La Comédie humaine - Volume 17. Études de mœurs : $b La cousine Bette; Le cousin Pons
«Je t’ai vainement attendu, vieux rat! Une femme comme moi n’attend jamais un ancien parfumeur. Il n’y avait ni dîner commandé, ni cigarettes. Tu me payeras tout cela.»
—Est-ce bien son écriture?
—Mon Dieu! dit Hulot en s’asseyant accablé. Je reconnais tout ce qui lui a servi, voilà ses bonnets et ses pantoufles. Ah! çà, voyons, depuis quand...
Crevel fit signe qu’il comprenait, et empoigna une liasse de mémoires dans le petit secrétaire en marqueterie.
—Vois, mon vieux! j’ai payé les entrepreneurs en décembre 1838. En octobre, deux mois auparavant, cette délicieuse petite maison était étrennée.
Le Conseiller-d’État baissa la tête.
—Comment diable faites-vous? car je connais l’emploi de son temps, heure par heure.
—Et la promenade aux Tuileries... dit Crevel en se frottant les mains et jubilant.
—Et bien?... reprit Hulot hébété.
—Ta soi-disant maîtresse vient aux Tuileries, elle est censée s’y promener de une heure à quatre heures; mais crac! en deux temps elle est ici. Tu connais Molière? Eh bien! baron, il n’y a rien d’imaginaire dans ton intitulé.
Hulot, ne pouvant plus douter de rien, resta dans un silence sinistre. Les catastrophes poussent tous les hommes forts et intelligents à la philosophie. Le baron était, moralement, comme un homme qui cherche son chemin la nuit dans une forêt. Ce silence morne, le changement qui se fit sur cette physionomie affaissée, tout inquiéta Crevel qui ne voulait pas la mort de son collaborateur.
—Comme je te disais, mon vieux, nous sommes manche à manche, jouons la belle... Veux-tu jouer la belle, voyons? au plus fin!
—Pourquoi, se dit Hulot en se parlant à lui-même, sur dix belles femmes, y en a-t-il au moins sept de perverses?
Le baron était trop en désarroi pour trouver la solution de ce problème. La beauté, c’est le plus grand des pouvoirs humains. Tout pouvoir sans contre-poids, sans entraves, autocratique, mène à l’abus, à la folie. L’arbitraire c’est la démence du pouvoir. Chez la femme, l’arbitraire, c’est la fantaisie.
—Tu n’as pas à te plaindre, mon cher confrère, tu as la plus belle des femmes, et elle est vertueuse.
—Je mérite mon sort, se dit Hulot, j’ai méconnu ma femme, je la fais souffrir, et c’est un ange! O ma pauvre Adeline, tu es bien vengée! Elle souffre, seule, en silence, elle est digne d’adoration, elle mérite mon amour, je devrais... car elle est admirable encore, blanche et redevenue jeune fille... Mais a-t-on jamais vu femme plus ignoble, plus infâme, plus scélérate que cette Valérie?
—C’est une vaurienne, dit Crevel, une coquine à fouetter sur la place du Châtelet; mais, mon cher Canillac, si nous sommes Justeaucorps bleu, Maréchal de Richelieu, Trumeau, Pompadour, Du Barry, roués et tout ce qu’il y a de plus Dix-huitième siècle, nous n’avons plus de lieutenant de police.
—Comment se faire aimer?... se demandait Hulot sans écouter Crevel.
—C’est une bêtise à nous autres de vouloir être aimés, mon cher, dit Crevel, nous ne pouvons être que supportés, car madame Marneffe est cent fois plus rouée que Josépha...
—Et avide! elle me coûte cent quatre-vingt douze mille francs!... s’écria Hulot.
—Et combien de centimes? demanda Crevel avec l’insolence du financier en trouvant la somme minime.
—On voit bien que tu ne l’aimes pas, dit mélancoliquement le baron.
—Moi, j’en ai assez, répliqua Crevel, car elle a plus de trois cent mille francs à moi!...
—Où est-ce? où tout cela passe-t-il? dit le baron en se prenant la tête dans les mains.
—Si nous nous étions entendus, comme ces petits jeunes gens qui se cotisent pour entretenir une lorette de deux sous, elle nous aurait coûté moins cher...
—C’est une idée! repartit le baron; mais elle nous tromperait toujours, car, mon gros père, que penses-tu de ce Brésilien?...
—Ah! vieux lapin, tu as raison, nous sommes joués comme des... des actionnaires!... dit Crevel. Toutes ces femmes-là sont des commandites!
—C’est donc elle, dit le baron, qui t’a parlé de la lumière sur la fenêtre?...
—Mon bonhomme, reprit Crevel en se mettant en position, nous sommes floués! Valérie est une... Elle m’a dit de te tenir ici... J’y vois clair... Elle a son Brésilien... Ah! je renonce à elle, car si vous lui teniez les mains, elle trouverait moyen de vous tromper avec ses pieds! Tiens, c’est une infâme, une rouée!
—Elle est au-dessous des prostituées, dit le baron. Josépha, Jenny Cadine étaient dans leur droit en nous trompant, elles font métier de leurs charmes, elles!
—Mais elle! qui fait la sainte, la prude, dit Crevel. Tiens, Hulot, retourne à ta femme, car tu n’es pas bien dans tes affaires, on commence à causer de certaines lettres de change souscrites à un petit usurier dont la spécialité consiste à prêter aux lorettes, un certain Vauvinet. Quant à moi, me voilà guéri des femmes comme il faut. D’ailleurs, à nos âges, quel besoin avons-nous de ces drôlesses, qui, je suis franc, ne peuvent pas ne point nous tromper? Tu as des cheveux blancs, des fausses dents, baron. Moi, j’ai l’air de Silène. Je vais me mettre à amasser. L’argent ne trompe point. Si le Trésor s’ouvre tous les six mois pour tout le monde, il vous donne au moins des intérêts, et cette femme en coûte... Avec toi, mon cher confrère, Gubetta, mon vieux complice, je pourrais accepter une situation chocnoso... non, philosophique; mais un Brésilien qui, peut-être, apporte de son pays des denrées coloniales, suspectes...
—La femme, dit Hulot, est un être inexplicable.
—Je l’explique, dit Crevel: nous sommes vieux, le Brésilien est jeune et beau...
—Oui, c’est vrai, dit Hulot, je l’avoue, nous vieillissons. Mais, mon ami, comment renoncer à voir ces belles créatures se déshabillant, roulant leurs cheveux, nous regardant avec un fin sourire à travers leurs doigts quand elles mettent leurs papillotes, faisant toutes leurs mines, débitant leurs mensonges, et se disant peu aimées, quand elles nous voient harassés par les affaires, et nous distrayant malgré tout?
—Oui, ma foi! c’est la seule chose agréable de la vie... s’écria Crevel. Ah! quand un minois vous sourit, et qu’on vous dit: «Mon bon chéri, sais-tu combien tu es aimable! Moi, je suis sans doute autrement faite que les autres femmes qui se passionnent pour de petits jeunes gens à barbe de bouc, des drôles qui fument, et grossiers comme des laquais! car leur jeunesse leur donne une insolence!... Enfin, ils viennent, ils vous disent bonjour et ils s’en vont... Moi, que tu soupçonnes de coquetterie, je préfère à ces moutards les gens de cinquante ans, on garde ça long-temps; c’est dévoué, ça sait qu’une femme se retrouve difficilement, et ils nous apprécient... Voilà pourquoi je t’aime, grand scélérat!...» Et elles accompagnent ces espèces d’aveux, de minauderies, de gentillesses, de... Ah! c’est faux comme des programmes d’Hôtel-de-Ville...
—Le mensonge vaut souvent mieux que la vérité, dit Hulot en se rappelant quelques scènes charmantes évoquées par la pantomime de Crevel qui singeait Valérie. On est forcé de travailler le Mensonge, de coudre des paillettes à ses habits de théâtre...
—Et puis enfin, on les a, ces menteuses! dit brutalement Crevel.
—Valérie est une fée, cria le baron, elle vous métamorphose un vieillard en jeune homme...
—Ah! oui, reprit Crevel, c’est une anguille qui vous coule entre les mains; mais c’est la plus jolie des anguilles... blanche et douce comme du sucre!... drôle comme Arnal, et des inventions! Ah!
—Oh! oui, elle est bien spirituelle! s’écria le baron ne pensant plus à sa femme.
Les deux confrères se couchèrent les meilleurs amis du monde, en se rappelant une à une les perfections de Valérie, les intonations de sa voix, ses chatteries, ses gestes, ses drôleries, les saillies de son esprit, celles de son cœur; car cette artiste en amour avait des élans admirables, comme les ténors qui chantent un air mieux un jour que l’autre. Et tous les deux ils s’endormirent, bercés par ces réminiscences tentatrices et diaboliques, éclairées par les feux de l’enfer.
Le lendemain, à neuf heures, Hulot parla d’aller au Ministère, Crevel avait affaire à la campagne. Ils sortirent ensemble, et Crevel tendit la main au baron en lui disant:—Sans rancune, n’est-ce pas? car nous ne pensons plus ni l’un ni l’autre à madame Marneffe.
—Oh! c’est bien fini! répondit Hulot en exprimant une sorte d’horreur.
A dix heures et demie, Crevel grimpait quatre à quatre l’escalier de madame Marneffe. Il trouva l’infâme créature, l’adorable enchanteresse, dans le déshabillé le plus coquet du monde, mangeant un joli petit déjeuner fin en compagnie du baron Henri Montès de Montéjanos et de Lisbeth. Malgré le coup que lui porta la vue du Brésilien, Crevel pria madame Marneffe de lui donner deux minutes d’audience. Valérie passa dans le salon avec Crevel.
—Valérie, mon ange, dit l’amoureux Crevel, monsieur Marneffe n’a pas longtemps à vivre; si tu veux m’être fidèle, à sa mort, nous nous marierons. Songes-y. Je t’ai débarrassée de Hulot... Ainsi, vois si ce Brésilien peut valoir un maire de Paris, un homme qui, pour toi, voudra parvenir aux plus hautes dignités, et qui, déjà, possède quatre-vingt et quelques mille livres de rente.
—On y songera, dit-elle. Je serai rue du Dauphin à deux heures, et nous en causerons; mais, soyez sage! et n’oubliez pas le transfert que vous m’avez promis hier.
Elle revint dans la salle à manger, suivie de Crevel qui se flattait d’avoir trouvé le moyen de posséder à lui seul Valérie; mais il aperçut le baron Hulot qui, pendant cette courte conférence, était entré pour réaliser le même dessein. Le Conseiller-d’État demanda, comme Crevel, un moment d’audience. Madame Marneffe se leva pour retourner au salon, en souriant au Brésilien, comme pour lui dire:—Ils sont fous! ils ne te voient donc pas?
—Valérie, dit le Conseiller-d’État, mon enfant, ce cousin est un cousin d’Amérique...
—Oh! assez! s’écria-t-elle en interrompant le baron. Marneffe n’a jamais été, ne sera plus, ne peut plus être mon mari. Le premier, le seul homme que j’aie aimé est revenu, sans être attendu... Ce n’est pas ma faute! Mais regardez bien Henri et regardez-vous. Puis demandez-vous si une femme, surtout quand elle aime, peut hésiter. Mon cher, je ne suis pas une femme entretenue. A compter d’aujourd’hui, je ne veux plus être comme Suzanne entre deux vieillards. Si vous tenez à moi, vous serez, vous et Crevel, nos amis; mais tout est fini, car j’ai vingt-six ans, je veux être à l’avenir une sainte, une excellente et digne femme... comme la vôtre.
—C’est ainsi? dit Hulot. Ah! voilà comment vous m’accueillez! lorsque je venais, comme un pape, les mains pleines d’indulgences!... Eh! bien, votre mari ne sera jamais chef de bureau ni officier de la Légion-d’Honneur...
—C’est ce que nous verrons! dit madame Marneffe en regardant Hulot d’une certaine manière.
—Ne nous fâchons pas, reprit Hulot au désespoir, je viendrai ce soir, et nous nous entendrons.
—Chez Lisbeth, oui!...
—Eh! bien, dit le vieillard amoureux, chez Lisbeth!...
Hulot et Crevel descendirent ensemble sans se dire un mot jusque dans la rue; mais, sur le trottoir, ils se regardèrent et se mirent à rire tristement.
—Nous sommes deux vieux fous!... dit Crevel.
—Je les ai congédiés, dit madame Marneffe à Lisbeth en se remettant à table. Je n’ai jamais aimé, je n’aime et n’aimerai jamais que mon jaguar, ajouta-t-elle en souriant à Henri Montès. Lisbeth, ma fille, tu ne sais pas?... Henri m’a pardonné les infamies auxquelles la misère m’a réduite.
—C’est ma faute, dit le Brésilien, j’aurais dû t’envoyer cent mille francs...
—Pauvre enfant! s’écria Valérie, j’aurais dû travailler pour vivre, mais je n’ai pas les doigts faits pour cela... demande à Lisbeth.
Le Brésilien s’en alla l’homme le plus heureux de Paris.
Vers les midi, Valérie et Lisbeth causaient dans la magnifique chambre à coucher où cette dangereuse Parisienne donnait à sa toilette ces dernières façons qu’une femme tient à donner elle-même. Les verrous mis, les portières tirées, Valérie raconta dans leurs moindres détails tous les événements de la soirée, de la nuit et de la matinée.
