéon ... La jeune enfant est souffrante et ne peut venir ... Voulez-vous la remplacer? On raconte que la pièce est intéressante ...

Mareuil se recueillit. Cette proposition ne le séduisait guère, mais une soudaine envie le poussait à profiter du prétexte pour retarder cette visite de combat que, la veille encore, il hésitait à rendre, à livrer.

Il pensa avec soulagement: «Il ne serait peut-être pas mauvais de la faire attendre ...»—puis, tout haut:

—C'est convenu! Cela me va!

—Alors prenez votre chapeau ... Nous mangerons de l'autre côté de l'eau ... Ne lambinons pas!... Le rideau est à une heure.

Lorsqu'ils furent en voiture, après quelques instants de silence, Brévannes demanda:

—A propos, et la santé du cœur?

—Mon Dieu, dit Mareuil ... je n'ai pas trop à me plaindre ... Je suis même étonné de souffrir si peu ... A tel point, que je fais des expériences, que je me mets à l'épreuve pour voir si c'est bien fini, si ce n'est pas un engourdissement passager ... Je me représente la dame en train d'accomplir des infamies, des débauches extraordinaires ... Rien! Cela me laisse calme, cela augmente seulement un petit peu la répulsion que j'ai pour elle ... Je lui crie un gros mot, une injure ... Mes lèvres se soulèvent de dégoût ... Et c'est tout!... Quant à ces messieurs ...

—Quels messieurs?

—Vous savez bien, le boursier, l'avocat, la bande, enfin ...

—Eh bien?

—Eh bien! je ne leur en veux presque plus ... Je n'ai plus pour eux qu'une sorte de curiosité ... Oui, tenez, je voudrais bien voir leurs têtes, leurs têtes de cocus ... Car ils l'ont été, comme moi, les imbéciles, comme tout le monde le sera avec la dame!... Je commence à la comprendre, cette personne, je commence à la connaître!...

Brévannes approuva:

—Votre état d'esprit me semble, en effet, assez bon ... Et alors, vous ne l'aimez plus?...

—On le dirait ... C'est, d'ailleurs, ce qui me confond, mon vieux ... Car, pourquoi est-ce que, du jour au lendemain, je ne l'ai plus aimée? Parce que j'ai su qu'elle me trompait? Je l'ai cru d'abord. Mais, ensuite, j'ai réfléchi ... Ce n'est pas la raison ... J'aurais pu savoir et pardonner, continuer de l'aimer ... J'aurais pu désirer la revoir, accepter qu'elle revînt comme elle m'en priait ... Pas du tout, j'ai refusé ...

—Et maintenant, vous refuseriez encore?... Vous refuseriez si elle vous écrivait, si elle vous donnait pour demain ou après-demain un petit rendez-vous amical?

—Je refuserais, parce que je n'ai plus envie d'elle ... Et puis, pas de danger qu'elle m'écrive ... Elle est sans doute enchantée que ce soit terminé, d'avoir sa tranquillité, sa liberté ... Elle ne viendra pas me chercher, allez ... Mais vous, Brévannes, vous expliquez-vous cela, que je ne l'aime plus?...

Brévannes tiraillait sa longue moustache blonde.

—Moi?... Moi? Je ne me suis jamais engagé à vous fournir des éclaircissements psychologiques sur votre cas ... Comment!... Vous ne souffrez plus, vous avez la chance de ne plus souffrir et vous demandez, en sus, des explications!... Vous en voulez trop, mon jeune ami! Vous êtes insatiable!

Mareuil suivait son idée:

—Par contre, si je ne souffre pas, je m'ennuie ferme!... J'ai essayé de travailler ces jours-ci. Pas moyen! Est-ce affaire de tempérament ou d'habitude? mais je sens que je ne suis capable que d'aimer, que je ne suis bon qu'à cela, qu'il n'y a que cela qui m'intéresse ... Je suis devenu homme de sentiment, comme d'autres sont hommes de cheval, hommes de finances, hommes d'études ...

Et il répéta, ravi de sa trouvaille:

—Oui, je suis un homme de sentiment!... Saisissez-vous?

Brévannes répliqua d'une voix narquoise:

—Si je saisis?... Passez-moi donc une allumette ... Si je saisis?... Comme un huissier!... Mais on n'est pas homme de sentiment tout seul. Vous oubliez, mon brave monsieur, qu'on ne l'est généralement qu'à deux ... c'est le minimum!

—J'oublie? fit Mareuil, à son tour ironique ... Ah! j'oublie?... Et qui vous dit que nous ne serions pas deux?

Brévannes l'examina avec compassion:

—Déjà?...

—Déjà! repartit Mareuil d'un ton résolu ... Parfaitement, j'ai en vue une petite femme charmante ...

—Que vous aimez?

—Je n'irai pas jusqu'à vous jurer que je l'aime ... ce serait exagérer!... Mais je crois que je l'aimerai, que je l'aimerai bien ... avec le temps ...

Brévannes leva les bras en signe d'absolution:

—Au fait, si c'est votre manie, si cela vous plaît, vous auriez tort de vous priver!... Une façon comme une autre d'aiguiller sa vie!...

Et il ajouta en posant sa main sur le genou de Mareuil:

—Vous êtes riche, n'est-ce pas? Ou du moins vous n'avez pas besoin de travailler pour vivre ... Vous n'avez pas non plus une âme de missionnaire ou de héros, à ce qu'il me paraît ... Alors, ce ne sera jamais moi qui vous conseillerai de vous tourmenter pour la gloire, pour qu'on déclare que vous avez du talent ... Et, qui sait? on ne le déclarerait peut-être pas ... On déclarerait peut-être, au contraire, que vous n'en avez aucun ... Non, voyez-vous, mon petit Mareuil, quand, comme vous, on n'a dans l'existence ni charges ni responsabilités, ce qu'il y a de mieux, pendant le court bout de temps qu'on séjourne ici-bas, c'est encore de faire ce qui vous amuse!...

La voiture s'arrêta, et ils pénétrèrent dans le restaurant où ils déjeunèrent rapidement.

Mareuil n'écouta pas la pièce. Il songeait à Mme Lozières, se figurant les émotions qui devaient l'agiter, tandis que l'heure s'avançait sans qu'il vînt, le ton distrait dont elle devait parler aux visiteuses—toute désappointée, toute au regret de s'être laissée aller à cette promenade clandestine, à cette familiarité de causerie intime avec un monsieur si inconséquent ou si froid.

De plus, il avait remarqué, dans une baignoire voisine de son fauteuil, Mme Béatry, une petite brunette élégante que, de l'orchestre, on lorgnait beaucoup; et il la fixait obstinément.

C'était une jeune veuve aux lèvres un peu fortes, aux narines très ouvertes et frémissantes, une de ces jeunes veuves en présence desquelles on juge immédiatement que c'est du mari et du mari qu'il leur faut, ou quelque chose d'approchant.

Des bruits bizarres couraient sur elle, que Mareuil savait, s'étant informé, après l'avoir fréquemment rencontrée dans son quartier, et pris de cet intérêt qu'on a souvent pour certaines anciennes amies de rue, aux regards devenus affables, à la longue même souriants. Une malpropre histoire d'argent: M. Béatry rédigeant un testament qui interdisait à sa femme de se remarier sous peine de voir passer aux enfants, deux petits garçons, la fortune presque entière; et ensuite, Mme Lestang, la mère de la jeune veuve, asservie à ces clauses sataniques, veillant autour de sa fille comme un factionnaire devant une banque, repoussant au large tous les prétendants comme des voleurs, épouvantée à l'idée d'une rechute dans la gêne d'où le premier mariage les avait miraculeusement tirées.

