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La civilisation japonaise: conférences faites à l'école spéciale des langues orientales

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De la seule raison salutaire interprète,
Sans éblouir le monde, éclairant les esprits,
Il ne parla qu’en sage, et jamais en prophète;
Cependant on le crut, et même en son pays.

On le crut en effet, et vingt-cinq siècles après lui n’ont cessé de le croire et de le respecter. Les souverains n’ont pas toujours suivi ses enseignements; mais, quand ils s’en sont éloignés, l’exercice de leur autorité est bientôt devenu impraticable; ils n’ont pas été brisés par la force brutale: ils se sont anéantis par la force d’une morale puissante et traditionnelle.

Le respect social, autre forme de ce que Confucius appelait le hiao «piété filiale», est devenu, grâce à ce grand moraliste, le fondement de la civilisation chinoise. Le respect, c’est vis-à-vis de la raison, c’est vis-à-vis des interprètes de la raison, qu’il doit se manifester. Les rites chinois ont voulu que tout citoyen, depuis l’empereur jusqu’au dernier des plébéiens, s’inclinât devant le sage, devant l’instituteur de la philosophie et de la science. «Le prince qui fait ses études, dit le Li-ki, éprouve de la difficulté à respecter son précepteur (parce qu’il est habitué à traiter tout le monde comme ses sujets). Cependant le respect pour son maître n’est qu’un hommage à la vertu; et, en rendant hommage à la vertu, on fait que le peuple apprend à avoir de la considération pour les études. Aussi y a-t-il deux circonstances où un souverain ne traite pas ses sujets comme des sujets: la première, lorsque quelqu’un représente la personne d’un aïeul défunt; la seconde, lorsqu’une personne remplit les fonctions de précepteur[121]

Les hommes de science, c’est-à-dire les hommes qui ont approfondi la philosophie et la morale antique, jouissent de la sorte, en Chine, des plus précieuses prérogatives. Dans un pays essentiellement égalitaire, où il n’existe aucune noblesse féodale, où les lettrés sont les nobles[122], les grades universitaires servent seuls à constituer une caste supérieure et privilégiée. Le modeste titre de bachelier suffit pour modifier la situation d’un inculpé cité à la barre d’un tribunal, vis-à-vis du magistrat appelé à le juger.

Les prérogatives des lettrés se manifestent surtout dans plusieurs grandes institutions dont je ne puis dire que quelques mots en ce moment. Les fonctions d’historiographe officiel de l’empire, qui furent en quelque sorte des fonctions héréditaires, depuis la dynastie des Tsin jusqu’à celle des Soung[123], donnèrent aux lettrés qui en furent successivement investis le droit d’écrire avec une certaine liberté de critique les annales des princes qui régnaient à leur époque. J’ai résumé dans une autre enceinte[124] les principaux traits de l’histoire de cette institution, qui donne aux annales de la Chine un caractère de véracité et d’indépendance difficile à trouver ailleurs. J’ai cité l’histoire de cet historiographe qui, invité par l’empereur à se taire au sujet d’un des actes de son règne, se borna à répondre à l’autocrate que, non seulement il lui était impossible de passer sous silence ce qu’il désirait cacher à la postérité, mais que son devoir lui imposait encore de rapporter l’injonction de l’empereur d’avoir à se taire en cette circonstance.

Il ne suffisait pas cependant qu’il y eût un fonctionnaire chargé de faire connaître aux âges futurs les vertus et les défauts du prince, il fallait encore qu’un magistrat placé près de la personne de l’empereur fût chargé de lui adresser des représentations, lorsqu’il jugerait que le souverain s’était écarté de la droite ligne. Ainsi fut créée la haute dignité de Censeur Impérial. Le censeur avait le droit d’accuser publiquement l’empereur de manquer à ses devoirs; et, lorsque celui-ci abandonnait la sainte doctrine des sages rois de l’antiquité, il avait sans cesse présente à la mémoire, pour la lui répéter, cette parole du Livre sacré des Poésies: «Empereur, ne sois point la honte de tes aïeux[125]!» Il est bien évident que, dans la longue durée de cette institution, plus d’un censeur se fit le plat courtisan du maître; mais il est juste de dire aussi que plus d’un n’hésita pas à accomplir son devoir au péril de sa vie. Un censeur, persuadé du sort qui l’attendait, un jour qu’il avait à faire à l’empereur des représentations contrairement à sa volonté, fit conduire son cercueil à la porte du palais où il allait s’acquitter de sa charge.[126] Un autre, torturé, écrivit avec son sang ce qu’il n’avait plus la force d’exprimer à haute voix. La tyrannie éphémère a pu les condamner parfois au dernier supplice: elle a été impuissante à arracher de l’esprit chinois le droit qui leur appartient de blâmer au besoin les actes du souverain et de faire appeler devant leur tribunal les princes et les prolétaires devenus égaux, du moment où les uns ou les autres sont tombés sous le coup de leurs accusations.

En somme, sous le despotisme chinois, les disciples et successeurs de Confucius ont proclamé hautement et fait accepter par tous, comme principe fondamental de la politique, des formules qu’on croirait émanées de la démocratie moderne: «Le Fils du Ciel est établi pour le bien et dans l’intérêt de l’empire, et non l’empire, pour le bien et dans l’intérêt du souverain[127].» Le droit à l’insurrection est même énoncé clairement dans un passage du livre de Mencius[128].

On doit assurément flétrir le despotisme des empereurs de Chine comme tous les autres despotismes; mais il serait injuste de croire qu’il est plus barbare que ne l’a été l’autocratie d’une foule de souverains européens. Il faut même ajouter, à l’honneur de la civilisation chinoise, que la morale publique, la morale écrite, je pourrais dire la morale officielle, condamne ses abus et ses excès, avec une énergie et une persistance dignes à plus d’un égard de notre respect et de notre admiration.

VI

LES GRANDES ÉPOQUES

DE L’HISTOIRE DE CHINE

DEPUIS LE SIÈCLE DE CONFUCIUS

JUSQU’A LA RESTAURATION DES LETTRES

SOUS LES HAN

LE siècle de Confucius fut un des grands siècles de l’histoire morale et intellectuelle de l’humanité. Il vit paraître en Chine le philosophe Laotsze, dans l’Inde le bouddha Çâkya-Mouni, à peu près en même temps que Zoroastre allait chercher dans des pays inconnus les préceptes d’une foi nouvelle, et Pythagore, en Égypte, l’initiation, à la suite de laquelle il fonda la célèbre École Italique.

Je ne vous présente point ces synchronismes dans le but d’en tirer la conclusion que tous ces célèbres instituteurs ont puisé leurs idées à une source commune. Si, avec quelque apparence de vérité, on a pu énoncer l’hypothèse que Laotsze avait tiré sa doctrine du même courant philosophique où Çakya-Mouni avait trouvé l’inspiration première de la sienne[129], c’est sans raison qu’on a dit que Confucius avait pu profiter des enseignements de la Grèce et s’approprier les théories de Pythagore et les préceptes du prophète Ezéchiel[130]. L’histoire de la vie du philosophe chinois et l’itinéraire de ses voyages, qui ne l’ont jamais porté en dehors des frontières de la Chine, sont trop bien connus pour qu’on soit en droit de supposer qu’il ait jamais rien su des opinions morales et politiques cultivées chez les peuples étrangers. Son œuvre ne lui est pas exclusivement personnelle, bien loin de là; mais tous ses emprunts, il les a faits aux vieilles traditions de son pays. De sorte qu’on peut affirmer sans crainte que son œuvre est essentiellement chinoise. C’est ce qui fait, sans doute, qu’elle a survêcu à vingt siècles de révolutions, dans un des plus vastes empires qu’ait connus l’histoire, et est restée, de nos jours encore, debout et florissante au milieu du groupe ethnographique le plus dense, le plus populeux qui se soit conservé sur la surface du globe.

Confucius, c’est la Chine ancienne et moderne personnifiée dans un seul homme. Cet homme n’a certainement pas été le génie le plus original, le penseur le plus profond, le philosophe le plus pénétrant, le narrateur le plus aimable qu’ait enfanté l’immense région où coule le fleuve Jaune. Loin de là; son génie ne s’assimila qu’avec peine celui qui avait plané sur l’empire aux mémorables époques antérieures à la dynastie des Tcheou (1134 avant notre ère); sa pensée ne sut point s’élever au-dessus du domaine du bon sens le plus vulgaire; sa philosophie ne s’engagea, pour ainsi dire, jamais dans les régions périlleuses de la métaphysique, et ne se préoccupa guère plus de la physique; ses connaissances, en somme, furent des plus modestes, et sa faible imagination ne lui permit qu’après de pénibles efforts de comprendre quelque chose à la musique, sans qu’il lui fût jamais donné d’atteindre à la hauteur de la poésie. Ce serait à tort qu’on appellerait Confucius philosophe, si l’on entendait donner à ce mot une signification supérieure à celle que fournit son étymologie. Il fut un sage, un moraliste, tant soit peu un économiste; en tenant compte de l’époque où il vécut, c’est assez dire pour sa gloire, et je ne vois pas l’avantage de lui attribuer des qualités qu’il n’eut point, et dont l’énonciation enthousiaste, par la bouche de maint historien, n’a eu pour effet que de fausser l’histoire et de dénaturer le caractère d’une œuvre toute de paix et d’éducation publique.

Tout autre fut Laotsze, son contemporain[131]. Laotsze ne nous est connu que par un ouvrage mutilé, fort obscur, en certains endroits inintelligible. Cet ouvrage, intitulé Tao-teh-king «Le livre de la Voie et de la Vertu»[132], n’en a pas moins suffi pour assurer à son auteur une célébrité exceptionnelle, et pour donner naissance à une secte nombreuse, à certaines époques omnipotente, et au sein de laquelle se sont élevés, d’âge en âge, des philosophes d’une incontestable valeur.

Les difficultés inhérentes au texte du Tao-teh-king sont telles que, sur bien des points essentiels, il n’est pas possible de savoir au juste à quoi s’en tenir au sujet des idées de Laotsze; mais on peut en comprendre suffisamment pour entrevoir au moins les traits caractéristiques de sa doctrine.

Confucius croyait à la perfection dans la nature et dans l’homme: il admettait qu’en se conformant à la nature, l’homme pouvait être heureux. L’idée de la perfection originelle de l’homme, profondément enracinée dans son esprit, est l’objet d’une maxime enseignée dans toutes les écoles où l’on garde religieusement le culte de sa mémoire: «La nature de l’homme est bonne en principe» (Jin-seng pen chen).

Au contraire, Laotsze, comme le bouddha Çâkya-Mouni, n’a pas foi dans la destinée de l’homme, dont il considère l’activité comme un suprême malheur. A l’inverse du philosophe Fichte, il enseigne que la suprême vertu consiste dans le «non-agir». C’est en se soumettant au principe de l’inaction qu’on se conforme à la Loi éternelle (tchang tao). L’individu n’est rien qu’un instrument de cette loi qui est la Fatalité absolue; et, comme la raison de cette fatalité est incompréhensible pour l’homme, son devoir est de ne rien faire, car toute action, toute pensée même, est inutile, partant nuisible et coupable, puisqu’elle ne peut s’associer à la Voie Suprême dans laquelle est entraîné, inconscient, l’univers tout entier. C’est quand l’homme est arrivé à ne plus être distinct de la Loi Eternelle par l’annihilation de son individualité qu’il atteint la suprême perfection, laquelle consiste à se confondre lui-même dans cette Loi Eternelle, qui ressemble étonnamment à ce que les bouddhistes appellent le nirvâna.

Confucius, voyant la décadence des mœurs de son pays,—et la corruption dont la cour des Tcheou donnait le fatal exemple au peuple chinois,—se crut prédestiné au rôle de réformateur. Il parcourut plusieurs parties de l’empire pour étudier les mœurs et les besoins des populations; puis, comme il trouva nécessaire de baser ses enseignements sur une autorité non encore complètement oubliée des masses, il s’attacha à rechercher les préceptes écrits de la morale antique, et les rites que les anciens rois avaient adoptés pour faciliter l’application de ces préceptes. A la mort de sa mère, il voulut accomplir, de point en point, les cérémonies que la sagesse des premiers rois avait prescrites pour les funérailles. Le spectacle solennel de ces cérémonies, oubliées depuis longtemps, impressionna à un haut degré les Chinois qui, depuis lors jusqu’à notre époque, ne cessèrent plus de s’y conformer de la façon la plus rigoureuse.

La vie austère du grand moraliste appela sur lui l’attention de plusieurs des princes qui régnaient alors sur diverses parties de la Chine. Appelé à leur cour, il y fut accueilli avec les plus grands honneurs, et reçut des charges qu’il accepta parfois dans l’espoir de profiter de son autorité pour réformer les abus. Mais, le plus souvent, ces princes, tout en lui témoignant la plus haute estime, continuèrent à vivre dans le luxe et la débauche. La rigidité de sa doctrine le mit souvent en butte à la persécution, et peu s’en fallut qu’il ne fût mis à mort, en châtiment de l’indépendance des représentations qu’il ne craignait pas d’adresser aux rois et aux grands.

Dégoûté de la vie publique, à l’âge de soixante-huit ans, il rentra dans le royaume de Lou, sa patrie, et se livra dès lors sans relâche à la révision des Livres Canoniques de la Chine antique, dont il avait recueilli des fragments dans ses voyages, et surtout dans les archives de la grande bibliothèque impériale des Tcheou. A ses derniers moments, il confia ces livres canoniques à ses disciples qui les transmirent à la postérité sous le nom de King.

L’existence de Laotsze nous est dépeinte sous des couleurs qui contrastent, de la façon la plus tranchée avec celle de Confucius. Loin d’aller au-devant des masses, de rechercher leur confiance, d’ambitionner une popularité, quelque légitime qu’elle ait pu être, Laotsze cherche à vivre dans l’isolement, ne s’entoure point de disciples, ne reçoit qu’avec regret les visiteurs qui viennent lui demander des leçons, et se montre toujours indifférent à l’opinion du monde. Lorsqu’un jour Confucius se décide à l’aller voir dans sa retraite, il le reçoit froidement, lui reproche l’orgueil qu’il fonde sur la foule des admirateurs dont il se laisse entourer, et le congédie après n’avoir donné à ses questions que des réponses brèves et évasives.

Confucius et Laotsze n’en ont pas moins été les deux plus grands instituteurs de la Chine, et leur doctrine n’a jamais cessé d’y compter de nombreux sectateurs, même depuis l’époque où la foi du bouddha Çâkya-Mouni est devenue la religion officielle de l’Empire. Il est juste de reconnaître, cependant, que la morale essentiellement pratique de Confucius y a implanté plus profondément ses racines que la philosophie abstraite de Laotsze. Confucius, en fondant ses enseignements sur les antiques doctrines des premières dynasties, répondait aux besoins de la nation chinoise, jalouse de trouver dans le passé la raison d’être de son autonomie nationale. Les Fils du Ciel eux-mêmes avaient tout intérêt à s’appuyer sur les principes de son École, pour consolider leur autorité suprême. Il fallait un homme aussi audacieux que le fut Tsin-chi Hoang-ti, ce génie puissant et orgueilleux de la révolution chinoise au IIIe siècle avant notre ère, ce célèbre persécuteur des lettrés et ce constructeur de la Grande-Muraille, pour répudier les enseignements de Confucius et leur préférer, non point la philosophie de Tao-teh-king, comme on l’a trop souvent répété, mais les pratiques extravagantes et désordonnées de la congrégation des Taosse. Les tao-sse se donnent comme les disciples de Laotsze; mais rien n’est aussi contraire à la pensée de ce grand maître que leur culte, dans lequel se sont infiltrées toutes les pratiques de la plus grossière idolâtrie, alliée à l’exercice de la magie et de la sorcellerie. La faveur dont ils furent l’objet, sous le règne de Tsinchi Hoangti, vint de ce que le prince, dont le nom signifie le Souverain suprême premier de sa race, voulait, à tout prix, effacer les souvenirs des âges qui l’avaient précédé; ce qui l’obligeait à proscrire la lecture des livres de Confucius, où ces âges étaient exaltés, glorifiés. Les Tao sse eurent encore quelques jours de faveur, sous la dynastie de Tang (618 à 906 de notre ère), grâce à la supercherie au moyen de laquelle ils persuadèrent à l’empereur qu’il descendait du philosophe Laotsze. Mais, sous la dynastie mongole, ils se virent persécutés, poursuivis, et leurs livres condamnés à la destruction. Depuis lors, ils ont pu reconquérir une certaine somme de liberté, mais ils n’ont jamais cessé d’être surveillés par le gouvernement chinois, qui a tenu à les isoler, autant que possible, dans les enceintes étroites de leurs monastères et de leurs couvents[133].

Laotsze, s’il n’a pas eu de disciples durant sa vie, n’en a pas moins fondé, en dehors du tao-sséisme vulgaire et grossier, une école philosophique où se sont distingués des penseurs et des écrivains remarquables à plus d’un titre. Il n’entre pas dans le cadre exigu de cette conférence, d’énumérer même les noms les plus distingués de cette école. Je me bornerai à citer les deux plus anciens, qui sont d’ailleurs les plus célèbres.

Lieh Yu-keou, communément appelé Lieh-tsze, est un des plus fameux philosophes de l’école de Laotsze. Il vivait au IVe siècle avant notre ère; on lui doit un livre intitulé Tchoung-yu tchin king, qui n’a encore été l’objet d’aucune traduction, d’aucune notice analytique.

A la même époque parut le célèbre Tchouang-tsze, qui composa un ouvrage intitulé Nan hoa king «le Livre sacré de la Fleur du Sud».[134] En tête de cet ouvrage, se trouve un chapitre intitulé Siao-yao-yeou, que l’on considère comme une des productions les plus remarquables et les plus singulières de cette branche de la littérature chinoise[135].

Ce n’est qu’à une époque plus moderne, et à la suite de la grande révolution opérée par Tsinchi Hoangti, que l’on rencontre, dans les ouvrages de cette secte, des dissertations sur les sciences occultes, la magie, les divinités célestes et infernales, le breuvage de l’immortalité, etc.

La philosophie de Confucius, si elle ne décèle pas une somme de spéculation intellectuelle égale à celle qui a donné naissance à l’œuvre de Laotsze et de quelques-uns de ses successeurs, a eu du moins l’avantage de ne jamais provoquer le dévergondage qui s’est maintes fois donné libre carrière dans les productions des auteurs taosseistes. Le bon sens, qui fut le guide fidèle du grand moraliste de Lou, fut aussi l’inspirateur des écrits de son école. Un de ses plus illustres représentants, Meng-tsze, connu des Européens sous le nom latinisé de «Mencius», et contemporain des philosophes taosseistes, Liehtsze et Tchouangtsze, consigna ses idées relatives à l’organisation sociale et à l’économie politique dans un livre qui, par son ancienneté et sa valeur, a mérité d’être compté parmi les Quatre livres classiques des Chinois (Sse chou). Mencius avait été disciple de Tsze-sse, lui-même disciple et petit-fils de Confucius, et auteur du Tchoung-young, second des Quatre livres que je viens de mentionner. Mengtsze croit que l’homme est bon par nature; mais que, doué du libre arbitre, il a besoin d’être dirigé pour ne pas corrompre les qualités qui, dès sa naissance, existent en lui à l’état rudimentaire.

A l’époque où se produisit le grand mouvement intellectuel auquel s’attachent les noms de Confucius et de Laotsze, la Chine, dont l’étendue était beaucoup plus restreinte qu’elle ne l’est aujourd’hui, se trouvait morcellée en plusieurs petits états, au milieu desquels était enclavé le maigre empire suzerain des Tcheou. L’insuffisance des derniers princes de cette dynastie, la corruption qui régnait à leur cour, resserraient sans cesse les étroites frontières de cet empire. A l’époque d’Alexandre le Grand (312 av. notre ère), il ne s’étendait pas, du côté du nord, au delà des rives du fleuve Jaune, et n’atteignait déjà plus, du côté du sud, celles du Kiang.

Tandis que l’empire des Tcheou, rongé par toutes les débauches et toutes les dépravations, allait s’amoindrissant de jour en jour, les états feudataires relevant de cet empire devenaient de moins en moins nombreux, à l’avantage de celui de Tsin qui dominait déjà sur un cinquième de la Chine. Nan-wang, souverain des Tcheou, comprenant enfin les projets ambitieux de Siang-wang, roi de Tsin, ordonna à tous les princes qu’il considérait comme ses vassaux, de prendre les armes contre ce puissant ennemi. Mais bientôt, saisi lui-même de terreur, il alla se constituer prisonnier de son rival qu’il reconnut pour son maître, après lui avoir cédé les trente-six dernières villes qui étaient restées en son pouvoir. Ainsi finit la dynastie des Tcheou, l’an 256 avant notre ère.

Nous ne nous occuperons pas ici du règne éphémère des rois de Tsin que l’histoire place en tête de la dynastie de ce nom, et nous arriverons de suite à l’époque mémorable de Tsin-chi Hoang-ti, qui fut en réalité le premier empereur de cette dynastie, et même le prince qui la résume tout entière. Ce puissant génie, que quelques auteurs ont comparé à Napoléon Ier et qui sut élever pour la première fois la Chine à la hauteur d’un grand et puissant empire autonome, voulait, dans son orgueil, que l’histoire commençât avec lui, que ses successeurs ne portassent plus pour nom qu’un numéro d’ordre d’une série unique dont il aurait occupé la tête, et qu’en conséquence tout le passé fût enseveli dans un éternel oubli. C’est en partant de ces idées qu’il décréta l’incendie des livres sacrés recueillis par Confucius et par ses disciples, ainsi que tous les ouvrages historiques qui étaient alors dans l’empire. Ses persécutions contre les lettrés lui valurent la haine implacable de presque tous les hommes qui, depuis son époque, se livrèrent en Chine à la culture des lettres. L’histoire de ce prince a sans doute été, de la sorte, profondément altérée; et il paraît évident que, si ses crimes ont été soigneusement enregistrés, la haine et une certaine somme de calomnie se sont efforcées d’amoindrir la mémoire de ses hautes capacités politiques et militaires. Les annalistes chinois vont jusqu’à prétendre qu’il n’appartenait pas à la race des princes de Tsin. Un riche marchand du pays de Tchao aurait conçu l’ambitieux projet de faire monter au trône un enfant de son sang, et, dans ce but, se serait procuré une esclave d’une extrême beauté qu’il aurait fait accepter pour épouse à I-jin, héritier du prince de Tsin, après l’avoir fait séjourner quelques jours sur sa couche.