—Es-tu contente, mon bijou? dit-elle à Lisbeth en terminant. Que dois-je être un jour, madame Crevel ou madame Montès? Quel est ton avis?
—Crevel n’a pas plus de dix ans à vivre, libertin comme il l’est, répondit Lisbeth, et Montès est jeune. Crevel te laissera trente mille francs de rente, environ. Que Montès attende, il sera bien assez heureux en restant le Benjamin. Ainsi, vers trente-trois ans, tu peux, ma chère enfant, en te conservant belle, épouser ton Brésilien et jouer un grand rôle avec soixante mille francs de rente à toi, surtout protégée par une maréchale...
—Oui, mais Montès est Brésilien, il n’arrivera jamais à rien, fit observer Valérie.
—Nous sommes, dit Lisbeth, dans un temps de chemins de fer, où les étrangers finissent en France par occuper de grandes positions.
—Nous verrons, reprit Valérie, quand Marneffe sera mort, et il n’a pas long-temps à souffrir.
—Ces maladies qui lui reviennent, dit Lisbeth, sont comme les remords du physique. Allons, je vais chez Hortense.
—Eh bien! va, mon ange, répondit Valérie, et amène-moi mon artiste! En trois ans n’avoir pas encore gagné seulement un pouce de terrain! C’est notre honte à toutes deux! Wenceslas et Henri, voilà mes deux seules passions. L’un, c’est l’amour; l’autre, c’est la fantaisie.
—Es-tu belle, ce matin! dit Lisbeth en venant prendre Valérie par la taille et la baisant au front. Je jouis de tous tes plaisirs, de ta fortune, de ta toilette... Je n’ai vécu que depuis le jour où nous nous sommes faites sœurs...
—Attends! ma tigresse, dit en riant Valérie, ton châle est de travers... Tu ne sais pas encore porter un châle, malgré mes leçons, au bout de trois ans, et tu veux être madame la maréchale Hulot...
Chaussée de brodequins en prunelle, de bas de soie gris, armée d’une robe en magnifique levantine, les cheveux en bandeau sous une très-jolie capote en velours noir doublée de satin jaune, Lisbeth alla rue Saint-Dominique par le boulevard des Invalides, en se demandant si le découragement d’Hortense lui livrerait enfin cette âme forte, et si l’inconstance sarmate, prise à l’heure où tout est possible à ces caractères, ferait fléchir l’amour de Wenceslas.
Hortense et Wenceslas occupaient le rez-de-chaussée d’une maison située à l’endroit où la rue Saint-Dominique aboutit à l’Esplanade des Invalides. Cet appartement, jadis en harmonie avec la lune de miel, offrait en ce moment un aspect à moitié frais, à moitié fané, qu’il faudrait appeler l’automne du mobilier. Les nouveaux mariés sont gâcheurs, ils gaspillent sans le savoir, sans le vouloir, les choses autour d’eux, comme ils abusent de l’amour. Pleins d’eux-mêmes, ils se soucient peu de l’avenir qui, plus tard, préoccupe la mère de famille.
Lisbeth trouva sa cousine Hortense ayant achevé d’habiller elle-même un petit Wenceslas qui venait d’être exporté dans le jardin.
—Bonjour, Bette, dit Hortense qui vint ouvrir elle-même la porte à sa cousine.
La cuisinière était allée au marché, la femme de chambre, à la fois bonne d’enfant, faisait un savonnage.
—Bonjour, ma chère enfant, répondit Lisbeth en embrassant Hortense. Eh bien! lui dit-elle à l’oreille, Wenceslas est-il à son atelier?
—Non, il cause avec Stidmann et Chanor dans le salon.
—Pourrions-nous être seules? demanda Lisbeth.
—Viens dans ma chambre.
Cette chambre, tendue de perse à fleurs roses et à feuillages verts sur un fond blanc, sans cesse frappée par le soleil ainsi que le tapis, avait passé. Depuis long-temps, les rideaux n’avaient pas été blanchis. On y sentait la fumée du cigare de Wenceslas qui, devenu grand seigneur de l’art et né gentilhomme, déposait les cendres du tabac sur les bras des fauteuils, sur les plus jolies choses, en homme aimé de qui l’on souffre tout, en homme riche qui ne prend pas de soins bourgeois.
—Eh bien! parlons de tes affaires, demanda Lisbeth en voyant sa belle cousine muette dans le fauteuil où elle s’était plongée. Mais qu’as-tu? je te trouve pâlotte, ma chère.
—Il a paru deux nouveaux articles où mon pauvre Wenceslas est abîmé; je les ai lus, je les lui cache, car il se découragerait tout à fait. Le marbre du maréchal Montcornet est regardé comme tout à fait mauvais. On fait grâce aux bas-reliefs pour vanter avec une atroce perfidie le talent d’ornemaniste de Wenceslas, et afin de donner plus de poids à cette opinion que l’art sévère nous est interdit! Stidmann, supplié par moi de dire la vérité, m’a désespérée en m’avouant que son opinion à lui s’accordait avec celle de tous les artistes, des critiques et du public.—«Si Wenceslas, m’a-t-il dit, là, dans le jardin avant le déjeuner, n’expose pas, l’année prochaine, un chef-d’œuvre, il doit abandonner la grande sculpture et s’en tenir aux idylles, aux figurines, aux œuvres de bijouterie et de haute orfévrerie!» Cet arrêt m’a causé la plus vive peine, car Wenceslas n’y voudra jamais souscrire, il se sent, il a tant de belles idées...
—Ce n’est pas avec des idées qu’on paye ses fournisseurs, fit observer Lisbeth, je me tuais à lui dire cela... C’est avec de l’argent. L’argent ne s’obtient que par des choses faites, et qui plaisent assez aux bourgeois pour être achetées. Quand il s’agit de vivre, il vaut mieux que le sculpteur ait sur son établi le modèle d’un flambeau, d’un garde-cendres, d’une table, qu’un groupe et qu’une statue, car tout le monde a besoin de cela, tandis que l’amateur de groupes et son argent se font attendre pendant des mois entiers...
—Tu as raison, ma bonne Lisbeth! dis-lui donc cela; moi, je n’en ai pas le courage... D’ailleurs, comme il le disait à Stidmann, s’il se remet à l’ornement, à la petite sculpture, il faudra renoncer à l’Institut, aux grandes créations de l’art, et nous n’aurons plus les trois cent mille francs de travaux que Versailles, la ville de Paris, le ministère nous tenaient en réserve. Voilà ce que nous ôtent ces affreux articles dictés par des concurrents qui voudraient hériter de nos commandes.
—Et ce n’est pas là ce que tu rêvais, pauvre petite chatte! dit Bette en baisant Hortense au front, tu voulais un gentilhomme dominant l’art, à la tête des sculpteurs... Mais c’est de la poésie, vois-tu... Ce rêve exige cinquante mille francs de rente, et vous n’en avez que deux mille quatre cents, tant que je vivrai; trois mille après ma mort.
Quelques larmes vinrent dans les yeux d’Hortense, et Bette les lappa du regard comme une chatte boit du lait.
Voici l’histoire succincte de cette lune de miel, le récit n’en sera peut-être pas perdu pour les artistes.
Le travail moral, la chasse dans les hautes régions de l’intelligence, est un des plus grands efforts de l’homme. Ce qui doit mériter la gloire dans l’Art, car il faut comprendre sous ce mot toutes les créations de la Pensée, c’est surtout le courage, un courage dont le vulgaire ne se doute pas, et qui peut-être est expliqué pour la première fois ici. Poussé par la terrible pression de la misère, maintenu par Bette dans la situation de ces chevaux à qui l’on met des œillères pour les empêcher de voir à droite et à gauche du chemin, fouetté par cette dure fille, image de la Nécessité, cette espèce de Destin subalterne, Wenceslas, né poëte et rêveur, avait passé de la Conception à l’Exécution, en franchissant sans les mesurer les abîmes qui séparent ces deux hémisphères de l’Art. Penser, rêver, concevoir de belles œuvres, est une occupation délicieuse. C’est fumer des cigares enchantés, c’est mener la vie de la courtisane occupée à sa fantaisie. L’œuvre apparaît alors dans la grâce de l’enfance, dans la joie folle de la génération, avec les couleurs embaumées de la fleur et les sucs rapides du fruit dégusté par avance. Telle est la Conception et ses plaisirs. Celui qui peut dessiner son plan par la parole, passe déjà pour un homme extraordinaire. Cette faculté, tous les artistes et les écrivains la possèdent. Mais produire! mais accoucher! mais élever laborieusement l’enfant, le coucher gorgé de lait tous les soirs, l’embrasser tous les matins avec le cœur inépuisé de la mère, le lécher sale, le vêtir cent fois des plus belles jaquettes qu’il déchire incessamment; mais ne pas se rebuter des convulsions de cette folle vie et en faire le chef-d’œuvre animé qui parle à tous les regards en sculpture, à toutes les intelligences en littérature, à tous les souvenirs en peinture, à tous les cœurs en musique, c’est l’Exécution et ses travaux. La main doit s’avancer à tout moment, prête à tout moment à obéir à la tête. Or, la tête n’a pas plus les dispositions créatrices à commandement, que l’amour n’est continu.
Cette habitude de la création, cet amour infatigable de la Maternité qui fait la mère (ce chef-d’œuvre naturel si bien compris de Raphaël!), enfin, cette maternité cérébrale si difficile à conquérir, se perd avec une facilité prodigieuse. L’Inspiration, c’est l’Occasion du Génie. Elle court non pas sur un rasoir, elle est dans les airs et s’envole avec la défiance des corbeaux, elle n’a pas d’écharpe par où le poëte la puisse prendre, sa chevelure est une flamme, elle se sauve comme ces beaux flamants blancs et roses, le désespoir des chasseurs. Aussi le travail est-il une lutte lassante que redoutent et que chérissent les belles et puissantes organisations qui souvent s’y brisent. Un grand poëte de ce temps-ci disait en parlant de ce labeur effrayant:—Je m’y mets avec désespoir et je le quitte avec chagrin. Que les ignorants le sachent! Si l’artiste ne se précipite pas dans son œuvre, comme Curtius dans le gouffre, comme le soldat dans la redoute, sans réfléchir; et si, dans ce cratère, il ne travaille pas comme le mineur enfoui sous un éboulement; s’il contemple enfin les difficultés au lieu de les vaincre une à une, à l’exemple de ces amoureux des féeries, qui, pour obtenir leurs princesses, combattaient des enchantements renaissants, l’œuvre reste inachevée, elle périt au fond de l’atelier, où la production devient impossible, et l’artiste assiste au suicide de son talent. Rossini, ce génie frère de Raphaël, en offre un exemple frappant, dans sa jeunesse indigente superposée à son âge mûr opulent. Telle est la raison de la récompense pareille, du pareil triomphe, du même laurier accordé aux grands poëtes et aux grands généraux.
Wenceslas, nature rêveuse, avait dépensé tant d’énergie à produire, à s’instruire, à travailler sous la direction despotique de Lisbeth, que l’amour et le bonheur amenèrent une réaction. Le vrai caractère reparut. La paresse et la nonchalance, la mollesse du Sarmate revinrent occuper dans son âme les sillons complaisants d’où la verge du maître d’école les avait chassées. L’artiste, pendant les premiers mois, aima sa femme. Hortense et Wenceslas se livrèrent aux adorables enfantillages de la passion légitime, heureuse, insensée. Hortense fut alors la première à dispenser Wenceslas de tout travail, orgueilleuse de triompher ainsi de sa rivale, la Sculpture. Les caresses d’une femme, d’ailleurs, font évanouir la Muse, et fléchir la féroce, la brutale fermeté du travailleur. Six à sept mois passèrent, les doigts du sculpteur désapprirent à tenir l’ébauchoir. Quand la nécessité de travailler se fit sentir, quand le prince de Wissembourg, président du comité de souscription, voulut voir la statue, Wenceslas prononça le mot suprême des flâneurs:—Je vais m’y mettre! Et il berça sa chère Hortense de fallacieuses paroles, des magnifiques plans de l’artiste fumeur. Hortense redoubla d’amour pour son poëte, elle entrevoyait une sublime statue du maréchal Montcornet. Montcornet devait être l’idéalisation de l’intrépidité, le type de la cavalerie, le courage à la Murat. Ah bah! l’on devait, à l’aspect de cette statue, concevoir toutes les victoires de l’Empereur. Et quelle exécution! Le crayon était bien complaisant, il suivait la parole.
En fait de statue, il vint un petit Wenceslas ravissant.
Dès qu’il s’agissait d’aller à l’atelier du Gros-Caillou, manier la glaise et réaliser la maquette, tantôt la pendule du prince exigeait la présence de Wenceslas à l’atelier de Florent et de Chanor, où les figures se ciselaient; tantôt le jour était gris et sombre; aujourd’hui des courses d’affaires, demain un dîner de famille, sans compter les malaises du talent et ceux du corps, et enfin les jours où l’on batifole avec une femme adorée. Le maréchal prince de Wissembourg fut obligé de se fâcher pour obtenir le modèle, et de dire qu’il reviendrait sur sa décision. Ce fut après mille reproches et force grosses paroles que le comité des souscripteurs put voir le plâtre. Chaque jour de travail, Steinbock revenait visiblement fatigué, se plaignant de ce labeur de maçon, de sa faiblesse physique. Durant cette première année, le ménage jouissait d’une certaine aisance. La comtesse Steinbock, folle de son mari, dans les joies de l’amour satisfait, maudissait le ministre de la guerre; elle alla le voir, et lui dit que les grandes œuvres ne se fabriquaient pas comme des canons, et que l’État devait être, comme Louis XIV, François Ier et Léon X, aux ordres du génie. La pauvre Hortense, croyant tenir un Phidias dans ses bras, avait pour son Wenceslas la lâcheté maternelle d’une femme qui pousse l’amour jusqu’à l’idolâtrie.—Ne te presse pas, dit-elle à son mari, tout notre avenir est dans cette statue, prends ton temps, fais un chef-d’œuvre. Elle venait à l’atelier. Steinbock, amoureux, perdait avec sa femme cinq heures sur sept, à lui décrire sa statue au lieu de la faire. Il mit ainsi dix-huit mois à terminer cette œuvre, pour lui, capitale.