Mareuil se rappelait ces détails contés, autrefois, par un camarade; et tout en lorgnant Mme Béatry: «Ce brésillon m'irait assez, m'irait autant que la petite Lozières ... Oui, mais il y aurait à se faire présenter ... Sans compter la mère à franchir, le boule-dogue de mère ... Trop de besogne!...»

A la sortie, pourtant, il l'attendit quelques minutes. Elle ne paraissait pas. Il s'en alla sans effort.


La semaine lui sembla lente. Il rêvait à Mme Lozières, se l'imaginait, rue Fortuny, entièrement à lui, ayant abandonné toute pudeur; et cela lui suggérait des désirs qu'il notait avec joie, comme des présages d'amour en bonne voie. Puis, lorsque ces exercices ne suffisaient pas, lorsqu'il lui venait des tentations de renoncer à la lutte, vite il les écartait en se remémorant le passé, les jeunes modèles qu'il avait fréquentées avant Mme Hardouin, les parties désolantes le dimanche, dans la banlieue, les retours bruyants, la nuit, parmi la foule,—et l'encrassement d'ennui qui lui restait, pour plusieurs jours, de ces journées de fête. Recommencer, retomber à ces pauvres escapades, après les sublimes heures de passion, après ce qu'il avait appris à ressentir? Merci! Non, c'était aimer qu'il voulait.

Seulement, par exemple, il ne permettrait pas que Lucie prolongeât trop la résistance, s'avisât de le traîner, de le jouer. Il lui accorderait les délais d'usage, le temps de se donner; mais le moment venu, si elle ne cédait pas, il passerait à une autre, car elle n'avait pas un charme si exceptionnel enfin qu'on ne pût en trouver de pareilles, et même de meilleures.

Il était donc dans les dispositions les plus rigoureuses quand, le samedi suivant, vers une heure et demie, il sonna à la porte de Mme Lozières.

Il avait choisi cette heure à dessein, de façon à se rencontrer seul avec elle et à se déclarer sur-le-champ, dès le premier tête-à-tête. On l'introduisit dans un boudoir attenant à un salon plus vaste et meublé de meubles anciens, tendus de soieries effacées. Puis on revint lui dire que Madame le priait de vouloir bien patienter un peu, et qu'elle ne tarderait pas.

Il se mit à se promener à travers la pièce, inspectant les tableaux posés aux murs, les fleurs des potiches, les photographies éparses dans de jolis cadres, sur un guéridon bas.

Il repassait en son esprit les phrases qu'il se proposait de prononcer d'abord, les mots décisifs qui seraient comme le signal de la bataille—de cette bataille qui finirait peut-être pour lui sans grand dommage, par le triomphe de l'adversaire, ou bien qui engagerait, une fois de plus, sa vie pour combien de mois, combien d'années?

Il entendit un frôlement d'étoffes sur le tapis, des pas hâtifs, puis Mme Lozières parut, agrafant la dernière agrafe de son corsage. Elle lui indiqua un siège et d'une voix un peu essoufflée:

—Vous ne m'en voulez pas?... Je n'étais pas prête ... J'ai dû sortir ce matin et lorsque vous avez sonné, je commençais à peine ma toilette ... Ce que je me suis pressée!...

Elle tapotait sa robe, une longue robe de réception en soie cuivre, recouverte de dentelles noires.

Mareuil répliqua:

—Je regrette que vous vous soyez tant pressée ... C'est moi qui suis coupable ... J'arrive à une heure indue, à une heure absolument incorrecte ...

Elle souriait, les yeux baissés:

—Le fait est que vous arrivez un peu tôt!

—Mais j'ai une excuse! dit Mareuil.

—Et laquelle?

—C'est d'avoir commis exprès cette incorrection.

—Exprès? fit madame Lozières, d'un air candide.

Mareuil répéta en pesant sur le mot:

—Exprès!... Oui, je désirais vous voir seule ...

—Eh bien, dans ce cas, dit Mme Lozières avec aisance, dépêchez-vous ... Vos instants de plaisir sont comptés, car, dans un quart d'heure, Mme de Brégy, ma tante, sera ici pour m'aider à recevoir ...

Mareuil réprima une moue de mécontentement. La survenue de cette Mme de Brégy, la seule proche parente de Lucie, depuis trois ans orpheline, l'inquiétait. Mme Lozières reprit:

—Vous savez que vous avez failli me faire gronder, l'autre soir ... Je ne suis rentrée qu'à sept heures et demie, et mon mari ...

Mareuil déposa son chapeau sur le tapis, à sa droite.

—Pardonnez-moi de vous couper la parole ... Mais vous présumez bien que j'avais mes raisons pour souhaiter de vous voir ainsi ...

Elle eut un geste d'ignorance.

—Oh! je vous en prie, fit Mareuil, laissez-moi parler ...

Et s'exhortant, se forçant, sans aucun élan:

—Voilà!... Je ne suis pas venu samedi dernier, parce que je n'osais pas encore ce que j'ai le courage d'oser aujourd'hui ... Je viens vous demander de vous revoir ...

—De me revoir?... Mais vous me voyez!... Vous me reverrez!...

—Comprenez-moi ... De vous revoir plus souvent, ailleurs qu'ici, de vous revoir seule, enfin ...

Elle essaya de plaisanter:

—Toujours seule, alors ... Et pourquoi?

—Pourquoi?... Pourquoi?... Parce que je ne peux plus me passer de vous, parce que depuis dix jours, je ne pense qu'à vous ...

Il attendit un instant qu'elle lui fournît la réplique, mais elle gardait le silence, les yeux attentifs vers les petits boutons de nacre de ses hauts gants, qu'elle boutonnait lentement.

Il s'écria:

—Vous avez l'air de ne pas me croire. Vous ne me répondez pas ... Pourtant, je vous jure que je suis sincère ... Et si peu que vous me connaissiez, vous savez bien que je me doute de l'importance de ce que je vous dis, que je le pense puisque je vous le dis ... je vous en prie ... je vous en prie, ne refusez pas ... Vous me feriez tant de peine!...

Sa voix tremblait. Il s'arrêta, bien plus ému du son de ses paroles que de leur sens vrai; et il se félicitait: «Allons, allons! C'est mieux!... Cela ne va pas trop mal!»

Elle redressa la tête:

—Vous avez fini?... Je ne voulais pas vous interrompre ... Cela vous aurait peut-être contrarié ... Et puis, je peux vous l'avouer franchement ... votre déclaration était assez charmante, assez discrète, pour donner le désir de l'entendre jusqu'au bout ... Ensuite, avec la même franchise, je réponds à votre demande, je vous dis: C'est impossible!

Mareuil vivement se rassura: «Cela ne signifie rien! Continuons!»—Et avec une intonation désespérée:

—Impossible?

—Oui, impossible ... Le motif? C'est que je ne veux être la maîtresse ni de vous ni de personne ...