Ce récit paraît d’autant plus apocryphe que la mère de Tsinchi Hoangti, au dire des mêmes chroniqueurs, ne lui donna le jour qu’après une grossesse de douze mois. Quoiqu’il en soit, ce prince sut conquérir, tant par la force de ses armes que par ses stratagèmes et ceux de son fameux ministre Li-sse, les sept états féodaux qui se partageaient alors la Chine. Devenu seul maître de tout l’empire, il s’arrogea le titre de Hoang-ti «le suprême Empereur», qu’aucun prince n’avait osé s’attribuer avant lui, et se fit redouter au-delà de ses frontières, au nord-ouest par les Hioung-nou qu’un de ses généraux se chargea de tailler en pièces, au sud-est par des victoires qui lui assurèrent la domination des pays barbares où sont situées aujourd’hui les provinces du Kouangtoung et du Kouangsi.

Le succès éclatant de ses armes, la grandeur de son empire, le luxe de sa cour où il avait réuni les trésors enlevés aux palais des princes qu’il avait dépossédés, l’obéissance servile qu’il était sûr de rencontrer sur son passage, tout était fait pour exalter son orgueil et le confirmer dans la pensée que jamais la Chine n’avait eu un souverain digne de lui être comparé. Quelques lettrés cependant ne craignirent pas de provoquer, à plusieurs reprises, sa colère en lui faisant des représentations et des remontrances de nature à rabaisser la haute idée qu’il avait conçue de ses mérites et de ses perfections. Les châtiments terribles qui furent presque toujours la suite de ces actes d’audacieuse indépendance ne découragèrent pas les lettrés qui persévéraient avec une constance infatigable dans la voie où ils s’étaient engagés. Ces remontrances sans cesse renouvelées finirent par exaspérer à un tel degré le puissant monarque, qu’à la suite d’un grand banquet offert, à l’instar des fondateurs des premières dynasties, aux grands de sa cour et à soixante lettrés de premier ordre, il décréta, sur la proposition de son ministre Lisse, l’incendie de tous les livres sacrés et historiques qui pouvaient exister dans son empire, et des punitions sévères pour ceux qui chercheraient à les sauver de l’anéantissement (en 213 av. n. è.). Et, pour que les lettrés que cet édit exaspérait n’eussent pas le temps de susciter des troubles, il ordonna, peu après, que tous les mécontents et ceux qu’on pouvait supposer tels fussent employés à la construction de la grande muraille qu’il fit élever au nord de ses états pour mettre obstacle aux invasions des Tartares. Trois cent mille hommes, sous les ordres du général Mong-tien, furent chargés de surveiller ceux qui avaient été envoyés pour travailler à cette construction et pour châtier, au besoin, toute tentative d’indiscipline et de révolte qu’on pourrait provoquer parmi eux. Quelque temps auparavant, les lettrés de la capitale, appelés à donner leur opinion sur l’idée de Lisse s’étant trouvés d’accord pour la blâmer énergiquement, furent déclarés coupables du crime de lèse-majesté: quatre cent soixante d’entre eux furent condamnés à être enterrés vifs, et on n’en trouva pas un seul qui, au moment du supplice, consentît à racheter sa vie au prix d’une déclaration contraire à celle qu’il avait faite aux émissaires du puissant ministre.

On a considérablement exagéré les conséquences du décret de Chi Hoangti qui ordonnait la destruction par le feu de certains livres de l’antiquité chinoise. Ce décret ne pouvait aboutir au résultat qu’avait fait espérer à l’autocrate chinois le ministre Lisse; et, parmi les livres qui furent brûlés, les ouvrages de Confucius, qu’on avait surtout l’intention d’anéantir, se sont à peu près tous retrouvés après la mort du tyran, qui eut lieu d’ailleurs trois années après la promulgation de l’édit incendiaire. Ainsi que l’a fait justement remarquer un écrivain de l’époque des Soung nommé Tching Kiah-tsaï, ce ne sont pas les Tsin qui ont anéanti les anciens livres disparus dans la proportion de 98 à 99 sur 100: ce sont les lettrés eux-mêmes qui les ont perdus!

A la mort de Tsinchi Hoangti, toutes les femmes de ce prince qui ne lui avaient pas donné d’enfant furent condamnées à le suivre dans la tombe, ainsi qu’un grand nombre de guerriers qui furent enterrés vifs à ses côtés. Les intrigues d’un eunuque du palais, nommé Tchao-kao, firent monter sur le trône le second fils du monarque, au détriment de son fils aîné qu’il avait envoyé en exil pour s’être permis quelques représentations au sujet de sa manière despotique de gouverner le peuple. Ce jeune prince qui prit, suivant la volonté qu’avait exprimée son père, le nom de Œll-chi Hoang-ti «le suprême empereur nº 2», passa dans la débauche les trois années de son règne, durant lequel l’empire commença à se démembrer de tous côtés. L’eunuque Tchaokao, redoutant que le ministre Li-sse fût un obstacle à ses desseins ambitieux, le dénonça au jeune prince comme coupable de haute trahison. L’empereur chargea l’eunuque de le juger lui-même et de le condamner: la sentence ne se fit pas attendre, et le fameux conseiller de Chi Hoangti fut coupé en morceaux sur la place publique. Peu de temps après, l’eunuque Tchao-kao donnait la mort à l’empereur, qui lui demandait en vain grâce de la vie et une petite seigneurie, en échange de l’empire dont il lui abandonnait la souveraineté. L’eunuque appela sur le trône le frère aîné de l’empereur qu’il avait dépossédé lui-même quelques années auparavant. Le nouveau souverain, persuadé du sort qui l’attendait, s’il ne parvenait pas à se défaire du tout-puissant eunuque que son prédécesseur avait élevé à la dignité du premier ministre, réussit à l’assassiner par ruse au moment où celui-ci lui faisait les salutations d’usage. Après quarante-cinq jours de règne, apprenant que deux armées des rebelles s’avançaient à grands pas vers sa capitale, il descendit volontairement du trône, et remit les insignes de la souveraineté impériale entre les mains de Licou-pang, fondateur de la nouvelle dynastie des Han. Sur ces entrefaites, un autre chef de révoltés détruisit le palais, entra dans la capitale des Tsin, tua l’empereur de sa propre main, fit mettre à mort tous les membres de sa famille, et ne se retira qu’après avoir fouillé les tombeaux de ses prédécesseurs et jeté leurs cendres au vent.

Ainsi s’éteignit la courte et étonnante dynastie des Tsin, qui avait occupé le trône impérial de Chine pendant quarante-neuf ans (de 255 à 206 av. n. è.).

La grande dynastie des Han, qui dura 470 années (de 206 av. n. è. à 264 apr. n. è.), eut comme je l’ai dit, pour fondateur, un soldat heureux nommé Lieou-pang, qui figure dans la liste des empereurs de la Chine sous le nom de Kao-hoang-ti «le grand Empereur suprême». Sous son successeur, Hoeï-ti (de 194 à 188 av. n. è.), le décret contre la conservation des anciens livres fut révoqué. On s’occupa aussitôt à rechercher les manuscrits qui avaient pu échapper aux prescriptions incendiaires du ministre Li-sse, et tous les lettrés se livrèrent avec une ardeur infatigable à cette grande œuvre de restauration que la nouvelle dynastie considérait comme une des gloires les plus solides qu’il lui était réservé d’obtenir aux yeux de la postérité.

La restauration des lettres, sous la dynastie des Han, fut définitivement accomplie par le quatrième souverain qui mérita, à ce titre, le nom de Wen-ti, «L’Empereur de la littérature». Sous son règne, on inventa le papier, l’encre et les pinceaux à écrire, et on renonça à l’usage des tablettes de bambou sur lesquelles on avait jusqu’alors l’habitude de graver les caractères.[136] Ce prince réduisit en outre de moitié les impôts, et fit refleurir l’agriculture qui avait été ruinée pendant les guerres incessantes de la dynastie des Tsin. Bientôt après on rouvrit les écoles, et la doctrine de Confucius fut de nouveau l’objet d’un enseignement public. Quatre siècles et demi plus tard les premiers livres de la doctrine du grand moraliste de Lou étaient apportés pour la première fois au Japon, où une fête fut instituée en son honneur par ordre du mikado, l’an 701 de notre ère.

VII

LA LITTÉRATURE CHINOISE

AU JAPON

LA littérature chinoise est essentiellement la littérature classique du Japon. Depuis l’ouverture des ports du Nippon au commerce étranger, depuis la dernière révolution qui a rétabli l’autorité effective des mikados, on peut bien constater un certain abaissement des études chinoises dans les îles de l’Extrême-Orient: la préoccupation presque générale des indigènes de s’assimiler les idées occidentales et de connaître nos langues et nos sciences a certainement contribué à faire négliger dans les écoles l’étude longue et pénible des monuments littéraires du Céleste-Empire; on peut même constater un certain dédain que professe «le jeune Japon» pour tout ce qui peut rattacher sa civilisation à la patrie de Confucius. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il n’y a pas de bonne éducation chez les Japonais sans de solides connaissances en chinois, et qu’un indigène qui serait ignorant du style des livres canoniques et des historiens de la Chine, eût-il une forte teinture de sciences européennes, n’en serait pas moins un homme mal instruit et incapable d’occuper une place quelque peu éminente dans les destinées de son pays.

J’ai souvent rencontré des Japonais qui, sans ignorer complètement la langue écrite des Chinois, ne pouvaient comprendre que difficilement les chefs-d’œuvre de leur antique littérature. Eh bien! il est tellement vrai que l’intelligence de ces chefs-d’œuvre est essentielle à quiconque, dans l’Extrême-Orient, prétend jouir des privilèges d’une éducation soignée, que j’ai toujours constaté une sorte d’embarras chez ces insulaires quand ils se trouvaient en présence d’Européenns plus familiarisés qu’eux-mêmes avec les livres qui ont été, pendant bien des siècles, la base de toute éducation libérale dans leur empire. J’ai connu également des lettrés japonais profondément versés dans la culture des lettres idéographiques, et il m’a suffi de lire en leur présence quelques anciens textes chinois pour établir avec eux des liens d’une amitié profonde et durable. La citation à propos d’une phrase des King ou des Sse-chou, l’interprétation exacte d’une locution rare et difficile, suffit parfois pour vous assurer leur estime et leur sympathie. Et, croyez-le bien, l’estime et la sympathie conquises de la sorte est toute différente de celle qu’on acquiert en se posant vis-à-vis d’eux en professeurs de sciences ou d’idées européennes.

Dans le premier cas, vous vous êtes à demi naturalisé japonais: vous leur avez montré que vous ne professez pas de dédain pour ce qu’avaient, pendant des siècles, cultivé leurs pères, que vous ne condamnez pas en tout leurs vieilles traditions et leur histoire, que vous pouvez admirer avec eux des beautés à peu près complètement inconnues ou incomprises des orgueilleux Occidentaux, vous associer aux nobles émotions de leur intelligence, vivre de leur vie à eux et non point exclusivement d’une vie étrangère à la leur. Pour vous, ils sont capables de cette amitié solide que saint François-Xavier considérait comme une des précieuses qualités de l’esprit japonais.

Dans le second cas, au contraire, si, ignorant ou dédaigneux de leur littérature classique chinoise, vous venez étaler à leurs yeux les merveilles de la civilisation européenne, de cette civilisation qui s’est imposée par la force à la leur, curieux par nature, ils s’attacheront momentanément à vous pour s’initier à toutes les merveilles de nos sciences et de nos arts; ils se feront volontiers vos élèves pour chercher à s’assimiler vos connaissances et à se donner aussi vite que possible l’apparence de les avoir acquises; mais, dès qu’ils croiront posséder ces connaissances—et ils le croiront bientôt, car ils apprennent vite et se contentent aisément de notions superficielles,—vous leur deviendrez au fond aussi antipathiques que possible; ils resteront peut-être courtois vis-à-vis de vous; mais, soyez-en sûrs, ils n’auront aucune estime pour votre savoir, aucune amitié pour votre personne, aucune reconnaissance pour vos leçons. Sans vous en douter, et tout en répondant à leurs incessantes questions, vous aurez blessé leur sentiment national, vous serez devenus à jamais des étrangers pour eux.

Je pense donc qu’il est nécessaire, pour vous qui êtes appelés à vous trouver en contact de tous les instants avec les Japonais, de ne pas être ignorants, comme je viens de vous le dire, de ce qui constitue, à leurs yeux, la base de l’instruction supérieure. Dans ce but, je jetterai un coup d’œil rapide sur les monuments de cette littérature classique de la Chine que je regrette, faute de temps, de ne pouvoir vous faire connaître d’un façon suffisamment étendue et approfondie.

La littérature chinoise est tout à la fois une des plus vastes et l’une des plus anciennes littératures du monde. La science à laquelle on a donné le nom de sinologie s’est efforcée, depuis plus de deux siècles, de nous faire connaître ses principaux monuments. Sa tâche si laborieuse, si méritoire, est cependant loin d’être accomplie. Et quand on songe que les livres sacrés de la Chine n’ont pas encore été tous traduits[137]; que nous ne possédons, pour ainsi dire, aucune version européenne des grands historiens de cet empire; que, à l’exception du livre de Laotsze[138], tous les ouvrages des philosophes chinois nous sont inconnus; que nous n’avons publié presque rien, dans nos langues, des grands recueils d’érudition, d’archéologie, de mythologie, de géographie et de science de cette étonnante civilisation, on peut, sans craindre d’être démenti, affirmer qu’il reste aux futurs adeptes de la sinologie à accomplir plus de travaux de premier ordre que n’en ont produit, depuis le siècle de Louis XIV, tous les orientalistes qui ont rendu leur nom célèbre par leur connaissance solide de la langue chinoise et par l’usage intelligent qu’ils ont fait de leur érudition.

Pour remonter à l’époque de la rédaction originaire des premiers monuments de la littérature chinoise, nous devons nous reporter à plus de quarante siècles en arrière. David, Moïse, Jacob, Abraham lui-même n’étaient encore apparu qu’aux yeux illuminés des seuls prophètes. De longtemps il ne devait pas être question de Rome, d’Athènes, de Persépolis, ni de Jérusalem; et, dans ces siècles extrêmement reculés, une végétation sauvage et vierge recouvrait encore d’immenses forêts impraticables le sol où devait s’élever, par la suite, les grandes métropoles de la civilisation occidentale.

Les livres qui doivent être placés chronologiquement en tête de la bibliographie chinoise peuvent donc être attribués sans hésitation aux périodes les plus reculées que nous puissions apprécier dans l’histoire de la littérature sur notre globe. Et, comme la langue dans laquelle ces livres ont été écrits a survécu, de même que le peuple qui l’a parlée, à toutes les révolutions des temps, il en résulte que la Chine, seule sur la terre, nous a conservé une tradition écrite non interrompue, depuis les premiers âges du monde jusqu’au siècle où nous vivons aujourd’hui.

Ce phénomène remarquable, ici-bas où tout périt, suffirait, à lui seul, pour expliquer l’intérêt qu’on n’a cessé de porter, dans l’Europe savante, aux travaux des sinologues qui nous révèlent sans cesse des pages inconnues de la grande et imposante littérature chinoise.

Les plus anciens monuments de la littérature chinoise antique, ou tout au moins ceux que les Chinois ont l’habitude de placer en tête de leurs classements bibliographiques, portent le nom de King. Ils sont, pour le Céleste-Empire, les livres sacrés ou canoniques par excellence.

Profondément révérés et sans cesse l’objet d’un véritable culte, les King ont servi presque exclusivement de point de départ et de moule aux idées philosophiques, politiques ou religieuses qui se sont répandues, en Chine, depuis Confucius jusqu’à nos jours. L’esprit qui leur est propre a tellement pénétré dans le cœur de la littérature chinoise, il en est devenu à un tel point l’âme et la vie que, sans les connaître, il est à peu près impossible de comprendre les livres indigènes et surtout d’apprécier leur valeur et leurs tendances. Aussi les King sont-ils étudiés et commentés par chaque génération, et la connaissance approfondie de leur contenu est-elle considérée comme indispensable à quiconque aspire à une position littéraire dans le Royaume du Milieu.

Le recueil des King tel que nous le possédons aujourd’hui, se compose de cinq ouvrages distincts qui portent les titres suivants: 1º le Yih-king, ou Livre des Transformations; 2º le Chou-king ou Livre par excellence; 3º le Chi-king ou Livre des Vers et Chants populaires; 4º le Li-ki ou Mémorial des Rites; 5º le Tchun-tsieou ou le Printemps et l’Automne. Il existait un sixième king intitulé Yoh-king ou Livre de la Musique; il a par malheur été à peu près complètement perdu.

Les trois premiers King surtout, sont composés de fragments d’anciens ouvrages, recueillis, expurgés et coordonnées six siècles avant notre ère, dans la forme où nous les possédons aujourd’hui. Confucius qui en fut l’éditeur, doit être considéré comme une des causes principales de la perte des antiques écrits dans lesquels il a puisé. C’est, du reste, ce qu’ont toujours fait les abréviateurs. Justin a fait perdre les écrits de Trogue-Pompée, Florus une partie de ceux de Tite-Live. Aussi Bacon appelait-il les abréviateurs, non sans quelque raison, les vers rongeurs de la littérature.

La question de l’authenticité des King a été souvent discutée: il ne nous paraît pas, cependant, qu’elle ait été complètement élucidée. On a bien établi d’une manière incontestable l’authenticité des compilations que Confucius a transmises à la postérité, sous le titre de King, mais on n’a pas encore dégagé des textes primitifs les interpolations nombreuses que le célèbre moraliste a introduites dans les antiques ouvrages qu’il avait recueillis. Un travail d’exégèse et de critique, dont la portée serait considérable pour les études religieuses et historiques, est réservé à la philologie moderne, qui trouvera plus qu’à glaner dans le champ fécond, mais encore très obscur, de l’archéologie chinoise.

Pour le moment, bornons-nous à ajouter quelques mots sur le mode de transmission, à travers les siècles, des livres que Confucius a livrés au monde comme le résumé et l’essence de tout ce que renfermaient de notions moralisatrices les anciens ouvrages qui existaient encore de son temps et dont il put prendre connaissance tant dans les fameuses archives des Tcheou que dans les bibliothèques particulières des villes qu’il eut occasion de visiter.

Les historiens chinois racontent que Confucius, sentant sa fin prochaine, réunit ses disciples et leur ordonna de dresser un autel. Quand l’autel fut dressé, il y déposa avec respect les manuscrits des King; puis, s’étant prosterné du côté de la constellation de la Grande-Ourse (Peh-teou), il remercia le ciel, par une longue adoration de lui avoir accordé la faveur de reconstituer ces monuments sacrés de la grandeur antique de la Chine. Il fit ensuite quelques nouvelles corrections à ses manuscrits et les livra à ses disciples, après leur avoir recommandé solennellement d’en propager les copies et d’en répandre les saintes doctrines.

Depuis lors, les King, devenus les codes de la philosophie nationale et en quelque sorte l’Évangile de tous ceux qui, en Chine, ambitionnent un rang dans les lettres, furent enseignés et expliqués de toutes parts; et le nombre des exemplaires se multiplia de jour en jour, jusqu’à l’avénement de la courte mais terrible dynastie des Tsin!

Les neuf royaumes qui partageaient alors la Chine venaient d’être réunis sous le sceptre du fils putatif du roi de Tsin. Ce jeune prince, après avoir rétabli en sa personne la dignité impériale, s’était arrogé le titre pompeux de Tsin-chi Hoang-ti «l’Auguste Empereur de la nouvelle race», et avait résolu, comme je vous l’ai dit dans une conférence précédente, de faire disparaître toute trace du passé, afin qu’il ne restât plus en Chine d’autre souvenir que celui de sa race. Avec de telles dispositions, il était naturel que ce jeune prince voulût faire disparaître tous les monuments qui pouvaient rappeler les grands jours du passé et la gloire des dynasties déchues. Un édit incendiaire ne tarda pas à signaler les débuts de ses orgueilleux desseins. Une foule de livres, ceux-là surtout qui traitaient l’histoire et dont le contenu pouvait rappeler les faits des temps antérieurs à l’avénement des Tsin au trône impérial, furent impitoyablement livrés aux flammes, et des ordres sévères émanèrent de la Cour contre tous ceux qui en conserveraient ou en cacheraient des copies.

Le Chou-king, principalement, fut l’objet des plus rigoureuses recherches des agents destructeurs nommés par Tsinchi Hoangti et par son ministre Li-sse. Tous les exemplaires qu’on put découvrir furent brûlés; et peu s’en fallut alors que cet ouvrage ne fût complètement anéanti. Je vous ai raconté grâce à quelles circonstances une partie du Chou-king put échapper à l’incendie des livres.

L’intelligence des King présente, non-seulement pour les Européens, mais pour les Chinois eux-mêmes, de sérieuses difficultés. Ce n’est le plus souvent que grâce aux commentaires composés d’âge en âge que l’on est parvenu à saisir tolérablement le sens de ces antiques écrits. Le Livre des Chants populaires, par exemple, aurait besoin, pour être bien compris dans toutes ses parties, de la composition d’une grammaire et d’un vocabulaire particulier, car la phraséologie de ce beau livre est souvent rebelle aux règles ordinaires de l’ancienne syntaxe chinoise.

Les principes tout à la fois délicats et rigoureux de la linguistique moderne, appliqués à l’interprétation des King, éclairciront, sans aucun doute, une foule de passages qui restent obscurs pour les commentateurs chinois tout aussi bien que pour nous.

