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La Cité Antique: Étude sur Le Culte, Le Droit, Les Institutions de la Grèce et de Rome

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CHAPITRE IX.

L'ANTIQUE MORALE DE LA FAMILLE.

L'histoire n'étudie pas seulement les faits matériels et les institutions; son véritable objet d'étude est l'âme humaine; elle doit aspirer à connaître ce que cette âme a cru, a pensé, a senti aux différents âges de la vie du genre humain.

Nous avons montré, au début de ce livre, d'antiques croyances que l'homme s'était faites sur sa destinée après la mort. Nous avons dit ensuite comment ces croyances avaient engendré les institutions domestiques et le droit privé. Il reste à chercher quelle a été l'action de ces croyances sur la morale dans les sociétés primitives. Sans prétendre que cette vieille religion ait créé les sentiments moraux dans le coeur de l'homme, on peut croire du moins qu'elle s'est associée à eux pour les fortifier, pour leur donner une autorité plus grande, pour assurer leur empire et leur droit de direction sur la conduite de l'homme, quelquefois aussi pour les fausser.

La religion de ces premiers âges était exclusivement domestique; la morale l'était aussi. La religion ne disait pas à l'homme, en lui montrant un autre homme: Voilà ton frère. Elle lui disait: Voilà un étranger; il ne peut pas participer aux actes religieux de ton foyer, il ne peut pas approcher du tombeau de ta famille, il a d'autres dieux que toi et il ne peut pas s'unir à toi par une prière commune; tes dieux repoussent son adoration et le regardent comme leur ennemi; il est ton ennemi aussi.

Dans cette religion du foyer, l'homme ne prie jamais la divinité en faveur des autres hommes; il ne l'invoque que pour soi et les siens. Un proverbe grec est resté comme un souvenir et un vestige de cet ancien isolement de l'homme dans la prière. Au temps de Plutarque on disait encore à l'égoïste: Tu sacrifies au foyer. [1] Cela signifiait: Tu t'éloignes de tes concitoyens, tu n'as pas d'amis, tes semblables ne sont rien pour toi, tu ne vis que pour toi et les tiens. Ce proverbe était l'indice d'un temps où, toute religion étant autour du foyer, l'horizon de la morale et de l'affection ne dépassait pas non plus le cercle étroit de la famille.

Il est naturel que l'idée morale ait eu son commencement et ses progrès comme l'idée religieuse. Le dieu des premières générations, dans cette race, était bien petit; peu à peu les hommes l'ont fait plus grand; ainsi la morale, fort étroite d'abord et fort incomplète, s'est insensiblement élargie jusqu'à ce que, de progrès en progrès, elle arrivât à proclamer le devoir d'amour envers tous les hommes. Son point de départ fut la famille, et c'est sous l'action des croyances de la religion domestique que les devoirs ont apparu d'abord aux yeux de l'homme.

Qu'on se figure cette religion du foyer et du tombeau, à l'époque de sa pleine vigueur. L'homme voit, tout près de lui la divinité. Elle est présente, comme la conscience même, à ses moindres actions. Cet être fragile se trouve sous les yeux d'un témoin qui ne le quitte pas. Il ne se sent jamais seul. A côté de lui, dans sa maison, dans son champ, il a des protecteurs pour le soutenir dans les labeurs de la vie et des juges pour punir ses actions coupables. « Les Lares, disent les Romains, sont des divinités redoutables qui sont chargées de châtier les humains et de veiller sur tout ce qui se passe dans l'intérieur des maisons. » — « Les Pénates, disent-ils encore, sont les dieux qui nous font vivre; ils nourrissent notre corps et règlent notre âme. » [2]

On aimait à donner au foyer l'épithète de chaste et l'on croyait qu'il commandait aux hommes la chasteté. Aucun acte matériellement ou moralement impur ne devait être commis à sa vue.

Les premières idées de faute, de châtiment, d'expiation semblent être venues de là. L'homme qui se sent coupable ne peut plus approcher de son propre foyer; son dieu le repousse. Pour quiconque a versé le sang, il n'y a plus de sacrifice permis, plus de libation, plus de prière, plus de repas sacré. Le dieu est si sévère qu'il n'admet aucune excuse; il ne distingue pas entre un meurtre involontaire et un crime prémédité. La main tachée de sang ne peut plus toucher les objets sacrés. [3] Pour que l'homme puisse reprendre son culte et rentrer en possession de son dieu, il faut au moins qu'il se purifie par une cérémonie expiatoire. [4] Cette religion connaît la miséricorde; elle a des rites pour effacer les souillures de l'âme; si étroite et si grossière qu'elle soit, elle sait consoler l'homme de ses fautes mêmes.

Si elle ignore absolument les devoirs de charité, du moins elle trace à l'homme avec une admirable netteté ses devoirs de famille. Elle rend le mariage obligatoire; le célibat est un crime aux yeux d'une religion qui fait de la continuité de la famille le premier et le plus saint des devoirs. Mais l'union qu'elle prescrit ne peut s'accomplir qu'en présence des divinités domestiques; c'est l'union religieuse, sacrée, indissoluble de l'époux et de l'épouse. Que l'homme ne se croie pas permis de laisser de côté les rites et de faire du mariage un simple contrat consensuel, comme il l'a été à la fin de la société grecque et romaine. Cette antique religion le lui défend, et s'il ose le faire, elle l'en punit. Car le fils qui vient à naître d'une telle union, est considéré comme un bâtard, c'est-à-dire comme un être qui n'a pas place au foyer; il n'a droit d'accomplir aucun acte sacré; il ne peut pas prier. [5]

Cette même religion veille avec soin sur la pureté de la famille. A ses yeux, la plus grave faute qui puisse être commise est l'adultère. Car la première règle du culte est que le foyer se transmette du père au fils; or l'adultère trouble l'ordre de la naissance. Une autre règle est que le tombeau ne contienne que les membres de la famille; or le fils de l'adultère est un étranger qui est enseveli dans le tombeau. Tous les principes de la religion sont violés; le culte est souillé, le foyer devient impur, chaque offrande au tombeau devient une impiété. Il y a plus: par l'adultère la série des descendants est brisée; la famille, même à l'insu des hommes vivants, est éteinte, et il n'y a plus de bonheur divin pour les ancêtres. Aussi le Hindou dit-il: « Le fils de l'adultère anéantit dans cette vie et dans l'autre les offrandes adressées aux mânes. » [6]

Voilà pourquoi les lois de la Grèce et de Rome donnent au père le droit de repousser l'enfant qui vient de naître. Voilà aussi pourquoi elles sont si rigoureuses, si inexorables pour l'adultère. A Athènes il est permis au mari de tuer le coupable. A Rome le mari, juge de la femme, la condamne à mort. Cette religion était si sévère que l'homme n'avait pas même le droit de pardonner complètement et qu'il était au moins forcé de répudier sa femme. [7]

Voilà donc les premières lois de la morale domestique trouvées et sanctionnées. Voilà, outre le sentiment naturel, une religion impérieuse qui dit à l'homme et à la femme qu'ils sont unis pour toujours et que de cette union découlent des devoirs rigoureux dont l'oubli entraînerait les conséquences les plus graves dans cette vie et dans l'autre. De là est venu le caractère sérieux et sacré de l'union conjugale chez les anciens et la pureté que la famille a conservée longtemps.

Cette morale domestique prescrit encore d'autres devoirs. Elle dit à l'épouse qu'elle doit obéir, au mari qu'il doit commander. Elle leur apprend à tous les deux à se respecter l'un l'autre. La femme a des droits, car elle a sa place au foyer; c'est elle qui a la charge de veiller à ce qu'il ne s'éteigne pas. [8] Elle a donc aussi son sacerdoce. Là où elle n'est pas, le culte domestique est incomplet et insuffisant. C'est un grand malheur pour un Grec que d'avoir « un foyer privé d'épouse ». [9] Chez les Romains, la présence de la femme est si nécessaire dans le sacrifice, que le prêtre perd son sacerdoce en devenant veuf. [10]

On peut croire que c'est à ce partage du sacerdoce domestique que la mère de famille a dû la vénération dont on n'a jamais cessé de l'entourer dans la société grecque et romaine. De là vient que la femme a dans la famille le même titre que son mari: les Latins disent pater familias et mater familias, les Grecs [Grec: oichodespotaes] et [Grec: oichodespoina], les Hindous grihapati, grihapatni. De là vient aussi cette formule que la femme prononçait dans le mariage romain: Ubi tu Caius, ego Caia, formule qui nous dit que, si dans la maison il n'y a pas égale autorité, il y a au moins dignité égale.

Quant au fils, nous l'avons vu soumis à l'autorité d'un père qui peut le vendre et le condamner à mort. Mais ce fils a son rôle aussi dans le culte; il remplit une fonction dans les cérémonies religieuses; sa présence, à certains jours, est tellement nécessaire que le Romain qui n'a pas de fils est forcé d'en adopter un fictivement pour ces jours-là, afin que les rites soient accomplis. [11] Et voyez quel lien puissant la religion établit entre le père et le fils! On croit à une seconde vie dans le tombeau, vie heureuse et calme si les repas funèbres sont régulièrement offerts. Ainsi le père est convaincu, que sa destinée après cette vie dépendra du soin que son fils aura de son tombeau, et le fils, de son côté, est convaincu que son père mort deviendra un dieu et qu'il aura à l'invoquer.

On peut deviner tout ce que ces croyances mettaient de respect et d'affection réciproque dans la famille. Les anciens donnaient aux vertus domestiques le nom de piété: l'obéissance du fils envers le père, l'amour qu'il portait à sa mère, c'était de la piété, pietas erga parentes; l'attachement du père pour son enfant, la tendresse de la mère, c'était encore de la piété, pietas erga liberos. Tout était divin dans la famille. Sentiment du devoir, affection naturelle, idée religieuse, tout cela se confondait, ne faisait qu'un, et s'exprimait par un même mot.

Il paraîtra peut-être bien étrange de compter l'amour de la maison parmi les vertus; c'en était une chez les anciens. Ce sentiment était profond et puissant dans leurs âmes. Voyez Anchise qui, à la vue de Troie en flammes, ne veut pourtant pas quitter sa vieille demeure. Voyez Ulysse à qui l'on offre tous les trésors et l'immortalité même, et qui ne veut que revoir la flamme de son foyer. Avançons jusqu'à Cicéron; ce n'est plus un poëte, c'est un homme d'État qui parle: « Ici est ma religion, ici est ma race, ici les traces de mes pères; je ne sais quel charme se trouve ici qui pénètre mon coeur et mes sens. » [12] Il faut nous placer par la pensée au milieu des plus antiques générations, pour comprendre combien ces sentiments, affaiblis déjà au temps de Cicéron, avaient été vifs et puissants. Pour nous la maison est seulement un domicile, un abri; nous la quittons et l'oublions sans trop de peine, ou, si nous nous y attachons, ce n'est que par la force des habitudes et des souvenirs. Car pour nous la religion n'est pas là; notre dieu est le Dieu de l'univers et nous le trouvons partout. Il en était autrement chez les anciens; c'était dans l'intérieur de leur maison qu'ils trouvaient leur principale divinité, leur providence, celle qui les protégeait individuellement, qui écoutait leurs prières et exauçait leurs voeux. Hors de sa demeure, l'homme ne se sentait plus de dieu; le dieu du voisin était un dieu hostile. L'homme aimait alors sa maison comme il aime aujourd'hui son église. [13]

Ainsi ces croyances des premiers âges n'ont pas été étrangères au développement moral de cette partie de l'humanité. Ces dieux prescrivaient la pureté et défendaient de verser le sang; la notion de justice, si elle n'est pas née de cette croyance, a du moins été fortifiée par elle. Ces dieux appartenaient en commun à tous les membres d'une même famille; la famille s'est ainsi trouvée unie par un lien puissant, et tous ses membres ont appris à s'aimer et à se respecter les uns les autres. Ces dieux vivaient dans l'intérieur de chaque maison; l'homme a aimé sa maison, sa demeure fixe et durable qu'il tenait de ses aïeux et léguait à ses enfants comme un sanctuaire.

L'antique morale, réglée par ces croyances, ignorait la charité; mais elle enseignait du moins les vertus domestiques. L'isolement de la famille a été, chez cette race, le commencement de la morale. Là les devoirs ont apparu, claire, précis, impérieux, mais resserrés dans un cercle restreint. Et il faudra, nous rappeler, dans la suite de ce livre, ce caractère étroit de la morale primitive; car la société civile, fondée plus tard sur les mêmes principes, a revêtu le même caractère, et plusieurs traits singuliers de l'ancienne politique s'expliqueront par là. [14]

NOTES

[1] [Grec: Estia thueis]. Pseudo-Plutarch., édit. Dubner, V, 167.

[2] Plutarque, Quest. rom., 51. Macrobe, Sat., III, 4.

[3] Hérodote, I, 35. Virgile, Én., II, 719. Plutarque, Thésée, 12.

[4] Apollonius de Rhodes, IV, 704-707. Eschyle, Choeph., 96.

[5] Isée, VII. Démosthènes, in Macari.

[6] Lois de Manou, III, 175.

[7] Démosthènes, in Neoer., 89. Il est vrai que, si cette morale primitive condamnait l'adultère, elle ne réprouvait pas l'inceste; la religion l'autorisait. Les prohibitions relatives au mariage étaient au rebours des nôtres: il était louable d'épouser sa soeur (Démosthènes, in Neoer., 22; Cornélius Nepos, prooemium; id., Vie de Cimon; Minucius Felix, in Octavio), mais il était défendu, en principe, d'épouser une femme d'une autre ville.

[8] Caton, 143. Denys d'Halicarnasse, II, 22. Lois de Manou, III, 62; V, 151.

[9] Xénophon, Gouv. de Lacéd..

[10] Plutarque, Quest. rom., 50.

[11] Denys d'Halicarnasse, II, 20, 22.

[12] Cicéron, De legib., II, 1. Pro domo, 41.

[13] De là la sainteté du domicile, que les anciens réputèrent toujours inviolable. Démosthènes, in Androt., 52; in Evergum, 60. Digeste, de in jus voc., II, 4.

[14] Est-il besoin d'avertir que nous avons essayé, dans ce chapitre, de saisir la plus ancienne morale des peuples qui sont devenus les Grecs et les Romains? Est-il besoin d'ajouter que cette morale s'est modifiée ensuite avec le temps, surtout chez les Grecs? Déjà dans l'Odyssée nous trouverons des sentiments nouveaux et d'autres moeurs; la suite de ce livre le montrera.

CHAPITRE X.

LA GENS À ROME ET EN GRÈCE.

On trouve chez les jurisconsultes romains et les écrivains grecs les traces d'une antique institution qui paraît avoir été en grande vigueur dans le premier âge des sociétés grecque et italienne, mais qui, s'étant affaiblie peu à peu, n'a laissé que des vestiges à peine perceptibles dans la dernière partie de leur histoire. Nous voulons parler de ce que les Latins appelaient gens et les Grecs [Grec: genos].

On a beaucoup discuté sur la nature et la constitution de la gens. Il ne sera peut-être pas inutile de dire d'abord ce qui fait la difficulté du problème.

La gens, comme nous le verrons plus loin, formait un corps dont la constitution était tout aristocratique; c'est grâce à son organisation intérieure que les patriciens de Rome et les Eupatrides d'Athènes perpétuèrent longtemps leurs privilèges. Lors donc que le parti populaire prit le dessus, il ne manqua pas de combattre de toutes ses forces cette vieille institution. S'il avait pu l'anéantir complètement, il est probable qu'il ne nous serait pas resté d'elle le moindre souvenir. Mais elle était singulièrement vivace et enracinée dans les moeurs; on ne put pas la faire disparaître tout à fait. On se contenta donc de la modifier: on lui enleva ce qui faisait son caractère essentiel et on ne laissa subsister que ses formes extérieures, qui ne gênaient en rien le nouveau régime. Ainsi à Rome les plébéiens imaginèrent de former des gentes à l'imitation des patriciens; à Athènes on essaya de bouleverser les [Grec: genae], de les fondre entre eux et de les remplacer par les dèmes que l'on établit à leur ressemblance. Nous aurons à revenir sur ce point quand nous parlerons des révolutions. Qu'il nous suffise de faire remarquer ici que cette altération profonde que la démocratie a introduite dans le régime de la gens est de nature à dérouter ceux qui veulent en connaître la constitution primitive. En, effet, presque tous les renseignements qui nous sont parvenus sur elle datent de l'époque où elle avait été ainsi transformée. Ils ne nous montrent d'elle que ce que les révolutions en avaient laissé subsister.

Supposons que, dans vingt siècles, toute connaissance du moyen âge ait péri, qu'il ne reste plus aucun document sur ce qui précède la révolution de 1789, et que pourtant un historien de ce temps-là veuille se faire une idée des institutions antérieures. Les seuls documents qu'il aurait dans les mains lui montreraient la noblesse du dix-neuvième siècle, c'est-à- dire quelque chose de fort différent de la féodalité. Mais il songerait qu'une grande révolution s'est accomplie, et il en conclurait à bon droit que cette institution, comme toutes les autres, a dû être transformée; cette noblesse, que ses textes lui montreraient, ne serait plus pour lui que l'ombre ou l'image affaiblie et altérée d'une autre noblesse incomparablement plus puissante. Puis s'il examinait avec attention les faibles débris de l'antique monument, quelques expressions demeurées dans la langue, quelques termes échappés à la loi, de vagues souvenirs ou de stériles regrets, il devinerait peut-être quelque chose du régime féodal et se ferait des institutions du moyen âge une idée qui ne serait pas trop éloignée de la vérité. La difficulté serait grande assurément; elle n'est pas moindre pour celui qui aujourd'hui veut connaître la gens antique; car il n'a d'autres renseignements sur elle que ceux qui datent d'un temps où elle n'était plus que l'ombre d'elle-même.

Nous commencerons par analyser tout ce que les écrivains anciens nous disent de la gens, c'est-à-dire ce qui subsistait d'elle à l'époque où elle était déjà fort modifiée. Puis, à l'aide de ces restes, nous essayerons d'entrevoir le véritable régime de la gens antique.

1° Ce que les écrivains anciens nous font connaître de la gens.

Si l'on ouvre l'histoire romaine au temps des guerres puniques, on rencontre trois personnages qui se nomment Claudius Pulcher, Claudius Nero, Claudius Centho. Tous les trois appartiennent à une même gens, la gens Claudia.

Démosthènes, dans un de ses plaidoyers, produit, sept témoins qui certifient qu'ils font partie du même [Grec: genos], celui des Brytides. Ce qui est remarquable dans cet exemple, c'est que les sept personnes citées comme membres du même [Grec: genos], se trouvaient inscrites dans six dèmes différents; cela montre que le [Grec: genos] ne correspondait pas exactement au dème et n'était pas, comme lui, une simple division administrative. [1]

Voilà donc un premier fait avéré; il y avait des gentes à Rome et à Athènes. On pourrait citer des exemples relatifs à beaucoup d'autres villes de la Grèce et de l'Italie et en conclure que, suivant toute vraisemblance, cette institution a été universelle chez ces anciens peuples.

Chaque gens avait un culte spécial. En Grèce on reconnaissait les membres d'une même gens « à ce qu'ils accomplissaient des sacrifices en commun depuis une époque fort reculée ». [2] Plutarque mentionne le lieu des sacrifices de la gens des Lycomèdes, et Eschine parle de l'autel de la gens des Butades. [3]

A Rome aussi, chaque gens avait des actes religieux à accomplir; le jour, le lieu, les rites étaient fixés par sa religion particulière. [4] Le Capitole est bloqué par les Gaulois; un Fabius en sort et traverse les lignes ennemies, vêtu du costume religieux et portant à la main les objets sacrés; il va offrir le sacrifice sur l'autel de sa gens qui est situé sur le Quirinal. Dans la seconde guerre punique, un autre Fabius, celui qu'on appelle le bouclier de Rome, tient tête à Annibal; assurément la république a grand besoin qu'il n'abandonne pas son armée; il la laisse pourtant entre les mains de l'imprudent Minucius: c'est que le jour anniversaire du sacrifice de sa gens est arrivé et qu'il faut qu'il coure à Rome pour accomplir l'acte sacré. [5]

Ce culte devait être perpétué de génération en génération; et c'était un devoir de laisser des fils après soi pour le continuer. Un ennemi personnel de Cicéron, Claudius, a quitté sa gens pour entrer dans une famille plébéienne; Cicéron lui dit: « Pourquoi exposes-tu la religion de la gens Claudia à s'éteindre par ta faute? »

Les dieux de la gens, Dii gentiles, ne protégeaient qu'elle et ne voulaient être invoqués que par elle. Aucun étranger ne pouvait être admis aux cérémonies religieuses. On croyait que, si un étranger avait une part de la victime ou même s'il assistait seulement au sacrifice, les dieux de la gens en étaient offensés et tous les membres étaient sous le coup d'une impiété grave.

De même que chaque gens avait son culte et ses fêtes religieuses, elle avait aussi son tombeau commun. On lit dans un plaidoyer de Démosthènes: « Cet homme, ayant perdu ses enfants, les ensevelit dans le tombeau de ses pères, dans ce tombeau qui est commun à tous ceux de sa gens. » La suite du plaidoyer montre qu'aucun étranger ne pouvait être enseveli dans ce tombeau. Dans un autre discours, le même orateur parle du tombeau où la gens des Busélides ensevelit ses membres et où elle accomplit chaque année un sacrifice funèbre; « ce lieu de sépulture est un champ assez vaste qui est entouré d'une enceinte, suivant la coutume ancienne. » [6]

Il en était de même chez les Romains. Velléius parle du tombeau de la gens Quintilia, et Suétone nous apprend que la gens Claudia avait le sien sur la pente du mont Capitolin.

L'ancien droit de Rome considère les membres d'une gens comme aptes à hériter les uns des autres. Les Douze Tables prononcent que, à défaut de fils et d'agnats, le gentilis est héritier naturel. Dans cette législation, le gentilis est donc plus proche que le cognat, c'est-à- dire plus proche que le parent par les femmes.

Rien n'est plus étroitement lié que les membres d'une gens. Unis dans la célébration des mêmes cérémonies sacrées, ils s'aident mutuellement dans tous les besoins de la vie. La gens entière répond de la dette d'un de ses membres; elle rachète le prisonnier, elle paye l'amende du condamné. Si l'un des siens devient magistrat, elle se cotise pour payer les dépenses qu'entraîne toute magistrature. [7]

L'accusé se fait accompagner au tribunal par tous les membres de sa gens; cela marque la solidarité que la loi établit entre l'homme et le corps dont il fait partie. C'est un acte contraire à la religion que de plaider contre un homme de sa gens ou même de porter témoignage contre lui. Un Claudius, personnage considérable, était l'ennemi personnel d'Appius Claudius le décemvir; quand celui-ci fut cité en justice et menacé de mort, Claudius se présenta pour le défendre et implora le peuple en sa faveur, non toutefois sans avertir que, s'il faisait cette démarche, « ce n'était pas par affection, mais par devoir ».

Si un membre de la gens n'avait pas le droit d'en appeler un autre devant la justice de la cité, c'est qu'il y avait une justice dans la gens elle-même. Chacune avait, en effet, son chef, qui était à la fois son juge, son prêtre, et son commandant militaire. [8] On sait que lorsque la famille sabine des Claudius vint s'établir à Rome, les trois mille personnes qui la composaient, obéissaient à un chef unique. Plus tard, quand les Fabius se chargent seuls de la guerre contre les Véiens, nous voyons que cette gens a un chef qui parle en son nom devant le Sénat et qui la conduit à l'ennemi. [9]

En Grèce aussi, chaque gens avait son chef; les inscriptions en font foi, et elles nous montrent que ce chef portait assez généralement le titre d'archonte. [10] Enfin à Rome comme en Grèce, la gens avait ses assemblées; elle portait des décrets, auxquels ses membres devaient obéir, et que la cité elle-même respectait. [11]

Tel est l'ensemble d'usages et de lois que nous trouvons encore en vigueur aux époques où la gens était déjà affaiblie et presque dénaturée. Ce sont là les restes de cette antique institution.

