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La Cité Antique: Étude sur Le Culte, Le Droit, Les Institutions de la Grèce et de Rome

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CHAPITRE VI.

LES CLIENTS S'AFFRANCHISSENT.

1° Ce que c'était d'abord que la clientèle et comment elle s'est transformée.

Voici encore une révolution dont on ne peut pas indiquer la date, mais qui a très certainement modifié la constitution de la famille et de la société elle-même. La famille antique comprenait, sous l'autorité d'un chef unique, deux classes de rang inégal: d'une part, les branches cadettes, c'est-à-dire les individus naturellement libres; de l'autre, les serviteurs ou clients, inférieurs par la naissance, mais rapprochés du chef par leur participation au culte domestique. De ces deux classes, nous venons de voir la première sortir de son état d'infériorité; la seconde aspire aussi de bonne heure à s'affranchir. Elle y réussit à la longue; la clientèle se transforme et finit par disparaître.

Immense changement que les écrivains anciens ne nous racontent pas. C'est ainsi que, dans le moyen âge, les chroniqueurs ne nous disent pas comment la population des campagnes s'est peu à peu transformée. Il y a eu dans l'existence des sociétés humaines un assez grand nombre de révolutions dont le souvenir ne nous est fourni par aucun document. Les écrivains ne les ont pas remarquées, parce qu'elles s'accomplissaient lentement, d'une manière insensible, sans luttes visibles; révolutions profondes et cachées qui remuaient le fond de la société humaine sans qu'il en parût rien à la surface, et qui restaient inaperçues des générations mêmes qui y travaillaient. L'histoire ne peut les saisir que fort longtemps après qu'elles sont achevées, lorsqu'en comparant deux époques de la vie d'un peuple elle constate entre elles de si grandes différences qu'il devient évident que, dans l'intervalle qui les sépare, une grande révolution s'est accomplie.

Si l'on s'en rapportait au tableau, que les écrivains nous tracent de la clientèle primitive à Rome, ce serait vraiment une institution de l'âge d'or. Qu'y a-t-il de plus humain que ce patron qui défend son client en justice, qui le soutient de son argent s'il est pauvre, et qui pourvoit à l'éducation de ses enfants? Qu'y a-t-il de plus touchant que ce client qui soutient à son tour le patron tombé dans la misère, qui paye sas dettes, qui donne tout ce qu'il a pour fournir sa rançon? Mais il n'y a pas tant de sentiment dans les lois des anciens peuples. L'affection désintéressée et le dévouement ne furent jamais des institutions. Il faut nous faire une autre idée de la clientèle et du patronage.

Ce que nous savons avec le plus de certitude sur le client, c'est qu'il ne peut pas se séparer du patron ni en choisir un autre, et qu'il est attaché de père en fils à une famille. Ne saurions-nous que cela, ce serait assez pour croire que sa condition ne devait pas être très-douce. Ajoutons que le client n'est pas propriétaire du sol; la terre appartient au patron, qui, comme chef d'un culte domestique et aussi comme membre d'une cité, a seul qualité pour être propriétaire. Si le client cultive le sol, c'est au nom et au profit du maître. Il n'a même pas la propriété des objets mobiliers, de son argent, de son pécule. La preuve en est que le patron peut lui reprendre tout cela, pour payer ses propres dettes ou sa rançon. Ainsi rien n'est à lui. Il est vrai que le patron lui doit la subsistance, à lui et à ses enfants; mais en retour il doit son travail au patron. On ne peut pas dire qu'il soit précisément esclave; mais il a un maître auquel il appartient et à la volonté duquel il est soumis en toute chose. Toute sa vie il est client, et ses fils le sont après lui.

Il y a quelque analogie entre le client des époques antiques et le serf du moyen âge. A la vérité, le principe qui les condamne à l'obéissance n'est pas le même. Pour le serf, ce principe est le droit de propriété qui s'exerce sur la terre et sur l'homme à la fois; pour le client, ce principe est la religion domestique à laquelle il est attaché sous l'autorité du patron qui en est le prêtre. D'ailleurs pour le client et pour le serf la subordination est la même; l'un est lié à son patron comme l'autre l'est à son seigneur; le client ne peut pas plus quitter la gens que le serf la glèbe. Le client, comme le serf, reste soumis à un maître de père en fils. Un passage de Tite-Live fait supposer qu'il lui est interdit de se marier hors de la gens, comme il l'est au serf de se marier hors du village. Ce qui est sûr, c'est qu'il ne peut pas contracter mariage sans l'autorisation du patron. Le patron peut reprendre le sol que le client cultive et l'argent qu'il possède, comme le seigneur peut le faire pour le serf. Si le client meurt, tout ce dont il a eu l'usage revient de droit au patron, de même que la succession du serf appartient au seigneur.

Le patron n'est pas seulement un maître; il est un juge; il peut condamner à mort le client. Il est de plus un chef religieux. Le client plie sous cette autorité à la fois matérielle et morale qui le prend par son corps et par son âme. Il est vrai que cette religion impose des devoirs au patron, mais des devoirs dont il est le seul juge et pour lesquels il n'y a pas de sanction. Le client ne voit rien qui le protège; il n'est pas citoyen par lui-même; s'il veut paraître devant le tribunal de la cité, il faut que son patron le conduise et parle pour lui. Invoquera-t-il la loi? Il n'en connaît pas les formules sacrées; les connaîtrait-il, la première loi pour lui est de ne jamais témoigner ni parler contre son patron. Sans le patron nulle justice; contre le patron nul recours.

Le client n'existe pas seulement à Rome; on le trouve chez les Sabins et les Étrusques, faisant partie de la manus de chaque chef. Il a existé dans l'ancienne gens hellénique aussi bien que dans la gens italienne. Il est vrai qu'il ne faut pas le chercher dans les cités doriennes, où le régime de la gens a disparu de bonne heure et où les vaincus sont attachés, non à la famille d'un maître, mais à un lot de terre. Nous le trouvons à Athènes et dans les cités ioniennes et éoliennes sous le nom de thète ou de pélate. Tant que dure le régime aristocratique, ce thète ne fait pas partie de la cité; enfermé dans une famille dont il ne peut sortir, il est sous la main d'un eupatride qui a en lui le même caractère et la même autorité que le patron romain.

On peut bien présumer que de bonne heure il y eut de la haine entre le patron et le client. On se figure sans peine ce qu'était l'existence dans cette famille où l'un avait tout pouvoir et l'autre n'avait aucun droit, où l'obéissance sans réserve et sans espoir était tout à côté de l'omnipotence sans frein, où le meilleur maître avait ses emportements et ses caprices, où le serviteur le plus résigné avait ses rancunes, ses gémissements et ses colères. Ulysse est un bon maître: voyez quelle affection paternelle il porte à Eumée et à Philaetios. Mais il fait mettre à mort un serviteur qui l'a insulté sans le reconnaître, et des servantes qui sont tombées dans le mal auquel son absence même les a exposées. De la mort des prétendants il est responsable vis-à-vis de la cité; mais de la mort des serviteurs personne ne lui demande compte.

Dans l'état d'isolement où la famille avait longtemps vécu, la clientèle avait pu se former et se maintenir. La religion domestique était alors toute-puissante sur l'âme. L'homme qui en était le prêtre par droit héréditaire, apparaissait aux classes inférieures comme un être sacré. Plus qu'un homme, il était l'intermédiaire entre les hommes et Dieu. De sa bouche sortait la prière puissante, la formule irrésistible qui attirait la faveur ou la colère de la divinité. Devant une telle force il fallait s'incliner; l'obéissance était commandée par la foi et la religion. D'ailleurs comment le client aurait-il eu la tentation de s'affranchir? Il ne voyait pas d'autre horizon que cette famille à laquelle tout l'attachait. En elle seule il trouvait une vie calme, une subsistance assurée; en elle seule, s'il avait un maître, il avait aussi un protecteur; en elle seule enfin il trouvait un autel dont il pût approcher, et des dieux qu'il lui fût permis d'invoquer. Quitter cette famille, c'était se placer en dehors de toute organisation sociale et de tout droit; c'était perdre ses dieux et renoncer au droit de prier.

Mais la cité étant fondée, les clients des différentes familles pouvaient se voir, se parler, se communiquer leurs désirs ou leurs rancunes, comparer les différents maîtres et entrevoir un sort meilleur. Puis leur regard commençait à s'étendre au delà de l'enceinte de la famille. Ils voyaient qu'en dehors d'elle il existait une société, des règles, des lois, des autels, des temples, des dieux. Sortir de la famille n'était donc plus pour eux un malheur sans remède. La tentation devenait chaque jour plus forte; la clientèle semblait un fardeau de plus en plus lourd, et l'on cessait de croire que l'autorité du maître fût légitime et sainte. Il y eut alors dans le coeur de ces hommes un ardent désir d'être libres. Sans doute on ne trouve dans l'histoire d'aucune cité le souvenir d'une insurrection générale de cette classe. S'il y eut des luttes à main armée, elles furent renfermées et cachées dans l'enceinte de chaque famille. C'est là qu'il y eut, pendant plus d'une génération, d'un côté d'énergiques efforts pour l'indépendance, de l'autre une répression implacable. Il se déroula, dans chaque maison, une longue et dramatique histoire qu'il est impossible aujourd'hui de retracer. Ce qu'on peut dire seulement, c'est que les efforts de la classe inférieure ne furent pas sans résultats. Une nécessité invincible obligea peu à peu les maîtres à céder quelque chose de leur omnipotence. Lorsque l'autorité cesse de paraître juste aux sujets, il faut encore du temps pour qu'elle cesse de le paraître aux maîtres; mais cela vient à la longue, et alors le maître, qui ne croit plus son autorité légitime, la défend mal ou finit par y renoncer. Ajoutez que cette classe inférieure était utile, que ses bras, en cultivant la terre, faisaient la richesse du maître, et en portant les armes, faisaient sa force au milieu des rivalités des familles, qu'il était donc sage de la satisfaire et que l'intérêt s'unissait à l'humanité pour conseiller des concessions.

Il paraît certain que la condition des clients s'améliora peu à peu. A l'origine ils vivaient dans la maison du maître, cultivant ensemble le domaine commun. Plus tard on assigna à chacun d'eux un lot de terre particulier. Le client dut se trouver déjà plus heureux. Sans doute il travaillait encore au profit du maître; la terre n'était pas à lui, c'était plutôt lui qui était à elle. N'importe; il la cultivait de longues années de suite et il l'aimait. Il s'établissait entre elle et lui, non pas ce lien que la religion de la propriété avait créé entre elle et le maître, mais un autre lien, celui que le travail et la souffrance même peuvent former entre l'homme qui donne sa peine et la terre qui donne ses fruits.

Vint ensuite un nouveau progrès. Il ne cultiva plus pour le maître, mais pour lui-même. Sous la condition d'une redevance, qui peut-être fut d'abord variable, mais qui ensuite devint fixe, il jouit de la récolte. Ses sueurs trouvèrent ainsi quelque récompense et sa vie fut à la fois plus libre et plus fière. « Les chefs de famille, dit un ancien, assignaient des portions de terre à leurs inférieurs, comme s'ils eussent été leurs propres enfants. » [1] On lit de même dans l'Odyssée: « Un maître bienveillant donne à son serviteur une maison et une terre »; et Eumée ajoute: « une épouse désirée », parce que le client ne peut pas encore se marier sans la volonté du maître, et que c'est le maître qui lui choisit sa compagne.

Mais ce champ où s'écoulait désormais sa vie, où étaient tout son labeur et toute sa jouissance, n'était pas encore sa propriété. Car ce client n'avait pas en lui le caractère sacré qui faisait que le sol pouvait devenir la propriété d'un homme. Le lot qu'il occupait, continuait à porter la borne sainte, le dieu Terme que la famille du maître avait autrefois posé. Cette borne inviolable attestait que le champ, uni à la famille du maître par un lien sacré, ne pourrait jamais appartenir en propre au client affranchi. En Italie, le champ et la maison qu'occupait le villicus, client du patron, renfermaient un foyer, un Lar familiaris; mais ce foyer n'était pas au cultivateur; c'était le foyer du maître. [2] Cela établissait à la fois le droit de propriété du patron et la subordination religieuse du client, qui, si loin qu'il fût du patron, suivait encore son culte.

Le client, devenu possesseur, souffrit de ne pas être propriétaire et aspira à le devenir. Il mit son ambition à faire disparaître de ce champ, qui semblait bien à lui par le droit du travail, la borne sacrée qui en faisait à jamais la propriété de l'ancien maître.

On voit clairement qu'en Grèce les clients arrivèrent à leur but; par quels moyens, on l'ignore. Combien il leur fallut de temps et d'efforts pour y parvenir, on ne peut que le deviner. Peut-être s'est-il opéré dans l'antiquité la même série de changements sociaux que l'Europe a vus se produire au moyen âge, quand les esclaves des campagnes devinrent serfs de la glèbe, que ceux-ci de serfs taillables à merci se changèrent en serfs abonnés, et qu'enfin ils se transformèrent à la longue en paysans propriétaires.

2° La clientèle disparaît à Athènes; oeuvre de Solon.

Cette sorte de révolution est marquée nettement dans l'histoire d'Athènes. Le renversement de la royauté avait eu pour effet de raviver le régime du [Grec: genos]; les familles avaient repris leur vie d'isolement et chacune avait recommencé à former un petit État qui avait pour chef un eupatride et pour sujets la foule des clients. Ce régime paraît avoir pesé lourdement sur la population athénienne; car elle en conserva un mauvais souvenir. Le peuple s'estima si malheureux que l'époque précédente lui parut avoir été une sorte d'âge d'or; il regretta les rois; il en vint à s'imaginer que sous la monarchie il avait été heureux et libre, qu'il avait joui alors de l'égalité, et que c'était seulement à partir de la chute des rois que l'inégalité et la souffrance avaient commencé. Il y avait là une illusion comme les peuples en ont souvent; la tradition populaire plaçait le commencement de l'inégalité là où le peuple avait commencé à la trouver odieuse. Cette clientèle, cette sorte de servage, qui était aussi vieille que la constitution de la famille, on la faisait dater de l'époque où les hommes en avaient pour la première fois senti le poids et compris l'injustice. Il est pourtant bien certain que ce n'est pas au septième siècle que les eupatrides établirent les dures lois de la clientèle. Ils ne firent que les conserver. En cela seulement était leur tort; ils maintenaient ces lois au delà du temps où les populations les acceptaient sans gémir; ils les maintenaient contre le voeu des hommes. Les eupatrides de cette époque étaient peut-être des maîtres moins durs que n'avaient été leurs ancêtres; ils furent pourtant détestés davantage.

Il paraît que, même sous la domination de cette aristocratie, la condition de la classe inférieure s'améliora. Car c'est alors que l'on voit clairement cette classe obtenir la possession de lots de terre sous la seule condition de payer une redevance qui était fixée au sixième de la récolte. Ces hommes étaient ainsi presque émancipés; ayant un chez soi et n'étant plus sous les yeux du maître, ils respiraient plus à l'aise et travaillaient à leur profit.

Mais telle est la nature humaine que ces hommes, à mesure que leur sort s'améliorait, sentaient plus amèrement ce qu'il leur restait d'inégalité. N'être pas citoyens et n'avoir aucune part à l'administration de la cité les touchait sans doute médiocrement; mais ne pas pouvoir devenir propriétaires du sol sur lequel ils naissaient et mouraient, les touchait bien davantage. Ajoutons que ce qu'il y avait de supportable dans leur condition présente, manquait de stabilité. Car s'ils étaient vraiment possesseurs du sol, pourtant aucune loi formelle ne leur assurait ni cette possession ni l'indépendance qui en résultait. On voit dans Plutarque que l'ancien patron pouvait ressaisir son ancien serviteur; si la redevance annuelle n'était pas payée ou pour toute autre cause, ces hommes retombaient dans une sorte d'esclavage.

De graves questions furent donc agitées dans l'Attique pendant une suite de quatre ou cinq générations. Il n'était guère possible que les hommes de la classe inférieure restassent dans cette position instable et irrégulière vers laquelle un progrès insensible les avait conduits; et alors de deux choses l'une, ou perdant cette position ils devaient retomber dans les liens de la dure clientèle, ou décidément affranchis par un progrès nouveau ils devaient monter au rang de propriétaires du sol et d'hommes libres.

On peut deviner tout ce qu'il y eut d'efforts de la part du laboureur, ancien client, de résistance de la part du propriétaire, ancien patron. Ce ne fut pas une guerre civile; aussi les annales athéniennes n'ont-elles conservé le souvenir d'aucun combat. Ce fut une guerre domestique dans chaque bourgade, dans chaque maison, de père en fils.

Ces luttes paraissent avoir eu une fortune diverse suivant la nature du sol des divers cantons de l'Attique. Dans la plaine où l'eupatride avait son principal domaine et où il était toujours présent, son autorité se maintint à peu près intacte sur le petit groupe de serviteurs qui étaient toujours sous ses yeux; aussi les pédiéens se montrèrent-ils généralement fidèles à l'ancien régime. Mais ceux qui labouraient péniblement le flanc de la montagne, les diacriens, plus loin du maître, plus habitués à la vie indépendante, plus hardis et plus courageux, renfermaient au fond du coeur une violente haine pour l'eupatride et une ferme volonté de s'affranchir. C'étaient surtout ces hommes-là qui s'indignaient de voir sur leur champ « la borne sacrée » du maître, et de sentir « leur terre esclave ». [3] Quant aux habitants des cantons voisins de la mer, aux paraliens, la propriété du sol les tentait moins; ils avaient la mer devant eux, et le commerce et l'industrie. Plusieurs étaient devenus riches, et avec la richesse ils étaient à peu près libres. Ils ne partageaient donc pas les ardentes convoitises des diacriens et n'avaient pas une haine bien vigoureuse pour les eupatrides. Mais ils n'avaient pas non plus la lâche résignation des pédiéens; ils demandaient plus de stabilité dans leur condition et des droits mieux assurés.

C'est Solon qui donna satisfaction à ces voeux dans la mesure du possible. Il y a une partie de l'oeuvre de ce législateur que les anciens ne nous font connaître que très-imparfaitement, mais qui paraît en avoir été la partie principale. Avant lui, la plupart des habitants de l'Attique étaient encore réduits à la possession précaire du sol et pouvaient même retomber dans la servitude personnelle. Après lui, cette nombreuse classe d'hommes ne se retrouve plus: le droit de propriété est accessible à tous; il n'y a plus de servitude pour l'Athénien; les familles de la classe inférieure sont à jamais affranchies de l'autorité des familles eupatrides. Il y a là un grand changement dont l'auteur ne peut être que Solon.

Il est vrai que, si l'on s'en tenait aux paroles de Plutarque, Solon n'aurait fait qu'adoucir la législation sur les dettes en ôtant au créancier le droit d'asservir le débiteur. Mais il faut regarder de près à ce qu'un écrivain qui est si postérieur à cette époque, nous dit de ces dettes qui troublèrent la cité athénienne comme toutes les cités de la Grèce et de l'Italie. Il est difficile de croire qu'il y eût avant Solon une telle circulation d'argent qu'il dût y avoir beaucoup de prêteurs et d'emprunteurs. Ne jugeons pas ces temps-là d'après ceux qui ont suivi. Il y avait alors fort peu de commerce; l'échange des créances était inconnu et les emprunts devaient être assez rares. Sur quel gage l'homme qui n'était propriétaire de rien, aurait-il emprunté? Ce n'est guère l'usage, dans aucune société, de prêter aux pauvres. On dit à la vérité, sur la foi des traducteurs de Plutarque plutôt que de Plutarque lui-même, que l'emprunteur engageait sa terre. Mais en supposant que cette terre fût sa propriété, il n'aurait pas pu l'engager; car le système des hypothèques n'était pas encore connu en ce temps-là et était en contradiction avec la nature du droit de propriété. Dans ces débiteurs dont Plutarque nous parle, il faut voir les anciens clients; dans leurs dettes, la redevance annuelle qu'ils doivent payer aux anciens maîtres; dans la servitude où ils tombent s'ils ne payent pas, l'ancienne clientèle qui les ressaisit.

Solon supprima peut-être la redevance, ou, plus probablement, en réduisit le chiffre à un taux tel que le rachat en devînt facile; il ajouta qu'à l'avenir le manque de payement ne ferait pas retomber le laboureur en servitude.

Il fit plus. Avant lui, ces anciens clients, devenus possesseurs du sol, ne pouvaient pas en devenir propriétaires: car sur leur champ se dressait toujours la borne sacrée et inviolable de l'ancien patron. Pour l'affranchissement de la terre et du cultivateur, il fallait que cette borne disparût. Solon la renversa: nous trouvons le témoignage de cette grande réforme dans quelques vers de Solon lui-même: « C'était une oeuvre inespérée, dit-il; je l'ai accomplie avec l'aide des dieux. J'en atteste la déesse Mère, la Terre noire, dont j'ai en maints endroits arraché les bornes, la terre qui était esclave et qui maintenant est libre. » En faisant cela, Solon avait accompli une révolution considérable. Il avait mis de côté l'ancienne religion de la propriété qui, au nom du dieu Terme immobile, retenait la terre en un petit nombre de mains. Il avait arraché la terre à la religion pour la donner au travail. Il avait supprimé, avec l'autorité de l'eupatride sur le sol, son autorité sur l'homme, et il pouvait dire dans ses vers: « Ceux qui sur cette terre subissaient la cruelle servitude et tremblaient devant un maître, je les ai faits libres. »

Il est probable que ce fut cet affranchissement que les contemporains de Solon appelèrent du nom de [Grec: seisachtheia] (secouer le fardeau). Les générations suivantes qui, une fois habituées à la liberté, ne voulaient ou ne pouvaient pas croire que leurs pères eussent été serfs, expliquèrent ce mot comme s'il marquait seulement une abolition des dettes. Mais il a une énergie qui nous révèle une plus grande révolution. Ajoutons-y cette phrase d'Aristote qui, sans entrer dans le récit de l'oeuvre de Solon, dit simplement: « Il fit cesser l'esclavage du peuple. » [4]

3° Transformation de la clientèle à Rome.

Cette guerre entre les client et les patrons a rempli aussi une longue période de l'existence de Rome. Tite-Live, à la vérité, n'en dit rien, parce qu'il n'a pas l'habitude d'observer de près le changement des institutions; d'ailleurs les annales des pontifes et les documents analogues où avaient puisé les anciens historiens que Tite-Live compulsait, ne devaient pas donner le récit de ces luttes domestiques.

Une chose, du moins, est certaine. Il y a eu, à l'origine de Rome, des clients; il nous est même resté des témoignages très précis de la dépendance où leurs patrons les tenaient. Si, plusieurs siècles après, nous cherchons ces clients, nous ne les trouvons plus. Le nom existe encore, non la clientèle. Car il n'y a rien de plus différent des clients de l'époque primitive que ces plébéiens du temps de Cicéron qui se disaient clients d'un riche pour avoir droit à la sportule.

Il y a quelqu'un qui ressemble mieux à l'ancien client, c'est l'affranchi. [5] Pas plus à la fin de la république qu'aux premiers temps de Rome, l'homme, en sortant de la servitude, ne devient immédiatement homme libre et citoyen. Il reste soumis au maître. Autrefois on l'appelait client, maintenant on l'appelle affranchi; le nom seul est changé. Quant au maître, son nom même ne change pas; autrefois on l'appelait patron, c'est encore ainsi qu'on l'appelle. L'affranchi, comme autrefois le client, reste attaché à la famille; il en porte le nom, aussi bien que l'ancien client. Il dépend de son patron; il lui doit non-seulement de la reconnaissance, mais un véritable service, dont le maître seul fixe la mesure. Le patron a droit de justice sur son affranchi, comme il l'avait sur son client; il peut le remettre en esclavage pour délit d'ingratitude. [6] L'affranchi rappelle donc tout à fait l'ancien client. Entre eux il n'y a qu'une différence: on était client autrefois de père en fils; maintenant la condition d'affranchi cesse à la seconde ou au moins à la troisième génération. La clientèle n'a donc pas disparu; elle saisit encore l'homme au moment où la servitude le quitte; seulement, elle n'est plus héréditaire. Cela seul est déjà un changement considérable; il est impossible de dire à quelle époque il s'est opéré.

On peut bien discerner les adoucissements successifs qui furent apportés au sort du client, et par quels degrés il est arrivé au droit de propriété. A l'origine le chef de la gens lui assigne un lot de terre à cultiver. [7] Il ne tarde guère à devenir possesseur viager de ce lot, moyennant qu'il contribue à toutes les dépenses qui incombent à son ancien maître. Les dispositions si dures de la vieille loi qui l'obligent à payer la rançon du patron, la dot de sa fille, ou ses amendes judiciaires, prouvent du moins qu'au temps où cette loi fut écrite il était déjà possesseur viager du sol. Le client fait ensuite un progrès de plus: il obtient le droit, en mourant, de transmettre le lot à son fils; il est vrai qu'à défaut de fils la terre retourne encore au patron. Mais voici un progrès nouveau: le client qui ne laisse pas de fils, obtient le droit de faire un testament. Ici la coutume hésite et varie; tantôt le patron reprend la moitié des biens, tantôt la volonté du testateur est respectée tout entière; en tout cas, son testament n'est jamais sans valeur. [8] Ainsi le client, s'il ne peut pas encore se dire propriétaire, a du moins une jouissance aussi étendue qu'il est possible.

Sans doute ce n'est pas encore là l'affranchissement complet. Mais aucun document ne nous permet de fixer l'époque où les clients se sont définitivement détachés des familles patriciennes. Il y a un texte de Tite-Live (II, 16) qui, si on le prend à la lettre, montre que dès les premières années de la république, les clients étaient citoyens. Il y a grande apparence qu'ils l'étaient déjà au temps du roi Servius; peut-être même votaient-ils dans les comices curiates dès l'origine de Rome. Mais on ne peut pas conclure de là qu'ils fussent dès lors tout à fait affranchis; car il est possible que les patriciens aient trouvé leur intérêt à donner à leurs clients des droits politiques, sans qu'ils aient pour cela consenti à leur donner des droits civils.

Il ne paraît pas que la révolution qui affranchit les clients à Rome, se soit achevée d'un seul coup comme à Athènes. Elle s'accomplit fort lentement et d'une manière presque imperceptible, sans qu'aucune loi formelle l'ait jamais consacrée. Les liens de la clientèle se relâchèrent peu à peu et le client s'éloigna insensiblement du patron.

Le roi Servius fit une grande réforme à l'avantage des clients: il changea l'organisation de l'armée. Avant lui, l'armée marchait divisée en tribus, en curies, en gentes; c'était la division patricienne: chaque chef de gens était à la tête de ses clients. Servius partagea l'armée en centuries, chacun eut son rang d'après sa richesse. Il en résulta que le client ne marcha plus à côté de son patron, qu'il ne le reconnut plus pour chef dans le combat et qu'il prit l'habitude de l'indépendance.

Ce changement en amena un autre dans la constitution des comices. Auparavant l'assemblée se partageait en curies et en gentes, et le client, s'il votait, votait sous l'oeil du maître. Mais la division par centuries étant établie pour les comices comme pour l'armée, le client ne se trouva plus dans le même cadre que son patron. Il est vrai que la vieille loi lui commanda encore de voter comme lui, mais comment vérifier son vote?

C'était beaucoup que de séparer le client du patron dans les moments les plus solennels de la vie, au moment du combat et au moment du vote. L'autorité du patron se trouva fort amoindrie et ce qu'il lui en resta fut de jour en jour plus contesté. Dès que le client eut goûté à l'indépendance, il la voulut tout entière. Il aspira à se détacher de la gens et à entrer dans la plèbe, où l'on était libre. Que d'occasions se présentaient! Sous les rois, il était sûr d'être aidé par eux, car ils ne demandaient pas mieux que d'affaiblir les gentes. Sous la république, il trouvait la protection de la plèbe elle-même et des tribuns. Beaucoup de clients s'affranchirent ainsi et la gens ne put pas les ressaisir. En 472 avant J.-C., le nombre des clients était encore assez considérable, puisque la plèbe se plaignait que, par leurs suffrages dans les comices centuriates, ils fissent pencher la balance du côté des patriciens. [9] Vers la même époque, la plèbe ayant refusé de s'enrôler, les patriciens purent former une armée avec leurs clients. [10] Il paraît pourtant que ces clients n'étaient plus assez nombreux pour cultiver à eux seuls les terres des patriciens, et que ceux-ci étaient obligés d'emprunter des bras à la plèbe. [11] Il est vraisemblable que la création du tribunat, en assurant aux clients échappés des protecteurs contre leurs anciens patrons, et en rendant la situation des plébéiens plus enviable et plus sûre, hâta ce mouvement graduel vers l'affranchissement. En 372 il n'y avait plus de clients, et un Manlius pouvait dire à la plèbe: « Autant vous avez été de clients autour de chaque patron, autant vous serez maintenant contre un seul ennemi. » [12] Dès lors nous ne voyons plus dans l'histoire de Rome ces anciens clients, ces hommes héréditairement attachés à la gens. La clientèle primitive fait place à une clientèle d'un genre nouveau, lien volontaire et presque fictif qui n'entraîne plus les mêmes obligations. On ne distingue plus dans Rome les trois classes des patriciens, des clients, des plébéiens. Il n'en reste plus que deux, et les clients se sont fondus dans la plèbe. Les Marcellus paraissent être une branche ainsi détachée de la gens Claudia. Leur nom était Claudius; mais puisqu'ils n'étaient pas patriciens, ils n'avaient dû faire partie de la gens qu'à titre de clients. Libres de bonne heure, enrichis par des moyens qui nous sont inconnus, ils s'élevèrent d'abord aux dignités de la plèbe, plus tard à celles de la cité. Pendant plusieurs siècles, la gens Claudia parut avoir oublié ses anciens droits sur eux. Un jour pourtant, au temps de Cicéron, [13] elle s'en souvint inopinément. Un affranchi ou client des Marcellus était mort et laissait un héritage qui, suivant la loi, devait faire retour au patron. Les Claudius patriciens prétendirent que les Marcellus, en clients qu'ils étaient, ne pouvaient pas avoir eux- mêmes de clients, et que leurs affranchis devaient tomber, eux et leur héritage, dans les mains du chef de la gens patricienne, seul capable d'exercer les droits de patronage. Ce procès étonna fort le public et embarrassa les jurisconsultes; Cicéron même trouva la question fort obscure. Elle ne l'aurait pas été quatre siècles plus tôt, et les Claudius auraient gagné leur cause. Mais au temps de Cicéron, le droit sur lequel ils fondaient leur réclamation était si antique qu'on l'avait oublié et que le tribunal put bien donner gain de cause aux Marcellus. L'ancienne clientèle n'existait plus.

NOTES

[1] Festus, v° Patres.

[2] Caton, De re rust., 143. Columelle, XI, 1, 19.

[3] Solon, édition Bach, p. 104, 105.

[4] Aristote, Gouv. d'Ath., Fragm., coll. Didot, t. II, p. 107.

[5] L'affranchi devenait un client. L'identité entre ces deux termes est marquée par un passage de Denys, IV, 23.

[6] Digeste, liv. XXV, tit. 2, 5; liv. L, tit. 16, 195. Valère Maxime, V, 1, 4. Suétone, Claude, 25. Dion Cassius, LV. La législation était la même à Athènes; voy. Lysias et Hypéride dans Harpocration, v° [Grec: Apostasion]. Démosthènes, in Aristogitonem et Suidas. V° [Grec: Anagchaion].

[7] Festus, v° Patres.

[8] Institutes de Justinien, III, 7.

[9] Tite-Live, II, 56.

[10] Denys, VII, 19; X, 27.

[11] Inculti per secessionem plebis agri, Tite-Live, II, 34.

[12] Tite-Live, VI, 18.

[13] Cicéron, De oratore, I, 39.

CHAPITRE VII.

TROISIÈME RÉVOLUTION: LA PLÈBE ENTRE DANS LA CITÉ.

1° Histoire générale de cette révolution.

Les changements qui s'étaient opérés à la longue dans la constitution de la famille, en amenèrent d'autres dans la constitution de la cité. L'ancienne famille aristocratique et sacerdotale se trouvait affaiblie. Le droit d'aînesse ayant disparu, elle avait perdu son unité et sa vigueur; les clients s'étant pour la plupart affranchis, elle avait perdu la plus grande partie de ses sujets. Les hommes de la classe inférieure n'étaient plus répartis dans les gentes; vivant en dehors d'elles, ils formèrent entre eux un corps. Par là, la cité changea d'aspect; au lieu qu'elle avait été précédemment un assemblage faiblement lié d'autant de petits États qu'il y avait de familles, l'union se fit, d'une part entre les membres patriciens des gentes, de l'autre entre les hommes de rang inférieur. Il y eut ainsi deux grands corps en présence, deux sociétés ennemies. Ce ne fut plus, comme dans l'époque précédente, une lutte obscure dans chaque famille; ce fut dans chaque ville une guerre ouverte. Des deux classes, l'une voulait que la constitution religieuse de la cité fût maintenue, et que le gouvernement, comme le sacerdoce, restât dans les mains des familles sacrées. L'autre voulait briser les vieilles barrières qui la plaçaient en dehors du droit, de la religion et de la société politique.

Dans la première partie de la lutte, l'avantage était à l'aristocratie de naissance. A la vérité, elle n'avait plus ses anciens sujets, et sa force matérielle était tombée; mais il lui restait le prestige de sa religion, son organisation régulière, son habitude du commandement, ses traditions, son orgueil héréditaire. Elle ne doutait pas de son droit; en se défendant, elle croyait défendre la religion. Le peuple n'avait pour lui que son grand nombre. Il était gêné par une habitude de respect dont il ne lui était pas facile de se défaire. D'ailleurs il n'avait pas de chefs; tout principe d'organisation lui manquait. Il était, à l'origine, une multitude sans lien plutôt qu'un corps bien constitué et vigoureux. Si nous nous rappelons que les hommes n'avaient pas trouvé d'autre principe d'association que la religion héréditaire des familles, et qu'ils n'avaient pas l'idée d'une autorité qui ne dérivât pas du culte, nous comprendrons aisément que cette plèbe, qui était en dehors du culte et de la religion, n'ait pas pu former d'abord une société régulière, et qu'il lui ait fallu beaucoup de temps pour trouver en elle les éléments d'une discipline et les règles d'un gouvernement.

Cette classe inférieure, dans sa faiblesse, ne vit pas d'abord d'autre moyen de combattre l'aristocratie que de lui opposer la monarchie.

Dans les villes où la classe populaire était déjà formée au temps des anciens rois, elle les soutint de toute la force dont elle disposait, et les encouragea à augmenter leur pouvoir. A Rome, elle exigea le rétablissement de la royauté après Romulus; elle fit nommer Hostilius; elle fit roi Tarquin l'Ancien; elle aima Servius et elle regretta Tarquin le Superbe.

Lorsque les rois eurent été partout vaincus et que l'aristocratie devint maîtresse, le peuple ne se borna pas à regretter la monarchie; il aspira à la restaurer sous une forme nouvelle. En Grèce, pendant le sixième siècle, il réussit généralement à se donner des chefs; ne pouvant pas les appeler rois, parce que ce titre impliquait l'idée de fonctions religieuses et ne pouvait être porté que par des familles sacerdotales, il les appela tyrans. [1]

Quel que soit le sens originel de ce mot, il est certain qu'il n'était pas emprunté à la langue de la religion; on ne pouvait pas l'appliquer aux dieux, comme on faisait du mot roi; on ne le prononçait pas dans les prières. Il désignait, en effet, quelque chose de très nouveau parmi les hommes, une autorité qui ne dérivait pas du culte, un pouvoir que la religion n'avait pas établi. L'apparition de ce mot dans la langue grecque marque l'apparition d'un principe que les générations précédentes n'avaient pas connu, l'obéissance de l'homme à l'homme. Jusque-là, il n'y avait eu d'autres chefs d'État que ceux qui étaient les chefs de la religion; ceux-là seuls commandaient à la cité, qui faisaient le sacrifice et invoquaient les dieux pour elle; en leur obéissant, on n'obéissait qu'à la loi religieuse et on ne faisait acte de soumission qu'à la divinité. L'obéissance à un homme, l'autorité donnée à cet homme par d'autres hommes, un pouvoir d'origine et de nature tout humaine, cela avait été inconnu aux anciens eupatrides, et cela ne fut conçu que le jour où les classes inférieures rejetèrent le joug de l'aristocratie et cherchèrent un gouvernement nouveau.

Citons quelques exemples. À Corinthe, « le peuple supportait avec peine la domination des Bacchides; Cypsélus, témoin de la haine qu'on leur portait et voyant que le peuple cherchait un chef pour le conduire à l'affranchissement », s'offrit à être ce chef; le peuple l'accepta, le fit tyran, chassa les Bacchides et obéit à Cypsélus. Milet eut pour tyran un certain Thrasybule; Mitylène obéit à Pittacus, Samos à Polycrate. Nous trouvons des tyrans à Argos, à Epidaure, à Mégare au sixième siècle; Sicyone en a eu durant cent trente ans sans interruption. Parmi les Grecs d'Italie, on voit des tyrans à Cumes, à Crotone, à Sybaris, partout. A Syracuse, en 485, la classe inférieure se rendit maîtresse de la ville et chassa la classe aristocratique; mais elle ne put ni se maintenir ni se gouverner, et au bout d'une année elle dut se donner un tyran. [2]

Partout ces tyrans, avec plus ou moins de violence, avaient la même politique. Un tyran de Corinthe demandait un jour à un tyran de Milet des conseils sur le gouvernement. Celui-ci, pour toute réponse, coupa les épis de blé qui dépassaient les autres. Ainsi leur règle de conduite était d'abattre les hautes têtes et de frapper l'aristocratie en s'appuyant sur le peuple.

La plèbe romaine forma d'abord des complots pour rétablir Tarquin. Elle essaya ensuite de faire des tyrans et jeta les yeux tour à tour sur Publicola, sur Spurius Cassius, sur Manlius. L'accusation que le patriciat adresse si souvent à ceux des siens qui se rendent populaires, ne doit pas être une pure calomnie. La crainte des grands atteste les désirs de la plèbe.

Mais il faut bien noter que, si le peuple en Grèce et à Rome cherchait à relever la monarchie, ce n'était pas par un véritable attachement à ce régime. Il aimait moins les tyrans qu'il ne détestait l'aristocratie. La monarchie était pour lui un moyen de vaincre et de se venger; mais jamais ce gouvernement, qui n'était issu que du droit de la force et ne reposait sur aucune tradition sacrée, n'eut de racines dans le coeur des populations. On se donnait un tyran pour le besoin de la lutte; on lui laissait ensuite le pouvoir par reconnaissance ou par nécessité; mais lorsque quelques années s'étaient écoulées et que le souvenir de la dure oligarchie s'était effacé, on laissait tomber le tyran. Ce gouvernement n'eut jamais l'affection des Grecs; ils ne l'acceptèrent que comme une ressource momentanée, et en attendant que le parti populaire trouvât un régime meilleur et se sentît la force de se gouverner lui-même.

La classe inférieure grandit peu à peu. Il y a des progrès qui s'accomplissent obscurément et qui pourtant décident de l'avenir d'une classe et transforment une société. Vers le sixième siècle avant notre ère, la Grèce et l'Italie virent jaillir une nouvelle source de richesse. La terre ne suffisait plus à tous les besoins de l'homme; les goûts se portaient vers le beau et vers le luxe: même les arts naissaient; alors l'industrie et le commerce devinrent nécessaires. Il se forma peu à peu une richesse mobilière; on frappa des monnaies; l'argent parut. Or l'apparition de l'argent était une grande révolution. L'argent n'était pas soumis aux mêmes conditions de propriété que la terre; il était, suivant l'expression du jurisconsulte, res nec mancipi; il pouvait passer de main en main sans aucune formalité religieuse et arriver sans obstacle au plébéien. La religion, qui avait marqué le sol de son empreinte, ne pouvait rien sur l'argent.

Les hommes des classes inférieures connurent alors une autre occupation que celle de cultiver la terre: il y eut des artisans, des navigateurs, des chefs d'industrie, des commerçants; bientôt il y eut des riches parmi eux. Singulière nouveauté! Auparavant les chefs des gentes pouvaient seuls être propriétaires, et voici d'anciens clients ou des plébéiens qui sont riches et qui étalent leur opulence. Puis, le luxe, qui enrichissait l'homme du peuple, appauvrissait l'eupatride; dans beaucoup de cités, notamment à Athènes, on vit une partie des membres du corps aristocratique tomber dans la misère. Or dans une société où la richesse se déplace, les rangs sont bien près d'être renversés.

Une autre conséquence de ce changement fut que dans le peuple même des distinctions et des rangs s'établirent, comme il en faut dans toute société humaine. Quelques familles furent en vue; quelques noms grandirent peu à peu. Il se forma dans le peuple une sorte d'aristocratie; ce n'était pas un mal; le peuple cessa d'être une masse confuse et commença à ressembler à un corps constitué. Ayant des rangs en lui, il put se donner des chefs, sans plus avoir besoin de prendre parmi les patriciens le premier ambitieux venu qui voulait régner. Cette aristocratie plébéienne eut bientôt les qualités qui accompagnent ordinairement la richesse acquise par le travail, c'est-à-dire le sentiment de la valeur personnelle, l'amour d'une liberté calme, et cet esprit de sagesse qui, en souhaitant les améliorations, redoute les aventures. La plèbe se laissa guider par cette élite qu'elle fut fière d'avoir en elle. Elle renonça à avoir des tyrans dès qu'elle sentit qu'elle possédait dans son sein les éléments d'un gouvernement meilleur. Enfin la richesse devint pour quelque temps, comme nous le verrons tout à l'heure, un principe d'organisation sociale.

Il y a encore un changement dont il faut parler, car il aida fortement la classe inférieure à grandir; c'est celui qui s'opéra dans l'art militaire. Dans les premiers siècles de l'histoire des cités, la force des armées était dans la cavalerie. Le véritable guerrier était celui qui combattait sur un char ou à cheval; le fantassin, peu utile au combat, était peu estimé. Aussi l'ancienne aristocratie s'était-elle réservé partout le droit de combattre à cheval; [3] même dans quelques villes les nobles se donnaient le titre de chevaliers. Les celeres de Romulus, les chevaliers romains des premiers siècles étaient tous des patriciens. Chez les anciens la cavalerie fut toujours l'arme noble. Mais peu à peu l'infanterie prit quelque importance. Le progrès dans la fabrication des armes et la naissance de la discipline lui permirent de résister à la cavalerie. Ce point obtenu, elle prit aussitôt le premier rang dans les batailles, car elle était plus maniable et ses manoeuvres plus faciles; les légionnaires, les hoplites firent dorénavant la force des armées. Or les légionnaires et les hoplites étaient des plébéiens. Ajoutez que la marine prit de l'extension, surtout en Grèce, qu'il y eut des batailles sur mer et que le destin d'une cité fut souvent entre les mains de ses rameurs, c'est-à-dire des plébéiens. Or la classe qui est assez forte pour défendre une société l'est assez pour y conquérir des droits et y exercer une légitime influence. L'état social et politique d'une nation est toujours en rapport avec la nature et la composition de ses armées.

Enfin la classe inférieure réussit à avoir, elle aussi, sa religion. Ces hommes avaient dans le coeur, on peut le supposer, ce sentiment religieux qui est inséparable de notre nature et qui nous fait un besoin de l'adoration et de la prière. Ils souffraient donc de se voir écarter de la religion par l'antique principe qui prescrivait que chaque dieu appartînt à une famille et que le droit de prier ne se transmît qu'avec le sang. Ils travaillèrent à avoir aussi un culte.

Il est impossible d'entrer ici dans le détail des efforts qu'ils firent, des moyens qu'ils imaginèrent, des difficultés ou des ressources qui se présentèrent à eux. Ce travail, longtemps individuel, fut longtemps le secret de chaque intelligence; nous n'en pouvons apercevoir que les résultats. Tantôt une famille plébéienne se fit un foyer, soit qu'elle eût osé l'allumer elle-même, soit qu'elle se fût procuré ailleurs le feu sacré; alors elle eut son culte, son sanctuaire, sa divinité protectrice, son sacerdoce, à l'image de la famille patricienne. Tantôt le plébéien, sans avoir de culte domestique, eut accès aux temples de la cité; à Rome, ceux qui n'avaient pas de foyer, par conséquent pas de fête domestique, offraient leur sacrifice annuel au dieu Quirinus. [4] Quand la classe supérieure persistait à écarter de ses temples la classe inférieure, celle-ci se faisait des temples pour elle; à Rome elle en avait un sur l'Aventin, qui était consacré à Diana; elle avait le temple de la pudeur plébéienne. Les cultes orientaux qui, à partir du sixième siècle, envahirent la Grèce et l'Italie, furent accueillis avec empressement par la plèbe; c'étaient des cultes qui, comme le bouddhisme, ne faisaient acception ni de castes ni de peuples. Souvent enfin on vit la plèbe se faire des objets sacrés analogues aux dieux des curies et des tribus patriciennes. Ainsi le roi Servius éleva un autel dans chaque quartier, pour que la multitude eût l'occasion de faire des sacrifices; de même les Pisistratides dressèrent des hermès dans les rues et sur les places d'Athènes. [5] Ce furent là les dieux de la démocratie. La plèbe, autrefois foule sans culte, eut dorénavant ses cérémonies religieuses et ses fêtes. Elle put prier; c'était beaucoup dans une société où la religion faisait la dignité de l'homme.

Une fois que la classe inférieure eut achevé ces différents progrès, quand il y eut en elle des riches, des soldats, des prêtres, quand elle eut tout ce qui donne à l'homme le sentiment de sa valeur et de sa force, quand enfin elle eut obligé la classe supérieure à la compter pour quelque chose, il fut alors impossible de la retenir en dehors de la vie sociale et politique, et la cité ne put pas lui rester fermée plus longtemps.

L'entrée de cette classe inférieure dans la cité est une révolution qui, du septième au cinquième siècle, a rempli l'histoire de la Grèce et de l'Italie. Les efforts du peuple ont eu partout la victoire, mais non pas partout de la même manière ni par les mêmes moyens.

Ici, le peuple, dès qu'il s'est senti fort, s'est insurgé; les armes à la main, il a force les portes de la ville où il lui était interdit d'habiter. Une fois devenu le maître, ou il a chassé les grands et a occupé leurs maisons, ou il s'est contenté de décréter l'égalité des droits. C'est ce qu'on vit à Syracuse, à Érythrées, à Milet.

Là, au contraire, le peuple a usé de moyens moins violents. Sans luttes à main armée, par la seule force morale que lui avaient donnée ses derniers progrès, il a contraint les grands à faire des concessions. On a nommé alors un législateur et la constitution a été changée. C'est ce qu'on vit à Athènes.

Ailleurs, la classe inférieure, sans secousse et sans bouleversement, arriva par degrés à son but. Ainsi à Cumes le nombre des membres de la cité, d'abord très restreint, s'accrut une première fois par l'admission de ceux du peuple qui étaient assez riches pour nourrir un cheval. Plus tard, on éleva jusqu'à mille le nombre des citoyens, et l'on arriva enfin peu à peu à la démocratie. [6]

Dans quelques villes, l'admission de la plèbe parmi les citoyens fut l'oeuvre des rois; il en fut ainsi à Rome. Dans d'autres, elle fut l'oeuvre des tyrans populaires; c'est ce qui eut lieu à Corinthe, à Sicyone, à Argos. Quand l'aristocratie reprit le dessus, elle eut ordinairement la sagesse de laisser à la classe inférieure ce titre de citoyen que les rois ou les tyrans lui avaient donné. A Samos, l'aristocratie ne vint à bout de sa lutte contre les tyrans qu'en affranchissant les plus basses classes. Il serait trop long d'énumérer toutes les formes diverses sous lesquelles cette grande révolution s'est accomplie. Le résultat a été partout le même: la classe inférieure a pénétré dans la cité et a fait partie du corps politique.

Le poète Théognis nous donne une idée assez nette de cette révolution et de ses conséquences. Il nous dit que dans Mégare, sa patrie, il y a deux sortes d'hommes. Il appelle l'une la classe des bons, [Grec: agathoi]; c'est, en effet, le nom qu'elle se donnait dans la plupart des villes grecques. Il appelle l'autre la classe des mauvais, [Grec: kakoi]; c'est encore de ce nom qu'il était d'usage de désigner la classe inférieure. Cette classe, le poëte nous décrit sa condition ancienne: « elle ne connaissait autrefois ni les tribunaux ni les lois »; c'est assez dire qu'elle n'avait pas le droit de cité. Il n'était même pas permis à ces hommes d'approcher de la ville; « ils vivaient en dehors comme des bêtes sauvages ». Ils n'assistaient pas aux repas religieux; ils n'avaient pas le droit de se marier dans les familles des bons.

Mais que tout cela est changé! les rangs ont été bouleversés, « les mauvais ont été mis au-dessus des bons ». La justice est troublée; les antiques lois ne sont plus, et des lois d'une nouveauté étrange les ont remplacées. La richesse est devenue l'unique objet des désirs des hommes, parce qu'elle donne la puissance. L'homme de race noble épouse la fille du riche plébéien et « le mariage confond les races ».

Théognis, qui sort d'une famille aristocratique, a vainement essayé de résister au cours des choses. Condamné à l'exil, dépouillé de ses biens, il n'a plus que ses vers pour protester et pour combattre. Mais s'il n'espère pas le succès, du moins il ne doute pas de la justice de sa cause; il accepte la défaite, mais il garde le sentiment de son droit. À ses yeux, la révolution qui s'est faite est un mal moral, un crime. Fils de l'aristocratie, il lui semble que cette révolution n'a pour elle ni la justice ni les dieux et qu'elle porte atteinte à la religion. « Les dieux, dit-il, ont quitté la terre; nul ne les craint. La race des hommes pieux a disparu; on n'a plus souci des Immortels. »

Mais ces regrets sont inutiles, il le sait bien. S'il gémit ainsi, c'est par une sorte de devoir pieux, c'est parce qu'il a reçu des anciens « la tradition sainte », et qu'il doit la perpétuer. Mais en vain: la tradition même va se flétrir, les fils des nobles vont oublier leur noblesse; bientôt on les verra tous s'unir par le mariage aux familles plébéiennes, « ils boiront à leurs fêtes et mangeront à leur table »; ils adopteront bientôt leurs sentiments. Au temps de Théognis, le regret est tout ce qui reste à l'aristocratie grecque, et ce regret même va disparaître.

En effet, après Théognis, la noblesse ne fut plus qu'un souvenir. Les grandes familles continuèrent à garder pieusement le culte domestique et la mémoire des ancêtres; mais ce fut tout. Il y eut encore des hommes qui s'amusèrent à compter leurs aïeux; mais on riait de ces hommes. On garda l'usage d'inscrire sur quelques tombes que le mort était de noble race; mais nulle tentative ne fut faite pour relever un régime à jamais tombé. Isocrate dit avec vérité que de son temps les grandes familles d'Athènes n'existaient plus que dans leurs tombeaux.

Ainsi la cité ancienne s'était transformée par degrés. A l'origine, elle était l'association d'une centaine de chefs de famille. Plus tard le nombre des citoyens s'accrut, parce que les branches cadettes obtinrent l'égalité. Plus tard encore, les clients affranchis, la plèbe, toute cette foule qui pendant des siècles était restée en dehors de l'association religieuse et politique, quelquefois même en dehors de l'enceinte sacrée de la ville, renversa les barrières qu'on lui opposait et pénétra dans la cité, où aussitôt elle fut maîtresse.

2° Histoire de cette révolution à Athènes.

Les eupatrides, après le renversement de la royauté, gouvernèrent Athènes pendant quatre siècles. Sur cette longue domination l'histoire est muette; on n'en sait qu'une chose, c'est qu'elle fut odieuse aux classes inférieures et que le peuple fit effort pour sortir de ce régime.

L'an 598, le mécontentement que l'on voyait général, et les signes certains qui annonçaient une révolution prochaine, éveillèrent l'ambition d'un eupatride, Cylon, qui songea à renverser le gouvernement de sa caste et à se faire tyran populaire. L'énergie des archontes fit avorter l'entreprise; mais l'agitation continua après lui. En vain les eupatrides mirent en usage toutes les ressources de leur religion. En vain ils dirent que les dieux étaient irrités et que des spectres apparaissaient. En vain ils purifièrent la ville de tous les crimes du peuple et élevèrent deux autels à la Violence et à l'Insolence, pour apaiser ces deux, divinités dont l'influence maligne avait troublé les esprits. [7] Tout cela ne servit de rien. Les sentiments de haine ne furent pas adoucis. On fit venir de Crête le pieux Épiménide, personnage mystérieux qu'on disait fils d'une déesse; on lui fit accomplir une série de cérémonies expiatoires; on espérait, en frappant ainsi l'imagination du peuple, raviver la religion et fortifier, par conséquent, l'aristocratie. Mais le peuple ne s'émut pas; la religion des eupatrides n'avait plus de prestige sur son âme; il persista à réclamer des réformes.

Pendant seize années encore, l'opposition farouche des pauvres de la montagne et l'opposition patiente des riches du rivage firent une rude guerre aux eupatrides. A la fin, tout ce qu'il y avait de sage dans les trois partis s'entendit pour confier à Solon le soin de terminer ces querelles et de prévenir des malheurs plus grands. Solon avait la rare fortune d'appartenir à la fois aux eupatrides par sa naissance et aux commerçants par les occupations de sa jeunesse. Ses poésies nous le montrent comme un homme tout à fait dégagé des préjugés de sa caste; par son esprit conciliant, par son goût pour la richesse et pour le luxe, par son amour du plaisir, il est fort éloigné des anciens eupatrides et il appartient à la nouvelle Athènes.

Nous avons dit plus haut que Solon commença par affranchir la terre de la vieille domination que la religion des familles eupatrides avait exercée sur elle. Il brisa les chaînes de la clientèle. Un tel changement dans l'état social en entraînait un autre dans l'ordre politique. Il fallait que les classes inférieures eussent désormais, suivant l'expression de Solon lui-même, un bouclier pour défendre leur liberté récente. Ce bouclier, c'étaient des droits politiques.

Il s'en faut beaucoup que la constitution de Solon nous soit clairement connue; il paraît du moins que tous les Athéniens firent désormais partie de l'assemblée du peuple et que le Sénat ne fut plus composé des seuls eupatrides; il paraît même que les archontes purent être élus en dehors de l'ancienne caste sacerdotale. Ces graves innovations renversaient toutes les anciennes règles de la cité. Suffrages, magistratures, sacerdoces, direction de la société, il fallait que l'eupatride partageât tout cela avec l'homme de la caste inférieure. Dans la constitution nouvelle il n'était tenu aucun compte des droits de la naissance; il y avait encore des classes, mais elles n'étaient plus distinguées que par la richesse. Dès lors la domination des eupatrides disparut. L'eupatride ne fut plus rien, à moins qu'il ne fût riche; il valut par sa richesse et non pas par sa naissance. Désormais le poëte put dire: « Dans la pauvreté l'homme noble n'est plus rien »; et le peuple applaudit au théâtre cette boutade du comique: « De quelle naissance est cet homme? — Riche, ce sont là aujourd'hui les nobles. » [8]

Le régime qui s'était ainsi fondé, avait deux sortes d'ennemis: les eupatrides qui regrettaient leurs privilèges perdus, et les pauvres qui souffraient encore de l'inégalité.

A peine Solon avait-il achevé son oeuvre, que l'agitation recommença. « Les pauvres se montrèrent, dit Plutarque, les âpres ennemis des riches. » Le gouvernement nouveau leur déplaisait peut-être autant que celui des eupatrides. D'ailleurs, en voyant que les eupatrides pouvaient encore être archontes et sénateurs, beaucoup s'imaginaient que la révolution n'avait pas été complète. Solon avait maintenu les formes républicaines; or le peuple avait encore une haine irréfléchie contre ces formes de gouvernement sous lesquelles il n'avait vu pendant quatre siècles que le règne de l'aristocratie. Suivant l'exemple de beaucoup de cités grecques, il voulut un tyran.

Pisistrate, issu des eupatrides, mais poursuivant un but d'ambition personnelle, promit aux pauvres un partage des terres et se les attacha. Un jour il parut dans l'assemblée, et prétendant qu'on l'avait blessé, il demanda qu'on lui donnât une garde. Les hommes des premières classes allaient lui répondre et dévoiler le mensonge, mais « la populace était prête à en venir aux mains pour soutenir Pisistrate; ce que voyant, les riches s'enfuirent en désordre ». Ainsi l'un des premiers actes de l'assemblée populaire récemment instituée fut d'aider un homme à se rendre maître de la patrie.

Il ne paraît pas d'ailleurs que le règne de Pisistrate ait apporté aucune entrave au développement des destinées d'Athènes. Il eut, au contraire, pour principal effet d'assurer et de garantir contre une réaction la grande réforme sociale et politique qui venait de s'opérer. Les eupatrides ne s'en relevèrent jamais.

Le peuple ne se montra guère désireux de reprendre sa liberté; deux fois la coalition des grands et des riches renversa Pisistrate, deux fois il reprit le pouvoir, et ses fils gouvernèrent Athènes après lui. Il fallut l'intervention d'une armée Spartiate dans l'Attique pour faire cesser la domination de cette famille.

L'ancienne aristocratie eut un moment l'espoir de profiter de la chute des Pisistratides pour ressaisir ses privilèges. Non-seulement elle n'y réussit pas, mais elle reçut même le plus rude coup qui lui eût encore été porté. Clisthènes, qui était issu de cette classe, mais d'une famille que cette classe couvrait d'opprobre et semblait renier depuis trois générations, trouva le plus sûr moyen de lui ôter à jamais ce qu'il lui restait encore de force. Solon, en changeant la constitution politique, avait laissé subsister toute la vieille organisation religieuse de la société athénienne. La population restait partagée en deux ou trois cents gentes, en douze phratries, en quatre tribus. Dans chacun de ces groupes il y avait encore, comme dans l'époque précédente, un culte héréditaire, un prêtre qui était un eupatride, un chef qui était le même que le prêtre. Tout cela était le reste d'un passé qui avait peine à disparaître; par là, les traditions, les usages, les règles, les distinctions qu'il y avait eu dans l'ancien état social, se perpétuaient. Ces cadres avaient été établis par la religion, et ils maintenaient à leur tour la religion, c'est-à-dire la puissance des grandes familles. Il y avait dans chacun de ces cadres deux classes d'hommes, d'une part les eupatrides qui possédaient héréditairement le sacerdoce et l'autorité, de l'autre les hommes d'une condition inférieure, qui n'étaient plus serviteurs ni clients, mais qui étaient encore retenus sous l'autorité de l'eupatride par la religion. En vain la loi de Solon disait que tous les Athéniens étaient libres. La vieille religion saisissait l'homme au sortir de l'Assemblée où il avait librement voté, et lui disait: Tu es lié à un eupatride par le culte; tu lui dois respect, déférence, soumission; comme membre d'une cité, Solon t'a fait libre; mais comme membre d'une tribu, tu obéis à un eupatride; comme membre d'une phratrie, tu as encore un eupatride pour chef; dans la famille même, dans la gens où tes ancêtres sont nés et dont tu ne peux pas sortir, tu retrouves encore l'autorité d'un eupatride. A quoi servait- il que la loi politique eût fait de cet homme un citoyen, si la religion et les moeurs persistaient à en faire un client? Il est vrai que depuis plusieurs générations beaucoup d'hommes se trouvaient en dehors de ces cadres, soit qu'ils fussent venus de pays étrangers, soit qu'ils se fussent échappés de la gens et de la tribu pour être libres. Mais ces hommes souffraient d'une autre manière, ils se trouvaient dans un état d'infériorité morale vis-à-vis des autres hommes, et une sorte d'ignominie s'attachait à leur indépendance.

Il y avait donc, après la réforme politique de Solon, une autre réforme à opérer dans le domaine de la religion. Clisthènes l'accomplit en supprimant les quatre anciennes tribus religieuses, et en les remplaçant par dix tribus qui étaient partagées en un certain nombre de dèmes.

Ces tribus et ces dèmes ressemblèrent en apparence aux anciennes tribus et aux gentes. Dans chacune de ces circonscriptions il y eut un culte, un prêtre, un juge, des réunions pour les cérémonies religieuses, des assemblées pour délibérer sur les intérêts communs. [9] Mais les groupes nouveaux différèrent des anciens en deux points essentiels. D'abord, tous les hommes libres d'Athènes, même ceux qui n'avaient pas fait partie des anciennes tribus et des gentes, furent répartis dans les cadres formés par Clisthènes: [10] grande réforme qui donnait un culte à ceux qui en manquaient encore, et qui faisait entrer dans une association religieuse ceux qui auparavant étaient exclus de toute association. En second lieu, les hommes furent distribués dans les tribus et dans les dèmes, non plus d'après leur naissance, comme autrefois, mais d'après leur domicile. La naissance n'y compta pour rien: les hommes y furent égaux et l'on n'y connut plus de privilèges. Le culte, pour la célébration duquel la nouvelle tribu ou le dème se réunissait, n'était plus le culte héréditaire d'une ancienne famille; on ne s'assemblait plus autour du foyer d'un eupatride. Ce n'était plus un ancien eupatride que la tribu ou le dème vénérait comme ancêtre divin; les tribus eurent de nouveaux héros éponymes choisis parmi les personnages antiques dont le peuple avait conservé bon souvenir, et quant aux dèmes, ils adoptèrent uniformément pour dieux protecteurs Zeus gardien de l'enceinte et Apollon paternel. Dès lors il n'y avait plus de raison pour que le sacerdoce fût héréditaire dans le dème comme il l'avait été dans la gens; il n'y en avait non plus aucune pour que le prêtre fût toujours un eupatride. Dans les nouveaux groupes, la dignité de prêtre et de chef fut annuelle, et chaque membre put l'exercer à son tour. Cette réforme fut ce qui acheva de renverser l'aristocratie des eupatrides. A dater de ce moment, il n'y eut plus de caste religieuse; plus de privilèges de naissance, ni en religion ni en politique. La société athénienne était entièrement transformée. [11]

Or la suppression des vieilles tribus, remplacées par des tribus nouvelles, où tous les hommes avaient accès et étaient égaux, n'est pas un fait particulier à l'histoire d'Athènes. Le même changement a été opéré à Cyrène, à Sicyone, à Élis, à Sparte, et probablement dans beaucoup d'autres cités grecques. [12] De tous les moyens propres à affaiblir l'ancienne aristocratie, Aristote n'en voyait pas de plus efficace que celui-là. « Si l'on veut fonder la démocratie, dit-il, on fera ce que fit Clisthènes chez les Athéniens: on établira de nouvelles tribus et de nouvelles phratries; aux sacrifices héréditaires des familles on substituera des sacrifices où tous les hommes seront admis; on confondra autant que possible les relations des hommes entre eux, en ayant soin de briser toutes les associations antérieures. » [13]

Lorsque cette réforme est accomplie dans toutes les cités, on peut dire que l'ancien moule de la société est brisé et qu'il se forme un nouveau corps social. Ce changement dans les cadres que l'ancienne religion héréditaire avait établis et qu'elle déclarait immuables, marque la fin du régime religieux de la cité.

3° Histoire de cette révolution à Rome.

La plèbe eut de bonne heure à Rome une grande importance. La situation de la ville entre les Latins, les Sabins et les Étrusques la condamnait à une guerre perpétuelle, et la guerre exigeait qu'elle eût une population nombreuse. Aussi les rois avaient-ils accueilli et appelé tous les étrangers, sans avoir égard à leur origine. Les guerres se succédaient sans cesse, et comme on avait besoin d'hommes, le résultat le plus ordinaire de chaque victoire était qu'on enlevait à la ville vaincue sa population pour la transférer à Rome. Que devenaient ces hommes ainsi amenés avec le butin? S'il se trouvait parmi eux des familles sacerdotales et patriciennes, le patriciat s'empressait de se les adjoindre. Quant à la foule, une partie entrait dans la clientèle des grands ou du roi, une partie était reléguée dans la plèbe.

D'autres éléments encore entraient dans la composition de cette classe. Beaucoup d'étrangers affluaient à Rome, comme en un lieu que sa situation rendait propre au commerce. Les mécontents de la Sabine, de l'Étrurie, du Latium y trouvaient un refuge. Tout cela entrait dans la plèbe. Le client qui réussissait à s'échapper de la gens, devenait un plébéien. Le patricien qui se mésalliait ou qui commettait une de ces fautes qui entraînaient la déchéance, tombait dans la classe inférieure. Tout bâtard était repoussé par la religion des familles pures, et relégué dans la plèbe.

Pour toutes ces raisons, la plèbe augmentait en nombre. La lutte qui était engagée entre les patriciens et les rois, accrut son importance. La royauté et la plèbe sentirent de bonne heure qu'elles avaient les mêmes ennemis. L'ambition des rois était de se dégager des vieux principes de gouvernement qui entravaient l'exercice de leur pouvoir. L'ambition de la plèbe était de briser les vieilles barrières qui l'excluaient de l'association religieuse et politique. Une alliance tacite s'établit; les rois protégèrent la plèbe, et la plèbe soutint les rois.

Les traditions et les témoignages de l'antiquité placent sous le règne de Servius les grands progrès des plébéiens. La haine que les patriciens conservèrent pour ce roi, montre suffisamment quelle était sa politique. Sa première réforme fut de donner des terres à la plèbe, non pas, il est vrai, sur l'ager romanus, mais sur les territoires pris à l'ennemi; ce n était pas moins une innovation grave que de conférer ainsi le droit de propriété sur le sol à des familles qui jusqu'alors n'avaient pu cultiver que le sol d'autrui. [14]

Ce qui fut plus grave encore, c'est qu'il publia des lois pour la plèbe, qui n'en avait jamais eu auparavant. Ces lois étaient relatives pour la plupart aux obligations que le plébéien pouvait contracter avec le patricien. C'était un commencement de droit commun entre les deux ordres, et pour la plèbe, un commencement d'égalité. [15]

Puis ce même roi établit une division nouvelle dans la cité. Sans détruire les trois anciennes tribus, où les familles patriciennes et les clients étaient répartis d'après la naissance, il forma quatre tribus nouvelles où la population tout entière était distribuée d'après le domicile. Nous avons vu cette réforme à Athènes et nous en avons dit les effets; ils furent les mêmes à Rome. La plèbe, qui n'entrait pas dans les anciennes tribus, fut admise dans les tribus nouvelles. [16] Cette multitude jusque- là flottante, espèce de population nomade qui n'avait aucun lien avec la cité, eut désormais ses divisions fixes et son organisation régulière. La formation de ces tribus, où les deux ordres étaient mêlés, marque véritablement l'entrée de la plèbe dans la cité. Chaque tribu eut un foyer et des sacrifices; Servius établit des dieux Lares dans chaque carrefour de la ville, dans chaque circonscription de la campagne. Ils servirent de divinités à ceux qui n'en avaient pas de naissance. Le plébéien célébra les fêtes religieuses de son quartier et de son bourg (compitalia, paganalia), comme le patricien célébrait les sacrifices de sa gens et de sa curie. Le plébéien eut une religion.

En même temps un grand changement fut opéré dans la cérémonie sacrée de la lustration. Le peuple ne fut plus rangé par curies, à l'exclusion de ceux que les curies n'admettaient pas. Tous les habitants libres de Rome, tous ceux qui faisaient partie des tribus nouvelles, figurèrent dans l'acte sacré. Pour la première fois, tous les hommes, sans distinction de patriciens, de clients, de plébéiens, furent réunis. Le roi fit le tour de cette assemblée mêlée, en poussant devant lui les victimes et en chantant l'hymne solennel. La cérémonie achevée, tous se trouvèrent également citoyens.

Avant Servius, on ne distinguait à Rome que deux sortes d'hommes, la caste sacerdotale des patriciens avec leurs clients, et la classe plébéienne. On ne connaissait nulle autre distinction que celle que la religion héréditaire avait établie. Servius marqua une division nouvelle, celle qui avait pour principe la richesse. Il partagea les habitants de Rome en deux grandes catégories: dans l'une étaient ceux qui possédaient quelque chose, dans l'autre ceux qui n'avaient rien. La première se divisa elle-même en cinq classes, dans lesquelles les hommes furent répartis suivant le chiffre de leur fortune. [17] Servius introduisait par là un principe tout nouveau dans la société romaine: la richesse marqua désormais des rangs, comme avait fait la religion.

Servius appliqua cette division de la population romaine au service militaire. Avant lui, si les plébéiens combattaient, ce n'était pas dans les rangs de la légion. Mais comme Servius avait fait d'eux des propriétaires et des citoyens, il pouvait aussi en faire des légionnaires. Dorénavant l'armée ne fut plus composée uniquement des hommes des curies; tous les hommes libres, tous ceux du moins qui possédaient quelque chose, en firent partie, et les prolétaires seuls continuèrent à en être exclus. Ce ne fut plus le rang de patricien ou de client qui détermina l'armure de chaque soldat et son poste de bataille; l'armée était divisée par classes, exactement comme la population, d'après la richesse. La première classe, qui avait l'armure complète, et les deux suivantes, qui avaient au moins le bouclier, le casque et l'épée, formèrent les trois premières lignes de la légion. La quatrième et la cinquième, légèrement armées, composèrent les corps de vélites et de frondeurs. Chaque classe se partageait en compagnies, que l'on appelait centuries. La première en comprenait, dit- on, quatre-vingts; les quatre autres vingt ou trente chacune. La cavalerie était à part, et en ce point encore Servius fit une grande innovation; tandis que jusque-là les jeunes patriciens composaient seuls les centuries de cavaliers, Servius admit un certain nombre de plébéiens, choisis parmi les plus riches, à combattre à cheval, et il en forma douze centuries nouvelles.

Or on ne pouvait guère toucher à l'armée sans toucher en même temps à la constitution politique. Les plébéiens sentirent que leur valeur dans l'Etat s'était accrue; ils avaient des armes, une discipline, des chefs; chaque centurie avait son centurion et une enseigne sacrée. Cette organisation militaire était permanente; la paix ne la dissolvait pas. Il est vrai qu'au retour d'une campagne les soldats quittaient leurs rangs, la loi leur défendant d'entrer dans la ville en corps de troupe. Mais ensuite, au premier signal, les citoyens se rendaient en armes au champ de Mars, où chacun retrouvait sa centurie, son centurion et son drapeau. Or il arriva, 25 ans après Servius Tullius, qu'on eut la pensée de convoquer l'armée, sans que ce fût pour une expédition militaire. L'armée s'étant réunie et ayant pris ses rangs, chaque centurie ayant son centurion à sa tête et son drapeau au milieu d'elle, le magistrat parla, consulta, fit voter. Les six centuries patriciennes et les douze de cavaliers plébéiens votèrent d'abord, après elles les centuries d'infanterie de première classe, et les autres à la suite. Ainsi se trouva établie au bout de peu de temps l'assemblée centuriate, où quiconque était soldat avait droit de suffrage, et où l'on ne distinguait presque plus le plébéien du patricien. [18]

Toutes ces réformes changeaient singulièrement la face de la cité romaine. Le patriciat restait debout avec ses cultes héréditaires, ses curies, son sénat. Mais les plébéiens acquéraient l'habitude de l'indépendance, la richesse, les armes, la religion. La plèbe ne se confondait pas avec le patriciat, mais elle grandissait à côté de lui.

Il est vrai que le patriciat prit sa revanche. Il commença par égorger Servius; plus tard il chassa Tarquin. Avec la royauté la plèbe fut vaincue.

Les patriciens s'efforcèrent de lui reprendre toutes les conquêtes qu'elle avait faites sous les rois. Un de leurs premiers actes fut d'enlever aux plébéiens les terres que Servius leur avait données; et l'on peut remarquer que le seul motif allégué pour les dépouiller ainsi fut qu'ils étaient plébéiens. [19] Le patriciat remettait donc en vigueur le vieux principe qui voulait que la religion héréditaire fondât seule le droit de propriété, et qui ne permettait pas que l'homme sans religion et sans ancêtres pût exercer aucun droit sur le sol.

Les lois que Servius avait faites pour la plèbe lui furent aussi retirées. Si le système des classes et l'assemblée centuriate ne furent pas abolis, c'est d'abord parce que l'état de guerre ne permettait pas de désorganiser l'armée, c'est ensuite parce que l'on sut entourer ces comices de formalités telles que le patriciat fût toujours le maître des élections. On n'osa pas enlever aux plébéiens le titre de citoyens; on les laissa figurer dans le cens. Mais il est clair que le patriciat, en permettant à la plèbe de faire partie de la cité, ne partagea avec elle ni les droits politiques, ni la religion, ni les lois. De nom, la plèbe resta dans la cité; de fait, elle en fut exclue.

N'accusons pas plus que de raison les patriciens, et ne supposons pas qu'ils aient froidement conçu le dessein d'opprimer et d'écraser la plèbe. Le patricien qui descendait d'une famille sacrée et se sentait l'héritier d'un culte, ne comprenait pas d'autre régime social que celui dont l'antique religion avait tracé les règles. A ses yeux, l'élément constitutif de toute société était la gens, avec son culte, son chef héréditaire, sa clientèle. Pour lui, la cité ne pouvait pas être autre chose que la réunion des chefs des gentes. Il n'entrait pas dans son esprit qu'il pût y avoir un autre système politique que celui qui reposait sur le culte, d'autres magistrats que ceux qui accomplissaient les sacrifices publics, d'autres lois que celles dont la religion avait dicté les saintes formules. Il ne fallait même pas lui objecter que les plébéiens avaient aussi, depuis peu, une religion, et qu'ils faisaient des sacrifices aux Lares des carrefours. Car il eût répondu que ce culte n'avait pas le caractère essentiel de la véritable religion, qu'il n'était pas héréditaire, que ces foyers n'étaient pas des feux antiques, et que ces dieux Lares n'étaient pas de vrais ancêtres. Il eût ajouté que les plébéiens, en se donnant un culte, avaient fait ce qu'ils n'avaient pas le droit de faire; que pour s'en donner un, ils avaient violé tous les principes, qu'ils n'avaient pris que les dehors du culte et en avaient retranché le principe essentiel qui était l'hérédité, qu'enfin leur simulacre de religion était absolument l'opposé de la religion.

Dès que le patricien s'obstinait à penser que la religion héréditaire devait seule gouverner les hommes, il en résultait qu'il ne voyait pas de gouvernement possible pour la plèbe. Il ne concevait pas que le pouvoir social pût s'exercer régulièrement sur cette classe d'hommes. La loi sainte ne pouvait pas leur être appliquée; la justice était un terrain sacré qui leur était interdit. Tant qu'il y avait eu des rois, ils avaient pris sur eux de régir la plèbe, et ils l'avaient fait d'après certaines règles qui n'avaient rien de commun avec l'ancienne religion, et que le besoin ou l'intérêt public avait fait trouver. Mais par la révolution, qui avait chassé les rois, la religion avait repris l'empire, et il était arrivé forcément que toute la classe plébéienne avait été rejetée en dehors des lois sociales.

Le patriciat s'était fait alors un gouvernement conforme à ses propres principes; mais il ne songeait pas à en établir un pour la plèbe. Il n'avait pas la hardiesse de la chasser de Rome, mais il ne trouvait pas non plus le moyen de la constituer en société régulière. On voyait ainsi au milieu de Rome des milliers de familles pour lesquelles il n'existait pas de lois fixes, pas d'ordre social, pas de magistratures. La cité, le populus, c'est-à-dire la société patricienne avec les clients qui lui étaient restés, s'élevait puissante, organisée, majestueuse. Autour d'elle vivait la multitude plébéienne qui n'était pas un peuple et ne formait pas un corps. Les consuls, chefs de la cité patricienne, maintenaient l'ordre matériel dans cette population confuse; les plébéiens obéissaient; faibles, généralement pauvres, ils pliaient sous la force du corps patricien.

Le problème dont la solution devait décider de l'avenir de Rome était celui-ci: comment la plèbe deviendrait-elle une société régulière?

Or le patriciat, dominé par les principes rigoureux de sa religion, ne voyait qu'un moyen de résoudre ce problème, et c'était de faire entrer la plèbe, par la clientèle, dans les cadres sacrés des gentes. Il paraît qu'une tentative fut faite en ce sens. La question des dettes, qui agita Rome à cette époque, ne peut s'expliquer que si l'on voit en elle la question plus grave de la clientèle et du servage. La plèbe romaine, dépouillée de ses terres, ne pouvait plus vivre. Les patriciens calculèrent que par le sacrifice de quelque argent ils la feraient tomber dans leurs liens. L'homme de la plèbe emprunta. En empruntant il se donnait au créancier, se vendait à lui. C'était si bien une vente que cela se faisait per aes et libram, c'est-à-dire avec la formalité solennelle que l'on employait d'ordinaire pour conférer à un homme le droit de propriété sur un objet. [20] Il est vrai que le plébéien prenait ses sûretés contre la servitude; par une sorte de contrat fiduciaire, il stipulait qu'il garderait son rang d'homme libre jusqu'au jour de l'échéance et que ce jour-là il reprendrait pleine possession de lui-même en remboursant la dette. Mais ce jour venu, si la dette n'était pas éteinte, le plébéien perdait le bénéfice de son contrat. Il tombait à la discrétion du créancier qui l'emmenait dans sa maison et en faisait son client et son serviteur. En tout cela le patricien ne croyait pas faire acte d'inhumanité; l'idéal de la société étant à ses yeux le régime de la gens, il ne voyait rien de plus légitime et de plus beau que d'y ramener les hommes par quelque moyen que ce fût. Si son plan avait réussi, la plèbe eût en peu de temps disparu et la cité romaine n'eût été que l'association des gentes patriciennes se partageant la foule des clients.

Mais cette clientèle était une chaîne dont le plébéien avait horreur. Il se débattait contre le patricien qui, armé de sa créance, voulait l'y faire tomber. La clientèle était pour lui l'équivalent de l'esclavage; la maison du patricien était à ses yeux une prison (ergastulum). Maintes fois le plébéien, saisi par la main patricienne, implora l'appui de ses semblables et ameuta la plèbe, s'écriant qu'il était homme libre et montrant en témoignage les blessures qu'il avait reçues dans les combats pour la défense de Rome. Le calcul des patriciens ne servit qu'à irriter la plèbe. Elle vit le danger; elle aspira de toute son énergie à sortir de cet état précaire où la chute du gouvernement royal l'avait placée. Elle voulut avoir des lois et des droits.

Mais il ne paraît pas que ces hommes aient d'abord souhaité d'entrer en partage des lois et des droits des patriciens. Peut-être croyaient-ils, comme les patriciens eux-mêmes, qu'il ne pouvait y avoir rien de commun entre les deux ordres. Nul ne songeait à l'égalité civile et politique. Que la plèbe pût s'élever au niveau du patriciat, cela n'entrait pas plus dans l'esprit du plébéien des premiers siècles que du patricien. Loin donc de réclamer l'égalité des droits et des lois, ces hommes semblent avoir préféré d'abord une séparation complète. Dans Rome ils ne trouvaient pas de remède à leurs souffrances; ils ne virent qu'un moyen de sortir de leur infériorité, c'était de s'éloigner de Rome.

L'historien ancien rend bien leur pensée quand il leur attribue ce langage; « Puisque les patriciens veulent posséder seuls la cité, qu'ils en jouissent à leur aise. Pour nous Rome n'est rien. Nous n'avons là ni foyers, ni sacrifices, ni patrie. Nous ne quittons qu'une ville étrangère; aucune religion héréditaire ne nous attache à ce lieu. Toute terre nous est bonne; là où nous trouverons la liberté, là sera notre patrie. » [21] Et ils allèrent s'établir sur le mont Sacré, en dehors des limites de l'ager romanus.

En présence d'un tel acte, le Sénat fut partagé de sentiments. Les plus ardents des patriciens laissèrent voir que le départ de la plèbe était loin de les affliger. Désormais les patriciens demeureraient seuls à Rome avec les clients qui leur étaient encore fidèles. Rome renoncerait à sa grandeur future, mais le patriciat y serait le maître. On n'aurait plus à s'occuper de cette plèbe, à laquelle les règles ordinaires du gouvernement ne pouvaient pas s'appliquer, et qui était un embarras dans la cité. On aurait dû peut-être la chasser en même temps que les rois; puisqu'elle prenait d'elle-même le parti de s'éloigner, on devait la laisser faire et se réjouir.

Mais d'autres, moins fidèles aux vieux principes ou plus soucieux de la grandeur romaine, s'affligeaient du départ de la plèbe, Rome perdait la moitié de ses soldats. Qu'allait-elle devenir au milieu des Latins, des Sabins, des Étrusques, tous ennemis? La plèbe avait du bon; que ne savait- on la faire servir aux intérêts de la cité? Ces sénateurs souhaitaient donc qu'au prix de quelques sacrifices, dont ils ne prévoyaient peut-être pas toutes les conséquences, on ramenât dans la ville ces milliers de bras qui faisaient la force des légions.

D'autre part, la plèbe s'aperçut, au bout de peu de mois, qu'elle ne pouvait pas vivre sur le mont Sacré. Elle se procurait bien ce qui était matériellement nécessaire à l'existence. Mais tout ce qui fait une société organisée lui manquait. Elle ne pouvait pas fonder là une ville, car elle n'avait pas de prêtre qui sût accomplir la cérémonie religieuse de la fondation. Elle ne pouvait pas se donner de magistrats, car elle n'avait pas de prytanée régulièrement allumé où un magistrat eût l'occasion de sacrifier. Elle ne pouvait pas trouver le fondement des lois sociales, puisque les seules lois dont l'homme eût alors l'idée dérivaient de la religion patricienne. En un mot, elle n'avait pas en elle les éléments d'une cité. La plèbe vit bien que, pour être plus indépendante, elle n'était pas plus heureuse, qu'elle ne formait pas une société plus régulière qu'à Rome, et qu'ainsi le problème dont la solution lui importait si fort n'était pas résolu. Il ne lui avait servi de rien de s'éloigner de Rome; ce n'était pas dans l'isolement du mont Sacré qu'elle pouvait trouver les lois et les droits auxquels elle aspirait.

Il se trouvait donc que la plèbe et le patriciat, n'ayant presque rien de commun, ne pouvaient pourtant pas vivre l'un sans l'autre. Ils se rapprochèrent et conclurent un traité d'alliance. Ce traité paraît avoir été fait dans les mêmes formes que ceux qui terminaient une guerre entre deux peuples différents; plèbe et patriciat n'étaient, en effet, ni un même peuple ni une même cité. Par ce traité, le patriciat n'accorda pas que la plèbe fît partie de la cité religieuse et politique, il ne semble même pas que la plèbe l'ait demandé. On convint seulement qu'à l'avenir la plèbe, constituée en une société à peu près régulière, aurait des chefs tirés de son sein. C'est ici l'origine du tribunat de la plèbe, institution toute nouvelle et qui ne ressemble à rien de ce que les cités avaient connu auparavant.

Le pouvoir des tribuns n'était pas de même nature que l'autorité du magistrat; il ne dérivait pas du culte de la cité. Le tribun n'accomplissait aucune cérémonie religieuse; il était élu sans auspices, et l'assentiment des dieux n'était pas nécessaire pour le créer. [22] Il n'avait ni siège curule, ni robe de pourpre, ni couronne de feuillage, ni aucun de ces insignes qui dans toutes les cités anciennes désignaient à la vénération des hommes les magistrats-prêtres. Jamais on ne le compta parmi les magistrats romains.

Quelle était donc la nature et quel était le principe de son pouvoir? Il est nécessaire ici d'écarter de notre esprit toutes les idées et toutes les habitudes modernes, et de nous transporter, autant qu'il est possible, au milieu des croyances des anciens. Jusque-là les hommes n'avaient compris l'autorité que comme un appendice du sacerdoce. Lors donc qu'ils voulurent établir un pouvoir qui ne fût pas lié au culte, et des chefs qui ne fussent pas des prêtres, il leur fallut imaginer un singulier détour. Pour cela, le jour où l'on créa les premiers tribuns, on accomplit une cérémonie religieuse d'un caractère particulier. [23] Les historiens n'en décrivent pas les rites; ils disent seulement qu'elle eut pour effet de rendre ces premiers tribuns sacrosaints. Or ce mot signifiait que le corps du tribun serait compté dorénavant parmi les objets auxquels la religion interdisait de toucher, et dont le seul contact faisait tomber l'homme en état de souillure. [24] De là venait que, si quelque dévot de Rome, quelque patricien rencontrait un tribun sur la voie publique, il se faisait un devoir de se purifier en rentrant dans sa maison, « comme si son corps eût été souillé par cette seule rencontre. » [25] Ce caractère, sacrosaint restait attaché au tribun pendant toute la durée de ses fonctions; puis en créant son successeur, il lui transmettait ce caractère, exactement comme le consul, en créant d'autres consuls, leur passait les auspices et le droit d'accomplir les rites sacrés. Plus tard, le tribunal ayant été interrompu pendant deux ans, il fallut, pour établir de nouveaux tribuns, renouveler la cérémonie religieuse qui avait été accomplie sur le mont Sacré.

On ne connaît pas assez complètement les idées des anciens pour dire si ce caractère sacrosaint rendait la personne du tribun honorable aux yeux des patriciens, ou la posait, au contraire, comme un objet de malédiction et d'horreur. Cette seconde conjecture est plus conforme à la vraisemblance. Ce qui est certain, c'est que, de toute manière, le tribun se trouvait tout à fait inviolable, la main du patricien ne pouvant le toucher sans une impiété grave.

Une loi confirma et garantit cette inviolabilité; elle prononça que « nul ne pourrait violenter un tribun, ni le frapper, ni le tuer ». Elle ajouta que « celui qui se permettrait un de ces actes vis-à-vis du tribun, serait impur, que ses biens seraient confisqués au profit du temple de Cérès et qu'on pourrait le tuer impunément ». Elle se terminait par cette formule, dont le vague aida puissamment aux progrès futurs du tribunal: « Ni magistrat ni particulier n'aura le droit de rien faire à rencontre d'un tribun. » Tous les citoyens prononcèrent un serment par lequel ils s'engageaient à observer toujours cette loi étrange, appelant sur eux la colère des dieux, s'ils la violaient, et ajoutant que quiconque se rendrait coupable d'attentat sur un tribun « serait entaché de la plus grande souillure ». [26]

Ce privilège d'inviolabilité s'étendait aussi loin, que le corps du tribun pouvait étendre son action directe. Un plébéien, était-il maltraité par un consul qui le condamnait à la prison, ou par un créancier qui mettait la main sur lui, le tribun se montrait, se plaçait entre eux (intercessio) et arrêtait la main patricienne. Qui eût osé « faire quelque chose à l'encontre d'un tribun », ou s'exposer à être touché par lui?

Mais le tribun n'exerçait cette singulière puissance que là où il était présent. Loin de lui, on pouvait maltraiter les plébéiens. Il n'avait aucune action sur ce qui se passait hors de la portée de sa main, de son regard, de sa parole. [27]

Les patriciens n'avaient pas donné à la plèbe des droits; ils avaient seulement accordé que quelques-uns des plébéiens fussent inviolables. Toutefois c'était assez pour qu'il y eût quelque sécurité pour tous. Le tribun était une sorte d'autel vivant auquel s'attachait un droit d'asile.

Les tribuns devinrent naturellement les chefs de la plèbe; et s'emparèrent du droit de juger. A la vérité ils n'avaient pas le droit de citer devant eux, même un plébéien; mais ils pouvaient appréhender au corps. [28] Une fois sous leur main, l'homme obéissait. Il suffisait même de se trouver dans le rayon où leur parole se faisait entendre; cette parole était irrésistible, et il fallait se soumettre, fût-on patricien ou consul.

Le tribun n'avait d'ailleurs aucune autorité politique. N'étant pas magistrat, il ne pouvait convoquer ni les curies ni les centuries. Il n'avait aucune proposition à faire dans le Sénat; on ne pensait même pas, à l'origine, qu'il y pût paraître. Il n'avait rien de commun avec la véritable cité, c'est-à-dire avec la cité patricienne, où on ne lui reconnaissait aucune autorité. Il n'était pas tribun du peuple, il était tribun de la plèbe.

Il y avait donc, comme par le passé, deux sociétés dans Rome, la cité et la plèbe: l'une fortement organisée, ayant des lois, des magistrats, un sénat; l'autre qui restait une multitude sans droit ni loi, mais qui dans ses tribuns inviolables trouvait des protecteurs et des juges.

Dans les années qui suivent, on peut voir comme les tribuns sont hardis, et quelles licences imprévues ils se permettent. Rien ne les autorisait à convoquer le peuple; ils le convoquent. Rien ne les appelait au Sénat; ils s'asseyent d'abord à la porte de la salle, plus tard dans l'intérieur. Rien ne leur donnait le droit de juger des patriciens; ils les jugent et les condamnent. C'était la suite de cette inviolabilité qui s'attachait à leur personne sacrosainte. Toute force tombait devant eux. Le patriciat s'était désarmé le jour où il avait prononcé avec les rites solennels que quiconque toucherait un tribun serait impur. La loi disait: On ne fera rien à l'encontre d'un tribun. Donc si ce tribun convoquait la plèbe, la plèbe se réunissait, et nul ne pouvait dissoudre cette assemblée, que la présence du tribun mettait hors de l'atteinte du patriciat et des lois. Si le tribun entrait au Sénat, nul ne pouvait l'en faire sortir. S'il saisissait un consul, nul ne pouvait le dégager de ses mains. Rien ne résistait aux hardiesses d'un tribun. Contre un tribun nul n'avait de force, si ce n'était un autre tribun.

Dès que la plèbe eut ainsi ses chefs, elle ne tarda guère à avoir ses assemblées délibérantes. Celles-ci ne ressemblèrent en aucune façon à celles de la cité patricienne. La plèbe, dans ses comices, était distribuée en tribus; c'était le domicile qui réglait la place de chacun, ce n'était ni la religion, ni la richesse. L'assemblée ne commençait pas par un sacrifice; la religion n'y paraissait pas. On n'y connaissait pas les présages, et la voix d'un augure ou d'un pontife ne pouvait pas forcer les hommes à se séparer. C'étaient vraiment les comices de la plèbe, et ils n'avaient rien des vieilles règles ni de la religion du patriciat.

Il est vrai que ces assemblées ne s'occupaient pas d'abord des intérêts généraux de la cité: elles ne nommaient pas de magistrats et ne portaient pas de lois. Elles ne délibéraient que sur les intérêts de la plèbe, ne nommaient que les chefs plébéiens et ne faisaient que des plébiscites. Il y eut longtemps à Rome une double série de décrets, sénatus-consultes pour les patriciens, plébiscites pour la plèbe. Ni la plèbe n'obéissait aux sénatus-consultes, ni les patriciens aux plébiscites. Il y avait deux peuples dans Rome.

Ces deux peuples, toujours en présence et habitant les mêmes murs, n'avaient pourtant presque rien de commun. Un plébéien ne pouvait pas être consul de la cité, ni un patricien tribun de la plèbe. Le plébéien n'entrait pas dans l'assemblée par curies, ni le patricien dans l'assemblée par tribus. [29]

C'étaient deux peuples qui ne se comprenaient même pas, n'ayant pas pour ainsi dire d'idées communes. Si le patricien parlait au nom de la religion et des lois, le plébéien répondait qu'il ne connaissait pas cette religion héréditaire ni les lois qui en découlaient. Si le patricien alléguait la sainte coutume, le plébéien répondait au nom du droit de la nature. Ils se renvoyaient l'un à l'autre le reproche d'injustice; chacun d'eux était juste d'après ses propres principes, injuste d'après les principes et les croyances de l'autre. L'assemblée des curies et la réunion des patres semblaient au plébéien des privilèges odieux. Dans l'assemblée des tribus le patricien voyait un conciliabule réprouvé de la religion. Le consulat était pour le plébéien une autorité arbitraire et tyrannique; le tribunal était aux yeux du patricien quelque chose d'impie, d'anormal, de contraire à tous les principes; il ne pouvait comprendre cette sorte de chef qui n'était pas un prêtre et qui était élu sans auspices. Le tribunat dérangeait l'ordre sacré de la cité; il était ce qu'est une hérésie dans une religion; le culte public en était flétri. « Les dieux nous seront contraires, disait un patricien, tant que nous aurons chez nous cet ulcère qui nous ronge et qui étend la corruption à tout le corps social. » L'histoire de Rome, pendant un siècle, fut remplie de pareils malentendus entre ces deux peuples qui ne semblaient pas parler la même langue. Le patriciat persistait à retenir la plèbe en dehors du corps politique; la plèbe se donnait des institutions propres. La dualité de la population romaine devenait de jour en jour plus manifeste.

Il y avait pourtant quelque chose qui formait un lien entre ces deux peuples, c'était la guerre. Le patriciat n'avait eu garde de se priver de soldats. Il avait laissé aux plébéiens le titre de citoyens, ne fût-ce que pour pouvoir les incorporer dans les légions. On avait d'ailleurs veillé à ce que l'inviolabilité des tribuns ne s'étendît pas hors de Rome, et pour cela on avait décidé qu'un tribun ne sortirait jamais de la ville. A l'armée, la plèbe était donc sujette, et il n'y avait plus double pouvoir; en présence de l'ennemi, Rome redevenait une.

Puis, grâce à l'habitude prise après l'expulsion des rois de réunir l'armée pour la consulter sur les intérêts publics ou sur le choix des magistrats, il y avait des assemblées mixtes où la plèbe figurait à coté des patriciens. Or nous voyons clairement dans l'histoire que ces comices par centuries prirent de plus en plus d'importance et devinrent insensiblement ce qu'on appela les grands comices. En effet dans le conflit qui était engagé entre l'assemblée par curies et l'assemblée par tribus, il paraissait naturel que l'assemblée centuriate devînt une sorte de terrain neutre où les intérêts généraux fussent débattus de préférence.

Le plébéien n'était pas toujours un pauvre. Souvent il appartenait à une famille qui était originaire d'une autre ville, qui y avait été riche et considérée, et que le sort de la guerre avait transportée à Rome sans lui enlever la richesse ni ce sentiment de dignité qui d'ordinaire l'accompagne. Quelquefois aussi le plébéien avait pu s'enrichir par son travail, surtout au temps des rois. Lorsque Servius avait partagé la population en classes d'après la fortune, quelques plébéiens étaient entrés dans la première. Le patriciat n'avait pas osé ou n'avait pas pu abolir cette division en classes. Il ne manquait donc pas de plébéiens qui combattaient à côté des patriciens dans les premiers rangs de la légion et qui votaient avec eux dans les premières centuries.

Cette classe riche, fière, prudente aussi, qui ne pouvait pas se plaire aux troubles et devait les redouter, qui avait beaucoup à perdre si Rome tombait, et beaucoup à gagner si elle s'élevait, fut un intermédiaire naturel entre les deux ordres ennemis.

Il ne paraît pas que la plèbe ait éprouvé aucune répugnance à voir s'établir en elle les distinctions de la richesse. Trente-six ans après la création du tribunal, le nombre des tribuns fut porté à dix, afin qu'il y en eût deux de chacune des cinq classes. La plèbe acceptait donc et tenait à conserver la division que Servius avait établie. Et même la partie pauvre, qui n'était pas comprise dans les classes, ne faisait entendre aucune réclamation; elle laissait aux plus aisés leur privilège, et n'exigeait pas qu'on choisît aussi chez elle des tribuns.

Quant aux patriciens, ils s'effrayaient peu de cette importance que prenait la richesse. Car ils étaient riches aussi. Plus sages ou plus heureux que les eupatrides d'Athènes, qui tombèrent dans le néant le jour où la direction de la société appartint à la richesse, les patriciens ne négligèrent jamais ni l'agriculture, ni le commerce, ni même l'industrie. Augmenter leur fortune fut toujours leur grande préoccupation. Le travail, la frugalité, la bonne spéculation furent toujours leurs vertus. D'ailleurs chaque victoire sur l'ennemi, chaque conquête agrandissait leurs possessions. Aussi ne voyaient-ils pas un très-grand mal à ce que la puissance s'attachât à la richesse.

Les habitudes et le caractère des patriciens étaient tels qu'ils ne pouvaient pas avoir de mépris pour un riche, fût-il de la plèbe. Le riche plébéien approchait d'eux, vivait avec eux; maintes relations d'intérêt ou d'amitié s'établissaient. Ce perpétuel contact amenait un échange d'idées. Le plébéien faisait peu à peu comprendre au patricien les voeux et les droits de la plèbe. Le patricien finissait par se laisser convaincre; il arrivait insensiblement à avoir une opinion moins ferme et moins hautaine de sa supériorité; il n'était plus aussi sûr de son droit. Or quand une aristocratie en vient à douter que son empire soit légitime, ou elle n'a plus le courage de le défendre ou elle le défend mal. Dès que les prérogatives du patricien n'étaient plus un article de foi pour lui-même, on peut dire que le patriciat était à moitié vaincu.

La classe riche paraît avoir exercé une action d'un autre genre sur la plèbe, dont elle était issue et dont elle ne se séparait pas encore. Comme elle avait intérêt à la grandeur de Rome, elle souhaitait l'union des deux ordres. Elle était d'ailleurs ambitieuse; elle calculait que la séparation absolue des deux ordres bornait à jamais sa carrière, en l'enchaînant pour toujours à la classe inférieure, tandis que leur union lui ouvrait une voie dont on ne pouvait pas voir le terme. Elle s'efforça donc d'imprimer aux idées et aux voeux de la plèbe une autre direction. Au lieu de persister à former un ordre séparé, au lieu de se donner péniblement des lois particulières, que l'autre ordre ne reconnaîtrait jamais, au lieu de travailler lentement par ses plébiscites à faire des espèces de lois à son usage et à élaborer un code qui n'aurait jamais de valeur officielle, elle lui inspira l'ambition de pénétrer dans la cité patricienne et d'entrer en partage des lois, des institutions, des dignités du patricien. Les désirs de la plèbe tendirent alors à l'union des deux ordres, sous la condition de l'égalité.

La plèbe, une fois entrée dans cette voie, commença par réclamer un code. Il y avait des lois à Rome, comme dans toutes les villes, lois invariables et saintes, qui étaient écrites et dont le texte était gardé par les prêtres. [30] Mais ces lois qui faisaient partie de la religion ne s'appliquaient qu'aux membres de la cité religieuse. Le plébéien n'avait pas le droit de les connaître, et l'on peut croire qu'il n'avait pas non plus le droit de les invoquer. Ces lois existaient pour les curies, pour les gentes, pour les patriciens et leurs clients, mais non pour d'autres. Elles ne reconnaissaient pas le droit de propriété à celui qui n'avait pas de sacra; elles n'accordaient pas l'action en justice à celui qui n'avait pas de patron. C'est ce caractère exclusivement religieux de la loi que la plèbe voulut faire disparaître. Elle demanda, non pas seulement que les lois fussent mises en écrit et rendues publiques, mais qu'il y eût des lois qui fussent également applicables aux patriciens et à elle.

Il paraît que les tribuns voulurent d'abord que ces lois fussent rédigées par des plébéiens. Les patriciens répondirent qu'apparemment les tribuns ignoraient ce que c'était qu'une loi, car autrement ils n'auraient pas exprimé cette prétention. « Il est de toute impossibilité, disaient-ils, que les plébéiens fassent des lois. Vous qui n'avez pas les auspices, vous qui n'accomplissez pas d'actes religieux, qu'avez-vous de commun avec toutes les choses sacrées, parmi lesquelles il faut compter la loi? » [31] Cette pensée de la plèbe paraissait monstrueuse aux patriciens. Aussi les vieilles annales, que Tite-Live et Denys consultaient en cet endroit de leur histoire, mentionnaient-elles d'affreux prodiges, le ciel en feu, des spectres voltigeant dans l'air, des pluies de sang. [32] Le vrai prodige était que des plébéiens eussent la pensée de faire des lois. Entre les deux ordres, dont chacun s'étonnait de l'insistance de l'autre, la république resta huit années en suspens. Puis les tribuns trouvèrent un compromis: « Puisque vous ne voulez pas que la loi soit écrite par les plébéiens, dirent-ils, choisissons les législateurs dans les deux ordres. » Par là ils croyaient concéder beaucoup; c'était peu à l'égard des principes si rigoureux de la religion patricienne. Le Sénat répliqua qu'il ne s'opposait nullement à la rédaction d'un code, mais que ce code ne pouvait être rédigé que par des patriciens. On finit par trouver un moyen de concilier les intérêts de la plèbe avec la nécessité religieuse que le patriciat invoquait: on décida que les législateurs seraient tous patriciens, mais que leur code, avant d'être promulgué et mis en vigueur, serait exposé aux yeux du public et soumis à l'approbation préalable de toutes les classes.

Ce n'est pas ici le moment d'analyser le code des décemvirs. Il importe seulement de remarquer dès à présent que l'oeuvre des législateurs, préalablement exposée au forum, discutée librement par tous les citoyens, fut ensuite acceptée par les comices centuriates, c'est-à-dire par l'assemblée où les deux ordres étaient confondus. Il y avait en cela une innovation grave. Adoptée par toutes les classes, la même loi s'appliqua désormais à toutes. On ne trouve pas, dans ce qui nous reste de ce code, un seul mot qui implique une inégalité entre le plébéien et le patricien soit pour le droit de propriété, soit pour les contrats et les obligations, soit pour la procédure. A partir de ce moment, le plébéien comparut devant le même tribunal que le patricien, agit comme lui, fut jugé d'après la même loi que lui. Or il ne pouvait pas se faire de révolution plus radicale, les habitudes de chaque jour, les moeurs, les sentiments de l'homme envers l'homme, l'idée de la dignité personnelle, le principe du droit, tout fut changé dans Rome.

Comme il restait quelques lois à faire, on nomma de nouveaux décemvirs, et parmi eux, il y eut trois plébéiens. Ainsi après qu'on eut proclamé avec tant d'énergie que le droit d'écrire les lois n'appartenait qu'à la classe patricienne, le progrès des idées était si rapide qu'au bout d'une année on admettait des plébéiens parmi les législateurs.

Les moeurs tendaient à l'égalité. On était sur une pente où l'on ne pouvait plus se retenir. Il était devenu nécessaire de faire une loi pour défendre le mariage entre les deux ordres: preuve certaine que la religion et les moeurs ne suffisaient plus à l'interdire. Mais à peine avait-on eu le temps de faire cette loi, qu'elle tomba devant une réprobation universelle. Quelques patriciens persistèrent bien à alléguer la religion: « Notre sang va être souillé, et le culte héréditaire de chaque famille en sera flétri; nul ne saura plus de quel sang il est né, à quels sacrifices il appartient; ce sera le renversement de toutes les institutions divines et humaines. » Les plébéiens n'entendaient rien à ces arguments, qui ne leur paraissaient que des subtilités sans valeur. Discuter des articles de foi devant des hommes qui n'ont pas la religion, c'est peine perdue. Les tribuns répliquaient d'ailleurs avec beaucoup de justesse: « S'il est vrai que votre religion parle si haut, qu'avez-vous besoin de cette loi? Elle ne vous sert de rien; retirez-la, vous resterez aussi libres qu'auparavant de ne pas vous allier aux familles plébéiennes. » La loi fut retirée. Aussitôt les mariages devinrent fréquents entre les deux ordres. Les riches plébéiens furent à tel point recherchés que, pour ne parler que des Licinius, on les vit s'allier à trois gentes patriciennes, aux Fabius, aux Cornélius, aux Manlius. [33] On put reconnaître alors que la loi avait été un moment la seule barrière qui séparât les deux ordres. Désormais, le sang patricien et le sang plébéien se mêlèrent.

Dès que l'égalité était conquise dans la vie privée, le plus difficile était fait, et il semblait naturel que l'égalité existât de même en politique. La plèbe se demanda donc pourquoi le consulat lui était interdit, et elle ne vit pas de raison pour en être écartée toujours.

Il y avait pourtant une raison très-forte. Le consulat n'était pas seulement un commandement; c'était un sacerdoce. Pour être consul, il ne suffisait pas d'offrir des garanties d'intelligence, de courage, de probité; il fallait surtout être capable d'accomplir les cérémonies du culte public. Il était nécessaire que les rites fussent bien observés et que les dieux fussent contents. Or les patriciens seuls avaient en eux le caractère sacré qui permettait de prononcer les prières et d'appeler la protection divine sur la cité. Le plébéien n'avait rien de commun avec le culte; la religion s'opposait donc à ce qu'il fût consul, nefas plebeium consulem fieri.

On peut se figurer la surprise et l'indignation du patriciat, quand des plébéiens exprimèrent pour la première fois la prétention d'être consuls. Il sembla que la religion fût menacée. On se donna beaucoup de peine pour faire comprendre cela à la plèbe; on lui dit quelle importance la religion avait dans la cité, que c'était elle qui avait fondé la ville, elle qui présidait à tous les actes publics, elle qui dirigeait les assemblées délibérantes, elle qui donnait à la république ses magistrats. On ajouta que cette religion était, suivant la règle antique (more majorum), le patrimoine des patriciens, que ses rites ne pouvaient être connus et pratiqués que par eux, et qu'enfin les dieux n'acceptaient pas le sacrifice du plébéien. Proposer de créer des consuls plébéiens, c'était vouloir supprimer la religion de la cité; désormais le culte serait souillé et la cité ne serait plus en paix avec ses dieux. [34]

Le patriciat usa de toute sa force et de toute son adresse pour écarter les plébéiens de ses magistratures. Il défendait à la fois sa religion et sa puissance. Dès qu'il vit que le consulat était en danger d'être obtenu par la plèbe, il en détacha la fonction religieuse qui avait entre toutes le plus d'importance celle qui consistait à faire la lustration des citoyens: ainsi furent établis les censeurs. Dans un moment où il lui semblait trop difficile de résister aux voeux des plébéiens, il remplaça le consulat par le tribunat militaire. La plèbe montra d'ailleurs une grande patience; elle attendit soixante-quinze ans que son désir fût réalisé. Il est visible qu'elle mettait moins d'ardeur à obtenir ces hautes magistratures qu'elle n'en avait mis à conquérir le tribunat et un code.

Mais si la plèbe était assez indifférente, il y avait une aristocratie plébéienne qui avait de l'ambition. Voici une légende de cette époque: « Fabius Ambustus, un des patriciens les plus distingués, avait marié ses deux filles, l'une à un patricien qui devint tribun militaire, l'autre à Licinius Stolon, homme fort en vue, mais plébéien. Celle-ci se trouvait un jour chez sa soeur, lorsque les licteurs, ramenant le tribun militaire à sa maison, frappèrent la porte de leurs faisceaux. Comme elle ignorait cet usage, elle eut peur. Les rires et les questions ironiques de sa soeur lui apprirent combien un mariage plébéien l'avait fait déchoir, en la plaçant dans une maison où les dignités et les honneurs ne devaient jamais entrer. Son père devina son chagrin, la consola et lui promit qu'elle verrait un jour chez elle ce qu'elle venait de voir dans la maison de sa soeur. Il s'entendit avec son gendre, et tous les deux travaillèrent au même dessein. » Cette légende nous apprend deux choses: l'une, que l'aristocratie plébéienne, à force de vivre avec les patriciens, prenait leur ambition et aspirait à leurs dignités; l'autre, qu'il se trouvait des patriciens pour encourager et exciter l'ambition de cette nouvelle aristocratie, qui s'était unie à eux par les liens les plus étroits.

Il paraît que Licinius et Sextius, qui s'était joint à lui, ne comptaient pas que la plèbe fît de grands efforts pour leur donner le droit d'être consuls. Car ils crurent devoir proposer trois lois en même temps. Celle qui avait pour objet d'établir qu'un des consuls serait forcément choisi dans la plèbe, était précédée de deux autres, dont l'une diminuait les dettes et l'autre accordait des terres au peuple. Il est évident que les deux premières devaient servir à échauffer le zèle de la plèbe en faveur de la troisième. Il y eut un moment où la plèbe fut trop clairvoyante: elle prit dans les propositions de Licinius ce qui était pour elle, c'est- à-dire la réduction des dettes et la distribution de terres, et laissa de côté le consulat. Mais Licinius répliqua que les trois lois étaient inséparables, et qu'il fallait les accepter ou les rejeter ensemble. La constitution romaine autorisait ce procédé. On pense bien que la plèbe aima, mieux tout accepter que tout perdre. Mais il ne suffisait pas que la plèbe voulût faire des lois; il fallait encore à cette époque que le Sénat convoquât les grands comices et qu'ensuite il confirmât le décret. [35] Il s'y refusa pendant dix ans. A la fin se place un événement que Tite-Live laisse trop dans l'ombre; [36] il paraît que la plèbe prit les armes et que la guerre civile ensanglanta les rues de Rome. Le patriciat vaincu donna un sénatus-consulte par lequel il approuvait et confirmait à l'avance tous les décrets que le peuple porterait cette année-là. Rien n'empêcha plus les tribuns de faire voter leurs trois lois. A partir de ce moment, la plèbe eut chaque année un consul sur deux, et elle ne tarda guère à parvenir aux autres magistratures. Le plébéien porta la robe de pourpre et fut précédé des faisceaux; il rendit la justice, il fut sénateur, il gouverna la cité et commanda les légions.

Restaient les sacerdoces, et il ne semblait pas qu'on pût les enlever aux patriciens. Car c'était dans la vieille religion un dogme inébranlable que le droit de réciter la prière et de toucher aux objets sacrés ne se transmettait qu'avec le sang. La science des rites, comme la possession des dieux, était héréditaire. De même qu'un culte domestique était un patrimoine auquel nul étranger ne pouvait avoir part, le culte de la cité appartenait aussi exclusivement aux familles qui avaient formé la cité primitive. Assurément dans les premiers siècles de Rome il ne serait venu à l'esprit de personne qu'un plébéien pût être pontife.

Mais les idées avaient changé. La plèbe, en retranchant de la religion la règle d'hérédité, s'était fait une religion à son usage. Elle s'était donné des lares domestiques, des autels de carrefour, des foyers de tribu. Le patricien n'avait eu d'abord que du mépris pour cette parodie de sa religion. Mais cela était devenu avec le temps une chose sérieuse, et le plébéien était arrivé à croire qu'il était, même au point de vue du culte et à l'égard des dieux, l'égal du patricien.

Il y avait deux principes en présence. Le patriciat persistait à soutenir que le caractère sacerdotal et le droit d'adorer la divinité étaient héréditaires. La plèbe affranchissait la religion et le sacerdoce de cette vieille règle de l'hérédité; elle prétendait que tout homme était apte à prononcer la prière, et que, pourvu qu'on fût citoyen, on avait le droit d'accomplir les cérémonies du culte de la cité; elle arrivait à cette conséquence qu'un plébéien pouvait être pontife.

Si les sacerdoces avaient été distincts des commandements et de la politique, il est possible que les plébéiens ne les eussent pas aussi ardemment convoités. Mais toutes ces choses étaient confondues: le prêtre était un magistrat; le pontife était un juge, l'augure pouvait dissoudre les assemblées publiques. La plèbe ne manqua pas de s'apercevoir que sans les sacerdoces elle n'avait réellement ni l'égalité civile ni l'égalité politique. Elle réclama donc le partage du pontificat entre les deux ordres, comme elle avait réclamé le partage du consulat.

Il devenait difficile de lui objecter son incapacité religieuse; car depuis soixante ans on voyait le plébéien, comme consul, accomplir les sacrifices; comme censeur, il faisait la lustration; vainqueur de l'ennemi, il remplissait les saintes formalités du triomphe. Par les magistratures, la plèbe s'était déjà emparée d'une partie des sacerdoces; il n'était pas facile de sauver le reste. La foi au principe de l'hérédité religieuse était ébranlée chez les patriciens eux-mêmes. Quelques-uns d'entre eux invoquèrent en vain les vieilles règles et dirent: « Le culte va être altéré, souillé par des mains indignes; vous vous attaquez aux dieux mêmes; prenez garde que leur colère ne se fasse sentir à notre ville. » Il ne semble pas que ces arguments aient eu beaucoup de force sur la plèbe, ni même que la majorité du patriciat s'en soit émue. Les moeurs nouvelles donnaient gain de cause au principe plébéien. Il fut donc décidé que la moitié des pontifes et des augures seraient désormais choisis parmi la plèbe. [37]

Ce fut là la dernière conquête de l'ordre inférieur; il n'avait plus rien à désirer. Le patriciat perdait jusqu'à sa supériorité religieuse. Rien ne le distinguait plus de la plèbe; le patriciat n'était plus qu'un nom ou un souvenir. Les vieux principes sur lesquels la cité romaine, comme toutes les cités anciennes, était fondée, avaient disparu. De cette antique religion héréditaire, qui avait longtemps gouverné les hommes et établi des rangs entre eux, il ne restait plus que les formes extérieures. Le plébéien avait lutté contre elle pendant quatre siècles, sous la république et sous les rois, et il l'avait vaincue.

NOTES

[1] Le nom de roi fut quelquefois laissé à ces chefs populaires, lorsqu'ils descendaient de familles religieuses. Hérodote, V, 92.

[2] Nicolas de Damas, Fragm.. Aristote, Politique, V, 9. Thucydide, I, 126. Diodore, IV, 5.

[3] Aristote, Politique, VI, 3, 2.

[4] Varron, L. L., VI, 13.

[5] Denys, IV, 5. Platon, Hipparque.

[6] Héraclide de Pont, dans les Fragments des hist. grecs, coll. Didot, t. II, p. 217.

[7] Diogène Laërce, I, 110. Cicéron, De leg. II, 11. Athénée, p. 602.

[8] Euripide, Phéniciennes. Alexis, dans Athénée, IV, 49.

[9] Eschine, in Ctesiph., 30. Démosthènes, in Eubul. Pollux, VIII, 19, 95, 107.

[10] Aristote, Politique, III, 1, 10; VII, 2. Scholiaste d'Eschine, édit. Didot, p. 511.

[11] Les phratries anciennes et les [Grec: genae] ne furent pas supprimés; ils subsistèrent, au contraire, jusqu'à la fin de l'histoire grecque; mais ils ne firent plus que des cadres religieux sans aucune valeur en politique.

[12] Hérodote, V, 67, 68. Aristote, Politique, VII, 2, 11. Pausanias, V, 9.

[13] Aristote, Politique, VII, 3, 11 (VI, 3).

[14] Tite-Live, I, 47. Denys, IV, 13. Déjà les rois précédents avaient partagé les terres prises à l'ennemi; mais il n'est pas sûr qu'ils aient admis la plèbe au partage.

[15] Denys, IV, 13; IV, 43.

[16] Denys, IV, 26.

[17] Les historiens modernes comptent ordinairement six classes. Il n'y en a en réalité que cinq: Cicéron, De republ., II, 22; Aulu-Gelle, X, 28. Les chevaliers d'une part, de l'autre les prolétaires, étaient en dehors des classes. — Notons d'ailleurs que le mot classis n'avait pas, dans l'ancienne langue, un sens analogue à celui de nôtre mot classe; il signifiait corps de troupe. Cela marque que la division établie par Servius fut plutôt militaire que politique.

[18] Il nous paraît incontestable que les commices par centuries n'étaient pas autre chose que la réunion de l'armée romaine. Ce qui le prouve, c'est 1° que cette assemblée est souvent appelée l'armée par les écrivains latins; urbanus exercitus, Varron, VI, 93; quum comitiorum causa exercitus eductus esset, Tite-Live, XXXIX, 15, miles ad suffragia vocatur et comitia centuriata dicuntur, Ampélius, 48; 2° que ces comices étaient convoqués exactement comme l'armée, quand elle entrait en campagne, c'est-à-dire au son de la trompette (Varron, V, 91), deux étendards flottant sur la citadelle, l'un rouge pour appeler l'infanterie, l'autre vert foncé pour la cavalerie; 3° que ces comices se tenaient toujours au champ de Mars, parce que l'armée ne pouvait pas se réunir dans l'intérieur de la ville. (Aulu-Gelle, XV, 27); 4° que chacun s'y rendait en armes (Dion Cassius, XXXVII); 5° que l'on y était distribué par centuries, l'infanterie d'un côté, la cavalerie de l'autre; 6° que chaque centurie avait à sa tête son centurion et son enseigne, [Grec: osper en polémo], Denys, VII, 59; 7° que les sexagénaires, ne faisant pas partie de l'armée, n'avaient pas non plus le droit de voter dans ces comices; Macrobe, I, 5; Festus, v° Depontani. Ajoutons que dans l'ancienne langue le mot classis signifiait corps de troupe et que le mot centuria désignait une compagnie militaire. — Les prolétaires ne paraissaient pas d'abord dans cette assemblée; pourtant comme il était d'usage qu'ils formassent dans l'armée une centurie employée aux travaux, ils purent aussi former une centurie dans ces comices.

[19] Cassius Hémina, dans Nonius, liv. II, v° Plevitas.

[20] Varron, L. L., VII, 105. Tite-Live, VIII, 28. Aulu-Gelle, XX, l, Festus, v° Nexum.

[21] Denys, VI, 45; VI, 79.

[22] Denys, X. Plutarque, Quest. rom., 84.

[23] Tite-Live, III, 55.

[24] C'est le sens propre du mot sacer: Plaute, Bacch., IV, 6, 13; Catulle, XIV, 12; Festus, v° Sacer; Macrobe, III, 7. Suivant Tite-Live, l'épithète de sacrosanctus ne serait pas d'abord appliquée au tribun, mais à l'homme qui portait atteinte à la personne du tribun.

[25] Plutarque, Quest. Rom., 81.

[26] Denys, VI, 89; X, 32; X, 42.

[27] Tribuni antiquitus creati, non juri dicundo nec causis querelisque de absentibus noscendis, sed intercessionibus faciendis quibus praesentes fuissent, ut injuria quae coram fieret arceretur. Aulu-Gelle, XIII, 12.

[28] Aulu-Gelle, XV, 27. Denys, VIII, 87; VI, 90.

[29] Tite-Live, II, 60. Denys, VII, 16. Festus, v° Scita plebis. Il est bien entendu que nous parlons des premiers temps. Les patriciens étaient inscrits dans les tribus, mais ils ne figuraient sans doute pas dans des assemblées qui se réunissaient sans auspices et sans cérémonie religieuse, et auxquelles ils ne reconnurent longtemps aucune valeur légale.

[30] Denys, X, I.

[31] Tite-Live, III, 31. Denys, X, 4.

[32] Julius Obsequens, 16.

[33] Tite-Live, V, 12; VI, 34; VI, 39.

[34] Tite-Live, VI, 41.

[35] Tite-Live, IV, 49.

[36] Tite-Live, 48.

[37] Les dignités de roi des sacrifices, de flamines, de saliens, de vestales, auxquelles ne s'attachait aucune importance politique, furent laissées sans danger aux mains du patriciat, qui resta toujours une caste sacrée, mais qui ne fut plus une caste dominante.

CHAPITRE VIII.

CHANGEMENTS DANS LE DROIT PRIVÉ; LE CODE DES DOUZE TABLES; LE CODE DE SOLON.

Il n'est pas dans la nature du droit d'être absolu et immuable; il se modifie et se transforme, comme toute oeuvre humaine. Chaque société a son droit, qui se forme et se développe avec elle, qui change comme elle, et qui enfin suit toujours le mouvement de ses institutions, de ses moeurs et de ses croyances.

Les hommes des anciens âges avaient été assujettis à une religion d'autant plus puissante sur leur âme qu'elle était plus grossière; cette religion leur avait fait leur droit, comme elle leur avait donné leurs institutions politiques. Mais voici que la société s'est transformée. Le régime patriarcal que cette religion héréditaire avait engendré, s'est dissous à la longue dans le régime de la cité. Insensiblement la gens s'est démembrée, le cadet s'est détaché de l'aîné, le serviteur du chef; la classe inférieure a grandi; elle s'est armée; elle a fini par vaincre l'aristocratie et conquérir l'égalité. Ce changement dans l'état social devait en amener un autre dans le droit. Car autant les eupatrides et les patriciens étaient attachés à la vieille religion des familles et par conséquent au vieux droit, autant la classe inférieure avait de haine pour cette religion héréditaire qui avait fait longtemps son infériorité, et pour ce droit antique qui l'avait opprimée. Non-seulement elle le détestait, elle ne le comprenait même pas. Comme elle n'avait pas les croyances sur lesquelles il était fondé, ce droit lui paraissait n'avoir pas de fondement. Elle le trouvait injuste, et dès lors il devenait impossible qu'il restât debout.

Si l'on se place à l'époque où la plèbe a grandi et est entrée dans le corps politique, et que l'on compare le droit de cette époque au droit primitif, de graves changements apparaissent tout d'abord. Le premier et le plus saillant est que le droit a été rendu public et est connu de tous. Ce n'est plus ce chant sacré et mystérieux que l'on se disait d'âge en âge avec un pieux respect, que les prêtres seuls écrivaient et que les hommes des familles religieuses pouvaient seuls connaître. Le droit est sorti des rituels et des livres des prêtres; il a perdu son religieux mystère; c'est une langue que chacun peut lire et peut parler.

Quelque chose de plus grave encore se manifeste dans ces codes. La nature de la loi et son principe ne sont plus les mêmes que dans la période précédente. Auparavant la loi était un arrêt de la religion; elle passait pour une révélation faite par les dieux aux ancêtres, au divin fondateur, aux rois sacrés, aux magistrats-prêtres. Dans les codes nouveaux, au contraire, ce n'est plus au nom des dieux que le législateur parle; les décemvirs de Rome ont reçu leur pouvoir du peuple; c'est aussi le peuple qui a investi Solon du droit de faire des lois. Le législateur ne représente donc plus la tradition religieuse, mais la volonté populaire. La loi a dorénavant pour principe l'intérêt des hommes, et pour fondement l'assentiment du plus grand nombre.

De là deux conséquences. D'abord, la loi ne se présente plus comme une formule immuable et indiscutable. En devenant oeuvre humaine, elle se reconnaît sujette au changement. Les Douze Tables le disent: « Ce que les suffrages du peuple ont ordonné en dernier lieu, c'est la loi. » [1] De tous les textes qui nous restent de ce code, il n'en est pas un qui ait plus d'importance que celui-là, ni qui marque mieux le caractère de la révolution qui s'opéra alors dans le droit. La loi n'est plus une tradition sainte, mos; elle est un simple texte, lex, et comme c'est la volonté des hommes qui l'a faite, cette même volonté peut la changer.

L'autre conséquence est celle-ci. La loi, qui auparavant était une partie de la religion et était, par conséquent, le patrimoine des familles sacrées, fut dorénavant la propriété commune de tous les citoyens. Le plébéien put l'invoquer et agir en justice. Tout au plus le patricien de Rome, plus tenace ou plus rusé que l'eupatride d'Athènes, essaya-t-il de cacher à la foule les formes de la procédure; ces formes mêmes ne tardèrent pas à être divulguées.

Ainsi le droit changea de nature. Dès lors il ne pouvait plus contenir les mêmes prescriptions que dans l'époque précédente. Tant que la religion avait eu l'empire sur lui, il avait réglé les relations des hommes entre eux d'après les principes de cette religion. Mais la classe inférieure, qui apportait dans la cité d'autres principes, ne comprenait rien ni aux vieilles règles du droit de propriété, ni à l'ancien droit de succession, ni à l'autorité absolue du père, ni à la parenté d'agnation. Elle voulait que tout cela disparût.

A la vérité, cette transformation du droit ne put pas s'accomplir d'un seul coup. S'il est quelquefois possible à l'homme de changer brusquement ses institutions politiques, il ne peut changer ses lois et son droit privé qu'avec lenteur et par degrés. C'est ce que prouve l'histoire du droit romain comme celle du droit athénien.

Les Douze Tables, comme nous l'avons vu plus haut, ont été écrites au milieu d'une transformation sociale; ce sont des patriciens qui les ont faites, mais ils les ont faites sur la demande de la plèbe et pour son usage. Cette législation n'est donc plus le droit primitif de Rome; elle n'est pas encore le droit prétorien; elle est une transition entre les deux.

Voici d'abord les points sur lesquels elle ne s'éloigne pas encore du droit antique:

Elle maintient la puissance du père; elle le laisse juger son fils, le condamner à mort, le vendre. Du vivant du père, le fils n'est jamais majeur.

Pour ce qui est des successions, elle garde aussi les règles anciennes; l'héritage passe aux agnats, et à défaut d'agnats aux gentiles. Quant aux cognats, c'est-à-dire aux parents par les femmes, la loi ne les connaît pas encore; ils n'héritent pas entre eux; la mère ne succède pas au fils, ni le fils à la mère. [2]

Elle conserve à l'émancipation et à l'adoption le caractère et les effets que ces deux actes avaient dans le droit antique. Le fils émancipé n'a plus part au culte de la famille, et il suit de là qu'il n'a plus droit à la succession.

Voici maintenant les points sur lesquels cette législation s'écarte du droit primitif:

Elle admet formellement que le patrimoine peut être partagé entre les frères, puisqu'elle accorde l'actio familiae erciscundae. [3]

Elle prononce que le père ne pourra pas disposer plus de trois fois de la personne de son fils, et qu'après trois ventes le fils sera libre. [4] C'est ici la première atteinte que le droit romain ait portée à l'autorité paternelle.

Un autre changement plus grave fut celui qui donna à l'homme le pouvoir de tester. Auparavant, le fils était héritier sien et nécessaire; à défaut de fils, le plus proche agnat héritait; à défaut d'agnats, les biens retournaient à la gens, en souvenir du temps où la gens encore indivise était l'unique propriétaire du domaine qu'on avait partagé depuis. Les Douze Tables laissent de côté ces principes vieillis; elles considèrent la propriété comme appartenant non plus à la gens, mais à l'individu; elles reconnaissent donc à l'homme le droit de disposer de ses biens par testament.

Ce n'est pas que dans le droit primitif le testament fût tout à fait inconnu. L'homme pouvait déjà se choisir un légataire en dehors de la gens, mais à la condition de faire agréer son choix par l'assemblée des curies; en sorte qu'il n'y avait que la volonté de la cité entière qui pût faire déroger à l'ordre que la religion avait jadis établi. Le droit nouveau débarrasse le testament de cette règle gênante, et lui donne une forme plus facile, celle d'une vente simulée. L'homme feindra de vendre sa fortune à celui qu'il aura choisi pour légataire; en réalité il aura fait un testament, et il n'aura pas eu besoin de comparaître devant l'assemblée du peuple.

Cette forme de testament avait le grand avantage d'être permise au plébéien. Lui qui n'avait rien de commun avec les curies, il n'avait eu jusqu'alors aucun moyen de tester. [5] Désormais il put user du procédé de la vente active et disposer de ses biens. Ce qu'il y a de plus remarquable dans cette période de l'histoire de la législation romaine, c'est que par l'introduction de certaines formes nouvelles le droit put étendre son action et ses bienfaits aux classes inférieures. Les anciennes règles et les anciennes formalités n'avaient pu et ne pouvaient encore convenablement s'appliquer qu'aux familles religieuses; mais on imaginait de nouvelles règles et de nouveaux procédés qui fussent applicables aux plébéiens.

C'est pour la même raison et en conséquence du même besoin que des innovations se sont introduites dans la partie du droit qui se rapportait au mariage. Il est clair que les familles plébéiennes ne pratiquaient pas le mariage sacré, et l'on peut croire que pour elles l'union conjugale reposait uniquement sur la convention mutuelle des parties (mutuus consensus) et sur l'affection qu'elles s'étaient promise (affectio maritalis). Nulle formalité civile ni religieuse n'était accomplie. Ce mariage plébéien finit par prévaloir, à la longue, dans les moeurs et dans le droit; mais à l'origine, les lois de la cité patricienne ne lui reconnaissaient aucune valeur. Or cela avait de graves conséquences; comme la puissance maritale et paternelle ne découlait, aux yeux du patricien, que de la cérémonie religieuse qui avait initié la femme au culte de l'époux, il résultait que le plébéien n'avait pas cette puissance. La loi ne lui reconnaissait pas de famille, et le droit privé n'existait pas pour lui. C'était une situation qui ne pouvait plus durer. On imagina donc une formalité qui fût à l'usage du plébéien et qui, pour les relations civiles, produisît les mêmes effets que le mariage sacré. On eut recours, comme pour le testament, à une vente fictive. La femme fut achetée par le mari (coemptio); dès lors elle fut reconnue en droit comme faisant partie de sa propriété (familia) elle fut dans sa main; et eut rang de fille à son égard, absolument comme si la formalité religieuse avait été accomplie. [6]

Nous ne saurions affirmer que ce procédé ne fût pas plus ancien que les Douze Tables. Il est du moins certain, que la législation nouvelle le reconnut comme légitime. Elle donnait ainsi au plébéien un droit privé, qui était analogue pour les effets au droit du patricien, quoiqu'il en différât beaucoup pour les principes.

A la coemptio correspond l'usus; ce sont deux formes d'un même acte. Tout objet peut être acquis indifféremment de deux manières, par achat ou par usage; il en est de même de la propriété fictive de la femme. L'usage ici, c'est la cohabitation d'une année; elle établit entre les époux les mêmes liens de droit que l'achat et que la cérémonie religieuse. Il n'est sans doute pas besoin d'ajouter qu'il fallait que la cohabitation eût été précédée du mariage, au moins du mariage plébéien, qui s'effectuait par consentement et affection des parties. Ni la coemptio ni l'usus ne créaient l'union morale entre les époux; ils ne venaient qu'après le mariage et n'établissaient qu'un lien de droit. Ce n'étaient pas, comme on l'a trop souvent répété, des modes de mariage; c'étaient seulement des moyens d'acquérir la puissance maritale et paternelle. [7]

Mais la puissance maritale des temps antiques avait des conséquences qui, à l'époque de l'histoire où nous sommes arrivés, commençaient à paraître excessives. Nous avons vu que la femme était soumise sans réserve au mari, et que le droit de celui-ci allait jusqu'à pouvoir l'aliéner et la vendre. [8] A un autre point de vue, la puissance maritale produisait encore des effets que le bon sens du plébéien avait peine à comprendre; ainsi la femme placée dans la main de son mari était séparée d'une manière absolue de sa famille paternelle, n'en héritait pas, et ne conservait avec elle aucun lien ni aucune parenté aux yeux de la loi. Cela était bon dans le droit primitif, quand la religion défendait que la même personne fît partie de deux gentes, sacrifiât à deux foyers, et fût héritière dans deux maisons. Mais la puissance maritale n'était plus conçue avec cette rigueur et l'on pouvait avoir plusieurs motifs excellents pour vouloir échapper à ces dures conséquences. Aussi la loi des Douze Tables, tout en établissant que la cohabitation d'une année mettrait la femme en puissance, fut-elle forcée de laisser aux époux la liberté de ne pas contracter un lien si rigoureux. Que la femme interrompe chaque année la cohabitation, ne fût-ce que par une absence de trois nuits, c'est assez pour que la puissance maritale ne s'établisse pas. Dès lors la femme conserve avec sa propre famille un lien de droit, et elle peut en hériter.

Sans qu'il soit nécessaire d'entrer dans de plus longs détails, on voit que le code des Douze Tables s'écarte déjà beaucoup du droit primitif. La législation romaine se transforme comme le gouvernement et l'état social. Peu à peu et presque à chaque génération il se produira quelque changement nouveau. A mesure que les classes inférieures feront un progrès dans l'ordre politique, une modification nouvelle sera introduite dans les règles du droit. C'est d'abord le mariage qui va être permis entre patriciens et plébéiens. C'est ensuite la loi Papiria qui défendra au débiteur d'engager sa personne au créancier. C'est la procédure qui va se simplifier, au grand profit des plébéiens, par l'abolition des actions de la loi. Enfin le préteur, continuant à marcher dans la voie que les Douze Tables ont ouverte, tracera à côté du droit ancien un droit absolument nouveau, que la religion n'aura pas dicté et qui se rapprochera de plus en plus du droit de la nature.

Une révolution analogue apparaît dans le droit athénien. On sait que deux codes de lois ont été rédigés à Athènes, à la distance de trente années, le premier par Dracon, le second par Solon. Celui de Dracon a été écrit au plus fort de la lutte entre les deux classes, et lorsque les eupatrides n'étaient pas encore vaincus. Solon a rédigé le sien au moment même où la classe inférieure l'emportait. Aussi les différences sont-elles grandes entre les deux codes.

Dracon était un eupatride; il avait tous les sentiments de sa caste et « était instruit dans le droit religieux ». Il ne paraît pas avoir fait autre chose que de mettre en écrit les vieilles coutumes, sans y rien changer. Sa première loi est celle-ci: « On devra honorer les dieux et les héros du pays et leur offrir des sacrifices annuels, sans s'écarter des rites suivis par les ancêtres. » On a conservé le souvenir de ses lois sur le meurtre; elles prescrivent que le coupable soit écarté du temple, et lui défendent de toucher à l'eau lustrale et aux vases des cérémonies. [9]

Ses lois parurent cruelles aux générations suivantes. Elles étaient, en effet, dictées par une religion implacable, qui voyait dans toute faute une offense à la divinité, et dans toute offense à la divinité un crime irrémissible. Le vol était puni de mort, parce que le vol était un attentat à la religion de la propriété.

Un curieux article qui nous a été conservé de cette législation [10] montre dans quel esprit elle fut faite. Elle n'accordait le droit de poursuivre un crime en justice qu'aux parents du mort et aux membres de sa gens. Nous voyons là combien la gens était encore puissante à cette époque, puisqu'elle ne permettait pas à la cité d'intervenir d'office dans ses affaires, fût-ce pour la venger. L'homme appartenait encore à la famille plus qu'à la cité.

Dans tout ce qui nous est parvenu de cette législation, nous voyons quelle ne faisait que reproduire le droit ancien. Elle avait la dureté et la raideur de la vieille loi non écrite. On peut croire qu'elle établissait une démarcation bien profonde entre les classes; car la classe inférieure l'a toujours détestée, et au bout de trente ans elle réclamait une législation nouvelle.

Le code de Solon est tout différent; on voit qu'il correspond à une grande révolution sociale. La première chose qu'on y remarque, c'est que les lois sont les mêmes pour tous. Elles n'établissent pas de distinction entre l'eupatride, le simple homme libre, et le thète. Ces mots ne se trouvent même dans aucun des articles qui nous ont été conservés. Solon se vante dans ses vers d'avoir écrit les mêmes lois pour les grands et pour les petits.

Comme les Douze Tables, le code de Solon s'écarte en beaucoup de points du droit antique; sur d'autres points il lui reste fidèle. Ce n'est pas à dire que les décemvirs romains aient copié les lois d'Athènes; mais les deux législations, oeuvres de la même époque, conséquences de la même révolution sociale, n'ont pas pu ne pas se ressembler. Encore cette ressemblance n'est-elle guère que dans l'esprit des deux législations; la comparaison de leurs articles présente des différences nombreuses. Il y a des points sur lesquels le code de Solon reste plus près du droit primitif que les Douze Tables, comme il y en a sur lesquels il s'en éloigne davantage.

Le droit très-antique avait prescrit que le fils aîné fût seul héritier. La loi de Solon s'en écarte et dît en termes formels: « Les frères se partageront le patrimoine. » Mais le législateur ne s'éloigne pas encore du droit primitif jusqu'à donner à la soeur une part dans la succession: « Le partage, dit-il, se fera entre les fils. » [11]

Il y a plus: si un père ne laisse qu'une fille, cette fille unique ne peut pas être héritière; c'est toujours le plus proche agnat qui a la succession. En cela Solon se conforme à l'ancien droit; du moins il réussit à donner à la fille la jouissance du patrimoine, en forçant l'héritier à l'épouser. [12]

La parenté par les femmes était inconnue dans le vieux droit; Solon l'admet dans le droit nouveau, mais en la plaçant au-dessous de la parenté par les mâles. Voici sa loi: [13] « Si un père ne laisse qu'une fille, le plus proche agnat hérite en épousant la fille. S'il ne laisse pas d'enfant, son frère hérite, non pas sa soeur; son frère germain ou consanguin, non pas son frère utérin. A défaut de frères ou de fils de frères, la succession passe à la soeur. S'il n'y a ni frères, ni soeurs, ni neveux, les cousins et petits-cousins de la branche paternelle héritent. Si l'on ne trouve pas de cousins dans la branche paternelle (c'est-à-dire parmi les agnats), la succession est déférée aux collatéraux de la branche maternelle (c'est-à-dire aux cognats). » Ainsi les femmes commencent à avoir des droits à la succession, mais inférieurs à ceux des hommes; la loi énonce formellement ce principe: « Les mâles et les descendants par les mâles excluent les femmes et les descendante des femmes. » Du moins cette sorte de parenté est reconnue et se fait sa place dans les lois, preuve certaine que le droit naturel commence à parler presque aussi haut que la vieille religion.

Solon introduisit encore dans la législation athénienne quelque chose de très-nouveau, le testament. Avant lui les biens passaient nécessairement au plus proche agnat, ou à défaut d'agnats aux gennètes (gentiles); cela venait de ce que les biens n'étaient pas considérés comme appartenant à l'individu, mais à la famille. Mais au temps de Solon on commençait à concevoir autrement le droit de propriété; la dissolution de l'ancien [Grec: genos] avait fait de chaque domaine le bien propre d'un individu. Le législateur permit donc à l'homme de disposer de sa fortune et de choisir son légataire. Toutefois en supprimant le droit que le [Grec: genos] avait eu sur les biens de chacun de ses membres, il ne supprima pas le droit de la famille naturelle; le fils resta héritier nécessaire; si le mourant ne laissait qu'une fille, il ne pouvait choisir son héritier qu'à la condition que cet héritier épouserait la fille; sans enfants, l'homme était libre de tester à sa fantaisie. [14] Cette dernière règle était absolument nouvelle dans le droit athénien, et nous pouvons voir par elle combien on se faisait alors de nouvelles idées sur la famille.

La religion primitive avait donné au père une autorité souveraine dans la maison. Le droit antique d'Athènes allait jusqu'à lui permettre de vendre ou de mettre à mort son fils. [15] Solon, se conformant aux moeurs nouvelles, posa des limites à cette puissance; [16] on sait avec certitude qu'il défendit au père de vendre sa fille, et il est vraisemblable que la même défense protégeait le fils. L'autorité paternelle allait s'affaiblissant, à mesure que l'antique religion perdait son empire: ce qui avait lieu plus tôt à Athènes qu'à Rome. Aussi le droit athénien ne se contenta-t-il pas de dire comme les Douze Tables: « Après triple vente le fils sera libre. » Il permit au fils arrivé à un certain âge d'échapper au pouvoir paternel. Les moeurs, sinon les lois, arrivèrent insensiblement à établir la majorité du fils, du vivant même du père. Nous connaissons une loi d'Athènes qui enjoint au fils de nourrir son père devenu vieux ou infirme; une telle loi indique nécessairement que le fils peut posséder, et par conséquent qu'il est affranchi de la puissance paternelle. Cette loi n'existait pas à Rome, parce que le fils ne possédait jamais rien et restait toujours en puissance.

Pour la femme, la loi de Solon se conformait encore au droit antique, quand elle lui défendait de faire un testament, parce que la femme n'était jamais réellement propriétaire et ne pouvait avoir qu'un usufruit. Mais elle s'écartait de ce droit antique quand elle permettait à la femme de reprendre sa dot. [17]

Il y avait encore d'autres nouveautés dans ce code. A l'opposé de Dracon, qui n'avait accordé le droit de poursuivre un crime en justice qu'à la famille de la victime, Solon l'accorda à tout citoyen. [18] Encore une règle du vieux droit patriarcal qui disparaissait.

Ainsi à Athènes, comme à Rome, le droit commençait à se transformer. Pour un nouvel état social il naissait un droit nouveau. Les croyances, les moeurs, les institutions s'étant modifiées, les lois qui auparavant avaient paru justes et bonnes, cessaient de le paraître, et peu à peu elles étaient effacées.

NOTES

[1] Tite-Live, VII, 17; IX, 33, 34.

[2] Gaius, III, 17; III, 24. Ulpien, XVI, 4. Cicéron, De invent., II, 50.

[3] Gaius, III, 19.

[4] Digeste, liv. X, tit. 2, 1.

[5] Il y avait bien le testament in procinctu; mais nous ne sommes pas bien renseignés sur cette sorte de testament; peut-être était-il au testament calatis comitiis ce que l'assemblée par centuries était à l'assemblée par curies.

[6] Gaius, I, 114.

[7] Gaius, I, 111: quae anno continuo NUPTA perseverabat. La coemptio était si peu un mode de mariage que la femme pouvait la contracter avec un autre que son mari, par exemple, avec un tuteur.

[8] Gaius, I, 117, 118. Que cette mancipation ne fut que fictive au temps de Gaius, c'est ce qui est hors de doute; mais elle put être réelle à l'origine. Il n'en était pas d'ailleurs du mariage par simple consensus comme du mariage sacré, qui établissait entre les époux un lien indissoluble.

[9] Aulu-Gelle, XI, 18. Démosthènes, in Lept., 158. Porphyre, De abstinentia, IX.

[10] Démosthènes, in Everg., 71; in Macart., 57.

[11] Isée, VI, 25.

[12] Isée, III, 42.

[13] Isée, VII, 19; XI, 1, 11.

[14] Isée, III, 41, 68, 73; VI, 9; X, 9, 13. Plutarque, Solon, 21.

[15] Plutarque, Solon, 13.

[16] Plutarque, Solon, 23.

[17] Isée, VII, 24, 25. Dion Chrysostome, [Grec: peri apistias]. Harpocration, [Grec: pera medimnon]. Démosthènes, in Evergum; in Boeotum de dote; in Neoeram, 51, 52.

[18] Plutarque, Solon, 18.

CHAPITRE IX.

NOUVEAU PRINCIPE DE GOUVERNEMENT; L'INTÉRÊT PUBLIC ET LE SUFFRAGE.

La révolution qui renversa la domination de la classe sacerdotale et éleva la classe inférieure au niveau des anciens chefs des gentes, marqua le commencement d'une période nouvelle dans l'histoire des cités. Une sorte de renouvellement social s'accomplit. Ce n'était pas seulement une classe d'hommes qui remplaçait une autre classe au pouvoir. C'étaient les vieux principes qui étaient mis de côté, et des règles nouvelles qui allaient gouverner les sociétés humaines.

Il est vrai que la cité conserva les formes extérieures qu'elle avait eues dans l'époque précédente. Le régime républicain subsista; les magistrats gardèrent presque partout leurs anciens noms; Athènes eut encore ses archontes et Rome ses consuls. Rien ne fut changé non plus aux cérémonies de la religion publique; les repas du prytanée, les sacrifices au commencement de l'assemblée, les auspices et les prières, tout cela fut conservé. Il est assez ordinaire à l'homme, lorsqu'il rejette de vieilles institutions, de vouloir en garder au moins les dehors.

Au fond, tout était changé. Ni les institutions, ni le droit, ni les croyances, ni les moeurs ne furent dans cette nouvelle période ce qu'ils avaient été dans la précédente. L'ancien régime disparut, entraînant avec lui les règles rigoureuses qu'il avait établies en toutes choses; un régime nouveau fut fondé, et la vie humaine changea de face.

La religion avait été pendant de longs siècles l'unique principe de gouvernement. Il fallait trouver un autre principe qui fût capable de la remplacer et qui pût, comme elle, régir les sociétés en les mettant autant que possible à l'abri des fluctuations et des conflits. Le principe sur lequel le gouvernement des cités se fonda désormais, fut l'intérêt public.

Il faut observer ce dogme nouveau qui fit alors son apparition dans l'esprit des hommes et dans l'histoire. Auparavant, la règle supérieure d'où dérivait l'ordre social, n'était pas l'intérêt, c'était la religion. Le devoir d'accomplir les rites du culte avait été le lien social. De cette nécessité religieuse avait découlé, pour les uns le droit de commander, pour les autres l'obligation d'obéir; de là étaient venues les règles de la justice et de la procédure, celles des délibérations publiques, celles de la guerre. Les cités ne s'étaient pas demandé si les institutions qu'elles se donnaient, étaient utiles; ces institutions s'étaient fondées, parce que la religion l'avait ainsi voulu. L'intérêt ni la convenance n'avaient contribué à les établir; et si la classe sacerdotale avait combattu pour les défendre, ce n'était pas au nom de l'intérêt public, mais au nom de la tradition religieuse.

Mais dans la période où nous entrons maintenant, la tradition n'a plus d'empire et la religion ne gouverne plus. Le principe régulateur duquel toutes les institutions doivent tirer désormais leur force, le seul qui soit au-dessus des volontés individuelles et qui puisse les obliger à se soumettre, c'est l'intérêt public. Ce que les Latins appellent res publica, les Grecs [Grec: to choinon], voilà ce qui remplace la vieille religion. C'est là ce qui décide désormais des institutions et des lois, et c'est à cela que se rapportent tous les actes importants des cités. Dans les délibérations des sénats ou des assemblées populaires, que l'on discute sur une loi ou sur une forme de gouvernement, sur un point de droit privé ou sur une institution politique, on ne se demande plus ce que la religion prescrit, mais ce que réclame l'intérêt général.

On attribue à Solon une parole qui caractérise assez bien le régime nouveau. Quelqu'un lui demandait s'il croyait avoir donné à sa patrie la constitution la meilleure: « Non pas, répondit-il; mais celle qui lui convient le mieux. » Or, c'était quelque chose de très-nouveau que de ne plus demander aux formes de gouvernement et aux lois qu'un mérite relatif. Les anciennes constitutions, fondées sur les règles du culte, s'étaient proclamées infaillibles et immuables; elles avaient eu la rigueur et l'inflexibilité de la religion. Solon indiquait par cette parole qu'à l'avenir les constitutions politiques devraient se conformer aux besoins, aux moeurs, aux intérêts des hommes de chaque époque. Il ne s'agissait plus de vérité absolue; les règles du gouvernement devaient être désormais flexibles et variables. On dit que Solon souhaitait, et tout au plus, que ses lois fussent observées pendant cent ans.

Les prescriptions de l'intérêt public ne sont pas aussi absolues, aussi claires, aussi manifestes que le sont celles d'une religion. On peut toujours les discuter; elles ne s'aperçoivent pas tout d'abord. Le mode qui parut le plus simple et le plus sûr pour savoir ce que l'intérêt public réclamait, ce fut d'assembler les hommes et de les consulter. Ce procédé fut jugé nécessaire et fut presque journellement employé. Dans l'époque précédente, les auspices avaient fait à peu près tous les frais des délibérations; l'opinion du prêtre, du roi, du magistrat sacré était toute-puissante; on votait peu, et plutôt pour accomplir une formalité que pour faire connaître l'opinion de chacun. Désormais on vota sur toutes choses; il fallut avoir l'avis de tous, pour être sûr de connaître l'intérêt de tous. Le suffrage devint le grand moyen de gouvernement. Il fut la source des institutions, la règle du droit; il décida de l'utile et même du juste. Il fut au-dessus des magistrats, au-dessus même des lois; il fut le souverain dans la cité.

Le gouvernement changea aussi de nature. Sa fonction essentielle ne fut plus l'accomplissement régulier des cérémonies religieuses; il fut surtout constitué pour maintenir l'ordre et la paix au dedans, la dignité et la puissance au dehors. Ce qui avait été autrefois au second plan, passa au premier. La politique prit le pas sur la religion, et le gouvernement des hommes devint chose humaine. En conséquence il arriva, ou bien que des magistratures nouvelles furent créées, ou tout au moins que les anciennes prirent un caractère nouveau. C'est ce qu'on peut voir par l'exemple d'Athènes et par celui de Rome.

A Athènes, pendant la domination de l'aristocratie, les archontes avaient été surtout des prêtres; le soin de juger, d'administrer, de faire la guerre, se réduisait à peu de chose, et pouvait sans inconvénient être joint au sacerdoce. Lorsque la cité athénienne repoussa les vieux procédés religieux du gouvernement, elle ne supprima pas l'archontat; car on avait une répugnance extrême à supprimer ce qui était antique. Mais à côté des archontes elle établit d'autres magistrats, qui par la nature de leurs fonctions répondaient mieux aux besoins de l'époque. Ce furent les stratéges. Le mot signifie chef de l'armée; mais leur autorité n'était pas purement militaire; ils avaient le soin des relations avec les autres cités, l'administration des finances, et tout ce qui concernait la police de la ville. On peut dire que les archontes avaient dans leurs mains la religion et tout ce qui s'y rapportait, et que les stratéges avaient le pouvoir politique. Les archontes conservaient l'autorité, telle que les vieux âges l'avaient conçue; les stratéges avaient celle que les nouveaux besoins avaient fait établir. Peu à peu on arriva à ce point que les archontes n'eurent plus que l'apparence du pouvoir et que les stratéges en eurent toute la réalité. Ces nouveaux magistrats n'étaient plus des prêtres; à peine faisaient-ils les cérémonies tout à fait indispensables en temps de guerre. Le gouvernement tendait de plus en plus à se séparer de la religion. Ces stratéges purent être choisis en dehors de la classe des eupatrides. Dans l'épreuve qu'on leur faisait subir avant de les nommer ([Grec: dochimasia]), on ne leur demanda pas, comme on demandait à l'archonte, s'ils avaient un culte domestique et s'ils étaient d'une famille pure; il suffit qu'ils eussent rempli toujours leurs devoirs de citoyens et qu'ils eussent une propriété dans l'Attique. [1] Les archontes étaient désignés par le sort, c'est-à-dire par la voix des dieux; il en fut autrement des stratéges. Comme le gouvernement devenait plus difficile et plus compliqué, que la piété n'était plus la qualité principale, et qu'il fallait l'habileté, la prudence, le courage, l'art de commander, on ne croyait plus que la voix du sort fût suffisante pour faire un bon magistrat. La cité ne voulait plus être liée par la prétendue volonté des dieux, et elle tenait à avoir le libre choix de ses chefs. Que l'archonte, qui était un prêtre, fût désigné par les dieux, cela était naturel; mais le stratége, qui avait dans ses mains les intérêts matériels de la cité, devait être élu par les hommes.

Si l'on observe de près les institutions de Rome, on reconnaît que des changements du même genre s'y opérèrent. D'une part, les tribuns de la plèbe augmentèrent à tel point leur importance que la direction de la république, au moins en ce qui concernait les affaires intérieures, finit par leur appartenir. Or, ces tribuns, qui n'avaient pas le caractère sacerdotal, ressemblent assez aux stratéges. D'autre part, le consulat lui-même ne put subsister qu'en changeant de nature. Ce qu'il y avait de sacerdotal en lui s'effaça peu à peu. Il est bien vrai que le respect des Romains pour les traditions et les formes du passé exigea que le consul continuât à accomplir les cérémonies religieuses instituées par les ancêtres. Mais on comprend bien que le jour où les plébéiens furent consuls, ces cérémonies n'étaient plus que de vaines formalités. Le consulat fut de moins en moins un sacerdoce et de plus en plus un commandement. Cette transformation fut lente, insensible, inaperçue; elle n'en fut pas moins complète. Le consulat n'était certainement plus au temps des Scipion ce qu'il avait été au temps de Publicola. Le tribunat militaire, que le Sénat institua en 443, et sur lequel les anciens nous donnent trop peu de renseignements, fut peut-être la transition entre le consulat de la première époque et celui de la seconde.

On peut remarquer aussi qu'il se fit un changement dans la manière de nommer les consuls. En effet dans les premiers siècles, le vote des centuries dans l'élection du magistrat n'était, nous l'avons vu, qu'une pure formalité. Dans le vrai, le consul de chaque année était créé par le consul de l'année précédente, qui lui transmettait les auspices, après avoir pris l'assentiment des dieux. Les centuries ne votaient que sur les deux ou trois candidats que présentait le consul en charge; il n'y avait pas de débat. Le peuple pouvait détester un candidat; il n'en était pas moins forcé de voter pour lui. A l'époque où nous sommes maintenant, l'élection est tout autre, quoique les formes en soient encore les mêmes. Il y a bien encore, comme par le passé, une cérémonie religieuse et un vote; mais c'est la cérémonie religieuse qui est pour la forme, et c'est le vote qui est la réalité. Le candidat doit encore se faire présenter par le consul qui préside; mais le consul est contraint, sinon par la loi, du moins par l'usage, d'accepter tous les candidats et de déclarer que les auspices leur sont également favorables à tous. Ainsi les centuries nomment qui elles veulent. L'élection n'appartient plus aux dieux, elle est dans les mains du peuple. Les dieux et les auspices ne sont plus consultés qu'à la condition d'être impartiaux entre tous les candidats. Ce sont les hommes qui choisissent.

NOTES

[1] Dinarque, I, 171 (coll. Didot).

CHAPITRE X.

UNE ARISTOCRATIE DE RICHESSE ESSAYE DE SE CONSTITUER; ÉTABLISSEMENT DE LA DÉMOCRATIE; QUATRIÈME RÉVOLUTION.

Le régime qui succéda à la domination de l'aristocratie religieuse ne fut pas tout d'abord la démocratie. Nous avons vu, par l'exemple d'Athènes et de Rome, que la révolution qui s'était accomplie, n'avait pas été l'oeuvre des plus basses classes. Il y eut, à la vérité, quelques villes où ces classes s'insurgèrent d'abord; mais elles ne purent fonder rien de durable; les longs désordres où tombèrent Syracuse, Milet, Samos, en sont la preuve. Le régime nouveau ne s'établit avec quelque solidité que là où il se trouva tout de suite une classe supérieure pour prendre en mains, pour quelque temps, le pouvoir et l'autorité morale qui échappaient aux eupatrides ou aux patriciens.

Quelle pouvait être cette aristocratie nouvelle? La religion héréditaire étant écartée, il n'y avait plus d'autre élément de distinction sociale que la richesse. On demanda donc à la richesse de fixer des rangs, les esprits n'admettant pas tout de suite que l'égalité dût être absolue.

Ainsi, Solon ne crut pouvoir faire oublier l'ancienne distinction fondée sur la religion héréditaire, qu'en établissant une division nouvelle qui fut fondée sur la richesse. Il partagea les hommes en quatre classes, et leur donna des droits inégaux; il fallut être riche pour parvenir aux hautes magistratures; il fallut être au moins d'une des deux classes moyennes pour avoir accès au Sénat et aux tribunaux. [1]

Il en fut de même à Rome. Nous avons déjà vu que Servius ne détruisit la puissance du patriciat qu'en fondant une aristocratie rivale. Il créa douze centuries de chevaliers choisis parmi les plus riches plébéiens; ce fut l'origine de l'ordre équestre, qui fut dorénavant l'ordre riche de Rome. Les plébéiens qui n'avaient pas le cens fixé pour être chevalier, furent répartis en cinq classes, suivant le chiffre de leur fortune. Les prolétaires furent en dehors de toute classe. Ils n'avaient pas de droits politiques; s'ils figuraient dans les comices par centuries, il est sûr du moins qu'ils n'y votaient pas. [2] La constitution républicaine conserva ces distinctions établies par un roi, et la plèbe ne se montra pas d'abord très-désireuse de mettre l'égalité entre ses membres.

Ce qui se voit si clairement à Athènes et à Rome, se retrouve dans presque toutes les autres cités. A Cumes, par exemple, les droits politiques ne furent donnés d'abord qu'à ceux qui, possédant des chevaux, formaient une sorte d'ordre équestre; plus tard, ceux qui venaient après eux par le chiffre de la fortune, obtinrent les mêmes droits, et cette dernière mesure n'éleva qu'à mille le nombre des citoyens. A Rhégium, le gouvernement fut longtemps aux mains des mille plus riches de la cité. A Thurii, il fallait un cens très-élève pour faire partie du corps politique. Nous voyons clairement dans les poésies de Théognis qu'à Mégare, après la chute des nobles, ce fut la richesse qui régna. A Thèbes, pour jouir des droits de citoyen, il ne fallait être ni artisan ni marchand. [3]

Ainsi les droits politiques qui, dans l'époque précédente, étaient inhérents à la naissance, furent, pendant quelque temps, inhérents à la fortune. Cette aristocratie de richesse se forma dans toutes les cités, non pas par l'effet d'un calcul, mais par la nature même de l'esprit humain, qui, en sortant d'un régime de profonde inégalité, n'arrivait pas tout de suite à l'égalité complète.

Il est à remarquer que cette aristocratie ne fondait pas sa supériorité uniquement sur sa richesse. Partout elle eut à coeur d'être la classe militaire. Elle se chargea de défendre les cités en même temps que de les gouverner. Elle se réserva les meilleures armes et la plus forte part de périls dans les combats, voulant imiter en cela la classe noble qu'elle remplaçait. Dans toutes les cités, les plus riches formèrent la cavalerie, la classe aisée composa le corps des hoplites ou des légionnaires. Les pauvres furent exclus de l'armée; tout au plus les employa-t-on comme vélites et comme peltastes, ou parmi les rameurs de la flotte. [4] L'organisation de l'armée répondait ainsi avec une exactitude parfaite à l'organisation politique de la cité. Les dangers étaient proportionnés aux privilèges, et la force matérielle se trouvait dans les mêmes mains que la richesse. [5]

Il y eut ainsi dans presque toutes les cités dont l'histoire nous est connue, une période pendant laquelle la classe riche ou tout au moins la classe aisée fut en possession du gouvernement. Ce régime politique eut ses mérites, comme tout régime peut avoir les siens, quand il est conforme aux moeurs de l'époque et que les croyances ne lui sont pas contraires. La noblesse sacerdotale de l'époque précédente avait assurément rendu de grands services; car c'était elle qui, pour la première fois, avait établi des lois et fondé des gouvernements réguliers. Elle avait fait vivre avec calme et dignité, pendant plusieurs siècles, les sociétés humaines. L'aristocratie de richesse eut un autre mérite: elle imprima à la société et à l'intelligence une impulsion nouvelle. Issue du travail sous toutes ses formes, elle l'honora et le stimula. Ce nouveau régime donnait le plus de valeur politique à l'homme le plus laborieux, le plus actif ou le plus habile; il était donc favorable au développement de l'industrie et du commerce; il l'était aussi au progrès intellectuel; car l'acquisition de cette richesse, qui se gagnait ou se perdait, d'ordinaire, suivant le mérite de chacun, faisait de l'instruction le premier besoin et de l'intelligence le plus puissant ressort des affaires humaines. Il n'y a donc pas à être surpris que sous ce régime la Grèce et Rome aient élargi les limites de leur culture intellectuelle et poussé plus avant leur civilisation.

La classe riche ne garda pas l'empire aussi longtemps que l'ancienne noblesse héréditaire l'avait gardé. Ses titres à la domination n'étaient pas de même valeur. Elle n'avait pas ce caractère sacré dont l'ancien eupatride était revêtu; elle ne régnait pas en vertu des croyances et par la volonté des dieux. Elle n'avait rien en elle qui eût prise sur la conscience et qui forçât l'homme à se soumettre. L'homme ne s'incline guère que devant ce qu'il croit être le droit ou ce que ses opinions lui montrent comme fort au-dessus de lui. Il avait pu se courber longtemps devant la supériorité religieuse de l'eupatride qui disait la prière et possédait les dieux. Mais la richesse ne lui imposait pas. Devant la richesse, le sentiment le plus ordinaire n'est pas le respect, c'est l'envie. L'inégalité politique qui résultait de la différence des fortunes, parut bientôt une iniquité, et les hommes travaillèrent à la faire disparaître.

D'ailleurs, la série des révolutions, une fois commencée, ne devait pas s'arrêter. Les vieux principes étaient renversés, et l'on n'avait plus de traditions ni de règles fixes. Il y avait un sentiment général de l'instabilité des choses, qui faisait qu'aucune constitution n'était plus capable de durer bien longtemps. La nouvelle aristocratie fut donc attaquée comme l'avait été l'ancienne; les pauvres voulurent être citoyens et firent effort pour entrer à leur tour dans le corps politique.

Il est impossible d'entrer dans le détail de cette nouvelle lutte. L'histoire des cités, à mesure qu'elle s'éloigne de l'origine, se diversifie de plus en plus. Elles poursuivent la même série de révolutions; mais ces révolutions s'y présentent sous des formes très- variées. On peut du moins faire cette remarque que, dans les villes où le principal élément de la richesse était la possession du sol, la classe riche fut plus longtemps respectée et plus longtemps maîtresse; et qu'au contraire dans les cités, comme Athènes, où il y avait peu de fortunes territoriales et où l'on s'enrichissait surtout par l'industrie et le commerce, l'instabilité des fortunes éveilla plus tôt les convoitises ou les espérances des classes inférieures, et l'aristocratie fut plus tôt attaquée.

Les riches de Rome résistèrent beaucoup mieux que ceux de la Grèce; cela tient à des causes que nous dirons plus loin. Mais quand on lit l'histoire grecque, on remarque avec quelque surprise combien l'aristocratie nouvelle se défendit faiblement. Il est vrai qu'elle ne pouvait pas, comme les eupatrides, opposer à ses adversaires le grand et puissant argument de la tradition et de la piété. Elle ne pouvait pas appeler à son secours les ancêtres et les dieux. Elle n'avait pas de point d'appui dans ses propres croyances; elle n'avait pas foi dans la légitimité de ses privilèges.

Elle avait bien la force des armes; mais cette supériorité même finit par lui manquer. Les constitutions que les États se donnent, dureraient sans doute plus longtemps si chaque État pouvait demeurer dans l'isolement, ou si du moins il pouvait vivre toujours en paix. Mais la guerre dérange les rouages des constitutions et hâte les changements. Or, entre ces cités de la Grèce et de l'Italie l'état de guerre était presque perpétuel. C'était sur la classe riche que le service militaire pesait le plus lourdement, puisque c'était elle qui occupait le premier rang dans les batailles. Souvent, au retour d'une campagne, elle rentrait dans la ville, décimée et affaiblie, hors d'état par conséquent de tenir tête au parti populaire. A Tarente, par exemple, la haute classe ayant perdu la plus grande partie de ses membres dans une guerre contre les Japyges, la démocratie s'établit aussitôt dans la cité. Le même fait s'était produit à Argos, une trentaine d'années auparavant: à la suite d'une guerre malheureuse contre les Spartiates, le nombre des vrais citoyens était devenu si faible, qu'il avait fallu donner le droit de cité à une foule de périèques. [6] C'est pour n'avoir pas à tomber dans cette extrémité que Sparte était si ménagère du sang des vrais Spartiates. Quant à Rome, ses guerres continuelles expliquent en grande partie ses révolutions. La guerre a détruit d'abord son patriciat; des trois cents familles que cette caste comptait sous les rois, il en restait à peine un tiers après la conquête du Samnium. La guerre a moissonné ensuite la plèbe primitive, cette plèbe riche et courageuse qui remplissait les cinq classes et qui formait les légions.

Un des effets de la guerre était que les cités étaient presque toujours réduites à donner des armes aux classes inférieures. C'est pour cela qu'à Athènes et dans toutes les villes maritimes, le besoin d'une marine et les combats sur mer ont donné à la classe pauvre l'importance que les constitutions lui refusaient. Les thètes, élevés au rang de rameurs, de matelots et même de soldats, et ayant en mains le salut de la patrie, se sont sentis nécessaires et sont devenus hardis. Telle fut l'origine de la démocratie athénienne. Sparte avait peur de la guerre. On peut voir dans Thucydide sa lenteur et sa répugnance à entrer en campagne. Elle s'est laissée entraîner malgré elle dans la guerre du Péloponèse; mais combien elle a fait d'efforts pour s'en retirer! C'est que Sparte était forcée d'armer ses [Grec: upomeiodes], ses néodamodes, ses mothaces, ses laconiens et même ses hilotes; elle savait bien que toute guerre, en donnant des armes à ces classes qu'elle opprimait, la mettait en danger de révolution et qu'il lui faudrait, au retour de l'armée, ou subir la loi de ses hilotes, ou trouver moyen de les faire massacrer sans bruit. Les plébéiens calomniaient le Sénat de Rome, quand ils lui reprochaient de chercher toujours de nouvelles guerres. Le Sénat était bien trop habile. Il savait ce que ces guerres lui coûtaient de concessions et d'échecs au forum. Mais il ne pouvait pas les éviter.

Il est donc hors de doute que la guerre a peu à peu comblé la distance que l'aristocratie de richesse avait mise entre elle et les classes inférieures. Par là il est arrivé bientôt que les constitutions se sont trouvées en désaccord avec l'état social et qu'il a fallu les modifier. D'ailleurs on doit reconnaître que tout privilège était nécessairement en contradiction avec le principe qui gouvernait alors les hommes. L'intérêt public n'était pas un principe qui fût de nature à autoriser et à maintenir longtemps l'inégalité. Il conduisait inévitablement les sociétés à la démocratie.

Cela est si vrai qu'il fallut partout, un peu plus tôt ou un peu plus tard, donner à tous les hommes libres des droits politiques. Dès que la plèbe romaine voulut avoir des comices qui lui fussent propres, elle dut y admettre les prolétaires, et ne put pas y faire passer la division en classes. La plupart des cités virent ainsi se former des assemblées vraiment populaires, et le suffrage universel fut établi.

Or le droit de suffrage avait alors une valeur incomparablement plus grande que celle qu'il peut avoir dans les États modernes. Par lui le dernier des citoyens mettait la main à toutes les affaires, nommait les magistrats, faisait les lois, rendait la justice, décidait de la guerre ou de la paix et rédigeait les traités d'alliance. Il suffisait donc de cette extension du droit de suffrage pour que le gouvernement fût vraiment démocratique.

Il faut faire une dernière remarque. On aurait peut-être évité l'avènement de la démocratie, si l'on avait pu fonder ce que Thucydide appelle [Grec: oligarchia isonomos], c'est-à-dire le gouvernement pour quelques-uns et la liberté pour tous. Mais les Grecs n'avaient pas une idée nette de la liberté; les droits individuels manquèrent toujours chez eux de garanties. Nous savons par Thucydide, qui n'est certes pas suspect de trop de zèle pour le gouvernement démocratique, que sous la domination de l'oligarchie le peuple était en butte à beaucoup de vexations, de condamnations arbitraires, d'exécutions violentes. Nous lisons dans cet historien « qu'il fallait le régime démocratique pour que les pauvres eussent un refuge et les riches un frein ». Les Grecs n'ont jamais su concilier l'égalité civile avec l'inégalité politique. Pour que le pauvre ne fût pas lésé dans ses intérêts personnels, il leur a paru nécessaire qu'il eût un droit de suffrage, qu'il fût juge dans les tribunaux, et qu'il pût être magistrat. Si nous nous rappelons d'ailleurs que, chez les Grecs, l'État était une puissance absolue, et qu'aucun droit individuel ne tenait contre lui, nous comprendrons quel immense intérêt il y avait pour chaque homme, même pour le plus humble, à avoir des droits politiques, c'est-à-dire à faire partie du gouvernement. Le souverain collectif étant si omnipotent, l'homme ne pouvait être quelque chose qu'en étant un membre de ce souverain. Sa sécurité et sa dignité tenaient à cela. On voulait posséder les droits politiques, non pour avoir la vraie liberté, mais pour avoir au moins ce qui pouvait en tenir lieu.

NOTES

[1] Plutarque, Solon, 18; Aristide, 13. Aristote cité par Harpocration, aux mots [Grec: ippeis, thaetes]. Pollux, VIII, 129.

[2] Tite-Live, I, 43.

[3] Aristote, Politique, III, 3, 4; VI, 4, 5 (édit. Didot).

[4] Lysias, in Alcib., I, 8; II, 7. Isée, VII, 89, Xénophon, Hellen., VII, 4. Harpocration, [Grec: thaetes].

[5] La relation entre le service militaire et les droits politiques est manifeste: à Rome, l'assemblée centuriate n'était pas autre chose que l'armée; cela est si vrai que les hommes qui avaient dépassé l'âge du service militaire n'avaient plus droit de suffrage dans ces comices. Les historiens ne nous disent pas qu'il y eût une loi semblable à Athènes; mais il y a des chiffres qui sont significatifs; Thucydide nous apprend (II, 31; II, 13) qu'au début de la guerre, Athènes avait 13,000 hoplites; si l'on y ajoute les chevaliers qu'Aristophane (dans les Guêpes) porte à un millier environ, on arrive au chiffre de 14,000 soldats. Or Plutarque nous dit qu'à la même époque le nombre des citoyens était de 14,000. C'est donc que les prolétaires, qui n'avaient pas le droit de servir parmi les hoplites, n'étaient pas non plus comptés parmi les citoyens. La constitution d'Athènes, en 430, n'était donc pas encore tout à fait démocratique.

[6] Aristote, Politique, VIII, 2, 8 (V, 2).

CHAPITRE XI.

RÈGLES DU GOUVERNEMENT DÉMOCRATIQUE; EXEMPLE DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE.

A mesure que les révolutions suivaient leur cours et que l'on s'éloignait de l'ancien régime, le gouvernement des hommes devenait plus difficile. Il y fallait des règles plus minutieuses, des rouages plus nombreux et plus délicats. C'est ce qu'on peut voir par l'exemple du gouvernement d'Athènes.

Athènes comptait un fort grand nombre de magistrats. En premier lieu, elle avait conservé tous ceux de l'époque précédente, l'archonte qui donnait son nom à l'année et veillait à la perpétuité des cultes domestiques, le roi qui accomplissait les sacrifices, le polémarque qui figurait comme chef de l'armée et qui jugeait les étrangers, les six thesmothètes qui paraissaient rendre la justice et qui en réalité ne faisaient que présider des jurys; elle avait encore les dix [Grec: ieropoioi] qui consultaient les oracles et faisaient quelques sacrifices, les [Grec: parasitoi] qui accompagnaient l'archonte et le roi dans les cérémonies, les dix athlothètes qui restaient quatre ans en exercice pour préparer la fête de Bacchus, enfin les prytanes, qui au nombre de cinquante, étaient réunis en permanence pour veiller à l'entretien du foyer public et à la continuation des repas sacrés. On voit, par cette liste, qu'Athènes restait fidèle aux traditions de l'ancien temps; tant de révolutions n'avaient pas encore achevé de détruire ce respect superstitieux. Nul n'osait rompre avec les vieilles formes de la religion nationale; la démocratie continuait le culte institué par les eupatrides.

Venaient ensuite les magistrats spécialement créés pour la démocratie, qui n'étaient pas des prêtres, et qui veillaient aux intérêts matériels de la cité. C'étaient d'abord les dix stratéges qui s'occupaient des affaires de la guerre et de celles de la politique; puis, les dix astynomes qui avaient le soin de la police; les dix agoranomes qui veillaient sur les marchés de la ville et du Pirée; les quinze sitophylaques qui avaient les yeux sur la vente du blé; les quinze métronomes qui contrôlaient les poids et les mesures; les dix gardes du trésor; les dix receveurs des comptés; les onze qui étaient chargés de l'exécution des sentences. Ajoutez que la plupart de ces magistratures étaient répétées dans chacune des tribus et dans chacun des dèmes. Le moindre groupe de population, dans l'Attique, avait son archonte, son prêtre, son secrétaire, son receveur, son chef militaire. On ne pouvait presque pas faire un pas dans la ville ou dans la campagne sans rencontrer un magistrat.

Ces fonctions étaient annuelles; il en résultait qu'il n'était presque pas un homme qui ne pût espérer d'en exercer quelqu'une à son tour. Les magistrats-prêtres étaient choisis par le sort. Les magistrats qui n'exerçaient que des fonctions d'ordre public, étaient élus par le peuple. Toutefois il y avait une précaution contre les caprices du sort ou ceux du suffrage universel: chaque nouvel élu subissait un examen, soit devant le Sénat, soit devant les magistrats sortant de charge, soit enfin devant l'Aréopage, non que l'on demandât des preuves de capacité ou de talent; mais on faisait une enquête sur la probité de l'homme et sur sa famille; on exigeait aussi que tout magistrat eût un patrimoine en fonds de terre.

Il semblerait que ces magistrats, élue par les suffrages de leurs égaux, nommés seulement pour une année, responsables et même révocables, dussent avoir peu de prestige et d'autorité. Il suffit pourtant de lire Thucydide et Xénophon pour s'assurer qu'ils étaient respectés et obéis. Il y a toujours eu dans le caractère des anciens, même des Athéniens, une grande facilité à se plier à une discipline. C'était peut-être la conséquence des habitudes d'obéissance que le gouvernement sacerdotal leur avait données. Ils étaient accoutumés à respecter l'État et tous ceux qui, à des degrés divers, le représentaient. Il ne leur venait pas à l'esprit de mépriser un magistrat parce qu'il était leur élu; le suffrage était réputé une des sources les plus saintes de l'autorité.

Au-dessus des magistrats qui n'avaient d'autre charge que celle de faire exécuter les lois, il y avait le Sénat. Ce n'était qu'un corps délibérant, une sorte de Conseil d'État; il n'agissait pas, ne faisait pas les lois, n'exerçait aucune souveraineté. On ne voyait aucun inconvénient à ce qu'il fût renouvelé chaque année; car il n'exigeait de ses membres ni une intelligence supérieure ni une grande expérience. Il était composé des cinquante prytanes de chaque tribu, qui exerçaient à tour de rôle les fonctions sacrées et délibéraient toute l'année sur les intérêts religieux ou politiques de la ville. C'est probablement parce que le Sénat n'était que la réunion des prytanes, c'est-à-dire des prêtres annuels du foyer, qu'il était nommé par la voie du sort. Il est juste de dire qu'après que le sort avait prononcé, chaque nom subissait une épreuve et était écarté s'il ne paraissait pas suffisamment honorable. [1]

Au-dessus même du Sénat il y avait l'assemblée du peuple. C'était le vrai souverain. Mais de même que dans les monarchies bien constituées le monarque s'entoure de précautions contre ses propres caprices et ses erreurs, la démocratie avait aussi des règles invariables auxquelles elle se soumettait.

L'assemblée était convoquée par les prytanes ou les stratéges. Elle se tenait dans une enceinte consacrée par la religion; dès le matin, les prêtres avaient fait le tour du Pnyx en immolant des victimes et en appelant la protection des dieux. Le peuple était assis sur des bancs de pierre. Sur une sorte d'estrade élevée se tenaient les prytanes et, en avant, les proèdres qui présidaient l'assemblée. Un autel se trouvait près de la tribune, et la tribune elle-même était réputée une sorte d'autel. Quand tout le monde était assis, un prêtre ([Grec: chaerux]) élevait la voix: « Gardez le silence, disait-il, le silence religieux ([Grec: euphaemia]); priez les dieux et les déesses (et ici il nommait les principales divinités du pays) afin que tout se passe au mieux dans cette assemblée pour le plus grand avantage d'Athènes et la félicité des citoyens. » Puis le peuple, ou quelqu'un en son nom répondait: « Nous invoquons les dieux pour qu'ils protègent la cité. Puisse l'avis du plus sage prévaloir! Soit maudit celui qui nous donnerait de mauvais conseils, qui prétendrait changer les décrets et les lois, ou qui révélerait nos secrets à l'ennemi! » [2]

Ensuite le héraut, sur l'ordre des présidents, disait de quel sujet l'assemblée devait s'occuper. Ce qui était présenté au peuple devait avoir été déjà discuté et étudié par le Sénat. Le peuple n'avait pas ce qu'on appelle en langage moderne l'initiative. Le Sénat lui apportait un projet de décret; il pouvait le rejeter ou l'admettre, mais il n'avait pas à délibérer sur autre chose.

Quand le héraut avait donné lecture du projet de décret, la discussion était ouverte. Le héraut disait: « Qui veut prendre la parole? » Les orateurs montaient à la tribune, par rang d'âge. Tout homme pouvait parler, sans distinction de fortune ni de profession, mais à la condition qu'il eût prouvé qu'il jouissait des droits politiques, qu'il n'était pas débiteur de l'État, que ses moeurs étaient pures, qu'il était marié en légitime mariage, qu'il possédait un fonds de terre dans l'Attique, qu'il avait rempli tous ses devoirs envers ses parents, qu'il avait fait toutes les expéditions militaires pour lesquelles il avait été commandé, et qu'il n'avait jeté son bouclier dans aucun combat. [3]

Ces précautions une fois prises contre l'éloquence, le peuple s'abandonnait ensuite à elle tout entier. Les Athéniens, comme dit Thucydide, ne croyaient pas que la parole nuisît à l'action. Ils sentaient, au contraire, le besoin d'être éclairés. La politique n'était plus, comme dans le régime précédent, une affaire de tradition et de foi. Il fallait réfléchir et peser les raisons. La discussion était nécessaire; car toute question était plus ou moins obscure, et la parole seule pouvait mettre la vérité en lumière. Le peuple athénien voulait que chaque affaire lui fût présentée sous toutes ses faces différentes et qu'on lui montrât clairement le pour et le contre. Il tenait fort à ses orateurs; on dit qu'il les rétribuait en argent pour chaque discours prononcé à la tribune. [4] Il faisait mieux encore: il les écoutait. Car il ne faut pas se figurer une foule turbulente et tapageuse. L'attitude du peuple était plutôt le contraire; le poète comique le représente écoutant bouche béante, immobile sur ses bancs de pierre. [5] Les historiens et les orateurs nous décrivent fréquemment ces réunions populaires; nous ne voyons presque jamais qu'un orateur soit interrompu; que ce soit Périclès ou Cléon, Eschine ou Démosthènes, le peuple est attentif; qu'on le flatte ou qu'on le gourmande, il écoute. Il laisse exprimer les opinions les plus opposées, avec une patience qui est quelquefois admirable. Jamais de cris ni de huées. L'orateur, quoi qu'il dise, peut toujours arriver au bout de son discours.

A Sparte l'éloquence n'est guère connue. C'est que les principes du gouvernement ne sont pas les mêmes. L'aristocratie gouverne encore, et elle a des traditions fixes qui la dispensent de débattre longuement le pour et le contre de chaque sujet. A Athènes le peuple veut être instruit; il ne se décide qu'après un débat contradictoire; il n'agit qu'autant qu'il est convaincu ou qu'il croit l'être. Pour mettre en branle le suffrage universel, il faut la parole; l'éloquence est le ressort du gouvernement démocratique. Aussi les orateurs prennent-ils de bonne heure le titre de démagogues, c'est-à-dire de conducteurs de la cité; ce sont eux, en effet, qui la font agir et qui déterminent toutes ses résolutions.

On avait prévu le cas où un orateur ferait une proposition contraire aux lois existantes. Athènes avait des magistrats spéciaux, qu'elle appelait les gardiens des lois. Au nombre de sept ils surveillaient l'assemblée, assis sur des sièges élevés, et semblaient représenter la loi, qui est au- dessus du peuple même. S'ils voyaient qu'une loi était attaquée, ils arrêtaient l'orateur au milieu de son discours et ordonnaient la dissolution immédiate de l'assemblée. Le peuple se séparait, sans avoir le droit d'aller aux suffrage. [6]

Il y avait une loi, peu applicable à la vérité, qui punissait tout orateur convaincu d'avoir donné un mauvais conseil au peuple. Il y en avait une autre qui interdisait l'accès de la tribune à tout orateur qui avait conseillé trois fois des résolutions contraires aux lois existantes. [7]

Athènes savait très-bien que la démocratie ne peut se soutenir que par le respect des lois. Le soin de rechercher les changements qu'il pouvait être utile d'apporter dans la législation, appartenait spécialement aux thesmothètes. Leurs propositions étaient présentées au Sénat, qui avait le droit de les rejeter, mais non pas de les convertir en lois. En cas d'approbation, le Sénat convoquait l'assemblée et lui faisait part du projet des thesmothètes. Mais le peuple ne devait rien résoudre immédiatement; il renvoyait la discussion à un autre jour, et en attendant il désignait cinq orateurs qui devaient avoir pour mission spéciale de défendre l'ancienne loi et de faire ressortir les inconvénients de l'innovation proposée. Au jour fixé, le peuple se réunissait de nouveau, et écoutait d'abord les orateurs chargés de la défense des lois anciennes, puis ceux qui appuyaient les nouvelles. Les discours entendus, le peuple ne se prononçait pas encore. Il se contentait de nommer une commission, fort nombreuse, mais composée exclusivement d'hommes qui eussent exercé les fonctions de juge. Cette commission reprenait l'examen de l'affaire, entendait de nouveau les orateurs, discutait et délibérait. Si elle rejetait la loi proposée, son jugement était sans appel. Si elle l'approuvait, elle réunissait encore le peuple, qui, pour cette troisième fois, devait enfin voter, et dont les suffrages faisaient de la proposition une loi. [8]

Malgré tant de prudence, il se pouvait encore qu'une proposition injuste ou funeste fût adoptée. Mais la loi nouvelle portait à jamais le nom de son auteur, qui pouvait plus tard être poursuivi en justice et puni. Le peuple, en vrai souverain, était réputé impeccable; mais chaque orateur restait toujours responsable du conseil qu'il avait donné. [9]

Telles étaient les règles auxquelles la démocratie obéissait. Il ne faudrait pas conclure de là qu'elle ne commît jamais de fautes. Quelle que soit la forme de gouvernement, monarchie, aristocratie, démocratie, il y a des jours où c'est la raison qui gouverne, et d'autres où c'est la passion. Aucune constitution ne supprima jamais les faiblesses et les vices de la nature humaine. Plus les règles sont minutieuses, plus elles accusent que la direction de la société est difficile et pleine de périls. La démocratie ne pouvait durer qu'à force de prudence.

On est étonné aussi de tout le travail que cette démocratie exigeait des hommes. C'était un gouvernement fort laborieux. Voyez à quoi se passe la vie d'un Athénien. Un jour il est appelé à l'assemblée de son dème et il a à délibérer sur les intérêts religieux ou politiques de cette petite association. Un autre jour il est convoqué à l'assemblée de sa tribu; il s'agit de régler une fête religieuse, ou d'examiner des dépenses, ou de faire des décrets, ou de nommer des chefs et des juges. Trois fois par mois régulièrement il faut qu'il assiste à l'assemblée générale du peuple; il n'a pas le droit d'y manquer. Or, la séance est longue; il n'y va pas seulement pour voter; venu dès le matin, il faut qu'il reste jusqu'à une heure avancée du jour à écouter des orateurs. Il ne peut voter qu'autant qu'il a été présent dès l'ouverture de la séance et qu'il a entendu tous les discours. Ce vote est pour lui une affaire des plus sérieuses; tantôt il s'agit de nommer ses chefs politiques et militaires, c'est-à-dire ceux à qui son intérêt et sa vie vont être confiés pour un an; tantôt c'est un impôt à établir ou une loi à changer; tantôt c'est sur la guerre qu'il a à voter, sachant bien qu'il aura à donner son sang ou celui d'un fils. Les intérêts individuels sont unis inséparablement à l'intérêt de l'État. L'homme ne peut être ni indifférent ni léger. S'il se trompe, il sait qu'il en portera bientôt la peine, et que dans chaque vote il engage sa fortune et sa vie. Le jour où la malheureuse expédition de Sicile fut décidée, il n'était pas un citoyen qui ne sût qu'un des siens en ferait partie et qui ne dût appliquer toute l'attention de son esprit à mettre en balance ce qu'une telle guerre offrait d'avantages et ce qu'elle présentait de dangers. Il importait grandement de réfléchir et de s'éclairer. Car un échec de la patrie était pour chaque citoyen une diminution de sa dignité personnelle, de sa sécurité et de sa richesse.

Le devoir du citoyen ne se bornait pas à voter. Quand son tour venait, il devait être magistrat dans son dème ou dans sa tribu. Une année sur deux en moyenne, [10] il était héliaste, et il passait toute cette année-là dans les tribunaux, occupé à écouter les plaideurs et à appliquer les lois. Il n'y avait guère de citoyen qui ne fût appelé deux fois dans sa vie à faire partie du Sénat; alors, pendant une année, il siégeait chaque jour du matin au soir, recevant les dépositions des magistrats, leur faisant rendre leurs comptes, répondant aux ambassadeurs étrangers, rédigeant les instructions des ambassadeurs athéniens, examinant toutes les affaires qui devaient être soumises au peuple et préparant tous les décrets. Enfin il pouvait être magistrat de la cité, archonte, stratège, astynome, si le sort ou le suffrage le désignait. On voit que c'était une lourde charge que d'être citoyen d'un État démocratique, qu'il y avait là de quoi occuper presque toute l'existence, et qu'il restait bien peu de temps pour les travaux personnels et la vie domestique. Aussi Aristote disait-il très-justement que l'homme qui avait besoin de travailler pour vivre, ne pouvait pas être citoyen. Telles étaient les exigences de la démocratie. Le citoyen, comme le fonctionnaire public de nos jours, se devait tout entier à l'État. Il lui donnait son sang dans la guerre, son temps pendant la paix. Il n'était pas libre de laisser de côté les affaires publiques pour s'occuper avec plus de soin des siennes. C'étaient plutôt les siennes qu'il devait négliger pour travailler au profit de la cité. Les hommes passaient leur vie à se gouverner. La démocratie ne pouvait durer que sous la condition du travail incessant de tous ses citoyens. Pour peu que le zèle se ralentît, elle devait périr ou se corrompre.

NOTES

[1] Eschine, III, 2; Andocide, II, 19; I, 45-55.

[2] Eschine, 1, 23; III, 4. Dinarque, II, 14. Démosthènes, in Aristocr., 97. Aristophane, Acharn., 43, 44 et Scholiaste, Thesmoph., 295-310.

[3] Eschine, I, 27-33. Dinarque, I, 71.

[4] C'est du moins ce que fait entendre Aristophane, Guêpes, 711 (639); voy. le Scholiaste.

[5] Aristophane, Chevaliers, 1119.

[6] Pollux, VIII, 94. Philochore, Fragm., coll. Didot, p. 407.

[7] Athénée, X, 73. Pollux, VIII, 52. Voy. G. Perrot, Hist. du droit public d'Athènes, chap. II.

[8] Eschine, in Ctesiph., 38. Démosthènes, in Timocr.; in Leptin. Andocide, I, 83.

[9] Thucydide, III, 43. Démosthènes, in. Timocratem.

[10] Il y avait 5,000 héliastes sur 14,000 citoyens; encore peut-on retrancher de ce dernier chiffre 3 ou 4,000 qui devaient être écartés par la [Grec: dokimasia].

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