La civilisation japonaise: conférences faites à l'école spéciale des langues orientales
The Project Gutenberg eBook of La civilisation japonaise
Title: La civilisation japonaise
Author: Léon de Rosny
Release date: August 16, 2012 [eBook #40516]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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LA
CIVILISATION JAPONAISE
CONFÉRENCES
FAITES
A L’ÉCOLE SPÉCIALE DES LANGUES ORIENTALES
PAR
L É O N D E R O S N Y
PARIS
ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ ASIATIQUE DE PARIS
DE L’ÉCOLE DES LANGUES ORIENTALES VIVANTES, ETC.
28, RUE BONAPARTE, 28
—
1883
PRÉFACE
E
volume fait partie de la série de publications que j’ai entreprises
pour l’usage des personnes qui veulent étudier la langue et la
littérature japonaise. Il se compose de douze conférences[1] préparées
conformément au programme des examens de l’École spéciale des Langues
Orientales. J’ai essayé d’y réunir, sous une forme nécessairement très
succincte, les principales données ethnographiques, géographiques et
historiques qui sont indispensables à quiconque est appelé à résider au
Japon ou à se trouver en contact avec les indigènes de ce pays.
Outre les faits relatifs aux insulaires de l’extrême Orient, j’ai tenu à donner à mes élèves quelques notions relatives à l’histoire et à la littérature de la Chine, parce que c’est de ce pays que le Japon tire sa culture intellectuelle et un nombre considérable de mots de sa langue.
J’avais eu l’intention de joindre en appendice toute une série de documents et d’index utiles pour les étudiants. J’ai dû renoncer à ce projet pour ne pas dépasser de beaucoup le nombre de pages réglementaire des volumes de la Bibliothèque Orientale elzévirienne dans laquelle sont publiées ces conférences. Ces documents et ces index, plus nombreux et plus développés qu’ils ne devaient l’être, formeront un volume spécial que j’espère être à même de mettre bientôt sous presse, et qui sera publié sous titre de Manuel du Japoniste[2].
Ce nouveau volume sera le complément naturel et indispensable des ouvrages classiques que je fais paraître depuis quelques années sous le titre général de Cours pratique de Japonais. La publication de ce recueil se poursuit sans interruption, bien que plus lentement que je ne l’aurais désiré; et quelques-uns de ses volumes ont été déjà l’objet de plusieurs éditions[3], tandis que d’autres n’ont pas encore été imprimés pour la première fois.
Bien que mes instants soient, en ce moment, consacrés à un travail d’érudition japonaise et chinoise[4], je me propose de mettre sous presse un nouveau volume de mon Cours pratique aussitôt après avoir fait paraître la troisième édition de la première partie de ce Cours qui est complètement épuisée depuis près d’une année. Je continuerai de la sorte à faire mes efforts pour rendre de plus en plus facile l’étude de l’idiome dont l’enseignement m’a été confié à l’École spéciale des Langues Orientales.
Nogent-sur-Marne, le 3 mai 1883.
LÉON DE ROSNY.
LA
CIVILISATION JAPONAISE
I
PLACE DU JAPON
DANS
LA CLASSIFICATION ETHNOGRAPHIQUE DE L’ASIE
L me paraît utile, au début des études que nous allons entreprendre, de
jeter un coup d’œil rapide sur les principales divisions
ethnographiques que les progrès de la science ont permis d’établir au
sein de ce vaste continent d’Asie, dont les Japonais occupent la zone la
plus orientale.
Les premiers essais de classement des populations asiatiques sont dus aux orientalistes. Ces essais ont projeté de vives lumières sur le problème, mais elles ne l’ont point résolu, parce que les orientalistes, au lieu de se préoccuper de tous les caractères des races et des nationalités, se sont à peu près exclusivement attachés à un seul de ces caractères, celui qui résulte de la comparaison des langues.
Les orientalistes ont fait, d’ailleurs, ce qui a été fait à peu près pour tous les genres de classification scientifique. En botanique, par exemple, à l’époque de Tournefort, on attachait une importance exceptionnelle à la forme de la corolle; Linné, le grand Linné, ne portait guère son attention que sur les organes sexuels des végétaux. La classification ne pouvait être définitivement acceptée que lorsqu’avec les Jussieu, les familles de plantes ont été fondées sur l’ensemble de leurs caractères physiologiques.
Il devait en être de même pour la classification des peuples. L’affinité des langues peut certainement nous révéler des liens de parenté entre nations; mais ces affinités sont souvent plus apparentes que réelles. Les peuples vaincus ont parfois adopté la langue de leurs vainqueurs, sans que pour cela il y ait eu, entre les uns et les autres, le moindre degré de consanguinité, la moindre communauté d’origine. La colonisation a souvent transporté fort loin l’idiome d’une nation maritime, et l’a fait accepter par des tribus on ne peut plus étrangères les unes aux autres. Nous parlons en Europe des langues dont le sanscrit est un des types les plus anciens; mais, s’il est établi qu’il existe une famille de langues aryennes ou indo-européennes, personne n’oserait plus soutenir aujourd’hui qu’il existât une famille ethnographique aryenne et indo-européenne. Au premier coup d’œil, on reconnaît l’abîme qui sépare le Scandinave aux cheveux blonds et au teint rosé, de l’Indien aux cheveux noirs et au teint basané. Personne, non plus, ne voudrait soutenir que les naturels des îles de l’Océanie, où l’anglais est devenu l’idiome prédominant, aient des titres quelconques de parenté avec les habitants de la fraîche Albion.
Les caractères anthropologiques, d’ordinaire plus persistants que les caractères linguistiques, sont à eux seuls également insuffisants pour établir une classification ethnographique solide. Le métissage a, dans tous les temps et sous tous les climats, profondément altéré les caractères ethniques. Il n’est point possible de répartir dans deux familles différentes les Samoièdes qui habitent le versant oriental de l’Oural et ceux qui vivent sur le versant occidental de cette montagne. Les uns cependant appartiennent, au moins par la couleur de la peau, à la race Jaune, tandis que les autres font partie de la race Blanche.
Lorsque l’histoire ne nous fait pas défaut, c’est à l’histoire que nous devons emprunter les données fondamentales de la classification des peuples. Lorsque l’histoire manque, alors, mais alors seulement, nous devons recourir, pour reconstituer des origines ethniques sans annales écrites, à la comparaison anthropologique des types, aux affinités grammaticales et lexicographiques des langues, à la critique des traditions et à l’exégèse religieuse, aux formes et à l’esprit de la littérature, comme aux manifestations de l’art, et demander à ces sources diverses d’information les rudiments du problème que nous nous donnons la mission de résoudre, ou tout au moins d’éclaircir ou d’élaborer[5].
Trois grandes divisions nous sont signalées tout d’abord dans le vaste domaine de la civilisation asiatique.
La première et la moins étendue est occupée par les Sémites qui habitent surtout le sud de l’Asie-Mineure, sur les deux rives de l’Euphrate et du Tigre, la péninsule d’Arabie, la côte nord-est du golfe Persique et quelques îlots, provenant pour la plupart de migrations israélites et musulmanes, au cœur et au sud-est de l’Asie.
La seconde division est peuplée par les Hindo Iraniens, dont les linguistes ont formé le rameau oriental de leur grande famille aryenne, famille dans laquelle ils ont incorporé la plupart des populations de l’Europe. Le foyer primitif de ce groupe ne doit pas être placé, comme on le fait trop souvent, dans la péninsule même de l’Hindoustan, mais au nord-ouest de cette péninsule. Les Aryens ne sont, dans l’Inde, que des conquérants, superposés sur les Dravidiens autochtones, aujourd’hui refoulés vers la pointe sud de la presqu’île Cis-Gangétique et à Ceylan.
La troisième division, qui comprend une foule de nations diverses, a été considérée par quelques auteurs comme le domaine d’un prétendu groupe dit des Touraniens. Jadis, on aurait avoué simplement son ignorance au sujet de ces nations; et, sur la carte ethnographique de l’Asie, on se serait borné à une mention vague, telle que «populations non encore classées». Aujourd’hui, on a honte de dire qu’on ne connaît pas encore le monde tout entier: on aime mieux débiter des erreurs que d’avoir la modestie de se taire.
Je me propose de m’étendre un peu sur cette prétendue famille touranienne; car c’est, en somme, celle qui doit nous intéresser le plus ici, puisque les Japonais devront être compris dans ce troisième groupe des populations asiatiques.
Du moment où il s’agit de désigner une idée nouvelle, et, dans l’espèce, une nouvelle circonscription ethnographique, il est presque toujours nécessaire de créer un mot nouveau. Le choix heureux de ce mot n’est pas tellement indifférent pour le progrès de la science, qu’il ne vaille la peine de le chercher avec le plus grand soin. L’emprunt à la Genèse des noms de Japhétiques, Sémitiques et Chamitiques, pour servir à la classification des races humaines, a poussé l’ethnographie dans des ornières dont il est bien difficile de la faire sortir. Je craindrais, pour ma part, que la dénomination de Touranien, si elle était définitivement acceptée, entraînât la science des nations dans des erreurs bien autrement funestes encore. D’abord, cette dénomination manque non-seulement de précision, mais, par suite du sens que les linguistes lui attribuent aujourd’hui, elle signifie deux choses très différentes. Touran, pour les Perses de l’antiquité, n’a jamais été la désignation d’un peuple particulier; autant vaudrait admettre, comme terme de classification, les noms de Refaïm et de Zomzommin donnés aux populations à demi-sauvages que les Sémites rencontrèrent à leur arrivée dans la région biblique où ils se sont établis. Pour les linguistes, au contraire, il faut entendre par Touraniens à peu près tous les peuples asiatiques qui ne sont ni Aryens, ni Sémites. Dans les tableaux qu’on publie journellement pour la classification de ces peuples, je vois figurer côte à côte les Finnois, les Hongrois et les Turcs, dont les affinités paraissent certaines, les populations que M. Beauvois a réunies sous le nom de Nord-Atlaïques, les populations Mongoliques, les Mandchoux, les Coréens, les Japonais, parfois même les Chinois, les Malays, c’est-à-dire les Océaniens et les Dravidiens. Or, comme la parenté de ces derniers peuples avec les Nord-Altaïens,—possible, je le veux bien,—est encore loin d’avoir été établie d’une manière scientifique, le nom de Touranien n’est guère plus explicite, suivant moi, que le mot terra incognita, sur nos vieilles cartes géographiques. Et, si l’intention des ethnographes était de faire usage d’une dénomination générale pour tous les peuples asiatiques que nos connaissances ne nous permettent pas encore de classer sérieusement, je préférerais de beaucoup le nom d’Anaryens (non Aryens), que M. Oppert a employé dans ses premiers travaux sur l’écriture cunéiforme du second système. Les Aryens, sur lesquels repose la constitution de la grande famille linguistique successivement appelée indo-germanique, indo-européenne et aryenne, forment en effet le seul groupe considérable des peuples de l’Asie dont la parenté ait été définitivement établie, sinon au point de vue de l’anthropologie, au moins en raison des affinités de leurs idiomes respectifs. Le procédé par voie d’exclusion ne saurait donc, en ce cas, nuire à la clarté de la doctrine, et, provisoirement, je préfère adopter la dénomination d’Anaryens, pour les peuples sur lesquels je dois fixer votre attention.
Le groupe des peuples anaryens de l’Asie, dont l’unité n’a pas encore été établie par la science, comprend plusieurs familles, sur lesquelles vous me permettrez de vous dire quelques mots.
La famille Oural-Altaïque s’étend depuis la mer Baltique et la région des Carpathes à l’ouest, jusqu’aux limites orientales de la Sibérie à l’est.
Cette famille se subdivise en quatre rameaux principaux:
Le rameau septentrional comprend les Finnois et les Lapons au nord de l’Europe;—les Samoïèdes répandus au nord-est de la Russie et au nord-ouest de la Sibérie;—les Siriænes, au nord et à l’ouest de la rivière Kama;—les Wogoules, entre la Kama et les monts Ourals, d’une part, et sur la rive gauche de l’Obi, de l’autre;—les Ostiaks, des deux côtés de l’Iénisseï.
Le rameau occidental se compose des Hongrois, répartis dans de nombreux îlots, situés dans la région du Danube et de deux de ses affluents, la Theiss et le Maros.
Le rameau méridional comprend les Turcs qui occupent, en Europe, non point la contrée connue en géographie sous le nom d’Empire Ottoman, mais seulement quelques îlots disséminés çà et là dans cette contrée; l’Asie-Mineure, à l’exception de la zone maritime occupée surtout par des colonies helléniques; et une vaste étendue de territoire au nord de la Caspienne et de l’Aral, prolongé jusqu’aux versants occidentaux du Petit-Altaï. Il faut rattacher à ce rameau, les Iakoutes, habitants des deux rives de la Léna et d’une partie de la rive droite de l’Indighirka, ainsi que de l’embouchure de ce fleuve, où ils vivent côte à côte avec les Toungouses et les Youkaghirs.
Le rameau oriental, enfin, se compose des Youkaghirs, des Koriaks et des Kamtchadales.
La famille Tartare comprend les rameaux suivants:
Le rameau Kalmouk-Volgaïen, composé de tribus Euleuts ou Kalmouks, au nord-ouest de la mer Caspienne, sur les rives du Volga, s’étendant à l’ouest non loin des rives du Don, et formant plusieurs îlots dans la partie sud-ouest de la Russie d’Europe; et le rameau Altaïen, comprenant les Kalmouks répandus dans la région du lac Dzaïsang;
Le rameau Baïkalien, comprenant les Bouriæts de la région du lac Baïkal;
Le rameau Mongolique, composé de plus de deux millions et demi de Tatares-Mongols, habitant le nord de la Chine, depuis le lac Dzaïsang et les monts Kouën-lun à l’ouest, jusqu’au territoire occupé par les Mandchoux à l’est;
Le rameau Toungouse comprenant les Toungouses, chasseurs et pasteurs, errant surtout dans le bassin de la Léna et sur les rivages de l’Océan Glacial, au-delà de la limite des terres boisées, en face de l’archipel inhabité de la Nouvelle-Sibérie, et à l’embouchure de la rivière Kolima:—les Lamoutes, pêcheurs, sur les rivages occidentaux de la mer d’Ockostk;—les Mandchoux, sur les bords du fleuve Amoûr, principalement sur sa rive droite.
La famille Dravidienne, composée des anciennes populations autochtones de l’Inde, aujourd’hui refoulées dans la partie méridionale de cette péninsule et dont les langues paraissent avoir des affinités avec les idiomes tartares, se compose des rameaux suivants:
Le rameau septentrional, composant les Télinga ou Télougou, dans la région du Dékhan;
Le rameau occidental, formé des Indiens Karnataka, à l’ouest des précédents,—et des Indiens Toulou, au sud;
Le rameau méridional, formé des Indiens Malayalam, sur la côte de Malabar;
Enfin, le rameau oriental, formé du peuple Tamoul, qui occupe la côte de Coromandel et la pointe septentrionale de l’île de Ceylan.
En dehors de ces familles à peu près définies, nous trouvons encore, dans le vaste groupe des anaryens, plusieurs nations d’une importance considérable, dont la situation ethnographique n’a pas été reconnue jusqu’à présent d’une façon satisfaisante et qui, par ce fait, semblent former autant de familles distinctes, savoir:
La famille Sinique, composée des Chinois, implantés, environ trente siècles avant notre ère, sur le territoire occupé primitivement par les Miaotze, les Leao, les Pan-hou-tchoung, les Man, et autres populations autochtones; des Cantonais et des Hokkiénais, habitants des côtes orientales de la Chine, qui parlent un dialecte dans lequel on retrouve de nombreuses traces d’archaïsme;
La famille Tibétaine, qui est répandue dans le petit Tibet, le Ladakh, le Tibet, le Népâl, le Bhotan, dans la partie sud-ouest de la province chinoise du Ssetchouen, et dans quelques îlots situés dans les provinces du Kouang-si, du Koueitcheou et au nord-ouest de la province du Kouang-toung;
La famille Annamite, comprenant les populations du Tong kin et de la Cochinchine;
La famille Thaï, composée des Siamois.
Je vous demande la permission de ne pas m’occuper des Barmans et des Cambogiens, dont la situation ethnographique est encore difficile à déterminer, et qui, en tout cas, paraissent étrangers au groupe de peuples que nous avons, en ce moment, la mission d’étudier ensemble.
Les affinités plus ou moins nombreuses que l’on peut constater entre ces peuples, sont tantôt des affinités anthropologiques, tantôt des affinités linguistiques.