Quand le plâtre fut coulé, que le modèle exista, la pauvre Hortense, après avoir assisté aux énormes efforts de son mari, dont la santé souffrit de ces lassitudes qui brisent le corps, les bras et la main des sculpteurs, Hortense trouva l’œuvre admirable. Son père, ignorant en sculpture, la baronne non moins ignorante, crièrent au chef-d’œuvre; le ministre de la guerre vint alors amené par eux, et, séduit par eux, il fut content de ce plâtre isolé, mis dans son jour, et bien présenté devant une toile verte. Hélas! à l’exposition de 1841, le blâme unanime dégénéra dans la bouche des gens irrités d’une idole si promptement élevée sur son piédestal, en huées et en moqueries. Stidmann voulut éclairer son ami Wenceslas, il fut accusé de jalousie. Les articles de journaux furent pour Hortense les cris de l’Envie. Stidmann, ce digne garçon, obtint des articles où les critiques furent combattues, où l’on fit observer que les sculpteurs modifiaient tellement leurs œuvres entre le plâtre et le marbre, qu’on exposait le marbre. «Entre le projet en plâtre et la statue exécutée en marbre, on pouvait, disait Claude Vignon, défigurer un chef-d’œuvre ou faire une grande chose d’une mauvaise. Le plâtre est le manuscrit, le marbre est le livre.»
En deux ans et demi, Steinbock fit une statue et un enfant. L’enfant était sublime de beauté, la statue fut détestable.
La pendule du prince et la statue payèrent les dettes du jeune ménage. Steinbock avait alors contracté l’habitude d’aller dans le monde, au spectacle, aux Italiens; il parlait admirablement sur l’art, il se maintenait, aux yeux des gens du monde, grand artiste par la parole, par ses explications critiques. Il y a des gens de génie à Paris qui passent leur vie à se parler, et qui se contentent d’une espèce de gloire de salon. Steinbock, en imitant ces charmants eunuques, contractait une aversion croissante de jour en jour pour le travail. Il apercevait toutes les difficultés de l’œuvre en voulant la commencer, et le découragement qui s’ensuivait, faisait mollir chez lui la volonté. L’Inspiration, cette folie de la génération intellectuelle, s’enfuyait à tire-d’ailes, à l’aspect de cet amant malade.
La sculpture est comme l’art dramatique, à la fois le plus difficile et le plus facile de tous les arts. Copiez un modèle, et l’œuvre est accomplie; mais y imprimer une âme, faire un type en représentant un homme ou une femme, c’est le péché de Prométhée. On compte ce succès dans les annales de la sculpture, comme on compte les poëtes dans l’humanité. Michel-Ange, Michel Columb, Jean Goujon, Phidias, Praxitèle, Polyclète, Puget, Canova, Albert Durer sont les frères de Milton, de Virgile, de Dante, de Shakspeare, du Tasse, d’Homère et de Molière. Cette œuvre est si grandiose, qu’une statue suffit à l’immortalité d’un homme, comme celles de Figaro, de Lovelace, de Manon Lescaut suffirent à immortaliser Beaumarchais, Richardson et l’abbé Prévost. Les gens superficiels (les artistes en comptent beaucoup trop dans leur sein) ont dit que la sculpture existait par le nu seulement, qu’elle était morte avec la Grèce et que le vêtement moderne la rendait impossible. D’abord, les anciens ont fait de sublimes statues entièrement voilées, comme la Polymnie, la Julie, etc., et nous n’avons pas trouvé la dixième partie de leurs œuvres. Puis, que les vrais amants de l’art aillent voir à Florence le Penseur de Michel-Ange, et dans la cathédrale de Mayence la Vierge d’Albert Durer, qui a fait, en ébène, une femme vivante sous ses triples robes, et la chevelure la plus ondoyante, la plus maniable que jamais femme de chambre ait peignée; que les ignorants y courent, et tous reconnaîtront que le génie peut imprégner l’habit, l’armure, la robe, d’une pensée et y mettre un corps, tout aussi bien que l’homme imprime son caractère et les habitudes de sa vie à son enveloppe. La sculpture est la réalisation continuelle du fait qui s’est appelé pour la seule et unique fois dans la peinture: Raphaël! La solution de ce terrible problème ne se trouve que dans un travail constant, soutenu, car les difficultés matérielles doivent être tellement vaincues, la main doit être si châtiée, si prête et obéissante, que le sculpteur puisse lutter âme à âme avec cette insaisissable nature morale qu’il faut transfigurer en la matérialisant. Si Paganini, qui faisait raconter son âme par les cordes de son violon, avait passé trois jours sans étudier, il aurait perdu, selon son expression, le registre de son instrument; il désignait ainsi le mariage existant entre le bois, l’archet, les cordes et lui; cet accord dissous, il serait devenu soudain un violoniste ordinaire. Le travail constant est la loi de l’art comme celle de la vie; car l’art, c’est la création idéalisée. Aussi les grands artistes, les poëtes complets n’attendent-ils ni les commandes, ni les chalands, ils enfantent aujourd’hui, demain, toujours. Il en résulte cette habitude du labeur, cette perpétuelle connaissance des difficultés qui les maintient en concubinage avec la Muse, avec ses forces créatrices. Canova vivait dans son atelier, comme Voltaire a vécu dans son cabinet. Homère et Phidias ont dû vivre ainsi.
Wenceslas Steinbock était sur la route aride parcourue par ces grands hommes, et qui mène aux Alpes de la Gloire, quand Lisbeth l’avait enchaîné dans sa mansarde. Le bonheur, sous la figure d’Hortense, avait rendu le poëte à la paresse, état normal de tous les artistes, car leur paresse, à eux, est occupée. C’est le plaisir des pachas au sérail: ils caressent des idées, ils s’enivrent aux sources de l’intelligence. De grands artistes, tels que Steinbock, dévorés par la rêverie, ont été justement nommés des Rêveurs. Ces mangeurs d’opium tombent tous dans la misère; tandis que, maintenus par l’inflexibilité des circonstances, ils eussent été de grands hommes. Ces demi-artistes sont d’ailleurs charmants, les hommes les aiment et les enivrent de louanges, ils paraissent supérieurs aux véritables artistes taxés de personnalité, de sauvagerie, de rébellion aux lois du monde. Voici pourquoi: Les grands hommes appartiennent à leurs œuvres. Leur détachement de toutes choses, leur dévouement au travail, les constituent égoïstes aux yeux des niais; car on les veut vêtus des mêmes habits que le dandy, accomplissant les évolutions sociales, appelées devoirs du monde. On voudrait les lions de l’Atlas peignés et parfumés comme des bichons de marquise. Ces hommes, qui comptent peu de pairs et qui les rencontrent rarement, tombent dans l’exclusivité de la solitude; ils deviennent inexplicables pour la majorité, composée, comme on le sait, de sots, d’envieux, d’ignorants et de gens superficiels. Comprenez-vous maintenant le rôle d’une femme auprès de ces grandioses exceptions? Une femme doit être à la fois ce qu’avait été Lisbeth pendant cinq ans, et offrir de plus l’amour, l’amour humble, discret, toujours prêt, toujours souriant.
Hortense, éclairée par ses souffrances de mère, pressée par d’affreuses nécessités, s’apercevait trop tard des fautes que son excessif amour lui avait fait involontairement commettre; mais, en digne fille de sa mère, son cœur se brisait à l’idée de tourmenter Wenceslas; elle aimait trop pour se faire le bourreau de son cher poëte, et elle voyait arriver le moment où la misère allait l’atteindre, elle, son fils et son mari.
—Ah çà! voyons, ma petite, dit Bette en voyant rouler des larmes dans les beaux yeux de sa petite cousine, il ne faut pas désespérer. Un verre plein de tes larmes ne payerait pas une assiettée de soupe! Que vous faut-il?
—Mais cinq à six mille francs.
—Je n’ai que trois mille francs au plus, dit Lisbeth. Et que fait en ce moment Wenceslas?
—On lui propose d’entreprendre pour six mille francs, de compagnie avec Stidmann, un dessert pour le duc d’Hérouville. Monsieur Chanor se chargerait alors de payer quatre mille francs dus à messieurs Léon de Lora et Bridau, une dette d’honneur.
—Comment, vous avez reçu le prix de la statue et des bas-reliefs du monument élevé au maréchal Montcornet, et vous n’avez pas payé cela!
—Mais, dit Hortense, depuis trois ans nous dépensons douze mille francs par an, et j’ai cent louis de revenu. Le monument du maréchal, tous frais payés, n’a pas donné plus de seize mille francs. En vérité, si Wenceslas ne travaille pas, je ne sais ce que nous allons devenir. Ah! si je pouvais apprendre à faire des statues, comme je remuerais la glaise! dit-elle en tendant ses beaux bras.
On voyait que la femme tenait les promesses de la jeune fille. L’œil d’Hortense étincelait; il coulait dans ses veines un sang chargé de fer, impétueux; elle déplorait d’employer son énergie à tenir son enfant.
—Ah! ma chère petite bichette, une fille sage ne doit épouser un artiste qu’au moment où il a sa fortune faite et non quand elle est à faire.
En ce moment on entendit le bruit des pas et des voix de Stidmann et de Wenceslas qui reconduisaient Chanor; puis bientôt Wenceslas vint avec Stidmann. Stidmann, artiste lancé dans le monde des journalistes et des illustres actrices, des lorettes célèbres, était un jeune homme élégant que Valérie voulait avoir chez elle, et que Claude Vignon lui avait déjà présenté. Stidmann venait de voir finir ses relations avec la fameuse madame Schontz, mariée depuis quelques mois et partie en province. Valérie et Lisbeth, qui avaient su cette rupture par Claude Vignon, jugèrent nécessaire d’attirer rue Vanneau l’ami de Wenceslas. Comme Stidmann, par discrétion, visitait peu les Steinbock, et que Lisbeth n’avait pas été témoin de sa présentation récente par Claude Vignon, elle le voyait pour la première fois. En examinant ce célèbre artiste, elle surprit quelques regards jetés par lui sur Hortense, qui lui firent entrevoir la possibilité de le donner comme consolation à la comtesse Steinbock, si Wenceslas la trahissait. Stidmann pensait en effet que si Wenceslas n’était pas son camarade, Hortense, cette jeune et magnifique comtesse, ferait une adorable maîtresse; mais ce désir, contenu par l’honneur, l’éloignait de cette maison. Lisbeth remarqua cet embarras significatif qui gêne les hommes en présence d’une femme avec laquelle ils se sont interdit de coqueter.
—Il est très-bien, ce jeune homme, dit-elle à l’oreille d’Hortense.
—Ah! tu trouves? répondit-elle, je ne l’ai jamais remarqué...
—Stidmann, mon brave, dit Wenceslas à l’oreille de son camarade, nous ne nous gênons point entre nous, eh bien! nous avons à causer d’affaires avec cette vieille fille.
Stidmann salua les deux cousines et partit.
—C’est fini, dit Wenceslas en revenant après avoir reconduit Stidmann; mais ce travail-là demandera six mois, et il faut pouvoir vivre pendant tout ce temps-là.
—J’ai mes diamants, s’écria la jeune comtesse Steinbock avec le sublime élan des femmes qui aiment.
Une larme vint aux yeux de Wenceslas.
—Oh! je vais travailler, répondit-il en venant s’asseoir auprès de sa femme qu’il prit sur ses genoux. Je vais faire des brocantes, une corbeille de mariage, des groupes en bronze...
—Mais, mes chers enfants, dit Lisbeth, car vous savez que vous êtes mes héritiers, et je vous laisserai, croyez-le, un joli magot, surtout si vous m’aidez à épouser le maréchal; si nous réussissions promptement, je vous prendrais en pension chez moi, vous et Adeline. Ah! nous pourrions vivre bien heureux ensemble. Pour le moment, écoutez ma vieille expérience. Ne recourez pas au Mont-de-Piété, c’est la perte de l’emprunteur. J’ai toujours vu les nécessiteux manquant, lors du renouvellement, de l’argent nécessaire au service de l’intérêt, et tout est perdu. Je puis vous faire prêter de l’argent à cinq pour cent seulement sur billet.
—Ah! nous serions sauvés! dit Hortense.
—Eh bien! ma petite, que Wenceslas vienne chez la personne qui l’obligerait à ma prière. C’est madame Marneffe; en la flattant, car elle est vaniteuse comme une parvenue, elle vous tirera d’embarras de la façon la plus obligeante. Viens dans cette maison-là, ma chère Hortense.
Hortense regarda Wenceslas de l’air que doivent avoir les condamnés à mort en montant à l’échafaud.