Mareuil eut envie de prendre son chapeau, de s'en aller; mais se contenant, il proféra d'un air indigné:

—Maîtresse!... Maîtresse!... Ma maîtresse!... Il s'agit bien de ça ... Maîtresse!... C'est-à-dire que vous ne me croyez pas, que vous me considérez comme un chercheur de femmes, un chasseur d'occasions, un monsieur qui serait bien aise de vous avoir comme une autre, tout bonnement parce que vous êtes jolie et gracieuse ... N'est-ce pas, c'est bien cela que vous pensez, malgré mes confidences de l'autre jour, malgré tout ce que je vous ai révélé de moi-même dans cette conversation affectueuse?... Comme c'est mal!

Elle balbutia très gênée:

—Vous vous trompez ... J'ai au contraire pour vous, depuis notre causerie, une profonde sympathie ... Vous m'avez dit ce jour-là des choses qui m'ont beaucoup plu ... Pourtant, ce que vous me proposez est, je vous le répète, impossible ...

Il y eut un temps. Mareuil songeait: «Aurait-elle un amant?» Puis apercevant sa mine contrite: «Mais non, elle a l'air sérieusement ennuyée ... Et puis quand même, qu'est-ce que cela ferait?... Ah! c'est dur! c'est dur!»

Il réunit toute son audace, et de sa voix la plus câline, la plus douce:

—Je serais navré de vous importuner ... Cependant, réfléchissez ... Que risqueriez-vous? Ce que vous avez risqué la première fois, pas davantage: une promenade solitaire, une autre si celle-là ne vous avait pas déçue; puis d'autres, peut-être si vous vouliez ...

Et après une pause:

—Je suis bien obligé de vous expliquer tout cela ... Vous vous êtes si complètement méprise sur mon compte!... Non, véritablement, je sais trop ce que c'est que d'aimer pour supposer que, du premier coup, au premier mot, on puisse inspirer de la tendresse ... Ces sentiments ne viennent que peu à peu, quand on se connaît, quand on s'apprécie ... Et les femmes qui prétendent les avoir autrement, eh bien! elles ne valent pas plus que les hommes dont nous parlons ... Ce sont des gredines ... des aventurières!...

Il s'exprimait avec autorité maintenant, soutenu par ses rancunes, ayant retrouvé ce ton éloquent de passion meurtrie qui intriguait Lucie; et victorieusement il ajouta:

—D'ailleurs, est-ce que je vous ai dit que je vous aimais, moi? Est-ce que j'ai eu cette impudence?... Non, je ne vous l'ai pas dit!... Je vous ai tout dit sauf cela ...

Mme Lozières, comme éblouie par ce raisonnement, répliqua:

—C'est vrai ... J'en conviens ... Mais précisément je ne veux pas m'exposer à aimer, à tous ces dangers d'un flirt ... Je vous en conjure, qu'il ne soit plus question de ces choses et contentez-vous que je reste votre amie, que j'éprouve pour vous une grande, une réelle sympathie ...

Il prit sa main, sa main dégantée, et y posa un long baiser. Elle contemplait distraitement la fine raie blanche qui séparait ses cheveux souples et lustrés; puis, plus loin, la chair blanche de sa nuque dans l'écartement du col, et, tout à coup, elle tressaillit, sentant les dents de Mareuil qui, dans un baiser plus fort, l'avaient un peu mordue.

—Oh! laissez-moi!

Elle avait arraché sa main.

—Je vous demande pardon! fit Mareuil, dont le regard brillait.

Deux coups sonnèrent à la pendule. Il se dit: «Deux heures! La tante Brégy menace ... Un dernier essai, et je file!...»

Il rapprocha sa chaise du petit canapé où Lucie était assise, et d'un air chagriné:

—Ainsi, nous ne nous reverrons plus?

—Si, nous nous reverrons!

—Non, puisque à dater d'aujourd'hui, vous ne recevez plus ...

Elle cherchait une excuse, une compensation à lui opposer.

—Eh bien! nous nous rencontrerons ... Nous nous verrons peut-être au Bois, aux eaux ... Et l'hiver prochain, vous reviendrez me rendre visite ...

—L'hiver prochain! s'exclama Gilbert ... Dans six mois! Dans huit mois!... Quelle tristesse!

Il avait ressaisi sa main qu'il embrassait avec plus d'ardeur, couvrant de baisers son poignet et même au-dessus, la peau délicate de son bras. Il releva un peu la tête, étonné de son inertie, et la vit les paupières battantes, le visage convulsé de cette belle expression douloureuse de bête agonisante qu'ont les femmes qui faiblissent.

Alors, sans hésiter, il s'assit près d'elle et prestement l'attira à lui.

Elle bégayait:

—Je vous en supplie! Je vous en supplie!

Il ne l'écoutait pas, continuait de l'embrasser, dans le cou, dans les cheveux, sur le front, mais comme il atteignait sa bouche, elle se dégagea d'un sursaut violent—et brutalement, les sourcils froncés, les bras serrés au corps, dans un ramassement de défense, elle dit:

—Allez-vous-en!... Je veux que vous vous en alliez!

Il implora à son tour:

—Je vous en prie!... Ne soyez pas fâchée ...

Elle demeurait silencieuse, les yeux vers le tapis, ramenant d'un geste nerveux ses cheveux défaits dans la lutte.

Il répéta à mi-voix:

—Vous n'êtes pas fâchée?

Puis, avant qu'elle n'eût pu répondre, il l'enlaça de nouveau.

Elle se débattit. Mais il était plus robuste, la retenait de ses bras fermes, de toute sa force surexcitée. Elle cessa presque de résister, chuchotant seulement, par instants, en un effort suprême:

—Allez-vous-en!... Je vous en supplie!... On va entrer!... On va venir!

—Mais non! mais non! répondait Mareuil ... Je vous assure ... Ne craignez rien ...

On ne venait pas, en effet: ni tante Brégy, ni visites, ni personne. Et la lutte se poursuivait, muette, solennelle, dans le désert de cet étroit salon, devant les meubles indifférents, sans autre bruit que celui des baisers, des soupirs, des supplications ou parfois des vitres vibrant au passage d'une voiture, dans la rue.

—Je vous aime ... je vous aime tant! murmurait Mareuil d'une voix sourde, oubliant soudain sa réserve, toutes ses déclarations chevaleresques.

Elle sanglotait toujours:

—Oh! partez! Je vous en supplie ... Mais je suis folle ... Mais je ne me reconnais plus ... Oh! laissez-moi!

Enfin, elle eut l'énergie de le repousser, de se débarrasser, et elle se leva d'un bond, les cheveux en désordre, les joues toutes rosées, toutes brûlantes des petites piqûres continues de sa barbe rase.

Il s'était levé également, et dans la glace, derrière elle, Lucie l'aperçut un peu décoiffé, un peu rouge, lissant sa moustache défrisée par les baisers.

Elle le regarda d'abord durement; puis, comme il souriait avec une expression enfantine de regret, elle se retourna, souriante aussi, et d'un ton de gronderie amicale:

—Je vous en prie ... Allez-vous-en ... Nous avons été d'une imprudence absurde ... Je tremble encore, en y pensant ... Il faut que vous partiez!...

Il répliqua, en se reculant:

—C'est bien ... Je vais partir ... Cependant, avant que je parte, ne voulez-vous pas me dire si je vous reverrai?...

Elle agitait la tête pour refuser, la bouche pincée d'une moue railleuse et mélancolique.