Vous connaissez tous le type chinois, et, pour l’instant, je ne parle de ce type qu’au point de vue de ses caractères reconnaissables par le premier venu. Vous connaissez peut-être un peu moins le type mongol et le type japonais, ou plutôt vous devez bien souvent confondre ceux-ci et celui-là. C’est qu’il existe, en effet, entre ces types, des traits de la plus étonnante ressemblance. Si vous avez vu des Samoïèdes, des Ostiaks, des Tougouses, des Mandchoux, des Annamites, des Siamois, que sais-je, des indigènes d’à peu près toute la zone centrale et sud-orientale de l’Asie, vous avez dû vous trouver porté à la même confusion. Il n’est pas nécessaire de sortir d’Europe pour rencontrer ces individus aux cheveux noirs, à la face large et aplatie, aux yeux bridés, aux pommettes saillantes, aux lèvres épaisses, à la barbe rare, autant de caractères frappants s’il en fût; il ne faut pas même aller jusqu’à Kazan: à Moscou, dans tout le cœur de la Russie, et même à Pétersbourg, cette ville finno-allemande, vous rencontrez, à chaque instant, le type sui generis dont je viens de vous rappeler les principaux traits.
Au premier abord, il y a donc une présomption pour croire à l’existence d’une grande famille, composée de tant de nations non pas précisément douées d’un type identique, mais d’un type fortement marqué du stigmate de la parenté:
Nec diversa tamen; qualem decet esse sororum.
Les affinités linguistiques sont naturellement moins faciles à reconnaître. Les vocabulaires de ces peuples n’offraient, aux yeux des philologues de la première moitié de ce siècle, que de rares homogénéités, et la tendance était de croire à un ensemble de familles de langues essentiellement différentes les unes des autres. Il faut dire que ce n’est guère que depuis une vingtaine d’années, que plusieurs des idiomes les plus importants de ce groupe ont été étudiés d’une façon approfondie. En outre, les formes archaïques du chinois, idiome considérable par son antiquité et par son développement, étaient à peu près complètement ignorées. Les caractères fondamentaux des mots chinois étaient peut-être plus difficiles à reconnaître que ceux des racines des autres langues, par suite de la forme monosyllabique et uniconsonnaire de ces mots. On comparait de la sorte gratuitement, avec le vocabulaire de toutes sortes d’idiomes de l’Asie Centrale, les monosyllabes des dialectes de Péking et de Nanking, qui sont ceux qui ont subi avec le temps les plus graves altérations. La reconstitution de la langue chinoise antique nous a signalé notamment l’existence ancienne de thèmes bilitères, c’est-à-dire de racines composées d’une voyelle intercalée entre deux consonnes, racines analogues aux racines primitives des langues sémitiques et des langues aryennes[6]. Ces thèmes bilitères ont été d’une valeur sans pareille pour arriver à des rapprochements d’une rigueur philologique incontestable: ils ont permis de constater des affinités certaines et jusqu’alors inaperçues entre les glossaires chinois, japonais, mandchou, mongol, etc.
Des affinités certaines, je le répète, ont été constatées par ce moyen; mais ces affinités sont encore insuffisantes pour donner lieu à de larges déductions. Des rapports de vocabulaires ont même été signalés entre des rameaux bien autrement éloignés. Le turc et le japonais, par exemple, possèdent des mots dont la ressemblance est certainement de nature à faire réfléchir les linguistes. Quelques rapprochements ont été tentés aussi avec le magyar, langue sœur du finnois et du turc, et le tibétain, langue apparentée au mongol, et dans une proportion non encore déterminée, au chinois[7]. Le coréen possède enfin des désinences de déclinaison et de conjugaison semblables à celles du japonais[8].
Mais ce qui est bien autrement important que ces assimilations sporadiques de mots et de vocables, c’est l’unité du système grammatical qui caractérise l’ensemble des langues du groupe sur lequel j’appelle, en ce moment, votre attention. Cette unité est telle, qu’une phrase turque, par exemple, peut généralement se traduire en japonais sans qu’un seul mot ou particule occupe, dans une de ces deux langues, une place différente de celle qu’il occupe dans l’autre. Et remarquez que la grammaire japonaise se distingue de la grammaire des langues aryennes et des langues sémitiques, par une syntaxe essentiellement originale. Dans cette langue, comme en mantchou, en tibétain et en turc, la construction phraséologique est rigoureusement inverse. En japonais, comme en turc, pour dire: «j’ai vu hier le gouverneur chassant sur les bords du Coïk avec ses chiens», on construira: hesterno-die Coici littore-suo-in, canibus-sui cum, Alepi præfectum-suum vidi;—en mandchou, comme en japonais, pour dire «habitant de la ville de Nazareth, dans la province de Galilée», on construira: Galileæ provinciæ Nazareth vocatam civitatem incolens; en tibétain, comme en japonais, pour dire: «As-tu vu ma (bien-aimée) appelée Yidp’ro?», on construira: mea Yidp’ro sic vocata te a prospecta fuitne?
Dans toutes ces langues, le qualificatif, quelqu’il soit, adjectif ou adverbe, précède le mot qualifié. Pour dire: «les hommes de la haute montagne, on construira, alti montis homines.—Le régime direct précède le verbe; pour dire: «il a vu la pierre dans la montagne,» on construira, montis interiore-in lapidem vidit.—Les particules de condition sont des postfixes; en d’autres termes, au lieu et place de nos prépositions, nous trouvons des postpositions.—Enfin, pour donner encore un exemple de similitude syntactique, je rappellerai la manière d’exprimer le comparatif par une simple règle de position, avec le concours de la postposition de l’ablatif, jointe à l’objet aux dépens duquel est faite la comparaison[9].
Quelques noms de peuples, compris dans les groupes que j’ai énumérés tout à l’heure, sollicitent également l’attention. La dénomination d’Ougriens, donnée aux peuples de l’Oural, vient de l’ostiak ôgor «haut»; elle pourrait bien être la même que celle de Mogol ou Mongol, bien que ce dernier nom soit expliqué comme signifiant «brave et fier»[10]. Le correspondant turc de ôgor est ioughor et ouighor, qui, à son tour, rappelle le nom des Ouigours. D’autre part, le nom de Vogoules et celui des Ungari ou Hongrois, ont été rattachés à cette même racine ostiake Ogor[11]. Enfin, on nous donne le nom de Moger, nom dont on ignore le sens[12], comme la plus ancienne appellation des Magyars ou Hongrois: ce nom renferme les trois consonnes radicales du mot Mogol, car on sait que l’l et l’r se permutent sans cesse dans les idiomes de l’Asie moyenne, idiomes qui ne possèdent quelquefois qu’une seule de ces deux articulations semi-voyellaires. Ces étymologies, que je vous donne pour ce qu’elles peuvent valoir, ne sont cependant pas plus impossibles que celle qui rapproche le nom Sames des Lapons, de celui des Finnois, dont le pays est appelé Suom-i.
Des affinités anthropologiques et linguistiques dont je viens de vous entretenir, que pouvons-nous déduire?—Non point encore une certitude au sujet de l’origine des Japonais et de leur parenté avec les nations de la terre ferme, mais du moins des arguments de nature à consolider une hypothèse, suivant laquelle les Japonais seraient une émigration du continent asiatique. Si cette hypothèse doit être un jour établie d’une manière rigoureusement scientifique, il est hors de doute que la date de cette migration sera reportée à une époque fort ancienne, et sans doute antérieure à la fondation des grands empires historiques de l’Asie Centrale et Orientale. Si, cependant, la critique historique admettait pour cette migration le siècle de l’arrivée au Japon de Zin-mou, premier mikado de cet archipel, c’est-à-dire le VIIe siècle avant notre ère, il ne faudrait pas trouver une objection contre cette doctrine dans le silence des historiens chinois au sujet de ce grand mouvement ethnique. L’avénement de Zin-mou et son établissement dans le palais de Kasiva-bara, 660 ans avant notre ère, sont antérieurs d’un siècle à la naissance de Confucius. Or l’histoire rapporte que c’est à ce célèbre moraliste que la Chine doit la possession de ses annales primitives, reconstituées par ses soins à l’aide des documents conservés dans les archives impériales des Tcheou. Si l’on étudie, d’une part, dans quelles conditions difficiles Confucius put réaliser cette œuvre gigantesque d’érudition, et, d’autre part, si l’on tient compte du parti pris par ce philosophe de ne livrer à la postérité que ce que l’histoire ancienne de son pays pouvait offrir de bons exemples à ses compatriotes pour les moraliser et leur faire accepter ses enseignements, on ne s’étonnera point qu’il ait négligé de recueillir les données qu’on pouvait avoir, à son époque, sur l’émigration de Zin-mou.
Dans l’hypothèse que nous examinons, cette émigration serait venue d’un grand foyer de civilisation anaryenne, car Zin-mou n’apparaît point au Nippon comme un chef de sauvages ou de barbares, mais bien comme le prince d’une nation polie et déjà avancée en civilisation. Ce foyer, où le trouver, si ce n’est en Chine? A moins que nous nous décidions à l’aller chercher chez ce peuple anaryen auquel M. Oppert attribue l’invention de l’écriture cunéiforme.
L’identité à peu près absolue du système de l’écriture cunéiforme anaryenne et du système de l’écriture japonaise viendrait, au besoin, à l’appui de cette audacieuse théorie. Il est, en effet, très singulier de trouver chez deux peuples étrangers l’un à l’autre une invention aussi compliquée, aussi originale que le système de l’écriture cunéiforme anaryenne et de l’écriture japonaise[13]. Des signes figuratifs, employés tantôt avec la valeur de l’objet qu’ils représentent, tantôt avec une valeur purement phonétique; des signes polyphones, c’est-à-dire susceptibles d’être lus de plusieurs manières différentes, suivant le contexte de la phrase; des mots écrits partie en caractères idéographiques, partie en caractères phonétiques; tant de procédés graphiques employés simultanément et dans les mêmes conditions chez deux peuples, ont à coup sûr quelque chose d’étonnant, d’énigmatique, qui provoque malgré soi dans l’esprit l’hypothèse d’une origine commune. Cette hypothèse, je vous conseille de ne l’accueillir qu’avec réserve, comme on doit accueillir une hypothèse non encore démontrée. Dans l’obscur dédale des origines ethniques, il faut envisager en même temps toutes les possibilités et se défier de toutes les vraisemblances.
Je me résume: les Japonais sont des étrangers dans l’archipel qu’ils habitent aujourd’hui. Leur provenance du continent asiatique est peu douteuse, mais la route de leurs migrations primitives, que divers ordres de faits font entrevoir sur la carte d’Asie, est encore environnée de ténèbres et de mystères. Ils ne sont point venus d’Océanie, comme l’ont supposé quelques ethnographes, encore moins d’Amérique: le sang mongolique coule dans leurs veines, l’esprit tartare a procédé à la formation de leur grammaire, et probablement aussi de leur vocabulaire. Leurs aptitudes civilisatrices, le caractère chercheur, inquiet de leur génie national, ne permet point de les croire Chinois d’origine, à moins que les effets du métissage aient produit en eux une prodigieuse transformation intellectuelle.
II
COUP-D’ŒIL
SUR LA
GÉOGRAPHIE DE L’ARCHIPEL
JAPONAIS
VANT de nous occuper de l’étude ethnographique et historique de
l’émigration qui s’est établie au Japon, près de sept siècles avant
notre ère et y a répandu les germes de la civilisation extraordinaire
que nous y rencontrons aujourd’hui, il me semble nécessaire de jeter un
coup-d’œil rapide sur la constitution géographique de l’archipel
japonais.
S’il était possible de plonger les regards jusque dans les profondeurs géologiques de l’Extrême-Orient, vers ces lointains pays, au-delà desquels toute terre disparaît pour laisser le champ libre à un océan immense, un spectacle imposant viendrait, à coup sûr, frapper notre imagination. Du sein d’un vaste foyer souterrain, un fleuve de lave et de feu, sillonnant les artères du sol, contourne, aux environs de l’équateur, l’archipel Malay, d’où il atteint, par les Molusques et les Philippines, la pointe méridionale de Formose qu’il traverse longitudinalement pour gagner ensuite, par l’archipel des Lieou-kieou, les trois grandes îles du Japon, et aller, en se bifurquant au-delà des Kouriles, à la pointe du Kamtchatka, se perdre dans les glaces éternelles des régions polaires. De distance en distance, la force de ce brasier souterrain, qui entoure comme d’une ceinture de feu les confins orientaux du vieux monde, se manifeste, soit par des soulèvements telluriques, soit par de nombreux cratères d’où s’exhale une haleine de soufre et de fumée. Ainsi s’explique le système orographique de ces étranges contrées, et les phénomènes hydrographiques qui se manifestent non-seulement dans l’intérieur des terres, mais encore et surtout au sein des eaux tourbillonnantes des mers de la Chine et du Japon.
Œuvre de longues et terribles commotions géologiques, l’archipel japonais, ce long cordon de plus de 3,850 îles et îlots, qui ne compte pas moins de onze cents lieues d’étendue, depuis l’extrémité septentrionale de Formose jusqu’au cap Lopatka, se caractérise par une succession de chaînes de montagnes, dont plusieurs présentent encore de nos jours d’énormes cratères en ébullition. Ces bouches, sans cesse béantes et toujours prêtes à vomir des torrents de lave et de cendres, peuvent être considérées comme des soupapes de sûreté sans lesquelles le pays serait exposé périodiquement aux plus épouvantables révolutions.
L’issue que fournissent ces bouches ne suffit cependant pas pour calmer le tempérament impétueux de la fournaise sans cesse en travail dans les profondeurs de ces régions. Des tremblements de terre d’une violence extrême viennent de temps à autres, signaler les crises du fléau emprisonné dans les entrailles du sol.
Un des plus anciens cataclysmes de ce genre dont l’histoire fasse mention, est le soulèvement de la colossale montagne ignivome nommée le Fuzi-yama[14], l’an 286 avant notre ère, époque avec laquelle coïncide l’arrivée de la première émigration chinoise au Japon rapportée dans l’histoire. Cette montagne, située un peu au sud-ouest de la ville de Yédo, sur la frontière des provinces de Sourouga et de Kaï, a la forme d’une pyramide tronquée, dont l’élévation atteint près de 4,000 mètres au-dessus du niveau de la mer. «Sous le règne de l’empereur Kwanmou, la 19e année de l’ère Yen-reki, une éruption du Fuzi-yama dura plus d’un mois[15]. Pendant le jour, l’atmosphère était obscurcie par la fumée du cratère en combustion; pendant la nuit, l’éclat de l’incendie illuminait le ciel. On entendait des détonations semblables au tonnerre. Les cendres que lançait le volcan, tombaient comme de la pluie. Au bas de la montagne, les rivières étaient de couleur rouge[16]».
En 864, le 5e mois, une éruption encore plus épouvantable vint répandre la terreur dans la contrée. Le Fouzi-yama fut en feu pendant dix jours, et son cratère lança à de grandes distances d’énormes éclats de roches, dont quelques-uns tombèrent dans l’océan, à une distance de trente ri. De nombreuses habitations furent détruites, et une centaine de familles riveraines furent ensevelies dans le désastre.
Les annales japonaises citent une autre éruption de ce volcan, au XVIIIe siècle. Durant la nuit du 23e jour du 11e mois de l’année 1707, on ressentit successivement deux tremblements de terre, à la suite desquels le Fouzi-yama s’enflamma. Des tourbillons de fumée, accompagnés de violentes projections de cendres, de terre calcinée et de pierres, se répandirent dans les campagnes avoisinantes à une distance de plus de dix ri.
Actuellement le volcan le plus actif du Japon est le Wun-zen daké ou «Montagne des Sources d’eau chaude», situé dans la province de Hizen. Sa hauteur est de plus de 1,200 mètres. Une de ses plus terribles éruptions a eu lieu en 1792[17].
L’île de Yézo n’a pas encore été explorée d’une manière quelque peu satisfaisante. On sait cependant que cette île, très montagneuse, est essentiellement volcanique. M. Pemberton Hodgson, consul britannique a fait en 1860, dans cette île, l’ascension d’un volcan qui ne mesurait pas moins de 4,000 pieds d’élévation. L’archipel des Kouriles renferme au moins douze volcans, dont la jonction souterraine est révélée par ceux qui se rencontrent au Kamtchatka, et parmi lesquels il en est actuellement quatorze en pleine activité.