—Claude Vignon a présenté là Stidmann, répondit Wenceslas. C’est une maison très-agréable.
Hortense baissa la tête. Ce qu’elle éprouvait, un seul mot peut le faire comprendre: ce n’était pas une douleur, mais une maladie.
—Mais, ma chère Hortense, apprends donc la vie! s’écria Lisbeth en comprenant l’éloquence du mouvement d’Hortense. Sinon, tu seras comme ta mère, déportée dans une chambre déserte où tu pleureras comme Calypso le départ d’Ulysse, à un âge où il n’y a plus de Télémaque!... ajouta-t-elle en répétant une raillerie de madame Marneffe. Il faut considérer les gens dans le monde comme des ustensiles dont on se sert, qu’on prend, qu’on laisse selon leur utilité. Servez-vous, mes chers enfants, de madame Marneffe, et quittez-la plus tard. As-tu peur que Wenceslas qui t’adore, se prenne de passion pour une femme de quatre ou cinq ans plus âgée que toi, fanée comme une botte de luzerne, et...
—J’aime mieux mettre mes diamants en gage, dit Hortense. Oh! ne va jamais là, Wenceslas!... c’est l’enfer!
—Hortense a raison! dit Wenceslas en embrassant sa femme.
—Merci, mon ami, répondit la jeune femme au comble du bonheur. Vois-tu, Lisbeth, mon mari est un ange: il ne joue pas, nous allons partout ensemble, et s’il pouvait se mettre au travail, non, je serais trop heureuse. Pourquoi nous montrer chez la maîtresse de notre père, chez une femme qui le ruine et qui cause les chagrins dont se meurt notre héroïque maman?...
—Mon enfant, la ruine de ton père ne vient pas de là; c’est sa cantatrice qui l’a ruiné, puis ton mariage! répondit la cousine Bette. Mon Dieu! madame Marneffe lui est bien utile, va!... mais je ne dois rien dire...
—Tu défends tout le monde, chère Bette...
Hortense fut appelée au jardin par les cris de son enfant, et Lisbeth resta seule avec Wenceslas.
—Vous avez un ange pour femme, Wenceslas! dit la cousine Bette; aimez-la bien, ne lui faites jamais de chagrin.
—Oui, je l’aime tant, que je lui cache notre situation, répondit Wenceslas; mais à vous, Lisbeth, je puis vous en parler... Eh! bien, en mettant les diamants de ma femme au Mont-de-Piété, nous ne serions pas plus avancés.
—Eh! bien, empruntez à madame Marneffe... dit Lisbeth. Décidez Hortense, Wenceslas, à vous y laisser venir, ou, ma foi, allez-y sans qu’elle s’en doute!
—C’est à quoi je pensais, répondit Wenceslas, au moment où je refusais d’y aller pour ne pas affliger Hortense.
—Écoutez, Wenceslas, je vous aime trop tous les deux pour ne pas vous prévenir du danger. Si vous venez là, tenez votre cœur à deux mains, car cette femme est un démon; tous ceux qui la voient l’adorent; elle est si vicieuse, si affriolante!... elle fascine comme un chef-d’œuvre. Empruntez-lui son argent, et ne laissez pas votre âme en gage! Je ne me consolerais pas si ma cousine devait être trahie. La voici! s’écria Lisbeth; ne disons plus rien, j’arrangerai votre affaire.
—Embrasse Lisbeth, mon ange, dit Wenceslas à sa femme, elle nous tirera d’embarras en nous prêtant ses économies.
Et il fit un signe à Lisbeth, que Lisbeth comprit.
—J’espère alors que tu travailleras, mon chérubin? dit Hortense.
—Ah! répondit l’artiste, dès demain.
—C’est ce demain qui nous ruine, dit Hortense en lui souriant.
—Ah! ma chère enfant, dis toi-même si chaque jour il ne s’est pas rencontré des empêchements, des obstacles, des affaires?
—Oui, tu as raison, mon amour.
—J’ai là, reprit Steinbock en se frappant le front, des idées!... oh! mais je veux étonner tous mes ennemis. Je veux faire un service de table dans le genre allemand du seizième siècle, le genre rêveur! Je tortillerai des feuilles pleines d’insectes; j’y coucherai des enfants, j’y mêlerai des chimères nouvelles, de vraies chimères, les corps de nos rêves!... je les tiens! Ce sera fouillé, léger et touffu tout à la fois. Chanor est sorti tout émerveillé... J’avais besoin d’être encouragé, car le dernier article fait sur le monument de Montcornet m’avait bien effondré.
Pendant un moment de la journée où Lisbeth et Wenceslas furent seuls, l’artiste convint avec la vieille fille de venir le lendemain voir madame Marneffe, car, ou sa femme le lui aurait permis, ou il irait secrètement.
Valérie, instruite le soir même de ce triomphe, exigea du baron Hulot qu’il allât inviter à dîner Stidmann, Claude Vignon et Steinbock; car elle commençait à le tyranniser comme ces sortes de femmes savent tyranniser les vieillards qui trottent par la ville et vont supplier quiconque est nécessaire aux intérêts, aux vanités de ces dures maîtresses.
Le lendemain, Valérie se mit sous les armes en faisant une de ces toilettes que les Parisiennes inventent quand elles veulent jouir de tous leurs avantages. Elle s’étudia dans cette œuvre, comme un homme qui va se battre repasse ses feintes et ses rompus. Pas un pli, pas une ride. Valérie avait sa plus belle blancheur, sa mollesse, sa finesse. Enfin ses mouches attiraient insensiblement le regard. On croit les mouches du dix-huitième siècle perdues ou supprimées; on se trompe. Aujourd’hui les femmes, plus habiles que celles du temps passé, mendient le coup de lorgnette par d’audacieux stratagèmes. Telle découvre, la première, cette cocarde de rubans, au centre de laquelle on met un diamant, et elle accapare les regards pendant toute une soirée; telle autre ressuscite la résille ou se plante un poignard dans les cheveux pour faire penser à sa jarretière; celle-ci se met des poignets en velours noir; celle-là reparaît avec des barbes. Ces sublimes efforts, ces Austerlitz de la Coquetterie ou de l’Amour deviennent alors des modes pour les sphères inférieures, au moment où les heureuses créatrices en cherchent d’autres. Pour cette soirée, où Valérie voulait réussir, elle se posa trois mouches. Elle s’était fait peigner avec une eau qui changea, pour quelques jours, ses cheveux blonds en cheveux cendrés. Madame Steinbock étant d’un blond ardent, elle voulut ne lui ressembler en rien. Cette couleur nouvelle donna quelque chose de piquant et d’étrange à Valérie qui préoccupa ses fidèles à tel point, que Montès lui dit:—«Qu’avez-vous donc ce soir?...» Puis elle se mit un collier de velours noir assez large qui fit ressortir la blancheur de sa poitrine. La troisième mouche pouvait se comparer à l’ex-assassine de nos grand’mères. Valérie se planta le plus joli petit bouton de rose au milieu de son corsage, en haut du busc, dans le creux le plus mignon. C’était à faire baisser les regards de tous les hommes au-dessous de trente ans.
—Je suis à croquer! se dit-elle en repassant ses attitudes dans la glace, absolument comme une danseuse fait ses pliés.
Lisbeth était allée à la Halle, et le dîner devait être un de ces dîners superfins que Mathurine cuisinait pour son évêque quand il traitait le prélat du diocèse voisin.
Stidmann, Claude Vignon et le comte Steinbock arrivèrent presque à la fois, vers six heures. Une femme vulgaire ou naturelle, si vous voulez, serait accourue au nom de l’être si ardemment désiré; mais Valérie, qui, depuis cinq heures, attendait dans sa chambre, laissa ses trois convives ensemble, certaine d’être l’objet de leur conversation ou de leurs pensées secrètes. Elle-même, en dirigeant l’arrangement de son salon, elle avait mis en évidence ces délicieuses babioles que produit Paris, et que nulle autre ville ne pourra produire, qui révèlent la femme et l’annoncent pour ainsi dire: des souvenirs reliés en émail et brodés de perles, des coupes pleines de bagues charmantes, des chefs-d’œuvre de Sèvres ou de Saxe montés avec un goût exquis par Florent et Chanor, enfin des statuettes et des albums, tous ces colifichets qui valent des sommes folles, et que commande aux fabricants la passion dans son premier délire ou pour son dernier raccommodement. Valérie se trouvait d’ailleurs sous le coup de l’ivresse que cause le succès, elle avait promis à Crevel d’être sa femme, si Marneffe mourait. Or, l’amoureux Crevel avait fait opérer au nom de Valérie Fortin le transfert de dix mille francs de rente, somme de ses gains dans les affaires de chemins de fer depuis trois ans, tout ce que lui avait rapporté ce capital de cent mille écus offert à la baronne Hulot. Ainsi Valérie possédait trente-deux mille francs de rente. Crevel venait de lâcher une promesse bien autrement importante que le don de ses profits. Dans le paroxysme de passion où sa duchesse l’avait plongé de deux heures à quatre (il donnait ce surnom à madame de Marneffe pour compléter ses illusions), car Valérie s’était surpassée rue du Dauphin, il crut devoir encourager la fidélité promise en offrant la perspective d’un joli petit hôtel qu’un imprudent entrepreneur s’était bâti rue Barbette et qu’on allait vendre. Valérie se voyait dans cette charmante maison entre cour et jardin, avec voiture!
—Quelle est la vie honnête qui peut donner tout cela en si peu de temps et si facilement? avait-elle dit à Lisbeth en achevant sa toilette.
Lisbeth dînait ce jour-là chez Valérie, afin d’en pouvoir dire à Steinbock ce que personne ne peut dire soi-même de soi. Madame Marneffe, la figure radieuse de bonheur, fit son entrée dans le salon avec une grâce modeste, suivie de Bette, qui, mise tout en noir et jaune, lui servait de repoussoir, en terme d’atelier.
—Bonjour, Claude, dit-elle en tendant la main à l’ancien critique si célèbre.
Claude Vignon était devenu, comme tant d’autres, un homme politique, nouveau mot pris pour désigner un ambitieux à la première étape de son chemin. L’homme politique de 1840 est en quelque sorte l’abbé du dix-huitième siècle. Aucun salon ne serait complet, sans son homme politique.
—Ma chère, voilà mon petit cousin le comte de Steinbock, dit Lisbeth en présentant Wenceslas que Valérie paraissait ne pas apercevoir.
—J’ai bien reconnu monsieur le comte, répondit Valérie en faisant un gracieux salut de tête à l’artiste. Je vous voyais souvent rue du Doyenné; j’ai eu le plaisir d’assister à votre mariage. Ma chère, dit-elle à Lisbeth, il est difficile d’oublier ton ex-enfant, ne l’eût-on vu qu’une fois.—Monsieur Stidmann est bien bon, reprit-elle en saluant le sculpteur, d’avoir accepté mon invitation à si court délai; mais nécessité n’a pas de foi! Je vous savais l’ami de ces deux messieurs. Rien n’est plus froid, plus maussade, qu’un dîner où les convives sont inconnus les uns aux autres, et je vous ai raccolé pour leur compte; mais vous viendrez une autre fois pour le mien, n’est-ce pas?... dites: oui!...
Et elle se promena pendant quelques instants avec Stidmann, en paraissant uniquement occupée de lui. On annonça successivement Crevel, le baron Hulot, et un député nommé Beauvisage. Ce personnage, un Crevel de province, un de ces gens mis au monde pour faire foule, votait sous la bannière de Giraud, Conseiller-d’État, et de Victorin Hulot. Ces deux hommes politiques voulaient faire un noyau de Progressistes dans la grande phalange des Conservateurs. Giraud venait quelquefois le soir chez madame Marneffe, qui se flattait d’avoir aussi Victorin Hulot; mais l’avocat puritain avait jusqu’alors trouvé des prétextes pour résister à son père et à son beau-père. Se montrer chez la femme qui faisait couler les larmes de sa mère, lui paraissait un crime. Victorin Hulot était aux puritains de la politique ce qu’une femme pieuse est aux dévotes. Beauvisage, ancien bonnetier d’Arcis, voulait prendre le genre de Paris. Cet homme, une des bornes de la Chambre, se formait chez la délicieuse, la ravissante madame Marneffe, où, séduit par Crevel, il l’avait accepté de Valérie pour modèle et pour maître; il le consultait en tout, il lui demandait l’adresse de son tailleur, il l’imitait, il essayait de se mettre en position comme lui; enfin Crevel était son grand homme. Valérie, entourée de ces personnages et des trois artistes, bien accompagnée par Lisbeth, apparut d’autant plus à Wenceslas comme une femme supérieure, que Claude Vignon lui fit l’éloge de madame Marneffe en homme épris.
—C’est madame de Maintenon dans la jupe de Ninon! dit l’ancien critique. Lui plaire, c’est l’affaire d’une soirée où l’on a de l’esprit; mais être aimé d’elle, c’est un triomphe qui peut suffire à l’orgueil d’un homme, et en remplir la vie.