Le premier des Cinq Livres sacrés ou canoniques de la Chine antique est intitulé Yih-king ou «Livre des Transformations». Il passe assez communément pour le plus ancien monument de la littérature chinoise. Toujours est-il que Confucius lui vouait un culte particulier et s’attachait sans cesse à en interpréter ou à en approfondir le sens. Jusqu’à présent, il faut le reconnaître, ce livre obscur n’a présenté pour nous qu’un assez médiocre intérêt. La raison en est, sans doute, que nous ne le comprenons plus, et cela pour une bonne raison, c’est que les Chinois eux-mêmes, quoi qu’ils puissent dire, ne le comprennent guère davantage.

Je passerai donc très rapidement sur ce qui touche au Yih-king, me bornant à mentionner le sujet principal sur lequel il repose.

Dans la haute antiquité, c’est-à-dire 34 siècles environ avant notre ère, un personnage aux trois quarts fabuleux et peut-être un quart historique, Fouh-hi, traça huit trigrammes ou koua, composés de diverses combinaisons de trois lignes, tantôt entières ou continues, tantôt brisées ou interrompues. Ces sortes de signes linéaires, suspendus sur les places publiques où se rassemblait le peuple, étaient destinés à lui enseigner les principes généraux de la morale et à lui faire connaître les volontés du Ciel et du Prince.

Par la suite, ces koua ont servi de base à tout un système de philosophie cabalistique fort apprécié en Chine, mais qui est devenu, avec le temps, fort complexe et souvent vague et embrouillé. C’est vraisemblablement le caractère obscur et diffus de cette philosophie qui a engagé les sorciers chinois à prétendre qu’ils trouvaient dans les formules du Yih-king les bases fondamentales de leurs sciences occultes et divinatoires.

Quelle que soit l’opinion peu favorable que nous puissions avoir de ce livre, il serait téméraire, dans l’état infime où en sont nos connaissances à son égard, de prétendre qu’il n’est qu’un tissu d’extravagances, bonnes tout au plus à exercer la loquacité des magiciens chinois et des diseurs de bonne aventure. Confucius révérait ce livre au suprême degré, et c’était à sa conservation qu’il attachait le plus de prix. Longtemps après la mort de ce grand moraliste, la philosophie chinoise classique a reposé sur les aphorismes du Yih-king et sur les développements que leur ont donnés ses commentateurs. La dualité primordiale est le point de départ de l’ouvrage et le principe d’après lequel il a été composé; les deux éléments constitutifs de cette dualité sont désignés abstractivement par les noms de Yin et de Yang; traduits en objets concrets, ils deviennent indistinctement le principe femelle et le principe mâle, la terre et le ciel, l’eau et le feu, l’obscurité et la lumière, etc.; par le contact ou par l’union, ils se complètent, se fécondent, se vivifient; et ainsi se génèrent tous les êtres de la création. Une fois générés, tous ces êtres s’analysent et s’expliquent par les caractères spécifiques ou par les propriétés inhérentes à chacun des deux grands principes Yin et Yang.

Telle est, sommairement, la base sur laquelle repose le Livre sacré des Transformations.

Dans l’état actuel de la science sinologique, ainsi que je le disais tout à l’heure, tout jugement sur le système général et l’esprit du Yih king me paraîtrait prématuré[139]: je m’abstiendrai donc d’en faire l’objet d’une appréciation quelconque. Il me suffira, pour compléter ce que j’ai dit du premier des cinq King, de rappeler que le sens des koua de Fouh-hi était depuis longtemps perdu lorsque le sage Wen-wang chercha à le retrouver; que les explications de Wen-wang et de son fils Tcheou-koung étaient elles-mêmes à peu près inintelligibles lorsque Confucius entreprit de les élaborer; que l’ordre des koua de Fouh-hi et des interprétations de Wen-wang et de Tcheou-koung a été plusieurs fois interverti; qu’enfin l’authenticité de la partie du Yih-king attribuée à Confucius a été elle-même l’objet de doutes de la part de quelques savants.

Le Yih-king, toutefois, ne courut pas les mêmes dangers que la plupart des écrits sacrés ou historiques de la Chine primitive. L’empereur Tsinchi Hoangti, en publiant son décret de prohibition et de destruction des anciens livres, avait fait une réserve en faveur de ceux qui traitaient de médecine, d’agriculture ou de divination. Le Yih-king, ayant été compris au nombre de ces derniers, ne fut pas condamné aux flammes.

Le second livre sacré est désigné sous le nous le nom de Chou-king[140], expression qui, dans le sens de «Livre par excellence», répond parfaitement à notre mot «Bible». Par une curieuse coïncidence, le Chouking des anciens Chinois, comme la Bible des Hébreux, est un recueil de documents tout à la fois religieux et historiques, qui est devenu, avec le temps, une sorte de canon politique du Céleste-Empire. De nos jours encore, il est considéré comme le plus beau, le plus parfait de tous les monuments de la Chine antique.

Le Chou-king commence au règne de Yao (2357 ans avant notre ère) et arrive, non sans de fréquentes interruptions, jusqu’au règne de Siang-wang (624 av. J.-C.). Il a été rédigé ou plutôt compilé par Confucius sur les documents qu’il put recueillir dans la grande bibliothèque des Tcheou et dans les différentes localités qu’il eut occasion de visiter. Parmi ces documents, ceux qui entrèrent dans la composition des chapitres consacrés aux règnes de Yao et Chun (de 2357 à 2205 avant notre ère) passent, en Chine, pour contemporains de ces deux empereurs.

Lors de la destruction des livres, sous le règne de Tsinchi Hoangti, le Chou-king, ainsi que je vous l’ai déjà dit, fut mentionné tout particulièrement dans le rapport du ministre d’Etat Li-sse pour être anéanti. Mais, malgré les efforts des mandarins pour exécuter ces ordres incendiaires, malgré les supplices et même la peine de mort qui devait être prononcée contre ceux qui en conserveraient ou en cacheraient des exemplaires, ce beau livre résista à tous les orages politiques et nous transmit ainsi les annales les plus authentiques des premières dynasties chinoises.

Lors de la restauration des lettres, sous le règne de l’empereur Wenti, «le souverain lettré» (an 179 avant notre ère), on apprit à la cour qu’un vieillard nommé Fou-cheng possédait le Chouking par cœur et que, malgré son grand âge, il lui était encore possible de le transmettre de vive voix: une députation de lettrés lui fut aussitôt envoyée, mais elle ne put obtenir de lui que vingt-huit chapitres, c’est-à-dire trente de moins que n’en contient le Chou-king tel que nous le connaissons. Encore ces lettrés eurent-ils grand’peine à bien saisir les paroles de Foucheng dont l’accent leur était étranger et à trouver les caractères correspondant aux mots qu’il leur prononçait.

On en était réduit au texte du vieillard Foucheng, lorsqu’on retrouva par hasard, en démolissant une maison appartenant à la famille de Confucius, un exemplaire du Chou-king, qui avait été caché dans l’intérieur d’une muraille. Malheureusement le manuscrit ainsi découvert était écrit en anciens caractères (en signes ko-teou), qu’on ne comprenait plus à cette époque, et les tablettes de bambou, sur lesquelles étaient tracés ces caractères, se trouvaient considérablement endommagées par le temps et par les insectes. Cependant Koung Ngan-koueh, descendant de Confucius au treizième degré, fut chargé d’étudier ce manuscrit, afin d’en tirer tout ce qui serait de nature à compléter la rédaction fournie par le vieillard Foucheng.

En confrontant avec soin les chapitres obtenus oralement avec les chapitres correspondants du manuscrit nouvellement découvert, Koung Ngankoueh parvint à établir le texte de cinquante-huit chapitres du Chouking; mais il préféra abandonner les autres à la destruction que de les publier comme il les possédait, c’est-à-dire dans un état défectueux et conjectural. Il entreprit toutefois, pour remédier autant que possible à ce défaut, de rédiger un commentaire étendu du Chouking, dans lequel il inséra la plupart des faits dont il avait acquis la connaissance dans les parties qu’il n’avait pu restituer d’une manière satisfaisante.

Ce commentaire a été lui même perdu; mais le grand historiographe Sse-ma Tsien, entre les mains duquel il se trouva, en a fait de nombreux extraits pour la rédaction de ses Mémoires historiques (Sse-ki) qui, eux du moins, sont parvenus de siècle en siècle jusqu’à nous.

Le style du Chou-king est la conique et inégal; parfois, il approche du sublime. Les discours que renferme ce beau livre sont exprimés avec une noble et énergique simplicité. Les paroles que prononcent, par exemple, les saints empereurs Yao, Chun et Yu, dans les premiers chapitres de l’ouvrage, captivent notre admiration et notre respect pour ces trois grands monarques que la Chine cite avec orgueil, de siècle en siècle, comme le modèle des vertus nécessaires aux rois. Certaines expressions, au milieu d’un récit sans art et sans apprêt, saisissent l’esprit et le réchauffent. On est tenté d’y voir des éclairs de génie.

Sévère en ce qui touche les princes et les grands, ferme mais moins exigeante à l’égard des peuples, la morale du Chou-king, qui, du reste, ne transige avec personne, fournit à la Chine non seulement les principes de sa religion, mais ceux de son droit national: elle constitue les véritables assises de la société chinoise.

On voit, dans ce beau livre, le Chang-ti ou Souverain suprême (Dieu) inspirer la conduite des princes sages, ou bien appesantir sa main sur les princes pervertis pour frapper leurs œuvres d’insuccès ou de malédiction; les saints rois tenir leur mandat du Ciel et s’appliquer à procurer aux peuples de quoi satisfaire à leurs besoins matériels, les rendre vertueux et les préserver de ce qui peut leur nuire; les peuples s’adonner aux sciences, aux arts utiles, surtout à l’agriculture, et repousser le luxe comme une source incessante de malheurs et d’avilissement; respecter l’autorité du prince considéré comme «père et mère» de ses sujets; apprécier, glorifier la vertu, honorer les vieillards, resserrer à l’intérieur les liens de la famille; cultiver les usages d’une politesse rigoureuse et raffinée.

Le troisième livre sacré des anciens Chinois est intitulé Chi-king «Livre des Vers»[141]. C’est une collection de poésies de tous les genres, recueillie par Confucius, 484 ans avant notre ère, dans les archives de la fameuse Bibliothèque impériale des Tcheou.

Primitivement composée de trois mille pièces, cette collection fut réduite à trois cent onze par le moraliste de Lou, soit parce que beaucoup de ces pièces blessaient ses prudes oreilles, soit parce qu’elles ne concordaient pas avec les principes de ses doctrines.

Parmi ces poésies, quelques-unes remontent jusqu’au XIIe siècle avant l’ère chrétienne. Leur style est des plus varié. L’authenticité des unes et des autres est incontestable.

Confucius, à qui l’histoire attribue l’honneur de nous avoir transmis les Cinq Livres sacrés de la Chine antique, Confucius, dis-je, a peut-être conservé au seul Chi-king sa forme et sa structure primitives. Il avait pour cela une excellente raison. Il lui était bien facile, à ce philosophe doué d’une vertu austère, mais lourd et sans inspiration, de remanier comme il l’a fait des livres historiques ou moraux tels que le Chou-king ou le Yih-king, et de les façonner dans le moule étroit de son esprit terre à terre. Mais il ne pouvait en être de même à l’égard du Livre des Poésies. Comment, en effet, serait-il parvenu à substituer les lieux communs de sa philosophie pratique aux tournures pleines de verve, de grâce et de naïveté des pièces éminemment caractéristiques du Chi-king? Le célèbre moraliste du royaume de Lou le comprit heureusement: un tel recueil ne souffrait point, ne tolérait point de retouches. Il fallut donc passer sur quelques expressions un peu légères; et, grâce à leur forme inimitable, à leurs rimes et à leur mesure, les pièces de la plus ancienne anthologie du monde sont parvenues vierges et immaculées jusqu’à nous.

Nous avons lieu de nous en féliciter, car le Livre des Vers est assurément le plus beau monument de l’antique littérature chinoise, et celui qui présente pour nous, à une foule de points de vue, l’intérêt le plus réel et le plus incontestable.

Le Chi-king, c’est la Chine primitive tout entière qui nous est dépeinte par le pinceau de ses premiers poètes. Et par quels poètes! par des poètes sans fard, sans apprêt; par des poètes vrais, sincères, incapables de tout déguisement; par des poètes pleins de vie et d’inspiration; bref, par le peuple chinois lui-même, qui s’y est manifesté tout entier dans les chants qui l’ont bercé à l’époque infiniment reculée de sa naissance à la vie sociale et à la civilisation.

Le Chi-king comprend quatre parties:

La première, intitulée Koueh-foung «Mœurs des Royaumes», renferme les chants populaires que les anciens empereurs avaient fait recueillir afin de juger de l’esprit du peuple de leurs différentes provinces, de ses sentiments pour le prince, et de la moralité de la vie publique et privée.

La seconde et la troisième portent les titres de Ta-ya «Grande Excellence», et de Siao-ya «Petite Excellence». Ce sont deux collections d’odes, de cantiques, d’élégies, d’épithalames, de chansons et de satires.

Enfin, la quatrième, intitulée Soung «Louanges», contient les hymnes chantées dans les sacrifices en l’honneur des ancêtres.

Le quatrième des livres sacrés est parvenu jusqu’à nous sous le titre de Li-ki, que l’on traduit communément par «Mémorial des Rites»[142]. C’est une compilation de documents empruntés pour la plupart à un antique rituel intitulé I-li, dont on attribue la rédaction primitive au sage Tcheou-kong, que j’ai déjà eu l’occasion de vous citer tout à l’heure. Ce dernier livre renferme, dit-on, la même substance qu’un antique rituel découvert à côté du Chou-king, lors de la restauration des lettres, dans une vieille muraille d’une maison qui avait été habitée par Confucius.

A côté de ces deux ouvrages, on place d’ordinaire le Tcheou-li, ou Rituel de la dynastie des Tcheou[143], œuvre dont on fait également honneur à Tcheoukong. On y trouve l’exposé des devoirs des fonctionnaires publics sous cette mémorable dynastie. Les règles qu’il renferme étaient adoptées dans la plupart des états qui se partageaient la Chine à cette époque, excepté cependant dans le pays de Tsin. L’aversion du despote Tsinchi Hoangti pour ce livre fut telle, qu’il ordonna spécialement la recherche et la destruction de toutes les copies qu’on pourrait découvrir. Plusieurs d’entre elles échappèrent néanmoins à cette rigoureuse prohibition et furent présentées plus tard à l’empereur Wouti (IIe siècle avant notre ère).

Enfin, on désigne assez généralement comme cinquième livre sacré ou canonique de la Chine antique, le Tchun-tsieou, «le Printemps et l’Automne»[144], ouvrage composé par Confucius, et renfermant l’histoire du royaume de Lou, son pays natal, de 722 à 484 avant notre ère. Un développement de cet ouvrage a été composé par Tso Kieou-ming, disciple du grand moraliste, sous le titre de Tso-tchouen, ou «Narration de Tso». On doit à ce même auteur la composition des Koueh-Yu, ou «Paroles sur les Royaumes»[145], annales pour lesquelles les lettrés chinois professent aussi une estime toute particulière.

VIII

LE BOUDDHISME ET SA PROPAGATION DANS L’EXTRÊME ORIENT

PENDANT près de trois cents ans, du IIIe au vie siècle, la civilisation japonaise n’eut guère à subir d’autre influence étrangère que celle de la morale de Confucius et de son école. Cette influence fut essentiellement économique, sociale et politique. C’était au Bouddhisme qu’était réservé d’opérer au Japon une grande révolution intellectuelle, religieuse et philosophique.

Le Bouddhisme est, de toutes les religions du globe, celle qui compte le plus d’adeptes: on ne serait même pas loin de la vérité en disant qu’elle en compte, à elle seule, presque autant qu’ensemble les autres grandes religions réunies. Toujours est-il qu’elle est professée par quatre cents à cinq cents millions de sectateurs plus ou moins fidèles, plus ou moins croyants, en Mongolie, en Mandchourie, au Tibet, au Ladâk, au Cachemyre, à Ceylan, à Java, en Birmanie, au Pégou, au Siam, au Lao, dans l’Annam, en Corée, aux îles Loutchou et au Japon. D’origine indienne, elle a été supplantée par l’Islamisme dans la région qui fut son berceau. Mais, si la foi de Mahomet a triomphé de l’Inde bouddhiste, elle n’a pu y réussir que par la terreur du sabre; le Bouddhisme, lui, n’a augmenté le nombre de ses partisans que par la seule arme dont il ait jamais fait usage: la persuasion. Cette persuasion s’est opérée dans les conditions les plus étonnantes, et l’histoire ne nous montre nulle part une doctrine se propager avec moins de promesses et aussi peu d’artifice. Ses missionnaires n’avaient à offrir aux peuples qu’ils venaient convertir que des mortifications en ce monde, et, dans l’autre, point de résurrection, partant point de jouissances, point de paradis. Ils demandaient beaucoup de sacrifices dans la vie présente, et promettaient peu ou rien après la mort. Le nombre de leurs prosélytes fut immense: ils trouvèrent partout des disciples dévoués, enthousiastes, pour les aider à continuer leur œuvre de conversion et de propagande.

Le Bouddha vécut au VIe siècle avant notre ère. Il subsiste encore quelques incertitudes sur l’époque précise de sa mort, mais la date de son existence ne saurait être éloignée de celle que nous venons de mentionner. Il fut ainsi le contemporain de Laotsze en Chine, et s’éteignit, dit-on, en 543 avant notre ère, alors que Confucius était âgé de huit ans. J’appelle tout particulièrement votre attention sur ce synchronisme qui repose, en somme, sur des dates à peu près certaines.

Bouddha n’est point un nom propre; c’est un mot qui désigne le plus haut degré de la Sagesse, la Sagesse transcendante. Le personnage auquel on l’applique communément, le bouddha Çâkya-Mouni, se nommait Siddhârta et était fils d’un roi de Kapilavastou[146], ville située dans le nord de l’Inde, sur la rive gauche du Gange. A l’âge de vingt-neuf ans, il quitta la cour de son père, pour vivre de la vie des mendiants, et étudia la doctrine des Brahmanes. Persuadé de l’insuffisance de cette doctrine, il se retira dans les environs du village d’Ourouvilva, bâti sur les bords de la rivière appelée aujourd’hui Phalgou. Là, pendant des années consécutives, dans la plus austère des retraites, il se condamna à toutes sortes de mortifications. Après avoir dompté ses sens et subi de nombreuses extases, il acquit, pendant l’une d’elles, la conviction qu’il était enfin arrivé à la connaissance absolue de la route par laquelle l’homme peut assurer à sa personnalité la délivrance éternelle. Il se décida, en conséquence, à quitter sa retraite, et alla prêcher, pendant quarante-cinq ans, sa doctrine à Bénarès, à Râdjagriha, dans le Magadha, et à Çrâvastî, dans le Kôsala (Oude). A sa mort, ses disciples se réunirent en concile, sous les auspices du roi Adjâtaçatrou, et chargèrent trois d’entre eux de composer les livres sacrés qui devaient servir désormais de loi écrite pour le culte. Kâçyapa, président du concile, fut chargé de l’Abhidharma ou Métaphysique; Ananda, cousin germain de Çâkya-Mouni, des Soûtras ou prédications du Bouddha; Oupâli, de la Vinaya, c’est-à-dire de tout ce qui concerne la Discipline. Ces trois parties du canon bouddhique formèrent la Tripitaka ou Triple Corbeille.—Deux autres conciles postérieurs achevèrent de donner aux livres sacrés du Bouddhisme la forme dans laquelle ils ont été transmis jusqu’à nous.

On a beaucoup disputé sur l’esprit de la doctrine de Çâkya-Mouni, et sur le sens du nirvâna, fin suprême de cette doctrine, tout aussi philosophique que religieuse. Le désaccord, qui se manifeste dans les appréciations qui ont été faites au sujet de ce nirvâna, vient, ce me semble, de ce qu’on n’a pas suffisamment tenu compte des modifications qui se sont produites, suivant le temps et suivant les lieux, dans l’interprétation des préceptes fondamentaux attribués au Bouddha. Suivant ces préceptes, d’accord en cela avec la religion brahmanique, l’Homme a été, de toute éternité, condamné à des transmigrations successives, durant lesquelles il est soumis à toutes les souffrances; et la mort, au lieu d’être un terme à ses maux, n’est que le signal d’une période nouvelle d’afflictions et de douleurs. Les moyens que les Brahmanes indiquaient pour échapper à cette persécution incessante de l’individu parurent insuffisants, inefficaces à Çâkya: il leur en substitua d’autres qu’il déclara infaillibles. Pour échapper au malheur de la métempsycose, il faut d’abord reconnaître quatre vérités, et régler sa vie en conséquence de ces vérités: 1º la douleur est la destinée inévitable de l’individu; 2º les causes de la douleur sont l’activité, les désirs, les passions et les fautes qui en sont la résultante; 3º ces quatre causes de la douleur peuvent cesser par l’entrée de l’individu dans le nirvâna; 4º c’est en suivant les préceptes du Bouddhisme qu’on atteint à la sagesse transcendante, et qu’on finit par aboutir au nirvâna.

Les préceptes du Bouddhisme nous ordonnent d’éviter dix défauts, savoir: 1º le meurtre des êtres vivants; 2º le vol; 3º le viol; 4º le mensonge; 5º l’ivresse; 6º le goût pour les danses et les représentations théâtrales; 8º la coquetterie; 9º la mollesse (avoir un coucher doux et somptueux); 10º l’amour de l’or et des objets précieux.—La nomenclature de ces dix défauts varie suivant les écoles; elle a été sensiblement modifiée par le Bouddhisme japonais.

Les six vertus à acquérir sont: 1º la générosité dans l’aumône; 2º la pureté; 3º la patience; 4º le courage; 5º la contemplation; 6º la science.

