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La Cité Antique: Étude sur Le Culte, Le Droit, Les Institutions de la Grèce et de Rome

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CHAPITRE IX.

GOUVERNEMENT DE LA CITÉ. LE ROI.

1° Autorité religieuse du roi.

Il ne faut pas se représenter une cité, à sa naissance, délibérant sur le gouvernement qu'elle va se donner, cherchant et discutant ses lois, combinant ses institutions. Ce n'est pas ainsi que les lois se trouvèrent et que les gouvernements s'établirent. Les institutions politiques de la cité naquirent avec la cité elle-même, le même jour qu'elle; chaque membre de la cité les portait en lui-même; car elles étaient en germe dans les croyances et la religion de chaque homme.

La religion prescrivait que le foyer eût toujours un prêtre suprême. Elle n'admettait pas que l'autorité sacerdotale fût partagée. Le foyer domestique avait un grand-prêtre, qui était le père de famille; le foyer de la curie avait son curion ou phratriarque; chaque tribu avait de même son chef religieux, que les Athéniens appelaient le roi de la tribu. La religion de la cité devait avoir aussi son prêtre suprême.

Ce prêtre du foyer public portait le nom de roi. Quelquefois on lui donnait d'autres titres; comme il était, avant tout, prêtre du prytanée, les Grecs l'appelaient volontiers prytane; quelquefois encore ils l'appelaient archonte. Sous ces noms divers, roi, prytane, archonte, nous devons voir un personnage qui est surtout le chef du culte; il entretient le foyer, il fait le sacrifice et prononce la prière, il préside aux repas religieux.

Il importe de prouver que les anciens rois de l'Italie et de la Grèce étaient des prêtres. On lit dans Aristote: « Le soin des sacrifices publics de la cité appartient, suivant la coutume religieuse, non à des prêtres spéciaux, mais à ces hommes qui tiennent leur dignité du foyer, et que l'on appelle, ici rois, là prytanes, ailleurs archontes. » [1] Ainsi parle Aristote, l'homme qui a le mieux connu les constitutions des cités grecques. Ce passage si précis prouve d'abord que les trois mots roi, prytane, archonte, ont été longtemps synonymes; cela est si vrai, qu'un ancien historien, Charon de Lampsaque, écrivant un livre sur les rois de Lacédémone, l'intitula: Archontes et prytanes des Lacédémoniens. [2] Il prouve encore que le personnage que l'on appelait indifféremment de l'un de ces trois noms, peut-être de tous les trois à la fois, était le prêtre de la cité, et que le culte du foyer public était la source de sa dignité et de sa puissance.

Ce caractère sacerdotal de la royauté primitive est clairement indiqué par les écrivains anciens. Dans Eschyle, les filles de Danaüs s'adressent au roi d'Argos en ces termes: « Tu es le prytane suprême, et c'est toi qui veilles sur le foyer de ce pays. » [3] Dans Euripide, Oreste, meurtrier de sa mère, dit à Ménélas: « Il est juste que, fils d'Agamemnon, je règne dans Argos »; et Ménélas lui répond: « As-tu donc en mesure, toi meurtrier, de toucher les vases d'eau lustrale pour les sacrifices? Es-tu en mesure d'égorger les victimes? » [4] La principale fonction d'un roi était donc d'accomplir les cérémonies religieuses. Un ancien roi de Sicyone fut déposé, parce que, sa main ayant été souillée par un meurtre, il n'était plus en état d'offrir les sacrifices. [5] Ne pouvant plus être prêtre, il ne pouvait plus être roi.

Homère et Virgile nous montrent les rois occupés sans cesse de cérémonies sacrées. Nous savons par Démosthènes que les anciens rois de l'Attique faisaient eux-mêmes tous les sacrifices qui étaient prescrits par la religion de la cité, et par Xénophon que les rois de Sparte étaient les chefs de la religion lacédémonienne. [6] Les lucumons étrusques étaient à la fois des magistrats, des chefs militaires et des pontifes. [7]

Il n'en fut pas autrement des rois de Rome. La tradition les représente toujours comme des prêtres. Le premier fut Romulus, qui était instruit dans la science augurale, et qui fonda la ville suivant des rites religieux. Le second fut Numa; il remplissait, dit Tite-Live, la plupart des fonctions sacerdotales; mais il prévit que ses successeurs, ayant souvent des guerres à soutenir, ne pourraient pas toujours vaquer au soin des sacrifices, et il institua les flamines pour remplacer les rois, quand ceux-ci seraient absents de Rome. Ainsi, le sacerdoce romain n'était qu'une sorte d'émanation de la royauté primitive.

Ces rois-prêtres étaient intronisés avec un cérémonial religieux. Le nouveau roi, conduit sur la cime du mont Capitolin, s'asseyait sur un siége de pierre, le visage tourné vers le midi. A sa gauche était assis un augure, la tête couverte de bandelettes sacrées, et tenant à la main le bâton augural. Il figurait dans le ciel certaines lignes, prononçait une prière, et posant la main sur la tête du roi, il suppliait les dieux de marquer par un signe visible que ce chef leur était agréable. Puis, dès qu'un éclair ou le vol des oiseaux avait manifesté l'assentiment des dieux, le nouveau roi prenait possession de sa charge. Tite-Live décrit cette cérémonie pour l'installation de Numa; Denys assure qu'elle eut lieu pour tous les rois, et après les rois, pour les consuls; il ajoute qu'elle était pratiquée encore de son temps. [8] Un tel usage avait sa raison d'être: comme le roi allait être le chef suprême de la religion et que de ses prières et de ses sacrifices le salut de la cité allait dépendre, on avait bien le droit de s'assurer d'abord que ce roi était accepté par les dieux.

Les anciens ne nous renseignent pas sur la manière dont les rois de Sparte étaient élus; mais nous pouvons tenir pour certain qu'on faisait intervenir dans l'élection la volonté des dieux. On reconnaît même à de vieux usages, qui ont duré jusqu'à la fin de l'histoire de Sparte, que la cérémonie par laquelle on les consultait était renouvelée tous les neuf ans; tant on craignait que le roi ne perdît les bonnes grâces de la divinité. « Tous les neuf ans, dit Plutarque, les éphores choisissent une nuit très-claire, mais sans lune, et ils s'asseyent en silence, les yeux fixés vers le ciel. Voient-ils une étoile traverser d'un côté du ciel à l'autre, cela leur indique que leurs rois sont coupables de quelque faute envers les dieux. Ils les suspendent alors de la royauté jusqu'à ce qu'un oracle venu de Delphes les relève de leur déchéance. » [9]

2° Autorité politique du roi.

De même que dans la famille l'autorité était inhérente au sacerdoce, et que le père, à titre de chef du culte domestique, était en même temps juge et maître, de même, le grand-prêtre de la cité en fut aussi le chef politique. L'autel, suivant l'expression d'Aristote, lui conféra la dignité et la puissance. Cette confusion du sacerdoce et du pouvoir n'a rien qui doive surprendre. On la trouve à l'origine de presque toutes les sociétés, soit que, dans l'enfance des peuples, il n'y ait que la religion qui puisse obtenir d'eux l'obéissance, soit que notre nature éprouve le besoin de ne se soumettre jamais à d'autre empire qu'à celui d'une idée morale.

Nous avons dit combien la religion de la cité se mêlait à toutes choses. L'homme se sentait à tout moment dépendre de ses dieux, et par conséquent de ce prêtre qui était placé entre eux et lui. C'était ce prêtre qui veillait sur le feu sacré; c'était, comme dit Pindare, son culte de chaque jour qui sauvait chaque jour la cité. [10] C'était lui qui connaissait les formules de prière auxquelles les dieux ne résistaient pas; au moment du combat, c'était lui qui égorgeait la victime et qui attirait sur l'armée la protection des dieux. Il était bien naturel qu'un homme armé d'une telle puissance fût accepté et reconnu comme chef. De ce que la religion se mêlait au gouvernement, à la justice, à la guerre, il résulta nécessairement que le prêtre fut en même temps magistrat, juge et chef militaire. « Les rois de Sparte, dit Aristote, [11] ont trois attributions: ils font les sacrifices, ils commandent à la guerre, et ils rendent la justice. » Denys d'Halicarnasse s'exprime dans les mêmes termes au sujet des rois de Rome.

Les règles constitutives de cette monarchie furent très-simples, et il ne fut pas nécessaire de les chercher longtemps; elles découlèrent des règles mêmes du culte. Le fondateur qui avait posé le foyer sacré en fut naturellement le premier prêtre. L'hérédité était la règle constante, à l'origine, pour la transmission de ce culte; que le foyer fût celui d'une famille ou qu'il fût celui d'une cité, la religion prescrivait que le soin de l'entretenir passât toujours du père au fils. Le sacerdoce fut donc héréditaire, et le pouvoir avec lui. [12]

Un trait bien connu de l'ancienne histoire de la Grèce prouve d'une manière frappante que la royauté appartint, à l'origine, à l'homme qui avait posé le foyer de la cité. On sait que la population des colonies ioniennes ne se composait pas d'Athéniens, mais qu'elle était un mélange de Pélasges, d'Éoliens, d'Abantes, de Cadméens. Pourtant les foyers des cités nouvelles furent tous posés par des membres de la famille religieuse de Codrus. Il en résulta que ces colons, au lieu d'avoir pour chefs des hommes de leur race, les Pélasges un Pélasge, les Abantes un Abante, les Éoliens un Éolien, donnèrent tous la royauté, dans leurs douze villes, aux Codrides. [13] Assurément ces personnages n'avaient pas acquis leur autorité par la force, car ils étaient presque les seuls Athéniens qu'il y eût dans cette nombreuse agglomération. Mais comme ils avaient posé les foyers, c'était à eux qu'il appartenait de les entretenir. La royauté leur fut donc déférée sans conteste, et resta héréditaire dans leur famille. Battos avait fondé Cyrène en Afrique: les Battiades y furent longtemps en possession de la dignité royale. Protis avait fondé Marseille: les Protiades, de père en fils, y exercèrent le sacerdoce et y jouirent de grands privilèges.

Ce ne fut donc pas la force qui fit les chefs et les rois dans ces anciennes cités. Il ne serait pas vrai de dire que le premier qui y fut roi fut un soldat heureux. L'autorité découla du culte du foyer. La religion fit le roi dans la cité, comme elle avait fait le chef de famille dans la maison. La croyance, l'indiscutable et impérieuse croyance, disait que le prêtre héréditaire du foyer était le dépositaire des choses saintes et le gardien des dieux. Comment hésiter à obéir à un tel homme? Un roi était un être sacré; [Grec: Basileis hieroi], dit Pindare. On voyait en lui, non pas tout à fait un dieu, mais du moins « l 'homme le plus puissant pour conjurer la colère des dieux », [14] l'homme sans le secours duquel nulle prière n'était efficace, nul sacrifice n'était accepté.

Cette royauté demi-religieuse et demi-politique s'établit dans toutes les villes, dès leur naissance, sans efforts de la part des rois, sans résistance de la part des sujets. Nous ne voyons pas à l'origine des peuples anciens les fluctuations et les luttes qui marquent le pénible enfantement des sociétés modernes. On sait combien de temps il a fallu, après la chute de l'empire romain, pour retrouver les règles d'une société régulière. L'Europe a vu durant des siècles plusieurs principes opposés se disputer le gouvernement des peuples, et les peuples se refuser quelquefois à toute organisation sociale. Un tel spectacle ne se voit ni dans l'ancienne Grèce ni dans l'ancienne Italie; leur histoire ne commence pas par des conflits; les révolutions n'ont paru qu'à la fin. Chez ces populations, la société s'est formée lentement, longuement, par degrés, en passant de la famille à la tribu et de la tribu à la cité, mais sans secousses et sans luttes. La royauté s'est établie tout naturellement, dans la famille d'abord, dans la cité plus tard. Elle ne fut pas imaginée par l'ambition de quelques-uns; elle naquit d'une nécessité qui était manifeste aux yeux de tous. Pendant de longs siècles elle fut paisible, honorée, obéie. Les rois n'avaient pas besoin de la force matérielle; ils n'avaient ni armée ni finances; mais soutenue par des croyances qui étaient puissantes sur l'âme, leur autorité était sainte et inviolable.

Une révolution, dont nous parlerons plus loin, renversa la royauté dans toutes les villes. Mais en tombant elle ne laissa aucune haine dans le coeur des hommes. Ce mépris mêlé de rancune qui s'attache d'ordinaire aux grandeurs abattues, ne la frappa jamais. Toute déchue qu'elle était, le respect et l'affection des hommes restèrent attachés à sa mémoire. On vit même en Grèce une chose qui n'est pas très-commune dans l'histoire, c'est que dans les villes où la famille royale ne s'éteignit pas, non-seulement elle ne fut pas expulsée, mais les mêmes hommes qui l'avaient dépouillée du pouvoir, continuèrent à l'honorer. A Éphèse, à Marseille, à Cyrène, la famille royale, privée de sa puissance, resta entourée du respect des peuples et garda même le titre et les insignes de la royauté. [15]

Les peuples établirent le régime républicain; mais le nom de roi, loin de devenir une injure, resta un titre vénéré. On a l'habitude de dire que ce mot était odieux et méprisé: singulière erreur! les Romains l'appliquaient aux dieux dans leurs prières. Si les usurpateurs n'osèrent jamais prendre ce titre, ce n'était pas qu'il fût odieux, c'était plutôt qu'il était sacré. [16] En Grèce la monarchie fut maintes fois rétablie dans les villes; mais les nouveaux monarques ne se crurent jamais le droit de se faire appeler rois et se contentèrent d'être appelés tyrans. Ce qui faisait la différence de ces deux noms, ce n'était pas le plus ou le moins de qualités morales qui se trouvaient dans le souverain; on n'appelait pas roi un bon prince et tyran un mauvais. C'était la religion qui les distinguait l'un de l'autre. Les rois primitifs avaient rempli les fonctions de prêtres et avaient tenu leur autorité du foyer; les tyrans de l'époque postérieure n'étaient que des chefs politiques et ne devaient leur pouvoir qu'à la force ou à l'élection.

NOTES

[1] Aristote, Polit., VII, 5, 11 (VI, 8). Comp. Denys, II, 65.

[2] Suidas, v° [Grec: Chadon].

[3] Eschyle, Suppliantes, 361 (357).

[4] Euripide, Oreste, 1605.

[5] Nicolas de Damas, dans les Fragm. des. hist. grecs, t. III, p. 394.

[6] Démosthènes, contre Néère. Xénophon, Gouv. de Lacéd., 13.

[7] Virgile, X, 175. Tite-Live, V, l. Censorinus, 4.

[8] Tite-Live, I, 18. Denys, II, 6; IV, 80.

[9] Plutarque, Agis, 11.

[10] Pindare, Ném., XI, 5.

[11] Aristote, Politique, III, 9.

[12] Nous ne parlons ici que du premier âge des cités. On verra plus loin qu'il vint un temps où l'hérédité cessa d'être la règle, et nous dirons pourquoi, à Rome, la royauté ne fut pas héréditaire.

[13] Hérodote, I, 142-148. Pausanias, VI. Strabon.

[14] Sophocle, Oedipe roi, 34.

[15] Strabon, IV, 171; XIV, 632; XIII, 608. Athénée, XIII, 576.

[16] Sanctitas regum, Suétone, Jules César, 6. Tite-Live, III, 39. Cicéron, Républ., I, 33.

CHAPITRE X.

LE MAGISTRAT.

La confusion de l'autorité politique et du sacerdoce dans le même personnage n'a pas cessé avec la royauté. La révolution qui a établi le régime républicain, n'a pas séparé des fonctions dont le mélange paraissait fort naturel et était alors la loi fondamentale de la société humaine. Le magistrat qui remplaça le roi fut comme lui un prêtre en même temps qu'un chef politique.

Quelquefois ce magistrat annuel porta le titre sacré de roi. [1] Ailleurs le nom de prytane, [2] qui lui fut conservé, indiqua sa principale fonction. Dans d'autres villes le titre d'archonte prévalut. A Thèbes, par exemple, le premier magistrat fut appelé de ce nom; mais ce que Plutarque dit de cette magistrature montre qu'elle différait peu d'un sacerdoce. Cet archonte, pendant le temps de sa charge, devait porter une couronne, [3] comme il convenait à un prêtre; la religion lui défendait de laisser croître ses cheveux et de porter aucun objet en fer sur sa personne, prescriptions qui le font ressembler un peu aux flamines romains. La ville de Platée avait aussi un archonte, et la religion de cette cité ordonnait que, pendant tout le cours de sa magistrature, il fût vêtu de blanc, [4] c'est-à-dire de la couleur sacrée.

Les archontes athéniens, le jour de leur entrée en charge, montaient à l'acropole, la tête couronnée de myrte, et ils offraient un sacrifice à la divinité poliade. [5] C'était aussi l'usage que dans l'exercice de leurs fonctions ils eussent une couronne de feuillage sur la tête. [6] Or il est certain que la couronne, qui est devenue à la longue et est restée l'emblème de la puissance, n'était alors qu'un emblème religieux, un signe extérieur qui accompagnait la prière et le sacrifice. [7] Parmi ces neuf archontes, celui qu'on appelait Roi était surtout le chef de la religion; mais chacun de ses collègues avait quelque fonction sacerdotale à remplir, quelque sacrifice à offrir aux dieux. [8]

Les Grecs avaient une expression générale pour désigner les magistrats; ils disaient [Grec: oi eu telei], ce qui signifie littéralement ceux qui sont à accomplir le sacrifice: [9] vieille expression qui indique l'idée qu'on se faisait primitivement du magistrat. Pindare dit de ces personnages que, par les offrandes qu'ils font au foyer, ils assurent le salut de la cité.

A Rome le premier acte du consul était d'accomplir un sacrifice au forum. Des victimes étaient amenées sur la place publique; quand le pontife les avait déclarées dignes d'être offertes, le consul les immolait de sa main, pendant qu'un héraut commandait à la foule le silence religieux et qu'un joueur de flûte faisait entendre l'air sacré. [10] Peu de jours après, le consul se rendait à Lavinium, d'où les pénates romains étaient issus, et il offrait encore un sacrifice.

Quand on examine avec un peu d'attention le caractère du magistrat chez les anciens, on voit combien il ressemble peu aux chefs d'État des sociétés modernes. Sacerdoce, justice et commandement se confondent en sa personne. Il représente la cité, qui est une association religieuse au moins autant que politique. Il a dans ses mains les auspices, les rites, la prière, la protection des dieux. Un consul est quelque chose de plus qu'un homme; il est l'intermédiaire entre l'homme et la divinité. A sa fortune est attachée la fortune publique; il est comme le génie tutélaire de la cité. La mort d'un consul funeste la république. [11] Quand le consul Claudius Néron quitte son armée pour voler au secours de son collègue, Tite-Live nous montre combien Rome est en alarmes sur le sort de cette armée; c'est que, privée de son chef, l'armée est en même temps privée de la protection céleste; avec le consul sont partis les auspices, c'est-à-dire la religion et les dieux.

Les autres magistratures romaines qui furent, en quelque sorte, des membres successivement détachés du consulat, réunirent comme lui des attributions sacerdotales et des attributions politiques. On voyait, à certains jours, le censeur, une couronne sur la tête, offrir un sacrifice au nom de la cité et frapper de sa main la victime. Les préteurs, les édiles curules présidaient à des fêtes religieuses. [12] Il n'y avait pas de magistrat qui n'eût à accomplir quelque acte sacré; car dans la pensée des anciens toute autorité devait être religieuse par quelque côté. Les tribuns de la plèbe étaient les seuls qui n'eussent à accomplir aucun sacrifice; aussi ne les comptait-on pas parmi les vrais magistrats. Nous verrons plus loin que leur autorité était d'une nature tout à fait exceptionnelle.

Le caractère sacerdotal qui s'attachait au magistrat, se montre surtout dans la manière dont il était élu. Aux yeux des anciens il ne semblait pas que les suffrages des hommes fussent suffisants pour établir le chef de la cité. Tant que dura la royauté primitive, il parut naturel que ce chef fût désigné par la naissance en vertu de la loi religieuse qui prescrivait que le fils succédât au père dans tout sacerdoce; la naissance semblait révéler assez la volonté des dieux. Lorsque les révolutions eurent supprimé partout cette royauté, les hommes paraissent avoir cherché, pour suppléer à la naissance, un mode d'élection que les dieux n'eussent pas à désavouer. Les Athéniens, comme beaucoup de peuples grecs, n'en virent pas de meilleur que le tirage au sort. Mais il importe de ne pas se faire une idée fausse de ce procédé, dont on a fait un sujet d'accusation contre la démocratie athénienne; et pour cela il est nécessaire de pénétrer dans la pensée des anciens. Pour eux le sort n'était pas le hasard; le sort était la révélation de la volonté divine. De même qu'on y avait recours dans les temples pour surprendre les secrets d'en haut, de même la cité y recourait pour le choix de son magistrat. On était persuadé que les dieux désignaient le plus digne en faisant sortir son nom de l'urne. Cette opinion était celle de Platon lui-même qui disait: « L'homme que le sort a désigné, nous disons qu'il est cher à la divinité et nous trouvons juste qu'il commande. Pour toutes les magistratures qui touchent aux choses sacrées, laissant à la divinité le choix de ceux qui lui sont agréables, nous nous en remettons au sort. » La cité croyait ainsi recevoir ses magistrats des dieux. [13]

Au fond les choses se passaient de même à Rome. La désignation du consul ne devait pas appartenir aux hommes. La volonté ou le caprice du peuple n'était pas ce qui pouvait créer légitimement un magistrat. Voici donc comment le consul était choisi. Un magistrat en charge, c'est-à-dire un homme déjà en possession du caractère sacré et des auspices, indiquait parmi les jours fastes celui où le consul devait être nommé. Pendant la nuit qui précédait ce jour, il veillait, en plein air, les yeux fixés au ciel, observant les signes que les dieux envoyaient, en même temps qu'il prononçait mentalement le nom de quelques candidats à la magistrature. [14] Si les présages étaient favorables, c'est que les dieux agréaient ces candidats. Le lendemain, le peuple se réunissait au champ de Mars; le même personnage qui avait consulté les dieux, présidait l'assemblée. Il disait à haute voix les noms des candidats sur lesquels il avait pris les auspices; si parmi ceux qui demandaient le consulat, il s'en trouvait un pour lequel les auspices n'eussent pas été favorables, il omettait son nom. [15] Le peuple ne votait que sur les noms qui étaient prononcés par le président. [16] Si le président ne nommait que deux candidats, le peuple votait pour eux nécessairement; s'il en nommait trois, le peuple choisissait entre eux. Jamais l'assemblée n'avait le droit de porter ses suffrages sur d'autres hommes que ceux que le président avait désignés; car pour ceux-là seulement les auspices avaient été favorables et l'assentiment des dieux était assuré.

Ce mode d'élection, qui fut scrupuleusement suivi dans les premiers siècles de la république, explique quelques traits de l'histoire romaine dont on est d'abord surpris. On voit, par exemple, assez souvent que le peuple veut presque unanimement porter deux hommes au consulat, et que pourtant il ne le peut pas; c'est que le président n'a pas pris les auspices sur ces deux hommes, ou que les auspices ne se sont pas montrés favorables. Par contre, on voit plusieurs fois le peuple nommer consuls deux hommes qu'il déteste; [17] c'est que le président n'a prononcé que deux noms. Il a bien fallu voter pour eux; car le vote ne s'exprime pas par oui ou par non; chaque suffrage doit porter deux noms propres sans qu'il soit possible d'en écrire d'autres que ceux qui ont été désignés. Le peuple à qui l'on présente des candidats qui lui sont odieux, peut bien marquer sa colère en se retirant sans voter; il reste toujours dans l'enceinte assez de citoyens pour figurer un vote.