2° Examens de quelques opinions qui ont été émises pour expliquer la gens romaine.

Sur cet objet, qui est livré depuis longtemps aux disputes des érudits, plusieurs systèmes ont été proposés. Les uns disent: La gens n'est pas autre chose qu'une similitude de nom. [12] D'autres: Le mot gens désigne une sorte de parenté factice. Suivant d'autres, la gens n'est que l'expression d'un rapport entre une famille qui exerce le patronage et d'autres familles qui sont clientes. Mais aucune de ces trois explications ne répond à toute la série de faits, de lois, d'usages, que nous venons d'énumérer.

Une autre opinion, plus sérieuse, est celle qui conclut ainsi: la gens est une association politique de plusieurs familles qui étaient à l'origine étrangères les unes aux autres; à défaut de lien du sang, la cité a établi entre elles une union fictive et une sorte de parenté religieuse.

Mais une première objection se présente. Si la gens n'est qu'une association factice, comment expliquer que ses membres aient un droit à hériter les uns des autres? Pourquoi le gentilis est-il préféré au cognat? Nous avons vu plus haut les règles de l'hérédité, et nous avons dit quelle relation étroite et nécessaire la religion avait établie entre le droit d'hériter et la parenté masculine. Peut-on supposer que la loi ancienne se fût écartée de ce principe au point d'accorder la succession aux gentiles, si ceux-ci avaient été les uns pour les autres des étrangers?

Le caractère le plus saillant et le mieux constaté de la gens, c'est qu'elle a en elle-même un culte, comme la famille a le sien. Or, si l'on cherche quel est le dieu que chacune adore, on remarque que c'est presque toujours un ancêtre divinisé, et que l'autel où elle porte le sacrifice est un tombeau. A Athènes, les Eumolpides vénèrent Eumolpos, auteur de leur race; les Phytalides adorent le héros Phytalos, les Butades Butès, les Busélides Busélos, les Lakiades Lakios, les Amynandrides Cérops. [13] A Rome, les Claudius descendent d'un Clausus; les Caecilius honorent comme chef de leur race le héros Caeculus, les Calpurnius un Calpus, les Julius un Julus, les Cloelius un Cloelus. [14]

Il est vrai qu'il nous est bien permis de croire que beaucoup de ces généalogies ont été imaginées après coup; mais il faut bien avouer que cette supercherie n'aurait pas eu de motif, si ce n'avait été un usage constant chez les véritables gentes de reconnaître un ancêtre commun et de lui rendre un culte. Le mensonge cherche toujours à imiter la vérité.

D'ailleurs la supercherie n'était pas aussi aisée à commettre qu'il nous le semble. Ce culte n'était pas une vaine formalité de parade. Une des règles les plus rigoureuses de la religion était qu'on ne devait honorer comme ancêtres que ceux dont on descendait véritablement; offrir ce culte à un étranger était une impiété grave. Si donc la gens adorait en commun un ancêtre, c'est qu'elle croyait sincèrement descendre de lui. Simuler un tombeau, établir des anniversaires et un culte annuel, c'eût été porter le mensonge dans ce qu'on avait de plus sacré, et se jouer de la religion. Une telle fiction fut possible au temps de César, quand la vieille religion des familles ne touchait plus personne. Mais si l'on se reporte au temps où ces croyances étaient puissantes, on ne peut pas imaginer que plusieurs familles, s'associant dans une même fourberie, se soient dit: Nous allons feindre d'avoir un même ancêtre; nous lui érigerons un tombeau, nous lui offrirons des repas funèbres, et nos descendants l'adoreront dans toute la suite des temps. Une telle pensée ne devait pas se présenter aux esprits, ou elle était écartée comme une pensée coupable.

Dans les problèmes difficiles que l'histoire offre souvent, il est bon de demander aux termes de la langue tous les enseignements qu'ils peuvent donner. Une institution est quelquefois expliquée par le mot qui la désigne. Or, le mot gens est exactement le même que le mot genus, au point qu'on pouvait les prendre l'un pour l'autre et dire indifféremment gens Fabia et genus Fabium; tous les deux correspondent au verbe gignere et au substantif genitor, absolument comme [Grec: genos] correspond à [Grec: gennan] et à [Grec: goneus]. Tous ces mots portent en eux l'idée de filiation. Les Grecs désignaient aussi les membres d'un [Grec: genos] par le mot [Grec: omogalactes], qui signifie nourris du même lait. Que l'on compare à tous ces mots ceux que nous avons l'habitude de traduire par famille, le latin familia, le grec [Grec: oikos]. Ni l'un ni l'autre ne contient en lui le sens de génération ou de parenté. La signification vraie de familia est propriété; il désigne le champ, la maison, l'argent, les esclaves, et c'est pour cela que les Douze Tables disent, en parlant de l'héritier, familiam nancitor, qu'il prenne la succession. Quant à [Grec: oikos], il est clair qu'il ne présente à l'esprit aucune autre idée que celle de propriété ou de domicile. Voilà cependant les mots que nous traduisons habituellement par famille. Or, est-il admissible que des termes dont le sens intrinsèque est celui de domicile ou de propriété, aient pu être employés souvent pour désigner une famille, et que d'autres mots dont le sens interne est filiation, naissance, paternité, n'aient jamais désigné qu'une association artificielle? Assurément cela ne serait pas conforme à la logique si droite et si nette des langues anciennes. Il est indubitable que les Grecs et les Romains attachaient aux mots gens et [Grec: genos] l'idée d'une origine commune. Cette idée a pu s'effacer quand la gens s'est altérée, mais le mot est resté pour en porter témoignage.

Le système qui présente la gens comme une association factice, a donc contre lui, 1° la vieille législation qui donne aux gentiles un droit d'hérédité, 2° les croyances religieuses qui ne veulent de communauté de culte que là où il y a communauté de naissance; 3° les termes de la langue qui attestent dans la gens une origine commune. Ce système a encore ce défaut qu'il fait croire que les sociétés humaines ont pu commencer par une convention et par un artifice, ce que la science historique ne peut pas admettre comme vrai.

3° La gens est la famille ayant encore son organisation primitive et son unité.

Tout nous présente la gens comme unie par un lien de naissance. Consultons encore le langage: les noms des gentes, en Grèce aussi bien qu'à Rome, ont tous la forme qui était usitée dans les deux langues pour les noms patronymiques. Claudius signifie fils de Clausus, et Butadès fils de Butès.

Ceux qui croient voir dans la gens une association artificielle, partent d'une donnée qui est fausse. Ils supposent qu'une gens comptait toujours plusieurs familles ayant des noms divers, et ils citent volontiers l'exemple de la gens Cornélia qui renfermait en effet des Scipions, des Lentulus, des Cossus, des Sylla. Mais il s'en faut bien qu'il en fût toujours ainsi. La gens Marcia paraît n'avoir jamais eu qu'une seule lignée; on n'en voit qu'une aussi dans la gens Lucrétia, et dans la gens Quintilia pendant longtemps. Il serait assurément fort difficile de dire quelles sont les familles qui ont formé la gens Fabia; car tous les Fabius connus dans l'histoire appartiennent manifestement à la même souche; tous portent d'abord le même surnom de Vibulanus; ils le changent tous ensuite pour celui d'Ambustus, qu'ils remplacent plus tard par celui de Maximus ou de Dorso.

On sait qu'il était d'usage à Rome que tout patricien portât trois noms. On s'appelait, par exemple, Publius Cornélius Scipio. Il n'est pas inutile de rechercher lequel de ces trois mots était considère comme le nom véritable. Publius n'était qu'un nom mis en avant, praenomen; Scipio était un nom ajouté, agnomen. Le vrai nom était Cornélius; or, ce nom était en même temps celui de la gens entière. N'aurions-nous que ce seul renseignement sur la gens antique, il nous suffirait pour affirmer qu'il y a eu des Cornélius avant qu'il y eût des Scipions, et non pas, comme on le dit souvent, que la famille des Scipions s'est associée à d'autres pour former la gens Cornélia.

Nous voyons, en effet, par l'histoire que la gens Cornélia fut longtemps indivise et que tous ses membres portaient également le surnom de Maluginensis et celui de Cossus. C'est seulement au temps du dictateur Camille qu'une de ses branches adopte le surnom de Scipion; un peu plus tard, une autre branche prend le surnom de Rufus, qu'elle remplace ensuite par celui de Sylla. Les Lentulus ne paraissent qu'à l'époque des guerres des Samnites, les Céthégus que dans la seconde guerre punique. Il en est de même de la gens Claudia. Les Claudius restent longtemps unis en une seule famille et portent tous le surnom de Sabinus ou de Regillensis, signe de leur origine. On les suit pendant sept générations sans distinguer de branches dans cette famille d'ailleurs fort nombreuse. C'est seulement à la huitième génération, c'est-à-dire au temps de la première guerre punique, que l'on voit trois branches se séparer et adopter trois surnoms qui leur deviennent héréditaires: ce sont les Claudius Pulcher qui se continuent pendant deux siècles, les Claudius Centho qui ne tardent guère à s'éteindre, et les Claudius Nero qui se perpétuent jusqu'au temps de l'Empire.

Il ressort de tout cela que la gens n'était pas une association de familles, mais qu'elle était la famille elle-même. Elle pouvait indifféremment ne comprendre qu'une seule lignée ou produire des branches nombreuses; ce n'était toujours qu'une famille.

Il est d'ailleurs facile de se rendre compte de la formation de la gens antique et de sa nature, si l'on se reporte aux vieilles croyances et aux vieilles institutions que nous avons observées plus haut. On reconnaîtra même que la gens est dérivée tout naturellement de la religion domestique et du droit privé des anciens âges. Que prescrit, en effet, cette religion primitive? Que l'ancêtre, c'est-à-dire l'homme qui le premier a été enseveli dans le tombeau, soit honoré perpétuellement comme un dieu, et que ses descendants réunis chaque année près du lieu sacré où il repose, lui offrent le repas funèbre. Ce foyer toujours allumé, ce tombeau toujours honoré d'un culte, voilà le centre autour duquel toutes les générations viennent vivre et par lequel toutes les branches de la famille, quelque nombreuses qu'elles puissent être, restent groupées en un seul faisceau. Que dit encore le droit privé de ces vieux âges? En observant ce qu'était l'autorité dans la famille ancienne, nous avons vu que les fils ne se séparaient pas du père; en étudiant les règles de la transmission du patrimoine, nous avons constaté que, grâce au droit d'aînesse, les frères cadets ne se séparaient pas du frère aîné. Foyer, tombeau, patrimoine, tout cela à l'origine était indivisible. La famille l'était par conséquent. Le temps ne la démembrait pas. Cette famille indivisible, qui se développait à travers les âges, perpétuant de siècle en siècle son culte et son nom, c'était véritablement la gens antique. La gens était la famille, mais la famille ayant conservé l'unité que sa religion lui commandait, et ayant atteint tout le développement que l'ancien droit privé lui permettait d'atteindre. [15]

Cette vérité admise, tout ce que les écrivains anciens nous disent de la gens, devient clair. L'étroite solidarité que nous remarquions tout à l'heure entre ses membres n'a plus rien de surprenant; ils sont parents par la naissance. Le culte qu'ils pratiquent en commun n'est pas une fiction; il leur vient de leurs ancêtres. Comme ils sont une même famille, ils ont une sépulture commune. Pour la même raison, la loi des Douze Tables les déclare aptes à hériter les une des autres. Pour la même raison encore, ils portent un même nom. Comme ils avaient tous, à l'origine, un même patrimoine indivis, ce fut un usage et même une nécessité que la gens entière répondît de la dette d'un de ses membres, et qu'elle payât la rançon du prisonnier ou l'amende du condamné. Toutes ces règles s'étaient établies d'elles-mêmes lorsque la gens avait encore son unité; quand elle se démembra, elles ne purent pas disparaître complètement. De l'unité antique et sainte de cette famille il resta des marques persistantes dans le sacrifice annuel qui en rassemblait les membres épars, dans le nom qui leur restait commun, dans la législation qui leur reconnaissait des droits d'hérédité, dans les moeurs qui leur enjoignaient de s'entr'aider. [16]

4° La famille (gens) a été d'abord la seule forme de société.

Ce que nous avons vu de la famille, sa religion domestique, les dieux qu'elle s'était faits, les lois qu'elle s'était données, le droit d'aînesse sur lequel elle s'était fondée, son unité, son développement d'âge en âge jusqu'à former la gens, sa justice, son sacerdoce, son gouvernement intérieur, tout cela porte forcément notre pensée vers une époque primitive où la famille était indépendante de tout pouvoir supérieur, et où la cité n'existait pas encore.

Que l'on regarde cette religion domestique, ces dieux qui n'appartenaient qu'à une famille et n'exerçaient leur providence que dans l'enceinte d'une maison, ce culte qui était secret, cette religion qui ne voulait pas être propagée, cette antique morale qui prescrivait l'isolement des familles: il est manifeste que des croyances de cette nature n'ont pu prendre naissance dans les esprits des hommes qu'à une époque où les grandes sociétés n'étaient pas encore formées. Si le sentiment religieux s'est contenté d'une conception si étroite du divin, c'est que l'association humaine était alors étroite en proportion. Le temps où l'homme ne croyait qu'aux dieux domestiques, est aussi le temps où il n'existait que des familles. Il est bien vrai que ces croyances ont pu subsister ensuite, et même fort longtemps, lorsque les cités et les nations étaient formées. L'homme ne s'affranchit pas aisément des opinions qui ont une fois pris l'empire sur lui. Ces croyances ont donc pu durer, quoiqu'elles fussent alors en contradiction avec l'état social. Qu'y a-t-il, en effet, de plus contradictoire que de vivre en société civile et d'avoir dans chaque famille des dieux particuliers? Mais il est clair que cette contradiction n'avait pas existé toujours et qu'à l'époque où ces croyances s'étaient établies dans les esprits et étaient devenues assez puissantes pour former une religion, elles répondaient exactement à l'état social des hommes. Or, le seul état social qui puisse être d'accord avec elles est celui où la famille vit indépendante et isolée.

C'est dans cet état que toute la race aryenne paraît avoir vécu longtemps.
Les hymnes des Védas en font foi pour la branche qui a donné naissance aux
Hindous; les vieilles croyances et le vieux droit privé l'attestent pour
ceux qui sont devenus les Grecs et les Romains.

Si l'on compare les institutions politiques des Aryas de l'Orient avec celles des Aryas de l'Occident, on ne trouve presque aucune analogie. Si l'on compare, au contraire, les institutions domestiques de ces divers peuples, on s'aperçoit que la famille était constituée d'après les mêmes principes dans la Grèce et dans l'Inde; ces principes étaient d'ailleurs, comme nous l'avons constaté plus haut, d'une nature si singulière, qu'il n'est pas à supposer que cette ressemblance fût l'effet du hasard; enfin, non-seulement ces institutions offrent une évidente analogie, mais encore les mots qui les désignent sont souvent les mêmes dans les différentes langues que cette race a parlées depuis le Gange jusqu'au Tibre. On peut tirer de là une double conclusion: l'une est que la naissance des institutions domestiques dans cette race est antérieure à l'époque où ses différentes branches se sont séparées; l'autre est qu'au contraire la naissance des institutions politiques est postérieure à cette séparation. Les premières ont été fixées dès le temps où la race vivait encore dans son antique berceau de l'Asie centrale; les secondes se sont formées peu à peu dans les diverses contrées où ses migrations l'ont conduite.

On peut donc entrevoir une longue période pendant laquelle les hommes n'ont connu aucune autre forme de société que la famille. C'est alors que s'est produite la religion domestique, qui n'aurait pas pu naître dans une société autrement constituée et qui a dû même être longtemps un obstacle au développement social. Alors aussi s'est établi l'ancien droit privé, qui plus tard s'est trouvé en désaccord avec les intérêts d'une société un peu étendue, mais qui était en parfaite harmonie avec l'état de société dans lequel il est né.

Plaçons-nous donc par la pensée au milieu de ces antiques générations dont le souvenir n'a pas pu périr tout à fait et qui ont légué leurs croyances et leurs lois aux générations suivantes. Chaque famille a sa religion, ses dieux, son sacerdoce. L'isolement religieux est sa loi; son culte est secret. Dans la mort même ou dans l'existence qui la suit, les familles ne se mêlent pas: chacune continue à vivre à part dans son tombeau, d'où l'étranger est exclu. Chaque famille a aussi sa propriété, c'est-à-dire sa part de terre qui lui est attachée inséparablement par sa religion; ses dieux Termes gardent l'enceinte, et ses mânes veillent sur elle. L'isolement de la propriété est tellement obligatoire que deux domaines ne peuvent pas confiner l'un à l'autre et doivent laisser entre eux une bande de terre qui soit neutre et qui reste inviolable. Enfin chaque famille a son chef, comme une nation aurait son roi. Elle a ses lois, qui sans doute ne sont pas écrites, mais que la croyance religieuse grave dans le coeur de chaque homme. Elle a sa justice intérieure au-dessus de laquelle il n'en est aucune autre à laquelle on puisse appeler. Tout ce dont l'homme a rigoureusement besoin pour sa vie matérielle ou pour sa vie morale, la famille le possède en soi. Il ne lui faut rien du dehors; elle est un état organisé, une société qui se suffit.

Mais cette famille des anciens âges n'est pas réduite aux proportions de la famille moderne. Dans les grandes sociétés la famille se démembre et s'amoindrit; mais en l'absence de toute autre société, elle s'étend, elle se développe, elle se ramifie sans se diviser. Plusieurs branches cadettes restent groupées autour d'une branche aînée, près du foyer unique et du tombeau commun.

Un autre élément encore entra dans la composition de cette famille antique. Le besoin réciproque que le pauvre a du riche et que le riche a du pauvre, fit des serviteurs. Mais dans cette sorte de régime patriarcal, serviteurs ou esclaves c'est tout un. On conçoit, en effet, que le principe d'un service libre, volontaire, pouvant cesser au gré du serviteur, ne peut guère s'accorder avec un état social où la famille vit isolée. D'ailleurs la religion domestique ne permet pas d'admettre dans la famille un étranger. Il faut donc que par quelque moyen le serviteur devienne un membre et une partie intégrante, de cette famille. C'est à quoi l'on arrive par une sorte d'initiation du nouveau venu au culte domestique.

Un curieux usage, qui subsista longtemps dans les maisons athéniennes, nous montre comment l'esclave entrait dans la famille. On le faisait approcher du foyer, on le mettait en présence de la divinité domestique; on lui versait sur la tête de l'eau lustrale et il partageait avec la famille quelques gâteaux et quelques fruits. [17] Cette cérémonie avait de l'analogie avec celle du mariage et celle de l'adoption. Elle signifiait sans doute que le nouvel arrivant, étranger la veille, serait désormais un membre de la famille et en aurait la religion. Aussi l'esclave assistait- il aux prières et partageait-il les fêtes. [18] Le foyer le protégeait; la religion des dieux Lares lui appartenait aussi bien qu'à son maître. [19] C'est pour cela que l'esclave devait être enseveli dans le lieu de la sépulture de la famille.

Mais par cela même que le serviteur acquérait le culte et le droit de prier, il perdait sa liberté. La religion était une chaîne qui le retenait. Il était attaché à la famille pour toute sa vie et même pour le temps qui suivait la mort.

Son maître pouvait le faire sortir de la basse servitude et le traiter en homme libre. Mais le serviteur ne quittait pas pour cela la famille. Comme il y était lié par le culte, il ne pouvait pas sans impiété se séparer d'elle. Sous le nom d'affranchi ou sous celui de client, il continuait à reconnaître l'autorité du chef ou patron et ne cessait pas d'avoir des obligations envers lui. Il ne se mariait qu'avec l'autorisation du maître, et les enfants qui naissaient de lui, continuaient à obéir.

Il se formait ainsi dans le sein de la grande famille un certain nombre de petites familles clientes et subordonnées. Les Romains attribuaient l'établissement de la clientèle à Romulus, comme si une institution de cette nature pouvait être l'oeuvre d'un homme. La clientèle est plus vieille que Romulus. Elle a d'ailleurs existé partout, en Grèce aussi bien que dans toute l'Italie. Ce ne sont pas les cités qui l'ont établie et réglée; elles l'ont, au contraire, comme nous le verrons plus loin, peu à peu amoindrie et détruite. La clientèle est une institution du droit domestique, et elle a existé dans les familles avant qu'il y eût des cités.

Il ne faut pas juger de la clientèle des temps antiques d'après les clients que nous voyons au temps d'Horace. Il est clair que le client fut longtemps un serviteur attaché au patron. Mais il y avait alors quelque chose qui faisait sa dignité: c'est qu'il avait part au culte et qu'il était associé à la religion de la famille. Il avait le même foyer, les mêmes fêtes, les mêmes sacra que son patron. A Rome, en signe de cette communauté religieuse, il prenait le nom de la famille. Il en était considéré comme un membre par l'adoption. De là un lien étroit et une réciprocité de devoirs entre le patron et le client. Écoutez la vieille loi romaine: « Si le patron a fait tort à son client, qu'il soit maudit, sacer esto, qu'il meure. » Le patron doit protéger le client par tous les moyens et toutes les forces dont il dispose, par sa prière comme prêtre, par sa lance comme guerrier, par sa loi comme juge. Plus tard, quand la justice de la cité appellera le client, le patron devra le défendre; il devra même lui révéler les formules mystérieuses de la loi qui lui feront gagner sa cause. On pourra témoigner en justice contre un cognat, on ne le pourra pas contre un client; et l'on continuera à considérer les devoirs envers les clients comme fort au-dessus des devoirs envers les cognats. [20] Pourquoi? C'est qu'un cognat, lié seulement par les femmes, n'est pas un parent et n'a pas part à la religion de la famille. Le client, au contraire, a la communauté du culte; il a, tout inférieur qu'il est, la véritable parenté, qui consiste, suivant l'expression de Platon, à adorer les mêmes dieux domestiques.

La clientèle est un lien sacré que la religion a formé et que rien ne peut rompre. Une fois client d'une famille, on ne peut plus se détacher d'elle. La clientèle est même héréditaire.

On voit par tout cela que la famille des temps les plus anciens, avec sa branche aînée et ses branches cadettes, ses serviteurs et ses clients, pouvait former un groupe d'hommes fort nombreux. Une famille, grâce à sa religion qui en maintenait l'unité, grâce à son droit privé qui la rendait indivisible, grâce aux lois de la clientèle qui retenaient ses serviteurs, arrivait à former à la longue une société fort étendue qui avait son chef héréditaire. C'est d'un nombre indéfini de sociétés de cette nature que la race aryenne paraît avoir été composée pendant une longue suite de siècles. Ces milliers de petits groupes vivaient isolés, ayant peu de rapports entre eux, n'ayant nul besoin les uns des autres, n'étant unis par aucun lien ni religieux ni politique, ayant chacun son domaine, chacun son gouvernement intérieur, chacun ses dieux.

NOTES

[1] Démosthènes, in Neoer., 71. Voy. Plutarque, Thémist., 1. Eschine, De falsa legat., 147. Boeckh, Corp. inscr., 385. Ross, Demi Attici, 24. La gens chez les Grecs est souvent appelée [Grec: patra]: Pindare, passim.

[2] Hésychius, [Grec: gennaetai]. Pollux, III, 52; Harpocration, [Grec: orgeones].

[3] Plutarque, Thémist., I. Eschine, De falsa legat., 147.

[4] Cicéron, De arusp. resp., 15. Denys d'Halicarnasse, XI, 14. Festus, Propudi.

[5] Tite-Live, V, 46; XXII, 18. Valère-Maxime, I, 1, 11. Polybe, III, 94. Pline, XXXIV, 13. Macrobe, III, 5.

[6] Démosthènes, in Macart., 79; in Eubul., 28.

[7] Tite-Live, V, 32. Denys d'Halicarnasse, XIII, 5. Appien, Annib., 28.

[8] Denys d'Halicarnasse, II, 7.

[9] Denys d'Halicarnasse, IX, 5.

[10] Boeckh, Corp. inscr., 397, 399. Ross, Demi Attici, 24.

[11] Tite-Live, VI, 20. Suétone, Tibère, 1. Ross, Demi Attici, 24.

[12] Deux passages de Cicéron, Tuscul., 1, 16, et Topiques, 6, ont singulièrement embrouillé la question. Cicéron paraît avoir ignoré, comme presque tous ses contemporains, ce que c'était que la gens antique.

[13] Démosthènes, in Macart., 79. Pausanias, I, 37. Inscription des Amynandrides, citée par Ross, p. 24.

[14] Festus, vis Caeculus, Calpurnii, Cloelia.

[15] Nous n'avons pas à revenir sur ce que nous avons dit plus haut (liv. II, ch. v) de l'agnation. On a pu voir que l'agnation et la gentilité découlaient des mêmes principes et étaient une parenté dé même nature. Le passage de la loi des Douze Tables qui assigne l'héritage aux gentiles à défaut d'agnati a embarrasse les jurisconsultes et a fait penser qu'il pouvait y avoir une différence essentielle entre ces deux sortes de parenté. Mais cette différence essentielle ne se voit par aucun texte. On était agnatus comme on était gentilis, par la descendance masculine et par le lien religieux. Il n'y avait entre les deux qu'une différence de degré, qui se marqua surtout à partir de l'époque où les branches d'une même gens se divisèrent. L'agnatus fut membre de la branche, le gentilis de la gens. Il s'établit alors la même distinction entre les termes de gentilis et d'agnatus qu'entre les mots gens et familia. Familiam dicimus omnium agnatorum, dit Ulpien au Digeste, liv. L, tit. 16, § 195. Quand on était agnat à l'égard d'un homme, on était à plus forte raison son gentilis; mais on pouvait être gentilis sans être agnat. La loi des Douze Tables donnait l'héritage, à défaut d'agnats, à ceux qui n'étaient que gentilis à l'égard du défunt, c'est-à-dire qui n'étaient de sa gens sans être de sa branche ou de sa familia.

[16] L'usage des noms patronymiques date de cette haute antiquité et se rattache visiblement à cette vieille religion. L'unité de naissance et de culte se marqua par l'unité de nom. Chaque gens se transmit de génération en génération le nom de l'ancêtre et le perpétua avec le même soin qu'elle perpétuait son culte. Ce que les Romains appelaient proprement nomen était ce nom de l'ancêtre que tous les descendants et tous les membres de la gens devaient porter. Un jour vint où chaque branche, en se rendant indépendante à certains égards, marqua son individualité en adoptant un surnom (cognomen). Comme d'ailleurs chaque personne dut être distinguée par une dénomination particulière, chacun eut son agnomen, comme Caius ou Quintus. Mais le vrai nom était celui de la gens; c'était celui-là que l'on portait officiellement; c'était celui-là qui était sacré; c'était celui-là qui, remontant au premier ancêtre connu, devait durer aussi longtemps que la famille et que ses dieux. — Il en était de même en Grèce; Romains et Hellènes se ressemblent encore en ce point. Chaque Grec, du moins s'il appartenait à une famille ancienne et régulièrement constituée, avait trois noms comme le patricien de Rome. L'un de ces noms lui était particulier; un autre était celui de son père, et comme ces deux noms alternaient ordinairement entre eux, l'ensemble des deux équivalait au cognomen héréditaire qui désignait à Rome une branche de la gens. Enfin le troisième nom était celui de la gens tout entière. Exemples: [Grec: Miltiadaes Kimonos Lachiadaes], et à la génération suivante [Grec: Kimon Miltiadou Lachiadaes]. Les Lakiades formaient un [Grec: genos] comme les Cornelii une gens. Il en était ainsi des Butades, des Phytalides, des Brytides, des Amynandrides, etc. On peut remarquer que Pindare ne fait jamais l'éloge de ses héros sans rappeler le nom de leur [Grec: genos]. Ce nom, chez les Grecs, était ordinairement terminé en [Grec: idaes] ou [Grec: adaes] et avait ainsi une forme d'adjectif, de même que le nom de la gens, chez les Romains, était invariablement terminé en ius. Ce n'en était pas moins le vrai nom; dans le langage journalier on pouvait désigner l'homme par son surnom individuel; mais dans le langage officiel de la politique ou de la religion, il fallait donner à l'homme sa dénomination complète et surtout ne pas oublier le nom du [Grec: genos]. (Il est vrai que plus tard la démocratie substitua le nom du dème à celui du [Grec: genos].) — Il est digne de remarque que l'histoire des noms a suivi une tout autre marche chez les anciens que dans les sociétés chrétiennes. Au moyen âge, jusqu'au douzième siècle, le vrai nom était le nom de baptême ou nom individuel, et les noms patronymiques ne sont venus qu'assez tard comme noms de terre ou comme surnoms. Ce fut exactement le contraire chez les anciens. Or cette différence se rattache, si l'on y prend garde, à la différence des deux religions. Pour la vieille religion domestique, la famille était le vrai corps, le véritable être vivant, dont l'individu n'était qu'un membre inséparable; aussi le nom patronymique fut-il le premier en date et le premier en importance. La nouvelle religion, au contraire, reconnaissait à l'individu une vie propre, une liberté complète, une indépendance toute personnelle, et ne répugnait nullement à l'isoler de la famille; aussi le nom de baptême fut-il le premier et longtemps le seul nom.

[17] Démosthènes, in Stephanum, I, 74. Aristophane, Plutus, 768. Ces deux écrivains indiquent clairement une cérémonie, mais ne la décrivent pas. Le scholiaste d'Aristophane ajoute quelques détails.

[18] Ferias in famulis habento. Cicéron, De legib., II, 8; II, 12.

[19] Quum dominus tum famulis religio Larum. Cicéron, De legib., II, 11. Comp. Eschyle, Agamemnon, 1035-1038. L'esclave pouvait même accomplir l'acte religieux au nom de son maître. Caton, De re rust, 83.

[20] Caton, dans Aulu-Gelle, V, 3; XXI, 1.

LIVRE III.

LA CITÉ.

CHAPITRE PREMIER.

LA PHRATRIE ET LA CURIE; LA TRIBU.

Nous n'avons présenté jusqu'ici et nous ne pouvons présenter encore aucune date. Dans l'histoire de ces sociétés antiques, les époques sont plus facilement marquées par la succession des idées et des institutions que par celle des années.

L'étude des anciennes règles du droit privé nous a fait entrevoir, par delà les temps qu'on appelle historiques, une période de siècles pendant lesquels la famille fut la seule forme de société. Cette famille pouvait alors contenir dans son large cadre plusieurs milliers d'êtres humains. Mais dans ces limites l'association humaine était encore trop étroite: trop étroite pour les besoins matériels, car il était difficile que cette famille se suffît en présence de toutes les chances de la vie; trop étroite aussi pour les besoins moraux de notre nature, car nous avons vu combien dans ce petit monde l'intelligence du divin était insuffisante et la morale incomplète.

La petitesse de cette société primitive répondait bien à la petitesse de l'idée qu'on s'était faite de la divinité. Chaque famille avait ses dieux, et l'homme ne concevait et n'adorait que des divinités domestiques. Mais il ne devait pas se contenter longtemps de ces dieux si fort au-dessous de ce que son intelligence peut atteindre. S'il lui fallait encore beaucoup de siècles pour arriver à se représenter Dieu comme un être unique, incomparable, infini, du moins, il devait se rapprocher insensiblement de cet idéal en agrandissant d'âge en âge sa conception et en reculant peu à peu l'horizon dont la ligne sépare pour lui l'Être divin des choses de la terre.

L'idée religieuse et la société humaine allaient donc grandir en même temps.

La religion domestique défendait à deux familles de se mêler et de se fondre ensemble. Mais il était possible que plusieurs familles, sans rien sacrifier de leur religion particulière, s'unissent du moins pour la célébration d'un autre culte qui leur fût commun. C'est ce qui arriva. Un certain nombre de familles formèrent un groupe, que la langue grecque appelait une phratrie, la langue latine une curie. [1] Existait-il entre les familles d'un même groupe un lien de naissance? Il est impossible de l'affirmer. Ce qui est sûr, c'est que cette association nouvelle ne se fit pas sans un certain élargissement de l'idée religieuse. Au moment même où elles s'unissaient, ces familles conçurent une divinité supérieure à leurs divinités domestiques, qui leur était commune à toutes, et qui veillait sur le groupe entier. Elles lui élevèrent un autel, allumèrent un feu sacré et instituèrent un culte.

Il n'y avait pas de curie, de phratrie, qui n'eût son autel et son dieu protecteur. L'acte religieux y était de même nature que dans la famille. Il consistait essentiellement en un repas fait en commun; la nourriture avait été préparée sur l'autel lui-même et était par conséquent sacrée; on la mangeait en récitant quelques prières; la divinité était présente et recevait sa part d'aliments et de breuvage.

Ces repas religieux de la curie subsistèrent longtemps à Rome; Cicéron les mentionne, Ovide les décrit. [2] Au temps d'Auguste ils avaient encore conservé toutes leurs formes antiques. « J'ai vu dans ces demeures sacrées, dit un historien de cette époque, le repas dressé devant le dieu; les tables étaient de bois, suivant l'usage des ancêtres, et la vaisselle était de terre. Les aliments étaient des pains, des gâteaux de fleur de farine, et quelques fruits. J'ai vu faire les libations; elles ne tombaient pas de coupes d'or ou d'argent, mais de vases d'argile; et j'ai admiré les hommes de nos jours qui restent si fidèles aux rites et aux coutumes de leurs pères. » [3] A Athènes ces repas avaient lieu pendant la fête qu'on appelait Apaturies. [4]

Il y a des usages qui ont duré jusqu'aux derniers temps de l'histoire grecque et qui jettent quelque lumière sur la nature de la phratrie antique. Ainsi nous voyons qu'au temps de Démosthènes, pour faire partie d'une phratrie, il fallait être né d'un mariage légitime dans une des familles qui la composaient. Car la religion de la phratrie, comme celle de la famille, ne se transmettait que par le sang. Le jeune Athénien était présenté à la phratrie par son père, qui jurait qu'il était son fils. L'admission avait lieu sous une forme religieuse. La phratrie immolait une victime et en faisait cuire la chair sur l'autel, tous les membres étaient présents. Refusaient-ils d'admettre le nouvel arrivant, comme ils en avaient le droit s'ils doutaient de la légitimité de sa naissance, ils devaient enlever la chair de dessus l'autel. S'ils ne le faisaient pas, si après la cuisson ils partageaient avec le nouveau venu les chairs de la victime, le jeune homme était admis et devenait irrévocablement membre de l'association. [5] Ce qui explique ces pratiques, c'est que les anciens croyaient que toute nourriture préparée sur un autel et partagée entre plusieurs personnes établissait entre elles un lien indissoluble et une union sainte qui ne cessait qu'avec la vie.

Chaque phratrie ou curie avait un chef, curion ou phratriarque, dont la principale fonction était de présider aux sacrifices. [6] Peut-être ses attributions avaient-elles été, à l'origine, plus étendues. La phratrie avait ses assemblées, son tribunal, et pouvait porter des décrets. En elle, aussi bien que dans la famille, il y avait un dieu, un culte, un sacerdoce, une justice, un gouvernement. C'était une petite société qui était modelée exactement sur la famille.

L'association continua naturellement à grandir, et d'après le même mode.
Plusieurs curies ou phratries se groupèrent et formèrent une tribu.

Ce nouveau cercle eut encore sa religion; dans chaque tribu il y eut un autel et une divinité protectrice.

Le dieu de la tribu était ordinairement de même nature que celui de la phratrie ou celui de la famille. C'était un homme divinisé, un héros. De lui la tribu tirait son nom; aussi les Grecs l'appelaient-ils le héros éponyme. Il avait son jour de fête annuelle. La partie principale de la cérémonie religieuse était un repas auquel la tribu entière prenait part. [7]

La tribu, comme la phratrie, avait des assemblées et portait des décrets, auxquels tous ses membres devaient se soumettre. Elle avait un tribunal et un droit de justice sur ses membres. Elle avait un chef, tribunus, [Grec: phylobasileus]. [8] Dans ce qui nous reste des institutions de la tribu, on voit qu'elle avait été constituée, à l'origine, pour être une société indépendante, et comme s'il n'y eût eu aucun pouvoir social au- dessus d'elle.

NOTES

[1] Homère, _Iliade, II, 362. Démosthènes, in Macart. Isée, III, 37; VI, 10; IX, 33. Phratries à Thèbes, Pindare, Isthm., VII, 18, et Scholiaste. Phratrie et curie étaient deux termes que l'on traduisait l'un par l'autre: Denys d'Halicarnasse, II, 85; Dion Cassius, fr. 14.

[2] Cicéron, De orat., 1, 7. Ovide, Fast., VI, 305. Denys, II, 65.

[3] Denys, II, 23. Quoi qu'il en dise, quelques changements s'étaient introduits. Les repas de la curie n'étaient plus qu'une vaine formalité, bonne pour les prêtres. Les membres de la curie s'en dispensaient volontiers, et l'usage s'était introduit de remplacer le repas commun par une distribution de vivres et d'argent: Plaute, Aululaire, V, 69 et 137.

[4] Aristophane, Acharn., 146. Athénée, IV, p. 171. Suidas, [Grec: Apatouria].

[5] Démosthènes, in Eubul.; in Macart. Isée, VIII, 18.

[6] Denys, II, 64. Varron, V, 83. Démosthènes, in Eubul., 23.

[7] Démosthènes, in Theocrinem. Eschine, III, 27. Isée, VII, 36. Pausanias, I, 38. Schal., in Demosth., 702. — Il y a dans l'histoire des anciens une distinction à faire entre les tribus religieuses et les tribus locales. Nous ne parlons ici que des premières; les secondes leur sont bien postérieures. L'existence des tribus est un fait universel en Grèce. Iliade, II, 362, 668; Odyssée, XIX, 177. Hérodote, IV, 161.

[8] Eschine, III, 30, 31. Aristote, Frag. cité par Photius, vº [Grec: Nauchraria], Pollux, VIII, III. Boeckh, Corp. inscr., 82, 85, 108. L'organisation politique et religieuse des trois tribus primitives de Rome a laissé peu de traces. Ces tribus étaient des corps trop considérables pour que la cité ne fit pas en sorte de les affaiblir et de leur ôter l'indépendance. Les plébéiens, d'ailleurs, ont travaillé à les faire disparaître.

CHAPITRE II.

NOUVELLES CROYANCES RELIGIEUSES

1° Les dieux de la nature physique.

Avant de passer de la formation des tribus à la naissance des cités, il faut mentionner un élément important de la vie intellectuelle de ces antiques populations.

Quand nous avons recherché les plus anciennes croyances de ces peuples, nous avons trouvé une religion qui avait pour objet les ancêtres et pour principal symbole le foyer; c'est elle qui a constitué la famille et établi les premières lois. Mais cette race a eu aussi, dans toutes ses branches, une autre religion, celle dont les principales figures ont été Zeus, Héra, Athéné, Junon, celle de l'Olympe hellénique et du Capitole romain.

De ces deux religions, la première prenait ses dieux dans l'âme humaine; la seconde prit les siens dans la nature physique. Si le sentiment de la force vive et de la conscience qu'il porte en lui avait inspiré à l'homme la première idée du Divin, la vue de cette immensité qui l'entoure et qui l'écrase traça à son sentiment religieux un autre cours.

L'homme des premiers temps était sans cesse en présence de la nature; les habitudes de la vie civilisée ne mettaient pas encore un voile entre elle et lui. Son regard était charmé par ces beautés ou ébloui par ces grandeurs. Il jouissait de la lumière, il s'effrayait de la nuit, et quand il voyait revenir « la sainte clarté des cieux », il éprouvait de la reconnaissance. Sa vie était dans les mains de la nature; il attendait le nuage bienfaisant d'où dépendait sa récolte; il redoutait l'orage qui pouvait détruire le travail et l'espoir de toute une année. Il sentait à tout moment sa faiblesse et l'incomparable force de ce qui l'entourait. Il éprouvait perpétuellement un mélange de vénération, d'amour et de terreur pour cette puissante nature.

Ce sentiment ne le conduisit pas tout de suite à la conception d'un Dieu unique régissant l'univers. Car il n'avait pas encore l'idée de l'univers. Il ne savait pas que la terre, le soleil, les astres sont des parties d'un même corps; la pensée ne lui venait pas qu'ils pussent être gouvernés par un même Être. Aux premiers regards qu'il jeta sur le monde extérieur, l'homme se le figura comme une sorte de république confuse où des forces rivales se faisaient la guerre. Comme il jugeait les choses extérieures d'après lui-même et qu'il sentait en lui une personne libre, il vit aussi dans chaque partie de la création, dans le sol, dans l'arbre, dans le nuage, dans l'eau du fleuve, dans le soleil, autant de personnes semblables à la sienne; il leur attribua la pensée, la volonté, le choix des actes; comme il les sentait puissants et qu'il subissait leur empire, il avoua sa dépendance; il les pria et les adora; il en fit des dieux.

Ainsi, dans cette race, l'idée religieuse se présenta sous deux formes très-différentes. D'une part, l'homme attacha l'attribut divin au principe invisible, à l'intelligence, à ce qu'il entrevoyait de l'âme, à ce qu'il sentait de sacré en lui. D'autre part il appliqua son idée du divin aux objets extérieurs qu'il contemplait, qu'il aimait ou redoutait, aux agents physiques qui étaient les maîtres de son bonheur et de sa vie.

Ces deux ordres de croyances donnèrent lieu à deux religions que l'on voit durer aussi longtemps que les sociétés grecque et romaine. Elles ne se firent pas la guerre; elles vécurent même en assez bonne intelligence et se partagèrent l'empire sur l'homme; mais elles ne se confondirent jamais. Elles eurent toujours des dogmes tout à fait distincts, souvent contradictoires, des cérémonies et des pratiques absolument différentes. Le culte des dieux de l'Olympe et celui des héros et des mânes n'eurent jamais entre eux rien de commun. De ces deux religions, laquelle fut la première en date, on ne saurait le dire; ce qui est certain, c'est que l'une, celle des morts, ayant été fixée à une époque très-lointaine, resta toujours immuable dans ses pratiques, pendant que ses dogmes s'effaçaient peu à peu; l'autre, celle de la nature physique, fut plus progressive et se développa librement à travers les âges, modifiant peu à peu ses légendes et ses doctrines, et augmentant sans cesse son autorité sur l'homme.

2° Rapport de cette religion avec le développement de la société humaine.

On peut croire que les premiers rudiments de cette religion de la nature sont fort antiques; ils le sont peut-être autant que le culte des ancêtres; mais comme elle répondait à des conceptions plus générales et plus hautes, il lui fallut beaucoup plus de temps pour se fixer en une doctrine précise. [1] Il est bien avéré qu'elle ne se produisit pas dans le monde en un jour et qu'elle ne sortit pas toute faite du cerveau d'un homme. On ne voit à l'origine de cette religion ni un prophète ni un corps de prêtres. Elle naquit dans les différentes intelligences par un effet de leur force naturelle. Chacune se la fit à sa façon. Entre tous ces dieux, issus d'esprits divers, il y eut des ressemblances, parce que les idées se formaient en l'homme suivant un mode à peu près uniforme; mais il y eut aussi une très-grande variété, parce que chaque esprit était l'auteur de ses dieux. Il résulta de là que cette religion fut longtemps confuse et que ses dieux furent innombrables.

Pourtant les éléments que l'on pouvait diviniser n'étaient pas très- nombreux. Le soleil qui féconde, la terre qui nourrit, le nuage tour à tour bienfaisant ou funeste, telles étaient les principales puissances dont on pût faire des dieux. Mais de chacun de ces éléments des milliers de dieux naquirent. C'est que le même agent physique, aperçu sous des aspects divers, reçut des hommes différents noms. Le soleil, par exemple, fut appelé ici Héraclès (le glorieux), là Phoebos (l'éclatant), ailleurs Apollon (celui qui chasse la nuit ou le mal); l'un le nomma l'Être élevé (Hypérion), l'autre le bienfaisant (Alexicacos); et, à la longue, les groupes d'hommes qui avaient donné ces noms divers à l'astre brillant, ne reconnurent pas qu'ils avaient le même dieu.

En fait, chaque homme n'adorait qu'un nombre très-restreint de divinités; mais les dieux de l'un n'étaient pas ceux de l'autre. Les noms pouvaient, à la vérité, se ressembler; beaucoup d'hommes avaient pu donner séparément à leur dieu le nom d'Apollon ou celui d'Hercule; ces mots appartenaient à la langue usuelle et n'étaient que des adjectifs qui désignaient l'Être divin par l'un ou l'autre de ses attributs les plus saillants. Mais sous ce même nom les différents groupes d'hommes ne pouvaient pas croire qu'il n'y eût qu'un dieu. On comptait des milliers de Jupiters différents; il y avait une multitude de Minerves, de Dianes, de Junons qui se ressemblaient fort peu. Chacune de ces conceptions s'étant formée par le travail libre de chaque esprit et étant en quelque sorte sa propriété, il arriva que ces dieux furent longtemps indépendants les uns des autres, et que chacun d'eux eut sa légende particulière et son culte. [2]

Comme la première apparition de ces croyances est d'une époque où les hommes vivaient encore dans l'état de famille, ces dieux nouveaux eurent d'abord, comme les démons, les héros et les lares, le caractère de divinités domestiques. Chaque famille s'était fait ses dieux, et chacune les gardait pour soi, comme des protecteurs dont elle ne voulait pas partager les bonnes grâces avec des étrangers. C'est là une pensée qui apparaît fréquemment dans les hymnes des Védas; et il n'y a pas de doute qu'elle n'ait été aussi dans l'esprit des Aryas de l'Occident; car elle a laissé des traces visibles dans leur religion. A mesure qu'une famille avait, en personnifiant un agent physique, créé un dieu, elle l'associait à son foyer, le comptait parmi ses pénates et ajoutait quelques mots pour lui à sa formule de prière. C'est pour cela que l'on rencontre souvent chez les anciens des expressions comme celles-ci: les dieux qui siègent près de mon foyer, le Jupiter de mon foyer, l'Apollon de mes pères. [3] « Je te conjure, dit Tecmesse à Ajax, au nom du Jupiter qui siège près de ton foyer. » Médée la magicienne dit dans Euripide: « Je jure par Hécate, ma déesse maîtresse, que je vénère et qui habite le sanctuaire de mon foyer. » Lorsque Virgile décrit ce qu'il y a de plus vieux dans la religion de Rome, il montre Hercule associé au foyer d'Évandre et adoré par lui comme divinité domestique.

De là sont venus ces milliers de cultes locaux entre lesquels l'unité ne put jamais s'établir. De là ces luttes de dieux dont le polythéisme est plein et qui représentent des luttes de familles, de cantons ou de villes. De là enfin cette foule innombrable de dieux et de déesses, dont nous ne connaissons assurément que la moindre partie: car beaucoup ont péri, sans laisser même le souvenir de leur nom, parce que les familles qui les adoraient se sont éteintes ou que les villes qui leur avaient voué un culte ont été détruites.

Il fallut beaucoup de temps avant que ces dieux sortissent du sein des familles qui les avaient conçus et qui les regardaient comme leur patrimoine. On sait même que beaucoup d'entre eux ne se dégagèrent jamais de cette sorte de lien domestique. La Déméter d'Eleusis resta la divinité particulière de la famille des Eumolpides; l'Athéné de l'acropole d'Athènes appartenait à la famille des Butades. Les Potitii de Rome avaient un Hercule et les Nautii une Minerve. [4] Il y a grande apparence que le culte de Vénus fut longtemps renfermé dans la famille des Jules et que cette déesse n'eut pas de culte public dans Rome.

Il arriva à la longue que, la divinité d'une famille ayant acquis un grand prestige sur l'imagination des hommes et paraissant puissante en proportion de la prospérité de cette famille, toute une cité voulut l'adopter et lui rendre un culte public pour obtenir ses faveurs. C'est ce qui eut lieu pour la Déméter des Eumolpides, l'Athéné des Butades, l'Hercule des Potitii. Mais quand une famille consentit à partager ainsi son dieu, elle se réserva du moins le sacerdoce. On peut remarquer que la dignité de prêtre, pour chaque dieu, fut longtemps héréditaire et ne put pas sortir d'une certaine famille. [5] C'est le vestige d'un temps où le dieu lui-même était la propriété de cette famille, ne protégeait qu'elle et ne voulait être servi que par elle.

Il est donc vrai de dire que cette seconde religion fut d'abord à l'unisson de l'état social des hommes. Elle eut pour berceau chaque famille et resta longtemps enfermée dans cet étroit horizon. Mais elle se prêtait mieux que le culte des morts aux progrès futurs de l'association humaine. En effet les ancêtres, les héros, les mânes étaient des dieux qui, par leur essence même, ne pouvaient être adorés que par un très-petit nombre d'hommes et qui établissaient à perpétuité d'infranchissables lignes de démarcation entre les familles. La religion des dieux de la nature était un cadre plus large. Aucune loi rigoureuse ne s'opposait à ce que chacun de ces cultes se propageât; il n'était pas dans la nature intime de ces dieux de n'être adorés que par une famille et de repousser l'étranger. Enfin les hommes devaient arriver insensiblement à s'apercevoir que le Jupiter d'une famille était, au fond, le même être ou la même conception que le Jupiter d'une autre; ce qu'ils ne pouvaient jamais croire de deux Lares, de deux ancêtres, ou de deux foyers.

Ajoutons que cette religion nouvelle avait aussi une autre morale. Elle ne se bornait pas à enseigner à l'homme les devoirs de famille. Jupiter était le dieu de l'hospitalité; c'est de sa part que venaient les étrangers, les suppliants, « les vénérables indigents », ceux qu'il fallait traiter « comme des frères ». Tous ces dieux prenaient souvent la forme humaine et se montraient aux mortels. C'était bien quelquefois pour assister à leurs luttes et prendre part à leurs combats; souvent aussi c'était pour leur prescrire la concorde et leur apprendre à s'aider les uns les autres.

A mesure que cette seconde religion alla se développant, la société dut grandir. Or il est assez manifeste que cette religion, faible d'abord, prit ensuite une extension très-grande. A l'origine, elle s'était comme abritée sous la protection de sa soeur aînée, auprès du foyer domestique. Là le dieu nouveau avait obtenu une petite place, une étroite cella, en regard et à côté de l'autel vénéré, afin qu'un peu du respect que les hommes avaient pour le foyer allât vers le dieu. Peu à peu le dieu, prenant plus d'autorité sur l'âme, renonça à cette sorte de tutelle; il quitta le foyer domestique; il eut une demeure à lui et des sacrifices qui lui furent propres. Cette demeure ([Grec: naos], de [Grec: naio], habiter) fut d'ailleurs bâtie à l'image de l'ancien sanctuaire; ce fut, comme auparavant, une cella vis-à-vis d'un foyer; mais la cella s'élargit, s'embellit, devint un temple. Le foyer resta à l'entrée de la maison du dieu, mais il parut bien petit à côté d'elle. Lui qui avait été d'abord le principal, il ne fut plus que l'accessoire. Il cessa d'être le dieu et descendit au rang d'autel du dieu, d'instrument pour le sacrifice. Il fut chargé de brûler la chair de la victime et de porter l'offrande avec la prière de l'homme à la divinité majestueuse dont la statue résidait dans le temple.

Lorsqu'on voit ces temples s'élever et ouvrir leurs portes devant la foule des adorateurs, on peut être assuré que l'association humaine a grandi.

NOTES

[1] Est-il nécessaire de rappeler toutes les traditions grecques et italiennes qui faisaient de la religion de Jupiter une religion jeune et relativement récente? La Grèce et l'Italie avaient conservé le souvenir d'un temps où les sociétés humaines existaient déjà et où cette religion n'était pas encore formée. Ovide, Fast., II, 289; Virgile, Géorg., I, 126. Eschyle, Euménides, Pausanias, VIII, s. Il y a apparence que chez les Hindous les Pitris ont été antérieurs aux Dévas.

[2] Le même nom cache souvent des divinités fort différentes: Poséidon Hippios, Poséidon Phytalmios, Poséidon Érechthée, Poséidon Aegéen, Poséidon Héliconien étaient des dieux divers qui n'avaient ni les mêmes attributs, ni les mêmes adorateurs.

[3] [Grec: Hestiouchoi, ephestioi, patrooi. 0 emos Zeus], Euripide, Hécube, 345; Médée, 395. Sophocle, Ajax, 492. Virgile, VIII, 643. Hérodote, I, 44.

[4] Tite-Live, IX, 29. Denys, VI, 69.

[5] Hérodote, V, 64, 65; IX, 27. Pindare, Isthm., VII, 18. Xénophon, Hell., VI, 8. Platon, Lois, p. 759; Banquet, p. 40. Cicéron, De divin., I, 41. Tacite, Ann., II, 54. Plutarque, Thésée, 23. Strabon, IX, 421; XIV, 634. Callimaque, Hymne à Apoll., 84. Pausanias, I, 37; VI, 17; X, 1. Apollodore, III, 13. Harpocration, V° Eunidai. Boeckh, Corp. inscript., 1340.

CHAPITRE III.

LA CITÉ SE FORME.

La tribu, comme la famille et la phratrie, était constituée pour être un corps indépendant, puisqu'elle avait un culte spécial dont l'étranger était exclu. Une fois formée, aucune famille nouvelle ne pouvait plus y être admise. Deux tribus ne pouvaient pas davantage se fondre en une seule; leur religion s'y opposait. Mais de même que plusieurs phratries s'étaient unies en une tribu, plusieurs tribus purent s'associer entre elles, à la condition que le culte de chacune d'elles fût respecté. Le jour où cette alliance se fit, la cité exista.

Il importe peu de chercher la cause qui détermina plusieurs tribus voisines à s'unir. Tantôt l'union fut volontaire, tantôt elle fut imposée par la force supérieure d'une tribu ou par la volonté puissante d'un homme. Ce qui est certain, c'est que le lien de la nouvelle association fut encore un culte. Les tribus qui se groupèrent pour former une cité ne manquèrent jamais d'allumer un feu sacré et de se donner une religion commune.

Ainsi la société humaine, dans cette race, n'a pas grandi à la façon d'un cercle qui s'élargirait peu à peu, gagnant de proche en proche. Ce sont, au contraire, de petits groupes qui, constitués longtemps à l'avance, se sont agrégés les uns aux autres. Plusieurs familles ont formé la phratrie, plusieurs phratries la tribu, plusieurs tribus la cité. Famille, phratrie, tribu, cité, sont d'ailleurs des sociétés exactement semblables entre elles et qui sont nées l'une de l'autre par une série de fédérations.

Il faut même remarquer qu'à mesure que ces différents groupes s'associaient ainsi entre eux, aucun d'eux ne perdait pourtant ni son individualité, ni son indépendance. Bien que plusieurs familles se fussent unies en une phratrie, chacune d'elles restait constituée comme à l'époque de son isolement; rien n'était changé en elle, ni son culte, ni son sacerdoce, ni son droit de propriété, ni sa justice intérieure. Des curies s'associaient ensuite; mais chacune gardait son culte, ses réunions, ses fêtes, son chef. De la tribu on passa à la cité; mais les tribus ne furent pas pour cela dissoutes, et chacune d'elles continua à former un corps, à peu près comme si la cité n'existait pas. En religion il subsista une multitude de petits cultes au-dessus desquels s'établit un culte commun; en politique, une foule de petits gouvernements continuèrent à fonctionner, et au-dessus d'eux un gouvernement commun s'éleva.

La cité était une confédération. C'est pour cela qu'elle fut obligée, au moins pendant plusieurs siècles, de respecter l'indépendance religieuse et civile des tribus, des curies et des familles, et qu'elle n'eut pas d'abord le droit d'intervenir dans les affaires particulières de chacun de ces petits corps. Elle n'avait rien à voir dans l'intérieur d'une famille; elle n'était pas juge de ce qui s'y passait; elle laissait au père le droit et le devoir de juger sa femme, son fils, son client. C'est pour cette raison que le droit privé, qui avait été fixé à l'époque de l'isolement des familles, a pu subsister dans les cités et n'a été modifié que fort tard.

Ce mode d'enfantement des cités anciennes est attesté par des usages qui ont duré fort longtemps. Si nous regardons l'armée de la cité, dans les premiers temps, nous la trouvons distribuée en tribus, en curies, en familles, [1] « de telle sorte, dit un ancien, que le guerrier ait pour voisin dans le combat celui avec qui, en temps de paix, il fait la libation et le sacrifice au même autel ». Si nous regardons le peuple assemblé, dans les premiers siècles de Rome, il vote par curies et par gentes. [2] Si nous regardons le culte, nous voyons à Rome six Vestales, deux pour chaque tribu; à Athènes, l'archonte fait le sacrifice au nom de la cité entière, mais il est assisté pour la cérémonie religieuse d'autant de ministres qu'il y a de tribus.

Ainsi la cité n'est pas un assemblage d'individus: c'est une confédération de plusieurs groupes qui étaient constitués avant elle et qu'elle laisse subsister. On voit dans les orateurs attiques que chaque Athénien fait partie à la fois de quatre sociétés distinctes; il est membre d'une famille, d'une phratrie, d'une tribu et d'une cité. Il n'entre pas en même temps et le même jour dans toutes les quatre, comme le Français qui, du moment de sa naissance, appartient à la fois à une famille, à une commune, à un département et à une patrie. La phratrie et la tribu ne sont pas des divisions administratives. L'homme entre à des époques diverses dans ces quatre sociétés, et il monte, en quelque sorte, de l'une à l'autre. L'enfant est d'abord admis dans la famille par la cérémonie religieuse qui a lieu dix jours après sa naissance. Quelques années après, il entre dans la phratrie par une nouvelle cérémonie que nous avons décrite plus haut. Enfin, à l'âge de seize ou de dix-huit ans, il se présente pour être admis dans la cité. Ce jour-là, en présence d'un autel et devant les chairs fumantes d'une victime, il prononce un serment par lequel il s'engage, entre autres choses, à respecter toujours la religion de la cité. A partir de ce jour-là, il est initié au culte public et devient citoyen. [3] Que l'on observe ce jeune Athénien s'élevant d'échelon en échelon, de culte en culte, et l'on aura l'image des degrés par lesquels l'association humaine a passé. La marche que ce jeune homme est astreint à suivre est celle que la société a d'abord suivie.

Un exemple rendra cette vérité plus claire. Il nous est resté sur les antiquités d'Athènes assez de traditions et de souvenirs pour que nous puissions voir avec quelque netteté comment s'est formée la cité athénienne. A l'origine, dit Plutarque, l'Attique était divisée par familles. [4] Quelques-unes de ces familles de l'époque primitive, comme les Eumolpides, les Cécropides, les Céphyréens, les Phytalides, les Lakiades, se sont perpétuées jusque dans les âges suivants. Alors la cité athénienne n'existait pas; mais chaque famille, entourée de ses branches cadettes et de ses clients, occupait un canton et y vivait dans une indépendance absolue. Chacune avait sa religion propre: les Eumolpides, fixés à Eleusis, adoraient Déméter; les Cécropides, qui habitaient le rocher où fut plus tard Athènes, avaient pour divinités protectrices Poséidon et Athéné. Tout à côté, sur la petite colline où fut l'Aréopage, le dieu protecteur était Arès; à Marathon c'était un Hercule, à Prasies un Apollon, un autre Apollon à Phlyes, les Dioscures à Céphale et ainsi de tous les autres cantons. [5]

Chaque famille, comme elle avait son dieu et son autel, avait aussi son chef. Quand Pausanias visita l'Attique, il trouva dans les petits bourgs d'antiques traditions qui s'étaient perpétuées avec le culte; or ces traditions lui apprirent que chaque bourg avait eu son roi avant le temps où Cécrops régnait à Athènes. N'était-ce pas le souvenir d'une époque lointaine où ces grandes familles patriarcales, semblables aux clans celtiques, avaient chacune son chef héréditaire, qui était à la fois prêtre et juge? Une centaine de petites sociétés vivaient donc isolées dans le pays, ne connaissant entre elles ni lien religieux ni lien politique, ayant chacune son territoire, se faisant souvent la guerre, étant enfin à tel point séparées les unes des autres que le mariage entre elles n'était pas toujours réputé permis. [6]

Mais les besoins ou les sentiments les rapprochèrent. Insensiblement elles s'unirent en petits groupes, par quatre, par cinq, par six. Ainsi nous trouvons dans les traditions que les quatre bourgs de la plaine de Marathon s'associèrent pour adorer ensemble Apollon Delphinien; les hommes du Pirée, de Phalère et de deux cantons voisins s'unirent de leur côté, et bâtirent en commun un temple à Hercule. [7] A la longue cette centaine de petits États se réduisit à douze confédérations. Ce changement, par lequel la population de l'Attique passa de l'état de famille patriarcale à une société un peu plus étendue, était attribué par les traditions aux efforts de Cécrops; il faut seulement entendre par là qu'il ne fut achevé qu'à l'époque où l'on plaçait le règne de ce personnage, c'est-à-dire vers le seizième siècle avant notre ère. On voit d'ailleurs que ce Cécrops ne régnait que sur l'une des douze associations, celle qui fut plus tard Athènes, les onze autres étaient pleinement indépendantes; chacune avait son dieu protecteur, son autel, son feu sacré, son chef. [8]

Plusieurs générations se passèrent pendant les-quelles le groupe des Cécropides acquit insensiblement plus d'importance. De cette période il est resté le souvenir d'une lutte sanglante qu'ils soutinrent contre les Eumolpides d'Éleusis, et dont le résultat fut que ceux-ci se soumirent, avec la seule réserve de conserver le sacerdoce héréditaire de leur divinité. [9] On peut croire qu'il y a eu d'autres luttes et d'autres conquêtes, dont le souvenir ne s'est pas conservé. Le rocher des Cécropides, où s'était peu à peu développé le culte d'Athéné, et qui avait fini par adopter le nom de sa divinité principale, acquit la suprématie sur les onze autres États. Alors parut Thésée, héritier des Cécropides. Toutes les traditions s'accordent à dire qu'il réunit les douze groupes en une cité. Il réussit, en effet, à faire adopter dans toute l'Attique le culte d'Athéné Polias, en sorte que tout le pays célébra dès lors en commun le sacrifice des Panathénées. Avant lui, chaque bourgade avait son feu sacré et son prytanée; il voulut que le prytanée d'Athènes fût le centre religieux de toute l'Attique. [10] Dès lors l'unité athénienne fut fondée; religieusement, chaque canton conserva son ancien culte, mais tous adoptèrent un culte commun; politiquement, chacun conserva ses chefs, ses juges, son droit de s'assembler, mais au-dessus de ces gouvernements locaux il y eut le gouvernement central de la cité. [11]

De ces souvenirs et de ces traditions si précises qu'Athènes conservait religieusement, il nous semble qu'il ressort deux vérités également manifestes; l'une est que la cité a été une confédération de groupes constitués avant elle; l'autre est que la société ne s'est développée qu'autant que la religion s'élargissait. On ne saurait dire si c'est le progrès religieux qui a amené le progrès social; ce qui est certain, c'est qu'ils se sont produits tous les deux en même temps et avec un remarquable accord.

Il faut bien penser à l'excessive difficulté qu'il y avait pour les populations primitives à fonder des sociétés régulières. Le lien social n'est pas facile à établir entre ces êtres humains qui sont si divers, si libres, si inconstants. Pour leur donner des règles communes, pour instituer le commandement et faire accepter l'obéissance, pour faire céder la passion à la raison, et la raison individuelle, à la raison publique, il faut assurément quelque chose de plus fort que la force matérielle, de plus respectable que l'intérêt, de plus sûr qu'une théorie philosophique, de plus immuable qu'une convention, quelque chose qui soit également au fond de tous les coeurs et qui y siège avec empire.

Cette chose-là, c'est une croyance. Il n'est rien de plus puissant sur l'âme. Une croyance est l'oeuvre de notre esprit, mais nous ne sommes pas libres de la modifier à notre gré. Elle est notre création, mais nous ne le savons pas. Elle est humaine, et nous la croyons dieu. Elle est l'effet de notre puissance et elle est plus forte que nous. Elle est en nous; elle ne nous quitte pas; elle nous parle à tout moment. Si elle nous dit d'obéir, nous obéissons; si elle nous trace des devoirs, nous nous soumettons. L'homme peut bien dompter la nature, mais il est assujetti à sa pensée.

Or, une antique croyance commandait à l'homme d'honorer l'ancêtre; le culte de l'ancêtre a groupé la famille autour d'un autel. De là la première religion, les premières prières, la première idée du devoir et la première morale; de là aussi la propriété établie, l'ordre de la succession fixé; de là enfin tout le droit privé et toutes les règles de l'organisation domestique. Puis la croyance grandit, et l'association en même temps. A mesure que les hommes sentent qu'il y a pour eux des divinités communes, ils s'unissent en groupes plus étendus. Les mêmes règles, trouvées et établies dans la famille, s'appliquent successivement à la phratrie, à la tribu, à la cité.

Embrassons du regard le chemin que les hommes ont parcouru. A l'origine, la famille vit isolée et l'homme ne connaît que les dieux domestiques, [Grec: theoi patrooi], dii gentiles. Au-dessus de la famille se forme la phratrie avec son dieu, [Grec: theos phratrios], Juno curialis. Vient ensuite la tribu et le dieu de la tribu, [Grec: theos phylios]. On arrive enfin à la cité, et l'on conçoit un dieu dont la providence embrasse cette cité entière, [Grec: theos polieus], penates publici. Hiérarchie de croyances, hiérarchie d'association. L'idée religieuse a été, chez les anciens, le souffle inspirateur et organisateur de la société.

Les traditions des Hindous, des Grecs, des Étrusques racontaient que les dieux avaient révélé aux hommes les lois sociales. Sous cette forme légendaire il y a une vérité. Les lois sociales ont été l'oeuvre des dieux; mais ces dieux si puissants et si bienfaisants n'étaient pas autre chose que les croyances des hommes.

Tel a été le mode d'enfantement de l'État chez les anciens; cette étude était nécessaire pour nous rendre compte tout à l'heure de la nature et des institutions de la cité. Mais il faut faire ici une réserve. Si les premières cités se sont formées par la confédération de petites sociétés constituées antérieurement, ce n'est pas à dire que toutes les cités à nous connues aient été formées de la même manière. L'organisation municipale une fois trouvée, il n'était pas nécessaire que pour chaque ville nouvelle on recommençât la même route longue et difficile. Il put même arriver assez souvent que l'on suivît l'ordre inverse. Lorsqu'un chef, sortant d'une ville déjà constituée, en alla fonder une autre, il n'emmena d'ordinaire avec lui qu'un petit nombre de ses concitoyens, et il s'adjoignit beaucoup d'autres hommes qui venaient de divers lieux et pouvaient même appartenir à des races diverses. Mais ce chef ne manqua jamais de constituer le nouvel État à l'image de celui qu'il venait de quitter. En conséquence, il partagea son peuple en tribus et en phratries. Chacune de ces petites associations eut un autel, des sacrifices, des fêtes; chacune imagina même un ancien héros qu'elle honora d'un culte, et duquel elle vint à la longue à se croire issue.

Souvent encore il arriva que les hommes d'un certain pays vivaient sans lois et sans ordre, soit que l'organisation sociale n'eût pas réussi à s'établir, comme en Arcadie, soit qu'elle eût été corrompue et dissoute par des révolutions trop brusques, comme à Cyrène et à Thurii. Si un législateur entreprenait de mettre la règle parmi ces hommes, il ne manquait jamais de commencer par les répartir en tribus et en phratries, comme s'il n'y avait pas d'autre type de société que celui-là. Dans chacun de ces cadres il instituait un héros éponyme, il établissait des sacrifices, il inaugurait des traditions. C'était toujours par là que l'on commençait, si l'on voulait fonder une société régulière. [12] Ainsi fait Platon lui-même lorsqu'il imagine une cité modèle.

NOTES

[1] Homère, Iliade, II, 362. Varron, De ling. lat., V, 89. Isée, II, 42.

[2] Aulu-Gelle, XV, 27.

[3] Démosthènes, in Eubul. Isée, VII, IX. Lycurgue, I, 76. Schol., in Demosth., p. 438. Pollux, VIII, 105. Stobée, De republ.

[4] [Grec: Katagene], Plutarque, Thésée, 24; ibid., 13.

[5] Pausanias, I, 15; I, 31; I, 37; II, 18.

[6] Plutarque, Thésée, 18.

[7] Id., ibid., 14. Pollux, VI, 105. Étienne de Byzance, [Grec: echelidai].

[8] Philochore cité par Strabon, IX. Thucydide, II, 16. Pollux, VIII, 111.

[9] Pausanias, I, 38.

[10] Thucydide, II, 15. Plutarque, Thésée, 24. Pausanias, I, 26; VIII, 2.

[11] Plutarque et Thucydide disent que Thésée détruisit les prytanées locaux et abolit les magistratures des bourgades. S'il essaya de le faire, il est certain qu'il n'y réussit pas; car longtemps après lui nous trouvons encore les cultes locaux, les assemblées, les rois de tribus. Boeckh, Corp, inscr., 82, 85. Démosthènes, in Theocrinem. Pollux, VIII, III. — Nous laissons de côté la légende d'Ion, à laquelle plusieurs historiens modernes nous semblent avoir donné trop d'importance en la présentant comme le symptôme d'une invasion étrangère dans l'Attique. Cette invasion n'est indiquée par aucune tradition. Si l'Attique eût été conquise par ces Ioniens du Péloponèse, il n'est pas probable que les Athéniens eussent conservé si religieusement leurs noms de Cécropides, d'Érechthéides, et qu'ils eussent, au contraire, considéré comme une injure le nom d'Ioniens (Hérodote, I, 143). A ceux qui croient à cette invasion des Ioniens et qui ajoutent que la noblesse des Eupatrides vient de là, on peut encore répondre que la plupart des grandes familles d'Athènes remontent à une époque bien antérieure à celle où l'on place l'arrivée d'Ion dans l'Attique. Est-ce à dire que les Athéniens ne soient pas des Ioniens, pour la plupart? Ils appartiennent assurément à cette branche de la race hellénique; Strabon nous dit que dans les temps les plus reculés l'Attique s'appelait Ionia et Ias. Mais on a tort de faire du fils de Xuthos, du héros légendaire d'Euripide, la tige de ces Ioniens; ils sont infiniment antérieurs à Ion, et leur nom est peut-être beaucoup plus ancien que celui d'Hellènes. On a tort de faire descendre de cet Ion tous les Eupatrides et de présenter cette classe d'hommes comme une population conquérante qui eût opprimé par la force une population vaincue. Cette opinion ne s'appuie sur aucun témoignage ancien.