Il ne rentre pas dans le cadre de cette conférence de vous exposer d’une façon approfondie le système général de la doctrine de Çâkya-Mouni. Je ne m’occupe ici du Bouddhisme que parce qu’il a été adopté par les Japonais, qui font l’objet de nos études. Et comme cette religion, différente, au Tibet et en Mongolie, de ce qu’elle était originairement dans l’Inde, s’est modifiée en Indo-Chine, en Chine, en Corée, et peut-être plus encore au Japon, je serais entraîné dans de trop longs développements si j’essayais de vous exposer ses principes dans tous les pays où elle est parvenue à s’enraciner. Je m’occuperai donc, à peu près exclusivement, de son existence dans les îles de l’Extrême-Orient.

Le Bouddhisme fut introduit en Chine en l’an 65 de notre ère[147], sous le règne de l’empereur Ming-ti, de la dynastie des Han. Ce prince envoya, cette année, des ambassadeurs dans l’Inde, pour y chercher la doctrine bouddhique.

Trois siècles plus tard, en 372, des missionnaires chinois la répandirent en Corée, dans le royaume de Kao-li, et dans celui de Paik-tse, en 384. C’est de ce dernier pays qu’elle fut transportée au Japon, où elle parut, dit-on, pour la première fois, au milieu du VIe siècle de notre ère. Le dixième mois de la treizième année du règne d’Ama-kuni-osi-hiraki-niwa (Kinmei), le roi de Paiktse, nommé Sei-mei wau «le Roi resplendissant de sainteté», ou simplement Sei-wau «le saint Roi», envoya, en hommage, au mikado, une statue de cuivre de Çâkya-Mouni, des drapeaux, des dais de soie et les livres sacrés du Bouddhisme[148]. L’empereur, en recevant ces présents religieux et après avoir entendu l’envoyé du roi de Paiktse exposer les mérites de la doctrine de Çâkya, que le sage Tcheoukoung et Confucius lui-même n’avaient pas eu le bonheur de connaître, éprouva une vive satisfaction, sauta de joie et s’écria que, jusqu’alors, depuis l’antiquité, nul n’avait obtenu[149] la faveur de posséder la Loi merveilleuse. So-ka-no Iname-no Su-kune, ministre du mikado, insista pour que le Bouddhisme fût reconnu comme religion de l’Etat, se fondant sur ce que, tous les pays occidentaux l’ayant accepté, il ne convenait pas que le Japon fût seul à le repousser.

O-kosi, du mono-no be (l’un des corps constitués de l’armée nationale), fut d’un avis contraire. Il fit observer à l’empereur que le Japon, avec ses cent quatre-vingts dieux, avait des adorations à accomplir le printemps et l’été, l’automne et l’hiver, et soutint que, si l’on se décidait à adorer des dieux étrangers, il était fort à craindre que les dieux du pays n’en éprouvassent de la colère[150].

Le mikado, intimidé par les paroles d’Okosi, fit don de la statue de Bouddha à son ministre Iname. Celui-ci la transporta dans son habitation, qu’il transforma en temple (tera) pour la recevoir.

Sur ces entrefaites, une grande maladie pestilentielle se déclara dans l’empire. Okosi attribua la cause du fléau à l’arrivée au Japon de la statue de Çâkya, laquelle avait provoqué le mécontentement des divinités locales. Le mikado se rendit à ses représentations: la statue fut jetée dans le Horiyé de la rivière d’Ohosaka, et le temple qui lui avait été consacré fut livré aux flammes.[151]

Cet événement, funeste aux premières tentatives de prédication du Bouddhisme au Japon, n’empêcha cependant pas cette doctrine de faire rapidement des progrès dans l’archipel. En dépit des persécutions, le nombre de ses sectateurs devint de jour en jour plus considérable; et, bien qu’à l’occasion d’une nouvelle épidémie on ait encore une fois renversé les statues de Çâkya et brûlé ses temples, sous le règne de Nu-naka-kura-futo-tamasiki (Bindatsou), plusieurs grands de l’empire, un neveu de l’empereur, nommé Mumaya-do-no Wausi, et le premier ministre Muma-ko, entre autres, se montrèrent très ardents sectateurs du nouveau culte. Ce dernier tomba malade de désespoir, en voyant les persécutions dont était l’objet la religion qu’il avait embrassée. Il supplia le mikado de lui permettre d’adorer Çâkya, sans l’intervention duquel il ne pourrait jamais rétablir sa santé. L’empereur daigna écouter sa supplique, et lui dit: «Je te permets, à toi seul, de pratiquer la religion bouddhique[152]». Mumako fut rempli de joie: il avait obtenu «l’inouï» (mi-zô-u)[153]. On considère cet événement comme l’origine de la restauration du Bouddhisme au Japon.

Sous le règne suivant, la seconde année, le mikado étant tombé malade, on lui conseilla d’autoriser la pratique du Bouddhisme dans son empire. Cette permission fut accordée, en dépit des résistances de l’ancien régent Mori-ya. A la mort de l’empereur, qui survint peu de temps après, Mumako offrit le trône à un de ses fils, Mumaya-do-no Wau-si, que je vous ai cité tout à l’heure pour son dévouement à la religion bouddhique. Ce prince, profondément pénétré des principes de Çâkya, n’accepta pas le trône, mais il profita de son influence pour donner de grandes facilités à la propagande des bonzes. Il est resté très populaire au Japon, sous son nom posthume de Syau-toku-tai-si «le prince impérial à la sainte vertu». On lui doit l’édification de neuf pagodes[154]. En outre, on cite le temple qu’il fit bâtir dans la province de Setsou, sous le nom de Si-ten-wau-si «le temple des quatre Mahârâdja».

Syautoku-taïsi, devenu régent, sous le règne de l’impératrice Toyo-mi-ke kasikiya bime (Souikô), continua à protéger le Bouddhisme et à en expliquer les livres sacrés. Fidèle aux enseignements de Çâkya, il s’abstint toute sa vie de tuer aucun être vivant; et, dans les repas qu’il donnait aux hauts fonctionnaires de l’empire, il ne leur offrait que des légumes pour nourriture. Il mourut en 621 de notre ère[155].

Sous les règnes suivants, le Bouddhisme se propagea de plus en plus au Japon, et devint bientôt la religion officielle de l’Empire. A ce sujet, je dois appeler votre attention sur une erreur très communément répandue. On répète sans cesse qu’il existe trois religions au Japon: 1º la Kami-no miti ou Sin-tau, religion des Génies; 2º la Hotoke-no miti ou But-tau, religion du Bouddha; 3º la Syu-tau, religion de Confucius ou des Lettrés. Rien n’est plus inexact. La sin-tau est une sorte de culte des héros antiques de la nation, n’excluant, en aucune façon, la pratique de la But-tau ou Bouddhisme, qui est, en réalité, la seule doctrine religieuse des Japonais. Quant à la prétendue religion des Lettrés, ce n’est, tout au plus, qu’une philosophie morale, cultivée dans les écoles, alors que les jeunes gens s’initient à la langue et à la littérature chinoises, et par quelques savants qui, au sortir de leurs classes, ont persévéré dans l’étude des monuments écrits du Céleste-Empire.

Il est donc bien entendu qu’un Japonais peut pratiquer le culte, d’ailleurs bien simple, bien rudimentaire, de la Kami-no miti, sans, pour cela, cesser d’être un bouddhiste fervent et dévot. D’ailleurs le Bouddhisme s’est partout associé, plus ou moins, aux croyances et aux préjugés des pays où il est venu s’implanter. Le mélange des idées est tel, au Japon, qu’on serait parfois tenté de trouver la contradiction même de l’idée fondamentale du Bouddhisme dans la doctrine des sectes qui n’en prétendent pas moins suivre les enseignements du bouddha Çâkya-Mouni.

Cela est tellement vrai que le nirvâna, fin suprême de l’individu, qui s’accomplit, pour la majeure partie des écoles bouddhiques, dans le Grand-Tout, où viennent s’anéantir les individualités, comme les gouttes d’eau viennent se perdre dans l’Océan, représente, au contraire, pour quelques sectes du Japon, l’état de béatitude de l’âme dans le sein de la divinité, après l’extinction de la vie terrestre. Une des deux écoles des Svabhâvikas, lesquelles comptent parmi les plus anciennes du Bouddhisme, admet également que les âmes qui ont atteint le nirvritti (délivrance finale) y conservent le sentiment de leur autonomie et ont conscience du repos dont elles jouissent éternellement[156].

L’alliance du Bouddhisme avec le Sintauïsme ou culte national des héros japonais, était d’ailleurs une nécessité pour faire accepter la doctrine de Çâkya-Mouni aux fiers insulaires du Nippon. Un des plus célèbres docteurs de la foi indienne, qui vivait au ixe siècle, Kau-bau Dai-si, l’avait fort bien compris. Il annonça donc au peuple que les deux doctrines n’en formaient en réalité qu’une seule, et que l’âme du Bouddha avait transmigré dans le corps de la grande Déesse solaire, Tensyau Dai-zin. De la sorte, il était loisible à tout fidèle d’adorer en même temps le Bouddha et les Kamis ou Génies tutélaires de la nation.

Il y a d’ailleurs, dans les habitudes regieuses des Japonais, la plus grande liberté, jointe souvent aussi à la plus profonde indifférence. Chacun adore les dieux qui lui conviennent, quand et comme il l’entend. La population des campagnes surtout ne se préoccupe guère de l’origine des idoles présentées à sa vénération: pourvu qu’elle ait, dans ses temples, quelques statues auxquelles elle puisse adresser des prières et demander des faveurs, elle n’a garde de s’enquérir de la source et de la raison d’être du culte auquel elle s’adonne moins par goût que par habitude invétérée.

L’étude du Bouddhisme japonais doit donc être envisagée sous deux aspects absolument distincts: le Bouddhisme philosophique, cultivé par un petit nombre de bonzes instruits et exposé dans des ouvrages indigènes d’exégèse, de polémique et de spéculation, et le Bouddhisme vulgaire, pratiqué par intérêt social ou individuel, par tradition ou par routine, dans les différentes classes de la population du pays.

Le Bouddhisme philosophique japonais passe pour avoir atteint un haut degré d’élévation intellectuelle[157], mais il n’est pas possible encore à la science de l’apprécier, car les orientalistes n’ont point abordé l’étude des monuments littéraires qui pourront nous le faire connaître un jour. Tout ce que je puis dire, d’après quelques entretiens que j’ai eus avec des moines éclairés du Nippon, c’est qu’il règne une grande indépendance d’idées dans cette doctrine, qu’elle tend à s’établir sur des bases scientifiques, qu’elle admet tous les changements que les progrès de l’expérience et de l’observation pourront motiver, et que, sauf quelques affinités plutôt philosophiques que dogmatiques avec la foi de Çâkya-Mouni, elle ne tient guère à maintenir comme canoniques un grand nombre d’aphorismes du célèbre rénovateur indien[158].

Le Bouddhisme vulgaire des Japonais, comme le Bouddhisme vulgaire de la Chine et de la plupart des contrées qui ont adopté cette doctrine, est une religion fondée sur les croyances les plus grossières et sur un énorme amas de superstitions inventées pour assouvir le besoin de merveilleux d’une population naïve et ignorante. Le culte essentiellement formaliste dont les bonzes se font les instruments intéressés, mais presque toujours inintelligents, se traduit par des cérémonies de dévotion en l’honneur des innombrables idoles offertes à l’adoration de la masse inculte qui fréquente les pagodes et les lieux de pèlerinage. La foule aime le spectacle: les bonzes ont imaginé un rituel de nature à donner ample satisfaction à ce besoin de mise en scène, si avantageux pour maintenir la domination d’un clergé avide et abruti. La plupart des exercices religieux sont accompagnés par le son des cloches ou des gongs, que les bonzes frappent à coups de marteau répétés en cadence. Dans certaines sectes, les prêtres se revêtent de costumes brillants, tandis que, dans d’autres, ils affectent de se couvrir d’habits crasseux et de haillons. Les uns prescrivent le baptême, la confession, et font des sermons en forme de conférences; d’autres s’abstiennent de ces pratiques, et font consister la liturgie en des chants langoureux et monotones qui amènent doucement les fidèles à une sorte d’abaissement intellectuel et même d’hébètement contemplatif. De toutes parts, l’idée fondamentale de la doctrine est reléguée sur un plan lointain, où elle n’est plus perceptible pour la courte vue des croyants, et la pensée religieuse est noyée dans d’étroites formules et dans les aphorismes le plus souvent inintelligibles d’insignifiantes litanies. Et cela à un tel point que la lecture des livres sacrés à haute voix et dans une langue de convention, notamment celle du Beô-hau Ren-ge Kyau (le Lotus de la Bonne Loi), dont on débite des fragments dans les pagodes, comme on lit des versets de l’Evangile dans les églises et les temples chrétiens, ne fournit aucun sens à l’oreille de ceux qui l’écoutent, ni même à l’esprit des bonzes qui sont chargés de les fredonner[159].

Nous ne possédons jusqu’à présent que des renseignements vagues et très insuffisants sur le caractère particulier de chacune des grandes sectes bouddhiques qui se sont successivement constituées au Japon. Une appréciation quelconque de leurs doctrines serait donc à tous égards prématurée. Je me bornerai, en conséquence, à vous citer trois d’entre elles qui sont souvent mentionnées dans les auteurs indigènes, et à vous donner, sur la première, quelques indications basées sur la traduction récente d’un livre dû à son célèbre instituteur dans les îles de l’extrême Orient.

Les règles de la secte dite Sin-gon, fondée par le bouddhisattwa Loung-meng, natif de l’Inde méridionale (800 ans après la mort de Çâkya-Mouni), furent introduites au Japon par Kô-bau Daï-si. Ce personnage, l’un des plus populaires du Nippon, naquit la cinquième année de la période Hau-ki (774 de notre ère), et montra, dès son enfance, des qualités intellectuelles qui lui firent donner le nom de Sin-tô «le jeune homme divin». Après avoir fait une étude approfondie des King ou Livres sacrés de la Chine et des historiens chinois, il entra au couvent et s’adonna à la culture des canons bouddhiques. On lui conféra d’abord le titre de Kô-kaï «l’Océan du Vide», et, quelques années après, celui de Kô-bau Daï-si «le Grand Maître qui répand la Loi», sous lequel il est connu dans l’histoire. A l’âge de trente ans, il s’embarqua pour la Chine, où il demeura trois ans pour se perfectionner dans la connaissance de la doctrine de Çâkya, sous la direction d’un moine nommé Hoeï-ko. De retour dans son pays, il s’appliqua à vulgariser les enseignements qu’il avait recueillis durant son séjour sur le continent. On lui attribue, en outre, l’invention de l’écriture encore en usage de nos jours, sous le nom de hira-kana. Il mourut en 835, à l’âge de soixante-deux ans, et, depuis lors, de nombreux temples ont été édifiés pour célébrer sa mémoire.

Parmi les ouvrages de Kôbau Daïsi, l’un des plus répandus au Japon est le Zitu-go kyau ou «l’Enseignement des Vérités». Ce traité, dont j’ai publié le texte avec une traduction française et un commentaire[160], a été pendant longtemps expliqué dans toutes les écoles, où, le plus souvent, les élèves en apprenaient les maximes par cœur. C’est à peine si on y reconnaît des traces de la doctrine de Çâkya-Mouni, et il faut y voir plutôt un recueil d’instructions morales qu’un livre religieux proprement dit. On y trouve cependant l’expression des idées de l’auteur, au sujet de l’âme «qui périclite au fur et à mesure que le corps s’affaiblit par la vieillesse». Il y est également question du nirvâna (en Japonais: ne-han). Suivant Kôbau, cet état suprême de l’être émancipé consiste dans l’absence absolue de désirs, alors que l’homme, se confiant à la nature, se plaît dans un milieu de quiétude. Il paraît d’ailleurs évident que l’École dite Sin-gon ne croyait pas à l’immortalité de l’âme. Un recueil de maximes populaires, imprimé d’habitude à la suite du livre de Kôbau, le Dô-zi kyau, dit expressément: «Quand l’homme est mort, il reste sa renommée; quand le tigre est mort, il reste sa peau[161]

Ne nous hâtons pas cependant,—je ne saurais trop le répéter,—de prononcer un jugement au sujet de la métaphysique des sectes bouddhiques du Japon, et attendons pour cela que nous possédions les livres qui représentent réellement leur philosophie doctrinale. Toute appréciation, fondée sur les seules données recueillies par les voyageurs, est nécessairement incertaine, insuffisante et dépourvue du véritable caractère scientifique[162].

L’observance dite Ten-tai, créée en Chine par un moine connu sous le titre de Tien-taï ta-sse[163], fut apportée au Japon par un certain Saï-tô et devint, lors de la fondation de la fameuse pagode Yenryaku si (en 824), la doctrine d’une des sectes importantes du pays.

La secte de Ik-kau-zyu, fondée par le bonze Sin-ran, qui vivait de 1171 à 1262, fut pendant longtemps, et même jusqu’à notre époque, une des plus considérables du Nippon. Profondément dévoués à la personne des Syaugouns, ses prêtres jouissaient d’honneurs et de privilèges exceptionnels. Ils n’étaient point d’ailleurs astreints aux rigueurs imposées aux autres associations monastiques: le mariage leur était permis, ils avaient la liberté de manger de la viande et ne se rasaient point la tête. Constitués, dans une certaine mesure, en ordre militaire, à l’instar des Templiers, la cour de Yédo comptait sur leur assistance, en cas de guerres intestines. Pour témoigner de leur dévouement envers cette cour, lorsqu’un nouveau Syaugoun venait à prendre en mains les rênes de l’Etat, ils avaient l’habitude de lui offrir l’assurance de leur fidélité sur un document écrit, qu’ils arrosaient préalablement de leur sang.

L’organisation de cette secte fut, en outre, une conséquence du système général de la politique soupçonneuse des Syaugouns, qui ne pouvaient laisser vivre, sans la soumettre à une surveillance policière, une caste aussi nombreuse et aussi puissante que celle du clergé bouddhique. Des mesures avaient d’ailleurs été déjà prises, depuis bien des siècles, pour assurer au gouvernement la haute main sur les monastères. A l’occasion d’un assassinat commis par un bonze, en 625 de notre ère, l’impératrice Toyo-mi-ke Kasiki-ya bime (Souiko) avait créé des fonctionnaires appelés Sô-syau «régisseurs des bonzes», dont la mission était de veiller à la discipline des prêtres et probablement aussi de donner au gouvernement connaissance de leurs agissements[164].

Peu à peu le personnel des monastères se vit, de toutes parts, hiérarchisé, enrégimenté, et une foule de dignités et de titres officiels furent imaginés, dans le but de le placer directement sous la dépendance de l’administration séculière. Cette intervention incessante de l’autorité laïque dans l’organisation et les affaires des couvents, d’une part, l’absence de toute communication entre le Nippon et le continent asiatique, d’autre part, eurent pour effet rapide d’altérer, jusque dans ses principes fondamentaux, le bouddhisme japonais, auquel il ne resta bientôt, de la grande doctrine indienne, plus guère autre chose que le nom. J’ignore ce qu’il peut y avoir de vrai dans ce qu’on a dit au sujet d’une philosophie bouddhique, à laquelle certains bonzes auraient su donner une remarquable élévation. Mais il est hors de doute que, tel qu’il est pratiqué de nos jours par la masse des insulaires de l’Asie orientale, il n’est plus rien qu’un tissu des plus extravagantes idolâtries. Et, si j’en juge par quelques moines éclairés avec lesquels je me suis trouvé, il y a plusieurs années, en rapports quotidiens, le petit nombre de Japonais qui se préoccupe encore aujourd’hui de la pensée première et de la théorie du bouddhisme s’y intéresse bien plutôt par goût des choses de l’érudition proprement dite que dans un but de spéculation ou de propagande religieuse et philosophique.

IX

APERÇU GÉNÉRAL

DE

L’HISTOIRE DES JAPONAIS

DEPUIS L’ÉTABLISSEMENT DU BOUDDHISME

JUSQU’A L’ARRIVÉE DES PORTUGAIS

LE Japon, durant la longue période dont j’essaierai de vous donner un aperçu rapide, est resté à peu près complètement isolé du reste du monde; et c’est à peine si nous aurons l’occasion de rattacher une fois son histoire à celle de la Chine, en parlant de la grande expédition organisée par le célèbre empereur Koubilaï-khan, dans le vain espoir d’établir sa puissance jusque dans les îles de l’extrême Orient. Le fait le plus important que nous devrons, en conséquence, faire ressortir sera la constitution de la puissance des Syau-gun qui devaient un jour ne plus laisser aux mikado, les véritables empereurs, autre chose qu’une autorité purement conventionnelle et nominale; jusqu’à ce qu’enfin la révolution opérée, par suite de rétablissement des Européens au Japon, vienne à son tour détruire la formidable organisation politique des autocrates de Yédo, et rendre aux successeurs de Zinmou la puissance suprême dont leurs généralissimes les avaient dépouillés pendant plusieurs siècles.

Durant les premiers règnes de la période qui nous occupe, le Japon jouit d’une paix profonde et les mikados passent leur existence à se divertir dans leurs palais, à réunir autour d’eux des assemblées de poètes, à se faire expliquer les chefs-d’œuvre de la littérature chinoise, et à faire des pèlerinages. L’empereur Zyun-wa ordonne, en 831, la composition d’un recueil des ouvrages japonais les plus élégamment écrits. Son successeur Nin-myau, en 835, va présider une fête en l’honneur de la floraison des chrysanthèmes, et reçoit les vers que les poètes les plus célèbres du pays viennent lui offrir à cette occasion. Son fils, Bun-toku, se rend, en 851, à un de ses palais pour admirer les cerisiers en fleurs et composer des poésies. Sei-wa, encore enfant, accorde, en 859, des promotions à plusieurs divinités du pays; l’une d’elles obtient le premier rang de la première classe.