Il reprit:

—Si! Je désire plus que jamais vous revoir! Vous ne pouvez pas me dire non ... maintenant ...

Elle l'interrompit:

—Comment, «maintenant»?... Qu'entendez-vous par là?... Ah! vous avez des mots malheureux, mon cher!

Il se fit humble, essaya de pallier la faute:

—Je voulais dire: maintenant que vous savez combien je vous aime ... Comme vous êtes méchante!... Comme vous prenez méchamment toutes mes paroles!...

Elle lui tendit la main en signe de pardon:

—Au revoir!

—Au revoir!

Il regardait sa main et les yeux dans ses yeux, d'une voix précipitée il dit:

—Je m'en vais ... Mais après-demain lundi, je vous attendrai, près du pont de l'Alma, du côté du Champ de Mars ... J'y serai à deux heures ... Il y a là des endroits où l'on ne rencontre personne ... Je vous en prie, venez ...

Il l'attira sans qu'elle se défendît, lui donna sur les lèvres un lent et dernier baiser.

—Viendrez-vous?

Elle balbutia, les paupières closes:

—Je ne sais pas ... Peut-être!... Laissez-moi!

Il était sur le seuil du petit salon:

—Alors, c'est convenu!... Demain, deux heures!

Elle répliqua:

—Oui, oui, peut-être ... Je ne promets rien ...

Mais, soudain, elle tressaillit:

—Chut! Chut! Arrêtez!

Une porte par-delà les tentures, les murailles du salon, du côté de l'antichambre, s'était refermée avec un claquement lointain, et Mme Lozières guettait, la figure anxieuse, le buste penché en avant:

—On n'a pas sonné? fit-elle.

—Je ne pense pas ...

—Ce ne peut être que mon mari ... Mais non, il n'est que quatre heures ... Enfin, rentrez ... J'aime mieux cela ...

Ils revinrent dans le boudoir et s'assirent en silence:

—Mais parlez donc! murmura Lucie avec impatience ... Parlez donc!... Dites-moi quelque chose!... Vous avez vu cette pièce des Menus-Plaisirs? Est-ce aussi mauvais qu'on le raconte?

Mareuil répondit au hasard:

—Oh! ce n'est pas bien remarquable ... C'est une opérette comme on en a déjà fait cent ... Pourtant, au second acte ...

Le parquet voisin cria sous des pas lourds, et un gros homme barbu d'une quarantaine d'années, une sorte de Labernerie, pénétra dans le petit salon.

Mareuil s'était levé. Mme Lozières présenta:

—M. Mareuil, dont je t'ai souvent parlé ... Mon mari ...

Lozières serra la main de Mareuil:

—Asseyez-vous donc, monsieur!... Je suis enchanté de faire votre connaissance ... J'ai vu votre exposition au Grand-Art ... C'était ravissant!...

Puis, se tournant vers sa femme:

—Ta tante n'est donc pas venue?

Lucie repartit d'un air préoccupé:

—Mais non ... Elle devait venir à deux heures!... Je n'y comprends rien ... je suis même un peu inquiète ...

Lozières la rassura:

—Elle aura été retenue chez un fournisseur ... Elle va sans doute arriver ... D'ailleurs, je suis là pour la remplacer, si tu veux bien ... Figure-toi que le ministère a été renversé cet après-midi au début de la séance ... Alors, j'en ai profité pour filer ...

Mareuil crut habile d'intervenir.

—Ah! le ministère est tombé?

—Oui, monsieur, sur une petite question de douanes ... Et il ne l'a pas volé ... Si on m'avait écouté, si le ministre avait tenu compte de mes observations, il serait encore debout ... Mais ces gens-là sont trop bêtes, ils n'ont que ce qu'ils méritent!...

Mareuil, peu initié à la politique, approuva:

—Vous l'avez dit!

M. Lozières poursuivit:

—Et tenez, justement le ministre de l'intérieur, Dubourdet, vous en avez certainement entendu parler ...

—Je ne me rappelle pas! fit Mareuil.

—Au fait, vous étiez peut-être bien jeune dans ce temps-là!... Eh bien, savez-vous, monsieur, que monsieur votre père l'a condamné avec moi à 1,000 fr. d'amende et à huit jours de prison?

—Mon père?

—Parfaitement, mon cher monsieur! Votre père ... C'était en 1876 ... Dubourdet et moi, nous faisions du journalisme dans la Nièvre ... Un jour, nous avons été appelés en correctionnelle pour des articles contre le Maréchal ... M. Mareuil présidait ... Je m'en souviens, comme si j'y étais. Un homme froid, très courtois, qui nous bourrait de prévenances ... Ce qui ne l'a pas empêché de nous condamner ensuite au maximum ...

Mareuil fit un geste d'innocence.

—Oh! Je ne vous en rends pas responsable, dit Lozières ... Il avait bien raison, monsieur votre père ... Cela aurait dû me servir de leçon. Est-ce qu'on se dévoue, est-ce qu'on risque la prison pour une clique pareille!... Quand je songe que ce Dubourdet a été président du conseil!... Dubourdet, la risée de notre génération, cet imbécile, ce grossier personnage!... Président du conseil ... ça!... C'est à se tordre, ma parole!...

Mareuil le contemplait curieusement. Il était grand, large d'épaules, corpulent, avec une face à barbe brune, le front dénudé, sauf un restant de petits cheveux en brosse, qui s'obstinait sur le devant,—la tête des politiciens arrivés au pouvoir après le Seize-Mai, une tête classique de 363; et il avait tout des hommes de cette époque, le visage barbu, les allures tantôt arrogantes, tantôt bon enfant, la redingote en drap lisse, le pince-nez épais, la gaucherie tapageuse du parvenu. Il eût paru le lendemain à la tribune, comme successeur de Dubourdet, que les profanes s'en fussent à peine aperçus. Il ressemblait à ceux de sa génération exactement comme tous lui ressemblaient.

Lucie était sortie, sous prétexte de donner des ordres.

M. Lozières reprit avec aigreur:

—Enfin, les voilà par terre! Je n'en suis pas fâché ... D'ailleurs, eux ou d'autres, ce sera toujours la même chose. On mentionne déjà Ginestas, pour les finances!... Ginestas!!! Ha! ha! encore un de mes camarades, celui-là ... C'est lui qui m'a engagé à entrer dans l'administration ... Une jolie idée, mon cher monsieur ... Ils m'ont enterré là-dedans, enfoui comme un gêneur ... Ils m'ont nommé receveur, chef de division ... Et ils se croient quittes envers moi parce qu'ils m'ont gratifié de ça!...

Il désignait, du menton, le ruban rouge de sa boutonnière:

—Ah! non, mes gaillards!... Ce serait trop simple!... On ne s'en tire pas à si peu de frais avec un Lozières, avec un monsieur de ma taille ...

Il continuait de cracher ses rancunes, ses déceptions de fonctionnaire mécontent, citant des abus, des compromissions, des iniquités, un tas de scandales ignorés—se confiant à Gilbert, à cet inconnu, comme à un ami, à un affidé, comme au fils du feu président, qu'il supposait acquis à l'opposition, plein de haines identiques.

Et Mareuil répliquait d'un ton indécis, timoré,—tout ahuri encore de cette brusque intrusion de la politique, de la vie sociale, dans ce petit salon où, l'instant d'avant, il n'y avait que des bruissements de baisers, de supplications, de soies froissées.