Valérie, en apparence froide et insouciante pour son ancien voisin, en attaqua la vanité, sans le savoir d’ailleurs, car elle ignorait le caractère polonais. Il y a chez le Slave un côté enfant, comme chez tous les peuples primitivement sauvages, et qui ont plutôt fait irruption chez les nations civilisées qu’ils ne se sont réellement civilisés. Cette race s’est répandue comme une inondation, et a couvert une immense surface du globe. Elle y habite des déserts où les espaces sont si vastes, qu’elle s’y trouve à l’aise; on ne s’y coudoie pas, comme en Europe, et la civilisation est impossible sans le frottement continuel des esprits et des intérêts. L’Ukraine, la Russie, les plaines du Danube, le peuple slave enfin, c’est un trait-d’union entre l’Europe et l’Asie, entre la civilisation et la barbarie. Aussi le Polonais, la plus riche fraction du peuple slave, a-t-il dans le caractère les enfantillages et l’inconstance des nations imberbes. Il possède le courage, l’esprit et la force; mais, frappés d’inconsistance, ce courage et cette force, cet esprit n’ont ni méthode ni esprit, car le Polonais offre une mobilité semblable à celle du vent qui règne sur cette immense plaine coupée de marécages; s’il a l’impétuosité des Chasse-Neiges, qui tordent et emportent des maisons; de même que ces terribles avalanches aériennes, il va se perdre dans le premier étang venu, dissous en eau. L’homme prend toujours quelque chose des milieux où il vit. Sans cesse en lutte avec les Turcs, les Polonais en ont reçu le goût des magnificences orientales; ils sacrifient souvent le nécessaire pour briller, ils se parent comme des femmes, et cependant le climat leur a donné la dure constitution des Arabes. Aussi, le Polonais, sublime dans la douleur, a-t-il fatigué les bras de ses oppresseurs à force de se faire assommer, en recommençant ainsi, au dix-neuvième siècle, le spectacle qu’ont offert les premiers chrétiens. Introduisez dix pour cent de sournoiserie anglaise dans le caractère polonais, si franc, si ouvert, et le généreux aigle blanc régnerait aujourd’hui partout où se glisse l’aigle à deux têtes. Un peu de machiavélisme eût empêché la Pologne de sauver l’Autriche qui l’a partagée, d’emprunter à la Prusse, son usurière, qui l’a minée, et de se diviser au moment du premier partage. Au baptême de la Pologne, une fée Carabosse oubliée par les génies qui dotaient cette séduisante nation des plus brillantes qualités, est sans doute venue dire: «Garde tous les dons que mes sœurs t’ont dispensés, mais tu ne sauras jamais ce que tu voudras!» Si dans son duel héroïque avec la Russie, la Pologne avait triomphé, les Polonais se battraient entre eux aujourd’hui comme autrefois dans leurs diètes pour s’empêcher les uns les autres d’être roi. Le jour où cette nation, uniquement composée de courages sanguins, aura le bon sens de chercher un Louis XI dans ses entrailles, d’en accepter la tyrannie et la dynastie, elle sera sauvée. Ce que la Pologne fut en politique, la plupart des Polonais le sont dans leur vie privée, surtout lorsque les désastres arrivent. Ainsi, Wenceslas Steinbock, qui depuis trois ans adorait sa femme, et qui se savait un dieu pour elle, fut tellement piqué de se voir à peine remarqué par madame Marneffe, qu’il se fit un point d’honneur en lui-même d’en obtenir quelque attention. En comparant Valérie à sa femme, il donna l’avantage à la première. Hortense était une belle chair, comme le disait Valérie à Lisbeth; mais il y avait en madame Marneffe l’Esprit dans la Forme et le piquant du Vice. Le dévouement d’Hortense est un sentiment qui, pour un mari, lui semble dû; la conscience de l’immense valeur d’un amour absolu se perd bientôt, comme le débiteur se figure, au bout de quelque temps, que le prêt est à lui. Cette loyauté sublime devient en quelque sorte le pain quotidien de l’âme, et l’infidélité séduit comme une friandise. La femme dédaigneuse, une femme dangereuse surtout, irrite la curiosité, comme les épices relèvent la bonne chère. Le mépris, si bien joué par Valérie, était d’ailleurs une nouveauté pour Wenceslas, après trois ans de plaisirs faciles. Hortense fut la femme et Valérie fut la maîtresse. Beaucoup d’hommes veulent avoir ces deux éditions du même ouvrage, quoique ce soit une immense preuve d’infériorité chez un homme que de ne pas savoir faire de sa femme sa maîtresse. La variété dans ce genre est un signe d’impuissance. La constance sera toujours le génie de l’amour, l’indice d’une force immense, celle qui constitue le poëte! On doit avoir toutes les femmes dans la sienne, comme les poëtes crottés du dix-septième siècle faisaient de leurs Manons des Iris et des Chloés!
—Eh bien! dit Lisbeth à son petit cousin au moment où elle le vit fasciné, comment trouvez-vous Valérie?
—Trop charmante! répondit Wenceslas.
—Vous n’avez pas voulu m’écouter, repartit la cousine Bette. Ah! mon petit Wenceslas, si nous étions restés ensemble, vous auriez été l’amant de cette sirène-là, vous l’auriez épousée dès qu’elle serait devenue veuve, et vous auriez eu les quarante mille livres de rente qu’elle a!
—Vraiment!...
—Mais oui, répondit Lisbeth. Allons, prenez garde à vous, je vous ai bien prévenu du danger, ne vous brûlez pas à la bougie! donnez-moi le bras, l’on a servi.
Aucun discours n’était plus démoralisant que celui-là, car, montrez un précipice à un Polonais, il s’y jette aussitôt. Ce peuple a surtout le génie de la cavalerie, il croit pouvoir enfoncer tous les obstacles et en sortir victorieux. Ce coup d’éperon par lequel Lisbeth labourait la vanité de son cousin fut appuyé par le spectacle de la salle à manger, où brillait une magnifique argenterie, où Steinbock aperçut toutes les délicatesses et les recherches du luxe parisien.
—J’aurais mieux fait, se dit-il en lui-même, d’épouser Célimène.
Pendant ce dîner, Hulot, content de voir là son gendre, et plus satisfait encore de la certitude d’un raccommodement avec Valérie, qu’il se flattait de rendre fidèle par la promesse de la succession Coquet, fut charmant. Stidmann répondit à l’amabilité du baron par les gerbes de la plaisanterie parisienne, et par sa verve d’artiste. Steinbock ne voulut pas se laisser éclipser par son camarade, il déploya son esprit, il eut des saillies, il fit de l’effet, il fut content de lui; madame Marneffe lui sourit à plusieurs reprises en lui montrant qu’elle le comprenait bien. La bonne chère, les vins capiteux achevèrent de plonger Wenceslas dans ce qu’il faut appeler le bourbier du plaisir. Animé par une pointe de vin, il s’étendit, après le dîner, sur un divan, en proie à un bonheur à la fois physique et spirituel, que madame Marneffe mit au comble en venant se poser près de lui, légère, parfumée, belle à damner les anges. Elle s’inclina vers Wenceslas, elle effleura presque son oreille pour lui parler tout bas.
—Ce n’est pas ce soir que nous pouvons causer d’affaires, à moins que vous ne vouliez rester le dernier. Entre vous, Lisbeth et moi, nous arrangerions les choses à votre convenance...
—Ah! vous êtes un ange, madame! dit Wenceslas en lui répondant de la même manière. J’ai fait une fameuse sottise de ne point écouter Lisbeth...
—Que vous disait-elle?...
—Elle prétendait, rue du Doyenné, que vous m’aimiez!...
Madame Marneffe regarda Wenceslas, eut l’air d’être confuse et se leva brusquement. Une femme, jeune et jolie, n’a jamais impunément éveillé chez un homme l’idée d’un succès immédiat. Ce mouvement de femme vertueuse, réprimant une passion gardée au fond du cœur, était plus éloquent mille fois que la déclaration la plus passionnée.
Aussi le désir fut-il si vivement irrité chez Wenceslas, qu’il redoubla d’attentions pour Valérie. Femme en vue, femme souhaitée! De là vient la terrible puissance des actrices. Madame Marneffe, se sachant étudiée, se comporta comme une actrice applaudie. Elle fut charmante et obtint un triomphe complet.
—Les folies de mon beau-père ne m’étonnent plus, dit Wenceslas à Lisbeth.
—Si vous parlez ainsi, Wenceslas, répondit la cousine, je me repentirai toute ma vie de vous avoir fait prêter ces dix mille francs. Seriez-vous donc comme eux tous, dit-elle en montrant les convives, amoureux fou de cette créature? Songez donc que vous seriez le rival de votre beau-père. Enfin pensez à tout le chagrin que vous causeriez à Hortense.
—C’est vrai, dit Wenceslas, Hortense est un ange, je serais un monstre!
—Il y en a bien assez d’un dans la famille, répliqua Lisbeth.
—Les artistes ne devraient jamais se marier! s’écria Steinbock.
—Ah! c’est ce que je vous disais rue du Doyenné. Vos enfants, à vous, ce sont vos groupes, vos statues, vos chefs-d’œuvre.
—Que dites-vous donc là! vint demander Valérie en se joignant à Lisbeth. Sers le thé, cousine.
Steinbock, par une forfanterie polonaise, voulut paraître familier avec cette fée du salon. Après avoir insulté Stidmann, Claude Vignon, Crevel, par un regard, il prit Valérie par la main et la força de s’asseoir à côté de lui sur le divan.
—Vous êtes par trop grand seigneur, comte Steinbock! dit-elle en résistant peu.
Et elle se mit à rire en tombant près de lui, non sans lui montrer le petit bouton de rose qui parait son corsage.
—Hélas! si j’étais grand seigneur, je ne viendrais pas ici, dit-il, en emprunteur.
—Pauvre enfant! je me souviens de vos nuits de travail à la rue du Doyenné. Vous avez été un peu bêta. Vous vous êtes marié, comme un affamé se jette sur du pain. Vous ne connaissez point Paris! Voyez où vous en êtes? Mais vous avez fait la sourde oreille au dévouement de la Bette comme à l’amour de la Parisienne, qui savait son Paris par cœur.
—Ne me dites plus rien, s’écria Steinbock, je suis bâté.
—Vous aurez vos dix mille francs, mon cher Wenceslas; mais à une condition, dit-elle en jouant avec ses admirables rouleaux de cheveux.
—Laquelle?...
—Eh bien! je ne veux pas d’intérêts...
—Madame!...
—Oh! ne vous fâchez pas; vous me les remplacerez par un groupe en bronze. Vous avez commencé l’histoire de Samson, achevez-la... Faites Dalila coupant les cheveux à l’Hercule juif!... Mais vous qui serez, si vous voulez m’écouter, un grand artiste, j’espère que vous comprendrez le sujet. Il s’agit d’exprimer la puissance de la femme. Samson n’est rien, là. C’est le cadavre de la force. Dalila, c’est la passion qui ruine tout. Comme cette réplique... Est-ce comme cela que vous dites?... ajouta-t-elle finement en voyant Claude Vignon et Stidmann qui s’approchèrent d’eux en voyant qu’il s’agissait de sculpture; comme cette réplique d’Hercule aux pieds d’Omphale est bien plus belle que le mythe grec! Est-ce la Grèce qui a copié la Judée? est-ce la Judée qui a pris à la Grèce ce symbole?
—Ah! vous soulevez là, madame, une grave question! celle des époques auxquelles auraient été composés les différents livres de la Bible. Le grand et immortel Spinosa, si niaisement rangé parmi les athées, et qui a mathématiquement prouvé Dieu, prétendait que la Genèse et la partie politique, pour ainsi dire, de la Bible est du temps de Moïse, et il démontrait les interpolations par des preuves philologiques. Aussi a-t-il reçu trois coups de couteau à l’entrée de la synagogue.
—Je ne me savais pas si savante, dit Valérie ennuyée de voir son tête-à-tête interrompu.
—Les femmes savent tout par instinct, répliqua Claude Vignon.
—Eh bien! me promettez-vous? dit-elle à Steinbock en lui prenant la main avec une précaution de jeune fille amoureuse.
—Vous êtes assez heureux, mon cher, s’écria Stidmann, pour que madame vous demande quelque chose?...
—Qu’est-ce? dit Claude Vignon.
—Un petit groupe en bronze, répondit Steinbock, Dalila coupant les cheveux à Samson.
—C’est difficile, fit observer Claude Vignon, à cause du lit...
—C’est au contraire excessivement facile, répliqua Valérie en souriant.
—Ah! faites-nous de la sculpture!... dit Stidmann.
—Madame est la chose à sculpter! répliqua Claude Vignon en jetant un regard fin à Valérie.
—Eh bien! reprit-elle, voilà comment je comprends la composition. Samson s’est réveillé sans cheveux, comme beaucoup de dandies à faux toupets. Le héros est là sur le bord du lit, vous n’avez donc qu’à en figurer la base, cachée par des linges, par des draperies. Il est là comme Marius sur les ruines de Carthage, les bras croisés, la tête rasée, Napoléon à Sainte-Hélène, quoi! Dalila est à genoux, à peu près comme la Madeleine de Canova. Quand une fille a ruiné son homme, elle l’adore. Selon moi, la Juive a eu peur de Samson, terrible, puissant, mais elle a dû aimer Samson devenu petit garçon. Donc, Dalila déplore sa faute, elle voudrait rendre à son amant ses cheveux, elle n’ose pas le regarder, et elle le regarde en souriant, car elle aperçoit son pardon dans la faiblesse de Samson. Ce groupe, et celui de la farouche Judith, seraient la femme expliquée. La Vertu coupe la tête, le Vice ne vous coupe que les cheveux. Prenez garde à vos toupets, messieurs!