L’histoire de la plupart des mikados de cette période antérieure à la domination des syaugouns, rapporte une foule d’événements de ce genre. La plupart de ces princes se préoccupaient déjà fort peu des affaires du gouvernement et se livraient sans relâche à tous les amusements que leur haute situation leur permettait de se procurer. On cite cependant quelques actes de tyrannie qui contrastent tristement avec les plaisirs innocents des empereurs que nous venons de citer. Yau-zei, par exemple, renouvela les horreurs qui signalèrent le règne du tyran Bourets; les chroniques rapportent, en effet, que, pour se divertir, ce mikado, alors qu’il n’avait pas encore dix-sept ans, faisait monter des hommes sur des arbres pour les abattre à coups de flèches ou d’autres projectiles.

En l’an 899, l’ex-mikado fut consacré prêtre de la religion bouddhique. Ce fut la première fois qu’eut lieu un pareil événement. Les souverains ainsi devenus prêtres, sont appelés Hau-wau «empereur de la Loi».

Arrivé à l’époque de l’empereur Zu-zyaku, le Japon est le théâtre d’une grande révolte qui jette la terreur dans tout l’empire. A la fin de l’année 939, un personnage appelé Masa-kado lève l’étendard de la révolte, se rend maître de quelques provinces et s’arroge plusieurs des prérogatives de la dignité impériale. En même temps, un certain Sumitomo, à la tête d’une nombreuse troupe de bandits et de pirates, s’empare de diverses autres parties de l’empire, où il établit sa domination. Cette fois le mikado parvint à dominer l’insurrection, et Masakado, blessé par une flèche sur le champ de bataille, eut la tête tranchée par un des princes envoyés à sa rencontre avec une armée de seize mille hommes pour le réduire. Soumitomo et son fils subirent le même sort, peu de temps après.

La tranquillité ne fut pas rétablie pour longtemps dans le Nippon, et nous voyons bientôt la caste militaire devenir toute puissante et anéantir à peu près complètement l’autorité souveraine des mikados. Plusieurs princes féodaux avaient acquis, pendant les guerres intestines de cette époque, une influence considérable dans les affaires de l’état. Les maisons de Taira, de Minamoto et de Fudiwara ne tarderont pas à ensanglanter le pays dans les luttes qu’elles vont engager pour s’assurer la suprématie dans l’empire.

Originairement, la constitution de la monarchie japonaise était en général fort simple et de nature à prévenir toute tentative de désorganisation sociale. L’autorité militaire n’était pas séparée de l’autorité civile: tout le monde, sans distinction de caste, était soldat, et l’empereur remplissait seul les fonctions de général en chef de la nation armée. En cas de guerre, le mikado prenait en personne le commandement des troupes, ou confiait à son héritier présomptif cette charge qui ne pouvait être placée entre les mains d’aucun autre de ses sujets. Au VIIe siècle, cette constitution fut modifiée, et on chercha à imiter celle qui avait prévalu en Chine, sous la dynastie des Tang. On constitua deux classes essentiellement distinctes de fonctionnaires publics et à peu près complètement indépendantes l’une de l’autre: la classe des fonctionnaires civils et la classe des fonctionnaires militaires.

De 938 à 1087, les deux puissantes maisons de Taïra et de Minamoto établirent des camps permanents dans les provinces de l’Est; les soldats, ainsi séparés de l’élément civil de la population, ne tardèrent pas à se persuader qu’il lui était complétement étranger, et insensiblement ils considérèrent leur chef comme leur véritable souverain. Les mikados, dans leur indolence, trouvaient fort commode, en cas de révolte intestine, de confier à ces maisons le soin de châtier les rebelles; mais ils s’aperçurent trop tard que ceux-là qu’ils avaient créés leurs défenseurs, étaient appelés, dans un temps peu lointain, à les réduire eux-mêmes à une somptueuse mais non moins réelle servitude[165].

Lorsqu’une de ces deux maisons accomplissait un acte qui portait ombrage à la cour, le mikado chargeait l’autre de la châtier. Ce système politique, où les empereurs croyaient voir une garantie de conservation pour leur autorité souveraine, ne devait point aboutir aux résultats qu’ils avaient espérés. Les Taira et les Minamoto ne tardèrent pas à lutter entre eux pour leur propre compte, et il en résulta les plus effroyables désordres dans tout l’empire. Après de longues guerres entre ces deux maisons rivales, un jeune enfant, nommé Yori-tomo, dernier représentant de la famille des Minamoto, tomba prisonnier entre les mains des Taïra. L’intervention d’une femme lui sauva la vie, mais il fut banni dans la province d’Idzou. Bien qu’il n’eût alors que quatorze ans, il songea secrètement à venger l’honneur de sa maison; et bientôt, avec l’aide d’un courtisan dont il avait épousé la fille, il parvint à s’échapper des mains de ses ennemis, et à constituer, loin du domaine de leur action, une puissante armée de mécontents, à la tête desquels il put exterminer les troupes des Taïra, réduire à l’impuissance les derniers débris de ses partisans, et créer à Kamakoura la capitale de ses états et le centre de son autorité militaire dans le nord du Japon[166].

C’est avec ce personnage, désigné dans les historiens indigènes sous le titre de Mina-mo-tono Yori-tomo, que commence, pour le Japon, cette dynastie de princes qui régnèrent pendant plusieurs siècles et jusqu’en 1868, sous le titre de syau-gun «généralissime», titre que les Européens ont transformé, à notre époque, en celui de taï-kun «grand prince».[167] On fait remonter, il est vrai, l’institution des fonctions de syaugoun à l’origine même de la monarchie japonaise, et on rapporte que, sous Zinmou (VIIe siècle avant notre ère), un personnage appelé Miti-no Omi-no Mikoto fut élevé au syaugounat par l’empereur qui le plaça, en conséquence, à la tête de l’armée, pour combattre les barbares de l’Est.

Ce serait toutefois une grave erreur de confondre le titre et les fonctions de syaugoun confiés à cette époque et plus tard, à divers commandants en chef de l’armée, avec la dignité en quelque sorte souveraine que s’arrogea, au XIIe siècle, le célèbre Yoritomo. A partir de cette époque, et jusqu’à la date encore toute récente de la restauration des mikados, le syaugoun, que beaucoup d’auteurs ont appelé «le second empereur du Japon», était en réalité le véritable possesseur de l’autorité dans les îles de l’extrême Orient. Il était quelque chose de plus que les maires du palais de nos rois mérovingiens, car il avait réuni toutes les rênes du gouvernement dans sa résidence personnelle, laissant le mikado jouir de tous les plaisirs de l’oisiveté, mais à peu près absolument impuissant, dans un palais situé à grande distance de cette résidence.

Il serait cependant inexact de considérer, comme on l’a fait maintes fois, le syaugoun comme le véritable empereur du Japon. La puissance des traditions, le caractère sacré que la religion indigène donnait aux mikados[168], considérés comme les descendants directs et légitimes des anciens dieux du pays; les restes encore imposants de la vieille organisation féodale de l’empire, tout s’opposait à ce que les Généralissimes s’arrogeassent le titre et certaines prérogatives de la dignité impériale. Les syaugouns les plus puissants éprouvèrent eux-mêmes le besoin d’obtenir une sorte d’investiture que les premiers allèrent recevoir à Myako, résidence des mikados, et que les autres se firent donner solennellement, au nom de ces mêmes mikados, dans leur résidence effective[169]. Bien plus, ils crurent devoir demander au souverain légitime les titres et rangs nobiliaires qu’ils reconnaissaient à lui seul le droit de conférer, et ces titres, ils n’osèrent souvent les réclamer que de la façon la plus humble et la plus modeste. Taïkau-sama est le seul qui ait été promu, comme je vous le dirai tout à l’heure, jusqu’au quatrième rang; en 1862, le syaugoun régnant ne possédait que le huitième rang, et le président du Go-rau diu ou chef du cabinet, n’était arrivé qu’au quinzième.

Même sous l’empire de l’autorité syaugounale, la hiérarchie de la cour impériale de Myako fut conservée à peu près complètement dans son intégrité, et il était admis que, dans le cas d’événement d’une importance exceptionnelle, c’était par un Grand Conseil présidé par le mikado et composé des principaux dignitaires de l’état que des résolutions exécutoires pouvaient seulement être prises[170]. Bien plus, dans ce Grand Conseil, le syaugoun ne pouvait occuper qu’une place plus ou moins inférieure, déterminée par le rang auquel il avait été promu à l’avance. Après le mikado, la seconde place était réservée à ses fils ou filles majeurs, c’est-à-dire âgés au moins de quinze ans révolus;[171] la troisième aux enfants mineurs du souverain, la quatrième aux ses-syau[172], régents ou descendants des anciens empereurs. Les petits-fils du mikado recevaient en naissant le treizième rang et arrivaient, en grandissant, à être promus jusqu’au second. Il fut entendu que si la dynastie directe des successeurs de Zinmou venait à s’éteindre, un des tiu-na-gon[173], élevé au deuxième rang de sin-au, pourrait être appelé à la succession. Enfin, au bout de la salle, relégués en quelque sorte comme d’infimes serviteurs, étaient admis les koku-si[174], c’est-à-dire les dix-huit grands dai-myau ou «princes féodaux[175]» dont on fait remonter l’origine au règne de Seïmou (131 à 191 de notre ère). Les autres daïmyaux n’étaient pas admis au Grand Conseil, parce qu’ils étaient considérés comme placés dans la dépendance directe du syau-goun.

Les mikados, qui se succédèrent à l’époque de la fondation du syaugounat avaient tous été élevés à la dignité impériale alors qu’ils étaient encore en bas âge, de sorte que l’autorité souveraine passait tour à tour dans les mains de tous les courtisans qui cherchaient à profiter de la situation pour donner libre cours à leurs menées égoïstes et ambitieuses. Roku-deô, proclamé empereur à deux ans (1166), fut déposé deux ans après (1167) par son grand-père Sirakava II;—Taka-kura monta sur le trône à l’âge de huit ans (1169); son successeur An-toku, à l’âge de trois ans (1181); les empereurs suivants, Toba II (1184) et Tuti-mikado (1199), l’un et l’autre, à l’âge de quatre ans.

Les descendants de Yoritomo ne se montrèrent pas à la hauteur de la mission que leur avait léguée le chef de la dynastie syaugounale; bientôt les fonctions de régent, devenues en quelque sorte héréditaires dans la famille des Hô-deô, qui étaient maîtres d’élire ou de déposer les syaugouns, vint placer ces derniers dans une condition de dépendance occulte, analogue à celle qui avait été faite aux représentants nominaux de l’autorité impériale.

C’est durant cette période qu’eut lieu la première tentative des Mongols de placer le Japon sous leur suzeraineté. Leur souverain, le fameux Koubilaï-khan, envoya dans ce but plusieurs ambassades au Nippon, avec des lettres par lesquelles il réclamait le tribut; mais, comme ces lettres étaient conçues dans des termes hautains et insolents, il ne leur fut pas fait de réponse. Pour donner une sanction à ses menaces, il envoya, en 1274, sur neuf cents vaisseaux, une armée de 33,000 hommes, dont 25,000 Mongols et 8,000 Coréens. Cette armée débarqua à l’île d’Iki, où eut lieu un grand combat naval, dans lequel l’un des deux généraux qui la commandaient fut tué d’un coup de flèche. Les Mongols songèrent alors à se retirer, mais leur flotte fut en partie détruite par un de ces typhons si fréquents dans les mers de l’extrême Orient. Le général des Coréens fut noyé, et treize mille hommes environ purent seuls regagner la Chine.

L’année suivante (1275) Koubilaï envoya une nouvelle ambassade à Kama-koura, avec la mission de réclamer de nouveau le tribut. Le régent Toki-mune, pour toute réponse, fit trancher la tête au chef de la mission et l’exposa aux regards du peuple. Quelques années après (1281), l’empereur des Mongols ou Youen leva une nouvelle armée de 180,000 hommes qui atteignit le Japon en vingt-quatre jours. Cette armée possédait des catapultes et autres engins inusités jusqu’alors, que le célèbre voyageur Marco Polo venait de faire connaître aux Tartares, à la cour desquels il avait été accueilli. Cet armement nouveau et le nombre considérable des soldats qui avaient été réunis pour cette circonstance, eussent probablement triomphé du courage dont les Japonais firent preuve en présence de cette invasion, si la mer des typhons ne leur avait encore une fois prêté le secours du vent et des flots. L’expédition tout entière fut submergée, à l’exception de 3,000 combattants qui, faits prisonniers par les insulaires, furent immédiatement mis à mort, et de trois individus auxquels on fit grâce, pour qu’ils pussent aller porter en Chine la nouvelle du désastre.

En 1334, Dai-go II, élevé pour la seconde fois sur le trône, s’efforça de ressaisir la puissance impériale qui s’était échappée des mains de ses prédécesseurs. Pour être agréable à son épouse, il commit l’imprudence d’accorder des titres et des fonctions nouvelles à Taka-udi. Celui-ci en profita pour s’assurer l’appui de l’armée et ne tarda pas à se proclamer lui-même grand syaugoun. Deux ans plus tard, il élevait au trône de Myako un nouvel empereur du nom de Kwan-myau, tandis que Daï-go II, qui était parvenu à s’échapper secrètement, allait s’établir à Yosino. L’empire japonais se trouva ainsi morcellé en deux cours: celle du nord ou hoku-tyau et celle du sud ou nan-tyau. De la sorte, deux mikados régnèrent simultanément sur cet empire pendant une période de cinquante-six ans (de 1336 à 1392). La réconciliation des deux empereurs ne profita qu’à un certain Asi-kaga qui réussit, au milieu de la confusion générale où se trouvait le pays, à s’assurer pour lui-même la puissance héréditaire du syaugounat, laquelle demeura dans sa famille jusqu’en 1573.

Cette nouvelle période nous présente le tableau des guerres intestines les plus effroyables, auxquelles semblent vouloir participer de la façon la plus confuse et la plus capricieuse, tous les daïmyaux ou princes feudataires de l’empire. Pendant ces guerres de tous les instants, non-seulement la majesté impériale n’est plus respectée, mais les syaugouns, eux aussi, ne parviennent souvent point à maintenir leur autorité. D’un bout à l’autre de l’archipel, le sang coule pour la satisfaction de petits intérêts personnels: ce ne sont qu’intrigues, vengeances, fourberies; le désordre, partout, est porté à ses dernières limites.

C’est également durant cette période que les Portugais abordèrent pour la première fois au Japon (1551), où ils introduisent la prédication du Christianisme.

Un daïmyau nommé Nobu-naga apparaît au milieu du XVIe siècle; et, après s’être ménagé de puissantes alliances, s’engage au service des Asikaga, avec lesquels il finit par se mettre ouvertement en voie de rébellion (1573). La même année, il marche à la tête d’une armée contre les troupes du syaugoun Yositoki. Celui-ci, ne se trouvant pas en état de résister, se constitue prisonnier; et, après avoir renoncé au syaugounat, se fait raser la tête. Ses principaux partisans sont mis à mort par ordre du vainqueur.

Sur ces entrefaites, un homme de basse extraction, que le hasard a fait bet-tau (palefrenier) de Nobounaga, parvient à gagner la confiance de son maître qui finit par l’élever au rang de général de ses troupes. Cet homme, appelé Hide-yosi, mais qui est plus généralement connu sous son nom posthume de Tai-kau sama, n’hésita pas, après la mort de Nobounaga, à supplanter les fils de son bienfaiteur, et, après les avoir réduits à l’impuissance et l’un d’eux à s’ouvrir le ventre, à prendre en mains les rênes du pouvoir. Devenu tout puissant dans l’empire, il fut élevé par le mikado à la dignité de Kwan-baku, dignité qui ne fut jamais accordée à un autre syaugoun, et qui jusqu’alors avait été exclusivement conférée à la famille princière des Fudivara. Il reçut en même temps de l’empereur le nom de Toyo-tomi.

Hidéyosi, sentant sa fin prochaine, et voulant assurer sa succession à son fils Hide-yori, fiança cet enfant en bas âge avec la petite fille de Iyéyasou, l’un des princes les plus puissants de l’empire, et lui fit signer de son sang la promesse qu’aussitôt que Hidéyori aurait atteint sa treizième année, il le ferait reconnaître syaugoun par le mikado. Mais bientôt Iyéyasou, qui aspirait à l’autorité souveraine, trouva un prétexte pour se brouiller avec le fils de Taïkau. Il assiégea le jeune prince dans son château d’Ohosaka et le fit périr dans l’incendie qu’il y alluma.

Devenu, par ce meurtre, maître de l’autorité souveraine, Iye-yasu, également connu sous le nom posthume de Gon-gen-sama, et qui appartenait à la noble famille de Toku-gawa, fut le fondateur de la quatrième et dernière dynastie des syaugouns, laquelle gouverna le Japon pendant deux cent soixante-cinq ans, depuis le commencement du XVIIe siècle jusqu’à nos jours (1603-1868). Ce prince, d’une haute intelligence politique, fit subir une transformation complète au Japon, dont il devint le maître absolu, tout en laissant aux mikados le titre et l’appareil de la majesté souveraine. Yédo, qui n’était avant lui qu’un petit village, devint sa résidence; et, avec le concours de trois cent mille ouvriers, il y construisit le siro ou cité impériale, les vastes fossés qui l’entourent et les canaux qui donnent à la capitale l’aspect d’une ville hollandaise. Iyéyasou promulgua non-seulement un Code de lois nouvelles, mais il régla jusque dans leurs moindres détails la manière de vivre des différentes castes composant la société japonaise.

Afin d’assurer sa personne et ses successeurs contre toute tentative du mikado à ressaisir l’autorité effective, Iyéyasou ne se contenta pas d’enfermer le successeur de l’empereur Zinmou dans son palais de Miyako, avec une nombreuse garde, dont la présence avait pour but avoué de lui rendre les honneurs dus à son rang suprême, mais qui, en réalité, avait pour mission d’assurer sa captivité; il établit encore, dans cette capitale du sud, un gouverneur chargé de veiller sur tous ses actes et de prévenir au besoin, par la force, toute tentative d’émancipation. En même temps, un des proches parents du mikado fut appelé à Yédo, pour y remplir les fonctions de grand-prêtre et fournir, le cas échéant, au syaugoun un successeur immédiat au mikado qui parviendrait à lever l’étendard de la révolte.

Quant aux princes féodaux qui se partageaient l’empire, il leur était sévèrement interdit d’engager aucune espèce de relations avec la cour du mikado; il leur était même défendu de traverser cette ville et d’y séjourner. Ils ne pouvaient non plus se visiter les uns les autres, ni être représentés par des agents à leurs cours respectives. Chaque année, ils devaient venir faire une visite à l’autocrate de Yédo; mais les époques de ces visites étaient déterminées de façon à ce qu’ils ne pussent jamais se rencontrer avec les princes dont les états étaient limitrophes des leurs. Enfin, durant leur absence de la capitale du Nord, ils étaient obligés d’y laisser demeurer leur famille en guise d’otages.

Iyéyasou est inscrit dans les annales du Japon, comme n’ayant régné que trois ans (1603-1605) avec le titre de Grand Syaugoun; mais, en réalité, sa domination sur l’empire date de peu de temps après la mort de Taïkau.

En 1605, Hide-tada, son fils, et, en 1623, Iye-mitu, son petit-fils, lui succédèrent. L’un et l’autre se firent un devoir de continuer avec un zèle énergique et intelligent, la politique de l’habile fondateur de leur dynastie. C’est durant le règne de ce dernier qu’eut lieu, à Sima-bara (1638), l’extermination des chrétiens, dont 37,000 furent impitoyablement massacrés, et l’expulsion de tous les étrangers, à l’exception des Hollandais qui, en récompense du concours qu’ils avaient donné au syaugoun pour détruire le christianisme dans ses états, jouirent du privilège exclusif de commercer avec le Japon. Les Hollandais n’obtinrent cependant pas la faculté de parcourir le pays, et ils furent en quelque sorte emprisonnés dans le petit îlot de Dé-sima, sur la baie de Nagasaki, que l’autocrate de Yédo fit construire pour leur résidence. L’histoire raconte que cet îlot présente l’aspect d’un éventail, le syaugoun, consulté sur la forme qu’il fallait donner à sa construction, s’étant contenté pour toute réponse de montrer l’objet qu’il tenait en ce moment à la main. L’exclusion des autres Européens ne souffrit point d’autre exception; et lorsque l’Espagne envoya peu après une ambassade à Nagasaki, le chef de la mission et les soixante personnages qui l’accompagnaient furent décapités et exposés sur la place publique (1640).

Sous le règne de ces deux princes et de leurs successeurs, le système de police et d’espionnage organisé par Hidéyosi, acquit encore de nouveaux développements. C’est ce qui a fait dire que le Japon était divisé en deux parties, dont l’une était chargée de surveiller l’autre. Toujours est-il que jusqu’à la révolution de 1868, aucun fonctionnaire public ne pouvait circuler sans se faire accompagner par son o me-tuke «celui qui a l’œil», ou par son «ombre», pour me servir de l’expression employée par les Européens pour désigner les espions officiels des officiers japonais. En 1862, lors de l’arrivée en Europe de la première ambassade du syaugoun, non-seulement toutes les classes d’attachés de la mission, y compris les domestiques, avaient sans cesse un ométsouké en leur compagnie, mais les deux ambassadeurs avaient également le leur, qui participait à leur rang et sans lequel ces derniers n’auraient pas osé accomplir un acte quelconque.

Les princes qui prirent, par la suite, la succession de Iyéyasou, ne se montrèrent généralement pas à la hauteur de la charge qu’ils avaient reçue en héritage, et leur puissance ne tarda pas à péricliter. Lorsque les Américains tentèrent, en 1852, pour la première fois d’une manière sérieuse, d’ouvrir les ports du Japon au commerce étranger, le syaugoun régnant alors, Iye-yosi n’avait déjà plus entre les mains qu’une faible partie de l’autorité suprême qui était passée insensiblement entre les mains de son Conseil. Nous verrons plus tard comment il se trouva impuissant à résister à l’invasion étrangère, et comment lui et ses successeurs rendirent possible la grande révolution de 1868 qui restitua la souveraineté effective aux mikados, successeurs légitimes de l’empereur Zinmou.