Les Japonais, les habitants des campagnes surtout, vivent sous l’empire de la terreur que leur causent ces volcans qui menacent sans cesse de se rallumer, comme les anciens Mexicains vivaient dans la crainte perpétuelle de voir se renouveler les effroyables inondations diluviennes qui avaient jadis bouleversé leur pays. La légende nationale fait voir, dans les profondeurs des montagnes volcaniques, les divinités infernales de leur mythologie. Kæmpfer rapporte que les bonzes japonais ont profité de la crédulité populaire pour placer dans toutes les régions sulfureuses et volcaniques des lieux d’expiation destinés aux hommes fourbes et méchants. C’est ainsi qu’ils attribuent aux marchands de vin qui ont trompé leurs pratiques, le fond d’une fontaine bourbeuse et insondable; aux mauvais cuisiniers, une source à écume blanche et épaisse comme de la bouillie; aux gens querelleurs, une autre source chaude où l’on entend sans discontinuer d’effroyables détonations souterraines, etc., etc.[18].
La constitution essentiellement volcanique de l’Extrême-Orient a causé, à diverses époques, de brusques soulèvements de montagnes ou d’îles qui se sont conservées jusqu’à nos jours. En 764 de notre ère, trois îles nouvelles apparurent soudainement au milieu de la mer qui baigne les côtes du district de Kaga-sima, et aujourd’hui on y trouve une population laborieuse qui s’y adonne à l’agriculture et au commerce. Les écrivains japonais citent également une montagne qui s’élança du sein de la mer de Tan-lo (au sud de la Corée), vers l’an 100 de notre ère. Au moment où cette montagne commença à surgir du milieu des flots, des nuages vaporeux répandirent dans l’espace une profonde obscurité, et la terre fut ébranlée par de violents coups de foudre. L’obscurité ne se dissipa qu’au bout de sept jours et de sept nuits. Cette montagne mesurait mille pieds et avait une circonférence de quarante ri. Des vapeurs et de la fumée environnaient sans cesse son sommet, et elle ressemblait à un immense bloc de soufre.
Le Japon est un domaine neptunien. Le plus grand océan du monde, le frère aîné de notre Atlantique, baigne ses côtes orientales; et, du côté de l’occident, la mer furibonde des typhons et des tempêtes mugit avec fracas sur les innombrables rochers qui hérissent ses bords. D’énormes glaçons, détachés des eaux du Kamtchatka et du détroit de Behring, s’avancent vers ses côtes boréales, avant-garde des mers polaires; tandis que ses rivages du sud sont battus par les vagues gigantesques des mers tropicales.
Un courant d’eau chaude, sombre, noire, salée, parsemée de fucus flottants, vient promener sa course vagabonde sur les côtes du Japon et, de là, sur toute l’étendue du Pacifique, dans la direction du nord-est. Respectueux sur son passage, l’océan retire ses ondes verdâtres et le laisse tracer librement sa route semblable à une voie lactée des mers terrestres, pour me servir d’une expression assez originale de l’hydrographe Maury.
Issu du grand courant équatorial, le Kuro-siwo, c’est-à-dire le «Courant Noir», comme l’appellent les Japonais, commence à se manifester à la pointe méridionale de l’île de Formose, d’où il atteint d’un côté la mer de Chine, tandis que de l’autre il se dirige vers le nord, baignant ainsi toute la côte du Japon jusqu’au détroit de Tsougar. La rapidité qu’il donne aux navires emportés avec lui vers le nord-est est considérable. D’abord, de 35 à 40 milles par jour, cette vitesse s’accroît parfois jusqu’à 72 et 80 milles par vingt-quatre heures, aussitôt qu’on atteint la latitude de Yédo. Sa puissante influence sur le climat des îles du Japon s’étend jusqu’aux rivages de la Californie et de l’Orégon. Des varechs flottants, d’une espèce assez semblable au fucus natans du Gulf-Stream (courant de l’océan Atlantique), se rencontrent en quantité sur tout son parcours.
Un contre-courant aux eaux froides, et sans doute issu des mers glaciales, vient côtoyer le Kouro-siwo et rendre plus sensible la différence de température de ses eaux. Partout, en dehors des côtes de Chine, sur le parcours de ce contre-courant froid, les sondages constatent que la mer acquiert une grande augmentation de profondeur. Le Kouro-siwo jouit habituellement de 20 à 25 degrés de chaleur de plus que ce contre-courant. Dans la région du Kamtchatka et des Aléoutiennes, les différences de température entre ces deux courants sont encore plus sensibles.
Le climat des îles du Japon est beaucoup plus froid que celui des contrées de l’Europe occidentale placées sous les mêmes parallèles. L’âpreté relative du climat asiatique, comparé à celui de l’Europe, a d’ailleurs été déjà plus d’une fois signalée. Le sud de l’île de Yéso, sous la latitude de Madrid, endure des hivers très vifs, durant lesquels le thermomètre descend jusqu’à 15 degrés au-dessous de zéro (Réaumur). Entre le 38e degré et le 40e degré de latitude Nord, sur le parallèle de Lisbonne, la glace recouvre les lacs et les fleuves jusqu’à une profondeur suffisante pour qu’on puisse les traverser à pied sans danger. Le riz ne croît déjà plus dans l’île de Tsou-sima (34° 12’ lat. bor.), et le blé ne parvient que difficilement à sa maturité dans les environs de Matsmayé (41° 30’ lat. bor.). Sur la côte sud et sud-est du Japon, la température est plus douce, grâce à la haute chaîne de montagnes qui garantit le pays des vents glacés de l’Asie. On rencontre déjà le palmier, le bananier, le myrte et autres végétaux de la zone torride, entre le 31e degré et le 34e degré de latitude nord. Dans certaines localités, on cultive même la canne à sucre avec succès, et les rizières produisent annuellement deux récoltes.
Il a été établi, je crois, d’une manière incontestable, que les parties du Japon tournées du côté de l’Asie étaient beaucoup plus froides que celles qui regardent l’océan Pacifique. Ainsi le Siro-yama ou Mont-Blanc japonais, situé sous le 36e degré de latitude est déjà couvert de neiges perpétuelles à une hauteur de 2,500 mètres au-dessus du niveau de la mer, tandis que le Fouzi-yama qui s’élève, comme je l’ai dit tout à l’heure, à près de 4,000 mètres, est presque toujours dégagé de neiges pendant les beaux mois de l’année. On cherche à expliquer ce phénomène en disant que la partie occidentale du Nippon se trouve exposée aux vents froids du continent asiatique, tandis que la partie orientale, abritée par les hautes montagnes de l’intérieur, en est, au contraire, généralement garantie. Cette explication ne me paraît pas péremptoire, et je crois qu’il faut la chercher dans une foule d’autres actions, parmi lesquelles celle du Kouro-siwo n’est peut-être pas la moins considérable.
La température de Yézo est d’ordinaire très froide. Dans le nord de l’île, la neige recouvre souvent le pays en plein mois de mai, et les arbres ne donnent encore aucun feuillage. On endure, l’hiver, de grandes pluies accompagnées de coups de vents tempêtueux, et d’épais brouillards se répandent sur le sol, où ils continuent souvent à épaissir pendant des semaines entières. En été même, il est bien rare que le ciel ne soit pas obscurci par quelque brume. Ces brouillards sont funestes aux navigateurs qui, au milieu de l’obscurité qu’ils produisent, vont se perdre sur les innombrables récifs que renferme l’Océan dans ces parages.
A Matsmayé, l’une des localités les plus méridionales de l’île, située sous la latitude de Toulon, les étangs et les marais gèlent pendant l’hiver. La neige ne disparaît plus pendant la période comprise entre novembre et mai, et il n’est pas rare que le thermomètre descende à 15 degrés au-dessous de zéro (Réaumur).
Dans l’île de Nippon, l’atmosphère est moins variable. Les étés sont très chauds, et, certaines années, ils seraient même insupportables, si la mer n’apportait une brise qui rafraîchit la température de l’air. Par un remarquable contraste, les hivers, au mois de janvier et de février, sont très durs; et, lorsque le sol est couvert de neige, la réverbération produit une sensation de froid fort aiguë, surtout quand le vent souffle du nord et du nord-est.
Les pluies sont fréquentes au Japon, principalement vers le milieu de l’été, à l’époque dite des «mois pluvieux[19]». Ces pluies, accompagnées de coups de tonnerre, durent quelquefois toute l’année. On dit qu’on leur doit en grande partie la fertilité du pays, dont la terre, d’ailleurs pauvre, ne produirait que d’assez maigres végétaux, si elle n’était sans cesse ranimée par des arrosements naturels. Toujours est-il que ces abondantes ondées contribuent à entretenir une humidité très sensible qui pénètre ceux qui sortent et se répand partout dans l’intérieur des habitations. C’est ce qui a fait dire à un poète-roi, au mikado Ten-dzi:
Dans le Seto-uti, ou Mer intérieure, le thermomètre varie, en été, de 26 à 35 degrés centigrades; en hiver, la température est rarement inférieure à 5 degrés au-dessous de zéro[21].
Le climat de Nagasaki est très variable. Les étés sont extrêmement chauds et la température, pendant cette saison, n’est guère moins élevée qu’à Batavia. Les hivers, au contraire, sont souvent rigoureux; la neige reste longtemps sur le sol, surtout dans la campagne, et la glace elle-même y est fort épaisse.
La superficie territoriale du Japon a été évaluée à 400,000 kilomètres carrés, ce qui correspond à peu près aux trois quarts de la France. Mais, comme cet archipel est très long (plus de 800 lieues), il en résulte que le développement de ses côtes est considérable et peut être évalué à environ dix fois celui des nôtres[22].
La forme longitudinale du Japon, et la chaîne de montagnes qui le traverse du sud au nord, fait que ce pays présente dans toute son étendue deux versants à peu près partout également orientés, l’un à l’ouest, l’autre à l’est. Le versant oriental, c’est-à-dire celui qui fait face au Pacifique, semble à bien des égards avoir été privilégié.
Le berceau de la civilisation a été établi sur ce versant oriental au VIIe siècle avant notre ère; les deux capitales, Miyako et Yédo, les cités les plus opulentes, Oho-saka, Kama-kura, Mito, Sira-kawa, Ni-hon-matu, Sen-dai, etc., y ont été fondées; le Tô-kai-dau, «la Voie de la mer de l’Est», cette grande route stratégique créée par Taï-kau Sama, pour assurer sa suprématie sur les princes féodaux de l’empire, et qui est devenue l’artère principale de la vie politique, industrielle et commerciale des Japonais, a été également construite sur le flanc oriental du Nippon. Les mines d’or et d’argent [les plus riches] du pays paraissent aussi situées du même côté, à l’exception cependant des mines de Tazima dont l’importance serait, dit-on, considérable, si elles étaient convenablement exploitées.
Avant de terminer ce rapide exposé, vous me permettrez d’ajouter quelques détails descriptifs relativement à la géographie des îles du Japon. Ces détails vous seront utiles pour vous familiariser avec des dénominations topographiques, que nous retrouverons sans cesse dans le cours de nos études.
L’archipel japonais se compose de trois grandes îles et d’un nombre considérable de petites îles et d’îlots que j’ai évalué tout à l’heure, d’après les statistiques les plus récentes, à 3,850.
La principale des trois grandes îles, appelée Nippon «Soleil Levant», a donné son nom à l’archipel tout entier. C’est de ce nom, prononcé en Chine Jih-pœn, que vient la désignation européenne de Japon. D’autres noms sont employés dans la littérature, et surtout en poésie, pour désigner cette grande île et en même temps le Japon en général. Parmi ces noms, je me bornerai à vous mentionner les suivants: Hi-no moto, synonyme, en dialecte indigène, du nom chinois d’origine Nippon;—Yamato «le Pied des Montagnes», nom d’une des provinces où s’était établie la cour des mikados;—Ya-sima «les Huit Iles[23]»;—Ya-koku «la Vallée du Soleil», nom emprunté à une ancienne légende chinoise;—Fu-sau koku «le Pays des Mûriers», autre nom légendaire chinois, dans lequel quelques savants ont cru voir une ancienne appellation de l’Amérique, etc.[24].
Les deux autres grandes îles se nomment: Si-koku «les Quatre Provinces», et Kiu-siu «les Neuf Arrondissements». Cette dernière île n’est séparée du Nippon que par un détroit d’une demi-lieue de largeur.
Les fleuves qui baignent le Japon ont tous un cours peu étendu, résultant de la configuration même de ce pays. Quelques uns, cependant, comme la Tamise en Angleterre, s’ils n’ont point de longueur, sont larges et profonds à leur embouchure. La capitale est traversée par l’Oho-gawa, ou «grand fleuve», qui sépare la ville proprement dite de ses faubourgs, et sur lequel on a construit cinq ponts, dont plusieurs présentent une architecture remarquable. L’Oho-basi, ou «grand pont», mesure environ 320 mètres. Le Yodo-gawa, qui coule à Ohosaka, est également traversé par plusieurs beaux ponts construits en bois de cèdre.
Parmi les lacs du Japon, il en est un qui, par son étendue et les facilités de communications qu’il assure aux populations riveraines, mérite une mention particulière. C’est le Biwa-ko, ou «lac de la Guitare», situé dans l’ancienne province d’Omi. Suivant une légende accréditée dans le pays, cette petite mer intérieure aurait été formée en une nuit, à la suite d’un grand tremblement de terre qui produisit un affaissement du sol et creusa le lit qu’elle occupe aujourd’hui, en même temps que s’élevait la gigantesque montagne sacrée du Fouzi.
Isolés pendant de longs siècles du reste du monde, les Japonais se sont vus dans la nécessité de donner un grand développement à l’agriculture et à l’industrie, afin de s’assurer dans leur archipel les moyens d’existence qu’ils ne pouvaient tirer d’ailleurs. Cet archipel n’est pas, comme certaines contrées favorisées de l’Asie Méridionale, d’une grande fertilité naturelle. L’activité intelligente, le travail opiniâtre de ses habitants, ont su en faire une des régions les plus productives de l’Asie. Il faut dire que, grâce à sa configuration géographique, le Japon jouit, à ses diverses latitudes, des climats les plus variés. Tandis que, dans le nord, on y trouve les fourrures et les essences de la Norvège; dans le midi, le sol produit les végétaux les plus précieux de la flore tropicale. Aux îles Loutchou[25], on cultive avec succès la canne à sucre, le bananier, le cocotier, l’oranger, l’ananas; le coton, l’indigo, le camphre y sont d’une qualité supérieure.
Dans la zone moyenne, où s’est développée surtout la civilisation japonaise, le climat tempéré est propre à la culture du riz qui constitue la base essentielle de la nourriture de la plupart des peuples de race Jaune, et à celle du bambou qui leur rend les services les plus variés pour la vie domestique[26]. L’arbre à vernis fournit à l’industrie indigène la laque incomparable du Japon, et une espèce de Broussonetia dont les fibres forment la matière première d’un papier d’une solidité remarquable. Le thé croît à peu près sans culture dans plusieurs provinces. Dans la région du nord enfin, le mûrier vient apporter un nouvel élément de richesse à la population des campagnes, en lui assurant les moyens de s’adonner sur une large échelle à l’éducation des vers à soie[27].
La pêche, très active sur toute la vaste zone côtière de l’archipel japonais, apporte à son tour un précieux contingent pour la nourriture de la nation, qui a été pendant longtemps essentiellement icthyophage.
Les profondeurs du sol sont, au Japon, d’une remarquable richesse: mais ce n’est que dans ces derniers temps que les mines ont commencé à être exploitées d’une façon sérieuse et lucrative. L’or se rencontre dans le Satsouma, le Tazima, le Kaï, le Bou-zen et le Boun-go, le Sado et l’Aki; l’argent, dans plusieurs de ces mêmes provinces et aussi dans l’Isé, le Hida, l’Ivasiro, l’Iwaki, le Moutsou, l’Ivami et le Bizen. Le cuivre, le fer et le plomb paraissent également assez communs. Enfin, on trouve de riches houillères d’autant plus dignes d’attention, que le charbon de terre devient de jour en jour un produit plus indispensable aux progrès de l’industrie moderne. Avant l’établissement des Européens au Japon, on ne demandait aux mines de houille que ce qui était nécessaire aux besoins des forgerons et de quelques autres corps de métiers moins importants. Le développement de la navigation à vapeur dans les mers de l’extrême Asie a donné à ce produit du sol une valeur dont on ne se doutait guère, au Nippon, il y a seulement cinquante ans, et l’exploitation des terrains houillers a été organisée de toutes parts. En 1877, on évaluait la production annuelle du charbon au Japon à environ 400 mille tonnes anglaises, représentant une valeur d’à peu près 6 millions de francs. Ces chiffres, il faut le dire, sont tout à fait insignifiants, en comparaison de ce qu’ils pourront être, le jour où une législation meilleure viendra encourager, au lieu de la gêner, l’exploitation des carrières par l’industrie privée[28]. Les districts carbonifères de l’île de Yézo, à eux seuls, pourraient devenir pour le Japon une source de richesse en quelque sorte inépuisable.
