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La Comédie humaine - Volume 03

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CONCLUSION.

Cinq ans après, au mois de novembre, dans l'après-midi, le comte Paul de Manerville, enveloppé dans un manteau, la tête inclinée, entra mystérieusement chez monsieur Mathias à Bordeaux. Trop vieux pour continuer les affaires, le bonhomme avait vendu son étude et achevait paisiblement sa vie dans une de ses maisons où il s'était retiré. Une affaire urgente l'avait contraint de s'absenter quand arriva son hôte; mais sa vieille gouvernante, prévenue de l'arrivée de Paul, le conduisit à la chambre de madame Mathias, morte depuis un an. Fatigué par un rapide voyage, Paul dormit jusqu'au soir. A son retour, le vieillard vint voir son ancien client, et se contenta de le regarder endormi, comme une mère regarde son enfant. Josette, la gouvernante, accompagnait son maître, et demeura debout devant le lit, les poings sur les hanches.

—Il y a aujourd'hui un an, Josette, quand je recevais ici le dernier soupir de ma chère femme, je ne savais pas que j'y reviendrais pour y voir monsieur le comte quasi mort.

—Pauvre monsieur! il geint en dormant, dit Josette.

L'ancien notaire ne répondit que par un:—Sac à papier! innocent juron qui annonçait toujours en lui la désespérance de l'homme d'affaires rencontrant d'infranchissables difficultés.—Enfin, se dit-il, je lui ai sauvé la nue propriété de Lanstrac, de d'Auzac, de Saint-Froult et de son hôtel! Mathias compta sur ses doigts, et s'écria:—Cinq ans! Voici cinq ans, dans ce mois-ci précisément, sa vieille tante, aujourd'hui défunte, la respectable madame de Maulincour, demandait pour lui la main de ce petit crocodile habillé en femme qui définitivement l'a ruiné, comme je le pensais.

Après avoir long-temps contemplé le jeune homme, le bon vieux goutteux, appuyé sur sa canne, s'alla promener à pas lents dans son petit jardin. A neuf heures le souper était servi, car Mathias soupait. Le vieillard ne fut pas médiocrement étonné de voir à Paul un front calme, une figure sereine quoique sensiblement altérée. Si à trente-trois ans le comte de Manerville paraissait en avoir quarante, ce changement de physionomie était dû seulement à des secousses morales; physiquement il se portait bien. Il alla prendre les mains du bonhomme pour le forcer à rester assis, et les lui serra fort affectueusement en lui disant:—Bon cher maître Mathias! vous avez eu vos douleurs, vous!

—Les miennes étaient dans la nature, monsieur le comte; mais les vôtres...

—Nous parlerons de moi tout à l'heure en soupant.

—Si je n'avais pas un fils dans la magistrature et une fille mariée, dit le bonhomme, croyez, monsieur le comte, que vous auriez trouvé chez le vieux Mathias autre chose que l'hospitalité. Comment venez-vous à Bordeaux au moment où sur tous les murs les passants lisent les affiches de la saisie immobilière des fermes du Grassol, du Guadet, du clos de Belle-Rose et de votre hôtel! Il m'est impossible de dire le chagrin que j'éprouve en voyant ces grands placards, moi qui, pendant quarante ans, ai soigné ces immeubles comme s'ils m'appartenaient; moi qui, troisième clerc du digne monsieur Chesneau, mon prédécesseur, les ai achetés pour madame votre mère, et qui, de ma main de troisième clerc, ai si bien écrit l'acte de vente sur parchemin en belle ronde! moi qui ai les titres de propriété dans l'étude de mon successeur, moi qui ai fait les liquidations! Moi qui vous ai vu grand comme ça! dit le notaire en mettant la main à deux pieds de terre. Il faut avoir été notaire pendant quarante et un ans et demi pour connaître l'espèce de douleur que me cause la vue de mon nom imprimé tout vif à la face d'Israël dans les verbaux de la saisie et dans l'établissement de la propriété. Quand je passe dans la rue et que je vois des gens occupés à lire ces horribles affiches jaunes, je suis honteux comme s'il s'agissait de ma propre ruine et de mon honneur. Il y a des imbéciles qui vous épellent cela tout haut exprès pour attirer les curieux, et ils se mettent tous à faire les plus sots commentaires. N'est-on pas maître de son bien? Votre père avait mangé deux fortunes avant de refaire celle qu'il vous a laissée, vous ne seriez point un Manerville si vous ne l'imitiez pas. D'ailleurs les saisies immobilières ont donné lieu à tout un titre dans le Code, elles ont été prévues, vous êtes dans un cas admis par la loi. Si je n'étais pas un vieillard à cheveux blancs et qui n'attend qu'un coup de coude pour tomber dans sa fosse, je rosserais ceux qui s'arrêtent devant ces abominations: A la requête de dame Natalie Évangélista, épouse de Paul-François-Joseph, comte de Manerville, séparée quant aux biens par jugement du tribunal de première instance du département de la Seine, etc.

—Oui, dit Paul, et maintenant séparée de corps...

—Ah! fit le vieillard.

—Oh! contre le gré de Natalie, dit vivement le comte, il m'a fallu la tromper, elle ignore mon départ.

—Vous partez?

—Mon passage est payé, je m'embarque sur la Belle-Amélie et vais à Calcutta.

—Dans deux jours! dit le vieillard. Ainsi nous ne nous verrons plus, monsieur le comte.

—Vous n'avez que soixante-treize ans, mon cher Mathias, et vous avez la goutte, un vrai brevet de vieillesse. Quand je serai de retour, je vous retrouverai sur vos pieds. Votre bonne tête et votre cœur seront encore sains, vous m'aiderez à reconstruire l'édifice ébranlé. Je veux gagner une belle fortune en sept ans. A mon retour je n'aurai que quarante ans. Tout est encore possible à cet âge.

—Vous? dit Mathias en laissant échapper un geste de surprise, vous, monsieur le comte, aller faire le commerce, y pensez-vous?

—Je ne suis plus monsieur le comte, cher Mathias. Mon passage est arrêté sous le nom de Camille, un des noms de baptême de ma mère. Puis j'ai des connaissances qui me permettent de faire fortune autrement. Le commerce sera ma dernière chance. Enfin je pars avec une somme assez considérable pour qu'il me soit permis de tenter la fortune sur une grande échelle.

—Où est cette somme?

—Un ami doit me l'envoyer.

Le vieillard laissa tomber sa fourchette en entendant le mot d'ami, non par raillerie ni surprise; son air exprima la douleur qu'il éprouvait en voyant Paul sous l'influence d'une illusion trompeuse; car son œil plongeait dans un gouffre là où le comte apercevait un plancher solide.

—J'ai pendant cinquante ans environ exercé le notariat, je n'ai jamais vu les gens ruinés avoir des amis qui leur prêtassent de l'argent!

—Vous ne connaissez pas de Marsay! A l'heure où je vous parle, je suis sûr qu'il a vendu des rentes, s'il le faut, et demain vous recevrez une lettre de change de cinquante mille écus.

—Je le souhaite. Cet ami ne pouvait-il donc pas arranger vos affaires? Vous auriez vécu tranquillement à Lanstrac avec les revenus de madame la comtesse pendant six ou sept ans.

—Une délégation aurait-elle payé quinze cent mille francs de dettes dans lesquelles ma femme entrait pour cinq cent cinquante mille francs?

—Comment, en quatre ans, avez-vous fait quatorze cent cinquante mille francs de dettes?

—Rien de plus clair, Mathias. N'ai-je pas laissé les diamants à ma femme? N'ai-je pas dépensé les cent cinquante mille francs qui nous revenaient sur le prix de l'hôtel Évangélista dans l'arrangement de ma maison à Paris? N'a-t-il pas fallu payer ici les frais de nos acquisitions et ceux auxquels a donné lieu mon contrat de mariage? Enfin n'a-t-il pas fallu vendre les quarante mille livres de rente de Natalie pour payer d'Auzac et Saint-Froult? Nous avons vendu à quatre-vingt-sept, je me suis donc endetté de près de deux cent mille francs dès le premier mois de mon mariage. Il nous est resté soixante-sept mille livres de rente. Nous en avons constamment dépensé deux cent mille en sus. Joignez à ces neuf cent mille francs quelques intérêts usuraires, vous trouverez facilement un million.

—Bouffre! fit le vieux notaire. Après?

—Hé! bien, j'ai d'abord voulu compléter à ma femme la parure qui se trouvait commencée avec le collier de perles agrafé par le Discreto, un diamant de famille, et par les boucles d'oreilles de sa mère. J'ai payé cent mille francs une couronne d'épis. Nous voici à onze cent mille francs. Je me trouve devoir la fortune de ma femme, qui s'élève aux trois cent cinquante-six mille francs de sa dot.

—Mais, dit Mathias, si madame la comtesse avait engagé ses diamants et vous vos revenus, vous auriez à mon compte trois cent mille francs avec lesquels vous pourriez apaiser vos créanciers....

—Quand un homme est tombé, Mathias, quand ses propriétés sont grevées d'hypothèques, quand sa femme prime les créanciers par ses reprises, quand enfin cet homme est sous le coup de cent mille francs de lettres de change qui s'acquitteront, je l'espère, par le haut prix auquel monteront mes biens, rien n'est possible. Et les frais d'expropriation donc?

—Effroyable! dit le notaire.

—Les saisies ont été converties heureusement en ventes volontaires, afin de couper le feu.

—Vendre Belle-Rose, s'écria Mathias, quand la récolte de 1825 est dans les caves!

—Je n'y puis rien.

—Belle-Rose vaut six cent mille francs.

—Natalie le rachètera, je le lui ai conseillé.

—Seize mille francs année commune, et des éventualités telles que 1825! Je pousserai moi-même Belle-Rose à sept cent mille francs, et chacune des fermes à cent vingt mille francs.

—Tant mieux, je serai quitte, si mon hôtel de Bordeaux peut se vendre deux cent mille francs.

—Solonet le paiera bien quelque chose de plus, il en a envie. Il se retire avec cent et quelques mille livres de rente gagnées à jouer sur les troix-six. Il a vendu son étude trois cent mille francs et il épouse une mulâtresse riche, Dieu sait à quoi elle a gagné son argent, mais riche comme on dit, à millions. Un notaire jouer sur les trois-six? un notaire épouser une mulâtresse? Quel siècle! Il faisait valoir, dit-on, les fonds de votre belle-mère.

—Elle a bien embelli Lanstrac et bien soigné les terres, elle m'a bien payé son loyer.

—Je ne l'aurais jamais crue capable de se conduire ainsi.

—Elle est si bonne et si dévouée, elle payait toujours les dettes de Natalie pendant les trois mois qu'elle venait passer à Paris.

—Elle le pouvait bien, elle vit sur Lanstrac, dit Mathias. Elle! devenir économe? quel miracle. Elle vient d'acheter entre Lanstrac et Grassol le domaine de Grainrouge, en sorte que si elle continue l'avenue de Lanstrac jusqu'à la grande route, vous pourriez faire une lieue et demie sur vos terres. Elle a payé cent mille francs comptant Grainrouge, qui vaut mille écus de rente en sac.

—Elle est toujours belle, dit Paul. La vie de la campagne la conserve bien; je n'irai pas lui dire adieu, elle se saignerait pour moi.

—Vous iriez vainement, elle est à Paris. Elle y arrivait peut-être au moment où vous en partiez.

—Elle a sans doute appris la vente de mes propriétés et vient à mon secours. Je n'ai pas à me plaindre de la vie. Je suis aimé, certes, autant qu'un homme peut l'être en ce bas monde, aimé par deux femmes qui luttaient ensemble de dévouement; elles étaient jalouses l'une de l'autre, la fille reprochait à la mère de m'aimer trop, la mère reprochait à la fille ses dissipations. Cette affection m'a perdu. Comment ne pas satisfaire aux moindres caprices d'une femme que l'on aime? le moyen de s'en défendre! Mais aussi comment accepter ces sacrifices? Oui, certes, nous pouvions liquider ma fortune et venir vivre à Lanstrac; mais j'aime mieux aller aux Indes et en rapporter une fortune que d'arracher Natalie à la vie qu'elle aime. Aussi est-ce moi qui lui ai proposé la séparation de biens. Les femmes sont des anges qu'il ne faut jamais mêler aux intérêts de la vie.

Le vieux Mathias écoutait Paul d'un air de doute et d'étonnement.

—Vous n'avez pas d'enfants? lui dit-il.

—Heureusement, répondit Paul.

—Je comprends autrement le mariage, répondit naïvement le vieux notaire. Une femme doit, selon moi, partager le sort bon ou mauvais de son mari. J'ai entendu dire que les jeunes mariés qui s'aimaient comme des amants n'avaient pas d'enfants. Le plaisir est-il donc le seul but du mariage? N'est-ce pas plutôt le bonheur et la famille? Mais vous aviez à peine vingt-huit ans, et madame la comtesse en avait vingt; vous étiez excusable de ne songer qu'à l'amour. Cependant, la nature de votre contrat et votre nom, vous allez me trouver bien notaire? tout vous obligeait à commencer par faire un bon gros garçon. Oui, monsieur le comte, et si vous aviez eu des filles, il n'aurait pas fallu s'arrêter que vous n'ayez eu l'enfant mâle qui consolidait le majorat. Mademoiselle Évangélista n'était-elle pas forte, avait-elle à craindre quelque chose de la maternité? Vous me direz que ceci est une vieille méthode de nos ancêtres; mais, dans les familles nobles, monsieur le comte, une femme légitime doit faire les enfants et les bien élever: comme le disait la duchesse de Sully, la femme du grand Sully, une femme n'est pas un instrument de plaisir, mais l'honneur et la vertu de la maison.

—Vous ne connaissez pas les femmes, mon bon Mathias, dit Paul. Pour être heureux, il faut les aimer comme elles veulent être aimées. N'y a-t-il pas quelque chose de brutal à sitôt priver une femme de ses avantages, à lui gâter sa beauté sans qu'elle en ait joui?

—Si vous aviez eu des enfants, la mère aurait empêché les dissipations de la femme, elle serait restée au logis...

—Si vous aviez raison, mon cher, dit Paul en fronçant le sourcil, je serais encore plus malheureux. N'aggravez pas mes douleurs par une morale après la chute, laissez-moi partir sans arrière-pensée.

Le lendemain Mathias reçut une lettre de change de cent cinquante mille francs payable à vue, envoyée par Henri de Marsay.

—Vous voyez, dit Paul, il ne m'écrit pas un mot, il commence par obliger. Henri est la nature la plus parfaitement imparfaite, la plus illégalement belle que je connaisse. Si vous saviez avec quelle supériorité cet homme encore jeune plane sur les sentiments, sur les intérêts, et quel grand politique il est, vous vous étonneriez comme moi de lui savoir tant de cœur.

Mathias essaya de combattre la détermination de Paul, mais elle était irrévocable, et justifiée par tant de raisons valables que le vieux notaire ne tenta plus de retenir son client. Il est rare que le départ des navires en charge se fasse avec exactitude; mais par une circonstance fatale à Paul, le vent fut propice, et la Belle-Amélie dut mettre à la voile le lendemain. Au moment où part un navire, l'embarcadère est encombré de parents, d'amis, de curieux. Parmi les personnes qui se trouvaient là, quelques-unes connaissaient personnellement Manerville. Son désastre le rendait aussi célèbre en ce moment qu'il l'avait été jadis par sa fortune, il y eut donc un mouvement de curiosité. Chacun disait son mot. Le vieillard avait accompagné Paul sur le port, et ses souffrances durent être vives en entendant quelques-uns de ces propos.

—Qui reconnaîtrait dans cet homme que vous voyez là, près du vieux Mathias, ce dandy que l'on avait nommé la Fleur des pois, et qui faisait, il y a cinq ans à Bordeaux, la pluie et le beau temps?

—Quoi! ce gros petit homme en redingote d'alpaga, qui a l'air d'un cocher, serait le comte Paul de Manerville?

—Oui, ma chère, celui qui a épousé mademoiselle Évangélista. Le voici ruiné, sans sou ni maille, allant aux Indes pour y chercher la pie au nid.

—Mais comment s'est-il ruiné? il était si riche!

—Paris, les femmes, la Bourse, le jeu, le luxe...

—Puis, dit un autre, Manerville est un pauvre sire, sans esprit, mou comme du papier mâché, se laissant manger la laine sur le dos, incapable de quoi que ce soit. Il était né ruiné.

Paul serra la main du vieillard et se réfugia sur le navire. Mathias resta sur le quai, regardant son ancien client qui s'appuya sur le bastingage en défiant la foule par un coup d'œil plein de mépris. Au moment où les matelots levaient l'ancre, Paul aperçut Mathias qui lui faisait des signaux à l'aide de son mouchoir. La vieille gouvernante était arrivée en toute hâte près de son maître, qu'un événement de haute importance semblait agiter. Paul pria le capitaine d'attendre encore un moment et d'envoyer un canot, afin de savoir ce que lui voulait le vieux notaire qui lui faisait énergiquement signe de débarquer. Trop impotent pour pouvoir aller à bord, Mathias remit deux lettres à l'un des matelots qui amenèrent le canot.

—Mon cher ami, ce paquet, dit l'ancien notaire au matelot en lui montrant une des lettres qu'il lui donnait, tu vois bien, ne te trompe pas; ce paquet vient d'être apporté par un courrier qui a fait la route de Paris en trente-cinq heures. Dis bien cette circonstance à monsieur le comte, n'oublie pas! elle pourrait le faire changer de résolution.

—Et il faudrait le débarquer? demanda le matelot.

—Oui, mon ami, répondit imprudemment le notaire.

Le matelot est généralement en tout pays un être à part, qui presque toujours professe le plus profond mépris pour les gens de terre. Quant aux bourgeois, il n'en comprend rien, il ne se les explique pas, il s'en moque, il les vole s'il le peut, sans croire manquer aux lois de la probité. Celui-là par hasard était un bas Breton qui vit une seule chose dans les recommandations du bonhomme Mathias.

—C'est ça, se dit-il en ramant. Le débarquer! faire perdre un passager au capitaine! Si l'on écoutait ces marsouins-là, il faudrait passer sa vie à les embarquer et à les débarquer. A-t-il peur que son fils n'attrape des rhumes?

Le matelot remit donc à Paul les lettres sans lui rien dire. En reconnaissant l'écriture de sa femme et celle de de Marsay, Paul présuma tout ce que ces deux personnes pouvaient lui dire, et ne voulut pas se laisser influencer par les offres que leur inspirait le dévouement. Il mit avec une apparente insouciance leurs lettres dans sa poche.

—Voilà pourquoi ils nous dérangent! des bêtises, dit le matelot en bas breton au capitaine. Si c'était important, comme le disait ce vieux lampion, monsieur le comte jetterait-il son paquet dans ses écoutilles?