X

LA

LITTÉRATURE DES JAPONAIS

L’ART d’écriture ne fut guère en usage au Japon avant le milieu du IIIe siècle de notre ère. On a cependant prétendu que des inscriptions antiques, en caractères différents de ceux de la Chine, avaient été découvertes, et que ces inscriptions étaient une preuve que les Japonais connaissaient l’écriture antérieurement à leurs premières relations historiques avec les Chinois.[176] Mon illustre et très regrettable ami, le docteur de Siebold, m’annonçait même la prochaine publication de monuments de ce genre, lorsque la mort est venue l’enlever aux sciences et aux lettres japonaises qu’il avait cultivées toute sa vie avec tant de zèle et de dévoûment. Plusieurs fois, depuis lors, j’ai reçu l’assurance que ces inscriptions énigmatiques existaient réellement; mais, malgré mes efforts, il ne m’a pas été possible de m’en procurer des spécimens d’une authenticité satisfaisante.

En revanche, j’ai eu connaissance de plusieurs ouvrages indigènes traitant d’une écriture qui aurait été pratiquée au Japon avant l’expédition de l’impératrice Iki-naga-tarasi contre la Corée (200 ans avant notre ère). Les caractères de cette écriture, appelés sin-zi «signes divins», ne différent que fort peu de ceux qu’emploient de nos jours les habitants de la Corée. Les savants japonais disputent sur la question de savoir si ces caractères ont été inventés dans le Tchao-sien ou dans le Nippon. Leur origine continentale paraît incontestable; mais l’amour-propre des insulaires de l’extrême Orient ne trouve pas son compte dans une pareille théorie et il fait tous ses efforts pour la renverser.

Quoi qu’il en soit, cette écriture n’a probablement jamais été bien répandue au Japon; sans cela, les intelligents habitants de cet archipel n’auraient sans doute point adapté à leur langue les signes si nombreux, si compliqués de l’écriture idéographique de la Chine, et ils eussent probablement préféré le système analytique si commode de l’écriture coréenne au système à tant d’égards défectueux et insuffisant des kana syllabiques. Je ne connais pas d’autre exemple d’un peuple qui, ayant fait usage d’une écriture alphabétique, l’ait abandonnée pour lui substituer une écriture figurative. L’abandon de l’alphabet coréen eût été d’autant moins raisonnable que ses lettres se distinguent par une remarquable simplicité, un tracé facile, une lecture rapide et toujours exempte d’incertitudes[177]. Il faut dire, il est vrai, que la simplicité n’a guère été du goût des Japonais, dont la calligraphie admet plus de caprices et d’excentricités qu’on n’en pourrait trouver d’exemples, en pareil cas, chez aucun autre peuple connu[178].

Ce n’est, en réalité, qu’après l’introduction de quelques-uns des monuments littéraires de la Chine dans les îles de l’extrême Orient que les Japonais ont commencé à posséder de véritables livres. Plusieurs de ces livres renferment des productions de l’esprit indigène, qui remontent parfois à une époque de beaucoup antérieure à la connaissance de l’écriture dans le Nippon. Certaines poésies, des chants relatifs aux fastes de l’antique dai-ri, conservés par la tradition orale, sont certainement de plusieurs siècles antérieurs au temps où les Japonais commencèrent à employer l’écriture idéographique des Chinois. Nous possédons déjà, sur quelques-unes de ces vieilles productions poétiques, des données qui nous permettent de fixer leur âge et qui en font, de la sorte, des documents philologiques d’une valeur inappréciable pour l’étude de l’ancien idiome de Yamato.

Il n’entre point dans ma pensée de vous présenter ici un tableau, fût-il très succinct, de la riche littérature du Nippon. Même en me bornant à de simples citations bibliographiques, je serais entraîné fort au-delà des limites que doit avoir cette conférence. Je me propose donc de jeter seulement un coup d’œil rapide sur les divers genres de monuments qui constituent cette littérature; et, tout en m’attachant à vous signaler quelques-unes des œuvres exceptionnelles que vous devez connaître au moins de nom, de vous mentionner les ouvrages dont les orientalistes nous ont déjà donné des traductions complètes ou partielles.

En tête de leurs livres, et comme documents originaux de leur histoire littéraire, les Japonais placent un petit nombre d’ouvrages dont l’authenticité a été établie d’une manière incontestable. Parmi ces ouvrages, ils citent tout d’abord une sorte d’anthologie intitulée Man-yô siû, et une narration légendaire et historique connue sous le nom de Ko zi ki.

Le Man-yô siù, littéralement: «Collection des Dix-mille Feuilles»[179], est un recueil de toutes sortes de poésies antiques, dont on attribue la réunion à un sa-dai-zin, ou grand officier de la droite, appelé Tati-bana Moro-ye, lequel vivait sous le règne de l’impératrice Kau-ken (749-759 de notre ère). Ce lettré mourut avant d’avoir complété son œuvre, qui ne fut achevée que sous le LIe mikado, Hei-zei (806-809), auquel elle fut présentée. Ainsi s’explique la présence, dans le Man-yô siù, de beaucoup de pièces composées après la mort de Moro-ye[180]. L’opinion la plus accréditée est que la coordination de cette anthologie est due à un personnage nommé Yaka-moti[181], lui même auteur de plusieurs des poésies qui y ont été insérées.

Le Man-yô siû est écrit exclusivement en caractères chinois; mais ces caractères y perdent le plus souvent la signification qui leur est propre, pour ne plus devenir que de simples lettres d’un syllabaire destiné à reproduire les sons de la langue de Yamato. Ce syllabaire, ayant servi tout d’abord à écrire les poésies de l’antique recueil qui nous occupe, a reçu, par ce fait, le nom de Man-yô kana «caractères des Dix-mille Feuilles ou des Poésies».

Parmi les pièces réunies dans le Man-yô siû, il en est un grand nombre qui n’offrent de l’intérêt qu’en raison des faits historiques auxquels elles font allusion. Quelques-unes, au contraire, se distinguent par une tournure gracieuse et par une fraîcheur d’expression qui les rendent aimables, même pour les Européens les moins initiés aux rouages si originaux de la civilisation de l’extrême Orient. Il en est enfin un certain nombre qui sont fort obscures et à peu près inintelligibles pour les lettrés du pays. Jusqu’à présent, il n’existe aucune version complète du Man-yô siû dans une langue étrangère: quelques pièces ont été traduites en allemand[182]; j’en ai publié d’autres en français, avec le texte original et un commentaire[183].

Le Ko zi ki, ou Annales des choses de l’antiquité, peut être considéré comme le plus ancien livre d’histoire japonaise qui soit parvenu jusqu’à nous. Composé, ainsi que j’ai eu l’occasion de le dire, en 712, par Yasu-maro, d’après les souvenirs d’une vieille dame de la cour qui l’avait appris dans sa jeunesse de la bouche du mikado Tem-bu, il est écrit, comme le Man-yô siù, en caractères chinois employés tantôt avec leur signification idéographique, tantôt avec une valeur purement phonétique. L’ouvrage commence par un exposé de la cosmogonie et par une histoire généalogique des kami ou dieux primitifs d’où est descendue la dynastie impériale des mikados. Le récit des règnes de cette dynastie commence avec Kam Yamato Iva-are-hiko, fondateur de la monarchie (660 ans avant notre ère), et se termine avec l’impératrice Toyo-mi-ke Kasiki-ya-bime (593 à 628 après notre ère).

La forme un peu confuse du Ko zi ki engagea Yasumaro à en entreprendre la révision, avec le concours de deux collaborateurs. L’ouvrage, refondu et complété par leurs soins, devint le Ni-hon Syo-ki, ou «Annales écrites du Nippon», dont l’authenticité est incontestable, et que l’on doit placer à la tête de tous les ouvrages historiques des Japonais[184]. Les deux premiers tomes sont consacrés aux dynasties divines (Ka-mi-no yo); les vingt-huit derniers à l’histoire des mikados, depuis Kam Yamato Iva are hiko-no sumera mikoto (660 ans avant notre ère) jusqu’à l’impératrice Taka ama-no hara-hiro-no bime-no sumera mikoto (687 à 696 de notre ère). Il comprend, de la sorte, sept règnes de plus que n’en renferme le Ko zi ki.

Au point de vue du système graphique, le Ni-hon Syo-ki, tout en se rapprochant du Ko zi ki, est cependant plus conforme au style chinois; on y rencontre fréquemment les marques de transpositions de signes que les Japonais ont l’habitude d’employer lorsqu’ils écrivent suivant les lois de la syntaxe chinoise. On serait néanmoins dans l’erreur, si l’on croyait que des textes de ce genre peuvent être compris sans une connaissance approfondie des deux langues; le livre d’ailleurs doit être lu de façon à fournir une succession de phrases purement japonaises.

 

Le meilleur ordre de classification qu’on puisse choisir pour la bibliographie japonaise me paraît devoir être, à peu de chose près, celui qui a été adopté par Landresse pour la bibliographie chinoise. Cet ordre est emprunté, en partie du moins, au grand Catalogue de la Bibliothèque impériale de Péking, intitulé Kin-ting Sse-kou-tsuen-chou soung-mouh: je m’y conformerai dans les indications que je vais vous fournir.

Livres sacrés et religieux.—Les Ou-king ou Livres canoniques de la Chine, les Sse-chou ou Livres de philosophie morale et politique de Confucius et de son École, ont été l’objet de nombreuses éditions japonaises, accompagnées pour la plupart de commentaires. Les unes se composent du texte original chinois, auquel on a joint seulement les signes de transposition phraséologique destinés à faciliter leur traduction et les désinences grammaticales qui permettent, au premier coup d’œil, de déterminer la catégorie des mots; les autres présentent le texte accompagné d’une traduction complète et juxta-linéaire[185].

Pendant longtemps les sinologues ont fait valoir l’importance qu’avaient, pour l’étude de ces livres, les traductions qui existent en langue mandchoue; et c’est en vue du secours qu’ils y pouvaient trouver qu’ils se sont livrés à l’étude de la langue, d’ailleurs dépourvue de littérature originale, des derniers conquérants de la Chine. Aujourd’hui que la connaissance du japonais commence à se répandre parmi les orientalistes, on ne peut plus tarder à demander à cette langue l’aide philologique qu’on tirait naguère de la connaissance du mandchou: les traductions japonaises des ouvrages chinois sont en général plus commodes que les traductions tartares; et, grâce au système des transpositions syntactiques, elles offrent presque toujours un mot à mot interlinéaire de nature à faire comprendre plus vite le sens des signes idéographiques que les versions relativement libres qu’on rencontre dans les éditions mandchoues.

La plupart des anciens livres classiques que les Chinois placent d’ordinaire à la suite des King et des Sse-chou ont été également réimprimés et traduits par les Japonais. On possède de la sorte, dans la langue du Nippon, le Hiao-king ou Livre sacré de la Piété filiale;[186] le Siao-hioh ou la Petite Etude, dont il a été fait divers genres d’imitations; le Tsien-tsze-wen ou Livre des Mille mots[187], etc.

Il existe beaucoup d’écrits japonais sur leur religion nationale, appelée sin-tau «culte des Génies». Tous prennent pour point de départ les données mythologiques consignées dans l’antique Ko zi ki, dont je vous ai entretenus tout à l’heure.

Nous ne connaissons encore que fort peu la littérature bouddhique du Japon[188].

J’ai donné cependant la traduction d’une œuvre du représentant le plus populaire de cette doctrine Kô-bau dai-si, ainsi que celle d’un traité d’éducation morale répandu dans toutes les écoles et composé sous l’inspiration de la doctrine des bonzes[189]. Quant aux éditions des grands ouvrages chinois relatifs à la doctrine de Çâkya-Mouni, si j’en juge par celles du Lotus de la Bonne Loi dont j’ai pu me procurer des exemplaires, elles ne prêteront très probablement aucun secours nouveau pour l’étude de la grande religion de l’Inde. A voir les colonnes du texte chinois accompagnées de colonnes interlinéaires en caractères hira-kana ou kata-kana, on pourrait croire tout d’abord à la présence d’une traduction en langue japonaise. Un examen quelque peu attentif prouve qu’il n’en est rien: ces éditions ne donnent, en plus du texte chinois, que la seule notation phonétique des signes, de façon à rendre possible leur prononciation aux prêtres et aux dévots qui ne sont pas en état de lire les caractères idéographiques. Mais comme cette prononciation, par suite des innombrables homophones de l’idiome du Céleste-Empire, ne rappelle, le plus souvent, aucune idée à l’esprit, il en résulte ce fait singulier, mais incontestable, à savoir que les bonzes, en lisant à haute voix les livres bouddhiques, n’attachent guère plus de sens aux sons qui sortent de leur bouche que le peuple qui les écoute de confiance et ne comprend rien de ce qu’ils disent: Verba et voces[190].

Quelques fragments de la Bible et du Nouveau Testament ont été traduits et publiés en japonais. Le plus ancien ouvrage de ce genre que je connaisse est une version de l’Évangile de saint Jean, attribuée au missionnaire Gützlaff et imprimée en caractères kata-kana[191]. Cette version est aussi défectueuse que possible.

Philosophie et Morale.—Les Japonais ne se sont pas contentés de réimprimer, avec des annotations grammaticales, les livres canoniques et classiques des Chinois. Ils ont encore publié de savantes éditions de leurs principaux philosophes des différents siècles. C’est ainsi que je possède les œuvres de Meh-tih (Ve siècle avant notre ère), chef de l’École de la fraternité universelle; de Tchouang-tsze (IVe siècle avant notre ère), célèbre philosophe de la doctrine taosseiste; de Han-feï (IIIe siècle avant notre ère), le remarquable et infortuné jurisconsulte de la cour de Han, et la victime des débauches calomniatrices de la maison de Tsinchi Hoangti, etc.

A côté des ouvrages de philosophie proprement dite, il faut placer un grand nombre de traités populaires de morale qui ont vu le jour dans les îles de l’extrême Orient. Ces livres se composent, pour la plupart, d’aphorismes et de préceptes accompagnés d’anecdotes destinées à les faire comprendre plus aisément aux classes populaires, pour l’éducation desquelles ils ont été composés. Un curieux spécimen d’un ouvrage de ce genre, le Kiu-ô dau-wa, a été publié en français par M. le comte de Montblanc[192].

Jurisprudence et administration.—Nous ne possédons, jusqu’à présent, que de rares données sur la législation des Japonais, antérieurement à la dernière révolution de 1868. Les seuls livres de cette classe dont j’aie pu prendre connaissance, ne sont que des règlements administratifs dans lesquels on ne peut découvrir facilement les éléments du droit politique, tel qu’on le comprenait au Nippon avant l’invasion des idées européennes. On m’a assuré que le testament politique attribué au fameux syaugoun Iye-yasu, et communément appelé «les Cent Lois de Gon-gen Sama», avait été publié au Japon avec une traduction européenne. Je ne connais pas, même de titre, ce travail, qui doit offrir un grand intérêt pour l’étude des rouages compliqués du gouvernement déchu des autocrates de Yédo[193].

Quelques résumés chronologiques nous fournissent, année par année, un aperçu des événements de l’histoire du Japon et de l’histoire d’Europe. La partie japonaise d’un de ces traités a été traduite en allemand[194]. En ce genre, le meilleur ouvrage que je possède est le Sin-sen Nen-hyau de Mitu-kuri;[195] il est précédé des arbres généalogiques des souverains du Nippon et de la Chine, d’une table des nen-gau ou noms d’années japonaises, etc. Les événements y sont mentionnés de façon à présenter, sur trois colonnes, le tableau synoptique des annales du Japon, de la Chine et des pays étrangers à ces deux empires de l’Asie orientale.

Je vous ai fait connaître tout à l’heure les ouvrages qui devaient être considérés comme les sources authentiques de l’ancienne histoire du Japon. En dehors de ces ouvrages, d’une importance capitale pour l’orientalisme, on a publié au Japon une foule de livres d’histoire dont il me paraît utile de citer au moins les principaux.

Le Dai Nihon si, un des plus étendus, car il ne comprend pas moins de deux cent quarante-trois livres rédigés en chinois, a été publié, pour la première fois, la cinquième année de l’ère Sei-toku (1715). Ces savantes annales, plus complètes à bien des égards que tous les autres ouvrages du même genre qui sont parvenus jusqu’à nous, ont été composées avec la pensée de rappeler au peuple que, bien que les rênes du gouvernement soient tombées dans les mains du syaugoun de Yédo, le véritable empereur du Japon n’en était pas moins le mikado relégué dans une luxueuse captivité à Myako.

Le Nippon Sei ki, ou «Annales du gouvernement du Japon», a été publié en chinois avec des annotations grammaticales japonaises. On y trouve l’histoire des mikados, depuis l’origine de la monarchie jusque et y compris le règne de Yô-zei II (1587-1611).

Le Koku-si ryaku, ou «Abrégé des historiens du Japon», a été composé en chinois et publié en 1827 par Iva-gaki. Nous en possédons des éditions accompagnées de notes grammaticales japonaises et de commentaires. Comme l’ouvrage précédent, il ne va pas au delà du règne de Yo-zei II (1587-1611). C’est d’ailleurs un livre médiocrement estimé des savants japonais[196], auquel on préfère souvent une autre histoire de la même période, intitulée Wan-tyau si-ryaku «Abrégé des historiens de la Cour impériale», en dix-sept volumes, dont cinq de supplément.

Les auteurs que je viens de citer ont tous composé leur livre en chinois. Il en est d’autres qui, avec de moindres prétentions littéraires, ont préféré adopter, pour écrire, la langue nationale de leur pays. De ce nombre est le moine Syun-zai Rin-zyo, auquel on doit un livre intitulé Nippon wau-dai iti-ran, «Coup d’œil sur les règnes des empereurs du Japon», dans lequel on trouve l’histoire des mikados depuis l’origine jusqu’à la fin du règne de Yô-zei II (1611), où s’arrêtent également les auteurs dont j’ai parlé précédemment. Ce livre, publié pour la première fois en 1652, est d’une lecture aride, et les indigènes en font assez peu de cas. En revanche, c’est l’ouvrage historique le plus connu des Européens et le seul dont on possède une traduction complète, écrite à la fin du siècle dernier par Titsingh, sous la dictée des interprètes du comptoir hollandais de De-sima[197]. Un autre ouvrage, également en langue japonaise et d’une lecture bien plus agréable que le précédent, porte le titre de Koku si ran-yô: il a été publié la septième année de l’ère actuelle de Mei-di, c’est-à-dire en 1874, et se compose de seize livres. On y trouve les annales des empereurs du Japon, depuis les dynasties préhistoriques jusque et y compris les premières années du règne du mikado actuel, Mutu-hito (1869).

Après les ouvrages précédents qui traitent de l’histoire générale du Japon, depuis l’origine de la monarchie, je dois citer le Ni-hon Gwai-si ou «Histoire non officielle du Japon», qui nous raconte les événements qui se sont passés pendant les guerres des Mina-moto et des Taira, et sous le gouvernement des syaugouns, depuis son origine jusqu’au milieu du XVIIe siècle, époque où régnait la dernière maison syaugounale des Toku-gawa. Ces annales, rédigées par Rai-san-yau, sont très estimées des Japonais, tout au moins au point de vue du style. Deux traductions françaises en ont été entreprises dans ces derniers temps[198]; mais le début seul a été publié jusqu’à ce jour.

A côté des ouvrages rigoureusement historiques que je viens citer, il faut placer toute une série de livres très populaires au Japon, et qui participent les uns et les autres, bien que dans des proportions diverses, de l’histoire et du roman.

Parmi ces livres, il en est un que les indigènes placent à juste titre parmi les chefs-d’œuvre de leur littérature: c’est le Tai-hei ki «Histoire de la Grande Paix[199]». On pourrait se méprendre étrangement sur la nature de cet écrit, si l’on s’en rapportait à la traduction pure et simple de son titre. C’est, en effet, l’histoire des guerres longues et violentes que se firent au moyen âge les deux célèbres familles de Gen-zi et de Hei-ke, et qui aboutirent à l’anéantissement de la dernière, à l’époque de Yoritomo, élu généralissime de l’empire (tai-svau-gun) en 1186 de notre ère, sous le règne nominal du mikado To-ba II.

Un roman historique, très goûté du public japonais, et que les anciens missionnaires espagnols et portugais classaient, comme le précédent, au nombre des chefs-d’œuvre de la littérature au Nippon, est le Hei-ke mono-gatari, ou «Récits sur la maison de Taïra».[200] L’auteur, Yuki-naga, prince de Sinano, composa son livre dans un couvent où il s’était retiré après l’extinction de cette maison (1186); il a été l’objet d’une foule d’éditions successives.

Plusieurs autres compositions du même genre sont également en faveur chez les Japonais; je me bornerai à citer l’Ise mono-gatari, ou «Récits sur le pays d’Isé», célèbre par le temple sintauïste de la grande déesse solaire Ten-syau dai-zin, et qui est devenu un des lieux de pèlerinage les plus fréquentés du Japon; le Oho-saka mono-gatari ou «Récits sur la ville d’Ohosaka», l’un des principaux ports de la grands île du Nippon; le Gen-zi mono-gatari ou «Récits sur la maison des Minamoto», l’heureuse rivale de celle de Taïra, au XIIe siècle de notre ère.

Géographie.—Les Japonais n’ont peut-être obtenu, dans aucune autre branche de la littérature, une perfection égale à celle qu’ils ont atteinte dans leurs ouvrages consacrés à la géographie. C’est à peine si l’on peut dire que les grandes publications des Malte-Brun, des Ritter, des Elisée Reclus peuvent être comparées aux productions analogues de l’érudition japonaise. En dehors des innombrables monographies sur lesquelles je ne saurais m’arrêter ici, ils ont composé sous le titre de Mei syo du-ye, de véritables descriptions encyclopédiques de chacune de leurs provinces. Ces descriptions, conçues en général sur le même plan, nous font connaître de la façon la plus minutieuse les particularités intéressantes de leur archipel: orographie, hydrographie, viabilité, histoire naturelle, archéologie, légendes et traditions locales, biographie des hommes célèbres, monuments de l’art, industrie, commerce, que sais-je? Rien n’a été oublié. On n’a fait jusqu’à présent que de rares emprunts à ces excellents ouvrages: ils méritent à tous égards l’attention des japonistes.