Je n’ai fait qu’effleurer, à mon vif regret, une foule de sujets sur lesquels je voudrais pouvoir m’arrêter davantage. Ces courtes observations suffiront cependant, je l’espère, pour vous donner une idée générale de la constitution physique du pays dont nous nous proposons d’étudier ensemble la langue, les origines ethniques, l’histoire et la civilisation.
III
LES ORIGINES HISTORIQUES
DE
LA MONARCHIE JAPONAISE
ES historiens indigènes font remonter la fondation de la monarchie
japonaise au VIIe siècle avant notre ère[29]; et, à partir de cette
époque, ils nous présentent une suite non interrompue de règnes et
d’événements rapportés chronologiquement. Ce n’est pas là une antiquité
fort reculée; mais cette antiquité est respectable, si l’on songe que le
Japon n’a pas cessé d’exister depuis lors comme nation autonome, et
qu’en somme, on trouverait sans doute difficilement, dans l’histoire, un
autre exemple d’un empire qui ait vécu plus de 2,500 ans, sans avoir
jamais subi le joug d’une puissance étrangère. L’Égypte et la Chine sont
les états qui ont le plus duré dans l’histoire; mais ces états ont
maintes fois perdu leur indépendance: l’Égypte, de nos jours, appartient
à des conquérants turcs; la Chine, à des conquérants mandchoux. Le Japon
n’a jamais cessé d’appartenir aux Japonais. Les Japonais sont peut-être,
dans les annales du monde, le seul peuple qui n’ait eu qu’une seule
dynastie de princes[30], le seul peuple qui n’ait jamais été vaincu.
L’authenticité des annales japonaises antérieures au IIIe siècle après notre ère a été contestée. On a fait observer que l’écriture n’existait pas au Japon avant le mikado O-zin (270 à 312 de J.-C.), et que, par conséquent, l’histoire n’avait pu être écrite que postérieurement au règne de ce prince; on a émis des doutes sur les empereurs mentionnés avant les premières relations historiques du Japon avec la Chine, par ce fait que les noms de ces empereurs étant tous des noms chinois avaient été nécessairement inventés après coup; on a dit que le plus ancien livre historique du Nippon, le Kiu-zi ki «Mémorial des choses anciennes», composé sous le règne de Sui-kau (595-628 après notre ère), avait été perdu dans l’incendie d’un palais où il était conservé, et que la plus vieille histoire qui soit parvenue jusqu’à nous, datée de l’an 712, avait été écrite sous la dictée d’une femme octogénaire, à laquelle le mikado Tem-bu l’avait transmise verbalement; on a signalé, enfin, dans le récit des règnes contestés, des invraisemblances de nature à les rendre suspects à plus d’un égard.
J’examinerai rapidement la valeur de ces divers genres d’objections soulevées contre la véracité des annales japonaises primitives.
Il est généralement admis par les japonistes que l’écriture chinoise était ignorée au Japon avant le règne d’O-zin, fils et successeur de la célèbre impératrice Zin-gu, conquérante de la Corée et surnommée la Sémiramis de l’Extrême-Orient. L’introduction de cette écriture, chez les Japonais, est attribuée à un certain lettré coréen, de l’Etat de Paiktse, nommé Wa-ni, qui apporta quelques ouvrages chinois à la cour du mikado, en l’an 285, et y fut nommé précepteur des princes du sang[31]. Un savant russe a trouvé, dans le fait même de cette nomination de Wa-ni comme instituteur des fils du mikado, une raison pour croire que la langue chinoise n’avait rien d’insolite pour les Japonais de cette époque[32]. Il est, en tout cas, très probable que les relations du Nippon avec la Corée, antérieurs au règne d’Ozin, avaient déjà fait connaître la civilisation chinoise aux insulaires de l’Asie orientale; les historiens indigènes nous fournissent, d’ailleurs, des renseignements qui ne sont pas absolument dépourvus de valeur pour consolider cette opinion. L’expédition que Tsin-chi Hoang-ti, de la dynastie de Tsin, le célèbre persécuteur des lettrés et le constructeur de la Grande-Muraille, envoya au Japon pour y chercher le breuvage de l’immortalité, appartient surtout à la mythologie. Cette expédition est cependant mentionnée dans quelques historiens japonais. Le médecin Siu-fouh (en jap. Zyo-fuku) qui la dirigeait, n’ayant pu réussir, disent-ils, à réaliser les espérances du despote chinois, jugea prudent de ne plus retourner dans son pays: il se fixa au Nippon, et y mourut près du mont Fouzi; après sa mort, les indigènes bâtirent à Kuma-no, dans la province de Ki-i, un temple en son honneur, sans doute en mémoire des services qu’il avait rendus aux insulaires en leur faisant connaître les sciences et les lettres de la Chine. Si cette expédition doit être reléguée dans le domaine de la fable, il n’en est pas de même de l’ambassade envoyée au mikado Sui-zin, par le roi d’Amana, l’un des états qui composaient la confédération coréenne. Cette ambassade arriva au Japon dans l’automne, au septième mois de l’année 33 avant notre ère, apportant avec elle des présents pour la cour[33]. Voilà donc les Japonais en relation avec la Corée, plus de trois siècles avant l’arrivée de Wa-ni auquel on attribue, comme je l’ai dit tout à l’heure, l’introduction de l’écriture chinoise au Japon. Et comment croire que le Japon soit resté jusque-là dans l’ignorance des progrès réalisés par les Chinois, quand nous voyons le mikado Sui-nin, successeur de celui qui avait reçu la mission du royaume d’Amana, envoyer à son tour une ambassade, non point en Corée, mais bien en Chine, à l’empereur Kouang-wou Hoang-ti, l’an 56 de J.-C.[34].
De ces quelques faits, il résulte au moins la possibilité que les Japonais aient eu connaissance de l’écriture chinoise avant le IIIe siècle de notre ère. Mais, en supposant même qu’ils aient ignoré complètement cette écriture jusqu’à l’arrivée dans leurs îles du célèbre Wa-ni, il paraît certain qu’ils faisaient préalablement usage d’une écriture coréenne, d’origine indienne, peu différente de celle qu’on pratique encore aujourd’hui en Corée[35]. Et il reste en plus aux japonistes à élucider la question d’une écriture indigène nationale encore plus ancienne, mentionnée par quelques savants, et sur laquelle on n’a recueilli, jusqu’à présent, que de trop vagues indices pour qu’il soit possible de s’en occuper aujourd’hui.
Enfin, s’il était établi malgré tout, que les Japonais ont ignoré l’art d’écrire avant les conquêtes de l’impératrice Zin-gou, il n’en résulterait pas pour cela que l’histoire ancienne du Japon n’ait pu être transmise de génération en génération par la tradition orale, comme cela s’est opéré chez une foule de nations différentes. L’histoire primitive d’un peuple ne se rencontre parfois que dans des poèmes, dans des épopées ou des chants populaires. Nous verrons, dans un instant, qu’il en a été ainsi de l’histoire primitive (hon-ki) des Japonais.
Le fait que les noms sous lesquels les premiers empereurs du Japon sont connus dans l’histoire sont des noms chinois, n’est pas une objection concluante: ce fait a induit en erreur Klaproth et d’autres orientalistes qui ignoraient que ces noms honorifiques et posthumes ont été donnés à ces princes par Omi mi-fune, arrière-petit-fils de l’empereur Odomo, mort en 787 après J.-C., alors que les idées chinoises avaient pénétré de toutes parts la civilisation japonaise. Les premiers mikados sont d’ailleurs mentionnés également, dans les annales indigènes, par leurs véritables noms, qui étaient des noms purement japonais. C’est ainsi que le premier empereur, Zin-mu, avait pour petit nom Sa-no, et pour désignation honorifique Yamato no Ivare Hiko no mikoto; sa femme s’appelait A-hira-tu hime; ses compagnons d’armes, ses ministres portaient aussi des noms purement japonais. Il en a été de même, de tous les princes qui lui ont succédé, dans la période contestée des annales du Nippon.
Quant à la destruction des anciennes archives historiques du Japon, lors des troubles de Mori-ya, il y a là un fait reconnu par les auteurs indigènes les plus autorisés. Ces auteurs nous apprennent que le Ni-hon Syo-ki, qui renferme l’histoire des mikados depuis les dynasties mythologiques jusqu’au règne de Di-tô, avait été transmis verbalement par l’empereur Tem-bu, à une jeune fille de la cour, nommée Are, de Hiyeda, et que cette femme, à l’âge de quatre-vingts ans environ, en dicta le contenu au prince Toneri Sin-wau et à d’autres chefs de lettrés, qui le rédigèrent en caractères indigènes.
Ne trouvons-nous pas un fait analogue dans l’histoire de la Chine, où nous voyons que le Chou-king ou Livre sacré des annales, détruit par ordre de Tsin-chi-hoang-ti, fut reconstitué à l’aide des souvenirs d’un vieillard appelé Fou-seng? Et cependant aucun savant, que je sache, n’a cherché à contester la parfaite authenticité du Chou-king, appris par cœur dans son enfance par Fou-seng, comme le Ni-hon syo-ki l’avait été par Aré, de Hiyéda.
En somme, les annales primitives des Japonais, sans être à l’abri de toute suspicion, ne méritent guère moins de confiance que les annales primitives de la plupart des autres peuples. Le mythe, la fiction, les récits merveilleux et fantastiques se retrouvent au début de toutes les histoires. On peut même dire, en faveur du Japon, qu’il a su séparer mieux qu’une foule de peuples, la partie légendaire de la partie historique des temps primordiaux de son existence nationale: avant Zin-mu, les récits extraordinaires de la vie des Génies célestes et terrestres, mais après ce premier mikado des faits qui, s’ils ne sont pas toujours vrais, sont du moins presque toujours vraisemblables.
Il faut admettre, cependant, une réserve sur cette déclaration: on a fait observer que les «annales du Japon nous présentent, durant une période de plus de mille ans (de 660 avant J.-C. à 399 de notre ère), une série de souverains régnant de soixante à quatre-vingts ans en moyenne, et ne quittant parfois le trône pour descendre dans la tombe qu’après avoir compté cent quarante et même cent cinquante ans parmi les vivants[36]». M. le marquis d’Hervey de Saint-Denys, auteur de cette remarque, explique la durée anormale de l’existence attribuée aux anciens empereurs du Japon, par la nécessité où se sont trouvés les premiers compilateurs, de combler un espace de 1060 ans, dans lequel ils ne pouvaient découvrir le nom de plus de dix-sept souverains. Les chroniques chinoises, suivant ce savant, permettent d’ajouter quelques princes à la liste que nous ont conservée les écrivains indigènes. Il serait peut-être bien sévère de contester l’authenticité des vieilles annales japonaises, par ce fait de la durée exagérée de certains règnes y renfermés; et l’on pourrait retourner la critique, en faveur de la sincérité des historiographes du Nippon, en disant qu’ils ont préféré laisser cette invraisemblance, plutôt que d’inventer des noms d’empereurs pour mieux remplir les vides de la période archaïque qu’ils s’étaient donné la mission de reconstituer. Le désir de donner à leur mikado une longévité qu’atteignent, par rare exception seulement, quelques autres hommes, ne paraît pas les avoir guidés en cette occasion. Le hon-ki n’est pas exempt de merveilleux, mais la tendance qu’ont tous les peuples à émailler de légendes la vie de leurs premiers ancêtres, est certainement plus modérée au Japon qu’en maint autre pays: il est juste de lui en tenir compte.
Les sources de l’histoire du Japon ne sont pas encore connues, et, pour l’instant, nous devons les chercher dans trois ouvrages: le Kiu-zi ki ou «Mémorial des vieux événements», le Ko-zi ki ou «Mémorial des choses de l’antiquité», et le Ni-hon syo-ki ou «Histoire écrite du Japon». Aucun de ces livres ne jouit de plus de 1,500 ans d’ancienneté.
Le texte original du Ku-zi ki a été perdu, dit-on[37], en l’an 645, dans l’incendie du palais de Sogano Yemisi. C’était une histoire écrite par le prince Syau-toku tai-si et par Sogano Mumako, sous le règne de l’impératrice Soui-kau, qui régnait de 595 à 628 de notre ère. L’ouvrage en dix volumes, qui existe aujourd’hui sous ce titre, est d’une authenticité douteuse[38], mais il est des lettrés qui pensent qu’on peut en tirer parti, parce que son auteur a dû profiter de documents qui n’ont pas été retrouvés après lui.
Le Ko-zi ki, composé en 712 par Futo-no Yasu-maro, d’après les données de Are, de Hiyeda, dont il a été question tout à l’heure, est écrit en caractères chinois, employés tantôt avec leur valeur idéographique, tantôt avec la valeur phonétique qu’on leur affecte dans le syllabaire dit Man-yô-kana.
Enfin le Ni-hon syo-ki, de même provenance que le Ko-zi ki, n’est autre chose que ce dernier ouvrage revu, un peu mieux coordonné et enrichi de quelques développements. Le prince Toneri Sin-wau, fils de Tem-bu, offrit le Ni-hon syo-ki à l’impératrice Gen-syau, le 5e mois de l’année 720. Dans ces ouvrages, les mikados ne sont point désignés sous le nom honorifique chinois qu’on leur attribue communément, mais bien sous leur nom purement japonais. Le premier empereur, par exemple, au lieu d’être appelé Zin-mou, est désigné sous le nom de Kami Yamato Iva-are hiko-no Sumera Mikoto; l’impératrice Di-tô, sous celui de Taka-Ama-no Hara-Hiro-no Hime.
Il n’entre pas dans mon dessein de vous mentionner ce que les Japonais nous racontent de leurs dynasties célestes et terrestres, qui précédèrent les «souverains humains» (nin-wau) dans le gouvernement du monde, c’est-à-dire de leur pays. Je me bornerai à vous rappeler en quelques mots les idées communément répandues parmi les sectaires de la religion sintauïste, au sujet de la création du monde, en attendant que nous possédions la traduction des monuments primitifs de l’histoire du Japon auxquels j’ai fait allusion tout à l’heure.
Les écrivains populaires ont imaginé plusieurs systèmes de cosmogonie qui ont obtenu plus ou moins de faveur parmi leurs compatriotes. La plupart d’entre eux s’accordent pour considérer le Nippon comme le berceau du genre humain. Voici, à cet égard, comment s’exprime un auteur indigène:
«Le Japon est le pays le plus élevé du monde: il en résulte naturellement que de là sont sortis tous les hommes qui ont peuplé la terre. En Chine, il y a eu un grand déluge, ainsi que les livres nous l’apprennent. Dans l’Occident, au dire des savants de cette région, il y a eu également un grand déluge. Au Japon seulement, il n’y a pas eu de déluge, parce que le Japon est beaucoup plus élevé que la Chine et l’Occident. C’est donc le Japon qui a dû fournir la population primitive des autres parties du monde.
«Mais on me dira: «S’il en est ainsi, les arts devraient être plus avancés au Japon que partout ailleurs, et cependant les arts sont plus avancés chez les Occidentaux. Comment cela se fait-il?»
—«Le fait est facile à expliquer: le Japon étant le pays le plus beau, le plus riche et le plus heureux du monde, il a toujours pu se suffire à lui-même et ne s’est pas vu dans l’obligation de demander quelque chose à l’étranger; tandis que les hommes partis du Japon se sont trouvés dans des pays mauvais, incapables de suffire à leurs besoins, et ont dû s’ingénier à découvrir des moyens de communication et d’échange. Voilà ce qui explique pourquoi l’astronomie (ten-bun) et la science de la navigation sont plus avancées en Occident qu’au Japon.»