Absorbé par les pensées tristes qui saisissent les hommes les plus forts en semblables circonstances, Paul s'abandonnait à la mélancolie en saluant de la main son vieil ami, en disant adieu à la France, en regardant les édifices de Bordeaux qui fuyaient avec rapidité. Il s'assit sur un paquet de cordages. La nuit le surprit là perdu dans ses rêveries. Avec les demi-ténèbres du couchant vinrent les doutes: il plongeait dans l'avenir un œil inquiet; en le sondant, il n'y trouvait que périls et incertitudes, il se demandait s'il ne manquerait pas de courage. Il avait des craintes vagues en sachant Natalie livrée à elle-même: il se repentait de sa résolution, il regrettait Paris et sa vie passée. Le mal de mer le prit. Chacun connaît les effets de cette maladie: la plus horrible de ses souffrances sans danger est une dissolution complète de la volonté. Un trouble inexpliqué relâche dans les centres les liens de la vitalité, l'âme ne fait plus ses fonctions, et tout devient indifférent au malade: une mère oublie son enfant, l'amant ne pense plus à sa maîtresse, l'homme le plus fort gît comme une masse inerte. Paul fut porté dans sa cabine, où il demeura pendant trois jours, étendu, tour à tour vomissant et gorgé de grog par les matelots, ne songeant à rien et dormant; puis il eut une espèce de convalescence et revint à son état ordinaire. Le matin où, se trouvant mieux, il alla se promener sur le tillac pour y respirer les brises marines d'un nouveau climat, il sentit ses lettres en mettant les mains dans ses poches; il les saisit aussitôt pour les lire, et commença par celle de Natalie. Pour que la lettre de la comtesse de Manerville puisse être bien comprise, il est nécessaire de rapporter celle que Paul avait écrite à sa femme et que voici.

Lettre de Paul de Manerville à sa femme.

Ma bien-aimée, quand tu liras cette lettre je serai loin de toi; peut-être serai-je déjà sur le vaisseau qui m'emmène aux Indes, où je vais refaire ma fortune abattue. Je ne me suis pas senti la force de t'annoncer mon départ. Je t'ai trompée; mais ne le fallait-il pas? Tu te serais inutilement gênée, tu m'aurais voulu sacrifier ta fortune. Chère Natalie, n'aie pas un remords, je n'ai pas un regret. Quand je rapporterais des millions, j'imiterais ton père, je les mettrais à tes pieds, comme il mettait les siens aux pieds de ta mère, en te disant:—Tout est à toi. Je t'aime follement, Natalie; je te le dis sans avoir à craindre que cet aveu te serve à étendre un pouvoir qui n'est redouté que par les gens faibles, le tien fut sans bornes le jour où je t'ai connue. Mon amour est le seul complice de mon désastre. Ma ruine progressive m'a fait éprouver les délirants plaisirs du joueur. A mesure que mon argent diminuait, mon bonheur grandissait. Chaque fragment de ma fortune converti pour toi en une petite jouissance me causait des ravissements célestes. Je t'aurais voulu plus de caprices que tu n'en avais. Je savais que j'allais vers un abîme, mais j'y allais le front couronné par la joie. C'est des sentiments que ne connaissent pas les gens vulgaires. J'ai agi comme ces amants qui s'enferment dans une petite maison au bord d'un lac pour un an ou deux et qui se promettent de se tuer après s'être plongés dans un océan de plaisirs, mourant ainsi dans toute la gloire de leurs illusions et de leur amour. J'ai toujours trouvé ces gens-là prodigieusement raisonnables. Tu ne savais rien ni de mes plaisirs ni de mes sacrifices. Ne trouve-t-on pas de grandes voluptés à cacher à la personne aimée le prix de ce qu'elle souhaite? Je puis t'avouer ces secrets. Je serai loin de toi quand tu tiendras ce papier chargé d'amour. Si je perds les trésors de ta reconnaissance, je n'éprouve pas cette contraction au cœur qui me prendrait en te parlant de ces choses. Puis, ma bien-aimée, n'y a-t-il pas quelque savant calcul à te révéler ainsi le passé? n'est-ce pas étendre notre amour dans l'avenir? Aurions-nous donc besoin de fortifiants? ne nous aimons-nous donc pas d'un amour pur, auquel les preuves sont indifférentes, qui méconnaît le temps, les distances, et vit de lui-même! Ah! Natalie, je viens de quitter la table où j'écris près du feu, je viens de te voir endormie, confiante, posée comme une enfant naïve, la main tendue vers moi. J'ai laissé une larme sur l'oreiller confident de nos joies. Je pars sans crainte sur la foi de cette attitude, je pars afin de conquérir le repos en conquérant une fortune assez considérable pour que nulle inquiétude ne trouble nos voluptés, pour que tu puisses satisfaire tes goûts. Ni toi ni moi, nous ne saurions nous passer des jouissances de la vie que nous menons. Je suis homme, j'ai du courage: à moi seul la tâche d'amasser la fortune qui nous est nécessaire. Peut-être m'aurais-tu suivi! Je te cacherai le nom du vaisseau, le lieu de mon départ et le jour. Un ami te dira tout quand il ne sera plus temps. Natalie, mon affection est sans bornes, je t'aime comme une mère aime son enfant, comme un amant aime sa maîtresse, avec le plus grand désintéressement. A moi les travaux, à toi les plaisirs; à moi les souffrances, à toi la vie heureuse. Amuse-toi, conserve toutes tes habitudes de luxe, va aux Italiens, à l'Opéra, dans le monde, au bal, je t'absous de tout. Chère ange, lorsque tu reviendras à ce nid où nous avons savouré les fruits éclos durant nos cinq années d'amour, pense à ton ami, pense à moi pendant un moment, endors-toi dans mon cœur. Voilà tout ce que je te demande. Moi, chère éternelle pensée, lorsque, perdu sous des cieux brûlants, travaillant pour nous deux, je rencontrerai des obstacles à vaincre, ou que, fatigué, je me reposerai dans les espérances du retour, moi, je songerai à toi, qui es ma belle vie. Oui, je tâcherai d'être en toi, je me dirai que tu n'as ni peines ni soucis, que tu es heureuse. De même que nous avons l'existence du jour et de la nuit, la veille et le sommeil, ainsi j'aurai mon existence fleurie à Paris, mon existence de travail aux Indes; un rêve pénible, une réalité délicieuse: je vivrai si bien dans ta réalité que mes jours seront des rêves. J'aurai mes souvenirs, je reprendrai chant par chant ce beau poème de cinq ans, je me rappellerai les jours où tu te plaisais à briller, où par une toilette aussi bien que par un déshabillé tu te faisais nouvelle à mes yeux. Je reprendrai sur mes lèvres le goût de nos festins. Oui, chère ange, je pars comme un homme voué à une entreprise dont la réussite lui donnera sa belle maîtresse. Le passé sera pour moi comme ces rêves du désir qui précèdent la possession, et que souvent la possession détrompe, mais que tu as toujours agrandis. Je reviendrai pour trouver une femme nouvelle, l'absence ne te donnera-t-elle pas des charmes nouveaux? O mon bel amour, ma Natalie, que je sois une religion pour toi. Sois bien l'enfant que je vois endormie! Si tu trahissais une confiance aveugle, Natalie, tu n'aurais pas à craindre ma colère, tu dois en être sûre; je mourrais silencieusement. Mais la femme ne trompe pas l'homme qui la laisse libre, car la femme n'est jamais lâche. Elle se joue d'un tyran; mais une trahison facile et qui donnerait la mort, elle y renonce. Non, je n'y pense pas. Grâce pour ce cri si naturel à un homme. Chère ange, tu verras de Marsay, il sera le locataire de notre hôtel et te le laissera. Ce bail simulé était nécessaire pour éviter des pertes inutiles. Les créanciers, ignorant que leur paiement est une question de temps, auraient pu saisir le mobilier et l'usufruit de notre hôtel. Sois bonne pour de Marsay: j'ai la plus entière confiance dans sa capacité, dans sa loyauté. Prends-le pour défenseur et pour conseil, fais-en ton menin. Quelles que soient ses occupations, il sera toujours à toi. Je le charge de veiller à ma liquidation. S'il avançait quelque somme de laquelle il eût besoin plus tard, je compte sur toi pour la lui remettre. Songe que je ne te laisse pas à de Marsay, mais à toi-même; en te l'indiquant, je ne te l'impose pas. Hélas! il m'est impossible de te parler d'affaires, je n'ai plus qu'une heure à rester là près de toi. Je compte tes aspirations, je tâche de retrouver tes pensées dans les rares accidents de ton sommeil, ton souffle ranime les heures fleuries de notre amour. A chaque battement de ton cœur, le mien te verse ses trésors, j'effeuille sur toi toutes les roses de mon âme comme les enfants les sèment devant l'autel au jour de la fête de Dieu. Je te recommande aux souvenirs dont je t'accable, je voudrais t'infuser mon sang pour que tu fusses bien à moi, pour que ta pensée fût ma pensée, pour que ton cœur fût mon cœur, pour être tout en toi. Tu as laissé échapper un petit murmure comme une douce réponse. Sois toujours calme et belle comme tu es calme et belle en ce moment. Ah! je voudrais posséder ce fabuleux pouvoir dont parlent les contes de fées, je voudrais te laisser endormie ainsi pendant mon absence et te réveiller à mon retour par un baiser. Combien ne faut-il pas d'énergie et combien ne faut-il pas t'aimer pour te quitter en te voyant ainsi! Tu es une Espagnole religieuse, tu respecteras un serment fait pendant le sommeil, et où l'on ne doutait pas de ta parole inexprimée. Adieu, chère, voici ta pauvre Fleur des pois emportée par un vent d'orage; mais elle te reviendra pour toujours sur les ailes de la fortune. Non, chère Ninie, je ne te dis pas adieu, je ne te quitterai jamais. Ne seras-tu pas l'âme de mes actions? L'espoir de t'apporter un bonheur indestructible n'animera-t-il pas mon entreprise, ne dirigera-t-il point tous mes pas? Ne seras-tu pas toujours là? Non, ce ne sera pas le soleil de l'Inde, mais le feu de ton regard qui m'éclairera. Sois aussi heureuse qu'une femme peut l'être sans son amant. J'aurais bien voulu ne pas prendre pour dernier baiser un baiser où tu n'étais que passive; mais, mon ange adoré, ma Ninie, je n'ai pas voulu t'éveiller. A ton réveil, tu trouveras une larme sur ton front, fais-en un talisman! Songe, songe à qui mourra peut-être pour toi, loin de toi; songe moins au mari qu'à l'amant dévoué qui te confie à Dieu.

Réponse de la comtesse de Manerville à son mari.

Cher bien-aimé, dans quelle affliction me plonge ta lettre! Avais-tu le droit de prendre sans me consulter une résolution qui nous frappe également? Es-tu libre? ne m'appartiens-tu pas? ne suis-je pas à moitié créole? ne pouvais-je donc te suivre? Tu m'apprends que je ne te suis pas indispensable. Que t'ai-je fait, Paul, pour me priver de mes droits? Que veux-tu que je devienne seule dans Paris? Pauvre ange, tu prends sur toi tous mes torts. Ne suis-je pas pour quelque chose dans cette ruine? mes chiffons n'ont-ils pas bien pesé dans la balance? tu m'as fait maudire la vie heureuse, insouciante, que nous avons menée pendant quatre ans. Te savoir banni pour six ans, n'y a-t-il pas de quoi mourir? Fait-on fortune en six ans? Reviendras-tu? J'étais bien inspirée, quand je me refusais avec une obstination instinctive à cette séparation de biens que ma mère et toi vous avez voulue à toute force. Que vous disais-je alors? N'était-ce pas jeter sur toi de la déconsidération? N'était-ce pas ruiner ton crédit? Il a fallu que tu te sois fâché pour que j'aie cédé. Mon cher Paul, jamais tu n'as été si grand à mes yeux que tu l'es en ce moment. Ne désespérer de rien, aller chercher une fortune?... il faut ton caractère et ta force pour se conduire ainsi. Je suis à tes pieds. Un homme qui avoue sa faiblesse avec ta bonne foi, qui refait sa fortune par la même cause qui la lui a fait dissiper, par amour, par une irrésistible passion, oh! Paul, cet homme est sublime. Va sans crainte, marche à travers les obstacles, sans douter de ta Natalie, car ce serait douter de toi-même. Pauvre cher, tu veux vivre en moi? Et moi, ne serai-je pas toujours en toi? Je ne serai pas ici, mais partout où tu seras, toi. Si ta lettre m'a causé de vives douleurs, elle m'a comblée de joie; tu m'as fait en un moment connaître les deux extrêmes, car, en voyant combien tu m'aimes, j'ai été fière d'apprendre que mon amour était bien senti. Parfois, je croyais t'aimer plus que tu ne m'aimais, maintenant je me reconnais vaincue, tu peux joindre cette supériorité délicieuse à toutes celles que tu as; mais n'ai-je pas plus de raisons de t'aimer, moi! Ta lettre, cette précieuse lettre où ton âme se révèle et qui m'a si bien dit que rien n'était perdu entre nous, restera sur mon cœur pendant ton absence, car toute ton âme gît là, cette lettre est ma gloire! J'irai demeurer à Lanstrac avec ma mère, j'y serai comme morte au monde, j'économiserai nos revenus pour payer tes dettes intégralement. De ce matin, Paul, je suis une autre femme, je dis adieu sans retour au monde, je ne veux pas d'un plaisir que tu ne partagerais pas. D'ailleurs, Paul, je dois quitter Paris et aller dans la solitude. Cher enfant, apprends que tu as une double raison de faire fortune. Si ton courage avait besoin d'aiguillon, ce serait un autre cœur que tu trouverais maintenant en toi-même. Mon bon ami, ne devines-tu pas? nous aurons un enfant. Vos plus chers désirs sont comblés, monsieur. Je ne voulais pas te causer de ces fausses joies qui tuent, nous avons eu déjà trop de chagrin à ce sujet, je ne voulais pas être forcée de démentir la bonne nouvelle. Aujourd'hui je suis certaine de ce que je t'annonce, heureuse ainsi de jeter une joie à travers tes douleurs. Ce matin, ne me doutant de rien, te croyant sorti dans Paris, j'étais allée à l'Assomption y remercier Dieu. Pouvais-je prévoir un malheur? tout me souriait pendant cette matinée. En sortant de l'église, j'ai rencontré ma mère; elle avait appris ta détresse, et arrivait en poste avec ses économies, avec trente mille francs, espérant pouvoir arranger tes affaires. Quel cœur, Paul! J'étais joyeuse, je revenais pour t'annoncer ces deux bonnes nouvelles en déjeunant sous la tente de notre serre où je t'avais préparé les gourmandises que tu aimes. Augustine me remet ta lettre. Une lettre de toi, quand nous avions dormi ensemble, n'était-ce pas tout un drame? Il m'a pris un frisson mortel, et puis j'ai lu!... J'ai lu en pleurant, et ma mère fondait en larmes aussi! Ne faut-il pas bien aimer un homme pour pleurer, car les pleurs enlaidissent une femme. J'étais à demi morte. Tant d'amour et tant de courage! tant de bonheur et tant de misères! les plus riches fortunes du cœur et la ruine momentanée des intérêts! ne pas pouvoir presser le bien-aimé dans le moment où l'admiration de sa grandeur vous étreint, quelle femme eût résisté à cette tempête de sentiments? Te savoir loin de moi quand ta main sur mon cœur m'aurait fait tant de bien; tu n'étais pas là pour me donner ce regard que j'aime tant, pour te réjouir avec moi de la réalisation de tes espérances; et je n'étais pas près de toi pour adoucir tes peines par ces caresses qui te rendent ta Natalie si chère, et qui te font tout oublier. J'ai voulu partir, voler à tes pieds; mais ma mère m'a fait observer que le départ de la Belle-Amélie devait avoir lieu le lendemain; que la poste seule pouvait aller assez vite, et que, dans l'état où j'étais, ce serait une insigne folie que de risquer tout un avenir dans un cahot. Quoique déjà mère, j'ai demandé des chevaux, ma mère m'a trompée en me laissant croire qu'on les amènerait. Et elle a sagement agi, les premiers malaises de la grossesse ont commencé. Je n'ai pu soutenir tant d'émotions violentes, et je me suis trouvée mal. Je t'écris au lit, les médecins ont exigé du repos pendant les premiers mois. Jusqu'alors j'étais une femme frivole, maintenant je vais être une mère de famille. La Providence est bien bonne pour moi, car un enfant à nourrir, à soigner, à élever peut seul amoindrir les douleurs que me causera ton absence. J'aurai en lui un autre toi que je fêterai. J'avouerai hautement mon amour que nous avons si soigneusement caché. Je dirai la vérité. Ma mère a déjà trouvé l'occasion de démentir quelques calomnies qui courent sur ton compte. Les deux Vandenesse, Charles et Félix t'ont bien notablement défendu; mais ton ami de Marsay prend tout en raillerie: il se moque de tes accusateurs, au lieu de leur répondre: je n'aime pas cette manière de repousser légèrement des attaques sérieuses. Ne te trompes-tu pas sur lui? Néanmoins je t'obéirai, j'en ferai mon ami. Sois bien tranquille, mon adoré, relativement aux choses qui touchent à ton honneur. N'est-il pas le mien? Mes diamants seront engagés. Nous allons, ma mère et moi, employer toutes nos ressources pour acquitter intégralement tes dettes, et tâcher de racheter ton clos de Belle-Rose. Ma mère, qui s'entend aux affaires comme un vrai procureur, t'a bien blâmé de ne pas t'être ouvert à elle. Elle n'aurait pas acheté, croyant te faire plaisir, le domaine de Grainrouge, qui se trouvait enclavé dans tes terres, et t'aurait pu prêter cent trente mille francs. Elle est au désespoir du parti que tu as pris. Elle craint pour toi le séjour des Indes. Elle te supplie d'être sobre, de ne pas te laisser séduire par les femmes... Je me suis mise à rire. Je suis sûre de toi comme de moi-même. Tu me reviendras riche et fidèle. Moi seule au monde connais ta délicatesse de femme et tes sentiments secrets qui font de toi comme une délicieuse fleur humaine digne du ciel. Les Bordelais avaient bien raison de te donner ton joli surnom. Qui donc soignera ma fleur délicate? J'ai le cœur percé par d'horribles idées. Moi sa femme, sa Natalie, être ici, quand déjà peut-être il souffre! Et moi, si bien unie à toi, ne pas partager tes peines, tes traverses, tes périls! A qui te confieras-tu? Comment as-tu pu te passer de l'oreille à qui tu disais tout? Chère sensitive emportée par un orage, pourquoi t'es-tu déplantée du seul terrain où tu pourrais développer tes parfums? Il me semble que je suis seule depuis deux siècles, j'ai froid aussi dans Paris. J'ai déjà bien pleuré. Être la cause de ta ruine! quel texte aux pensées d'une femme aimante! tu m'as traitée en enfant à qui on donne tout ce qu'il demande, en courtisane par laquelle un étourdi mange sa fortune. Ah! ta prétendue délicatesse a été une insulte. Crois-tu que je ne pouvais me passer de toilette, de bals, d'Opéra, de succès? Suis-je une femme légère? Crois-tu que je ne puisse concevoir des pensées graves, servir à ta fortune aussi bien que je servais à tes plaisirs? Si tu n'étais pas loin de moi, souffrant et malheureux, vous seriez bien grondé, monsieur, de tant d'impertinence. Ravaler votre femme à ce point! Mon Dieu! pourquoi donc allais-je dans le monde? pour flatter ta vanité; je me parais pour toi, tu le sais bien. Si j'avais des torts, je serais bien cruellement punie; ton absence est une bien dure expiation de notre vie intime. Cette joie était trop complète: elle devait se payer par quelque grande douleur, et la voici venue! Après ces bonheurs si soigneusement voilés aux regards curieux du monde, après ces fêtes continuelles entremêlées des folies secrètes de notre amour, il n'y a plus rien de possible que la solitude. La solitude, cher ami, nourrit les grandes passions, et j'y aspire. Que ferai-je dans le monde? à qui reporter mes triomphes? Ah! vivre à Lanstrac, cette terre arrangée par ton père, dans un château que tu as renouvelé si luxueusement, y vivre avec ton enfant en t'attendant, en t'envoyant tous les soirs, tous les matins, la prière de la mère et de l'enfant, de la femme et de l'ange, ne sera-ce pas un demi-bonheur? Vois-tu ces petites mains jointes dans les miennes? Te souviendras-tu, comme je vais m'en souvenir tous les soirs, de ces félicités que tu m'as rappelées dans ta chère lettre? Oh! oui, nous nous aimons autant l'un que l'autre. Cette bonne certitude est un talisman contre le malheur. Je ne doute pas plus de toi que tu ne doutes de moi. Quelles consolations puis-je te mettre ici, moi désolée, moi brisée, moi qui vois ces six années comme un désert à traverser? Allons, je ne suis pas la plus malheureuse; ce désert ne sera-t-il pas animé par notre petit: oui je veux te donner un fils, il le faut, n'est-ce pas? Allons, adieu, cher bien-aimé, nos vœux et notre amour te suivront partout. Les larmes qui sont sur ce papier te diront-elles bien les choses que je ne puis exprimer? Reprends les baisers que te met, là au bas, dans ce carré,

Ta Natalie.