Et elle laissa les deux artistes confondus, qui firent, avec la critique, un concert de louanges en son honneur.
—On n’est pas plus délicieuse! s’écria Stidmann.
—Oh! c’est, dit Claude Vignon, la femme la plus intelligente et la plus désirable que j’aie vue. Réunir l’esprit et la beauté, c’est si rare!
—Si vous, qui avez eu l’honneur de connaître intimement Camille Maupin, vous lancez de pareils arrêts, répondit Stidmann, que devons-nous penser?
—Si vous voulez faire de Dalila, mon cher comte, un portrait de Valérie, dit Crevel qui venait de quitter le jeu pour un moment et qui avait tout entendu, je vous paye un exemplaire de ce groupe mille écus. Oh! oui, sapristi! mille écus, je me fends!
—Je me fends! qu’est-ce que cela veut dire? demanda Beauvisage à Claude Vignon.
—Il faudrait que madame daignât poser... dit Steinbock en montrant Valérie à Crevel. Demandez-lui.
En ce moment, Valérie apportait elle-même à Steinbock une tasse de thé. C’était plus qu’une distinction, c’était une faveur. Il y a, dans la manière dont une femme s’acquitte de cette fonction, tout un langage; mais les femmes le savent bien; aussi est-ce une étude curieuse à faire que celle de leurs mouvements, de leurs gestes, de leurs regards, de leur ton, de leur accent, quand elles accomplissent cet acte de politesse en apparence si simple. Depuis la demande: Prenez-vous du thé?—Voulez-vous du thé?—Une tasse de thé?—froidement formulée, et l’ordre d’en apporter donné à la nymphe qui tient l’urne, jusqu’à l’énorme poëme de l’Odalisque venant de la table à thé, la tasse à la main, jusqu’au pacha du cœur et la lui présentant d’un air soumis, l’offrant d’une voix caressante, avec un regard plein de promesses voluptueuses, un physiologiste peut observer tous les sentiments féminins, depuis l’aversion, depuis l’indifférence, jusqu’à la déclaration de Phèdre à Hippolyte. Les femmes peuvent là se faire, à volonté, méprisantes jusqu’à l’insulte, humbles jusqu’à l’esclavage de l’Orient. Valérie fut plus qu’une femme, elle fut le serpent fait femme, elle acheva son œuvre diabolique en marchant jusqu’à Steinbock, une tasse de thé à la main.
—Je prendrai, dit l’artiste à l’oreille de Valérie en se levant et effleurant de ses doigts les doigts de Valérie, autant de tasses de thé que vous voudrez m’en offrir, pour me les voir présenter ainsi!...
—Que parlez-vous de poser? demanda-t-elle sans paraître avoir reçu en plein cœur cette explosion si rageusement attendue.
—Le père Crevel m’achète un exemplaire de votre groupe mille écus.
—Mille écus, lui, un groupe?
—Oui, si vous voulez poser en Dalila, dit Steinbock.
—Il n’y sera pas, j’espère, reprit-elle, le groupe vaudrait alors plus que sa fortune, car Dalila doit être un peu décolletée...
De même que Crevel se mettait en position, toutes les femmes ont une attitude victorieuse, une pose étudiée, où elles se font irrésistiblement admirer. On en voit qui, dans les salons, passent leur vie à regarder la dentelle de leurs chemisettes et à remettre en place les épaulettes de leurs robes, ou bien à faire jouer les brillants de leur prunelle en contemplant les corniches. Madame Marneffe, elle, ne triomphait pas en face comme toutes les autres. Elle se retourna brusquement pour aller à la table à thé retrouver Lisbeth. Ce mouvement de danseuse agitant sa robe, par lequel elle avait conquis Hulot, fascina Steinbock.
—Ta vengeance est complète, dit Valérie à l’oreille de Lisbeth, Hortense pleurera toutes ses larmes et maudira le jour où elle t’a pris Wenceslas.
—Tant que je ne serai pas madame la maréchale, je n’aurai rien fait, répondit la Lorraine; mais ils commencent à le vouloir tous... Ce matin, je suis allée chez Victorin. J’ai oublié de te raconter cela. Les Hulot jeune ont racheté les lettres de change du baron à Vauvinet, ils souscrivent demain une obligation de soixante-douze mille francs à cinq pour cent d’intérêt, remboursables en trois ans, avec hypothèque sur leur maison. Voilà les Hulot jeune dans la gêne pour trois ans, il leur serait impossible de trouver maintenant de l’argent sur cette propriété. Victorin est d’une tristesse affreuse, il a compris son père. Enfin Crevel est capable de ne plus voir ses enfants, tant il sera courroucé de ce dévouement.
—Le baron doit maintenant être sans ressources? dit Valérie à l’oreille de Lisbeth en souriant à Hulot.
—Je ne lui vois plus rien; mais il rentre dans son traitement au mois de septembre.
—Et il a sa police d’assurance, il l’a renouvelée! Allons, il est temps qu’il fasse Marneffe Chef de bureau, je vais l’assassiner ce soir.
—Mon petit cousin, alla dire Lisbeth à Wenceslas, retirez-vous, je vous en prie. Vous êtes ridicule, vous regardez Valérie de façon à la compromettre, et son mari est d’une jalousie effrénée. N’imitez pas votre beau-père, et retournez chez vous, je suis sûre qu’Hortense vous attend...
—Madame Marneffe m’a dit de rester le dernier, pour arranger notre petite affaire entre nous trois, répondit Wenceslas.
—Non, dit Lisbeth, je vais vous remettre les dix mille francs, car son mari a les yeux sur vous, il serait imprudent à vous de rester. Demain, à neuf heures, apportez la lettre de change; à cette heure-là ce Chinois de Marneffe est à son bureau, Valérie est tranquille... Vous lui avez donc demandé de poser pour un groupe?... Entrez d’abord chez moi. Ah! je savais bien, dit Lisbeth en surprenant le regard par lequel Steinbock salua Valérie, que vous étiez un libertin en herbe. Valérie est bien belle, mais tâchez de ne pas faire de chagrin à Hortense!
Rien n’irrite les gens mariés autant que de rencontrer, à tout propos, leur femme entre eux et un désir, fût-il passager.
Wenceslas revint chez lui vers une heure du matin, Hortense l’attendait depuis environ neuf heures et demie. De neuf heures et demie à dix heures, elle écouta le bruit des voitures, en se disant que jamais Wenceslas, quand il dînait sans elle chez Chanor et Florent, n’était rentré si tard. Elle cousait auprès du berceau de son fils, car elle commençait à épargner la journée d’une ouvrière en faisant elle-même certains raccommodages. De dix heures à dix heures et demie, elle eut une pensée de défiance, elle se demanda:
—Mais est-il allé dîner, comme il me l’a dit, chez Chanor et Florent? Il a voulu, pour s’habiller, sa plus belle cravate, sa plus belle épingle. Il a mis à sa toilette autant de temps qu’une femme qui veut paraître encore mieux qu’elle n’est. Je suis folle! il m’aime. Le voici d’ailleurs. Au lieu d’arrêter, la voiture, que la jeune femme entendait, passa. De onze heures à minuit, Hortense fut livrée à des terreurs inouïes, causées par la solitude de son quartier.—S’il est revenu à pied, se dit-elle, il peut lui arriver quelque accident!... On se tue en rencontrant un bout de trottoir ou en ne s’attendant pas à des lacunes. Les artistes sont si distraits!... Si des voleurs l’avaient arrêté!... Voici la première fois qu’il me laisse seule ici, pendant six heures et demie. Pourquoi me tourmenter? il n’aime que moi. Les hommes devraient être fidèles aux femmes qui les aiment, ne fût-ce qu’à cause des miracles perpétuels produits par le véritable amour dans le monde sublime appelé le monde spirituel. Une femme aimante est, par rapport à l’homme aimé, dans la situation d’une somnambule à qui le magnétiseur donnerait le triste pouvoir en cessant d’être le miroir du monde, d’avoir conscience, comme femme, de ce qu’elle aperçoit comme somnambule. La passion fait arriver les forces nerveuses de la femme à cet état extatique où le pressentiment équivaut à la vision des Voyants. Une femme se sait trahie, elle ne s’écoute pas, elle doute, tant elle aime! et elle dément le cri de sa puissance de pythonisse. Ce paroxysme de l’amour devrait obtenir un culte. Chez les esprits nobles, l’admiration de ce divin phénomène sera toujours une barrière qui les séparera de l’infidélité. Comment ne pas adorer une belle, une spirituelle créature dont l’âme arrive à de pareilles manifestations?... A une heure du matin, Hortense avait atteint à un tel degré d’angoisse, qu’elle se précipita vers la porte en reconnaissant Wenceslas à sa manière de sonner, elle le prit dans ses bras, en l’y serrant maternellement.
—Enfin, te voilà!... dit-elle en recouvrant l’usage de la parole. Mon ami, désormais j’irai partout où tu iras, car je ne veux pas éprouver une seconde fois la torture d’une pareille attente... Je t’ai vu heurtant contre un trottoir et la tête fracassée! tué par des voleurs!... Non, une autre fois, je sens que je deviendrais folle... Tu t’es donc bien amusé... sans moi? vilain?
—Que veux-tu, mon petit bon ange, il y avait là Bixiou qui nous a fait de nouvelles charges, Léon de Lora dont l’esprit n’a pas tari, Claude Vignon à qui je dois le seul article consolant qu’on ait écrit sur le monument du maréchal Montcornet. Il y avait...
—Il n’y avait pas de femmes?... demanda vivement Hortense.
—La respectable madame Florent...
—Tu m’avais dit que c’était au Rocher de Cancale, c’était donc chez eux?
—Oui, chez eux, je me suis trompé...
—Tu n’es pas venu en voiture?
—Non!
—Et tu arrives à pied de la rue des Tournelles?
—Stidmann et Bixiou m’ont reconduit par les boulevards jusqu’à la Madeleine, tout en causant.
—Il fait donc bien sec sur les boulevards, sur la place de la Concorde et la rue de Bourgogne, tu n’es pas crotté, dit Hortense en examinant les bottes vernies de son mari.
Il avait plu; mais de la rue Vanneau à la rue Saint-Dominique, Wenceslas n’avait pu souiller ses bottes.
—Tiens, voilà cinq mille francs que Chanor m’a généreusement prêtés, dit Wenceslas pour couper court à ces interrogations quasi judiciaires.
Il avait fait deux paquets de ses dix billets de mille francs, un pour Hortense et un pour lui-même, car il avait pour cinq mille francs de dettes ignorées d’Hortense. Il devait à son praticien et à ses ouvriers.
—Te voilà sans inquiétudes, ma chère, dit-il en embrassant sa femme. Je vais, dès demain, me mettre à l’ouvrage! Oh! demain, je décampe à huit heures et demie, et je vais à l’atelier. Ainsi, je me couche tout de suite pour être levé de bonne heure, tu me le permets, ma minette?
Le soupçon entré dans le cœur d’Hortense disparut; elle fut à mille lieues de la vérité. Madame Marneffe! elle n’y pensait pas. Elle craignait pour son Wenceslas la société des lorettes. Les noms de Bixiou, de Léon de Lora, deux artistes connus pour leur vie effrénée, l’avaient inquiétée.
Le lendemain, elle vit partir Wenceslas à neuf heures, entièrement rassurée.—Le voilà maintenant à l’ouvrage, se disait-elle en procédant à l’habillement de son enfant. Oh! je le vois, il est en train! Eh! bien, si nous n’avons pas la gloire de Michel-Ange, nous aurons celle de Benvenuto Cellini! Bercée elle-même par ses propres espérances, Hortense croyait à un heureux avenir; et elle parlait à son fils, âgé de vingt mois, ce langage tout en onomatopées qui fait sourire les enfants, quand, vers onze heures, la cuisinière, qui n’avait pas vu sortir Wenceslas, introduisit Stidmann.
—Pardon, madame, dit l’artiste. Comment, Wenceslas est déjà parti?
—Il est à son atelier.
—Je venais m’entendre avec lui pour nos travaux.
—Je vais l’envoyer chercher, dit Hortense en faisant signe à Stidmann de s’asseoir.
La jeune femme, rendant grâce en elle-même au ciel de ce hasard, voulut garder Stidmann afin d’avoir des détails sur la soirée de la veille. Stidmann s’inclina pour remercier la comtesse de cette faveur. Madame Steinbock sonna, la cuisinière vint, elle lui donna l’ordre d’aller chercher monsieur à l’atelier.
—Vous êtes-vous bien amusé hier? dit Hortense, car Wenceslas n’est revenu qu’après une heure du matin.
—Amusé?... pas précisément, répondit l’artiste qui la veille avait voulu faire madame Marneffe. On ne s’amuse dans le monde que lorsqu’on y a des intérêts. Cette petite madame Marneffe est excessivement spirituelle, mais elle est coquette...
—Et comment Wenceslas l’a-t-il trouvée?... demanda la pauvre Hortense en essayant de rester calme, il ne m’en a rien dit.
—Je ne vous en dirai qu’une seule chose, répondit Stidmann, c’est que je la crois bien dangereuse.
Hortense devint pâle comme une accouchée.
—Ainsi, c’est bien... chez madame Marneffe... et non pas... chez Chanor que vous avez dîné... dit-elle, hier... avec Wenceslas, et il...