Les différentes périodes de la création du monde nous sont exposées dans les termes suivants[39]:
«A l’origine, le Ciel et la Terre n’étaient pas encore séparés; le principe femelle (me) et le principe mâle (o) n’étaient pas divisés. Le chaos était comme un œuf [compacte[40] et renfermant des germes]. La partie éthéréenne [pure] et lumineuse s’évapora et forma le Ciel; la partie pesante et trouble se condensa et forma la Terre. L’évaporisation des parties subtiles et délicates s’opéra aisément; la congélation des parties lourdes et troubles s’opéra difficilement. C’est ce qui fait que le Ciel fut formé le premier, et que la Terre ne fut établie qu’après. Ensuite naquit au milieu d’eux un génie (Kami). Aussi l’on dit qu’à l’origine du dégagement du Ciel et de la Terre, les îles et les terres flottèrent sur l’eau comme des poissons. En ce moment, il naquit au milieu du Ciel et de la Terre une chose qui, par sa forme, ressemblait à un roseau (asi-gai), lequel se métamorphosa et devint le dieu appelé Kuni-no toko tati-no mikoto[41], également nommé Kuni-soko-tati-no mikoto[42]. Suivant une autre tradition, le roseau Asi-gai se serait transformé en un génie appelé Umasi Asi-gai hiko-ti-no mikoto, à la suite duquel serait venu Kouni-no toko-tati-no mikoto[43]. Une autre tradition enfin fait sortir du roseau le dieu Ama-no toko tati-no mikoto, auquel il donne pour successeur Oumasi Asi-gaï hiko-ti-no mikoto, et elle ne fait naître que plus tard Kouni-toko tati-no mikoto, produit par la métamorphose d’un corps gras qui flottait dans l’empyrée[44].»
On rencontre d’ailleurs, dans la mythologie japonaise, d’assez nombreuses variations au sujet des noms des Génies et de leur ordre de succession. Le plus communément cependant on fait commencer avec Kouni-no toko tati-no mikoto la dynastie des Génies Célestes dont l’origine remonte à plusieurs centaines de mille millions d’années. Ces génies furent au nombre de sept[45]. Le second régna par la vertu de l’eau, et le troisième par la vertu du feu. Tous trois étaient dépourvus de sexe[46] et s’engendraient d’eux-mêmes. Le quatrième génie régna par la vertu du bois, et fut le premier qui possédât une épouse; mais, pour donner le jour à ses successeurs, il ne la connut pas suivant la manière des hommes. La conception n’eut lieu que par une sorte de contemplation de chaque couple et par des moyens surnaturels que la dégradation des hommes ne leur permet plus de comprendre. Le cinquième génie régna par la vertu du métal et conserva son épouse immaculée, comme aussi son successeur. Le sixième génie régna par la vertu de la terre, le dernier des cinq éléments dont ses ancêtres avaient symbolisé l’existence. Enfin le septième génie mit un terme à la dynastie des génies célestes en s’abandonnant aux jouissances matérielles de notre monde. Un certain jour, après avoir contemplé d’un regard lascif les formes charmantes de son épouse, il suivit l’exemple d’un oiseau qu’il avait vu un instant auparavant s’accoupler avec sa femelle. Il la connut alors à la manière terrestre; et, dès ce moment, elle enfanta suivant la loi générale de l’humanité. Les successeurs de ces deux génies cessèrent ainsi d’appartenir à la race excellente de leurs aïeux et furent l’origine de la dynastie des génies terrestres.
Le septième des génies célestes dont nous venons de parler s’appelait Izanagi, et son épouse Izanami. De tout temps, l’un et l’autre ont été l’objet d’un culte particulier de la part des Japonais qui les considèrent, en quelque sorte, comme leur premier père et leur première mère. Suivant Kæmpfer, les Japonais, qui embrassèrent le christianisme aux XVIe et XVIIe siècles, les appelaient leur Adam et Ève. La tradition rapporte que ces deux génies passèrent leur vie dans la province d’Isé, au sud de l’île de Nippon, et qu’ils engendrèrent beaucoup d’enfants de l’un et de l’autre sexe, d’une nature très inférieure à celle des auteurs de leurs jours, mais cependant bien supérieure à celle des hommes qui ont vécu depuis lors.
La mythologie japonaise nous montre, en effet, Izanagi et Izanami donnant le jour, par des procédés de toutes sortes et par de singulières métamorphoses[47], à la plupart des dieux qui personnifient, dans le panthéon indigène, les différentes puissances de la nature. Mais, de toutes ces divinités, celle qui tient la plus large place dans le culte populaire appelé Kami-no miti, celle qui est devenue la Grande Déesse de la religion nationale du Japon, ce fut Oho-hiru me-no mikoto, communément appelée Ama-terasu oho-kami ou Ten-syau dai-zin. Cette déesse, à cause de son étonnante beauté, fut appelée par ses père et mère à régner au plus haut des Cieux, d’où elle éclairerait le monde par sa splendeur. Elle est identifiée avec le Soleil, comme sa sœur cadette, Tuki-no yumi-no mikoto, avec la Lune.
Quatre autres génies terrestres, placés après Ten-syau daï-zin, complètent la dynastie des génies terrestres, à laquelle devait succéder celle des mikado ou souverains des hommes[48].
Jetons maintenant un coup d’œil rapide sur ce que les historiens nous apprennent relativement aux périodes semi-historiques antérieures à O-zin, XVIe mikado, avec lequel nous faisons commencer l’histoire proprement dite de l’archipel du Nippon.
Les Japonais, dans le but de donner une origine divine à leurs souverains, ont fait descendre le premier mikado, Zin-mou, de la déesse du Soleil, Ama-terasu-oho-kami[49], c’est-à-dire «le Grand Génie qui brille au firmament.» La mère de ce prince, Tama-yori hime, était fille du Riu zin «le Génie Dragon», ou dieu de la Mer; elle lui donna le jour en l’an 712 avant notre ère, quinze ans avant la mort d’Ezéchias, roi de Juda, et soixante-cinq ans avant la prise de Babylone, par Nabuchodonosor, roi de Ninive.
Dans le système adopté par les Japonais, Zinmou, tout en étant le premier mikado, n’est pas, à proprement parler, le fondateur de la monarchie japonaise. Le Ni-hon Syo-ki[50] et, après lui tous les historiens qui l’ont copié, rapporte que ce personnage fut proclamé prince héréditaire lors de sa quinzième année, et, par conséquent, futur héritier d’un trône déjà fondé en 697 avant notre ère, c’est-à-dire trente ans avant la conquête de l’île de Kiousiou, la plus méridionale des trois grandes îles de l’archipel, et sa première étape.
De l’île de Kiousiou, Zinmou se rendit avec des vaisseaux dans la province d’Aki, située au nord du Suwo-nada ou mer intérieure; puis, au troisième mois dans l’automne de 666[51], dans les pays voisins de Kibi, où se trouvent aujourd’hui les provinces de Bingo, de Bitsiou et de Bizen. Il séjourna trois années dans ce pays pour remettre sa flotte en état et réunir des provisions de guerre. En 663, il arriva dans la région où s’élève actuellement la ville d’Ohosaka, région qui fut appelée, à cause de la forte marée qu’il rencontra sur ses côtes, Nami-haya on-kuni «le pays des vagues rapides», et, par la suite, Nani-ha ou Nani-va[52]. Peu après, il se trouva, à Kusa ye-no saka, en présence d’un puissant prince aïno, nommé, en japonais, Naga-sune hiko[53], qui lui fit subir plusieurs échecs et mit ses troupes en déroute. Dans un des combats, le frère aîné de l’empereur, Itu-se-no mikoto, fut atteint d’une flèche et mourut[54]. Zinmou reprit, en conséquence, la mer, où le mauvais temps mit sa flotte en péril: «Hélas! s’écria un de ses frères, j’ai parmi mes aïeux les Génies du Ciel; ma mère est Déesse de l’Océan. Comment se fait-il qu’après avoir été malheureux sur terre, je sois encore malheureux sur mer?» Puis il tira son épée et se jeta dans les ondes; son troisième frère suivit son exemple, de sorte que Zinmou se trouva seul avec son fils pour continuer sa mémorable expédition[55].
L’histoire des relations de l’empereur Zinmou et de Nagasoune me paraît avoir été altérée à dessein et d’une façon assez transparente pour éveiller l’attention de la critique. Les Japonais, conquérants des îles occupées primitivement par les Yézo ou Mau-zin «peuples velus», comprirent tout d’abord l’utilité, pour leur politique envahissante, de faire croire à l’origine commune de leur prince et des principaux chefs aïno. Le meilleur moyen pour arriver à ces résultats, était d’emprunter aux autochtones leur mythologie nationale, et de greffer la généalogie de Zinmou sur un des principaux rameaux de leur grande famille de Kami ou de Génies. Je ne veux pas dire pour cela que le panthéon sintauïste, dont nous trouvons les principales représentations dans le Ko-zi ki, est un panthéon purement aïno: bien loin de là, je crois apercevoir, dans ces dieux originaires du Japon, des créations d’origine multiple, et notamment des créations du génie asiatique continental. La question est trop étendue, trop complexe, pour être examinée en ce moment. J’essaierai seulement d’appeler votre attention sur le procédé adopté par Zinmou pour effacer les conséquences funestes qu’aurait pu avoir, sur l’esprit des indigènes, son caractère de conquérant étranger, de nouveau venu, dans l’archipel de l’Asie orientale.
Nagasoune était un des chefs aïno avec lequel Zinmou comprit, tout d’abord, qu’il avait beaucoup à compter. Sa première attaque contre ce puissant hi-ko lui avait prouvé que les autochtones ne se laisseraient pas assujétir aussi aisément qu’il l’avait espéré de prime abord. Zinmou, je l’ai dit, perdit plusieurs batailles engagées avec Nagasoune.
Nagasoune, disent les historiens japonais, avait, antérieurement à l’arrivée de Zinmou dans le Yamato, proclamé prince des tribus indigènes, Mumasimate, fils de sa sœur cadette et d’un certain Nigi-hayabi[56]. Or, ce Nigi-hayabi était lui-même fils d’Osiho-mimi, le second des grands dieux terrestres (ti-zin); de telle sorte que Zinmou, qui se prétendait issu de son côté de Ugaya-fuki awasesu, le quatrième de ces grands dieux, se trouvait apparenté avec le principal chef de ses ennemis. Seulement, il s’agissait pour lui de faire accepter à son adversaire ce système généalogique. Voici comment il s’y prit, d’après la légende:
Nagasoune avait envoyé un émissaire à Zinmou pour lui faire voir un carquois provenant des génies célestes, et qui appartenait à son beau-frère, Nigi-hayabi. L’empereur, de son côté, montra un carquois qu’il possédait; et comme, en les rapprochant, ils se trouvèrent identiques, il devint évident pour tous que Zinmou et Nigi-hayabi descendaient l’un et l’autre des anciens dieux du pays. Ce dernier, convaincu de cette parenté qu’il n’avait pas soupçonnée, voulut faire sa soumission au mikado. Nagasoune tenta de s’y opposer: sa résistance lui coûta la vie[57]. Zinmou avait, de la sorte, aplani par la ruse les obstacles que ses troupes étaient impuissantes à renverser. Fort de l’alliance du prince aïno Nigi-hayabi, il lui fut désormais facile de vaincre et d’anéantir l’un après l’autre tous les chefs des tribus qu’il rencontra sur sa route. Ces petits chefs, il n’avait plus désormais de nécessité de les attacher à sa fortune; au lieu de voir en eux des descendants des anciens dieux du pays, il ne les considéra plus, væ victis! que comme des bandits. L’histoire, qui nous les represente comme vivant dans des tanières, à l’état sauvage, les appelle «des araignées de terre» (tuti-gumo).
Maître de la situation, après sept années consacrées à des préparatifs militaires et à des combats, en l’an 660 avant notre ère, Zinmou fit construire, dans la province de Yamato, le palais de Kasiva-bara, où il fut proclamé mikado. Il organisa ensuite son gouvernement; et, après soixante-treize ans de règne, mourut à l’âge de cent vingt-sept ans, en 585 avant notre ère. L’année suivante, il fut inhumé sur une colline au nord-est du mont Ounebi[58]. De nos jours encore, on va faire un pèlerinage au tombeau du fondateur de la monarchie japonaise.
IV
LES SUCCESSEURS DE ZINMOU
JUSQU’A L’ÉPOQUE DE LA GUERRE DE CORÉE
A période de l’histoire du Japon dont nous allons nous occuper
aujourd’hui, est comprise entre les années 585 avant et 313 après notre
ère. Cette période, quel’on peut considérer, en partie du moins, comme
semi-historique, s’étend de la sorte depuis le second mikado jusqu’à
l’époque où la civilisation du continent asiatique, à la suite de la
guerre de Corée, commence à se répandre dans les îles de
l’Extrême-Orient. C’est un espace d’environ 900 ans, durant lequel le
Japon se développe en dehors de toute influence étrangère, à l’exception
de celle que représente Zinmou et ses compagnons d’armes sur le sol
envahi des tribus aïno.
Pendant ce millénaire, quatorze mikados et une impératrice occupent, à peu près sans interruption, le trône établi pour la première fois, en 660 avant notre ère, dans le palais de Kasiva-bara. Plusieurs d’entre eux n’ont guère laissé, dans les annales de leur pays, d’autre souvenir que celui de leur nom[59] et du lieu de leur résidence.
A la mort de Zinmou, nous trouvons quelques années d’interrègne. Zinmou avait laissé trois fils, de deux lits différents. Le troisième, Kam Nu-na-kawa Mimi-no Sumera-mikoto, parvint à se faire reconnaître mikado, avec l’appui de son frère, né de la même mère que lui. Ce dernier tua le rival de celui qui devait figurer dans l’histoire sous le nom de Sui-sei Ten-wau. Elevé au rang suprême en l’année 581 avant notre ère, il mourut en—549. Son frère, mort en—578, fut inhumé, comme l’avait été son père, sur le Unebi-yama, dans la partie nord[60], qui fut, de la sorte, la plus ancienne sépulture impériale du Japon[61].
Nous voyons ensuite quatre mikados se succéder de père en fils, sans la mention, dans leur règne, d’aucun incident digne d’être rapporté, entre les années 548 et 291 avant notre ère.
Sous le règne du VIIe mikado, Neko Hiko Futo-ni (—260 à 215), quelques historiens placent un événement que j’ai eu déjà l’occasion de citer, et qui, s’il était admis comme authentique, aurait une importance de premier ordre pour l’histoire des origines de la civilisation japonaise. Je veux parler de la mission envoyée au Japon par l’empereur Tsin-chi Hoang-ti, auquel on avait persuadé qu’il existait, dans ce pays, un breuvage donnant l’immortalité. La vingt-huitième année du règne de ce prince (219 avant notre ère), un homme du pays de Tsi, nommé Siu-fouh, adressa un mémoire à l’Empereur, où il disait que, dans l’océan Oriental, il y avait trois montagnes divines, appelées Poung-laï, Fang-tchang, et Ing-tcheou; que ces trois montagnes divines étaient situées dans la mer Pouh-haï, et que les habitants de ces îles possédaient un remède pour ne pas mourir. Il demandait enfin à Chi-hoang d’y être envoyé, pour y chercher ce remède. L’empereur approuva la demande, et envoya Siu-fouh à la recherche du pays des Immortels, en compagnie d’un millier de jeunes gens, garçons et filles. Les vaisseaux qui emportèrent cette mission se perdirent en mer, à l’exception d’un seul, qui vint apporter en Chine la nouvelle du désastre[62].
Cet événement est mentionné dans quelques historiens japonais[63]; mais, comme il ne figure point dans le Ni-hon Syo-ki, il y a lieu de croire qu’il a été emprunté aux sources chinoises par des historiens japonais de date relativement récente. D’après Syoun-sai Rin-zyo[64], sous le mikado Kau-rei, à l’époque où régnait en Chine l’empereur Chi-hoang, de la dynastie des Tsin, il y eut un homme appelé Siu-fouh, qui exprima l’idée d’aller chercher au mont Poung-laï un médicament pour éviter la mort. Il se rendit en conséquence au Japon. On prétend qu’il s’arrêta au mont Fu-zi Yama. Il existe un temple (yasiro) construit en son honneur à Kuma-no, dans la province de Ki-i[65]».
J’ai tenu à recourir aux sources originales pour connaître la provenance de cette légende. Je l’ai trouvée dans les Mémoires de Sse-ma Tsien, le plus célèbre des historiens du Céleste-Empire; mais, au Japon, je ne l’ai rencontrée que dans des écrits en général peu estimés. Nous ne nous y arrêterons pas davantage.