Cette lettre engagea Paul dans une rêverie autant causée par l'ivresse où le plongeaient ces témoignages d'amour que par ses plaisirs évoqués à dessein; et il les reprenait un à un, afin de s'expliquer la grossesse de sa femme. Plus un homme est heureux, plus il tremble. Chez les âmes exclusivement tendres, et la tendresse comporte un peu de faiblesse, la jalousie et l'inquiétude sont en raison directe du bonheur et de son étendue. Les âmes fortes ne sont ni jalouses ni craintives: la jalousie est un doute, la crainte est une petitesse. La croyance sans bornes est le principal attribut du grand homme: s'il est trompé, la force aussi bien que la faiblesse peuvent rendre l'homme également dupe, son mépris lui sert alors de hache, il tranche tout. Cette grandeur est une exception. A qui n'arrive-t-il pas d'être abandonné de l'esprit qui soutient notre frêle machine et d'écouter la puissance inconnue qui nie tout? Paul, accroché par quelques faits irrécusables, croyait et doutait tout à la fois. Perdu dans ses pensées, en proie à une terrible incertitude involontaire, mais combattue par les gages d'un amour pur et par sa croyance en Natalie, il relut deux fois cette lettre diffuse, sans pouvoir en rien conclure ni pour ni contre sa femme. L'amour est aussi grand par le bavardage que par la concision.

Pour bien comprendre la situation dans laquelle allait entrer Paul, il faut se le représenter flottant sur l'Océan comme il flottait sur l'immense étendue de son passé, revoyant sa vie entière ainsi qu'un ciel sans nuage, et finissant par revenir après les tourbillons du doute, à la foi pure, entière, sans mélange, du fidèle, du chrétien, de l'amoureux que rassurait la voix du cœur. Et d'abord il est également nécessaire de rapporter ici la lettre à laquelle répondait Henri de Marsay.

Lettre du comte Paul de Manerville à M. le marquis Henri de Marsay.

Henri, je vais te dire un des plus grands mots qu'un homme puisse dire à son ami: je suis ruiné. Quand tu me liras, je serai prêt à partir de Bordeaux pour Calcutta, sur le navire la Belle-Amélie. Tu trouveras chez ton notaire un acte qui n'attend que ta signature pour être complet et dans lequel je te loue pour six ans mon hôtel par un bail simulé, tu remettras une contre-lettre à ma femme. Je suis forcé de prendre cette précaution pour que Natalie puisse rester chez elle sans avoir à craindre d'en être chassée. Je te transporte également les revenus de mon majorat pendant quatre années, le tout contre une somme de cent cinquante mille francs que je te prie d'envoyer en une lettre de change sur une maison de Bordeaux, à l'ordre de Mathias. Ma femme te donnera sa garantie en surérogation de mes revenus. Si l'usufruit de mon majorat te payait plus promptement que je ne le suppose, nous compterons à mon retour. La somme que je te demande est indispensable pour aller tenter la fortune; et, si je t'ai bien connu, je dois la recevoir sans phrase à Bordeaux, la veille de mon départ. Je me suis conduit comme tu te serais conduit à ma place. J'ai tenu bon jusqu'au dernier moment sans laisser soupçonner ma ruine. Puis quand le bruit de la saisie-immobilière de mes biens disponibles est venu à Paris, j'avais fait de l'argent avec cent mille francs de lettres de change pour essayer du jeu. Quelque coup du hasard pouvait me rétablir. J'ai perdu. Comment me suis-je ruiné? volontairement, mon cher Henri. Dès le premier jour, j'ai vu que je ne pouvais tenir au train que je prenais, je savais le résultat, j'ai voulu fermer les yeux, car il m'était impossible de dire à ma femme:—Quittons Paris, allons vivre à Lanstrac. Je me suis ruiné pour elle comme on se ruine pour une maîtresse, mais avec certitude. Entre nous, je ne suis ni un niais ni un homme faible. Un niais ne se laisse pas dominer, les yeux ouverts, par une passion; puis un homme qui va reconstruire sa fortune aux Indes au lieu de se brûler la cervelle, cet homme a du courage. Je reviendrai riche ou ne reviendrai pas. Seulement, cher ami, comme je ne veux de fortune que pour elle, que je ne veux être la dupe de rien, que je serai six ans absent, je te confie ma femme. Tu as assez de bonnes fortunes pour respecter Natalie et m'accorder toute la probité du sentiment qui nous lie. Je ne sais pas de meilleur gardien que toi. Je laisse ma femme sans enfant, un amant serait bien dangereux pour elle. Sache-le, mon bon Marsay, j'aime éperdument Natalie, bassement, sans vergogne. Je lui pardonnerais, je crois, une infidélité, non parce que je suis certain de pouvoir me venger, dussé-je en mourir! mais parce que je me tuerais pour la laisser heureuse, si je ne pouvais faire son bonheur moi-même. Que puis-je craindre? Natalie a pour moi cette amitié véritable indépendante de l'amour, mais qui conserve l'amour. Elle a été traitée par moi comme un enfant gâté. J'éprouvais tant de bonheur dans mes sacrifices, l'un amenait si naturellement l'autre qu'elle serait un monstre si elle me trompait. L'amour vaut l'amour... Hélas! veux-tu tout savoir, mon cher Henri? je viens de lui écrire une lettre où je lui laisse croire que je pars l'espoir au cœur, le front serein, que je n'ai ni doute, ni jalousie, ni crainte, une lettre comme en écrivent les fils qui veulent cacher à leurs mères qu'ils vont à la mort. Mon Dieu, de Marsay, j'avais l'enfer en moi, je suis l'homme le plus malheureux du monde! A toi les cris, à toi les grincements de dents! je t'avoue les pleurs de l'amant désespéré; j'aimerais mieux rester six ans balayeur sous ses fenêtres que de revenir millionnaire après six ans d'absence, si cela était possible. J'ai d'horribles angoisses, je marcherai de douleur en douleur jusqu'à ce que tu m'aies écrit un mot par lequel tu accepteras un mandat que toi seul au monde peux remplir et accomplir. O mon cher de Marsay, cette femme est indispensable à ma vie, elle est mon air et mon soleil. Prends-la sous ton égide, garde-la-moi fidèle, quand même ce serait contre son gré. Oui, je serais encore heureux d'un demi-bonheur. Sois son chaperon, je n'aurai nulle défiance de toi. Prouve-lui qu'en me trahissant, elle serait vulgaire; qu'elle ressemblerait à toutes les femmes, et qu'il y aurait de l'esprit à me rester fidèle. Elle doit avoir encore assez de fortune pour continuer sa vie molle et sans soucis; mais si elle manquait de quelque chose, si elle avait des caprices, fais-toi son banquier, ne crains rien, je reviendrai riche. Après tout, mes terreurs sont sans doute vaines, Natalie est un ange de vertu. Quand Félix de Vandenesse, épris de belle passion pour elle, s'est permis quelques assiduités, je n'ai eu qu'à faire apercevoir le danger à Natalie, elle m'a tout aussitôt remercié si affectueusement que j'en étais ému aux larmes. Elle m'a dit qu'il ne convenait pas à sa réputation qu'un homme quittât brusquement sa maison, mais qu'elle saurait le congédier: elle l'a en effet reçu très-froidement et tout s'est terminé pour le mieux. Nous n'avons pas eu d'autre sujet de discussion en quatre ans, si toutefois on peut appeler discussion la causerie de deux amis. Allons, mon cher Henri, je te dis adieu en homme. Le malheur est venu. Par quelque cause que ce soit, il est là; j'ai mis habit bas. La misère et Natalie sont deux termes inconciliables. La balance sera d'ailleurs très exacte entre mon passif et mon actif, ainsi personne ne pourra se plaindre de moi; mais si quelque chose d'imprévu mettait mon honneur en péril, je compte sur toi. Enfin, si quelque événement grave arrivait, tu peux m'envoyer tes lettres sous l'enveloppe du gouverneur des Indes, à Calcutta, j'ai quelques relations d'amitié dans sa maison, et quelqu'un m'y gardera les lettres qui me viendront d'Europe. Cher ami, je désire te retrouver le même à mon retour: l'homme qui sait se moquer de tout et qui néanmoins est accessible aux sentiments d'autrui quand ils s'accordent avec le grandiose que tu sens en toi-même. Tu restes à Paris, toi! Au moment où tu liras ceci, je crierai:—A Carthage!

Réponse du marquis Henri de Marsay au comte Paul de Manerville.

Ainsi, monsieur le comte, tu t'es enfoncé, monsieur l'ambassadeur a sombré. Voilà donc les belles choses que tu faisais? Pourquoi, Paul, t'es-tu caché de moi? Si tu m'avais dit un seul mot, mon pauvre bonhomme, je t'aurais éclairé sur ta position. Ta femme m'a refusé sa garantie. Puisse ce seul mot te dessiller les yeux! S'il ne suffisait pas, apprends que tes lettres de change ont été protestées à la requête d'un sieur Lécuyer, ancien premier clerc d'un sieur Solonet, notaire à Bordeaux. Cet usurier en herbe, arrivé de Gascogne pour faire ici des tripotages, est le prête-nom de ta très-honorée belle-mère, créancière réelle des cent mille francs pour lesquels la bonne femme t'a compté, dit-on, soixante-dix mille francs. Comparé à madame Évangélista, le papa Gobseck est une flanelle, un velours, une potion calmante, une meringue à la vanille, un oncle à dénouement. Ton clos de Belle-Rose sera la proie de ta femme, à laquelle sa mère donnera la différence entre le prix de l'adjudication et le montant de ses reprises. Madame Évangélista aura le Guadet et Grassol, et les hypothèques qui grèvent ton hôtel à Bordeaux lui appartiennent sous le nom des hommes de paille que lui a trouvés ce Solonet. Ainsi, ces deux excellentes créatures réuniront cent vingt mille livres de rente, somme à laquelle s'élève le revenu de tes biens, joint à trente et quelques mille francs en inscriptions sur le grand-livre que les petites chattes possèdent. La garantie de ta femme était inutile. Ce susdit sieur Lécuyer est venu ce matin m'offrir le remboursement de la somme que je t'ai prêtée contre un transport en bonne forme de mes droits. La récolte de 1825, que ta belle-mère a dans tes caves de Lanstrac, lui suffit pour me payer. Ainsi, ces deux femmes ont déjà calculé que tu devais être en mer; mais je t'envoie ma lettre par un courrier, afin que tu sois encore à temps de suivre les conseils que je vais te donner. J'ai fait causer ce Lécuyer. J'ai saisi dans ses mensonges, dans ses paroles et dans ses réticences, les fils qui me manquaient pour faire reparaître la trame entière de la conspiration domestique ourdie contre toi. Ce soir, à l'ambassade d'Espagne, j'offrirai mes compliments d'admiration à ta belle-mère et à ta femme. Je ferai la cour à madame Évangélista, je t'abandonnerai lâchement, je te dirai d'adroites injures, quelque chose de grossier serait trop tôt découvert par ce sublime Mascarille en jupons. Comment l'as-tu mise contre toi? Voilà ce que je veux savoir. Si tu avais eu l'esprit d'être amoureux de cette femme avant d'épouser sa fille, tu serais aujourd'hui pair de France, duc de Manerville et ambassadeur à Madrid. Si tu m'avais appelé près de toi lors de ton mariage, je t'aurais aidé à connaître, analyser les deux femmes avec lesquelles tu t'engageais; et, de ces observations faites en commun, il serait sorti quelques conseils utiles. N'étais-je pas le seul de tes amis en position de respecter ta femme? Étais-je à craindre? Après m'avoir jugé, ces deux femmes ont eu peur de moi et nous ont séparés. Si tu ne m'avais pas bêtement fait la moue, elles ne t'auraient pas dévoré. Ta femme a bien aidé à notre refroidissement; elle était serinée par sa mère, à qui elle écrivait deux lettres dans la semaine, et tu n'y as jamais pris garde. J'ai bien reconnu mon Paul quand j'ai su ce détail. Dans un mois, je serai assez près de ta belle-mère pour apprendre d'elle la raison de la haine hispano-italienne qu'elle t'a vouée, à toi, le meilleur homme du monde. Te haïssait-elle avant que sa fille n'aimât Félix de Vandenesse, ou te chasse-t-elle jusque dans les Indes pour rendre sa fille aussi libre que l'est en France une femme séparée de corps et de biens? Là est le problème. Je te vois bondissant et hurlant en apprenant que ta femme aime à la folie Félix de Vandenesse. Si je n'avais pas eu la fantaisie de faire un tour en Orient avec Montriveau, Ronquerolles et quelques autres bons vivants de ta connaissance, j'aurais pu te dire quelque chose de cette intrigue qui commençait quand je suis parti; je voyais poindre alors les germes de ton malheur. Mais quel gentilhomme assez dépravé pourrait entamer de semblables questions sans une première ouverture? Qui oserait nuire à une femme? Qui briserait le miroir aux illusions où l'un de nos amis se complaît à regarder les féeries d'un heureux mariage? Les illusions ne sont-elles pas la fortune du cœur? Ta femme, cher ami, n'était-elle pas, dans la plus large acception du mot, une femme à la mode? Elle ne pensait qu'à ses succès, à sa toilette; elle allait aux Bouffons, à l'Opéra, au bal; se levait tard, se promenait au bois; dînait en ville ou donnait elle-même à dîner. Cette vie me semble être pour les femmes ce qu'est la guerre pour les hommes; le public ne voit que les vainqueurs, il oublie les morts. Si les femmes délicates périssent à ce métier, celles qui résistent doivent avoir des organisations de fer, conséquemment peu de cœur, et des estomacs excellents. Là est la raison de l'insensibilité, du froid des salons. Les belles âmes restent dans la solitude, les natures faibles et tendres succombent, il ne reste que des galets qui maintiennent l'Océan social dans ses bornes en se laissant frotter, arrondir par le flot, sans s'user. Ta femme résistait admirablement à cette vie, elle y semblait habituée, elle apparaissait toujours fraîche et belle; pour moi, la conclusion était facile à tirer: elle ne t'aimait pas, et tu l'aimais comme un fou. Pour faire jaillir l'amour dans cette nature siliceuse, il fallait un homme de fer. Après avoir subi sans y rester le choc de lady Dudley, la femme de mon vrai père, Félix devait être le fait de Natalie. Il n'y avait pas grand mérite à deviner que tu lui étais indifférent, à ta femme. De cette indifférence au déplaisir, il n'y avait qu'un pas; et, tôt ou tard, un rien, une discussion, un mot, un acte d'autorité pouvait le faire sauter à ta femme. J'aurais pu te raconter à toi-même la scène qui se passait tous les soirs dans sa chambre à coucher entre vous deux. Tu n'as pas d'enfant, mon cher. Ce mot n'explique-t-il pas bien des choses à un observateur? Amoureux, tu ne pouvais guère t'apercevoir de la froideur naturelle à une jeune femme que tu as formée à point pour Félix de Vandenesse. Eusses-tu trouvé ta femme froide, la stupide jurisprudence des gens mariés te poussait à faire honneur de sa réserve à son innocence. Comme tous les maris, tu croyais pouvoir la maintenir vertueuse dans un monde où les femmes s'expliquent d'oreille à oreille ce que les hommes n'osent dire, où tout ce qu'un mari n'apprend pas à sa femme est spécifié, commenté sous l'éventail en riant, en badinant, à propos d'un procès ou d'une aventure. Si ta femme aimait les bénéfices sociaux du mariage, elle en trouvait les charges un peu lourdes. La charge, l'impôt, c'était toi! Ne voyant rien de ces choses, tu allais creusant des abîmes et les couvrant de fleurs, suivant l'éternelle phrase de la rhétorique; tu obéissais tout doucement à la loi qui régit le commun des hommes, et de laquelle j'avais voulu te garantir. Cher enfant, il ne te manquait plus, pour être aussi bête que le bourgeois trompé par son épouse et qui s'en étonne, ou s'en épouvante, ou s'en fâche, que de me parler de tes sacrifices, de ton amour pour Natalie, de venir me chanter:—Elle serait bien ingrate si elle me trahissait; j'ai fait cela, j'ai fait ceci, je ferai mieux, j'irai pour elle aux Indes, je, etc. Mon cher Paul, as-tu donc vécu dans Paris, as-tu donc l'honneur d'appartenir par les liens de l'amitié à Henri de Marsay, pour ignorer les choses les plus vulgaires, les premiers principes qui meuvent le mécanisme féminin, l'alphabet de leur cœur? Exterminez-vous; allez pour une femme à Sainte-Pélagie, tuez vingt-deux hommes, abandonnez sept filles, servez Laban, traversez le désert, côtoyez le bagne, couvrez-vous de gloire, couvrez-vous de honte, refusez comme Nelson de livrer bataille pour aller baiser l'épaule de lady Hamilton, comme Bonaparte battez le vieux Wurmser, fendez-vous sur le pont d'Arcole, délirez comme Roland, cassez-vous une jambe éclissée pour valser six minutes avec une femme!... Mon cher, qu'est-ce que ces choses ont à faire avec l'amour? Si l'amour se déterminait sur de tels échantillons, l'homme serait trop heureux: quelques prouesses faites dans le moment du désir lui donneraient la femme aimée. L'amour, mon gros Paul, mais c'est une croyance comme celle de l'immaculée conception de la Sainte Vierge: cela vient ou cela ne vient pas. A quoi servent des flots de sang versés, les mines du Potose, ou la gloire pour faire naître un sentiment involontaire, inexplicable? Les jeunes gens comme toi, qui veulent être aimés par balance de compte, me semblent être d'ignobles usuriers. Nos femmes légitimes nous doivent des enfants et de la vertu, mais elles ne nous doivent pas l'amour. L'amour, Paul! est la conscience du plaisir donné et reçu, la certitude de le donner et de le recevoir; l'amour est un désir incessamment mouvant, incessamment satisfait et insatiable. Le jour où Vandenesse a remué dans le cœur de ta femme la corde du désir que tu y laissais vierge, tes fanfaronnades amoureuses, tes torrents de cervelle et d'argent n'ont pas même été des souvenirs. Tes nuits conjugales semées de roses, fumée! ton dévouement, un remords à offrir! ta personne, une victime à égorger sur l'autel! ta vie antérieure, ténèbres! une émotion d'amour effaçait tes trésors de passion qui n'étaient plus que de la vieille ferraille. Il a eu, lui Félix, toutes les beautés, tous les dévouements, gratis peut-être, mais en amour la croyance équivaut à la réalité. Ta belle-mère a donc été naturellement du parti de l'amant contre le mari; secrètement ou patemment, elle a fermé les yeux, ou elle les a ouverts, je ne sais ce qu'elle a fait, mais elle a été pour sa fille, contre toi. Depuis quinze ans que j'observe la société, je ne connais pas une mère qui, dans cette circonstance, ait abandonné sa fille. Cette indulgence est un héritage transmis de femme en femme. Quel homme peut la leur reprocher? quelque rédacteur du Code civil, qui a vu des formules là où il n'existe que des sentiments! La dissipation dans laquelle te jetait la vie d'une femme à la mode; la pente d'un caractère facile et ta vanité peut-être ont fourni les moyens de se débarrasser de toi par une ruine habilement concertée. De tout ceci, tu concluras, mon bon ami, que le mandat dont tu me chargeais et dont je me serais d'autant plus glorieusement acquitté qu'il m'aurait amusé, se trouve comme nul et non avenu. Le mal à prévenir est accompli, consummatum est. Pardonne-moi, mon ami, de t'écrire à la de Marsay, comme tu disais, sur des choses qui doivent te paraître graves. Loin de moi l'idée de pirouetter sur la tombe d'un ami, comme les héritiers sur celle d'un parent. Mais tu m'as écrit que tu devenais homme, je te crois, je te traite en politique et non en amoureux. Pour toi, cet accident n'est-il pas comme la marque à l'épaule qui décide un forçat à se jeter dans une vie d'opposition systématique et à combattre la société? Te voilà dégagé d'un souci: le mariage te possédait, tu possèdes maintenant le mariage. Paul, je suis ton ami dans toute l'acception du mot. Si tu avais eu la cervelle cerclée dans un crâne d'airain, si tu avais eu l'énergie qui t'est venue trop tard, je t'aurais prouvé mon amitié par des confidences qui t'auraient fait marcher sur l'humanité comme sur un tapis. Mais quand nous causions des combinaisons auxquelles j'ai dû la faculté de m'amuser avec quelques amis au sein de la civilisation parisienne, comme un bœuf dans la boutique d'un faïencier; quand je te racontais sous des formes romanesques les véritables aventures de ma jeunesse, tu les prenais en effet pour des romans, sans en voir la portée. Aussi n'ai-je pu te considérer que comme une passion malheureuse. Hé! bien, foi d'homme, dans les circonstances actuelles tu joues le beau rôle, et tu n'as rien perdu de ton crédit auprès de moi, comme tu pourrais le croire. Si j'admire les grands fourbes, j'estime et j'aime les gens trompés. A propos de ce médecin qui a si mal fini, conduit à l'échafaud par son amour pour une maîtresse, je t'ai raconté l'histoire bien autrement belle de ce pauvre avocat qui vit, dans je ne sais quel bagne, marqué pour un faux, et qui voulait donner à sa femme, une femme adorée aussi! trente mille livres de rentes; mais que sa femme a dénoncé pour se débarrasser de lui et vivre avec un monsieur. Tu t'es récrié, toi et quelques niais qui soupaient avec nous. Eh! bien, mon cher, tu es l'avocat, moins le bagne. Tes amis ne te font pas grâce de la considération qui, dans notre société, vaut un jugement de cour d'assises. La sœur des deux Vandenesse, la marquise de Listomère et toute sa coterie où s'est enrégimenté le petit Rastignac, un drôle qui commence à percer; madame d'Aiglemont et son salon où règne Charles de Vandenesse, les Lenoncourt, la comtesse Féraud, madame d'Espard, les Nucingen, l'ambassade d'Espagne, enfin tout un monde soufflé fort habilement te couvre d'accusations boueuses. Tu es un mauvais sujet, un joueur, un débauché qui as mangé stupidement ta fortune. Après avoir payé tes dettes plusieurs fois, ta femme, un ange de vertu! vient d'acquitter cent mille francs de lettres de change, quoique séparée de biens. Heureusement tu t'es rendu justice en disparaissant. Si tu avais continué, tu l'aurais mise sur la paille, elle eût été victime de son dévouement conjugal. Quand un homme arrive au pouvoir, il a toutes les vertus d'une épitaphe; qu'il tombe dans la misère, il a plus de vices que n'en avait l'enfant prodigue: tu ne saurais imaginer combien le monde te prête de péchés à la Don Juan. Tu jouais à la Bourse, tu avais des goûts licencieux dont la satisfaction te coûtait des sommes énormes et dont l'explication exige des commentaires et des plaisanteries qui font rêver les femmes. Tu payais des intérêts horribles aux usuriers. Les deux Vandenesse racontent en riant comme quoi Gobseck te donnait pour six mille francs une frégate en ivoire et la faisait racheter pour cent écus à ton valet de chambre, afin de te la revendre; comme quoi tu l'as démolie solennellement en t'apercevant que tu pouvais avoir un véritable brick avec l'argent qu'elle te coûtait. L'histoire est arrivée à Maxime de Trailles, il y a neuf ans; mais elle te va si bien que Maxime a pour toujours perdu le commandement de sa frégate. Enfin je ne puis te dire tout, car tu fournis à une encyclopédie de cancans que les femmes ont intérêt à grossir. Dans cet état de choses, les plus prudes ne légitiment-elles pas les consolations du comte Félix de Vandenesse (leur père est enfin mort, hier!)? Ta femme a le plus prodigieux succès. Hier, madame de Camps me répétait ces belles choses aux Italiens.—Ne m'en parlez pas, lui ai-je répondu, vous ne savez rien vous autres! Paul a volé la Banque et abusé le Trésor royal. Il a assassiné Ezzelin, fait mourir trois Médora de la rue Saint-Denis, et je le crois associé (je vous le dis entre nous) avec la bande des Dix-Mille. Son intermédiaire est le fameux Jacques Collin, sur qui la police n'a pu remettre la main depuis qu'il s'est encore une fois évadé du bagne. Paul le logeait dans son hôtel. Vous voyez, il est capable de tout: il trompe le gouvernement. Ils sont partis tous deux pour aller travailler dans les Indes et voler le Grand Mogol. La de Camps a compris qu'une femme distinguée comme elle ne doit pas convertir ses belles lèvres en gueule de bronze vénitienne. En apprenant ces tragi-comédies, beaucoup de gens refusent d'y croire; ils prennent le parti de la nature humaine et de ses beaux sentiments, ils soutiennent que c'est des fictions. Mon cher, Talleyrand a dit ce magnifique mot:—Tout arrive! Certes il se passe sous nos yeux des choses encore plus étonnantes que ne l'est ce complot domestique; mais le monde a tant d'intérêt à les démentir, à se dire calomnié; puis ces magnifiques drames se jouent si naturellement, avec un vernis de si bon goût, que souvent j'ai besoin d'éclaircir le verre de ma lorgnette pour voir le fond des choses. Mais, je te le répète, quand un homme est de mes amis, quand nous avons reçu ensemble le baptême du vin de Champagne, communié ensemble à l'autel de la Vénus Commode, quand nous nous sommes fait confirmer par les doigts crochus du Jeu, et que mon ami se trouve dans une position fausse, je briserai vingt familles pour le remettre droit. Tu dois bien voir ici que je t'aime; ai-je jamais, à ta connaissance, écrit des lettres aussi longues que l'est celle-ci? Lis donc avec attention ce qu'il me reste à te dire.

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MISS DINAH STEVENS.

Offre un produit de la mécanique anglaise arrivé à son dernier perfectionnement.

(LE CONTRAT DE MARIAGE.)

Hélas! Paul, il faut bien se livrer à l'écriture, je dois m'habituer à minuter des dépêches. J'aborde la politique. Je veux avoir dans cinq ans un portefeuille de ministre ou de quelque ambassade d'où je puisse remuer les affaires publiques à ma fantaisie. Il vient un âge où la plus belle maîtresse que puisse servir un homme est sa nation. Je me mets dans les rangs de ceux qui renversent le système aussi bien que le ministère actuel. Enfin je vogue dans les eaux d'un certain prince qui n'est manchot que du pied, et que je regarde comme un politique de génie dont le nom grandira dans l'histoire; un prince complet comme peut l'être un grand artiste. Nous sommes Ronquerolles, Montriveau, les Grandlieu, La Roche-Hugon, Serizy, Féraud et Graville, tous alliés contre le parti-prêtre, comme dit ingénieusement le parti-niais représenté par le Constitutionnel. Nous voulons renverser les deux Vandenesse, les ducs de Lenoncourt, de Navareins, de Langeais et la Grande-Aumônerie. Pour triompher, nous irons jusqu'à nous réunir à La Fayette, aux Orléanistes, à la Gauche, gens à égorger le lendemain de la victoire, car tout gouvernement est impossible avec leurs principes. Nous sommes capables de tout pour le bonheur du pays et pour le nôtre. Les questions personnelles en fait de roi sont aujourd'hui des sottises sentimentales, il faut en déblayer la politique. Sous ce rapport, les Anglais avec leur façon de doge sont plus avancés que nous ne le sommes. La politique n'est plus là, mon cher. Elle est dans l'impulsion à donner à la nation en créant une oligarchie où demeure une pensée fixe de gouvernement et qui dirige les affaires publiques dans une voie droite, au lieu de laisser tirailler le pays en mille sens différents, comme nous l'avons été depuis quarante ans dans cette belle France, si intelligente et si niaise, si folle et si sage, à laquelle il faudrait un système plutôt que des hommes. Que sont les personnes dans cette belle question? Si le but est grand, si elle vit plus heureuse et sans troubles, qu'importe à la masse les profits de notre gérance, notre fortune, nos priviléges et nos plaisirs? Je suis maintenant carré par ma base. J'ai aujourd'hui cent cinquante mille livres de rente dans le trois pour cent, et une réserve de deux cent mille francs pour parer à des pertes. Ceci me semble encore peu de chose dans la poche d'un homme qui part du pied gauche pour escalader le pouvoir. Un événement heureux a décidé mon entrée dans cette carrière qui me souriait peu; car tu sais combien j'aime la vie orientale. Après trente-cinq ans de sommeil, ma très-honorée mère s'est réveillée en se souvenant qu'elle avait un fils qui lui faisait honneur. Souvent, quand on arrache un plant de vignes, à quelques années de là certains ceps reparaissent à fleur de terre; eh! bien, mon cher, quoique ma mère m'eût presque arraché de son cœur, j'ai repoussé dans sa tête. A cinquante-huit ans, elle se trouve assez vieillie pour ne plus pouvoir penser à un autre homme qu'à son fils. En ces circonstances, elle a rencontré, dans je ne sais quelle bouilloire d'eau thermale, une délicieuse vieille fille anglaise, riche de deux cent quarante mille livres de rente, à laquelle, en bonne mère, elle a inspiré l'audacieuse ambition de devenir ma femme. Une fille de trente-six ans, ma foi! élevée dans les meilleurs principes puritains, une vraie couveuse qui soutient que les femmes adultères devraient être brûlées publiquement.—Où prendrait-on du bois? lui ai-je dit. Je l'aurais bien envoyée à tous les diables, attendu que deux cent quarante mille livres de rente ne sont pas l'équivalent de ma liberté, de ma valeur physique ou morale ni de mon avenir. Mais elle est seule et unique héritière d'un vieux podagre, quelque brasseur de Londres qui, dans un délai calculable, doit lui laisser une fortune au moins égale à celle dont est déjà douée la mignonne. Outre ces avantages, elle a le nez rouge, des yeux de chèvre morte, une taille qui me fait craindre qu'elle ne se casse en trois morceaux si elle tombe; elle a l'air d'une poupée mal coloriée; mais elle est d'une économie ravissante; mais elle adorera son mari quand même; mais elle a le génie anglais; elle me tiendra mon hôtel, mes écuries, ma maison, mes terres, mieux que ne le ferait un intendant. Elle a toute la dignité de la vertu; elle se tient droite comme une confidente du Théâtre-Français; rien ne m'ôterait l'idée qu'elle a été empalée et que le pal s'est brisé dans son corps. Miss Stevens est d'ailleurs assez blanche pour n'être pas trop désagréable à épouser quand il le faudra absolument. Mais, et ceci m'affecte! elle a les mains d'une fille vertueuse comme l'arche sainte; elles sont si rougeaudes que je n'ai pas encore imaginé le moyen de les lui blanchir sans trop de frais, et je ne sais comment lui en effiler les doigts qui ressemblent à des boudins. Oh! elle tient évidemment au brasseur par ses mains et à l'aristocratie par son argent; mais elle affecte un peu trop les grandes manières comme les riches Anglaises qui veulent se faire prendre pour des ladies, et ne cache pas assez ses pattes de homard. Elle a d'ailleurs aussi peu d'intelligence que j'en veux chez une femme. S'il en existait une plus bête, je me mettrais en route pour l'aller chercher. Jamais cette fille, qui se nomme Dinah, ne me jugera; jamais elle ne me contrariera; je serai sa chambre haute, son lord, ses communes. Enfin, Paul, cette fille est une preuve irrécusable du génie anglais; elle offre un produit de la mécanique anglaise arrivée à son dernier degré de perfectionnement; elle a certainement été fabriquée à Manchester entre l'atelier des plumes Perry et celui des machines à vapeur. Ça mange, ça marche, ça boit, ça pourra faire des enfants, les soigner, les élever admirablement, et ça joue la femme à croire que c'en est une. Quand ma mère nous a présentés l'un à l'autre, elle avait si bien monté la machine, elle en avait si bien repassé les chevilles, tant mis l'huile dans les rouages, que rien n'a crié; puis, quand elle a vu que je ne faisais pas trop la grimace, elle a lâché les derniers ressorts, cette fille a parlé! Enfin ma mère a lâché aussi le dernier mot. Miss Dinah Stevens ne dépense que trente mille francs par an, et voyage par économie depuis sept ans. Il existe donc un second magot, et en argent. Les affaires sont tellement avancées que les publications sont à terme. Nous en sommes à my dear love. Miss me fait des yeux à renverser un portefaix. Les arrangements sont pris: il n'est point question de ma fortune, miss Stevens consacre une partie de la sienne à un majorat en fonds de terre, d'un revenu de deux cent quarante mille francs, et à l'achat d'un hôtel qui en dépendra; la dot avérée dont je serai responsable est d'un million. Elle n'a pas à se plaindre, je lui laisse intégralement son oncle. Le bon brasseur, qui a contribué d'ailleurs au majorat, a failli crever de joie en apprenant que sa nièce devenait marquise. Il est capable de faire un sacrifice pour mon aîné. Je retirerai ma fortune des fonds publics aussitôt qu'ils atteindront quatre-vingts, et je placerai tout en terres. Dans deux ans, je puis avoir quatre cent mille livres en revenus territoriaux. Une fois le brasseur en bière, je puis compter sur six cent mille livres de rente. Tu le vois, Paul, je ne donne à mes amis que les conseils dont je fais usage pour moi-même. Si tu m'avais écouté, tu aurais une Anglaise, quelque fille de Nabab qui te laisserait l'indépendance du garçon et la liberté nécessaire pour jouer le whist de l'ambition. Je te céderais ma future femme si tu n'étais pas marié. Mais il n'en est pas ainsi. Je ne suis pas homme à te faire remâcher ton passé. Ce préambule était nécessaire pour t'expliquer que je vais avoir l'existence nécessaire à ceux qui veulent jouer le grand jeu d'onchets. Je ne te faudrai point mon ami. Au lieu d'aller te mariner dans les Indes, il est beaucoup plus simple de naviguer de conserve avec moi dans les eaux de la Seine. Crois-moi! Paris est encore le pays d'où sourd le plus abondamment la fortune. Le Potose est situé rue Vivienne ou rue de la Paix, à la place Vendôme, ou de Rivoli. En toute autre contrée, des œuvres matérielles, des sueurs de commissionnaire, des marches et des contre-marches sont nécessaires à l'édification d'une fortune; mais ici les pensées suffisent. Ici tout homme, même médiocrement spirituel, aperçoit une mine d'or en mettant ses pantoufles, en se curant les dents après dîner, en se couchant, en se levant. Trouve un lieu du monde où une bonne idée, bien bête, rapporte davantage et soit plus tôt comprise? Si j'arrive en haut de l'échelle, crois-tu que je sois homme à te refuser une poignée de main, un mot, une signature? Ne nous faut-il pas, à nous autres jeunes roués, un ami sur lequel nous puissions compter, quand ce ne serait que pour le compromettre en notre lieu et place, pour l'envoyer mourir comme simple soldat afin de sauver le général? La politique est impossible sans un homme d'honneur avec qui l'on puisse tout dire et tout faire. Voici donc ce que je te conseille. Laisse partir la Belle-Amélie, reviens ici comme la foudre, je te ménagerai un duel avec Félix de Vandenesse où tu tireras le premier, et tu me l'abattras comme un pigeon. En France, le mari insulté qui tue son rival devient un homme respectable et respecté. Personne ne s'en moque. La peur, mon cher, est un élément social, un moyen de succès pour ceux qui ne baissent les yeux sous le regard de personne. Moi qui me soucie de vivre comme de boire une tasse de lait d'ânesse et qui n'ai jamais senti l'émotion de la peur, j'ai remarqué, mon cher, les étranges effets produits par ce sentiment dans nos mœurs modernes. Les uns tremblent de perdre les jouissances auxquelles ils se sont acoquinés; les autres tremblent de quitter une femme. Les mœurs aventureuses d'autrefois, où l'on jetait la vie comme un chausson, n'existent plus! La bravoure de beaucoup de gens est un calcul habilement fait sur la peur qui saisit leur adversaire. Les Polonais se battent seuls en Europe pour le plaisir de se battre, ils cultivent encore l'art pour l'art et non par spéculation. Tue Vandenesse, et ta femme tremble, et ta belle-mère tremble, et le public tremble, et tu te réhabilites, et tu publies ta passion insensée pour ta femme, et l'on te croit, et tu deviens un héros. Telle est la France. Je ne suis pas à cent mille francs près avec toi; tu payeras tes principales dettes; tu arrêteras ta ruine en vendant tes propriétés à réméré, car tu auras promptement une position qui te permettra de rembourser avant terme tes créanciers. Puis, une fois éclairé sur le caractère de ta femme, tu la domineras par une seule parole. En l'aimant tu ne pouvais pas lutter avec elle; mais, en ne l'aimant plus, tu auras une force indomptable. Je t'aurai rendu ta belle-mère souple comme un gant; car il s'agit de te retrouver avec les cent cinquante mille livres de rentes que ces deux femmes se sont ménagées. Ainsi renonce à l'expatriation qui me paraît le réchaud de charbon des gens de tête. T'en aller n'est-ce pas donner gain de cause aux calomnies? Le joueur qui va chercher son argent pour revenir au jeu perd tout. Il faut avoir son or en poche. Tu me fais l'effet d'aller chercher des troupes fraîches aux Indes. Mauvais! Nous sommes deux joueurs au grand tapis vert de la politique; entre nous le prêt est de rigueur. Ainsi, prends des chevaux de poste, arrive à Paris et recommence la partie; tu la gagneras avec Henri de Marsay pour partner, car Henri de Marsay sait vouloir et sait frapper. Vois où nous en sommes. Mon vrai père fait partie du ministère anglais. Nous aurons des intelligences en Espagne par les Évangélista; car une fois que nous aurons mesuré nos griffes, ta belle-mère et moi, nous verrons qu'il n'y a rien à gagner quand on se trouve diable contre diable. Montriveau, mon cher, est lieutenant-général; il sera certes un jour ministre de la guerre, car son éloquence lui donne un grand ascendant sur la chambre. Voici Ronquerolles ministre d'état et du conseil privé. Martial de La Roche-Hugon est ambassadeur, il nous apporte en dot le maréchal duc de Carigliano et tout le croupion de l'empire qui s'est soudé si bêtement à l'échine de la restauration. Serizy mène le conseil d'état où il est indispensable. Granville tient la magistrature à laquelle appartiennent ses deux fils; les Grandlieu sont admirablement bien en cour; Féraud est l'âme de la coterie Gondreville, bas intrigants qui sont toujours en haut, je ne sais pourquoi. Appuyés ainsi, qu'avons-nous à craindre? Nous avons un pied dans toutes les capitales, un œil dans tous les cabinets, et nous enveloppons l'administration sans qu'elle s'en doute. La question argent n'est-elle pas une misère, un rien dans ces grands rouages préparés? Qu'est surtout une femme? resteras-tu donc toujours lycéen? Qu'est la vie, mon cher, quand une femme est toute la vie? une galère dont on n'a pas le commandement, qui obéit à une boussole folle, mais non sans aimant, que régissent des vents contraires et où l'homme est un vrai galérien qui exécute non-seulement la loi, mais encore celle qu'improvise l'argousin, sans vengeance possible. Pouah! Je comprends que par passion, ou pour le plaisir que l'on éprouve à transmettre sa force à des mains blanches, on obéisse à une femme; mais obéir à Médor?... dans ce cas, je brise Angélique. Le grand secret de l'alchimie sociale, mon cher, est de tirer tout le parti possible de chacun des âges par lesquels nous passons, d'avoir toutes ses feuilles au printemps, toutes ses fleurs en été, tous les fruits en automne. Nous nous sommes amusés, quelques bons vivants et moi, comme des mousquetaires noirs, gris et rouges, pendant douze années, ne nous refusant rien, pas même une entreprise de flibustier par ci par là; maintenant nous allons nous mettre à secouer les prunes mûres dans l'âge où l'expérience a doré les moissons. Viens avec nous, tu auras la part dans le pudding que nous allons cuisiner. Arrive, et tu trouveras un ami tout à toi dans la peau de

Henri de M.

Au moment où Paul de Manerville achevait cette lettre dont chaque phrase était comme un coup de marteau donné sur l'édifice de ses espérances, de ses illusions, de son amour, il se trouvait au delà des Açores. Au milieu de ces décombres, il fut saisi par une rage froide, une rage impuissante.

—Que leur ai-je fait? se demanda-t-il. Le mot des niais, le mot des gens faibles qui ne savent rien voir et ne peuvent rien prévoir. Il cria:—Henri, Henri! à l'ami fidèle. Bien des gens seraient devenus fous; Paul alla se coucher, il dormit de ce profond sommeil qui suit les immenses désastres, et qui saisit Napoléon après la bataille de Waterloo.

Paris, septembre-octobre 1835.

FIN.

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Au moment où Fanny vit le baron endormi, elle cessa la lecture du journal.

(BÉATRIX.)

BÉATRIX.


A SARAH.

Par un temps pur, aux rives de la Méditerranée où s'étendait jadis l'élégant empire de votre nom, parfois la mer laisse voir sous la gaze de ses eaux une fleur marine, chef-d'œuvre de la nature: la dentelle de ses filets teints de pourpre, de bistre, de rose, de violet ou d'or, la fraîcheur de ses filigranes vivants, le velours du tissu, tout se flétrit dès que la curiosité l'attire et l'expose sur la grève. De même le soleil de la publicité offenserait votre pieuse modestie. Aussi dois-je, en vous dédiant cette œuvre, taire un nom qui certes en serait l'orgueil; mais, à la faveur de ce demi-silence, vos magnifiques mains pourront la bénir, votre front sublime pourra s'y pencher en rêvant, vos yeux, pleins d'amour maternel, pourront lui sourire, car vous serez ici tout à la fois présente et voilée. Comme cette perle de la Flore marine, vous resterez sur le sable uni, fin et blanc où s'épanouit votre belle vie, cachée par une onde, diaphane seulement pour quelques yeux amis et discrets.

J'aurais voulu mettre à vos pieds une œuvre en harmonie avec vos perfections; mais si c'était chose impossible, je savais, comme consolation, répondre à l'un de vos instincts en vous offrant quelque chose à protéger.

De Balzac.


PREMIÈRE PARTIE.

La France, et la Bretagne particulièrement, possède encore aujourd'hui quelques villes complétement en dehors du mouvement social qui donne au dix-neuvième siècle sa physionomie. Faute de communications vives et soutenues avec Paris, à peine liées par un mauvais chemin avec la sous-préfecture ou le chef-lieu dont elles dépendent, ces villes entendent ou regardent passer la civilisation nouvelle comme un spectacle, elles s'en étonnent sans y applaudir; et, soit qu'elles la craignent ou s'en moquent, elles sont fidèles aux vieilles mœurs dont l'empreinte leur est restée. Qui voudrait voyager en archéologue moral et observer les hommes au lieu d'observer les pierres, pourrait retrouver une image du siècle de Louis XV dans quelque village de la Provence, celle du siècle de Louis XIV au fond du Poitou, celle de siècles encore plus anciens au fond de la Bretagne. La plupart de ces villes sont déchues de quelque splendeur dont ne parlent point les historiens, plus occupés des faits et des dates que des mœurs, mais dont le souvenir vit encore dans la mémoire, comme en Bretagne, où le caractère national admet peu l'oubli de ce qui touche au pays. Beaucoup de ces villes ont été les capitales d'un petit état féodal, comté, duché conquis par la Couronne ou partagés par des héritiers faute d'une lignée masculine. Déshéritées de leur activité, ces têtes sont dès lors devenues des bras. Le bras, privé d'aliments, se dessèche et végète. Cependant, depuis trente ans, ces portraits des anciens âges commencent à s'effacer et deviennent rares. En travaillant pour les masses, l'Industrie moderne va détruisant les créations de l'Art antique dont les travaux étaient tout personnels au consommateur comme à l'artisan. Nous avons des produits, nous n'avons plus d'œuvres. Les monuments sont pour la moitié dans ces phénomènes de rétrospection. Or pour l'industrie, les monuments sont des carrières de moellons, des mines à salpêtre ou des magasins à coton. Encore quelques années, ces cités originales seront transformées et ne se verront plus que dans cette iconographie littéraire.

Une des villes où se retrouve le plus correctement la physionomie des siècles féodaux est Guérande. Ce nom seul réveillera mille souvenirs dans la mémoire des peintres, des artistes, des penseurs qui peuvent être allés jusqu'à la côte où gît ce magnifique joyau de féodalité, si fièrement posé pour commander les relais de la mer et les dunes, et qui est comme le sommet d'un triangle aux coins duquel se trouvent deux autres bijoux non moins curieux, le Croisic et le bourg de Batz. Après Guérande, il n'est plus que Vitré situé au centre de la Bretagne, Avignon dans le midi, qui conservent au milieu de notre époque leur intacte configuration du moyen âge. Encore aujourd'hui, Guérande est enceinte de ses puissantes murailles: ses larges douves sont pleines d'eau, ses créneaux sont entiers, ses meurtrières ne sont pas encombrées d'arbustes, le lierre n'a pas jeté de manteau sur ses tours carrées ou rondes. Elle a trois portes où se voient les anneaux des herses, vous n'y entrez qu'en passant sur un pont-levis de bois ferré qui ne se relève plus, mais qui pourrait encore se lever. La Mairie a été blâmée d'avoir, en 1820, planté des peupliers le long des douves pour y ombrager la promenade. Elle a répondu que, depuis cent ans, du côté des dunes, la longue et belle esplanade des fortifications qui semblent achevées d'hier avait été convertie en un mail, ombragé d'ormes sous lesquels se plaisent les habitants. Là, les maisons n'ont point subi de changement, elles n'ont ni augmenté ni diminué. Nulle d'elles n'a senti sur sa façade le marteau de l'architecte, le pinceau du badigeonneur, ni faibli sous le poids d'un étage ajouté. Toutes ont leur caractère primitif. Quelques-unes reposent sur des piliers de bois qui forment des galeries sous lesquelles les passants circulent, et dont les planchers plient sans rompre. Les maisons des marchands sont petites et basses, à façades couvertes en ardoises clouées. Les bois maintenant pourris sont entrés pour beaucoup dans les matériaux sculptés aux fenêtres; et aux appuis, ils s'avancent au-dessus des piliers en visages grotesques, ils s'allongent en forme de bêtes fantastiques aux angles, animés par la grande pensée de l'art, qui, dans ce temps, donnait la vie à la nature morte. Ces vieilleries, qui résistent à tout, présentent aux peintres les tons bruns et les figures effacées que leur brosse affectionne. Les rues sont ce qu'elles étaient il y a quatre cents ans. Seulement, comme la population n'y abonde plus, comme le mouvement social y est moins vif, un voyageur curieux d'examiner cette ville, aussi belle qu'une antique armure complète, pourra suivre non sans mélancolie une rue presque déserte où les croisées de pierre sont bouchées en pisé pour éviter l'impôt. Cette rue aboutit à une poterne condamnée par un mur en maçonnerie, et au-dessus de laquelle croît un bouquet d'arbres élégamment posé par les mains de la nature bretonne, l'une des plus luxuriantes, des plus plantureuses végétations de la France. Un peintre, un poète resteront assis occupés à savourer le silence profond qui règne sous la voûte encore neuve de cette poterne, où la vie de cette cité paisible n'envoie aucun bruit, où la riche campagne apparaît dans toute sa magnificence à travers les meurtrières occupées jadis par les archers, les arbalétiers, et qui ressemblent aux vitraux à points de vue ménagés dans quelque belvédère. Il est impossible de se promener là sans penser à chaque pas aux usages, aux mœurs des temps passés: toutes les pierres vous en parlent; enfin les idées du moyen âge y sont encore à l'état de superstition. Si, par hasard, il passe un gendarme à chapeau bordé, sa présence est un anachronisme contre lequel votre pensée proteste; mais rien n'est plus rare que d'y rencontrer un être ou une chose du temps présent. Il y a même peu de chose du vêtement actuel: ce que les habitants en admettent s'approprie en quelque sorte à leurs mœurs immobiles, à leur physionomie stationnaire. La place publique est pleine de costumes bretons que viennent dessiner les artistes et qui ont un relief incroyable. La blancheur des toiles que portent les Paludiers, nom des gens qui cultivent le sel dans les marais salants, contraste vigoureusement avec les couleurs bleues et brunes des Paysans, avec les parures originales et saintement conservées des femmes. Ces deux classes et celle des marins à jaquette, à petit chapeau de cuir verni, sont aussi distinctes entre elles que les castes de l'Inde, et reconnaissent encore les distances qui séparent la bourgeoisie, la noblesse et le clergé. Là tout est encore tranché; là le niveau révolutionnaire a trouvé les masses trop raboteuses et trop dures pour y passer: il s'y serait ébréché, sinon brisé. Le caractère d'immuabilité que la nature a donné à ses espèces zoologiques se retrouve là chez les hommes. Enfin, même après la révolution de 1830, Guérande est encore une ville à part, essentiellement bretonne, catholique fervente, silencieuse, recueillie, où les idées nouvelles ont peu d'accès.

La position géographique explique ce phénomène. Cette jolie cité commande des marais salants dont le sel se nomme, dans toute la Bretagne, sel de Guérande, et auquel beaucoup de Bretons attribuent la bonté de leur beurre et des sardines. Elle ne se relie à la France moderne que par deux chemins, celui qui mène à Savenay, l'arrondissement dont elle dépend, et qui passe à Saint-Nazaire; celui qui mène à Vannes et qui la rattache au Morbihan. Le chemin de l'arrondissement établit la communication par terre, et Saint-Nazaire, la communication maritime avec Nantes. Le chemin par terre n'est fréquenté que par l'administration. La voie la plus rapide, la plus usitée, est celle de Saint-Nazaire. Or, entre ce bourg et Guérande, il se trouve une distance d'au moins six lieues que la poste ne dessert pas, et pour cause: il n'y a pas trois voyageurs à voiture par année. Saint-Nazaire est séparé de Paimbœuf par l'embouchure de la Loire, qui a quatre lieues de largeur. La barre de la Loire rend assez capricieuse la navigation des bateaux à vapeur; mais pour surcroît d'empêchements, il n'existait pas de débarcadère en 1829 à la pointe de Saint-Nazaire, et cet endroit était orné des roches gluantes, des rescifs granitiques, des pierres colossales qui servent de fortifications naturelles à sa pittoresque église et qui forçaient les voyageurs à se jeter dans des barques avec leurs paquets quand la mer était agitée, ou, quand il faisait beau, d'aller à travers les écueils jusqu'à la jetée que le génie construisait alors. Ces obstacles, peu faits pour encourager les amateurs, existent peut-être encore. D'abord, l'administration est lente dans ses œuvres; puis, les habitants de ce territoire, que vous verrez découpé comme une dent sur la carte de France et compris entre Saint-Nazaire, le bourg de Batz et le Croisic, s'accommodent assez de ces difficultés qui défendent l'approche de leur pays aux étrangers. Jetée au bout du continent, Guérande ne mène donc à rien, et personne ne vient à elle. Heureuse d'être ignorée, elle ne se soucie que d'elle-même. Le mouvement des produits immenses des marais salants, qui ne paient pas moins d'un million au fisc, est au Croisic, ville péninsulaire dont les communications avec Guérande sont établies sur des sables mouvants où s'efface pendant la nuit le chemin tracé le jour, et par des barques indispensables pour traverser le bras de mer qui sert de port au Croisic, et qui a fait irruption dans les sables. Cette charmante petite ville est donc l'Herculanum de la Féodalité, moins le linceul de lave. Elle est debout sans vivre, elle n'a point d'autres raisons d'être que de n'avoir pas été démolie. Si vous arrivez à Guérande par le Croisic, après avoir traversé le paysage des marais salants, vous éprouverez une vive émotion à la vue de cette immense fortification encore toute neuve. Le pittoresque de sa position et les grâces naïves de ses environs quand on y arrive par Saint-Nazaire ne séduisent pas moins. A l'entour, le pays est ravissant, les haies sont pleines de fleurs, de chèvrefeuilles, de buis, de rosiers, de belles plantes. Vous diriez d'un jardin anglais dessiné par un grand artiste. Cette riche nature, si coite, si peu pratiquée et qui offre la grâce d'un bouquet de violettes de muguet dans un fourré de forêt, a pour cadre un désert d'Afrique bordé par l'Océan, mais un désert sans un arbre, sans une herbe, sans un oiseau, où, par les jours de soleil, les paludiers, vêtus de blanc et clair-semés dans les tristes marécages où se cultive le sel, font croire à des Arabes couverts de leurs beurnous. Aussi Guérande, avec son joli paysage en terre ferme, avec son désert, borné à droite par le Croisic, à gauche par le bourg de Batz, ne ressemble-t-elle à rien de ce que les voyageurs voient en France. Ces deux natures si opposées, unies par la dernière image de la vie féodale, ont je ne sais quoi de saisissant. La ville produit sur l'âme l'effet que produit un calmant sur le corps, elle est silencieuse autant que Venise. Il n'y a pas d'autre voiture publique que celle d'un messager qui conduit dans une patache les voyageurs, les marchandises et peut-être les lettres de Saint-Nazaire à Guérande, et réciproquement. Bernus le voiturier était, en 1829, le factotum de cette grande communauté. Il va comme il veut, tout le pays le connaît, il fait les commissions de chacun. L'arrivée d'une voiture, soit quelque femme qui passe à Guérande par la voie de terre pour gagner le Croisic, soit quelques vieux malades qui vont prendre les bains de mer, lesquels dans les roches de cette presqu'île ont des vertus supérieures à ceux de Boulogne, de Dieppe et des Sables, est un immense événement. Les paysans y viennent à cheval, la plupart apportent les denrées dans des sacs. Ils y sont conduits surtout, de même que les paludiers, par la nécessité d'y acheter les bijoux particuliers à leur caste, et qui se donnent à toutes les fiancées bretonnes, ainsi que la toile blanche ou le drap de leurs costumes. A dix lieues à la ronde, Guérande est toujours Guérande, la ville illustre où se signa le traité fameux dans l'histoire, la clef de la côte, et qui accuse, non moins que le bourg de Batz, une splendeur aujourd'hui perdue dans la nuit des temps. Les bijoux, le drap, la toile, les rubans, les chapeaux se font ailleurs: mais ils sont de Guérande pour tous les consommateurs. Tout artiste, tout bourgeois même, qui passent à Guérande, y éprouvent, comme ceux qui séjournent à Venise, un désir bientôt oublié d'y finir leurs jours dans la paix, dans le silence, en se promenant par les beaux temps sur le mail qui enveloppe la ville du côté de la mer, d'une porte à l'autre. Parfois l'image de cette ville revient frapper au temple du souvenir: elle entre coiffée de ses tours, parée de sa ceinture; elle déploie sa robe semée de ses belles fleurs, secoue le manteau d'or de ses dunes, exhale les senteurs enivrantes de ses jolis chemins épineux et pleins de bouquets noués au hasard; elle vous occupe et vous appelle comme une femme divine que vous avez entrevue dans un pays étrange et qui s'est logée dans un coin du cœur.

Auprès de l'église de Guérande se voit une maison qui est dans la ville ce que la ville est dans le pays, une image exacte du passé, le symbole d'une grande chose détruite, une poésie. Cette maison appartient à la plus noble famille du pays, aux du Guaisnic, qui, du temps des du Guesclin, leur étaient aussi supérieurs en fortune et en antiquité que les Troyens l'étaient aux Romains. Les Guaisqlain (également orthographié jadis du Glaicquin), dont on a fait Guesclin, sont issus des Guaisnic. Vieux comme le granit de la Bretagne, les Guaisnic ne sont ni Francs ni Gaulois, ils sont Bretons, ou pour être plus exact, Celtes. Ils ont dû jadis être druides, avoir cueilli le gui des forêts sacrées et sacrifié des hommes sur les dolmen. Il est inutile de dire ce qu'ils furent. Aujourd'hui cette race, égale aux Rohan sans avoir daigné se faire princière, qui existait puissante avant qu'il ne fût question des ancêtres de Hugues-Capet, cette famille, pure de tout alliage, possède environ deux mille livres de rente, sa maison de Guérande et son petit castel du Guaisnic. Toutes les terres qui dépendent de la baronnie du Guaisnic, la première de Bretagne, sont engagées aux fermiers, et rapportent environ soixante mille livres, malgré l'imperfection des cultures. Les du Guaisnic sont d'ailleurs toujours propriétaires de leurs terres; mais, comme ils n'en peuvent rendre le capital, consigné depuis deux cents ans entre leurs mains par les tenanciers actuels, ils n'en touchent point les revenus. Ils sont dans la situation de la couronne de France avec ses engagistes avant 1789. Où et quand les barons trouveront-ils le million que leurs fermiers leur ont remis? Avant 1789 la mouvance des fiefs soumis au castel du Guaisnic, perché sur une colline, valait encore cinquante mille livres; mais en un vote l'Assemblée nationale supprima l'impôt des lods et ventes perçus par les seigneurs. Dans cette situation, cette famille, qui n'est plus rien pour personne en France, serait un sujet de moquerie à Paris: elle est toute la Bretagne à Guérande. A Guérande, le baron de Guaisnic est un des grands barons de France, un des hommes au-dessus desquels il n'est qu'un seul homme, le roi de France, jadis élu pour chef. Aujourd'hui le nom de du Guaisnic, plein de signifiances bretonnes et dont les racines sont d'ailleurs expliquées dans les Chouans ou la Bretagne en 1800, a subi l'altération qui défigure celui de du Guaisqlain. Le percepteur des contributions écrit, comme tout le monde, Guénic.

Au bout d'une ruelle silencieuse, humide et sombre, formée par les murailles à pignon des maisons voisines, se voit le cintre d'une porte bâtarde assez large et assez haute pour le passage d'un cavalier, circonstance qui déjà vous annonce qu'au temps où cette construction fut terminée les voitures n'existaient pas. Ce cintre, supporté par deux jambages, est tout en granit. La porte, en chêne fendillé comme l'écorce des arbres qui fournirent le bois, est pleine de clous énormes, lesquels dessinent des figures géométriques. Le cintre est creux. Il offre l'écusson des du Guaisnic aussi net, aussi propre que si le sculpteur venait de l'achever. Cet écu ravirait un amateur de l'art héraldique par une simplicité qui prouve la fierté, l'antiquité de la famille. Il est comme au jour où les croisés du monde chrétien inventèrent ces symboles pour se reconnaître, les Guaisnic ne l'ont jamais écartelé, il est toujours semblable à lui-même, comme celui de la maison de France, que les connaisseurs retrouvent en abîme ou écartelé, semé dans les armes des plus vieilles familles. Le voici tel que vous pouvez encore le voir à Guérande: de gueules à la main au naturel gonfalonnée d'hermine, à l'épée d'argent en pal, avec ce terrible mot pour devise: fac! N'est-ce pas une grande et belle chose? Le tortil de la couronne baronniale surmonte ce simple écu dont les lignes verticales, employées en sculpture pour représenter les gueules, brillent encore. L'artiste a donné je ne sais quelle tournure fière et chevaleresque à la main. Avec quel nerf elle tient cette épée dont s'est encore servie hier la famille! En vérité, si vous alliez à Guérande après avoir lu cette histoire, il vous serait impossible de ne pas tressaillir en voyant ce blason. Oui, le républicain le plus absolu serait attendri par la fidélité, par la noblesse et la grandeur cachées au fond de cette ruelle. Les du Guaisnic ont bien fait hier, ils sont prêts à bien faire demain. Faire est le grand mot de la chevalerie.—Tu as bien fait à la bataille disait toujours le connétable par excellence, ce grand du Guesclin, qui mit pour un temps l'Anglais hors de France. La profondeur de la sculpture, préservée de toute intempérie par la forte marge que produit la saillie ronde du cintre, est en harmonie avec la profondeur morale de la devise dans l'âme de cette famille. Pour qui connaît les du Guaisnic, cette particularité devient touchante. La porte ouverte laisse voir une cour assez vaste, à droite de laquelle sont les écuries, à gauche la cuisine. L'hôtel est en pierre de taille depuis les caves jusqu'au grenier. La façade sur la cour est ornée d'un perron à double rampe dont la tribune est couverte de vestiges de sculptures effacées par le temps, mais où l'œil de l'antiquaire distinguerait encore au centre les masses principales de la main tenant l'épée. Sous cette jolie tribune, encadrée par des nervures cassées en quelques endroits et comme vernie par l'usage à quelques places, est une petite loge autrefois occupée par un chien de garde. Les rampes en pierre sont disjointes: il y pousse des herbes, quelques petites fleurs et des mousses aux fentes, comme dans les marches de l'escalier, que les siècles ont déplacées sans leur ôter de la solidité. La porte dut être d'un joli caractère. Autant que le reste des dessins permet d'en juger, elle fut travaillée par un artiste élevé dans la grande école vénitienne du treizième siècle. On y retrouve je ne sais quel mélange du byzantin et du moresque. Elle est couronnée par une saillie circulaire chargée de végétation, un bouquet rose, jaune, brun ou bleu, selon les saisons. La porte, en chêne clouté, donne entrée dans une vaste salle, au bout de laquelle est une autre porte avec un perron pareil qui descend au jardin. Cette salle est merveilleuse de conservation. Ses boiseries à hauteur d'appui sont en châtaignier. Un magnifique cuir espagnol, animé de figures en relief, mais où les dorures sont émiettées et rougies, couvre les murs. Le plafond est composé de planches artistement jointes, peintes et dorées. L'or s'y voit à peine; il est dans le même état que celui du cuir de Cordoue; mais on peut encore apercevoir quelques fleurs rouges et quelques feuillages verts. Il est à croire qu'un nettoyage ferait reparaître des peintures semblables à celles qui décorent les planchers de la maison de Tristan à Tours, et qui prouveraient que ces planchers ont été refaits ou restaurés sous le règne de Louis XI. La cheminée est énorme, en pierre sculptée, munie de chenets gigantesques en fer forgé d'un travail précieux. Il y tiendrait une voie de bois. Les meubles de cette salle sont tous en bois de chêne et portent au-dessus de leurs dossiers l'écusson de la famille. Il y a trois fusils anglais également bons pour la chasse et pour la guerre, trois sabres, deux carniers, les ustensiles du chasseur et du pêcheur accrochés à des clous.

A côté se trouve une salle à manger qui communique avec la cuisine par une porte pratiquée dans une tourelle d'angle. Cette tourelle correspond, dans le dessin de la façade sur la cour, à une autre collée à l'autre angle et où se trouve un escalier en colimaçon qui monte aux deux étages supérieurs. La salle à manger est tendue de tapisseries qui remontent au quatorzième siècle, le style et l'orthographe des inscriptions écrites dans les banderoles sous chaque personnage en font foi; mais, comme elles sont dans le langage naïf des fabliaux, il est impossible de les transcrire aujourd'hui. Ces tapisseries, bien conservées dans les endroits où la lumière a peu pénétré, sont encadrées de bandes en chêne sculpté, devenu noir comme l'ébène. Le plafond est à solives saillantes enrichies de feuillages différents à chaque solive; les entre-deux sont couverts d'une planche peinte où court une guirlande de fleurs en or sur fond bleu. Deux vieux dressoirs à buffets sont en face l'un de l'autre. Sur leurs planches, frottées avec une obstination bretonne par Mariotte, la cuisinière, se voient, comme au temps où les rois étaient tout aussi pauvres en 1200 que les du Guaisnic en 1830, quatre vieux gobelets, une vieille soupière bosselée et deux salières en argent; puis force assiettes d'étain, force pots en grès bleu et gris, à dessins arabesques et aux armes des du Guaisnic, recouverts d'un couvercle à charnières en étain. La cheminée a été modernisée. Son état prouve que la famille se tient dans cette pièce depuis le dernier siècle. Elle est en pierre sculptée dans le goût du siècle de Louis XV, ornée d'une glace encadrée dans un trumeau à baguettes perlées et dorées. Cette antithèse, indifférente à la famille, chagrinerait un poète. Sur la tablette, couverte de velours rouge, il y a au milieu un cartel en écaille incrusté de cuivre, et de chaque côté deux flambeaux d'argent d'un modèle étrange. Une large table carrée à colonnes torses occupe le milieu de cette salle. Les chaises sont en bois tourné, garnies de tapisseries. Sur une table ronde à un seul pied, figurant un cep de vigne et placée devant la croisée qui donne sur le jardin, se voit une lampe bizarre. Cette lampe consiste dans un globe de verre commun, un peu moins gros qu'un œuf d'autruche, fixé dans un chandelier par une queue de verre. Il sort d'un trou supérieur une mèche plate maintenue dans une espèce d'anche en cuivre, et dont la trame, pliée comme un tænia dans un bocal, boit l'huile de noix que contient le globe. La fenêtre qui donne sur le jardin, comme celle qui donne sur la cour, et toutes deux se correspondent, est croisée de pierres et à vitrages sexagones sertis en plomb, drapée de rideaux à baldaquins et à gros glands en une vieille étoffe de soie rouge à reflets jaunes, nommée jadis brocatelle ou petit brocart.

A chaque étage de la maison, qui en a deux, il ne se trouve que ces deux pièces. Le premier sert d'habitation au chef de la famille. Le second était destiné jadis aux enfants. Les hôtes logeaient dans les chambres sous le toit. Les domestiques habitaient au-dessus des cuisines et des écuries. Le toit pointu, garni de plomb à ses angles, est percé sur la cour et sur le jardin d'une magnifique croisée en ogive, qui se lève presque aussi haut que le faîte, à consoles minces et fines dont les sculptures sont rongées par les vapeurs salines de l'atmosphère. Au-dessus du tympan brodé de cette croisée à quatre croisillons en pierre, grince encore la girouette du noble.

N'oublions pas un détail précieux et plein de naïveté qui n'est pas sans mérite aux yeux des archéologues. La tourelle, où tourne l'escalier, orne l'angle d'un grand mur à pignon dans lequel il n'existe aucune croisée. L'escalier descend par une petite porte en ogive jusque sur un terrain sablé qui sépare la maison du mur de clôture auquel sont adossées les écuries. Cette tourelle est répétée vers le jardin par une autre à cinq pans, terminée en cul-de-four, et qui supporte un clocheton, au lieu d'être coiffée, comme sa sœur, d'une poivrière. Voilà comment ces gracieux architectes savaient varier leur symétrie. A la hauteur du premier étage seulement, ces deux tourelles sont réunies par une galerie en pierre que soutiennent des espèces de proues à visages humains. Cette galerie extérieure est ornée d'une balustrade travaillée avec une élégance, avec une finesse merveilleuse. Puis, du haut du pignon, sous lequel il existe un seul croisillon oblong, pend un ornement en pierre représentant un dais semblable à ceux qui couronnent les statues des saints dans les portails d'église. Les deux tourelles sont percées d'une jolie porte à cintre aigu donnant sur cette terrasse. Tel est le parti que l'architecture du treizième siècle tirait de la muraille nue et froide que présente aujourd'hui le pan coupé d'une maison. Voyez-vous une femme se promenant au matin sur cette galerie et regardant par-dessus Guérande le soleil illuminer l'or des sables et miroiter la nappe de l'Océan? N'admirez-vous pas cette muraille à pointe fleuretée, meublée à ses deux angles de deux tourelles quasi cannelées, dont l'une est brusquement arrondie en nid d'hirondelle, et dont l'autre offre sa jolie porte à cintre gothique et décoré de la main tenant une épée? L'autre pignon de l'hôtel du Guaisnic tient à la maison voisine. L'harmonie que cherchaient si soigneusement les Maîtres de ce temps est conservée dans la façade de la cour par la tourelle semblable à celle où monte la vis, tel est le nom donné jadis à un escalier, et qui sert de communication entre la salle à manger et la cuisine; mais elle s'arrête au premier étage, et son couronnement est un petit dôme à jour sous lequel s'élève une noire statue de saint Calyste.

Le jardin est luxueux dans une vieille enceinte, il a un demi-arpent environ, ses murs sont garnis d'espaliers; il est divisé en carrés de légumes, bordés de quenouilles que cultive un domestique mâle nommé Gasselin, lequel panse les chevaux. Au bout de ce jardin est une tonnelle sous laquelle est un banc. Au milieu s'élève un cadran solaire. Les allées sont sablées. Sur le jardin, la façade n'a pas de tourelle pour correspondre à celle qui monte le long du pignon. Elle rachète ce défaut par une colonnette tournée en vis depuis le bas jusqu'en haut, et qui devait jadis supporter la bannière de la famille, car elle est terminée par une espèce de grosse crapaudine en fer rouillé, d'où il s'élève de maigres herbes. Ce détail, en harmonie avec les vestiges de sculpture, prouve que ce logis fut construit par un architecte vénitien. Cette hampe élégante est comme une signature qui trahit Venise, la chevalerie, la finesse du treizième siècle. S'il restait des doutes à cet égard, la nature des ornements les dissiperait. Les trèfles de l'hôtel du Guaisnic ont quatre feuilles, au lieu de trois. Cette différence indique l'école vénitienne adultérée par son commerce avec l'Orient où les architectes à demi moresques, peu soucieux de la grande pensée catholique, donnaient quatre feuilles au trèfle, tandis que les architectes chrétiens demeuraient fidèles à la Trinité. Sous ce rapport, la fantaisie vénitienne était hérétique. Si ce logis surprend votre imagination, vous vous demanderez peut-être pourquoi l'époque actuelle ne renouvelle plus ces miracles d'art. Aujourd'hui les beaux hôtels se vendent, sont abattus et font place à des rues. Personne ne sait si sa génération gardera le logis patrimonial, où chacun passe comme dans une auberge; tandis qu'autrefois en bâtissant une demeure, on travaillait, on croyait du moins travailler pour une famille éternelle. De là, la beauté des hôtels. La foi en soi faisait des prodiges autant que la foi en Dieu. Quant aux dispositions et au mobilier des étages supérieurs, ils ne peuvent que se présumer d'après la description de ce rez-de-chaussée, d'après la physionomie et les mœurs de la famille. Depuis cinquante ans, les du Guaisnic n'ont jamais reçu personne ailleurs que dans les deux pièces où respiraient, comme dans cette cour et dans les accessoires extérieurs de ce logis, l'esprit, la grâce, la naïveté de la vieille et noble Bretagne. Sans la topographie et la description de la ville, sans la peinture minutieuse de cet hôtel, les surprenantes figures de cette famille eussent été peut-être moins comprises. Aussi les cadres devaient-ils passer avant les portraits. Chacun pensera que les choses ont dominé les êtres. Il est des monuments dont l'influence est visible sur les personnes qui vivent à l'entour. Il est difficile d'être irréligieux à l'ombre d'une cathédrale comme celle de Bourges. Quand partout l'âme est rappelée à sa destinée par des images, il est moins facile d'y faillir. Telle était l'opinion de nos aïeux, abandonnée par une génération qui n'a plus ni signes ni distinctions, et dont les mœurs changent tous les dix ans. Ne vous attendez-vous pas à trouver le baron du Guaisnic une épée au poing, ou tout ici serait mensonge?

En 1836, au moment où s'ouvre cette scène, dans les premiers jours du mois d'août, la famille du Guénic était encore composée de monsieur et de madame du Guénic, de mademoiselle du Guénic, sœur aînée du baron et d'un fils unique âgé de vingt-un ans, nommé Gaudebert-Calyste-Louis, suivant un vieil usage de la famille. Le père se nommait Gaudebert-Calyste-Charles. On ne variait que le dernier patron. Saint Gaudebert et saint Calyste devaient toujours protéger les Guénic. Le baron du Guénic avait quitté Guérande dès que la Vendée et la Bretagne prirent les armes, et il avait fait la guerre avec Charette, avec Catelineau, La Rochejaquelein, d'Elbée, Bonchamps et le prince de Talmont. Avant de partir, il avait vendu tous ses biens à sa sœur aînée, mademoiselle Zéphirine du Guénic, par un trait de prudence unique dans les annales révolutionnaires. Après la mort de tous les héros de l'Ouest, le baron, qu'un miracle seul avait préservé de finir comme eux, ne s'était pas soumis à Napoléon. Il avait guerroyé jusqu'en 1802, année où, après avoir failli se laisser prendre, il revint à Guérande, et de Guérande au Croisic, d'où il gagna l'Irlande, fidèle à la vieille haine des Bretons pour l'Angleterre. Les gens de Guérande feignirent d'ignorer l'existence du baron: il n'y eut pas en vingt ans une seule indiscrétion. Mademoiselle du Guénic touchait les revenus et les faisait passer à son frère par des pêcheurs. Monsieur du Guénic revint en 1813 à Guérande, aussi simplement que s'il était allé passer une saison à Nantes. Pendant son séjour à Dublin, le vieux Breton s'était épris, malgré ses cinquante ans, d'une charmante Irlandaise, fille d'une des plus nobles et des plus pauvres maisons de ce malheureux royaume. Miss Fanny O'Brien avait alors vingt-un ans. Le baron du Guénic vint chercher les papiers nécessaires à son mariage, retourna se marier, et revint dix mois après, au commencement de 1814, avec sa femme, qui lui donna Calyste le jour même de l'entrée de Louis XVIII à Calais, circonstance qui explique son prénom de Louis. Le vieux et loyal Breton avait en ce moment soixante-treize ans; mais la guerre de partisan faite à la république, mais ses souffrances pendant cinq traversées sur des chasse-marées, mais sa vie à Dublin, avaient pesé sur sa tête: il paraissait avoir plus d'un siècle. Aussi jamais à aucune époque aucun Guénic ne fut-il plus en harmonie avec la vétusté de ce logis, bâti dans le temps où il y avait une cour à Guérande.

Monsieur du Guénic était un vieillard de haute taille, droit, sec, nerveux et maigre. Son visage ovale était ridé par des milliers de plis qui formaient des franges arquées au-dessus des pommettes, au-dessus des sourcils, et donnaient à sa figure une ressemblance avec les vieillards que le pinceau de Van Ostade, de Rembrandt, de Miéris, de Gérard Dow a tant caressés, et qui veulent une loupe pour être admirés. Sa physionomie était comme enfouie sous ses nombreux sillons, produits par sa vie en plein air, par l'habitude d'observer la campagne sous le soleil, au lever comme au déclin du jour. Néanmoins il restait à l'observateur les formes impérissables de la figure humaine et qui disent encore quelque chose à l'âme, même quand l'œil n'y voit plus qu'une tête morte. Les fermes contours de la face, le dessin du front, le sérieux des lignes, la roideur du nez, les linéaments de la charpente que les blessures seules peuvent altérer, annonçaient une intrépidité sans calcul, une foi sans bornes, une obéissance sans discussion, une fidélité sans transaction, un amour sans inconstance. En lui, le granit breton s'était fait homme. Le baron n'avait plus de dents. Ses lèvres, jadis rouges, mais alors violacées, n'étant plus soutenues que par les dures gencives sur lesquelles il mangeait du pain que sa femme avait soin d'amollir en le mettant dans une serviette humide, rentraient dans la bouche en dessinant toutefois un rictus menaçant et fier. Son menton voulait rejoindre le nez, mais on voyait, dans le caractère de ce nez bossué au milieu, les signes de son énergie et de sa résistance bretonne. Sa peau, marbrée de taches rouges qui paraissaient à travers ses rides, annonçait un tempérament sanguin, violent, fait pour les fatigues qui sans doute avaient préservé le baron de mainte apoplexie. Cette tête était couronnée d'une chevelure blanche comme de l'argent, qui retombait en boucles sur les épaules. La figure, alors éteinte en partie, vivait par l'éclat de deux yeux noirs qui brillaient au fond de leurs orbites brunes et jetaient les dernières flammes d'une âme généreuse et loyale. Les sourcils et les cils étaient tombés. La peau, devenue rude, ne pouvait se déplisser. La difficulté de se raser obligeait le vieillard à laisser pousser sa barbe en éventail. Un peintre eût admiré par-dessus tout, dans ce vieux lion de Bretagne aux larges épaules, à la nerveuse poitrine, d'admirables mains de soldat, des mains comme devaient être celles de du Guesclin, des mains larges, épaisses, poilues; des mains qui avaient embrassé la poignée du sabre pour ne la quitter, comme fit Jeanne d'Arc, qu'au jour où l'étendard royal flotterait dans la cathédrale de Reims; des mains qui souvent avaient été mises en sang par les épines des halliers dans le Bocage, qui avaient manié la rame dans le Marais pour aller surprendre les Bleus, ou en pleine mer pour favoriser l'arrivée de Georges; les mains du partisan, du canonnier, du simple soldat, du chef; des mains alors blanches quoique les Bourbons de la branche aînée fussent en exil; mais en y regardant bien on y aurait vu quelques marques récentes qui vous eussent dit que le baron avait naguère rejoint Madame dans la Vendée. Aujourd'hui ce fait peut s'avouer. Ces mains étaient le vivant commentaire de la belle devise à laquelle aucun Guénic n'avait failli: Fac! Le front attirait l'attention par des teintes dorées aux tempes, qui contrastaient avec le ton brun de ce petit front dur et serré que la chute des cheveux avait assez agrandi pour donner encore plus de majesté à cette belle ruine. Cette physionomie, un peu matérielle d'ailleurs, et comment eût-elle pu être autrement! offrait, comme toutes les figures bretonnes groupées autour du baron, des apparences sauvages, un calme brut qui ressemblait à l'impassibilité des Hurons, je ne sais quoi de stupide, dû peut-être au repos absolu qui suit les fatigues excessives et qui laisse alors reparaître l'animal tout seul. La pensée y était rare. Elle semblait y être un effort, elle avait son siége plus au cœur que dans la tête, elle aboutissait plus au fait qu'à l'idée. Mais, en examinant ce beau vieillard avec une attention soutenue, vous deviniez les mystères de cette opposition réelle à l'esprit de son siècle. Il avait des religions, des sentiments pour ainsi dire innés qui le dispensaient de méditer. Ses devoirs, il les avait appris avec la vie. Les Institutions, la Religion pensaient pour lui. Il devait donc réserver son esprit, lui et les siens, pour agir, sans le dissiper sur aucune des choses jugées inutiles, mais dont s'occupaient les autres. Il sortait sa pensée de son cœur, comme son épée du fourreau, éblouissante de candeur, comme était dans son écusson la main gonfalonnée d'hermine. Une fois ce secret deviné, tout s'expliquait. On comprenait la profondeur des résolutions dues à des pensées nettes, distinctes, franches, immaculées comme l'hermine. On comprenait cette vente faite à sa sœur avant la guerre, et qui répondait à tout, à la mort, à la confiscation, à l'exil. La beauté du caractère des deux vieillards, car la sœur ne vivait que pour et par le frère, ne peut plus même être comprise dans son étendue par les mœurs égoïstes que nous font l'incertitude et l'inconstance de notre époque. Un archange, chargé de lire dans leurs cœurs, n'y aurait pas découvert une seule pensée empreinte de personnalité. En 1814, quand le curé de Guérande insinua au baron du Guénic d'aller à Paris et d'y réclamer sa récompense, la vieille sœur, si avare pour la maison, s'écria:—Fi donc! mon frère a-t-il besoin d'aller tendre la main comme un gueux?

—On croirait que j'ai servi le roi par intérêt, dit le vieillard. D'ailleurs, c'est à lui de se souvenir. Et puis, ce pauvre roi, il est bien embarrassé avec tous ceux qui le harcellent. Donnât-il la France par morceaux, on lui demanderait encore quelque chose.

Ce loyal serviteur, qui portait tant d'intérêt à Louis XVIII, eut le grade de colonel, la croix de Saint-Louis et une retraite de deux mille francs.

—Le roi s'est souvenu! dit-il en recevant ses brevets.

Personne ne dissipa son erreur. Le travail avait été fait par le duc de Feltre, d'après les états des armées vendéennes, où il avait trouvé le nom de du Guénic avec quelques autres noms bretons en ic. Aussi, comme pour remercier le roi de France, le baron soutint-il en 1815 un siége à Guérande contre les bataillons du général Travot, il ne voulut jamais rendre cette forteresse; et quand il fallut l'évacuer, il se sauva dans les bois avec une bande de chouans qui restèrent armés jusqu'au second retour des Bourbons. Guérande garde encore la mémoire de ce dernier siége. Si les vieilles bandes bretonnes étaient venues, la guerre éveillée par cette résistance héroïque eût embrasé la Vendée. Nous devons avouer que le baron du Guénic était entièrement illettré, mais illettré comme un paysan: il savait lire, écrire et quelque peu compter; il connaissait l'art militaire et le blason; mais, hormis son livre de prières, il n'avait pas lu trois volumes dans sa vie. Le costume, qui ne saurait être indifférent, était invariable, et consistait en gros souliers, en bas drapés, en une culotte de velours verdâtre, un gilet de drap et une redingote à collet à laquelle était attachée une croix de Saint-Louis. Une admirable sérénité siégeait sur ce visage, que depuis un an un sommeil, avant-coureur de la mort, semblait préparer au repos éternel. Ces somnolences constantes, plus fréquentes de jour en jour, n'inquiétaient ni sa femme, ni sa sœur aveugle, ni ses amis, dont les connaissances médicales n'étaient pas grandes. Pour eux, ces pauses sublimes d'une âme sans reproche, mais fatiguée, s'expliquaient naturellement: le baron avait fait son devoir. Tout était dans ce mot.

Dans cet hôtel, les intérêts majeurs étaient les destinées de la branche dépossédée. L'avenir des Bourbons exilés et celui de la religion catholique, l'influence des nouveautés politiques sur la Bretagne occupaient exclusivement la famille du baron. Il n'y avait d'autre intérêt mêlé à ceux-là que l'attachement de tous pour le fils unique, pour Calyste, l'héritier, le seul espoir du grand nom des du Guénic. Le vieux Vendéen, le vieux Chouan avait eu quelques années auparavant comme un retour de jeunesse pour habituer ce fils aux exercices violents qui conviennent à un gentilhomme appelé d'un moment à l'autre à guerroyer. Dès que Calyste eut seize ans, son père l'avait accompagné dans les marais et dans les bois, lui montrant dans les plaisirs de la chasse les rudiments de la guerre, prêchant d'exemple, dur à la fatigue, inébranlable sur sa selle, sûr de son coup, quel que fût le gibier, à courre, au vol, intrépide à franchir les obstacles, conviant son fils au danger comme s'il avait eu dix enfants à risquer. Aussi, quand la duchesse de Berry vint en France pour conquérir le royaume, le père emmena-t-il son fils afin de lui faire pratiquer la devise de ses armes. Le baron partit pendant une nuit, sans prévenir sa femme qui l'eût peut-être attendri, menant son unique enfant au feu comme à une fête, et suivi de Gasselin, son seul vassal, qui détala joyeusement. Les trois hommes de la famille furent absents pendant six mois, sans donner de leurs nouvelles à la baronne, qui ne lisait jamais la Quotidienne sans trembler de ligne en ligne; ni à sa vieille belle-sœur, héroïquement droite, et dont le front ne sourcillait pas en écoutant le journal. Les trois fusils accrochés dans la grande salle avaient donc récemment servi. Le baron, qui jugea cette prise d'armes inutile, avait quitté la campagne avant l'affaire de la Penissière, sans quoi peut-être la maison du Guénic eût-elle été finie.

Quand, par une nuit affreuse, le père, le fils et le serviteur arrivèrent chez eux après avoir pris congé de Madame, et surprirent leurs amis, la baronne et la vieille mademoiselle du Guénic qui reconnut, par l'exercice d'un sens dont sont doués tous les aveugles, le pas de trois hommes dans la ruelle, le baron regarda le cercle formé par ses amis inquiets autour de la petite table éclairée par cette lampe antique, et dit d'une voix chevrotante, pendant que Gasselin remettait les trois fusils et les sabres à leurs places, ce mot de naïveté féodale:—Tous les barons n'ont pas fait leur devoir. Puis après avoir embrassé sa femme et sa sœur, il s'assit dans son vieux fauteuil, et commanda de faire à souper pour son fils, pour Gasselin et pour lui. Gasselin, qui s'était mis au-devant de Calyste, avait reçu dans l'épaule un coup de sabre; chose si simple, que les femmes le remercièrent à peine. Le baron ni ses hôtes ne proférèrent ni malédictions ni injures contre les vainqueurs. Ce silence est un des traits du caractère breton. En quarante ans, jamais personne ne surprit un mot de mépris sur les lèvres du baron contre ses adversaires. A eux de faire leur métier comme il faisait son devoir. Ce silence profond est l'indice des volontés immuables. Ce dernier effort, ces lueurs d'une énergie à bout avaient causé l'affaiblissement dans lequel était en ce moment le baron. Ce nouvel exil de la famille de Bourbon, aussi miraculeusement chassée que miraculeusement rétablie, lui causait une mélancolie amère.

Vers six heures du soir, au moment où commence cette scène, le baron, qui, selon sa vieille habitude, avait fini de dîner à quatre heures, venait de s'endormir en entendant lire la Quotidienne. Sa tête s'était posée sur le dossier de son fauteuil au coin de la cheminée, du côté du jardin.

Auprès de ce tronc noueux de l'arbre antique et devant la cheminée, la baronne, assise sur une des vieilles chaises, offrait le type de ces adorables créatures qui n'existent qu'en Angleterre, en Écosse ou en Irlande. Là seulement naissent ces filles pétries de lait, à chevelure dorée, dont les boucles sont tournées par la main des anges, car la lumière du ciel semble ruisseler dans leurs spirales avec l'air qui s'y joue. Fanny O'Brien était une de ces sylphides, forte de tendresse, invincible dans le malheur, douce comme la musique de sa voix, pure comme était le bleu de ses yeux, d'une beauté fine, élégante, jolie et douée de cette chair soyeuse à la main, caressante au regard, que ni le pinceau ni la parole ne peuvent peindre. Belle encore à quarante-deux ans, bien des hommes eussent regardé comme un bonheur de l'épouser, à l'aspect des splendeurs de cet août chaudement coloré, plein de fleurs et de fruits, rafraîchi par de célestes rosées. La baronne tenait le journal d'une main frappée de fossettes, à doigts retroussés et dont les ongles étaient taillés carrément comme dans les statues antiques. Étendue à demi, sans mauvaise grâce ni affectation, sur sa chaise, les pieds en avant pour les chauffer, elle était vêtue d'une robe de velours noir, car le vent avait fraîchi depuis quelques jours. Le corsage montant moulait des épaules d'un contour magnifique, et une riche poitrine que la nourriture d'un fils unique n'avait pu déformer. Elle était coiffée de cheveux qui descendaient en ringlets le long de ses joues, et les accompagnaient suivant la mode anglaise. Tordue simplement au-dessus de sa tête et retenue par un peigne d'écaille, cette chevelure, au lieu d'avoir une couleur indécise, scintillait au jour comme des filigranes d'or bruni. La baronne faisait tresser les cheveux follets qui se jouaient sur sa nuque et qui sont un signe de race. Cette natte mignonne, perdue dans la masse de ses cheveux soigneusement relevés, permettait à l'œil de suivre avec plaisir la ligne onduleuse par laquelle son col se rattachait à ses belles épaules. Ce petit détail prouvait le soin qu'elle apportait toujours à sa toilette. Elle tenait à réjouir les regards de ce vieillard. Quelle charmante et délicieuse attention! Quand vous verrez une femme déployant dans la vie intérieure la coquetterie que les autres femmes puisent dans un seul sentiment, croyez-le, elle est aussi noble mère que noble épouse, elle est la joie et la fleur du ménage, elle a compris ses obligations de femme, elle a dans l'âme et dans la tendresse les élégances de son extérieur, elle fait le bien en secret, elle sait adorer sans calcul, elle aime ses proches, comme elle aime Dieu, pour eux-mêmes. Aussi semblait-il que la Vierge du paradis, sous la garde de laquelle elle vivait, eût récompensé la chaste jeunesse, la vie sainte de cette femme auprès de ce noble vieillard en l'entourant d'une sorte d'auréole qui la préservait des outrages du temps. Les altérations de sa beauté, Platon les eût célébrées peut-être comme autant de grâces nouvelles. Son teint si blanc jadis avait pris ces tons chauds et nacrés que les peintres adorent. Son front large et bien taillé recevait avec amour la lumière qui s'y jouait en des luisants satinés. Sa prunelle, d'un bleu de turquoise, brillait, sous un sourcil pâle et velouté, d'une extrême douceur. Ses paupières molles et ses tempes attendries invitaient à je ne sais quelle muette mélancolie. Au-dessous, le tour des yeux était d'un blanc pâle, semé de fibrilles bleuâtres comme à la naissance du nez. Ce nez, d'un contour aquilin, mince, avait je ne sais quoi de royal qui rappelait l'origine de cette noble fille. Sa bouche, pure et bien coupée, était embellie par un sourire aisé que dictait une inépuisable aménité. Ses dents étaient blanches et petites. Elle avait pris un léger embonpoint, mais ses hanches délicates, sa taille svelte n'en souffraient point. L'automne de sa beauté présentait donc quelques vives fleurs de printemps oubliées et les ardentes richesses de l'été. Ses bras noblement arrondis, sa peau tendue et lustrée avaient un grain plus fin; les contours avaient acquis leur plénitude. Enfin sa physionomie ouverte, sereine et faiblement rosée, la pureté de ses yeux bleus qu'un regard trop vif eût blessés, exprimaient l'inaltérable douceur, la tendresse infinie des anges.

A l'autre coin de la cheminée, et dans un fauteuil, la vieille sœur octogénaire, semblable en tout point, sauf le costume, à son frère, écoutait la lecture du journal en tricotant des bas, travail pour lequel la vue est inutile. Elle avait les yeux couverts d'une taie, et se refusait obstinément à subir l'opération, malgré les instances de sa belle-sœur. Le secret de son obstination, elle seule le savait: elle se rejetait sur un défaut de courage, mais elle ne voulait pas qu'il se dépensât vingt-cinq louis pour elle. Cette somme eût été de moins dans la maison. Cependant elle aurait bien voulu voir son frère. Ces deux vieillards faisaient admirablement ressortir la beauté de la baronne. Quelle femme n'eût semblé jeune et jolie entre monsieur du Guénic et sa sœur? Mademoiselle Zéphirine, privée de vue, ignorait les changements que ses quatre-vingts ans avaient apportés dans sa physionomie. Son visage pâle et creusé, que l'immobilité des yeux blancs et sans regard faisait ressembler à celui d'une morte, que trois ou quatre dents saillantes rendaient presque menaçant, où la profonde orbite des yeux était cerclée de teintes rouges, où quelques signes de virilité déjà blanchis perçaient dans le menton et aux environs de la bouche; ce froid mais calme visage était encadré par un petit béguin d'indienne brune, piqué comme une courte-pointe, garni d'une ruche en percale et noué sous le menton par des cordons toujours un peu roux. Elle portait un cotillon de gros drap sur une jupe de piqué, vrai matelas qui recélait des doubles louis, et des poches cousues à une ceinture qu'elle détachait tous les soirs et remettait tous les matins comme un vêtement. Son corsage était serré dans le casaquin populaire de la Bretagne, en drap pareil à celui du cotillon, orné d'une collerette à mille plis dont le blanchissage était l'objet de la seule dispute qu'elle eût avec sa belle-sœur, elle ne voulait la changer que tous les huit jours. Des grosses manches ouatées de ce casaquin, sortaient deux bras desséchés mais nerveux, au bout desquels s'agitaient ses deux mains, dont la couleur un peu rousse faisait paraître les bras blancs comme le bois du peuplier. Ses mains, crochues par suite de la contraction que l'habitude de tricoter leur avait fait prendre, étaient comme un métier à bas incessamment monté: le phénomène eût été de les voir arrêtées. De temps en temps mademoiselle du Guénic prenait une longue aiguille à tricoter fichée dans sa gorge pour la passer entre son béguin et ses cheveux en fourgonnant sa blanche chevelure. Un étranger eût ri de voir l'insouciance avec laquelle elle repiquait l'aiguille sans la moindre crainte de se blesser. Elle était droite comme un clocher. Sa prestance de colonne pouvait passer pour une de ces coquetteries de vieillard qui prouvent que l'orgueil est une passion nécessaire à la vie. Elle avait le sourire gai. Elle aussi avait fait son devoir.

Au moment où Fanny vit le baron endormi, elle cessa la lecture du journal. Un rayon de soleil allait d'une fenêtre à l'autre et partageait en deux, par une bande d'or, l'atmosphère de cette vieille salle, où il faisait resplendir les meubles presque noirs. La lumière bordait les sculptures du plancher, papillotait dans les bahuts, étendait une nappe luisante sur la table de chêne, égayait cet intérieur brun et doux, comme la voix de Fanny jetait dans l'âme de la vieille octogénaire une musique aussi lumineuse, aussi gaie que ce rayon. Bientôt les rayons du soleil prirent ces couleurs rougeâtres qui, par d'insensibles gradations, arrivent aux tons mélancoliques du crépuscule. La baronne tomba dans une méditation grave, dans un de ces silences absolus que sa vieille belle-sœur observait depuis une quinzaine de jours, en cherchant à se les expliquer, sans avoir adressé la moindre question à la baronne; mais elle n'en étudiait pas moins les causes de cette préoccupation à la manière des aveugles qui lisent comme dans un livre noir où les lettres sont blanches, et dans l'âme desquels tout son retentit comme dans un écho divinatoire. La vieille aveugle, sur qui l'heure noire n'avait plus de prise, continuait à tricoter, et le silence devint si profond que l'on put entendre le bruit des aiguilles d'acier.

—Vous venez de laisser tomber le journal, ma sœur, et cependant vous ne dormez pas, dit la vieille d'un air fin.

La nuit était venue, Mariotte vint allumer la lampe, la plaça sur une table carrée devant le feu; puis elle alla chercher sa quenouille, son peloton de fil, une petite escabelle, et se mit dans l'embrasure de la croisée qui donnait sur la cour, occupée à filer comme tous les soirs. Gasselin tournait encore dans les communs, il visitait les chevaux du baron et de Calyste, il voyait si tout allait bien dans l'écurie, il donnait aux deux beaux chiens de chasse leur pâtée du soir. Les aboiements joyeux des deux bêtes furent le dernier bruit qui réveilla les échos cachés dans les murailles noires de cette vieille maison. Ces deux chiens et les deux chevaux étaient le dernier vestige des splendeurs de la chevalerie. Un homme d'imagination assis sur une des marches du perron, qui se serait laissé aller à la poésie des images encore vivantes dans ce logis, eût tressailli peut-être en entendant les chiens et les coups de pied des chevaux hennissants.

Gasselin était un de ces petits Bretons courts, épais, trapus, à chevelure noire, à figure bistrée, silencieux, lents, têtus comme des mules, mais allant toujours dans la voie qui leur a été tracée. Il avait quarante-deux ans, il était depuis vingt-cinq ans dans la maison. Mademoiselle avait pris Gasselin à quinze ans, en apprenant le mariage et le retour probable du baron. Ce serviteur se considérait comme faisant partie de la famille: il avait joué avec Calyste, il aimait les chevaux et les chiens de la maison, il leur parlait et les caressait comme s'ils lui eussent appartenu. Il portait une veste bleue en toile de fil à petites poches ballottant sur ses hanches, un gilet et un pantalon de même étoffe par toutes les saisons, des bas bleus et de gros souliers ferrés. Quand il faisait trop froid, ou par des temps de pluie, il mettait la peau de bique en usage dans son pays. Mariotte, qui avait également passé quarante ans, était en femme ce qu'était Gasselin en homme. Jamais attelage ne fut mieux accouplé: même teint, même taille, mêmes petits yeux vifs et noirs. On ne comprenait pas comment Mariotte et Gasselin ne s'étaient pas mariés; peut-être y aurait-il eu inceste, ils semblaient être presque frère et sœur. Mariotte avait trente écus de gages, et Gasselin cent livres; mais mille écus de gages ailleurs ne leur auraient pas fait quitter la maison du Guénic. Tous deux étaient sous les ordres de la vieille demoiselle, qui, depuis la guerre de Vendée jusqu'au retour de son frère, avait eu l'habitude de gouverner la maison. Aussi, quand elle sut que le baron allait amener une maîtresse au logis, avait-elle été très émue en croyant qu'il lui faudrait abandonner le sceptre du ménage et abdiquer en faveur de la baronne du Guénic, de laquelle elle serait la première sujette.

Mademoiselle Zéphirine avait été bien agréablement surprise en trouvant dans miss Fanny O'Brien une fille née pour un haut rang, à qui les soins minutieux d'un ménage pauvre répugnaient excessivement, et qui, semblable à toutes les belles âmes, eût préféré le pain sec du boulanger au meilleur repas qu'elle eût été obligée de préparer; capable d'accomplir les devoirs les plus pénibles de la maternité, forte contre toute privation nécessaire, mais sans courage pour des occupations vulgaires. Quand le baron pria sa sœur, au nom de sa timide femme, de régir leur ménage, la vieille fille baisa la baronne comme une sœur; elle en fit sa fille, elle l'adora, tout heureuse de pouvoir continuer à veiller au gouvernement de la maison, tenue avec une rigueur et des coutumes d'économie incroyables, desquelles elle ne se relâchait que dans les grandes occasions, telles que les couches, la nourriture de sa belle-sœur et tout ce qui concernait Calyste, l'enfant adoré de toute la maison. Quoique les deux domestiques fussent habitués à ce régime sévère et qu'il n'y eût rien à leur dire, qu'ils eussent pour les intérêts de leurs maîtres plus de soin que pour les leurs, mademoiselle Zéphirine voyait toujours à tout. Son attention n'étant pas distraite, elle était fille à savoir, sans y monter, la grosseur du tas de noix dans le grenier, et ce qu'il restait d'avoine dans le coffre de l'écurie sans y plonger son bras nerveux. Elle avait au bout d'un cordon attaché à la ceinture de son casaquin un sifflet de contre-maître avec lequel elle appelait Mariotte par un, et Gasselin par deux coups. Le grand bonheur de Gasselin consistait à cultiver le jardin et à y faire venir de beaux fruits et de bons légumes. Il avait si peu d'ouvrage que, sans cette culture, il se serait ennuyé. Quand il avait pansé ses chevaux, le matin il frottait les planchers et nettoyait les deux pièces du rez-de-chaussée; il avait peu de chose à faire après ses maîtres. Aussi n'eussiez-vous pas vu dans le jardin une mauvaise herbe ni le moindre insecte nuisible. Quelquefois on surprenait Gasselin immobile, tête nue en plein soleil, guettant un mulot ou la terrible larve du hanneton; puis il accourait avec la joie d'un enfant montrer à ses maîtres l'animal qui l'avait occupé pendant une semaine. C'était un plaisir pour lui d'aller, les jours maigres, chercher le poisson au Croisic, où il se payait moins cher qu'à Guérande. Ainsi, jamais famille ne fut plus unie, mieux entendue ni plus cohérente que cette sainte et noble famille. Maîtres et domestiques semblaient avoir été faits les uns pour les autres. Depuis vingt-cinq ans il n'y avait eu ni troubles ni discordes. Les seuls chagrins furent les petites indispositions de l'enfant, et les seules terreurs furent causées par les événements de 1814 et par ceux de 1830. Si les mêmes choses s'y faisaient invariablement aux mêmes heures, si les mets étaient soumis à la régularité des saisons, cette monotonie, semblable à celle de la nature, que varient les alternatives d'ombre, de pluie et de soleil, était soutenue par l'affection qui régnait dans tous les cœurs, et d'autant plus féconde et bienfaisante qu'elle émanait des lois naturelles.

Quand le crépuscule cessa, Gasselin entra dans la salle et demanda respectueusement à son maître si l'on avait besoin de lui.

—Tu peux sortir ou t'aller coucher après la prière, dit le baron en se réveillant, à moins que madame ou sa sœur....

Les deux femmes firent un signe d'acquiescement. Gasselin se mit à genoux en voyant ses maîtres tous levés pour s'agenouiller sur leurs siéges. Mariotte se mit également en prières sur son escabelle. La vieille demoiselle du Guénic dit la prière à haute voix. Quand elle fut finie, on entendit frapper à la porte de la ruelle. Gasselin alla ouvrir.

—Ce sera sans doute monsieur le curé, il vient presque toujours le premier, dit Mariotte.

En effet, chacun reconnut le curé de Guérande au bruit de ses pas sur les marches sonores du perron. Le curé salua respectueusement les trois personnages, en adressant au baron et aux deux dames de ces phrases pleines d'onctueuse aménité que savent trouver les prêtres. Au bonsoir distrait que lui dit la maîtresse du logis il répondit par un regard d'inquisition ecclésiastique.

—Seriez-vous inquiète ou indisposée, madame la baronne? demanda-t-il.

—Merci, non, dit-elle.

Monsieur Grimont, homme de cinquante ans, de moyenne taille, enseveli dans sa soutane, d'où sortaient deux gros souliers à boucles d'argent, offrait au-dessus de son rabat un visage grassouillet, d'une teinte généralement blanche, mais dorée. Il avait la main potelée. Sa figure tout abbatiale tenait à la fois du bourgmestre hollandais par la placidité du teint, par les tons de la chair, et du paysan breton par sa plate chevelure noire, par la vivacité de ses yeux bruns que contenait néanmoins le décorum du sacerdoce. Sa gaieté, semblable à celle des gens dont la conscience est calme et pure, admettait la plaisanterie. Son air n'avait rien d'inquiet ni de revêche comme celui des pauvres curés dont l'existence ou le pouvoir est contesté par leurs paroissiens, et qui, au lieu d'être, selon le mot sublime de Napoléon, les chefs moraux de la population et des juges de paix naturels, sont traités en ennemis. A voir monsieur Grimont marchant dans Guérande, le plus incrédule voyageur aurait reconnu le souverain de cette ville catholique; mais ce souverain abaissait sa supériorité spirituelle devant la suprématie féodale des du Guénic. Il était dans cette salle comme un chapelain chez son seigneur. A l'église, en donnant la bénédiction, sa main s'étendait toujours en premier sur la chapelle appartenant aux du Guénic, et où leur main armée, leur devise étaient sculptées à la clef de la voûte.

—Je croyais mademoiselle de Pen-Hoël arrivée, dit le curé qui s'assit en prenant la main de la baronne et la baisant. Elle se dérange. Est-ce que la mode de la dissipation se gagnerait? Car, je le vois, monsieur le chevalier est encore ce soir aux Touches.

—Ne dites rien de ses visites devant mademoiselle de Pen-Hoël, s'écria doucement la vieille fille.

—Ah! mademoiselle, répondit Mariotte, pouvez-vous empêcher toute la ville de jaser?

—Et que dit-on? demanda la baronne.

—Les jeunes filles, les commères, enfin tout le monde le croit amoureux de mademoiselle des Touches.

—Un garçon tourné comme Calyste fait son métier en se faisant aimer, dit le baron.

—Voici mademoiselle de Pen-Hoël, dit Mariotte.

Le sable de la cour criait en effet sous les pas discrets de cette personne, qu'accompagnait un petit domestique armé d'une lanterne. En voyant le domestique, Mariotte transporta son établissement dans la grande salle pour causer avec lui à la lueur de la chandelle de résine qu'elle brûlait aux dépens de la riche et avare demoiselle, en économisant ainsi celle de ses maîtres.

Cette demoiselle était une sèche et mince fille, jaune comme le parchemin d'un olim, ridée comme un lac froncé par le vent, à yeux gris, à grandes dents saillantes, à mains d'homme, assez petite, un peu déjetée et peut-être bossue; mais personne n'avait été curieux de connaître ni ses perfections ni ses imperfections. Vêtue dans le goût de mademoiselle du Guénic, elle mouvait une énorme quantité de linges et de jupes quand elle voulait trouver l'une des deux ouvertures de sa robe par où elle atteignait ses poches. Le plus étrange cliquetis de clefs et de monnaie retentissait alors sous ces étoffes, Elle avait toujours d'un côté toute la ferraille des bonnes ménagères, et de l'autre sa tabatière d'argent, son dé, son tricot, autres ustensiles sonores. Au lieu du béguin matelassé de mademoiselle du Guénic, elle portait un chapeau vert avec lequel elle devait aller visiter ses melons; il avait passé, comme eux, du vert au blond; et quant à sa forme, après vingt ans, la mode l'a ramenée à Paris sous le nom de bibi. Ce chapeau se confectionnait sous ses yeux par les mains de ses nièces, avec du florence vert acheté à Guérande, avec une carcasse qu'elle renouvelait tous les cinq ans à Nantes, car elle lui accordait la durée d'une législature. Ses nièces lui faisaient également ses robes, taillées sur des patrons immuables. Cette vieille fille avait encore la canne à petit bec de laquelle les femmes se servaient au commencement du règne de Marie-Antoinette. Elle était de la plus haute noblesse de Bretagne. Ses armes portaient les hermines des anciens ducs. En elle et sa sœur finissait l'illustre maison bretonne des Pen-Hoël. Sa sœur cadette avait épousé un Kergarouët, qui malgré la désapprobation du pays joignait le nom de Pen-Hoël au sien et se faisait appeler le vicomte de Kergarouët-Pen-Hoël.—Le ciel l'a puni, disait la vieille demoiselle, il n'a que des filles, et le nom de Kergarouët-Pen-Hoël s'éteindra. Mademoiselle de Pen-Hoël possédait environ sept mille livres de rentes en fonds de terre. Majeure depuis trente-six ans, elle administrait elle-même ses biens, allait les inspecter à cheval et déployait en toute chose le caractère ferme qui se remarque chez la plupart des bossus. Elle était d'une avarice admirée à dix lieues à la ronde, et qui n'y rencontrait aucune désapprobation. Elle avait avec elle une seule femme et ce petit domestique. Toute sa dépense, non compris les impôts, ne montait pas à plus de mille francs par an. Aussi était-elle l'objet des cajoleries des Kergarouët-Pen-Hoël, qui passaient leurs hivers à Nantes et les étés à leur terre située au bord de la Loire, au-dessous de l'Indret. On la savait disposée à donner sa fortune et ses économies à celle de ses nièces qui lui plairait. Tous les trois mois, une des quatre demoiselles de Kergarouët, dont la plus jeune avait douze et l'aînée vingt ans, venait passer quelques jours chez elle. Amie de Zéphirine du Guénic, Jacqueline de Pen-Hoël, élevée dans l'adoration des grandeurs bretonnes des du Guénic, avait, dès la naissance de Calyste, formé le projet de transmettre ses biens au chevalier en le mariant à l'une des nièces que devait lui donner la vicomtesse de Kergarouët-Pen-Hoël. Elle pensait à racheter quelques-unes des meilleures terres des du Guénic en remboursant les fermiers engagistes. Quand l'avarice se propose un but, elle cesse d'être un vice, elle est le moyen d'une vertu, ses privations excessives deviennent de continuelles offrandes, elle a enfin la grandeur de l'intention cachée sous ses petitesses. Peut-être Zéphirine était-elle dans le secret de Jacqueline. Peut-être la baronne, dont tout l'esprit était employé dans son amour pour son fils et dans sa tendresse pour le père, avait-elle deviné quelque chose en voyant avec quelle malicieuse persévérance mademoiselle de Pen-Hoël amenait avec elle chaque jour Charlotte de Kergarouët, sa favorite, âgée de quinze ans. Le curé Grimont était certes dans la confidence, il aidait la vieille fille à bien placer son argent. Mais mademoiselle de Pen-Hoël aurait-elle eu trois cent mille francs en or, somme à laquelle étaient évaluées ses économies; eût-elle eu dix fois plus de terres qu'elle n'en possédait, les du Guénic ne se seraient pas permis une attention qui pût faire croire à la vieille fille qu'on pensât à sa fortune. Par un sentiment de fierté bretonne admirable, Jacqueline de Pen-Hoël, heureuse de la suprématie affectée par sa vieille amie Zéphirine et par les du Guénic, se montrait toujours honorée de la visite que daignaient lui faire la fille des rois d'Irlande et Zéphirine. Elle allait jusqu'à cacher avec soin l'espèce de sacrifice auquel elle consentait tous les soirs en laissant son petit domestique brûler chez les du Guénic un oribus, nom de cette chandelle couleur de pain d'épice qui se consomme dans certaines parties de l'Ouest. Ainsi cette vieille et riche fille était la noblesse, la fierté, la grandeur en personne. Au moment où vous lisez son portrait, une indiscrétion de l'abbé Grimont a fait savoir que dans la soirée où le vieux baron, le jeune chevalier et Gasselin décampèrent munis de leurs sabres et de leurs canardières pour rejoindre Madame en Vendée, à la grande terreur de Fanny, à la grande joie des Bretons, mademoiselle de Pen-Hoël avait remis au baron une somme de dix mille livres en or, immense sacrifice corroboré de dix mille autres livres, produit d'une dîme récoltée par le curé que le vieux partisan fut chargé d'offrir à la mère de Henri V, au nom des Pen-Hoël et de la paroisse de Guérande. Cependant elle traitait Calyste en femme qui se croyait des droits sur lui; ses projets l'autorisaient à le surveiller; non qu'elle apportât des idées étroites en matière de galanterie, elle avait l'indulgence des vieilles femmes de l'ancien régime; mais elle avait en horreur les mœurs révolutionnaires. Calyste, qui peut-être aurait gagné dans son esprit par des aventures avec des Bretonnes, eût perdu considérablement s'il eût donné dans ce qu'elle appelait les nouveautés. Mademoiselle de Pen-Hoël, qui eût déterré quelque argent pour apaiser une fille séduite, aurait cru Calyste un dissipateur en lui voyant mener un tilbury, en l'entendant parler d'aller à Paris. Si elle l'avait surpris lisant des revues ou des journaux impies, on ne sait ce dont elle aurait été capable. Pour elle, les idées nouvelles, c'était les assolements de terre renversés, la ruine sous le nom d'améliorations et de méthodes, enfin les biens hypothéqués tôt ou tard par suite d'essais. Pour elle, la sagesse est le vrai moyen de faire fortune; enfin la belle administration consistait à amasser dans ses greniers ses blés noirs, ses seigles, ses chanvres; à attendre la hausse au risque de passer pour accapareuse, à se coucher sur ses sacs avec obstination. Par un singulier hasard, elle avait souvent rencontré des marchés heureux qui confirmaient ses principes. Elle passait pour malicieuse, elle était néanmoins sans esprit; mais elle avait un ordre de Hollandais, une prudence de chatte, une persistance de prêtre qui dans un pays si routinier équivalait à la pensée la plus profonde.

—Aurons-nous ce soir monsieur du Halga? demanda la vieille fille en ôtant ses mitaines de laine tricotée après l'échange des compliments habituels.

—Oui, mademoiselle, je l'ai vu promenant sa chienne sur le mail, répondit le curé.

—Ah! notre mouche sera donc animée ce soir? répondit-elle. Hier nous n'étions que quatre.

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