Il éprouvait aussi une pitié étrange pour ce pauvre homme si près d'être trompé, une pitié que jamais l'autre, jamais M. Hardouin ne lui avait inspirée, et il faisait ses questions douces, déférentes, sympathiques comme des demandes de pardon.

—Notre ministère? s'exclamait M. Lozières. Le ministère des finances?... Pas meilleur que les autres, mon cher monsieur! Entièrement aux mains de la haute-banque, des tripoteurs ... Mais le moindre agent de change, le moindre coulissier y possède plus d'autorité que moi ... Ce matin même, le ministre m'a forcé à poser une heure, à bouleverser tous mes services. Et devinez pourquoi?... Pour recevoir une de vos connaissances ... M. Lepassereau, un banquier de troisième ordre ... C'est un peu fort, avouez-le!

Mme Lozières rentrait, accompagnée d'un valet de chambre portant le thé et qui toisa Gilbert de côté.

Le jeune homme se leva. Elle voulait le retenir:

—Vous n'accepterez pas une tasse de thé?

Il s'excusa, alléguant l'heure, un rendez-vous qu'il ne pouvait remettre.

M. Lozières déclara:

—Maintenant que vous avez appris le chemin, j'espère que nous vous reverrons ...

Il salua, en remerciant, et sortit.

Mme Lozières était demeurée impassible, sans un sourire d'intelligence, sans un regard ami.

Mareuil descendit l'escalier lentement, se retraçant une à une les péripéties de cette visite scabreuse.

«C'est égal, cela a été bon train! On ne traîne pas dans l'administration.»

Il arrivait dehors: «Bigre! Ça pince!»

Une bise glaciale l'avait cinglé, une de ces âpres bises d'avril qui charrient avec elles comme des restants d'hiver; et aussitôt il eut la sensation d'un temps pareil, d'un jour pareil, dans le passé—le jour où Mme Hardouin lui avait accordé les premiers baisers.

Après, il s'était promené à travers les rues, pendant des heures, poussé par une furie de marcher, dévisageant les femmes d'un œil fixe d'homme ivre; et, dans sa fierté, dans sa joie aveuglante, il lui semblait que, d'un revers de main, il eût pu toutes-les prendre. Oui, il se rappelait très bien cela, jusque dans les plus minutieux détails. Puis, soudain, au milieu de ces souvenirs, il crut voir M. Lozières, sa silhouette gesticulante et révoltée: «Ha! ha!... Ginestas!... La clique!... Mon cher monsieur!...» Il murmura, repris de pitié: «Pauvre diable!»—et il cherchait, recherchait, il avait besoin de retrouver pour s'étourdir l'image lointaine, l'image fugitive de Lucie suppliante et pâmée.

«Je l'aime, n'est-ce pas!... Je vais l'aimer, cette petite ... Alors, pourquoi me gêner?»

Mais il eût souhaité l'aimer davantage, être encore emporté dans cet affolement d'amour où l'on ne sent plus de repentir, où morale, scrupules, conscience fuient devant les désirs comme des fétus sous la tempête.

VI

Le lundi matin, vers la fin du déjeuner, Joseph apporta à Mareuil une dépêche.

L'adresse était écrite d'une écriture contrefaite, renversée. Il ouvrit le papier bleu et lut ce qui suit:

«Je ne pourrai venir au rendez-vous ni aujourd'hui, ni jamais. Si vous êtes un galant homme, vous oublierez un moment de folie, que je déplore aujourd'hui amèrement.

L...»

Il songea: «Un galant homme?... Ah! elle m'embête, cette enfant! Elle m'embête!»

Et pour donner le change à Mme Mareuil qu'il voyait l'épier, il déclara:

—C'est Brévannes qui me décommande ... Nous devions dîner ensemble ce soir ... Il remet le dîner à demain ...

Il n'éprouvait aucune douleur, aucune tristesse, pas même une piqûre d'amour-propre. Sitôt la dépêche lue, il avait candidement résumé son sentiment.

Elle l'embêtait! Elle allait exiger de sa part des efforts, des prières, une cour régulière et longue—peut-être même à la fin se refuser, se dérober. Elle l'embêtait!

Remonté chez lui, il se mit à réfléchir. Cette petite Lozières valait-elle qu'il commençât une lutte sérieuse, qu'il se prêtât à un flirt interminable? L'affaire lui avait paru plaisante parce qu'elle s'était engagée promptement, bien présentée. Mais s'il devenait nécessaire d'implorer, de ruser, de s'astreindre à des manœuvres compliquées, non, ce ne serait plus aussi drôle.

Il regrettait cependant de renoncer tout de suite, dès le premier obstacle, aux avantages obtenus. Du reste, il se pouvait que cette résistance ne fût qu'une feinte. Et il trouverait toujours un prétexte pour abandonner la lutte, si elle durait au-delà de son gré.

Il décida donc d'écrire à Mme Lozières une lettre désolée où il la supplierait de revenir sur sa résolution et de ne pas le désespérer.

Il dut refaire trois fois la lettre, la jugeant chaque fois trop froide, trop ironique.

Il s'excitait: «Puisque je veux la toucher, il ne faut pas lésiner sur les grands mots, lui marchander de la passion, de la douleur, de l'angoisse ...»

La quatrième rédaction lui sembla plus médiocre que les précédentes: «C'est extraordinaire!... Voyons pourtant, si Jack m'avait échappé ainsi, qu'est-ce que je lui aurais écrit?»

Cette hypothèse lui rendit promptement des forces, de la flamme, un peu de son style coutumier, et il écrivit:

«Ma chérie! Votre lettre m'a frappé en plein cœur!... Je ne puis croire à ce qu'elle renferme, à cette rupture, à ces adieux ... Après hier, après ces heures divines, vous voudriez me causer l'immense douleur de ne plus vous revoir, vous voudriez me priver de vous, de votre beauté, de votre voix si suave, à jamais!!!... Non, vous ne pourrez pas avoir cette cruauté, pas plus que moi je ne pourrai oublier ce que vous m'ordonnez d'oublier, car on n'oublie pas l'inoubliable ... J'irai donc vous attendre, malgré vos prières ... Je vous attendrai une heure, deux heures,—jusqu'à la nuit. Et si vous n'êtes pas venue, je recommencerai le lendemain, les jours suivants, sans trève, jusqu'à ce que vous veniez ... Agréez, ma chérie, toutes mes tendresses, je voudrais dire tous mes plus tendres baisers ...»

Il se frottait les mains:

—Cela, au moins, c'est plus heureux! Ça a du pleur, ça a de la larme!

Il souligna l'inoubliable, cacheta la lettre, et, en bas, la remit à un cocher:

—Portez vite ... Pas de réponse!

Le fiacre s'éloigna au grand trot.

Il faisait un temps tiède; et le soleil bien franc, bien rassuré, baignait d'une lumière douce les marronniers vert-pâle de l'avenue.

A une heure et demie, Mareuil sortit de nouveau et s'achemina vers le pont de l'Alma.

Il se sentait tout léger, tout rapide dans ses vêtements d'été, délivré de la pesanteur des draps d'hiver, de la gaîne embarrassante du paletot lourd; et il avait peine à ralentir son pas, pour ne point arriver en avance au rendez-vous.

