La Comédie humaine - Volume 03
A ce mot de mouche, le curé se leva pour aller prendre dans le tiroir d'un des bahuts un petit panier rond en fin osier, des jetons d'ivoire devenus jaunes comme du tabac turc par un usage de vingt années, et un jeu de cartes aussi gras que celui des douaniers de Saint-Nazaire qui n'en changent que tous les quinze jours. L'abbé revint disposer lui-même sur la table les jetons nécessaires à chaque joueur, mit la corbeille à côté de la lampe au milieu de la table avec un empressement enfantin et les manières d'un homme habitué à faire ce petit service. Un coup frappé fortement à la manière des militaires retentit dans les profondeurs silencieuses de ce vieux manoir. Le petit domestique de mademoiselle de Pen-Hoël alla gravement ouvrir la porte. Bientôt le long corps sec et méthodiquement vêtu selon le temps du chevalier du Halga, ancien capitaine de pavillon de l'amiral Kergarouët, se dessina en noir dans la pénombre qui régnait encore sur le perron.
—Arrivez, chevalier! cria mademoiselle de Pen-Hoël.
—L'autel est dressé, dit le curé.
Le chevalier était un homme de petite santé, qui portait de la flanelle pour ses rhumatismes, un bonnet de soie noire pour préserver sa tête du brouillard, un spencer pour garantir son précieux buste des vents soudains qui fraîchissent l'atmosphère de Guérande. Il allait toujours armé d'un jonc à pomme d'or pour chasser les chiens qui faisaient intempestivement la cour à sa chienne favorite. Cet homme, minutieux comme une petite-maîtresse, se dérangeant devant les moindres obstacles, parlant bas pour ménager un reste de voix, avait été l'un des plus intrépides et des plus savants hommes de l'ancienne marine. Il avait été honoré de l'estime du bailli de Suffren, de l'amitié du comte de Portenduère. Sa belle conduite comme capitaine du pavillon de l'amiral de Kergarouët était écrite en caractères visibles sur son visage couturé de blessures. A le voir, personne n'eût reconnu la voix qui dominait la tempête, l'œil qui planait sur la mer, le courage indompté du marin breton. Le chevalier ne fumait, ne jurait pas; il avait la douceur, la tranquillité d'une fille, et s'occupait de sa chienne Thisbé et de ses petits caprices avec la sollicitude d'une vieille femme. Il donnait ainsi la plus haute idée de sa galanterie défunte. Il ne parlait jamais des actes surprenants qui avaient étonné le comte d'Estaing. Quoiqu'il eût une attitude d'invalide et marchât comme s'il eût craint à chaque pas d'écraser des œufs, qu'il se plaignît de la fraîcheur de la brise, de l'ardeur du soleil, de l'humidité du brouillard, il montrait des dents blanches enchâssées dans des gencives rouges qui rassuraient sur sa maladie, un peu coûteuse d'ailleurs, car elle consistait à faire quatre repas d'une ampleur monastique. Sa charpente, comme celle du baron, était osseuse et d'une force indestructible, couverte d'un parchemin collé sur ses os comme la peau d'un cheval arabe sur les nerfs qui semblent reluire au soleil. Son teint avait gardé une couleur de bistre, due à ses voyages aux Indes, desquels il n'avait rapporté ni une idée ni une histoire. Il avait émigré, il avait perdu sa fortune, puis retrouvé la croix de Saint-Louis et une pension de deux mille francs légitimement due à ses services, et payée par la caisse des Invalides de la marine. La légère hypocondrie qui lui faisait inventer mille maux imaginaires s'expliquait facilement par ses souffrances pendant l'émigration. Il avait servi dans la marine russe jusqu'au jour où l'empereur Alexandre voulut l'employer contre la France; il donna sa démission et alla vivre à Odessa, près du duc de Richelieu avec lequel il revint, et qui fit liquider la pension due à ce débris glorieux de l'ancienne marine bretonne. A la mort de Louis XVIII, époque à laquelle il revint à Guérande, le chevalier du Halga devint maire de la ville. Le curé, le chevalier, mademoiselle de Pen-Hoël, avaient depuis quinze ans l'habitude de passer leurs soirées à l'hôtel du Guénic, où venaient également quelques personnages nobles de la ville et de la contrée. Chacun devine aisément dans les du Guénic les chefs du petit faubourg Saint-Germain de l'arrondissement, où ne pénétrait aucun des membres de l'administration envoyée par le nouveau gouvernement. Depuis six ans le curé toussait à l'endroit critique du Domine, salvum fac regem. La politique en était toujours là dans Guérande.
La mouche est un jeu qui se joue avec cinq cartes et avec une retourne. La retourne détermine l'atout. A chaque coup, le joueur est libre d'en courir les chances ou de s'abstenir. En s'abstenant, il ne perd que son enjeu, car tant qu'il n'y a pas de remises au panier, chaque joueur mise une faible somme. En jouant, le joueur est tenu de faire une levée qui se paye au prorata de la mise. S'il y a cinq sous au panier, la levée vaut un sou. Le joueur qui ne fait pas de levée est mis à la mouche: il doit alors tout l'enjeu, qui grossit le panier au coup suivant. On inscrit les mouches dues; elles se mettent l'une après l'autre au panier par ordre de capital, le plus gros passant avant le plus faible. Ceux qui renoncent à jouer donnent leurs cartes pendant le coup, mais ils sont considérés comme nuls. Les cartes du talon s'échangent, comme à l'écarté, mais par ordre de primauté. Chacun prend autant de cartes qu'il en veut, en sorte que le premier en cartes et le second peuvent absorber le talon à eux deux. La retourne appartient à celui qui distribue les cartes, qui est alors le dernier, et auquel appartient la retourne; il a le droit de l'échanger contre une des cartes de son jeu. Une carte terrible emporte toutes les autres, elle se nomme Mistigris. Mistigris est le valet de trèfle. Ce jeu, d'une excessive simplicité, ne manque pas d'intérêt. La cupidité naturelle à l'homme s'y développe aussi bien que les finesses diplomatiques et les jeux de physionomie. A l'hôtel du Guénic, chacun des joueurs prenait vingt jetons et répondait de cinq sous, ce qui portait la somme totale de l'enjeu à cinq liards par coup, somme majeure aux yeux de ces personnes. En supposant beaucoup de bonheur, on pouvait gagner cinquante sous, capital que personne à Guérande ne dépensait dans sa journée. Aussi mademoiselle de Pen-Hoël apportait-elle à ce jeu, dont l'innocence n'est surpassée dans la nomenclature de l'Académie que par celui de la Bataille, une passion égale à celle des chasseurs dans une grande partie de chasse. Mademoiselle Zéphirine, qui était de moitié dans le jeu de la baronne, n'attachait pas une importance moindre à la mouche. Avancer un liard pour risquer d'en avoir cinq, de coup en coup, constituait pour la vieille thésauriseuse une opération financière immense, à laquelle elle mettait autant d'action intérieure que le plus avide spéculateur en met pendant la tenue de la Bourse à la hausse et à la baisse des rentes. Par une convention diplomatique, en date de septembre 1825, après une soirée où mademoiselle de Pen-Hoël perdit trente-sept sous, le jeu cessait dès qu'une personne en manifestait le désir après avoir dissipé dix sous. La politesse ne permettait pas de causer à un joueur le petit chagrin de voir jouer la mouche sans qu'il y prît part. Mais toutes les passions ont leur jésuitisme. Le chevalier et le baron, ces deux vieux politiques, avaient trouvé moyen d'éluder la charte. Quand tous les joueurs désiraient vivement de prolonger une émouvante partie, le hardi chevalier du Halga, l'un de ces garçons prodigues et riches des dépenses qu'ils ne font pas, offrait toujours dix jetons à mademoiselle de Pen-Hoël ou à Zéphirine quand l'une d'elles ou toutes deux avaient perdu leurs cinq sous, à condition de les lui restituer en cas de gain. Un vieux garçon pouvait se permettre cette galanterie envers des demoiselles. Le baron offrait aussi dix jetons aux deux vieilles filles, sous prétexte de continuer la partie. Les deux avares acceptaient toujours, non sans se faire prier, selon les us et coutumes des filles. Pour s'abandonner à cette prodigalité, le baron et le chevalier devaient avoir gagné, sans quoi cette offre eût pris le caractère d'une offense. La mouche était brillante quand une demoiselle de Kergarouët tout court était en transit chez sa tante, car là les Kergarouët n'avaient jamais pu se faire nommer Kergarouët-Pen-Hoël par personne, pas même par les domestiques, lesquels avaient à cet égard des ordres formels. La tante montrait à sa nièce la mouche à faire chez les du Guénic, comme un plaisir insigne. La petite avait ordre d'être aimable, chose assez facile quand elle voyait le beau Calyste, de qui raffolaient les quatre demoiselles de Kergarouët. Ces jeunes personnes, élevées en pleine civilisation moderne, tenaient peu à cinq sous et faisaient mouche sur mouche. Il y avait alors des mouches inscrites dont le total s'élevait quelquefois à cent sous, et qui étaient échelonnées depuis deux sous et demi jusqu'à dix sous. C'était des soirées de grandes émotions pour la vieille aveugle. Les levées s'appellent des mains à Guérande. La baronne faisait sur le pied de sa belle-sœur un nombre de pressions égal au nombre de mains qui, d'après son jeu, étaient sûres. Jouer ou ne pas jouer, selon les occasions où le panier était plein, entraînait des discussions intérieures où la cupidité luttait avec la peur. On se demandait l'un à l'autre: Irez-vous? en manifestant des sentiments d'envie contre ceux qui avaient assez beau jeu pour tenter le sort, et des sentiments de désespoir quand il fallait s'abstenir. Si Charlotte de Kergarouët, généralement taxée de folie, était heureuse dans ses hardiesses, en revenant, sa tante, quand elle n'avait rien gagné, lui marquait de la froideur et lui faisait quelques leçons: elle avait trop de décision dans le caractère, une jeune personne ne devait pas rompre en visière à des gens respectables, elle avait une manière insolente de prendre le panier ou d'aller au jeu; les mœurs d'une jeune personne exigeaient un peu plus de réserve et de modestie; on ne riait pas du malheur des autres, etc. Les plaisanteries éternelles et qui se disaient mille fois par an, mais toujours nouvelles, roulaient sur l'attelage à donner au panier quand il était trop chargé. On parlait d'atteler des bœufs, des éléphants, des chevaux, des ânes, des chiens. Après vingt ans, personne ne s'apercevait de ces redites. La proposition excitait toujours le même sourire. Il en était de même des mots que le chagrin de voir prendre un panier plein dictait à ceux qui l'avaient engraissé sans en rien prendre. Les cartes se donnaient avec une lenteur automatique. On causait en poitrinant. Ces dignes et nobles personnes avaient l'adorable petitesse de se défier les unes des autres au jeu. Mademoiselle de Pen-Hoël accusait presque toujours le curé de tricherie quand il prenait un panier.—Il est singulier, disait alors le curé, que je ne triche jamais quand je suis à la mouche. Personne ne lâchait sa carte sur le tapis sans des calculs profonds, sans des regards fins et des mots plus ou moins astucieux, sans des remarques ingénieuses et fines. Les coups étaient, pensez-le bien, entrecoupés de narrations sur les événements arrivés en ville, ou par les discussions sur les affaires politiques. Souvent les joueurs restaient un grand quart d'heure, les cartes appuyées en éventail sur leur estomac, occupés à causer. Si, par suite de ces interruptions, il se trouvait un jeton de moins au panier, tout le monde prétendait avoir mis son jeton. Presque toujours le chevalier complétait l'enjeu, accusé par tous de penser à ses cloches aux oreilles, à sa tête, à ses farfadets, et d'oublier sa mise. Quand le chevalier avait remis un jeton, la vieille Zéphirine ou la malicieuse bossue étaient prises de remords: elles imaginaient alors que peut-être elles n'avaient pas mis, elles croyaient, elles doutaient; mais enfin le chevalier était bien assez riche pour supporter ce petit malheur. Souvent le baron ne savait plus où il en était quand on parlait des infortunes de la maison royale. Quelquefois il arrivait un résultat toujours surprenant pour ces personnes, qui toutes comptaient sur le même gain. Après un certain nombre de parties, chacun avait regagné ses jetons et s'en allait, l'heure étant trop avancée, sans perte ni gain, mais non sans émotion. Dans ces cruelles soirées, il s'élevait des plaintes sur la mouche: la mouche n'avait pas été piquante; les joueurs accusaient la mouche comme les nègres battent la lune dans l'eau quand le temps est contraire. La soirée passait pour avoir été pâle. On avait bien travaillé pour pas grand'chose. Quand, à sa première visite, le vicomte et la vicomtesse de Kergarouët parlèrent de whist et de boston comme de jeux plus intéressants que la mouche, et furent encouragés à les montrer par la baronne que la mouche ennuyait excessivement, la société de l'hôtel du Guénic s'y prêta, non sans se récrier sur ces innovations; mais il fut impossible de faire comprendre ces jeux, qui, les Kergarouët partis, furent traités de casse-têtes, de travaux algébriques, de difficultés inouïes. Chacun préférait sa chère mouche, sa petite et agréable mouche. La mouche triompha des jeux modernes comme triomphaient partout les choses anciennes sur les nouvelles en Bretagne.
Pendant que le curé donnait les cartes, la baronne faisait au chevalier du Halga des questions pareilles à celles de la veille sur sa santé. Le chevalier tenait à honneur d'avoir des maux nouveaux. Si les demandes se ressemblaient, le capitaine de pavillon avait un avantage singulier dans ses réponses. Aujourd'hui les fausses côtes l'avaient inquiété. Chose remarquable, ce digne chevalier ne se plaignait jamais de ses blessures. Tout ce qui était sérieux, il s'y attendait, il le connaissait; mais les choses fantastiques, les douleurs de tête, les chiens qui lui mangeaient l'estomac, les cloches qui bourdonnaient à ses oreilles, et mille autres farfadets l'inquiétaient horriblement; il se posait comme incurable avec d'autant plus de raison que les médecins ne connaissent aucun remède contre les maux qui n'existent pas.
—Hier il me semble que vous aviez des inquiétudes dans les jambes, dit le curé d'un air grave.
—Ça saute, répondit le chevalier.
—Des jambes aux fausses côtes? demanda mademoiselle Zéphirine.
—Ça ne s'est pas arrêté en chemin? dit mademoiselle de Pen-Hoël en souriant.
Le chevalier s'inclina gravement en faisant un geste négatif passablement drôle qui eût prouvé à un observateur que, dans sa jeunesse, le marin avait été spirituel, aimant, aimé. Peut-être sa vie fossile à Guérande cachait-elle bien des souvenirs. Quand il était stupidement planté sur ses deux jambes de héron au soleil, au mail, regardant la mer ou les ébats de sa chienne, peut-être revivait-il dans le paradis terrestre d'un passé fertile en souvenirs.
—Voilà le vieux duc de Lenoncourt mort, dit le baron en se rappelant le passage où sa femme en était restée de la Quotidienne. Allons, le premier gentilhomme de la chambre du roi n'a pas tardé de rejoindre son maître. J'irai bientôt aussi.
—Mon ami, mon ami! lui dit sa femme en frappant doucement sur la main osseuse et calleuse de son mari.
—Laissez-le dire, ma sœur, dit Zéphirine, tant que je serai dessus il ne sera pas dessous: il est mon cadet.
Un gai sourire erra sur les lèvres de la vieille fille. Quand le baron avait laissé échapper une réflexion de ce genre, les joueurs et les gens en visite se regardaient avec émotion, inquiets de la tristesse du roi de Guérande. Les personnages venus pour le voir se disaient en s'en allant:—Monsieur du Guénic était triste. Avez-vous vu comme il dort? Et le lendemain tout Guérande causait de cet événement.—Le baron du Guénic baisse! Cette phrase ouvrait les conversations dans tous les ménages.
—Thisbé va bien? demanda mademoiselle de Pen-Hoël au chevalier dès que les cartes furent données.
—Cette pauvre petite est comme moi, répondit le chevalier, elle a des maux de nerfs, elle relève constamment une de ses pattes en courant. Tenez, comme ça!
Pour imiter sa chienne et crisper un de ses bras en le levant, le chevalier laissa voir son jeu à sa voisine la bossue, qui voulait savoir s'il avait de l'atout ou le Mistigris. C'était une première finesse à laquelle il succomba.
—Oh! dit la baronne, le bout du nez de monsieur le curé blanchit, il a Mistigris.
Le plaisir d'avoir Mistigris était si vif chez le curé, comme chez les autres joueurs, que le pauvre prêtre ne savait pas le cacher. Il est dans toute figure humaine une place où les secrets mouvements du cœur se trahissent, et ces personnes habituées à s'observer avaient fini, après quelques années, par découvrir l'endroit faible chez le curé: quand il avait le Mistigris le bout de son nez blanchissait. On se gardait bien alors d'aller au jeu.
—Vous avez eu du monde aujourd'hui chez vous? dit le chevalier à mademoiselle de Pen-Hoël.
—Oui, l'un des cousins de mon beau-frère. Il m'a surprise en m'annonçant le mariage de madame la comtesse de Kergarouët, une demoiselle de Fontaine...
—Une fille à Grand-Jacques, s'écria le chevalier qui pendant son séjour à Paris n'avait jamais quitté son amiral.
—La comtesse est son héritière, elle a épousé un ancien ambassadeur. Il m'a raconté les plus singulières choses sur notre voisine, mademoiselle des Touches, mais si singulières que je ne veux pas les croire. Calyste ne serait pas si assidu chez elle, il a bien assez de bon sens pour s'apercevoir de pareilles monstruosités.
—Monstruosités?... dit le baron réveillé par ce mot.
La baronne et le curé se jetèrent un regard d'intelligence. Les cartes étaient données, la vieille fille avait Mistigris, elle ne voulut pas continuer cette conversation, heureuse de cacher sa joie à la faveur de la stupéfaction générale causée par son mot.
—A vous de jeter une carte, monsieur le baron, dit-elle en poitrinant.
—Mon neveu n'est pas de ces jeunes gens qui aiment les monstruosités, dit Zéphirine en fourgonnant sa tête.
—Mistigris, s'écria mademoiselle de Pen-Hoël qui ne répondit pas à son amie.
Le curé, qui paraissait instruit de toute l'affaire de Calyste et de mademoiselle des Touches, n'entra pas en lice.
—Que fait-elle donc d'extraordinaire, mademoiselle des Touches? demanda le baron.
—Elle fume, dit mademoiselle de Pen-Hoël.
—C'est très-sain, dit le chevalier.
—Ses terres?... demanda le baron.
—Ses terres, reprit la vieille fille, elle les mange.
—Tout le monde y est allé, tout le monde est à la mouche, j'ai le roi, la dame, le valet d'atout, Mistigris et un roi, dit la baronne. A nous le panier, ma sœur.
Ce coup, gagné sans qu'on jouât, atterra mademoiselle de Pen-Hoël, qui cessa de s'occuper de Calyste et de mademoiselle des Touches. A neuf heures il ne resta plus dans la salle que la baronne et le curé. Les quatre vieillards étaient allés se coucher. Le chevalier accompagna, selon son habitude, mademoiselle de Pen-Hoël jusqu'à sa maison, située sur la place de Guérande, en faisant des réflexions sur la finesse du dernier coup, sur leur plus ou moins de bonheur, ou sur le plaisir toujours nouveau avec lequel mademoiselle Zéphirine engouffrait son gain dans sa poche, car la vieille aveugle ne réprimait plus sur son visage l'expression de ses sentiments. La préoccupation de madame du Guénic fit les frais de cette conversation. Le chevalier avait remarqué les distractions de sa charmante Irlandaise. Sur le pas de sa porte, quand son petit domestique fut monté, la vieille fille répondit confidentiellement, aux suppositions faites par le chevalier du Halga sur l'air extraordinaire de la baronne, ce mot gros d'intérêt:—J'en sais la cause. Calyste est perdu si nous ne le marions promptement. Il aime mademoiselle des Touches, une comédienne.
—En ce cas, faites venir Charlotte.
—Ma sœur aura ma lettre demain, dit mademoiselle de Pen-Hoël en saluant le chevalier.
Jugez d'après cette soirée normale du vacarme que devaient produire dans les intérieurs de Guérande l'arrivée, le séjour, le départ ou seulement le passage d'un étranger.
Quand aucun bruit ne retentit plus ni dans la chambre du baron ni dans celle de sa sœur, madame du Guénic regarda le curé qui jouait pensivement avec des jetons.
—J'ai deviné que vous avez enfin partagé mes inquiétudes sur Calyste, lui dit-elle.
—Avez-vous vu l'air pincé qu'avait mademoiselle de Pen-Hoël ce soir? demanda le curé.
—Oui, répondit la baronne.
—Elle a, je le sais, reprit le curé, les meilleures intentions pour notre cher Calyste, elle le chérit comme s'il était son fils; et sa conduite en Vendée aux côtés de son père, les louanges que Madame a faites de son dévouement ont augmenté l'affection que mademoiselle de Pen-Hoël lui porte. Elle assurera par donation entre vifs toute sa fortune à celle de ses nièces que Calyste épousera. Je sais que vous avez en Irlande un parti beaucoup plus riche pour votre cher Calyste; mais il vaut mieux avoir deux cordes à son arc. Au cas où votre famille ne se chargerait pas de l'établissement de Calyste, la fortune de mademoiselle de Pen-Hoël n'est pas à dédaigner. Vous trouverez toujours pour ce cher enfant un parti de sept mille livres de rente; mais vous ne trouverez pas les économies de quarante ans ni des terres administrées, bâties, réparées comme le sont celles de mademoiselle de Pen-Hoël. Cette femme impie, mademoiselle des Touches, est venue gâter bien des choses! On a fini par avoir de ses nouvelles.
—Hé! bien? dit la mère.
—Oh! une gaupe, une gourgandine, s'écria le curé, une femme de mœurs équivoques, occupée de théâtre, hantant les comédiens et les comédiennes, mangeant sa fortune avec des folliculaires, des peintres, des musiciens, la société du diable, enfin! Elle prend, pour écrire ses livres, un faux nom sous lequel elle est, dit-on, plus connue que sous celui de Félicité des Touches. Une vraie baladine qui, depuis sa première communion, n'est entrée dans une église que pour y voir des statues ou des tableaux. Elle a dépensé sa fortune à décorer les Touches de la plus inconvenante façon, pour en faire un paradis de Mahomet où les houris ne sont pas femmes. Il s'y boit pendant son séjour plus de vins fins que dans tout Guérande durant une année. Les demoiselles Bougniol ont logé l'année dernière des hommes à barbe de bouc, soupçonnés d'être des Bleus, qui venaient chez elle et qui chantaient des chansons impies à faire rougir et pleurer ces vertueuses filles. Voilà la femme qu'adore en ce moment monsieur le chevalier. Elle voudrait avoir ce soir un de ces infâmes livres où les athées d'aujourd'hui se moquent de tout, le chevalier viendrait seller son cheval lui-même et partirait au grand galop le lui chercher à Nantes. Je ne sais si Calyste en ferait autant pour l'Église. Enfin elle n'est pas royaliste. Il faudrait aller faire le coup de fusil pour la bonne cause, si mademoiselle des Touches ou le sieur Camille Maupin, tel est son nom, je me le rappelle maintenant, voulait garder Calyste près de lui, le chevalier laisserait aller son vieux père tout seul.
—Non, dit la baronne.
—Je ne voudrais pas le mettre à l'épreuve, vous pourriez trop en souffrir, répondit le curé. Tout Guérande est sens dessus dessous de la passion du chevalier pour cet être amphibie qui n'est ni homme ni femme, qui fume comme un housard, écrit comme un journaliste, et dans ce moment loge chez elle le plus vénéneux de tous les écrivains, selon le directeur de la poste, ce juste-milieu qui lit les journaux. Il en est question à Nantes. Ce matin, ce cousin de Kergarouët qui voudrait faire épouser à Charlotte un homme de soixante mille livres de rentes, est venu voir mademoiselle de Pen-Hoël et lui a tourné l'esprit avec des narrés sur mademoiselle des Touches qui ont duré sept heures. Voici dix heures quart moins qui sonnent au clocher, et Calyste ne rentre pas, il est aux Touches, peut-être n'en reviendra-t-il qu'au matin.
La baronne écoutait le curé, qui substituait le monologue au dialogue sans s'en apercevoir; il regardait son ouaille sur la figure de laquelle se lisaient des sentiments inquiets. La baronne rougissait et tremblait. Quand l'abbé Grimont vit rouler des larmes dans les beaux yeux de cette mère atterrée, il fut attendri.
—Je verrai demain mademoiselle de Pen-Hoël, rassurez-vous, dit-il d'une voix consolante. Le mal n'est peut-être pas aussi grand qu'on le dit, je saurai la vérité. D'ailleurs mademoiselle Jacqueline a confiance en moi. Puis Calyste est notre élève et ne se laissera pas ensorceler par le démon. Il ne voudra pas troubler la paix dont jouit sa famille ni déranger les plans que nous formons pour son avenir. Ainsi, ne pleurez pas, tout n'est pas perdu, madame: une faute n'est pas le vice.
—Vous ne m'apprenez que des détails, dit la baronne. N'ai-je pas été la première à m'apercevoir du changement de Calyste. Une mère sent bien vivement la douleur de n'être plus qu'en second dans le cœur de son fils, ou le chagrin de ne pas y être seule. Cette phase de la vie de l'homme est un des maux de la maternité; mais, tout en m'y attendant, je ne croyais pas que ce fût sitôt. Enfin j'aurais voulu qu'au moins il mît dans son cœur une noble et belle créature et non une histrionne, une baladine, une femme de théâtre, un auteur habitué à feindre des sentiments, une mauvaise femme qui le trompera et le rendra malheureux. Elle a eu des aventures...
—Avec plusieurs hommes, dit l'abbé Grimont. Cette impie est pourtant née en Bretagne! Elle déshonore son pays. Je ferai dimanche un prône à son sujet.
—Gardez-vous-en bien, dit la baronne. Les paludiers, les paysans seraient capables de se porter aux Touches. Calyste est digne de son nom, il est Breton, il pourrait arriver quelque malheur s'il y était, car il la défendrait comme s'il s'agissait de la sainte Vierge.
—Voici dix heures, je vous souhaite une bonne nuit, dit l'abbé Grimont en allumant l'oribus de son falot dont les vitres étaient claires et le métal étincelant, ce qui révélait les soins minutieux de sa gouvernante pour toutes les choses au logis. Qui m'eût dit, madame, reprit-il, qu'un jeune homme nourri par vous, élevé par moi dans les idées chrétiennes, un fervent catholique, un enfant qui vivait comme un agneau sans tache, irait se plonger dans un pareil bourbier?
—Est-ce donc bien sûr? dit la mère. Mais comment une femme n'aimerait-elle pas Calyste?
—Il n'en faut pas d'autres preuves que le séjour de cette sorcière aux Touches. Voilà, depuis vingt-quatre ans qu'elle est majeure, le temps le plus long qu'elle y reste. Ses apparitions, heureusement pour nous, duraient peu.
—Une femme de quarante ans, dit la baronne. J'ai entendu dire en Irlande qu'une femme de ce genre est la maîtresse la plus dangereuse pour un jeune homme.
—En ceci je suis un ignorant, répondit le curé. Je mourrai même dans mon ignorance.