Stidmann, sans savoir quel malheur il faisait, devina qu’il en causait un. La comtesse n’acheva pas sa phrase, elle s’évanouit complétement. L’artiste sonna, la femme de chambre vint. Quand Louise essaya d’emporter la comtesse Steinbock dans sa chambre, une attaque nerveuse de la plus grande gravité se déclara par d’horribles convulsions. Stidmann, comme tous ceux dont une involontaire indiscrétion détruit l’échafaudage élevé par le mensonge d’un mari dans son intérieur, ne pouvait croire à sa parole une pareille portée; il pensa que la comtesse se trouvait dans cet état maladif où la plus légère contrariété devient un danger. La cuisinière vint annoncer, malheureusement à haute voix, que monsieur n’était pas à son atelier. Au milieu de sa crise, la comtesse entendit cette réponse, les convulsions recommencèrent.
—Allez chercher la mère de madame!... dit Louise à la cuisinière; courez!
—Si je savais où se trouve Wenceslas, j’irais l’avertir, dit Stidmann au désespoir.
—Il est chez cette femme!... cria la pauvre Hortense. Il s’est habillé bien autrement que pour aller à son atelier.
Stidmann courut chez madame Marneffe en reconnaissant la vérité de cet aperçu dû à la seconde vue des passions. En ce moment Valérie posait en Dalila. Trop fin pour demander madame Marneffe, Stidmann passa roide devant la loge, monta rapidement au second, en se faisant ce raisonnement: Si je demande madame Marneffe, elle n’y sera pas. Si je demande bêtement Steinbock, on me rira au nez... Cassons les vitres! Au coup de sonnette, Reine arriva.
—Dites à monsieur le comte Steinbock de venir, sa femme se meurt!...
Reine, aussi spirituelle que Stidmann, le regarda d’un air passablement stupide.
—Mais, monsieur, je ne sais pas... ce que vous...
—Je vous dis que mon ami Steinbock est ici, sa femme se meurt, la chose vaut bien la peine que vous dérangiez votre maîtresse.
Et Stidmann s’en alla.—Oh! il y est, se dit-il. En effet, Stidmann, qui resta quelques instants rue Vanneau, vit sortir Wenceslas, et lui fit signe de venir promptement. Après avoir raconté la tragédie qui se jouait rue Saint-Dominique, Stidmann gronda Steinbock de ne l’avoir pas prévenu de garder le secret sur le dîner de la veille.
—Je suis perdu, lui répondit Wenceslas, mais je te pardonne. J’ai tout à fait oublié notre rendez-vous ce matin, et j’ai commis la faute de ne pas te dire que nous devions avoir dîné chez Florent. Que veux-tu? Cette Valérie m’a rendu fou; mais, mon cher, elle vaut la gloire, elle vaut le malheur... Ah! c’est... Mon Dieu! me voilà dans un terrible embarras! Conseille-moi. Que dire? comment me justifier?
—Te conseiller? je ne sais rien, répondit Stidmann. Mais tu es aimé de ta femme, n’est-ce pas? Eh bien! elle croira tout. Dis-lui surtout que tu venais chez moi, pendant que j’allais chez toi; tu sauveras toujours ainsi ta pose de ce matin. Adieu!
Au coin de la rue Hillerin-Bertin, Lisbeth avertie par Reine et qui courait après Steinbock, le rejoignit; car elle craignait sa naïveté polonaise. Ne voulant pas être compromise, elle dit quelques mots à Wenceslas qui, dans sa joie, l’embrassa en pleine rue. Elle avait tendu sans doute à l’artiste une planche pour passer ce détroit de la vie conjugale.
A la vue de sa mère, arrivée en toute hâte, Hortense avait versé des torrents de larmes. Aussi, la crise nerveuse changea fort heureusement d’aspect.
—Trahie! ma chère maman, lui dit-elle. Wenceslas, après m’avoir donné sa parole d’honneur de ne pas aller chez madame Marneffe, y a dîné hier, et n’est rentré qu’à une heure un quart du matin!... Si tu savais, la veille, nous avions eu, non pas une querelle, mais une explication. Je lui avais dit des choses si touchantes: «J’étais jalouse, une infidélité me ferait mourir; j’étais ombrageuse, il devait respecter mes faiblesses, puisqu’elles venaient de mon amour pour lui, j’avais dans les veines autant du sang de mon père que du tien; dans le premier moment d’une trahison, je serais folle à faire des folies, à me venger, à nous déshonorer tous, lui, son fils et moi; qu’enfin je pourrais le tuer et me tuer après!» etc. Et il y est allé, et il y est! Cette femme a entrepris de nous désoler tous! Hier, mon frère et Célestin se sont engagés pour retirer soixante-douze mille francs de lettres de change souscrites pour cette vaurienne... Oui, maman, on allait poursuivre mon père et le mettre en prison. Cette horrible femme n’a-t-elle pas assez de mon père et de tes larmes! Pourquoi me prendre Wenceslas!... J’irai chez elle, je la poignarderai!
Madame Hulot, atteinte au cœur par l’affreuse confidence que dans sa rage Hortense lui faisait sans le savoir, dompta sa douleur par un de ces héroïques efforts dont sont capables les grandes mères, et elle prit la tête de sa fille sur son sein pour la couvrir de baisers.
—Attends Wenceslas, mon enfant, et tout s’expliquera. Le mal ne doit pas être aussi grand que tu le penses! J’ai été trahie aussi, moi! ma chère Hortense. Tu me trouves belle, je suis vertueuse, et je suis cependant abandonnée depuis vingt-trois ans, pour des Jenny Cadine, des Josépha, des Marneffe!... le savais-tu?...
—Toi, maman, toi!... tu souffres cela depuis vingt...
Elle s’arrêta devant ses propres idées.
—Imite-moi, mon enfant, reprit la mère. Sois douce et bonne, et tu auras la conscience paisible. Au lit de mort, un homme se dit:«—Ma femme ne m’a jamais causé la moindre peine!...» Et Dieu, qui entend ces derniers soupirs-là, nous les compte. Si je m’étais livrée à des fureurs, comme toi, que serait-il arrivé?... Ton père se serait aigri, peut-être m’aurait-il quittée, et il n’aurait pas été retenu par la crainte de m’affliger; notre ruine, aujourd’hui consommée, l’eût été dix ans plus tôt, nous aurions offert le spectacle d’un mari et d’une femme vivant chacun de son côté, scandale affreux, désolant, car c’est la mort de la Famille. Ni ton frère, ni toi, vous n’eussiez pu vous établir... Je me suis sacrifiée, et si courageusement que, sans cette dernière liaison de ton père, le monde me croirait encore heureuse. Mon officieux et bien courageux mensonge a jusqu’à présent protégé Hector; il est encore considéré; seulement cette passion de vieillard l’entraîne trop loin, je le vois. Sa folie, je le crains, crèvera le paravent que je mettais entre le monde et nous... Mais, je l’ai tenu pendant vingt-trois ans, ce rideau, derrière lequel je pleurais, sans mère, sans confident, sans autre secours que celui de la religion, et j’ai procuré vingt-trois ans d’honneur à la famille.
Hortense écoutait sa mère, les yeux fixes. La voix calme et la résignation de cette suprême douleur fit taire l’irritation de la première blessure chez la jeune femme, les larmes la gagnèrent, elles revinrent à torrents. Dans un accès de piété filiale, écrasée par la sublimité de sa mère, elle se mit à genoux devant elle, saisit le bas de sa robe et la baisa, comme de pieux catholiques baisent les saintes reliques d’un martyr.
—Lève-toi, mon Hortense, dit la baronne, un pareil témoignage de ma fille efface de bien mauvais souvenirs! Viens sur mon cœur, oppressé de ton chagrin seulement. Le désespoir de ma pauvre petite fille, dont la joie était ma seule joie, a brisé le cachet sépulcral que rien ne devait lever de ma lèvre. Oui, je voulais emporter mes douleurs au tombeau, comme un suaire de plus. Pour calmer ta fureur, j’ai parlé... Dieu me pardonnera! Oh! si ma vie devait être ta vie, que ne ferais-je pas!... Les hommes, le monde, le hasard, la nature, Dieu, je crois, nous vendent l’amour au prix des plus cruelles tortures. Je payerai de vingt-quatre années de désespoir, de chagrins incessants, d’amertumes, dix années heureuses...
—Tu as eu dix ans, chère maman, et moi trois ans seulement!... dit l’égoïste amoureuse.
—Rien n’est perdu, ma petite, attends Wenceslas.
—Ma mère, dit-elle, il a menti! il m’a trompée... Il m’a dit: «Je n’irai pas,» et il y est allé. Et cela, devant le berceau de son enfant!...
—Pour leur plaisir, les hommes, mon ange, commettent les plus grandes lâchetés, des infamies, des crimes; c’est à ce qu’il paraît dans leur nature. Nous autres femmes, nous sommes vouées au sacrifice. Je croyais mes malheurs achevés, et ils commencent, car je ne m’attendais pas à souffrir doublement en souffrant dans ma fille. Courage et silence!... Mon Hortense, jure-moi de ne parler qu’à moi de tes chagrins, de n’en rien laisser voir devant des tiers... Oh! sois aussi fière que ta mère!
En ce moment Hortense tressaillit, elle entendit le pas de son mari.
—Il paraît, dit Wenceslas en entrant, que Stidmann est venu pendant que j’étais allé chez lui.
—Vraiment!... s’écria la pauvre Hortense avec la sauvage ironie d’une femme offensée qui se sert de la parole comme d’un poignard.
—Mais oui, nous venons de nous rencontrer, répondit Wenceslas en jouant l’étonnement.
—Mais, hier!... reprit Hortense.
—Eh bien! je t’ai trompée, mon cher amour, et ta mère va nous juger...
Cette franchise desserra le cœur d’Hortense. Toutes les femmes vraiment nobles préfèrent la vérité au mensonge. Elles ne veulent pas voir leur idole dégradée, elles veulent être fières de la domination qu’elles acceptent.
Il y a de ce sentiment chez les Russes, à propos de leur Czar.
—Écoutez, chère mère... dit Wenceslas, j’aime tant ma bonne et douce Hortense, que je lui ai caché l’étendue de notre détresse. Que voulez-vous!... elle nourrissait encore, et des chagrins lui auraient fait bien du mal. Vous savez tout ce que risque alors une femme. Sa beauté, sa fraîcheur, sa santé sont en danger. Est-ce un tort?... Elle croit que nous ne devons que cinq mille francs, mais j’en dois cinq mille autres... Avant hier, nous étions au désespoir!... Personne au monde ne prête aux artistes. On se défie de nos talents tout autant que de nos fantaisies. J’ai frappé vainement à toutes les portes. Lisbeth nous a offert ses économies.
—Pauvre fille, dit Hortense.
—Pauvre fille! dit la baronne.
—Mais les deux mille francs de Lisbeth, qu’est-ce?... tout pour elle, rien pour nous. Alors la cousine nous a parlé, tu sais Hortense, de madame Marneffe, qui, par un amour-propre, devant tant au baron, ne prendrait pas le moindre intérêt... Hortense a voulu mettre ses diamants au Mont-de-Piété. Nous aurions eu quelques milliers de francs, et il nous en fallait dix mille. Ces dix mille francs se trouvaient là, sans intérêt, pour un an!... Je me suis dit: «Hortense n’en saura rien, allons les prendre.» Cette femme m’a fait inviter par mon beau-père à dîner hier, en me donnant à entendre que Lisbeth avait parlé, que j’aurais de l’argent. Entre le désespoir d’Hortense et ce dîner, je n’ai pas hésité. Voilà tout. Comment, Hortense, à vingt-quatre ans, fraîche, pure et vertueuse, elle qui est tout mon bonheur et ma gloire, que je n’ai pas quittée depuis notre mariage, peut-elle imaginer que je lui préférerai, quoi?... une femme tannée, fanée, panée, dit-il en employant une atroce expression de l’argot des ateliers pour faire croire à son mépris par une de ces exagérations qui plaisent aux femmes.
—Ah! si ton père m’avait parlé comme cela! s’écria la baronne.
Hortense se jeta gracieusement au cou de son mari.
—Oui, voilà ce que j’aurais fait, dit Adeline. Wenceslas, mon ami, votre femme a failli mourir, reprit-elle gravement. Vous voyez combien elle vous aime. Elle est à vous, hélas! Et elle soupira profondément.—Il peut en faire une martyre ou une femme heureuse, se dit-elle à elle-même en pensant ce que pensent toutes les mères lors du mariage de leurs filles.—Il me semble, ajouta-t-elle à haute voix, que je souffre assez pour voir mes enfants heureux.
—Soyez tranquille, chère maman, dit Wenceslas au comble du bonheur de voir cette crise heureusement terminée. Dans deux mois, j’aurai rendu l’argent à cette horrible femme. Que voulez-vous? reprit-il en répétant ce mot essentiellement polonais avec la grâce polonaise, il y a des moments où l’on emprunterait au diable. C’est, après tout, l’argent de la famille. Et une fois invité, l’aurais-je eu, cet argent qui nous coûte si cher, si j’avais répondu par des grossièretés à une politesse?
—Oh! maman, quel mal nous fait papa! s’écria Hortense.
La baronne mit un doigt sur ses lèvres, et Hortense regretta cette plainte, le premier blâme qu’elle laissait échapper sur un père si héroïquement protégé par un sublime silence.
—Adieu, mes enfants, dit madame Hulot, voilà le beau temps revenu. Mais ne vous fâchez plus.