Il se récitait en marchant les termes de sa lettre, s'égayait de leur ton douloureux, mais tout à coup, il eut une inquiétude:

«Et si elle ne venait pas ... Si elle ne venait qu'à trois heures, qu'à quatre heures, ou même si elle ne venait que demain ... Je n'y serais certainement plus et j'aurais l'air d'un pitre!... Ah! ce n'est pas si fort que cela, ce que je lui ait écrit ... Ah! non, ce n'est pas fort!...»

Pourtant, les premières minutes d'attente ne lui furent pas trop pénibles. Il avait sous les yeux un défilé incessant de grosses charrettes surchargées de moellons, de voitures découvertes emportant des femmes en toilettes claires, de municipaux galopant vers le Palais-Bourbon, d'ordonnances ramenant à une allure sage les chevaux de leurs officiers. En bas, sur la Seine luisante, les bateaux-mouches flottaient en hurlant. Des invalides passaient, la jambe boiteuse, ou le bras vide de leur longue tunique ballant glorieusement sur la poitrine; et tout ce tumulte le distrayait.

Mais au bout d'un quart d'heure, il se lassa. Il lui accordait un suprême délai de vingt minutes, à la jeune Lozières et si, dans vingt minutes elle n'était pas venue, il s'en allait, il la laissait, pour toute la vie, au plaisir de causer avec son mari de Dubourdet, de Ginestas et des infamies de l'opportunisme.

Il tenait sa montre à la main, par paresse de la retirer du gousset, et restait immobile à l'angle du parapet, l'œil au guet vers l'avenue qui montait loin, entre ses deux murailles d'arbres verts. Deux heures et demie sonnèrent à un bâtiment voisin.

Il aurait voulu attirer Lucie par un charme, savoir des gestes, des passes magiques qui l'eussent fait sortir de chez elle, glisser jusqu'à lui, surgir soudain de la foule.

«Encore dix minutes de grâce, pensa-t-il ... Je ne peux pas faire moins ... D'ailleurs, au temps de Jack, j'ai attendu bien autrement ...»

Une voiture, capote baissée, s'arrêta juste à cet instant devant lui, frôlant le rebord du trottoir. Il se pencha discrètement, et, au fond, il reconnut Mme Lozières, la figure toute mouchetée des pois noirs d'une courte voilette.

Elle s'avança un peu:

—Je suis venue pour que vous ne m'attendiez pas indéfiniment ... Qu'avez-vous à me dire?

Elle avait prononcé ces mots d'une voix attristée, et, sur ses joues, on voyait des traces roses, comme si elle eût pleuré.

Mareuil répliqua:

—Vous n'avez pas lu ma lettre?

—Si, je l'ai lue ... et je vous en remercie ...

—Eh bien?

—Eh bien! elle n'a pas changé mes résolutions ...

Des passants se retournaient, cherchaient à pénétrer le mystère de ce colloque suspect, de cette capote abaissée.

Mareuil balbutia:

—Je vous répète que je ne vous crois pas ... Seulement, il m'est impossible de vous parler ici ... Tout le monde nous observe ... Permettez-moi de monter avec vous ...

Elle eut un geste d'effroi:

—Oh! non ... par exemple!

—Alors, descendez! fit Mareuil d'un ton impatient.

Puis, se reprenant, plus courtoisement:

—Je vous en prie, descendez ... Nous marcherons un peu ... Je m'expliquerai ... Vous êtes libre de vos actes, libre de me repousser ... Mais ai-je mérité que vous me traitiez si brutalement, après tant de tendresse?...

Elle exhala un soupir:

—Je vous cède encore ... C'est la dernière fois, la dernière ...

Elle paya le cocher, et ils se mirent en marche vers le Trocadéro, longeant la pierre grise des quais presque déserts.

Mareuil aborda hardiment le débat:

—Ainsi, du jour au lendemain, vous ne voulez plus me revoir?... Pourquoi?... En quoi vous ai-je offensée?... En quoi vous ai-je déplu?...

Elle répondit:

—Pourquoi?... Pourquoi?... Je vous l'ai écrit ... Parce qu'hier j'étais folle et qu'aujourd'hui je ne le suis plus ...

Il essaya de l'interrompre. Elle continua:

—Non, mon ami. J'ai trop souffert à l'arrivée de mon mari ... J'ai trop souffert, cette nuit, en me rappelant la scène de l'après-midi ... C'était ignoble cet abandon!... J'ai eu un moment d'égarement, soit ... Mais recommencer, oh! jamais ...

—Et moi, mes souffrances, mes regrets ... Cela vous est indifférent que je souffre? murmura Mareuil d'un ton pénétré.

Elle dit avec calme:

—Au contraire, cela me fait beaucoup de peine ... En vous écrivant, ce matin, j'ai pleuré; et j'ai pleuré tantôt en lisant votre lettre ... Vous voyez je ne me cache pas de vous ...

—C'est donc que vous avez pour moi un peu de sympathie ... Qu'est-ce qui vous retient, alors, de me revoir, comme maintenant?... Quels dangers courez-vous?...

Elle s'exclama:

—Quels dangers?... Vous le savez bien ... D'abord, on peut nous rencontrer ...

—S'il n'y avait que cela, rien de plus simple que de venir chez moi ...

Elle riposta:

—Chez vous?... Comment, chez vous?...

—Oui, chez moi ... un appartement que j'ai ... dans un quartier peu fréquenté, dans une maison très tranquille ...

Elle s'écria, en raillant:

—Et qui étouffe les cris des victimes ... Au moins vous êtes franc!... Vous non plus, vous ne dissimulez pas ... Voilà votre but: m'amener chez vous ... comme toutes celles que vous avez connues avant moi, ou que vous connaîtrez, après ... m'amener dans votre chambre à aimer, dans votre abattoir ...

Il répliqua d'une voix lente:

—Oh! on ne vous y ferait pas grand mal, dans mon abattoir!... Pas plus, en tout cas, qu'à celle qui vous y a précédée ...

—Ah! vous avouez? dit Mme Lozières.

Mareuil prit un ton sérieux:

—Oui, j'avoue que j'ai aimé une femme avant vous.

—Une seule? Vous m'étonnez!

Il répéta du même ton:

—Une seule ...

Et il ajouta:

—Naturellement, cela vous étonne ... Vous persistez à me juger pareil aux autres ... Vous ne voulez pas admettre chez les hommes la possibilité d'une affection vraie, d'une fidélité durable!...

C'était son fort, son grand air que ce morceau sur la fidélité masculine; et il le lança de nouveau avec largeur, avec abondance, sûr de ses effets, vantant ses propres facultés de dévouement exclusif et unique, célébrant l'amant irréprochable qu'il avait été, faisant encore l'article de lui-même sans hésitation ni vergogne.

Elle semblait reprise d'intérêt, d'indulgence, réclamait timidement des détails: quelle femme était-ce, les raisons, de la rupture et si, ensuite, il avait souffert?

Mareuil répondit vaguement: une femme du monde, un mari très jaloux, surveillance tyrannique, rendez-vous toujours contrariés, à tel point que, d'un commun accord, ils s'étaient résignés à rompre.

—Depuis longtemps? questionna Mme Lozières ...

—Cela date? fit Mareuil ... Voyons?...

Il feignit de calculer et froidement:

—Cela date de six mois!

Elle dit d'un air malicieux:

—Je comprends que vous ayez hâte de la remplacer!...

Mareuil se sauva par un accent sincère:

—Vous avez tort de plaisanter!... C'est une personne que j'ai profondément aimée ... Un jour, si jamais nous cessions de nous voir, je ne voudrais pas qu'on parlât ainsi de vous ...

Elle comprit sa double maladresse de l'avoir blessé dans ses souvenirs et d'avoir paru jalouse:

—Excusez-moi ... J'ai dit une bêtise ... Je n'avais pas l'intention de vous froisser ...

Il lui serra longuement la main en déclarant:

—Il n'y a pas de mal ... De grand cœur, je vous pardonne!...

Ils avaient franchi le pont du Trocadéro, et ils gravissaient les jardins en pente. Dans un recoin d'allée, sous des arbres formant charmille, Mareuil aperçut un banc écarté.

—Si nous nous asseyions!

Elle accepta et ils s'assirent.

La conversation languissait, tous deux n'osant reprendre la discussion où ils l'avaient laissée, perdre par une imprudence le terrain gagné. C'était entre eux comme un secret armistice.

Ils parlaient de Monneville, de leur enfance, de leurs relations communes, tandis que Mareuil, la tête basse, esquissait sur le sable, du bout de sa canne, des raies, des cercles inachevés.

Mme Lozières enfin se leva et annonça:

—Je m'en vais!... Au revoir!

Mareuil restait assis:

—Oh! pas encore!... Mais dites-moi, vous reviendrez demain?

—Pensez-vous que je doive revenir?

Elle le regardait comme au départ, la première fois, avenue Kléber. Il se détourna avec un dégoût subit, ne pouvant supporter cet admirable regard de soumission, de tendresse absolues, ne pouvant surtout la regarder de même. Il lui semblait niais, grossier, indigne de lui, ce regard, et il se sentait incapable de l'imiter, de simuler une expression pareille.

Il domina pourtant son malaise, et assura:

—Je crois bien que je le pense!... Demain à deux heures, même endroit, je vous attendrai!

—Simple promenade, n'est-ce pas? Promenade d'amis? fit Mme Lozières.

—Bien entendu! dit Mareuil d'un ton un peu narquois.


Elle fut exacte au rendez-vous. Elle y revint le lendemain, le surlendemain, toute la semaine.

Ils se promenaient dans les jardins lointains, les tristes faubourgs de la banlieue, les quartiers populeux et misérables, le matin ou bien l'après-midi, aux heures où ils supposaient leurs amis, leurs parents occupés dans le centre, au Bois—ailleurs.

Ils visitèrent, de cette façon, le parc de Saint-Ouen, le parc de Montsouris, le Jardin des Plantes, les environs d'Asnières, les berges de la Seine, toujours à pied, car elle ne consentait point à prendre de voitures.

Mareuil ne la pressait pas, affectait de ne plus l'obséder de prières.

Il lui avait dit:

—Je ne veux pas vous forcer ... Vous viendrez chez moi lorsque cela vous fera plaisir!

Et, au moment de la quitter, il se bornait à réitérer son invitation avec un salut cérémonieux:

—Quand il vous plaira, chère Madame!

Elle s'inclinait gravement:

—Pas aujourd'hui, cher Monsieur!

Mais, au fond, elle était surprise de cette patience exceptionnelle, de cette réserve presque insolente; et un jour, à la question quotidienne, elle ne put s'empêcher de répondre:

—Pourquoi voulez-vous que je vienne chez vous? Nous sommes déjà camarades ... A quoi bon aller plus loin?... C'est si bien ainsi!

La remarque le secoua d'abord comme un coup de fouet. Puis, se remettant:

—En voilà une idée!... Mais pas du tout! Pas du tout!

Elle repartit en riant:

—Une excellente idée au contraire!

Il rentra, ce soir-là, avec un sourd mécontentement. Il repassait en revue les huit jours de cette semaine, les ballades à travers les boulevards crapuleux, les fauves du Jardin-des-Plantes, les causeries joviales et un peu grivoises, ces huit jours perdus, où il lui avait été si commode, sans qu'il s'en doutât, de s'abstenir de déclarations, et il réfléchit:

«Elle a raison ... Nous devenons une paire de camarades ... J'aurais dû me montrer plus entreprenant ... Ce n'est pas cependant le désir qui me manque!...»

Bien souvent, durant cette semaine, dans les coins obscurs des parcs, au détour d'une allée, la tentation lui était venue d'enlacer Lucie, de l'embrasser de nouveau, de l'avoir encore contre lui, haletante. Mais une sorte de timidité l'avait chaque fois arrêté, une sorte de nonchalance, à la pensée qu'il faudrait joindre à ce geste des protestations d'amour, des paroles tendres ou passionnées,—la regarder d'un de ces longs regards plongeurs qu'il ne savait plus faire, dont la vue même lui répugnait.

«Non, ce n'est pas le désir qui me manque! songeait-il ... Ce serait plutôt le contraire!... Dans la rue, au théâtre, j'ai envie de toutes les femmes ... Bien naturel, du reste!... Au bout de deux mois presque ... Au bout de deux mois, les souvenirs, cela ne suffit plus!... Alors il n'y aurait que cette petite qui me glace, qui m'interloque?... Nous dompterons ça!...»

Il se promit de recommencer la lutte, de la mener rondement à l'avenir, sans répit ni merci—de la terminer bien ou mal, mais vite; et, dès le lendemain, il mit à exécution son projet.

Ils étaient arrivés après une heure de promenade, environ, à l'extrême limite du boulevard Bineau. Ils tournèrent à droite, suivant le chemin qui côtoie la Seine. Puis, Mme Lozières se plaignant de fatigue, ils s'assirent au premier banc qu'ils rencontrèrent.

Devant eux, la rivière coulait lente et déserte, contournant une île dont les verdures touffues laissaient voir, par endroits, des pans de murs blanchâtres, des bâtiments en briques, ces cabarets où, le dimanche, le petit monde va danser, manger des fritures amères et se saouler un peu.

—C'est joli ici! dit Mme Lozières ... Et puis je suis bien aise de me reposer ... Ah! vous pourrez vous vanter de m'avoir fait marcher!...

Mareuil saisit le mot et à mi-voix:

—Nous marchons! Nous marchons, je ne dis pas!... Mais nous n'avançons pas!

Elle l'examina d'un œil sévère. Il continua sans se troubler;

—Non, nous n'avançons pas!... Nous avons fait le tour de Paris, mais nous en sommes toujours au même point ... Vous devriez vous décider, venir chez moi pourtant ... Ces promenades sont de la dernière légèreté et je me demande combien de jours encore elles se prolongeront, comment elles finiront!...

Elle riposta:

—Aujourd'hui même, si vous voulez ... J'ajoute que je les regretterai, car j'ai passé là avec vous des journées charmantes ...

Et comme s'approuvant d'une pensée intime:

—Oui, elles finiront aujourd'hui!... Elles ne vous contentent plus ... Il vous faut davantage ... Mieux vaut donc en demeurer là ...

Mareuil s'écria d'un air de commisération:

—Quoi! Cela vous effraie de venir chez moi?... Et vous reconnaissez cependant que je ne vous déplais pas, que vous avez du plaisir en ma société!... C'est enfantin!

—Pas si enfantin que vous le dites! fit Mme Lozières.