—Hélas! et moi aussi, dit naïvement la baronne. Je voudrais maintenant avoir aimé d'amour, pour observer, conseiller, consoler Calyste.
Le curé ne traversa pas seul la petite cour proprette, la baronne l'accompagna jusqu'à la porte en espérant entendre le pas de Calyste dans Guérande; mais elle n'entendit que le bruit lourd de la prudente démarche du curé qui finit par s'affaiblir dans le lointain, et qui cessa lorsque, dans le silence de la ville, la porte du presbytère retentit en se fermant. La pauvre mère rentra désolée en apprenant que la ville était au fait de ce qu'elle croyait être seule à savoir. Elle s'assit, raviva la mèche de la lampe en la coupant avec de vieux ciseaux, et reprit la tapisserie à la main qu'elle faisait en attendant Calyste. La baronne se flattait ainsi de forcer son fils à revenir plus tôt, à passer moins de temps chez mademoiselle des Touches. Ce calcul de la jalousie maternelle était inutile. De jour en jour les visites de Calyste aux Touches devenaient plus fréquentes, et chaque soir il revenait plus tard; enfin la veille le chevalier n'était rentré qu'à minuit. La baronne, perdue dans sa méditation maternelle, tirait ses points avec l'activité des personnes qui pensent en faisant quelque ouvrage manuel. Qui l'eût vue ainsi penchée à la lueur de cette lampe, sous les lambris quatre fois centenaires de cette salle, aurait admiré ce sublime portrait. Fanny avait une telle transparence de chair qu'on aurait pu lire ses pensées sur son front. Tantôt piquée des curiosités qui viennent aux femmes pures, elle se demandait quels secrets diaboliques possédaient ces filles de Baal pour autant charmer les hommes, et leur faire oublier mère, famille, pays, intérêt. Tantôt elle allait jusqu'à vouloir rencontrer cette femme, afin de la juger sainement. Elle mesurait l'étendue des ravages que l'esprit novateur du siècle, peint comme si dangereux pour les jeunes âmes par le curé, devait faire sur son unique enfant, jusqu'alors aussi candide, aussi pur qu'une jeune fille innocente, dont la beauté n'eût pas été plus fraîche que la sienne.
Calyste, ce magnifique rejeton de la plus vieille race bretonne et du sang irlandais le plus noble, avait été soigneusement élevé par sa mère. Jusqu'au moment où la baronne le remit au curé de Guérande, elle était certaine qu'aucun mot impur, qu'aucune idée mauvaise n'avaient souillé les oreilles ni l'entendement de son fils. La mère, après l'avoir nourri de son lait, après lui avoir ainsi donné deux fois son sang, put le présenter dans une candeur de vierge au pasteur, qui, par vénération pour cette famille, avait promis de lui donner une éducation complète et chrétienne. Calyste eut l'enseignement du séminaire où l'abbé Grimont avait fait ses études. La baronne lui apprit l'anglais. On trouva, non sans peine, un maître de mathématiques parmi les employés de Saint-Nazaire. Calyste ignorait nécessairement la littérature moderne, la marche et les progrès actuels des sciences. Son instruction avait été bornée à la géographie et à l'histoire circonspectes des pensionnats de demoiselles, au latin et au grec des séminaires, à la littérature des langues mortes et à un choix restreint d'auteurs français. Quand, à seize ans, il commença ce que l'abbé Grimont nommait sa philosophie, il n'était pas moins pur qu'au moment où Fanny l'avait remis au curé. L'Église fut aussi maternelle que la mère. Sans être dévot ni ridicule, l'adoré jeune homme était un fervent catholique. A ce fils si beau, si candide, la baronne voulait arranger une vie heureuse obscure. Elle attendait quelque bien, deux ou trois mille livres sterling d'une vieille tante. Cette somme, jointe à la fortune actuelle des Guénic, pourrait lui permettre de trouver pour Calyste une femme qui lui apporterait douze ou quinze mille livres de revenu. Charlotte de Kergarouët, avec la fortune de sa tante, une riche Irlandaise ou toute autre héritière semblait indifférente à la baronne: elle ignorait l'amour, elle voyait comme toutes les personnes groupées autour d'elle un moyen de fortune dans le mariage. La passion était inconnue à ces âmes catholiques, à ces vieilles gens exclusivement occupés de leur salut, de Dieu, du roi, de leur fortune. Personne ne s'étonnera donc de la gravité des pensées qui servaient d'accompagnement aux sentiments blessés dans le cœur de cette mère, qui vivait autant par les intérêts que par la tendresse de son fils. Si le jeune ménage pouvait écouter la sagesse, à la seconde génération les du Guénic, en vivant de privations, en économisant comme on sait économiser en province, pouvaient racheter leurs terres et reconquérir le lustre de la richesse. La baronne souhaitait une longue vieillesse pour voir poindre l'aurore du bien-être. Mademoiselle du Guénic avait compris et adopté ce plan, que menaçait alors mademoiselle des Touches. La baronne entendit sonner minuit avec effroi; elle conçut des terreurs affreuses pendant une heure, car le coup d'une heure retentit encore au clocher sans que Calyste fût venu.
—Y resterait-il? se dit-elle. Ce serait la première fois. Pauvre enfant!
En ce moment le pas de Calyste anima la ruelle. La pauvre mère, dans le cœur de laquelle la joie succédait à l'inquiétude, vola de la salle à la porte et ouvrit à son fils.
—Oh! s'écria Calyste d'un air chagrin, ma mère chérie, pourquoi m'attendre? J'ai le passe-partout et un briquet.
—Tu sais bien, mon enfant, qu'il m'est impossible de dormir quand tu es dehors, dit elle en l'embrassant.
Quand la baronne fut dans la salle, elle regarda son fils pour deviner, d'après l'expression de son visage, les événements de la soirée; mais il lui causa, comme toujours, cette émotion que l'habitude n'affaiblit pas, que ressentent toutes les mères aimantes à la vue du chef-d'œuvre humain qu'elles ont fait et qui leur trouble toujours la vue pour un moment.
Hormis les yeux noirs pleins d'énergie et de soleil qu'il tenait de son père, Calyste avait les beaux cheveux blonds, le nez aquilin, la bouche adorable, les doigts retroussés, le teint suave, la délicatesse, la blancheur de sa mère. Quoiqu'il ressemblât assez à une fille déguisée en homme, il était d'une force herculéenne. Ses nerfs avaient la souplesse et la vigueur de ressorts en acier, et la singularité de ses yeux noirs n'était pas sans charme. Sa barbe n'avait pas encore poussé. Ce retard annonce, dit-on, une grande longévité. Le chevalier, vêtu d'une redingote courte en velours noir pareil à la robe de sa mère, et garnie de boutons d'argent, avait un foulard bleu, de jolies guêtres et un pantalon de coutil grisâtre. Son front de neige semblait porter les traces d'une grande fatigue, et n'accusait cependant que le poids de pensées tristes. Incapable de soupçonner les peines qui dévoraient le cœur de Calyste, la mère attribuait au bonheur cette altération passagère. Néanmoins Calyste était beau comme un dieu grec, mais beau sans fatuité: d'abord il était habitué à voir sa mère, puis il se souciait fort peu d'une beauté qu'il savait inutile.
—Ces belles joues si pures, pensa-t-elle, où le sang jeune et riche rayonne en mille réseaux, sont donc à une autre femme, maîtresse également de ce front de jeune fille. La passion y amènera mille désordres et ternira ces beaux yeux, humides comme ceux des enfants!
Cette amère pensée serra le cœur de la baronne et troubla son plaisir. Il doit paraître extraordinaire à ceux qui savent calculer que, dans une famille de six personnes obligées de vivre avec trois mille livres de rente le fils eût une redingote et la mère une robe de velours; mais Fanny O'Brien avait des tantes et des parents riches à Londres qui se rappelaient au souvenir de la Bretonne par des présents. Plusieurs de ses sœurs, richement mariées, s'intéressaient assez vivement à Calyste pour penser à lui trouver une héritière, en le sachant beau et noble, autant que Fanny, leur favorite exilée, était belle et noble.
—Vous êtes resté plus tard qu'hier aux Touches, mon bien-aimé, dit enfin la mère d'une voix émue.
—Oui, chère mère, répondit-il sans donner d'explication.
La sécheresse de cette réponse attira des nuages sur le front de la baronne, qui remit l'explication au lendemain. Quand les mères conçoivent les inquiétudes que ressentait en ce moment la baronne, elles tremblent presque devant leurs fils, elles sentent instinctivement les effets de la grande émancipation de l'amour, elles comprennent tout ce que ce sentiment va leur emporter; mais elles ont en même temps quelque joie de savoir leurs fils heureux: il y a comme une bataille dans leur cœur. Quoique le résultat soit leur fils grandi, devenu supérieur, les véritables mères n'aiment pas cette tacite abdication, elles aiment mieux leurs enfants petits et protégés. Peut-être est-ce là le secret de la prédilection des mères pour leurs enfants faibles, disgraciés ou malheureux.
—Tu es fatigué, cher enfant, couche-toi, dit-elle en retenant ses larmes.
Une mère qui ne sait pas tout ce que fait son fils croit tout perdu, quand une mère aime autant et est aussi aimée que Fanny. Peut-être toute autre mère aurait-elle tremblé d'ailleurs autant que madame du Guénic. La patience de vingt années pouvait être rendue inutile. Ce chef-d'œuvre humain de l'éducation noble, sage et religieuse, Calyste, pouvait être détruit; le bonheur de sa vie, si bien préparé, pouvait être à jamais ruiné par une femme.
Le lendemain, Calyste dormit jusqu'à midi; car sa mère défendit de l'éveiller, et Mariotte servit à l'enfant gâté son déjeuner au lit. Les règles inflexibles et quasi conventuelles qui régissaient les heures des repas cédaient aux caprices du chevalier. Aussi, quand on voulait arracher à mademoiselle du Guénic son trousseau de clefs pour donner en dehors des repas quelque chose qui eût nécessité des explications interminables, n'y avait-il pas d'autre moyen que de prétexter une fantaisie de Calyste. Vers une heure, le baron, sa femme et mademoiselle étaient réunis dans la salle, car ils dînaient à trois heures. La baronne avait repris la Quotidienne et l'achevait à son mari, toujours un peu plus éveillé avant ses repas. Au moment où madame du Guénic allait terminer sa lecture, elle entendit au second étage le bruit des pas de son fils, et laissa tomber le journal en disant:—Calyste va sans doute encore dîner aux Touches, il vient de s'habiller.
—S'il s'amuse, cet enfant, dit la vieille en prenant un sifflet d'argent dans sa poche et sifflant.
Mariotte passa par la tourelle et déboucha par la porte de communication que cachait une portière en étoffe de soie pareille à celle des rideaux.
—Plaît-il, dit-elle, avez-vous besoin de quelque chose?
—Le chevalier dîne aux Touches, supprimez la lubine.
—Mais nous n'en savons rien encore, dit l'Irlandaise.
—Vous en paraissez fâchée, ma sœur; je le devine à votre accent, dit l'aveugle.
—Monsieur Grimont a fini par apprendre des choses graves sur mademoiselle des Touches, qui, depuis un an, a bien changé notre cher Calyste.
—En quoi? demanda le baron.
—Mais il lit toutes sortes de livres.
—Ah! ah! fit le baron, voilà donc pourquoi il néglige la chasse et son cheval.
—Elle a des mœurs répréhensibles et porte un nom d'homme, reprit madame du Guénic.
—Un nom de guerre, dit le vieillard. Je me nommais l'Intimé, le comte de Fontaine Grand-Jacques, le marquis de Montauran le Gars. J'étais l'ami de Ferdinand, qui ne s'est pas plus soumis que moi. C'était le bon temps! on se tirait des coups de fusil, et l'on s'amusait tout de même par-ci par-là.
Ce souvenir de guerre qui remplaçait l'inquiétude paternelle attrista pour un moment Fanny. La confidence du curé, le manque de confiance chez son fils l'avaient empêchée de dormir, elle.
—Quand monsieur le chevalier aimerait mademoiselle des Touches, où serait le malheur? dit Mariotte. Elle a trente mille écus de rentes, et elle est belle.
—Que dis-tu donc là, Mariotte? s'écria le vieillard. Un du Guénic épouser une des Touches! Les des Touches n'étaient pas encore nos écuyers au temps où Duguesclin regardait notre alliance comme un insigne honneur.
—Une fille qui porte un nom d'homme, Camille Maupin! dit la baronne.
—Les Maupin sont anciens, dit le vieillard, ils sont de Normandie, et portent de gueules à trois... Il s'arrêta. Mais elle ne peut pas être à la fois des Touches et Maupin.
—Elle se nomme Maupin au théâtre.
—Une des Touches ne saurait être comédienne, dit le vieillard. Si vous ne m'étiez pas connue, Fanny, je vous croirais folle.
—Elle écrit des pièces, des livres, dit encore la baronne.
—Des livres? dit le vieillard en regardant sa femme d'un air aussi surpris que si on lui eût parlé d'un miracle. J'ai ouï dire que mademoiselle Scudéry et madame de Sévigné avaient écrit, ce n'est pas ce qu'elles ont fait de mieux; mais il a fallu, pour de tels prodiges, Louis XIV et sa cour.
—Vous dînerez aux Touches, n'est-ce pas, monsieur? dit Mariotte à Calyste qui se montra.
—Probablement, répondit le jeune homme.
Mariotte n'était pas curieuse, elle faisait partie de la famille, elle sortit sans chercher à entendre la question que madame du Guénic allait adresser à Calyste.
—Vous allez encore aux Touches, mon Calyste? Elle appuya sur ce mot, mon Calyste. Et les Touches ne sont pas une honnête et décente maison. La maîtresse mène une folle vie, elle corrompra notre Calyste. Camille Maupin lui a fait lire bien des volumes, elle a eu bien des aventures! Et vous saviez tout cela, méchant enfant, et nous n'en avons rien dit à nos vieux amis!
—Le chevalier est discret, répondit le père, une vertu du vieux temps.
—Trop discret, dit la jalouse Irlandaise en voyant la rougeur qui couvrait le front de son fils.
—Ma chère mère, dit Calyste en se mettant aux genoux de la baronne, je ne crois pas qu'il soit bien nécessaire de publier mes défaites. Mademoiselle des Touches, ou, si vous voulez, Camille Maupin a rejeté mon amour, il y a dix-huit mois, à son dernier séjour ici. Elle s'est alors doucement moquée de moi: elle pourrait être ma mère, disait-elle; une femme de quarante ans qui aimait un mineur commettait une espèce d'inceste, elle était incapable d'une pareille dépravation. Elle m'a fait enfin mille plaisanteries qui m'ont accablé, car elle a de l'esprit comme un ange. Aussi, quand elle m'a vu pleurant à chaudes larmes, m'a-t-elle consolé en m'offrant son amitié de la manière la plus noble. Elle a plus de cœur encore que de talent; elle est généreuse autant que vous. Je suis maintenant comme son enfant. Puis, à son retour, en apprenant qu'elle en aimait un autre, je me suis résigné. Ne répétez pas les calomnies qui courent sur elle: Camille est artiste, elle a du génie, et mène une de ces existences exceptionnelles que l'on ne saurait juger comme les existences ordinaires.
—Mon enfant, dit la religieuse Fanny, rien ne peut dispenser une femme de se conduire comme le veut l'Église. Elle manque à ses devoirs envers Dieu, envers la société en abjurant les douces religions de son sexe. Une femme commet déjà des péchés en allant au théâtre; mais écrire les impiétés que répètent les acteurs, courir le monde, tantôt avec un ennemi du pape, tantôt avec un musicien, ah! vous aurez de la peine, Calyste, à me persuader que ces actions soient des actes de foi, d'espérance ou de charité. Sa fortune lui a été donnée par Dieu pour faire le bien, à quoi lui sert la sienne?
Calyste se releva soudain, il regarda sa mère et lui dit:—Ma mère, Camille est mon amie; je ne saurais entendre parler d'elle ainsi, car je donnerais ma vie pour elle.
—Ta vie? dit la baronne en regardant son fils d'un air effrayé, ta vie est notre vie à tous.
—Mon beau neveu a dit là bien des mots que je ne comprends pas, s'écria doucement la vieille aveugle en se tournant vers lui.
—Où les a-t-il appris? dit la mère, aux Touches.
—Mais, ma mère chérie, elle m'a trouvé ignorant comme une carpe.
—Tu savais les choses essentielles en connaissant bien les devoirs que nous enseigne la religion, répondit la baronne. Ah! cette femme détruira tes nobles et saintes croyances.
La vieille fille se leva, étendit solennellement les mains vers son frère, qui sommeillait.
—Calyste, dit-elle d'une voix qui partait du cœur, ton père n'a jamais ouvert de livres, il parle breton, il a combattu dans le danger pour le roi et pour Dieu. Les gens instruits avaient fait le mal, et les gentilshommes savants avaient quitté leur patrie. Apprends si tu veux!
Elle se rassit et se remit à tricoter avec l'activité que lui prêtait son émotion intérieure. Calyste fut frappé de ce discours à la Phocion.
—Enfin, mon ange, j'ai le pressentiment de quelque malheur pour toi dans cette maison, dit la mère d'une voix altérée et en roulant des larmes.
—Qui fait pleurer Fanny? s'écria le vieillard réveillé en sursaut par le son de voix de sa femme. Il regarda sa sœur, son fils et la baronne.—Qu'y a-t-il?
—Rien, mon ami, répondit la baronne.
—Maman, répondit Calyste à l'oreille de sa mère et à voix basse, il m'est impossible de m'expliquer en ce moment, mais ce soir nous causerons. Quand vous saurez tout, vous bénirez mademoiselle des Touches.
—Les mères n'aiment pas à maudire, répondit la baronne, et je ne maudirais pas la femme qui aimerait bien mon Calyste.
Le jeune homme dit adieu à son vieux père et sortit. Le baron et sa femme se levèrent pour le regarder passer dans la cour, ouvrir la porte et disparaître. La baronne ne reprit pas le journal, elle était émue. Dans cette vie si tranquille, si unie, la courte discussion qui venait d'avoir lieu équivalait à une querelle chez une autre famille. Quoique calmée, l'inquiétude de la mère n'était d'ailleurs pas dissipée. Où cette amitié, qui pouvait réclamer la vie de Calyste et la mettre en péril, l'allait-elle mener! Comment la baronne aurait-elle à bénir mademoiselle des Touches? Ces deux questions étaient aussi graves pour cette âme simple que pour des diplomates la révolution la plus furieuse. Camille Maupin était une révolution dans cet intérieur doux et calme.
—J'ai bien peur que cette femme ne nous le gâte, dit-elle en reprenant le journal.
—Ma chère Fanny, dit le vieux baron d'un air égrillard, vous êtes trop ange pour concevoir ces choses-là. Mademoiselle des Touches est, dit-ton, noire comme un corbeau, forte comme un Turc, elle a quarante ans, notre cher Calyste devait s'adresser à elle. Il fera quelques petits mensonges bien honorables pour cacher son bonheur. Laissez-le s'amuser à sa première tromperie d'amour.
—Si c'était une autre femme...
—Mais, chère Fanny, si cette femme était une sainte, elle n'accueillerait pas votre fils. La baronne reprit le journal.—J'irai la voir, moi, dit le vieillard, je vous en rendrai compte.
Ce mot ne peut avoir de saveur que par souvenir. Après la biographie de Camille Maupin, figurez-vous le vieux baron aux prises avec cette femme illustre?
La ville de Guérande, qui depuis deux mois voyait Calyste, sa fleur et son orgueil, allant tous les jours, le soir ou le matin, souvent soir et matin, aux Touches, pensait que mademoiselle Félicité des Touches était passionnément éprise de ce bel enfant, et qu'elle pratiquait sur lui des sortilèges. Plus d'une jeune fille et d'une jeune femme se demandaient quels priviléges étaient ceux des vieilles femmes pour exercer sur un ange un empire si absolu. Aussi, quand Calyste traversa la Grand'Rue pour sortir par la porte du Croisic, plus d'un regard s'attacha-t-il sur lui.
Il devient maintenant nécessaire d'expliquer les rumeurs qui planaient sur le personnage que Calyste allait voir. Ces bruits, grossis par les commérages bretons, envenimés par l'ignorance publique, étaient arrivés jusqu'au curé. Le receveur des contributions, le juge de paix, le chef de la douane de Saint-Nazaire et autres gens lettrés du canton n'avaient pas rassuré l'abbé Grimont en lui racontant la vie bizarre de la femme artiste cachée sous le nom de Camille Maupin. Elle ne mangeait pas encore des petits enfants, elle ne tuait pas des esclaves comme Cléopâtre, elle ne faisait pas jeter un homme à la rivière comme on en accuse faussement l'héroïne de la Tour de Nesle; mais pour l'abbé Grimont, cette monstrueuse créature, qui tenait de la sirène et de l'athée, formait une combinaison immorale de la femme et du philosophe, et manquait à toutes les lois sociales inventées pour contenir ou utiliser les infirmités du beau sexe.
De même que Clara Gazul est le pseudonyme femelle d'un homme d'esprit, George Sand le pseudonyme masculin d'une femme de génie, Camille Maupin fut le masque sous lequel se cacha pendant longtemps une charmante fille, très-bien née, une Bretonne, nommée Félicité des Touches, la femme qui causait de si vives inquiétudes à la baronne du Guénic et au bon curé de Guérande. Cette famille n'a rien de commun avec les des Touches de Touraine, auxquels appartient l'ambassadeur du Régent, encore plus fameux aujourd'hui par son nom littéraire que par ses talents diplomatiques. Camille Maupin, l'une des quelques femmes célèbres du dix-neuvième siècle, passa long-temps pour un auteur réel à cause de la virilité de son début. Tout le monde connaît aujourd'hui les deux volumes de pièces non susceptibles de représentation, écrites à la manière de Shakspeare ou de Lopez de Véga, publiées en 1822, et qui firent une sorte de révolution littéraire, quand la grande question des romantiques et des classiques palpitait dans les journaux, dans les cercles, à l'Académie. Depuis, Camille Maupin a donné plusieurs pièces de théâtre et un roman qui n'ont point démenti le succès obtenu par sa première publication, maintenant un peu trop oubliée. Expliquer par quel enchaînement de circonstances s'est accomplie l'incarnation masculine d'une jeune fille, comment Félicité des Touches s'est faite homme et auteur; pourquoi, plus heureuse que madame de Staël, elle est restée libre et se trouve ainsi plus excusable de sa célébrité, ne sera-ce pas satisfaire beaucoup de curiosités et justifier l'une de ces monstruosités qui s'élèvent dans l'humanité comme des monuments, et dont la gloire est favorisée par la rareté? car, en vingt siècles, à peine compte-t-on vingt grandes femmes. Aussi, quoiqu'elle ne soit ici qu'un personnage secondaire, comme elle eut une grande influence sur Calyste et qu'elle joue un rôle dans l'histoire littéraire de notre époque, personne ne regrettera de s'être arrêté devant cette figure un peu plus de temps que ne le veut la poétique moderne.
Mademoiselle Félicité des Touches s'est trouvée orpheline en 1793. Ses biens échappèrent ainsi aux confiscations qu'auraient sans doute encourues son père et son frère. Le premier mourut au 10 août, tué sur le seuil du palais, parmi les défenseurs du roi, auprès de qui l'appelait son grade de major aux gardes de la porte. Son frère, jeune garde du corps, fut massacré aux Carmes. Mademoiselle des Touches avait deux ans quand sa mère mourut tuée par le chagrin, quelques jours après cette seconde catastrophe. En mourant, madame des Touches confia sa fille à sa sœur, une religieuse de Chelles. Madame de Faucombe, la religieuse, emmena prudemment l'orpheline à Faucombe, terre considérable située près de Nantes, appartenant à madame des Touches, et où la religieuse s'établit avec trois sœurs de son couvent. La populace de Nantes vint pendant les derniers jours de la terreur démolir le château, saisir les religieuses et mademoiselle des Touches, qui furent jetées en prison, accusées par une rumeur calomnieuse d'avoir reçu des émissaires de Pitt et Cobourg. Le 9 thermidor les délivra. La tante de Félicité mourut de frayeur. Deux des sœurs quittèrent la France, la troisième confia la petite des Touches à son plus proche parent, à monsieur de Faucombe, son grand-oncle maternel, qui habitait Nantes, et rejoignit ses compagnes en exil. Monsieur de Faucombe, vieillard de soixante ans, avait épousé une jeune femme à laquelle il laissait le gouvernement de ses affaires. Il ne s'occupait plus que d'archéologie, une passion ou, pour parler plus correctement, une de ces manies qui aident les vieillards à se croire vivants. L'éducation de sa pupille fut entièrement livrée au hasard. Peu surveillée par une jeune femme adonnée aux plaisirs de l'époque impériale, Félicité s'éleva toute seule, en garçon. Elle tenait compagnie à monsieur de Faucombe dans sa bibliothèque et y lisait tout ce qu'il lui plaisait de lire. Elle connut donc la vie en théorie, et n'eut aucune innocence d'esprit, tout en demeurant vierge. Son intelligence flotta dans les impuretés de la science, et son cœur resta pur. Son instruction devint surprenante, excitée par la passion de la lecture et servie par une belle mémoire. Aussi fut-elle à dix-huit ans savante comme devraient l'être, avant d'écrire, les jeunes auteurs d'aujourd'hui. Ces prodigieuses lectures continrent ses passions beaucoup mieux que la vie de couvent, où s'enflamment les imaginations des jeunes filles. Ce cerveau bourré de connaissances ni digérées ni classées dominait ce cœur enfant. Cette dépravation de l'intelligence, sans action sur la chasteté du corps, eût étonné des philosophes ou des observateurs, si quelqu'un à Nantes eût pu soupçonner la valeur de mademoiselle des Touches. Le résultat fut en sens inverse de la cause: Félicité n'avait aucune pente au mal, elle concevait tout par la pensée et s'abstenait du fait; elle enchantait le vieux Faucombe et l'aidait dans ses travaux; elle écrivit trois des ouvrages du bon gentilhomme, qui les crut de lui, car sa paternité spirituelle fut aveugle aussi. De si grands travaux, en désaccord avec les développements de la jeune fille, eurent leur effet: Félicité tomba malade, son sang s'était échauffé, la poitrine paraissait menacée d'inflammation. Les médecins ordonnèrent l'exercice du cheval et les distractions du monde. Mademoiselle des Touches devint une très-habile écuyère, et se rétablit en peu de mois. A dix-huit ans elle apparut dans le monde, où elle produisit une si grande sensation qu'à Nantes personne ne la nommait autrement que la belle demoiselle des Touches; mais les adorations qu'elle inspira la trouvèrent insensible, elle y était venue par un de ces sentiments impérissables chez une femme, quelle que soit sa supériorité. Froissée par sa tante et ses cousines qui se moquèrent de ses travaux et la persiflèrent sur son éloignement en la supposant inhabile à plaire, elle avait voulu se montrer coquette et légère, femme, en un mot. Félicité s'attendait à un échange quelconque d'idées, à des séductions en harmonie avec l'élévation de son intelligence, avec l'étendue de ses connaissances; elle éprouva du dégoût en entendant les lieux communs de la conversation, les sottises de la galanterie, et fut surtout choquée par l'aristocratie des militaires, auxquels tout cédait alors. Naturellement, elle avait négligé les arts d'agrément. En se voyant inférieure à des poupées qui jouaient du piano et faisaient les agréables en chantant des romances, elle voulut être musicienne: elle rentra dans sa profonde retraite et se mit à étudier avec obstination sous la direction du meilleur maître de la ville. Elle était riche, elle fit venir Steibelt pour se perfectionner, au grand étonnement de la ville. On y parle encore de cette conduite princière. Le séjour de ce maître lui coûta douze mille francs. Elle est, depuis, devenue musicienne consommée. Plus tard, à Paris, elle se fit enseigner l'harmonie, le contre-point, et a composé la musique de deux opéras, qui ont eu le plus grand succès, sans que le public ait jamais été mis dans la confidence. Ces opéras appartiennent ostensiblement à Conti, l'un des artistes les plus éminents de notre époque; mais cette circonstance tient à l'histoire de son cœur et s'expliquera plus tard. La médiocrité du monde de province l'ennuyait si fortement, elle avait dans l'imagination des idées si grandioses, qu'elle déserta les salons après y avoir reparu pour éclipser les femmes par l'éclat de sa beauté, jouir de son triomphe sur les musiciennes, et se faire adorer par les gens d'esprit; mais, après avoir démontré sa puissance à ses deux cousines et désespéré deux amants, elle revint à ses livres, à son piano, aux œuvres de Beethoven et au vieux Faucombe. En 1812, elle eut vingt et un ans, l'archéologue lui rendit ses comptes de tutelle; ainsi, dès cette année, elle prit la direction de sa fortune composée de quinze mille livres de rente que donnaient les Touches, le bien de son père; des douze mille francs que rapportaient alors les terres de Faucombe, mais dont le revenu s'augmenta d'un tiers au renouvellement des baux; et d'un capital de trois cent mille francs économisé par son tuteur. De la vie de province, Félicité ne prit que l'entente de la fortune et cette pente à la sagesse administrative qui peut-être y rétablit la balance entre le mouvement ascensionnel des capitaux vers Paris. Elle reprit ses trois cent mille francs à la maison où l'archéologue les faisait valoir, et les plaça sur le Grand-Livre au moment des désastres de la retraite de Moscou. Elle eut trente mille francs de rentes de plus. Toutes ses dépenses acquittées, il lui restait cinquante mille francs par an à placer. A vingt et un ans, une fille de ce vouloir était l'égale d'un homme de trente ans. Son esprit avait pris une énorme étendue, et des habitudes de critique lui permettaient de juger sainement les hommes, les arts, les choses et la politique. Dès ce moment elle eut l'intention de quitter Nantes, mais le vieux Faucombe tomba malade de la maladie qui l'emporta. Elle était comme la femme de ce vieillard, elle le soigna pendant dix-huit mois avec le dévouement d'un ange gardien, et lui ferma les yeux au moment où Napoléon luttait avec l'Europe sur le cadavre de la France. Elle remit donc son départ pour Paris à la fin de cette lutte. Royaliste, elle courut assister au retour des Bourbons à Paris. Elle y fut accueillie par les Grandlieu, avec lesquels elle avait des liens de parenté; mais les catastrophes du Vingt-Mars arrivèrent, et tout pour elle fut en suspens. Elle put voir de près cette dernière image de l'Empire, admirer la Grande-Armée qui vint au Champ de Mars, comme à un cirque, saluer son César avant d'aller mourir à Waterloo. L'âme grande et noble de Félicité fut saisie par ce magique spectacle. Les commotions politiques, la féerie de cette pièce de théâtre en trois mois que l'histoire a nommée les Cent-Jours, l'occupèrent et la préservèrent de toute passion, au milieu d'un bouleversement qui dispersa la société royaliste où elle avait débuté. Les Grandlieu avaient suivi les Bourbons à Gand, laissant leur hôtel à mademoiselle des Touches. Félicité, qui ne voulait pas de position subalterne, acheta, pour cent trente mille francs, un des plus beaux hôtels de la rue du Mont-Blanc où elle s'installa quand les Bourbons revinrent en 1815, et dont le jardin seul vaut aujourd'hui deux millions. Habituée à se conduire elle-même, Félicité se familiarisa de bonne heure avec l'action qui semble exclusivement départie aux hommes. En 1816, elle eut vingt-cinq ans. Elle ignorait le mariage, elle ne le concevait que par la pensée, le jugeait dans ses causes au lieu de le voir dans ses effets, et n'en apercevait que les inconvénients. Son esprit supérieur se refusait à l'abdication par laquelle la femme mariée commence la vie; elle sentait vivement le prix de l'indépendance et n'éprouvait que du dégoût pour les soins de la maternité. Il est nécessaire de donner ces détails pour justifier les anomalies qui distinguent Camille Maupin. Elle n'a connu ni père ni mère, et fut sa maîtresse dès l'enfance, son tuteur fut un vieil archéologue, le hasard l'a jetée dans le domaine de la science et de l'imagination, dans le monde littéraire, au lieu de la maintenir dans le cercle tracé par l'éducation futile donnée aux femmes, par les enseignements maternels sur la toilette, sur la décence hypocrite, sur les grâces chasseresses du sexe. Aussi, longtemps avant qu'elle devînt célèbre, voyait-on du premier coup d'œil qu'elle n'avait jamais joué à la poupée. Vers la fin de l'année 1817, Félicité des Touches aperçut non pas des flétrissures, mais un commencement de fatigue dans sa personne. Elle comprit que sa beauté allait s'altérer par le fait de son célibat obstiné, mais elle voulait demeurer belle, car alors elle tenait à sa beauté. La science lui notifia l'arrêt porté par la nature sur ses créations, lesquelles dépérissent autant par la méconnaissance que par l'abus de ses lois. Le visage macéré de sa tante lui apparut et la fit frémir. Placée entre le mariage et la passion, elle voulut rester libre; mais elle ne fut plus indifférente aux hommages qui l'entouraient. Elle était, au moment où cette histoire commence, presque semblable à elle-même en 1817. Dix-huit ans avaient passé sur elle en la respectant. A quarante ans, elle pouvait dire n'en avoir que vingt-cinq. Aussi la peindre en 1836, est-ce la représenter comme elle était en 1817. Les femmes qui savent dans quelles conditions de tempérament et de beauté doit être une femme pour résister aux outrages du temps comprendront comment et pourquoi Félicité des Touches jouissait d'un si grand privilége en étudiant un portrait pour lequel sont réservés les tons les plus brillants de la palette et la plus riche bordure.
La Bretagne offre un singulier problème à résoudre dans la prédominance de la chevelure brune, des yeux bruns et du teint bruni chez une contrée voisine de l'Angleterre où les conditions atmosphériques sont si peu différentes. Ce problème tient-il à la grande question des races, à des influences physiques inobservées? Les savants rechercheront peut-être un jour la cause de cette singularité qui cesse dans la province voisine, en Normandie. Jusqu'à la solution, ce fait bizarre est sous nos yeux: les blondes sont assez rares parmi les Bretonnes qui presque toutes ont les yeux vifs des méridionaux; mais, au lieu d'offrir la taille élevée et les lignes serpentines de l'Italie ou de l'Espagne, elles sont généralement petites, ramassées, bien prises, fermes, hormis les exceptions de la classe élevée, qui se croise par ses alliances aristocratiques. Mademoiselle des Touches, en vraie Bretonne de race, est d'une taille ordinaire; elle n'a pas cinq pieds, mais on les lui donne. Cette erreur provient du caractère de sa figure, qui la grandit. Elle a ce teint olivâtre au jour et blanc aux lumières, qui distingue les belles Italiennes: vous diriez de l'ivoire animé. Le jour glisse sur cette peau comme sur un corps poli, il y brille; une émotion violente est nécessaire pour que de faibles rougeurs s'y infusent au milieu des joues, mais elles disparaissent aussitôt. Cette particularité prête à son visage une impassibilité de sauvage. Ce visage, plus long qu'ovale, ressemble à celui de quelque belle Isis des bas-reliefs éginétiques. Vous diriez la pureté des têtes de sphinx, polies par le feu des déserts, caressées par la flamme du soleil égyptien. Ainsi la couleur du teint est en harmonie avec la correction de cette tête. Les cheveux noirs et abondants descendent en nattes le long du col comme la coiffe à double bandelette rayée des statues de Memphis, et continuent admirablement la sévérité générale de la forme. Le front est plein, large, renflé aux tempes, illuminé par des méplats où s'arrête la lumière, coupé, comme celui de la Diane chasseresse: un front puissant et volontaire, silencieux et calme. L'arc des sourcils, tracé vigoureusement, s'étend sur deux yeux dont la flamme scintille par moments comme celle d'une étoile fixe. Le blanc de l'œil n'est ni bleuâtre, ni semé de fils rouges, ni d'un blanc pur; il a la consistance de la corne, mais il est d'un ton chaud. La prunelle est bordée d'un cercle orange. C'est du bronze entouré d'or, mais de l'or vivant, du bronze animé. Celle prunelle a de la profondeur. Elle n'est pas doublée, comme dans certains yeux, par une espèce de tain qui renvoie la lumière et les fait ressembler aux yeux des tigres ou des chats; elle n'a pas cette inflexibilité terrible qui cause un frisson aux gens sensibles; mais cette profondeur a son infini, de même que l'éclat des yeux à miroir a son absolu. Le regard de l'observateur peut se perdre dans cette âme qui se concentre et se retire avec autant de rapidité qu'elle jaillit de ces yeux veloutés. Dans un moment de passion, l'œil de Camille Maupin est sublime: l'or de son regard allume le blanc jaune, et tout flambe; mais au repos, il est terne, la torpeur de la méditation lui prête souvent l'apparence de la niaiserie; quand la lumière de l'âme y manque, les lignes du visage s'attristent également. Les cils sont courts, mais fournis et noirs comme des queues d'hermine. Les paupières sont brunes et semées de fibrilles rouges qui leur donnent à la fois de la grâce et de la force, deux qualités difficiles à réunir chez la femme. Le tour des yeux n'a pas la moindre flétrissure ni la moindre ride. Là encore, vous retrouverez le granit de la statue égyptienne adouci par le temps. Seulement, la saillie des pommettes, quoique douce, est plus accusée que chez les autres femmes et complète l'ensemble de force exprimé par la figure. Le nez, mince et droit, est coupé de narines obliques assez passionnément dilatées pour laisser voir le rose lumineux de leur délicate doublure. Ce nez continue bien le front auquel il s'unit par une ligne délicieuse, il est parfaitement blanc à sa naissance comme au bout, et ce bout est doué d'une sorte de mobilité qui fait merveille dans les moments où Camille s'indigne, se courrouce, se révolte. Là surtout, comme l'a remarqué Talma, se peint la colère ou l'ironie des grandes âmes. L'immobilité des narines accuse une sorte de sécheresse. Jamais le nez d'un avare n'a vacillé: il est contracté comme la bouche; tout est clos dans son visage comme chez lui. La bouche arquée à ses coins est d'un rouge vif, le sang y abonde, il y fournit ce minium vivant et penseur qui donne tant de séductions à cette bouche et peut rassurer l'amant que la gravité majestueuse du visage effraierait. La lèvre supérieure est mince, le sillon qui l'unit au nez y descend assez bas comme dans un arc, ce qui donne un accent particulier à son dédain. Camille a peu de chose à faire pour exprimer sa colère. Cette jolie lèvre est bordée par la forte marge rouge de la lèvre inférieure, admirable de bonté, pleine d'amour, et que Phidias semble avoir posée comme le bord d'une grenade ouverte, dont elle a la couleur. Le menton se relève fermement; il est un peu gras, mais il exprime la résolution et termine bien ce profil royal sinon divin. Il est nécessaire de dire que le dessous du nez est légèrement estompé par un duvet plein de grâce. La nature aurait fait une faute si elle n'avait jeté là cette suave fumée. L'oreille a des enroulements délicats, signe de bien des délicatesses cachées. Le buste est large. Le corsage est mince et suffisamment orné. Les hanches ont peu de saillie, mais elles sont gracieuses. La chute des reins est magnifique, et rappelle plus le Bacchus que la Vénus Callipyge. Là se voit la nuance qui sépare de leur sexe presque toutes les femmes célèbres; elles ont là comme une vague similitude avec l'homme, elles n'ont ni la souplesse, ni l'abandon des femmes que la nature a destinées à la maternité; leur démarche ne se brise pas par un mouvement doux. Cette observation est comme bilatérale, elle a sa contre-partie chez les hommes dont les hanches sont presque semblables à celles des femmes quand ils sont fins, astucieux, faux et lâches. Au lieu de se creuser à la nuque, le col de Camille forme un contour renflé qui lie les épaules à la tête sans sinuosité, le caractère le plus évident de la force. Ce col présente par moments des plis d'une magnificence athlétique. L'attache des bras, d'un superbe contour, semble appartenir à une femme colossale. Les bras sont vigoureusement modelés, terminés par un poignet d'une délicatesse anglaise, par des mains mignonnes et pleines de fossettes, grasses, enjolivées d'ongles roses taillés en amandes et côtelés sur les bords, et d'un blanc qui annonce que le corps si rebondi, si ferme, si bien pris est d'un tout autre ton que le visage. L'attitude ferme et froide de cette tête est corrigée par la mobilité des lèvres, par leur changeante expression, par le mouvement artiste des narines. Mais, malgré ces promesses irritantes et assez cachées aux profanes, le calme de cette physionomie a je ne sais quoi de provoquant. Cette figure, plus mélancolique, plus sérieuse que gracieuse, est frappée par la tristesse d'une méditation constante. Aussi mademoiselle des Touches écoute-t-elle plus qu'elle ne parle. Elle effraie par son silence et par ce regard profond d'une profonde fixité. Personne, parmi les gens vraiment instruits, n'a pu la voir sans penser à la vraie Cléopâtre, à cette petite brune qui faillit changer la face du monde; mais chez Camille, l'animal est si complet, si bien ramassé, d'une nature si léonine, qu'un homme quelque peu Turc regrette l'assemblage d'un si grand esprit dans un pareil corps, et le voudrait tout femme. Chacun tremble de rencontrer les corruptions étranges d'une âme diabolique. La froideur de l'analyse, le positif de l'idée n'éclairent-ils pas les passions chez elle? Cette fille ne juge-t-elle pas au lieu de sentir? ou, phénomène encore plus terrible, ne sent-elle pas et ne juge-t-elle pas à la fois? pouvant tout par son cerveau, doit-elle s'arrêter là où s'arrêtent les autres femmes? Cette force intellectuelle laisse-t-elle le cœur faible? A-t-elle de la grâce? Descend-elle aux riens touchants par lesquels les femmes occupent, amusent, intéressent un homme aimé? Ne brise-t-elle pas un sentiment quand il ne répond pas à l'infini qu'elle embrasse et contemple? Qui peut combler les deux précipices de ses yeux? On a peur de trouver en elle je ne sais quoi de vierge, d'indompté. La femme forte ne doit être qu'un symbole, elle effraie à voir en réalité. Camille Maupin est un peu, mais vivante, cette Isis de Schiller, cachée au fond du temple, et aux pieds de laquelle les prêtres trouvaient expirant les hardis lutteurs qui l'avaient consultée. Les aventures tenues pour vraies par le monde et que Camille ne désavoue point, confirment les questions suggérées par son aspect. Mais peut-être aime-t-elle cette calomnie? La nature de sa beauté n'a pas été sans influence sur sa renommée: elle l'a servie, de même que sa fortune et sa position l'ont maintenue au milieu du monde. Quand un statuaire voudra faire une admirable statue de la Bretagne, il peut copier mademoiselle des Touches. Ce tempérament sanguin, bilieux, est le seul qui puisse repousser l'action du temps. La pulpe incessamment nourrie de cette peau comme vernissée est la seule arme que la nature ait donnée aux femmes pour résister aux rides, prévenues d'ailleurs chez Camille par l'impassibilité de la figure.
En 1817, cette charmante fille ouvrit sa maison aux artistes, aux auteurs en renom, aux savants, aux publicistes vers lesquels ses instincts la portaient. Elle eut un salon semblable à celui du baron Gérard, où l'aristocratie se mêlait aux gens illustres, où vinrent les femmes. La parenté de mademoiselle des Touches et sa fortune, augmentée de la succession de sa tante religieuse, la protégèrent dans l'entreprise, si difficile à Paris, de se créer une société. Son indépendance fut une raison de son succès. Beaucoup de mères ambitieuses conçurent l'espoir de lui faire épouser leurs fils dont la fortune était en désaccord avec la beauté de leurs écussons. Quelques pairs de France, alléchés par quatre-vingt mille livres de rentes, séduits par cette maison magnifiquement montée, y amenèrent leurs parentes les plus revêches et les plus difficiles. Le monde diplomatique, qui recherche les amusements de l'esprit, y vint et s'y plut. Mademoiselle des Touches, entourée de tant d'intérêts, put donc étudier les différentes comédies que la passion, l'avarice, l'ambition font jouer à tous les hommes, même les plus élevés. Elle vit de bonne heure le monde comme il est, et fut assez heureuse pour ne pas éprouver promptement cet amour entier qui hérite de l'esprit, des facultés de la femme et l'empêche alors de juger sainement. Ordinairement la femme sent, jouit et juge successivement; de là trois âges distincts, dont le dernier coïncide avec la triste époque de la vieillesse. Pour mademoiselle des Touches, l'ordre fut renversé. Sa jeunesse fut enveloppée des neiges de la science et des froideurs de la réflexion. Cette transposition explique encore la bizarrerie de son existence et la nature de son talent. Elle observait les hommes à l'âge où les femmes ne peuvent en voir qu'un, elle méprisait ce qu'elles admirent, elle surprenait des mensonges dans les flatteries qu'elles acceptent comme des vérités, elle riait de ce qui les rend graves. Ce contre-sens dura longtemps, mais il eut une fin terrible: elle devait trouver en elle, jeune et frais, le premier amour, au moment où les femmes sont sommées par la nature de renoncer à l'amour. Sa première liaison fut si secrète que personne ne la connut. Félicité, comme toutes les femmes livrées au bon sens du cœur, fut portée à conclure de la beauté du corps à celle de l'âme, elle fut éprise d'une figure, et connut toute la sottise d'un homme à bonnes fortunes qui ne vit qu'une femme en elle. Elle fut quelque temps à se remettre de son dégoût et de ce mariage insensé. Sa douleur, un homme la devina, la consola sans arrière-pensée, ou du moins sut cacher ses projets. Félicité crut avoir trouvé la noblesse de cœur et l'esprit qui manquaient au dandy. Cet homme possède un des esprits les plus originaux de ce temps. Lui-même écrivait sous un pseudonyme, et ses premiers écrits annoncèrent un adorateur de l'Italie. Félicité devait voyager sous peine de perpétuer la seule ignorance qui lui restât. Cet homme sceptique et moqueur emmena Félicité pour connaître la patrie des arts. Ce célèbre inconnu peut passer pour le maître et le créateur de Camille Maupin. Il mit en ordre les immenses connaissances de Félicité, les augmenta par l'étude des chefs-d'œuvre qui meublent l'Italie, lui donna ce ton ingénieux et fin, épigrammatique et profond qui est le caractère de son talent à lui, toujours un peu bizarre dans la forme, mais que Camille Maupin modifia par la délicatesse de sentiment et le tour ingénieux naturels aux femmes; il lui inculqua le goût des œuvres de la littérature anglaise et allemande, et lui fit apprendre ces deux langues en voyage. A Rome, en 1820, mademoiselle des Touches fut quittée pour une Italienne. Sans ce malheur, peut-être n'eût-elle jamais été célèbre. Napoléon a surnommé l'infortune la sage-femme du génie. Cet événement inspira pour toujours à mademoiselle des Touches ce mépris de l'humanité qui la rend si forte. Félicité mourut et Camille naquit. Elle revint à Paris avec Conti, le grand musicien, pour lequel elle fit deux livrets d'opéra; mais elle n'avait plus d'illusions, et devint à l'insu du monde une sorte de Don Juan femelle sans dettes ni conquêtes. Encouragée par le succès, elle publia ses deux volumes de pièces de théâtre qui, du premier coup, placèrent Camille Maupin parmi les illustres anonymes. Elle raconta sa passion trompée dans un petit roman admirable, un des chefs-d'œuvre de l'époque. Ce livre, d'un dangereux exemple, fut mis à côté d'Adolphe, horrible lamentation dont la contre-partie se trouvait dans l'œuvre de Camille. La délicatesse de sa métamorphose littéraire est encore incomprise. Quelques esprits fins y voient seuls cette générosité qui livre un homme à la critique, et sauve la femme de la gloire en lui permettant de demeurer obscure. Malgré son désir, sa célébrité s'augmenta chaque jour, autant par l'influence de son salon que par ses reparties, par la justesse de ses jugements, par la solidité de ses connaissances. Elle faisait autorité, ses mots étaient redits, elle ne put se démettre des fonctions dont elle était investie par la société parisienne. Elle devint une exception admise. Le monde plia sous le talent et devant la fortune de cette fille étrange; il reconnut, sanctionna son indépendance, les femmes admirèrent son esprit et les hommes sa beauté. Sa conduite fut d'ailleurs soumise à toutes les convenances sociales. Ses amitiés parurent purement platoniques. Elle n'eut d'ailleurs rien de la femme auteur. Mademoiselle des Touches est charmante comme une femme du monde, à propos faible, oisive, coquette, occupée de toilette, enchantée des niaiseries qui séduisent les femmes et les poètes. Elle comprit très bien qu'après madame de Staël il n'y avait plus de place dans ce siècle pour une Sapho, et que Ninon ne saurait exister dans Paris sans grands seigneurs ni cour voluptueuse. Elle est la Ninon de l'intelligence, elle adore l'art et les artistes, elle va du poète au musicien, du statuaire au prosateur. Elle est d'une noblesse, d'une générosité qui arrive à la duperie, tant elle est pleine de pitié pour le malheur, pleine de dédain pour les gens heureux. Elle vit depuis 1830 dans un cercle choisi, avec des amis éprouvés qui s'aiment tendrement et s'estiment. Aussi loin du fracas de madame de Staël que des luttes politiques, elle se moque très bien de Camille Maupin, ce cadet de George Sand qu'elle appelle son frère Caïn, car cette gloire récente a fait oublier la sienne. Mademoiselle des Touches admire son heureuse rivale avec un angélique laisser-aller, sans éprouver de jalousie ni garder d'arrière-pensée.
Jusqu'au moment où commence cette histoire, elle eut l'existence la plus heureuse que puisse imaginer une femme assez forte pour se protéger elle-même. De 1817 à 1834, elle était venue cinq ou six fois aux Touches. Son premier voyage eut lieu, après sa première déception, en 1818. Sa maison des Touches était inhabitable; elle renvoya son homme d'affaires à Guérande et en prit le logement aux Touches. Elle n'avait alors aucun soupçon de sa gloire à venir, elle était triste, elle ne vit personne, elle voulait en quelque sorte se contempler elle-même après ce grand désastre. Elle écrivit à Paris ses intentions à l'une de ses amies, relativement au mobilier nécessaire pour arranger les Touches. Le mobilier descendit par un bateau jusqu'à Nantes, fut apporté par un petit bâtiment au Croisic, et de là transporté, non sans difficulté, à travers les sables jusqu'aux Touches. Elle fit venir des ouvriers de Paris, et se casa aux Touches, dont l'ensemble lui plut extraordinairement. Elle voulut pouvoir méditer là sur les événements de la vie, comme dans une chartreuse privée. Au commencement de l'hiver, elle repartit pour Paris. La petite ville de Guérande fut alors soulevée par une curiosité diabolique: il n'y était bruit que du luxe asiatique de mademoiselle des Touches. Le notaire, son homme d'affaires, donna des permissions pour aller voir les Touches. On y vint du bourg de Batz, du Croisic, de Savenay. Cette curiosité rapporta, en deux ans, une somme énorme à la famille du concierge et du jardinier, dix-sept francs. Mademoiselle ne revint aux Touches que deux ans après, à son retour d'Italie, et y vint par le Croisic. On fut quelque temps sans la savoir à Guérande, où elle était avec Conti le compositeur. Les apparitions qu'elle y fit successivement excitèrent peu la curiosité de la petite ville de Guérande. Son régisseur et tout au plus le notaire étaient dans le secret de la gloire de Camille Maupin. En ce moment, cependant, la contagion des idées nouvelles avait fait quelques progrès dans Guérande, plusieurs personnes y connaissaient la double existence de mademoiselle des Touches. Le directeur de la poste recevait des lettres adressées à Camille Maupin, aux Touches. Enfin, le voile se déchira. Dans un pays essentiellement catholique, arriéré, plein de préjugés, la vie étrange de cette fille illustre devait causer les rumeurs qui avaient effrayé l'abbé Grimont, et ne pouvait jamais être comprise; aussi parut-elle monstrueuse à tous les esprits. Félicité n'était pas seule aux Touches, elle y avait un hôte. Cet hôte était Claude Vignon, écrivain dédaigneux et superbe, qui, tout en ne faisant que de la critique, a trouvé moyen de donner au public et à la littérature l'idée d'une certaine supériorité. Félicité, qui depuis sept ans avait reçu cet écrivain comme cent autres auteurs, journalistes, artistes et gens du monde, qui connaissait son caractère sans ressort, sa paresse, sa profonde misère, son incurie et son dégoût de toutes choses, paraissait vouloir en faire son mari par la manière dont elle s'y prenait avec lui. Sa conduite, incompréhensible pour ses amis, elle l'expliquait par l'ambition, par l'effroi que lui causait la vieillesse; elle voulait confier le reste de sa vie à un homme supérieur pour qui sa fortune serait un marchepied et qui lui continuerait son importance dans le monde poétique. Elle avait donc emporté Claude Vignon de Paris aux Touches comme un aigle emporte dans ses serres un chevreau, pour l'étudier et pour prendre quelque parti violent; mais elle abusait à la fois Calyste et Claude: elle ne songeait point au mariage, elle était dans les plus violentes convulsions qui puissent agiter une âme aussi forte que la sienne, en se trouvant la dupe de son esprit, en voyant la vie éclairée trop tard par le soleil de l'amour, brillant comme il brille dans les cœurs à vingt ans. Voici maintenant la chartreuse de Camille.
A quelques cents pas de Guérande, le sol de la Bretagne cesse, et les marais salants, les dunes commencent. On descend dans le désert des sables que la mer a laissés comme une marge entre elle et la terre, par un chemin raviné qui n'a jamais vu de voitures. Ce désert contient des sables infertiles, les mares de forme inégale bordées de crêtes boueuses où se cultive le sel, et le petit bras de mer qui sépare du continent l'île du Croisic. Quoique géographiquement le Croisic soit une presqu'île, comme elle ne se rattache à la Bretagne que par les grèves qui la lient au bourg de Batz, sables arides et mouvants qui ne sauraient se franchir facilement, elle peut passer pour une île. A l'endroit où le chemin du Croisic à Guérande s'embranche sur la route de la terre ferme, se trouve une maison de campagne entourée d'un grand jardin remarquable par des pins tortueux et tourmentés, les uns en parasol, les autres pauvres de branchages, montrant tous leurs troncs rougeâtres aux places où l'écorce est détachée. Ces arbres, victimes des ouragans, venus malgré vent et marée, pour eux le mot est juste, préparent l'âme au spectacle triste et bizarre des marais salants et des dunes qui ressemblent à une mer figée. La maison, assez bien bâtie en pierres schisteuses et en mortier maintenus par des chaînes en granit, est sans aucune architecture, elle offre à l'œil une muraille sèche, régulièrement percée par les baies des fenêtres. Les fenêtres sont à grandes vitres au premier étage, et au rez-de-chaussée en petits carreaux. Au-dessus du premier sont des greniers qui s'étendent sous un énorme toit élevé, pointu, à deux pignons, et qui a deux grandes lucarnes sur chaque face. Sous le triangle de chaque pignon, une croisée ouvre son œil de cyclope à l'ouest sur la mer, à l'est sur Guérande. Une façade de la maison regarde le chemin de Guérande et l'autre le désert au bout duquel s'élève le Croisic. Par delà cette petite ville, s'étend la pleine mer. Un ruisseau s'échappe par une ouverture de la muraille du parc, que longe le chemin du Croisic, le traverse et va se perdre dans les sables ou dans le petit lac d'eau salée cerclé par les dunes, par les marais, et produit par l'irruption du bras de mer. Une route de quelques toises, pratiquée dans cette brèche du terrain, conduit du chemin à cette maison. On y entre par une grande porte. La cour est entourée de bâtiments ruraux assez modestes qui sont une écurie, une remise, une maison de jardinier près de laquelle est une basse-cour avec ses dépendances, plus à l'usage du concierge que du maître. Les tons grisâtres de cette maison s'harmonient admirablement avec le paysage qu'elle domine. Son parc est l'oasis de ce désert à l'entrée duquel le voyageur trouve une hutte en boue où veillent les douaniers. Cette maison sans terres, ou dont les terres sont situées sur le territoire de Guérande, a dans les marais un revenu de dix mille livres de rentes et le reste en métairies disséminées en terre ferme. Tel est le fief des Touches, auquel la révolution a retiré ses revenus féodaux. Aujourd'hui les Touches sont un bien; mais les paludiers continuent à dire le château: ils diraient le seigneur si le fief n'était tombé en quenouille. Quand Félicité voulut restaurer les Touches, elle se garda bien, en grande artiste, de rien changer à cet extérieur désolé qui donne un air de prison à ce bâtiment solitaire. Seulement la porte d'entrée fut enjolivée de deux colonnes en briques soutenant une galerie dessous laquelle peut passer une voiture. La cour fut plantée.
La distribution du rez-de-chaussée est celle de la plupart des maisons de campagne construites il y a cent ans. Évidemment cette maison avait été bâtie sur les ruines de quelque petit castel perché là comme un anneau qui rattachait le Croisic et le bourg de Batz à Guérande, et qui seigneurisait les marais. Un péristyle avait été ménagé au bas de l'escalier. D'abord une grande antichambre planchéiée, dans laquelle Félicité mit un billard; puis un immense salon à six croisées dont deux, percées au bas du mur de pignon, forment des portes, descendent au jardin par une dizaine de marches et correspondent dans l'ordonnance du salon aux portes qui mènent l'une au billard et l'autre à la salle à manger. La cuisine, située à l'autre bout, communique à la salle à manger par une office. L'escalier sépare le billard de la cuisine, laquelle avait une porte sur le péristyle, que mademoiselle des Touches fit aussitôt condamner en en ouvrant une autre sur la cour. La hauteur d'étage, la grandeur des pièces ont permis à Camille de déployer une noble simplicité dans ce rez-de-chaussée. Elle s'est bien gardée d'y mettre des choses précieuses. Le salon, entièrement peint en gris, est meublé d'un vieux meuble en acajou et en soie verte, des rideaux de calicot blanc avec une bordure verte aux fenêtres, deux consoles, une table ronde; au milieu, un tapis à grands carreaux; sur la vaste cheminée à glace énorme, une pendule qui représentait le char du soleil, entre deux candélabres de style impérial. Le billard a des rideaux de calicot gris avec des bordures vertes et deux divans. Le meuble de la salle à manger se compose de quatre grands buffets d'acajou, d'une table, de douze chaises d'acajou garnies en étoffes de crin, et de magnifiques gravures d'Audran encadrées dans des cadres en acajou. Au milieu du plafond descend une lanterne élégante comme il y en avait dans les escaliers des grands hôtels et où il tient deux lampes. Tous les plafonds, à solives saillantes, ont été peints en couleur de bois. Le vieil escalier, qui est en bois à gros balustres, a, depuis le haut jusqu'en bas, un tapis vert.
Le premier étage avait deux appartements séparés par l'escalier. Elle a pris pour elle celui qui a vue sur les marais, sur la mer, sur les dunes, et l'a distribué en un petit salon, une grande chambre à coucher, deux cabinets, l'un pour la toilette, l'autre pour le travail. Dans l'autre partie de la maison, elle a trouvé de quoi faire deux logements ayant chacun une antichambre et un cabinet. Les domestiques ont leurs chambres dans les combles. Les deux appartements à donner n'ont eu d'abord que le strict nécessaire. Le luxe artistique qu'elle avait demandé à Paris fut réservé pour son appartement. Elle voulut avoir dans cette sombre et mélancolique habitation, devant ce sombre et mélancolique paysage, les créations les plus fantasques de l'art. Son petit salon est tendu de belles tapisseries des Gobelins, encadrées des plus merveilleux cadres sculptés. Aux fenêtres se drapent les étoffes les plus lourdes du vieux temps, un magnifique brocart à doubles reflets, or et rouge, jaune et vert, qui foisonne en plis vigoureux, orné de franges royales, de glands dignes des plus splendides dais de l'église. Ce salon est rempli par un bahut que lui trouva son homme d'affaires et qui vaut aujourd'hui sept ou huit mille francs, par une table en ébène sculpté, par un secrétaire aux mille tiroirs, incrusté d'arabesques en ivoire, et venu de Venise, enfin par les plus beaux meubles gothiques. Il s'y trouve des tableaux, des statuettes, tout ce qu'un peintre de ses amis put choisir de mieux chez les marchands de curiosités, qui en 1818, ne se doutaient pas du prix qu'acquerraient plus tard ces trésors. Elle a mis sur ses tables de beaux vases du Japon aux dessins fantasques. Le tapis est un tapis de Perse entré par les dunes en contrebande. Sa chambre est dans le goût du siècle de Louis XV et d'une parfaite exactitude. C'est bien le lit de bois sculpté, peint en blanc, à dossiers cintrés, surmontés d'Amours se jetant des fleurs, rembourrés, garnis de soie brochée, avec le ciel orné de quatre bouquets de plumes: la tenture en vraie perse, agencée avec des ganses de soie, des cordes et des nœuds; la garniture de cheminée en rocaille; la pendule d'or moulu, entre deux grands vases du premier bleu de Sèvres, montés en cuivre doré; la glace encadrée dans le même goût; la toilette Pompadour avec ses dentelles et sa glace; puis ces meubles si contournés, ces duchesses, cette chaise longue, ce petit canapé sec, la chauffeuse à dossier matelassé, le paravent de laque, les rideaux de soie pareille à celle du meuble, doublés de satin rose et drapés par des cordes à puits; le tapis de la Savonnerie; enfin toutes les choses élégantes, riches, somptueuses, délicates, au milieu desquelles les jolies femmes du dix-huitième siècle faisaient l'amour. Le cabinet, entièrement moderne, oppose aux galanteries du siècle de Louis XV un charmant mobilier d'acajou: sa bibliothèque est pleine, il ressemble à un boudoir, il a un divan. Les charmantes futilités de la femme l'encombrent, y occupent le regard d'œuvres modernes: des livres à secret, des boîtes à mouchoirs et à gants, des abat-jour en lithophanies, des statuettes, des chinoiseries, des écritoires, un ou deux albums, des presse-papiers, enfin les innombrables colifichets à la mode. Les curieux y voient avec une surprise inquiète des pistolets, un narghilé, une cravache, un hamac, une pipe, un fusil de chasse, une blouse, du tabac, un sac de soldat, bizarre assemblage qui peint Félicité.
Toute grande âme, en venant là, sera saisie par les beautés spéciales du paysage qui déploie ses savanes après le parc, dernière végétation du continent. Ces tristes carrés d'eau saumâtre, divisés par les petits chemins blancs sur lesquels se promène le paludier, vêtu tout en blanc, pour ratisser, recueillir le sel et le mettre en mulons; cet espace que les exhalaisons salines défendent aux oiseaux de traverser, en étouffant aussi tous les efforts de la botanique; ces sables où l'œil n'est consolé que par une petite herbe dure, persistante, à fleurs rosées, et par l'œillet des Chartreux; ce lac d'eau marine, le sable des dunes et la vue du Croisic, miniature de ville arrêtée comme Venise en pleine mer; enfin, l'immense océan qui borde les rescifs en granit de ses franges écumeuses pour faire encore mieux ressortir leurs formes bizarres, ce spectacle élève la pensée tout en l'attristant, effet que produit à la longue le sublime, qui donne le regret de choses inconnues, entrevues par l'âme à des hauteurs désespérantes. Aussi ces sauvages harmonies ne conviennent-elles qu'aux grands esprits et aux grandes douleurs. Ce désert plein d'accidents, où parfois les rayons du soleil réfléchis par les eaux, par les sables, blanchissent le bourg de Batz, et ruissellent sur les toits du Croisic, en répandant un éclat impitoyable, occupait alors Camille des jours entiers. Elle se tournait rarement vers les délicieuses vues fraîches, vers les bosquets et les haies fleuries qui enveloppent Guérande, comme une mariée, de fleurs, de rubans, de voiles et de festons. Elle souffrait alors d'horribles douleurs inconnues.
Dès que Calyste vit poindre les girouettes des deux pignons au-dessus des ajoncs du grand chemin et les têtes tortues des pins, il trouva l'air plus léger. Guérande lui semblait une prison, sa vie était aux Touches. Qui ne comprendrait les attraits qui s'y trouvaient pour un jeune homme candide? L'amour pareil à celui de Chérubin, qui l'avait fait tomber aux pieds d'une personne qui devint une grande chose pour lui avant d'être une femme, devait survivre aux inexplicables refus de Félicité. Ce sentiment, qui est plus le besoin d'aimer que l'amour, n'avait pas échappé sans doute à la terrible analyse de Camille Maupin, et de là peut-être venait son refus, noblesse incomprise par Calyste. Puis là brillaient d'autant plus les merveilles de la civilisation moderne qu'elles contrastaient avec tout Guérande, où la pauvreté des du Guénic était une splendeur. Là se déployèrent aux regards ravis de ce jeune ignorant, qui ne connaissait que les genêts de la Bretagne et les bruyères de la Vendée, les richesses parisiennes d'un monde nouveau; de même qu'il y entendit un langage inconnu, sonore. Calyste écouta les accents poétiques de la plus belle musique, la surprenante musique du dix-neuvième siècle chez laquelle la mélodie et l'harmonie luttent à puissance égale, où le chant et l'instrumentation sont arrivés à des perfections inouïes. Il y vit les œuvres de la plus prodigue peinture, celle de l'école française, aujourd'hui héritière de l'Italie, de l'Espagne et des Flandres, où le talent est devenu si commun que tous les yeux, tous les cœurs fatigués de talent appellent à grands cris le génie. Il y lut ces œuvres d'imagination, ces étonnantes créations de la littérature moderne qui produisirent tout leur effet sur un cœur neuf. Enfin notre grand dix-neuvième siècle lui apparut avec ses magnificences collectives, sa critique, ses efforts de rénovation en tout genre, ses tentatives immenses et presque toutes à la mesure du géant qui berça dans ses drapeaux l'enfance de ce siècle, et lui chanta des hymnes accompagnés par la terrible basse du canon. Initié par Félicité à toutes ces grandeurs, qui peut-être échappent aux regards de ceux qui les mettent en scène et qui en sont les ouvriers, Calyste satisfaisait aux Touches le goût du merveilleux si puissant à son âge, et cette naïve admiration, le premier amour de l'adolescence, qui s'irrite tant de la critique. Il est si naturel que la flamme monte! Il écouta cette jolie moquerie parisienne, cette élégante satire qui lui révélèrent l'esprit français et réveillèrent en lui mille idées endormies par la douce torpeur de sa vie en famille. Pour lui, mademoiselle des Touches était la mère de son intelligence, une mère qu'il pouvait aimer sans crime. Elle était si bonne pour lui: une femme est toujours adorable pour un homme à qui elle inspire de l'amour, encore qu'elle ne paraisse pas le partager. En ce moment Félicité lui donnait des leçons de musique. Pour lui ces grands appartements du rez-de-chaussée encore étendus par les habiles dispositions des prairies et des massifs du parc, cette cage d'escalier meublée des chefs-d'œuvre de la patience italienne, de bois sculptés, de mosaïques vénitiennes et florentines, de bas-reliefs en ivoire, en marbre, de curiosités commandées par les fées du moyen âge; cet appartement intime, si coquet, si voluptueusement artiste, étaient vivifiés, animés par une lumière, un esprit, un air surnaturels, étranges, indéfinissables. Le monde moderne avec ses poésies s'opposait vivement au monde morne et patriarcal de Guérande en mettant deux systèmes en présence. D'un côté les mille effets de l'art, de l'autre l'unité de la sauvage Bretagne. Personne alors ne demandera pourquoi le pauvre enfant, ennuyé comme sa mère des finesses de la mouche, tressaillait toujours en entrant dans cette maison, en y sonnant, en en traversant la cour. Il est à remarquer que ces pressentiments n'agitent plus les hommes faits, rompus aux inconvénients de la vie, que rien ne surprend plus, et qui s'attendent à tout. En ouvrant la porte, Calyste entendit les sons du piano, il crut que Camille Maupin était au salon; mais, lorsqu'il entra au billard, la musique n'arriva plus à son oreille. Camille jouait sans doute sur le petit piano droit qui lui venait d'Angleterre rapporté par Conti et placé dans son salon d'en haut. En montant l'escalier où l'épais tapis étouffait entièrement le bruit des pas, Calyste alla de plus en plus lentement. Il reconnut quelque chose d'extraordinaire dans cette musique. Félicité jouait pour elle seule, elle s'entretenait avec elle-même. Au lieu d'entrer, le jeune homme s'assit sur un banc gothique garni de velours vert qui se trouvait le long du palier sous une fenêtre artistement encadrée de bois sculptés colorés en brou de noix et vernis. Rien de plus mystérieusement mélancolique que l'improvisation de Camille: vous eussiez dit d'une âme criant quelque De profundis à Dieu du fond de la tombe. Le jeune amant y reconnut la prière de l'amour au désespoir, la tendresse de la plainte soumise, les gémissements d'une affliction contenue. Camille avait étendu, varié, modifié l'introduction à la cavatine de Grâce pour toi, grâce pour moi, qui est presque tout le quatrième acte de Robert-le-Diable. Elle chanta tout à coup ce morceau d'une manière déchirante et s'interrompit. Calyste entra et vit la raison de cette interruption. La pauvre Camille Maupin! la belle Félicité lui montra sans coquetterie un visage baigné de larmes, prit son mouchoir, les essuya, et lui dit simplement:—Bonjour. Elle était ravissante dans sa toilette du matin. Elle avait sur la tête une de ces résilles en velours rouge alors à la mode et de laquelle s'échappaient ses luisantes grappes de cheveux noirs. Une redingote très courte lui formait une tunique grecque moderne qui laissait voir un pantalon de batiste à manchettes brodées et les plus jolies pantoufles turques, rouge et or.
—Qu'avez-vous? lui dit Calyste.
—Il n'est pas revenu, répondit-elle en se tenant debout à la croisée et regardant les sables, le bras de mer et les marais.
Cette réponse expliquait sa toilette. Camille paraissait attendre Claude Vignon, elle était inquiète comme une femme qui fait des frais inutiles. Un homme de trente ans aurait vu cela, Calyste ne vit que la douleur de Camille.
—Vous êtes inquiète? lui demanda-t-il.
—Oui, répondit-elle avec une mélancolie que cet enfant ne pouvait analyser.
Calyste sortit vivement.
—Hé! bien, où allez-vous?
—Le chercher, répondit-il.
—Cher enfant, dit-elle en le prenant par la main, le retenant auprès d'elle et lui jetant un de ces regards mouillés qui sont pour les jeunes âmes la plus belle des récompenses. Êtes-vous fou? Où voulez-vous le trouver sur cette côte?
—Je le trouverai.
—Votre mère aurait des angoisses mortelles. D'ailleurs restez. Allons, je le veux, dit-elle en le faisant asseoir sur le divan. Ne vous attendrissez pas sur moi. Les larmes que vous voyez sont de ces larmes qui nous plaisent. Il est en nous une faculté que n'ont point les hommes, celle de nous abandonner à notre nature nerveuse en poussant les sentiments à l'extrême. En nous figurant certaines situations et nous y laissant aller, nous arrivons ainsi aux pleurs, et quelquefois à des états graves, à des désordres. Nos fantaisies à nous ne sont pas des jeux de l'esprit, mais du cœur. Vous êtes venu fort à propos, la solitude ne me vaut rien. Je ne suis pas la dupe du désir qu'il a eu de visiter sans moi le Croisic et ses roches, le bourg de Batz et ses sables, les marais salants. Je savais qu'il y mettrait plusieurs jours au lieu d'un. Il a voulu nous laisser seuls; il est jaloux, ou plutôt il joue la jalousie. Vous êtes jeune, vous êtes beau.
—Que ne me le disiez-vous! Faut-il ne plus venir? demanda Calyste en retenant mal une larme qui roula sur sa joue et qui toucha vivement Félicité.
—Vous êtes un ange! s'écria-t-elle. Puis elle chanta gaiement le Restez de Mathilde dans Guillaume Tell, pour ôter toute gravité à cette magnifique réponse de la princesse à son sujet.—Il a voulu, reprit-elle, me faire croire ainsi à plus d'amour qu'il n'en a pour moi. Il sait tout le bien que je lui veux, dit-elle en regardant Calyste avec attention; mais il est humilié peut-être de se trouver inférieur à moi en ceci. Peut-être aussi lui est-il venu des soupçons sur vous et veut-il nous surprendre. Mais, quand il ne serait coupable que d'aller chercher les plaisirs de cette sauvage promenade sans moi, de ne m'avoir pas associée à ses courses, aux idées que lui inspireront ces spectacles, et de me donner de mortelles inquiétudes, n'est-ce pas assez? Je ne suis pas plus aimée par ce grand cerveau que je ne l'ai été par le musicien, par l'homme d'esprit, par le militaire. Sterne a raison: les noms signifient quelque chose, et le mien est la plus sauvage raillerie. Je mourrai sans trouver chez un homme l'amour que j'ai dans le cœur, la poésie que j'ai dans l'âme.
Elle demeura les bras pendants, la tête appuyée sur son coussin, les yeux stupides de réflexion, fixés sur une rosace de son tapis. Les douleurs des esprits supérieurs ont je ne sais quoi de grandiose et d'imposant, elles révèlent d'immenses étendues d'âme que la pensée du spectateur étend encore. Ces âmes partagent les priviléges de la royauté dont les affections tiennent à un peuple et qui frappent alors tout un monde.
—Pourquoi m'avez-vous..., dit Calyste qui ne put achever.
La belle main de Camille Maupin s'était posée brûlante sur la sienne et l'avait éloquemment interrompu.
—La nature a changé pour moi ses lois en m'accordant encore cinq à six ans de jeunesse. Je vous ai repoussé par égoïsme. Tôt ou tard l'âge nous aurait séparés. J'ai treize ans de plus que lui, c'est déjà bien assez.
—Vous serez encore belle à soixante ans! s'écria héroïquement Calyste.
—Dieu vous entende! répondit-elle en souriant. D'ailleurs, cher enfant, je veux l'aimer. Malgré son insensibilité, son manque d'imagination, sa lâche insouciance et l'envie qui le dévore, je crois qu'il y a des grandeurs sous ces haillons, j'espère galvaniser ce cœur, le sauver de lui-même, me l'attacher. Hélas! j'ai l'esprit clairvoyant et le cœur aveugle.
Elle fut épouvantable de clarté sur elle-même. Elle souffrait et analysait sa souffrance, comme Cuvier, Dupuytren expliquaient à leurs amis la marche fatale de leur maladie et le progrès que faisait en eux la mort. Camille Maupin se connaissait en passion aussi bien que ces deux savants se connaissaient en anatomie.
—Je suis venue ici pour le bien juger, il s'ennuie déjà. Paris lui manque, je le lui ai dit: il a la nostalgie de la critique, il n'a ni auteur à plumer, ni système à creuser, ni poète à désespérer, et n'ose se livrer ici à quelque débauche au sein de laquelle il pourrait déposer le fardeau de sa pensée. Hélas! mon amour n'est pas assez vrai, peut-être, pour lui détendre le cerveau. Je ne l'enivre pas, enfin! Grisez-vous ce soir avec lui, je me dirai malade et resterai dans ma chambre, je saurai si je ne me trompe point.
Calyste devint rouge comme une cerise, rouge du menton au front, et ses oreilles se bordèrent de feu.
—Mon Dieu! s'écria-t-elle, et moi qui déprave sans y songer ton innocence de jeune fille! Pardonne-moi, Calyste. Quand tu aimeras, tu sauras qu'on est capable de mettre le feu à la Seine pour donner le moindre plaisir à l'objet aimé, comme disent les tireuses de cartes. Elle fit une pause. Il y a des natures superbes et conséquentes qui s'écrient à un certain âge:—Si je recommençais la vie, je ferais de même! Moi qui ne me crois pas faible, je m'écrie:—Je serais une femme comme votre mère, Calyste. Avoir un Calyste, quel bonheur! Eussé-je pris pour mari le plus sot des hommes, j'aurais été femme humble et soumise. Et cependant je n'ai pas commis de fautes envers la société, je n'ai fait de tort qu'à moi-même. Hélas! cher enfant, la femme ne peut pas plus aller seule dans la société que dans ce qu'on appelle l'état primitif. Les affections qui ne sont pas en harmonie avec les lois sociales ou naturelles, les affections qui ne sont pas obligées enfin, nous fuient. Souffrir pour souffrir, autant être utile. Que m'importent les enfants de mes cousines Faucombe qui ne sont plus Faucombe, que je n'ai pas vues depuis vingt ans, et qui d'ailleurs ont épousé des négociants! Vous êtes un fils qui ne m'avez pas coûté les ennuis de la maternité, je vous laisserai ma fortune, et vous serez heureux, au moins de ce côté-là, par moi, cher trésor de beauté, de grâce, que rien ne doit altérer ni flétrir.
Après ces paroles dites d'un son de voix profond, elle déroula ses belles paupières pour ne pas laisser lire dans ses yeux.
—Vous n'avez rien voulu de moi, dit Calyste, je rendrais votre fortune à vos héritiers.
—Enfant! dit Camille d'un son de voix profond en laissant rouler des larmes sur ses joues. Rien ne me sauvera-t-il donc de moi-même?
—Vous avez une histoire à me dire et une lettre à me..., dit le généreux enfant pour faire diversion à ce chagrin; mais il n'acheva pas, elle lui coupa la parole.
—Vous avez raison, il faut être honnête fille avant tout. Il était trop tard hier, mais il paraît que nous aurons bien du temps à nous aujourd'hui, dit-elle d'un ton à la fois plaisant et amer. Pour acquitter ma promesse, je vais me mettre de manière à plonger sur le chemin qui mène à la falaise.
Calyste lui disposa dans cette direction un grand fauteuil gothique et ouvrit la croisée à vitraux. Camille Maupin, qui partageait le goût oriental de l'illustre écrivain de son sexe, alla prendre un magnifique narghilé persan que lui avait donné un ambassadeur; elle chargea la cheminée de patchouli, nettoya le bochettino, parfuma le tuyau de plume qu'elle y adaptait, et dont elle ne se servait jamais qu'une fois, mit le feu aux feuilles jaunes, plaça le vase à long col émaillé bleu et or de ce bel instrument de plaisir à quelques pas d'elle, et sonna pour demander du thé.
—Si vous voulez des cigarettes?... Ah! j'oublie toujours que vous ne fumez pas. Une pureté comme la vôtre est si rare! Il me semble que pour caresser le duvet satiné de vos joues il faut la main d'une Ève sortie des mains de Dieu.
Calyste rougit et se posa sur un tabouret, il ne vit pas la profonde émotion qui fit rougir Camille.
—La personne de qui j'ai reçu cette lettre hier, et qui sera peut-être demain ici, est la marquise de Rochegude, la belle-sœur de madame d'Ajuda-Pinto, dit Félicité. Après avoir marié sa fille aînée à un grand seigneur portugais établi pour toujours en France, le vieux Rochegude, dont la maison n'est pas aussi vieille que la vôtre, voulut apparenter son fils à la haute noblesse, afin de pouvoir lui faire avoir la pairie qu'il n'avait pu obtenir pour lui-même. La comtesse de Montcornet lui signala dans le département de l'Orne une mademoiselle Béatrix-Maximilienne-Rose de Casteran, fille cadette du marquis de Casteran, qui voulait marier ses deux filles sans dot, afin de réserver toute sa fortune au comte de Casteran, son fils. Les Casteran sont, à ce qu'il paraît, de la côte d'Adam. Béatrix, née, élevée au château de Casteran, avait alors, le mariage s'est fait en 1828, une vingtaine d'années. Elle était remarquable par ce que vous autres provinciaux nommez originalité, et qui n'est simplement que de la supériorité dans les idées, de l'exaltation, un sentiment pour le beau, un certain entraînement pour les œuvres de l'art. Croyez-en une pauvre femme qui s'est laissée aller à ces pentes, il n'y a rien de plus dangereux pour une femme; en les suivant on arrive où vous me voyez, et où est arrivée la marquise... à des abîmes. Les hommes ont seuls le bâton avec lequel on se soutient le long de ces précipices, une force qui nous manque et qui fait de nous des monstres quand nous la possédons. Sa vieille grand'mère, la douairière de Casteran, lui vit avec plaisir épouser un homme auquel elle devait être supérieure en noblesse et en idées. Les Rochegude firent très bien les choses, Béatrix n'eut qu'à se louer d'eux; de même que les Rochegude durent être satisfaits des Casteran, qui, liés aux Gordon, aux d'Esgrignon, aux Troisville, aux Navarreins, obtinrent la pairie pour leur gendre dans cette dernière grande fournée de pairs que fit Charles X, et dont l'annulation a été prononcée par la révolution de juillet. Le vieux Rochegude mort, son fils a eu toute sa fortune. Rochegude est assez sot; néanmoins il a commencé par avoir un fils; et comme il a très fort assassiné sa femme de lui-même, elle en a eu bientôt assez. Les premiers jours du mariage sont un écueil pour les petits esprits comme pour les grands amours. En sa qualité de sot, Rochegude a pris l'ignorance de sa femme pour de la froideur, il a classé Béatrix parmi les femmes lymphatiques et froides: elle est blonde, et il est parti de là pour rester dans la plus entière sécurité, pour vivre en garçon et pour compter sur la prétendue froideur de la marquise, sur sa fierté, sur son orgueil, sur une manière de vivre grandiose qui entoure de mille barrières une femme à Paris. Vous saurez ce que je veux dire quand vous visiterez cette ville. Ceux qui comptaient profiter de son insouciante tranquillité lui disaient: «Vous êtes bien heureux: vous avez une femme froide, qui n'aura que des passions de tête; elle est contente de briller, ses fantaisies sont purement artistiques; sa jalousie, ses désirs seront satisfaits si elle se fait un salon où elle réunira tous les beaux-esprits; elle fera des débauches de musique, des orgies de littérature.» Et le mari de gober ces plaisanteries par lesquelles à Paris on mystifie les niais. Cependant Rochegude n'est pas un sot ordinaire: il a de la vanité, de l'orgueil autant qu'un homme d'esprit, avec cette différence que les gens d'esprit se frottent de modestie et se font chats, ils vous caressent pour être caressés; tandis que Rochegude a un bon gros amour-propre rouge et frais qui s'admire en public et sourit toujours. Sa vanité se vautre à l'écurie et se nourrit à grand bruit au râtelier en tirant son fourrage. Il a de ces défauts qui ne sont connus que des gens à même de les juger dans l'intimité, qui ne frappent que dans l'ombre et le mystère de la vie privée, tandis que dans le monde, et pour le monde, un homme paraît charmant, Rochegude devait être insupportable dès qu'il se croirait menacé dans ses foyers, car il a cette jalousie louche et mesquine, brutale quand elle est surprise, lâche pendant six mois, meurtrière le septième. Il croyait tromper sa femme et il la redoutait, deux causes de tyrannie, le jour où il s'apercevrait que la marquise lui faisait la charité de paraître indifférente à ses infidélités. Je vous analyse ce caractère afin d'expliquer la conduite de Béatrix. La marquise a eu pour moi la plus vive admiration, mais de l'admiration à la jalousie il n'y a qu'un pas. J'ai l'un des salons les plus remarquables de Paris, elle désirait s'en faire un, et tâchait de me prendre mon monde. Je ne sais pas garder ceux qui veulent me quitter. Elle a eu les gens superficiels qui sont amis de tout le monde par oisiveté, dont le but est de sortir d'un salon dès qu'ils y sont entrés; mais elle n'a pas eu le temps de fonder une société. Dans ce temps-là je l'ai crue dévorée du désir d'une célébrité quelconque. Néanmoins elle a de la grandeur d'âme, une fierté royale, des idées, une facilité merveilleuse à concevoir et à comprendre tout; elle parlera métaphysique et musique, théologie et peinture. Vous la verrez femme ce que nous l'avons vue jeune mariée; mais il y a chez elle un peu d'affectation: elle a trop l'air de savoir les choses difficiles, le chinois ou l'hébreu, de se douter des hiéroglyphes ou de pouvoir expliquer les papyrus qui enveloppent les momies. Béatrix est une de ces blondes auprès desquelles la blonde Ève paraîtrait une négresse. Elle est mince et droite comme un cierge et blanche comme une hostie; elle a une figure longue et pointue, un teint assez journalier, aujourd'hui couleur percale, demain bis et taché sous la peau de mille points, comme si le sang avait charrié de la poussière pendant la nuit; son front est magnifique, mais un peu trop audacieux; ses prunelles sont vert de mer pâle et nagent dans le blanc sous des sourcils faibles, sous des paupières paresseuses. Elle a souvent les yeux cernés. Son nez, qui décrit un quart de cercle, est pincé des narines et plein de finesse, mais impertinent. Elle a la bouche autrichienne, la lèvre supérieure est plus forte que l'inférieure qui tombe d'une façon dédaigneuse. Ses joues pâles ne se colorent que par une émotion très vive. Son menton est assez gras; le mien n'est pas mince, et peut-être ai-je tort de vous dire que les femmes à menton gras sont exigeantes en amour. Elle a une des plus belles tailles que j'aie vues, un dos d'une étincelante blancheur, autrefois très plat et qui maintenant s'est dit-on développé, rembourré; mais le corsage n'a pas été aussi heureux que les épaules, les bras sont restés maigres. Elle a d'ailleurs une tournure et des manières dégagées qui rachètent ce qu'elle peut avoir de défectueux, et mettent admirablement en relief ses beautés. La nature lui a donné cet air de princesse qui ne s'acquiert point, qui lui sied et révèle soudain la femme noble, en harmonie d'ailleurs avec des hanches grêles, mais du plus délicieux contour, avec le plus joli pied du monde, avec cette abondante chevelure d'ange que le pinceau de Girodet a tant cultivée, et qui ressemble à des flots de lumière. Sans être irréprochablement belle ni jolie, elle produit, quand elle le veut, des impressions ineffaçables. Elle n'a qu'à se mettre en velours cerise, avec des bouillons de dentelles, à se coiffer de roses rouges, elle est divine. Si, par un artifice quelconque, elle pouvait porter le costume du temps où les femmes avaient des corsets pointus à échelles de rubans s'élançant minces et frêles de l'ampleur étoffée des jupes en brocart à plis soutenus et puissants, où elles s'entouraient de fraises godronnées, cachaient leurs bras dans des manches à crevés, à sabots de dentelles d'où la main sortait comme le pistil d'un calice, et qu'elles rejetaient les mille boucles de leur chevelure au delà d'un chignon ficelé de pierreries, Béatrix lutterait avantageusement avec les beautés idéales que vous voyez vêtues ainsi.
Félicité montrait à Calyste une belle copie du tableau de Miéris, où se voit une femme en satin blanc, debout, tenant un papier et chantant avec un seigneur brabançon pendant qu'un nègre verse dans un verre à patte du vieux vin d'Espagne, et qu'une vieille femme de charge arrange des biscuits.
—Les blondes, reprit-elle, ont sur nous autres femmes brunes l'avantage d'une précieuse diversité: il y a cent manières d'être blonde, et il n'y en a qu'une d'être brune. Les blondes sont plus femmes que nous, nous ressemblons trop aux hommes, nous autres brunes françaises. Eh! bien, dit-elle, n'allez-vous pas tomber amoureux de Béatrix sur le portrait que je vous en fais, absolument comme je ne sais quel prince des Mille et un Jours? Tu arriverais encore trop tard, mon pauvre enfant. Mais, console-toi: là c'est au premier venu les os!
Ces paroles furent dites avec intention. L'admiration peinte sur le visage du jeune homme était plus excitée par la peinture que par le peintre dont le faire manquait son but. En parlant, Félicité déployait les ressources de son éloquente physionomie.
—Malgré son état de blonde, continua-t-elle, Béatrix n'a pas la finesse de sa couleur; elle a de la sévérité dans les lignes, elle est élégante et dure; elle a la figure d'un dessin sec, et l'on dirait que dans son âme il y a des ardeurs méridionales. C'est un ange qui flambe et se dessèche. Enfin ses yeux ont soif. Ce qu'elle a de mieux est la face; de profil, sa figure a l'air d'avoir été prise entre deux portes. Vous verrez si je me suis trompée. Voici ce qui nous a rendues amies intimes. Pendant trois ans, de 1828 à 1831, Béatrix, en jouissant des dernières fêtes de la Restauration, en voyageant à travers les salons, en allant à la cour, en ornant les bals costumés de l'Élysée-Bourbon, jugeait les hommes, les choses, les événements et la vie de toute la hauteur de sa pensée. Elle eut l'esprit occupé. Ce premier moment d'étourdissement causé par le monde empêcha son cœur de se réveiller, et il fut encore engourdi par les premières malices du mariage: l'enfant, les couches, et ce trafic de maternité que je n'aime point. Je ne suis point femme de ce côté-là. Les enfants me sont insupportables, ils donnent mille chagrins et des inquiétudes constantes. Aussi trouvé-je qu'un des grands bénéfices de la société moderne, et dont nous avons été privées par cet hypocrite de Jean-Jacques, était de nous laisser libres d'être ou de ne pas être mères. Si je ne suis pas seule à penser ainsi, je suis seule à le dire. Béatrix alla de 1830 à 1831 passer la tourmente à la terre de son mari et s'y ennuya comme un saint dans sa stalle au paradis. A son retour à Paris, la marquise jugea peut-être avec justesse que la révolution, en apparence purement politique aux yeux de certaines gens, allait être une révolution morale. Le monde auquel elle appartenait n'ayant pu se reconstituer pendant le triomphe inespéré des quinze années de la Restauration, s'en irait en miettes sous les coups de bélier mis en œuvre par la bourgeoisie. Cette grande parole de monsieur Lainé: Les rois s'en vont! elle l'avait entendue. Cette opinion, je le crois, n'a pas été sans influence sur sa conduite. Elle prit une part intellectuelle aux nouvelles doctrines qui pullulèrent durant trois ans, après Juillet, comme des moucherons au soleil, et qui ravagèrent plusieurs têtes femelles; mais comme tous les nobles, en trouvant ces nouveautés superbes, elle voulait sauver la noblesse. Ne voyant plus de place pour les supériorités personnelles, voyant la haute noblesse recommencer l'opposition muette qu'elle avait faite à Napoléon, ce qui était son seul rôle sous l'empire de l'action et des faits, mais ce qui, dans une époque morale, équivaut à donner sa démission, elle préféra le bonheur à ce mutisme. Quand nous respirâmes un peu, la marquise trouva chez moi l'homme avec qui je croyais finir ma vie, Gennaro Conti, le grand compositeur, d'origine napolitaine, mais né à Marseille. Conti a beaucoup d'esprit, il a du talent comme compositeur quoiqu'il ne puisse jamais arriver au premier rang. Sans Meyerbeer et Rossini, peut-être eût-il passé pour un homme de génie. Il a sur eux un avantage, il est en musique vocale ce qu'est Paganini sur le violon, Liszt sur le piano, Taglioni dans la danse, et ce qu'était enfin le fameux Garat, qu'il rappelle à ceux qui l'ont entendu. Ce n'est pas une voix, mon ami, c'est une âme. Quand ce chant répond à certaines idées, à des dispositions difficiles à peindre et dans lesquelles se trouve parfois une femme, elle est perdue en entendant Gennaro. La marquise conçut pour lui la plus folle passion et me l'enleva. Le trait est excessivement provincial, mais de bonne guerre. Elle conquit mon estime et mon amitié par la manière dont elle s'y prit avec moi. Je lui paraissais femme à défendre mon bien, elle ne savait pas que pour moi la chose au monde la plus ridicule dans cette position est l'objet même de la lutte. Elle vint chez moi. Cette femme si fière était tant éprise qu'elle me livra son secret et me rendit l'arbitre de sa destinée. Elle fut adorable: elle resta femme et marquise à mes yeux. Je vous dirai, mon ami, que les femmes sont parfois mauvaises; mais elles ont des grandeurs secrètes que jamais les hommes ne sauront apprécier. Ainsi, comme je puis faire mon testament de femme au bord de la vieillesse qui m'attend, je vous dirai que j'étais fidèle à Conti, que je l'eusse été jusqu'à la mort, et que cependant je le connaissais. C'est une nature charmante en apparence, et détestable au fond. Il est charlatan dans les choses du cœur. Il se rencontre des hommes, comme Nathan de qui je vous ai déjà parlé, qui sont charlatans d'extérieur et de bonne foi. Ces hommes se mentent à eux-mêmes. Montés sur leurs échasses, ils croient être sur leurs pieds, et font leurs jongleries avec une sorte d'innocence; leur vanité est dans leur sang; ils sont nés comédiens, vantards, extravagants de forme comme un vase chinois; ils riront peut-être d'eux-mêmes. Leur personnalité est d'ailleurs généreuse, et, comme l'éclat des vêtements royaux de Murat, elle attire le danger. Mais la fourberie de Conti ne sera jamais connue que de sa maîtresse. Il a dans son art la célèbre jalousie italienne qui porta le Carlone à assassiner Piola, qui valut un coup de stylet à Paësiello. Cette envie terrible est cachée sous la camaraderie la plus gracieuse. Conti n'a pas le courage de son vice, il sourit à Meyerbeer et le complimente quand il voudrait le déchirer. Il sent sa faiblesse, et se donne les apparences de la force; puis il est d'une vanité qui lui fait jouer les sentiments les plus éloignés de son cœur. Il se donne pour un artiste qui reçoit ses inspirations du ciel. Pour lui l'art est quelque chose de saint et de sacré. Il est fanatique, il est sublime de moquerie avec les gens du monde; il est d'une éloquence qui semble partir d'une conviction profonde. C'est un voyant, un démon, un dieu, un ange. Enfin, quoique prévenu, Calyste, vous serez sa dupe. Cet homme méridional, cet artiste bouillant est froid comme une corde à puits. Écoutez-le: l'artiste est un missionnaire, l'art est une religion qui a ses prêtres et doit avoir ses martyrs. Une fois parti, Gennaro arrive au pathos le plus échevelé que jamais professeur de philosophie allemande ait dégurgité à son auditoire. Vous admirez ses convictions, il ne croit à rien. En vous enlevant au ciel par un chant qui semble un fluide mystérieux et qui verse l'amour, il jette sur vous un regard extatique; mais il surveille votre admiration, il se demande: Suis-je bien un dieu pour eux? Au même moment parfois il se dit en lui-même: J'ai mangé trop de macaroni. Vous vous croyez aimée, il vous hait, et vous ne savez pourquoi; mais je le savais, moi: il avait vu la veille une femme, il l'aimait par caprice, et m'insultait de quelque faux amour, de caresses hypocrites, en me faisant payer cher sa fidélité forcée. Enfin il est insatiable d'applaudissements, il singe tout et se joue de tout; il feint la joie aussi bien que la douleur; mais il réussit admirablement. Il plaît, on l'aime, il peut être admiré quand il le veut. Je l'ai laissé haïssant sa voix, il lui devait plus de succès qu'à son talent de compositeur; et il préfère être homme de génie comme Rossini à être un exécutant de la force de Rubini. J'avais fait la faute de m'attacher à lui, j'étais résignée à parer cette idole jusqu'au bout. Conti, comme beaucoup d'artistes, est friand; il aime ses aises, ses jouissances; il est coquet, recherché, bien mis; eh! bien, je flattais toutes ses passions, j'aimais cette nature faible et astucieuse. J'étais enviée, et je souriais parfois de pitié. J'estimais son courage; il est brave, et la bravoure est, dit-on, la seule vertu qui n'ait pas d'hypocrisie. En voyage, dans une circonstance, je l'ai vu à l'épreuve: il a su risquer une vie qu'il aime; mais, chose étrange! à Paris, je lui ai vu commettre ce que je nomme des lâchetés de pensée. Mon ami, je savais toutes ces choses. Je dis à la pauvre marquise:—Vous ne savez dans quel abîme vous mettez le pied. Vous êtes le Persée d'une pauvre Andromède, vous me délivrez de mon rocher. S'il vous aime, tant mieux! mais j'en doute, il n'aime que lui. Gennaro fut au septième ciel de l'orgueil. Je n'étais pas marquise, je ne suis pas née Casteran, je fus oubliée en un jour. Je me donnai le sauvage plaisir d'aller au fond de cette nature. Sûre du dénouement, je voulus observer les détours que ferait Conti. Mon pauvre enfant, je vis en une semaine des horreurs de sentiment, des pantalonnades infâmes. Je ne veux rien vous en dire, vous verrez cet homme ici. Seulement, comme il sait que je le connais, il me hait aujourd'hui. S'il pouvait me poignarder avec quelque sécurité, je n'existerais pas deux secondes. Je n'ai jamais dit un mot à Béatrix. La dernière et constante insulte de Gennaro est de croire que je suis capable de communiquer mon triste savoir à la marquise. Il est devenu sans cesse inquiet, rêveur; car il ne croit aux bons sentiments de personne. Il joue encore avec moi le personnage d'un homme malheureux de m'avoir quittée. Vous trouverez en lui les cordialités les plus pénétrantes; il est caressant, il est chevaleresque. Pour lui, toute femme est une madone. Il faut vivre longtemps avec lui pour avoir le secret de cette fausse bonhomie et connaître le stylet invisible de ses mystifications. Son air convaincu tromperait Dieu. Aussi serez-vous enlacé par ses manières chattes et ne croirez-vous jamais à la profonde et rapide arithmétique de sa pensée intime. Laissons-le. Je poussai l'indifférence jusqu'à les recevoir chez moi. Cette circonstance fit que le monde le plus perspicace, le monde parisien, ne sut rien de cette intrigue. Quoique Gennaro fût ivre d'orgueil, il avait besoin sans doute de se poser devant Béatrix: il fut d'une admirable dissimulation. Il me surprit, je m'attendais à le voir demandant un éclat. Ce fut la marquise qui se compromit après un an de bonheur soumis à toutes les vicissitudes, à tous les hasards de la vie parisienne. A la fin de l'avant-dernier hiver, elle n'avait pas vu Gennaro depuis plusieurs jours, et je l'avais invité à dîner chez moi, où elle devait venir dans la soirée. Rochegude ne se doutait de rien; mais Béatrix connaissait si bien son mari, qu'elle aurait préféré, me disait-elle souvent, les plus grandes misères à la vie qui l'attendait auprès de cet homme dans le cas où il aurait le droit de la mépriser ou de la tourmenter. J'avais choisi le jour de la soirée de notre amie la comtesse de Montcornet. Après avoir vu le café servi à son mari, Béatrix quitta le salon pour aller s'habiller, quoiqu'elle ne commençât jamais sa toilette de si bonne heure.—Votre coiffeur n'est pas venu, lui fit observer Rochegude quand il sut le motif de la retraite de sa femme.—Thérèse me coiffera, répondit-elle.—Mais où allez-vous donc? vous n'allez pas chez madame de Montcornet à huit heures.—Non, dit-elle, mais j'entendrai le premier acte aux Italiens. L'interrogeant bailli du Huron dans Voltaire est un muet en comparaison des maris oisifs. Béatrix s'enfuit pour ne pas être questionnée davantage, et n'entendit pas son mari qui lui répondait:—Eh! bien, nous irons ensemble. Il n'y mettait aucune malice, il n'avait aucune raison de soupçonner sa femme, elle avait tant de liberté! il s'efforçait de ne la gêner en rien, il y mettait de l'amour-propre. La conduite de Béatrix n'offrait d'ailleurs pas la moindre prise à la critique la plus sévère. Le marquis comptait aller je ne sais où, chez sa maîtresse peut-être! Il s'était habillé avant le dîner, il n'avait qu'à prendre ses gants et son chapeau, lorsqu'il entendit rouler la voiture de sa femme dans la cour sous la marquise du perron. Il passa chez elle et la trouva prête, mais dans le dernier étonnement de le voir.—Où allez-vous? lui demanda-t-elle.—Ne vous ai-je pas dit que je vous accompagnais aux Italiens? La marquise réprima les mouvements extérieurs d'une violente contrariété; mais ses joues prirent une teinte de rose vif, comme si elle eût mis du rouge.—Eh! bien, partons, dit-elle. Rochegude la suivit sans prendre garde à l'émotion trahie par la voix de sa femme, que dévorait la colère la plus concentrée.—Aux Italiens! dit le mari.—Non! s'écria Béatrix, chez mademoiselle des Touches. J'ai quelques mots à lui dire, reprit-elle quand la portière fut fermée. La voiture partit.—Mais, si vous le vouliez, reprit Béatrix, je vous conduirais d'abord aux Italiens, et j'irais chez elle après.—Non, répondit le marquis, si vous n'avez que quelques mots à lui dire, j'attendrai dans la voiture; il est sept heures et demie. Si Béatrix avait dit à son mari:—Allez aux Italiens et laissez-moi tranquille, il aurait paisiblement obéi. Comme toute femme d'esprit, elle eut peur d'éveiller ses soupçons en se sentant coupable, et se résigna. Quand elle voulut quitter les Italiens pour venir chez moi, son mari l'accompagna. Elle entra rouge de colère et d'impatience. Elle vint à moi et me dit à l'oreille de l'air le plus tranquille du monde:—Ma chère Félicité, je partirai demain soir avec Conti pour l'Italie, priez-le de faire ses préparatifs et d'être avec une voiture et un passe-port ici.—Elle partit avec son mari. Les passions violentes veulent à tout prix leur liberté. Béatrix souffrait depuis un an de sa contrainte et de la rareté de ses rendez-vous, elle se regardait comme unie à Gennaro. Ainsi rien ne me surprit. A sa place, avec mon caractère, j'eusse agi de même. Elle se résolut à cet éclat en se voyant contrariée de la manière la plus innocente. Elle prévint le malheur par un malheur plus grand. Conti fut d'un bonheur qui me navra, sa vanité seule était en jeu.—C'est être aimé, cela! me dit-il au milieu de ses transports. Combien peu de femmes sauraient perdre ainsi toute leur vie, leur fortune, leur considération!—Oui, elle vous aime, lui dis-je, mais vous ne l'aimez pas! Il devint furieux et me fit une scène: il pérora, me querella, me peignit son amour en disant qu'il n'avait jamais cru qu'il lui serait possible d'aimer autant. Je fus impassible et lui prêtai l'argent dont il pouvait avoir besoin pour ce voyage qui le prenait au dépourvu. Béatrix laissa pour Rochegude une lettre, et partit le lendemain soir en Italie. Elle y est restée dix-huit mois; elle m'a plusieurs fois écrit, ses lettres sont ravissantes d'amitié; la pauvre enfant s'est attachée à moi comme à la seule femme qui la comprenne. Elle m'adore, dit-elle. Le besoin d'argent a fait faire un opéra français à Gennaro, qui n'a pas trouvé en Italie les ressources pécuniaires qu'ont les compositeurs à Paris. Voici la lettre de Béatrix, vous pourrez maintenant la comprendre, si à votre âge on peut analyser déjà les choses du cœur, dit-elle en lui tendant la lettre.
En ce moment Claude Vignon entra. Cette apparition inattendue rendit pendant un moment Calyste et Félicité silencieux, elle par surprise, lui par inquiétude vague. Le front immense, haut et large de ce jeune homme chauve à trente-sept ans semblait obscurci de nuages. Sa bouche ferme et judicieuse exprimait une froide ironie. Claude Vignon est imposant, malgré les dégradations précoces d'un visage autrefois magnifique et devenu livide. Entre dix-huit et vingt-cinq ans, il a ressemblé presque au divin Raphaël; mais son nez, ce trait de la face humaine qui change le plus, s'est taillé en pointe; mais sa physionomie s'est tassée pour ainsi dire sous de mystérieuses dépressions; les contours ont acquis une plénitude d'une mauvaise couleur; les tons de plomb dominent dans le teint fatigué, sans qu'on connaisse les fatigues de ce jeune homme, vieilli peut-être par une amère solitude et par les abus de la compréhension. Il scrute la pensée d'autrui, sans but ni système. Le pic de sa critique démolit toujours et ne construit rien. Ainsi sa lassitude est celle du manœuvre, et non celle de l'architecte. Les yeux d'un bleu pâle, brillants jadis, ont été voilés par des peines inconnues, ou ternis par une tristesse morne. La débauche a estompé le dessus des sourcils d'une teinte noirâtre. Les tempes ont perdu de leur fraîcheur. Le menton, d'une incomparable distinction, s'est doublé sans noblesse. Sa voix, déjà peu sonore, a faibli; sans être ni éteinte ni enrouée, elle est entre l'enrouement et l'extinction. L'impassibilité de cette belle tête, la fixité de ce regard couvrent une irrésolution, une faiblesse que trahit un sourire spirituel et moqueur. Cette faiblesse frappe sur l'action et non sur la pensée: il y a les traces d'une compréhension encyclopédique sur ce front, dans les habitudes de ce visage enfantin et superbe à la fois. Il est un détail qui peut expliquer les bizarreries du caractère. L'homme est d'une haute taille, légèrement voûté déjà, comme tous ceux qui portent un monde d'idées. Jamais ces grands longs corps n'ont été remarquables par une énergie continue, par une activité créatrice. Charlemagne, Narsès, Bélisaire et Constantin sont en ce genre, des exceptions excessivement remarquées. Certes, Claude Vignon offre des mystères à deviner. D'abord il est très-simple et très-fin tout ensemble. Quoiqu'il tombe avec la facilité d'une courtisane dans les excès, sa pensée demeure inaltérable. Cette intelligence, qui peut critiquer les arts, la science, la littérature, la politique, est inhabile à gouverner la vie extérieure. Claude se contemple dans l'étendue de son royaume intellectuel et abandonne sa forme avec une insouciance diogénique. Satisfait de tout pénétrer, de tout comprendre, il méprise les matérialités; mais, atteint par le doute dès qu'il s'agit de créer, il voit les obstacles sans être ravi des beautés, et à force de discuter les moyens, il demeure les bras pendants, sans résultat. C'est le Turc de l'intelligence endormi par la méditation. La critique est son opium, et son harem de livres faits l'a dégoûté de toute œuvre à faire. Indifférent aux plus petites comme aux plus grandes choses, il est obligé, par le poids même de sa tête, de tomber dans la débauche pour abdiquer pendant quelques instants le fatal pouvoir de son omnipotente analyse. Il est trop préoccupé par l'envers du génie, et vous pouvez maintenant concevoir que Camille Maupin essayât de le mettre à l'endroit. Cette tâche était séduisante. Claude Vignon se croyait aussi grand politique que grand écrivain; mais ce Machiavel inédit se rit en lui-même des ambitieux, il sait tout ce qu'il peut, il prend instinctivement mesure de son avenir sur ses facultés, il se voit grand, il regarde les obstacles, pénètre la sottise des parvenus, s'effraie ou se dégoûte, et laisse le temps s'écouler sans se mettre à l'œuvre. Comme Étienne Lousteau le feuilletoniste, comme Nathan le célèbre auteur dramatique, comme Blondet, autre journaliste, il est sorti du sein de la bourgeoisie, à laquelle on doit la plupart des grands écrivains.
—Par où donc êtes-vous venu? lui dit mademoiselle des Touches surprise et rougissant de bonheur ou de surprise.
—Par la porte, dit sèchement Claude Vignon.
—Mais, s'écria-t-elle en haussant les épaules, je sais bien que vous n'êtes pas homme à entrer par une fenêtre.
—L'escalade est une espèce de croix d'honneur pour les femmes aimées.
—Assez, dit Félicité.
—Je vous dérange? dit Claude Vignon.
—Monsieur, dit le naïf Calyste, cette lettre...
—Gardez-la, je ne demande rien, à nos âges ces choses-là se comprennent, dit-il d'un air moqueur en interrompant Calyste.
—Mais, monsieur... dit Calyste indigné.
—Calmez-vous, jeune homme, je suis d'une indulgence excessive pour les sentiments.
—Mon cher Calyste... dit Camille en voulant parler.
—Cher? dit Vignon qui l'interrompit.
—Claude plaisante, dit Camille en continuant de parler à Calyste, il a tort avec vous qui ne connaissez rien aux mystifications parisiennes.
—Je ne savais pas être plaisant, répliqua Vignon d'un air grave.
—Par quel chemin êtes-vous venu? voilà deux heures que je ne cesse de regarder dans la direction du Croisic.
—Vous ne regardiez pas toujours, répondit Vignon.
—Vous êtes insupportable dans vos railleries.
—Je raille?
Calyste se leva.
—Vous n'êtes pas assez mal ici pour vous en aller, lui dit Vignon.
—Au contraire, dit le bouillant jeune homme à qui Camille Maupin tendit sa main qu'il baisa, au lieu de la serrer, en y laissant une larme brûlante.
—Je voudrais être ce petit jeune homme, dit le critique en s'asseyant et prenant le bout du houka. Comme il aimera!
—Trop, car alors il ne sera pas aimé, dit mademoiselle des Touches. Madame de Rochegude arrive ici.
—Bon! fit Claude. Avec Conti?
—Elle y restera seule, mais il l'accompagne.
—Il y a de la brouille?
—Non.
—Jouez-moi une sonate de Beethoven, je ne connais rien de la musique qu'il a écrite pour le piano.
Claude se mit à charger de tabac turc la cheminée du houka, en examinant Camille beaucoup plus qu'elle ne le croyait. Une pensée horrible l'occupait, il se croyait pris pour dupe par une femme de bonne foi. Cette situation était neuve.
Calyste en s'en allant ne pensait plus à Béatrix de Rochegude ni à sa lettre, il était furieux contre Claude Vignon, il se courrouçait de ce qu'il prenait pour de l'indélicatesse, il plaignait la pauvre Félicité. Comment être aimé de cette sublime femme et ne pas l'adorer à genoux, ne pas la croire sur la foi d'un regard ou d'un sourire? Après avoir été le témoin privilégié des douleurs que causait l'attente à Félicité, l'avoir vue tournant la tête vers le Croisic, il s'était senti l'envie de déchirer ce spectre pâle et froid; ignorant, comme le lui avait dit Félicité, les mystifications de pensée auxquelles excellent les railleurs de la Presse. Pour lui, l'amour était une religion humaine. En l'apercevant dans la cour, sa mère ne put retenir une exclamation de joie, et aussitôt la vieille mademoiselle du Guénic siffla Mariotte.
—Mariotte, voici l'enfant, mets la lubine.
—Je l'ai vu, mademoiselle, répondit la cuisinière.
La mère, un peu inquiète de la tristesse qui siégeait sur le front de Calyste, sans se douter qu'elle était causée par le prétendu mauvais traitement de Vignon envers Félicité, se mit à sa tapisserie. La vieille tante prit son tricot. Le baron donna son fauteuil à son fils, et se promena dans la salle comme pour se dérouiller les jambes avant d'aller faire un tour au jardin. Jamais tableau flamand ou hollandais n'a représenté d'intérieur d'un ton si brun, meublé de figures si harmonieusement suaves. Ce beau jeune homme vêtu de velours noir, cette mère encore si belle et les deux vieillards encadrés dans cette salle antique, exprimaient les plus touchantes harmonies domestiques. Fanny aurait bien voulu questionner Calyste, mais il avait tiré de sa poche cette lettre de Béatrix, qui peut-être allait détruire tout le bonheur dont jouissait cette noble famille. En la dépliant, la vive imagination de Calyste lui montra la marquise vêtue comme la lui avait fantastiquement dépeinte Camille Maupin.
LETTRE DE BÉATRIX A FÉLICITÉ.
«Gênes, le 2 juillet.
»Je ne vous ai pas écrit depuis notre séjour à Florence, chère amie; mais Venise et Rome ont absorbé mon temps, et vous le savez, le bonheur tient de la place dans la vie. Nous n'en sommes ni l'une ni l'autre à une lettre de plus ou de moins. Je suis un peu fatiguée. J'ai voulu tout voir et quand on n'a pas l'âme facile à blaser, la répétition des jouissances cause de la lassitude. Notre ami a eu de beaux triomphes à la Scala, à la Fenice, et ces jours derniers à Saint-Charles. Trois opéras italiens en dix-huit mois! vous ne direz pas que l'amour le rend paresseux. Nous avons été partout accueillis à merveille, mais j'eusse préféré le silence et la solitude. N'est-ce pas la seule manière d'être qui convienne à des femmes en opposition directe avec le monde? Je croyais qu'il en serait ainsi. L'amour, ma chère, est un maître plus exigeant que le mariage; mais il est si doux de lui obéir! Après avoir fait de l'amour toute ma vie, je ne savais pas qu'il faudrait revoir le monde, même par échappées, et les soins dont on m'y a entourée étaient autant de blessures. Je n'y étais plus sur un pied d'égalité avec les femmes les plus élevées. Plus on me marquait d'égards, plus on étendait mon infériorité. Gennaro n'a pas compris ces finesses; mais il était si heureux que j'aurais eu mauvaise grâce à ne pas immoler de petites vanités à une aussi grande chose que la vie d'un artiste. Nous ne vivons que par l'amour; tandis que les hommes vivent par l'amour et par l'action, autrement ils ne seraient pas hommes. Cependant il existe pour nous autres femmes de grands désavantages dans la position où je me suis mise, et vous les aviez évités: vous étiez restée grande en face du monde, qui n'avait aucun droit sur vous; vous aviez votre libre arbitre, et je n'ai plus le mien. Je ne parle de ceci que relativement aux choses du cœur, et non aux choses sociales desquelles j'ai fait un entier sacrifice. Vous pouviez être coquette et volontaire, avoir toutes les grâces de la femme qui aime et peut tout accorder ou tout refuser à son gré; vous aviez conservé le privilége des caprices, même dans l'intérêt de votre amour et de l'homme qui vous plaisait. Enfin, aujourd'hui, vous avez encore votre propre aveu; moi, je n'ai plus la liberté du cœur, que je trouve toujours délicieuse à exercer en amour, même quand la passion est éternelle. Je n'ai pas ce droit de quereller en riant, auquel nous tenons tant et avec tant de raison: n'est-ce pas la sonde avec laquelle nous interrogeons le cœur? Je n'ai pas une menace à faire, je dois tirer tous mes attraits d'une obéissance et d'une douceur illimitées, je dois imposer par la grandeur de mon amour; j'aimerais mieux mourir que de quitter Gennaro, car mon pardon est dans la sainteté de ma passion. Entre la dignité sociale et ma petite dignité, qui est un secret pour ma conscience, je n'ai pas hésité. Si j'ai quelques mélancolies semblables à ces nuages qui passent sur les cieux les plus purs et auxquelles nous autres femmes nous aimons à nous livrer, je les tais, elles ressembleraient à des regrets. Mon Dieu, j'ai si bien aperçu l'étendue de mes obligations, que je me suis armée d'une indulgence entière; mais jusqu'à présent Gennaro n'a pas effarouché ma susceptible jalousie. Enfin, je n'aperçois point par où ce cher beau génie pourrait faillir. Je ressemble un peu, chère ange, à ces dévots qui discutent avec leur Dieu, car n'est-ce pas à vous que je dois mon bonheur? Aussi ne pouvez-vous douter que je pense souvent à vous. J'ai vu l'Italie, enfin! comme vous l'avez vue, comme on doit la voir, éclairée dans notre âme par l'amour, comme elle l'est par son beau soleil et par ses chefs-d'œuvre. Je plains ceux qui sont incessamment remués par les adorations qu'elle réclame à chaque pas, de ne pas avoir une main à serrer, un cœur où jeter l'exubérance des émotions qui s'y calment en s'y agrandissant. Ces dix-huit mois sont pour moi toute ma vie, et mon souvenir y fera de riches moissons. N'avez-vous pas fait comme moi le projet de demeurer à Chiavari, d'acheter un palais à Venise, une maisonnette à Sorrente, à Florence une villa? Toutes les femmes aimantes ne craignent-elles pas le monde? Mais moi, jetée pour toujours en dehors de lui, ne devais-je pas souhaiter de m'ensevelir dans un beau paysage, dans un monceau de fleurs, en face d'une jolie mer ou d'une vallée qui vaille la mer, comme celle qu'on voit de Fiesole? Mais, hélas! nous sommes de pauvres artistes, et l'argent ramène à Paris les deux bohémiens. Gennaro ne veut pas que je m'aperçoive d'avoir quitté mon luxe, et vient faire répéter à Paris une œuvre nouvelle, un grand opéra. Vous comprenez aussi bien que moi, mon bel ange, que je ne saurais mettre le pied dans Paris. Au prix de mon amour, je ne voudrais pas rencontrer un de ces regards de femme ou d'homme qui me feraient concevoir l'assassinat. Oui, je hacherais en morceaux quiconque m'honorerait de sa pitié, me couvrirait de sa bonne grâce, comme cette adorable Châteauneuf, laquelle, sous Henri III, je crois, a poussé son cheval et foulé aux pieds le prévôt de Paris, pour un crime de ce genre. Je vous écris donc pour vous dire que je ne tarderai pas à venir vous retrouver aux Touches, y attendre, dans cette chartreuse, notre Gennaro. Vous voyez comme je suis hardie avec ma bienfaitrice et ma sœur? Mais c'est que la grandeur des obligations ne me mènera pas, comme certains cœurs, à l'ingratitude. Vous m'avez tant parlé des difficultés de la route que je vais essayer d'arriver au Croisic par mer. Cette idée m'est venue en apprenant ici qu'il y avait un petit navire danois déjà chargé de marbre qui va y prendre du sel en retournant dans la Baltique. J'évite par cette voie la fatigue et les dépenses du voyage par la poste. Je sais que vous n'êtes pas seule, et j'en suis bien heureuse: j'avais des remords à travers mes félicités. Vous êtes la seule personne auprès de laquelle je pouvais être seule et sans Conti. Ne sera-ce pas pour vous aussi un plaisir que d'avoir auprès de vous une femme qui comprendra votre bonheur sans en être jalouse? Allons, à bientôt. Le vent est favorable, je pars en vous envoyant un baiser.»
—Hé! bien, elle m'aime aussi, celle-là, se dit Calyste en repliant la lettre d'un air triste.
Cette tristesse jaillit sur le cœur de la mère comme si quelque lueur lui eût éclairé un abîme. Le baron venait de sortir. Fanny alla pousser le verrou de la tourelle et revint se poser au dossier du fauteuil où était son enfant, comme est la sœur de Didon dans le tableau de Guérin; elle lui baisa le front en lui disant:—Qu'as-tu, mon Calyste, qui t'attriste? Tu m'as promis de m'expliquer tes assiduités aux Touches; je dois, dis-tu, en bénir la maîtresse.
—Oui, certes, dit-il, elle m'a démontré, ma mère chérie, l'insuffisance de mon éducation à une époque où les nobles doivent conquérir une valeur personnelle pour rendre la vie à leur nom. J'étais aussi loin de mon siècle que Guérande est loin de Paris. Elle a été un peu la mère de mon intelligence.
—Ce n'est pas pour cela que je la bénirai, dit la baronne dont les yeux s'emplirent de larmes.
—Maman, s'écria Calyste sur le front de qui tombèrent ces larmes chaudes, deux perles de maternité endolorie! maman, ne pleurez pas, car tout à l'heure je voulais, pour lui rendre service, parcourir le pays depuis la berge aux douaniers jusqu'au bourg de Batz, et elle m'a dit: «Dans quelle inquiétude serait votre mère!»
—Elle a dit cela? Je puis donc lui pardonner bien des choses, dit Fanny.
—Félicité ne veut que mon bien, reprit Calyste, elle retient souvent de ces paroles vives et douteuses qui échappent aux artistes, pour ne pas ébranler en moi une foi qu'elle ne sait pas être inébranlable. Elle m'a raconté la vie à Paris de quelques jeunes gens de la plus haute noblesse, venant de leur province comme je puis en sortir, quittant une famille sans fortune, et y conquérant, par la puissance de leur volonté, de leur intelligence, une grande fortune. Je puis faire ce qu'a fait le baron de Rastignac, au Ministère aujourd'hui. Elle me donne des leçons de piano, elle m'apprend l'italien, elle m'initie à mille secrets sociaux desquels personne ne se doute à Guérande. Elle n'a pu me donner les trésors de l'amour, elle me donne ceux de sa vaste intelligence, de son esprit, de son génie. Elle ne veut pas être un plaisir, mais une lumière pour moi; elle ne heurte aucune de mes religions: elle a foi dans la noblesse, elle aime la Bretagne, elle...
—Elle a changé notre Calyste, dit la vieille aveugle en l'interrompant, car je ne comprends rien à ces paroles. Tu as une maison solide, mon beau neveu, de vieux parents qui t'adorent, de bons vieux domestiques; tu peux épouser une bonne petite Bretonne, une fille religieuse et accomplie qui te rendra heureux, et tu peux réserver tes ambitions pour ton fils aîné, qui sera trois fois plus riche que tu ne l'es, si tu sais vivre tranquille, économiquement, à l'ombre, dans la paix du Seigneur, pour dégager les terres de notre maison. C'est simple comme un cœur breton. Tu ne seras pas si promptement, mais plus solidement un riche gentilhomme.
—Ta tante a raison, mon ange, elle s'est occupée de ton bonheur avec autant de sollicitude que moi. Si je ne réussis pas à te marier avec miss Margaret, la fille de ton oncle lord Fitz-William, il est à peu près sûr que mademoiselle de Pen-Hoël donnera son héritage à celle de ses nièces que tu chériras.
—D'ailleurs on trouvera quelques écus ici, dit la vieille tante à voix basse et d'un air mystérieux.
—Me marier à mon âge?... dit-il en jetant à sa mère un de ces regards qui font mollir la raison des mères.
Serais-je donc sans belles et folles amours? Ne pourrais-je trembler, palpiter, craindre, respirer, me coucher sous d'implacables regards et les attendrir? Faut-il ne pas connaître la beauté libre, la fantaisie de l'âme, les nuages qui courent sous l'azur du bonheur et que le souffle du plaisir dissipe? N'irais-je pas dans les petits chemins détournés, humides de rosée? Ne resterais-je pas sous le ruisseau d'une gouttière sans savoir qu'il pleut, comme les amoureux vus par Diderot? Ne prendrais-je pas, comme le duc de Lorraine, un charbon ardent dans la paume de ma main? N'escaladerais-je pas d'échelles de soie? ne me suspendrais-je pas à un vieux treillis pourri sans le faire plier? ne me cacherais-je pas dans une armoire ou sous un lit? Ne connaîtrais-je de la femme que la soumission conjugale, de l'amour que sa flamme de lampe égale? Mes curiosités seront-elles rassasiées avant d'être excitées? Vivrais-je sans éprouver ces rages de cœur qui grandissent la puissance de l'homme? Serais-je un moine conjugal? Non! j'ai mordu la pomme parisienne de la civilisation. Ne voyez-vous pas que vous avez, par les chastes, par les ignorantes mœurs de la famille, préparé le feu qui me dévore, et que je serais consumé sans avoir adoré la divinité que je vois partout, dans les feuillages verts, comme dans les sables allumés par le soleil, et dans toutes les femmes belles, nobles, élégantes, dépeintes par les livres, par les poèmes dévorés chez Camille? Hélas! de ces femmes, il n'en est qu'une à Guérande, et c'est vous, ma mère! Ces beaux oiseaux bleus de mes rêves, ils viennent de Paris, ils sortent d'entre les pages de lord Byron, de Scott: c'est Parisina, Effie, Minna! Enfin c'est la royale duchesse que j'ai vue dans les landes, à travers les bruyères et les genêts, et dont l'aspect me mettait tout le sang au cœur!
La baronne vit toutes ces pensées plus claires, plus belles, plus vives que l'art ne les fait à celui qui les lit; elle les embrassa rapides, toutes jetées par ce regard comme les flèches d'un carquois qui se renverse. Sans avoir jamais lu Beaumarchais, elle pensa, avec toutes les femmes, que ce serait un crime que de marier ce Chérubin.
—Oh! mon cher enfant, dit-elle en le prenant dans ses bras, le serrant et baisant ses beaux cheveux qui étaient encore à elle, marie-toi quand tu voudras, mais sois heureux! Mon rôle n'est pas de te tourmenter.
Mariotte vint mettre le couvert. Gasselin était sorti pour promener le cheval de Calyste, qui depuis deux mois ne le montait plus. Ces trois femmes, la mère, la tante et Mariotte s'entendaient avec la ruse naturelle aux femmes pour fêter Calyste quand il dînait au logis. La pauvreté bretonne, armée des souvenirs et des habitudes de l'enfance, essayait de lutter avec la civilisation parisienne si fidèlement représentée à deux pas de Guérande, aux Touches. Mariotte essayait de dégoûter son jeune maître des préparations savantes de la cuisine de Camille Maupin, comme sa mère et sa tante rivalisaient de soins pour enserrer leur enfant dans les rets de leur tendresse, et rendre toute comparaison impossible.
—Ah! vous avez une lubine (le bar), monsieur Calyste, et des bécassines, et des crêpes qui ne peuvent se faire qu'ici, dit Mariotte d'un air sournois et triomphant en se mirant dans la nappe blanche, une vraie tombée de neige.
Après le dîner, quand sa vieille tante se fut remise à tricoter, quand le curé de Guérande et le chevalier du Halga revinrent, alléchés par leur partie de mouche, Calyste sortit pour retourner aux Touches, prétextant la lettre de Béatrix à rendre.
Claude Vignon et mademoiselle des Touches étaient encore à table. Le grand critique avait une pente à la gourmandise, et ce vice était caressé par Félicité qui savait combien une femme se rend indispensable par ses complaisances. La salle à manger, complétée depuis un mois par des additions importantes, annonçait avec quelle souplesse et quelle promptitude une femme épouse le caractère, embrasse l'état, les passions et les goûts de l'homme qu'elle aime ou veut aimer. La table offrait le riche et brillant aspect que le luxe moderne a imprimé au service, aidé par les perfectionnements de l'industrie. La pauvre et noble maison du Guénic ignorait à quel adversaire elle avait affaire, et quelle fortune était nécessaire pour jouter avec l'argenterie réformée à Paris, et apportée par mademoiselle des Touches, avec ses porcelaines jugées encore bonnes pour la campagne, avec son beau linge, son vermeil, les colifichets de sa table et la science de son cuisinier. Calyste refusa de prendre des liqueurs contenues dans un de ces magnifiques cabarets en bois précieux qui sont comme des tabernacles.
—Voici votre lettre, dit-il avec une innocente ostentation, en regardant Claude qui dégustait un verre de liqueur des îles.
—Eh! bien, qu'en dites-vous? lui demanda mademoiselle des Touches en jetant la lettre à travers la table à Vignon, qui se mit à lire en prenant et déposant tour à tour son petit verre.
—Mais... que les femmes de Paris sont bien heureuses, elles ont toutes des hommes de génie à adorer et qui les aiment.
—Eh! bien, vous êtes encore de votre village, dit en riant Félicité. Comment? vous n'avez pas vu qu'elle l'aime déjà moins, et que....
—C'est évident! dit Claude Vignon qui n'avait encore parcouru que le premier feuillet. Observe-t-on quoi que ce soit de sa situation quand on aime véritablement? est-on aussi subtil que la marquise? calcule-t-on, distingue-t-on? La chère Béatrix est attachée à Conti par la fierté, elle est condamnée à l'aimer quand même.
—Pauvre femme! dit Camille.
Calyste avait les yeux fixés sur la table, il n'y voyait plus rien. La belle femme dans le costume fantastique dessiné le matin par Félicité lui était apparue brillante de lumière; elle lui souriait, elle agitait son éventail; et l'autre main, sortant d'un sabot de dentelle et de velours nacarat, tombait blanche et pure sur les plis bouffants de sa robe splendide.
—Ce serait bien votre affaire, dit Claude Vignon en souriant d'un air sardonique à Calyste.
Calyste fut blessé du mot affaire.
—Ne donnez pas à ce cher enfant l'idée d'une intrigue pareille, vous ne savez pas combien ces plaisanteries sont dangereuses. Je connais Béatrix, elle a trop de grandiose dans le caractère pour changer, et d'ailleurs Conti serait là.
—Ah! dit railleusement Claude Vignon, un petit mouvement de jalousie?...
—Le croiriez-vous? dit fièrement Camille.
—Vous êtes plus perspicace que ne le serait une mère, répondit railleusement Claude.
—Mais cela est-il possible? dit Camille en montrant Calyste.
—Cependant, reprit Vignon, ils seraient bien assortis. Elle a dix ans de plus que lui, et c'est lui qui semble être la jeune fille.
—Une jeune fille, monsieur, qui a déjà vu le feu deux fois dans la Vendée. S'il s'était seulement trouvé vingt mille jeunes filles semblables...
—Je faisais votre éloge, dit Vignon, ce qui est bien plus facile que de vous faire la barbe.
—J'ai une épée qui la fait à ceux qui l'ont trop longue, répondit Calyste.
—Et moi je fais très-bien l'épigramme, dit en souriant Vignon, nous sommes Français, l'affaire peut s'arranger.
Mademoiselle des Touches jeta sur Calyste un regard suppliant qui le calma soudain.
—Pourquoi, dit Félicité pour briser ce débat, les jeunes gens comme mon Calyste commencent-ils par aimer des femmes d'un certain âge?
—Je ne sais pas de sentiment qui soit plus naïf ni plus généreux, répondit Vignon, il est la conséquence des adorables qualités de la jeunesse. D'ailleurs, comment les vieilles femmes finiraient-elles sans cet amour? Vous êtes jeune et belle, vous le serez encore pendant vingt ans, on peut s'expliquer devant vous, ajouta-t-il en jetant un regard fin à mademoiselle des Touches. D'abord les semi-douairières auxquelles s'adressent les jeunes gens savent beaucoup mieux aimer que n'aiment les jeunes femmes. Un adulte ressemble trop à une jeune femme pour qu'une jeune femme lui plaise. Une telle passion frise la fable de Narcisse. Outre cette répugnance, il y a, je crois, entre eux une inexpérience mutuelle qui les sépare. Ainsi la raison qui fait que le cœur des jeunes femmes ne peut être compris que par des hommes dont l'habileté se cache sous une passion vraie ou feinte, est la même, à part la différence des esprits, qui rend une femme d'un certain âge plus apte à séduire un enfant: il sent admirablement qu'il réussira près d'elle, et les vanités de la femme sont admirablement flattées de sa poursuite. Il est enfin très-naturel à la jeunesse de se jeter sur les fruits, et l'automne de la femme en offre d'admirables et de très-savoureux. N'est-ce donc rien que ces regards à la fois hardis et réservés, languissants à propos, trempés des dernières lueurs de l'amour, si chaudes et si suaves? cette savante élégance de parole, ces magnifiques épaules dorées si noblement développées, ces rondeurs si pleines, ce galbe gras et comme ondoyant, ces mains trouées de fossettes, cette peau pulpeuse et nourrie, ce front plein de sentiments abondants où la lumière se traîne, cette chevelure si bien ménagée, si bien soignée, où d'étroites raies de chair blanche sont admirablement dessinées, et ces cols à plis superbes, ces nuques provoquantes où toutes les ressources de l'art sont déployées pour faire briller les oppositions entre les cheveux et les tons de la peau, pour mettre en relief toute l'insolence de la vie et de l'amour? Les brunes elles-mêmes prennent alors des teintes blondes, les couleurs d'ambre de la maturité. Puis ces femmes révèlent dans leurs sourires et déploient dans leurs paroles la science du monde: elles savent causer, elles vous livrent le monde entier pour vous faire sourire, elles ont des dignités et des fiertés sublimes, elles poussent des cris de désespoir à fendre l'âme, des adieux à l'amour qu'elles savent rendre inutiles et qui ravivent les passions; elles deviennent jeunes en variant les choses les plus désespérément simples; elles se font à tout moment relever de leur déchéance proclamée avec coquetterie, et l'ivresse causée par leurs triomphes est contagieuse; leurs dévouements sont absolus: elles vous écoutent, elles vous aiment enfin, elles se saisissent de l'amour comme le condamné à mort s'accroche aux plus petits détails de la vie, elles ressemblent à ces avocats qui plaident tout dans leurs causes sans ennuyer le tribunal, elles usent de tous leurs moyens, enfin on ne connaît l'amour absolu que par elles. Je ne crois pas qu'on puisse jamais les oublier, pas plus qu'on n'oublie ce qui est grand, sublime. Une jeune femme a mille distractions, ces femmes-là n'en ont aucune; elles n'ont plus ni amour-propre, ni vanité, ni petitesse; leur amour, c'est la Loire à son embouchure: il est immense, il est grossi de toutes les déceptions, de tous les affluents de la vie, et voilà pourquoi...... ma fille est muette, dit-il en voyant l'attitude extatique de mademoiselle des Touches qui serrait avec force la main de Calyste, peut-être pour le remercier d'avoir été l'occasion d'un pareil moment, d'un éloge si pompeux qu'elle ne put y voir aucun piége.
Pendant le reste de la soirée, Claude Vignon et Félicité furent étincelants d'esprit, racontèrent des anecdotes et peignirent le monde parisien à Calyste qui s'éprit de Claude, car l'esprit exerce ses séductions surtout sur les gens de cœur.
—Je ne serais pas étonné de voir débarquer demain la marquise de Rochegude et Conti, qui sans doute l'accompagne, dit Claude à la fin de la soirée. Quand j'ai quitté le Croisic, les marins avaient reconnu un petit bâtiment danois, suédois ou norwégien.
Cette phrase rosa les joues de l'impassible Camille. Ce soir, madame du Guénic attendit encore jusqu'à une heure du matin son fils, sans pouvoir comprendre ce qu'il faisait aux Touches, puisque Félicité ne l'aimait pas.
—Mais il les gêne, se disait cette adorable mère.—Qu'avez-vous donc tant dit? lui demanda-t-elle en le voyant entrer.
—Oh! ma mère, je n'ai jamais passé de soirée plus délicieuse. Le génie est une bien grande, bien sublime chose! Pourquoi ne m'as-tu pas donné du génie? Avec du génie on doit pouvoir choisir parmi les femmes celle qu'on aime, elle est forcément à vous.
—Mais tu es beau, mon Calyste.
—La beauté n'est bien placée que chez vous. D'ailleurs Claude Vignon est beau. Les hommes de génie ont des fronts lumineux, des yeux d'où jaillissent des éclairs; et moi, malheureux, je ne sais rien qu'aimer.
—On dit que cela suffit, mon ange, dit-elle en le baisant au front.
—Bien vrai?
—On me l'a dit, je ne l'ai jamais éprouvé.
Ce fut au tour de Calyste à baiser saintement la main de sa mère.
—Je t'aimerai pour tous ceux qui t'auraient adorée, lui dit-il.
—Cher enfant! c'est un peu ton devoir, tu as hérité de tous mes sentiments. Ne sois donc pas imprudent: tâche de n'aimer que de nobles femmes, s'il faut que tu aimes.
Quel est le jeune homme plein d'amour débordant et de vie contenue qui n'aurait eu l'idée victorieuse d'aller au Croisic voir débarquer madame de Rochegude, afin de pouvoir l'examiner incognito? Calyste surprit étrangement sa mère et son père, qui ne savaient rien de l'arrivée de la belle marquise, en partant dès le matin sans vouloir déjeuner. Dieu sait avec quelle agilité le Breton leva le pied! Il semblait qu'une force inconnue l'aidât, il se sentit léger, il se coula le long des murs des Touches pour n'être pas vu. Cet adorable enfant eut honte de son ardeur et peut-être une crainte horrible d'être plaisanté: Félicité, Claude Vignon étaient si perspicaces! Dans ces cas-là, d'ailleurs, les jeunes gens croient que leurs fronts sont diaphanes. Il suivit les détours du chemin à travers le dédale des marais salants, gagna les sables et les franchit comme d'un bond, malgré l'ardeur du soleil qui y pétillait. Il arriva près de la berge, consolidée par un empierrement, au pied de laquelle est une maison où les voyageurs trouvent un abri contre les orages, les vents de mer, la pluie et les ouragans. Il n'est pas toujours possible de traverser le petit bras de mer, il ne se trouve pas toujours des barques, et pendant le temps qu'elles mettent à venir du port il est souvent utile de tenir à couvert les chevaux, les ânes, les marchandises ou les bagages des passagers. De là, se découvrent la pleine mer et la ville du Croisic; de là, Calyste vit bientôt arriver deux barques pleines d'effets, de paquets, de coffres, sacs de nuit et caisses dont la forme et les dispositions annonçaient aux naturels du pays les choses extraordinaires qui ne pouvaient appartenir qu'à des voyageurs de distinction. Dans l'une des barques était une jeune femme, en chapeau de paille à voile vert, accompagnée d'un homme. Leur barque aborda la première. Calyste de tressaillir; mais à leur aspect il reconnut un domestique et une femme de chambre, il n'osa les questionner.
—Venez-vous au Croisic, monsieur Calyste? demandèrent les marins qui le connaissaient et auxquels il répondit par un signe de tête négatif, assez honteux d'avoir été nommé.
Calyste fut charmé à la vue d'une caisse couverte en toile goudronnée sur laquelle on lisait: MADAME LA MARQUISE DE ROCHEGUDE. Ce nom brillait à ses yeux comme un talisman, il y sentait je ne sais quoi de fatal; il savait, sans en pouvoir douter, qu'il aimerait cette femme; les plus petites choses qui la concernaient l'occupaient déjà, l'intéressaient et piquaient sa curiosité. Pourquoi? Dans le brûlant désert de ses désirs infinis et sans objet, la jeunesse n'envoie-t-elle pas toutes ses forces sur la première femme qui s'y présente? Béatrix avait hérité de l'amour que dédaignait Camille. Calyste regarda faire le débarquement, tout en jetant de temps en temps les yeux sur le Croisic, espérant voir une barque sortir du port, venir à ce petit promontoire où mugissait la mer, et lui montrer cette Béatrix déjà devenue dans sa pensée ce qu'était Béatrix pour Dante, une éternelle statue de marbre aux mains de laquelle il suspendrait ses fleurs et ses couronnes. Il demeurait les bras croisés, perdu dans les méditations de l'attente. Un fait digne de remarque, et qui cependant n'a point été remarqué, c'est comme nous soumettons souvent nos sentiments à une volonté, combien nous prenons une sorte d'engagement avec nous-mêmes, et comme nous créons notre sort: le hasard n'y a certes pas autant de part que nous le croyons.
—Je ne vois point les chevaux, dit la femme de chambre assise sur une malle.
—Et moi je ne vois pas de chemin frayé, dit le domestique.
—Il est cependant venu des chevaux ici, dit la femme de chambre en montrant les preuves de leur séjour. Monsieur, dit-elle en s'adressant à Calyste, est-ce bien là la route qui mène à Guérande?
—Oui, répondit-il. Qui donc attendez-vous?
—On nous a dit qu'on viendrait nous chercher des Touches. Si l'on tardait, je ne sais pas comment madame la marquise s'habillerait, dit-elle au domestique. Vous devriez aller chez mademoiselle des Touches. Quel pays de sauvages!
Calyste eut un vague soupçon de la fausseté de sa position.
—Votre maîtresse va donc aux Touches? demanda-t-il.
—Mademoiselle est venue ce matin à sept heures la chercher, répondit-elle. Ah! voici des chevaux...
Calyste se précipita vers Guérande avec la vitesse et la légèreté d'un chamois, en faisant un crochet de lièvre pour ne pas être reconnu par les gens des Touches; mais il en rencontra deux dans le chemin étroit des marais par où il passa.—Entrerai-je, n'entrerai-je pas? pensait-il en voyant poindre les pins des Touches. Il eut peur, il rentra penaud et contrit à Guérande, et se promena sur le mail, où il continua sa délibération. Il tressaillit en voyant les Touches, il en examinait les girouettes.—Elle ne se doute pas de mon agitation! se disait-il. Ses pensées capricieuses étaient autant de grappins qui s'enfonçaient dans son cœur et y attachaient la marquise. Calyste n'avait pas eu ces terreurs, ces joies d'avant-propos avec Camille: il l'avait rencontrée à cheval, et son désir était né comme à l'aspect d'une belle fleur qu'il eût voulu cueillir. Ces incertitudes composent comme des poèmes chez les âmes timides. Échauffées par les premières flammes de l'imagination, ces âmes se soulèvent, se courroucent, s'apaisent, s'animent tour à tour, et arrivent dans le silence et la solitude au plus haut degré de l'amour, avant d'avoir abordé l'objet de tant d'efforts. Calyste aperçut de loin sur le mail le chevalier du Halga qui se promenait avec mademoiselle de Pen-Hoël, il entendit prononcer son nom, il se cacha. Le chevalier et la vieille fille, se croyant seuls sur le mail, y parlaient à haute voix.
—Puisque Charlotte de Kergarouët vient, disait le chevalier, gardez-la trois ou quatre mois. Comment voulez-vous qu'elle soit coquette avec Calyste? elle ne reste jamais assez longtemps pour l'entreprendre; tandis qu'en se voyant tous les jours, ces deux enfants finiront par se prendre de belle passion, et vous les marierez l'hiver prochain. Si vous dites deux mots de vos intentions à Charlotte, elle en aura bientôt dit quatre à Calyste, et une jeune fille de seize ans aura certes raison d'une femme de quarante et quelques années.
Les deux vieilles gens se retournèrent pour revenir sur leurs pas; Calyste n'entendit plus rien, mais il avait compris l'intention de mademoiselle de Pen-Hoël. Dans la situation d'âme où il était, rien ne devait être plus fatal. Est-ce au milieu des espérances d'un amour préconçu qu'un jeune homme accepte pour femme une jeune fille imposée? Calyste, à qui Charlotte de Kergarouët était indifférente, se sentit disposé à la rebuter. Il était inaccessible aux considérations de fortune, il avait depuis son enfance accoutumé sa vie à la médiocrité de la maison paternelle, et d'ailleurs il ignorait les richesses de mademoiselle de Pen-Hoël en lui voyant mener une vie aussi pauvre que celle des du Guénic. Enfin, un jeune homme élevé comme l'était Calyste ne devait faire cas que des sentiments, et sa pensée tout entière appartenait à la marquise. Devant le portrait que lui avait dessiné Camille, qu'était la petite Charlotte? la compagne de son enfance qu'il traitait comme une sœur. Il ne revint au logis que vers cinq heures. Quand il entra dans la salle, sa mère lui tendit avec un sourire triste une lettre de mademoiselle des Touches.
«Mon cher Calyste, la belle marquise de Rochegude est venue, nous comptons sur vous pour fêter son arrivée. Claude, toujours railleur, prétend que vous serez Bice, et qu'elle sera Dante. Il y va de l'honneur de la Bretagne et des du Guénic de bien recevoir une Casteran. A bientôt donc.
»Votre ami,
»Camille Maupin.
»Venez sans cérémonie, comme vous serez; autrement nous serions ridicules.»
Calyste montra la lettre à sa mère et partit.
—Que sont les Casteran? demanda-t-elle au baron.
—Une vieille famille de Normandie, alliée à Guillaume-le-Conquérant, répondit-il. Ils portent tiercé en fasce d'azur, de gueules et de sable, au cheval élancé d'argent, ferré d'or.
—Et les Rochegude?
—Je ne connais pas ce nom, il faudrait voir leur blason, dit-il.
La baronne fut un peu moins inquiète en apprenant que la marquise Béatrix de Rochegude appartenait à une vieille maison; mais elle éprouva toujours une sorte d'effroi de savoir son fils exposé à de nouvelles séductions.
Calyste éprouvait en marchant des mouvements à la fois violents et doux; il avait la gorge serrée, le cœur gonflé, le cerveau troublé; la fièvre le dévorait. Il voulait ralentir sa marche, une force supérieure la précipitait toujours. Cette impétuosité des sens excitée par un vague espoir, tous les jeunes gens l'ont connue: un feu subtil flambe intérieurement, et fait rayonner autour d'eux comme ces nimbes peints autour des divins personnages dans les tableaux religieux, et à travers lesquels ils voient la nature embrasée et la femme radieuse. Ne sont-ils pas alors, comme les saints, pleins de foi, d'espérance, d'ardeur, de pureté? Le jeune Breton trouva la compagnie dans le petit salon de l'appartement de Camille. Il était alors environ six heures: le soleil en tombant répandait par la fenêtre ses teintes rouges, brisées dans les arbres; l'air était calme, il y avait dans le salon cette pénombre que les femmes aiment tant.
—Voici le député de la Bretagne, dit en souriant Camille Maupin à son amie en lui montrant Calyste quand il souleva la portière en tapisserie, il est exact comme un roi.
—Vous avez reconnu son pas, dit Claude Vignon à mademoiselle des Touches.
Calyste s'inclina devant la marquise qui le salua par un geste de tête, il ne l'avait pas regardée; il prit la main que lui tendait Claude Vignon et la serra.
—Voici le grand homme de qui nous vous avons tant parlé, Gennaro Conti, lui dit Camille sans répondre à Vignon.
Elle montrait à Calyste un homme de moyenne taille, mince et fluet, aux cheveux châtains, aux yeux presque rouges, au teint blanc et marqué de taches de rousseur, ayant tout à fait la tête si connue de lord Byron que la peinture en serait superflue, mais mieux portée peut-être. Conti était assez fier de cette ressemblance.
—Je suis enchanté, pour un jour que je passe aux Touches, de rencontrer monsieur, dit Gennaro.
—C'était à moi de dire cela de vous, répondit Calyste avec assez d'aisance.
—Il est beau comme un ange, dit la marquise à Félicité.
Placé entre le divan et les deux femmes, Calyste entendit confusément cette parole, quoique dite en murmurant et à l'oreille. Il s'assit dans un fauteuil et jeta sur la marquise quelques regards à la dérobée. Dans la douce lueur du couchant, il aperçut alors, jetée sur le divan comme si quelque statuaire l'y eût posée, une forme blanche et serpentine qui lui causa des éblouissements. Sans le savoir, Félicité, par sa description, avait bien servi son amie. Béatrix était supérieure au portrait peu flatté fait la veille par Camille. N'était-ce pas un peu pour le convive que Béatrix avait mis dans sa royale chevelure des touffes de bleuets qui faisaient valoir le ton pâle de ses boucles crêpées, arrangées pour accompagner sa figure en badinant le long des joues? Le tour de ses yeux, cerné par la fatigue, était semblable à la nacre la plus pure, la plus chatoyante, et son teint avait l'éclat de ses yeux. Sous la blancheur de sa peau, aussi fine que la pellicule satinée d'un œuf, la vie étincelait dans un sang bleuâtre. La délicatesse des traits était inouïe. Le front paraissait être diaphane. Cette tête suave et douce, admirablement posée sur un long col d'un dessin merveilleux, se prêtait aux expressions les plus diverses. La taille, à prendre avec les mains, avait un laisser-aller ravissant. Les épaules découvertes étincelaient dans l'ombre comme un camélia blanc dans une chevelure noire. La gorge, habilement présentée, mais couverte d'un fichu clair, laissait apercevoir deux contours d'une exquise mièvrerie. La robe de mousseline blanche semée de fleurs bleues, les grandes manches, le corsage à pointe et sans ceinture, les souliers à cothurnes croisés sur un bas de fil d'Écosse accusaient une admirable science de toilette. Deux boucles d'oreilles en filigrane d'argent, miracle d'orfévrerie génoise qui allait sans doute être à la mode, étaient parfaitement en harmonie avec le flou délicieux de cette blonde chevelure étoilée de bleuets. En un seul coup d'œil, l'avide regard de Calyste appréhenda ces beautés et les grava dans son âme. La blonde Béatrix et la brune Félicité eussent rappelé ces contrastes de keepsake si fort recherchés par les graveurs et les dessinateurs anglais. C'était la Force et la Faiblesse de la femme dans tous leurs développements, une parfaite antithèse. Ces deux femmes ne pouvaient jamais être rivales, elles avaient chacune leur empire. C'était une délicate pervenche ou un lis auprès d'un somptueux et brillant pavot rouge, une turquoise près d'un rubis. En un moment Calyste fut saisi d'un amour qui couronna l'œuvre secrète de ses espérances, de ses craintes, de ses incertitudes. Mademoiselle des Touches avait réveillé les sens, Béatrix enflammait le cœur et la pensée. Le jeune Breton sentait en lui-même s'élever une force à tout vaincre, à ne rien respecter. Aussi jeta-t-il sur Conti le regard envieux, haineux, sombre et craintif de la rivalité qu'il n'avait jamais eue pour Claude Vignon. Calyste employa toute son énergie à se contenir, en pensant néanmoins que les Turcs avaient raison d'enfermer les femmes, et qu'il devait être défendu à de belles créatures de se montrer dans leurs irritantes coquetteries à des jeunes gens embrasés d'amour. Ce fougueux ouragan s'apaisait dès que les yeux de Béatrix s'abaissaient sur lui et que sa douce parole se faisait entendre; déjà le pauvre enfant la redoutait à l'égal de Dieu. On sonna le dîner.
—Calyste, donnez le bras à la marquise, dit mademoiselle des Touches en prenant Conti à sa droite, Vignon à sa gauche, et se rangeant pour laisser passer le jeune couple.
Descendre ainsi le vieil escalier des Touches était pour Calyste comme une première bataille: le cœur lui faillit, il ne trouvait rien à dire, une petite sueur emperlait son front et lui mouillait le dos; son bras tremblait si fort qu'à la dernière marche la marquise lui dit:—Qu'avez-vous?
—Mais, répondit-il d'une voix étranglée, je n'ai jamais vu de ma vie une femme aussi belle que vous, excepté ma mère, et je ne suis pas maître de mes émotions.
—N'avez-vous pas ici Camille Maupin?
—Ah! quelle différence! dit naïvement Calyste.
—Bien, Calyste, lui souffla Félicité dans l'oreille, quand je vous le disais que vous m'oublieriez comme si je n'avais pas existé. Mettez-vous là, près d'elle, à sa droite, et Vignon à sa gauche. Quant à toi, Gennaro, je te garde, ajouta-t-elle en riant, nous surveillerons ses coquetteries.
L'accent particulier que mit Camille à ce mot frappa Claude, qui lui jeta ce regard sournois et quasi distrait par lequel se trahit en lui l'observation. Il ne cessa d'examiner mademoiselle des Touches pendant tout le dîner.
—Des coquetteries, répondit la marquise en se dégantant et montrant ses magnifiques mains, il y a de quoi. J'ai d'un côté, dit-elle en montrant Claude, un poète, et de l'autre la poésie.
Gennaro Conti jeta sur Calyste un regard plein de flatteries. Aux lumières, Béatrix parut encore plus belle: les blanches clartés des bougies produisaient des luisants satinés sur son front, allumaient des paillettes dans ses yeux de gazelle et passaient à travers ses boucles soyeuses en les brillantant et y faisant resplendir quelques fils d'or. Elle rejeta son écharpe de gaze en arrière par un geste gracieux, et se découvrit le col. Calyste aperçut alors une nuque délicate et blanche comme du lait, creusée par un sillon vigoureux qui se séparait en deux ondes perdues vers chaque épaule avec une moelleuse et décevante symétrie. Ces changements à vue que se permettent les femmes produisent peu d'effet dans le monde où tous les regards sont blasés, mais ils font de cruels ravages sur les âmes neuves comme était celle de Calyste. Ce col, si dissemblable de celui de Camille, annonçait chez Béatrix un tout autre caractère. Là se reconnaissaient l'orgueil de la race, une ténacité particulière à la noblesse, et je ne sais quoi de dur dans cette double attache, qui peut-être est le dernier vestige de la force des anciens conquérants.
Calyste eut mille peines à paraître manger, il éprouvait des mouvements nerveux qui lui ôtaient la faim. Comme chez tous les jeunes gens, la nature était en proie aux convulsions qui précèdent le premier amour et le gravent si profondément dans l'âme. A cet âge, l'ardeur du cœur, contenue par l'ardeur morale, amène un combat intérieur qui explique la longue hésitation respectueuse, les profondes méditations de tendresse, l'absence de tout calcul, attraits particuliers aux jeunes gens dont le cœur et la vie sont purs. En étudiant, quoique à la dérobée, afin de ne pas éveiller les soupçons du jaloux Gennaro, les détails qui rendent la marquise de Rochegude si noblement belle, Calyste fut bientôt opprimé par la majesté de la femme aimée: il se sentit rapetissé par la hauteur de certains regards, par l'attitude imposante de ce visage où débordaient les sentiments aristocratiques, par une certaine fierté que les femmes font exprimer à de légers mouvements, à des airs de tête, à d'admirables lenteurs de geste, et qui sont des effets moins plastiques, moins étudiés qu'on ne le pense. Ces mignons détails de leur changeante physionomie correspondent aux délicatesses, aux mille agitations de leurs âmes. Il y a du sentiment dans toutes ces expressions. La fausse situation où se trouvait Béatrix lui commandait de veiller sur elle-même, de se rendre imposante sans être ridicule, et les femmes du grand monde savent toutes atteindre à ce but, l'écueil des femmes vulgaires. Aux regards de Félicité, Béatrix devina l'adoration intérieure qu'elle inspirait à son voisin et qu'il était indigne d'elle d'encourager, elle jeta donc sur Calyste en temps opportun un ou deux regards répressifs qui tombèrent sur lui comme des avalanches de neige. L'infortuné se plaignit à mademoiselle des Touches par un regard où se devinaient des larmes gardées sur le cœur avec une énergie surhumaine, et Félicité lui demanda d'une voix amicale pourquoi il ne mangeait rien. Calyste se bourra par ordre et eut l'air de prendre part à la conversation. Être importun au lieu de plaire, cette idée insoutenable lui martelait la cervelle. Il devint d'autant plus honteux qu'il aperçut derrière la chaise de la marquise le domestique qu'il avait vu le matin sur la jetée, et qui, sans doute parlerait de sa curiosité. Contrit ou heureux, madame de Rochegude ne fit aucune attention à son voisin. Mademoiselle des Touches l'ayant mise sur son voyage d'Italie, elle trouva moyen de raconter spirituellement la passion à brûle-pourpoint dont l'avait honorée un diplomate russe à Florence, en se moquant des petits jeunes gens qui se jetaient sur les femmes comme des sauterelles sur la verdure. Elle fit rire Claude Vignon, Gennaro, Félicité elle-même, quoique ces traits moqueurs atteignissent au cœur de Calyste, qui, au travers du bourdonnement qui retentissait à ses oreilles et dans sa cervelle, n'entendit que des mots. Le pauvre enfant ne se jurait pas à lui-même, comme certains entêtés, d'obtenir cette femme à tout prix; non, il n'avait point de colère, il souffrait. Quand il aperçut chez Béatrix une intention de l'immoler aux pieds de Gennaro, il se dit: Que je lui serve à quelque chose! et se laissa maltraiter avec une douceur d'agneau.
—Vous qui admirez tant la poésie, dit Claude Vignon à la marquise, comment l'accueillez-vous aussi mal? Ces naïves admirations, si jolies dans leur expression, sans arrière-pensée et si dévouées, n'est-ce pas la poésie du cœur? Avouez-le, elles vous laissent un sentiment de plaisir et de bien-être.
—Certes, dit-elle; mais nous serions bien malheureuses et surtout bien indignes, si nous cédions à toutes les passions que nous inspirons.
—Si vous ne choisissiez pas, dit Conti, nous ne serions pas si fiers d'être aimés.
—Quand serai-je choisi et distingué par une femme? se demanda Calyste qui réprima difficilement une émotion cruelle. Il rougit alors comme un malade sur la plaie duquel un doigt s'est par mégarde appuyé. Mademoiselle des Touches fut frappée de l'expression qui se peignit sur la figure de Calyste, et tâcha de le consoler par un regard plein de sympathie. Ce regard, Claude Vignon le surprit. Dès ce moment, l'écrivain devint d'une gaieté qu'il répandit en sarcasmes: il soutint à Béatrix que l'amour n'existait que par le désir, que la plupart des femmes se trompaient en aimant, qu'elles aimaient pour des raisons très-souvent inconnues aux hommes et à elles-mêmes, qu'elles voulaient quelquefois se tromper, que la plus noble d'entre elles était encore artificieuse.
—Tenez-vous-en aux livres, ne critiquez pas nos sentiments, dit Camille en lui lançant un regard impérieux.
Le dîner cessa d'être gai. Les moqueries de Claude Vignon avaient rendu les deux femmes pensives. Calyste sentait une souffrance horrible au milieu du bonheur que lui causait la vue de Béatrix. Conti cherchait dans les yeux de la marquise à deviner ses pensées. Quand le dîner fut fini, mademoiselle des Touches prit le bras de Calyste, donna les deux autres hommes à la marquise et les laissa aller en avant afin de pouvoir dire au jeune Breton:—Mon cher enfant, si la marquise vous aime, elle jettera Conti par les fenêtres; mais vous vous conduisez en ce moment de manière à resserrer leurs liens. Quand elle serait ravie de vos adorations, doit-elle y faire attention? Possédez-vous.
—Elle a été dure pour moi, elle ne m'aimera point, dit Calyste, et si elle ne m'aime pas, j'en mourrai.
—Mourir?... vous! mon cher Calyste, dit Camille, vous êtes un enfant. Vous ne seriez donc pas mort pour moi?
—Vous vous êtes faite mon amie, répondit-il.
Après les causeries qu'engendre toujours le café, Vignon pria Conti de chanter un morceau. Mademoiselle des Touches se mit au piano. Camille et Gennaro chantèrent le Dunque il mio bene tu mia sarai, le dernier duo de Roméo et Juliette de Zingarelli, l'une des pages les plus pathétiques de la musique moderne. Le passage Di tanti palpiti exprime l'amour dans toute sa grandeur. Calyste, assis dans le fauteuil où Félicité lui avait raconté l'histoire de la marquise, écoutait religieusement. Béatrix et Vignon étaient chacun d'un côté du piano. La voix sublime de Conti savait se marier à celle de Félicité. Tous deux avaient souvent chanté ce morceau, et ils en connaissaient les ressources et s'entendaient à merveille pour les faire valoir. Ce fut en ce moment, ce que le musicien a voulu créer, un poème de mélancolie divine, les adieux de deux cygnes à la vie. Quand le duo fut terminé, chacun était en proie à des sensations qui ne s'expriment point par de vulgaires applaudissements.
—Ah! la musique est le premier des arts! s'écria la marquise.
—Camille place en avant la jeunesse et la beauté, la première de toutes les poésies, dit Claude Vignon.
Mademoiselle des Touches regarda Claude en dissimulant une vague inquiétude. Béatrix, ne voyant point Calyste, tourna la tête comme pour savoir quel effet cette musique lui faisait éprouver, moins par intérêt pour lui que pour la satisfaction de Conti: elle aperçut dans l'embrasure un visage blanc couvert de grosses larmes. A cet aspect, comme si quelque vive douleur l'eût atteinte, elle détourna promptement la tête et regarda Gennaro. Non-seulement la musique s'était dressée devant Calyste, l'avait touché de sa baguette divine, l'avait lancé dans la création et lui en avait dépouillé les voiles, mais encore il était abasourdi du génie de Conti. Malgré ce que Camille Maupin lui avait dit de son caractère, il lui croyait alors une belle âme, un cœur plein d'amour. Comment lutter avec un pareil artiste? comment une femme ne l'adorerait-elle pas toujours? Ce chant entrait dans l'âme comme une autre âme. Le pauvre enfant était autant accablé par la poésie que par le désespoir: il se trouvait être si peu de chose! Cette accusation ingénue de son néant se lisait mêlée à son admiration. Il ne s'aperçut pas du geste de Béatrix, qui, ramenée vers Calyste par la contagion des sentiments vrais, le montra par un signe à mademoiselle des Touches.
—Oh! l'adorable cœur! dit Félicité. Conti, vous ne recueillerez jamais d'applaudissements qui vaillent l'hommage de cet enfant. Chantons alors un trio. Béatrix, ma chère, venez?
Quand la marquise, Camille et Conti se mirent au piano, Calyste se leva doucement à leur insu, se jeta sur un des sofas de la chambre à coucher dont la porte était ouverte, et y demeura plongé dans son désespoir.
—Qu'avez-vous, mon enfant? lui dit Claude, qui se coula silencieusement auprès de Calyste, et lui prit la main. Vous aimez, vous vous croyez dédaigné; mais il n'en est rien. Dans quelques jours vous aurez le champ libre ici, vous y régnerez, vous serez aimé par plus d'une personne; enfin, si vous savez vous bien conduire, vous y serez comme un sultan.
—Que me dites-vous? s'écria Calyste en se levant et entraînant par un geste Claude dans la bibliothèque. Qui m'aime ici?
—Camille, répondit Claude.
—Camille m'aimerait! demanda Calyste. Eh! bien, vous?
—Moi, reprit Claude, moi... Il ne continua pas. Il s'assit et s'appuya la tête avec une profonde mélancolie sur un coussin.—Je suis ennuyé de la vie et je n'ai pas le courage de la quitter, dit-il après un moment de silence. Je voudrais m'être trompé dans ce que je viens de vous dire; mais depuis quelques jours plus d'une clarté vive a lui. Je ne me suis pas promené dans les roches du Croisic pour mon plaisir. L'amertume de mes paroles à mon retour, quand je vous ai trouvé causant avec Camille, prenait sa source au fond de mon amour-propre blessé. Je m'expliquerai tantôt avec Camille. Deux esprits aussi clairvoyants que le sien et le mien ne sauraient se tromper. Entre deux duellistes de profession, le combat n'est pas de longue durée. Aussi puis-je d'avance vous annoncer mon départ. Oui, je quitterai les Touches, demain peut-être, avec Conti. Certes il s'y passera, quand nous n'y serons plus, d'étranges, de terribles choses peut-être et j'aurai le regret de ne pas assister à ces débats de passion si rares en France et si dramatiques. Vous êtes bien jeune pour une lutte si dangereuse: vous m'intéressez. Sans le profond dégoût que m'inspirent les femmes, je resterais pour vous aider à jouer cette partie: elle est difficile, vous pouvez la perdre, vous avez affaire à deux femmes extraordinaires, et vous êtes déjà trop amoureux de l'une pour vous servir de l'autre. Béatrix doit avoir de l'obstination dans le caractère, et Camille a de la grandeur. Peut-être, comme une chose frêle et délicate, serez-vous brisé entre ces deux écueils, entraîné par les torrents de la passion. Prenez garde.
La stupéfaction de Calyste en entendant ces paroles permit à Claude Vignon de les dire et de quitter le jeune Breton, qui demeura comme un voyageur à qui, dans les Alpes, un guide a démontré la profondeur d'un abîme en y jetant une pierre. Apprendre de la bouche même de Claude que lui, Calyste, était aimé de Camille au moment où il se sentait amoureux de Béatrix pour toute sa vie! il y avait dans cette situation un poids trop fort pour une jeune âme si naïve. Pressé par un regret immense qui l'accablait dans le passé, tué dans le présent par la difficulté de sa position entre Béatrix qu'il aimait, entre Camille qu'il n'aimait plus et par laquelle Claude le disait aimé, le pauvre enfant se désespérait, il demeurait indécis, perdu dans ses pensées. Il cherchait inutilement les raisons qu'avait eues Félicité de rejeter son amour et de courir à Paris y chercher Claude Vignon. Par moments la voix de Béatrix arrivait pure et fraîche à ses oreilles et lui causait ces émotions violentes qu'il avait évitées en quittant le petit salon. A plusieurs reprises il ne s'était plus senti maître de réprimer une féroce envie de la saisir et de l'emporter. Qu'allait-il devenir? Reviendrait-il aux Touches? En se sachant aimé de Camille, comment pourrait-il y adorer Béatrix? Il ne trouvait aucune solution à ces difficultés. Insensiblement le silence régna dans la maison. Il entendit sans y faire attention le bruit de plusieurs portes qui se fermaient. Puis tout à coup il compta les douze coups de minuit à la pendule de la chambre voisine, où la voix de Camille et celle de Claude le réveillèrent de l'engourdissante contemplation de son avenir et où brillait une lumière au milieu des ténèbres. Avant qu'il se montrât, il put écouter de terribles paroles prononcées par Vignon.
—Vous êtes arrivée à Paris éperdument amoureuse de Calyste, disait-il à Félicité; mais vous étiez épouvantée des suites d'une semblable passion à votre âge: elle vous menait dans un abîme, dans un enfer, au suicide peut-être! L'amour ne subsiste qu'en se croyant éternel, et vous aperceviez à quelques pas dans votre vie une séparation horrible: le dégoût et la vieillesse terminant bientôt un poème sublime. Vous vous êtes souvenue d'Adolphe, épouvantable dénouement des amours de madame de Staël et de Benjamin Constant, qui cependant étaient bien plus en rapport d'âge que vous ne l'êtes avec Calyste. Vous m'avez alors pris comme on prend des fascines pour élever des retranchements entre les ennemis et soi. Mais, si vous vouliez me faire aimer les Touches, n'était-ce pas pour y passer vos jours dans l'adoration secrète de votre Dieu? Pour accomplir votre plan, à la fois ignoble et sublime, vous deviez chercher un homme vulgaire ou un homme si préoccupé par de hautes pensées qu'il pût être facilement trompé. Vous m'avez cru simple, facile à abuser comme un homme de génie. Il paraît que je suis seulement un homme d'esprit: je vous ai devinée. Quand hier je vous ai fait l'éloge des femmes de votre âge en vous expliquant pourquoi Calyste vous aimait, croyez-vous que j'aie pris pour moi vos regards ravis, brillants, enchantés? N'avais-je pas déjà lu dans votre âme? Les yeux étaient bien tournés sur moi, mais le cœur battait pour Calyste. Vous n'avez jamais été aimée, ma pauvre Maupin, et vous ne le serez jamais après vous être refusé le beau fruit que le hasard vous a offert aux portes de l'enfer des femmes, et qui tournent sur leurs gonds poussées par le chiffre 50!
—Pourquoi l'amour m'a-t-il donc fuie, dit-elle d'une voix altérée, dites-le-moi, vous qui savez tout?...
—Mais vous n'êtes pas aimable, reprit-il, vous ne vous pliez pas à l'amour, il doit se plier à vous. Vous pourrez peut-être vous adonner aux malices et à l'entrain des gamins; mais vous n'avez pas d'enfance au cœur, il y a trop de profondeur dans votre esprit, vous n'avez jamais été naïve, et vous ne commencerez pas à l'être aujourd'hui. Votre grâce vient du mystère, elle est abstraite et non active. Enfin votre force éloigne les gens très forts qui prévoient une lutte. Votre puissance peut plaire à de jeunes âmes qui, semblables à celle de Calyste, aiment à être protégées: mais, à la longue, elle fatigue. Vous êtes grande et sublime: subissez les inconvénients de ces deux qualités, elles ennuient.
—Quel arrêt! s'écria Camille. Ne puis-je être femme, suis-je une monstruosité?
—Peut-être, dit Claude.
—Nous verrons, s'écria la femme piquée au vif.
—Adieu, ma chère, demain je pars. Je ne vous en veux pas, Camille: je vous trouve la plus grande des femmes; mais si je continuais à vous servir de paravent ou d'écran, dit Claude avec deux savantes inflexions de voix, vous me mépriseriez singulièrement. Nous pouvons nous quitter sans chagrin ni remords: nous n'avons ni bonheur à regretter ni espérances déjouées. Pour vous, comme pour quelques hommes de génie infiniment rares, l'amour n'est pas ce que la nature l'a fait: un besoin impérieux à la satisfaction duquel elle attache de vifs mais de passagers plaisirs, et qui meurt; vous le voyez tel que l'a créé le christianisme: un royaume idéal, plein de sentiments nobles, de grandes petitesses, de poésies, de sensations spirituelles, de dévouements, de fleurs morales, d'harmonies enchanteresses, et situé bien au-dessus des grossièretés vulgaires, mais où vont deux créatures réunies en un ange, enlevées par les ailes du plaisir. Voilà ce que j'espérais, je croyais saisir une des clefs qui nous ouvrent la porte fermée pour tant de gens et par laquelle on s'élance dans l'infini. Vous y étiez déjà vous! Ainsi vous m'avez trompé. Je retourne à la misère, dans ma vaste prison de Paris. Il m'aurait suffi de cette tromperie au commencement de ma carrière pour me faire fuir les femmes: aujourd'hui, elle met dans mon âme un désenchantement qui me plonge à jamais dans une solitude épouvantable, je m'y trouverai sans la foi qui aidait les pères à la peupler d'images sacrées. Voilà, ma chère Camille, où nous mène la supériorité de l'esprit: nous pouvons chanter tous deux l'hymne horrible qu'Alfred de Vigny met dans la bouche de Moïse parlant à Dieu:
Seigneur, vous m'avez fait puissant et solitaire!
En ce moment Calyste parut.
—Je ne dois pas vous laisser ignorer que je suis là, dit-il.
Mademoiselle des Touches exprima la plus vive crainte, une rougeur subite colora son visage impassible d'un ton de feu. Pendant toute cette scène, elle demeura plus belle qu'en aucun moment de sa vie.
—Nous vous avions cru parti, Calyste, dit Claude; mais cette indiscrétion involontaire de part et d'autre est sans danger: peut-être serez-vous plus à votre aise aux Touches en connaissant Félicité tout entière. Son silence annonce que je ne me suis point trompé sur le rôle qu'elle me destinait. Elle vous aime, comme je vous le disais, mais elle vous aime pour vous et non pour elle, sentiment que peu de femmes sont capables de concevoir et d'embrasser: peu d'entre elles connaissent la volupté des douleurs entretenues par le désir, c'est une des magnifiques passions réservées à l'homme; mais elle est un peu homme! dit-il en raillant. Votre passion pour Béatrix la fera souffrir et la rendra heureuse tout à la fois.
Des larmes vinrent aux yeux de mademoiselle des Touches, qui n'osait regarder ni le terrible Claude Vignon ni l'ingénu Calyste. Elle était effrayée d'avoir été comprise, elle ne croyait pas qu'il fût possible à un homme, quelle que fût sa portée, de deviner une délicatesse si cruelle, un héroïsme aussi élevé que l'était le sien. En la trouvant si humiliée de voir ses grandeurs dévoilées, Calyste partagea l'émotion de cette femme qu'il avait mise si haut, et qu'il contemplait abattue. Calyste se jeta, par un mouvement irrésistible, aux pieds de Camille, et lui baisa les mains en y cachant son visage couvert de pleurs.
—Claude, dit-elle, ne m'abandonnez pas, que deviendrais-je?
—Qu'avez-vous à craindre? répondit le critique. Calyste aime déjà la marquise comme un fou. Certes, vous ne sauriez trouver une barrière plus forte entre vous et lui que cet amour excité par vous-même. Cette passion me vaut bien. Hier, il y avait du danger pour vous et pour lui; mais aujourd'hui tout vous sera bonheur maternel, dit-il en lui lançant un regard railleur. Vous serez fière de ses triomphes.
Mademoiselle des Touches regarda Calyste, qui, sur ce mot, avait relevé la tête par un mouvement brusque. Claude Vignon, pour toute vengeance, prenait plaisir à voir la confusion de Calyste et de Félicité.
—Vous l'avez poussé vers madame de Rochegude, reprit Claude Vignon, il est maintenant sous le charme. Vous avez creusé vous-même votre tombe. Si vous vous étiez confiée à moi, vous eussiez évité les malheurs qui vous attendent.
—Des malheurs! s'écria Camille Maupin en prenant la tête de Calyste et l'élevant jusqu'à elle et la baisant dans les cheveux et y versant d'abondantes larmes. Non, Calyste, vous oublierez tout ce que vous venez d'entendre, vous me compterez pour rien!
Elle se leva, se dressa devant ces deux hommes et les terrassa par les éclairs que lancèrent ses yeux où brilla toute son âme.
—Pendant que Claude parlait, reprit-elle, j'ai conçu la beauté, la grandeur d'un amour sans espoir, n'est-ce pas le seul sentiment qui nous approche de Dieu? Ne m'aime pas, Calyste, moi je t'aimerai comme aucune femme n'aimera!
Ce fut le cri le plus sauvage que jamais un aigle blessé ait poussé dans son aire. Claude fléchit le genou, prit la main de Félicité et la lui baisa.
—Quittez-nous, mon ami, dit mademoiselle des Touches au jeune homme, votre mère pourrait être inquiète.
Calyste revint à Guérande à pas lents en se retournant pour voir la lumière qui brillait aux croisées de l'appartement de Béatrix. Il fut surpris lui-même de ressentir peu de compassion pour Camille, il lui en voulait presque d'avoir été privé de quinze mois de bonheur. Puis parfois il éprouvait en lui-même les tressaillements que Camille venait de lui causer, il sentait dans ses cheveux les larmes qu'elle y avait laissées, il souffrait de sa souffrance, il croyait entendre les gémissements que poussait sans doute cette grande femme, tant désirée quelques jours auparavant. En ouvrant la porte du logis paternel où régnait un profond silence, il aperçut par la croisée, à la lueur de cette lampe d'une si naïve construction, sa mère qui travaillait en l'attendant. Des larmes mouillèrent les yeux de Calyste à cet aspect.
—Que t'est-il donc encore arrivé? demanda Fanny dont le visage exprimait une horrible inquiétude.
Pour toute réponse, Calyste prit sa mère dans ses bras et la baisa sur les joues, au front, dans les cheveux, avec une de ces effusions passionnées qui ravissent les mères et les pénètrent des subtiles flammes de la vie qu'elles ont donnée.
—C'est toi que j'aime, dit Calyste à sa mère presque honteuse et rougissant, toi qui ne vis que pour moi, toi que je voudrais rendre heureuse.
—Mais tu n'es pas dans ton assiette ordinaire, mon enfant, dit la baronne en contemplant son fils. Que t'est-il arrivé?
—Camille m'aime, et je ne l'aime plus, dit-il.
La baronne attira Calyste à elle, le baisa sur le front, et Calyste entendit dans le profond silence de cette vieille salle brune et tapissée les coups d'une vive palpitation au cœur de sa mère. L'Irlandaise était jalouse de Camille, et pressentait la vérité. Cette mère avait, en attendant son fils toutes les nuits, creusé la passion de cette femme; elle avait, conduite par les lueurs d'une méditation obstinée, pénétré dans le cœur de Camille, et, sans pouvoir se l'expliquer, elle avait imaginé chez cette fille une fantaisie de maternité. Le récit de Calyste épouvanta cette mère simple et naïve.
—Hé! bien, dit-elle après une pause, aime madame de Rochegude, elle ne me causera pas de chagrin.
Béatrix n'était pas libre, elle ne dérangeait aucun des projets formés pour le bonheur de Calyste, du moins Fanny le croyait, elle voyait une espèce de belle-fille à aimer, et non une autre mère à combattre.
—Mais Béatrix ne m'aimera pas! s'écria Calyste.
—Peut-être, répondit la baronne d'un air fin. Ne m'as-tu pas dit qu'elle allait être seule demain?
—Oui.
—Eh! bien, mon enfant, ajouta la mère en rougissant. La jalousie est au fond de tous nos cœurs, et je ne savais pas la trouver un jour au fond du mien, car je ne croyais pas qu'on dût me disputer l'affection de mon Calyste! Elle soupira. Je croyais, dit-elle, que le mariage serait pour toi ce qu'il a été pour moi. Quelles lueurs tu as jetées dans mon âme depuis deux mois! de quels reflets se colore ton amour si naturel, pauvre ange! Eh! bien, aie l'air de toujours aimer ta mademoiselle des Touches, la marquise en sera jalouse et tu l'auras.
—Oh! ma bonne mère, Camille ne m'aurait pas dit cela! s'écria Calyste en tenant sa mère par la taille et la baisant sur le cou.
—Tu me rends bien perverse, mauvais enfant, dit-elle tout heureuse du visage radieux que l'espérance faisait à son fils qui monta gaiement l'escalier de la tourelle.
Le lendemain matin, Calyste dit à Gasselin d'aller se mettre en sentinelle sur le chemin de Guérande à Saint-Nazaire, de guetter au passage la voiture de mademoiselle des Touches et de compter les personnes qui s'y trouveraient. Gasselin revint au moment où toute la famille était réunie et déjeunait.
—Qu'arrive-t-il? dit mademoiselle du Guénic, Gasselin court comme s'il y avait le feu dans Guérande.
—Il aurait pris le mulot, dit Mariotte qui apportait le café, le lait et les rôties.
—Il vient de la ville et non du jardin, répondit mademoiselle du Guénic.
—Mais le mulot a son trou derrière le mur, du côté de la place, dit Mariotte.
—Monsieur le chevalier, ils étaient cinq, quatre dedans et le cocher.
—Deux dames au fond? dit Calyste.
—Et deux messieurs, devant, reprit Gasselin.
—Selle le cheval de mon père, cours après, arrive à Saint-Nazaire au moment où le bateau part pour Paimbœuf, et si les deux hommes s'embarquent, accours me le dire à bride abattue.
Gasselin sortit.
—Mon neveu, vous avez le diable au corps, dit la vieille Zéphirine.
—Laissez-le donc s'amuser, ma sœur, s'écria le baron, il était triste comme un hibou, le voilà gai comme un pinson.
—Vous lui avez peut-être dit que notre chère Charlotte arrive, s'écria la vieille fille en se tournant vers sa belle-sœur.
—Non, répondit la baronne.
—Je croyais qu'il voulait aller au-devant d'elle, dit malicieusement mademoiselle du Guénic.
—Si Charlotte reste trois mois chez sa tante, il a bien le temps de la voir, répondit la baronne.
—Oh! ma sœur, que s'est-il donc passé depuis hier? demanda la vieille fille. Vous étiez si heureuse de savoir que mademoiselle de Pen-Hoël allait ce matin nous chercher sa nièce.
—Jacqueline veut me faire épouser Charlotte pour m'arracher à la perdition, ma tante, dit Calyste en riant et lançant à sa mère un coup d'œil d'intelligence. J'étais sur le mail quand mademoiselle de Pen-Hoël parlait à monsieur du Halga, mais elle n'a pas pensé que ce serait une bien plus grande perdition pour moi de me marier à mon âge.
—Il est écrit là-haut, s'écria la vieille fille en interrompant Calyste, que je ne mourrai ni tranquille ni heureuse. J'aurais voulu voir notre famille continuée, et quelques-unes de nos terres rachetées, il n'en sera rien. Peux-tu, mon beau neveu, mettre quelque chose en balance avec de tels devoirs?
—Mais, dit le baron, est-ce que mademoiselle des Touches empêchera Calyste de se marier quand il le faudra? Je dois l'aller voir.
—Je puis vous assurer, mon père, que Félicité ne sera jamais un obstacle à mon mariage.
—Je n'y vois plus clair, dit la vieille aveugle qui ne savait rien de la subite passion de son neveu pour la marquise de Rochegude.
La mère garda le secret à son fils; en cette matière le silence est instinctif chez toutes les femmes. La vieille fille tomba dans une profonde méditation, écoutant de toutes ses forces, épiant les voix et le bruit pour pouvoir deviner le mystère qu'on lui cachait. Gasselin arriva bientôt, et dit à son jeune maître qu'il n'avait pas eu besoin d'aller à Saint-Nazaire pour savoir que mademoiselle des Touches et son amie reviendraient seules, il l'avait appris en ville chez Bernus, le messager qui s'était chargé des paquets des deux messieurs.
—Elles seront seules au retour, s'écria Calyste. Selle mon cheval.
Au ton de son jeune maître, Gasselin crut qu'il y avait quelque chose de grave; il alla seller les deux chevaux, chargea les pistolets sans rien dire à personne, et s'habilla pour suivre Calyste. Calyste était si content de savoir Claude et Gennaro partis, qu'il ne songeait pas à la rencontre qu'il allait faire à Saint-Nazaire, il ne pensait qu'au plaisir d'accompagner la marquise; il prenait les mains de son vieux père et les lui serrait tendrement, il embrassait sa mère, il serrait sa vieille tante par la taille.
—Enfin, je l'aime mieux ainsi que triste, dit la vieille Zéphirine.
—Où vas-tu, chevalier? lui dit son père.
—A Saint-Nazaire.
—Peste! Et à quand le mariage? dit le baron qui crut son fils empressé de revoir Charlotte de Kergarouët. Il me tarde d'être grand-père, il est temps.
Quand Gasselin se montra dans l'intention assez évidente d'accompagner Calyste, le jeune homme pensa qu'il pourrait revenir dans la voiture de Camille avec Béatrix en laissant son cheval à Gasselin, et il lui frappa sur l'épaule en disant:—Tu as eu de l'esprit.
—Je le crois bien, répondit Gasselin.
—Mon garçon, dit le père en venant avec Fanny jusqu'à la tribune du perron, ménage les chevaux, ils auront douze lieues à faire.
Calyste partit après avoir échangé le plus pénétrant regard avec sa mère.
—Cher trésor, dit-elle en lui voyant courber la tête sous le cintre de la porte d'entrée.
—Que Dieu le protége! répondit le baron, car nous ne le referions pas.
Ce mot assez dans le ton grivois des gentilshommes de province fit frissonner la baronne.
—Mon neveu n'aime pas assez Charlotte pour aller au-devant d'elle, dit la vieille fille à Mariotte qui ôtait le couvert.
—Il est arrivé une grande dame, une marquise aux Touches, et il court après! Bah! c'est de son âge, dit Mariotte.
—Elles nous le tueront, dit mademoiselle du Guénic.
—Ça ne le tuera pas, mademoiselle; au contraire, répondit Mariotte qui paraissait heureuse du bonheur de Calyste.
Calyste allait d'un train à crever son cheval, lorsque Gasselin demanda fort heureusement à son maître s'il voulait arriver avant le départ du bateau, ce qui n'était nullement son dessein; il ne désirait se faire voir ni à Conti ni à Claude. Le jeune homme ralentit alors le pas de son cheval, et se mit à regarder complaisamment les doubles raies tracées par les roues de la calèche sur les parties sablonneuses de la route. Il était d'une gaieté folle à cette seule pensée: elle a passé par là, elle reviendra par là, ses regards se sont arrêtés sur ces bois, sur ces arbres!—Le charmant chemin, dit-il à Gasselin.
—Ah! monsieur, la Bretagne est le plus beau pays du monde, répondit le domestique. Y a-t-il autre part des fleurs dans les haies et des chemins frais qui tournent comme celui-là?
—Dans aucun pays, Gasselin.
—Voilà la voiture à Bernus, dit Gasselin.
—Mademoiselle de Pen-Hoël et sa nièce y seront: cachons-nous, dit Calyste.
—Ici, monsieur. Êtes-vous fou? Nous sommes dans les sables.
La voiture, qui montait en effet une côte assez sablonneuse au-dessus de Saint-Nazaire, apparut aux regards de Calyste dans la naïve simplicité de sa construction bretonne. Au grand étonnement de Calyste, la voiture était pleine.
—Nous avons laissé mademoiselle de Pen-Hoël, sa sœur et sa nièce, qui se tourmentent; toutes les places étaient prises par la douane, dit le conducteur à Gasselin.
—Je suis perdu! s'écria Calyste.
En effet la voiture était remplie d'employés qui sans doute allaient relever ceux des marais salants. Quand Calyste arriva sur la petite esplanade qui tourne autour de l'église de Saint-Nazaire, et d'où l'on découvre Paimbœuf et la majestueuse embouchure de la Loire luttant avec la mer, il y trouva Camille et la marquise agitant leurs mouchoirs pour dire un dernier adieu aux deux passagers qu'emportait le bateau à vapeur. Béatrix était ravissante ainsi: le visage adouci par le reflet d'un chapeau de paille de riz sur lequel étaient jetés des coquelicots et noué par un ruban couleur ponceau, en robe de mousseline à fleurs, avançant son petit pied fluet chaussé d'une guêtre verte, s'appuyant sur sa frêle ombrelle et montrant sa belle main bien gantée. Rien n'est plus grandiose à l'œil qu'une femme en haut d'un rocher comme une statue sur son piédestal. Conti put alors voir Calyste abordant Camille.
—J'ai pensé, dit le jeune homme à mademoiselle des Touches, que vous reviendriez seules.
—Vous avez bien fait, Calyste, répondit-elle en lui serrant la main.
Béatrix se retourna, regarda son jeune amant et lui lança le plus impérieux coup d'œil de son répertoire. Un sourire que la marquise surprit sur les éloquentes lèvres de Camille lui fit comprendre la vulgarité de ce moyen, digne d'une bourgeoise. Madame de Rochegude dit alors à Calyste en souriant:—N'est-ce pas une légère impertinence de croire que je pouvais ennuyer Camille en route?
—Ma chère, un homme pour deux veuves n'est pas de trop, dit mademoiselle des Touches en prenant le bras de Calyste et laissant Béatrix occupée à regarder le bateau.
En ce moment Calyste entendit dans la rue en pente qui descend à ce qu'il faut appeler le port de Saint-Nazaire la voix de mademoiselle de Pen-Hoël, de Charlotte et de Gasselin, babillant tous trois comme des pies. La vieille fille questionnait Gasselin et voulait savoir pourquoi son maître et lui se trouvaient à Saint-Nazaire, où la voiture de mademoiselle des Touches faisait esclandre. Avant que le jeune homme eût pu se retirer, il avait été vu de Charlotte.
—Voilà Calyste, s'écria la petite Bretonne.
—Allez leur proposer ma voiture, leur femme de chambre se mettra près de mon cocher, dit Camille, qui savait que madame de Kergarouët, sa fille et mademoiselle de Pen-Hoël n'avaient pas eu de places.
Calyste, qui ne pouvait s'empêcher d'obéir à Camille, vint s'acquitter de son message. Dès qu'elle sut qu'elle voyagerait avec la marquise de Rochegude et la célèbre Camille Maupin, madame de Kergarouët ne voulut pas comprendre les réticences de sa sœur aînée, qui se défendit de profiter de ce qu'elle nommait la carriole du diable. A Nantes on était sous une latitude un peu plus civilisée qu'à Guérande: on y admirait Camille, elle était là comme la muse de la Bretagne et l'honneur du pays; elle y excitait autant de curiosité que de jalousie. L'absolution donnée à Paris par le grand monde, par la mode, était consacrée par la grande fortune de mademoiselle des Touches, et peut-être par ses anciens succès à Nantes qui se flattait d'avoir été le berceau de Camille Maupin. Aussi la vicomtesse, folle de curiosité, entraîna-t-elle sa vieille sœur sans prêter l'oreille à ses jérémiades.
—Bonjour, Calyste, dit la petite Kergarouët.
—Bonjour, Charlotte, répondit Calyste sans lui offrir le bras.
Tous deux interdits, l'une de tant de froideur, lui de sa cruauté, remontèrent le ravin creux qu'on appelle une rue à Saint-Nazaire et suivirent en silence les deux sœurs. En un moment la petite fille de seize ans vit s'écrouler le château en Espagne bâti, meublé par ses romanesques espérances. Elle et Calyste avaient si souvent joué ensemble pendant leur enfance, elle était si liée avec lui qu'elle croyait son avenir inattaquable. Elle accourait emportée par un bonheur étourdi, comme un oiseau fond sur un champ de blé; elle fut arrêtée dans son vol sans pouvoir imaginer l'obstacle.
—Qu'as-tu, Calyste? lui demanda-t-elle en lui prenant la main.
—Rien, répondit le jeune homme qui dégagea sa main avec un horrible empressement en pensant aux projets de sa tante et de mademoiselle de Pen-Hoël.
Des larmes mouillèrent les yeux de Charlotte. Elle regarda sans haine le beau Calyste; mais elle allait éprouver son premier mouvement de jalousie et sentir les effroyables rages de la rivalité à l'aspect des deux belles Parisiennes et en soupçonnant la cause des froideurs de Calyste.
D'une taille ordinaire, Charlotte Kergarouët avait une vulgaire fraîcheur, une petite figure ronde éveillée par deux yeux noirs qui jouaient l'esprit, des cheveux bruns abondants, une taille ronde, un dos plat, des bras maigres, le parler bref et décidé des filles de province qui ne veulent pas avoir l'air de petites niaises. Elle était l'enfant gâté de la famille à cause de la prédilection de sa tante pour elle. Elle gardait en ce moment sur elle le manteau de mérinos écossais à grands carreaux, doublé de soie verte, qu'elle avait sur le bateau à vapeur. Sa robe de voyage, en stoff assez commun, à corsage fait chastement en guimpe, ornée d'une collerette à mille plis, allait lui paraître horrible à l'aspect des fraîches toilettes de Béatrix et de Camille. Elle devait souffrir d'avoir des bas blancs salis dans les roches, dans les barques où elle avait sauté, et de méchants souliers en peau, choisis exprès pour ne rien gâter de beau en voyage, selon les us et coutumes des gens de province. Quant à la vicomtesse de Kergarouët, elle était le type de la provinciale. Grande, sèche, flétrie, pleine de prétentions cachées qui ne se montraient qu'après avoir été blessées, parlant beaucoup et attrapant à force de parler quelques idées, comme on carambole au billard, et qui lui donnaient une réputation d'esprit, essayant d'humilier les Parisiens par la prétendue bonhomie de la sagesse départementale et par un faux bonheur incessamment mis en avant, s'abaissant pour se faire relever, et furieuse d'être laissée à genoux; pêchant, selon une expression anglaise, les compliments à la ligne et n'en prenant pas toujours; ayant une toilette à la fois exagérée et peu soignée, prenant le manque d'affabilité pour de l'impertinence, et croyant embarrasser beaucoup les gens en ne leur accordant aucune attention; refusant ce qu'elle désirait pour se le faire offrir deux fois et avoir l'air d'être priée au delà des bornes; occupée de ce dont on ne parle plus, et fort étonnée de ne pas être au courant de la mode; enfin se tenant difficilement une heure sans faire arriver Nantes, et les tigres de Nantes, et les affaires de la haute société de Nantes, et se plaignant de Nantes, et critiquant Nantes, et prenant pour des personnalités les phrases arrachées par la complaisance à ceux qui, distraits, abondaient dans son sens. Ses manières, son langage, ses idées avaient plus ou moins déteint sur ses quatre filles. Connaître Camille Maupin et madame de Rochegude, il y avait pour elle un avenir et le fond de cent conversations!... aussi marchait-elle vers l'église comme si elle eût voulu l'emporter d'assaut, agitant son mouchoir, qu'elle déplia pour en montrer les coins lourds de broderies domestiques et garnis d'une dentelle invalide. Elle avait une démarche passablement cavalière, qui, pour une femme de quarante-sept ans, était sans conséquence.