J’ai eu l’occasion de citer ailleurs, avec les éloges qu’ils méritent, les guides des voyageurs et les routiers, genres d’écrits qui n’ont guère obtenu une certaine perfection en Europe que depuis quelques années. Ces publications sont entreprises au Japon essentiellement dans un but d’instruction populaire. «Partant du principe que les leçons de géographie doivent être au début des leçons de topographie; qu’avant de se préoccuper des cinq parties du monde, il faut bien connaître son village et ses environs, les Japonais ont publié de petits atlas routiers dont les cartes se déroulent au fur et à mesure qu’on avance sur un chemin donné, et font connaître toutes les particularités intéressantes des stations qu’on est appelé à rencontrer. Une route vient-elle à se bifurquer, le petit atlas portatif indique, par un double tracé de lignes parallèles, les deux routes nouvelles qui se présentent au touriste; et, par de courtes notes, il enseigne la direction, l’aboutissement des deux routes. Notions succinctes sur les curiosités de tout genre que le voyageur est invité à visiter sur son passage, renseignements précis sur les auberges où l’on peut prendre un repas ou passer la nuit, rien n’y manque. L’atlas est aussi intelligible pour l’enfant que pour l’homme adulte; il éveille une curiosité féconde en enseignements; il crée des géographes dont les érudits peuvent sourire, mais des praticiens d’un genre fort utile en somme, et qui nous a trop souvent manqué en France pour que nous ayons le droit de nous en moquer[201]

La géographie des pays étrangers à leur archipel a toujours vivement intéressé les Japonais; aussi, depuis l’ouverture de leurs ports au commerce étranger, ont-ils fait paraître une foule de descriptions des principaux états de l’Europe et de l’Amérique. Ces ouvrages sont une preuve de l’activité curieuse qui caractérise à un si haut degré les insulaires de l’extrême Orient; mais ils n’ont pas pour nous l’intérêt que présentent leurs anciennes narrations de voyages dans les contrées voisines du Nippon, et sur lesquelles ils ont recueilli, depuis bien des siècles, des renseignements qu’on chercherait vainement ailleurs. Je veux parler des régions qu’ils désignent communément sous le nom de San-koku «les trois contrées», et qui comprennent les terres Aïno (Yézo, Karafto et le Kouriles), l’archipel Loutchouan et la Corée.

Titsingh s’est fait traduire par les interprètes japonais de Désima un volume relatif à ces trois contrées[202]; mais ce volume est loin d’être le meilleur qui ait été écrit sur la matière. Nous possédons déjà en Europe de nombreuses narrations des îles habitées par les Aïnos velus[203], des documents historiques et descriptifs sur la Corée, composés à la suite des guerres du Japon contre cette péninsule[204], et quelques monographies détaillées des îles Loutchou[205].

Histoire naturelle.—Les Japonais ont de tout temps cultivé avec ardeur les sciences naturelles. Ils possèdent de nombreux ouvrages disposés suivant le système antique du Pen-tsao chinois[206], et, depuis quelques années, des traités composés d’après les méthodes européennes. Leur pays, qu’on a appelé le «paradis terrestre des botanistes», était essentiellement propre à les encourager à l’étude des plantes; aussi les travaux de phytologie sont-ils de beaucoup les plus nombreux dans leur littérature scientifique. Jusqu’à présent, on n’a publié en langue européenne que des fragments d’ouvrages botaniques japonais[207]; mais d’importants travaux de synonymie ont été accomplis, de façon à faciliter les traductions que les orientalistes pourront entreprendre à l’avenir.

La médecine est également représentée au Japon par un ensemble d’écrits que l’on peut répartir en deux classes: ceux qui ont été composés d’après la méthode indigène ou chinoise, et ceux qui ont été inspirés par les principes de la science européenne.

L’agriculture, si développée chez les Japonais, a donné lieu à d’importantes publications qu’il ne sera certainement pas sans utilité pour nous de voir traduire dans une langue européenne. Parmi ces publications, je me bornerai à citer l’encyclopédie agricole intitulée Nô-geo zen syo, en onze volumes in-4º, dont j’ai publié en français l’index détaillé des matières[208].

Philologie.—La philologie est représentée d’une façon non moins remarquable dans le cadre de la littérature japonaise.

Le Syo gen-zi kau est un riche dictionnaire fournissant, pour 42,000 mots environ de la langue japonaise, les expressions correspondantes dans l’écriture idéographique de la Chine. Il a été réimprimé en Europe par la lithographie[209], et un précieux index en a été composé récemment à Florence.[210] Plusieurs autres collections de locutions littéraires, pour la plupart fort riches, ont également vu le jour au Japon. Il serait trop long de les énumérer ici; mais je ne puis me dispenser de citer un trésor de la langue japonaise, intitulé Wa-kun siwori, composé de cinquante-neuf tomes (le dernier est daté de 1862), et qui doit être complété par un nouveau supplément dont la publication m’est encore inconnue. Enfin, on annonce un vaste répertoire de la langue japonaise intitulé Go-i, dont les quatre premiers volumes ont paru récemment, et qui, s’il est jamais terminé sur le plan adopté pour le début, donnera, suivant un calcul approximatif de M. Pfizmaier[211], l’explication d’au moins 290,000 mots, en plus de 200 volumes. On pourrait ajouter aux travaux philologiques de ce genre une liste étendue d’ouvrages destinés à faciliter aux indigènes l’acquisition des langues aïno, chinoise, coréenne et sanscrite[212], ainsi qu’une foule de livres pour l’enseignement des principales langues européennes[213].

Poésies et Romans.—Les œuvres d’imagination sont tellement nombreuses dans la littérature japonaise, que je ne saurais même essayer de citer celles qui méritent d’attirer particulièrement l’attention des orientalistes. J’ai publié une liste de 160 recueils de poésie, qui ne comprend que ceux qui étaient alors parvenus en Europe, et dont le nombre est à peu près doublé aujourd’hui. Les genres les plus divers y sont représentés; et, dans quelques-uns du moins, on ne peut nier que les Japonais n’aient donné des produits dignes d’attention. Jusqu’à présent, un très petit nombre de ces poésies, sans doute en raison des grandes difficultés qui s’attachent à leur interprétation, a seulement vu le jour dans des traductions européennes[214]. Une seule collection de uta ou distiques de trente et une syllabes, le Hyaku-nin is-syu «Pièces de vers des Cent poètes», a été publiée et traduite in extenso[215].

Quelques-uns des innombrables romans, contes et nouvelles qui nous sont venus du Japon, ont déjà trouvé des traducteurs européens; mais il s’en faut de beaucoup que tous les genres remarquables soient représentés par ces premiers essais des japonistes. Nous ne possédons encore qu’une seule des œuvres du célèbre romancier de Yédo, Riu-tei Tane-hiko[216], dont M. Pfizmaier a eu l’honneur de tenter la traduction à une époque où bien peu d’orientalistes auraient osé aborder les difficultés réputées inextricables de la langue japonaise.

Les autres œuvres d’imagination qui ont été livrées jusqu’à présent au public dans une langue européenne[217] sont intéressantes à plus d’un titre; mais elles ne jouissent pas au Japon de la faveur qui doit guider le choix des savants capables d’entreprendre de tels travaux de traduction. J’ai cité ailleurs,[218] comme une singularité de la littérature japonaise, les contes sans fin que continuent d’année en année, d’âge en âge, plusieurs générations de romanciers.

Archéologie.—L’étude de l’archéologie, et en particulier de la paléographie et de la numismatique du Japon, sera considérablement facilitée par les grands travaux d’érudition publiés dans ce pays. On pourrait dresser aisément, dès aujourd’hui, un Corpus inscriptionum japonicarum, et traduire la plupart des documents en tirant profit des travaux de déchiffrement accomplis par les archéologues indigènes. Quant à la numismatique, on trouvera toutes les pièces classées, datées et expliquées dans des traités qui ne demanderont plus que des traducteurs pour être accueillis du public européen[219].

Encyclopédies.—La section de la bibliographie réservée aux ouvrages embrassant à la fois toutes les branches des connaissances humaines, est représentée au Japon par une riche série de recueils populaires qui paraissent surtout composés à l’usage des écoles. Nous ne connaissons en effet, jusqu’à présent, qu’un seul ouvrage qui, par son étendue et la variété des matières qu’il renferme, puisse être comparé à nos encyclopédies européennes. Je veux parler du Wa-kan San-sai du-ye, ouvrage en 105 tomes, connu depuis longtemps des orientalistes sous le nom de «Grande Encyclopédie japonaise», et auquel les sinologues et les japonistes ont déjà fait de fréquents emprunts[220]. Il est probable qu’il ne tardera pas à paraître au Japon quelque encyclopédie nouvelle et plus complète; mais une publication de ce genre n’intéressera peut-être pas autant les japonistes qui tiennent à connaître les idées que professaient les indigènes sur toutes choses, avant que ceux-ci se soient décidés à renier leur passé et à s’assimiler les connaissances acquises en Europe et en Amérique. Il est donc très probable que, pour longtemps encore, le Wa-kan San-sai du-ye restera un livre d’une valeur exceptionnelle pour les personnes adonnées à la culture des sciences et des lettres japonaises.

L’énumération qui précède est déjà fort longue, et je n’ai pas la prétention d’avoir même esquissé le sujet que j’avais à traiter[221]. A chaque pas, j’ai dû me condamner à abréger ce que j’avais à dire. Le peu que j’ai rapporté suffira peut être pour faire comprendre combien il serait intéressant de donner aujourd’hui un aperçu développé de la littérature si riche et si variée des insulaires de l’extrême Orient.

XI

LES SCIENCES & L’INDUSTRIE

AU NIPPON

AVANT l’arrivée des premiers navigateurs portugais[222], les sciences n’étaient guère plus avancées chez les Japonais que chez les Chinois. L’esprit observateur des insulaires de l’extrême Orient leur avait bien enseigné un certain nombre de faits inconnus à leurs voisins du continent asiatique; mais aux uns et aux autres, il avait toujours manqué la véritable méthode scientifique, sans laquelle il était impossible de franchir le cercle étroit où s’étaient emprisonnés, depuis des siècles, tous les savants du continent asiatique.

Les pères de la Compagnie de Jésus, établis au Japon dès la seconde moitié du xvie siècle, commencèrent à y enseigner les premiers éléments des sciences européennes. Il ne paraît pas, cependant, qu’ils aient déployé beaucoup d’activité dans leur enseignement, car, à l’arrivée des Hollandais à Hirato (1609), les indigènes étaient encore dans une ignorance à peu près absolue des progrès réalisés parmi nous. On doit, il est vrai, à ces missionnaires de l’Evangile la fondation d’une imprimerie japonaise et européenne dans leur collège d’Ama-kusa; mais cette imprimerie n’a produit, autant que je sache, que des ouvrages de la plus médiocre utilité.

En fait de mathématiques, les Japonais ne connaissaient guère rien de plus que les Chinois, c’est-à-dire quelques idées élémentaires de géométrie, d’algèbre et de trigonométrie sphérique, empruntées d’ailleurs aux Arabes et aux Persans.[223] Plusieurs lettrés du Nippon m’ont affirmé cependant qu’ils possédaient, dès cette époque, des connaissances approfondies en géométrie et en algèbre; mais, bien que cette affirmation ne soit peut-être pas absolument dénuée de fondement, ils n’ont pu me fournir aucune preuve satisfaisante de leurs affirmations. Les mathématiques en tout cas étaient restées dans l’enfance; l’astronomie n’avait guère pu avancer davantage.

En fait de sciences naturelles, les Japonais n’avaient point dépassé le mode descriptif de l’antique Pen-tsao chinois; leurs classifications, comme leurs notices descriptives, ne reposaient que sur les particularités extérieures les plus apparentes; ce qui revient à dire qu’ils ne savaient que fort peu de choses en fait d’anatomie, et moins encore en fait de physiologie animale et végétale, ou en fait d’analyse chimique.

De longues et patientes observations, le hasard plus souvent sans doute, leur avaient bien fait connaître quelques propriétés des plantes et des corps inorganiques. Mais ce qu’ils avaient appris de la sorte, ils le savaient mal, ou du moins d’une façon trop peu scientifique, pour qu’il leur fût possible d’en tirer un parti satisfaisant.

La médecine qu’ils pratiquaient au temps de Kæmpfer (1690), en était encore, au dire du célèbre voyageur, à l’état le plus rudimentaire. Peu de médicaments,—là n’était pas le plus mauvais côté de leur doctrine médicale,—des bains et l’emploi de deux remèdes externes, le moxa et l’acupuncture: à cela se réduisait toute leur pathologie. Dans certains cas particuliers, l’acupuncture et le moxa[224] ont réalisé, dit-on, des cures remarquables; mais il ne faut guère douter que, bien souvent, il n’y avait là qu’un moyen d’achever rapidement le malade.

Les Hollandais contribuèrent tout d’abord à introduire au Japon les sciences médicales européennes, et on leur doit la fondation à Nagasaki d’une première École de Médecine. Cette école, disait un journal de l’époque[225], compte trente-deux élèves qui doivent tous posséder la langue néerlandaise, et qui étudient avec ardeur, sous la direction d’un premier officier de santé impérial nommé Matsoumoto Ryauzin. De la sorte, les principes de la thérapeutique occidentale ont commencé à se répandre parmi les insulaires. La vaccine ne trouva bientôt plus d’opposition du côté du peuple et les inoculations se sont accomplies par milliers. A Sango, ville principale du pays de Tosen, un hôpital pour cent cinquante malades, a été construit d’après les plans du docteur Pompe.

Un obstacle sérieux au progrès de la médecine au Japon tenait aux idées religieuses des insulaires qui s’opposaient à l’ouverture des corps inanimés. Les élèves de l’école de Nagasaki, ayant compris combien l’impossibilité de se livrer à des dissections retardait leurs études, ont amené le gouverneur de la ville à enfreindre en leur faveur les coutumes du pays, et à leur livrer le corps d’un criminel mis à mort pour procéder à son autopsie. Vingt et un jeunes gens assistèrent à cette scène, ainsi que vingt-quatre médecins japonais qui purent se convaincre de la haute importance de ces opérations.

Depuis la dernière révolution, la médecine a fait au Japon les plus remarquables progrès, et aujourd’hui, non seulement l’enseignement médical y est donné par des professeurs savants et expérimentés, mais il existe même des journaux spéciaux qui relatent toutes les observations faites dans les hôpitaux et dans les laboratoires.

S’il est vrai qu’au Japon les sciences n’aient jamais atteint une zone quelque peu élevée de développement avant l’introduction des livres et de l’enseignement européens, on ne saurait en dire autant des arts industriels, qui, pour la plupart, n’ont fait que décroître, depuis l’ouverture des marchés japonais aux négociants de l’Europe et de l’Amérique. Certaines branches de l’industrie avaient réalisé, depuis longtemps, les plus remarquables progrès au Japon. Il n’est pas sans utilité d’en dire quelques mots.

La porcelaine a été de tout temps un des plus fameux produits de l’industrie japonaise. Cette composition céramique que Brogniart définit «une poterie dure, compacte, imperméable, dont la cassure, quoique un peu grenue, présente aussi, mais faiblement, le luisant du verre, et qui est essentiellement translucide, quelque faible que soit cette translucidité,» a été, comme l’on sait, importée des contrées de l’extrême Orient en Europe, où on n’est parvenu à obtenir un article similaire qu’en 1709.

Jusqu’à cette époque, les produits céramiques de la Chine et du Japon ont eu le privilège de l’emporter sur les plus belles poteries émaillées de l’Italie et de Nevers. La fortune des porcelaines venues d’Orient dépassa longtemps tout ce qu’on pouvait imaginer, et la poésie et les légendes merveilleuses vinrent leur prêter leur concours.

Inventée en Chine, sous la dynastie des Han (202 ans avant notre ère), la porcelaine commença à être fabriquée dans le pays de Sin-ping. Transportée bientôt en Corée, elle passa de ce royaume dans l’archipel Japonais, où elle ne cessa plus d’être cultivée jusqu’à nos jours. On rapporte, en effet, qu’un prince de Sinra amena dans l’île de Nippon une corporation de potiers qui s’y établit, et dota le pays du nouveau produit céramique des Chinois.

Ce ne fut, toutefois, que vers l’année 1211 qu’un fabricant japonais nommé Katosiro Uyemon, apporta de Chine les secrets de l’art qu’il cultivait avec un succès exceptionnel, et enrichit sa patrie de porcelaines qui furent, dès l’origine, très estimées.

Depuis cette époque, les progrès de la fabrication de la porcelaine ne se ralentirent plus; et, au commencement de notre siècle, les produits de la province de Hi-zen surpassaient en perfection, aux yeux des amateurs, les plus beaux produits de Kin-teh-tchin et des autres manufactures chinoises.

Ce que nous savons de cet art en Chine et au Japon suffit, en effet, pour nous démontrer que les procédés employés, dans ce dernier pays, sont les plus ingénieux et les plus perfectionnés. Cette opinion a d’ailleurs été soutenue par M. Alphonse Salvétat, chimiste, dont l’autorité en fait de céramique est généralement reconnue, et qui, par les nombreuses opérations qu’il a dirigées à la manufacture de Sèvres, a dû acquérir une grande expérience. Or voici ce que dit M. Salvétat: «Il peut paraître surprenant que les Chinois, si ingénieux dans mille autre circonstances, aient laissé passer inaperçu tout le parti qu’on peut tirer de la porosité du dégourdi de la porcelaine. Cette porosité offre, comme on sait, le moyen de recouvrir de sa glaçure, également et promptement, c’est-à-dire économiquement, toute poterie à pâte absorbante, quel que soit le fini de la forme, quelle que soit la nature de la glaçure. On a d’autant plus lieu d’être surpris de l’ignorance dans laquelle ils demeurent, que les fabricants japonais pratiquent la mise en couverte économique et rapide au moyen de l’immersion.»

La porcelaine est surtout fabriquée avec perfection dans l’île de Kiousiou, notamment dans la province de Hizen, ainsi que nous l’avons dit. Les principales manufactures sont situées, dans l’arrondissement de Matsoura, près du beau hameau de Ourésino, où la matière première se rencontre en abondance.

Le laque est également un produit des plus remarquables de l’industrie japonaise. On sait que cette composition, extraite de la sève du rhus vernicifera, sert à endurcir les objets de bois ou de métal, et à leur donner un brillant qui s’allie de la façon la plus avantageuse avec l’or, l’argent et la nacre. L’emploi de cette substance dans l’ébénisterie et la tabletterie, paraît dater, au Japon, d’une époque des plus reculées. On cite des boîtes de laque, conservées de nos jours à Nara, dans la province de Yamato, et qui remonteraient au IIIe siècle de notre ère; et la célèbre poétesse Mura-saki Siki-bu (Ve siècle), dans ses ouvrages, nous parle de laques incrustées de nacre qui étaient en grande faveur à son époque.

Il faut citer aussi la laque aventurine avec laquelle on fabrique des objets saupoudrés d’or d’une grâce et d’une délicatesse remarquables.

La fabrication des tissus de soie est fort ancienne au Japon: quelques données historiques tendraient même à faire croire qu’elle y était déjà pratiquée antérieurement à notre ère. Toujours est-il que nous trouvons la mention de ces précieux tissus dès une haute antiquité. Le sol du Nippon est d’ailleurs très favorable à la culture des mûriers, et nulle part l’éducation des vers à soie n’y a mieux résisté aux maladies qui, à notre époque surtout, menacent d’anéantir cette grande branche de l’industrie dans une foule de contrées où, naguère encore, elle était florissante.

Le travail des soies a été l’objet de progrès considérables au Japon, avant l’établissement des Européens sur ses côtes[226]. Deux à trois mille balles de trente à trente-cinq kilogrammes envoyées à Londres, il y a vingt ans, à titre d’échantillons, ont surpris les filateurs anglais, non moins par la modicité de leur prix que par leur admirable beauté. La plupart de ces soies égalaient, ou même surpassaient en finesse, en force, et en parfaite régularité tout ce que la France et l’Italie ont produit de plus excellent en ce genre[227].

On possède des échantillons d’anciens tissus japonais dont la qualité et l’ornementation artistique sont dignes des plus grands éloges. On fabriquait également au Nippon, dès le commencement de ce siècle, des velours d’une qualité remarquable; mais on dit que les procédés de ce genre de fabrication avaient été communiqués aux indigènes par les Hollandais établis dans leur pays.

L’art de l’horlogerie ne paraît avoir été introduit au Japon d’une façon régulière qu’à une époque assez récente. Anciennement les insulaires employaient la clepsydre pour mesurer le temps. Il faisaient aussi usage de petits bâtonnets à encens, dont la combustion lente et régulière indiquait les divisions du jour. On voit figurer, il est vrai, dans la grande Encyclopédie japonaise[228], dont la publication primitive remonte au commencement du XVIIIe siècle, une horloge à sonnerie désignée sous le nom de to-kei[229]; mais ce produit est de provenance hollandaise.

Aucun peuple n’a poussé plus loin que les Japonais la perfection de l’art de la menuiserie. Soit que cet art s’applique à la construction des bâtiments, soit qu’il se manifeste dans la fabrication de petits objets de tabletterie, il se traduit par des produits d’une délicatesse incomparable. Les simples caisses d’emballage sont assemblées avec un soin dont on ne trouve point d’exemple dans les autres pays. Les menuisiers japonais ne font pas usage de clous, mais de petites chevilles de bois d’une propreté et d’une justesse étonnantes. Parmi les essences dont ils se servent, il faut citer le camphrier: les caisses faites avec cet arbre ont l’avantage de préserver les objets qu’elles renferment des attaques des insectes.