Ce qu’on nous apprend des deux mikados suivants, le huitième et le neuvième, est à peu près insignifiant. Ils régnèrent de 214 à 98 avant notre ère, et vécurent le premier 117 ans, le second 115 ans. Ces cas de longévité extraordinaire se rencontrent sous plusieurs règnes de la période semi-historique des annales du Japon. Ils provoquent sur l’authenticité de ces règnes des doutes que nous aurons l’occasion d’examiner plus tard.
Le dixième mikado, Mi-maki-iri-biko Imi-ye (-97 à 30), commence à occuper une certaine place dans l’histoire. Sous son règne, en l’année 88 avant notre ère, fut établie, pour la première fois, la charge de syau-gun ou de «lieutenant-général» qui devait être, par la suite, prépondérante dans l’empire, et ne laisser au mikado qu’une autorité purement conventionnelle et nominale.
A cette époque, les tribus autochtones relevaient la tête de toutes parts; le mikado se vit obligé d’établir, dans son empire, quatre grands commandements militaires, à la tête de chacun desquels il plaça un syau-gun. Ce serait cependant une erreur de confondre le caractère de la fonction de syaugoun, à cette époque, avec celui qui devait s’attacher à ce titre environ mille ans plus tard. Dans les anciens temps, et jusqu’au VIIe siècle de notre ère, il n’y a pas eu de caste militaire proprement dite: l’empereur, en cas de guerre, était toujours de droit seul commandant en chef de l’expédition, et jamais cette charge importante n’était confiée à un de ses sujets[66].
C’est également sous le règne de ce même mikado qu’arriva au Japon, la première ambassade étrangère dont l’histoire nous ait conservé le souvenir. Je veux parler de l’ambassade du pays de Mimana, que j’ai eu l’occasion de mentionner dans une conférence précédente. Le Ni-hon Syo-ki nous dit que cette ambassade apporta un tribut au Japon, en automne, au 7e mois de la 65e année du règne de Mi-maki-iri-biko Imiye (an 33 avant notre ère), et ajoute que le pays de Mimana est éloigné de plus de 2000 ri du pays de Tukusi (côté nord-ouest de l’île Kiou-siou), et situé au sud-ouest du pays de Siraki[67], l’un des états qui existaient alors dans la péninsule Coréenne[68]. L’ambassadeur nommé Sonakasiti demeura auprès du prince héréditaire[69]. Le pays de Mimana est également désigné sous le nom d’Amana[70].
Sous le règne du onzième mikado, Ikume Iri hiko I sati (de 29 avant notre ère à 70 après notre ère), le Ni-hon Syo-ki cite une nouvelle ambassade de Corée, qui vint apporter des présents à la cour du Japon. Je m’attache à vous citer les missions envoyées du continent asiatique à la cour des mikado, parce que ces missions ont dû contribuer puissamment à éveiller la curiosité des Japonais, et à implanter dans leur pays les premières racines de la civilisation chinoise.
Sonakasiti, ambassadeur de Mimana, qui était venu à la cour sous le règne précédent et qui avait été attaché à la personne du prince héréditaire, exprima le désir de retourner dans son pays. Le mikado accéda à sa demande, lui fit des présents, et lui remit cent pièces de soie rouge pour son souverain. Pendant le voyage, l’ambassade de Mimana fut arrêtée par des hommes du Sinra, qui la dévalisèrent. On attribue à ce fait l’origine de la haine qui exista, par la suite, entre les deux états[71].
Ces riches présents, sans doute, éveillèrent la convoitise du Sinra. Nous voyons, en effet, un fils du roi de ce pays, nommé Ama-no Hi-hoko, se rendre au Japon, la 27e année avant notre ère, au printemps, le troisième mois, et demander au mikado la faveur d’être admis parmi ses sujets. Ce prince débarqua dans la province de Harima, et s’arrêta dans la ville de Si-sava-no mura. Le mikado lui envoya demander qui il était, et quel était son pays. Ama-no Hi-hoko répondit qu’il était fils du maître du royaume de Sinra, et qu’ayant appris que le Japon était gouverné par un sage empereur, il était venu s’y instruire et se mettre au nombre de ses sujets; qu’enfin il apportait en présent des objets de son pays pour les offrir au mikado. Celui-ci accéda à la demande du prince coréen qui, après avoir visité plusieurs localités du Nippon, se rendit par la rivière U-dino kava dans la province d’Au-mi, et habita quelque temps à A-na-no mura. Il quitta ensuite cette ville et passa dans la province de Waka-sa; puis il se rendit à l’ouest dans celle de Tati-ma, où il fixa sa résidence. Là, il épousa une femme du pays, qui lui donna une progéniture[72]. Les indigènes ont élevé un temple pour honorer sa mémoire[73].
Je suis entré dans ces détails pour montrer que les historiens japonais les plus anciens et les plus autorisés ont conservé avec soin le souvenir de ces premières relations de leur pays avec la Corée, relations auxquelles le Japon doit, sans doute, à une époque très reculée, la connaissance, au moins rudimentaire, des arts et de la civilisation asiatique.
En dehors des relations engagées avec la Corée, les annales du Japon nous rapportent, sous le règne d’Ikoumé Iri-hiko I-sati, quelques autres événements intéressants. Une épouse du mikado, sur les instances de son frère aîné, consent à assassiner ce prince pendant son sommeil; mais, au moment de commettre le crime, elle laisse tomber sur le front de son époux une larme qui le réveille, et l’instruit du projet conçu pour attenter à ses jours. L’impératrice obtient son pardon; mais, désespérée d’avoir causé le malheur de son frère, elle se rend dans un retranchement que celui ci s’était construit avec des sacs de riz. Un envoyé du mikado y met le feu, et le frère et la sœur périssent ensemble dans la fournaise[74]. Il y a, dans ce récit, un motif de tragédie orientale; mais nous n’avons rien de plus à en tirer.
L’art de lutter, si estimé au Japon, commença à se répandre dans ce pays sous le même règne. On y voit aussi l’érection d’un temple consacré à la grande déesse solaire Ten-syau dai-zin, dans la province d’Isé, et une fille du mikado, Yamato-bimé, devenir prêtresse de ce temple, événement qui fut l’origine des fonctions religieuses de Naï-kû, confiées à des femmes, et qui ont continué à subsister jusqu’à notre époque.
Enfin, la quatre-vingt-sixième année du règne d’Ikoumé Iri-hiko I-sati (an 67 de notre ère), le Japon envoya, pour la première fois, une ambassade dans un pays étranger. Cette ambassade, qui apporta des présents à la cour de Chine, est mentionnée dans les historiens chinois[75], mais on ne la trouve citée que dans un petit nombre d’historiens japonais, qui n’en ont gardé la mémoire que grâce aux annales de la Chine[76].
Le douzième mikado, Oho-tarasi-hiho O siro-wake, régna de 71 à 130 après notre ère. Au fur et à mesure que nous approchons du siècle de la guerre de Corée, les annales japonaises deviennent plus précises, plus explicites, plus substantielles: on sent que l’on quitte peu à peu le domaine de l’histoire mythique et légendaire, pour entrer dans celui de l’histoire positive. Durant ce règne, nous voyons rapportées les luttes qui devaient aboutir à l’expulsion définitive du Nippon des chefs Aïno, lesquels perdaient, d’année en année, du territoire et se réfugiaient dans les régions du nord. La première grande campagne, dont on nous donne le récit, fut engagée contre les O-so qui se trouvaient, encore à cette époque, en grand nombre dans le pays de Tukusi (île de Kiousiou). On ne sait pas bien à quoi s’en tenir au sujet de ces Oso, et de nouvelles recherches seront nécessaires pour connaître exactement ce qu’ils étaient. Cependant leur organisation politique, leur manière de combattre, et peut-être davantage leur nom, nous portent à croire qu’ils appartenaient à la race indigène des Kouriliens. O-so signifie «les descendants des ours». Or, l’on sait que l’ours tient une place considérable dans la religion des Aïno, que cet animal est de leur part un objet de vénération, et que leurs chefs, tout au moins, prétendent tirer leur origine des ours sacrés.
Une seconde révolte des O-so, sous le même règne, fut dominée par les forces militaires du mikado, et surtout par la ruse d’un de ses fils, Yamato Take, dont le nom est resté célèbre dans les fastes militaires du Japon.
Enfin les Atuma Yebisu ou Sauvages de l’Est—et, cette fois, il n’y a plus à douter qu’il s’agisse des Aïno—se révoltèrent à leur tour. Yamato Také, chargé par le mikado de marcher contre eux, les battit et les obligea à chercher un refuge dans l’île de Yézo, où ils vivent encore de nos jours sur les côtes et dans la région montagneuse de l’intérieur.
Pendant le cours de son expédition militaire, Yamato Také avait été assailli en mer par une violente tempête. Une de ses femmes de second rang, nommée Tatibana, persuadée que cette tempête s’était élevée par suite de la colère de Riu-zin, le Génie de l’Océan, s’offrit en holocauste à ce dieu, et se noya. La tempête s’apaisa aussitôt. Quelque temps après, le prince Yamato Také se trouva sur une hauteur d’où l’on pouvait contempler à l’est de vastes régions; se rappelant alors le dévoûment de Tatsibana, il s’écria: A-ga tuma! «ô mon épouse!» Depuis cette époque, les provinces orientales du Japon ont conservé le nom de A-tuma.
A la mort de Yamato Také[77], l’empereur plaça les rênes du gouvernement entre les mains de Take-no uti sukune, célèbre personnage qui fut ministre sous six mikados. Les annales du Japon lui attribuent une existence d’une longueur fabuleuse: il aurait vécu suivant les uns 317 ans, et suivant d’autres 330 ans.
Oho-tarasi-hiko-o-siro-wake établit, à la fin de son règne, sa résidence dans la province d’Au-mi. Après avoir occupé le trône pendant soixante années, il mourut âgé de 106 ans, laissant une soixantaine de fils, auxquels il distribua des territoires féodaux dans toute l’étendue de son empire. Les descendants de ces princes existent encore de nos jours en grand nombre au Japon.
On ne sait à peu près rien du règne du treizième mikado, Waka-tarasi (131 à 191 de notre ère), si ce n’est qu’il n’y eut point de guerre à cette époque, et que le peuple vécut heureux et content.
Le successeur de ce prince, Tarasi-naka, quatorzième mikado (192 à 200 de notre ère), était fils du célèbre Yamato-Take, dont je vous ai entretenus tout à l’heure. Il fit une guerre aux O-so, durant laquelle il mourut de maladie d’après les uns, d’une blessure occasionnée par une flèche d’après d’autres[78]. Son règne ne dura que neuf ans: il fut inhumé dans la province de Yetizen.
Nous voici arrivés au grand événement qui clôt la période semi-historique des annales du Japon. Je veux parler de la conquête d’un des royaumes qui composaient à cette époque la Corée, par cette femme extraordinaire que les orientalistes ont surnommée la Sémiramis de l’Extrême-Orient.
L’impératrice Iki-naga-tarasi, plus connue sous son nom posthume de Zin-gu kwau-gu, était arrière-petite-fille de l’empereur Waka-Yamato-neko-hiko-futo-hibi-no sumera-mikoto, et fille d’Iki-naga-sukune: elle avait été élevée au rang de kisaki ou impératrice, la seconde année du règne de Tarasi-naka. Son intelligence n’avait d’égale que sa beauté, et, pour comble de mérite, elle excellait dans l’art de la sorcellerie.
Comme elle se trouvait enceinte à la mort de Tarasi-naka, son époux, elle résolut, d’accord avec le ministre Také-no-outi-Soukouné, de cacher au peuple la mort de l’empereur, afin de ne pas mettre le désordre dans le pays et de pouvoir mener à bonne fin plusieurs campagnes qu’elle avait projetées. Elle convoqua en conséquence son armée, battit les O-so, et se débarrassa de quelques autres rebelles qui fomentaient des troubles dans l’empire. Se confiant ensuite à un pressentiment, elle résolut d’aller attaquer, au-delà des mers, le pays de Sin-ra, en Corée; elle ne voulut cependant point partir sans consulter le sort. Comme elle se trouvait sur le bord de la rivière de Matura, dans la province de Hizen, elle jeta dans l’eau un hameçon suspendu à une ligne, et dit: «Si ce que j’ai projeté doit réussir, l’amorce attachée à mon hameçon sera saisie par un poisson.» Elle souleva aussitôt sa ligne, à laquelle était suspendu un éperlan. L’impératrice s’écria: «Voilà une chose merveilleuse!» A la suite de cet événement, on appela Medura «merveilleuse», la localité qui fut plus tard désignée par corruption sous le nom de Matura[79]. La légende rapporte qu’on n’a pas cessé jusqu’à présent de trouver des éperlans dans cette rivière, mais que les femmes seules réussissent à les y pêcher[80].
Avant de partir pour la Corée, l’impératrice voulut se soumettre à une autre épreuve, afin de bien connaître la volonté des Dieux. Elle se baigna la chevelure dans l’eau de mer, et tout à coup ses cheveux se divisèrent en deux parties et formérent un toupet (motodori) sur le haut de sa tête. Ayant de la sorte l’apparence d’un homme, elle réunit son conseil de guerre, fit les préparatifs pour l’expédition qu’elle avait projetée, mit une pierre sur ses reins pour retarder son accouchement, et prit le commandement de son armée. Une divinité protectrice de l’Océan, Fumi-yosi, plaça la flotte impériale sous sa protection, et marcha à l’avant-garde des vaisseaux.
La flotte de l’impératrice venait à peine de quitter le port de Wa-ni, qu’une violente tempête s’éleva sur l’océan. De gros poissons parurent alors à la surface de l’eau et soutinrent les vaisseaux japonais. L’armée arriva de la sorte, saine et sauve, en Corée. Le roi de Sin-ra, Hasamukin, saisi de terreur, s’écria: «J’ai entendu dire qu’il y avait à l’Orient un royaume des Génies appelé Nip-pon, gouverné par un sage prince du titre de Sumera-mikoto. Ce sont évidemment les troupes divines de ce royaume; comment serait il possible d’y résister[81]?» Il arbora donc un drapeau blanc en guise de pavillon parlementaire, et se constitua volontairement prisonnier de l’impératrice qui lui accorda la vie et se fit livrer ses trésors, ainsi que des otages. Il prit en outre l’engagement de payer un tribut annuel à la cour du Mikado. Les rois de Korai et de Haku-sai, ayant appris ce qui se passait, envoyèrent des espions pour savoir à quoi s’en tenir sur les forces de l’armée japonaise. Convaincus que la lutte serait inégale et sans succès possible pour eux, ils se rendirent au camp de l’impératrice, se prosternèrent la tête contre terre, et implorèrent la faveur de la paix, prenant l’engagement de se reconnaître pour toujours les tributaires du Japon. La triarchie des San-kan fut, de la sorte, soumise tout entière à l’autorité des mikados[82].
Iki-naga-tarasi établit ensuite un campement en Corée, au commandement duquel elle plaça un personnage appelé Oho Ya-da Sukune; puis elle s’en retourna au Japon, emportant avec elle, outre les objets précieux dont elle s’était emparée, des livres et des cartes géographiques.
Arrivée dans le pays de Tsoukousi, conformément à ses vœux, elle accoucha d’un fils, qui fut plus tard l’empereur Hon-da. Elle se rendit ensuite à Toyora, pour accomplir les funérailles de Tarasi-naka, son époux décédé avant la guerre.
Un des fils de Tarasi-naka, né d’une autre mère que Iki-naga-tarasi, sous prétexte qu’il était l’aîné, voulut revendiquer ses droits au trône de son père. Il leva, pour appuyer cette revendication, une armée qui attaqua les troupes de l’impératrice. Také-no outsi Soukouné, ministre de cette princesse, parvint à l’aide d’un stratagème à surprendre à l’improviste le prince révolté, qui ne put sauvegarder sa liberté que par la fuite. De désespoir, il se noya.
Iki-naga-tarasi envoya deux fois des ambassadeurs à la cour des Weï, qui régnaient, à cette époque, en Chine. On trouve, en effet, dans le recueil des Historiens de la Chine, la mention de plusieurs ambassades d’une reine du Japon appelée Pi-mi-hou, qui paraît être la même que l’impératrice épouse de Tarasinaka. Les auteurs chinois disent, il est vrai, que, «devenue adulte, elle ne voulut pas se marier»; mais ils ajoutent qu’elle s’était «vouée au culte des démons et des esprits[83]», particularité qui contribue à rendre l’identification très vraisemblable. Il y a, d’ailleurs, une question de synchronisme qui éclaircit sensiblement le problème.