On voit par là quelle était la puissance du président des comices, et l'on ne s'étonne plus de l'expression consacrée, creat consules, qui s'appliquait, non au peuple, mais au président des comices. C'était de lui, en effet, plutôt que du peuple, qu'on pouvait dire: Il crée les consuls; car c'était lui qui découvrait la volonté des dieux. S'il ne faisait pas les consuls, c'était au moins par lui que les dieux les faisaient. La puissance du peuple n'allait que jusqu'à ratifier l'élection, tout au plus jusqu'à choisir entre trois ou quatre noms, si les auspices s'étaient montrés également favorables à trois ou quatre candidats.

Il est hors de doute que cette manière de procéder fut fort avantageuse à l'aristocratie romaine; mais on se tromperait si l'on ne voyait en tout cela qu'une ruse imaginée par elle. Une telle ruse ne se conçoit pas dans les siècles où l'on croyait à cette religion. Politiquement, elle était inutile dans les premiers temps, puisque les patriciens avaient alors la majorité dans les suffrages. Elle aurait même pu tourner contre eux en investissant un seul homme d'un pouvoir exorbitant. La seule explication qu'on puisse donner de ces usages, ou plutôt de ces rites de l'élection, c'est que tout le monde croyait très sincèrement que le choix du magistrat n'appartenait pas au peuple, mais aux dieux. L'homme qui allait disposer de la religion et de la fortune de la cité devait être révélé par la voix divine.

La règle première pour l'élection d'un magistrat était celle que donne Cicéron: « Qu'il soit nommé suivant les rites. » Si, plusieurs mois après, on venait dire au Sénat que quelque rite avait été négligé ou mal accompli, le Sénat ordonnait aux consuls d'abdiquer, et ils obéissaient. Les exemples sont fort nombreux; et si, pour deux ou trois d'entre eux, il est permis de croire que le Sénat fut bien aise de se débarrasser d'un consul ou inhabile ou mal pensant, la plupart du temps, au contraire, on ne peut pas lui supposer d'autre motif qu'un scrupule religieux.

Il est vrai que lorsque le sort ou les auspices avaient désigné l'archonte ou le consul, il y avait une sorte d'épreuve par laquelle on examinait le mérite du nouvel élu. Mais cela même va nous montrer ce que la cité souhaitait trouver dans son magistrat, et nous allons voir qu'elle ne cherchait pas l'homme le plus courageux à la guerre, le plus habile ou le plus juste dans la paix, mais le plus aimé des dieux. En effet, le sénat athénien demandait au nouvel élu s'il avait quelque défaut corporel, s'il possédait un dieu domestique, si sa famille avait toujours été fidèle à son culte, si lui-même avait toujours rempli ses devoirs envers les morts. [18] Pourquoi ces questions? c'est qu'un défaut corporel, signe de la malveillance des dieux, rendait un homme indigne de remplir aucun sacerdoce, et, par conséquent, d'exercer aucune magistrature; c'est que celui qui n'avait pas de culte de famille ne devait pas avoir part au culte national, et n'était pas apte à faire les sacrifices au nom de la cité; c'est que si la famille n'avait pas été toujours fidèle à son culte, c'est-à-dire si l'un des ancêtres avait commis un de ces actes qui blessaient la religion, le foyer était à jamais souillé, et les descendants détestés des dieux; c'est, enfin, que si lui-même avait négligé le tombeau de ses morts, il était exposé à leurs redoutables colères et était poursuivi par des ennemis invisibles. La cité aurait été bien téméraire de confier sa fortune à un tel homme. Voilà les principales questions que l'on adressait à celui qui allait être magistrat. Il semblait qu'on ne se préoccupât ni de son caractère ni de son intelligence. On tenait surtout à s'assurer qu'il était apte à remplir les fonctions sacerdotales, et que la religion de la cité ne serait pas compromise dans ses mains.

Cette sorte d'examen était aussi en usage à Rome. Il est vrai que nous n'avons aucun renseignement sur les questions auxquelles le consul devait répondre. Mais il nous suffit que nous sachions que cet examen était fait par les pontifes. [19]

NOTES

[1] A Mégare, à Samothrace. Tite-Live, XLV, 5. Boeckh, Corp. inscr., 1052.

[2] Pindare, Néméennes, XI.

[3] Plutarque, Quest. rom., 40.

[4] Id., Aristide, 21.

[5] Thucydide, VIII, 70. Apollodore, Fragm. 21 (coll. Didot).

[6] Démosthènes, in Midiam, 38. Eschine, in Timarch., 19.

[7] Plutarque, Nicias, 3; Phocion, 37. Cicéron, in Verr., IV, 50.

[8] Pollux, VIII,. ch. ix. Lycurgue, coll. Didot, t. II, p. 362.

[9] Thucydide, I, 10; II, 10; III, 36; IV, 65. Comparez: Hérodote, I, 135; III, 18; Eschyle, Pers., 204; Agam., 1202; Euripide, Trach., 238.

[10] Cicéron, De lege agr., II, 34. Tite-Live, XXI, 63. Macrobe, III, 3.

[11] Tite-Live, XXVII, 40.

[12] Varron, L. L., VI, 54. Athénée, XIV, 79.

[13] Platon, Lois, III, 690; VI, 759. Comp. Démétrius de Phalore, Fragm., 4. Il est surprenant que les historiens modernes représentent le tirage au sort comme une invention de la démocratie athénienne. Il était, au contraire, en pleine vigueur quand dominait l'aristocratie (Plutarque, Périclès, 9), et il paraît aussi ancien que l'archontat lui-même. Ce n'était pas non plus un procédé démocratique; nous savons, en effet, qu'encore au temps de Lysias et de Démosthènes les noms de tous les citoyens n'étaient pas mis dans l'urne (Lysias, or, de invalido, c. 13; in Andocidem, c. 4); à plus forte raison, quand les Eupatrides seuls ou les Pentacosiomédimnes pouvaient être archontes. Les textes de Platon montrent clairement quelle idée les anciens se faisaient du tirage au sort; la pensée qui le fit instituer pour des magistrats-prêtres comme les archontes, ou pour des sénateurs chargés de fonctions sacrées comme les prytanes, fut une pensée religieuse et non pas une pensée égalitaire. Il est digne de remarque que, lorsque la démocratie prit le dessus, elle garda le tirage au sort pour le choix des archontes auxquels elle ne laissait aucun pouvoir effectif, et elle y renonça pour le choix des stratéges qui eurent alors la véritable autorité. De sorte qu'il y avait tirage au sort pour les magistratures qui dataient de l'âge aristocratique, et élection pour celles qui dataient de l'âge démocratique.

[14] Valère-Maxime, I, 1, 3. Plutarque, Marcellus, 5.

[15] Tite-Live, XXXIX, 39. Velléius, II, 92. Valère-Maxime, III, 8, 3.

[16] Denys, IV, 84; V, 19; V, 72; V, 77; VI, 49.

[17] Tite-Live, II, 42; II, 43.

[18] Platon, Lois, VI. Xénophon, Mém., II. Pollux, VIII, 85, 86, 95.

[19] Denys, II, 78.

CHAPITRE XI.

LA LOI.

Chez les Grecs et chez les Romains, comme chez les Hindous, la loi fut d'abord une partie de la religion. Les anciens codes des cités étaient un ensemble de rites, de prescriptions liturgiques, de prières, en même temps que de dispositions législatives. Les règles du droit de propriété et du droit de succession y étaient éparses au milieu des règles des sacrifices, de la sépulture et du culte des morts.

Ce qui nous est resté des plus anciennes lois de Rome, qu'on appelait lois royales, est aussi souvent relatif au culte qu'aux rapports de la vie civile. L'une d'elles interdisait à la femme coupable d'approcher des autels; une autre défendait de servir certains mets dans les repas sacrés, une troisième disait quelle cérémonie religieuse un général vainqueur devait faire en rentrant dans la ville. Le code des Douze Tables, quoique plus récent, contenait encore des prescriptions minutieuses sur les rites religieux de la sépulture. L'oeuvre de Solon était à la fois un code, une constitution et un rituel; l'ordre des sacrifices et le prix des victimes y étaient réglés, ainsi que les rites des noces et le culte des morts.

Cicéron, dans son traité des Lois, trace le plan d'une législation qui n'est pas tout à fait imaginaire. Pour le fond comme pour la forme de son code, il imite les anciens législateurs. Or, voici les premières lois qu'il écrit: « Que l'on n'approche des dieux qu'avec les mains pures; — que l'on entretienne les temples des pères et la demeure des Lares domestiques; — que les prêtres n'emploient dans les repas sacrés que les mets prescrits; — que l'on rende aux dieux Mânes le culte qui leur est dû. » Assurément le philosophe romain se préoccupait peu de cette vieille religion des Lares et des Mânes; mais il traçait un code à l'image des codes anciens, et il se croyait tenu d'y insérer les règles du culte.

A Rome, c'était une vérité reconnue qu'on ne pouvait pas être un bon pontife si l'on ne connaissait pas le droit, et, réciproquement, que l'on ne pouvait pas connaître le droit si l'on ne savait pas la religion. Les pontifes furent longtemps les seuls jurisconsultes. Comme il n'y avait presque aucun acte de la vie qui n'eût quelque rapport avec la religion, il en résultait que presque tout était soumis aux décisions de ces prêtres, et qu'ils se trouvaient les seuls juges compétents dans un nombre infini de procès. Toutes les contestations relatives au mariage, au divorce, aux droits civils et religieux des enfants, étaient portées à leur tribunal. Ils étaient juges de l'inceste comme du célibat. Comme l'adoption touchait à la religion, elle ne pouvait se faire qu'avec l'assentiment du pontife. Faire un testament, c'était rompre l'ordre que la religion avait établi pour la succession des biens et la transmission du culte; aussi le testament devait-il, à l'origine, être autorisé par le pontife. Comme les limites de toute propriété étaient marquées par la religion, dès que deux voisins étaient en litige, ils devaient plaider devant le pontife ou devant des prêtres qu'on appelait frères arvales. Voilà pourquoi les mêmes hommes étaient pontifes et jurisconsultes; droit et religion ne faisaient qu'un. [1]

A Athènes, l'archonte et le roi avaient a peu près les mêmes attributions judiciaires que le pontife romain. [2]

Le mode de génération des lois anciennes apparaît clairement. Ce n'est pas un homme qui les a inventées. Solon, Lycurgue, Minos, Numa ont pu mettre en écrit les lois de leurs cités; ils ne les ont pas faites. Si nous entendons par législateur un homme qui crée un code par la puissance de son génie et qui l'impose aux autres hommes, ce législateur n'exista jamais chez les anciens. La loi antique ne sortit pas non plus des votes du peuple. La pensée que le nombre des suffrages pouvait faire une loi, n'apparut que fort tard dans les cités, et seulement après que deux révolutions les avaient transformées. Jusque-là les lois se présentent comme quelque chose d'antique, d'immuable, de vénérable. Aussi vieilles que la cité, c'est le fondateur qui les a posées, en même temps qu'il posait le foyer, moresque viris et moenia ponit. Il les a instituées en même temps qu'il instituait la religion. Mais encore ne peut-on pas dire qu'il les ait imaginées lui-même. Quel en est donc le véritable auteur? Quand nous avons parlé plus haut de l'organisation de la famille et des lois grecques ou romaines qui réglaient la propriété, la succession, le testament, l'adoption, nous avons observé combien ces lois correspondaient exactement aux croyances des anciennes générations. Si l'on met ces lois en présence de l'équité naturelle, on les trouve souvent en contradiction avec elle, et il paraît assez évident que ce n'est pas dans la notion du droit absolu et dans le sentiment du juste qu'on est allé les chercher. Mais que l'on mette ces mêmes lois en regard du culte des morts et du foyer, qu'on les compare aux diverses prescriptions de cette religion primitive, et l'on reconnaîtra qu'elles sont avec tout cela dans un accord parfait.

L'homme n'a pas eu à étudier sa conscience et à dire: Ceci est juste; ceci ne l'est pas. Ce n'est pas ainsi qu'est né le droit antique. Mais l'homme croyait que le foyer sacré, en vertu de la loi religieuse, passait du père au fils; il en est résulté que la maison a été un bien héréditaire. L'homme qui avait enseveli son père dans son champ, croyait que l'esprit du mort prenait à jamais possession de ce champ et réclamait de sa postérité un culte perpétuel; il en est résulté que le champ, domaine du mort et lieu des sacrifices, est devenu la propriété inaliénable d'une famille. La religion disait: Le fils continue le culte, non la fille; et la loi a dit avec la religion: Le fils hérite, la fille n'hérite pas; le neveu par les mâles hérite, non pas le neveu par les femmes. Voilà comment la loi s'est faite; elle s'est présentée d'elle-même et sans qu'on eût à la chercher. Elle était la conséquence directe et nécessaire de la croyance; elle était la religion même s'appliquant aux relations des hommes entre eux.

Les anciens disaient que leurs lois leur étaient venues des dieux. Les Crétois attribuaient les leurs, non à Minos, mais à Jupiter; les Lacédémoniens croyaient que leur législateur n'était pas Lycurgue, mais Apollon. Les Romains disaient que Numa avait écrit sous la dictée d'une des divinités les plus puissantes de l'Italie ancienne, la déesse Égérie. Les Étrusques avaient reçu leurs lois du dieu Tagès. Il y a du vrai dans toutes ces traditions. Le véritable législateur chez les anciens, ce ne fut pas l'homme, ce fut la croyance religieuse que l'homme avait en soi.

Les lois restèrent longtemps une chose sacrée. Même à l'époque où l'on admit que la volonté d'un homme ou les suffrages d'un peuple pouvaient faire une loi, encore fallait-il que la religion fût consultée et qu'elle fût an moins consentante. A Rome on ne croyait pas que l'unanimité des suffrages fût suffisante pour qu'il y eût une loi; il fallait encore que la décision du peuple fût approuvée par les pontifes et que les augures attestassent que les dieux étaient favorables à la loi proposée. [3] Un jour que les tribuns plébéiens voulaient faire adopter une loi par une assemblée des tribus, un patricien leur dit: « Quel droit avez-vous de faire une loi nouvelle ou de toucher aux lois existantes? Vous qui n'avez pas les auspices, vous qui dans vos assemblées n'accomplissez pas d'actes religieux, qu'avez-vous de commun avec la religion et toutes les choses sacrées, parmi lesquelles il faut compter la loi? » [4]

On conçoit d'après cela le respect et l'attachement que les anciens ont eus longtemps pour leurs lois. En elles ils ne voyaient pas une oeuvre humaine. Elles avaient une origine sainte. Ce n'est pas un vain mot quand Platon dit qu'obéir aux lois c'est obéir aux dieux. Il ne fait qu'exprimer la pensée grecque lorsque, dans le Criton, il montre Socrate donnant sa vie parce que les lois la lui demandent. Avant Socrate, on avait écrit sur le rocher des Thermopyles: « Passant, va dire à Sparte que nous sommes morts ici pour obéir à ses lois. » La loi chez les anciens fut toujours sainte; au temps de la royauté elle était la reine des rois; au temps des républiques elle fut la reine des peuples. Lui désobéir était un sacrilège.

En principe, la loi était immuable, puisqu'elle était divine. Il est à remarquer que jamais on n'abrogeait les lois. On pouvait bien en faire de nouvelles, mais les anciennes subsistaient toujours, quelque contradiction qu'il y eût entre elles. Le code de Dracon n'a pas été aboli par celui de Solon, [5] ni les Lois Royales par les Douze Tables. La pierre où la loi était gravée était inviolable; tout au plus les moins scrupuleux se croyaient-ils permis de la retourner. Ce principe a été la cause principale de la grande confusion qui se remarque dans le droit ancien. Des lois opposées et de différentes époques s'y trouvaient réunies; et toutes avaient droit au respect. On voit dans un plaidoyer d'Isée deux hommes se disputer un héritage; chacun d'eux allègue une loi en sa faveur; les deux lois sont absolument contraires et également sacrées. C'est ainsi que le Code de Manou garde l'ancienne loi qui établit le droit d'aînesse, et en écrit une autre à côté qui prescrit le partage égal entre les frères.

La loi antique n'a jamais de considérants. Pourquoi en aurait-elle? Elle n'est pas tenue de donner ses raisons; elle est, parce que les dieux l'ont faite. Elle ne se discute pas, elle s'impose; elle est une oeuvre d'autorité; les hommes lui obéissent parce qu'ils ont foi en elle.

Pendant de longues générations, les lois n'étaient pas écrites; elles se transmettaient de père en fils, avec la croyance et la formule de prière. Elles étaient une tradition sacrée qui se perpétuait autour du foyer de la famille ou du foyer de la cité.

Le jour où l'on a commencé à les mettre en écrit, c'est dans les livres sacrés qu'on les a consignées, dans les rituels, au milieu des prières et des cérémonies. Varron cite une loi ancienne de la ville de Tusculum et il ajoute qu'il l'a lue dans les livres sacrés de cette ville. [6] Denys d'Halicarnasse, qui avait consulté les documents originaux, dit qu'avant l'époque des Décemvirs tout ce qu'il y avait à Rome de lois écrites se trouvait dans les livres des prêtres. [7] Plus tard la loi est sortie des rituels; on l'a écrite à part; mais l'usage a continué de la déposer dans un temple, et les prêtres en ont conservé la garde.

Écrites ou non, ces lois étaient toujours formulées en arrêts très-brefs, que l'on peut comparer, pour la forme, aux versets du livre de Moïse ou aux slocas du livre de Manou. Il y a même grande apparence que les paroles de la loi étaient rhythmées. [8] Aristote dit qu'avant le temps où les lois furent écrites, on les chantait. [9] Il en est resté des souvenirs dans la langue; les Romains appelaient les lois carmina, des vers; les Grecs disaient [Grec: nomoi], des chants. [10]

Ces vieux vers étaient des textes invariables. Y changer une lettre, y déplacer un mot, en altérer le rhythme, c'eût été détruire la loi elle- même, en détruisant la forme sacrée sous laquelle elle s'était révélée aux hommes. La loi était comme la prière, qui n'était agréable à la divinité qu'à la condition d'être récitée exactement, et qui devenait impie si un seul mot y était changé. Dans le droit primitif, l'extérieur, la lettre est tout; il n'y a pas à chercher le sens ou l'esprit de la loi. La loi ne vaut pas par le principe moral qui est en elle, mais par les mots que sa formule renferme. Sa force est dans les paroles sacrées qui la composent.

Chez les anciens et surtout à Rome, l'idée du droit était inséparable de l'emploi de certains mots sacramentels. S'agissait-il, par exemple, d'une obligation à contracter; l'un devait dire: Dari spondes? et l'autre devait répondre: Spondeo. Si ces mots-là n'étaient pas prononcés, il n'y avait pas de contrat. En vain le créancier venait-il réclamer le payement de la dette, le débiteur ne devait rien. Car ce qui obligeait l'homme dans ce droit antique, ce n'était pas la conscience ni le sentiment du juste, c'était la formule sacrée. Cette formule prononcée entre deux hommes établissait entre eux un lien de droit. Où la formule n'était pas, le droit n'était pas.

Les formes bizarres de l'ancienne procédure romaine ne nous surprendront pas, si nous songeons que le droit antique était une religion, la loi un texte sacré, la justice un ensemble de rites. Le demandeur poursuit avec la loi, agit lege. Par l'énoncé de la loi il saisit l'adversaire. Mais qu'il prenne garde; pour avoir la loi pour soi, il faut en connaître les termes et les prononcer exactement. S'il dit un mot pour un autre, la loi n'existe plus et ne peut pas le défendre. Gaius raconte l'histoire d'un homme dont un voisin avait coupé les vignes; le fait était constant; il prononça la loi. Mais la loi disait arbres, il prononça vignes; il perdit son procès.

L'énoncé de la loi ne suffisait pas. Il fallait encore un accompagnement de signes extérieurs, qui étaient comme les rites de cette cérémonie religieuse qu'on appelait contrat ou qu'on appelait procédure en justice. C'est par cette raison que pour toute vente il fallait employer le morceau de cuivre et la balance; que pour acheter un objet il fallait le toucher de la main, mancipatio; que, si l'on se disputait une propriété, il y avait combat fictif, manuum consertio. De là les formes de l'affranchissement, celles de l'émancipation, celles de l'action en justice, et toute la pantomime de la procédure.

Comme la loi faisait partie de la religion, elle participait au caractère mystérieux de toute cette religion des cités. Les formules de la loi étaient tenues secrètes comme celles du culte. Elle était cachée à l'étranger, cachée même au plébéien. Ce n'est pas parce que les patriciens avaient calculé qu'ils puiseraient une grande force dans la possession exclusive des lois; mais c'est que la loi, par son origine et sa nature, parut longtemps un mystère auquel on ne pouvait être initié qu'après l'avoir été préalablement au culte national et au culte domestique.

L'origine religieuse du droit antique nous explique encore un des principaux caractères de ce droit. La religion était purement civile, c'est-à-dire spéciale à chaque cité; il n'en pouvait découler aussi qu'un droit civil. Mais il importe de distinguer le sens que ce mot avait chez les anciens. Quand ils disaient que le droit était civil, jus civile, [Grec: nomoi politichoi], ils n'entendaient pas seulement que chaque cité avait son code, comme de nos jours chaque État a le sien. Ils voulaient dire que leurs lois n'avaient de valeur et d'action qu'entre membres d'une même cité. Il ne suffisait pas d'habiter une ville pour être soumis à ses lois et être protégé par elles; il fallait en être citoyen. La loi n'existait pas pour l'esclave; elle n'existait pas davantage pour l'étranger. Nous verrons plus loin que l'étranger, domicilié dans une ville, ne pouvait ni y être propriétaire, ni y hériter, ni tester, ni faire un contrat d'aucune sorte, ni paraître devant les tribunaux ordinaires des citoyens. A Athènes, s'il se trouvait créancier d'un citoyen, il ne pouvait pas le poursuivre en justice pour le payement de sa dette, la loi ne reconnaissant pas de contrat valable pour lui.

Ces dispositions de l'ancien droit étaient d'une logique parfaite. Le droit n'était pas né de l'idée de la justice, mais de la religion, et il n'était pas conçu en dehors d'elle. Pour qu'il y eût un rapport de droit entre deux hommes, il fallait qu'il y eût déjà entre eux un rapport religieux, c'est-à-dire qu'ils eussent le culte d'un même foyer et les mêmes sacrifices. Lorsqu'entre deux hommes cette communauté religieuse n'existait pas, il ne semblait pas qu'aucune relation de droit pût exister. Or ni l'esclave ni l'étranger n'avaient part à la religion de la cité. Un étranger et un citoyen pouvaient vivre côte à côte pendant de longues années, sans qu'on conçût la possibilité d'établir un lien de droit entre eux. Le droit n'était qu'une des faces de la religion. Pas de religion commune, pas de loi commune.

NOTES

[1] De là est venue cette vieille définition que les jurisconsultes ont conservée jusqu'à Justinien: Jurisprudentia est rerum divinarum atque humanarum notitia. Cf. Cicéron, De legib., II, 9; II, 19; De arusp. resp., 7. Denys, II, 73. Tacite, Ann., I, 10; Hist., I, 15. Dion Cassius, XLVIII, 44. Pline, Hist. nat., XVIII, 2. Aulu-Gelle, V, 19; XV, 27.

[2] Pollux, VIII, 90.

[3] Denys, IX, 41; IX, 49.

[4] Denys, X, 4. Tite-Live, III, 31.

[5] Andocide, I, 82, 83. Démosthènes, in Everg., 71.

[6] Varron, L. L., VI, 16.

[7] Denys, X, I.

[8] Élien, H. V., II, 39.

[9] Aristote, Probl., XIX, 28.

[10] [Grec: Nemo], partager; [Grec: nomos], division, mesure, rhythme, chant; voy. Plutarque, De musica, p. 1133; Pindare, Pyth., XII, 41; fragm. 190 (édit. Heyne). Scholiaste d'Aristophane, Chev., 9: [Grec: Nomoi chaloyntai oi eis Theoys ymnoi].

CHAPITRE XII.

LE CITOYEN ET L'ÉTRANGER.

On reconnaissait le citoyen à ce qu'il avait part au culte de la cité, et c'était de cette participation que lui venaient tous ses droits civils et politiques. Renonçait-on au culte, on renonçait aux droits. Nous avons parlé plus haut des repas publics, qui étaient la principale cérémonie du culte national. Or à Sparte celui qui n'y assistait pas, même sans que ce fût par sa faute, cessait aussitôt de compter parmi les citoyens. [1] A Athènes, celui qui ne prenait pas part à la fête des dieux nationaux, perdait le droit de cité. [2] A Rome, il fallait avoir été présent à la cérémonie sainte de la lustration pour jouir des droits politiques. [3] L'homme qui n'y avait pas assisté, c'est-à-dire qui n'avait pas eu part à la prière commune et au sacrifice, n'était plus citoyen jusqu'au lustre suivant.

Si l'on veut donner la définition exacte du citoyen, il faut dire que c'est l'homme qui a la religion de la cité. [4] L'étranger, au contraire, est celui qui n'a pas accès au culte, celui que les dieux de la cité ne protègent pas et qui n'a pas même le droit de les invoquer. Car ces dieux nationaux ne veulent recevoir de prières et d'offrandes que du citoyen; ils repoussent l'étranger; l'entrée de leurs temples lui est interdite et sa présence pendant le sacrifice est un sacrilège. Un témoignage de cet antique sentiment de répulsion nous est resté dans un des principaux rites du culte romain; le pontife, lorsqu'il sacrifie en plein air, doit avoir la tête voilée, « parce qu'il ne faut pas que devant les feux sacrés, dans l'acte religieux qui est offert aux dieux nationaux, le visage d'un étranger se montre aux yeux du pontife; les auspices en seraient troublés ». [5] Un objet sacré, qui tombait momentanément aux mains d'un étranger, devenait aussitôt profane; il ne pouvait recouvrer son caractère religieux que par une cérémonie expiatoire. [6] Si l'ennemi s'était emparé d'une ville et que les citoyens vinssent à la reprendre, il fallait avant toute chose que les temples fussent purifiés et tous les foyers éteints et renouvelés; le regard de l'étranger les avait souillés. [7]

C'est ainsi que la religion établissait entre le citoyen et l'étranger une distinction profonde et ineffaçable. Cette même religion, tant qu'elle fut puissante sur les âmes, défendit de communiquer aux étrangers le droit de cité. Au temps d'Hérodote, Sparte ne l'avait encore accordé à personne, excepté à un devin; encore avait-il fallu pour cela l'ordre formel de l'oracle. Athènes l'accordait quelquefois; mais avec quelles précautions! Il fallait d'abord que le peuple réuni votât au scrutin secret l'admission de l'étranger; ce n'était rien encore; il fallait que, neuf jours après, une seconde assemblée votât dans le même sens, et qu'il y eût au moins six mille suffrages favorables: chiffre qui paraîtra énorme si l'on songe qu'il était fort rare qu'une assemblée athénienne réunît ce nombre de citoyens. Il fallait ensuite un vote du Sénat qui confirmât la décision de cette double assemblée. Enfin le premier venu parmi les citoyens pouvait opposer une sorte de veto et attaquer le décret comme contraire aux vieilles lois. Il n'y avait certes pas d'acte public que le législateur eût entouré d'autant de difficultés et de précautions que celui qui allait conférer à un étranger le titre de citoyen, et il s'en fallait de beaucoup qu'il y eût autant de formalités à remplir pour déclarer la guerre ou pour faire une loi nouvelle. D'où vient qu'on opposait tant d'obstacles à l'étranger qui voulait être citoyen? Assurément on ne craignait pas que dans les assemblées politiques son vote fît pencher la balance. Démosthènes nous dit le vrai motif et la vraie pensée des Athéniens: « C'est qu'il faut conserver aux sacrifices leur pureté. » Exclure l'étranger c'est « veiller sur les cérémonies saintes ». Admettre un étranger parmi les citoyens c'est « lui donner part à la religion et aux sacrifice ». [8] Or pour un tel acte le peuple ne se sentait pas entièrement libre, et il était saisi d'un scrupule religieux; car il savait que les dieux nationaux étaient portés à repousser l'étranger et que les sacrifices seraient peut-être altérés par la présence du nouveau venu. Le don du droit de cité à un étranger était une véritable violation des principes fondamentaux du culte national, et c'est pour cela que la cité, à l'origine, en était si avare. Encore faut-il noter que l'homme si péniblement admis comme citoyen ne pouvait être ni archonte ni prêtre. La cité lui permettait bien d'assister à son culte; mais quant à y présider, c'eût été trop.

Nul ne pouvait devenir citoyen à Athènes, s'il était citoyen dans une autre ville. [9] Car il y avait une impossibilité religieuse à être à la fois membre de deux cités, comme nous avons vu qu'il y en avait une à être membre de deux familles. On ne pouvait pas être de deux religions à la fois.

La participation au culte entraînait avec elle la possession des droits. Comme le citoyen pouvait assister au sacrifice qui précédait l'assemblée, il y pouvait aussi voter. Comme il pouvait faire les sacrifices au nom de la cité, il pouvait être prytane et archonte. Ayant la religion de la cité, il pouvait en invoquer la loi et accomplir tous les rites de la procédure.

L'étranger, au contraire, n'ayant aucune part à la religion n'avait aucun droit. S'il entrait dans l'enceinte sacrée que le prêtre avait tracée pour l'assemblée, il était puni de mort. Les lois de la cité n'existaient pas pour lui. S'il avait commis un délit, il était traité comme l'esclave et puni sans forme de procès, la cité ne lui devant aucune justice. [10] Lorsqu'on est arrivé à sentir le besoin d'avoir une justice pour l'étranger, il a fallu établir un tribunal exceptionnel. A Rome, pour juger l'étranger, le préteur a dû se faire étranger lui-même (praetor peregrinus). A Athènes le juge des étrangers a été le polémarque, c'est- à-dire le magistrat qui était chargé des soins de la guerre et de toutes les relations avec l'ennemi. [11]

Ni à Rome ni à Athènes l'étranger ne pouvait être propriétaire. [12] Il ne pouvait pas se marier; du moins son mariage n'était pas reconnu, et ses enfants étaient réputés bâtards. [13] Il ne pouvait pas faire un contrat avec un citoyen; du moins la loi ne reconnaissait à un tel contrat aucune valeur. A l'origine il n'avait pas le droit de faire le commerce. [14] La loi romaine lui défendait d'hériter d'un citoyen, et même à un citoyen d'hériter de lui. [15] On poussait si loin la rigueur de ce principe que, si un étranger obtenait le droit de cité romaine sans que son fils, né avant cette époque, eût la même faveur, le fils devenait à l'égard du père un étranger et ne pouvait pas hériter de lui. [16] La distinction entre citoyen et étranger était plus forte que le lien de nature entre père et fils. Il semblerait à première vue qu'on eût pris à tâche d'établir un système de vexation contre l'étranger. Il n'en était rien. Athènes et Rome lui faisaient, au contraire, bon accueil et le protégeaient, par des raisons de commerce ou de politique. Mais leur bienveillance et leur intérêt même ne pouvaient pas abolir les anciennes lois que la religion avait établies. Cette religion ne permettait pas que l'étranger devînt propriétaire, parce qu'il ne pouvait pas avoir de part dans le sol religieux de la cité. Elle ne permettait ni à l'étranger d'hériter du citoyen ni au citoyen d'hériter de l'étranger, parce que toute transmission de biens entraînait la transmission d'un culte, et qu'il était aussi impossible au citoyen de remplir le culte de l'étranger qu'à l'étranger celui du citoyen.

On pouvait accueillir l'étranger, veiller sur lui, l'estimer même, s'il était riche ou honorable; on ne pouvait pas lui donner part à la religion et au droit. L'esclave, à certaine égards, était mieux traité que lui; car l'esclave, membre d'une famille dont il partageait le culte, était rattaché à la cité par l'intermédiaire de son maître; les dieux le protégeaient. Aussi la religion romaine disait-elle que le tombeau de l'esclave était sacré, mais que celui de l'étranger ne l'était pas. [17]

Pour que l'étranger fût compté pour quelque chose aux yeux de la loi, pour qu'il pût faire le commerce, contracter, jouir en sûreté de son bien, pour que la justice de la cité pût le défendre efficacement, il fallait qu'il se fît le client d'un citoyen. Rome et Athènes voulaient que tout étranger adoptât un patron. [18] En se mettant dans la clientèle et sous la dépendance d'un citoyen, l'étranger était rattaché par cet intermédiaire à la cité. Il participait alors à quelques-uns des bénéfices du droit civil et la protection des lois lui était acquise.

NOTES

[1] Aristote, Politique, II, 6, 21 (II, 7).

[2] Boeckh, Corp. inscr., 3641 b.

[3] Velléius, II, 15. On admit une exception pour les soldats en campagne; encore fallut-il que le censeur envoyât prendre leurs noms, afin qu'inscrits sur le registre de la cérémonie, ils y fussent considérés comme présents.

[4] Démosthènes, _in Neoeram, 113, 114. Être citoyen se disait en grec [Grec: suntelein], c'est-à-dire faire le sacrifice ensemble, ou [Grec: meteinai leron chai osion].

[5] Virgile, En., III, 406. Festus, v° Exesto: Lictor in quibusdam sacris clamitabat, hostis exesto. On sait que hostis se disait de l'étranger (Macrobe, I, 17); hostilis facies, dans Virgile, signifie le visage d'un étranger.

[6] Digeste, liv. XI, tit. 6, 36.

[7] Plutarque, Aristide, 20. Tite-Live, V, 50.

[8] Démosthènes, in Neoeram, 89, 91, 92, 113, 114.

[9] Plutarque, Solon, 24. Cicéron, Pro Coecina, 34.

[10] Aristote, Politique, III, 4, 3. Platon, Lois, VI.

[11] Démosthènes, in Neaeram, 49. Lysias, in Pancleonem.

[12] Gaius, fr. 234.

[13] Gaius, I, 67. Ulpien, V, 4-9. Paul, II, 9. Aristophane, Ois., 1652.

[14] Ulpien, XIX,4. Démosthènes, Pro Phorm.; in Eubul.

[15] Cicéron, Pro Archia, 5. Gaius, II, 110.

[16] Pausanias, VIII, 48.

[17] Digeste, liv. XI, tit. 7, 2; liv. XLVII, tit. 12, 4.

[18] Harpocration, [Grec: prostates].

CHAPITRE XIII.

LE PATRIOTISME. L'EXIL.

Le mot patrie chez les anciens signifiait la terre des pères, terra patria. La patrie de chaque homme était la part de sol que sa religion domestique ou nationale avait sanctifiée, la terre où étaient déposés les ossements de ses ancêtres et que leurs âmes occupaient. La petite patrie était l'enclos de la famille, avec son tombeau et son foyer. La grande patrie était la cité, avec son prytanée et ses héros, avec son enceinte sacrée et son territoire marqué par la religion. « Terre sacrée de la patrie », disaient les Grecs. Ce n'était pas un vain mot. Ce sol était véritablement sacré pour l'homme, car il était habité par ses dieux. État, Cité, Patrie, ces mots n'étaient pas une abstraction, comme chez les modernes; ils représentaient réellement tout un ensemble de divinités locales avec un culte de chaque jour et des croyances puissantes sur l'âme.

On s'explique par là le patriotisme des anciens, sentiment énergique qui était pour eux la vertu suprême et auquel toutes les autres vertus venaient aboutir. Tout ce que l'homme pouvait avoir de plue cher se confondait avec la patrie. En elle il trouvait son bien, sa sécurité, son droit, sa foi, son dieu. En la perdant, il perdait tout. Il était presque impossible que l'intérêt privé fût en désaccord avec l'intérêt public. Platon dit: C'est la patrie qui nous enfante, qui nous nourrit, qui nous élève. Et Sophocle: C'est la patrie qui nous conserve.

Une telle patrie n'est pas seulement pour l'homme un domicile. Qu'il quitte ces saintes murailles, qu'il franchisse les limites sacrées du territoire, et il ne trouve plus pour lui ni religion ni lien social d'aucune espèce. Partout ailleurs que dans sa patrie il est en dehors de la vie régulière et du droit; partout ailleurs il est sans dieu et en dehors de la vie morale. Là seulement il a sa dignité d'homme et ses devoirs. Il ne peut être homme que là.

La patrie tient l'homme attaché par un lien sacré. Il faut l'aimer comme on aime une religion, lui obéir comme on obéit à Dieu. « Il faut se donner à elle tout entier, mettre tout en elle, lui vouer tout. » Il faut l'aimer glorieuse ou obscure, prospère ou malheureuse. Il faut l'aimer dans ses bienfaits et l'aimer encore dans ses rigueurs. Socrate condamné par elle sans raison ne doit pas moins l'aimer. Il faut l'aimer, comme Abraham aimait son Dieu, jusqu'à lui sacrifier son fils. Il faut surtout savoir mourir pour elle. Le Grec ou le Romain ne meurt guère par dévouement à un homme ou par point d'honneur; mais à la patrie il doit sa vie. Car si la patrie est attaquée, c'est sa religion qu'on attaque. Il combat véritablement pour ses autels, pour ses foyers, pro aris et focis; car si l'ennemi s'empare de sa ville, ses autels seront renversés, ses foyers éteints, ses tombeaux profanés, ses dieux détruits, son culte effacé. L'amour de la patrie, c'est la piété des anciens.

Il fallait que la possession de la patrie fût bien précieuse; car les anciens n'imaginaient guère de châtiment plus cruel que d'en priver l'homme. La punition ordinaire des grands crimes était l'exil.

L'exil était proprement l'interdiction du culte. Exiler un homme, c'était, suivant la formule également usitée chez les Grecs et chez les Romains, lui interdire le feu et l'eau. [1] Par ce feu, il faut entendre le feu sacré du foyer; par cette eau, l'eau lustrale qui servait aux sacrifices. L'exil mettait donc un homme hors de la religion. « Qu'il fuie, disait la sentence, et qu'il n'approche jamais des temples. Que nul citoyen ne lui parle ni ne le reçoive; que nul né l'admette aux prières ni aux sacrifices; que nul ne lui présente l'eau lustrale. » [2] Toute maison était souillée par sa présence. L'homme qui l'accueillait devenait impur à son contact. « Celui qui aura mangé ou bu avec lui ou qui l'aura touché, disait la loi, devra se purifier. » Sous le coup de cette excommunication, l'exilé ne pouvait prendre part à aucune cérémonie religieuse; il n'avait plus de culte, plus de repas sacrés, plus de prières; il était déshérité de sa part de religion.

Il faut bien songer que, pour les anciens, Dieu n'était pas partout. S'ils avaient quelque vague idée d'une divinité de l'univers, ce n'était pas celle-là qu'ils considéraient comme leur Providence et qu'ils invoquaient. Les dieux de chaque homme étaient ceux qui habitaient sa maison, son canton, sa ville. L'exilé, en laissant sa patrie derrière lui, laissait aussi ses dieux. Il ne voyait plus nulle part de religion qui pût le consoler et le protéger; il ne sentait plus de providence qui veillât sur lui; le bonheur de prier lui était ôté. Tout ce qui pouvait satisfaire les besoins de son âme était éloigné de lui.

Or la religion était la source d'où découlaient les droits civils et politiques. L'exilé perdait donc tout cela en perdant la religion de la patrie. Exclu du culte de la cité, il se voyait enlever du même coup son culte domestique et il devait éteindre son foyer. [3]

Il n'avait plus de droit de propriété; sa terre et tous ses biens, comme s'il était mort, passaient à ses enfants, à moins qu'ils ne fussent confisqués, au profit des dieux ou de l'État. [4] N'ayant plus de culte, il n'avait plus de famille; il cessait d'être époux et père. Ses fils n'étaient plus en sa puissance; [5] sa femme n'était plus sa femme, [6] et elle pouvait immédiatement prendre un autre époux. Voyez Régulus, prisonnier de l'ennemi, la loi romaine l'assimile à un exilé; si le Sénat lui demande son avis, il refuse de le donner, parce que l'exilé n'est plus sénateur; si sa femme et ses enfants courent à lui, il repousse leurs embrassements, car pour l'exilé il n'y a plus d'enfants, plus d'épouse:

  Fertur pudicae conjugis osculum
  Parvosque natos, ut capitis minor,
  A se removisse. [7]

« L'exilé, dit Xénophon, perd foyer, liberté, patrie, femme, enfants. » Mort, il n'a pas le droit d'être enseveli dans le tombeau de sa famille; car il est un étranger. [8]

Il n'est pas surprenant que les républiques anciennes aient presque toujours permis au coupable d'échapper à la mort par la fuite. L'exil ne semblait pas un supplice plus doux que la mort. Les jurisconsultes romains l'appelaient une peine capitale.

NOTES

[1] Hérodote, VII, 231. Cratinus, dans Athénée, XI, 3. Cicéron, Pro domo, 20. Tite-Live, XXV, 4. Ulpien, X, 3.

[2] Sophocle, Oedipe roi, 239. Platon, Lois, IX, 881.

[3] Ovide, Tristes, I, 3, 43.

[4] Pindare, Pyth., IV, 517. Platon, Lois, IX, 877. Diodore, XIII, 49. Denys, XI, 46. Tite-Live, III, 58.

[5] Institutes de Justinien, I, 12. Gaius, I, 128.

[6] Denys, VIII, 41.

[7] Horace, Odes, III.

[8] Thucydide, I, 138.

CHAPITRE XIV.

DE L'ESPRIT MUNICIPAL.

Ce que nous avons vu jusqu'ici des anciennes institutions et surtout des anciennes croyances a pu nous donner une idée de la distinction profonde qu'il y avait toujours entre deux cités. Si voisines qu'elles fussent, elles formaient toujours deux sociétés complètement séparées. Entre elles il y avait bien plus que la distance qui sépare aujourd'hui deux villes, bien plus que la frontière qui divise deux États; les dieux n'étaient pas les mêmes, ni les cérémonies, ni les prières. Le culte d'une cité était interdit à l'homme de la cité voisine. On croyait que les dieux d'une ville repoussaient les hommages et les prières de quiconque n'était pas leur concitoyen.

Il est vrai que ces vieilles croyances se sont à la longue modifiées et adoucies; mais elles avaient été dans leur pleine vigueur à l'époque où les sociétés s'étaient formées, et ces sociétés en ont toujours gardé l'empreinte.

On conçoit aisément deux choses: d'abord, que cette religion propre à chaque ville a dû constituer la cité d'une manière très-forte et presque inébranlable; il est, en effet, merveilleux combien cette organisation sociale, malgré ses défauts et toutes ses chances de ruine, a duré longtemps; ensuite, que cette religion a dû avoir pour effet, pendant de longs siècles, de rendre impossible l'établissement d'une autre forme sociale que la cité.

Chaque cité, par l'exigence de sa religion même, devait être absolument indépendante. Il fallait que chacune eût son code particulier, puisque chacune avait sa religion et que c'était de la religion que la loi découlait. Chacune devait avoir sa justice souveraine, et il ne pouvait y avoir aucune justice supérieure à celle de la cité. Chacune avait ses fêtes religieuses et son calendrier; les mois et l'année ne pouvaient pas être les mêmes dans deux villes, puisque la série des actes religieux était différente. Chacune avait sa monnaie particulière, qui, à l'origine, était ordinairement marquée de son emblème religieux. Chacune avait ses poids et ses mesures. On n'admettait pas qu'il pût y avoir rien de commun entre deux cités. La ligne de démarcation était si profonde qu'on imaginait à peine que le mariage fût permis entre habitants de deux villes différentes. Une telle union parut toujours étrange et fut longtemps réputée illégitime. La législation de Rome et celle d'Athènes répugnent visiblement à l'admettre. Presque partout les enfants qui naissaient d'un tel mariage étaient confondus parmi les bâtards et privés des droits de citoyen. Pour que le mariage fût légitime entre habitants de deux villes, il fallait qu'il y eût entre elles une convention particulière (jus connubii, [Grec: epilamia]).

Chaque cité avait autour de son territoire une ligne de bornes sacrées. C'était l'horizon de sa religion nationale et de ses dieux. Au delà de ces bornes d'autres dieux régnaient et l'on pratiquait un autre culte.

Le caractère le plus saillant de l'histoire de la Grèce et de celle de l'Italie, avant la conquête romaine, c'est le morcellement poussé à l'excès et l'esprit d'isolement de chaque cité. La Grèce n'a jamais réussi à former un seul État; ni les villes latines, ni les villes étrusques, ni les tribus samnites n'ont jamais pu former un corps compacte. On a attribué l'incurable division des Grecs à la nature de leur pays, et l'on a dit que les montagnes qui s'y croisent, établissent entre les hommes des lignes de démarcation naturelles. Mais il n'y avait pas de montagnes entre Thèbes et Platée, entre Argos et Sparte, entre Sybaris et Crotone. Il n'y en avait pas entre les villes du Latium ni entre les douze cités de l'Étrurie. La nature physique a sans nul doute quelque action sur l'histoire des peuples; mais les croyances de l'homme en ont une bien plus puissante. Entre deux cités voisines il y avait quelque chose de plus infranchissable qu'une montagne; c'était la série des bornes sacrées, c'était la différence des cultes et la haine des dieux nationaux pour l'étranger.

Pour ce motif les anciens n'ont jamais pu établir ni même concevoir aucune autre organisation sociale que la cité. Ni les Grecs, ni les Italiens, ni les Romains même pendant fort longtemps n'ont eu la pensée que plusieurs villes pussent s'unir et vivre à titre égal sous un même gouvernement. Entre deux cités il pouvait bien y avoir alliance, association momentanée en vue d'un profit à faire ou d'un danger à repousser; mais il n'y avait jamais union complète. Car la religion faisait de chaque ville un corps qui ne pouvait s'agréger à aucun autre. L'isolement était la loi de la cité.

Avec les croyances et les usages religieux que nous avons vus, comment plusieurs villes auraient-elles pu se confondre dans un même État? On ne comprenait l'association humaine et elle ne paraissait régulière qu'autant qu'elle était fondée sur la religion. Le symbole de cette association devait être un repas sacré fait en commun. Quelques milliers de citoyens pouvaient bien, à la rigueur, se réunir autour d'un même prytanée, réciter la même prière et se partager les mets sacrés. Mais essayez donc, avec ces usages, de faire un seul État de la Grèce entière! Comment fera-t-on les repas publics et toutes les cérémonies saintes auxquelles tout citoyen est tenu d'assister? Où sera le prytanée? Comment fera-t-on la lustration annuelle des citoyens? Que deviendront les limites inviolables qui ont marqué à l'origine le territoire de la cité et qui l'ont séparé pour toujours du reste du sol? Que deviendront tous les cultes locaux, les divinités poliades, les héros qui habitent chaque canton? Athènes a sur ses terres le héros Oedipe, ennemi de Thèbes; comment réunir Athènes et Thèbes dans un même culte et dans un même gouvernement?

Quand ces superstitions s'affaiblirent (et elles ne s'affaiblirent que très-tard dans l'esprit du vulgaire), il n'était plus temps d'établir une nouvelle forme d'État. La division était consacrée par l'habitude, par l'intérêt, par la haine invétérée, par le souvenir des vieilles luttes. Il n'y avait plus à revenir sur le passé.

Chaque ville tenait fort à son autonomie; elle appelait ainsi un ensemble qui comprenait son culte, son droit, son gouvernement, toute son indépendance religieuse et politique.

Il était plus facile à une cité d'en assujettir une autre que de se l'adjoindre. La victoire pouvait faire de tous les habitants d'une ville prise autant d'esclaves; elle ne pouvait pas en faire des concitoyens du vainqueur. Confondre deux cités en un seul État, unir la population vaincue à la population victorieuse et les associer sous un même gouvernement, c'est ce qui ne se voit jamais chez les anciens, à une seule exception près dont nous parlerons plus tard. Si Sparte conquiert la Messénie, ce n'est pas pour faire des Spartiates et des Messéniens un seul peuple; elle expulse toute la race des vaincus et prend leurs terres. Athènes en use de même à l'égard de Salamine, d'Égine, de Mélos.

Faire entrer les vaincus dans la cité des vainqueurs était une pensée qui ne pouvait venir à l'esprit de personne. La cité possédait des dieux, des hymnes, des fêtes, des lois, qui étaient son patrimoine précieux; elle se gardait bien d'en donner part à des vaincus. Elle n'en avait même pas le droit; Athènes pouvait-elle admettre que l'habitant d'Égine entrât dans le temple d'Athéné poliade? qu'il adressât un culte à Thésée? qu'il prît part aux repas sacrés? qu'il entretînt, comme prytane, le foyer public? La religion le défendait. Donc la population vaincue de l'île d'Égine ne pouvait pas former un même État avec la population d'Athènes. N'ayant pas les mêmes dieux, les Éginètes et les Athéniens ne pouvaient pas avoir les mêmes lois, ni les mêmes magistrats.

Mais Athènes ne pouvait-elle pas du moins, en laissant debout la ville vaincue, envoyer dans ses murs des magistrats pour la gouverner? Il était absolument contraire aux principes des anciens qu'une cité fût gouvernée par un homme qui n'en fût pas citoyen. En effet le magistrat devait être un chef religieux et sa fonction principale était d'accomplir le sacrifice au nom de la cité. L'étranger, qui n'avait pas le droit de faire le sacrifice, ne pouvait donc pas être magistrat. N'ayant aucune fonction religieuse, il n'avait aux yeux des hommes aucune autorité régulière. Sparte essaya de mettre dans les villes ses harmostes; mais ces hommes n'étaient pas magistrats, ne jugeaient pas, ne paraissaient pas dans les assemblées. N'ayant aucune relation régulière avec le peuple des villes, ils ne purent pas se maintenir longtemps.

Il résultait de là que tout vainqueur était dans l'alternative, ou de détruire la cité vaincue et d'en occuper le territoire, ou de lui laisser toute son indépendance. Il n'y avait pas de moyen terme. Ou la cité cessait d'être, ou elle était un État souverain. Ayant son culte, elle devait avoir son gouvernement; elle ne perdait l'un qu'en perdant l'autre, et alors elle n'existait plus.

Cette indépendance absolue de la cité ancienne n'a pu cesser que quand les croyances sur lesquelles elle était fondée eurent complètement disparu. Après que les idées eurent été transformées et que plusieurs révolutions eurent passé sur ces sociétés antiques, alors on put arriver à concevoir et à établir un État plus grand régi par d'autres règles. Mais il fallut pour cela que les hommes découvrissent d'autres principes et un autre lien social que ceux des vieux âges.

CHAPITRE XV.

RELATIONS ENTRE LES CITÉS; LA GUERRE; LA PAIX; L'ALLIANCE DES DIEUX.

La religion qui exerçait un si grand empire sur la vie intérieure de la cité, intervenait avec la même autorité dans toutes les relations que les cités avaient entre elles. C'est ce qu'on peut voir en observant comment les hommes de ces vieux âges se faisaient la guerre, comment ils concluaient la paix, comment ils formaient des alliances.

Deux cités étaient deux associations religieuses qui n'avaient pas les mêmes dieux. Quand elles étaient en guerre, ce n'étaient pas seulement les hommes qui combattaient, les dieux aussi prenaient part à la lutte. Qu'on ne croie pas que ce soit là une simple fiction poétique. Il y a eu chez les anciens une croyance très-arrêtée et très-vivace en vertu de laquelle chaque armée emmenait avec elle ses dieux. On était convaincu qu'ils combattaient dans la mêlée; les soldats les défendaient et ils défendaient les soldats. En combattant contre l'ennemi, chacun croyait combattre aussi contre les dieux de l'autre cité; ces dieux étrangers, il était permis de les détester, de les injurier, de les frapper; on pouvait les faire prisonniers.

La guerre avait ainsi un aspect étrange. Il faut se représenter deux petites armées en présence; chacune a au milieu d'elle ses statues, son autel, ses enseignes qui sont des emblèmes sacrés; chacune a ses oracles qui lui ont promis le succès, ses augures et ses devins qui lui assurent la victoire. Avant la bataille, chaque soldat dans les deux armées pense et dit comme ce Grec dans Euripide: « Les dieux qui combattent avec nous sont plus forts que ceux qui sont avec nos ennemis. » Chaque armée prononce contre l'armée ennemie une imprécation dans le genre de celle dont Macrobe nous a conservé la formule: « O dieux, répandez l'effroi, la terreur, le mal parmi nos ennemis. Que ces hommes et quiconque habite leurs champs et leur ville, soient par vous privés de la lumière du soleil. Que cette ville et leurs champs, et leurs têtes et leurs personnes y vous soient dévoués. » Cela dit, on se bat des deux côtés avec cet acharnement sauvage que donne la pensée qu'on a des dieux pour soi et qu'on combat contre des dieux étrangers. Pas de merci pour l'ennemi; la guerre est implacable; la religion préside à la lutte et excite les combattants. Il ne peut y avoir aucune règle supérieure qui tempère le désir de tuer; il est permis d'égorger les prisonniers, d'achever les blessés.

Même en dehors du champ de bataille, on n'a pas l'idée d'un devoir, quel qu'il soit, vis-à-vis de l'ennemi. Il n'y a jamais de droit pour l'étranger; à plus forte raison n'y en a-t-il pas quand on lui fait la guerre. On n'a pas à distinguer à son égard le juste et l'injuste. Mucius Scaevola et tous les Romains ont cru qu'il était beau d'assassiner un ennemi. Le consul Marcius se vantait publiquement d'avoir trompé le roi de Macédoine. Paul-Émile vendit comme esclaves cent mille Épirotes qui s'étaient remis volontairement dans ses mains.

Le Lacédémonien Phébidas, en pleine paix, s'était emparé de la citadelle des Thébains. On interrogeait Agésilas sur la justice de cette action: « Examinez seulement si elle est utile, dit le roi; car dès qu'une action est utile à la patrie, il est beau de la faire. » Voilà le droit des gens des cités anciennes. Un autre roi de Sparte, Cléomène, disait que tout le mal qu'on pouvait faire aux ennemis était toujours juste aux yeux des dieux et des hommes.

Le vainqueur pouvait user de sa victoire comme il lui plaisait. Aucune loi divine ni humaine n'arrêtait sa vengeance ou sa cupidité. Le jour où Athènes décréta que tous les Mityléniens, sans distinction de sexe ni d'âge, seraient exterminés, elle ne croyait pas dépasser son droit; quand, le lendemain, elle revint sur son décret et se contenta de mettre à mort mille citoyens et de confisquer toutes les terres, elle se crut humaine et indulgente. Après la prise de Platée, les hommes furent égorgés, les femmes vendues, et personne n'accusa les vainqueurs d'avoir violé le droit.

On ne faisait pas seulement la guerre aux soldats; on la faisait à la population tout entière, hommes, femmes, enfants, esclaves. On ne la faisait pas seulement aux êtres humains; on la faisait aux champs et aux moissons. On brûlait les maisons, on abattait les arbres; la récolte de l'ennemi était presque toujours dévouée aux dieux infernaux et par conséquent brûlée. On exterminait les bestiaux; on détruisait même les semis qui auraient pu produire l'année suivante. Une guerre pouvait faire disparaître d'un seul coup le nom et la race de tout un peuple et transformer une contrée fertile en un désert. C'est en vertu de ce droit de la guerre que Rome a étendu la solitude autour d'elle; du territoire où les Volsques avaient vingt-trois cités, elle a fait les marais pontins; les cinquante-trois villes du Latium ont disparu; dans le Samnium on put longtemps reconnaître les lieux où les armées romaines avaient passé, moins aux vestiges de leurs camps, qu'à la solitude qui régnait aux environs.

Quand le vainqueur n'exterminait pas les vaincus, il avait le droit de supprimer leur cité, c'est-à-dire de briser leur association religieuse et politique. Alors les cultes cessaient et les dieux étaient oubliée. La religion de la cité étant abattue, la religion de chaque famille disparaissait en même temps. Les foyers s'éteignaient. Avec le culte tombaient les lois, le droit civil, la famille, la propriété, tout ce qui s'étayait sur la religion. [1] Écoutons le vaincu à qui l'on fait grâce de la vie; on lui fait prononcer la formule suivante: « Je donne ma personne, ma ville, ma terre, l'eau qui y coule, mes dieux termes, mes temples, mes objets mobiliers, toutes les choses qui appartiennent aux dieux, je les donne au peuple romain. » [2] A partir de ce moment, les dieux, les temples, les maisons, les terres, les personnes étaient au vainqueur. Nous dirons plus loin ce que tout cela devenait sous la domination de Rome.

Quand la guerre ne finissait pas par l'extermination ou l'assujettissement de l'un des deux partis, un traité de paix pouvait la terminer. Mais pour cela il ne suffisait pas d'une convention, d'une parole donnée; il fallait un acte religieux. Tout traité était marqué par l'immolation d'une victime. Signer un traité est une expression toute moderne; les Latins disaient frapper un chevreau, icere haedus ou foedus; le nom de la victime qui était le plus ordinairement employée à cet effet est resté dans la langue usuelle pour désigner l'acte tout entier. [3] Les Grecs s'exprimaient d'une manière analogue, ils disaient faire la libation, [Grec: spendesthai]. C'étaient toujours des prêtres qui, se conformant au rituel, [4] accomplissaient la cérémonie du traité. On les appelait féciaux en Italie, spendophores ou porte-libation chez les Grecs.

Cette cérémonie religieuse donnait seule aux conventions internationales un caractère sacré et inviolable. Tout le monde connaît l'histoire des fourches caudines. Une armée entière, par l'organe de ses consuls, de ses questeurs, de ses tribuns et de ses centurions, avait fait une convention avec les Samnites. Mais il n'y avait pas eu de victime immolée. Aussi le Sénat se crut-il en droit de dire que la convention n'avait aucune valeur. En l'annulant, il ne vint à l'esprit d'aucun pontife, d'aucun patricien, que l'on commettait un acte de mauvaise foi.

C'était une opinion constante chez les anciens que chaque homme n'avait d'obligations qu'envers ses dieux particuliers. Il faut se rappeler ce mot d'un certain Grec dont la cité adorait le héros Alabandos; il s'adressait à un homme d'une autre ville qui adorait Hercule: « Alabandos, disait-il, est un dieu et Hercule n'en est pas un. » [5] Avec de telles idées, il était nécessaire que dans un traité de paix chaque cité prît ses propres dieux à témoin de ses serments. « Nous avons fait un traité et versé les libations, disent les Platéens aux Spartiates, nous avons attesté, vous les dieux de vos pères, nous les dieux qui occupent notre pays. [6] On cherchait bien, à invoquer, s'il était possible, des divinités qui fussent communes aux deux villes. On jurait par ces dieux qui sont visibles à tous, le soleil qui éclaire tout, la terre nourricière. Mais les dieux de chaque cité et ses héros protecteurs touchaient bien plus les hommes et il fallait que les contractants les prissent à témoin, si l'on voulait qu'ils fussent véritablement liés par la religion.

De même que pendant la guerre les dieux s'étaient mêlés aux combattants, ils devaient aussi être compris dans le traité. On stipulait donc qu'il y aurait alliance entre les dieux comme entre les hommes des deux villes. Pour marquer cette alliance des dieux, il arrivait quelquefois que les deux peuples s'autorisaient mutuellement à assister à leurs fêtes sacrées. [7] Quelquefois ils s'ouvraient réciproquement leurs temples et faisaient un échange de rites religieux. Rome stipula un jour que le dieu de la ville de Lanuvium protégerait dorénavant les Romains, qui auraient le droit de le prier et d'entrer dans son temple. [8] Souvent chacune des deux parties contractantes s'engageait à offrir un culte aux divinités de l'autre. Ainsi les Éléens, ayant conclu un traité avec les Étoliens, offrirent dans la suite un sacrifice annuel aux héros de leurs alliés. [9] Il était fréquent qu'à la suite d'une alliance on représentât par des statues ou des médailles les divinités des deux villes se donnant la main. C'est ainsi qu'on a des médailles où nous voyons unis l'Apollon de Milet et le Génie de Smyrne, la Pallas des Sidéens et l'Artémis de Perge, l'Apollon d'Hiérapolis et l'Artémis d'Éphèse. Virgile, parlant d'une alliance entre la Thrace et les Troyens, montre les Pénates des deux peuples unis et associés.

Ces coutumes bizarres répondaient parfaitement à l'idée que les anciens se faisaient des dieux. Comme chaque cité avait les siens, il semblait naturel que ces dieux figurassent dans les combats et dans les traités. La guerre ou la paix entre deux villes était la guerre ou la paix entre deux religions. Le droit des gens des anciens fut longtemps fondé sur ce principe. Quand les dieux étaient ennemis, il y avait guerre sans merci et sans règle; dès qu'ils étaient amis, les hommes étaient liés entre eux et avaient le sentiment de devoirs réciproques. Si l'on pouvait supposer que les divinités poliades de deux cités eussent quelque motif pour être alliées, c'était assez pour que les deux cités le fussent. La première ville avec laquelle Borne contracta amitié fut Caeré en Étrurie, et Tite- Live en dit la raison: dans le désastre de l'invasion gauloise, les dieux romains avaient trouvé un asile à Caeré; ils avaient habité cette ville, ils y avaient été adorés; un lien sacré d'hospitalité s'était ainsi formé entre les dieux romains et la cité étrusque; [10] dès lors la religion ne permettait pas que les deux villes fussent ennemies; elles étaient alliées pour toujours. [11]

NOTES

[1] Cicéron, in Verr., II, 3, 6. Siculus Flaccus, passim. Thucydide, III, 50 et 68.

[2] Tite-Live, I, 38. Plaute, Amphitr., 100-105.

[3] Festus, vis Foedum et Foedus.

[4] En Grèce, ils portaient une couronne. Xénophon, Hell., IV, 7, 3.

[5] Cicéron, De nat. deor., III, 19.

[6] Thucydide, II.

[7] Thucydide, V, 23. Plutarque, Thésée, 25, 33.

[8] Tite-Live, VIII, 14.

[9] Pausanias, V, 15.

[10] Tite-Live, V, 50. Aulu-Gelle, XVI, 13.

[11] Il n'entre pas dans notre sujet de parler des confédérations ou amphictyonies qui étaient nombreuses dans l'ancienne Grèce et en Italie. Qu'il nous suffise de faire remarquer ici qu'elles étaient des associations religieuses autant que politiques. On ne voit pas d'amphictyonie qui n'eût un culte commun et un sanctuaire. Celle des Béotiens offrait un culte à Athéné Itonia, celle des Achéens à Déméter Panachaea, le dieu des Ioniens d'Asie était Poséidon Héliconien, comme celui de la pentapole dorienne était Apollon Triopique. La confédération des Cyclades offrait un sacrifice commun dans l'île de Délos, les villes de l'Argolide à Calanrie. L'amphictyonie des Thermopyles était une association de même nature. Toutes les réunions avaient lieu dans des temples et avaient pour objet principal un sacrifice; chacune des cités confédérées envoyait pour y prendre part quelques citoyens revêtus momentanément d'un caractère sacerdotal, et qu'on appelait théores. Une victime était immolée en l'honneur du dieu de l'association, et les chairs, cuites sur l'autel, étaient partagées entre les représentants des cités. Le repas commun, avec les chants, les prières et les jeux sacrés qui l'accompagnaient, formait le lien de la confédération. Les mêmes usages existaient en Italie. Les villes du Latium avaient les féries latines où elles partageaient les chairs d'une victime. Il en était de même des villes étrusques. Du reste, dans toutes ces anciennes amphictyonies, le lien politique fut toujours plus faible que le lien religieux. Les cités confédérées conservaient une indépendance entière. Elles pouvaient même se faire la guerre entre elles, pourvu qu'elles observassent une trêve pendant la durée de la fête fédérale.

CHAPITRE XVI.

LE ROMAIN; L'ATHÉNIEN.

Cette même religion, qui avait fondé les sociétés et qui les gouverna longtemps, façonna aussi l'âme humaine et fit à l'homme son caractère. Par ses dogmes et par ses pratiques elle donna au Romain et au Grec une certaine manière de penser et d'agir et de certaines habitudes dont ils ne purent de longtemps se défaire. Elle montrait à l'homme des dieux partout, dieux petits, dieux facilement irritables et malveillants. Elle écrasait l'homme sous la crainte d'avoir toujours des dieux contre soi et ne lui laissait aucune liberté dans ses actes.

Il faut voir quelle place la religion occupe dans la vie d'un Romain. Sa maison est pour lui ce qu'est pour nous un temple; il y trouve son culte et ses dieux. C'est un dieu que son foyer; les murs, les portes, le seuil sont des dieux; [1] les bornes qui entourent son champ sont encore des dieux. Le tombeau est un autel, et ses ancêtres sont des êtres divins.

Chacune de ses actions de chaque jour est un rite; toute sa journée appartient à sa religion. Le matin et le soir il invoque son foyer, ses pénates, ses ancêtres; en sortant de sa maison, en y rentrant, il leur adresse une prière. Chaque repas est un acte religieux qu'il partage avec ses divinités domestiques. La naissance, l'initiation, la prise de la toge, le mariage et les anniversaires de tous ces événements sont les actes solennels de son culte.

Il sort de chez lui et ne peut presque faire un pas sans rencontrer un objet sacré; ou c'est une chapelle, ou c'est un lieu jadis frappé de la foudre, ou c'est un tombeau; tantôt il faut qu'il se recueille et prononce une prière, tantôt il doit détourner les yeux et se couvrir le visage pour éviter la vue d'un objet funeste.

Chaque jour il sacrifie dans sa maison, chaque mois dans sa curie, plusieurs fois par an dans sa gens ou dans sa tribu. Par-dessus tous ces dieux, il doit encore un culte à ceux de la cité. Il y a dans Rome plus de dieux que de citoyens.

Il fait des sacrifices pour remercier les dieux; il en fait d'autres, et en plus grand nombre, pour apaiser leur colère. Un jour il figure dans une procession en dansant suivant un rhythme ancien au son de la flûte sacrée. Un autre jour il conduit des chars dans lesquels sont couchées les statues des divinités. Une autre fois c'est un lectisternium; une table est dressée dans une rue et chargée de mets; sur des lits sont couchées les statues des dieux, et chaque Romain passe en s'inclinant, une couronne sur la tête et une branche de laurier à la main. [2]

Il a une fête pour les semailles; une pour la moisson, une pour la taille de la vigne. Avant que le blé soit venu en épi, il a fait plus de dix sacrifices et invoqué une dizaine de divinités particulières pour le succès de sa récolte. Il a surtout un grand nombre de fêtes pour les morts, parce qu'il a peur d'eux.

Il ne sort jamais de chez lui sans regarder s'il ne paraît pas quelque oiseau de mauvais augure. Il y a des mots qu'il n'ose prononcer de sa vie. Forme-t-il quelque désir, il inscrit son voeu sur une tablette qu'il dépose aux pieds de la statue d'un dieu.

A tout moment il consulte les dieux et veut savoir leur volonté. Il trouve toutes ses résolutions dans les entrailles des victimes, dans le vol des oiseaux, dans les avis de la foudre. L'annonce d'une pluie de sang ou d'un boeuf qui a parlé, le trouble et le fait trembler; il ne sera tranquille que lorsqu'une cérémonie expiatoire l'aura mis en paix avec les dieux.

Il ne sort de sa maison que du pied droit. Il ne se fait couper les cheveux que pendant la pleine lune. Il porte sur lui des amulettes. Il couvre les murs de sa maison d'inscriptions magiques contre l'incendie. Il sait des formules pour éviter la maladie, et d'autres pour la guérir; mais il faut les répéter vingt-sept fois et cracher à chaque fois d'une certaine façon. [3]

Il ne délibère pas au Sénat si les victimes n'ont pas donné les signes favorables. Il quitte l'assemblée du peuple s'il a entendu le cri d'une souris. Il renonce aux desseins les mieux arrêtés s'il a aperçu un mauvais présage ou si une parole funeste a frappé son oreille. Il est brave au combat, mais à condition que les auspices lui assurent la victoire.

Ce Romain que nous présentons ici n'est pas l'homme du peuple, l'homme à l'esprit faible que la misère et l'ignorance retiennent dans la superstition. Nous parlons du patricien, de l'homme noble, puissant et riche. Ce patricien est tour à tour guerrier, magistrat, consul, agriculteur, commerçant; mais partout et toujours il est prêtre et sa pensée est fixée sur les dieux. Patriotisme, amour de la gloire, amour de l'or, si puissants que soient ces sentiments sur son âme, la crainte des dieux domine tout. Horace a dit le mot le plus vrai sur le Romain:

Dis te minorem quod geris, imperas.

On a dit que c'était une religion de politique. Mais pouvons-nous supposer qu'un sénat de trois cents membres, un corps de trois mille patriciens se soit entendu avec une telle unanimité pour tromper le peuple ignorant? et cela pendant des siècles, sans que parmi tant de rivalités, de luttes, de haines personnelles, une seule voix se soit jamais élevée pour dire: Ceci est un mensonge. Si un patricien eût trahi les secrets de sa secte, si, s'adressant aux plébéiens qui supportaient impatiemment le joug de cette religion, il les eût tout à coup débarrassés et affranchis de ces auspices et de ces sacerdoces, cet homme eût acquis immédiatement un tel crédit qu'il fût devenu le maître de l'État. Croit-on que, si les patriciens n'eussent pas cru à la religion qu'ils pratiquaient, une telle tentation n'aurait pas été assez forte pour déterminer au moins un d'entre eux à révéler le secret? On se trompe gravement sur la nature humaine si l'on suppose qu'une religion puisse s'établir par convention et se soutenir par imposture. Que l'on compte dans Tite-Live combien de fois cette religion gênait les patriciens eux-mêmes, combien de fois elle embarrassa le Sénat et entrava son action, et que l'on dise ensuite si cette religion avait été inventée pour la commodité des hommes d'État. C'est bien tard, c'est seulement au temps des Scipions que l'on a commencé de croire que la religion était utile au gouvernement; mais déjà la religion était morte dans les âmes.

Prenons un Romain des premiers siècles; choisissons un des plus grands guerriers, Camille qui fut cinq fois dictateur et qui vainquit dans plus de dix batailles. Pour être dans le vrai, il faut se le représenter autant comme un prêtre que comme un guerrier. Il appartient à la gens Furia; son surnom est un mot qui désigne une fonction sacerdotale. Enfant, on lui a fait porter la robe prétexte qui indique sa caste, et la bulle qui détourne les mauvais sorts. Il a grandi en assistant chaque jour aux cérémonies du culte; il a passé sa jeunesse à s'instruire des rites de la religion. Il est vrai qu'une guerre a éclaté et que le prêtre s'est fait soldat; on l'a vu, blessé à la cuisse dans un combat de cavalerie, arracher le fer de la blessure et continuer à combattre. Après plusieurs campagnes, il a été élevé aux magistratures; comme tribun consulaire, il a fait les sacrifices publics, il a jugé, il a commandé l'armée. Un jour vient où l'on songe à lui pour la dictature. Ce jour-là, le magistrat en charge, après s'être recueilli pendant une nuit claire, a consulté les dieux; sa pensée était attachée à Camille dont il prononçait tout bas le nom, et ses yeux étaient fixés au ciel où ils cherchaient les présages. Les dieux n'en ont envoyé que de bons; c'est que Camille leur est agréable; il est nommé dictateur.

Le voilà chef d'armée; il sort de la ville, non sans avoir consulté les auspices et immolé force victimes. Il a sous ses ordres beaucoup d'officiers, presque autant de prêtres, un pontife, des augures, des aruspices, des pullaires, des victimaires, un porte-foyer.

On le charge de terminer la guerre contre Veii que l'on assiège sans succès depuis neuf ans. Veii est une ville étrusque, c'est-à-dire presque une ville sainte; c'est de piété plus que de courage qu'il faut lutter. Si depuis neuf ans les Romains ont le dessous, c'est que les Étrusques connaissent mieux les rites qui sont agréables aux dieux et les formules magiques qui gagnent leur faveur. Rome, de son côté, a ouvert ses livres Sibyllins et y a cherché la volonté des dieux. Elle s'est aperçue que ses féries latines avaient été souillées par quelque vice de forme et elle a renouvelé le sacrifice. Pourtant les Étrusques ont encore la supériorité; il ne reste qu'une ressource, s'emparer d'un prêtre étrusque et savoir par lui le secret des dieux. Un prêtre véien est pris et mené au Sénat: « Pour que Rome l'emporte, dit-il, il faut qu'elle abaisse le niveau du lac albain, en se gardant bien d'en faire écouler l'eau dans la mer. » Rome obéit, on creuse une infinité de canaux et de rigoles, et l'eau du lac se perd dans la campagne.

C'est à ce moment que Camille est élu dictateur. Il se rend à l'armée près de Veii. Il est sûr du succès; car tous les oracles ont été révélés, tous les ordres des dieux accomplis; d'ailleurs, avant de quitter Rome, il a promis aux dieux protecteurs des fêtes et des sacrifices. Pour vaincre, il ne néglige pas les moyens humains; il augmente l'armée, raffermit la discipline, fait creuser une galerie souterraine pour pénétrer dans la citadelle. Le jour de l'attaque est arrivé; Camille sort de sa tente; il prend les auspices et immole des victimes. Les pontifes, les augures l'entourent; revêtu du paludamentum, il invoque les dieux: « Sous ta conduite, ô Apollon, et par ta volonté qui m'inspire, je marche pour prendre et détruire la ville de Veii; à toi je promets et je voue la dixième partie du butin. » Mais il ne suffit pas d'avoir des dieux pour soi; l'ennemi a aussi une divinité puissante qui le protège. Camille l'évoque par cette formule: « Junon Reine, qui pour le présent habites à Veii, je te prie, viens avec nous vainqueurs; suis-nous dans notre ville; que notre ville devienne la tienne. » Puis, les sacrifices accomplis, les prières dites, les formules récitées, quand les Romains sont sûrs que les dieux sont pour eux et qu'aucun dieu ne défend plus l'ennemi, l'assaut est donné et la ville est prise.

Tel est Camille. Un général romain est un homme qui sait admirablement combattre, qui sait surtout l'art de se faire obéir, mais qui croit fermement aux augures, qui accomplit chaque jour des actes religieux et qui est convaincu que ce qui importe le plus, ce n'est pas le courage, ce n'est pas même la discipline, c'est l'énoncé de quelques formules exactement dites suivant les rites. Ces formules adressées aux dieux les déterminent et les contraignent presque toujours à lui donner la victoire. Pour un tel général la récompense suprême est que le Sénat lui permette d'accomplir le sacrifice triomphal. Alors il monte sur le char sacré qui est attelé de quatre chevaux blancs; il est vêtu de la robe sacrée dont on revêt les dieux aux jours de fête; sa tête est couronnée, sa main droite tient une branche de laurier, sa gauche le sceptre d'ivoire; ce sont exactement les attributs et le costume que porte la statue de Jupiter. [4] Sous cette majesté presque divine il se montre à ses concitoyens, et il va rendre hommage à la majesté vraie du plus grand des dieux romains. Il gravit la pente du Capitole, et arrivé devant le temple de Jupiter, il immole des victimes.

La peur des dieux n'était pas un sentiment propre au Romain; elle régnait aussi bien dans le coeur d'un Grec. Ces peuples, constitués à l'origine par la religion, nourris et élevés par elle, conservèrent très-longtemps la marque de leur éducation première. On connaît les scrupules du Spartiate, qui ne commence jamais une expédition avant que la lune soit dans son plein, qui immole sans cesse des victimes pour savoir s'il doit combattre et qui renonce aux entreprises les mieux conçues et les plus nécessaires parce qu'un mauvais présage l'effraye. L'Athénien n'est pas moins scrupuleux. Une armée athénienne n'entre jamais en campagne avant le septième jour du mois, et, quand une flotte va prendre la mer, on a grand soin de redorer la statue de Pallas.

Xénophon assure que les Athéniens ont plus de fêtes religieuses qu'aucun autre peuple grec. [5] « Que de victimes offertes aux dieux, dit Aristophane, [6] que de temples! que de statues! que de processions sacrées! A tout moment de l'année on voit des festins religieux et des victimes couronnées. » La ville d'Athènes et son territoire sont couverts de temples et de chapelles; il y en a pour le culte de la cité, pour le culte des tribus et des dèmes, pour le culte des familles. Chaque maison est elle-même un temple et dans chaque champ il y a un tombeau sacré.

L'Athénien qu'on se figure si inconstant, si capricieux, si libre penseur, a, au contraire, un singulier respect pour les vieilles traditions et les vieux rites. Sa principale religion, celle qui obtient de lui la dévotion la plus fervente, c'est la religion des ancêtres et des héros. Il a le culte des morts et il les craint. Une de ses lois l'oblige à leur offrir chaque année les prémices de sa récolte; une autre lui défend de prononcer un seul mot qui puisse provoquer leur colère. Tout ce qui touche à l'antiquité est sacré pour un Athénien. Il a de vieux recueils où sont consignés ses rites et jamais il ne s'en écarte; si un prêtre introduisait dans le culte la plus légère innovation, il serait puni de mort. Les rites les plus bizarres sont observés de siècle en siècle. Un jour de l'année, l'Athénien fait un sacrifice en l'honneur d'Ariane, et parce qu'on dit que l'amante de Thésée est morte en couches, il faut qu'on imite les cris et les mouvements d'une femme en travail. Il célèbre une autre fête annuelle qu'on appelle Oschophories et qui est comme la pantomime du retour de Thésée dans l'Attique; on couronne le caducée d'un héraut, parce que le héraut de Thésée a couronné son caducée; on pousse un certain cri que l'on suppose que le héraut a poussé, et il se fait une procession où chacun porte le costume qui était en usage au temps de Thésée. Il y a un autre jour où l'Athénien ne manque pas de faire bouillir des légumes dans une marmite d'une certaine espèce; c'est un rite dont l'origine se perd dans une antiquité lointaine, dont on ne connaît plus le sens, mais qu'on renouvelle pieusement chaque année. [7]

L'Athénien, comme le Romain, a des jours néfastes; ces jours-là, on ne se marie pas, on ne commence aucune entreprise, on ne tient pas d'assemblée, on ne rend pas la justice. Le dix-huitième et le dix-neuvième jour de chaque mois sont employés à des purifications. Le jour des Plyntéries, jour néfaste entre tous, on voile la statue de la grande divinité poliade. Au contraire, le jour des Panathénées, le voile de la déesse est porté en grande procession, et tous les citoyens, sans distinction d'âge ni de rang, doivent lui faire cortège. L'Athénien fait des sacrifices pour les récoltes; il en fait pour le retour de la pluie ou le retour du beau temps; il en fait pour guérir les maladies et chasser la famine ou la peste. [8]

Athènes a ses recueils d'antiques oracles, comme Rome a ses livres Sibyllins, et elle nourrit au Prytanée des hommes qui lui annoncent l'avenir. Dans ses rues on rencontre à chaque pas des devins, des prêtres, des interprètes des songes. L'Athénien croit aux présages; un éternument ou un tintement des oreilles l'arrête dans une entreprise. Il ne s'embarque jamais sans avoir interrogé les auspices. Avant de se marier il ne manque pas de consulter le vol des oiseaux. L'assemblée du peuple se sépare dès que quelqu'un assure qu'il a paru dans le ciel un signe funeste. Si un sacrifice a été troublé par l'annonce d'une mauvaise nouvelle, il faut le recommencer. [9.]

L'Athénien ne commence guère une phrase sans invoquer d'abord la bonne fortune. Il met ce mot invariablement à la tête de tous ses décrets. A la tribune, l'orateur débute volontiers par une invocation aux dieux et aux héros qui habitent le pays. On mène le peuple en lui débitant des oracles. Les orateurs, pour faire prévaloir leur avis, répètent à tout moment: La Déesse ainsi l'ordonne. [10]

Nicias appartient à une grande et riche famille. Tout jeune, il conduit au sanctuaire de Délos une théorie, c'est-à-dire des victimes et un choeur pour chanter les louanges du dieu pendant le sacrifice. Revenu à Athènes, il fait hommage aux dieux d'une partie de sa fortune, dédiant une statue à Athéné, une chapelle à Dionysos. Tour à tour il est hestiateur et fait les frais du repas sacré de sa tribu; il est chorége et entretient un choeur pour les fêtes religieuses. Il ne passe pas un jour sans offrir un sacrifice à quelque dieu. Il a un devin attaché à sa maison, qui ne le quitte pas et qu'il consulte sur les affaires publiques aussi bien que sur ses intérêts particuliers. Nommé général, il dirige une expédition contre Corinthe; tandis qu'il revient vainqueur à Athènes, il s'aperçoit que deux de ses soldats morts sont restés sans sépulture sur le territoire ennemi; il est saisi d'un scrupule religieux; il arrête sa flotte, et envoie un héraut demander aux Corinthiens la permission d'ensevelir les deux cadavres. Quelque temps après, le peuple athénien délibère sur l'expédition de Sicile. Nicias monte à la tribune et déclare que ses prêtres et son devin annoncent des présages qui s'opposent à l'expédition. Il est vrai qu'Alcibiade a d'autres devins qui débitent des oracles en sens contraire. Le peuple est indécis. Surviennent des hommes qui arrivent d'Égypte; ils ont consulté le dieu d'Ammon, qui commence à être déjà fort en vogue, et ils en rapportent cet oracle: Les Athéniens prendront tous les Syracusains. Le peuple se décide aussitôt pour la guerre. [11]

Nicias, bien malgré lui, commande l'expédition. Avant de partir, il accomplit un sacrifice, suivant l'usage. Il emmène avec lui, comme fait tout général, une troupe de devins, de sacrificateurs, d'aruspices et de hérauts. La flotte emporte son foyer; chaque vaisseau a un emblème qui représente quelque dieu.

Mais Nicias a peu d'espoir. Le malheur n'est-il pas annoncé par assez de prodiges? Des corbeaux ont endommagé une statue de Pallas; un homme s'est mutilé sur un autel; et le départ a lieu pendant les jours néfastes des Plyntéries! Nicias ne sait que trop que cette guerre sera fatale à lui et à la patrie. Aussi pendant tout le cours de cette campagne le voit-on toujours craintif et circonspect; il n'ose presque jamais donner le signal d'un combat, lui que l'on connaît pour être si brave soldat et si habile général.

On ne peut pas prendre Syracuse, et après des pertes cruelles il faut se décider à revenir à Athènes. Nicias prépare sa flotte pour le retour; la mer est libre encore. Mais il survient une éclipse de lune. Il consulte son devin; le devin répond que le présage est contraire et qu'il faut attendre trois fois neuf jours. Nicias obéit; il passe tout ce temps dans l'inaction, offrant force sacrifices pour apaiser la colère des dieux. Pendant ce temps, les ennemis lui ferment le port et détruisent sa flotte. Il ne reste plus qu'à faire retraite par terre, chose impossible; ni lui ni aucun de ses soldats n'échappe aux Syracusains.

Que dirent les Athéniens à la nouvelle du désastre? Ils savaient le courage personnel de Nicias et son admirable constance. Ils ne songèrent pas non plus à le blâmer d'avoir suivi les arrêts de la religion. Ils ne trouvèrent qu'une chose à lui reprocher, c'était d'avoir emmené un devin ignorant. Car le devin s'était trompé sur le présage de l'éclipse de lune; il aurait dû savoir que, pour une armée qui veut faire retraite, la lune qui cache sa lumière est un présage favorable. [12]

NOTES

[1] Saint Augustin, Cité de Dieu, VI, T. Tertullien, Ad nat., II, 15.

[2] Tite-Live, XXXIV, 55; XL, 37.

[3] Caton, De re rust., 160. Varron, De re rust., I, 2; I, 37. Pline, H. N., VIII, 82; XVII, 28; XXVII, 12; XXVIII, 2. Juvénal, X, 55. Aulu- Gelle, IV, 5.

[4] Tite-Live, X, 7; XXX, 15. Denys, V, 8. Appien, G. puniq., 59. Juvénal, X, 43. Pline, XXXIII, 7.

[5] Xénophon, Gouv. d'Ath., III, 2.

[6] Aristophane, Nuées.

[7] Plutarque, Thésée, 20, 22, 23.

[8] Platon, Lois, VII, p. 800. Philochore, Fragm. Euripide, Suppl., 80.

[9] Aristophane, Paix, 1084; Oiseaux, 596, 718. Schol. ad Aves, 721. Thucydide, II, 8

[10] Lycurgue, I, 1. Aristophane, Chevaliers, 903, 999, 1171, 1179.

[11] Plutarque, Nicias. Thucydide, VI.

[12] Plutarque, Nicias, 23.

CHAPITRE XVII.

DE L'OMNIPOTENCE DE L'ÉTAT; LES ANCIENS N'ONT PAS CONNU LA LIBERTÉ INDIVIDUELLE.

La cité avait été fondée sur une religion et constituée comme une Église. De là sa force; de là aussi son omnipotence et l'empire absolu qu'elle exerçait sur ses membres. Dans une société établie sur de tels principes, la liberté individuelle ne pouvait pas exister. Le citoyen était soumis en toutes choses et sans nulle réserve à la cité; il lui appartenait tout entier. La religion qui avait enfanté l'État, et l'État qui entretenait la religion, se soutenaient l'un l'autre et ne faisaient qu'un; ces deux puissances associées et confondues formaient une puissance presque surhumaine à laquelle l'âme et le corps étaient également asservis.

Il n'y avait rien dans l'homme qui fût indépendant. Son corps appartenait à l'État et était voué à sa défense; à Rome, le service militaire était dû jusqu'à cinquante ans, à Athènes jusqu'à soixante, à Sparte toujours. Sa fortune était toujours à la disposition de l'État; si la cité avait besoin d'argent, elle pouvait ordonner aux femmes de lui livrer leurs bijoux, aux créanciers de lui abandonner leurs créances, aux possesseurs d'oliviers de lui céder gratuitement l'huile qu'ils avaient fabriquée. [1]

La vie privée n'échappait pas à cette omnipotence de l'État. La loi athénienne, au nom de la religion, défendait à l'homme de rester célibataire. [2] Sparte punissait non-seulement celui qui ne se mariait pas, mais même celui qui se mariait tard. L'État pouvait prescrire à Athènes le travail, à Sparte l'oisiveté. Il exerçait sa tyrannie jusque dans les plus petites choses; à Locres, la loi défendait aux hommes de boire du vin pur; à Rome, à Milet, à Marseille, elle le défendait aux femmes. [3] Il était ordinaire que le costume fût fixé invariablement par les lois de chaque cité; la législation de Sparte réglait la coiffure des femmes, et celle d'Athènes leur interdisait d'emporter en voyage plus de trois robes. [4] A Rhodes et à Byzance, la loi défendait de se raser la barbe. [5]

L'État avait le droit de ne pas tolérer que ses citoyens fussent difformes ou contrefaits. En conséquence il ordonnait au père à qui naissait un tel enfant, de le faire mourir. Cette loi se trouvait dans les anciens codes de Sparte et de Rome. Nous ne savons pas si elle existait à Athènes; nous savons seulement qu'Aristote et Platon l'inscrivirent dans leurs législations idéales.

Il y a dans l'histoire de Sparte un trait que Plutarque et Rousseau admiraient fort. Sparte venait d'éprouver une défaite à Leuctres et beaucoup de ses citoyens avaient péri. A cette nouvelle, les parents des morts durent se montrer en public avec un visage gai. La mère qui savait que son fils avait échappé au désastre et qu'elle allait le revoir, montrait de l'affliction et pleurait. Celle qui savait qu'elle ne reverrait plus son fils, témoignait de la joie et parcourait les temples en remerciant les dieux. Quelle était donc la puissance de l'État, qui ordonnait le renversement des sentiments naturels et qui était obéi!

L'État n'admettait pas qu'un homme fût indifférent à ses intérêts; le philosophe, l'homme d'étude n'avait pas le droit de vivre à part. C'était une obligation qu'il votât dans l'assemblée et qu'il fût magistrat à son tour. Dans un temps où les discordes étaient fréquentes, la loi athénienne ne permettait pas au citoyen de rester neutre; il devait combattre avec l'un ou avec l'autre parti; contre celui qui voulait demeurer à l'écart des factions et se montrer calme, la loi prononçait la peine de l'exil avec confiscation des biens.

Il s'en fallait de beaucoup que l'éducation fût libre chez les Grecs. Il n'y avait rien, au contraire, où l'État tînt davantage à être maître. A Sparte, le père n'avait aucun droit sur l'éducation de son enfant. La loi paraît avoir été moins rigoureuse à Athènes; encore la cité faisait-elle en sorte que l'éducation fût commune sous des maîtres choisis par elle. Aristophane, dans un passage éloquent, nous montre les enfants d'Athènes se rendant à leur école; en ordre, distribués par quartiers, ils marchent en rangs serrés, par la pluie, par la neige ou au grand soleil; ces enfants semblent déjà comprendre que c'est un devoir civique qu'ils remplissent. [6] L'État voulait diriger seul l'éducation, et Platon dit le motif de cette exigence: [7] « Les parents ne doivent pas être libres d'envoyer ou de ne pas envoyer leurs enfants chez les maîtres que la cité a choisis; car les enfants sont moins à leurs parents qu'à la cité. » L'État considérait le corps et l'âme de chaque citoyen comme lui appartenant; aussi voulait-il façonner ce corps et cette âme de manière à en tirer le meilleur parti. Il lui enseignait la gymnastique, parce que le corps de l'homme était une arme pour la cité, et qu'il fallait que cette arme fût aussi forte et aussi maniable que possible. Il lui enseignait aussi les chants religieux, les hymnes, les danses sacrées, parce que cette connaissance était nécessaire à la bonne exécution des sacrifices et des fêtes de la cité. [8]

On reconnaissait à l'État le droit d'empêcher qu'il y eût un enseignement libre à côté du sien. Athènes fit un jour une loi qui défendait d'instruire les jeunes gens sans une autorisation des magistrats, et une autre qui interdisait spécialement d'enseigner la philosophie. [9]

L'homme n'avait pas le choix de ses croyances. Il devait croire et se soumettre à la religion de la cité. On pouvait haïr ou mépriser les dieux de la cité voisine; quant aux divinités d'un caractère général et universel, comme Jupiter Céleste ou Cybèle ou Junon, on était libre d'y croire ou de n'y pas croire. Mais il ne fallait pas qu'on s'avisât de douter d'Athéné Poliade ou d'Érechthée ou de Cécrops. Il y aurait eu là une grande impiété qui eût porté atteinte à la religion et à l'État en même temps, et que l'État eût sévèrement punie. Socrate fut mis à mort pour ce crime. La liberté de penser à l'égard de la religion de la cité était absolument inconnue chez les anciens. Il fallait se conformer à toutes les règles du culte, figurer dans toutes les processions, prendre part au repas sacré. La législation athénienne prononçait une peine contre ceux qui s'abstenaient de célébrer religieusement une fête nationale. [10]

Les anciens ne connaissaient donc ni la liberté de la vie privée, ni la liberté d'éducation, ni la liberté religieuse. La personne humaine comptait pour bien peu de chose vis-à-vis de cette autorité sainte et presque divine qu'on appelait la patrie ou l'État. L'État n'avait pas seulement, comme dans nos sociétés modernes, un droit de justice à l'égard des citoyens. Il pouvait frapper sans qu'on fût coupable et par cela seul que son intérêt était en jeu. Aristide assurément n'avait commis aucun crime et n'en était même pas soupçonné; mais la cité avait le droit de le chasser de son territoire par ce seul motif qu'Aristide avait acquis par ses vertus trop d'influence et qu'il pouvait devenir dangereux, s'il le voulait. On appelait cela l'ostracisme; cette institution n'était pas particulière à Athènes; on la trouve à Argos, à Mégare, à Syracuse, et nous pouvons croire qu'elle existait dans toutes les cités grecques. [11] Or l'ostracisme n'était pas un châtiment; c'était une précaution que la cité prenait contre un citoyen qu'elle soupçonnait de pouvoir la gêner un jour. A Athènes on pouvait mettre un homme en accusation et le condamner pour incivisme, c'est-à-dire pour défaut d'affection envers l'État. La vie de l'homme n'était garantie par rien dès qu'il s'agissait de l'intérêt de la cité. Rome fit une loi par laquelle il était permis de tuer tout homme qui aurait l'intention de devenir roi. [12] La funeste maxime que le salut de l'État est la loi suprême, a été formulée par l'antiquité. [13] On pensait que le droit, la justice, la morale, tout devait céder devant l'intérêt de la patrie.

C'est donc une erreur singulière entre toutes les erreurs humaines que d'avoir cru que dans les cités anciennes l'homme jouissait de la liberté. Il n'en avait pas même l'idée. Il ne croyait pas qu'il pût exister de droit vis-à-vis de la cité et de ses dieux. Nous verrons bientôt que le gouvernement a plusieurs fois changé de forme; mais la nature de l'État est restée à peu près la même, et son omnipotence n'a guère été diminuée. Le gouvernement s'appela tour à tour monarchie, aristocratie, démocratie; mais aucune de ces révolutions ne donna aux hommes la vraie liberté, la liberté individuelle. Avoir des droits politiques, voter, nommer des magistrats, pouvoir être archonte, voilà ce qu'on appelait la liberté; mais l'homme n'en était pas moins asservi à l'État. Les anciens, et surtout les Grecs, s'exagérèrent toujours l'importance et les droits de la société; cela tient sans doute au caractère sacré et religieux que la société avait revêtu à l'origine.

NOTES

[1] Aristote, Économ., II.

[2] Pollux, VIII, 40. Plutarque, Lysandre, 30.

[3] Athénée, X, 33. Élien, H. V., II, 37.

[4] Fragments des hist. grecs, coll. Didot, t. II, p. 129, 211. Plutarque, Solon, 21.

[5] Athénée, XIII. Plutarque, Cléomène, 9. « Les Romains ne croyaient pas qu'on dût laisser à chacun la liberté de se marier, d'avoir des enfants, de choisir son genre de vie, de faire des festins, enfin de suivre ses désirs et ses goûts, sans subir une inspection et un jugement préalable. » Plutarque, Caton l'Ancien, 23.

[6] Aristophane, Nuées, 960-965.

[7] Platon, Lois VII.

[8] Aristophane, Nuées, 966-968.

[9] Xenophon, Mémor., I, 2. Diogène Laërce, Théophr. Ces deux lois ne durèrent pas longtemps; elles n'en prouvent pas moins quelle omnipotence on reconnaissait à l'État en matière d'instruction.

[10] Pollux, VIII, 46. Ulpien, Schol. in Demosth., in Midiam.

[11] Aristote, Pol, VIII, 2, 5. Scholiaste d'Aristophane, Cheval., 851.

[12] Plutarque, Publicola, 12.

[13] Cicéron, De legibus, III, 3.

LIVRE IV.

LES RÉVOLUTIONS.

Assurément on ne pouvait rien imaginer de plus solidement constitué que cette famille des anciens âges qui contenait en elle ses dieux, son culte, son prêtre, son magistrat. Rien de plus fort que cette cité qui avait aussi en elle-même sa religion, ses dieux protecteurs, son sacerdoce indépendant, qui commandait à l'âme autant qu'au corps de l'homme, et qui, infiniment plus puissante que l'État d'aujourd'hui, réunissait en elle la double autorité que nous voyons partagée de nos jours entre l'État et l'Église. Si une société a été constituée pour durer, c'était bien celle- là. Elle a eu pourtant, comme tout ce qui est humain, sa série de révolutions.

Nous ne pouvons pas dire d'une manière générale à quelle époque ces révolutions ont commencé. On conçoit, en effet, que cette époque n'ait pas été la même pour les différentes cités de la Grèce et de l'Italie. Ce qui est certain, c'est que, dès le septième siècle avant notre ère, cette organisation sociale était discutée et attaquée presque partout. A partir de ce temps-là, elle ne se soutint plus qu'avec peine et par un mélange plus ou moins habile de résistance et de concessions. Elle se débattit ainsi plusieurs siècles, au milieu de luttes perpétuelles, et enfin elle disparut.

Les causes qui l'ont fait périr peuvent se réduire à deux. L'une est le changement qui s'est opéré à la longue dans les idées par suite du développement naturel de l'esprit humain, et qui, en effaçant les antiques croyances, a fait crouler en même temps l'édifice social que ces croyances avaient élevé et pouvaient seules soutenir. L'autre est l'existence d'une classe d'hommes qui se trouvait placée en dehors de cette organisation de la cité, qui en souffrait, qui avait intérêt à la détruire et qui lui fit la guerre sans relâche.

Lors donc que les croyances sur lesquelles ce régime social était fondé se sont affaiblies, et que les intérêts de la majorité des hommes ont été en désaccord avec ce régime, il a dû tomber. Aucune cité n'a échappé à cette loi de transformation, pas plus Sparte qu'Athènes, pas plus Rome que la Grèce. De même que nous avons vu que les hommes de la Grèce et ceux de l'Italie avaient eu à l'origine les mêmes croyances, et que la même série d'institutions s'était déployée chez eux, nous allons voir maintenant que toutes ces cités ont passé par les mêmes révolutions.

Il faut étudier pourquoi et comment les hommes se sont éloignés par degrés de cette antique organisation, non pas pour déchoir, mais pour s'avancer, au contraire, vers une forme sociale plus large et meilleure. Car sous une apparence de désordre et quelquefois de décadence, chacun de leurs changements les approchait d'un but qu'ils ne connaissaient pas.

CHAPITRE PREMIER.

PATRICIENS ET CLIENTS.

Jusqu'ici nous n'avons pas parlé des classes inférieures et nous n'avions pas à en parler. Car il s'agissait de décrire l'organisme primitif de la cité, et les classes inférieures ne comptaient absolument pour rien dans cet organisme. La cité s'était constituée comme si ces classes n'eussent pas existé. Nous pouvions donc attendre pour les étudier que nous fussions arrivé à l'époque des révolutions.

La cité antique, comme toute société humaine, présentait des rangs, des distinctions, des inégalités. On connaît à Athènes la distinction originaire entre les Eupatrides et les Thètes; à Sparte on trouve la classe des Égaux et celle des Inférieurs, en Eubée celle des chevaliers et celle du peuple. L'histoire de Rome est pleine de la lutte entre les patriciens et les plébéiens, lutte que l'on retrouve dans toutes les cités sabines, latines et étrusques. On peut même remarquer que plus haut on remonte dans l'histoire de la Grèce et de l'Italie, plus la distinction apparaît profonde et les rangs fortement marqués: preuve certaine que l'inégalité ne s'est pas formée à la longue, mais qu'elle a existé dès l'origine et qu'elle est contemporaine de la naissance des cités.

Il importe de rechercher sur quels principes reposait cette division des classes. On pourra voir ainsi plus facilement en vertu de quelles idées ou de quels besoins les luttes vont s'engager, ce que les classes inférieures vont réclamer et au nom de quels principes les classes supérieures défendront leur empire.

On a vu plus haut que la cité était née de la confédération des familles et des tribus. Or, avant le jour où la cité se forma, la famille contenait déjà en elle-même cette distinction de classes. En effet la famille ne se démembrait pas; elle était indivisible comme la religion primitive du foyer. Le fils aîné, succédant seul au père, prenait en main le sacerdoce, la propriété, l'autorité, et ses frères étaient à son égard ce qu'ils avaient été à l'égard du père. De génération en génération, d'aîné en aîné, il n'y avait toujours qu'un chef de famille; il présidait au sacrifice, disait la prière, jugeait, gouvernait. A lui seul, à l'origine, appartenait le titre de pater; car ce mot qui désignait la puissance et non pas la paternité, n'a pu s'appliquer alors qu'au chef de la famille. Ses fils, ses frères, ses serviteurs, tous l'appelaient ainsi.

Voilà donc dans la constitution intime de la famille un premier principe d'inégalité. L'aîné est privilégié pour le culte, pour la succession, pour le commandement. Après plusieurs générations il se forme naturellement, dans chacune de ces grandes familles, des branches cadettes qui sont, par la religion et par la coutume, dans un état d'infériorité vis-à-vis de la branche aînée et qui, vivant sous sa protection, obéissent à son autorité.

Puis cette famille a des serviteurs, qui ne la quittent pas, qui sont attachés héréditairement à elle, et sur lesquels le pater ou patron exerce la triple autorité de maître, de magistrat et de prêtre. On les appelle de noms qui varient suivant les lieux; celui de clients et celui de thètes sont les plus connus.

Voilà encore une classe inférieure. Le client est au-dessous, non- seulement du chef suprême de la famille, mais encore des branches cadettes. Entre elles et lui il y a cette différence que le membre d'une branche cadette, en remontant la série de ses ancêtres, arrive toujours à un pater, c'est-à-dire à un chef de famille, à un de ces aïeux divins que la famille invoque dans ses prières. Comme il descend d'un pater, on l'appelle en latin patricius. Le fils d'un client, au contraire, si haut qu'il remonte dans sa généalogie, n'arrive jamais qu'à un client ou à un esclave. Il n'a pas de pater parmi ses aïeux. De là pour lui un état d'infériorité dont rien ne peut le faire sortir.

La distinction entre ces deux classes d'hommes est manifeste en ce qui concerne les intérêts matériels. La propriété de la famille appartient tout entière au chef, qui d'ailleurs en partage la jouissance avec les branches cadettes et même avec les clients. Mais tandis que la branche cadette a au moins un droit éventuel sur la propriété, dans le cas où la branche aînée viendrait à s'éteindre, le client ne peut jamais devenir propriétaire. La terre qu'il cultive, il ne l'a qu'en dépôt; s'il meurt, elle fait retour au patron; le droit romain des époques postérieures a conservé un vestige de cette ancienne règle dans ce qu'on appelait jus applicationis. L'argent même du client n'est pas à lui; le patron en est le vrai propriétaire et peut s'en saisir pour ses propres besoins. C'est en vertu de cette règle antique que le droit romain dit que le client doit doter la fille du patron, qu'il doit payer pour lui l'amende, qu'il doit fournir sa rançon ou contribuer aux frais de ses magistratures.

La distinction est plus manifeste encore dans la religion. Le descendant d'un pater peut seul accomplir les cérémonies du culte de la famille. Le client y assiste; on fait pour lui le sacrifice, mais il ne le fait pas lui-même. Entre lui et la divinité domestique il y a toujours un intermédiaire. Il ne peut pas même remplacer la famille absente. Que cette famille vienne à s'éteindre, les clients ne continuent pas le culte; ils se dispersent. Car la religion n'est pas leur patrimoine; elle n'est pas de leur sang, elle ne leur vient pas de leurs propres ancêtres. C'est une religion d'emprunt; ils en ont la jouissance, non la propriété.

Rappelons-nous que, d'après les idées des anciennes générations, le droit d'avoir un dieu et de prier était héréditaire. La tradition sainte, les rites, les paroles sacramentelles, les formules puissantes qui déterminaient les dieux à agir, tout cela ne se transmettait qu'avec le sang. Il était donc bien naturel que, dans chacune de ces antiques familles, la partie libre et ingénue qui descendait réellement de l'ancêtre premier, fût seule en possession du caractère sacerdotal. Les patriciens ou eupatrides avaient le privilège d'être prêtres et d'avoir une religion qui leur appartînt en propre.

Ainsi, avant même qu'on fût sorti de l'état de famille, il existait déjà une distinction de classes; la vieille religion domestique avait établi des rangs.

Lorsque ensuite la cité se forma, rien ne fut changé à la constitution intérieure de la famille. Nous avons même montré que la cité, à l'origine, ne fut pas une association d'individus, mais une confédération de tribus, de curies et de familles, et que, dans cette sorte d'alliance, chacun de ces corps resta ce qu'il était auparavant. Les chefs de ces petits groupes s'unissaient entre eux, mais chacun d'eux restait maître absolu dans la petite société dont il était déjà le chef. C'est pour cela que le droit romain laissa si longtemps au pater l'autorité absolue sur la famille, la toute-puissance et le droit de justice à l'égard des clients. La distinction des classes, née dans la famille, se continua donc dans la cité.

La cité, dans son premier âge, ne fut que la réunion des chefs de famille. On a de nombreux témoignages d'un temps où il n'y avait qu'eux qui pussent être citoyens. Cette règle s'est conservée à Sparte, où les cadets n'avaient pas de droits politiques. On en peut voir encore un vestige dans une ancienne loi d'Athènes qui disait que pour être citoyen il fallait posséder un dieu domestique. [1] Aristote remarque qu'anciennement, dans beaucoup de villes, il était de règle que le fils ne fût pas citoyen du vivant du père, et que, le père mort, le fils aîné seul jouît des droits politiques. [2] La loi ne comptait donc dans la cité ni les branches cadettes ni, à plus forte raison, les clients. Aussi Aristote ajoute-t-il que les vrais citoyens étaient alors en fort petit nombre.

L'assemblée qui délibérait sur les intérêts généraux de la cité n'était aussi composée, dans ces temps anciens, que des chefs de famille, des patres. Il est permis de ne pas croire Cicéron quand il dit que Romulus appela pères les sénateurs pour marquer l'affection paternelle qu'ils avaient pour le peuple. Les membres du Sénat portaient naturellement ce titre parce qu'ils étaient les chefs des gentes. En même temps que ces hommes réunis représentaient la cité, chacun d'eux restait maître absolu dans sa gens, qui était comme son petit royaume. On voit aussi dès les commencements de Rome une autre assemblée plus nombreuse, celle des curies; mais elle diffère assez peu de celle des patres. Ce sont encore eux qui forment l'élément principal de cette assemblée; seulement, chaque pater s'y montre entouré de sa famille; ses parents, ses clients même lui font cortège et marquent sa puissance. Chaque famille n'a d'ailleurs dans ces comices qu'un seul suffrage. [3] On peut bien admettre que le chef consulte ses parents et même ses clients, mais il est clair que c'est lui qui vote. La loi défend d'ailleurs au client d'être d'un autre avis que son patron. Si les clients sont rattachés à la cité, ce n'est que par l'intermédiaire de leurs chefs patriciens. Ils participent au culte public, ils paraissent devant le tribunal, ils entrent dans l'assemblée, mais c'est à la suite de leurs patrons.

Il ne faut pas se représenter la cité de ces anciens âges comme une agglomération d'hommes vivant pêle-mêle dans l'enceinte des mêmes murailles. La ville n'est guère, dans les premiers temps, un lieu d'habitation; elle est le sanctuaire où sont les dieux de la communauté; elle est la forteresse qui les défend et que leur présence sanctifie; elle est le centre de l'association, la résidence du roi et des prêtres, le lieu où se rend la justice; mais les hommes n'y vivent pas. Pendant plusieurs générations encore, les hommes continuent à vivre hors de la ville, en familles isolées qui se partagent la campagne. Chacune de ces familles occupe son canton, où elle a son sanctuaire domestique et où elle forme, sous l'autorité de son pater, un groupe indivisible. Puis, à certains jours, s'il s'agit des intérêts de la cité ou des obligations du culte commun, les chefs de ces familles se rendent à la ville et s'assemblent autour du roi, soit pour délibérer, soit pour assister au sacrifice. S'agit-il d'une guerre, chacun de ces chefs arrive, suivi de sa famille et de ses serviteurs (sua manus), ils se groupent par phratries ou par curies et ils forment l'armée de la cité sous les ordres du roi.

NOTES

[1] Harpocration, [Grec: Zeus erkeios].

[2] Aristote, Politique, VIII, 5, 2-3.

[3] Aulu-Gelle, XV, 27. Nous verrons que la clientèle s'est formée plus tard; nous ne parlons ici que de celle des premiers siècles de Rome.

CHAPITRE II.

LES PLÉBÉIENS.

Il faut maintenant signaler un autre élément de population qui était au- dessous des clients eux-mêmes, et qui, infime à l'origine, acquit insensiblement assez de force pour briser l'ancienne organisation sociale. Cette classe, qui devint plus nombreuse à Rome que dans aucune autre cité, y était appelée la plèbe. Il faut voir l'origine et le caractère de cette classe pour comprendre le rôle qu'elle a joué dans l'histoire de la cité et de la famille chez les anciens.

Les plébéiens n'étaient pas les clients; les historiens de l'antiquité ne confondent pas ces deux classes entre elles. Tite-Live dit quelque part: « La plèbe ne voulut pas prendre part à l'élection des consuls; les consuls furent donc élus par les patriciens et leurs clients. » Et ailleurs: « La plèbe se plaignit que les patriciens eussent trop d'influence dans les comices grâce aux suffrages de leurs clients. » [1] On lit dans Denys d'Halicarnasse: « La plèbe sortit de Rome et se retira sur le mont Sacré: les patriciens restèrent seuls clans la ville avec leurs clients. » Et plus loin: « La plèbe mécontente refusa de s'enrôler, les patriciens prirent les armes avec leurs clients et firent la guerre. » [2] Cette plèbe, bien séparée des clients, ne faisait pas partie, du moins dans les premiers siècles, de ce qu'on appelait le peuple romain. Dans une vieille formule de prière, qui se répétait encore au temps des guerres puniques, on demandait aux dieux d'être propices « au peuple et à la plèbe. » [3] La plèbe n'était donc pas comprise dans le peuple, du moins à l'origine. Le peuple comprenait les patriciens et leurs clients; la plèbe était en dehors.

Ce qui fait le caractère essentiel de la plèbe, c'est qu'elle est étrangère à l'organisation religieuse de là cité, et même à celle de la famille. On reconnaît à cela le plébéien et on le distingue du client. Le client partage au moins le culte de son patron et fait partie d'une famille, d'une gens. Le plébéien, à l'origine, n'a pas de culte et ne connaît pas la famille sainte.

Ce que nous avons vu plus haut de l'état social et religieux des anciens âges nous explique comment cette classe a pris naissance. La religion ne se propageait pas; née dans une famille, elle y restait comme enfermée; il fallait que chaque famille se fît sa croyance, ses dieux, son culte. Mais nous devons admettre qu'il y eut, dans ces temps si éloignés de nous, un grand nombre de familles où l'esprit n'eut pas la puissance de créer des dieux, d'arrêter une doctrine, d'instituer un culte, d'inventer l'hymne et le rhythme de la prière. Ces familles se trouvèrent naturellement dans un état d'infériorité vis-à-vis de celles qui avaient une religion, et ne purent pas s'unir en société avec elles; elles n'entrèrent ni dans les curies ni dans la cité. Même dans la suite il arriva que des familles qui avaient un culte, le perdirent, soit par négligence et oubli des rites, soit après une de ces fautes qui interdisaient à l'homme d'approcher de son foyer et de continuer son culte. Il a dû arriver aussi que des clients, coupables ou mal traités, aient quitté la famille et renoncé à sa religion; le fils qui était né d'un mariage sans rites, était réputé bâtard, comme celui qui naissait de l'adultère, et la religion de la famille n'existait pas pour lui. Tous ces hommes, exclus des familles et mis en dehors du culte, tombaient dans la classe des hommes sans foyer, c'est-à-dire dans la plèbe.

On trouve cette classe à côté de presque toutes les cités anciennes, mais séparée par une ligne de démarcation. A l'origine, une ville grecque est double: il y a la ville proprement dite, [Grec: polis], qui s'élève ordinairement sur le sommet d'une colline; elle a été bâtie avec des rites religieux et elle renferme le sanctuaire des dieux nationaux. Au pied de la colline on trouve une agglomération de maisons, qui ont été bâties sans cérémonies religieuses, sans enceinte sacrée; c'est le domicile de la plèbe, qui ne peut pas habiter dans la ville sainte.

A Rome la différence entre les deux populations est frappante. La ville des patriciens et de leurs clients est celle que Romulus a fondée suivant les rites sur le plateau du Palatin. Le domicile de la plèbe est l'asile, espèce d'enclos qui est situé sur la pente du mont Capitolin et où Romulus a admis les gens sans feu ni lieu qu'il ne pouvait pas faire entrer dans sa ville. Plus tard, quand de nouveaux plébéiens vinrent à Rome, comme ils étaient étrangers à la religion de la cité, on les établit sur l'Aventin, c'est-à-dire en dehors du pomoerium et de la ville religieuse.

Un mot caractérise ces plébéiens: ils sont sans foyer; ils ne possèdent pas, du moins à l'origine, d'autel domestique. Leurs adversaires leur reprochent toujours de ne pas avoir d'ancêtres, ce qui veut dire assurément qu'ils n'ont pas le culte des ancêtres et ne possèdent pas un tombeau de famille où ils puissent porter le repas funèbre. Ils n'ont pas de père, pater, c'est-à-dire qu'ils remonteraient en vain la série de leurs ascendants, ils n'y rencontreraient jamais un chef de famille religieuse. Ils n'ont pas de famille, gentem non habent, c'est-à-dire qu'ils n'ont que la famille naturelle; quant à celle que forme et constitue la religion, ils ne l'ont pas.

Le mariage sacré n'existe pas pour eux; ils n'en connaissent pas les rites. N'ayant pas le foyer, l'union que le foyer établit leur est interdite. Aussi le patricien qui ne connaît pas d'autre union régulière que celle qui lie l'époux à l'épouse en présence de la divinité domestique, peut-il dire en parlant des plébéiens: Connubia promiscua habent more ferarum.

Pas de famille pour eux, pas d'autorité paternelle. Ils peuvent avoir sur leurs enfants le pouvoir que donne la force; mais cette autorité sainte dont la religion revêt le père, ils ne l'ont pas.

Pour eux le droit de propriété n'existe pas. Car toute propriété doit être établie et consacrée par un foyer, par un tombeau, par des dieux termes, c'est-à-dire par tous les éléments du culte domestique. Si le plébéien possède une terre, cette terre n'a pas le caractère sacré; elle est profane et ne connaît pas le bornage. Mais peut-il même posséder une terre dans les premiers temps? On sait qu'à Rome nul ne peut exercer le droit de propriété s'il n'est citoyen, or le plébéien, dans le premier âge de Rome, n'est pas citoyen. Le jurisconsulte dit qu'on ne peut être propriétaire que parle droit des Quirites; or le plébéien n'est pas compté d'abord parmi les Quirites. A l'origine de Rome l'ager romanus a été partagé entre les tribus, les curies et les gentes; or le plébéien, qui n'appartient à aucun de ces groupes, n'est certainement pas entré dans le partage. Ces plébéiens, qui n'ont pas la religion, n'ont pas ce qui fait que l'homme peut mettre son empreinte sur une part de terre et la faire sienne. On sait qu'ils habitèrent longtemps l'Aventin et y bâtirent des maisons; mais ce ne fut qu'après trois siècles et beaucoup de luttes qu'ils obtinrent enfin la propriété de ce terrain.

Pour les plébéiens il n'y a pas de loi, pas de justice; car la loi est l'arrêt de la religion, et la procédure est un ensemble de rites. Le client a le bénéfice du droit de la cité par l'intermédiaire du patron; pour le plébéien ce droit n'existe pas. Un historien ancien dit formellement que le sixième roi de Rome fit le premier quelques lois pour la plèbe, tandis que les patriciens avaient les leurs depuis longtemps. [4] Il paraît même que ces lois furent ensuite retirées à la plèbe, ou que, n'étant pas fondées sur la religion, les patriciens refusèrent d'en tenir compte; car nous voyons dans l'historien que, lorsqu'on créa des tribuns, il fallut faire une loi spéciale pour protéger leur vie et leur liberté, et que cette loi était conçue ainsi: « Que nul ne s'avise de frapper ou de tuer un tribun comme il ferait à un homme de la plèbe. » [5] Il semble donc que l'on eût le droit de frapper ou de tuer un plébéien, ou du moins ce méfait commis envers un homme qui était hors la loi, n'était pas puni.

Pour les plébéiens il n'y a pas de droits politiques. Ils ne sont pas d'abord citoyens et nul parmi eux ne peut être magistrat. Il n'y a d'autre assemblée à Rome, durant deux siècles, que celle des curies; or les curies ne comprennent pas les plébéiens. La plèbe n'entre même pas dans la composition de l'armée, tant que celle-ci est distribuée par curies.

Mais ce qui sépare le plus manifestement le plébéien du patricien, c'est que le plébéien n'a pas la religion de la cité. Il est impossible qu'il soit revêtu d'un sacerdoce. On peut même croire que la prière, dans les premiers siècles, lui est interdite et que les rites ne peuvent pas lui être révélés. C'est comme dans l'Inde où « le coudra doit ignorer toujours les formules sacrées ». Il est étranger, et par conséquent sa seule présence souille le sacrifice. Il est repoussé des dieux. Il y a entre le patricien et lui toute la distance que la religion peut mettre entre deux hommes. La plèbe est une population méprisée et abjecte, hors de la religion, hors de la loi, hors de la société, hors de la famille. Le patricien ne peut comparer cette existence qu'à celle de la bête, more ferarum. Le contact du plébéien est impur. Les décemvirs, dans leurs dix premières tables, avaient oublié d'interdire le mariage entre les deux ordres; c'est que ces premiers décemvirs étaient tous patriciens et qu'il ne vint à l'esprit d'aucun d'eux qu'un tel mariage fût possible.

On voit combien de classes, dans l'âge primitif des cités, étaient superposées l'une à l'autre. En tête était l'aristocratie des chefs de famille, ceux que la langue officielle de Rome appelait patres, que les clients appelaient reges, que l'Odyssée nomme [Grec: basileis] ou [Grec: anachtes]. Au-dessous étaient les branches cadettes des familles; au- dessous encore, les clients; puis plus bas, bien plus bas, la plèbe.

C'est de la religion que cette distinction des classes était venue. Car au temps où les ancêtres des Grecs, des Italiens et des Hindous vivaient encore ensemble dans l'Asie centrale, la religion avait dit: « L'aîné fera la prière. » De là était venue la prééminence de l'aîné en toutes choses; la branche aînée dans chaque famille avait été la branche sacerdotale et maîtresse. La religion comptait néanmoins pour beaucoup les branches cadettes, qui étaient comme une réserve pour remplacer un jour la branche aînée éteinte et sauver le culte. Elle comptait encore pour quelque chose le client, même l'esclave, parce qu'ils assistaient aux actes religieux. Mais le plébéien, qui n'avait aucune part au culte, elle ne le comptait absolument pour rien. Les rangs avaient été ainsi fixés.

Mais aucune des formes sociales que l'homme imagine et établit, n'est immuable. Celle-ci portait en elle un germe de maladie et de mort; c'était cette inégalité trop grande. Beaucoup d'hommes avaient intérêt à détruire une organisation sociale qui n'avait pour eux aucun bienfait.

NOTES

[1] Tite-Live, II, 64; II, 56.

[2] Denys, VI, 46; VII, 19; X, 27.

[3] Tite-Live, XXIX, 27: Ut ea mihi populo plebique romanae bene verruncent. — Cicéron, pro Murena, I: Ut ea res mihi magistratuique meo, populo plebique romanae bene atque feliciter eveniat. — Macrobe (Saturn., I, 17) cite un vieil oracle du devin Marcius qui portait: Praetor qui jus populo plebique dabit. — Que les écrivains anciens n'aient pas toujours tenu compte de cette distinction essentielle entre le populus et la plebs, c'est ce dont on ne sera pas surpris, si l'on songe que cette distinction n'existait plus au temps où ils écrivaient. A l'époque de Cicéron, il y avait plusieurs siècles que la plebs faisait légalement partie du populus. Mais les vieilles formules, que citent Tite-Live, Cicéron et Macrobe, restaient comme des souvenirs du temps où les deux populations ne se confondaient pas encore.

[4] Denys, IV, 43.

[5] Denys, VI, 89.

CHAPITRE III.

PREMIÈRE RÉVOLUTION.

1° L'autorité politique est enlevée aux rois.

Nous avons dit qu'à l'origine le roi avait été le chef religieux de la cité, le grand prêtre du foyer public, et qu'à cette autorité sacerdotale il avait joint l'autorité politique, parce qu'il avait paru naturel que l'homme qui représentait la religion de la cité fût en même temps le président de l'assemblée, le juge, le chef de l'armée. En vertu de ce principe il était arrivé que tout ce qu'il y avait de puissance dans l'État avait été réuni dans les mains du roi.

Mais les chefs des familles, les patres, et au-dessus d'eux les chefs des phratries et des tribus formaient à côté de ce roi une aristocratie très-forte. Le roi n'était pas seul roi; chaque pater l'était comme lui dans sa gens; c'était même à Rome un antique usage d'appeler chacun de ces puissants patrons du nom de roi; à Athènes, chaque phratrie et chaque tribu avait son chef, et à côté du roi de la cité il y avait les rois des tribus, [Grec: phylobasileis]. C'était une hiérarchie de chefs ayant tous, dans un domaine plus ou moins étendu, les mêmes attributions et la même inviolabilité. Le roi de la cité n'exerçait pas son pouvoir sur la population entière; l'intérieur des familles et toute la clientèle échappaient à son action. Comme le roi féodal, qui n'avait pour sujets que quelques puissants vassaux, ce roi de la cité ancienne ne commandait qu'aux chefs des tribus et des gentes, dont chacun individuellement pouvait être aussi puissant que lui, et qui réunis l'étaient beaucoup plus. On peut bien croire qu'il ne lui était pas facile de se faire obéir. Les hommes devaient avoir pour lui un grand respect, parce qu'il était le chef du culte et le gardien du foyer; mais ils avaient sans doute peu de soumission, parce qu'il avait peu de force. Les gouvernants et les gouvernés ne furent pas longtemps sans s'apercevoir qu'ils n'étaient pas d'accord sur la mesure d'obéissance qui était due. Les rois voulaient être puissants et les pères ne voulaient pas qu'ils le fussent. Une lutte s'engagea donc, dans toutes les cités, entre l'aristocratie et les rois.

Partout l'issue de la lutte fut la même; la royauté fut vaincue. Mais il ne faut pas perdre de vue que cette royauté primitive était sacrée. Le roi était l'homme qui disait la prière, qui faisait le sacrifice, qui avait enfin par droit héréditaire le pouvoir d'attirer sur la ville la protection des dieux. On ne pouvait donc pas songer à se passer de roi; il en fallait un pour la religion; il en fallait un pour le salut de la cité. Aussi voyons-nous dans toutes les cités dont l'histoire nous est connue, que l'on ne toucha pas d'abord à l'autorité sacerdotale du roi et que l'on se contenta de lui ôter l'autorité politique. Celle-ci n'était qu'une sorte d'appendice que les rois avaient ajouté à leur sacerdoce; elle n'était pas sainte et inviolable comme lui. On pouvait l'enlever au roi sans que la religion fût mise en péril.

La royauté fut donc conservée; mais, dépouillée de sa puissance, elle ne fut plus qu'un sacerdoce. « Dans les temps très-anciens, dit Aristote, les rois avaient un pouvoir absolu en paix et en guerre; mais dans la suite les uns renoncèrent d'eux-mêmes à ce pouvoir, aux autres il fut enlevé de force, et on ne laissa plus à ces rois que le soin des sacrifices. » Plutarque dit la même chose: « Comme les rois se montraient orgueilleux et durs dans le commandement, la plupart des Grecs leur enlevèrent le pouvoir et ne leur laissèrent que le soin de la religion. » [1] Hérodote parle de la ville de Cyrène et dit: « On laissa à Battos, descendant des rois, le soin du culte et la possession des terres sacrées et on lui retira toute la puissance dont ses pères avaient joui. »

Cette royauté ainsi réduite aux fonctions sacerdotales continua, la plupart du temps, à être héréditaire dans la famille sacrée qui avait jadis posé le foyer et commencé le culte national. Au temps de l'empire romain, c'est-à-dire sept ou huit siècles après cette révolution, il y avait encore à Éphèse, à Marseille, à Thespies, des familles qui conservaient le titre et les insignes de l'ancienne royauté et avaient encore la présidence des cérémonies religieuses. [2]

Dans les autres villes les familles sacrées s'étaient éteintes, et la royauté était devenue élective et ordinairement annuelle.

2° Histoire de cette révolution à Sparte.

Sparte a toujours eu des rois, et pourtant la révolution dont nous parlons ici, s'y est accomplie aussi bien que dans les autres cités.

Il paraît que les premiers rois doriens régnèrent en maîtres absolus. Mais dès la troisième génération la querelle s'engagea entre les rois et l'aristocratie. Il y eut pendant deux siècles une série de luttes qui firent de Sparte une des cités les plus agitées de la Grèce; on sait qu'un de ces rois, le père de Lycurgue, périt frappé dans une guerre civile. [3]

Rien n'est plus obscur que l'histoire de Lycurgue; son biographe ancien commence par ces mots: « On ne peut rien dire de lui qui ne soit sujet à controverse. » Il paraît du moins certain que Lycurgue parut au milieu des discordes, « dans un temps où le gouvernement flottait dans une agitation perpétuelle ». Ce qui ressort le plus clairement de tous les renseignements qui nous sont parvenus sur lui, c'est que sa réforme porta à la royauté un coup dont elle ne se releva jamais. « Sous Charilaos, dit Aristote, la monarchie fit place à une aristocratie. » [4] Or ce Charilaos était roi lorsque Lycurgue fit sa réforme. On sait d'ailleurs par Plutarque que Lycurgue ne fut chargé des fonctions de législateur qu'au milieu d'une émeute pendant laquelle le roi Charilaos dut chercher un asile dans un temple. Lycurgue fut un moment le maître de supprimer la royauté; il s'en garda bien, jugeant la royauté nécessaire et la famille régnante inviolable. Mais il fit en sorte que les rois fussent désormais soumis au Sénat en ce qui concernait le gouvernement, et qu'ils ne fussent plus que les présidents de cette assemblée et les exécuteurs de ses décisions. Un siècle après, la royauté fut encore affaiblie et ce pouvoir exécutif lui fut ôté; on le confia à des magistrats annuels qui furent appelés éphores.

Il est facile de juger par les attributions qu'on donna aux éphores, de celles qu'on laissa aux rois. Les éphores rendaient la justice en matière civile, tandis que le Sénat jugeait les affaires criminelles. Les éphores, sur l'avis du Sénat, déclaraient la guerre ou réglaient les clauses des traités de paix. En temps de guerre, deux éphores accompagnaient le roi, le surveillaient; c'étaient eux qui fixaient le plan de campagne et commandaient toutes les opérations. [5] Que restait-il donc aux rois, si on leur ôtait la justice, les relations extérieures, les opérations militaires? Il leur restait le sacerdoce. Hérodote décrit leurs prérogatives: « Si la cité fait un sacrifice, ils ont la première place au repas sacré; on les sert les premiers et on leur donne double portion. Ils font aussi les premiers la libation, et la peau des victimes leur appartient. On leur donne à chacun, deux fois par mois, une victime qu'ils immolent à Apollon. » [6] « Les rois, dit Xénophon, accomplissent les sacrifices publics et ils ont la meilleure part des victimes. » S'ils ne jugent ni en matière civile ni en matière criminelle, on leur réserve du moins le jugement dans toutes les affaires qui concernent la religion. En cas de guerre, un des deux rois marche toujours à la tête des troupes, faisant chaque jour les sacrifices et consultant les présages. En présence de l'ennemi, il immole des victimes, et quand les signes sont favorables, il donne le signal de la bataille. Dans le combat il est entouré de devins qui lui indiquent la volonté des dieux, et de joueurs de flûte qui font entendre les hymnes sacrés. Les Spartiates disent que c'est le roi qui commande, parce qu'il tient dans ses mains la religion et les auspices; mais ce sont les éphores et les polémarques qui règlent tous les mouvements de l'armée. [7]

Il est donc vrai de dire que la royauté de Sparte n'est qu'un sacerdoce héréditaire. La même révolution qui a supprimé la puissance politique du roi dans toutes les cités, l'a supprimée aussi à Sparte. La puissance appartient réellement au Sénat qui dirige et aux éphores qui exécutent. Les rois, dans tout ce qui ne concerne pas la religion, obéissent aux éphores. Aussi Hérodote peut-il dire que Sparte ne connaît pas le régime monarchique, et Aristote que le gouvernement de Sparte est une aristocratie. [8]

3° Même révolution à Athènes.

On a vu plus haut quel avait été l'état primitif de la population de l'Attique. Un certain nombre de familles, indépendantes et sans lien entre elles, se partageaient le pays; chacune d'elles formait une petite société que gouvernait un chef héréditaire. Puis ces familles se groupèrent et de leur association naquit la cité athénienne. On attribuait à Thésée d'avoir achevé la grande oeuvre de l'unité de l'Attique. Mais les traditions ajoutaient et nous croyons sans peine que Thésée avait dû briser beaucoup de résistances. La classe d'hommes qui lui fit opposition ne fut pas celle des clients, des pauvres, qui étaient répartis dans les bourgades et les [Grec: genae]. Ces hommes se réjouirent plutôt d'un changement qui donnait un chef à leurs chefs et assurait à eux-mêmes un recours et une protection. Ceux qui souffrirent du changement furent les chefs des familles, les chefs des bourgades et des tribus, les [Grec: basileis], les [Grec: phylobasileis], ces eupatrides qui avaient par droit héréditaire l'autorité suprême dans leur [Grec: genos] ou dans leur tribu. Ils défendirent de leur mieux leur indépendance; perdue, ils la regrettèrent.

Du moins retinrent-ils tout ce qu'ils purent de leur ancienne autorité. Chacun d'eux resta le chef tout-puissant de sa tribu ou de son [Grec: genos]. Thésée ne put pas détruire une autorité que la religion avait établie et qu'elle rendait inviolable. Il y a plus. Si l'on examine les traditions qui sont relatives à cette époque, on voit que ces puissants eupatrides ne consentirent à s'associer pour former une cité qu'en stipulant que le gouvernement serait réellement fédératif et que chacun d'eux y aurait part. Il y eut bien un roi suprême; mais dès que les intérêts communs étaient en jeu, l'assemblée des chefs devait être convoquée et rien d'important ne pouvait être fait qu'avec l'assentiment de cette sorte de sénat.

Ces traditions, dans le langage des générations suivantes, s'exprimaient à peu près ainsi: Thésée a changé le gouvernement d'Athènes et de monarchique il l'a rendu républicain. Ainsi parlent Aristote, Isocrate, Démosthènes, Plutarque. Sous cette forme un peu mensongère il y a un fonds vrai. Thésée a bien, comme dit la tradition, « remis l'autorité souveraine entre les mains du peuple ». Seulement, le mot peuple, [Grec: daemos], que la tradition a conservé, n'avait pas au temps de Thésée une application aussi étendue que celle qu'il a eue au temps de Démosthènes. Ce peuple ou corps politique n'était certainement alors que l'aristocratie, c'est-à- dire l'ensemble des chefs des [Grec: genae].

Thésée, en instituant cette assemblée, n'était pas volontairement novateur. La formation de la grande unité athénienne changeait, malgré lui, les conditions du gouvernement. Depuis que ces eupatrides, dont l'autorité restait intacte dans les familles, étaient réunis en une même cité, ils constituaient un corps puissant qui avait ses droits et pouvait avoir ses exigences. Le roi du petit rocher de Cécrops devint roi de toute l'Attique; mais au lieu que dans sa petite bourgade il avait été roi absolu, il ne fut plus que le chef d'un État fédératif, c'est-à-dire le premier entre des égaux.

Un conflit ne pouvait guère tarder à éclater entre cette aristocratie et la royauté. « Les eupatrides regrettaient la puissance vraiment royale que chacun d'eux avait exercée jusque-là dans son bourg. » Il paraît que ces guerriers prêtres mirent la religion en avant et prétendirent que l'autorité des cultes locaux était amoindrie. S'il est vrai, comme le dit Thucydide, que Thésée essaya de détruire les prytanées des bourgs, il n'est pas étonnant que le sentiment religieux se soit soulevé contre lui. On ne peut pas dire combien de luttes il eut à soutenir, combien de soulèvements il dut réprimer par l'adresse ou par la force; ce qui est certain, c'est qu'il fut à la fin vaincu, qu'il fut chassé d'Athènes et qu'il mourut en exil.

Les eupatrides l'emportaient donc; ils ne supprimèrent pas la royauté, mais ils firent un roi de leur choix, Ménesthée. Après lui la famille de Thésée ressaisit le pouvoir et le garda pendant trois générations. Puis elle fut remplacée par une autre famille, celle des Mélanthides. Toute cette époque a dû être très troublée; mais le souvenir des guerres civiles ne nous a pas été nettement conservé.

La mort de Codrus coïncide avec la victoire définitive des eupatrides. Ils ne supprimèrent pas encore la royauté; car leur religion le leur défendait; mais ils lui ôtèrent sa puissance politique. Le voyageur Pausanias qui était fort postérieur à ces événements, mais qui consultait avec soin les traditions, dit que la royauté perdit alors une grande partie de ses attributions et « devint dépendante »; ce qui signifie sans doute qu'elle fut dès lors subordonnée au Sénat des eupatrides. Les historiens modernes appellent cette période de l'histoire d'Athènes l'archontat, et ils ne manquent guère de dire que la royauté fut alors abolie. Cela n'est pas entièrement vrai. Les descendants de Codrus se succédèrent de père en fils pendant treize générations. Ils avaient le titre d'archonte; mais il y a des documents anciens qui leur donnent aussi celui de roi; [9] et nous avons dit plus haut que ces deux titres étaient exactement synonymes. Athènes, pendant cette longue période, avait donc encore des rois héréditaires; mais elle leur avait enlevé leur puissance et ne leur avait laissé que leurs fonctions religieuses. C'est ce qu'on avait fait à Sparte.

Au bout de trois siècles, les eupatrides trouvèrent cette royauté religieuse plus forte encore qu'ils ne voulaient, et ils l'affaiblirent. On décida que le même homme ne serait plus revêtu de cette haute dignité sacerdotale que pendant dix ans. Du reste on continua de croire que l'ancienne famille royale était seule apte à remplir les fonctions d'archonte. [10]

Quarante ans environ se passèrent ainsi. Mais un jour la famille royale se souilla d'un crime. On allégua qu'elle ne pouvait plus remplir les fonctions sacerdotales; [11] on décida qu'à l'avenir les archontes seraient choisis en dehors d'elle et que cette dignité serait accessible à tous les eupatrides. Quarante ans encore après, pour affaiblir cette royauté ou pour la partager entre plus de mains, on la rendit annuelle et en même temps on la divisa en deux magistratures distinctes. Jusque-là l'archonte était en même temps roi; désormais ces deux titres furent séparés. Un magistrat nommé archonte et un autre magistrat nommé roi se partagèrent les attributions de l'ancienne royauté religieuse. La charge de veiller à la perpétuité des familles, d'autoriser ou d'interdire l'adoption, de recevoir les testaments, de juger en matière de propriété immobilière, toutes choses où la religion se trouvait intéressée, fut dévolue à l'archonte. La charge d'accomplir les sacrifices solennels et celle de juger en matière d'impiété furent réservées au roi. Ainsi le titre de roi, titre sacré qui était nécessaire à la religion, se perpétua dans la cité avec les sacrifices et le culte national. Le roi et l'archonte joints au polémarque et aux six thesmothètes, qui existaient peut-être depuis longtemps, complétèrent le nombre de neuf magistrats annuels, qu'on prit l'habitude d'appeler les neuf archontes, du nom du premier d'entre eux.

La révolution qui enleva à la royauté sa puissance politique, s'opéra sous des formes diverses, dans toutes les cités. A Argos, dès la seconde génération des rois doriens, la royauté fut affaiblie au point « qu'on ne laissa aux descendants de Téménos que le nom de roi sans aucune puissance »; d'ailleurs cette royauté resta héréditaire pendant plusieurs siècles. [12] A Cyrène les descendants de Battos réunirent d'abord dans leurs mains le sacerdoce et la puissance; mais à partir de la quatrième génération on ne leur laissa plus que le sacerdoce. [13] A Corinthe la royauté s'était d'abord transmise héréditairement dans la famille des Bacchides; la révolution eut pour effet de la rendre annuelle, mais sans la faire sortir de cette famille, dont les membres la possédèrent à tour de rôle pendant un siècle.

4° Même révolution à Rome.

La royauté fut d'abord à Rome ce qu'elle était en Grèce. Le roi était le grand prêtre de la cité; il était en même temps le juge suprême; en temps de guerre, il commandait les citoyens armés. A côté de lui étaient les chefs de famille, patres, qui formaient un Sénat. Il n'y avait qu'un roi, parce que la religion prescrivait l'unité dans le sacerdoce et l'unité dans le gouvernement. Mais il était entendu que ce roi devait sur toute affaire importante consulter les chefs des familles confédérées. [14] Les historiens mentionnent, dès cette époque, une assemblée du peuple. Mais il faut se demander quel pouvait être alors le sens du mot peuple (populus), c'est-à-dire quel était le corps politique au temps des premiers rois. Tous les témoignages s'accordent à montrer que ce peuple s'assemblait toujours par curies; or les curies étaient la réunion des gentes; chaque gens s'y rendait en corps et n'avait qu'un suffrage. Les clients étaient là, rangés autour du pater, consultés peut-être, donnant peut-être leur avis, contribuant à composer le vote unique que la gens prononçait, mais ne pouvant pas être d'une autre opinion que le pater. Cette assemblée des curies n'était donc pas autre chose que la cité patricienne réunie en face du roi.

On voit par là que Rome se trouvait dans les mêmes conditions que les autres cités. Le roi était en présence d'un corps aristocratique très fortement constitué et qui puisait sa force dans la religion. Les mêmes conflits que nous avons vus en Grèce se retrouvent donc à Rome.

L'histoire des sept rois est l'histoire de cette longue querelle. Le premier veut augmenter son pouvoir et s'affranchir de l'autorité du Sénat. Il se fait aimer des classes inférieures; mais les Pères lui sont hostiles. Il périt assassiné dans une réunion du Sénat.

L'aristocratie songe aussitôt à abolir la royauté, et les Pères exercent à tour de rôle les fonctions de roi. Il est vrai que les classes inférieures s'agitent; elles ne veulent pas être gouvernées par les chefs des gentes; elles exigent le rétablissement de la royauté. [15] Mais les patriciens se consolent en décidant qu'elle sera désormais élective et ils fixent avec une merveilleuse habileté les formes de l'élection: le Sénat devra choisir le candidat; l'assemblée patricienne des curies confirmera ce choix et enfin les augures patriciens diront si le nouvel élu plaît aux dieux.

Numa fut élu d'après ces règles. Il se montra fort religieux, plus prêtre que guerrier, très scrupuleux observateur de tous les rites du culte et, par conséquent, fort attaché à la constitution religieuse des familles et de la cité. Il fut un roi selon le coeur des patriciens et mourut paisiblement dans son lit.

Il semble que sous Numa la royauté ait été réduite aux fonctions sacerdotales, comme il était arrivé dans les cités grecques. Il est au moins certain que l'autorité religieuse du roi était tout à fait distincte de son autorité politique et que l'une n'entraînait pas nécessairement l'autre. Ce qui le prouve, c'est qu'il y avait une double élection. En vertu de la première, le roi n'était qu'un chef religieux; si à cette dignité il voulait joindre la puissance politique, imperium, il avait besoin que la cité la lui conférât par un décret spécial. Ce point ressort clairement de ce que Cicéron nous dit de l'ancienne constitution. Ainsi le sacerdoce et la puissance étaient distincts; ils pouvaient être placés dans les mêmes mains, mais il fallait pour cela doubles comices et double élection.

Le troisième roi les réunit certainement en sa personne. Il eut le sacerdoce et le commandement; il fut même plus guerrier que prêtre; il dédaigna et voulut amoindrir la religion qui faisait la force de l'aristocratie. On le voit accueillir dans Rome une foule d'étrangers, en dépit du principe religieux qui les exclut; il ose même habiter au milieu d'eux, sur le Coelius. On le voit encore distribuer à des plébéiens quelques terres dont le revenu avait été affecté jusque-là aux frais des sacrifices. Les patriciens l'accusent d'avoir négligé les rites, et même, chose plus grave, de les avoir modifiés et altérés. Aussi meurt-il comme Romulus; les dieux des patriciens le frappent de la foudre et ses fils avec lui.

Ce coup rend l'autorité au Sénat, qui nomme un roi de son choix. Ancus observe scrupuleusement la religion, fait la guerre le moins qu'il peut et passe sa vie dans les temples. Cher aux patriciens, il meurt dans son lit.

Le cinquième roi est Tarquin, qui a obtenu la royauté malgré le Sénat et par l'appui des classes inférieures. Il est peu religieux, fort incrédule; il ne faut pas moins qu'un miracle pour le convaincre de la science des augures. Il est l'ennemi des anciennes familles; il crée des patriciens; il altère autant qu'il peut la vieille constitution religieuse de la cité. Tarquin est assassiné.

Le sixième roi s'est emparé de la royauté par surprise; il semble même que le Sénat ne l'ait jamais reconnu comme roi légitime. Il flatte les classes inférieures, leur distribue des terres, méconnaissant le principe du droit de propriété; il leur donne même des droits politiques. Servius est égorgé sur les marches du Sénat.

La querelle entre les rois et l'aristocratie prenait le caractère d'une lutte sociale. Les rois s'attachaient le peuple; des clients et de la plèbe ils se faisaient un appui. Au patriciat si puissamment organisé ils opposaient les classes inférieures si nombreuses à Rome. L'aristocratie se trouva alors dans un double danger, dont le pire n'était pas d'avoir à plier devant la royauté. Elle voyait se lever derrière elle les classes qu'elle méprisait. Elle voyait se dresser la plèbe, la classe sans religion et sans foyer. Elle se voyait peut-être attaquée par ses clients, dans l'intérieur même de la famille, dont la constitution, le droit, la religion se trouvaient discutés et mis en péril. Les rois étaient donc pour elle des ennemis odieux qui, pour augmenter leur pouvoir, visaient à bouleverser l'organisation sainte de la famille et de la cité.

A Servius succède le second Tarquin; il trompe l'espoir des sénateurs qui l'ont élu; il veut être maître, de rege dominus exstitit. Il fait autant de mal qu'il peut au patriciat; il abat les hautes têtes; il règne sans consulter les Pères, fait la guerre et la paix sans leur demander leur approbation. Le patriciat semble décidément vaincu.

Enfin une occasion se présente. Tarquin est loin de Rome; non-seulement lui, mais l'armée, c'est-à-dire ce qui le soutient. La ville est momentanément entre les mains du patriciat. Le préfet de la ville, c'est- à-dire celui qui a le pouvoir civil en l'absence du roi, est un patricien, Lucrétius. Le chef de la cavalerie, c'est-à-dire celui qui a l'autorité militaire après le roi, est un patricien, Junius. [16] Ces deux hommes préparent l'insurrection. Ils ont pour associés d'autres patriciens, un Valérius, un Tarquin Collatin. Le lieu de réunion n'est pas Rome, c'est la petite ville de Collatie, qui appartient en propre à l'un des conjurés. Là, ils montrent au peuple le cadavre d'une femme; ils disent que cette femme s'est tuée elle-même, se punissant du crime d'un fils du roi. Le peuple de Collatie se soulève; on se porte à Rome; on y renouvelle la même scène. Les esprits sont troublés, les partisans du roi déconcertés; et d'ailleurs, dans ce moment même, le pouvoir légal dans Rome appartient à Junius et à Lucrétius.

Les conjurés se gardent d'assembler le peuple; ils se rendent au Sénat. Le Sénat prononce que Tarquin est déchu et la royauté abolie. Mais le décret du Sénat doit être confirmé par la cité. Lucrétius, à titre de préfet de la ville, a le droit de convoquer l'assemblée. Les curies se réunissent; elles pensent comme les conjurés; elles prononcent la déposition de Tarquin et la création de deux consuls.

Ce point principal décidé, on laisse le soin de nommer les consuls à l'assemblée par centuries. Mais cette assemblée où quelques plébéiens votent, ne va-t-elle pas protester contre ce que les patriciens ont fait dans le Sénat et dans les curies? Elle ne le peut pas. Car toute assemblée romaine est présidée par un magistrat qui désigne l'objet du vote, et nul ne peut mettre en délibération un autre objet. Il y a plus: nul autre que le président, à cette époque, n'a le droit de parler. S'agit-il d'une loi? les centuries ne peuvent voter que par oui ou par non. S'agit-il d'une élection? le président présente des candidats, et nul ne peut voter que pour les candidats présentés. Dans le cas actuel, le président désigné par le Sénat est Lucrétius, l'un des conjurés. Il indique comme unique sujet de vote l'élection de deux consuls. Il présente deux noms aux suffrages des centuries, ceux de Junius et de Tarquin Collatin. Ces deux hommes sont nécessairement élus. Puis le Sénat ratifie l'élection, et enfin les augures la confirment au nom des dieux.

Cette révolution ne plut pas à tout le monde dans Rome. Beaucoup de plébéiens rejoignirent le roi et s'attachèrent à sa fortune. En revanche, un riche patricien de la Sabine, le chef puissant d'une gens nombreuse, le fier Attus Clausus trouva le nouveau gouvernement si conforme à ses vues qu'il vint s'établir à Rome.

Du reste, la royauté politique fut seule supprimée; la royauté religieuse était sainte et devait durer. Aussi se hâta-t-on de nommer un roi, mais qui ne fut roi que pour les sacrifices, rex sacrorum. On prit toutes les précautions imaginables pour que ce roi-prêtre n'abusât jamais du grand prestige que ses fonctions lui donnaient pour s'emparer de l'autorité.

NOTES

[1] Aristote, Politique, III, 9, 8. Plutarque, Quest. rom., 63.

[2] Strabon, IV; IX. Diodore, IV, 29.

[3] Strabon, VIII, 5. Plutarque, Lycurgue, 2.

[4] Aristote, Politique, VIII, 10, 3 (V, 10). Héraclide de Pont, dans les Fragments des historiens grecs, coll. Didot, t. II, p. 11. Plutarque, Lycurgue, 4.

[5] Thucydide, V, 63. Hellanicus, II, 4. Xénophon, Gouv. de Lacéd., 14 (13); Helléniques, VI, 4. Plutarque, Agésilas, 10, 17, 23, 28; Lysandre, 23. Le roi avait si peu, de son droit, la direction des opérations militaires qu'il fallu une décision toute spéciale du Sénat pour confier le commandement de l'armée à Agésilas, lequel réunit ainsi, par exception, les attributions de roi et celles de général: Plutarque, Agésilas, 6; Lysandre, 23. Il en avait été de même autrefois pour le roi Pausanias: Thucydide, I, 128.

[6] Hérodote, VI, 56, 57.

[7] Xénophon, Gouv. de Lacédémone.

[8] Hérodote, V, 92. Aristote, Politique, VIII, 10 (V,10).

[9] Voy. Les Marbres de Paros et rapprochez Pausanias, I, 3, 2; VII, 2, 1; Platon, Ménéxène, p. 238c; Élien, H. V., V, 13

[10] Pausanias, IV, 8.

[11] Héraclide de Pont, I, 5. Nicolas de Damas, Fragm., 51.

[12] Pausanias, II, 19.

[13] Hérodote, IV, 161. Diodore, VIII.

[14] Cicéron, De Republ., II, 8.

[15] Tite-Live, I. Cicéron, De Republ., II.

[16] La famille Junia était patricienne. Denys, IV, 68.

CHAPITRE IV.

L'ARISTOCRATIE GOUVERNE LES CITÉS.

La même révolution, sous des formes légèrement variées, s'était accomplie à Athènes, à Sparte, à Rome, dans toutes les cités enfin dont l'histoire nous est connue. Partout elle avait été l'oeuvre de l'aristocratie, partout elle eut pour effet de supprimer la royauté politique en laissant subsister la royauté religieuse. A partir de cette époque et pendant une période dont la durée fut fort inégale pour les différentes villes, le gouvernement de la cité appartint à l'aristocratie.

Cette aristocratie était fondée sur la naissance et sur la religion à la fois. Elle avait son principe dans la constitution religieuse des familles. La source d'où elle dérivait, c'étaient ces mêmes règles que nous avons observées plus haut dans le culte domestique et dans le droit privé, c'est-à-dire la loi d'hérédité du foyer, le privilège de l'aîné, le droit de dire la prière attaché à la naissance. La religion héréditaire était le titre de cette aristocratie à la domination absolue. Elle lui donnait des droits qui paraissaient sacrés. D'après les vieilles croyances, celui-là seul pouvait être propriétaire du sol, qui avait un culte domestique; celui-là seul était membre de la cité, qui avait en lui le caractère religieux qui faisait le citoyen; celui-là seul pouvait être prêtre, qui descendait d'une famille ayant un culte, celui-là seul pouvait être magistrat, qui avait le droit d'accomplir les sacrifices. L'homme qui n'avait pas de culte héréditaire devait être le client d'un autre homme, ou s'il ne s'y résignait pas, il devait rester en dehors de toute société. Pendant de longues générations, il ne vint pas à l'esprit des hommes que cette inégalité fût injuste. On n'eut pas la pensée de constituer la société humaine d'après d'autres règles.

A Athènes, depuis la mort de Codrus jusqu'à Solon, toute autorité fut aux mains des eupatrides. Ils étaient seuls prêtres et seuls archontes. Seuls ils rendaient la justice et connaissaient les lois, qui n'étaient pas écrites et dont ils se transmettaient de père en fils les formules sacrées.

Ces familles gardaient autant qu'il leur était possible les anciennes formes du régime patriarcal. Elles ne vivaient pas réunies dans la ville. Elles continuaient à vivre dans les divers cantons de l'Attique, chacune sur son vaste domaine, entourée de ses nombreux serviteurs, gouvernée par son chef eupatride et pratiquant dans une indépendance absolue son culte héréditaire. [1] La cité athénienne ne fut pendant quatre siècles que la confédération de ces puissants chefs de famille qui s'assemblaient à certains jours pour la célébration du culte central ou pour la poursuite des intérêts communs.

On a souvent remarqué combien l'histoire est muette sur cette longue période de l'existence d'Athènes et en général de l'existence des cités grecques. On s'est étonné qu'ayant gardé le souvenir de beaucoup d'événements du temps des anciens rois, elle n'en ait enregistré presque aucun du temps des gouvernements aristocratiques. C'est sans doute qu'il se produisit alors très-peu d'actes qui eussent un intérêt général. Le retour au régime patriarcal avait suspendu presque partout la vie nationale. Les hommes vivaient séparés et avaient peu d'intérêts communs. L'horizon de chacun était le petit groupe et la petite bourgade où il vivait à titre d'eupatride ou à titre de serviteur.

A Rome aussi chacune des familles patriciennes vivait sur son domaine, entourée de ses clients. On venait à la ville pour les fêtes du culte public ou pour les assemblées. Pendant les années qui suivirent l'expulsion des rois, le pouvoir de l'aristocratie fut absolu. Nul autre que le patricien ne pouvait remplir les fonctions sacerdotales dans la cité; c'était dans la caste sacrée qu'il fallait choisir exclusivement les vestales, les pontifes, les saliens, les flamines, les augures. Les seuls patriciens pouvaient être consuls; seuls ils composaient le Sénat. Si l'on ne supprima pas l'assemblée par centuries, où les plébéiens avaient accès, on regarda du moins l'assemblée par curies comme la seule qui fût légitime et sainte. Les centuries avaient en apparence l'élection des consuls; mais nous avons vu qu'elles ne pouvaient voter que sur les noms que les patriciens leur présentaient, et d'ailleurs leurs décisions étaient soumises à la triple ratification du Sénat, des curies et des augures. Les seuls patriciens rendaient la justice et connaissaient les formules de la loi.

Ce régime politique n'a duré à Rome qu'un petit nombre d'années. En Grèce, au contraire, il y eut un long âge où l'aristocratie fut maîtresse. L'Odyssée nous présente un tableau fidèle de cet état social, dans la partie occidentale de la Grèce. Nous y voyons, en effet, un régime patriarcal fort analogue à celui que nous avons remarqué dans l'Attique. Quelques grandes et riches familles se partagent le pays; de nombreux serviteurs cultivent le sol ou soignent les troupeaux; la vie est simple; une même table réunit le chef et les serviteurs. Ces chefs sont appelés d'un nom qui devint dans d'autres sociétés un titre pompeux, [Grec: anaktes, basileis]. C'est ainsi que les Athéniens de l'époque primitive appelaient [Grec: basileus] le chef du [Grec: genos] et que les clients de Rome gardèrent l'usage d'appeler rex le chef de la gens. Ces chefs de famille ont un caractère sacré; le poëte les appelle les rois divins. Ithaque est bien petite; elle renferme pourtant un grand nombre de ces rois. Parmi eux il y a, à la vérité, un roi suprême; mais il n'a guère d'importance et ne paraît pas avoir d'autre prérogative que celle de présider le conseil des chefs. Il semble même à certains signes qu'il soit soumis à l'élection, et l'on voit bien que Télémaque ne sera le chef suprême de l'île qu'autant que les autres chefs, ses égaux, voudront bien l'élire. Ulysse rentrant dans sa patrie ne paraît pas avoir d'autres sujets que les serviteurs qui lui appartiennent en propre; quand il a tué quelques-uns des chefs, les serviteurs de ceux-ci prennent les armes et soutiennent une lutte que le poëte ne songe pas à trouver blâmable. Chez les Phéaciens, Alcinoos a l'autorité suprême; mais nous le voyons se rendre dans la réunion des chefs, et l'on peut remarquer que ce n'est pas lui qui a convoqué le conseil, mais que c'est le conseil qui a mandé le roi. Le poëte décrit une assemblée de la cité phéacienne; il s'en faut de beaucoup que ce soit une réunion de la multitude; les chefs seuls, individuellement convoqués par un héraut, comme à Rome pour les comitia calata, se sont réunis; ils sont assis sur des sièges de pierre; le roi prend la parole et il qualifie ses auditeurs du nom de rois porteurs de sceptres.

Dans la ville d'Hésiode, dans la pierreuse Ascra, nous trouvons une classe d'hommes que le poëte appelle les chefs ou les rois; ce sont eux qui rendent la justice au peuple. Pindare nous montre aussi une classe de chefs chez les Cadméens; à Thèbes, il vante la race sacrée des Spartes, à laquelle Épaminondas rattacha plus tard sa naissance. On ne peut guère lire Pindare sans être frappé de l'esprit aristocratique qui règne encore dans la société grecque au temps des guerres médiques; et l'on devine par là combien cette aristocratie fut puissante un siècle ou deux plus tôt. Car ce que le poëte vante le plus dans ses héros, c'est leur famille, et nous devons supposer que cette sorte d'éloge avait alors un grand prix et que la naissance semblait encore le bien suprême. Pindare nous montre les grandes familles qui brillaient alors dans chaque cité; dans la seule cité d'Égine il nomme les Midylides, les Théandrides, les Euxénides, les Blepsiades, les Chariades, les Balychides. A Syracuse il vante la famille sacerdotale des Jamides, à Agrigente celle des Emménides, et ainsi dans toutes les villes dont il a occasion de parler.

A Épidaure, le corps tout entier des citoyens, c'est-à-dire de ceux qui avaient des droits politiques, ne se composa longtemps que de 180 membres; tout le reste « était en dehors de la cité ». [2] Les vrais citoyens étaient moins nombreux encore à Héraclée, où les cadets des grandes familles n'avaient pas de droits politiques. [3] Il en fut longtemps de même à Cnide, à Istros, à Marseille. A Théra, tout le pouvoir était aux mains de quelques familles qui étaient réputées sacrées. Il en était ainsi à Apollonie. [4] A Érythres il existait une classe aristocratique que l'on nommait les Basilides. Dans les villes d'Eubée la classe maîtresse s'appelait les Chevaliers. [5] On peut remarquer à ce sujet que chez les anciens, comme au moyen âge, c'était un privilège de combattre à cheval.

La monarchie n'existait déjà plus à Corinthe lorsqu'une colonie en partit pour fonder Syracuse. Aussi la cité nouvelle ne connut-elle pas la royauté et fut-elle gouvernée tout d'abord par une aristocratie. On appelait cette classe les Géomores, c'est-à-dire les propriétaires. Elle se composait des familles qui, le jour de la fondation, s'étaient distribué avec tous les rites ordinaires les parts sacrées du territoire. Cette aristocratie resta pendant plusieurs générations maîtresse absolue du gouvernement, et elle conserva son titre de propriétaires, ce qui semble indiquer que les classes inférieures n'avaient pas le droit de propriété sur le sol. Une aristocratie semblable fut longtemps maîtresse à Milet et à Samos. [6]

NOTES

[1] Thucydide, II, 15-16.

[2] Plutarque, Quest. gr., 1.

[3] Aristote, Politique, VIII, 5, 2.

[4] Aristote, Politique, III, 9, 8; VI, 3, 8.

[5] Aristote, Politique, VIII, 5, 10.

[6] Diodore, VIII, 5. Thucydide, VIII, 21. Hérodote, VII, 155.

CHAPITRE V.

DEUXIÈME RÉVOLUTION: CHANGEMENTS DANS LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE; LE DROIT D'AÎNESSE DISPARAÎT; LA GENS SE DÉMEMBRE.

La révolution qui avait renversé la royauté, avait modifié la forme extérieure du gouvernement plutôt qu'elle n'avait changé la constitution de la société. Elle n'avait pas été l'oeuvre des classes inférieures, qui avaient intérêt à détruire les vieilles institutions, mais de l'aristocratie qui voulait les maintenir. Elle n'avait donc pas été faite pour renverser la constitution antique de la famille, mais bien pour la conserver. Les rois avaient eu souvent la tentation d'élever les basses classes et d'affaiblir les gentes, et c'était pour cela qu'on avait renversé les rois. L'aristocratie n'avait opéré une révolution politique que pour empêcher une révolution sociale. Elle avait pris en mains le pouvoir, moins pour le plaisir de dominer que pour défendre contre des attaques ses vieilles institutions, ses antiques principes, son culte domestique, son autorité paternelle, le régime de la gens et enfin le droit privé que la religion primitive avait établi.

Ce grand et général effort de l'aristocratie répondait donc à un danger. Or il paraît qu'en dépit de ses efforts et de sa victoire même, le danger subsista. Les vieilles institutions commençaient à chanceler et de graves changements allaient s'introduire dans la constitution intime des familles.

Le vieux régime de la gens, fondé par la religion domestique, n'avait pas été détruit le jour où les hommes étaient passés au régime de la cité. On n'avait pas voulu ou on n'avait pas pu y renoncer immédiatement, les chefs tenant à conserver leur autorité, les inférieurs n'ayant pas tout de suite la pensée de s'affranchir. On avait donc concilié le régime de la gens avec celui de la cité. Mais c'étaient, au fond, deux régimes opposés, que l'on ne devait pas espérer d'allier pour toujours et qui devaient un jour ou l'autre se faire la guerre. La famille, indivisible et nombreuse, était trop forte et trop indépendante pour que le pouvoir social n'éprouvât pas la tentation et même le besoin de l'affaiblir. Ou la cité ne devait pas durer, ou elle devait à la longue briser la famille.

L'ancienne gens avec son foyer unique, son chef souverain, son domaine indivisible, se conçoit bien tant que dure l'état d'isolement et qu'il n'existe pas d'autre société qu'elle. Mais dès que les hommes sont réunis en cité, le pouvoir de l'ancien chef est forcément amoindri; car en même temps qu'il est souverain chez lui, il est membre d'une communauté; comme tel, des intérêts généraux l'obligent à des sacrifices, et des lois générales lui commandent l'obéissance. A ses propres yeux et surtout aux yeux de ses inférieurs, sa dignité est diminuée. Puis, dans cette communauté, si aristocratiquement qu'elle soit constituée, les inférieurs comptent pourtant pour quelque chose, ne serait-ce qu'à cause de leur nombre. La famille qui comprend plusieurs branches et qui se rend aux comices entourée d'une foule de clients, a naturellement plus d'autorité dans les délibérations communes que la famille peu nombreuse et qui compte peu de bras et peu de soldats. Or ces inférieurs ne tardent guère à sentir l'importance qu'ils ont et leur force; un certain sentiment de fierté et le désir d'un sort meilleur naissent en eux. Ajoutez à cela les rivalités des chefs de famille luttant d'influence et cherchant mutuellement à s'affaiblir. Ajoutez encore qu'ils deviennent avides des magistratures de la cité, que pour les obtenir ils cherchent à se rendre populaires, et que pour les gérer ils négligent ou oublient leur petite souveraineté locale. Ces causes produisirent peu à peu une sorte de relâchement dans la constitution de la gens; ceux qui avaient intérêt à maintenir cette constitution, y tenaient moins; ceux qui avaient intérêt à la modifier devenaient plus hardis et plus forts.

La force d'individualité qu'il y avait d'abord dans la famille s'affaiblit insensiblement. Le droit d'aînesse, qui était la condition de son unité, disparut. On ne doit sans doute pas s'attendre à ce qu'aucun écrivain de l'antiquité nous fournisse la date exacte de ce grand changement. Il est probable qu'il n'a pas eu de date, parce qu'il ne s'est pas accompli en une année. Il s'est fait à la longue, d'abord dans une famille, puis dans une autre, et peu à peu dans toutes. Il s'est achevé sans qu'on s'en fût pour ainsi dire aperçu.

On peut bien croire aussi que les hommes ne passèrent pas d'un seul bond de l'indivisibilité du patrimoine au partage égal entre les frères. Il y eut vraisemblablement entre ces deux régimes une transition. Les choses se passèrent peut-être en Grèce et en Italie comme dans l'ancienne société hindoue, où la loi religieuse, après avoir prescrit l'indivisibilité du patrimoine, laissa le père libre d'en donner quelque portion à ses fils cadets, puis, après avoir exigé que l'aîné eût au moins une part double, permit que le partage fût fait également, et finit même par le recommander.

Mais sur tout cela nous n'avons aucune indication précise. Un seul point est certain, c'est que le droit d'aînesse a existé à une époque ancienne et qu'ensuite il a disparu.

Ce changement ne s'est pas accompli en même temps ni de la même manière dans toutes les cités. Dans quelques-unes, la législation le maintint assez longtemps. A Thèbes et à Corinthe il était encore en vigueur au huitième siècle. A Athènes la législation de Solon marquait encore une certaine préférence à l'égard de l'aîné. A Sparte le droit d'aînesse a subsisté jusqu'au triomphe de la démocratie. Il y a des villes où il n'a disparu qu'à la suite d'une insurrection. A Héraclée, à Cnide, à Istros, à Marseille, les branches cadettes prirent les armes pour détruire à la fois l'autorité paternelle et le privilège de l'aîné. [1] A partir de ce moment, telle cité grecque qui n'avait compté jusque-là qu'une centaine d'hommes jouissant des droits politiques, en put compter jusqu'à cinq ou six cents. Tous les membres des familles aristocratiques furent citoyens et l'accès des magistratures et du Sénat leur fut ouvert.

Il n'est pas possible de dire à quelle époque le privilège de l'aîné a disparu à Rome. Il est probable que les rois, au milieu de leur lutte contre l'aristocratie, firent ce qu'ils purent pour le supprimer et pour désorganiser ainsi les gentes. Au début de la république, nous voyons cent nouveaux membres entrer dans le Sénat; Tite-Live croit qu'ils sortaient de la plèbe, [2] mais il n'est pas possible que la domination si dure du patriciat ait commencé par une concession de cette nature. Ces nouveaux sénateurs durent être tirés des familles patriciennes. Ils n'eurent pas le même titre que les anciens membres du Sénat; on appelait ceux-ci patres (chefs de famille); ceux-là furent appelés conscripti (choisis [3]). Cette différence de dénomination ne permet-elle pas de croire que les cent nouveaux sénateurs, qui n'étaient pas chefs de famille, appartenaient à des branches cadettes des gentes patriciennes? On peut supposer que cette classe des branches cadettes, nombreuse et énergique, n'apporta son concours à l'entreprise de Brutus et des pères qu'à la condition qu'on lui donnerait les droits civils et politiques. Elle acquit ainsi, à la faveur du besoin qu'on avait d'elle, ce que la même classe conquit par les armes à Héraclée, à Cnide et à Marseille.

Le droit d'aînesse disparut donc partout: révolution considérable qui commença à transformer la société. La gens italienne et le genos hellénique perdirent leur unité primitive. Les différentes branches se séparèrent; chacune d'elles eut désormais sa part de propriété, son domicile, ses intérêts à part, son indépendance. Singuli singulas familias incipiunt habere, dit le jurisconsulte. Il y a dans la langue latine une vieille expression qui paraît dater de cette époque: familiam ducere, disait-on de celui qui se détachait de la gens et allait faire souche à part, comme on disait ducere coloniam de celui qui quittait la métropole et allait au loin fonder une colonie. Le frère qui s'était ainsi séparé du frère aîné, avait désormais son foyer propre, qu'il avait sans doute allumé au foyer commun de la gens, comme la colonie allumait le sien au prytanée de la métropole. La gens ne conserva plus qu'une sorte d'autorité religieuse à l'égard des différentes familles qui s'étaient détachées d'elle. Son culte eut la suprématie sur leurs cultes. Il ne leur fut pas permis d'oublier qu'elles étaient issues de cette gens; elles continuèrent à porter son nom; à des jours fixés, elles se réunirent autour du foyer commun, pour vénérer l'antique ancêtre ou la divinité protectrice. Elles continuèrent même à avoir un chef religieux et il est probable que l'aîné conserva son privilège pour le sacerdoce, qui resta longtemps héréditaire. A cela près, elles furent indépendantes.

Ce démembrement de la gens eut de graves conséquences. L'antique famille sacerdotale, qui avait formé un groupe si bien uni, si fortement constitué, si puissant, fut pour toujours affaiblie. Cette révolution prépara et rendit plus faciles d'autres changements.

NOTES

[1] Aristote, Politique, VIII, 5, 2, édit. B. Saint-Hilaire.

[2] Il se contredit d'ailleurs: « _Ex primoribus ordinis equestris », dit- il. Or les primores de l'ordre équestre, c'est-à-dire les chevaliers des six premières centuries, étaient des patriciens. Voy. Belot, Hist. des chevaliers romains, liv. 1er, ch. 2.

[3] Festus. V° Conscripti, Allecti. Plutarque, Quest. rom., 58. On distingua pendant plusieurs siècles les patres des conscripti.

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