Et elle donna ses motifs. D'abord, bien qu'ayant cessé de pratiquer, en province, afin de ne pas nuire à l'avancement de son mari et pour éviter les criailleries des radicaux, elle était restée religieuse. Elle gardait l'aversion, la terreur du péché. Ensuite, elle aimait M. Lozières, non pas, certes, d'une passion aiguë et emportée, mais d'une affection solide, fortifiée par le temps; et elle ne se fût pas pardonné d'être pour lui une cause de chagrin ou de honte.

Elle avait proféré cette déclaration traditionnelle d'une voix presque administrative, comme un maire lisant, avec une solennité voulue, les articles délabrés du Code, et elle ajouta:

—Vous devinez que vous n'avez rien à espérer de moi,—rien, sinon une bonne amitié et un bon souvenir ...

Il pensa: «Elle ne disait pas tout cela, chez elle, quand elle râlait dans mes bras!»—et d'un ton attendri:

—Je vous suis très reconnaissant de votre franchise! fit-il ... Il y aurait beaucoup à vous répondre ... Mais pourquoi discuter?... Je ne désire vous prendre ni par la pitié ni par le raisonnement. Tout ce que je souhaite, c'est de ne pas vous perdre, c'est que vous acceptiez de revenir à ces rendez-vous, si toutefois ils ne vous sont pas désagréables ...

—Désagréables? Aucunement ... A condition, pourtant, que vous me promettiez de ne jamais me parler de ce que vous savez!...

—Je vous le promets!

Pendant les quatre jours qui suivirent, il tint sa promesse.

Il avait son plan, ne guettait qu'une occasion de se trouver seul à seul avec Mme Lozières, dans une chambre close, chez elle, chez lui, n'importe où, et là, de lui fermer la bouche sous ses baisers, d'en faire de nouveau cette pauvre chose inanimée, sans volonté, sans force qu'il avait vue une fois entre ses mains, vaincue, et que maintenant il ne lâcherait plus.


Un matin, il crut le moment propice. Depuis l'aube, la pluie ne cessait de tomber, une pluie épaisse et obstinée, qui chassait des rues la gaieté printanière, salissait toute la ville, jetait dans l'air mouillé des fraîcheurs rudes de bord de mer. Et lorsque Lucie arriva au rendez-vous, avenue Montaigne, Mareuil s'écria:

—Il me semble qu'aujourd'hui notre à-pied sera un peu humide!

Elle répondit:

—Aussi je ne suis venue que par correction, que pour échanger un petit bonjour, et je rentre vite ...

Mareuil la retint:

—Attendez, j'ai une autre idée ... Votre mari déjeune ce matin chez le ministre ... n'est-ce pas?... Si, vous, vous veniez déjeûner avec moi à la campagne?... A Ville d'Avray, par exemple!... Outre que nous sommes en semaine, par ce temps de canard, il est certain que nous ne rencontrerons personne ... Nous aurons le restaurant à nous, à nous tout seuls ... Voyons, qu'en dites-vous?

Elle se taisait. Mareuil reprit:

—Pas chez moi, vous comprenez! A Ville-d'Avray! Vous avez justement une voilette tout à fait pour campagne ... Et je vous donne mon billet que ce ne serait pas ennuyeux cette petite excursion de camarades!

Elle se taisait encore.

—Vous ne voulez pas? J'ai une voiture excellente. Elle m'enlève ... Elle vous enlève ... L'oiseau chante dans les bois!...

Il montrait du regard une Victoria de louage stationnant à quelques pas de là.

Mme Lozières souriait, paraissait séduite,—sa pudeur comme en détresse, comme usée par tous ces rendez-vous fréquents.

—Et chez moi? fit-elle enfin ... Chez moi? Que raconterai-je? Comment expliquer mon absence?

Gilbert répondit d'un air sceptique:

—Chère Madame et amie, vous ne me ferez pas croire que c'est le manque d'imagination qui arrête une personne aussi spirituelle ...

Elle se récria, mais il poursuivit:

—Non, la vérité, dois-je vous l'avouer?... La vérité est que vous avez peur de moi!...

—Peur de vous? fit Mme Lozières avec hauteur.

—Oui, peur de moi!... Vous redoutez que dans le tête-à-tête je ne sois pas de force à observer nos conventions ... Vous avez tort, et au risque de vous paraître fat, j'oserai vous dire qu'en ce qui me concerne, vos craintes sont exagérées ...

Elle eut la faiblesse de s'offusquer:

—Ah! vous avez des façons de me parler!...

Mareuil l'interrompit:

—Des façons bien sincères, sincères jusqu'à la maladresse ... Je vous rappelais que depuis l'autre fois, je vous ai toujours témoigné un respect de première qualité et que j'étais disposé à continuer ... Cela vous blesse?... Je retire ce que j'ai dit ... Entendu!... Ce n'est pas de moi que vous avez peur!...

—Et de qui, alors? fit-elle brusquement, comme giflée par cette impertinence.

Mareuil s'esquiva:

—Je l'ignore ... Je vous propose une partie inoffensive ... Vous refusez ... J'en conclus qu'elle vous effraie ... Voilà tout!...

Il se mit à inspecter son soulier droit qu'encerclait une fine bordure de boue séchée.

Mme Lozières se sentait glisser au piège de ce défi, envahir par une de ces rages enjôleuses qu'on sait stupides, funestes,—mais toujours plus puissantes que la raison, la prudence, l'intérêt.

Elle répéta avec un ton d'ironie:

—Cela m'effraie?... Voilà tout?... Eh bien! vous vous trompez, mon cher ... Vous allez être bien étonné!... J'accepte!...

«Allons donc!» pensa-t-il—et à haute voix:

—Je vous fais mes excuses, chère Madame, et tous mes remerciements!...

Ils montèrent dans la voiture, qui fila, par le Bois de Boulogne, vers Ville-d'Avray.

Mareuil se tenait ostensiblement dans un des coins de la Victoria, laissant entre lui et Mme Lozières un large espace, un espace pudique et rassurant qui empêchait les cahots effarouchants, les rapprochements incorrects. Cependant, malgré ses efforts de discrétion, il l'apercevait toute repentante d'avoir cédé à ce bête mouvement de bravoure, tout apeurée de se voir auprès de lui, sous cette geôle obscure de la capote baissée, du tablier tendu; et, en l'observant, il pensait maussadement:

«Elle est sur l'œil!... Mauvaise affaire!... Cela n'ira pas tout seul!...»

Il était midi et demi, quand ils atteignirent le restaurant des Etangs.

Trois maîtres d'hôtel s'empressèrent à leur rencontre. Le cabaret était vide, absolument silencieux, à part le ruissellement de l'eau le long des charmilles abandonnées, des tonnelles solitaires. On les introduisit dans un étroit cabinet sombre, attenant au jardin. De la fenêtre on découvrait le lac gris, comme en ébullition sous les piqûres ricochantes de la pluie et, au loin, des arbustes, penchés, décoiffés par l'averse.

Mareuil commanda; puis, se tournant vers Lucie, assise en face de lui sur un divan de velours rouge.

—Préférez-vous que la porte demeure ouverte?

Elle comprit son intention, et avec un sourire:

—Non, Monsieur ... Pas de générosité!... Fermez toutes les portes!

—Vous êtes simplement héroïque! dit-il en s'inclinant.

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