[12] Hérodote, IV, 161. Cf. Platon, Lois, V, 738; VI, 771.

CHAPITRE IV.

LA VILLE.

Cité et ville n'étaient pas des mots synonymes chez les anciens. La cité était l'association religieuse et politique des familles et des tribus; la ville était le lieu de réunion, le domicile et surtout le sanctuaire de cette association.

Il ne faudrait pas nous faire des villes anciennes l'idée que nous donnent celles que nous voyons s'élever de nos jours. On bâtit quelques maisons, c'est un village; insensiblement le nombre des maisons s'accroît, c'est une ville; et nous unissons, s'il y a lieu, par l'entourer d'un fossé et d'une muraille. Une ville, chez les anciens, ne se formait pas à la longue, par le lent accroissement du nombre des hommes et des constructions. On fondait une ville d'un seul coup, tout entière en un jour.

Mais il fallait que la cité fût constituée d'abord, et c'était l'oeuvre la plus difficile et ordinairement la plus longue. Une fois que les familles, les phratries et les tribus étaient convenues de s'unir et d'avoir un même culte, aussitôt on fondait la ville pour être le sanctuaire de ce culte commun. Aussi la fondation d'une ville était-elle toujours un acte religieux.

Nous allons prendre pour premier exemple Rome elle-même, en dépit de la vogue d'incrédulité qui s'attache à cette ancienne histoire. On a bien souvent répété que Romulus était un chef d'aventuriers, qu'il s'était fait un peuple en appelant à lui des vagabonds et des voleurs, et que tous ces hommes ramassés sans choix avaient bâti au hasard quelques cabanes pour y enfermer leur butin. Mais les écrivains anciens nous présentent les faits d'une tout autre façon; et il nous semble que, si l'on veut connaître l'antiquité, la première règle doit être de s'appuyer sur les témoignages qui nous viennent d'elle. Ces écrivains parlent à la vérité d'un asile, c'est-à-dire d'un enclos sacré où Romulus admit tous ceux qui se présentèrent; en quoi il suivait l'exemple que beaucoup de fondateurs de villes lui avaient donné. Mais cet asile n'était pas la ville; il ne fut même ouvert qu'après que la ville avait été fondée et complètement bâtie. C'était un appendice ajouté à Rome; ce n'était pas Rome. Il ne faisait même pas partie de la ville de Romulus; car il était situé au pied du mont Capitolin, tandis que la ville occupait le plateau du Palatin. Il importe de bien distinguer le double élément de la population romaine. Dans l'asile sont les aventuriers sans feu ni lieu; sur le Palatin sont les hommes venus d'Albe, c'est-à-dire les hommes déjà organisés en société, distribués en gentes et en curies, ayant des cultes domestiques et des lois. L'asile n'est qu'une sorte de hameau ou de faubourg où les cabanes se bâtissent au hasard et sans règles; sur le Palatin s'élève une ville religieuse et sainte.

Sur la manière dont cette ville fut fondée, l'antiquité abonde en renseignements; on en trouve dans Denys d'Halicarnasse qui les puisait chez des auteurs plus anciens que lui; on en trouve dans Plutarque, dans les Fastes d'Ovide, dans Tacite, dans Caton l'Ancien qui avait compulsé les vieilles annales, et dans deux autres écrivains qui doivent surtout nous inspirer une grande confiance, le savant Varron et le savant Verrius Flaccus que Festus nous a en partie conservé, tous les deux fort instruits des antiquités romaines, amis de la vérité, nullement crédules, et connaissant assez bien les règles de la critique historique. Tous ces écrivains nous ont transmis le souvenir de la cérémonie religieuse qui avait marqué la fondation de Rome, et nous ne sommes pas en droit de rejeter un tel nombre de témoignages.

Il n'est pas rare de rencontrer chez les anciens des faits qui nous étonnent; est-ce un motif pour dire que ce sont des fables, surtout si ces faits qui s'éloignent beaucoup des idées modernes, s'accordent parfaitement avec celles des anciens? Nous avons vu dans leur vie privée une religion qui réglait tous leurs actes; nous avons vu ensuite que cette religion les avait constitués en société; qu'y a-t-il d'étonnant après cela que la fondation d'une ville ait été aussi un acte sacré et que Romulus lui-même ait dû accomplir des rites qui étaient observés partout?

Le premier soin du fondateur est de choisir l'emplacement de la ville nouvelle. Mais ce choix, chose grave et dont on croit que la destinée du peuple dépend, est toujours laissé à la décision des dieux. Si Romulus eût été Grec, il aurait consulté l'oracle de Delphes; Samnite, il eût suivi l'animal sacré, le loup ou le pivert. Latin, tout voisin des Étrusques, initié à la science augurale, [1] il demande aux dieux de lui révéler leur volonté par le vol des oiseaux. Les dieux lui désignent le Palatin.

Le jour de la fondation venu, il offre d'abord un sacrifice. Ses compagnons sont rangés autour de lui; ils allument un feu de broussailles, et chacun saute à travers la flamme légère. [2] L'explication de ce rite est que, pour l'acte qui va s'accomplir, il faut que le peuple soit pur; or les anciens croyaient se purifier de toute tache physique ou morale en sautant à travers la flamme sacrée.

Quand cette cérémonie préliminaire a préparé le peuple au grand acte de la fondation, Romulus creuse une petite fosse de forme circulaire. Il y jette une motte de terre qu'il a apportée de la ville d'Albe. [3] Puis chacun de ses compagnons, s'approchant à son tour, jette comme lui un peu de terre qu'il a apporté du pays d'où il vient. Ce rite est remarquable, et il nous révèle chez ces hommes une pensée qu'il importe de signaler. Avant de venir sur le Palatin, ils habitaient Albe ou quelque autre des villes voisines. Là était leur foyer: c'est là que leurs pères avaient vécu et étaient ensevelis. Or la religion défendait de quitter la terre où le foyer avait été fixé et ou les ancêtres divins reposaient. Il avait donc fallu, pour se dégager de toute impiété, que chacun de ces hommes usât d'une fiction, et qu'il emportât avec lui, sous le symbole d'une motte de terre, le sol sacré où ses ancêtres étaient ensevelis et auquel leurs mânes étaient attachés. L'homme ne pouvait se déplacer qu'en emmenant avec lui son sol et ses aïeux. Il fallait que ce rite fût accompli pour qu'il pût dire en montrant la place nouvelle qu'il avait adoptée: Ceci est encore la terre de mes pères, terra patrum, patria; ici est ma patrie, car ici sont les mânes de ma famille.

La fosse où chacun avait ainsi jeté un peu de terre, s'appelait mundus; or ce mot désignait dans l'ancienne langue la région des mânes. [4] De cette même place, suivant la tradition, les âmes des morts s'échappaient trois fois par an, désireuses de revoir un moment la lumière. Ne voyons- nous pas encore dans cette tradition la véritable pensée de ces anciens hommes? En déposant dans la fosse une motte de terre de leur ancienne patrie, ils avaient cru y enfermer aussi les âmes de leurs ancêtres. Ces âmes réunies là devaient recevoir un culte perpétuel et veiller sur leurs descendants. Romulus à cette même place posa un autel et y alluma du feu. Ce fut le foyer de la cité. [5]

Autour de ce foyer doit s'élever la ville, comme la maison s'élève autour du foyer domestique; Romulus trace un sillon qui marque l'enceinte. Ici encore les moindres détails sont fixés par un rituel. Le fondateur doit se servir d'un soc de cuivre; sa charrue est traînée par un taureau blanc et une vache blanche. Romulus, la tête voilée et sous le costume sacerdotal, tient lui-même le manche de la charrue et la dirige en chantant des prières. Ses compagnons marchent derrière lui en observant un silence religieux, A mesure que le soc soulève des mottes de terre, on les rejette soigneusement à l'intérieur de l'enceinte, pour qu'aucune parcelle de cette terre sacrée ne soit du côté de l'étranger. [6]

Cette enceinte tracée par la religion est inviolable. Ni étranger ni citoyen n'a le droit de la franchir. Sauter par-dessus ce petit sillon est un acte d'impiété; la tradition romaine disait que le frère du fondateur avait commis ce sacrilège et l'avait payé de sa vie. [7]

Mais pour que l'on puisse entrer dans la ville et en sortir, le sillon est interrompu en quelques endroits; [8] pour cela Romulus a soulevé et porté le soc; ces intervalles s'appellent portae; ce sont les portes de la ville.

Sur le sillon sacré ou un peu en arrière, s'élèvent ensuite les murailles; elles sont sacrées aussi. [9] Nul ne pourra y toucher, même pour les réparer, sans la permission des pontifes. Des deux côtés de cette muraille, un espace de quelques pas est donné à la religion; on l'appelle pomoerium; [10] il n'est permis ni d'y faire passer la charrue ni d'y élever aucune construction.

Telle a été, suivant une foule de témoignages anciens, la cérémonie de la fondation de Rome. Que si l'on demande comment le souvenir a pu s'en conserver jusqu'aux écrivains qui nous l'ont transmis, c'est que cette cérémonie était rappelée chaque année à la mémoire du peuple par une fête anniversaire qu'on appelait le jour natal de Rome. Cette fête a été célébrée dans toute l'antiquité, d'année en année, et le peuple romain la célèbre encore aujourd'hui à la même date qu'autrefois, le 21 avril; tant les hommes, à travers leurs incessantes transformations, restent fidèles aux vieux usages!

On ne peut pas raisonnablement supposer que de tels rites aient été imaginés pour la première fois par Romulus. Il est certain, au contraire, que beaucoup de villes avant Rome avaient été fondées de la même manière. Varron dit que ces rites étaient communs au Latium et à l'Étrurie. Caton l'Ancien qui, pour écrire son livre des Origines, avait consulté les annales de tous les peuples italiens, nous apprend que des rites analogues étaient pratiqués par tous les fondateurs de villes. Les Étrusques possédaient des livres liturgiques où était consigné le rituel complet de ces cérémonies. [11]

Les Grecs croyaient, comme les Italiens, que l'emplacement d'une ville devait être choisi et révélé par la divinité. Aussi quand ils voulaient en fonder une, consultaient-ils l'oracle de Delphes. [12] Hérodote signale comme un acte d'impiété ou de folie que le Spartiate Doriée ait osé bâtir une ville « sans consulter l'oracle et sans pratiquer aucune des cérémonies prescrites », et le pieux historien n'est pas surpris qu'une ville ainsi construite en dépit des règles n'ait duré que trois ans. [13] Thucydide, rappelant le jour où Sparte fut fondée, mentionne les chants pieux et les sacrifices de ce jour-là. Le même historien nous dit que les Athéniens avaient un rituel particulier et qu'ils ne fondaient jamais une colonie sans s'y conformer. [14] On peut voir dans une comédie d'Aristophane un tableau assez exact de la cérémonie qui était usitée en pareil cas. Lorsque le poète représentait la plaisante fondation de la ville des Oiseaux, il songeait certainement aux coutumes qui étaient observées dans la fondation des villes des hommes; aussi mettait-il sur la scène un prêtre qui allumait un foyer en invoquant les dieux, un poëte qui chantait des hymnes, et un devin qui récitait des oracles.

Pausanias parcourait la Grèce vers le temps d'Adrien. Arrivé en Messénie, il se fit raconter par les prêtres la fondation de la ville de Messène, et il nous a transmis leur récit. [15] L'événement n'était pas très-ancien; il avait eu lieu au temps d'Épaminondas. Trois siècles auparavant les Messéniens avaient été chassés de leur pays, et depuis ce temps-là ils avaient vécu dispersés parmi les autres Grecs, sans patrie, mais gardant avec un soin pieux leurs coutumes et leur religion nationale. Les Thébains voulaient les ramener dans le Péloponèse, pour attacher un ennemi aux flancs de Sparte; mais le plus difficile était de décider les Messéniens. Épaminondas, qui avait affaire à des hommes superstitieux, crut devoir mettre en circulation un oracle prédisant à ce peuple le retour dans son ancienne patrie. Des apparitions miraculeuses attestèrent que les dieux nationaux des Messéniens, qui les avaient trahis à l'époque de la conquête, leur étaient redevenus favorables. Ce peuple timide se décida alors à rentrer dans le Péloponèse à la suite d'une armée thébaine. Mais il s'agissait de savoir où la ville serait bâtie, car d'aller réoccuper les anciennes villes du pays, il n'y fallait pas songer; elles avaient été souillées par la conquête. Pour choisir la place où l'on s'établirait, on n'avait pas la ressource ordinaire de consulter l'oracle de Delphes; car la Pythie était alors du parti de Sparte. Par bonheur, les dieux avaient d'autres moyens de révéler leur volonté; un prêtre messénien eut un songe où l'un des dieux de sa nation lui apparut et lui dit qu'il allait se fixer sur le mont Ithôme, et qu'il invitait le peuple à l'y suivre. L'emplacement de la ville nouvelle étant ainsi indiqué, il restait encore à savoir les rites qui étaient nécessaires pour la fondation; mais les Messéniens les avaient oubliés; ils ne pouvaient pas, d'ailleurs, adopter ceux des Thébains ni d'aucun autre peuple; et l'on ne savait comment bâtir la ville. Un songe vint fort à propos à un autre Messénien: les dieux lui ordonnaient de se transporter sur le mont Ithôme, d'y chercher un if qui se trouvait auprès d'un myrte, et de creuser la terre en cet endroit. Il obéit; il découvrit une urne, et dans cette urne des feuilles d'étain, sur lesquelles se trouvait gravé le rituel complet de la cérémonie sacrée. Les prêtres en prirent aussitôt copie et l'inscrivirent dans leurs livres. On ne manqua pas de croire que l'urne avait été déposée là par un ancien roi des Messéniens avant la conquête du pays.

Dès qu'on fut en possession du rituel, la fondation commença. Les prêtres offrirent d'abord un sacrifice; on invoqua les anciens dieux de la Messénie, les Dioscures, le Jupiter de l'Ithôme, les anciens héros, les ancêtres connus et vénérés. Tous ces protecteurs du pays l'avaient apparemment quitté, suivant les croyances des anciens, le jour où l'ennemi s'en était rendu maître; on les conjura d'y revenir. On prononça des formules qui devaient avoir pour effet de les déterminer à habiter la ville nouvelle en commun avec les citoyens. C'était là l'important; fixer les dieux avec eux était ce que ces hommes avaient le plus à coeur, et l'on peut croire que la cérémonie religieuse n'avait pas d'autre but. De même que les compagnons de Romulus creusaient une fosse et croyaient y déposer les mânes de leurs ancêtres, ainsi les contemporains d'Épaminondas appelaient à eux leurs héros, leurs ancêtres divins, les dieux du pays. Ils croyaient, par des formules et par des rites, les attacher au sol qu'ils allaient eux-mêmes occuper, et les enfermer dans l'enceinte qu'ils allaient tracer. Aussi leur disaient-ils: « Venez avec nous, ô Êtres divins, et habitez en commun avec nous cette ville. » Une première journée fut employée à ces sacrifices et à ces prières. Le lendemain on traça l'enceinte, pendant que le peuple chantait des hymnes religieux.

On est surpris d'abord quand on voit dans les auteurs anciens qu'il n'y avait aucune ville, si antique qu'elle pût être, qui ne prétendît savoir le nom de son fondateur et la date de sa fondation. C'est qu'une ville ne pouvait pas perdre le souvenir de la cérémonie sainte qui avait marqué sa naissance; car chaque année elle en célébrait l'anniversaire par un sacrifice. Athènes, aussi bien que Rome, fêtait son jour natal.

Il arrivait souvent que des colons ou des conquérants s'établissaient dans une ville déjà bâtie. Ils n'avaient pas de maisons à construire, car rien ne s'opposait à ce qu'ils occupassent celles des vaincus. Mais ils avaient à accomplir la cérémonie de la fondation, c'est-à-dire à poser leur propre foyer et à fixer dans leur nouvelle demeure leurs dieux nationaux. C'est pour cela qu'on lit dans Thucydide et dans Hérodote que les Doriens fondèrent Lacédémone, et les Ioniens Milet, quoique les deux peuples eussent trouvé ces villes toutes bâties et déjà fort anciennes.

Ces usages nous disent clairement ce que c'était qu'une ville dans la pensée des anciens. Entourée d'une enceinte sacrée, et s'étendant autour d'un autel, elle était le domicile religieux qui recevait les dieux et les hommes de la cité. Tite-Live disait de Rome: « Il n'y a pas une place dans cette ville qui ne soit imprégnée de religion et qui ne soit occupée par quelque divinité… Les dieux l'habitent. » Ce que Tite-Live disait de Rome, tout homme pouvait le dire de sa propre ville; car, si elle avait été fondée suivant les rites, elle avait reçu dans son enceinte des dieux protecteurs qui s'étaient comme implantés dans son sol et ne devaient plus le quitter. Toute ville était un sanctuaire; toute ville pouvait être appelée sainte. [16]

Comme les dieux étaient pour toujours attachés à la ville, le peuple ne devait pas non plus quitter l'endroit où ses dieux étaient fixés. Il y avait à cet égard un engagement réciproque, une sorte de contrat entre les dieux et les hommes. Les tribuns de la plèbe disaient un jour que Rome, dévastée par les Gaulois, n'était plus qu'un monceau de ruines, qu'à cinq lieues de là il existait une ville toute bâtie, grande et belle, bien située et vide d'habitants depuis que les Romains en avaient fait la conquête; qu'il fallait donc laisser là Rome détruite et se transporter à Veii. Mais le pieux Camille leur répondit: « Notre ville a été fondée religieusement; les dieux mêmes en ont marqué la place et s'y sont établis avec nos pères. Toute ruinée qu'elle est, elle est encore la demeure de nos dieux nationaux. » Les Romains restèrent à Rome.

Quelque chose de sacré et de divin s'attachait naturellement à ces villes que les dieux avaient élevées [17] et qu'ils continuaient à remplir de leur présence. On sait que les traditions romaines promettaient à Rome l'éternité. Chaque ville avait des traditions semblables. On bâtissait toutes les villes pour être éternelles.

NOTES

[1] Cicéron, De divin., I, 17. Plutarque, Camille, 32. Pline, XIV, 2; XVIII, 12.

[2] Denys, I, 88.

[3] Plutarque, Romulus, 11. Dion Cassius, Fragm., 12. Ovide, Fast., IV, 821. Festus, v° Quadrata.

[4] Festus, V° Mundus. Servius, ad Aen., III, 134. Plutarque, Romulus, 11.

[5] Ovide, ibid. Le foyer fut déplacé plus tard. Lorsque les trois villes du Palatin, du Capitolin et du Quirinal s'unirent en une seule, le foyer commun ou temple de Vesta fut placé sur un terrain neutre entre les trois collines.

[6] Plutarque, Romulus, 11. Ovide, ibid. Varron, De ling. lat., V, 143. Festus, v° Primigenius; v° Urvat. Virgile, V, 755.

[7] Voy. Plutarque, Quest. rom., 27.

[8] Caton, dans Servius, V, 755.

[9] Cicéron, De nat. deor., III, 40. Digeste, 8, 8. Gaius, II, 8.

[10] Varron, V, 143. Tite-Live, I, 44. Aulu-Gelle, XIII, 14.

[11] Caton dans Servius, V, 755. Varron, L. L., V, 143. Festus, V° Rituales.

[12] Diodore, XII, 12; Pausanias, VII, 2; Athénée, VIII, 62.

[13] Hérodote, V, 42.

[14] Thucydide, V, 16; III, 24.

[15] Pausanias, IV, 27.

[16] [Grec: Hilios hirae, hierai Athenai] (Aristophane, Chev., 1319), [Grec: Lakedaimoni diae] (Théognis, v. 837); [Grec: hieran polin], dit Théognis en parlant de Mégare.

[17] Neptunia Troja, [Grec: Theodmaetoi Athenai] Voy. Théognis, 755 (Welcker).

CHAPITRE V.

LE CULTE DU FONDATEUR; LA LÉGENDE D'ÉNÉE.

Le fondateur était l'homme qui accomplissait l'acte religieux sans lequel une ville ne pouvait pas être. C'était lui qui posait le foyer où devait brûler éternellement le feu sacré; c'était lui qui par ses prières et ses rites appelait les dieux et les fixait pour toujours dans la ville nouvelle.

On conçoit le respect qui devait s'attacher à cet homme sacré. De son vivant, les hommes voyaient en lui l'auteur du culte et le père de la cité; mort, il devenait un ancêtre commun pour toutes les générations qui se succédaient; il était pour la cité ce que le premier ancêtre était pour la famille, un Lare familier. Son souvenir se perpétuait comme le feu du foyer qu'il avait allumé. On lui vouait un culte, on le croyait dieu et la ville l'adorait comme sa Providence. Des sacrifices et des fêtes étaient renouvelés chaque année sur son tombeau. [1]

Tout le monde sait que Romulus était adoré, qu'il avait un temple et des prêtres. Les sénateurs purent bien l'égorger, mais non pas le priver du culte auquel il avait droit comme fondateur. Chaque ville adorait de même celui qui l'avait fondée. Cécrops et Thésée que l'on regardait comme ayant été successivement fondateurs d'Athènes, y avaient des temples. Abdère faisait des sacrifices à son fondateur Timésios, Théra à Théras, Ténédos à Ténès, Délos à Anios, Cyrène à Battos, Milet à Nélée, Amphipolis à Hagnon. Au temps de Pisistrate, un Miltiade alla fonder une colonie dans la Chersonèse de Thrace; cette colonie lui institua un culte après sa mort, « suivant l'usage ordinaire ». Hiéron de Syracuse, ayant fondé la ville d'Aetna, y jouit dans la suite « du culte des fondateurs ». [2]

Il n'y avait rien qui fût plus à coeur à une ville que le souvenir de sa fondation. Quand Pausanias visita la Grèce, au second siècle de notre ère, chaque ville put lui dire le nom de son fondateur avec sa généalogie et les principaux faits de son existence. Ce nom et ces faits ne pouvaient pas sortir de la mémoire, car ils faisaient partie de la religion, et ils étaient rappelés chaque, année dans les cérémonies sacrées.

On a conservé le souvenir d'un grand nombre de poëmes grecs qui avaient pour sujet la fondation d'une ville. Philochore avait chanté celle de Salamine, Ion celle de Chio, Criton celle de Syracuse, Zopyre celle de Milet; Apollonius, Hermogène, Hellanicus, Dioclès avaient composé sur le même sujet des poëmes ou des histoires. Peut-être n'y avait-il pas une seule ville qui ne possédât son poëme ou au moins son hymne sur l'acte sacré qui lui avait donné naissance.

Parmi tous ces anciens poëmes, qui avaient pour objet la fondation sainte d'une ville, il en est un qui n'a pas péri, parce que si son sujet le rendait cher à une cité, ses beautés l'ont rendu précieux pour tous les peuples et tous les siècles. On sait qu'Énée avait fondé Lavinium, d'où étaient issus les Albains et les Romains, et qu'il était par conséquent regardé comme le premier fondateur de Rome. Il s'était établi sur lui un ensemble de traditions et de souvenirs que l'on trouve déjà consignés dans les vers du vieux Naevius et dans les histoires de Caton l'Ancien. Virgile s'empara de ce sujet, et écrivit le poëme national de la cité romaine.

C'est l'arrivée d'Énée, ou plutôt c'est le transport des dieux de Troie en
Italie qui est le sujet de l'Enéide. Le poëte chante cet homme qui
traversa les mers pour aller fonder une ville et porter ses dieux dans le
Latium,

              dum conderet urbem
  Inferretque Deos Latio.