Une de ces ambassades est fixée à la seconde année de l’ère King-tsou (238 après J.-C.). Une autre ambassade est mentionnée à la quatrième année de l’ère Tching-tchi (243 après J.-C.).
La plupart des historiens japonais sont muets au sujet de ces ambassades; et ceux qui les mentionnent se sont probablement renseignés à des sources chinoises.
Le Nipponwau-dai iti-ran, dont une traduction très imparfaite, rédigée par Titsingh avec le concours des interprètes japonais du comptoir de Dé-sima, a été publiée par Klaproth, parle d’une ambassade de l’empereur des Weï qui aurait été envoyée à la cour du Japon[84]. Le même ouvrage dit que Sun-kiuen, souverain chinois de la dynastie de Ou, eut l’idée d’attaquer le Japon; mais, bien qu’il ait fait passer la mer à plusieurs myriades de soldats, il n’obtint aucun résultat, une maladie pestilentielle ayant décimé son armée pendant la traversée.
Iki-naga-tarasi, suivant les historiens japonais, aurait régné 69 ans et vécu un siècle. Les historiens chinois, au lieu d’attribuer un si long règne à cette princesse, font figurer plusieurs souverains pendant cette période: un roi, qu’on ne nomme point et auquel le peuple refusa de se soumettre; puis une fille de l’impératrice, appelée I-yu, qui monta sur le trône à l’âge de treize ans.
Le successeur de l’impératrice Iki-naga-tarasi fut l’empereur Hon-da, fils de cette princesse et du mikado Tarasi-naka. Si le règne précédent tient encore à la mythologie par le merveilleux dont les historiens indigènes se sont plu à l’entourer, le nouveau règne appartient définitivement à l’histoire. C’est à partir de cette époque que l’usage de l’écriture s’est répandu au Japon, et que les lettrés de ce pays ont commencé à cultiver la littérature chinoise.
Le Ni-hon Syo-ki rapporte qu’en automne de la quinzième année du règne de Hon-da (284 de notre ère), le roi de Paiktse envoya un personnage appelé A-ti-ki ou A-to-ki offrir au mikado deux beaux chevaux de son pays. Ce personnage savait lire le chinois, de sorte que le mikado le nomma précepteur (fumi-yomi-hito «maître de lecture») de son fils, le prince héréditaire Waka-iratuko. A-ti-ki, ayant désigné un lettré du royaume de Haku-sai, nommé Wa-ni, comme le plus capable pour remplir cette mission, Honda envoya chercher Wa-ni en Corée. Celui-ci arriva au Japon l’année suivante (285 de notre ère), et fut aussitôt appelé aux fonctions de précepteur du prince impérial.
Wani appartenait à la famille de l’empereur Kaotsou, de la dynastie des Han, dont un des membres était venu s’établir en Corée, dans le royaume de Paiktse. Mandé à la cour du mikado, il apporta au Japon le Lun-yu ou Discussions philosophiques de l’École de Confucius, le Tsien-tze-wen ou Livre des Mille Caractères, et quelques autres ouvrages chinois, dont nous ne possédons malheureusement pas la nomenclature.
Toutefois, les relations de la Corée avec le Japon, dont elle reconnaissait la suzeraineté[85] depuis les conquêtes de Iki-nagatarasi, deviennent très suivies sous le règne de Honda; et nous voyons des gens de la triarchie des Sankan employés par le mikado à de grands travaux publics, notamment à creuser un lac qui fut nommé San-Kan-no ike «le lac des Trois Kan»[86]. Le prince Waka Iratsouko, élève de Wani, acquit bientôt la connaissance de l’écriture chinoise. On rapporte, en effet, qu’en 297 le roi de Koraï, ayant écrit au mikado une lettre dans laquelle il se vantait que son pays avait apporté l’instruction au Japon, ce prince lut lui-même la lettre, et, après avoir témoigné à l’ambassadeur qui l’apportait son mécontentement pour l’impolitesse de sa teneur, la déchira en morceaux[87].
A partir de cette époque, avec la littérature de la Chine, nous voyons la civilisation chinoise, d’année en année, de plus en plus pénétrer de part en part la civilisation japonaise. La langue écrite du Céleste-Empire devient la langue savante du Nippon, les livres composés dans cette langue, les livres classiques sur la culture desquels sera basée désormais toute instruction soignée, toute éducation libérale.
Nous avons donc à examiner à présent, au moins dans ses traits les plus caractéristiques, cette vieille et à tant d’égards étonnante civilisation du Céleste-Empire, dont la connaissance était naguère encore considérée comme indispensable à tout Japonais qui prétendait au titre de lettré ou même simplement d’homme bien élevé. Depuis la récente invasion des idées européennes au Japon, les indigènes négligent plus que par le passé les études chinoises auxquelles ils s’adonnaient naguère des leur entrée à l’école et jusqu’à la fin de leurs classes. On aurait tort de croire cependant que ces études soient absolument dédaignées, abandonnées par les insulaires de l’Extrême-Orient. Quiconque possède une solide érudition sinologique est assuré de leur estime, de leur courtoisie; et, en bien des circonstances, il n’y a pas pour l’Européen de meilleur moyen d’acquérir la confiance de ces intelligents orientaux, d’arriver à être admis sans détour dans leur intimité, que celui qui consiste à leur montrer qu’on connaît à fond la littérature antique du pays d’où ils ont tiré jadis leur écriture, leurs sciences, leur religion et une grande partie de leurs idées morales et philosophiques.
V
INFLUENCE DE LA CHINE
SUR
LA CIVILISATION DU JAPON
LA CHINE AVANT CONFUCIUS
ES premières relations suivies des Chinois avec les Japonais, au
IIIe siècle de notre ère, furent pour ces derniers le signal d’une
ère nouvelle de transformation sociale. La Chine apportait au Japon une
écriture d’une savante complexité[88], bien faite pour frapper
l’imagination d’un peuple encore enfant, et, avec cette écriture, une
histoire déjà vieille à cette époque de plusieurs milliers d’années
d’antiquité, une philosophie raffinée et des connaissances scientifiques
et industrielles relativement très avancées. Les insulaires de l’extrême
Orient, au naturel inquiet et essentiellement curieux, virent, dans
cette civilisation du continent, un grand modèle à suivre et à imiter,
quelque chose qui était pour eux une véritable révélation. De même que
les Japonais de nos jours se sont empressés de s’initier à toutes les
découvertes du génie européen, depuis l’ouverture des ports de leur
empire au commerce de l’Occident (1852), de même les Japonais des
premiers siècles de notre ère se jetèrent avec avidité sur tout ce qui
pouvait leur faire connaître les progrès accomplis alors sur la terre
ferme du continent asiatique.
La Chine a toujours vécu dans le passé: elle n’a jamais rêvé d’avenir qui puisse égaler, et encore moins surpasser, les perfections des premiers âges. C’est en étalant les fastes de son antiquité reculée, qu’elle devait d’abord fasciner l’imagination des insulaires du Nippon. Cette antiquité, que les Japonais instruits se sont fait un devoir d’étudier durant la période de leur éducation classique, nous allons essayer de l’envisager dans ses traits les plus saillants et les plus caractéristiques.
On a beaucoup discuté sur l’origine de la nation chinoise: la plupart des orientalistes inclinent à l’idée de placer son berceau au nord ou à l’ouest du continent asiatique. M. d’Hervey de Saint-Denys est porté à lui attribuer une origine américaine[89]. Je ne discuterai point ici ces diverses théories; je me bornerai à dire qu’il résulte de mes travaux que le plus ancien domaine de la civilisation chinoise doit être placé en dehors des limites actuelles de la Chine proprement dite, à l’ouest, dans la direction du Koukou-noor, probablement sur les versants orientaux du mont Kouën-lun.
Quelques savants n’admettent point, sans de grandes réserves, les récits antérieurs à la dynastie des Tcheou (1134-256 avant notre ère), et encore n’accueillent-ils pas sans difficulté ce qu’on nous apprend des règnes de cette dynastie avant Confucius. Je crois les scrupules de ces savants fort exagérés. Il est évident que plus on recul loin dans l’antiquité, plus il faut s’attendre à trouver l’histoire mêlée à la mythologie. Nous possédons néanmoins trop de sources certaines de l’histoire antique de la Chine pour pouvoir reléguer dans le domaine de la fable ce que nous savons, non-seulement des premiers temps de l’époque des Tcheou, mais même une foule d’indices historiques remontant à la dynastie des Chang, à celle des Hia, et, dans une certaine mesure, au-delà de cette dynastie. L’authenticité de cette histoire n’est que médiocrement établie, il est vrai, par les monuments de l’art proprement dit. Les édifices de pierre sont de toute rareté[90], les inscriptions insuffisantes, les bronzes pour la plupart sans légendes sur lesquelles puisse s’exercer la critique avec quelque chance de succès. En revanche, l’institution antique de la charge d’historiographe officiel de l’empire, les conditions remarquables d’indépendance dans lesquelles étaient placés les lettrés chargés de cette haute fonction publique, nous fournissent des garanties de vérité qu’on rencontrerait difficilement ailleurs. La création des historiographes officiels et du Tribunal de l’Histoire est attribuée par les Chinois au règne de Hoang-ti (2637 avant notre ère). Choisis parmi les savants les plus renommés de l’empire, ils écrivaient jour par jour les événements qui se passaient sous leurs yeux; pour les garantir du danger qu’ils pouvaient encourir en racontant les faits qui n’étaient pas de nature à plaire à l’empereur et aux grands, les institutions leur accordaient le privilège de l’inamovibilité.
Les Chinois, comme tous les peuples qui ont occupé une large place dans l’histoire, ont cherché à reporter aussi loin que possible dans l’antiquité les vestiges primitifs de leur existence sociale. Confucius, auquel on doit la reconstitution de leurs plus vieilles annales, était un esprit sobre, d’une imagination étroite, peu enclin aux récits merveilleux. Il chercha sans doute à trouver dans le passé une base sur laquelle il put appuyer sa doctrine; mais, cette base trouvée, il n’eut ni le goût, ni le besoin de faire remonter à des temps plus reculés les fastes du peuple dont il s’était donné la mission de réformer les mœurs et de régler l’existence. Eh bien! Confucius a non-seulement admis comme historique le règne de Hoang-ti, qui vivait au XXVIIe siècle avant notre ère, près de 600 ans avant la naissance d’Abraham, mais même les règnes de princes antérieurs à Hoang-ti, tels que Chin-noung et Fouh-hi, qu’il désigne sous le nom de Pao-hi[91]. Le règne de ce dernier empereur est placé par les historiens indigènes au XXXVe siècle avant notre ère, c’est-à-dire longtemps avant l’époque probable de la fondation des empires d’Égypte, de Babylonie et d’Assyrie, et près de deux siècles avant la date attribuée au déluge biblique.
De quelque côté que nous tournions nos regards, lorsque nous voulons pénétrer les ténèbres de ces premiers temps de l’histoire, nous nous trouvons en présence de fables et de légendes. S’il fallait renoncer aux annales de tous les temps où la vérité s’est associée à la fiction, l’histoire de notre globe serait bien moderne. Il appartient à la critique, fondée sur les principes de l’ethnographie, de démêler ce qui, de ces vieux âges, doit être acquis aux annales de l’humanité et ce qui doit être relégué dans le domaine du mensonge et de la fantaisie. Le contrôle de l’érudition ne saurait être exercé d’une façon trop sévère; mais ce contrôle ne doit point avoir pour effet de repousser sans ample discussion les faits dont l’authenticité ne paraît pas absolument démontrée. L’esprit humain, on l’a dit souvent, invente peu; ses prétendues inventions ne sont souvent que des échos, des réminiscences des temps passés. Une foule de légendes décèlent des faits réels, dont la trace mérite d’être recherchée. Qu’importe, au fond, qu’Homère soit un personnage mythique: son nom signifie l’auteur ou les auteurs de l’Iliade et de l’Odyssée. Il peut se faire que beaucoup de noms chinois des premiers âges n’aient pas été portés par ceux auxquels on les attribue. Ce qui est utile de savoir, dans l’espèce, c’est avant tout quelle a été l’évolution de l’humanité, l’évolution des peuples. Les légendes archaïques de la Chine nous apprennent ce que la tradition locale a conservé des époques primitives de ce vaste empire. Il est intéressant de le connaître.
De ces légendes, la plus considérable, celle qui nous raconte la condition du peuple chinois avant la fondation de la monarchie[92], a été vulgarisée par les Taosse, prétendus sectateurs de la philosophie de Lao-tse, dont l’influence fut prépondérante en Chine à l’époque de la néfaste, mais à coup sûr mémorable dynastie des Tsin (IIIe siècle avant notre ère). Nous y trouvons l’histoire de deux chefs de tribus Yeou-tchao et Soui-jin[93], qui représentent la période durant laquelle les Chinois, non encore civilisés, vivaient à l’état de tribus nomades et à peu près sauvages, dans les régions montagneuses de l’Asie Centrale.
Avec l’empereur Fouh-hi[94], sur l’existence duquel les lettrés indigènes, dit le Père Amyot, n’émettent aucun doute, commence la période où les Chinois se constituent en nation proprement dite, reconnaissent un chef pour toutes leurs tribus et établissent au milieu d’eux une sorte de gouvernement politique et religieux. A ce prince, la tradition attribue l’invention d’une écriture rudimentaire, composée de trois lignes entières ou brisées, qui, suivant leurs combinaisons, servaient à rappeler un certain nombre d’idées simples, adaptées aux besoins de l’administration publique. Les signes de cette écriture sont désignés sous le nom de koua ou trigrammes; ils remplacèrent une écriture formée à l’aide de cordelettes nouées, analogues aux qquipou des anciens Péruviens. Fouhhi est représenté avec des excroissances sur le front, emblèmes du génie, qu’on remarque également sur l’image traditionnelle de Moïse. On le désigne comme le premier législateur de son pays; il ordonna que les hommes et les femmes portassent un costume différent, et institua les cérémonies du mariage. Il passe aussi pour l’inventeur du cycle de soixante ans, encore en usage de nos jours en Chine, en Cochinchine, en Corée et au Japon, ainsi que du calendrier; il enseigna à ses sujets plusieurs arts inconnus jusqu’alors, la musique, la pêche, etc.
A la mort de Fouh hi, Ching-noung[95], dont le nom signifie «le laboureur divin», fut appelé à lui succéder. Il inventa la charrue et l’art de cultiver les champs. Il organisa les premiers marchés, enseigna les principes de l’art de la guerre et s’appliqua à l’étude de la médecine, fondée sur la connaissance des propriétés des plantes.
Les historiens chinois placent quelque fois plusieurs règnes entre ceux de Chin-noung et de Hoang ti; mais ils s’accordent assez mal sur ce qu’ils rapportent sur ces règnes. Avec Hoang ti seulement, leur récit acquiert une apparence de vérité qui ne permet guère de le reléguer en dehors du domaine de l’histoire positive. La soixante et unième année du règne de ce prince (2634 ans avant notre ère), commence le premier des cycles sexagénaires qui se sont succédé depuis lors sans interruption jusqu’à nos jours.
Nous nous trouvons désormais dans le domaine de la chronologie rigoureuse; car cette chronologie est fondée sur une computation des années et des siècles qui ne paraît pas avoir été modifiée, en Chine, depuis les temps les plus reculés. L’année chinoise la plus ancienne était de 365 jours et un quart, juste comme l’année julienne; quant aux siècles chinois, ils se composent de soixante années, formées par la combinaison de deux petits cycles primordiaux, l’un de dix, l’autre de douze éléments, qui, juxtaposés, ne peuvent jamais produire deux fois une notation semblable pendant toute la durée de la période[96].