L’industrie des jouets d’enfant, si développée au Japon, produit une foule d’objets d’amusement qui font honneur à l’imagination des indigènes. Un certain nombre de ces objets ont été imités en Europe et ont fait la fortune de ceux qui les ont répandus parmi nous.

Je mentionnerai également en passant ces charmants petits objets d’ivoire qui sont l’ornement des vitrines de nos collectionneurs et sur lesquels on voit parfois incrustés de la façon la plus gracieuse des insectes aux mille couleurs.

Si je n’étais exposé à prolonger outre mesure cette conférence, il faudrait encore vous parler du bambou que les Japonais utilisent d’une foule de façons différentes au point de vue ornemental, alimentaire, industriel et médical. Un savant botaniste français qui a composé une monographie du bambou au Japon[230], dit avec raison que ce végétal est, pour les insulaires de l’extrême Orient, le plus grand de leurs trésors.

L’imprimerie, cultivée au Japon depuis plus de sept siècles, y a été l’objet de nombreux perfectionnements. A une époque très reculée, mais dont nous n’avons pu parvenir encore à découvrir la date précise, les moines japonais faisaient usage de planches de pierre dans lesquelles ils gravaient en creux les textes de leurs livres sacrés, afin d’en obtenir des copies multiples au moyen d’une encre appliquée sur les parties non creusées. Les épreuves, qui résultaient de ce mode d’impression, donnaient des lettres blanches sur un fond noir.

Suivant un autre procédé, on remplissait les parties creuses d’une composition résineuse, et on encrait les caractères ainsi formés à l’aide d’un tampon. Il resterait à savoir comment ils s’y prenaient pour ne pas noircir la pierre entière, car l’ignorance en chimie des anciens Japonais ne permet pas de supposer qu’ils aient alors connu la ressource de l’eau acidulée employée par nos lithographes.

Les planches de bois dont l’usage était universellement répandu dans le Nippon, n’y furent employées vraisemblablement qu’à une époque plus récente. On se sert pour les graver des mêmes procédés qu’à Canton. Le système de l’écriture japonaise, infiniment plus compliqué qu’aucun autre système connu, semblait repousser toute tentative de reproduction des textes en types mobiles.

Les ouvrages les plus ordinaires, comme les plus précieux, si l’on en excepte les livres de haute littérature écrits avec le concours de caractères chinois droits, sont reproduits dans une écriture tellement cursive qu’il est rare de rencontrer, dans deux auteurs différents, le même signe tracé d’une manière absolument semblable. Si l’on ajoute à cela que les lettres japonaises sont susceptibles de ligatures, comme par exemple les lettres arabes dans l’écriture persane appelée tahliq, on comprendra combien il est difficile de réduire à des éléments typographiques les groupes complexes et constamment enchevêtrés qui pullulent dans les impressions xylographiques.

Ces difficultés n’ont pas rebuté les Japonais; et, dès le XVIIe siècle, ils avaient fait quelques remarquables essais de reproduction de textes cursifs en caractères mobiles. L’impression en couleur avait fait de notables progrès chez les Japonais, qui se sont montrés, dans cet art, infiniment supérieurs aux autres populations asiatiques. Le nombre des nuances qu’ils ont employées au rouleau, et surtout la multiplicité des teintes, tout à la fois pures et variées à l’infini, dépassent la plupart des essais tentés jusqu’ici en Europe. Le relief qu’ils ont su donner, avec une remarquable originalité, à quelques-uns de leurs dessins, et l’emploi des métaux à l’aspect les plus divers, sont encore dignes de la sollicitude de nos imprimeurs européens.

La fabrication de l’encre, dite encre de Chine, est connue au Japon depuis plus de huit cents ans. On sait que, pendant longtemps, on a vainement essayé d’imiter cette encre en Europe. Suivant l’Encyclopédie japonaise, on se servait primitivement pour sa composition d’une sorte de terre noire; ce qui explique pourquoi, dans l’écriture idéographique usitée dans le pays, on a choisi, pour désigner l’encre, un caractère où les signes «noir» et «terre» se trouvent combinés. Plus tard on fit usage du noir de fumée, et on y ajouta des aromes.

L’éditeur japonais de l’ouvrage que je viens de citer ajoute:

«Tant anciennement qu’aujourd’hui, l’encre provient de la capitale du Sud. Ceux qui la fabriquent avec le plus de succès, emploient du noir de fumée préparé à l’huile de lin pour la première qualité; ils y ajoutent du camphre et du musc. La qualité inférieure se prépare avec du noir de fumée de sapin.» L’encre dite de la Grande-Paix est fabriquée principalement à Ohosaka avec du noir de sapin; elle peut être employée pour l’impression.

Le papier japonais mérite également l’attention des fabricants européens, tant par la finesse de son grain, très favorable pour certaines impressions, notamment pour les épreuves de gravures en taille-douce, que par sa prodigieuse solidité. Cette dernière qualité l’a rendu propre à la fabrication de cordage d’une force de résistance peu commune. Il a été employé, au Japon, pour une foule d’usages, notamment pour la confection de vêtements d’hommes, de robes de dames, de parapluies et de parasols, de tentes de voyage, etc., etc.

La bijouterie, sans constituer une branche de commerce bien considérable, n’est pas sans importance dans les grandes villes du Nippon. La taille des pierres dures ne paraît pas avoir été connue des insulaires avant l’arrivée des Européens; et, de nos jours encore, c’est à peine si elle est répandue dans le pays. On trouve cependant, dans les livres indigènes, la mention de gemmes employées comme ornements à des époques fort reculées; mais on n’a pas encore étudié suffisamment l’histoire de l’ancienne bijouterie japonaise, pour pouvoir en parler avec quelque autorité.

Les objets d’or et d’argent ouvrés ne sont pas rares. Quelques-uns sont merveilleusement ornés. Les insulaires emploient aussi avec avantage une composition de divers métaux qu’ils nomment syaku-do, qui est susceptible de recevoir un beau poli et produit l’effet d’un émail.

Les perles fines[231] sont fort recherchées des dames. Elles forment un des ornements les plus appréciés de leurs épingles à cheveux ou de leurs boucles d’oreilles. C’est principalement sur les côtes d’Owari, d’Isé et de Satsouma, qu’on pêche l’huître qui renferme les perles fines. Dans le commerce, on en distingue deux espèces principales: les perles dites gemmes d’argent,[232] et les perles dites gemmes d’or[233]. Ces dernières surtout sont très prisées des amateurs, tant pour la pureté de leur eau que pour l’éclat de leurs reflets, d’un jaune légèrement rosé.

Enfin, il faut citer parmi les produits secondaires de l’industrie japonaise les miroirs[234], les éventails[235], les chapeaux de bambou[236], les parapluies et les parasols, etc.

Les Japonais sont parvenus d’eux-mêmes à de remarquables résultats, en ce qui touche la fonte des métaux. Aucun peuple ne les a surpassés dans la trempe de l’acier, et leurs lames les plus parfaites l’emportent sur les plus fameux produits de Solignen et de l’ancien Damas.

Tout le monde connaît les anciens bronzes japonais, si recherchés, aujourd’hui surtout, pour la décoration de nos appartements. On sait aussi qu’ils avaient inventé des procédés de patine que l’on est à peine arrivé à imiter en Europe d’une façon tout à fait satisfaisante.

Les Japonais se sont également distingués dans l’art de fabriquer les émaux, dont ils se servent soit pour revêtir des surfaces, soit pour imiter des pierres précieuses. Le plus souvent l’émail est employé sous la forme à laquelle on a donné le nom d’émail cloisonné. Les plus anciens émaux ne sont guère employés que pour servir de contour aux ornementations; il sont dessinés dans le goût chinois. Puis viennent les émaux à fonds bleus clair ou verts, avec des dessins plus savamment combinés représentant des fleurs, des oiseaux ou des quadrupèdes. La matière employée durant la période suivante est défectueuse, d’une grande porosité, et les tons sont mats et sans netteté. L’art de l’émailleur est en décadence au commencement de notre siècle. Enfin, une époque de renaissance coïncide avec l’ouverture des ports du Japon au commerce étranger. Au lieu de petits objets, tels que des grains de chapelets, des boutons, des gardes d’épées, on fabrique de larges plats, des vases de grande dimension, des objets de toutes sortes. Le fond est le plus souvent vert foncé. La qualité de la matière est supérieure, mais le dessin est devenu moins original, moins artistique.

Dans les temps modernes, les Japonais se sont adonnés à l’application des émaux cloisonnés sur porcelaine et sur poterie. Les cloisonnés sur cuivre sortent principalement de trois manufactures situées aux environs de Nagoya, dans la province d’Owari; les cloisonnés sur porcelaine se font surtout à Ohosaka et à Kyauto. Une fabrique a été établie, dans ces dernières années, à Yokohama et une autre à Tôkyau; cette dernière a été détruite dans un incendie.

Tel est, en résumé, le tableau succinct des sciences et de l’industrie japonaises avant l’arrivée des Européens.

Une révolution scientifique et industrielle ne devait cependant plus tarder longtemps à se manifester au Japon. Les relations des Hollandais avec les indigènes du Nippon étaient devenues plus intimes par suite du privilège commercial accordé exclusivement à la compagnie Batave.

Le gouvernement de Yédo conçut la pensée de créer un collège d’interprètes, où les Japonais pourraient étudier la langue des Barbares à Cheveux Rouges. Le projet fut réalisé en peu de temps de la façon la plus satisfaisante.

Dès lors, les principaux ouvrages scientifiques qu’on fit venir des Pays-Bas au Japon, furent traduits, commentés et publiés. C’est ainsi que parut, entre autres, une édition sinico-japonaise des Anatomische Tabellen du médecin silésien Adam Kulm, publié avec la reproduction des planches de l’édition originale, par le fils d’un interprète du gouvernement, le docteur Sugita Gen-paku. Ce livre, dont on possède quelques rares exemplaires en Europe, est d’une impression admirable et l’un des monuments les plus curieux des premières tentatives des Japonais pour s’initier à la connaissance de nos sciences et de nos arts.

Par la suite, le gouvernement de Yédo demanda à la factorerie hollandaise de Désima d’acquérir pour son compte divers instruments de mathématiques et de chirurgie, ainsi que quelques livres de nature à faire connaître plus en détail les progrès de la civilisation moderne.

Dans toutes les classes de la population, on vit alors se produire un grand mouvement motivé par un ardent désir d’apprendre et de savoir. Les personnages des classes les plus élevées voulurent être les premiers à être initiés aux grandes découvertes de la science occidentale. Quelques-uns d’entre eux devinrent, pour le milieu où ils vivaient, de véritables savants.

Le Prince de Satsouma, l’un des plus puissants vassaux de l’empire, s’adonna avec ardeur à l’étude de nos sciences exactes. Se trouvant un jour en présence d’officiers de la marine néerlandaise, il leur demanda ce qu’ils pourraient lui apprendre de nouveau au sujet de l’application de la photographie aux observations barométriques. Cette question déconcerta nos marins qui ne surent que répondre; car ils avaient oublié, ou peut-être même ignoraient, qu’à l’observatoire de Greenwich, on faisait usage d’appareils photographiques, pour constater d’une manière plus rigoureuse les variations du baromètre, du thermomètre et de l’hygromètre.

Ce ne fut toutefois qu’après la conclusion du traité avec les États-Unis d’Amérique (1853), traité auquel nous devons l’ouverture définitive des ports du Nippon, que les Japonais entrèrent de plain-pied dans les voies de la civilisation européenne.

Parmi les présents offerts au taïkoun par le président de l’Union, se trouvaient un télégraphe électrique et un petit chemin de fer, comprenant, outre la locomotive, le tender et ses accessoires, les rails et tout le matériel nécessaire pour établir une ligne modèle.

Il n’en fallut pas davantage pour exciter la curiosité enthousiaste des indigènes, et pour leur donner l’ardent désir de connaître les autres inventions d’un pays qui lui apportait en présent des objets aussi étonnants et aussi inattendus.

Le mouvement était donné. Les membres des ambassades envoyées par le syaugoun en Europe et en Amérique, revinrent dans leur pays, la tête exaltée par toutes les merveilles qu’on avait étalées à leurs regards.

Ils racontèrent de point en point ce qu’ils avaient vu, et en firent l’objet de publications populaires qui eurent pour la plupart un brillant succès d’actualité.

Le Japon n’eut dès lors qu’une pensée: celle d’imiter l’Europe et de cesser d’être Japonais, ou tout au moins asiatique. On demanda des officiers instructeurs pour l’armée, des ingénieurs, des mécaniciens, des médecins, des professeurs, des artisans de chaque spécialité; et, à leur arrivée, on se mit en devoir de tout bouleverser, de tout renverser, de raser l’édifice du passé, pour arriver plus vite à la reconstruction d’un édifice nouveau.

La pensée bien arrêtée du gouvernement japonais était de se donner tout d’abord les allures extérieures de la civilisation européenne. Le mikado, dont le père ne donnait audience aux grands de sa cour qu’à demi caché par un store derrière lequel il se tenait accroupi, a remplacé le vêtement ample et traînant de ses aïeux, par le costume étriqué d’un général européen. Sous ce costume, il n’hésite plus à se montrer aux étrangers et à ses sujets vêtus du frac noir et coiffés du chapeau en tuyau de poêle.

Les fonctionnaires de tout rang obtiennent des costumes analogues à ceux que portent leurs pareils dans les monarchies de l’Occident. La forme des édifices publics, l’ameublement des habitations, tout, en un mot, se transforme de jour en jour à l’avenant.

A peine les Japonais eurent-ils reçu le télégraphe modèle que le président des États-Unis avait envoyé en présent au syaugoun, qu’une première ligne fut établie et mit en communication régulière le palais d’été de ce prince et sa résidence à Yédo, sur une étendue d’environ six milles[237].

Des lignes plus importantes ne tardèrent pas à être organisées; et, de nos jours, le réseau télégraphique du Nippon tend à se développer avec une remarquable rapidité. Une ligne principale met déjà en communication Nagasaki et Yédo d’une part, et de l’autre Yédo avec le nord du Japon, dont elle franchit les limites terrestres pour gagner, par un câble sous-marin, Hako-dade, et atteindre de là jusqu’à Satuporo, la nouvelle capitale de l’île de Yézo. En même temps, des traités conclus avec de grandes compagnies européennes ont mis Yokohama en rapport direct avec l’Europe par deux voies différentes, celle de la Sibérie et celle de l’Inde.

Les Européens avaient des chemins de fer: il fallait que les Japonais en eussent aussi. Au mois de juin 1872, un premier tronçon, reliant Yédo à Yokohama, fut ouvert au public. Ce tronçon avait coûté un prix exorbitant, mais peu importe: on ne pouvait plus dire qu’il n’y avait pas de lignes ferrées au Japon. L’amour-propre national venait d’obtenir une première satisfaction. Un autre tronçon fut établi entre Kobé et Ohosaka. Les travaux qui doivent réunir cette dernière ville à Kyauto sont poussés avec une grande activité. Des lignes plus considérables sont à l’étude; de sorte que d’ici peu d’années, si cela continue, les Japonais auront des chemins de fer dans toutes les directions. Il ne leur manquera que des routes!

De nombreux bâtiments à vapeur, la plupart de petites dimensions, tendent à remplacer, chaque jour, les jonques au moyen desquelles se fait encore le cabotage sur toute l’étendue des côtes de l’empire.

La réorganisation militaire du Japon, entreprise sous la direction d’une mission d’officiers français, a été effectuée en quelques années de la façon la plus remarquable. Pourvue d’armes excellentes et fabriquées suivant les derniers perfectionnements de l’art, l’armée japonaise se trouve aujourd’hui dans des conditions incontestables de supériorité sur toutes les armées asiatiques; et il n’y a pas à douter que, même en présence des troupes européennes, elle ne présentât à ses ennemis une très sérieuse résistance. Reste à savoir seulement, si les généraux, peut-être un peu trop improvisés à la hâte, seraient en état de la diriger et de la soutenir dans des circonstances difficiles. D’ailleurs, elle attend avec une impatience facile à comprendre, mais difficile à modérer, l’occasion de donner des preuves de sa valeur et de sa discipline.

La marine a été, de son côté, l’objet de toutes les ambitions du gouvernement japonais; malheureusement, les ressources financières de l’empire, obérées par une foule de dépenses nécessaires ou inutiles, mais qui étaient la conséquence fatale de la voie de réforme générale où le pays s’était engagé, n’ont pas permis de former une flotte de guerre sérieuse, aussi vite que la cour du mikado l’avait espéré. Elle se compose de seize bâtiments, dont un navire cuirassé de provenance américaine.

L’excellente création de l’arsenal maritime de Yokosuka, par un Français, M. Verny, commencé en 1867, contribue puissamment à la conservation et au développement du matériel naval des Japonais.

Tel est le tableau trop abrégé, sans doute, des principales améliorations matérielles réalisées durant ces dernières années, dans la pensée d’élever le Japon au niveau de la civilisation européenne. Ces améliorations peuvent être jugées très insuffisantes; mais elles sont d’un bon augure pour l’avenir, si on les continue avec un esprit de suite et surtout d’une façon plus réfléchie et plus économique. C’est beaucoup assurément que de mettre un pays en état de résister à l’invasion étrangère, et de faire respecter son indépendance. C’est fort peu, si la conséquence de ces réformes n’est pas d’agrandir les ressources de la nation par une augmentation de production, d’ouvrir de nouveaux débouchés aux fruits de son travail, et d’améliorer le sort du peuple en lui facilitant le travail et l’économie, et surtout en ne lui créant pas de nouveaux besoins.

L’avenir du Japon dépend aujourd’hui des mesures plus ou moins heureuses qui seront prises pour y développer l’instruction publique et y répandre la connaissance des sciences européennes. Quelques utiles résultats ont été déjà obtenus. De tous côtés des écoles publiques ont été ouvertes, et quelques grands établissements d’enseignement supérieur ont été fondés avec le concours de professeurs anglais, français, allemands ou américains.

Une Ecole de Médecine, établie primitivement à Nagasaki, a été transférée à Yédo. Le nombre des professeurs japonais, qu’on a hâte de nommer aussitôt que possible à la place de professeurs étrangers, y est déjà supérieur à celui des Allemands, auxquels ont été primitivement confiées les principales chaires.

Une École de Droit est dirigée par deux professeurs français, et une espèce de Faculté des Sciences a été confiée à des professeurs anglais. Enfin, il faut mentionner une École des Mines dirigée par des maîtres allemands.

De la sorte, la jeune génération japonaise ne connaît plus, en fait de sciences, que les sciences européennes; et avec l’intelligence dont elle a déjà donné des preuves si éclatantes, il n’y a pas à douter qu’elle ne dote bientôt l’empire du Soleil Levant d’une petite pléiade de savants sérieux et autorisés.

Par contre, les arts et l’industrie, au lieu de progresser, semblent entrer dans une voie très regrettable de laisser-aller et de décadence.

Les produits japonais sont, de jour en jour, de qualité plus inférieure; et c’est à grand’peine s’ils arrivent à se maintenir sur les marchés, en présence de la concurrence étrangère. Depuis l’ouverture des ports du Japon aux étrangers, le commerce des laques a pris un grand développement; il est même devenu un des articles d’exportation les plus importants du pays. Seulement, l’avantage qu’ont trouvé les fabricants indigènes à produire beaucoup et à bon marché, a nui considérablement au mérite artistique de leurs ouvrages. Les laques anciennes l’emportent en valeur, dans une énorme proportion, sur les laques modernes qui sont, à première vue, d’un aspect agréable, il est vrai, mais qui ne remplissent aucune des conditions de solidité et de bon goût si estimées dans celles qu’on fabriquait au siècle dernier. Il fallut l’intervention active du gouvernement de Yédo pour arracher cette grande branche d’industrie à une décadence complète et définitive. Grâce à ses encouragements, les ouvriers les plus habiles du Nippon se mirent à fabriquer de nouveau de beaux laques qui, grâce à l’intervention de procédés perfectionnés, à l’usage de couleurs qu’on n’avait pu encore employer, l’emportent même parfois sur les meilleurs produits de l’ancien temps.[238]

La même décadence s’est manifestée dans presque toutes les autres branches de l’industrie indigène. Il faut espérer que des mesures également opportunes éviteront des désastres qui seraient, un jour ou l’autre, la conséquence de cet abaissement général des produits manufacturiers du Japon.

Un seul art, la Typographie, a fait en quelques années les plus étonnants progrès; et, comme on a dit que cet art produisait la lumière, on peut voir, dans le développement considérable qu’il a pris au Japon, un heureux pronostic pour l’avenir de ce pays. Plusieurs imprimeries, se servant de types mobiles fondus suivant le système européen, ont été organisées, et elles ont donné les résultats les plus satisfaisants. Mais ce qui est bien autrement remarquable, c’est de voir comment on a pu arriver à disposer ces imprimeries de façon à permettre la production régulière de journaux quotidiens d’assez grandes dimensions. Les Japonais ont renoncé, pour l’impression de ces journaux, à l’emploi du plus grand nombre de leurs caractères cursifs; mais ils n’ont pu se débarrasser de l’immense quantité de signes idéographiques chinois, sans lesquels leurs articles seraient presque toujours incompréhensibles. Et comme on ne saurait admettre, pour le journalisme, un système d’impression qui, comme la xylographie ou la lithographie, rend les remaniements, les changements, les corrections mêmes à peu près impraticables,—surtout lorsqu’il s’agit d’aller vite et de terminer le travail à heure fixe,—ils ont dû mettre en usage les procédés habituels de l’art typographique. Pour quiconque connaît un peu les exigences de cet art, les résultats qu’ils obtiennent pour l’impression de leurs journaux quotidiens sont dignes des plus grands éloges et montrent ce qu’on peut attendre d’un peuple si habile à lever les difficultés qui peuvent nuire à l’accomplissement de ses destinées.

La presse a déjà rendu au Japon de véritables services; et, quoique née d’hier, elle possède déjà une histoire digne de prendre une place honorable dans les annales contemporaines de la civilisation japonaise.

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