Il ne faut pas juger l'Enéide avec nos idées modernes. On se plaint souvent de ne pas trouver dans Énée l'audace, l'élan, la passion. On se fatigue de cette épithète de pieux qui revient sans cesse. On s'étonne de voir ce guerrier consulter ses Pénates avec un soin si scrupuleux, invoquer à tout propos quelque divinité, lever les bras au ciel quand il s'agit de combattre, se laisser ballotter par les oracles à travers toutes les mers, et verser des larmes à la vue d'un danger. On ne manque guère non plus de lui reprocher sa froideur pour Didon et l'on est tenté de dire avec la malheureuse reine:

                  Nullis ille movetur
  Fletibus, aut voces ullas tractabilis audit.

C'est qu'il ne s'agit pas ici d'un guerrier ou d'un héros de roman. Le poëte veut nous montrer un prêtre. Énée est le chef du culte, l'homme sacré, le divin fondateur, dont la mission est de sauver les Pénates de la cité,

  Sum pius Aeneas raptos qui ex hoste Pénates
  Classe veho mecum.

Sa qualité dominante doit être la piété, et l'épithète que le poëte lui applique le plus souvent est aussi celle qui lui convient le mieux. Sa vertu doit être une froide et haute impersonnalité, qui fasse de lui, non un homme, mais un instrument des dieux. Pourquoi chercher en lui des passions? il n'a pas le droit d'en avoir, ou il doit les refouler au fond de son coeur,

  Multa gemens multoque animum labefactus amore,
  Jussa tamen Divum insequitur.

Déjà dans Homère Énée était un personnage sacré, un grand prêtre, que le peuple « vénérait à l'égal d'un dieu », et que Jupiter préférait à Hector. Dans Virgile il est le gardien et le sauveur des dieux troyens. Pendant la nuit qui a consommé la ruine de la ville, Hector lui est apparu en songe. « Troie, lui a-t-il dit, te confie ses dieux; cherche-leur une nouvelle ville. » Et en même temps il lui a remis les choses saintes, les statuettes protectrices et le feu du foyer qui ne doit pas s'éteindre. Ce songe n'est pas un ornement placé là par la fantaisie du poëte. Il est, au contraire, le fondement sur lequel repose le poëme tout entier; car c'est par lui qu'Énée est devenu le dépositaire des dieux de la cité et que sa mission sainte lui a été révélée.

La ville de Troie a péri, mais non pas la cité troyenne; grâce à Énée, le foyer n'est pas éteint, et les dieux ont encore un culte. La cité et les dieux fuient avec Énée; ils parcourent les mers et cherchent une contrée où il leur soit donné de s'arrêter,

              Considere Teucros
  Errantesque Deos agitataque numina Trojae.

Énée cherche une demeure fixe, si petite qu'elle soit, pour ses dieux paternels,

Dis sedem exiguam patriis.

Mais le choix de cette demeure, à laquelle la destinée de la cité sera liée pour toujours, ne dépend pas des hommes; il appartient aux dieux. Énée consulte les devins et interroge les oracles. Il ne marque pas lui- même sa route et son but; il se laisse diriger par la divinité:

Italiam non sponte sequor.

Il voudrait s'arrêter en Thrace, en Crète, en Sicile, à Carthage avec Didon; fata obstant. Entre lui et son désir du repos, entre lui et son amour, vient toujours se placer l'arrêt des dieux, la parole révélée, fata.

Il ne faut pas s'y tromper: le vrai héros du poëme n'est pas Énée; ce sont les dieux de Troie, ces mêmes dieux qui doivent être un jour ceux de Rome. Le sujet de l'Enéide, c'est la lutte des dieux romains contre une divinité hostile. Des obstacles de toute nature pensent les arrêter,

Tantae mons erat romanam condere gentem!

Peu s'en faut que la tempête ne les engloutisse ou que l'amour d'une femme ne les enchaîne. Mais ils triomphent de tout et arrivent au but marqué,

Fata viam inveniunt.

Voilà ce qui devait singulièrement éveiller l'intérêt des Romains. Dans ce poëme ils se voyaient, eux, leur fondateur, leur ville, leurs institutions, leurs croyances, leur empire. Car sans ces dieux la cité romaine n'existerait pas. [3]

NOTES

[1] Pindare, Pyth., V, 129; Olymp., VII, 145. Cicéron, De nat. deor., III, 19. Catulle, VII, 6.

[2] Hérodote, I, 168; VI, 38. Pindare, Pyth., IV. Thucydide, V, 11. Strabon, XIV, 1. Plutarque, Quest. gr., 20. Pausanias, I, 34; III, 1. Diodore, XI, 78.

[3] Nous n'avons pas à examiner ici si la légende d'Énée répond à un fait réel; il nous suffit d'y voir une croyance. Elle nous montre ce que les anciens se figuraient par un fondateur de ville, quelle idée ils se faisaient du penatiger, et pour nous c'est là l'important. Ajoutons que plusieurs villes, en Thrace, en Crète, en Épire, à Cythère, à Zacynthe, en Sicile, en Italie, croyaient avoir été fondées par Énée et lui rendaient un culte.

CHAPITRE VI.

LES DIEUX DE LA CITÉ.

Il ne faut pas perdre de vue que, chez les anciens, ce qui faisait le lien de toute société, c'était un culte. De même qu'un autel domestique tenait groupés autour de lui les membres d'une famille, de même la cité était la réunion de ceux qui avaient les mêmes dieux protecteurs et qui accomplissaient l'acte religieux au même autel.

Cet autel de la cité était renfermé dans l'enceinte d'un bâtiment que les Grecs appelaient prytanée et que les Romains appelaient temple de Vesta. [1]

Il n'y avait rien de plus sacré dans une ville que cet autel, sur lequel le feu sacré était toujours entretenu. Il est vrai que cette grande vénération s'affaiblit de bonne heure en Grèce, parce que l'imagination grecque se laissa entraîner du côté des plus beaux temples, des plus riches légendes et des plus belles statues. Mais elle ne s'affaiblit jamais à Rome. Les Romains ne cessèrent pas d'être convaincus que le destin de la cité était attaché à ce foyer qui représentait leurs dieux. Le respect qu'on portait aux Vestales prouve l'importance de leur sacerdoce. Si un consul en rencontrait une sur son passage, il faisait abaisser ses faisceaux devant elle. En revanche, si l'une d'elles laissait le feu s'éteindre ou souillait le culte en manquant à son devoir de chasteté, la ville qui se croyait alors menacée de perdre ses dieux, se vengeait sur la Vestale en l'enterrant toute vive.

Un jour, le temple de Vesta faillit être brûlé dans un incendie des maisons environnantes. Rome fut en alarmes, car elle sentit tout son avenir en péril. Le danger passé, le Sénat prescrivit au consul de rechercher les auteurs de l'incendie, et le consul porta aussitôt ses accusations contre quelques habitants de Capoue qui se trouvaient alors à Rome. Ce n'était pas qu'il eût aucune preuve contre eux, mais il faisait ce raisonnement: « Un incendie a menacé notre foyer; cet incendie qui devait briser notre grandeur et arrêter nos destinées, n'a pu être allumé que par la main de nos plus cruels ennemis. Or nous n'en avons pas de plus acharnés que les habitants de Capoue, cette ville qui est présentement l'alliée d'Annibal et qui aspire à être à notre place la capitale de l'Italie. Ce sont donc ces hommes-là qui ont voulu détruire notre temple de Vesta, notre foyer éternel, ce gage et ce garant de notre grandeur future. » [2] Ainsi un consul, sous l'empire de ses idées religieuses, croyait que les ennemis de Rome n'avaient pas pu trouver de moyen plus sûr de la vaincre que de détruire son foyer. Nous voyons là les croyances des anciens; le foyer public était le sanctuaire de la cité; c'était ce qui l'avait fait naître et ce qui la conservait.

De même que le culte du foyer domestique était secret et que la famille seule avait droit d'y prendre part, de même le culte du foyer public était caché aux étrangers. Nul, s'il n'était citoyen, ne pouvait assister au sacrifice. Le seul regard de l'étranger souillait l'acte religieux. [3]

Chaque cité avait des dieux qui n'appartenaient qu'à elle. Ces dieux étaient ordinairement de même nature que ceux de la religion primitive des familles. On les appelait Lares, Pénates, Génies, Démons, Héros; [4] sous tous ces noms, c'étaient des âmes humaines divinisées par la mort. Car nous avons vu que, dans la race indo-européenne, l'homme avait eu d'abord le culte de la force invisible et immortelle qu'il sentait en lui. Ces Génies ou ces Héros étaient la plupart du temps les ancêtres du peuple. [5] Les corps étaient enterrés soit dans la ville même, soit sur son territoire, et comme, d'après les croyances que nous avons montrées plus haut, l'âme ne quittait pas le corps, il en résultait que ces morts divins étaient attachés au sol où leurs ossements étaient enterrés. Du fond de leurs tombeaux ils veillaient sur la cité; ils protégeaient le pays, et ils en étaient en quelque sorte les chefs et les maîtres. Cette expression de chefs du pays, appliquée aux morts, se trouve dans un oracle adressé par la Pythie à Solon: « Honore d'un culte les chefs du pays, les morts qui habitent sous terre. » [6] Ces opinions venaient de la très-grande puissance que les antiques générations avaient attribuée à l'âme humaine après la mort. Tout homme qui avait rendu un grand service à la cité, depuis celui qui l'avait fondée jusqu'à celui qui lui avait donné une victoire ou avait amélioré ses lois, devenait un dieu pour cette cité. Il n'était même pas nécessaire d'avoir été un grand homme ou un bienfaiteur; il suffisait d'avoir frappé vivement l'imagination de ses contemporains et de s'être rendu l'objet d'une tradition populaire, pour devenir un héros, c'est-à-dire, un mort puissant dont la protection fût à désirer et la colère à craindre. Les Thébains continuèrent pendant dix siècles à offrir des sacrifices à Étéocle et à Polynice. Les habitants d'Acanthe rendaient un culte à un Perse qui était mort chez eux pendant l'expédition de Xerxès. Hippolyte était vénéré comme dieu à Trézène. Pyrrhus, fils d'Achille, était un dieu à Delphes, uniquement parce qu'il y était mort et y était enterré. Crotone rendait un culte à un héros par le seul motif qu'il avait été de son vivant le plus bel homme de la ville. [7] Athènes adorait comme un de ses protecteurs Eurysthée, qui était pourtant un Argien; mais Euripide nous explique la naissance de ce culte, quand il fait paraître sur la scène Eurysthée, près de mourir et lui fait dire aux Athéniens: « Ensevelissez-moi dans l'Attique; je vous serai propice, et dans le sein de la terre je serai pour votre pays un hôte protecteur. » [8] Toute la tragédie d'Édipe à Colone repose sur ces croyances: Athènes et Thèbes se disputent le corps d'un homme qui va mourir et qui va devenir un dieu.

C'était un grand bonheur pour une cité de posséder des morts quelque peu marquants. [9] Mantinée parlait avec orgueil des ossements d'Arcas, Thèbes de ceux de Géryon, Messène de ceux d'Aristomène. [10] Pour se procurer ces reliques précieuses on usait quelquefois de ruse. Hérodote raconte par quelle supercherie les Spartiates dérobèrent les ossements d'Oreste. [11] Il est vrai que ces ossements, auxquels était attachée l'âme du héros, donnèrent immédiatement une victoire aux Spartiates. Dès qu'Athènes eut acquis de la puissance, le premier usage qu'elle en fit, fut de s'emparer des ossements de Thésée qui avait été enterré dans l'île de Scyros, et de leur élever un temple dans la ville, pour augmenter le nombre de ses dieux protecteurs.

Outre ces héros et ces génies, les hommes avaient des dieux d'une autre espèce, comme Jupiter, Junon, Minerve, vers lesquels le spectacle de la nature avait porté leur pensée. Mais nous avons vu que ces créations de l'intelligence humaine avaient eu longtemps le caractère de divinités domestiques ou locales. On ne conçut pas d'abord ces dieux comme veillant sur le genre humain tout entier; on crut que chacun d'eux appartenait en propre à une famille ou à une cité.

Ainsi il était d'usage que chaque cité, sans compter ses héros, eût encore un Jupiter, une Minerve ou quelque autre divinité qu'elle avait associée à ses premiers pénates et à son foyer. Il y avait ainsi en Grèce et en Italie une foule de divinités poliades. Chaque ville avait ses dieux qui l'habitaient. [12]

Les noms de beaucoup de ces divinités sont oubliés; c'est par hasard qu'on a conservé le souvenir du dieu Satrapès, qui appartenait à la ville d'Élis, de la déesse Dindymène à Thèbes, de Soteira à Aegium, de Britomartis en Crète, de Hyblaea à Hybla. Les noms de Zeus, Athéné, Héra, Jupiter, Minerve, Neptune, nous sont plus connus, et nous savons qu'ils étaient souvent appliqués à ces divinités poliades. Mais de ce que deux villes donnaient à leur dieu le même nom, gardons-nous de conclure qu'elles adoraient le même dieu. Il y avait une Athéné à Athènes et il y en avait une à Sparte; c'étaient deux déesses. Un grand nombre de cités avaient un Jupiter pour divinité poliade. C'étaient autant de Jupiters qu'il y avait de villes. Dans la légende de la guerre de Troie on voit une Pallas qui combat pour les Grecs, et il y a chez les Troyens une autre Pallas qui reçoit un culte et qui protége ses adorateurs. [13] Dira-t-on que c'était la même divinité qui figurait dans les deux armées? Non certes; car les anciens n'attribuaient pas à leurs dieux le don d'ubiquité. Les villes d'Argos et de Samos avaient chacune une Héra poliade; ce n'était pas la même déesse, car elle était représentée dans les deux villes avec des attributs bien différents. II y avait à Rome une Junon; à cinq lieues de là, la ville de Veii en avait une autre; c'était si peu la même divinité, que nous voyons le dictateur Camille, assiégeant Veii, s'adresser à la Junon de l'ennemi pour la conjurer d'abandonner la ville étrusque et de passer dans son camp. Maître de la ville, il prend la statue, bien persuadé qu'il prend en même temps une déesse, et il la transporte dévotement à Rome. Rome eut dès lors deux Junons protectrices. Même histoire, quelques années après, pour un Jupiter, qu'un autre dictateur apporta de Préneste, alors que Rome en avait déjà trois ou quatre chez elle. [14]

La ville qui possédait en propre une divinité, ne voulait pas qu'elle protégeât les étrangers, et ne permettait pas qu'elle fût adorée par eux. La plupart du temps un temple n'était accessible qu'aux citoyens. Les Argiens seuls avaient le droit d'entrer dans le temple de la Héra d'Argos. Pour pénétrer dans celui de l'Athéné d'Athènes, il fallait être Athénien. [15] Les Romains, qui adoraient chez eux deux Junons, ne pouvaient pas entrer dans le temple d'une troisième Junon qu'il y avait dans la petite ville de Lanuvium. [16]

Il faut bien reconnaître que les anciens ne se sont jamais représenté Dieu comme un être unique qui exerce son action sur l'univers. Chacun de leurs innombrables dieux avait son petit domaine; à l'un une famille, à l'autre une tribu, à celui-ci une cité: c'était là le monde qui suffisait à la providence de chacun d'eux. Quant au Dieu du genre humain, quelques philosophes ont pu le deviner, les mystères d'Eleusis ont pu le faire entrevoir aux plus intelligents de leurs initiés, mais le vulgaire n'y a jamais cru. Pendant longtemps l'homme n'a compris l'être divin que comme une force qui le protégeait personnellement, et chaque homme ou chaque groupe d'hommes a voulu avoir son dieu. Aujourd'hui encore, chez les descendants de ces Grecs, on voit des paysans grossiers prier les saints avec ferveur; mais on doute s'ils ont l'idée de Dieu; chacun d'eux veut avoir parmi ces saints un protecteur particulier, une providence spéciale. A Naples, chaque quartier a sa madone; le lazzarone s'agenouille devant celle de sa rue, et il insulte celle de la rue d'à côté; il n'est pas rare de voir deux facchini se quereller et se battre à coups de couteau pour les mérites de leurs deux madones. Ce sont là des exceptions aujourd'hui, et on ne les rencontre que chez de certains peuples et dans de certaines classes. C'était la règle chez les anciens.

Chaque cité avait son corps de prêtres qui ne dépendait d'aucune autorité étrangère. Entre les prêtres de deux cités il n'y avait nul lien, nulle communication, nul échange d'enseignement ni de rites. Si l'on passait d'une ville à une autre, on trouvait d'autres dieux, d'autres dogmes, d'autres cérémonies. Les anciens avaient des livres liturgiques; mais ceux d'une ville ne ressemblaient pas à ceux d'une autre. Chaque cité avait son recueil de prières et de pratiques, qu'elle tenait fort secret; elle eût cru compromettre sa religion et sa destinée si elle l'eût laissé voir aux étrangers. Ainsi, la religion était toute locale, toute civile, à prendre ce mot dans le sens ancien, c'est-à-dire spéciale à chaque cité. [17]

En général, l'homme ne connaissait que les dieux de sa ville, n'honorait et ne respectait qu'eux. Chacun pouvait dire ce que, dans une tragédie d'Eschyle, un étranger dit aux Argiennes: « Je ne crains pas les dieux de votre pays, et je ne leur dois rien. » [18]

Chaque ville attendait son salut de ses dieux. On les invoquait dans le danger, on les remerciait d'une victoire. Souvent aussi on s'en prenait à eux d'une défaite; on leur reprochait d'avoir mal rempli leur office de défenseurs de la ville, on allait quelquefois jusqu'à renverser leurs autels et jeter des pierres contre leurs temples. [19]

Ordinairement ces dieux se donnaient beaucoup de peine pour la ville dont ils recevaient un culte, et cela était bien naturel; ces dieux étaient avides d'offrandes, et ils ne recevaient de victimes que de leur ville. S'ils voulaient la continuation des sacrifices et des hécatombes, il fallait bien qu'ils veillassent au salut de la cité. [20] Voyez dans Virgile comme Junon « fait effort et travaille » pour que sa Carthage obtienne un jour l'empire du monde. Chacun de ces dieux, comme la Junon de Virgile, avait à coeur la grandeur de sa cité. Ces dieux avaient mêmes intérêts que les hommes leurs concitoyens. En temps de guerre ils marchaient au combat au milieu d'eux. On voit dans Euripide un personnage qui dit, à l'approche d'une bataille: « Les dieux qui combattent avec nous valent bien ceux qui sont du côté de nos ennemis. » [21] Jamais les Éginètes n'entraient en campagne sans emporter avec eux les statues de leurs héros nationaux, les Éacides. Les Spartiates emmenaient dans toutes leurs expéditions les Tyndarides. [22] Dans la mêlée, les dieux et les citoyens se soutenaient réciproquement, et quand on était vainqueur, c'est que tous avaient fait leur devoir.

Si une ville était vaincue, on croyait que ses dieux étaient vaincus avec elle. [23] Si une ville était prise, ses dieux eux-mêmes étaient captifs.

Il est vrai que sur ce dernier point les opinions étaient incertaines et variaient. Beaucoup étaient persuadés qu'une ville ne pouvait jamais être prise tant que ses dieux y résidaient. Lorsque Énée voit les Grecs maîtres de Troie, il s'écrie que les dieux de la ville sont partis, désertant leurs temples et leurs autels. Dans Eschyle, le choeur des Thébaines exprime la même croyance lorsque, à l'approche de l'ennemi, il conjure les dieux de ne pas quitter la ville. [24]

En vertu de cette opinion il fallait, pour prendre une ville, en faire sortir les dieux. Les Romains employaient pour cela une certaine formule qu'ils avaient dans leurs rituels, et que Macrobe nous a conservée: « Toi, ô très-grand, qui as sous ta protection cette cité, je te prie, je t'adore, je te demande en grâce d'abandonner cette ville et ce peuple, de quitter ces temples, ces lieux sacrés, et t'étant éloigné d'eux, de venir à Rome chez moi et les miens. Que notre ville, nos temples, nos lieux sacrés te soient plus agréables et plus chers; prends-nous sous ta garde. Si tu fais ainsi, je fonderai un temple en ton honneur. » [25] Or les anciens étaient convaincus qu'il y avait des formules tellement efficaces et puissantes, que si on les prononçait exactement et sans y changer un seul mot, le dieu ne pouvait pas résister à la demande des hommes. Le dieu, ainsi appelé, passait donc à l'ennemi, et la ville était prise.

On trouve en Grèce les mêmes opinions et des usages analogues. Encore au temps de Thucydide, lorsqu'on assiégeait une ville, on ne manquait pas d'adresser une invocation à ses dieux pour qu'ils permissent qu'elle fût prise. [26] Souvent, au lieu d'employer une formule pour attirer le dieu, les Grecs préféraient enlever adroitement sa statue. Tout le monde connaît la légende d'Ulysse dérobant la Pallas des Troyens. A une autre époque, les Éginètes, voulant faire la guerre à Épidaure, commencèrent par enlever deux statues protectrices de cette ville, et les transportèrent chez eux. [27]

Hérodote raconte que les Athéniens voulaient faire la guerre aux Éginètes; mais l'entreprise était hasardeuse, car Égine avait un héros protecteur d'une grande puissance et d'une singulière fidélité; c'était Éacus. Les Athéniens, après avoir mûrement réfléchi, remirent à trente années l'exécution de leur dessein; en même temps ils élevèrent dans leur pays une chapelle à ce même Éacus, et lui vouèrent un culte. Ils étaient persuadés que si ce culte était continué sans interruption durant trente ans, le dieu n'appartiendrait plus aux Éginètes, mais aux Athéniens. Il leur semblait, en effet, qu'un dieu ne pouvait pas accepter pendant si longtemps de grasses victimes, sans devenir l'obligé de ceux qui les lui offraient. Éacus serait donc à la fin forcé d'abandonner les intérêts des Éginètes, et de donner la victoire aux Athéniens. [28]

Il y a dans Plutarque cette autre histoire. Solon voulait qu'Athènes fût maîtresse de la petite île de Salamine, qui appartenait alors aux Mégariens. Il consulta l'oracle. L'oracle lui répondit: « Si tu veux conquérir l'île, il faut d'abord que tu gagnes la faveur des héros qui la protègent et qui l'habitent. » Solon obéit; au nom d'Athènes il offrit des sacrifices aux deux principaux héros salaminiens. Ces héros ne résistèrent pas aux dons qu'on leur faisait; ils passèrent du côté d'Athènes, et l'île, privée de protecteurs, fut conquise. [29]

En temps de guerre, si les assiégeants cherchaient à s'emparer des divinités de la ville, les assiégés, de leur côté, les retenaient de leur mieux. Quelquefois on attachait le dieu avec des chaînes pour l'empêcher de déserter. D'autres fois on le cachait à tous les regards pour que l'ennemi ne pût pas le trouver, Ou bien encore on opposait à la formule par laquelle l'ennemi essayait de débaucher le dieu, une autre formule qui avait la vertu de le retenir. Les Romains avaient imaginé un moyen qui leur semblait plus sûr: ils tenaient secret le nom du principal et du plus puissant de leurs dieux protecteurs; [30] ils pensaient que, les ennemis ne pouvant jamais appeler ce dieu par son nom, il ne passerait jamais de leur côté et que leur ville ne serait jamais prise.

On voit par là quelle singulière idée les anciens se faisaient des dieux. Ils furent très-longtemps sans concevoir la Divinité comme une puissance suprême. Chaque famille eut sa religion domestique, chaque cité sa religion nationale. Une ville était comme une petite Église complète, qui avait ses dieux, ses dogmes et son culte. Ces croyances nous semblent bien grossières; mais elles ont été celles du peuple le plus spirituel de ces temps-là, et elles ont exercé sur ce peuple et sur le peuple romain une si forte action que la plus grande partie de leurs lois, de leurs institutions et de leur histoire est venue de là.