Hoang ti personnifie donc le point de départ historique des annales de la Chine. Quant aux événements dont le récit est rapporté à son époque, il est évident qu’il ne faut les admettre qu’avec réserve. On nous le représente comme auteur d’une foule d’inventions, attribuées déjà, pour la plupart, aux souverains semi-historiques qu’on cite comme ayant été ses prédécesseurs. Enfin c’est à lui qu’est décerné pour la première fois le titre de ti «empereur», qui fut substitué à celui de wang «autocrate», donné aux princes qui avaient gouverné jusque-là sur la Chine[97]. Ce titre, employé parallèlement avec celui de chang-ti «le haut empereur», par lequel on désignait déjà sous son règne l’Être suprême, établissait, entre le Ciel et le maître de la Terre, une corrélation de nature à rendre sacrées, aux yeux du peuple, les prérogatives de sa haute magistrature. Après Hoangti, on place quatre souverains: Chao-hao fit exécuter de grands travaux publics, composa une musique nouvelle et régla le costume que devaient porter les mandarins des différentes classes; Tchouen-hioh organisa le service des mines, des eaux et des forêts, réforma le calendrier et plaça le commencement de l’année à la première lune du printemps; il décréta enfin que l’empereur seul offrirait désormais le grand sacrifice au Chang-ti; Ti-ko[98] réforma les mœurs de son peuple et introduisit la coutume de la polygamie; Ti-tchi[99], le dernier de cette période, se livra à la débauche et à toutes sortes de désordres. Les anciens de l’empire le déposèrent et élevèrent à sa place son frère Yao[100], avec lequel commence l’histoire enregistrée dans le livre canonique des Chinois appelé Chou-king. Yao et ses deux successeurs au trône, Chun et Yu[101] sont considérés par les Chinois comme les modèles éternels de toutes les vertus qui doivent entourer la majesté d’un souverain. Aussi leur a-t-on décerné le titre de san-hoang «les trois augustes».
Yao attachait un grand prix à l’étude de l’astronomie: il voulut que la vie du peuple fût réglée sur les révolutions des corps célestes. Il considérait la suprême puissance comme une lourde charge, que nul ne devrait envier, mais à laquelle, non plus, personne n’avait droit de se soustraire. Préoccupé de trouver un successeur, il repoussa la proposition que lui faisaient ses ministres de désigner son fils pour occuper le trône après lui, et finit par arrêter son choix sur un pauvre laboureur nommé Chun, qui, né dans une famille obscure et entouré de parents sans talent ni sagesse, sut vivre en paix en pratiquant les devoirs de la piété filiale, étendue, comme le font les Chinois, à tous les rapports qui existent entre les différents membres de la société: l’empereur, les parents et les amis.
Chun (2285 ans avant notre ère) hésita longtemps à accepter le trône que Yao venait de lui offrir; il ne se trouvait pas à la hauteur de la charge que l’empereur avait résolu de lui confier. Sur les instances réitérées de Yao, il se décida enfin à prendre en main les rênes du gouvernement. Comme son prédécesseur, il s’attacha à l’étude des révolutions célestes et au perfectionnement du calendrier; il établit un système de poids et mesures uniforme pour tout l’empire et institua un code de justice criminelle, moins dur pour les coupables que les lois qui étaient en usage avant sa promulgation. Quelques auteurs prétendent même que les punitions corporelles ne furent mises en pratique que sous la dynastie des Hia, et que les châtiments infligés sous le gouvernement de Chun ne consistaient qu’en cérémonies infamantes. Pendant son règne, Chun avait eu à se préoccuper du débordement du fleuve Jaune et des inondations diluviennes qui avaient rendu inhabitables de grandes étendues du territoire chinois. Un jeune homme pauvre, nommé Yu, qui passait pour descendre de l’empereur Hoangti, était devenu l’ingénieur de l’empire et avait dirigé de grands travaux de canalisation pour faciliter l’écoulement des eaux. La sagesse dont ce jeune homme avait fait preuve en maintes circonstances, engagea Chun à le désigner pour son successeur. Yu fit ses efforts pour décider l’empereur à lui préférer un sage du nom de Kao-yao[102]. Cédant enfin à la volonté du prince, il fut installé dans la Salle des Ancêtres et proclamé empereur en 2205 avant notre ère. Avec lui commence la première dynastie chinoise dite des Hia, qui gouverna la Chine pendant plus de 420 ans (2205-1783 avant notre ère). La seconde dynastie fut celle des Chang, laquelle dura 649 ans (1783-1134 avant notre ère). La troisième dynastie enfin, celle des Tcheou, qui vit paraître les deux plus célèbres philosophes de la Chine, Lao-tsze et Confucius, dura 878 ans (1134-256 avant notre ère).
C’est aux livres canoniques appelés King, coordonnés par Confucius et publiés par ses soins, que nous devons la connaissance d’à peu près tout ce que nous savons des âges antérieurs à l’apparition de ce grand moraliste. Les King nous révèlent, dans la haute antiquité chinoise, l’existence d’une sorte de religion monothéiste, dont le culte principal aurait été celui d’un Être supérieur aux hommes, personnification du Ciel, adoré sous le nom du Chang-ti «le Suprême souverain». Quelques orientalistes ont vu, dans ce nom ti, une analogie linguistique avec la racine qui sert à désigner la divinité chez les peuples âryens, et même dans quelques autres rameaux de l’espèce humaine. Nous n’avons pas à examiner ici s’il est possible de croire sérieusement à la parenté du mot chinois ti et des mots θεὁς en grec, deus, divus en latin, dieu en français, teotl en aztèque, etc. De nombreuses et savantes disputes ont été engagées sur le caractère monothéiste de la religion des Chinois préconfucéens. Je ne saurais en rendre compte sans entrer dans une foule de détails qui m’entraîneraient trop longtemps en dehors du cadre de cette conférence[103]. Je me bornerai à ajouter que ce monothéisme, tel au moins qu’il résulte des livres publiés par Confucius, se présente à nous de la façon la plus vague, et que le Chang-ti, le prétendu dieu unique des King, sans cesse confondu avec le Ciel impersonnel, ne saurait être en aucune façon assimilé au Jehovah du canon biblique.
Certains passages des livres sacrés des Chinois sont cependant de nature à rehausser l’idée que nous avons pu concevoir de leur doctrine relative à l’existence d’un être supérieur, directeur libre des choses de l’univers, et à quelque chose qui ressemble fort à notre notion de l’immortalité de l’âme. Mais ces passages n’ont pas encore été suffisamment étudiés, et vous comprendrez que, lorsqu’il s’agit de questions de doctrine aussi délicates, il serait imprudent de prononcer un jugement avant d’avoir soumis les textes à toutes les investigations de la critique. «Le Ciel lumineux, dit le Livre sacré des Poésies, a des décrets qui s’accomplissent[104].» Et, ailleurs, le même livre s’exprime ainsi: «Le Ciel observe ce qui se passe ici-bas; il a des décrets tout préparés[105].» Les passages de ce genre ont été longuement discutés par les auteurs chinois; mais leurs commentaires en affaiblissent plutôt qu’ils n’en étendent la portée. Je ne saurais m’y arrêter.
L’idée de l’immortalité de l’âme, et peut-être même celle de la résurrection de la chair ou de la renaissance du corps dans l’empyrée, semblent résulter également de quelques passages fort anciens des King. On lit notamment dans le Livre des Vers: «Wenwang réside en haut: oh! qu’il est lumineux au Ciel[106]», et un peu plus loin, dans la même pièce: «Wenwang est aux côtés du Suprême Souverain[107]». D’ailleurs, le culte des ancêtres, qui tient une place si considérable dans les institutions chinoises, présuppose une sorte de croyance dans la perpétuité de l’individu, et il ne paraît pas se réduire à une simple vénération du souvenir. Ce culte, largement célébré dans le Chi-king, où l’on trouve une série d’hymnes en l’honneur des parents défunts[108], remonte aux temps les plus reculés de la monarchie; car les commentateurs du Koueh-foung voient, dans une des odes de cette section[109], l’éloge de ceux qui ont conservé la coutume de porter trois ans le deuil de leurs parents, coutume déjà tombée en désuétude à cette époque.
Ce qui pourrait contribuer à rehausser l’idée que nous pouvons nous faire des croyances métaphysiques de la Chine antique, c’est la persistance avec laquelle ses anciens codes s’attachent à distinguer le formalisme des sacrifices de l’esprit qui doit les inspirer. A cet égard, le Mémorial des Rites est aussi clair, aussi explicite que possible: «Dans les cérémonies, nous dit le quatrième livre canonique, ce à quoi on attache le plus d’importance, c’est le sens (i) qu’elles renferment. Si l’on supprime le sens, il ne reste que les détails extérieurs, qui sont l’affaire des servants des sacrifices; mais le sens est difficile à comprendre[110].»
Aux époques primordiales de l’histoire de Chine, nous trouvons déjà les sacrifices en grand honneur, et celui que l’on offrait au Ciel, accompli par l’empereur en personne. Ces sacrifices, comme l’a fort bien remarqué Pauthier[111], différaient profondément de ceux que nous voyons pratiquer dans les autres cultes: c’étaient des témoignages de reconnaissance et de respect, et non des actes expiatoires pour obtenir des faveurs exceptionnelles ou des changements aux lois régulières de la nature.
Quel que soit, en somme, le caractère précis de la religion primitive de la Chine, nous pouvons constater qu’elle s’est traduite, du moins dans la pratique, par une organisation patriarcale de la société et de la famille. L’expression fondamentale de la morale religieuse des Chinois—et leur religion n’a guère été autre chose qu’une morale religieuse—est incontestablement le hiao, mot que les orientalistes traduisent d’ordinaire par «piété filiale», mais dont le sens est beaucoup plus large, plus étendu que celui des mots par lesquels nous le rendons en français. Le hiao résume les devoirs sociaux entre l’empereur et ses sujets, entre les divers rameaux de la famille, entre les différents membres de la société. Ces devoirs ont pour point de départ ou pour fin l’autorité paternelle, autorité absolue et indiscutable, qu’elle s’attache à la personne du prince, père du peuple, ou qu’elle s’applique à celle du chef de famille, père et tuteur né de tous les individus qui la composent. De même que la majesté de l’empereur est inviolable et ne saurait être appelée à un tribunal quelconque par ses sujets qui sont ses enfants, de même le père de famille n’est justiciable d’aucune autorité judiciaire, lorsqu’il est accusé par ses fils. Au contraire, le parricide, les mauvais traitements, les injures qu’on fait subir à son père, sont punis par les peines les plus effroyables: le fils criminel envers l’auteur de ses jours est taillé en pièces et brûlé; sa demeure est rasée[112].
La loi, malgré la constitution despotique de la Chine, est plus exigeante encore pour l’accomplissement des devoirs envers les parents qu’envers l’empereur lui-même. Tout fils soumis à ses père et mère doit cacher leurs fautes et s’abstenir de les blesser par des réprimandes ou des observations inopportunes. Tout sujet soumis à son prince ne doit ni craindre de l’offenser par les remontrances que suggère le bien public, ni cacher les fautes qu’il lui voit commettre[113].
Maître absolu de ses enfants, le chef de famille est également maître absolu de son épouse. Ce serait cependant une exagération regrettable de dire que la femme, dans l’antiquité chinoise, ait été esclave. La femme intelligente y est, au contraire, l’objet d’une grande estime: les liens du mariage y sont sacrés, inviolables. Le Livre canonique des Chants populaires, à part un très petit nombre de pièces dont la tournure est un peu lascive, respire un parfum de vertu conjugale qui s’accorde mal avec ce qu’on a dit de la polygamie des anciens Chinois. Il est certain que la pluralité des femmes était permise dès les temps des premières dynasties, mais il est aussi positif que la fidélité, le bonheur des époux monogames, la perpétuité des liens contractés pour une durée qui dépasse même la vie terrestre, étaient hautement vantés en Chine, bien des siècles avant Confucius. «L’union des époux, dit le Livre sacré des Rites, une fois accomplie, jusqu’à la mort il n’est plus permis d’y rien changer[114].» Un vieux chant sacré du royaume du Tching[115] exprime les sentiments d’un homme qui se montre heureux de vivre avec sa seule épouse et indifférent aux charmes des beautés qui rivalisent autour de lui par le luxe de leur éclatante toilette[116]. Un autre chant nous représente une femme séparée de son mari pour le service du roi, ne rêvant plus qu’au moment d’être réunie à lui dans la tombe[117].
Les Chinois attachent un si grand prix à la perpétuité des liens du mariage qu’ils font un objet de vénération des veuves qui ne consentent point à se remarier. La coutume de décerner à ces femmes des honneurs publics existe en Chine depuis des temps bien antérieurs à Confucius. Leurs vertus sont célébrées dans les hymnes sacrées[118]; on érige, au nom de l’empereur, des tablettes de marbre blanc pour perpétuer leur souvenir. Je dois avouer que, du côté de l’homme, la conservation de la fidélité conjugale et la perpétuité de ses liens n’ont pas préoccupé au même degré les philosophes chinois. L’infériorité de condition de la femme n’est évidemment pas contestable dans la morale écrite; elle l’est beaucoup moins encore dans la vie quotidienne. «Les femmes, dit le P. Lacharme, s’occupaient à coudre les vêtements. Le troisième mois après la célébration de leurs noces, elles se rendaient à la salle consacrée à la mémoire des ancêtres de leur mari, et, après cette visite seulement, elles prenaient la direction de leur ménage[119]».
Le respect professé par la morale chinoise pour le père de famille devait entraîner nécessairement, comme conséquence, le culte des aïeux. Ce culte, profondément enraciné dans le cœur des Chinois, est peut-être l’institution qui a le mieux résisté à toutes les vicissitudes des siècles de démoralisation et de décadence. Il est encore pratiqué avec le plus grand zèle, non-seulement au Céleste-Empire, mais encore dans les pays voisins, qui ont subi l’influence civilisatrice de la Chine. Les souverains se sont d’ailleurs attachés de tout temps à donner, à cet égard, un exemple édifiant à leurs sujets, et ils ont toujours professé le plus profond respect pour les hommes avancés en âge. «Dans le festin en l’honneur des vieillards, qui se donnait au Grand-Collège, dit le Livre sacré des Rites, l’empereur retroussait ses manches et découpait les viandes; il prenait les assaisonnements et il en offrait; il prenait la coupe et donnait à boire».[120]
Je ne puis m’étendre davantage sur le sujet si intéressant que je n’ai fait qu’effleurer ici. Il ne me reste plus que quelques instants; je les emploierai à expliquer comment, dans une monarchie despotique comme l’a toujours été la Chine, les préceptes de la morale antique ont su atténuer la rigueur de l’autocratie souveraine, assurer d’importantes prérogatives aux hommes de science, et donner, en somme, aux lettrés de l’empire une certaine liberté pour la critique des actes du Fils du Ciel et de son gouvernement.
Si l’on étudie la philosophie de Confucius, sans tenir compte du milieu où elle s’est produite et de l’application pratique qu’elle devait avoir dans ce milieu, on est d’abord porté à n’y voir qu’un tissu de lieux communs, et rien de ce qui rehausse les grandes doctrines de la Grèce et de l’Inde. Confucius n’a jamais été métaphysicien, rêveur, ni poète: il n’avait en vue que des résultats immédiats, et, parmi ces résultats, il n’en trouvait pas qui lui parussent plus nécessaires que d’assurer la concorde entre le prince et ses sujets. Il fallait modérer l’exercice de l’omnipotence impériale, habituer le peuple à souffrir le joug, et lui donner, sinon la possession de ses droits civiques, du moins le bonheur de la famille, le bonheur domestique. A ce point de vue, on peut dire qu’il a grandement réussi, qu’il a accompli une œuvre aussi digne d’éloges que digne de mémoire. En lisant les chroniques des «saints empereurs» Yao, Chun et Yu, on serait tenté de croire que la vertu la plus parfaite était la seule loi qui guidât les princes dans la Chine antique. Mais nous ne pouvons douter que cette vertu impériale, si vantée par les historiens chinois, appartienne bien plus à la légende qu’à la froide réalité. D’ailleurs, à côté de ces souverains exemplaires, les annales indigènes nous citent des empereurs qui ont abusé de la façon la plus cruelle, la plus dévergondée, de tous les privilèges de la suprême autocratie; et, à l’époque où parut le célèbre philosophe de Lou,—cette époque-là ne saurait être contestée comme historique,—la Chine était en pleine démoralisation, en pleine désorganisation sociale. Le grand art de Confucius fut de faire accueillir par les maîtres de l’état l’idée que la vertu était une qualité enviable pour un souverain; qu’un souverain était bien autrement grand quand il savait mettre un frein à l’exercice de sa toute-puissance, que lorsqu’il montrait au monde la satisfaction effrénée de sa volonté et de ses caprices. Il ressuscita, s’il n’inventa point complètement, le spectacle d’un empire gouverné par des princes jaloux du bien-être de leur peuple. Il montra la souveraineté comme une lourde charge imposée par le ciel, que le plus noble dévouement permettait seul d’accepter. Il sut faire accepter les Rites comme la base sur laquelle devait reposer l’édifice de la monarchie, et sans lequel cet édifice était inévitablement condamné à s’écrouler à courte échéance. Voltaire a dit de lui: