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La Comédie humaine - Volume 03

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Mais un jour, après avoir épuisé ses pensées de défiance, il se demanda si la marquise était sincère, si tant de souffrances pouvaient être jouées, pourquoi feindre de la résignation? elle vivait dans une solitude profonde, et dévorait en silence des chagrins qu'elle laissait à peine deviner par l'accent plus ou moins contraint d'une interjection. Dès ce moment Charles prit un vif intérêt à madame d'Aiglemont. Cependant, en venant à un rendez-vous habituel qui leur était devenu nécessaire l'un à l'autre, heure réservée par un mutuel instinct, Vandenesse trouvait encore sa maîtresse plus habile que vraie, et son dernier mot était:—Décidément, cette femme est très adroite. Il entra, vit la marquise dans son attitude favorite, attitude pleine de mélancolie; elle leva les yeux sur lui sans faire un mouvement, et lui jeta un de ces regards pleins qui ressemblent à un sourire. Madame d'Aiglemont exprimait une confiance, une amitié vraie, mais point d'amour. Charles s'assit et ne put rien dire. Il était ému par une de ces sensations pour lesquelles il manque un langage.

—Qu'avez-vous? lui dit-elle d'un son de voix attendrie.

—Rien. Si, reprit-il, je songe à une chose qui ne vous a point encore occupée.

—Qu'est-ce?

—Mais... le congrès est fini.

—Eh! bien, dit-elle, vous deviez donc aller au congrès?

Une réponse directe était la plus éloquente et la plus délicate des déclarations; mais Charles ne la fit pas. La physionomie de madame d'Aiglemont attestait une candeur d'amitié qui détruisait tous les calculs de la vanité, toutes les espérances de l'amour, toutes les défiances du diplomate; elle ignorait ou paraissait ignorer complétement qu'elle fût aimée; et, lorsque Charles, tout confus, se replia sur lui-même, il fut forcé de s'avouer qu'il n'avait rien fait ni rien dit qui autorisât cette femme à le penser. Monsieur de Vandenesse trouva pendant cette soirée la marquise ce qu'elle était toujours: simple et affectueuse, vraie dans sa douleur, heureuse d'avoir un ami, fière de rencontrer une âme qui sût entendre la sienne; elle n'allait pas au delà, et ne supposait pas qu'une femme pût se laisser deux fois séduire; mais elle avait connu l'amour et le gardait encore saignant au fond de son cœur; elle n'imaginait pas que le bonheur pût apporter deux fois à une femme ses enivrements, car elle ne croyait pas seulement à l'esprit, mais à l'âme; et, pour elle, l'amour n'était pas une séduction, il comportait toutes les séductions nobles. En ce moment Charles redevint jeune homme, il fut subjugué par l'éclat d'un si grand caractère, et voulut être initié dans tous les secrets de cette existence flétrie par le hasard plus que par une faute. Madame d'Aiglemont ne jeta qu'un regard à son ami en l'entendant demander compte du surcroît de chagrin qui communiquait à sa beauté toutes les harmonies de la tristesse; mais ce regard profond fut comme le sceau d'un contrat solennel.

—Ne me faites plus de questions semblables, dit-elle. Il y a trois ans, à pareil jour, celui qui m'aimait, le seul homme au bonheur de qui j'eusse sacrifié jusqu'à ma propre estime, est mort, et mort pour me sauver l'honneur. Cet amour a cessé jeune, pur, plein d'illusions. Avant de me livrer à une passion vers laquelle une fatalité sans exemple me poussa, j'avais été séduite par ce qui perd tant de jeunes filles, par un homme nul, mais de formes agréables. Le mariage effeuilla mes espérances une à une. Aujourd'hui j'ai perdu le bonheur légitime et ce bonheur que l'on nomme criminel, sans avoir connu le bonheur. Il ne me reste rien. Si je n'ai pas su mourir, je dois être au moins fidèle à mes souvenirs.

A ces mots, elle ne pleura pas, elle baissa les yeux et se tordit légèrement les doigts, qu'elle avait croisés par son geste habituel. Cela fut dit simplement, mais l'accent de sa voix était l'accent d'un désespoir aussi profond que paraissait l'être son amour, et ne laissait aucune espérance à Charles. Cette affreuse existence traduite en trois phrases et commentée par une torsion de main, cette forte douleur dans une femme frêle, cet abîme dans une jolie tête, enfin les mélancolies, les larmes d'un deuil de trois ans fascinèrent Vandenesse, qui resta silencieux et petit devant cette grande et noble femme: il n'en voyait plus les beautés matérielles si exquises, si achevées, mais l'âme si éminemment sensible. Il rencontrait enfin cet être idéal si fantastiquement rêvé, si vigoureusement appelé par tous ceux qui mettent la vie dans une passion, la cherchent avec ardeur, et souvent meurent sans avoir pu jouir de tous ces trésors rêvés.

En entendant ce langage et devant cette beauté sublime, Charles trouva ses idées étroites. Dans l'impuissance où il était de mesurer ses paroles à la hauteur de cette scène, tout à la fois si simple et si élevée, il répondit par des lieux communs sur la destinée des femmes.

—Madame, il faut savoir oublier ses douleurs, ou se creuser une tombe, dit-il.

Mais la raison est toujours mesquine auprès du sentiment; l'une est naturellement bornée, comme tout ce qui est positif, et l'autre est infini. Raisonner là où il faut sentir est le propre des âmes sans portée. Vandenesse garda donc le silence, contempla longtemps madame d'Aiglemont et sortit. En proie à des idées nouvelles qui lui grandissaient la femme, il ressemblait à un peintre qui, après avoir pris pour types les vulgaires modèles de son atelier, rencontrerait tout à coup la Mnémosyne du Musée, la plus belle et la moins appréciée des statues antiques. Charles fut profondément épris. Il aima madame d'Aiglemont avec cette bonne foi de la jeunesse, avec cette ferveur qui communique aux premières passions une grâce ineffable, une candeur que l'homme ne retrouve plus qu'en ruines lorsque plus tard il aime encore: délicieuses passions, presque toujours délicieusement savourées par les femmes qui les font naître, parce qu'à ce bel âge de trente ans, sommité poétique de la vie des femmes, elles peuvent en embrasser tout le cours et voir aussi bien dans le passé que dans l'avenir. Les femmes connaissent alors tout le prix de l'amour et en jouissent avec la crainte de le perdre: alors leur âme est encore belle de la jeunesse qui les abandonne, et leur passion va se renforçant toujours d'un avenir qui les effraie.

—J'aime, disait cette fois Vandenesse en quittant la marquise, et pour mon malheur je trouve une femme attachée à des souvenirs. La lutte est difficile contre un mort qui n'est plus là, qui ne peut pas faire de sottises, ne déplaît jamais, et de qui l'on ne voit que les belles qualités. N'est-ce pas vouloir détrôner la perfection que d'essayer à tuer les charmes de la mémoire et les espérances qui survivent à un amant perdu, précisément parce qu'il n'a réveillé que des désirs, tout ce que l'amour a de plus beau, de plus séduisant?

Cette triste réflexion, due au découragement et à la crainte de ne pas réussir, par lesquels commencent toutes les passions vraies, fut le dernier calcul de sa diplomatie expirante. Dès lors il n'eut plus d'arrière-pensées, devint le jouet de son amour et se perdit dans les riens de ce bonheur inexplicable qui se repaît d'un mot, d'un silence, d'un vague espoir. Il voulut aimer platoniquement, vint tous les jours respirer l'air que respirait madame d'Aiglemont, s'incrusta presque dans sa maison et l'accompagna partout avec la tyrannie d'une passion qui mêle son égoïsme au dévouement le plus absolu. L'amour a son instinct, il sait trouver le chemin du cœur comme le plus faible insecte marche à sa fleur avec une irrésistible volonté qui ne s'épouvante de rien. Aussi, quand un sentiment est vrai, sa destinée n'est-elle pas douteuse. N'y a-t-il pas de quoi jeter une femme dans toutes les angoisses de la terreur, si elle vient à penser que sa vie dépend du plus ou du moins de vérité, de force, de persistance que son amant mettra dans ses désirs! Or, il est impossible à une femme, à une épouse, à une mère, de se préserver contre l'amour d'un jeune homme; la seule chose qui soit en sa puissance est de ne pas continuer à le voir au moment où elle devine ce secret du cœur qu'une femme devine toujours. Mais ce parti semble trop décisif pour qu'une femme puisse le prendre à un âge où le mariage pèse, ennuie et lasse, où l'affection conjugale est plus que tiède, si déjà même son mari ne l'a pas abandonnée. Laides, les femmes sont flattées par un amour qui les fait belles; jeunes et charmantes, la séduction doit être à la hauteur de leurs séductions, elle est immense; vertueuses, un sentiment terrestrement sublime les porte à trouver je ne sais quelle absolution dans la grandeur même des sacrifices qu'elles font à leur amant et de la gloire dans cette lutte difficile. Tout est piége. Aussi nulle leçon n'est-elle trop forte pour de si fortes tentations. La réclusion ordonnée autrefois à la femme en Grèce, en Orient, et qui devient de mode en Angleterre, est la seule sauvegarde de la morale domestique; mais, sous l'empire de ce système, les agréments du monde périssent: ni la société, ni la politesse, ni l'élégance des mœurs ne sont alors possibles. Les nations devront choisir.

Ainsi, quelques mois après sa première rencontre, madame d'Aiglemont trouva sa vie étroitement liée à celle de Vandenesse, elle s'étonna sans trop de confusion, et presque avec un certain plaisir, d'en partager les goûts et les pensées. Avait-elle pris les idées de Vandenesse, ou Vandenesse avait-il épousé ses moindres caprices? elle n'examina rien. Déjà saisie par le courant de la passion, cette adorable femme se dit avec la fausse bonne foi de la peur:—Oh! non! je serai fidèle à celui qui mourut pour moi.

Pascal a dit: Douter de Dieu, c'est y croire. De même, une femme ne se débat que quand elle est prise. Le jour où la marquise s'avoua qu'elle était aimée, il lui arriva de flotter entre mille sentiments contraires. Les superstitions de l'expérience parlèrent leur langage. Serait-elle heureuse? pourrait-elle trouver le bonheur en dehors des lois dont la Société fait, à tort ou à raison, sa morale? Jusqu'alors la vie ne lui avait versé que de l'amertume. Y avait-il un heureux dénouement possible aux liens qui unissent deux êtres séparés par des convenances sociales? Mais aussi le bonheur se paie-t-il jamais trop cher? Puis ce bonheur si ardemment voulu, et qu'il est si naturel de chercher, peut-être le rencontrerait-elle enfin! La curiosité plaide toujours la cause des amants. Au milieu de cette discussion secrète, Vandenesse arriva. Sa présence fit évanouir le fantôme métaphysique de la raison. Si telles sont les transformations successives par lesquelles passe un sentiment même rapide chez un jeune homme et chez une femme de trente ans, il est un moment où les nuances se fondent, où les raisonnements s'abolissent en un seul, en une dernière réflexion qui se confond dans un désir et qui le corrobore. Plus la résistance a été longue, plus puissante alors est la voix de l'amour. Ici donc s'arrête cette leçon ou plutôt cette étude faite sur l'écorché, s'il est permis d'emprunter à la peinture une de ses expressions les plus pittoresques; car cette histoire explique les dangers et le mécanisme de l'amour plus qu'elle ne le peint. Mais dès ce moment, chaque jour ajouta des couleurs à ce squelette, le revêtit des grâces de la jeunesse, en raviva les chairs, en vivifia les mouvements, lui rendit l'éclat, la beauté, les séductions du sentiment et les attraits de la vie. Charles trouva madame d'Aiglemont pensive; et, lorsqu'il lui eut dit de ce ton pénétré que les douces magies du cœur rendirent persuasif:—Qu'avez-vous? elle se garda bien de répondre. Cette délicieuse demande accusait une parfaite entente d'âme; et, avec l'instinct merveilleux de la femme, la marquise comprit que des plaintes ou l'expression de son malheur intime seraient en quelque sorte des avances. Si déjà chacune de ces paroles avait une signification entendue par tous deux, dans quel abîme n'allait-elle pas mettre les pieds? Elle lut en elle-même par un regard lucide et clair, se tut, et son silence fut imité par Vandenesse.

—Je suis souffrante, dit-elle enfin effrayée de la haute portée d'un moment où le langage des yeux suppléa complétement à l'impuissance du discours.

—Madame, répondit Charles d'une voix affectueuse mais violemment émue, âme et corps, tout se tient. Si vous étiez heureuse, vous seriez jeune et fraîche. Pourquoi refusez-vous de demander à l'amour tout ce dont l'amour vous a privée? Vous croyez la vie terminée au moment où, pour vous, elle commence. Confiez-vous aux soins d'un ami. Il est si doux d'être aimé!

—Je suis déjà vieille, dit-elle, rien ne m'excuserait donc de ne pas continuer à souffrir comme par le passé. D'ailleurs il faut aimer, dites-vous? Eh! bien, je ne le dois ni ne le puis. Hors vous, dont l'amitié jette quelques douceurs sur ma vie, personne ne me plaît, personne ne saurait effacer mes souvenirs. J'accepte un ami, je fuirais un amant. Puis serait-il bien généreux à moi d'échanger un cœur flétri contre un jeune cœur, d'accueillir des illusions que je ne puis plus partager, de causer un bonheur auquel je ne croirais point, ou que je tremblerais de perdre? Je répondrais peut-être par de l'égoïsme à son dévouement, et calculerais quand il sentirait; ma mémoire offenserait la vivacité de ses plaisirs. Non, voyez-vous, un premier amour ne se remplace jamais. Enfin, quel homme voudrait à ce prix de mon cœur?

Ces paroles, empreintes d'une horrible coquetterie, étaient le dernier effort de la sagesse.—S'il se décourage, eh! bien, je resterai seule et fidèle. Cette pensée vint au cœur de cette femme, et fut pour elle ce qu'est la branche de saule trop faible que saisit un nageur avant d'être emporté par le courant. En entendant cet arrêt, Vandenesse laissa échapper un tressaillement involontaire qui fut plus puissant sur le cœur de la marquise que ne l'avaient été toutes ses assiduités passées. Ce qui touche le plus les femmes, n'est-ce pas de rencontrer en nous des délicatesses gracieuses, des sentiments exquis autant que le sont les leurs; car chez elles la grâce et la délicatesse sont les indices du vrai. Le geste de Charles révélait un véritable amour. Madame d'Aiglemont connut la force de l'affection de Vandenesse à la force de sa douleur. Le jeune homme dit froidement:—Vous avez peut-être raison. Nouvel amour, chagrin nouveau. Puis, il changea de conversation, et s'entretint de choses indifférentes, mais il était visiblement ému, regardait madame d'Aiglemont avec une attention concentrée, comme s'il l'eût vue pour la dernière fois. Enfin, il la quitta, en lui disant avec émotion:—Adieu, madame.

—Au revoir, dit-elle avec cette coquetterie fine dont le secret n'appartient qu'aux femmes d'élite. Il ne répondit pas, et sortit.

Quand Charles ne fut plus là, que sa chaise vide parla pour lui, elle eut mille regrets, et se trouva des torts. La passion fait un progrès énorme chez une femme au moment où elle croit avoir agi peu généreusement, ou avoir blessé quelque âme noble. Jamais il ne faut se défier des sentiments mauvais en amour, ils sont très salutaires; les femmes ne succombent que sous le coup d'une vertu. L'enfer est pavé de bonnes intentions, n'est pas un paradoxe de prédicateur. Vandenesse resta pendant quelques jours sans venir. Pendant chaque soirée, à l'heure du rendez-vous habituel, la marquise l'attendit avec une impatience pleine de remords. Écrire était un aveu; d'ailleurs, son instinct lui disait qu'il reviendrait. Le sixième jour, son valet de chambre le lui annonça. Jamais elle n'entendit ce nom avec plus de plaisir. Sa joie l'effraya.

—Vous m'avez bien punie! lui dit-elle.

Vandenesse la regarda d'un air hébété.

—Punie! répéta-t-il. Et de quoi?

Charles comprenait bien la marquise; mais il voulait se venger des souffrances auxquelles il avait été en proie, du moment où elle les soupçonnait.

—Pourquoi n'êtes-vous pas venu me voir? demanda-t-elle en souriant.

—Vous n'avez donc vu personne? dit-il pour ne pas faire une réponse directe.

—Monsieur de Ronquerolles et monsieur de Marsay, le petit d'Esgrignon, sont restés ici, l'un hier, l'autre ce matin, près de deux heures. J'ai vu, je crois, aussi madame Firmiani et votre sœur, madame de Listomère.

Autre souffrance! Douleur incompréhensible pour ceux qui n'aiment pas avec ce despotisme envahisseur et féroce dont le moindre effet est une jalousie monstrueuse, un perpétuel désir de dérober l'être aimé à toute influence étrangère à l'amour.

—Quoi! se dit en lui-même Vandenesse, elle a reçu, elle a vu des êtres contents, elle leur a parlé, tandis que je restais solitaire, malheureux!

Il ensevelit son chagrin et jeta son amour au fond de son cœur, comme un cercueil à la mer. Ses pensées étaient de celles que l'on n'exprime pas; elles ont la rapidité de ces acides qui tuent en s'évaporant. Cependant son front se couvrit de nuages, et madame d'Aiglemont obéit à l'instinct de la femme en partageant cette tristesse sans la concevoir. Elle n'était pas complice du mal qu'elle faisait, et Vandenesse s'en aperçut. Il parla de sa situation et de sa jalousie, comme si c'eût été l'une de ces hypothèses que les amants se plaisent à discuter. La marquise comprit tout, et fut alors si vivement touchée qu'elle ne put retenir ses larmes. Dès ce moment, ils entrèrent dans les cieux de l'amour. Le ciel et l'enfer sont deux grands poèmes qui formulent les deux seuls points sur lesquels tourne notre existence: la joie ou la douleur. Le ciel n'est-il pas, ne sera-t-il pas toujours une image de l'infini de nos sentiments qui ne sera jamais peint que dans ses détails, parce que le bonheur est un; et l'enfer ne représente-t-il pas les tortures infinies de nos douleurs dont nous pouvons faire œuvre de poésie, parce qu'elles sont toutes dissemblables?

Un soir, les deux amants étaient seuls, assis l'un près de l'autre, en silence, et occupés à contempler une des plus belles phases du firmament, un de ces ciels purs dans lesquels les derniers rayons du soleil jettent de faibles teintes d'or et de pourpre. En ce moment de la journée, les lentes dégradations de la lumière semblent réveiller les sentiments doux; nos passions vibrent mollement, et nous savourons les troubles de je ne sais quelle violence au milieu du calme. En nous montrant le bonheur par de vagues images, la nature nous invite à en jouir quand il est près de nous, ou nous le fait regretter quand il a fui. Dans ces instants fertiles en enchantements, sous le dais de cette lueur dont les tendres harmonies s'unissent à des séductions intimes, il est difficile de résister aux vœux du cœur qui ont alors tant de magie! alors le chagrin s'émousse, la joie enivre, et la douleur accable. Les pompes du soir sont le signal des aveux et les encouragent. Le silence devient plus dangereux que la parole, en communiquant aux yeux toute la puissance de l'infini des cieux qu'ils reflètent. Si l'on parle, le moindre mot possède une irrésistible puissance. N'y a-t-il pas alors de la lumière dans la voix, de la pourpre dans le regard? Le ciel n'est-il pas comme en nous, ou ne nous semble-t-il pas être dans le ciel? Cependant Vandenesse et Juliette, car depuis quelques jours elle se laissait appeler ainsi familièrement par celui qu'elle se plaisait à nommer Charles; donc tous deux parlaient, mais le sujet primitif de leur conversation était bien loin d'eux; et, s'ils ne savaient plus le sens de leurs paroles, ils écoutaient avec délices les pensées secrètes qu'elles couvraient. La main de la marquise était dans celle de Vandenesse, et elle la lui abandonnait sans croire que ce fût une faveur.

Ils se penchèrent ensemble pour voir un de ces majestueux paysages pleins de neige, de glaciers, d'ombres grises qui teignent les flancs de montagnes fantastiques; un de ces tableaux remplis de brusques oppositions entre les flammes rouges et les tons noirs qui décorent les cieux avec une inimitable et fugace poésie; magnifiques langes dans lesquels renaît le soleil, beau linceul où il expire. En ce moment, les cheveux de Juliette effleurèrent les joues de Vandenesse; elle sentit ce contact léger, elle en frissonna violemment, et lui plus encore; car tous deux étaient graduellement arrivés à une de ces inexplicables crises où le calme communique aux sens une perception si fine, que le plus faible choc fait verser des larmes et déborder la tristesse si le cœur est perdu dans ces mélancolies, ou lui donne d'ineffables plaisirs s'il est perdu dans les vertiges de l'amour. Juliette pressa presque involontairement la main de son ami. Cette pression persuasive donna du courage à la timidité de l'amant. Les joies de ce moment et les espérances de l'avenir, tout se fondit dans une émotion, celle d'une première caresse, du chaste et modeste baiser que madame d'Aiglemont laissa prendre sur sa joue. Plus faible était la faveur, plus puissante, plus dangereuse elle fut. Pour leur malheur à tous deux, il n'y avait ni semblant ni fausseté. Ce fut l'entente de deux belles âmes, séparées par tout ce qui est loi, réunies par tout ce qui est séduction dans la nature. En ce moment le général d'Aiglemont entra.

—Le ministère est changé, dit-il. Votre oncle fait partie du nouveau cabinet. Ainsi, vous avez de bien belles chances pour être ambassadeur, Vandenesse.

Charles et Julie se regardèrent en rougissant. Cette pudeur mutuelle fut encore un lien. Tous deux, ils eurent la même pensée, le même remords; lien terrible et tout aussi fort entre deux brigands qui viennent d'assassiner un homme qu'entre deux amants coupables d'un baiser. Il fallait une réponse au marquis.

—Je ne veux plus quitter Paris, dit Charles Vandenesse.

—Nous savons pourquoi, répliqua le général en affectant la finesse d'un homme qui découvre un secret. Vous ne voulez pas abandonner votre oncle, pour vous faire déclarer l'héritier de sa pairie.

La marquise s'enfuit dans sa chambre, en se disant sur son mari cet effroyable mot:—Il est aussi par trop bête!

IV
LE DOIGT DE DIEU.

Entre la barrière d'Italie et celle de la Santé, sur le boulevard intérieur qui mène au Jardin-des-Plantes, il existe une perspective digne de ravir l'artiste ou le voyageur le plus blasé sur les jouissances de la vue. Si vous atteignez une légère éminence à partir de laquelle le boulevard, ombragé par de grands arbres touffus, tourne avec la grâce d'une allée forestière verte et silencieuse, vous voyez devant vous, à vos pieds, une vallée profonde, peuplée de fabriques à demi villageoises, clair-semée de verdure, arrosée par les eaux brunes de la Bièvre ou des Gobelins. Sur le versant opposé, quelques milliers de toits, pressés comme les têtes d'une foule, recèlent les misères du faubourg Saint-Marceau. La magnifique coupole du Panthéon, le dôme terne et mélancolique du Val-de-Grâce dominent orgueilleusement toute une ville en amphithéâtre dont les gradins sont bizarrement dessinés par des rues tortueuses. De là, les proportions des deux monuments semblent gigantesques; elles écrasent et les demeures frêles et les plus hauts peupliers du vallon. A gauche, l'Observatoire, à travers les fenêtres et les galeries duquel le jour passe en produisant d'inexplicables fantaisies, apparaît comme un spectre noir et décharné. Puis, dans le lointain, l'élégante lanterne des Invalides flamboie entre les masses bleuâtres du Luxembourg et les tours grises de Saint-Sulpice. Vues de là, ces lignes architecturales sont mêlées à des feuillages, à ces ombres, sont soumises aux caprices d'un ciel qui change incessamment de couleur, de lumière ou d'aspect. Loin de vous, les édifices meublent les airs; autour de vous, serpentent des arbres ondoyants, des sentiers campagnards. Sur la droite, par une large découpure de ce singulier paysage, vous apercevez la longue nappe blanche du canal Saint-Martin, encadré de pierres rougeâtres, paré de ses tilleuls, bordé par les constructions vraiment romaines des Greniers d'abondance. Là, sur le dernier plan, les vaporeuses collines de Belleville, chargées de maisons et de moulins, confondent leurs accidents avec ceux des nuages. Cependant il existe une ville, que vous ne voyez pas, entre la rangée de toits qui borde le vallon et cet horizon aussi vague qu'un souvenir d'enfance; immense cité, perdue comme dans un précipice entre les cimes de la Pitié et le faîte du cimetière de l'Est, entre la souffrance et la mort. Elle fait entendre un bruissement sourd semblable à celui de l'Océan qui gronde derrière une falaise comme pour dire:—Je suis là. Si le soleil jette ses flots de lumière sur cette face de Paris, s'il en épure, s'il en fluidifie les lignes; s'il y allume quelques vitres, s'il en égaie les tuiles, embrase les croix dorées, blanchit les murs et transforme l'atmosphère en un voile de gaze; s'il crée de riches contrastes avec les ombres fantastiques; si le ciel est d'azur et la terre frémissante, si les cloches parlent, alors de là vous admirerez une de ces féeries éloquentes que l'imagination n'oublie jamais, dont vous serez idolâtre, affolé comme d'un merveilleux aspect de Naples, de Stamboul ou des Florides. Nulle harmonie ne manque à ce concert. Là, murmurent le bruit du monde et la poétique paix de la solitude, la voix d'un million d'êtres et la voix de Dieu. Là gît une capitale couchée sous les paisibles cyprès du Père-Lachaise.

Par une matinée de printemps, au moment où le soleil faisait briller toutes les beautés de ce paysage, je les admirais, appuyé sur un gros orme qui livrait au vent ses fleurs jaunes. Puis, à l'aspect de ces riches et sublimes tableaux, je pensais amèrement au mépris que nous professons, jusque dans nos livres, pour notre pays d'aujourd'hui. Je maudissais ces pauvres riches qui, dégoûtés de notre belle France, vont acheter à prix d'or le droit de dédaigner leur patrie en visitant au galop, en examinant à travers un lorgnon les sites de cette Italie devenue si vulgaire. Je contemplais avec amour le Paris moderne, je rêvais, lorsque tout à coup le bruit d'un baiser troubla ma solitude et fit enfuir la philosophie. Dans la contre-allée qui couronne la pente rapide au bas de laquelle frissonnent les eaux, et en regardant au delà du pont des Gobelins, je découvris une femme qui me parut encore assez jeune, mise avec la simplicité la plus élégante, et dont la physionomie douce semblait refléter le gai bonheur du paysage. Un beau jeune homme posait à terre le plus joli petit garçon qu'il fût possible de voir, en sorte que je n'ai jamais su si le baiser avait retenti sur les joues de la mère ou sur celles de l'enfant. Une même pensée, tendre et vive, éclatait dans les yeux, dans les gestes, dans le sourire des deux jeunes gens. Ils entrelacèrent leurs bras avec une si joyeuse promptitude, et se rapprochèrent avec une si merveilleuse entente de mouvement, que, tout à eux-mêmes, ils ne s'aperçurent point de ma présence. Mais un autre enfant, mécontent, boudeur, et qui leur tournait le dos, me jeta des regards empreints d'une expression saisissante. Laissant son frère courir seul, tantôt en arrière, tantôt en avant de sa mère et du jeune homme, cet enfant, vêtu comme l'autre, aussi gracieux, mais plus doux de formes, resta muet, immobile, et dans l'attitude d'un serpent engourdi. C'était une petite fille. La promenade de la jolie femme et de son compagnon avait je ne sais quoi de machinal. Se contentant, par distraction peut-être, de parcourir le faible espace qui se trouvait entre le petit pont et une voiture arrêtée au détour du boulevard, ils recommençaient constamment leur courte carrière, en s'arrêtant, se regardant, riant au gré des caprices d'une conversation tour à tour animée, languissante, folle ou grave.

Caché par le gros orme, j'admirais cette scène délicieuse, et j'en aurais sans doute respecté les mystères si je n'avais surpris sur le visage de la petite fille rêveuse et taciturne les traces d'une pensée plus profonde que ne le comportait son âge. Quand sa mère et le jeune homme se retournaient après être venus près d'elle, souvent elle penchait sournoisement la tête, et lançait sur eux comme sur son frère un regard furtif vraiment extraordinaire. Mais rien ne saurait rendre la perçante finesse, la malicieuse naïveté, la sauvage attention qui animait ce visage enfantin aux yeux légèrement cernés, quand la jolie femme ou son compagnon caressaient les boucles blondes, pressaient gentiment le cou frais, la blanche collerette du petit garçon, au moment où, par enfantillage, il essayait de marcher avec eux. Il y avait certes une passion d'homme sur la physionomie grêle de cette petite fille bizarre. Elle souffrait ou pensait. Or, qui prophétise plus sûrement la mort chez ces créatures en fleur? est-ce la souffrance logée au corps, ou la pensée hâtive dévorant leurs âmes, à peine germées? Une mère sait cela peut-être. Pour moi, je ne connais maintenant rien de plus horrible qu'une pensée de vieillard sur un front d'enfant; le blasphème aux lèvres d'une vierge est moins monstrueux encore. Aussi l'attitude presque stupide de cette fille déjà pensive, la rareté de ses gestes, tout m'intéressa-t-il. Je l'examinai curieusement. Par une fantaisie naturelle aux observateurs, je la comparais à son frère, en cherchant à surprendre les rapports et les différences qui se trouvaient entre eux. La première avait des cheveux bruns, des yeux noirs et une puissance précoce qui formaient une riche opposition avec la blonde chevelure, les yeux vert de mer et la gracieuse faiblesse du plus jeune. L'aînée pouvait avoir environ sept à huit ans, l'autre six à peine. Ils étaient habillés de la même manière. Cependant, en les regardant avec attention, je remarquai dans les collerettes de leurs chemises une différence assez frivole, mais qui plus tard me révéla tout un roman dans le passé, tout un drame dans l'avenir. Et c'était bien peu de chose. Un simple ourlet bordait la collerette de la petite fille brune, tandis que de jolies broderies ornaient celle du cadet, et trahissaient un secret de cœur, une prédilection tacite que les enfants lisent dans l'âme de leurs mères, comme si l'esprit de Dieu était en eux. Insouciant et gai, le blond ressemblait à une petite fille, tant sa peau blanche avait de fraîcheur, ses mouvements de grâce, sa physionomie de douceur; tandis que l'aînée, malgré sa force, malgré la beauté de ses traits et l'éclat de son teint, ressemblait à un petit garçon maladif. Ses yeux vifs, dénués de cette humide vapeur qui donne tant de charme aux regards des enfants, semblaient avoir été, comme ceux des courtisans, séchés par un feu intérieur. Enfin, sa blancheur avait je ne sais quelle nuance mate, olivâtre, symptôme d'un vigoureux caractère. A deux reprises son jeune frère était venu lui offrir, avec une grâce touchante, avec un joli regard, avec une mine expressive qui eût ravi Charlet, le petit cor de chasse dans lequel il soufflait par instants; mais, chaque fois, elle n'avait répondu que par un farouche regard à cette phrase:—Tiens, Hélène, le veux-tu? dite d'une voix caressante. Et, sombre et terrible sous sa mine insouciante en apparence, la petite fille tressaillait et rougissait même assez vivement lorsque son frère approchait; mais le cadet ne paraissait pas s'apercevoir de l'humeur noire de sa sœur, et son insouciance, mêlée d'intérêt, achevait de faire contraster le véritable caractère de l'enfance avec la science soucieuse de l'homme, inscrite déjà sur la figure de la petite fille, et qui déjà l'obscurcissait de ses sombres nuages.

—Maman, Hélène ne veut pas jouer, s'écria le petit qui saisit pour se plaindre un moment où sa mère et le jeune homme étaient restés silencieux sur le pont des Gobelins.

—Laisse-la, Charles. Tu sais bien qu'elle est toujours grognon.

Ces paroles, prononcées au hasard par la mère, qui ensuite se retourna brusquement avec le jeune homme, arrachèrent des larmes à Hélène. Elle les dévora silencieusement, lança sur son frère un de ces regards profonds qui me semblaient inexplicables, et contempla d'abord avec une sinistre intelligence le talus sur le faîte duquel il était, puis la rivière de Bièvre, le pont, le paysage et moi.

Je craignis d'être aperçu par le couple joyeux, de qui j'aurais sans doute troublé l'entretien; je me retirai doucement, et j'allai me réfugier derrière une haie de sureau dont le feuillage me déroba complétement à tous les regards. Je m'assis tranquillement sur le haut du talus, en regardant en silence et tour à tour, soit les beautés changeantes du site, soit la petite fille sauvage qu'il m'était encore possible d'entrevoir à travers les interstices de la haie et le pied des sureaux sur lesquels ma tête reposait, presque au niveau du boulevard. En ne me voyant plus, Hélène parut inquiète; ses yeux noirs me cherchèrent dans le lointain de l'allée, derrière les arbres, avec une indéfinissable curiosité. Qu'étais-je donc pour elle? en ce moment, les rires naïfs de Charles retentirent dans le silence comme un chant d'oiseau. Le beau jeune homme, blond comme lui, le faisait danser dans ses bras, et l'embrassait en lui prodiguant ces petits mots sans suite et détournés de leur sens véritable que nous adressons amicalement aux enfants. La mère souriait à ces jeux, et, de temps à autre, disait, sans doute à voix basse, des paroles sorties du cœur; car son compagnon s'arrêtait, tout heureux, et la regardait d'un œil bleu plein de feu, plein d'idolâtrie. Leurs voix mêlées à celle de l'enfant avaient je ne sais quoi de caressant. Ils étaient charmants tous trois. Cette scène délicieuse, au milieu de ce magnifique paysage, y répandait une incroyable suavité. Une femme, belle, blanche, rieuse, un enfant d'amour, un homme ravissant de jeunesse, un ciel pur, enfin toutes les harmonies de la nature s'accordaient pour réjouir l'âme. Je me surpris à sourire, comme si ce bonheur était le mien. Le beau jeune homme entendit sonner neuf heures. Après avoir tendrement embrassé sa compagne, devenue sérieuse et presque triste, il revint alors vers son tilbury qui s'avançait lentement conduit par un vieux domestique. Le babil de l'enfant chéri se mêla aux derniers baisers que lui donna le jeune homme. Puis, quand celui-ci fut monté dans sa voiture, que la femme immobile écouta le tilbury roulant, en suivant la trace marquée par la poussière nuageuse, dans la verte allée du boulevard, Charles accourut à sa sœur près du pont, et j'entendis qu'il lui disait d'une voix argentine:—Pourquoi donc que tu n'es pas venue dire adieu à mon bon ami?

En voyant son frère sur le penchant du talus, Hélène lui lança le plus horrible regard qui jamais ait allumé les yeux d'un enfant, et le poussa par un mouvement de rage. Charles glissa sur le versant rapide, y rencontra des racines qui le rejetèrent violemment sur les pierres coupantes du mur; il s'y fracassa le front; puis, tout sanglant, alla tomber dans les eaux boueuses de la rivière. L'onde s'écarta en mille jets bruns sous sa jolie tête blonde. J'entendis les cris aigus du pauvre petit; mais bientôt ses accents se perdirent étouffés dans la vase, où il disparut en rendant un son lourd comme celui d'une pierre qui s'engouffre. L'éclair n'est pas plus prompt que ne le fut cette chute. Je me levai soudain et descendis par un sentier. Hélène stupéfaite poussa des cris perçants:—Maman! maman! La mère était là, près de moi. Elle avait volé comme un oiseau. Mais ni les yeux de la mère ni les miens ne pouvaient reconnaître la place précise où l'enfant était enseveli. L'eau noire bouillonnait sur un espace immense. Le lit de la Bièvre a, dans cet endroit, dix pieds de boue. L'enfant devait y mourir, il était impossible de le secourir. A cette heure, un dimanche, tout était en repos. La Bièvre n'a ni bateaux ni pêcheurs. Je ne vis ni perches pour sonder le ruisseau puant, ni personne dans le lointain. Pourquoi donc aurais-je parlé de ce sinistre accident, ou dit le secret de ce malheur? Hélène avait peut-être vengé son père. Sa jalousie était sans doute le glaive de Dieu. Cependant je frissonnai en contemplant la mère. Quel épouvantable interrogatoire son mari, son juge éternel, n'allait-il pas lui faire subir? Et elle traînait avec elle un témoin incorruptible. L'enfance a le front transparent, le teint diaphane; et le mensonge est, chez elle, comme une lumière qui lui rougit même le regard. La malheureuse femme ne pensait pas encore au supplice qui l'attendait au logis. Elle regardait la Bièvre.

Un semblable événement devait produire d'affreux retentissements dans la vie d'une femme, et voici l'un des échos les plus terribles qui de temps en temps troublèrent les amours de Juliette.

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Monsieur Crottat, notaire.

(LA FEMME DE TRENTE ANS.)

Deux ou trois ans après, un soir, après dîner, chez le marquis de Vandenesse alors en deuil de son père, et qui avait une succession à régler, se trouvait un notaire. Ce notaire n'était pas le petit notaire de Sterne, mais un gros et gras notaire de Paris, un de ces hommes estimables qui font une sottise avec mesure, mettent lourdement le pied sur une plaie inconnue, et demandent pourquoi l'on se plaint. Si, par hasard, ils apprennent le pourquoi de leur bêtise assassine, ils disent:—Ma foi, je n'en savais rien! Enfin, c'était un notaire honnêtement niais, qui ne voyait que des actes dans la vie. Le diplomate avait près de lui madame d'Aiglemont. Le général s'en était allé poliment avant la fin du dîner pour conduire ses deux enfants au spectacle, sur les boulevards, à l'Ambigu-Comique ou à la Gaieté. Quoique les mélodrames surexcitent les sentiments, ils passent à Paris pour être à la portée de l'enfance, et sans danger, parce que l'innocence y triomphe toujours. Le père était parti sans attendre le dessert, tant sa fille et son fils l'avaient tourmenté pour arriver au spectacle avant le lever du rideau.

Le notaire, l'imperturbable notaire, incapable de se demander pourquoi madame d'Aiglemont envoyait au spectacle ses enfants et son mari sans les y accompagner, était, depuis le dîner, comme vissé sur sa chaise. Une discussion avait fait traîner le dessert en longueur, et les gens tardaient à servir le café. Ces incidents, qui dévoraient un temps sans doute précieux, arrachaient des mouvements d'impatience à la jolie femme: on aurait pu la comparer à un cheval de race piaffant avant la course. Le notaire, qui ne se connaissait ni en chevaux ni en femmes, trouvait tout bonnement la marquise une vive et sémillante femme. Enchanté d'être dans la compagnie d'une femme à la mode et d'un homme politique célèbre, ce notaire faisait de l'esprit; il prenait pour une approbation le faux sourire de la marquise, qu'il impatientait considérablement, et il allait son train. Déjà le maître de la maison, de concert avec sa compagne, s'était permis de garder à plusieurs reprises le silence là où le notaire attendait une réponse élogieuse; mais, pendant ces repos significatifs, ce diable d'homme regardait le feu en cherchant des anecdotes. Puis le diplomate avait eu recours à sa montre. Enfin, la jolie femme s'était recoiffée de son chapeau pour sortir, et ne sortait pas. Le notaire ne voyait, n'entendait rien; il était ravi de lui-même, et sûr d'intéresser assez la marquise pour la clouer là.

—J'aurai bien certainement cette femme-là pour cliente, se disait-il.

La marquise se tenait debout, mettait ses gants, se tordait les doigts et regardait alternativement le marquis de Vandenesse qui partageait son impatience, ou le notaire qui plombait chacun de ses traits d'esprit. A chaque pause que faisait ce digne homme, le joli couple respirait en se disant par un signe:—Enfin, il va donc s'en aller! Mais point. C'était un cauchemar moral qui devait finir par irriter les deux personnes passionnées sur lesquelles le notaire agissait comme un serpent sur des oiseaux, et les obliger à quelque brusquerie. Au beau milieu du récit des ignobles moyens par lesquels du Tillet, un homme d'affaires alors en faveur, avait fait sa fortune, et dont les infamies étaient scrupuleusement détaillées par le spirituel notaire, le diplomate entendit sonner neuf heures à la pendule; il vit que son notaire était bien décidément un imbécile qu'il fallait tout uniment congédier, et il l'arrêta résolûment par un geste.

—Vous voulez les pincettes, monsieur le marquis? dit le notaire en les présentant à son client.

—Non, monsieur, je suis forcé de vous renvoyer. Madame veut aller rejoindre ses enfants, et je vais avoir l'honneur de l'accompagner.

—Déjà neuf heures! le temps passe comme l'ombre dans la compagnie des gens aimables, dit le notaire qui parlait tout seul depuis une heure.

Il chercha son chapeau, puis il vint se planter devant la cheminée, retint difficilement un hoquet, et dit à son client, sans voir les regards foudroyants que lui lançait la marquise:—Résumons-nous, monsieur le marquis. Les affaires passent avant tout. Demain donc nous lancerons une assignation à monsieur votre frère pour le mettre en demeure; nous procéderons à l'inventaire, et après, ma foi...

Le notaire avait si mal compris les intentions de son client, qu'il en prenait l'affaire en sens inverse des instructions que celui-ci venait de lui donner. Cet incident était trop délicat pour que Vandenesse ne rectifiât pas involontairement les idées du balourd notaire, et il s'ensuivit une discussion qui prit un certain temps.

—Écoutez, dit enfin le diplomate sur un signe que lui fit la jeune femme, vous me cassez la tête, revenez demain à neuf heures avec mon avoué.

—Mais j'aurais l'honneur de vous faire observer, monsieur le marquis, que nous ne sommes pas certains de rencontrer demain monsieur Desroches, et si la mise en demeure n'est pas lancée avant midi, le délai expire, et...

En ce moment une voiture entra dans la cour; et au bruit qu'elle fit, la pauvre femme se retourna vivement pour cacher des pleurs qui lui vinrent aux yeux. Le marquis sonna pour faire dire qu'il était sorti; mais le général, revenu comme à l'improviste de la Gaieté, précéda le valet de chambre, et parut en tenant d'une main sa fille dont les yeux étaient rouges, et de l'autre son petit garçon tout grimaud et fâché.

—Que vous est-il donc arrivé? demanda la femme à son mari.

—Je vous dirai cela plus tard, répondit le général en se dirigeant vers un boudoir voisin dont la porte était ouverte et où il aperçut les journaux.

La marquise impatientée se jeta désespérément sur un canapé.

Le notaire, qui se crut obligé de faire le gentil avec les enfants, prit un ton mignard pour dire au garçon:—Hé bien, mon petit, que donnait-on à la comédie?

La Vallée du torrent, répondit Gustave en grognant.

—Foi d'homme d'honneur, dit le notaire, les auteurs de nos jours sont à moitié fous! La Vallée du torrent! Pourquoi pas le Torrent de la vallée? il est possible qu'une vallée n'ait pas de torrent, et en disant le Torrent de la vallée, les auteurs auraient accusé quelque chose de net, de précis, de caractérisé, de compréhensible. Mais laissons cela. Maintenant comment peut-il se rencontrer un drame dans un torrent et dans une vallée? Vous me répondrez qu'aujourd'hui le principal attrait de ces sortes de spectacles gît dans les décorations, et ce titre en indique de fort belles. Vous êtes-vous bien amusé, mon petit compère? ajouta-t-il en s'asseyant devant l'enfant.

Au moment où le notaire demanda quel drame pouvait se rencontrer au fond d'un torrent, la fille de la marquise se retourna lentement et pleura. La mère était si violemment contrariée qu'elle n'aperçut pas le mouvement de sa fille.

—Oh! oui, monsieur, je m'amusais bien, répondit l'enfant. Il y avait dans la pièce un petit garçon bien gentil qui était seul au monde, parce que son papa n'avait pas pu être son père. Voilà que, quand il arrive en haut du pont qui est sur le torrent, un grand vilain barbu, vêtu tout en noir, le jette dans l'eau. Hélène s'est mise alors à pleurer, à sangloter; toute la salle a crié après nous, et mon père nous a bien vite, bien vite emmenés...

Monsieur de Vandenesse et la marquise restèrent tous deux stupéfaits, et comme saisis par un mal qui leur ôta la force de penser et d'agir.

—Gustave, taisez-vous donc, cria le général. Je vous ai défendu de parler sur ce qui s'est passé au spectacle, et vous oubliez déjà mes recommandations.

—Que Votre Seigneurie l'excuse, monsieur le marquis, dit le notaire, j'ai eu le tort de l'interroger, mais j'ignorais la gravité de...

—Il devait ne pas répondre, dit le père en regardant son fils avec froideur.

La cause du brusque retour des enfants et de leur père parut alors être bien connue du diplomate et de la marquise. La mère regarda sa fille, la vit en pleurs, et se leva pour aller à elle; mais alors son visage se contracta violemment et offrit les signes d'une sévérité que rien ne tempérait.

—Assez, Hélène, lui dit-elle, allez sécher vos larmes dans le boudoir.

—Qu'a-t-elle donc fait, cette pauvre petite? dit le notaire, qui voulut calmer à la fois la colère de la mère et les pleurs de la fille. Elle est si jolie que ce doit être la plus sage créature du monde; je suis bien sûr, madame, qu'elle ne vous donne que des jouissances. Pas vrai, ma petite?

Hélène regarda sa mère en tremblant, essuya ses larmes, tâcha de se composer un visage calme, et s'enfuit dans le boudoir.

—Et certes, disait le notaire en continuant toujours, madame, vous êtes trop bonne mère pour ne pas aimer également tous vos enfants. Vous êtes d'ailleurs trop vertueuse pour avoir de ces tristes préférences dont les funestes effets se révèlent plus particulièrement à nous autres notaires. La société nous passe par les mains; aussi en voyons-nous les passions sous leur forme la plus hideuse, l'intérêt. Ici, une mère veut déshériter les enfants de son mari au profit des enfants qu'elle leur préfère; tandis que, de son côté, le mari veut quelquefois réserver sa fortune à l'enfant qui a mérité la haine de la mère. Et c'est alors des combats, des craintes, des actes, des contre-lettres, des ventes simulées, des fidéi-commis; enfin, un gâchis pitoyable, ma parole d'honneur, pitoyable! Là, des pères passent leur vie à déshériter leurs enfants en volant le bien de leurs femmes... Oui, volant est le mot. Nous parlions de drame; ah! je vous assure que si nous pouvions dire le secret de certaines donations, nos auteurs pourraient en faire de terribles tragédies bourgeoises. Je ne sais pas de quel pouvoir usent les femmes pour faire ce qu'elles veulent; car, malgré les apparences et leur faiblesse, c'est toujours elles qui l'emportent. Ah! par exemple, elles ne m'attrapent pas moi. Je devine toujours la raison de ces prédilections que dans le monde on qualifie poliment d'indéfinissables! Mais les maris ne la devinent jamais, c'est une justice à leur rendre. Vous me répondrez à cela qu'il y a des grâces d'ét...

Hélène, revenue avec son père du boudoir dans le salon, écoutait attentivement le notaire, et le comprenait si bien, qu'elle jeta sur sa mère un coup d'œil craintif en pressentant avec tout l'instinct du jeune âge que cette circonstance allait redoubler la sévérité qui grondait sur elle. La marquise pâlit en montrant au comte, par un geste de terreur, son mari, qui regardait pensivement les fleurs du tapis. En ce moment, malgré son savoir-vivre, le diplomate ne se contint plus, et lança sur le notaire un regard foudroyant.

—Venez par ici, monsieur, lui dit-il en se dirigeant vivement vers la pièce qui précédait le salon.

Le notaire l'y suivit en tremblant et sans achever sa phrase.

—Monsieur, lui dit alors avec une rage concentrée le marquis de Vandenesse, qui ferma violemment la porte du salon où il laissait la femme et le mari, depuis le dîner vous n'avez fait ici que des sottises et dit que des bêtises. Pour Dieu! allez-vous-en; vous finiriez par causer les plus grands malheurs. Si vous êtes un excellent notaire, restez dans votre étude; mais si, par hasard, vous vous trouvez dans le monde, tâchez d'y être plus circonspect...

Puis il rentra dans le salon, en quittant le notaire sans le saluer. Celui-ci resta pendant un moment tout ébaubi, perclus, sans savoir où il en était. Quand les bourdonnements qui lui tintaient aux oreilles cessèrent, il crut entendre des gémissements, des allées et venues dans le salon, où les sonnettes furent violemment tirées. Il eut peur de revoir le comte, et retrouva l'usage de ses jambes pour déguerpir et gagner l'escalier; mais, à la porte des appartements, il se heurta dans les valets qui s'empressaient de venir prendre les ordres de leur maître.

—Voilà comme sont tous ces grands seigneurs, se dit-il enfin quand il fut dans la rue à la recherche d'un cabriolet, ils vous engagent à parler, vous y invitent par des compliments; vous croyez les amuser, point du tout! Ils vous font des impertinences, vous mettent à distance et vous jettent même à la porte sans se gêner. Enfin, j'étais fort spirituel; je n'ai rien dit qui ne fût sensé, posé, convenable. Ma foi, il me recommande d'avoir plus de circonspection, je n'en manque pas. Hé! diantre, je suis notaire et membre de ma chambre. Bah! c'est une boutade d'ambassadeur, rien n'est sacré pour ces gens-là. Demain il m'expliquera comment je n'ai fait chez lui que des bêtises et dit que des sottises. Je lui demanderai raison; c'est-à-dire je lui en demanderai la raison. Au total, j'ai tort, peut-être... Ma foi, je suis bien bon de me casser la tête! Qu'est-ce que cela me fait?

Le notaire revint chez lui, et soumit l'énigme à sa notaresse en lui racontant de point en point les événements de la soirée.

—Mon cher Crottat, Son Excellence a eu parfaitement raison en te disant que tu n'avais fait que des sottises et dit que des bêtises.

—Pourquoi?

—Mon cher, je te le dirais, que cela ne t'empêcherait pas de recommencer ailleurs demain. Seulement, je te recommande encore de ne jamais parler que d'affaires en société.

—Si tu ne veux pas me le dire, je le demanderai demain à...

—Mon Dieu, les gens les plus niais s'étudient à cacher ces choses-là, et tu crois qu'un ambassadeur ira te les dire! Mais, Crottat, je ne t'ai jamais vu si dénué de sens.

—Merci, ma chère!

V
LES DEUX RENCONTRES.

Un ancien officier d'ordonnance de Napoléon, que nous appellerons seulement le marquis ou le général, et qui sous la restauration fit une haute fortune, était venu passer les beaux jours à Versailles, où il habitait une maison de campagne située entre l'église et la barrière de Montreuil, sur le chemin qui conduit à l'avenue de Saint-Cloud. Son service à la cour ne lui permettait pas de s'éloigner de Paris.

Élevé jadis pour servir d'asile aux passagères amours de quelque grand seigneur, ce pavillon avait de très-vastes dépendances. Les jardins au milieu desquels il était placé l'éloignaient également à droite et à gauche des premières maisons de Montreuil et des chaumières construites aux environs de la barrière; ainsi, sans être par trop isolés, les maîtres de cette propriété jouissaient, à deux pas d'une ville, de tous les plaisirs de la solitude. Par une étrange contradiction, la façade et la porte d'entrée de la maison donnaient immédiatement sur le chemin, qui, peut-être autrefois, était peu fréquenté. Cette hypothèse paraît vraisemblable si l'on vient à songer qu'il aboutit au délicieux pavillon bâti par Louis XV pour mademoiselle de Romans, et qu'avant d'y arriver, les curieux reconnaissent, çà et là, plus d'un casino dont l'intérieur et le décor trahissent les spirituelles débauches de nos aïeux, qui, dans la licence dont on les accuse, cherchaient néanmoins l'ombre et le mystère.

Par une soirée d'hiver, le marquis, sa femme et ses enfants se trouvèrent seuls dans cette maison déserte. Leurs gens avaient obtenu la permission d'aller célébrer à Versailles la noce de l'un d'entre eux; et, présumant que la solennité de Noël, jointe à cette circonstance, leur offrirait une valable excuse auprès de leurs maîtres, ils ne faisaient pas scrupule de consacrer à la fête un peu plus de temps que ne leur en avait octroyé l'ordonnance domestique. Cependant, comme le général était connu pour un homme qui n'avait jamais manqué d'accomplir sa parole avec une inflexible probité, les réfractaires ne dansèrent pas sans quelques remords quand le moment du retour fut expiré. Onze heures venaient de sonner, et pas un domestique n'était arrivé. Le profond silence qui régnait sur la campagne permettait d'entendre, par intervalles, la bise sifflant à travers les branches noires des arbres, mugissant autour de la maison, ou s'engouffrant dans les longs corridors. La gelée avait si bien purifié l'air, durci la terre et saisi les pavés, que tout avait cette sonorité sèche dont les phénomènes nous surprennent toujours. La lourde démarche d'un buveur attardé, ou le bruit d'un fiacre retournant à Paris, retentissaient plus vivement et se faisaient écouter plus loin que de coutume. Les feuilles mortes, mises en danse par quelques tourbillons soudains, frissonnaient sur les pierres de la cour de manière à donner une voix à la nuit, quand elle voulait devenir muette. C'était enfin une de ces âpres soirées qui arrachent à notre égoïsme une plainte stérile en faveur du pauvre ou du voyageur, et nous rendent le coin du feu si voluptueux. En ce moment, la famille réunie au salon ne s'inquiétait ni de l'absence des domestiques, ni des gens sans foyer, ni de la poésie dont étincelle une veillée d'hiver. Sans philosopher hors de propos, et confiants en la protection d'un vieux soldat, femme et enfants se livraient aux délices qu'engendre la vie intérieure quand les sentiments n'y sont pas gênés, quand l'affection et la franchise animent les discours, les regards et les jeux.

Le général était assis, ou, pour mieux dire, enseveli dans une haute et spacieuse bergère, au coin de la cheminée, où brillait un feu nourri qui répandait cette chaleur piquante, symptôme d'un froid excessif au dehors. Appuyée sur le dos du siége et légèrement inclinée, la tête de ce brave père restait dans une pose dont l'indolence peignait un calme parfait, un doux épanouissement de joie. Ses bras, à moitié endormis, mollement jetés hors de la bergère, achevaient d'exprimer une pensée de bonheur. Il contemplait le plus petit de ses enfants, un garçon à peine âgé de cinq ans, qui demi-nu, se refusait à se laisser déshabiller par sa mère. Le bambin fuyait la chemise ou le bonnet de nuit avec lequel la marquise le menaçait parfois; il gardait sa collerette brodée, riait à sa mère quand elle l'appelait, en s'apercevant qu'elle riait elle-même de cette rébellion enfantine; il se remettait alors à jouer avec sa sœur, aussi naïve, mais plus malicieuse, et qui parlait déjà plus distinctement que lui, dont les vagues paroles et les idées confuses étaient à peine intelligibles pour ses parents. La petite Moïna, son aînée de deux ans, provoquait par des agaceries déjà féminines d'interminables rires, qui partaient comme des fusées et semblaient ne pas avoir de cause; mais à les voir tous deux se roulant devant le feu, montrant sans honte leurs jolis corps potelés, leurs formes blanches et délicates, confondant les boucles de leurs chevelures noire et blonde, heurtant leurs visages roses, où la joie traçait des fossettes ingénues, certes un père et surtout une mère comprenaient ces petites âmes, pour eux déjà caractérisées, pour eux déjà passionnées. Ces deux anges faisaient pâlir par les vives couleurs de leurs yeux humides, de leurs joues brillantes, de leur teint blanc, les fleurs du tapis moelleux, ce théâtre de leurs ébats, sur lequel ils tombaient, se renversaient, se combattaient, se roulaient sans danger. Assise sur une causeuse à l'autre coin de la cheminée, en face de son mari, la mère était entourée de vêtements épars et restait, un soulier rouge à la main, dans une attitude pleine de laisser-aller. Son indécise sévérité mourait dans un doux sourire gravé sur ses lèvres. Agée d'environ trente-six ans, elle conservait encore une beauté due à la rare perfection des lignes de son visage, auquel la chaleur, la lumière et le bonheur prêtaient en ce moment un éclat surnaturel. Souvent elle cessait de regarder ses enfants pour reporter ses yeux caressants sur la grave figure de son mari; et parfois, en se rencontrant, les yeux des deux époux échangeaient de muettes jouissances et de profondes réflexions. Le général avait un visage fortement basané. Son front large et pur était sillonné par quelques mèches de cheveux grisonnants. Les mâles éclairs de ses yeux bleus, la bravoure inscrite dans les rides de ses joues flétries, annonçaient qu'il avait acheté par de rudes travaux le ruban rouge qui fleurissait la boutonnière de son habit. En ce moment les innocentes joies exprimées par ses deux enfants se reflétaient sur sa physionomie vigoureuse et ferme où perçaient une bonhomie, une candeur indicibles. Ce vieux capitaine était redevenu petit sans beaucoup d'efforts. N'y a-t-il pas toujours un peu d'amour pour l'enfance chez les soldats qui ont assez expérimenté les malheurs de la vie pour avoir su reconnaître les misères de la force et les priviléges de la faiblesse? Plus loin, devant une table ronde éclairée par des lampes astrales dont les vives lumières luttaient avec les lueurs pâles des bougies placées sur la cheminée, était un jeune garçon de treize ans qui tournait rapidement les pages d'un gros livre. Les cris de son frère ou de sa sœur ne lui causaient aucune distraction, et sa figure accusait la curiosité de la jeunesse. Cette profonde préoccupation était justifiée par les attachantes merveilles des Mille et une Nuits et par un uniforme de lycéen. Il restait immobile, dans une attitude méditative, un coude sur la table et la tête appuyée sur l'une de ses mains, dont les doigts blancs tranchaient au milieu d'une chevelure brune. La clarté tombant d'aplomb sur son visage, et le reste du corps étant dans l'obscurité, il ressemblait ainsi à ces portraits noirs où Raphaël s'est représenté lui-même attentif, penché, songeant à l'avenir. Entre cette table et la marquise, une grande et belle jeune fille travaillait, assise devant un métier à tapisserie sur lequel se penchait et d'où s'éloignait alternativement sa tête, dont les cheveux d'ébène artistement lissés réfléchissaient la lumière. A elle seule Hélène était un spectacle. Sa beauté se distinguait par un rare caractère de force et d'élégance. Quoique relevée de manière à dessiner des traits vifs autour de la tête, la chevelure était si abondante que, rebelle aux dents du peigne, elle se frisait énergiquement à la naissance du cou. Ses sourcils, très-fournis et régulièrement plantés, tranchaient avec la blancheur de son front pur. Elle avait même sur la lèvre supérieure quelques signes de courage qui figuraient une légère teinte de bistre sous un nez grec dont les contours étaient d'une exquise perfection. Mais la captivante rondeur des formes, la candide expression des autres traits, la transparence d'une carnation délicate, la voluptueuse mollesse des lèvres, le fini de l'ovale décrit par le visage, et surtout la sainteté de son regard vierge, imprimaient à cette beauté vigoureuse la suavité féminine, la modestie enchanteresse que nous demandons à ces anges de paix et d'amour. Seulement il n'y avait rien de frêle dans cette jeune fille, et son cœur devait être aussi doux, son âme aussi forte que ses proportions étaient magnifiques et que sa figure était attrayante. Elle imitait le silence de son frère le lycéen, et paraissait en proie à l'une de ces fatales méditations de jeune fille, souvent impénétrables à l'observation d'un père ou même à la sagacité des mères: en sorte qu'il était impossible de savoir s'il fallait attribuer au jeu de la lumière ou à des peines secrètes les ombres capricieuses qui passaient sur son visage comme de faibles nuées sur un ciel pur.

Les deux aînés étaient en ce moment complétement oubliés par le mari et par la femme. Cependant plusieurs fois le coup d'œil interrogateur du général avait embrassé la scène muette qui, sur le second plan, offrait une gracieuse réalisation des espérances écrites dans les tumultes enfantins placés sur le devant de ce tableau domestique. En expliquant la vie humaine par d'insensibles gradations, ces figures composaient une sorte de poème vivant. Le luxe des accessoires qui décoraient le salon, la diversité des attitudes, les oppositions dues à des vêtements tous divers de couleur, les contrastes de ces visages si caractérisés par les différents âges et par les contours que les lumières mettaient en saillie, répandaient sur ces pages humaines toutes les richesses demandées à la sculpture, aux peintres, aux écrivains. Enfin, le silence et l'hiver, la solitude et la nuit prêtaient leur majesté à cette sublime et naïve composition, délicieux effet de nature. La vie conjugale est pleine de ces heures sacrées dont le charme indéfinissable est dû peut-être à quelque souvenance d'un monde meilleur. Des rayons célestes jaillissent sans doute sur ces sortes de scènes, destinées à payer à l'homme une partie de ses chagrins, à lui faire accepter l'existence. Il semble que l'univers soit là, devant nous, sous une forme enchanteresse, qu'il déroule ses grandes idées d'ordre, que la vie sociale plaide pour ses lois en parlant de l'avenir.

Cependant, malgré le regard d'attendrissement jeté par Hélène sur Abel et Moïna quand éclatait une de leurs joies; malgré le bonheur peint sur sa lucide figure lorsqu'elle contemplait furtivement son père, un sentiment de profonde mélancolie était empreint dans ses gestes, dans son attitude, et surtout dans ses yeux voilés par de longues paupières. Ses blanches et puissantes mains, à travers lesquelles la lumière passait en leur communiquant une rougeur diaphane et presque fluide, eh! bien, ses mains tremblaient. Une seule fois, sans se défier mutuellement, ses yeux et ceux de la marquise se heurtèrent. Ces deux femmes se comprirent alors par un regard terne, froid, respectueux pour Hélène, sombre et menaçant chez la mère. Hélène baissa promptement sa vue sur le métier, tira l'aiguille avec prestesse, et de long-temps ne releva sa tête, qui semblait lui être devenue trop lourde à porter. La mère était-elle trop sévère pour sa fille, et jugeait-elle cette sévérité nécessaire? Était-elle jalouse de la beauté d'Hélène, avec qui elle pouvait rivaliser encore, mais en déployant tous les prestiges de la toilette? Ou la fille avait-elle surpris, comme beaucoup de filles quand elles deviennent clairvoyantes, des secrets que cette femme, en apparence si religieusement fidèle à ses devoirs, croyait avoir ensevelis dans son cœur aussi profondément que dans une tombe?

Hélène était arrivée à un âge où la pureté de l'âme porte à des rigidités qui dépassent la juste mesure dans laquelle doivent rester les sentiments. Dans certains esprits, les fautes prennent les proportions du crime; l'imagination réagit alors sur la conscience; souvent alors les jeunes filles exagèrent la punition en raison de l'étendue qu'elles donnent aux forfaits. Hélène paraissait ne se croire digne de personne. Un secret de sa vie antérieure, un accident peut-être, incompris d'abord, mais développé par les susceptibilités de son intelligence sur laquelle influaient les idées religieuses, semblait l'avoir depuis peu comme dégradée romanesquement à ses propres yeux. Ce changement dans sa conduite avait commencé le jour où elle avait lu, dans la récente traduction des théâtres étrangers, la belle tragédie de Guillaume Tell, par Schiller. Après avoir grondé sa fille de laisser tomber le volume, la mère avait remarqué que le ravage causé par cette lecture dans l'âme d'Hélène venait de la scène où le poète établit une sorte de fraternité entre Guillaume Tell, qui verse le sang d'un homme pour sauver tout un peuple, et Jean-le-Parricide. Devenue humble, pieuse et recueillie, Hélène ne souhaitait plus d'aller au bal. Jamais elle n'avait été si caressante pour son père, surtout quand la marquise n'était pas témoin de ses cajoleries de jeune fille. Néanmoins, s'il existait du refroidissement dans l'affection d'Hélène pour sa mère, il était si finement exprimé, que le général ne devait pas s'en apercevoir, quelque jaloux qu'il pût être de l'union qui régnait dans sa famille. Nul homme n'aurait eu l'œil assez perspicace pour sonder la profondeur de ces deux cœurs féminins: l'un jeune et généreux, l'autre sensible et fier; le premier, trésor d'indulgence; le second, plein de finesse et d'amour. Si la mère contristait sa fille par un adroit despotisme de femme, il n'était sensible qu'aux yeux de la victime. Au reste, l'événement seulement fit naître ces conjectures toutes insolubles. Jusqu'à cette nuit, aucune lumière accusatrice ne s'était échappée de ces deux âmes; mais entre elles et Dieu certainement il s'élevait quelque sinistre mystère.

—Allons, Abel, s'écria la marquise en saisissant un moment où silencieux et fatigués Moïna et son frère restaient immobiles; allons, venez, mon fils, il faut vous coucher... Et, lui lançant un regard impérieux, elle le prit vivement sur ses genoux.

—Comment, dit le général, il est dix heures et demie, et pas un de nos domestiques n'est rentré? Ah! les compères. Gustave, ajouta-t-il en se tournant vers son fils, je ne t'ai donné ce livre qu'à la condition de le quitter à dix heures; tu aurais dû le fermer toi-même à l'heure dite et t'aller coucher comme tu me l'avais promis. Si tu veux être un homme remarquable, il faut faire de ta parole une seconde religion, et y tenir comme à ton honneur. Fox, un des plus grands orateurs de l'Angleterre, était surtout remarquable par la beauté de son caractère. La fidélité aux engagements pris est la principale de ses qualités. Dans son enfance, son père, un Anglais de vieille roche, lui avait donné une leçon assez vigoureuse pour faire une éternelle impression sur l'esprit d'un jeune enfant. A ton âge, Fox venait, pendant les vacances, chez son père, qui avait, comme tous les riches Anglais, un parc assez considérable autour de son château. Il se trouvait dans ce parc un vieux kiosque qui devait être abattu et reconstruit dans un endroit où le point de vue était magnifique. Les enfants aiment beaucoup à voir démolir. Le petit Fox voulait avoir quelques jours de vacances de plus pour assister à la chute du pavillon; mais son père exigeait qu'il rentrât au collége au jour fixé pour l'ouverture des classes; de là brouille entre le père et le fils. La mère, comme toutes les mamans, appuya le petit Fox. Le père promit alors solennellement à son fils qu'il attendrait aux vacances prochaines pour démolir le kiosque. Fox retourne au collége. Le père crut qu'un petit garçon distrait par ses études oublierait cette circonstance, il fit abattre le kiosque et le reconstruisit à l'autre endroit. L'entêté garçon ne songeait qu'à ce kiosque. Quand il vint chez son père, son premier soin fut d'aller voir le vieux bâtiment; mais il revint tout triste au moment du déjeuner, et dit à son père:—Vous m'avez trompé. Le vieux gentilhomme anglais dit avec une confusion pleine de dignité:—C'est vrai, mon fils, mais je réparerai ma faute. Il faut tenir à sa parole plus qu'à sa fortune; car tenir à sa parole donne la fortune, et toutes les fortunes n'effacent pas la tache faite à la conscience par un manque de parole. Le père fit reconstruire le vieux pavillon comme il était; puis, après l'avoir reconstruit, il ordonna qu'on l'abattît sous les yeux de son fils. Que ceci, Gustave, te serve de leçon.

Gustave, qui avait attentivement écouté son père, ferma le livre à l'instant. Il se fit un moment de silence pendant lequel le général s'empara de Moïna, qui se débattait contre le sommeil, et la posa doucement sur lui. La petite laissa rouler sa tête chancelante sur la poitrine du père et s'y endormit alors tout à fait, enveloppée dans les rouleaux dorés de sa jolie chevelure. En cet instant, des pas rapides retentirent dans la rue, sur la terre; et soudain trois coups, frappés à la porte, réveillèrent les échos de la maison. Ces coups prolongés eurent un accent aussi facile à comprendre que le cri d'un homme en danger de mourir. Le chien de garde aboya d'un ton de fureur. Hélène, Gustave, le général et sa femme tressaillirent vivement; mais Abel, que sa mère achevait de coiffer, et Moïna ne s'éveillèrent pas.

—Il est pressé, celui-là, s'écria le militaire en déposant sa fille sur la bergère.

Il sortit brusquement du salon sans avoir entendu la prière de sa femme.

—Mon ami, n'y va pas...

Le marquis passa dans sa chambre à coucher, y prit une paire de pistolets, alluma sa lanterne sourde, s'élança vers l'escalier, descendit avec la rapidité de l'éclair, et se trouva bientôt à la porte de la maison où son fils le suivit intrépidement.

—Qui est là? demanda-t-il.

—Ouvrez, répondit une voix presque suffoquée par des respirations haletantes.

—Êtes-vous ami?

—Oui, ami.

—Êtes-vous seul?

—Oui, mais ouvrez, car ils viennent!

Un homme se glissa sous le porche avec la fantastique vélocité d'une ombre aussitôt que le général eut entrebâillé la porte; et, sans qu'il pût s'y opposer, l'inconnu l'obligea de la lâcher en la repoussant par un vigoureux coup de pied, et s'y appuya résolûment comme pour empêcher de la rouvrir. Le général, qui leva soudain son pistolet et sa lanterne sur la poitrine de l'étranger afin de le tenir en respect, vit un homme de moyenne taille enveloppé dans une pelisse fourrée, vêtement de vieillard, ample et traînant, qui semblait ne pas avoir été fait pour lui. Soit prudence ou hasard, le fugitif avait le front entièrement couvert par un chapeau qui lui tombait sur les yeux.

—Monsieur, dit-il au général, abaissez le canon de votre pistolet. Je ne prétends pas rester chez vous sans votre consentement; mais si je sors, la mort m'attend à la barrière. Et quelle mort! vous en répondriez à Dieu. Je vous demande l'hospitalité pour deux heures. Songez-y bien, monsieur, quelque suppliant que je sois, je dois commander avec le despotisme de la nécessité. Je veux l'hospitalité de l'Arabie. Que je vous sois sacré; sinon, ouvrez, j'irai mourir. Il me faut le secret, un asile et de l'eau. Oh! de l'eau? répéta-t-il d'une voix qui râlait.

—Qui êtes-vous? demanda le général, surpris de la volubilité fiévreuse avec laquelle parlait l'inconnu.

—Ah! qui je suis? Eh! bien, ouvrez, je m'éloigne, répondit l'homme avec l'accent d'une infernale ironie.

Malgré l'adresse avec laquelle le marquis promenait les rayons de sa lanterne, il ne pouvait voir que le bas de ce visage, et rien n'y plaidait en faveur d'une hospitalité si singulièrement réclamée: les joues étaient tremblantes, livides, et les traits horriblement contractés. Dans l'ombre projetée par le bord du chapeau, les yeux se dessinaient comme deux lueurs qui firent presque pâlir la faible lumière de la bougie. Cependant il fallait une réponse.

—Monsieur, dit le général, votre langage est si extraordinaire, qu'à ma place vous...

—Vous disposez de ma vie, s'écria l'étranger d'un son de voix terrible en interrompant son hôte.

—Deux heures, dit le marquis irrésolu.

—Deux heures, répéta l'homme.

Mais tout à coup il repoussa son chapeau par un geste de désespoir, se découvrit le front et lança, comme s'il voulait faire une dernière tentative, un regard dont la vive clarté pénétra l'âme du général. Ce jet d'intelligence et de volonté ressemblait à un éclair, et fut écrasant comme la foudre; car il est des moments où les hommes sont investis d'un pouvoir inexplicable.

—Allez, qui que vous puissiez être, vous serez en sûreté sous mon toit, reprit gravement le maître du logis qui crut obéir à l'un de ces mouvements instinctifs que l'homme ne sait pas toujours expliquer.

—Dieu vous le rende, ajouta l'inconnu en laissant échapper un profond soupir.

—Êtes-vous armé? demanda le général.

Pour toute réponse, l'étranger lui donnant à peine le temps de jeter un coup d'œil sur sa pelisse, l'ouvrit et la replia lestement. Il était sans armes apparentes et dans le costume d'un jeune homme qui sort du bal. Quelque rapide que fût l'examen du soupçonneux militaire, il en vit assez pour s'écrier:—Où diable avez-vous pu vous éclabousser ainsi par un temps si sec?

—Encore des questions! répondit-il avec un air de hauteur.

En ce moment le marquis aperçut son fils et se souvint de la leçon qu'il venait de lui faire sur la stricte exécution de la parole donnée; il fut si vivement contrarié de cette circonstance, qu'il lui dit, non sans un ton de colère:—Comment, petit drôle, te trouves-tu là au lieu d'être dans ton lit?

—Parce que j'ai cru pouvoir vous être utile dans le danger, répondit Gustave.

—Allons, monte à ta chambre, dit le père adouci par la réponse de son fils. Et vous, dit-il en s'adressant à l'inconnu, suivez-moi.

Ils devinrent silencieux comme deux joueurs qui se défient l'un de l'autre. Le général commença même à concevoir de sinistres pressentiments. L'inconnu lui pesait déjà sur le cœur comme un cauchemar; mais, dominé par la foi du serment, il le conduisit à travers les corridors, les escaliers de sa maison, et le fit entrer dans une grande chambre située au second étage, précisément au-dessus du salon. Cette pièce inhabitée servait de séchoir en hiver, ne communiquait à aucun appartement, et n'avait d'autre décoration, sur ses quatre murs jaunis, qu'un méchant miroir laissé sur la cheminée par le précédent propriétaire, et une grande glace qui, s'étant trouvée sans emploi lors de l'emménagement du marquis, fut provisoirement mise en face de la cheminée. Le plancher de cette vaste mansarde n'avait jamais été balayé, l'air y était glacial, et deux vieilles chaises dépaillées en composaient tout le mobilier. Après avoir posé sa lanterne sur l'appui de la cheminée, le général dit à l'inconnu:—Votre sécurité veut que cette misérable mansarde vous serve d'asile. Et, comme vous avez ma parole pour le secret, vous me permettrez de vous y enfermer.

L'homme baissa la tête en signe d'adhésion.

—Je n'ai demandé qu'un asile, le secret et de l'eau, ajouta-t-il.

—Je vais vous en apporter, répondit le marquis qui ferma la porte avec soin et descendit à tâtons dans le salon pour y venir prendre un flambeau afin d'aller chercher lui-même une carafe dans l'office.

—Hé! bien, monsieur, qu'y a-t-il? demanda vivement la marquise à son mari.

—Rien, ma chère, répondit-il d'un air froid.

—Mais nous avons cependant bien écouté, vous venez de conduire quelqu'un là-haut....

—Hélène, reprit le général en regardant sa fille qui leva la tête vers lui, songez que l'honneur de votre père repose sur votre discrétion. Vous devez n'avoir rien entendu.

La jeune fille répondit par un mouvement de tête significatif. La marquise demeura tout interdite et piquée intérieurement de la manière dont s'y prenait son mari pour lui imposer silence. Le général alla prendre une carafe, un verre, et remonta dans la chambre où était son prisonnier: il le trouva debout, appuyé contre le mur, près de la cheminée, la tête nue; il avait jeté son chapeau sur une des deux chaises. L'étranger ne s'attendait sans doute pas à se voir si vivement éclairé. Son front se plissa et sa figure devint soucieuse quand ses yeux rencontrèrent les yeux perçants du général; mais il s'adoucit et prit une physionomie gracieuse pour remercier son protecteur. Lorsque ce dernier eut placé le verre et la carafe sur l'appui de la cheminée, l'inconnu, après lui avoir encore jeté son regard flamboyant, rompit le silence.

—Monsieur, dit-il d'une voix douce qui n'eut plus de convulsions gutturales comme précédemment, mais qui néanmoins accusait encore un tremblement intérieur, je vais vous paraître bizarre. Excusez des caprices nécessaires. Si vous restez là, je vous prierai de ne pas me regarder quand je boirai.

Contrarié de toujours obéir à un homme qui lui déplaisait, le général se tourna brusquement. L'étranger tira de sa poche un mouchoir blanc, s'en enveloppa la main droite; puis il saisit la carafe, et but d'un trait l'eau qu'elle contenait. Sans penser à enfreindre son serment tacite, le marquis regarda machinalement dans la glace; mais alors la correspondance des deux miroirs permettant à ses yeux de parfaitement embrasser l'inconnu, il vit le mouchoir se rougir soudain par le contact des mains qui étaient pleines de sang.

—Ah! vous m'avez regardé, s'écria l'homme quand après avoir bu et s'être enveloppé dans son manteau il examina le général d'un air soupçonneux. Je suis perdu. Ils viennent, les voici!

—Je n'entends rien, dit le marquis.

—Vous n'êtes pas intéressé, comme je le suis, à écouter dans l'espace.

—Vous vous êtes donc battu en duel, pour être ainsi couvert de sang? demanda le général assez ému en distinguant la couleur des larges taches dont les vêtements de son hôte étaient imbibés.

—Oui, un duel, vous l'avez dit, répéta l'étranger en laissant errer sur ses lèvres un sourire amer.

En ce moment, le son des pas de plusieurs chevaux au grand galop retentit dans le lointain; mais ce bruit était faible comme les premières lueurs du matin. L'oreille exercée du général reconnut la marche des chevaux disciplinés par le régime de l'escadron.

—C'est la gendarmerie, dit-il.

Il jeta sur son prisonnier un regard de nature à dissiper les doutes qu'il avait pu lui suggérer par son indiscrétion involontaire, remporta la lumière et revint au salon. A peine posait-il la clef de la chambre haute sur la cheminée que le bruit produit par la cavalerie grossit et s'approcha du pavillon avec une rapidité qui le fit tressaillir. En effet, les chevaux s'arrêtèrent à la porte de la maison. Après avoir échangé quelques paroles avec ses camarades, un cavalier descendit, frappa rudement, et obligea le général d'aller ouvrir. Ce dernier ne fut pas maître d'une émotion secrète à l'aspect de six gendarmes dont les chapeaux bordés d'argent brillaient à la clarté de la lune.

—Monseigneur, lui dit un brigadier, n'avez-vous pas entendu tout à l'heure un homme courant vers la barrière?

—Vers la barrière? Non.

—Vous n'avez ouvert votre porte à personne?

—Ai-je donc l'habitude d'ouvrir moi-même ma porte?...

—Mais, pardon, mon général, en ce moment, il me semble que...

—Ah! çà, s'écria le marquis avec un accent de colère, allez-vous me plaisanter? avez-vous le droit...

—Rien, rien, monseigneur, reprit doucement le brigadier. Vous excuserez notre zèle. Nous savons bien qu'un pair de France ne s'expose pas à recevoir un assassin à cette heure de la nuit; mais le désir d'avoir quelques renseignements...

—Un assassin! s'écria le général. Et qui donc a été...

—Monsieur le marquis de Mauny vient d'être haché en je ne sais combien de morceaux, reprit le gendarme. Mais l'assassin est vivement poursuivi. Nous sommes certains qu'il est dans les environs, et nous allons le traquer. Excusez, mon général.

Le gendarme parlait en remontant à cheval, en sorte qu'il ne lui fut heureusement pas possible de voir la figure du général. Habitué à tout supposer, le brigadier aurait peut-être conçu des soupçons à l'aspect de cette physionomie ouverte où se peignaient si fidèlement les mouvements de l'âme.

—Sait-on le nom du meurtrier? demanda le général.

—Non, répondit le cavalier. Il a laissé le secrétaire plein d'or et de billets de banque, sans y toucher.

—C'est une vengeance, dit le marquis.

—Ah! bah! sur un vieillard?... Non, non, ce gaillard-là n'aura pas eu le temps de faire son coup.

Et le gendarme rejoignit ses compagnons, qui galopaient déjà dans le lointain. Le général resta pendant un moment en proie à des perplexités faciles à comprendre. Bientôt il entendit ses domestiques qui revenaient en se disputant avec une sorte de chaleur, et dont les voix retentissaient dans le carrefour de Montreuil. Quand ils arrivèrent, sa colère, à laquelle il fallait un prétexte pour s'exhaler, tomba sur eux avec l'éclat de la foudre. Sa voix fit trembler les échos de la maison. Puis il s'apaisa tout à coup, lorsque le plus hardi, le plus adroit d'entre eux, son valet de chambre, excusa leur retard en lui disant qu'ils avaient été arrêtés à l'entrée de Montreuil par des gendarmes et des agents de police en quête d'un assassin. Le général se tut soudain. Puis, rappelé par ce mot aux devoirs de sa singulière position, il ordonna sèchement à tous ses gens d'aller se coucher aussitôt, en les laissant étonnés de la facilité avec laquelle il admettait le mensonge du valet de chambre.

Mais pendant que ces événements se passaient dans la cour, un incident assez léger en apparence avait changé la situation des autres personnages qui figurent dans cette histoire. A peine le marquis était-il sorti que sa femme, jetant alternativement les yeux sur la clef de la mansarde et sur Hélène, finit par dire à voix basse en se penchant vers sa fille:—Hélène, votre père a laissé la clef sur la cheminée.

La jeune fille étonnée leva la tête, et regarda timidement sa mère, dont les yeux pétillaient de curiosité.

—Hé! bien, maman? répondit-elle d'une voix troublée.

—Je voudrais bien savoir ce qui se passe là-haut. S'il y a une personne, elle n'a pas encore bougé. Vas-y donc...

—Moi? dit la jeune fille avec une sorte d'effroi.

—As-tu peur?

—Non, madame, mais je crois avoir distingué le pas d'un homme.

—Si je pouvais y aller moi-même, je ne vous aurais pas prié de monter, Hélène, reprit sa mère avec un ton de dignité froide. Si votre père rentrait et ne me trouvait pas, il me chercherait peut-être, tandis qu'il ne s'apercevra pas de votre absence.

—Madame, répondit Hélène, si vous me le commandez, j'irai; mais je perdrai l'estime de mon père...

—Comment! dit la marquise avec un accent d'ironie. Mais puisque vous prenez au sérieux ce qui n'était qu'une plaisanterie, maintenant je vous ordonne d'aller voir qui est là-haut. Voici la clef, ma fille! Votre père, en vous recommandant le silence sur ce qui se passe en ce moment chez lui, ne vous a point interdit de monter à cette chambre. Allez, et sachez qu'une mère ne doit jamais être jugée par sa fille...

Après avoir prononcé ces dernières paroles avec toute la sévérité d'une mère offensée, la marquise prit la clef et la remit à Hélène, qui se leva sans dire un mot, et quitta le salon.

—Ma mère saura toujours bien obtenir son pardon; mais moi je serai perdue dans l'esprit de mon père. Veut-elle donc me priver de la tendresse qu'il a pour moi, me chasser de sa maison?

Ces idées fermentèrent soudain dans son imagination pendant qu'elle marchait sans lumière le long du corridor, au fond duquel était la porte de la chambre mystérieuse. Quand elle y arriva, le désordre de ses pensées eut quelque chose de fatal. Cette espèce de méditation confuse servit à faire déborder mille sentiments contenus jusque-là dans son cœur. Ne croyant peut-être déjà plus à un heureux avenir, elle acheva, dans ce moment affreux, de désespérer de sa vie. Elle trembla convulsivement en approchant la clef de la serrure, et son émotion devint même si forte qu'elle s'arrêta pendant un instant pour mettre la main sur son cœur, comme si elle avait le pouvoir d'en calmer les battements profonds et sonores. Enfin elle ouvrit la porte. Le cri des gonds avait sans doute vainement frappé l'oreille du meurtrier. Quoique son ouïe fût très-fine, il resta presque collé sur le mur, immobile et comme perdu dans ses pensées. Le cercle de lumière projeté par la lanterne l'éclairait faiblement, et il ressemblait, dans cette zone de clair-obscur, à ces sombres statues de chevaliers, toujours debout à l'encoignure de quelque tombe noire sous les chapelles gothiques. Des gouttes de sueur froide sillonnaient son front jaune et large. Une audace incroyable brillait sur ce visage fortement contracté. Ses yeux de feu, fixes et secs, semblaient contempler un combat dans l'obscurité qui était devant lui. Des pensées tumultueuses passaient rapidement sur cette face, dont l'expression ferme et précise indiquait une âme supérieure. Son corps, son attitude, ses proportions, s'accordaient avec son génie sauvage. Cet homme était tout force et tout puissance, et il envisageait les ténèbres comme une visible image de son avenir. Habitué à voir les figures énergiques des géants qui se pressaient autour de Napoléon, et préoccupé par une curiosité morale, le général n'avait pas fait attention aux singularités physiques de cet homme extraordinaire; mais, sujette, comme toutes les femmes, aux impressions extérieures, Hélène fut saisie par le mélange de lumière et d'ombre, de grandiose et de passion, par un poétique chaos qui donnait à l'inconnu l'apparence de Lucifer se relevant de sa chute. Tout à coup la tempête peinte sur ce visage s'apaisa comme par magie, et l'indéfinissable empire dont l'étranger était, à son insu peut-être, le principe et l'effet, se répandit autour de lui avec la progressive rapidité d'une inondation. Un torrent de pensées découla de son front au moment où ses traits reprirent leurs formes naturelles. Charmée, soit par l'étrangeté de cette entrevue, soit par le mystère dans lequel elle pénétrait, la jeune fille put alors admirer une physionomie douce et pleine d'intérêt. Elle resta pendant quelque temps dans un prestigieux silence et en proie à des troubles jusqu'alors inconnus à sa jeune âme. Mais bientôt, soit qu'Hélène eût laissé échapper une exclamation, eût fait un mouvement; soit que l'assassin, revenant du monde idéal au monde réel, entendît une autre respiration que la sienne, il tourna la tête vers la fille de son hôte, et aperçut indistinctement dans l'ombre la figure sublime et les formes majestueuses d'une créature qu'il dut prendre pour un ange, à la voir immobile et vague comme une apparition.

—Monsieur! dit-elle d'une voix palpitante.

Le meurtrier tressaillit.

—Une femme! s'écria-t-il doucement. Est-ce possible? Éloignez-vous, reprit-il. Je ne reconnais à personne de droit de me plaindre, de m'absoudre ou de me condamner. Je dois vivre seul. Allez, mon enfant, ajouta-t-il avec un geste de souverain, je reconnaîtrais mal le service que me rend le maître de cette maison, si je laissais une seule des personnes qui l'habitent respirer le même air que moi. Il faut me soumettre aux lois du monde.

Cette dernière phrase fut prononcée à voix basse. En achevant d'embrasser par sa profonde intuition les misères que réveilla cette idée mélancolique, il jeta sur Hélène un regard de serpent, et remua dans le cœur de cette singulière jeune fille un monde de pensées encore endormi chez elle. Ce fut comme une lumière qui lui aurait éclairé des pays inconnus. Son âme fut terrassée, subjuguée, sans qu'elle trouvât la force de se défendre contre le pouvoir magnétique de ce regard, quelque involontairement lancé qu'il fût. Honteuse et tremblante, elle sortit et ne revint au salon qu'un instant avant le retour de son père, en sorte qu'elle ne put rien dire à sa mère.

Le général, tout préoccupé, se promena silencieusement, les bras croisés, allant d'un pas uniforme des fenêtres qui donnaient sur la rue aux fenêtres du jardin. Sa femme gardait Abel endormi. Moïna, posée sur la bergère comme un oiseau dans son nid, sommeillait insouciante. La sœur aînée tenait une pelote de soie dans une main, dans l'autre une aiguille, et contemplait le feu. Le profond silence qui régnait au salon, au dehors et dans la maison, n'était interrompu que par les pas traînants des domestiques, qui allèrent se coucher un à un; par quelques rires étouffés, dernier écho de leur joie et de la fête nuptiale; puis encore par les portes de leurs chambres respectives, au moment où ils les ouvrirent en se parlant les uns aux autres, et quand ils les fermèrent. Quelques bruits sourds retentirent encore auprès des lits. Une chaise tomba. La toux d'un vieux cocher résonna faiblement et se tut. Mais bientôt la sombre majesté qui éclate dans la nature endormie à minuit domina partout. Les étoiles seules brillaient. Le froid avait saisi la terre. Pas un être ne parla, ne remua. Seulement le feu bruissait, comme pour faire comprendre la profondeur du silence. L'horloge de Montreuil sonna une heure. En ce moment des pas extrêmement légers retentirent faiblement dans l'étage supérieur. Le marquis et sa fille, certains d'avoir enfermé l'assassin de monsieur de Mauny, attribuèrent ces mouvements à une des femmes, et ne furent pas étonnés d'entendre ouvrir les portes de la pièce qui précédait le salon. Tout à coup le meurtrier apparut au milieu d'eux. La stupeur dans laquelle le marquis était plongé, la vive curiosité de la mère et l'étonnement de la fille lui ayant permis d'avancer presque au milieu du salon, il dit au général d'une voix singulièrement calme et mélodieuse:—Monseigneur, les deux heures vont expirer.

—Vous ici! s'écria le général. Par quelle puissance? Et, d'un regard terrible, il interrogea sa femme et ses enfants. Hélène devint rouge comme le feu.—Vous, reprit le militaire d'un ton pénétré, vous au milieu de nous! Un assassin couvert de sang ici! Vous souillez ce tableau! Sortez! sortez! ajouta-t-il avec un accent de fureur.

Au mot d'assassin, la marquise jeta un cri. Quant à Hélène, ce mot sembla décider de sa vie, son visage n'accusa pas le moindre étonnement. Elle semblait avoir attendu cet homme. Ses pensées si vastes eurent un sens. La punition que le ciel réservait à ses fautes éclatait. Se croyant aussi criminelle que l'était cet homme, la jeune fille le regarda d'un œil serein: elle était sa compagne, sa sœur. Pour elle, un commandement de Dieu se manifestait dans cette circonstance. Quelques années plus tard, la raison aurait fait justice de ses remords; mais en ce moment ils la rendaient insensée. L'étranger resta immobile et froid. Un sourire de dédain se peignit dans ses traits et sur ses larges lèvres rouges.

—Vous reconnaissez bien mal la noblesse de mes procédés envers vous, dit-il lentement. Je n'ai pas voulu toucher de mes mains le verre dans lequel vous m'avez donné de l'eau pour apaiser ma soif. Je n'ai pas même pensé à laver mes mains sanglantes sous votre toit, et j'en sors n'y ayant laissé de mon crime (à ces mots ses lèvres se comprimèrent) que l'idée, en essayant de passer ici sans laisser de trace. Enfin je n'ai pas même permis à votre fille de...

—Ma fille! s'écria le général en jetant sur Hélène un coup d'œil d'horreur. Ah! malheureux, sors ou je te tue.

—Les deux heures ne sont pas expirées. Vous ne pouvez ni me tuer ni me livrer sans perdre votre propre estime et—la mienne.

A ce dernier mot, le militaire stupéfait essaya de contempler le criminel; mais il fut obligé de baisser les yeux, il se sentait hors d'état de soutenir l'insupportable éclat d'un regard qui pour la seconde fois lui désorganisait l'âme. Il craignit de mollir encore en reconnaissant que sa volonté s'affaiblissait déjà.

—Assassiner un vieillard! Vous n'avez donc jamais vu de famille? dit-il alors en lui montrant par un geste paternel sa femme et ses enfants.

—Oui, un vieillard, répéta l'inconnu dont le front se contracta légèrement.

—L'avoir coupé en morceaux!

—Je l'ai coupé en morceaux, reprit l'assassin avec calme.

—Fuyez! s'écria le général sans oser regarder son hôte. Notre pacte est rompu. Je ne vous tuerai pas. Non! je ne me ferai jamais le pourvoyeur de l'échafaud. Mais sortez, vous nous faites horreur.

—Je le sais, répondit le criminel avec résignation. Il n'y a pas de terre en France où je puisse poser mes pieds avec sécurité; mais, si la justice savait, comme Dieu, juger les spécialités; si elle daignait s'enquérir qui, de l'assassin ou de la victime, est le monstre, je resterais fièrement parmi les hommes. Ne devinez-vous pas des crimes antérieurs chez un homme qu'on vient de hacher? Je me suis fait juge et bourreau, j'ai remplacé la justice humaine impuissante. Voilà mon crime. Adieu, monsieur. Malgré l'amertume que vous avez jetée dans votre hospitalité, j'en garderai le souvenir. J'aurai encore dans l'âme un sentiment de reconnaissance pour un homme dans le monde, cet homme est vous... Mais je vous aurais voulu plus généreux.

Il alla vers la porte. En ce moment la jeune fille se pencha vers sa mère et lui dit un mot à l'oreille.

—Ah!... Ce cri échappé à sa femme fit tressaillir le général, comme s'il eût vu Moïna morte. Hélène était debout, et le meurtrier s'était instinctivement retourné, montrant sur sa figure une sorte d'inquiétude pour cette famille.

—Qu'avez-vous, ma chère? demanda le marquis.

—Hélène veut le suivre, dit-elle.

Le meurtrier rougit.

—Puisque ma mère traduit si mal une exclamation presque involontaire, dit Hélène à voix basse, je réaliserai ses vœux.

Après avoir jeté un regard de fierté presque sauvage autour d'elle, la jeune fille baissa les yeux et resta dans une admirable attitude de modestie.

—Hélène, dit le général, vous êtes allée là-haut dans la chambre où j'avais mis...?

—Oui, mon père.

—Hélène, demanda-t-il d'une voix altérée par un tremblement convulsif, est-ce la première fois que vous avez vu cet homme?

—Oui, mon père.

—Il n'est pas alors naturel que vous ayez le dessein de...

—Si cela n'est pas naturel, au moins cela est vrai, mon père.

—Ah! ma fille?... dit la marquise à voix basse, mais de manière que son mari l'entendît. Hélène, vous mentez à tous les principes d'honneur, de modestie, de vertu, que j'ai tâché de développer dans votre cœur. Si vous n'avez été que mensonge jusqu'à cette heure fatale, alors vous n'êtes point regrettable. Est-ce la perfection morale de cet inconnu qui vous tente? serait-ce l'espèce de puissance nécessaire aux gens qui commettent un crime?... Je vous estime trop pour supposer...

—Oh! supposez tout, madame, répondit Hélène d'un ton froid.

Mais, malgré la force de caractère dont elle faisait preuve en ce moment, le feu de ses yeux absorba difficilement les larmes qui roulèrent dans ses yeux. L'étranger devina le langage de la mère par les pleurs de la jeune fille, et lança son coup d'œil d'aigle sur la marquise, qui fut obligée, par un irrésistible pouvoir, de regarder ce terrible séducteur. Or, quand les yeux de cette femme rencontrèrent les yeux clairs et luisants de cet homme, elle éprouva dans l'âme un frisson semblable à la commotion qui nous saisit à l'aspect d'un reptile, ou lorsque nous touchons à une bouteille de Leyde.

—Mon ami, cria-t-elle à son mari, c'est le démon! Il devine tout...

Le général se leva pour saisir un cordon de sonnette.

—Il vous perd, dit Hélène au meurtrier.

L'inconnu sourit, fit un pas, arrêta le bras du marquis, le força de supporter un regard qui versait la stupeur, et le dépouilla de son énergie.

—Je vais vous payer votre hospitalité, dit-il, et nous serons quittes. Je vous épargnerai un déshonneur en me livrant moi-même. Après tout, que ferais-je maintenant dans la vie?

—Vous pouvez vous repentir, répondit Hélène en lui adressant une de ces espérances qui ne brillent que dans les yeux d'une jeune fille.

—Je ne me repentirai jamais, dit le meurtrier d'une voix sonore et en levant fièrement la tête.

—Ses mains sont teintes de sang, dit le père à sa fille.

—Je les essuierai, répondit-elle.

—Mais, reprit le général, sans se hasarder à lui montrer l'inconnu, savez-vous s'il veut de vous seulement?

Le meurtrier s'avança vers Hélène, dont la beauté, quelque chaste et recueillie qu'elle fût, était comme éclairée par une lumière intérieure dont les reflets coloraient et mettaient, pour ainsi dire, en relief les moindres traits et les lignes les plus délicates; puis, après avoir jeté sur cette ravissante créature un doux regard, dont la flamme était encore terrible, il dit en trahissant une vive émotion:—N'est-ce pas vous aimer pour vous-même et m'acquitter des deux heures d'existence que m'a vendues votre père, que de me refuser à votre dévouement?

—Et vous aussi vous me repoussez! s'écria Hélène avec un accent qui déchira les cœurs. Adieu donc à tous, je vais aller mourir!

—Qu'est-ce que cela signifie? lui dirent ensemble son père et sa mère.

Elle resta silencieuse et baissa les yeux après avoir interrogé la marquise par un coup d'œil éloquent. Depuis le moment où le général et sa femme avaient essayé de combattre par la parole ou par l'action l'étrange privilége que l'inconnu s'arrogeait en restant au milieu d'eux, et que ce dernier leur avait lancé l'étourdissante lumière qui jaillissait de ses yeux, ils étaient soumis à une torpeur inexplicable: et leur raison engourdie les aidait mal à repousser la puissance surnaturelle sous laquelle ils succombaient. Pour eux l'air était devenu lourd, et ils respiraient difficilement, sans pouvoir accuser celui qui les opprimait ainsi, quoiqu'une voix intérieure ne leur laissât pas ignorer que cet homme magique était le principe de leur impuissance. Au milieu de cette agonie morale, le général devina que ses efforts devaient avoir pour objet d'influencer la raison chancelante de sa fille: il la saisit par la taille, et la transporta dans l'embrasure d'une croisée, loin du meurtrier.

—Mon enfant chérie, lui dit-il à voix basse, si quelque amour étrange était né tout à coup dans ton cœur, ta vie pleine d'innocence, ton âme pure et pieuse m'ont donné trop de preuves de caractère, pour ne pas te supposer l'énergie nécessaire à dompter un mouvement de folie. Ta conduite cache donc un mystère. Eh! bien, mon cœur est un cœur plein d'indulgence, tu peux tout lui confier; quand même tu le déchirerais, je saurais, mon enfant, taire mes souffrances et garder à ta confession un silence fidèle. Voyons, es-tu jalouse de notre affection pour tes frères ou ta jeune sœur? As-tu dans l'âme un chagrin d'amour? Es-tu malheureuse ici? Parle, explique-moi les raisons qui te poussent à laisser ta famille, à l'abandonner, à la priver de son plus grand charme, à quitter ta mère, tes frères, ta petite sœur.

—Mon père, répondit-elle, je ne suis ni jalouse ni amoureuse de personne, pas même de votre ami le diplomate, monsieur de Vandenesse.

La marquise pâlit, et sa fille, qui l'observait, s'arrêta.

—Ne dois-je pas tôt ou tard aller vivre sous la protection d'un homme?

—Cela est vrai.

—Savons-nous jamais, dit-elle en continuant, à quel être nous lions nos destinées? Moi, je crois en cet homme.

—Enfant, dit le général en élevant la voix, tu ne songes pas à toutes les souffrances qui vont t'assaillir.

—Je pense aux siennes...

—Quelle vie! dit le père.

—Une vie de femme, répondit la fille en murmurant.

—Vous êtes bien savante, s'écria la marquise en retrouvant la parole.

—Madame, les demandes me dictent les réponses; mais, si vous le désirez, je parlerai plus clairement.

—Dites tout, ma fille, je suis mère. Ici la fille regarda la mère, et ce regard fit faire une pause à la marquise.—Hélène, je subirai vos reproches si vous en avez à me faire, plutôt que de vous voir suivre un homme que tout le monde fuit avec horreur.

—Vous voyez bien, madame, que sans moi il serait seul.

—Assez, madame, s'écria le général, nous n'avons plus qu'une fille! Et il regarda Moïna, qui dormait toujours.—Je vous enfermerai dans un couvent, ajouta-t-il en se tournant vers Hélène.

—Soit! mon père, répondit-elle avec un calme désespérant, j'y mourrai. Vous n'êtes comptable de ma vie et de son âme qu'à Dieu.

Un profond silence succéda soudain à ces paroles. Les spectateurs de cette scène, où tout froissait les sentiments vulgaires de la vie sociale, n'osaient se regarder. Tout à coup le marquis aperçut ses pistolets, en saisit un, l'arma lestement et le dirigea sur l'étranger. Au bruit que fit la batterie, cet homme se retourna, jeta son regard calme et perçant sur le général dont le bras, détendu par une invincible mollesse, retomba lourdement, et le pistolet roula sur le tapis...

—Ma fille, dit alors le père abattu par cette lutte effroyable, vous êtes libre. Embrassez votre mère, si elle y consent. Quant à moi, je ne veux plus ni vous voir ni vous entendre...

—Hélène, dit la mère à la jeune fille, pensez donc que vous serez dans la misère.

Une espèce de râle, parti de la large poitrine du meurtrier, attira les regards sur lui. Une expression dédaigneuse était peinte sur sa figure.

—L'hospitalité que je vous ai donnée me coûte cher! s'écria le général en se levant. Vous n'avez tué, tout à l'heure, qu'un vieillard; ici, vous assassinez toute une famille. Quoi qu'il arrive, il y aura du malheur dans cette maison.

—Et si votre fille est heureuse? demanda le meurtrier en regardant fixement le militaire.

—Si elle est heureuse avec vous, répondit le père en faisant un incroyable effort, je ne la regretterai pas.

Hélène s'agenouilla timidement devant son père, et lui dit d'une voix caressante:—O mon père, je vous aime et vous vénère, que vous me prodiguiez des trésors de votre bonté ou les rigueurs de la disgrâce... Mais, je vous en supplie, que vos dernières paroles ne soient pas des paroles de colère.

Le général n'osa pas contempler sa fille. En ce moment l'étranger s'avança, et jetant sur Hélène un sourire où il y avait à la fois quelque chose d'infernal et de céleste:—Vous qu'un meurtrier n'épouvante pas, ange de miséricorde, dit-il, venez, puisque vous persistez à me confier votre destinée.

—Inconcevable! s'écria le père.

La marquise lança sur sa fille un regard extraordinaire, et lui ouvrit les bras. Hélène s'y précipita en pleurant.

—Adieu, dit-elle, adieu, ma mère!

Hélène fit hardiment un signe à l'étranger, qui tressaillit. Après avoir baisé la main de son père, embrassé précipitamment, mais sans plaisir, Moïna et le petit Abel, elle disparut avec le meurtrier.

—Par où vont-ils? s'écria le général en écoutant les pas des deux fugitifs.—Madame, reprit-il en s'adressant à sa femme, je crois rêver: cette aventure me cache un mystère. Vous devez le savoir.

La marquise frissonna.

—Depuis quelque temps, répondit-elle, votre fille était devenue extraordinairement romanesque et singulièrement exaltée. Malgré mes soins à combattre cette tendance de son caractère...

—Cela n'est pas clair...

Mais, s'imaginant entendre dans le jardin les pas de sa fille et de l'étranger, le général s'interrompit pour ouvrir précipitamment la croisée.

—Hélène! cria-t-il.

Cette voix se perdit dans la nuit comme une vaine prophétie. En prononçant ce nom, auquel rien ne répondait plus dans le monde, le général rompit, comme par enchantement, le charme auquel une puissance diabolique l'avait soumis. Une sorte d'esprit lui passa sur la face. Il vit clairement la scène qui venait de se passer, et maudit sa faiblesse qu'il ne comprenait pas. Un frisson chaud alla de son cœur à sa tête, à ses pieds; il redevint lui-même, terrible, affamé de vengeance, et poussa un effroyable cri.

—Au secours! au secours!...

Il courut aux cordons des sonnettes, les tira de manière à les briser, après avoir fait retentir des tintements étranges. Tous ses gens s'éveillèrent en sursaut. Pour lui, criant toujours, il ouvrit les fenêtres de la rue, appela les gendarmes, trouva ses pistolets, les tira pour accélérer la marche des cavaliers, le lever de ses gens et la venue des voisins. Les chiens reconnurent alors la voix de leur maître et aboyèrent, les chevaux hennirent et piaffèrent. Ce fut un tumulte affreux au milieu de cette nuit calme. En descendant par les escaliers pour courir après sa fille, le général vit ses gens épouvantés qui arrivaient de toutes parts.

—Ma fille? Hélène est enlevée. Allez dans le jardin! Gardez la rue! Ouvrez à la gendarmerie! A l'assassin!

Aussitôt il brisa par un effort de rage la chaîne qui retenait le gros chien de garde.

—Hélène! Hélène! lui dit-il.

Le chien bondit comme un lion, aboya furieusement et s'élança dans le jardin si rapidement, que le général ne put le suivre. En ce moment le galop des chevaux retentit dans la rue, et le général s'empressa d'ouvrir lui-même.

—Brigadier, s'écria-t-il, allez couper la retraite à l'assassin de monsieur de Mauny. Ils s'en vont par mes jardins. Vite, cernez les chemins de la butte de Picardie, je vais faire une battue dans toutes les terres, les parcs, les maisons.—Vous autres, dit-il à ses gens, veillez sur la rue et tenez la ligne depuis la barrière jusqu'à Versailles. En avant, tous!

Il se saisit d'un fusil que lui apporta son valet de chambre, et s'élança dans les jardins en criant au chien:—Cherche! D'affreux aboiements lui répondirent dans le lointain, et il se dirigea dans la direction d'où les râlements du chien semblaient venir.

A sept heures du matin, les recherches de la gendarmerie, du général, de ses gens et des voisins, avaient été inutiles. Le chien n'était pas revenu. Harassé de fatigue, et déjà vieilli par le chagrin, le marquis rentra dans son salon, désert pour lui, quoique ses trois autres enfants y fussent.

—Vous avez été bien froide pour votre fille, dit-il en regardant sa femme.—Voilà donc ce qui nous reste d'elle! ajouta-t-il en montrant le métier où il voyait une fleur commencée. Elle était là tout à l'heure, et maintenant perdue, perdue!

Il pleura, se cacha la tête dans ses mains, et resta un moment silencieux, n'osant plus contempler ce salon, qui naguère lui offrait le tableau le plus suave du bonheur domestique. Les lueurs de l'aurore luttaient avec les lampes expirantes; les bougies brûlaient leurs festons de papier, tout s'accordait avec le désespoir de ce père.

—Il faudra détruire ceci, dit-il après un moment de silence et en montrant le métier. Je ne pourrais plus rien voir de ce qui nous la rappelle...

La terrible nuit de Noël, pendant laquelle le marquis et sa femme eurent le malheur de perdre leur fille aînée sans avoir pu s'opposer à l'étrange domination exercée par son ravisseur involontaire, fut comme un avis que leur donna la fortune. La faillite d'un agent de change ruina le marquis. Il hypothéqua les biens de sa femme pour tenter une spéculation dont les bénéfices devaient restituer à sa famille toute sa première fortune; mais cette entreprise acheva de le ruiner. Poussé par son désespoir à tout tenter, le général s'expatria. Six ans s'étaient écoulés depuis son départ. Quoique sa famille eût rarement reçu de ses nouvelles, quelques jours avant la reconnaissance de l'indépendance des républiques américaines par l'Espagne, il avait annoncé son retour.

Donc, par une belle matinée, quelques négociants français, impatients de revenir dans leur patrie avec des richesses acquises au prix de longs travaux et de périlleux voyages entrepris, soit au Mexique, soit dans la Colombie, se trouvaient à quelques lieues de Bordeaux, sur un brick espagnol. Un homme, vieilli par les fatigues ou par le chagrin plus que ne le comportaient ses années, était appuyé sur le bastingage et paraissait insensible au spectacle qui s'offrait aux regards des passagers groupés sur le tillac. Échappés aux dangers de la navigation et conviés par la beauté du jour, tous étaient montés sur le pont comme pour saluer la terre natale. La plupart d'entre eux voulaient absolument voir, dans le lointain, les phares, les édifices de la Gascogne, la tour de Cordouan, mêlés aux créations fantastiques de quelques nuages blancs qui s'élevaient à l'horizon. Sans la frange argentée qui badinait devant le brick, sans le long sillon rapidement effacé qu'il traçait derrière lui, les voyageurs auraient pu se croire immobiles au milieu de l'Océan, tant la mer y était calme. Le ciel avait une pureté ravissante. La teinte foncée de sa voûte arrivait, par d'insensibles dégradations, à se confondre avec la couleur des eaux bleuâtres, en marquant le point de sa réunion par une ligne dont la clarté scintillait aussi vivement que celle des étoiles. Le soleil faisait étinceler des millions de facettes dans l'immense étendue de la mer, en sorte que les vastes plaines de l'eau étaient plus lumineuses peut-être que les campagnes du firmament. Le brick avait toutes ses voiles gonflées par un vent d'une merveilleuse douceur, et ces nappes aussi blanches que la neige, ces pavillons jaunes flottants, ce dédale de cordages se dessinaient avec une précision rigoureuse sur le fond brillant de l'air, du ciel et de l'Océan, sans recevoir d'autres teintes que celles des ombres projetées par les toiles vaporeuses. Un beau jour, un vent frais, la vue de la patrie, une mer tranquille, un bruissement mélancolique, un joli brick solitaire, glissant sur l'Océan comme une femme qui vole à un rendez-vous, c'était un tableau plein d'harmonies, une scène d'où l'âme humaine pouvait embrasser d'immuables espaces, en partant d'un point où tout était mouvement. Il y avait une étonnante opposition de solitude et de vie, de silence et de bruit, sans qu'on pût savoir où était le bruit et la vie, le néant et le silence; aussi pas une voix humaine ne rompait-elle ce charme céleste. Le capitaine espagnol, ses matelots, les Français restaient assis ou debout, tous plongés dans une extase religieuse pleine de souvenirs. Il y avait de la paresse dans l'air. Les figures épanouies accusaient un oubli complet des maux passés, et ces hommes se balançaient sur ce doux navire comme dans un songe d'or. Cependant, de temps en temps, le vieux passager, appuyé sur le bastingage, regardait l'horizon avec une sorte d'inquiétude. Il y avait une défiance du sort écrite dans tous ses traits, et il semblait craindre de ne jamais toucher assez vite la terre de France. Cet homme était le marquis. La fortune n'avait pas été sourde aux cris et aux efforts de son désespoir. Après cinq ans de tentatives et de travaux pénibles, il s'était vu possesseur d'une fortune considérable. Dans son impatience de revoir son pays et d'apporter le bonheur à sa famille, il avait suivi l'exemple de quelques négociants français de la Havane, en s'embarquant avec eux sur un vaisseau espagnol en charge pour Bordeaux. Néanmoins son imagination, lassée de prévoir le mal, lui traçait les images les plus délicieuses de son bonheur passé. En voyant de loin la ligne brune décrite par la terre, il croyait contempler sa femme et ses enfants. Il était à sa place, au foyer, et s'y sentait pressé, caressé. Il se figurait Moïna, belle, grandie, imposante comme une jeune fille. Quand ce tableau fantastique eut pris une sorte de réalité, des larmes roulèrent dans ses yeux; alors, comme pour cacher son trouble, il regarda l'horizon humide, opposé à la ligne brumeuse qui annonçait la terre.

—C'est lui, dit-il, il nous suit.

—Qu'est-ce? s'écria le capitaine espagnol.

—Un vaisseau, reprit à voix basse le général.

—Je l'ai déjà vu hier, répondit le capitaine Gomez. Il contempla le Français comme pour l'interroger.—Il nous a toujours donné la chasse, dit-il alors à l'oreille du général.

—Et je ne sais pas pourquoi il ne nous a jamais rejoints, reprit le vieux militaire, car il est meilleur voilier que votre damné Saint-Ferdinand.

—Il aura eu des avaries, une voie d'eau.

—Il nous gagne, s'écria le Français.

—C'est un corsaire colombien, lui dit à l'oreille le capitaine. Nous sommes encore à six lieues de terre, et le vent faiblit.

—Il ne marche pas, il vole, comme s'il savait que dans deux heures sa proie lui aura échappé. Quelle hardiesse!

—Lui! s'écria le capitaine. Ah! il ne s'appelle pas l'Othello sans raison. Il a dernièrement coulé bas une frégate espagnole, et n'a cependant pas plus de trente canons! Je n'avais peur que de lui, car je n'ignorais pas qu'il croisait dans les Antilles...—Ah! ah! reprit-il après une pause pendant laquelle il regarda les voiles de son vaisseau, le vent s'élève, nous arriverons. Il le faut, le Parisien serait impitoyable.

—Lui aussi arrive! répondit le marquis.

L'Othello n'était plus guère qu'à trois lieues. Quoique l'équipage n'eût pas entendu la conversation du marquis et du capitaine Gomez, l'apparition de cette voile avait amené la plupart des matelots et des passagers vers l'endroit où étaient les deux interlocuteurs; mais presque tous, prenant le brick pour un bâtiment de commerce, le voyaient venir avec intérêt, quand tout à coup un matelot s'écria, dans un langage énergique:—Par saint Jacques! nous sommes flambés, voici le capitaine parisien.

A ce nom terrible, l'épouvante se répandit dans le brick, et ce fut une confusion que rien ne saurait exprimer. Le capitaine espagnol imprima par sa parole une énergie momentanée à ses matelots; et, dans ce danger, voulant gagner la terre à quelque prix que ce fût, il essaya de faire mettre promptement toutes ses bonnettes hautes et basses, tribord et bâbord, pour présenter au vent l'entière surface de toile qui garnissait ses vergues. Mais ce ne fut pas sans de grandes difficultés que les manœuvres s'accomplirent; elles manquèrent naturellement de cet ensemble admirable qui séduit tant dans un vaisseau de guerre. Quoique l'Othello volât comme une hirondelle, grâce à l'orientement de ses voiles, il gagnait cependant si peu en apparence, que les malheureux Français se firent une douce illusion. Tout à coup, au moment où, après des efforts inouïs, le Saint-Ferdinand prenait un nouvel essor par suite des habiles manœuvres auxquelles Gomez avait aidé lui-même du geste et de la voix, par un faux coup de barre, volontaire sans doute, le timonier mit le brick en travers. Les voiles, frappées de côté par le vent, faséièrent alors si brusquement, qu'il vint à masquer en grand; les bouts-dehors se rompirent, et il fut complétement démané. Une rage inexprimable rendit le capitaine plus blanc que ses voiles. D'un seul bond il sauta sur le timonier, et l'atteignit si furieusement de son poignard, qu'il le manqua, mais il le précipita dans la mer; puis il saisit la barre, et tâcha de remédier au désordre épouvantable qui révolutionnait son brave et courageux navire. Des larmes de désespoir roulaient dans ses yeux; car nous éprouvons plus de chagrin d'une trahison qui trompe un résultat dû à notre talent, que d'une mort imminente. Mais plus le capitaine jura, moins la besogne se fit. Il tira lui-même le canon d'alarme, espérant être entendu de la côte. En ce moment, le corsaire, qui arrivait avec une vitesse désespérante, répondit par un coup de canon dont le boulet vint expirer à dix toises du Saint-Ferdinand.

—Tonnerre! s'écria le général, comme c'est pointé! Ils ont des caronades faites exprès.

—Oh! celui-là, voyez-vous, quand il parle, il faut se taire, répondit un matelot. Le Parisien ne craindrait pas un vaisseau anglais...

—Tout est dit, s'écria dans un accent de désespoir le capitaine, qui, ayant braqué sa longue-vue, ne distingua rien du côté de la terre... Nous sommes encore plus loin de la France que je ne le croyais.

—Pourquoi vous désoler? reprit le général. Tous vos passagers sont Français, ils ont frété votre bâtiment. Ce corsaire est un Parisien, dites-vous; hé bien, hissez pavillon blanc, et...

—Et il nous coulera, répondit le capitaine. N'est-il pas, suivant les circonstances, tout ce qu'il faut être quand il veut s'emparer d'une riche proie?

—Ah! si c'est un pirate!

—Pirate! dit le matelot d'un air farouche. Ah! il est toujours en règle, ou sait s'y mettre.

—Eh! bien, s'écria le général en levant les yeux au ciel, résignons-nous. Et il eut encore assez de force pour retenir ses larmes.

Comme il achevait ces mots, un second coup de canon, mieux adressé, envoya dans la coque du Saint-Ferdinand un boulet qui la traversa.

—Mettez en panne, dit le capitaine d'un air triste.

Et le matelot qui avait défendu l'honnêteté du Parisien aida fort intelligemment à cette manœuvre désespérée. L'équipage attendit pendant une mortelle demi-heure en proie à la consternation la plus profonde. Le Saint-Ferdinand portait en piastres quatre millions, qui composaient la fortune de cinq passagers, et celle du général était de onze cent mille francs. Enfin l'Othello, qui se trouvait alors à dix portées de fusil, montra distinctement les gueules menaçantes de douze canons prêts à faire feu. Il semblait emporté par un vent que le diable soufflait exprès pour lui; mais l'œil d'un marin habile devinait facilement le secret de cette vitesse. Il suffisait de contempler pendant un moment l'élancement du brick, sa forme allongée, son étroitesse, la hauteur de sa mâture, la coupe de sa toile, l'admirable légèreté de son gréement, et l'aisance avec laquelle son monde de matelots, unis comme un seul homme, ménageaient le parfait orientement de la surface blanche présentée par ces voiles. Tout annonçait une incroyable sécurité de puissance dans cette svelte créature de bois, aussi rapide, aussi intelligente que l'est un coursier ou quelque oiseau de proie. L'équipage du corsaire était silencieux et prêt, en cas de résistance, à dévorer le pauvre bâtiment marchand, qui, heureusement pour lui, se tint coi, semblable à un écolier pris en faute par son maître.

—Nous avons des canons! s'écria le général en serrant la main du capitaine espagnol.

Ce dernier lança au vieux militaire un regard plein de courage et de désespoir, en lui disant:—Et des hommes?

Le marquis regarda l'équipage du Saint-Ferdinand et frissonna. Les quatre négociants étaient pâles, tremblants; tandis que les matelots, groupés autour d'un des leurs, semblaient se concerter pour prendre parti sur l'Othello, ils regardaient le corsaire avec une curiosité cupide. Le contre-maître, le capitaine et le marquis échangeaient seuls, en s'examinant de l'œil, des pensées généreuses.

—Ah! capitaine Gomez, j'ai dit autrefois adieu à mon pays et à ma famille, le cœur mort d'amertume; faudra-t-il encore les quitter au moment où j'apporte la joie et le bonheur à mes enfants?

Le général se tourna pour jeter à la mer une larme de rage, et y aperçut le timonier nageant vers le corsaire.

—Cette fois, répondit le capitaine, vous lui direz sans doute adieu pour toujours.

Le Français épouvanta l'Espagnol par le coup d'œil stupide qu'il adressa. En ce moment, les deux vaisseaux étaient presque bord à bord; et à l'aspect de l'équipage ennemi le général crut à la fatale prophétie de Gomez. Trois hommes se tenaient autour de chaque pièce. A voir leur posture athlétique, leurs traits anguleux, leurs bras nus et nerveux, on les eût pris pour des statues de bronze. La mort les aurait tués sans les renverser. Les matelots, bien armés, actifs, lestes et vigoureux, restaient immobiles. Toutes ces figures énergiques étaient fortement basanées par le soleil, durcies par les travaux. Leurs yeux brillaient comme autant de pointes de feu, et annonçaient des intelligences énergiques, des joies infernales. Le profond silence régnant sur ce tillac, noir d'hommes et de chapeaux, accusait l'implacable discipline sous laquelle une puissante volonté courbait ses démons humains. Le chef était au pied du grand mât, debout, les bras croisés, sans armes; seulement une hache se trouvait à ses pieds. Il avait sur la tête, pour se garantir du soleil, un chapeau de feutre à grands bords, dont l'ombre lui cachait le visage. Semblables à des chiens couchés devant leurs maîtres, canonniers, soldats et matelots tournaient alternativement les yeux sur leur capitaine et sur le navire marchand. Quand les deux bricks se touchèrent, la secousse tira le corsaire de sa rêverie, et il dit deux mots à l'oreille d'un jeune officier qui se tenait à deux pas de lui.

—Les grappins d'abordage! s'écria le lieutenant.

Et le Saint-Ferdinand fut accroché par l'Othello avec une promptitude miraculeuse. Suivant les ordres donnés à voix basse par le corsaire, et répétés par le lieutenant, les hommes désignés pour chaque service allèrent, comme des séminaristes marchant à la messe, sur le tillac de la prise lier les mains aux matelots, aux passagers, et s'emparer des trésors. En un moment les tonnes pleines de piastres, les vivres et l'équipage du Saint-Ferdinand furent transportés sur le pont de l'Othello. Le général se croyait sous la puissance d'un songe, quand il se trouva les mains liées et jeté sur un ballot comme s'il eût été lui-même une marchandise. Une conférence avait lieu entre le corsaire, son lieutenant et l'un des matelots qui paraissait remplir les fonctions de contre-maître. Quand la discussion, qui dura peu, fut terminée, le matelot siffla ses hommes; sur un ordre qu'il leur donna, ils sautèrent tous sur le Saint-Ferdinand, grimpèrent dans les cordages, et se mirent à le dépouiller de ses vergues, de ses voiles, de ses agrès, avec autant de prestesse qu'un soldat déshabille sur le champ de bataille un camarade mort dont les souliers et la capote étaient l'objet de sa convoitise.

—Nous sommes perdus, dit froidement au marquis le capitaine espagnol qui avait épié de l'œil les gestes des trois chefs pendant la délibération et les mouvements des matelots qui procédaient au pillage régulier de son brick.

—Comment? demanda froidement le général.

—Que voulez-vous qu'ils fassent de nous? répondit l'Espagnol. Ils viennent sans doute de reconnaître qu'ils vendraient difficilement le Saint-Ferdinand dans les ports de France ou d'Espagne, et ils vont le couler pour ne pas s'en embarrasser. Quant à nous, croyez-vous qu'ils puissent se charger de notre nourriture lorsqu'ils ne savent dans quel port relâcher?

A peine le capitaine avait-il achevé ces paroles, que le général entendit une horrible clameur suivie du bruit sourd causé par la chute de plusieurs corps tombant à la mer. Il se retourna, et ne vit plus que les quatre négociants. Huit canonniers à figures farouches avaient encore les bras en l'air au moment où le militaire les regardait avec terreur.

—Quand je vous le disais, lui dit froidement le capitaine espagnol.

Le marquis se releva brusquement, la mer avait déjà repris son calme, il ne put même pas voir la place où ses malheureux compagnons venaient d'être engloutis, ils roulaient en ce moment, pieds et poings liés, sous les vagues, si déjà les poissons ne les avaient dévorés. A quelques pas de lui, le perfide timonier et le matelot du Saint-Ferdinand qui vantait naguère la puissance du capitaine parisien fraternisaient avec les corsaires, et leur indiquaient du doigt ceux des marins du brick qu'ils avaient reconnus dignes d'être incorporés à l'équipage de l'Othello; quant aux autres, deux mousses leur attachaient les pieds, malgré d'affreux jurements. Le choix terminé, les huit canonniers s'emparèrent des condamnés et les lancèrent sans cérémonie à la mer. Les corsaires regardaient avec une curiosité malicieuse les différentes manières dont ces hommes tombaient, leurs grimaces, leur dernière torture; mais leurs visages ne trahissaient ni moquerie, ni étonnement, ni pitié. C'était pour eux un événement tout simple, auquel ils semblaient accoutumés. Les plus âgés contemplaient de préférence, avec un sourire sombre et arrêté, les tonneaux pleins de piastres déposés au pied du grand mât. Le général et le capitaine Gomez, assis sur un ballot, se consultaient en silence par un regard presque terne. Ils se trouvèrent bientôt les seuls qui survécussent à l'équipage du Saint-Ferdinand. Les sept matelots choisis par les deux espions parmi les marins espagnols s'étaient déjà joyeusement métamorphosés en Péruviens.

—Quels atroces coquins! s'écria tout à coup le général chez qui une loyale et généreuse indignation fit taire et la douleur et la prudence.

—Ils obéissent à la nécessité, répondit froidement Gomez. Si vous retrouviez un de ces hommes-là, ne lui passeriez-vous pas votre épée au travers du corps?

—Capitaine, dit le lieutenant en se retournant vers l'Espagnol, le Parisien a entendu parler de vous. Vous êtes, dit-il, le seul homme qui connaissiez bien les débouquements des Antilles et les côtes du Brésil. Voulez-vous....

Le capitaine interrompit le jeune lieutenant par une exclamation de mépris, et répondit:—Je mourrai en marin, en Espagnol fidèle, en chrétien. Entends-tu?

—A la mer! cria le jeune homme.

A cet ordre deux canonniers se saisirent de Gomez.

—Vous êtes des lâches! s'écria le général en arrêtant les deux corsaires.

—Mon vieux, lui dit le lieutenant, ne vous emportez pas trop. Si votre ruban rouge fait quelque impression sur notre capitaine, moi je m'en moque... Nous allons avoir aussi tout à l'heure notre petit bout de conversation.

En ce moment un bruit sourd, auquel nulle plainte ne se mêla, fit comprendre au général que le brave Gomez était mort en marin.

—Ma fortune ou la mort! s'écria-t-il dans un effroyable accès de rage.

—Ah! vous êtes raisonnable, lui répondit le corsaire en ricanant. Maintenant vous êtes sûr d'obtenir quelque chose de nous...

Puis, sur un signe du lieutenant, deux matelots s'empressèrent de lier les pieds du Français; mais ce dernier, les frappant avec une audace imprévue, tira, par un geste auquel on ne s'attendait guère, le sabre que le lieutenant avait au côté, et se mit à en jouer lestement en vieux général de cavalerie qui savait son métier.

—Ah! brigands, vous ne jetterez pas à l'eau comme une huître un ancien troupier de Napoléon.

Des coups de pistolet, tirés presque à bout portant sur le Français récalcitrant, attirèrent l'attention du Parisien, alors occupé à surveiller le transport des agrès qu'il ordonnait de prendre au Saint-Ferdinand. Sans s'émouvoir, il vint saisir par derrière le courageux général, l'enleva rapidement, l'entraîna vers le bord et se disposait à le jeter à l'eau comme un espars de rebut. En ce moment, le général rencontra l'œil fauve du ravisseur de sa fille. Le père et le gendre se reconnurent tout à coup. Le capitaine, imprimant à son élan un mouvement contraire à celui qu'il lui avait donné, comme si le marquis ne pesait rien, loin de le précipiter à la mer, le plaça debout près du grand mât. Un murmure s'éleva sur le tillac; mais alors le corsaire lança un seul coup d'œil sur ses gens, et le plus profond silence régna soudain.

—C'est le père d'Hélène, dit le capitaine d'une voix claire et ferme. Malheur à qui ne le respecterait pas!

Un hourra d'acclamations joyeuses retentit sur le tillac et monta vers le ciel comme une prière d'église, comme le premier cri du Te Deum. Les mousses se balancèrent dans les cordages, les matelots jetèrent leurs bonnets en l'air, les canonniers trépignèrent des pieds, chacun s'agita, hurla, siffla, jura. L'expression fanatique de cette allégresse rendit le général inquiet et sombre. Attribuant ce sentiment à quelque horrible mystère, son premier cri, quand il recouvra la parole, fut:—Ma fille! où est-elle? Le corsaire jeta sur le général un de ces regards profonds qui, sans qu'on en pût deviner la raison, bouleversaient toujours les âmes les plus intrépides; il le rendit muet, à la grande satisfaction des matelots, heureux de voir la puissance de leur chef s'exercer sur tous les êtres, le conduisit vers un escalier, le lui fit descendre et l'amena devant la porte d'une cabine, qu'il poussa vivement en disant:—La voilà.

Puis il disparut en laissant le vieux militaire plongé dans une sorte de stupeur à l'aspect du tableau qui s'offrit à ses yeux. En entendant ouvrir la porte de la chambre avec brusquerie, Hélène s'était levée du divan sur lequel elle reposait; mais elle vit le marquis et jeta un cri de surprise. Elle était si changée, qu'il fallait les yeux d'un père pour la reconnaître. Le soleil des tropiques avait embelli sa blanche figure d'une teinte brune, d'un coloris merveilleux qui lui donnaient une expression de poésie, et il y respirait un air de grandeur, une fermeté majestueuse, un sentiment profond par lequel l'âme la plus grossière devait être impressionnée. Sa longue et abondante chevelure, retombant en grosses boucles sur son cou plein de noblesse, ajoutait encore une image de puissance à la fierté de ce visage. Dans sa pose, dans son geste, Hélène laissait éclater la conscience qu'elle avait de son pouvoir. Une satisfaction triomphale enflait légèrement ses narines roses, et son bonheur tranquille était signé dans tous les développements de sa beauté. Il y avait tout à la fois en elle je ne sais quelle suavité de vierge et cette sorte d'orgueil particulier aux bien-aimées. Esclave et souveraine, elle voulait obéir parce qu'elle pouvait régner. Elle était vêtue avec une magnificence pleine de charme et d'élégance. La mousseline des Indes faisait tous les frais de sa toilette; mais son divan et les coussins étaient en cachemire, mais un tapis de Perse garnissait le plancher de la vaste cabine, mais ses quatre enfants jouaient à ses pieds en construisant leurs châteaux bizarres avec des colliers de perles, des bijoux précieux, des objets de prix. Quelques vases en porcelaine de Sèvres, peints par madame Jaquotot, contenaient des fleurs rares qui embaumaient: c'étaient des jasmins du Mexique, des camélias, parmi lesquels de petits oiseaux d'Amérique voltigeaient apprivoisés, et semblaient être des rubis, des saphirs, de l'or animé. Un piano était fixé dans ce salon, et sur ses murs de bois, tapissés en soie jaune, on voyait çà et là des tableaux d'une petite dimension, mais dus aux meilleurs peintres: Un Coucher de soleil, par Gudin, se trouvait auprès d'un Terburg; une Vierge de Raphaël luttait de poésie avec une esquisse de Girodet; un Gérard Dow éclipsait un Drolling. Sur une table en laque de Chine se trouvait une assiette d'or pleine de fruits délicieux. Enfin Hélène semblait être la reine d'un grand empire au milieu du boudoir dans lequel son amant couronné aurait rassemblé les choses les plus élégantes de la terre. Les enfants arrêtaient sur leur aïeul des yeux d'une pénétrante vivacité; et, habitués qu'ils étaient de vivre au milieu des combats, des tempêtes et du tumulte, ils ressemblaient à ces petits Romains curieux de guerre et de sang que David a peints dans son tableau de Brutus.

—Comment cela est-il possible? s'écria Hélène en saisissant son père comme pour s'assurer de la réalité de cette vision.

—Hélène!

—Mon père!

Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre, et l'étreinte du vieillard ne fut ni la plus forte ni la plus affectueuse.

—Vous étiez sur ce vaisseau?

—Oui, répondit-il d'un air triste en s'asseyant sur le divan et regardant les enfants qui, groupés autour de lui, le considéraient avec une attention naïve. J'allais périr sans...

—Sans mon mari, dit-elle en l'interrompant, je devine.

—Ah! s'écria le général, pourquoi faut-il que je te retrouve ainsi, mon Hélène, toi que j'ai tant pleurée! Je devrai donc gémir encore sur ta destinée.

—Pourquoi? demanda-t-elle en souriant. Ne serez-vous donc pas content d'apprendre que je suis la femme la plus heureuse de toutes?

—Heureuse! s'écria-t-il en faisant un bond de surprise.

—Oui, mon bon père, reprit-elle en s'emparant de ses mains, les embrassant, les serrant sur son sein palpitant, et ajoutant à cette cajolerie un air de tête que ses yeux pétillants de plaisir rendirent encore plus significatif.

—Et comment cela? demanda-t-il, curieux de connaître la vie de sa fille, et oubliant tout devant cette physionomie resplendissante.

—Écoutez, mon père, répondit-elle, j'ai pour amant, pour époux, pour serviteur, pour maître, un homme dont l'âme est aussi vaste que cette mer sans bornes, aussi fertile en douceur que le ciel, un dieu, enfin! Depuis sept ans, jamais il ne lui est échappé une parole, un sentiment, un geste qui pussent produire une dissonance avec la divine harmonie de ses discours, de ses caresses et de son amour. Il m'a toujours regardée en ayant sur les lèvres un sourire ami et dans les yeux un rayon de joie. Là-haut sa voix tonnante domine souvent les hurlements de la tempête ou le tumulte des combats; mais ici elle est douce et mélodieuse comme la musique de Rossini, dont les œuvres m'arrivent. Tout ce que le caprice d'une femme peut inventer, je l'obtiens. Mes désirs sont même parfois surpassés. Enfin je règne sur la mer, et j'y suis obéie comme peut l'être une souveraine.—Oh! heureuse! reprit-elle en s'interrompant elle-même, heureuse n'est pas un mot qui puisse exprimer mon bonheur. J'ai la part de toutes les femmes! Sentir un amour, un dévouement immense pour celui qu'on aime, et rencontrer dans son cœur, à lui, un sentiment infini où l'âme d'une femme se perd, et toujours! dites, est-ce un bonheur? J'ai déjà dévoré mille existences. Ici je suis seule, ici je commande. Jamais une créature de mon sexe n'a mis le pied sur ce noble vaisseau, où Victor est toujours à quelques pas de moi.—Il ne peut pas aller plus loin de moi que de la poupe à la proue, reprit-elle avec une fine expression de malice. Sept ans! un amour qui résiste pendant sept ans à cette perpétuelle joie, à cette épreuve de tous les instants, est-ce l'amour? Non! oh! non, c'est mieux que tout ce que je connais de la vie... le langage humain manque pour exprimer un bonheur céleste.

Un torrent de larmes s'échappa de ses yeux enflammés. Les quatre enfants jetèrent alors un cri plaintif, accoururent à elle comme des poussins à leur mère, et l'aîné frappa le général en le regardant d'un air menaçant.

—Abel, dit-elle, mon ange, je pleure de joie.

Elle le prit sur ses genoux, l'enfant la caressa familièrement en passant ses bras autour du cou majestueux d'Hélène, comme un lionceau qui veut jouer avec sa mère.

—Tu ne t'ennuies pas? s'écria le général étourdi par la réponse exaltée de sa fille.

—Si, répondit-elle, à terre quand nous y allons; et encore ne quitté-je jamais mon mari.

—Mais tu aimais les fêtes, les bals, la musique?

—La musique, c'est sa voix; mes fêtes, ce sont les parures que j'invente pour lui. Quand une toilette lui plaît, n'est-ce pas comme si la terre entière m'admirait! Voilà seulement pourquoi je ne jette pas à la mer ces diamants, ces colliers, ces diadèmes de pierreries, ces richesses, ces fleurs, ces chefs-d'œuvre des arts qu'il me prodigue en me disant:—Hélène, puisque tu ne vas pas dans le monde, je veux que le monde vienne à toi.

—Mais sur ce bord il y a des hommes, des hommes audacieux, terribles, dont les passions...

—Je vous comprends, mon père, dit-elle en souriant. Rassurez-vous. Jamais impératrice n'a été environnée de plus d'égards que l'on ne m'en prodigue. Ces gens-là sont superstitieux; ils croient que je suis le génie tutélaire de ce vaisseau, de leurs entreprises, de leurs succès. Mais c'est lui qui est leur dieu! Un jour, une seule fois, un matelot me manqua de respect... en paroles, ajouta-t-elle en riant. Avant que Victor eût pu l'apprendre, les gens de l'équipage le lancèrent à la mer malgré le pardon que je lui accordais. Ils m'aiment comme leur bon ange, je les soigne dans leurs maladies, et j'ai eu le bonheur d'en sauver quelques-uns de la mort en les veillant avec une persévérance de femme. Ces pauvres gens sont à la fois des géants et des enfants.

—Et quand il y a des combats?

—J'y suis accoutumée, répondit-elle. Je n'ai tremblé que pendant le premier... Maintenant mon âme est faite à ce péril, et même... je suis votre fille, dit-elle, je l'aime.

—Et s'il périssait?

—Je périrais.

—Et tes enfants?

Ils sont fils de l'Océan et du danger, ils partagent la vie de leurs parents... Notre existence est une, et ne se scinde pas. Nous vivons tous de la même vie, tous inscrits sur la même page, portés par le même esquif, nous le savons.

—Tu l'aimes donc à ce point de le préférer à tout?

—A tout, répéta-t-elle. Mais ne sondons point ce mystère. Tenez! ce cher enfant, eh bien, c'est encore lui!

Puis, pressant Abel avec une vigueur extraordinaire, elle lui imprima de dévorants baisers sur les joues, sur les cheveux...

—Mais, s'écria le général, je ne saurais oublier qu'il vient de faire jeter à la mer neuf personnes.

—Il le fallait sans doute, répondit-elle, car il est humain et généreux. Il verse le moins de sang possible pour la conservation et les intérêts du petit monde qu'il protége et de la cause sacrée qu'il défend. Parlez-lui de ce qui vous paraît mal, et vous verrez qu'il saura vous faire changer d'avis.

—Et son crime? dit le général, comme s'il se parlait à lui-même.

—Mais, répliqua-t-elle avec une dignité froide, si c'était une vertu? si la justice des hommes n'avait pu le venger?

—Se venger soi-même! s'écria le général.

—Et qu'est-ce que l'enfer, demanda-t-elle, si ce n'est une vengeance éternelle pour quelques fautes d'un jour!

—Ah! tu es perdue. Il t'a ensorcelée, pervertie. Tu déraisonnes.

—Restez ici un jour, mon père, et si vous voulez l'écouter, le regarder, vous l'aimerez.

—Hélène, dit gravement le général, nous sommes à quelques lieues de la France...

Elle tressaillit, regarda par la croisée de la chambre, montra la mer déroulant ses immenses savanes d'eau verte.

—Voilà mon pays, répondit-elle en frappant sur le tapis du bout du pied.

—Mais ne viendras-tu pas voir ta mère, ta sœur, tes frères?

—Oh! oui, dit-elle avec des larmes dans la voix, s'il le veut et s'il peut m'accompagner.

—Tu n'as donc plus rien, Hélène, reprit sévèrement le militaire, ni pays, ni famille?...

—Je suis sa femme, répliqua-t-elle avec un air de fierté, avec un accent plein de noblesse.—Voici, depuis sept ans, le premier bonheur qui ne me vienne pas de lui, ajouta-t-elle en saisissant la main de son père et l'embrassant, et voici le premier reproche que j'aie entendu.

—Et ta conscience?

—Ma conscience! mais c'est lui. En ce moment elle tressaillit violemment.—Le voici, dit-elle. Même dans un combat, entre tous les pas, je reconnais son pas sur le tillac.

Et tout à coup une rougeur empourpra ses joues, fit resplendir ses traits, briller ses yeux, et son teint devint d'un blanc mat... Il y avait du bonheur et de l'amour dans ses muscles, dans ses veines bleues, dans le tressaillement involontaire de toute sa personne. Ce mouvement de sensitive émut le général. En effet, un instant après le corsaire entra, vint s'asseoir sur un fauteuil, s'empara de son fils aîné, et se mit à jouer avec lui. Le silence régna pendant un moment; car, pendant un moment, le général, plongé dans une rêverie comparable au sentiment vaporeux d'un rêve, contempla cette élégante cabine, semblable à un nid d'alcyons, où cette famille voguait sur l'Océan depuis sept années, entre les cieux et l'onde, sur la foi d'un homme, conduite à travers les périls de la guerre et des tempêtes, comme un ménage est guidé dans la vie par un chef au sein des malheurs sociaux... Il regardait avec admiration sa fille, image fantastique d'une déesse marine, suave de beauté, riche de bonheur, et faisant pâlir tous les trésors qui l'entouraient devant les trésors de son âme, les éclairs de ses yeux et l'indescriptible poésie exprimée dans sa personne et autour d'elle. Cette situation offrait une étrangeté qui le surprenait, une sublimité de passion et de raisonnement qui confondait les idées vulgaires. Les froides et étroites combinaisons de la société mouraient devant ce tableau. Le vieux militaire sentit toutes ces choses, et comprit aussi que sa fille n'abandonnerait jamais une vie si large, si féconde en contrastes, remplie par un amour si vrai; puis, si elle avait une fois goûté le péril sans en être effrayée, elle ne pouvait plus revenir aux petites scènes d'un monde mesquin et borné.

—Vous gêné-je? demanda le corsaire en rompant le silence et regardant sa femme.

—Non, lui répondit le général, Hélène m'a tout dit. Je vois qu'elle est perdue pour nous...

—Non, répliqua vivement le corsaire... Encore quelques années, et la prescription me permettra de revenir en France. Quand la conscience est pure, et qu'en froissant vos lois sociales un homme a obéi...

Il se tut, en dédaignant de se justifier.

—Et comment pouvez-vous, dit le général en l'interrompant, ne pas avoir des remords pour les nouveaux assassinats qui se sont commis devant mes yeux?

—Nous n'avons pas de vivres, répliqua tranquillement le corsaire.

—Mais en débarquant ces hommes sur la côte...

—Ils nous feraient couper la retraite par quelque vaisseau, et nous n'arriverions pas au Chili.

—Avant que, de France, dit le général en interrompant, ils aient prévenu l'amirauté d'Espagne...

—Mais la France peut trouver mauvais qu'un homme, encore sujet de ses cours d'assises, se soit emparé d'un brick frété par des Bordelais. D'ailleurs n'avez-vous pas quelquefois tiré, sur le champ de bataille, plusieurs coups de canon de trop?

Le général, intimidé par le regard du corsaire, se tut; et sa fille le regarda d'un air qui exprimait autant de triomphe que de mélancolie...

—Général, dit le corsaire d'une voix profonde, je me suis fait une loi de ne jamais rien distraire du butin. Mais il est hors de doute que ma part sera plus considérable que ne l'était votre fortune. Permettez-moi de vous la restituer en autre monnaie...

Il prit dans le tiroir du piano une masse de billets de banque, ne compta pas les paquets, et présenta un million au marquis.

—Vous comprenez, reprit-il, que je ne puis pas m'amuser à regarder les passants sur la route de Bordeaux... Or, à moins que vous ne soyez séduit par les dangers de notre vie bohémienne, par les scènes de l'Amérique méridionale, par nos nuits des tropiques, par nos batailles, et par le plaisir de faire triompher le pavillon d'une jeune nation, ou le nom de Simon Bolivar, il faut nous quitter... Une chaloupe et des hommes dévoués vous attendent. Espérons une troisième rencontre plus complétement heureuse...

—Victor, je voudrais voir mon père encore un moment, dit Hélène d'un ton boudeur.

—Dix minutes de plus ou de moins peuvent nous mettre face à face avec une frégate. Soit! nous nous amuserons un peu. Nos gens s'ennuient.

—Oh! partez, mon père, s'écria la femme du marin. Et portez à ma sœur, à mes frères, à... ma mère, ajouta-t-elle, ces gages de mon souvenir.

Elle prit une poignée de pierres précieuses, de colliers, de bijoux, les enveloppa dans un cachemire, et les présenta timidement à son père.

—Et que leur dirai-je de ta part? demanda-t-il en paraissant frappé de l'hésitation que sa fille avait marquée avant de prononcer le mot de mère.

—Oh! pouvez-vous douter de mon âme! Je fais tous les jours des vœux pour leur bonheur.

—Hélène, reprit le vieillard en la regardant avec attention, ne dois-je plus te revoir? Ne saurai-je donc jamais à quel motif ta fuite est due?

—Ce secret ne m'appartient pas, dit-elle d'un ton grave. J'aurais le droit de vous l'apprendre, peut-être ne vous le dirais-je pas encore. J'ai souffert pendant dix ans des maux inouïs...

Elle ne continua pas et tendit à son père les cadeaux qu'elle destinait à sa famille. Le général, accoutumé par les événements de la guerre à des idées assez larges en fait de butin, accepta les présents offerts par sa fille, et se plut à penser que, sous l'inspiration d'une âme aussi pure, aussi élevée que celle d'Hélène, le capitaine parisien restait honnête homme en faisant la guerre aux Espagnols. Sa passion pour les braves l'emporta. Songeant qu'il serait ridicule de se conduire en prude, il serra vigoureusement la main du corsaire, embrassa son Hélène, sa seule fille, avec cette effusion particulière aux soldats, et laissa tomber une larme sur ce visage dont la fierté, dont l'expression mâle lui avaient plus d'une fois souri. Le marin, fortement ému, lui donna ses enfants à bénir. Enfin, tous se dirent une dernière fois adieu par un long regard qui ne fut pas dénué d'attendrissement.

—Soyez toujours heureux! s'écria le grand-père en s'élançant sur le tillac.

Sur mer, un singulier spectacle attendait le général. Le Saint-Ferdinand, livré aux flammes, flambait comme un immense feu de paille. Les matelots, occupés à couler le brick espagnol, s'aperçurent qu'il avait à bord un chargement de rhum, liqueur qui abondait sur l'Othello, et trouvèrent plaisant d'allumer un grand bol de punch en pleine mer. C'était un divertissement assez pardonnable à des gens auxquels l'apparente monotonie de la mer faisait saisir toutes les occasions d'animer leur vie. En descendant du brick dans la chaloupe du Saint-Ferdinand, montée par six vigoureux matelots, le général partageait involontairement son attention entre l'incendie du Saint-Ferdinand et sa fille appuyée sur le corsaire, tous deux debout à l'arrière de leur navire. En présence de tant de souvenirs, en voyant la robe blanche d'Hélène qui flottait, légère comme une voile de plus; en distinguant sur l'Océan cette belle et grande figure, assez imposante pour tout dominer, même la mer, il oubliait, avec l'insouciance d'un militaire, qu'il voguait sur la tombe du brave Gomez. Au-dessus de lui, une immense colonne de fumée planait comme un nuage brun, et les rayons du soleil, le perçant çà et là, y jetaient de poétiques lueurs. C'était un second ciel, un dôme sombre sous lequel brillaient des espèces de lustres, et au-dessus duquel planait l'azur inaltérable du firmament, qui paraissait mille fois plus beau par cette éphémère opposition. Les teintes bizarres de cette fumée, tantôt jaune, blonde, rouge, noire, fondues vaporeusement, couvraient le vaisseau, qui pétillait, craquait et criait. La flamme sifflait en mordant les cordages, et courait dans le bâtiment comme une sédition populaire vole par les rues d'une ville. Le rhum produisait des flammes bleues qui frétillaient, comme si le génie des mers eût agité cette liqueur furibonde, de même qu'une main d'étudiant fait mouvoir la joyeuse flamberie d'un punch dans une orgie. Mais le soleil, plus puissant de lumière, jaloux de cette lueur insolente, laissait à peine voir dans ses rayons les couleurs de cet incendie. C'était comme un réseau, comme une écharpe qui voltigeait au milieu du torrent de ses feux. L'Othello saisissait, pour s'enfuir, le peu de vent qu'il pouvait pincer dans cette direction nouvelle, et s'inclinait tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, comme un cerf-volant balancé dans les airs. Ce beau brick courait des bordées vers le sud; et, tantôt il se dérobait aux yeux du général, en disparaissant derrière la colonne droite dont l'ombre se projetait fantastiquement sur les eaux, et tantôt il se montrait, en se relevant avec grâce et fuyant. Chaque fois qu'Hélène pouvait apercevoir son père, elle agitait son mouchoir pour le saluer encore. Bientôt le Saint-Ferdinand coula, en produisant un bouillonnement aussitôt effacé par l'Océan. Il ne resta plus alors de toute cette scène qu'un nuage balancé par la brise. L'Othello était loin; la chaloupe s'approchait de terre; le nuage s'interposa entre cette frêle embarcation et le brick. La dernière fois que le général aperçut sa fille, ce fut à travers une crevasse de cette fumée ondoyante. Vision prophétique! Le mouchoir blanc, la robe se détachaient seuls sur ce fond de bistre. Entre l'eau verte et le ciel bleu, le brick ne se voyait même pas. Hélène n'était plus qu'un point imperceptible, une ligne déliée, gracieuse, un ange dans le ciel, une idée, un souvenir.

Après avoir rétabli sa fortune, le marquis mourut épuisé de fatigue. Quelques mois après sa mort, en 1833, la marquise fut obligée de mener Moïna aux eaux des Pyrénées. La capricieuse enfant voulut voir les beautés de ces montagnes. Elle revint aux Eaux, et à son retour il se passa l'horrible scène que voici.

—Mon Dieu, dit Moïna, nous avons bien mal fait, ma mère, de ne pas rester quelques jours de plus dans les montagnes! Nous y étions bien mieux qu'ici. Avez-vous entendu les gémissements continuels de ce maudit enfant et les bavardages de cette malheureuse femme qui parle sans doute en patois, car je n'ai pas compris un seul mot de ce qu'elle disait? Quelle espèce de gens nous a-t-on donnés pour voisins! Cette nuit est une des plus affreuses que j'aie passées de ma vie.

—Je n'ai rien entendu, répondit la marquise; mais, ma chère enfant, je vais voir l'hôtesse, lui demander la chambre voisine, nous serons seules dans cet appartement, et n'aurons plus de bruit. Comment te trouves-tu ce matin? Es-tu fatiguée?

En disant ces dernières phrases, la marquise s'était levée pour venir près du lit de Moïna.

—Voyons, lui dit-elle en cherchant la main de sa fille.

—Oh! laisse-moi, ma mère, répondit Moïna, tu as froid.

A ces mots la jeune fille se roula dans son oreiller par un mouvement de bouderie, mais si gracieux, qu'il était difficile à une mère de s'en offenser. En ce moment, une plainte, dont l'accent doux et prolongé devait déchirer le cœur d'une femme, retentit dans la chambre voisine.

—Mais si tu as entendu cela pendant toute la nuit, pourquoi ne m'as-tu pas éveillée? nous aurions... Un gémissement plus profond que tous les autres interrompit la marquise, qui s'écria:—Il y a là quelqu'un qui se meurt! Et elle sortit vivement.

—Envoie-moi Pauline! cria Moïna, je vais m'habiller.

La marquise descendit promptement et trouva l'hôtesse dans la cour au milieu de quelques personnes qui paraissaient l'écouter attentivement.

—Madame, vous avez mis près de nous une personne qui paraît souffrir beaucoup...

—Ah! ne m'en parlez pas! s'écria la maîtresse de l'hôtel, je viens d'envoyer chercher le maire. Figurez-vous que c'est une femme, une pauvre malheureuse qui y est arrivée hier au soir, à pied; elle vient d'Espagne, elle est sans passe-port et sans argent. Elle portait sur son dos un petit enfant qui se meurt. Je n'ai pas pu me dispenser de la recevoir ici. Ce matin, je suis allée moi-même la voir; car hier, quand elle a débarqué ici, elle m'a fait une peine affreuse. Pauvre petite femme! elle était couchée avec son enfant, et tous deux se débattaient contre la mort.

—Madame, m'a-t-elle dit en tirant un anneau d'or de son doigt, je ne possède plus que cela, prenez-le pour vous payer; ce sera suffisant, je ne ferai pas long séjour ici. Pauvre petit! nous allons mourir ensemble, qu'elle dit en regardant son enfant. Je lui ai pris son anneau, je lui ai demandé qui elle était; mais elle n'a jamais voulu me dire son nom... Je viens d'envoyer chercher le médecin et monsieur le maire.

—Mais, s'écria la marquise, donnez-lui tous les secours qui pourront lui être nécessaires. Mon Dieu! peut-être est-il encore temps de la sauver! Je vous paierai tout ce qu'elle dépensera...

—Ah! madame, elle a l'air d'être joliment fière, et je ne sais pas si elle voudra.

—Je vais aller la voir...

Et aussitôt la marquise monta chez l'inconnue sans penser au mal que sa vue pouvait faire à cette femme dans un moment où on la disait mourante, car elle était encore en deuil. La marquise pâlit à l'aspect de la mourante. Malgré les horribles souffrances qui avaient altéré la belle physionomie d'Hélène, elle reconnut sa fille aînée. A l'aspect d'une femme vêtue de noir, Hélène se dressa sur son séant, jeta un cri de terreur, et retomba lentement sur son lit, lorsque, dans cette femme, elle retrouva sa mère.

—Ma fille! dit madame d'Aiglemont, que vous faut-il? Pauline!... Moïna!...

—Il ne me faut plus rien, répondit Hélène d'une voix affaiblie. J'espérais revoir mon père; mais votre deuil m'annonce...

Elle n'acheva pas; elle serra son enfant sur son cœur comme pour le réchauffer, le baisa au front, et lança sur sa mère un regard où le reproche se lisait encore, quoique tempéré par le pardon. La marquise ne voulut pas voir ce reproche; elle oublia qu'Hélène était un enfant conçu jadis dans les larmes et le désespoir, l'enfant du devoir, un enfant qui avait été cause de ses plus grands malheurs: elle s'avança doucement vers sa fille aînée, en se souvenant seulement qu'Hélène la première lui avait fait connaître les plaisirs de la maternité. Les yeux de la mère étaient pleins de larmes; et, en embrassant sa fille, elle s'écria:—Hélène! ma fille....

Hélène gardait le silence. Elle venait d'aspirer le dernier soupir de son dernier enfant.

En ce moment Moïna, Pauline, sa femme de chambre, l'hôtesse et un médecin entrèrent. La marquise tenait la main glacée de sa fille dans les siennes, et la contemplait avec un désespoir vrai. Exaspérée par le malheur, la veuve du marin, qui venait d'échapper à un naufrage en ne sauvant de toute sa belle famille qu'un enfant, dit d'une voix horrible à sa mère:—Tout ceci est votre ouvrage! si vous eussiez été pour moi ce que...

—Moïna, sortez, sortez tous! cria madame d'Aiglemont en étouffant la voix d'Hélène par les éclats de la sienne.

—Par grâce, ma fille, reprit-elle, ne renouvelons pas en ce moment les tristes combats...

—Je me tairai, répondit Hélène en faisant un effort surnaturel. Je suis mère, je sais que Moïna ne doit pas... Où est mon enfant?

Moïna rentra, poussée par la curiosité.

—Ma sœur, dit cette enfant gâtée, le médecin....

—Tout est inutile, reprit Hélène. Ah! pourquoi ne suis-je pas morte à seize ans, quand je voulais me tuer! Le bonheur ne se trouve jamais en dehors des lois... Moïna... tu...

Elle mourut en penchant sa tête sur celle de son enfant, qu'elle avait serré convulsivement.

—Ta sœur voulait sans doute te dire, Moïna, reprit madame d'Aiglemont, lorsqu'elle fut rentrée dans sa chambre, où elle fondit en larmes, que le bonheur ne se trouve jamais, pour une fille, dans une vie romanesque, en dehors des idées reçues, et, surtout, loin de sa mère.

VI
LA VIEILLESSE D'UNE MÈRE COUPABLE.

Pendant l'un des premiers jours du mois de juin 1842, une dame d'environ cinquante ans, mais qui paraissait encore plus vieille que ne le comportait son âge véritable, se promenait au soleil, à l'heure de midi, le long d'une allée, dans le jardin d'un grand hôtel situé rue Plumet, à Paris. Après avoir fait deux ou trois fois le tour du sentier légèrement sinueux où elle restait pour ne pas perdre de vue les fenêtres d'un appartement qui semblait attirer toute son attention, elle vint s'asseoir sur un de ces fauteuils à demi champêtres qui se fabriquent avec de jeunes branches d'arbres garnies de leur écorce. De la place où se trouvait ce siége élégant, la dame pouvait embrasser par une des grilles d'enceinte et les boulevards intérieurs, au milieu desquels est posé l'admirable dôme des Invalides, qui élève sa coupole d'or parmi les têtes d'un millier d'ormes, admirable paysage, et l'aspect moins grandiose de son jardin terminé par la façade grise d'un des plus beaux hôtels du faubourg Saint-Germain. Là tout était silencieux, les jardins voisins, les boulevards, les Invalides; car, dans ce noble quartier, le jour ne commence guère qu'à midi. A moins de quelque caprice, à moins qu'une jeune dame ne veuille monter à cheval, ou qu'un vieux diplomate n'ait un protocole à refaire, à cette heure, valets et maîtres, tout dort, ou tout se réveille.

La vieille dame si matinale était la marquise d'Aiglemont, mère de madame de Saint-Héreen, à qui ce bel hôtel appartenait. La marquise s'en était privée pour sa fille, à qui elle avait donné toute sa fortune, en ne se réservant qu'une pension viagère. La comtesse Moïna de Saint-Héreen était le dernier enfant de madame d'Aiglemont. Pour lui faire épouser l'héritier d'une des plus illustres maisons de France, la marquise avait tout sacrifié. Rien n'était plus naturel: elle avait successivement perdu deux fils: l'un, Gustave marquis d'Aiglemont, était mort du choléra; l'autre, Abel, avait succombé dans l'affaire de la Macta. Gustave laissa des enfants et une veuve. Mais l'affection assez tiède que madame d'Aiglemont avait portée à ses deux fils s'était encore affaiblie en passant à ses petits-enfants. Elle se comportait poliment avec madame d'Aiglemont la jeune; mais elle s'en tenait au sentiment superficiel que le bon goût et les convenances nous prescrivent de témoigner à nos proches. La fortune de ses enfants morts ayant été parfaitement réglée, elle avait réservé pour sa chère Moïna ses économies et ses biens propres. Moïna, belle et ravissante depuis son enfance, avait toujours été pour madame d'Aiglemont l'objet d'une de ces prédilections innées ou involontaires chez les mères de famille; fatales sympathies qui semblent inexplicables, ou que les observateurs savent trop bien expliquer. La charmante figure de Moïna, le son de voix de cette fille chérie, ses manières, sa démarche, sa physionomie, ses gestes, tout en elle réveillait chez la marquise les émotions les plus profondes qui puissent animer, troubler ou charmer le cœur d'une mère. Le principe de sa vie présente, de sa vie du lendemain, de sa vie passée, était dans le cœur de cette jeune femme, où elle avait jeté tous ses trésors. Moïna avait heureusement survécu à quatre enfants, ses aînés. Madame d'Aiglemont avait en effet perdu, de la manière la plus malheureuse, disaient les gens du monde, une fille charmante dont la destinée était presque inconnue, et un petit garçon, enlevé à cinq ans par une horrible catastrophe. La marquise vit sans doute un présage du ciel dans le respect que le sort semblait avoir pour la fille de son cœur, et n'accordait que de faibles souvenirs à ses enfants déjà tombés selon les caprices de la mort, et qui restaient au fond de son âme, comme ces tombeaux élevés dans un champ de bataille, mais que les fleurs des champs ont presque fait disparaître. Le monde aurait pu demander à la marquise un compte sévère de cette insouciance et de cette prédilection; mais le monde de Paris est entraîné par un tel torrent d'événements, de modes, d'idées nouvelles, que toute la vie de madame d'Aiglemont devait y être en quelque sorte oubliée. Personne ne songeait à lui faire un crime d'une froideur, d'un oubli qui n'intéressaient personne, tandis que sa vive tendresse pour Moïna intéressait beaucoup de gens, et avait toute la sainteté d'un préjugé. D'ailleurs, la marquise allait peu dans le monde; et, pour la plupart des familles qui la connaissaient, elle paraissait bonne, douce, pieuse, indulgente. Or, ne faut-il pas avoir un intérêt bien vif pour aller au delà de ces apparences dont se contente la société? Puis, que ne pardonne-t-on pas aux vieillards lorsqu'ils s'effacent comme des ombres et ne veulent plus être qu'un souvenir? Enfin, madame d'Aiglemont était un modèle complaisamment cité par les enfants à leurs pères, par les gendres à leurs belles-mères. Elle avait, avant le temps, donné ses biens à Moïna, contente du bonheur de la jeune comtesse, et ne vivant que par elle et pour elle. Si des vieillards prudents, des oncles chagrins blâmaient cette conduite en disant:—Madame d'Aiglemont se repentira peut-être quelque jour de s'être dessaisie de sa fortune en faveur de sa fille; car si elle connaît bien le cœur de madame de Saint-Héreen, peut-elle être aussi sûre de la moralité de son gendre? c'était contre ces prophètes un tolle général; et, de toutes parts, pleuvaient des éloges pour Moïna.

—Il faut rendre cette justice à madame de Saint-Héreen, disait une jeune femme, que sa mère n'a rien trouvé de changé autour d'elle. Madame d'Aiglemont est admirablement bien logée; elle a une voiture à ses ordres, et peut aller partout dans le monde comme auparavant...

—Excepté aux Italiens, répondait tout bas un vieux parasite, un de ces gens qui se croient en droit d'accabler leurs amis d'épigrammes sous prétexte de faire preuve d'indépendance. La douairière n'aime guère que la musique, en fait de choses étrangères à son enfant gâté. Elle a été si bonne musicienne dans son temps! Mais comme la loge de la comtesse est toujours envahie par de jeunes papillons, et qu'elle y gênerait cette petite personne, de qui l'on parle déjà comme d'une grande coquette, la pauvre mère ne va jamais aux Italiens.

—Madame de Saint-Héreen, disait une fille à marier, a pour sa mère des soirées délicieuses, un salon où va tout Paris.

—Un salon où personne ne fait attention à la marquise, répondait le parasite.

—Le fait est que madame d'Aiglemont n'est jamais seule, disait un fat en appuyant le parti des jeunes dames.

—Le matin, répondait le vieil observateur à voix basse, le matin, la chère Moïna dort. A quatre heures, la chère Moïna est au bois. Le soir, la chère Moïna va au bal ou aux Bouffes... Mais il est vrai que madame d'Aiglemont a la ressource de voir sa chère fille pendant qu'elle s'habille, ou durant le dîner lorsque la chère Moïna dîne par hasard avec sa chère mère.—Il n'y a pas encore huit jours, monsieur, dit le parasite en prenant par le bras un timide précepteur, nouveau-venu dans la maison où il se trouvait, que je vis cette pauvre mère triste et seule au coin de son feu.—Qu'avez-vous? lui demandai-je. La marquise me regarda en souriant, mais elle avait certes pleuré.—Je pensais, me disait-elle, qu'il est bien singulier de me trouver seule, après avoir eu cinq enfants; mais cela est dans notre destinée! Et puis, je suis heureuse quand je sais que Moïna s'amuse! Elle pouvait se confier à moi, qui, jadis, ai connu son mari. C'était un pauvre homme, et il a été bien heureux de l'avoir pour femme; il lui devait certes sa pairie et sa charge à la cour de Charles X.

Mais il se glisse tant d'erreurs dans les conversations du monde, il s'y fait avec légèreté des maux si profonds, que l'historien des mœurs est obligé de sagement peser les assertions insouciamment émises par tant d'insouciants. Enfin, peut-être ne doit-on jamais prononcer qui a tort ou raison de l'enfant ou de la mère. Entre ces deux cœurs, il n'y a qu'un seul juge possible. Ce juge est Dieu! Dieu qui, souvent, assied sa vengeance au sein des familles, et se sert éternellement des enfants contre les mères, des pères contre les fils, des peuples contre les rois, des princes contre les nations, de tout contre tout; remplaçant dans le monde moral les sentiments par les sentiments, comme les jeunes feuilles poussent les vieilles au printemps; agissant en vue d'un ordre immuable, d'un but à lui seul connu. Sans doute, chaque chose va dans son sein, ou, mieux encore, elle y retourne.

Ces religieuses pensées, si naturelles au cœur des vieillards, flottaient éparses dans l'âme de madame d'Aiglemont; elles y étaient à demi lumineuses, tantôt abîmées, tantôt déployées complétement, comme des fleurs tourmentées à la surface des eaux pendant une tempête. Elle s'était assise, lassée, affaiblie par une longue méditation, par une de ces rêveries au milieu desquelles toute la vie se dresse, se déroule aux yeux de ceux qui pressentent la mort.

Cette femme, vieille avant le temps, eût été, pour quelque poète passant sur le boulevard, un tableau curieux. A la voir assise à l'ombre grêle d'un acacia, l'ombre d'un acacia à midi, tout le monde eût su lire une des mille choses écrites sur ce visage pâle et froid, même au milieu des chauds rayons du soleil. Sa figure pleine d'expression représentait quelque chose de plus grave encore que ne l'est une vie à son déclin, ou de plus profond qu'une âme affaissée par l'expérience. Elle était un de ces types qui, entre mille physionomies dédaignées parce qu'elles sont sans caractère, vous arrêtent un moment, vous font penser; comme, entre les mille tableaux d'un Musée, vous êtes fortement impressionné, soit par la tête sublime où Murillo peignit la douleur maternelle, soit par le visage de Béatrix Cinci où le Guide sut peindre la plus touchante innocence au fond du plus épouvantable crime, soit par la sombre face de Philippe II où Vélasquez a pour toujours imprimé la majestueuse terreur que doit inspirer la royauté. Certaines figures humaines sont de despotiques images qui vous parlent, vous interrogent, qui répondent à vos pensées secrètes, et font même des poèmes entiers. Le visage glacé de madame d'Aiglemont était une de ces poésies terribles, une de ces faces répandues par milliers dans la divine Comédie de Dante Alighieri.

Pendant la rapide saison où la femme reste en fleur, les caractères de sa beauté servent admirablement bien la dissimulation à laquelle sa faiblesse naturelle et nos lois sociales la condamnent. Sous le riche coloris de son visage frais, sous le feu de ses yeux, sous le réseau gracieux de ses traits si fins, de tant de lignes multipliées, courbes ou droites, mais pures et parfaitement arrêtées, toutes ses émotions peuvent demeurer secrètes: la rougeur alors ne révèle rien en colorant encore des couleurs déjà si vives; tous les foyers intérieurs se mêlent alors si bien à la lumière de ces yeux flamboyants de vie, que la flamme passagère d'une souffrance n'y apparaît que comme une grâce de plus. Aussi rien n'est-il si discret qu'un jeune visage, parce que rien n'est plus immobile. La figure d'une jeune femme a le calme, le poli, la fraîcheur de la surface d'un lac. La physionomie des femmes ne commence qu'à trente ans. Jusques à cet âge, le peintre ne trouve dans leurs visages que du rose et du blanc, des sourires et des expressions qui répètent une même pensée, pensée de jeunesse et d'amour, pensée uniforme et sans profondeur; mais, dans la vieillesse, tout chez la femme a parlé, les passions se sont incrustées sur son visage; elle a été amante, épouse, mère; les expressions les plus violentes de la joie et de la douleur ont fini par grimer, torturer ses traits, par s'y empreindre en mille rides, qui toutes ont un langage; et une tête de femme devient alors sublime d'horreur, belle de mélancolie, ou magnifique de calme; s'il est permis de poursuivre cette étrange métaphore, le lac desséché laisse voir alors les traces de tous les torrents qui l'ont produit: une tête de vieille femme n'appartient plus alors ni au monde qui, frivole, est effrayé d'y apercevoir la destruction de toutes les idées d'élégance auxquelles il est habitué, ni aux artistes vulgaires qui n'y découvrent rien; mais aux vrais poètes, à ceux qui ont le sentiment d'un beau indépendant de toutes les conventions sur lesquelles reposent tant de préjugés en fait d'art et de beauté.

Quoique madame d'Aiglemont portât sur sa tête une capote à la mode, il était facile de voir que sa chevelure, jadis noire, avait été blanchie par de cruelles émotions; mais la manière dont elle la séparait en deux bandeaux trahissait son bon goût, révélait les gracieuses habitudes de la femme élégante, et dessinait parfaitement son front flétri, ridé, dans la forme duquel se retrouvaient quelques traces de son ancien éclat. La coupe de sa figure, la régularité de ses traits donnaient une idée, faible à la vérité, de la beauté dont elle avait dû être orgueilleuse; mais ces indices accusaient encore mieux les douleurs, qui avaient été assez aiguës pour creuser ce visage, pour en dessécher les tempes, en rentrer les joues, en meurtrir les paupières et les dégarnir de cils, cette grâce du regard. Tout était silencieux en cette femme: sa démarche et ses mouvements avaient cette lenteur grave et recueillie qui imprime le respect. Sa modestie, changée en timidité, semblait être le résultat de l'habitude, qu'elle avait prise depuis quelques années, de s'effacer devant sa fille; puis sa parole était rare, douce, comme celle de toutes les personnes forcées de réfléchir, de se concentrer, de vivre en elles-mêmes. Cette attitude et cette contenance inspiraient un sentiment indéfinissable, qui n'était ni la crainte ni la compassion, mais dans lequel se fondaient mystérieusement toutes les idées que réveillent ces diverses affections. Enfin la nature de ses rides, la manière dont son visage était plissé, la pâleur de son regard endolori, tout témoignait éloquemment de ces larmes qui, dévorées par le cœur, ne tombent jamais à terre. Les malheureux accoutumés à contempler le ciel pour en appeler à lui des maux de leur vie eussent facilement reconnu dans les yeux de cette mère les cruelles habitudes d'une prière faite à chaque instant du jour, et les légers vestiges de ces meurtrissures secrètes qui finissent par détruire les fleurs de l'âme et jusqu'au sentiment de la maternité. Les peintres ont des couleurs pour ces portraits, mais les idées et les paroles sont impuissantes pour les traduire fidèlement; il s'y rencontre, dans les tons du teint, dans l'air de la figure, des phénomènes inexplicables que l'âme saisit par la vue, mais le récit des événements auxquels sont dus de si terribles bouleversements de physionomie est la seule ressource qui reste au poète pour les faire comprendre. Cette figure annonçait un orage calme et froid, un secret combat entre l'héroïsme de la douleur maternelle et l'infirmité de nos sentiments, qui sont finis comme nous-mêmes et où rien ne se trouve d'infini. Ces souffrances sans cesse refoulées avaient produit à la longue je ne sais quoi de morbide en cette femme. Sans doute quelques émotions trop violentes avaient physiquement altéré ce cœur maternel, et quelque maladie, un anévrisme peut-être, menaçait lentement cette femme à son insu. Les peines vraies sont en apparence si tranquilles dans le lit profond qu'elles se sont fait, où elles semblent dormir, mais où elles continuent à corroder l'âme comme cet épouvantable acide qui perce le cristal! En ce moment deux larmes sillonnèrent les joues de la marquise, et elle se leva comme si quelque réflexion plus poignante que toutes les autres l'eût vivement blessée. Elle avait sans doute jugé l'avenir de Moïna. Or, en prévoyant les douleurs qui attendaient sa fille, tous les malheurs de sa propre vie lui étaient retombés sur le cœur.

La situation de cette mère sera comprise en expliquant celle de sa fille.

Le comte de Saint-Héreen était parti depuis environ six mois pour accomplir une mission politique. Pendant cette absence, Moïna, qui à toutes les vanités de la petite-maîtresse joignait les capricieux vouloirs de l'enfant gâté, s'était amusée, par étourderie ou pour obéir aux mille coquetteries de la femme, et peut-être pour en essayer le pouvoir, à jouer avec la passion d'un homme habile, mais sans cœur, se disant ivre d'amour, de cet amour avec lequel se combinent toutes les petites ambitions sociales et vaniteuses du fat. Madame d'Aiglemont, à laquelle une longue expérience avait appris à connaître la vie, à juger les hommes, à redouter le monde, avait observé les progrès de cette intrigue et pressentait la perte de sa fille en la voyant tombée entre les mains d'un homme à qui rien n'était sacré. N'y avait-il pas pour elle quelque chose d'épouvantable à rencontrer un roué dans l'homme que Moïna écoutait avec plaisir? Son enfant chérie se trouvait donc au bord d'un abîme. Elle en avait une horrible certitude, et n'osait l'arrêter, car elle tremblait devant la comtesse. Elle savait d'avance que Moïna n'écouterait aucun de ses sages avertissements; elle n'avait aucun pouvoir sur cette âme, de fer pour elle et toute moelleuse pour les autres. Sa tendresse l'eût portée à s'intéresser aux malheurs d'une passion justifiée par les nobles qualités du séducteur, mais sa fille suivait un mouvement de coquetterie; et la marquise méprisait le comte Alfred de Vandenesse, sachant qu'il était homme à considérer sa lutte avec Moïna comme une partie d'échecs. Quoique Alfred de Vandenesse fît horreur à cette malheureuse mère, elle était obligée d'ensevelir dans le pli le plus profond de son cœur les raisons suprêmes de son aversion. Elle était intimement liée avec le marquis de Vandenesse, père d'Alfred, et cette amitié, respectable aux yeux du monde, autorisait le jeune homme à venir familièrement chez madame de Saint-Héreen, pour laquelle il feignait une passion conçue dès l'enfance. D'ailleurs, en vain madame d'Aiglemont se serait-elle décidée à jeter entre sa fille et Alfred de Vandenesse une terrible parole qui les eût séparés; elle était certaine de n'y pas réussir, malgré la puissance de cette parole, qui l'eût déshonorée aux yeux de sa fille. Alfred avait trop de corruption, Moïna trop d'esprit pour croire à cette révélation, et la jeune vicomtesse l'eût éludée en la traitant de ruse maternelle. Madame d'Aiglemont avait bâti son cachot de ses propres mains et s'y était murée elle-même pour y mourir en voyant se perdre la belle vie de Moïna, cette vie devenue sa gloire, son bonheur et sa consolation, une existence pour elle mille fois plus chère que la sienne. Horribles souffrances, incroyables, sans langage! abîmes sans fond!

Elle attendait impatiemment le lever de sa fille, et néanmoins elle le redoutait, semblable au malheureux condamné à mort qui voudrait en avoir fini avec la vie, et qui cependant a froid en pensant au bourreau. La marquise avait résolu de tenter un dernier effort; mais elle craignait peut-être moins d'échouer dans sa tentative que de recevoir encore une de ces blessures si douloureuses à son cœur qu'elles avaient épuisé tout son courage. Son amour de mère en était arrivé là: aimer sa fille, la redouter, appréhender un coup de poignard et aller au-devant. Le sentiment maternel est si large dans les cœurs aimants qu'avant d'arriver à l'indifférence une mère doit mourir ou s'appuyer sur quelque grande puissance, la religion ou l'amour. Depuis son lever, la fatale mémoire de la marquise lui avait retracé plusieurs de ces faits, petits en apparence, mais qui dans la vie morale sont de grands événements. En effet, parfois un geste enferme tout un drame, l'accent d'une parole déchire toute une vie, l'indifférence d'un regard tue la plus heureuse passion. La marquise d'Aiglemont avait malheureusement vu trop de ces gestes, entendu trop de ces paroles, reçu trop de ces regards affreux à l'âme, pour que ses souvenirs pussent lui donner des espérances. Tout lui prouvait qu'Alfred l'avait perdue dans le cœur de sa fille, où elle restait, elle, la mère, moins comme un plaisir que comme un devoir. Mille choses, des riens même lui attestaient la conduite détestable de la comtesse envers elle, ingratitude que la marquise regardait peut-être comme une punition. Elle cherchait des excuses à sa fille dans les desseins de la Providence, afin de pouvoir encore adorer la main qui la frappait. Pendant cette matinée elle se souvint de tout, et tout la frappa de nouveau si vivement au cœur que sa coupe, remplie de chagrins, devait déborder si la plus légère peine y était jetée. Un regard froid pouvait tuer la marquise. Il est difficile de peindre ces faits domestiques, mais quelques-uns suffiront peut-être à les indiquer tous. Ainsi la marquise, étant devenue un peu sourde, n'avait jamais pu obtenir de Moïna qu'elle élevât la voix pour elle; et le jour où, dans la naïveté de l'être souffrant, elle pria sa fille de répéter une phrase dont elle n'avait rien saisi, la comtesse obéit, mais avec un air de mauvaise grâce qui ne permit pas à madame d'Aiglemont de réitérer sa modeste prière. Depuis ce jour, quand Moïna racontait un événement ou parlait, la marquise avait soin de s'approcher d'elle; mais souvent la comtesse paraissait ennuyée de l'infirmité qu'elle reprochait étourdiment à sa mère. Cet exemple, pris entre mille, ne pouvait frapper que le cœur d'une mère. Toutes ces choses eussent échappé peut-être à un observateur, car c'était des nuances insensibles pour d'autres yeux que ceux d'une femme. Ainsi madame d'Aiglemont ayant un jour dit à sa fille que la princesse de Cadignan était venue la voir, Moïna s'écria simplement:—Comment! elle est venue pour vous! L'air dont ces paroles furent dites, l'accent que la comtesse y mit, peignaient par de légères teintes un étonnement, un mépris élégant qui ferait trouver aux cœurs toujours jeunes et tendres de la philanthropie dans la coutume en vertu de laquelle les sauvages tuent leurs vieillards quand ils ne peuvent plus se tenir à la branche d'un arbre fortement secoué. Madame d'Aiglemont se leva, sourit, et alla pleurer en secret. Les gens bien élevés, et les femmes surtout, ne trahissent leurs sentiments que par des touches imperceptibles, mais qui n'en font pas moins deviner les vibrations de leurs cœurs à ceux qui peuvent retrouver dans leur vie des situations analogues à celle de cette mère meurtrie. Accablée par ses souvenirs, madame d'Aiglemont retrouva l'un de ces faits microscopiques si piquants, si cruels, où elle n'avait jamais mieux vu qu'en ce moment le mépris atroce caché sous des sourires. Mais ses larmes se séchèrent quand elle entendit ouvrir les persiennes de la chambre où reposait sa fille. Elle accourut en se dirigeant vers les fenêtres par le sentier qui passait le long de la grille devant laquelle elle était naguère assise. Tout en marchant, elle remarqua le soin particulier que le jardinier avait mis à ratisser le sable de cette allée, assez mal tenue depuis peu de temps. Quand madame d'Aiglemont arriva sous les fenêtres de sa fille, les persiennes se refermèrent brusquement.

—Moïna, dit-elle.

Point de réponse.

—Madame la comtesse est dans le petit salon, dit la femme de chambre de Moïna quand la marquise rentrée au logis demanda si sa fille était levée.

Madame d'Aiglemont avait le cœur trop plein et la tête trop fortement préoccupée pour réfléchir en ce moment sur des circonstances si légères; elle passa promptement dans le petit salon où elle trouva la comtesse en peignoir, un bonnet négligemment jeté sur une chevelure en désordre, les pieds dans ses pantoufles, ayant la clef de sa chambre dans sa ceinture, le visage empreint de pensées presque orageuses et des couleurs animées. Elle était assise sur un divan, et paraissait réfléchir.

—Pourquoi vient-on? dit-elle d'une voix dure. Ah! c'est vous, ma mère, reprit-elle d'un air distrait après s'être interrompue elle-même.

—Oui, mon enfant, c'est ta mère...

L'accent avec lequel madame d'Aiglemont prononça ces paroles peignit une effusion de cœur et une émotion intime, dont il serait difficile de donner une idée sans employer le mot de sainteté. Elle avait en effet si bien revêtu le caractère sacré d'une mère, que sa fille en fut frappée, et se tourna vers elle par un mouvement qui exprimait à la fois le respect, l'inquiétude et le remords. La marquise ferma la porte de ce salon, où personne ne pouvait entrer sans faire du bruit dans les pièces précédentes. Cet éloignement garantissait de toute indiscrétion.

—Ma fille, dit la marquise, il est de mon devoir de t'éclairer sur une des crises les plus importantes dans notre vie de femme, et dans laquelle tu te trouves à ton insu peut-être, mais dont je viens te parler moins en mère qu'en amie. En te mariant, tu es devenue libre de tes actions, tu n'en dois compte qu'à ton mari; mais je t'ai si peu fait sentir l'autorité maternelle (et ce fut un tort peut-être), que je me crois en droit de me faire écouter de toi, une fois au moins, dans la situation grave où tu dois avoir besoin de conseils. Songe, Moïna, que je t'ai mariée à un homme d'une haute capacité, de qui tu peux être fière, que...

—Ma mère, s'écria Moïna d'un air mutin et en l'interrompant, je sais ce que vous venez me dire... Vous allez me prêcher au sujet d'Alfred....

—Vous ne devineriez pas si bien, Moïna, reprit gravement la marquise en essayant de retenir ses larmes, si vous ne sentiez pas...

—Quoi? dit-elle d'un air presque hautain. Mais, ma mère, en vérité....

—Moïna, s'écria madame d'Aiglemont en faisant un effort extraordinaire, il faut que vous entendiez attentivement ce que je dois vous dire....

—J'écoute, dit la comtesse en se croisant les bras et affectant une impertinente soumission. Permettez-moi, ma mère, dit-elle avec un sang-froid incroyable, de sonner Pauline pour la renvoyer...

Elle sonna.

—Ma chère enfant, Pauline ne peut pas entendre...

—Maman, reprit la comtesse d'un air sérieux, et qui aurait dû paraître extraordinaire à la mère, je dois... Elle s'arrêta, la femme de chambre arrivait.—Pauline, allez vous-même chez Baudran savoir pourquoi je n'ai pas encore mon chapeau...

Elle se rassit et regarda sa mère avec attention. La marquise, dont le cœur était gonflé, les yeux secs, et qui ressentait alors une de ces émotions dont la douleur ne peut être comprise que par les mères, prit la parole pour instruire Moïna du danger qu'elle courait. Mais, soit que la comtesse se trouvât blessée des soupçons que sa mère concevait sur le fils du marquis de Vandenesse, soit qu'elle fût en proie à l'une de ces folies incompréhensibles dont le secret est dans l'inexpérience de toutes les jeunesses, elle profita d'une pause faite par sa mère pour lui dire en riant d'un rire forcé:—Maman, je ne te croyais jalouse que du père....

A ce mot, madame d'Aiglemont ferma les yeux, baissa la tête et poussa le plus léger de tous les soupirs. Elle jeta son regard en l'air, comme pour obéir au sentiment invincible qui nous fait invoquer Dieu dans les grandes crises de la vie, et dirigea sur sa fille ses yeux pleins d'une majesté terrible, empreints aussi d'une profonde douleur.

—Ma fille, dit-elle d'une voix gravement altérée, vous avez été plus impitoyable envers votre mère que ne le fut l'homme offensé par elle, plus que ne le sera Dieu peut-être.

Madame d'Aiglemont se leva; mais arrivée à la porte, elle se retourna, ne vit que de la surprise dans les yeux de sa fille, sortit et put aller jusque dans le jardin, où ses forces l'abandonnèrent. Là, ressentant au cœur de fortes douleurs, elle tomba sur un banc. Ses yeux, qui erraient sur le sable, y aperçurent la récente empreinte d'un pas d'homme, dont les bottes avaient laissé des marques très-reconnaissables. Sans aucun doute, sa fille était perdue, elle crut comprendre alors le motif de la commission donnée à Pauline. Cette idée cruelle fut accompagnée d'une révélation plus odieuse que ne l'était tout le reste. Elle supposa que le fils du marquis de Vandenesse avait détruit dans le cœur de Moïna ce respect dû par une fille à sa mère. Sa souffrance s'accrut, elle s'évanouit insensiblement, et demeura comme endormie. La jeune comtesse trouva que sa mère s'était permis de lui donner un coup de boutoir un peu sec, et pensa que le soir une caresse ou quelques attentions feraient les frais du raccommodement. Entendant un cri de femme dans le jardin, elle se pencha négligemment au moment où Pauline, qui n'était pas encore sortie, appelait au secours, et tenait la marquise dans ses bras.

—N'effrayez pas ma fille, fut le dernier mot que prononça cette mère.

Moïna vit transporter sa mère, pâle, inanimée, respirant avec difficulté, mais agitant les bras comme si elle voulait ou lutter ou parler. Atterrée par ce spectacle, Moïna suivit sa mère, aida silencieusement à la coucher sur son lit et à la déshabiller. Sa faute l'accabla. En ce moment suprême, elle connut sa mère, et ne pouvait plus rien réparer. Elle voulut être seule avec elle; et quand il n'y eut plus personne dans la chambre, qu'elle sentit le froid de cette main pour elle toujours caressante, elle fondit en larmes. Réveillée par ces pleurs, la marquise put encore regarder sa chère Moïna; puis, au bruit de ses sanglots, qui semblaient vouloir briser ce sein délicat et en désordre, elle contempla sa fille en souriant. Ce sourire prouvait à cette jeune parricide que le cœur d'une mère est un abîme au fond duquel se trouve toujours un pardon. Aussitôt que l'état de la marquise fut connu, des gens à cheval avaient été expédiés pour aller chercher le médecin, le chirurgien et les petits-enfants de madame d'Aiglemont. La jeune marquise et ses enfants arrivèrent en même temps que les gens de l'art et formèrent une assemblée assez imposante, silencieuse, inquiète, à laquelle se mêlèrent les domestiques. La jeune marquise, qui n'entendait aucun bruit, vint frapper doucement à la porte de la chambre. A ce signal, Moïna, réveillée sans doute dans sa douleur, poussa brusquement les deux battants, jeta des yeux hagards sur cette assemblée de famille et se montra dans un désordre qui parlait plus haut que le langage. A l'aspect de ce remords vivant chacun resta muet. Il était facile d'apercevoir les pieds de la marquise roides et tendus convulsivement sur le lit de mort. Moïna s'appuya sur la porte, regarda ses parents, et dit d'une voix creuse:—J'ai perdu ma mère!

Paris, 1828-1842.

FIN.

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