NOTES

[1] Le prytanée contenait le foyer commun de la cité: Denys d'Halicarnasse, II, 23. Pollux, I, 7. Scholiaste de Pindare, Ném., XI. Scholiaste de Thucydide, II, 15. Il y avait un prytanée dans toute ville grecque: Hérodote, III, 57; V, 67; VII, 197. Polybe, XXIX, 5. Appien, G. de Mithr., 23; G. puniq., 84. Diodore, XX, 101. Cicéron, De signis, 53. Denys, II, 65. Pausanias, I, 42; V, 25; VIII, 9. Athénée, I, 58; X, 24. Boeckh, Corp. inscr., 1193. — A Rome, le temple de Vesta n'était pas autre chose qu'un foyer: Cicéron, De legib., II, 8; II, 12. Ovide, Fast., VI, 297. Florus, I, 2. Tite-Live, XXVIII, 31.

[2] Tite-Live, XXVI, 27.

[3] Virgile, III, 408. Pausanias, V, 15. Appien, G. civ., I, 54.

[4] Ovide, Fast., II, 616.

[5] Plutarque, Aristide, 11.

[6] Plutarque, Solon, 9.

[7] Pausanias, IX, 18. Hérodote, VII, 117. Diodore, IV, 62. Pausanias, X, 23. Pindare, Ném., 65 et suiv. Hérodote, V, 47.

[8] Euripide, Héracl., 1032.

[9] Pausanias, I, 43. Polybe, VIII, 30. Plaute, Trin., II, 2, 14.

[10] Pausanias, IV, 32; VIII, 9.

[11] Hérodote, I, 68.

[12] Hérodote, V, 82. Sophocle, Phil., 134. Thucydide, II, 71. Euripide, Électre, 674. Pausanias, I, 24; IV, 8; VIII, 47. Aristophane, Oiseaux, 828; Chev., 577. Virgile, IX., 246. Pollux, IX, 40. Apollodore, III, 14.

[13] Homère, Iliade, VI, 88.

[14] Tite-Live, V, 21, 22; VI, 29.

[15] Hérodote, VI, 81; V, 72.

[16] Ils n'acquirent ce droit que par la conquête. Tite-Live, VIII, 14.

[17] Il n'existait de cultes communs à plusieurs cités que dans le cas de confédérations; nous en parlerons ailleurs.

[18] Eschyle, Suppl., 858.

[19] Suétone, Calig., 5; Sénèque, De vita beata, 36.

[20] Cette pensée se voit souvent chez les anciens. Théognis, 759.

[21] Euripide, Héracl., 347.

[22] Hérodote, V, 65; V, 80.

[23] Virgile, En., I, 68.

[24] Eschyle, Sept chefs, 202.

[25] Macrobe, III, 9.

[26] Thucydide, II, 74.

[27] Hérodote, V, 83.

[28] Hérodote, V, 89.

[29] Plutarque, Solon, 9.

[30] Macrobe, III.

CHAPITRE VII.

LA RELIGION DE LA CITÉ.

1° Les repas publics.

On a vu plus haut que la principale cérémonie du culte domestique était un repas qu'on appelait sacrifice. Manger une nourriture préparée sur un autel, telle fut, suivant toute apparence, la première forme que l'homme ait donnée à l'acte religieux. Le besoin de se mettre en communion avec la divinité fut satisfait par ce repas auquel on la conviait, et dont on lui donnait sa part.

La principale cérémonie du culte de la cité était aussi un repas de cette nature; il devait être accompli en commun, par tous les citoyens, en l'honneur des divinités protectrices. L'usage de ces repas publics était universel en Grèce; on croyait que le salut de la cité dépendait de leur accomplissement. [1]

L'Odyssée nous donne la description d'un de ces repas sacrés; neuf longues tables sont dressées pour le peuple de Pylos; à chacune d'elles cinq cents citoyens sont assis, et chaque groupe a immolé neuf taureaux en l'honneur des dieux. Ce repas, que l'on appelle le repas des dieux, commence et finit par des libations et des prières. [2] L'antique usage des repas en commun est signalé aussi par les plus vieilles traditions athéniennes; on racontait qu'Oreste, meurtrier de sa mère, était arrivé à Athènes au moment même où la cité, réunie autour de son roi, accomplissait l'acte sacré. [3]

Les repas publics de Sparte sont fort connus; mais on s'en fait ordinairement une idée qui n'est pas conforme à la vérité. On se figure les Spartiates vivant et mangeant toujours en commun, comme si la vie privée n'eût pas été connue chez eux. Nous savons, au contraire, par des textes anciens que les Spartiates prenaient souvent leurs repas dans leur maison, au milieu de leur famille. [4] Les repas publics avaient lieu deux fois par mois, sans compter les jours de fête. C'étaient des actes religieux de même nature que ceux qui étaient pratiqués à Athènes, à Argos et dans toute la Grèce. [5]

Outre ces immenses banquets, où tous les citoyens étaient réunis et qui ne pouvaient guère avoir lieu qu'aux fêtes solennelles, la religion prescrivait qu'il y eût chaque jour un repas sacré. A cet effet, quelques hommes choisis par la cité devaient manger ensemble, en son nom, dans l'enceinte du prytanée, en présence du foyer et des dieux protecteurs. Les Grecs étaient convaincus que, si ce repas venait à être omis un seul jour, l'État était menacé de perdre la faveur de ses dieux.

A Athènes, le sort désignait les hommes qui devaient prendre part au repas commun, et la loi punissait sévèrement ceux qui refusaient de s'acquitter de ce devoir. Les citoyens qui s'asseyaient à la table sacrée, étaient revêtus momentanément d'un caractère sacerdotal; on les appelait parasites; ce mot, qui devint plus tard un terme de mépris, commença par être un titre sacré. [6] Au temps de Démosthènes, les parasites avaient disparu; mais les prytanes étaient encore astreints à manger ensemble au Prytanée. Dans toutes les villes il y avait des salles affectées, aux repas communs. [7]

A voir comment les choses se passaient dans ces repas, on reconnaît bien une cérémonie religieuse. Chaque convive avait une couronne sur la tête; c'était en effet un antique usage de se couronner de feuilles ou de fleurs chaque fois qu'on accomplissait un acte solennel de la religion. « Plus on est paré de fleurs, disait-on, et plus on est sûr de plaire aux dieux; mais si tu sacrifies sans avoir une couronne, ils se détournent de toi. » [8] « Une couronne, disait-on encore, est la messagère d'heureux augure que la prière envoie devant elle vers les dieux. » [9] Les convives, pour la même raison, étaient vêtus de robes blanches; le blanc était la couleur sacrée chez les anciens, celle qui plaisait aux dieux. [10]

Le repas commençait invariablement par une prière et des libations; on chantait des hymnes. La nature des mets et l'espèce de vin qu'on devait servir étaient réglées par le rituel dé chaque cité. S'écarter en quoi que ce fût de l'usage suivi par les ancêtres, présenter un plat nouveau ou altérer le rhythme des hymnes sacrés, était une impiété grave dont la cité entière eût été responsable envers ses dieux. La religion allait jusqu'à fixer la nature des vases qui devaient être employés, soit pour la cuisson des aliments, soit pour le service de la table. Dans telle ville, il fallait que le pain fût placé dans des corbeilles de cuivre; dans telle autre, on ne devait employer que des vases de terre. La forme même des pains était immuablement fixée. [11] Ces règles de la vieille religion ne cessèrent jamais d'être observées, et les repas sacrés gardèrent toujours leur simplicité primitive. Croyances, moeurs, état social, tout changea; ces repas demeurèrent immuables. Car les Grecs furent toujours très- scrupuleux observateurs de leur religion nationale.

Il est juste d'ajouter que, lorsque les convives avaient satisfait à la religion en mangeant les aliments prescrits, ils pouvaient immédiatement après commencer un autre repas plus succulent et mieux en rapport avec leur goût. C'était assez l'usage à Sparte. [12]

La coutume des repas sacrés était en vigueur en Italie autant qu'en Grèce. Aristote dit qu'elle existait anciennement chez les peuples qu'on appelait Oenotriens, Osques, Ausones. [13] Virgile en a consigné le souvenir, par deux fois, dans son Énéide; le vieux Latinus reçoit les envoyés d'Énée, non pas dans sa demeure, mais dans un temple « consacré par la religion des ancêtres; là ont lieu les festins sacrés après l'immolation des victimes; là tous les chefs de famille s'asseyent ensemble à de longues tables ». Plus loin, quand Énée arrive chez Évandre, il le trouve célébrant un sacrifice; le roi est au milieu de son peuple; tous sont couronnés de fleurs; tous, assis à la même table, chantent un hymne à la louange du dieu de la cité.

Cet usage se perpétua à Rome. Il y eut toujours une salle où les représentants des curies mangèrent en commun. Le sénat, à certains jours, faisait un repas sacré au Capitole. [14] Aux fêtes solennelles, des tables étaient dressées dans les rues, et le peuple entier y prenait place. A l'origine, les pontifes présidaient à ces repas; plus tard on délégua ce soin à des prêtres spéciaux que l'on appela epulones.

Ces vieilles coutumes nous donnent une idée du lien étroit qui unissait les membres d'une cité. L'association humaine était une religion; son symbole était un repas fait en commun. Il faut se figurer une de ces petites sociétés primitives rassemblée tout entière, du moins les chefs de famille, à une même table, chacun vêtu de blanc et portant sur la tête une couronne; tous font ensemble la libation, récitent une même prière, chantent les mêmes hymnes, mangent la même nourriture préparée sur le même autel; au milieu d'eux les aïeux sont présents, et les dieux protecteurs partagent le repas. Ce qui fait le lien social, ce n'est ni l'intérêt, ni une convention, ni l'habitude; c'est cette communion sainte pieusement accomplie en présence des dieux de la cité.

2° Les fêtes et le calendrier.

De tout temps et dans toutes les sociétés, l'homme a voulu honorer ses dieux par des fêtes; il a établi qu'il y aurait des jours pendant lesquels le sentiment religieux régnerait seul dans son âme, sans être distrait par les pensées et les labeurs terrestres. Dans le nombre de journées qu'il a à vivre, il a fait la part des dieux.

Chaque ville avait été fondée avec des rites qui, dans la pensée des anciens, avaient eu pour effet de fixer dans son enceinte les dieux nationaux. Il fallait que la vertu de ces rites fût rajeunie chaque année par une nouvelle cérémonie religieuse; on appelait cette fête le jour natal; tous les citoyens devaient la célébrer.

Tout ce qui était sacré donnait lieu à une fête. Il y avait la fête de l'enceinte de la ville, amburbalia, celle des limites du territoire, ambarvalia. Ces jours-là, les citoyens formaient une grande procession, vêtus de robes blanches et couronnes de feuillage; ils faisaient le tour de la ville ou du territoire en chantant des prières; en tête marchaient les prêtres, conduisant des victimes, qu'on immolait à la fin de la cérémonie. [15]

Venait ensuite la fête du fondateur. Puis chacun des héros de la cité, chacune de ces âmes que les hommes invoquaient comme protectrices, réclamait un culte; Romulus avait le sien, et, Servius Tullius, et bien d'autres, jusqu'à la nourrice de Romulus et à la mère d'Évandre. Athènes avait, de même, la fête de Cécrops, celle d'Érechthée, celle de Thésée; et elle célébrait chacun des héros du pays, le tuteur de Thésée, et Eurysthée, et Androgée, et une foule d'autres.

Il y avait encore les fêtes des champs, celle du labour, celle des semailles, celle de la floraison, celle des vendanges. En Grèce comme en Italie, chaque acte de la vie de l'agriculteur était accompagné de sacrifices, et on exécutait les travaux en récitant des hymnes sacrés. A Rome, les prêtres fixaient, chaque année, le jour où devaient commencer les vendanges, et le jour où l'on pouvait boire du vin nouveau. Tout était réglé par la religion. C'était la religion qui ordonnait de tailler la vigne; car elle disait aux hommes: Il y aura impiété à offrir aux dieux une libation avec le vin d'une vigne non taillée. [16]

Toute cité avait une fête pour chacune des divinités qu'elle avait adoptées comme protectrices, et elle en comptait souvent beaucoup. A mesure que le culte d'une divinité nouvelle s'introduisait dans la cité, il fallait trouver dans l'année un jour à lui consacrer. Ce qui caractérisait ces fêtes religieuses, c'était l'interdiction du travail, l'obligation d'être joyeux, le chant et les jeux en public. La religion athénienne ajoutait: Gardez-vous dans ces jours-là de vous faire tort les uns aux autres. [17]

Le calendrier n'était pas autre chose que la succession des fêtes religieuses. Aussi était-il établi par les prêtres. A Rome on fut longtemps sans le mettre en écrit; le premier jour du mois, le pontife, après avoir offert un sacrifice, convoquait le peuple, et disait quelles fêtes il y aurait dans le courant du mois. Cette convocation s'appelait calatio, d'où vient le nom de calendes qu'on donnait à ce jour-là.

Le calendrier n'était réglé ni sur le cours de la lune, ni sur le cours apparent du soleil; il n'était réglé que par les lois de la religion, lois mystérieuses que les prêtres connaissaient seuls. Quelquefois la religion prescrivait de raccourcir l'année, et quelquefois de l'allonger. On peut se faire une idée des calendriers primitifs, si l'on songe que chez les Albains le mois de mai avait douze jours, et que mars en avait trente-six. [18]

On conçoit que le calendrier d'une ville ne devait ressembler en rien à celui d'une autre, puisque la religion n'était pas la même entre elles, et que les fêtes comme les dieux différaient. L'année n'avait pas la même durée d'une ville à l'autre. Les mois ne portaient pas le même nom; Athènes les nommait tout autrement que Thèbes, et Rome tout autrement que Lavinium. Cela vient de ce que le nom de chaque mois était tiré ordinairement de la principale fête qu'il contenait; or, les fêtes n'étaient pas les mêmes. Les cités ne s'accordaient pas pour faire commencer l'année à la même époque, ni pour compter la série de leurs années à partir d'une même date. En Grèce, la fête d'Olympie devint à la longue une date commune, mais qui n'empêcha pas chaque cité d'avoir son année particulière. En Italie, chaque ville comptait les années à partir du jour de sa fondation.

3° Le cens.

Parmi les cérémonies les plus importantes de la religion de la cité, il y en avait une qu'on appelait la purification. Elle avait lieu tous les ans à Athènes; [19] on ne l'accomplissait à Rome que tous les quatre ans. Les rites qui y étaient observés et le nom même qu'elle portait, indiquent que cette cérémonie devait avoir pour vertu d'effacer les fautes commises par les citoyens contre le culte. En effet, cette religion si compliquée était une source de terreurs pour les anciens; comme la foi et la pureté des intentions étaient peu de chose, et que toute la religion consistait dans la pratique minutieuse d'innombrables prescriptions, on devait toujours craindre d'avoir commis quelque négligence, quelque omission ou quelque erreur, et l'on n'était jamais sûr de n'être pas sous le coup de la colère ou de la rancune de quelque dieu. Il fallait donc, pour rassurer le coeur de l'homme, un sacrifice expiatoire. Le magistrat qui était chargé de l'accomplir (c'était à Rome le censeur; avant le censeur c'était le consul; avant le consul, le roi), commençait par s'assurer, à l'aide des auspices, que les dieux agréeraient la cérémonie. Puis il convoquait le peuple par l'intermédiaire d'un héraut, qui se servait à cet effet d'une formule sacramentelle. Tous les citoyens, au jour dit, se réunissaient hors des murs; là, tous étant en silence, le magistrat faisait trois fois le tour de l'assemblée, poussant devant lui trois victimes, un mouton, un porc, un taureau (suovetaurile); la réunion de ces trois animaux constituait, chez les Grecs comme chez les Romains, un sacrifice expiatoire. Des prêtres et des victimaires suivaient la procession; quand le troisième tour était achevé, le magistrat prononçait une formule de prière, et il immolait les victimes. [20] A partir de ce moment toute souillure était effacée, toute négligence dans le culte réparée, et la cité était en paix avec ses dieux.

Pour un acte de cette nature et d'une telle importance, deux choses étaient nécessaires: l'une était qu'aucun étranger ne se glissât parmi les citoyens, ce qui eût troublé et funesté la cérémonie; l'autre était que tous les citoyens y fussent présents, sans quoi la cité aurait pu garder quelque souillure. Il fallait donc que cette cérémonie religieuse fût précédée d'un dénombrement des citoyens. A Rome et à Athènes on les comptait avec un soin très-scrupuleux; il est probable que leur nombre était prononcé par le magistrat dans la formule de prière, comme il était ensuite inscrit dans le compte rendu que le censeur rédigeait de la cérémonie.

La perte du droit de cité était la punition de l'homme qui ne s'était pas fait inscrire. Cette sévérité s'explique. L'homme qui n'avait pas pris part à l'acte religieux, qui n'avait pas été purifié, pour qui la prière n'avait pas été dite ni la victime immolée, ne pouvait plus être un membre de la cité. Vis-à-vis des dieux, qui avaient été présents à la cérémonie, il n'était plus citoyen. [21]

On peut juger de l'importance de cette cérémonie par le pouvoir exorbitant du magistrat qui y présidait. Le censeur, avant de commencer le sacrifice, rangeait le peuple suivant un certain ordre, ici les sénateurs, là les chevaliers, ailleurs les tribus. Maître absolu ce jour-là, il fixait la place de chaque homme dans les différentes catégories. Puis, tout le monde étant rangé suivant ses prescriptions, il accomplissait l'acte sacré. Or, il résultait de là qu'à partir de ce jour jusqu'à la lustration suivante, chaque homme conservait dans la cité le rang que le censeur lui avait assigné dans la cérémonie. Il était sénateur s'il avait compté ce jour-là parmi les sénateurs; chevalier, s'il avait figuré parmi les chevaliers. Simple citoyen, il faisait partie de la tribu dans les rangs de laquelle il avait été ce jour-là; et même, si le magistrat avait refusé de l'admettre dans la cérémonie, il n'était plus citoyen. Ainsi, la place que chacun avait occupée dans l'acte religieux et où les dieux l'avaient vu, était celle qu'il gardait dans la cité pendant quatre ans. L'immense pouvoir des censeurs est venu de là.

A cette cérémonie les citoyens seuls assistaient; mais leurs femmes, leurs enfants, leurs esclaves, leurs biens, meubles et immeubles, étaient, en quelque façon, purifiés en la personne du chef de famille. C'est pour cela qu'avant le sacrifice chacun devait donner au censeur l'énumération des personnes et des choses qui dépendaient de lui.

La lustration était accomplie au temps d'Auguste avec la même exactitude et les mêmes rites que dans les temps les plus anciens. Les pontifes la regardaient encore comme un acte religieux; les hommes d'État y voyaient au moins une excellente mesure d'administration.

4° La religion dans l'assemblée, au Sénat, au tribunal, à l'armée; le triomphe.

Il n'y avait pas un seul acte de la vie publique dans lequel on ne fît intervenir les dieux. Comme on était sous l'empire de cette idée qu'ils étaient tour à tour d'excellents protecteurs ou de cruels ennemis, l'homme n'osait jamais agir sans être sûr qu'ils lui fussent favorables.

Le peuple ne se réunissait en assemblée qu'aux jours où la religion le lui permettait. On se souvenait que la cité avait éprouvé un désastre un certain jour; c'était, sans nul doute, que ce jour-là les dieux avaient été ou absents ou irrités; sans doute encore ils devaient l'être chaque année à pareille époque pour des raisons inconnues aux mortels. Donc ce jour était à tout jamais néfaste: on ne s'assemblait pas, on ne jugeait pas, la vie publique était suspendue.

A Rome, avant d'entrer en séance, il fallait que les augures assurassent que les dieux étaient propices. L'assemblée commençait par une prière que l'augure prononçait et que le consul répétait après lui. Il en était de même chez les Athéniens: l'assemblée commençait toujours par un acte religieux. Des prêtres offraient un sacrifice; puis on traçait un grand cercle en répandant à terre de l'eau lustrale, et c'était dans ce cercle sacré que les citoyens se réunissaient. [22] Avant qu'aucun orateur prît la parole, une prière était prononcée devant le peuple silencieux. On consultait aussi les auspices, et s'il se manifestait dans le ciel quelque signe d'un caractère funeste, l'assemblée se séparait aussitôt. [23]

La tribune était un lieu sacré, et l'orateur n'y montait qu'avec une couronne sur la tête. [24]

Le lieu de réunion du sénat de Rome était toujours un temple. Si une séance avait été tenue ailleurs que dans un lieu sacré, les décisions prises eussent été entachées de nullité; car les dieux n'y eussent pas été présents. Avant toute délibération, le président offrait un sacrifice et prononçait une prière. Il y avait dans la salle un autel où chaque sénateur, en entrant, répandait une libation en invoquant les dieux. [25]

Le sénat d'Athènes n'était guère différent. La salle renfermait aussi un autel, un foyer. On accomplissait un acte religieux au début de chaque séance. Tout sénateur en entrant s'approchait de l'autel et prononçait une prière. Tant que durait la séance, chaque sénateur portait une couronne sur la tête comme dans les cérémonies religieuses. [26]

On ne rendait la justice dans la cité, à Rome comme à Athènes, qu'aux jours que la religion indiquait comme favorables. A Athènes, la séance du tribunal avait lieu près d'un autel et commençait par un sacrifice. [27] Au temps d'Homère, les juges s'assemblaient « dans un cercle sacré ».

Festus dit que dans les rituels des Étrusques se trouvait l'indication de la manière dont on devait fonder une ville, consacrer un temple, distribuer les curies et les tribus en assemblée, ranger une armée en bataille. Toutes ces choses étaient marquées dans les rituels, parce que toutes ces choses touchaient à la religion.

Dans la guerre la religion était pour le moins aussi puissante que dans la paix. Il y avait dans les villes italiennes [28] des collèges de prêtres appelés féciaux qui présidaient, comme les hérauts chez les Grecs, à toutes les cérémonies sacrées auxquelles donnaient lieu les relations internationales. Un fécial, la tête voilée, une couronne sur la tête, déclarait la guerre en prononçant une formule sacramentelle. En même temps, le consul en costume sacerdotal faisait un sacrifice et ouvrait solennellement le temple de la divinité la plus ancienne et la plus vénérée de l'Italie. Avant de partir pour une expédition, l'armée étant rassemblée, le général prononçait des prières et offrait un sacrifice. Il en était exactement de même à Athènes et à Sparte. [29]

L'armée en campagne présentait l'image de la cité; sa religion la suivait. Les Grecs emportaient avec eux les statues de leurs divinités. Toute armée grecque ou romaine portait avec elle un foyer sur lequel on entretenait nuit et jour le feu sacré. [30] Une armée romaine était accompagnée d'augures et de pullaires; toute armée grecque avait un devin.

Regardons une armée romaine au moment où elle se dispose au combat. Le consul fait amener une victime et la frappe de la hache; elle tombe: ses entrailles doivent indiquer la volonté des dieux. Un aruspice les examine, et si les signes sont favorables, le consul donne le signal de la bataille. Les dispositions les plus habiles, les circonstances les plus heureuses ne servent de rien si les dieux ne permettent pas le combat. Le fond de l'art militaire chez les Romains était de n'être jamais obligé de combattre malgré soi, quand les dieux étaient contraires. C'est pour cela qu'ils faisaient de leur camp, chaque jour, une sorte de citadelle.

Regardons maintenant une armée grecque, et prenons pour exemple la bataille de Platée. Les Spartiates sont rangés en ligne, chacun à son poste de combat; ils ont tous une couronne sur la tête, et les joueurs de flûte font entendre les hymnes religieux. Le roi, un peu en arrière des rangs, égorge les victimes. Mais les entrailles ne donnent pas les signes favorables, et il faut recommencer le sacrifice. Deux, trois, quatre victimes sont successivement immolées. Pendant ce temps, la cavalerie perse approche, lance ses flèches, tue un assez grand nombre de Spartiates. Les Spartiates restent immobiles, le bouclier posé à leurs pieds, sans même se mettre en défense contre les coups de l'ennemi. Ils attendent le signal des dieux. Enfin les victimes présentent les signes favorables; alors les Spartiates relèvent leurs boucliers, mettent l'épée à la main, combattent et sont vainqueurs.

Après chaque victoire on offrait un sacrifice; c'est là l'origine du triomphe qui est si connu chez les Romains et qui n'était pas moins usité chez les Grecs. Cette coutume était la conséquence de l'opinion qui attribuait la victoire aux dieux de la cité. Avant la bataille, l'armée leur avait adressé une prière analogue à celle qu'on lit dans Eschyle: « A vous, dieux qui habitez et possédez notre territoire, si nos armes sont heureuses et si notre ville est sauvée, je vous promets d'arroser vos autels du sang des brebis, de vous immoler des taureaux, et d'étaler dans vos temples saints les trophées conquis par la lance. » [31] En vertu de cette promesse, le vainqueur devait un sacrifice. L'armée rentrait dans la ville pour l'accomplir; elle se rendait au temple en formant une longue procession et en chantant un hymne sacré, [Grec: thriambos]. [32]

A Rome la cérémonie était à peu près la même. L'armée se rendait en procession au principal temple de la ville; les prêtres marchaient en tête du cortège, conduisant des victimes. Arrivé au temple, le général immolait les victimes aux dieux. Chemin faisant, les soldats portaient tous une couronne, comme il convenait dans une cérémonie sacrée, et ils chantaient un hymne comme en Grèce. Il vint, à la vérité, un temps où les soldats ne se firent pas scrupule de remplacer l'hymne, qu'ils ne comprenaient plus, par des chansons de caserne ou des railleries contre leur général. Mais ils conservèrent du moins l'usage de répéter de temps en temps le refrain, Io triumphe. [33] C'était même ce refrain qui donnait à la cérémonie son nom.

Ainsi en temps de paix et en temps de guerre la religion intervenait dans tous les actes. Elle était partout présente, elle enveloppait l'homme. L'âme, le corps, la vie privée, la vie publique, les repas, les fêtes, les assemblées, les tribunaux, les combats, tout était sous l'empire de cette religion de la cité. Elle réglait toutes les actions de l'homme, disposait de tous les instants de sa vie, fixait toutes ses habitudes. Elle gouvernait l'être humain avec une autorité si absolue qu'il ne restait rien qui fût en dehors d'elle.

Ce serait avoir une idée bien fausse de la nature humaine que de croire que cette religion des anciens était une imposture et pour ainsi dire une comédie. Montesquieu prétend que les Romains ne se sont donné un culte que pour brider le peuple. Jamais religion n'a eu une telle origine, et toute religion qui en est venue à ne se soutenir que par cette raison d'utilité publique, ne s'est pas soutenue longtemps. Montesquieu dit encore que les Romains assujettissaient la religion à l'État; c'est le contraire qui est vrai; il est impossible de lire quelques pages de Tite-Live sans en être convaincu. Ni les Romains ni les Grecs n'ont connu ces tristes conflits qui ont été si communs dans d'autres sociétés entre l'Église et l'État. Mais cela tient uniquement à ce qu'à Rome, comme à Sparte et à Athènes, l'État était asservi à la religion; ou plutôt, l'État et la religion étaient si complètement confondus ensemble qu'il était impossible non seulement d'avoir l'idée d'un conflit entre eux, mais même de les distinguer l'un de l'autre.

NOTES

[1] [Grec: Sotaeria ton poleon sundeipna]. Athénée, V, 2.

[2] Homère, Odyssée, III.

[3] Athénée, X, 49.

[4] Athénée, IV, 17; IV, 21. Hérodote, VI, 57. Plutarque, Cléomène, 43.

[5] Cet usage est attesté, pour Athènes, par Xénophon, Gouv. d'Ath., 2; le Scholiaste d'Aristophane, Nuées, 393; pour la Crète et la Thessalie, par des auteurs que cite Athénée, IV, 22; pour Argos, par une inscription, Boeckh, 1122; pour d'autres villes, par Pindare, Ném., XI; Théognis, 269; Pausanias, V, 15; Athénée, IV, 32; IV, 61; X, 24 et 25; X, 49; XI, 66.

[6] Plutarque, Solon, 24. Athénée, VI, 26.

[7] Démosthènes, Pro corona, 53. Aristote, Politique, VII, 1, 19. Pollux, VIII, 155.

[8] Fragment de Sapho, dans Athénée, XV, 16.

[9] Athénée, XV, 19.

[10] Platon, Lois, XII, 956. Cicéron, De legib., II, 18. Virgile, V, 70, 774; VII, 135; VIII, 274. De même chez les Hindous, dans les actes religieux, il fallait porter une couronne et être vêtu de blanc.

[11] Athénée, I, 58; IV, 32; XI, 66.

[12] Athénée, IV, 19; IV, 20.

[13] Aristote, Politique, IV, 9, 3.

[14] Denys, II, 23. Aulu-Gelle, XII, 8. Tite-Live, XL, 59.

[15] Tibulle, II, 1. Festus, v° Amburbiales.

[16] Varron, VI, 16. Virgile, Géorg., I, 340-350. Pline, XVIII. Festus, v° Vinalia. Plutarque, Quest. rom., 40; Numa, 14.

[17] Loi de Solon, citée par Démosthènes, in Timocrat.

[18] Censorinus, 22. Macrobe, I, 14; I, 15. Varron, V, 28; VI, 27.

[19] Diogène Laërce, Vie de Socrate, 23. Harpocration, [Grec: Pharmachos]. De même on purifiait chaque année le foyer domestique: Eschyle, Choéph., 966.

[20] Varron, L. L., VI, 86. Valère-Maxime, V; l, 10. Tite-Live, I, 44; III, 22; VI, 27. Properce, IV, l, 20. Servius, ad Eclog., X, 55; ad Aen., VIII, 231. Tite-Live attribue cette institution au roi Servius; on peut croire qu'elle est plus vieille que Rome, et qu'elle existait dans toutes les villes aussi bien qu'à Rome. Ce qui l'a fait attribuer à Servius, c'est précisément qu'il l'a modifiée, comme nous le verrons plus tard.

[21] Les citoyens absents de Rome devaient y revenir pour la lustration; aucun motif ne pouvait les en dispenser. Velléius, II, 15.

[22] Aristophane, Acharn., 44. Eschine, in Timarch., 1, 21; in Ctesiph., 176, et Scholiaste. Dinarque, in Aristog., 14.

[23] Aristophane, Acharn., 171.

[24] Aristophane, Thesmoph., 381, et Scholiaste: [Grec: stephanon hethos haen tois legousi stephanousthai proton.]

[25] Varron cité par Aulu-Gelle, XIV, 7. Cicéron, ad Famil., X, 12. Suétone, Aug., 35. Dion Cassius, LIV, p. 621. Servius, VII, 153.

[26] Andocide, De myst., 44; De red., 15. Antiphon, Pro chor., 45. Lycurgue, in Leocr., 122. Démosthènes, in Midiam, 114. Diodore, XIV, 4.

[27] Aristophane, Guêpes, 860-865. Homère, Iliade, XVIII, 504.

[28] Denys, II, 73. Servius, X, 14.

[29] Denys, IX, 57. Virgile, VII, 601. Xénophon, Hellen., VI, 5.

[30] Hérodote, VIII, 6. Plutarque, Agésilas, 6; Publicola, 17. Xénophon, Gouv. de Lacéd., 14. Denys, IX, 6. Stobée, 42. Julius Obsequens, 12, 116.

[31] Eschyle, Sept chefs, 252-260. Euripide, Phénic., 573.

[32] Diodore, IV, 5. Photius: [Grec: thriambos, epideixis nixes, pompe].

[33] Varron, L. L., VI, 64. Pline, H. N., VII, 56. Macrobe, I, 19.

CHAPITRE VIII.

LES RITUELS ET LES ANNALES.

Le caractère et la vertu de la religion des anciens n'était pas d'élever l'intelligence humaine à la conception de l'absolu, d'ouvrir à l'avide esprit une route éclatante au bout de laquelle il pût entrevoir Dieu. Cette religion était un ensemble mal lié de petites croyances, de petites pratiques, de rites minutieux. Il n'en fallait pas chercher le sens; il n'y avait pas à réfléchir, à se rendre compte. Le mot religion ne signifiait pas ce qu'il signifie pour nous; sous ce mot nous entendons un corps de dogmes, une doctrine sur Dieu, un symbole de foi sur les mystères qui sont en nous et autour de nous; ce même mot, chez les anciens, signifiait rites, cérémonies, actes de culte extérieur. La doctrine était peu de chose; c'étaient les pratiques qui étaient l'important; c'étaient elles qui étaient obligatoires et qui liaient l'homme (ligare, religio). La religion était un lien matériel, une chaîne qui tenait l'homme esclave. L'homme se l'était faite, et il était gouverné par elle. Il en avait peur et n'osait ni raisonner, ni discuter, ni regarder en face. Des dieux, des héros, des morts réclamaient de lui un culte matériel, et il leur payait sa dette, pour se faire d'eux des amis, et plus encore pour ne pas s'en faire des ennemis.

Leur amitié, l'homme y comptait peu. C'étaient des dieux envieux, irritables, sans attachement ni bienveillance, volontiers en guerre avec l'homme. Ni les dieux n'aimaient l'homme, ni l'homme n'aimait ses dieux. Il croyait à leur existence, mais il aurait voulu qu'ils n'existassent pas. Même ses dieux domestiques ou nationaux, il les redoutait, il craignait incessamment d'être trahi par eux. Encourir la haine de ces êtres invisibles était sa grande inquiétude. Il était occupé toute sa vie à les apaiser, paces deorum quaerere, dit le poète. Mais le moyen de les contenter? Le moyen surtout d'être sûr qu'on les contentait et qu'on les avait pour soi? On crut le trouver dans l'emploi de certaines formules. Telle prière, composée de tels mots, avait été suivie du succès qu'on avait demandé, c'était sans doute qu'elle avait été entendue du dieu, qu'elle avait eu de l'action sur lui, qu'elle avait été puissante, plus puissante que lui, puisqu'il n'avait pas pu lui résister. On conserva donc les termes mystérieux et sacrés de cette prière. Après le père, le fils les répéta. Dès qu'on sut écrire, on les mit en écrit. Chaque famille, du moins chaque famille religieuse, eut un livre où étaient contenues les formules dont les ancêtres s'étaient servis et auxquelles les dieux avaient cédé. [1] C'était une arme que l'homme employait contre l'inconstance de ses dieux. Mais il n'y fallait changer ni un mot ni une syllabe, ni surtout le rhythme suivant lequel elle devait être chantée. Car alors la prière eût perdu sa force, et les dieux fussent restés libres.

Mais la formule n'était pas assez: il y avait encore des actes extérieurs dont le détail était minutieux et immuable. Les moindres gestes du sacrificateur et les moindres parties de son costume étaient réglés. En s'adressant à un dieu, il fallait avoir la tête voilée; à un autre, la tête découverte; pour un troisième, le pan de la toge devait être relevé sur l'épaule. Dans certains actes, il fallait avoir les pieds nus. Il y avait des prières qui n'avaient d'efficacité que si l'homme, après les avoir prononcées, pirouettait sur lui-même de gauche à droite. La nature de la victime, la couleur de son poil, la manière de l'égorger, la forme même du couteau, l'espèce de bois qu'on devait employer pour faire rôtir les chairs, tout cela était fixé pour chaque dieu par la religion de chaque famille ou de chaque cité. En vain le coeur le plus fervent offrait-il aux dieux les plus grasses victimes; si l'un des innombrables rites du sacrifice était négligé, le sacrifice était nul. Le moindre manquement faisait d'un acte sacré un acte impie. L'altération la plus légère troublait et bouleversait la religion de la patrie, et transformait les dieux protecteurs en autant d'ennemis cruels. C'est pour cela qu'Athènes était sévère pour le prêtre qui changeait quelque chose aux anciens rites; [2] c'est pour cela que le sénat de Rome dégradait ses consuls et ses dictateurs qui avaient commis quelque erreur dans un sacrifice.

Toutes ces formules et ces pratiques avaient été léguées par les ancêtres qui en avaient éprouvé l'efficacité. Il n'y avait pas à innover. On devait se reposer sur ce que ces ancêtres avaient fait, et la suprême piété consistait à faire comme eux. Il importait assez peu que la croyance changeât: elle pouvait se modifier librement à travers les âges et prendre mille formes diverses, au gré de la réflexion des sages ou de l'imagination populaire. Mais il était de la plus grande importance que les formules ne tombassent pas en oubli et que les rites ne fussent pas modifiés. Aussi chaque cité avait-elle un livre où tout cela était conservé.

L'usage des livres sacrés était universel chez les Grecs, chez les Romains, chez les Étrusques. [3.] Quelquefois le rituel était écrit sur des tablettes de bois, quelquefois sur la toile; Athènes gravait ses rites sur des tables de cuivre, afin qu'ils fussent impérissables. Rome avait ses livres des pontifes, ses livres des augures, son livre des cérémonies, et son recueil des Indigitamenta. Il n'y avait pas de ville qui n'eût aussi une collection de vieux hymnes en l'honneur de ses dieux; [4] en vain la langue changeait avec les moeurs et les croyances; les paroles et le rhythme restaient immuables, et dans les fêtes on continuait à chanter ces hymnes sans les comprendre.

Ces livres et ces chants, écrits par les prêtres, étaient gardés par eux avec un très-grand soin. On ne les montrait jamais aux étrangers. Révéler un rite ou une formule, c'eût été trahir la religion de la cité et livrer ses dieux à l'ennemi. Pour plus de précaution, on les cachait même aux citoyens, et les prêtres seuls pouvaient en prendre connaissance.

Dans la pensée de ces peuples, tout ce qui était ancien était respectable et sacré. Quand un Romain voulait dire qu'une chose lui était chère, il disait: Cela est antique pour moi. Les Grecs avaient la même expression. Les villes tenaient fort à leur passé, parce que c'était dans le passé qu'elles trouvaient tous les motifs comme toutes les règles de leur religion. Elles avaient besoin de se souvenir, car c'était sur des souvenirs et des traditions que tout leur culte reposait. Aussi l'histoire avait-elle pour les anciens beaucoup plus d'importance qu'elle n'en a pour nous. Elle a existé longtemps avant les Hérodote et les Thucydide; écrite ou non écrite, simple tradition orale ou livre, elle a été contemporaine de la naissance des cités. Il n'y avait pas de ville, si petite et obscure qu'elle fût, qui ne mît la plus grande attention à conserver le souvenir de ce qui s'était passé en elle. Ce n'était pas de la vanité, c'était de la religion. Une ville ne croyait pas avoir le droit de rien oublier; car tout dans son histoire se liait à son culte.

L'histoire commençait, en effet, par l'acte de la fondation, et disait le nom sacré du fondateur. Elle se continuait par la légende des dieux de la cité, des héros protecteurs. Elle enseignait la date, l'origine, la raison de chaque culte, et en expliquait les rites obscurs. On y consignait les prodiges que les dieux du pays avaient opérés et par lesquels ils avaient manifesté leur puissance, leur bonté, ou leur colère. On y décrivait les cérémonies par lesquelles les prêtres avaient habilement détourné un mauvais présage; ou apaisé les rancunes des dieux. On y mettait quelles épidémies avaient frappé la cité et par quelles formules saintes on les avait guéries, quel jour un temple avait été consacré et pour quel motif un sacrifice avait été établi. On y inscrivait tous les événements qui pouvaient se rapporter à la religion, les victoires qui prouvaient l'assistance des dieux et dans lesquelles on avait souvent vu ces dieux combattre, les défaites qui indiquaient leur colère et pour lesquelles il avait fallu instituer un sacrifice expiatoire. Tout cela était écrit pour l'enseignement et la piété des descendante. Toute cette histoire était la preuve matérielle de l'existence des dieux nationaux; car les événements qu'elle contenait étaient la forme visible sous laquelle ces dieux s'étaient révélés d'âge en âge. Même parmi ces faits il y en avait beaucoup qui donnaient lieu à des fêtes et à des sacrifices annuels. L'histoire de la cité disait au citoyen tout ce qu'il devait croire et tant ce qu'il devait adorer.

Aussi cette histoire était-elle écrite par des prêtres. Rome avait ses annales des pontifes; les prêtres sabins, les prêtres samnites, les prêtres étrusques en avaient de semblables. [5] Chez les Grecs il nous est resté le souvenir des livres ou annales sacrées d'Athènes, de Sparte, de Delphes, de Naxos, de Tarente. [6] Lorsque Pausanias parcourut la Grèce, au temps d'Adrien, les prêtres de chaque ville lui racontèrent les vieilles histoires locales; ils ne les inventaient pas; ils les avaient apprises dans leurs annales.

Cette sorte d'histoire était toute locale. Elle commençait à la fondation, parce que ce qui était antérieur à cette date n'intéressait en rien la cité; et c'est pourquoi les anciens ont si complètement ignoré leurs origines. Elle ne rapportait aussi que les événements dans lesquels la cité s'était trouvée engagée, et elle ne s'occupait pas du reste de la terre. Chaque cité avait son histoire spéciale, comme elle avait sa religion et son calendrier.

On peut croire que ces annales des villes étaient fort sèches, fort bizarres pour le fond et pour la forme. Elles n'étaient pas une oeuvre d'art, mais une oeuvre de religion. Plus tard sont venus les écrivains, les conteurs comme Hérodote, les penseurs comme Thucydide. L'histoire est sortie alors des mains des prêtres et s'est transformée. Malheureusement, ces beaux et brillants écrits nous laissent encore regretter les vieilles annales des villes et tout ce qu'elles nous apprendraient sur les croyances et la vie intime des anciens. Mais ces livres, qui paraissent avoir été tenus secrets, qui ne sortaient pas des sanctuaires, dont on ne faisait pas de copie et que les prêtres seuls lisaient, ont tous péri, et il ne nous en est resté qu'un faible souvenir.

Il est vrai que ce souvenir a une grande valeur pour nous. Sans lui on serait peut-être en droit de rejeter tout ce que la Grèce et Rome nous racontent de leurs antiquités; tous ces récits, qui nous paraissent si peu vraisemblables, parce qu'ils s'écartent de nos habitudes et de notre manière de penser et d'agir, pourraient passer pour le produit de l'imagination des hommes. Mais ce souvenir qui nous est resté des vieilles annales, nous montre le respect pieux que les anciens avaient pour leur histoire. Chaque ville avait des archives où les faits étaient religieusement déposés à mesure qu'ils se produisaient. Dans ces livres sacrés chaque page était contemporaine de l'événement qu'elle racontait. Il était matériellement impossible d'altérer ces documents, car les prêtres en avaient la garde, et la religion était grandement intéressée à ce qu'ils restassent inaltérables. Il n'était même pas facile au pontife, à mesure qu'il en écrivait les lignes, d'y insérer sciemment des faits contraires à la vérité. Car on croyait que tout événement venait des dieux, qu'il révélait leur volonté, qu'il donnait lieu pour les générations suivantes à des souvenirs pieux et même à des actes sacrés; tout événement qui se produisait dans la cité faisait aussitôt partie de la religion de l'avenir. Avec de telles croyances, on comprend bien qu'il y ait eu beaucoup d'erreurs involontaires, résultat de la crédulité, de la prédilection pour le merveilleux, de la foi dans les dieux nationaux; mais le mensonge volontaire ne se conçoit pas; car il eût été impie; il eût violé la sainteté des annales et altéré la religion. Nous pouvons donc croire que dans ces vieux livres, si tout n'était pas vrai, du moins il n'y avait rien que le prêtre ne crût vrai. Or c'est, pour l'historien qui cherche à percer l'obscurité de ces vieux temps, un puissant motif de confiance, que de savoir que, s'il a affaire à des erreurs, il n'a pas affaire à l'imposture. Ces erreurs mêmes, ayant encore l'avantage d'être contemporaines des vieux âges qu'il étudie, peuvent lui révéler, sinon le détail des événements, du moins les croyances sincères des hommes.

Ces annales, à la vérité, étaient tenues secrètes; ni Hérodote ni Tite- Live ne les lisaient. Mais plusieurs passages d'auteurs anciens prouvent qu'il en transpirait quelque chose dans le public, et qu'il en parvint des fragments à la connaissance des historiens.

Il y avait d'ailleurs, à côté des annales, documents écrits et authentiques, une tradition orale qui se perpétuait parmi le peuple d'une cité: non pas tradition vague et indifférente comme le sont les nôtres, mais tradition chère aux villes, qui ne variait pas au gré de l'imagination, et qu'on n'était pas libre de modifier; car elle faisait partie du culte, et elle se composait de récits et de chants qui se répétaient d'année en année dans les fêtes de la religion. Ces hymnes sacrés et immuables fixaient les souvenirs et ravivaient perpétuellement la tradition.

Sans doute, on ne peut pas croire que cette tradition eût l'exactitude des annales. Le désir de louer les dieux pouvait être plus fort que l'amour de la vérité. Pourtant elle devait être au moins le reflet des annales, et se trouver ordinairement d'accord avec elles. Car les prêtres qui rédigeaient et qui lisaient celles-ci, étaient les mêmes qui présidaient aux fêtes où les vieux récits étaient chantés.

Il vint d'ailleurs un temps où ces annales furent divulguées; Rome finit par publier les siennes; celles des autres villes italiennes furent connues; les prêtres des villes grecques ne se firent plus scrupule de raconter ce que les leurs contenaient. On étudia, on compulsa ces monuments authentiques. Il se forma une école d'érudits, depuis Varron et Verrius Flaccus, jusqu'à Aulu-Gelle et Macrobe. La lumière se fit sur toute l'ancienne histoire. On corrigea quelques erreurs qui s'étaient glissées dans la tradition, et que les historiens de l'époque précédente avaient répétées; on sut, par exemple, que Porsenna avait pris Rome, et que l'or avait été payé aux Gaulois. L'âge de la critique historique commença. Mais il est bien digne de remarque que cette critique, qui remontait aux sources, et étudiait les annales, n'y ait rien trouvé qui lui ait donné le droit de rejeter l'ensemble historique que les Hérodote et les Tite-Live avaient construit.

NOTES

[1] Denys, I, 75. Varron, VI. 90. Cicéron, Brutus, 16. Aulu-Gelle, XIII, 19.

[2] Démosthènes, in Neoeram, 116, 117.

[3] Pausanias, IV, 27. Plutarque, contre Colotès, 17. Pollux, VIII, 128. Pline, H. N., XIII, 21. Valère-Maxime, I, i, 3. Varron, L. L., VI, 16. Censorinus, 17. Festus, v° Rituales.

[4] Plutarque, Thésée, 16. Tacite, Ann., IV, 43. Élien, H. V., II, 39.

[5] Denys, II, 49. Tite-Live, X, 33. Cicéron, De divin., II, 41; I, 33; II, 23. Censorinus, 12, 17. Suétone, Claude, 42. Macrobe, I, 12; V, 19. Solin, II, 9. Servius, VII, 678; VIII, 398. Lettres de Marc-Aurèle, IV, 4.

[6] Plutarque, contre Colotès, 17; Solon, 11; Morales, p. 869. Athénée, XI, 49. Tacite, Annales, IV, 43.

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