Quand, après avoir reconduit la baronne, Wenceslas et sa femme furent revenus dans leur chambre, Hortense dit à son mari:—Raconte-moi ta soirée? Et elle épia le visage de Wenceslas pendant ce récit, entrecoupé de ces questions qui se pressent sur les lèvres d’une femme en pareil cas. Ce récit rendit Hortense songeuse, elle entrevoyait les diaboliques amusements que des artistes devaient trouver dans cette vicieuse société.
—Sois franc! mon Wenceslas?... il y avait là Stidmann, Claude Vignon, Vernisset, qui encore?... Enfin tu t’es amusé!...
—Moi?... je ne pensais qu’à nos dix mille francs, et je me disais: «mon Hortense sera sans inquiétudes!»
Cet interrogatoire fatiguait énormément le Livonien, et il saisit un moment de gaieté pour dire à Hortense:—Et toi, mon ange, qu’aurais-tu fait, si ton artiste s’était trouvé coupable?...
—Moi, dit-elle d’un petit air décidé, j’aurais pris Stidmann, mais sans l’aimer, bien entendu!
—Hortense! s’écria Steinbock en se levant avec brusquerie et par un mouvement théâtral, tu n’en aurais pas eu le temps, je t’aurais tuée.
Hortense se jeta sur son mari, l’embrassa à l’étouffer, le couvrit de caresses, et lui dit:—Ah! tu m’aimes! Wenceslas! va, je ne crains rien! Mais plus de Marneffe. Ne te plonge plus jamais dans de semblables bourbiers...
—Je te jure, ma chère Hortense, que je n’y retournerai que pour retirer mon billet...
Elle bouda, mais comme boudent les femmes aimantes qui veulent les bénéfices d’une bouderie. Wenceslas, fatigué d’une pareille matinée, laissa bouder sa femme et partit pour son atelier y faire la maquette du groupe de Samson et Dalila, dont le dessin était dans sa poche. Hortense, inquiète de sa bouderie et croyant Wenceslas fâché, vint à l’atelier au moment où son mari finissait de fouiller sa glaise avec cette rage qui pousse les artistes en puissance de fantaisie. A l’aspect de sa femme, il jeta vivement un linge mouillé sur le groupe ébauché, et prit Hortense dans ses bras en lui disant:—Ah! nous ne sommes pas fâchés, n’est-ce pas, ma ninette?
Hortense avait vu le groupe, le linge jeté dessus, elle ne dit rien; mais avant de quitter l’atelier, elle se retourna, saisit le chiffon, regarda l’esquisse et demanda:—Qu’est-ce que cela?
—Un groupe dont l’idée m’est venue.
—Et pourquoi me l’as-tu caché?
—Je voulais ne te le montrer que fini.
—La femme est bien jolie! dit Hortense.
Et mille soupçons poussèrent dans son âme comme poussent, dans les Indes, ces végétations, grandes et touffues, du jour au lendemain.
Au bout de trois semaines environ, madame Marneffe fut profondément irritée contre Hortense. Les femmes de cette espèce ont leur amour-propre, elles veulent qu’on baise l’ergot du diable, elles ne pardonnent jamais à la Vertu qui ne redoute pas leur puissance ou qui lutte avec elles. Or, Wenceslas n’avait pas fait une seule visite rue Vanneau, pas même celle qu’exigeait la politesse après la pose d’une femme en Dalila. Chaque fois que Lisbeth était allée chez les Steinbock, elle n’avait trouvé personne au logis. Monsieur et madame vivaient à l’atelier. Lisbeth, qui relança les deux tourtereaux jusque dans leur nid du Gros-Caillou, vit Wenceslas travaillant avec ardeur, et apprit par la cuisinière que madame ne quittait jamais monsieur. Wenceslas subissait le despotisme de l’amour. Valérie épousa donc pour son compte la haine de Lisbeth envers Hortense. Les femmes tiennent autant aux amants qu’on leur dispute, que les hommes tiennent aux femmes qui sont désirées par plusieurs fats. Aussi, les réflexions faites à propos de madame Marneffe s’appliquent-elles parfaitement aux hommes à bonnes fortunes qui sont des espèces de courtisanes-hommes. Le caprice de Valérie fut une rage, elle voulait avoir surtout son groupe, et elle se proposait, un matin, d’aller à l’atelier voir Wenceslas, quand survint un de ces événements graves qui peuvent s’appeler pour ces sortes de femmes fructus belli. Voici comment Valérie donna la nouvelle de ce fait, entièrement personnel. Elle déjeunait avec Lisbeth et monsieur Marneffe.
—Dis donc, Marneffe? te doutes-tu d’être père pour la seconde fois?
—Vraiment, tu serais grosse?... Oh! laisse-moi t’embrasser...
Il se leva, fit le tour de la table, et sa femme lui tendit le front de manière que le baiser glissât sur les cheveux.
—De ce coup-là, reprit-il, je suis chef de bureau et officier de la Légion-d’Honneur! Ah çà! ma petite, je ne veux pas que Stanislas soit ruiné! Pauvre petit!...
—Pauvre petit?... s’écria Lisbeth. Il y a sept mois que vous ne l’avez vu; je passe à la pension pour être sa mère, car je suis la seule de la maison qui s’occupe de lui!...
—Un enfant qui nous coûte cent écus tous les trois mois!... dit Valérie. D’ailleurs, c’est ton enfant, celui-là, Marneffe! tu devrais bien payer sa pension sur tes appointements... Le nouveau, loin de produire des mémoires de marchands de soupe, nous sauvera de la misère...
—Valérie, répondit Marneffe en imitant Crevel en position, j’espère que monsieur le baron Hulot aura soin de son fils, et qu’il n’en chargera pas un pauvre employé; je compte me montrer très-exigeant avec lui. Aussi, prenez vos sûretés, madame! tâchez d’avoir de lui des lettres où il vous parle de son bonheur, car il se fait un peu trop tirer l’oreille pour ma nomination...
Et Marneffe partit pour le ministère, où la précieuse amitié de son directeur lui permettait d’aller à son bureau vers onze heures; il y faisait d’ailleurs peu de besogne, vu son incapacité notoire et son aversion pour le travail.
Une fois seules, Lisbeth et Valérie se regardèrent pendant un moment comme des augures, et partirent ensemble d’un immense éclat de rire.
—Voyons, Valérie, est-ce vrai? dit Lisbeth, ou n’est-ce qu’une comédie?
—C’est une vérité physique! répondit Valérie. Hortense m’embête! Et, cette nuit, je pensais à lancer cet enfant comme une bombe dans le ménage de Wenceslas.
Valérie rentra dans sa chambre, suivie de Lisbeth, et lui montra tout écrite la lettre suivante:
«Wenceslas, mon ami, je crois encore à ton amour, quoique je ne t’aie pas vu depuis bientôt vingt jours. Est-ce du dédain? Dalila ne le saurait penser. N’est-ce pas plutôt un effet de la tyrannie d’une femme que tu m’as dit ne pouvoir plus aimer? Wenceslas, tu es un trop grand artiste pour te laisser ainsi dominer. Le ménage est le tombeau de la gloire... Vois si tu ressembles au Wenceslas de la rue du Doyenné? Tu as raté le monument de mon père; mais chez toi l’amant est bien supérieur à l’artiste, tu es plus heureux avec la fille: tu es père, mon adoré Wenceslas. Si tu ne venais pas me voir dans l’état où je suis, tu passerais pour bien mauvais homme aux yeux de tes amis; mais, je le sens, je t’aime si follement, que je n’aurai jamais la force de te maudire. Puis-je me dire toujours
»Ta Valérie.»
—Que dis-tu de mon projet d’envoyer cette lettre à l’atelier au moment où notre chère Hortense y sera seule? demanda Valérie à Lisbeth. Hier au soir, j’ai su par Stidmann que Wenceslas doit l’aller prendre à onze heures pour une affaire chez Chanor; ainsi cette gaupe d’Hortense sera seule.
—Après un tour semblable, répondit Lisbeth, je ne pourrai plus rester ostensiblement ton amie, et il faudra que je te donne congé, que je sois censée ne plus te voir, ni même te parler.
—Évidemment, dit Valérie; mais...
—Oh! sois tranquille, répondit Lisbeth. Nous nous reverrons quand je serai madame la maréchale; ils le veulent maintenant tous, le baron seul ignore ce projet; mais tu le décideras.
—Mais, répondit Valérie, il est possible que je sois bientôt en délicatesse avec le baron.
—Madame Olivier est la seule qui puisse se faire bien surprendre la lettre par Hortense, dit Lisbeth, il faut l’envoyer d’abord rue Saint-Dominique avant d’aller à l’atelier.
—Oh! notre petite bellote sera chez elle, répondit madame Marneffe en sonnant Reine pour faire demander madame Olivier.
Dix minutes après l’envoi de cette fatale lettre, le baron Hulot vint. Madame Marneffe s’élança, par un mouvement de chatte, au cou du vieillard.
—Hector, tu es père! lui dit-elle à l’oreille. Voilà ce que c’est que de se brouiller et de se raccommoder...
En voyant un certain étonnement que le baron ne dissimula pas assez promptement, Valérie prit un air froid qui désespéra le Conseiller-d’État. Elle se fit arracher les preuves les plus décisives, une à une. Lorsque la Conviction, que la Vanité prit doucement par la main, fut entrée dans l’esprit du vieillard, elle lui parla de la fureur de monsieur Marneffe.
—Mon vieux grognard, lui dit-elle, il t’est bien difficile de ne pas faire nommer ton éditeur responsable, notre gérant, si tu veux, chef de bureau et officier de la Légion-d’Honneur, car tu l’as ruiné, cet homme; il adore son Stanislas, ce petit monstrico qui tient de lui, et que je ne puis souffrir. A moins que tu ne préfères donner une rente de douze cents francs à Stanislas, en nue propriété bien entendu, l’usufruit en mon nom.
—Mais si je fais des rentes, je préfère que ce soit au nom de mon fils, et non au monstrico! dit le baron.
Cette phrase imprudente, où le mot mon fils passa gros comme un fleuve débordant, fut transformée, au bout d’une heure de conversation, en une promesse formelle de faire douze cents francs de rente à l’enfant à venir. Puis cette promesse fut, sur la langue et la physionomie de Valérie, ce qu’est un tambour entre les mains d’un marmot, elle devait en jouer pendant vingt jours.
Au moment où le baron Hulot, heureux comme le marié d’un an qui désire un héritier, sortait de la rue Vanneau, madame Olivier s’était fait arracher, par Hortense, la lettre qu’elle devait remettre à monsieur le comte, en mains propres. La jeune femme paya cette lettre d’une pièce de vingt francs. Le suicide paye son opium, son pistolet, son charbon. Hortense lut la lettre, elle la relut; elle ne voyait que ce papier blanc bariolé de lignes noires, il n’y avait que ce papier dans la nature, tout était noir autour d’elle. La lueur de l’incendie qui dévorait l’édifice de son bonheur éclairait le papier, car la nuit la plus profonde régnait autour d’elle. Les cris de son petit Wenceslas, qui jouait, parvenaient à son oreille comme s’il eût été dans le fond d’un vallon, et qu’elle eût été sur un sommet. Outragée à vingt-quatre ans, dans tout l’éclat de la beauté, parée d’un amour pur et dévoué, c’était non pas un coup de poignard, mais la mort. La première attaque avait été purement nerveuse, le corps s’était tordu sous l’étreinte de la jalousie; mais la certitude attaqua l’âme, le corps fut anéanti. Hortense demeura pendant dix minutes environ sous cette oppression. Le fantôme de sa mère lui apparut et lui fit une révolution; elle devint calme et froide, elle recouvra sa raison. Elle sonna.
—Que Louise, ma chère, dit-elle à la cuisinière, vous aide. Vous allez faire, le plus tôt possible, des paquets de tout ce qui est à moi ici, et de tout ce qui regarde mon fils. Je vous donne une heure. Quand tout sera prêt, allez chercher sur la place une voiture, et prévenez-moi. Pas d’observations! Je quitte la maison et j’emmène Louise. Vous resterez, vous, avec monsieur; ayez bien soin de lui...
Elle passa dans sa chambre, se mit à sa table, et écrivit la lettre suivante:
«Monsieur le comte,
»La lettre jointe à la mienne vous expliquera la cause de la résolution que j’ai prise.
»Quand vous lirez ces lignes, j’aurai quitté votre maison, et je me serai retirée auprès de ma mère, avec notre enfant.
»Ne comptez pas que je revienne jamais sur ce parti. Ne croyez pas à l’emportement de la jeunesse, à son irréflexion, à la vivacité de l’amour jeune offensé, vous vous tromperiez étrangement.
»J’ai prodigieusement pensé, depuis quinze jours, à la vie, à l’amour, à notre union, à nos devoirs mutuels. J’ai connu dans son entier le dévouement de ma mère, elle m’a dit ses douleurs! Elle est héroïque tous les jours, depuis vingt-trois ans; mais je ne me sens pas la force de l’imiter, non que je vous aie aimé moins qu’elle aime mon père, mais par des raisons tirées de mon caractère. Notre intérieur deviendrait un enfer, et je pourrais perdre la tête au point de vous déshonorer, de me déshonorer, de déshonorer notre enfant. Je ne veux pas être une madame Marneffe; et dans cette carrière, une femme de ma trempe ne s’arrêterait peut-être pas. Je suis, malheureusement pour moi, une Hulot et non pas une Fischer.
»Seule et loin du spectacle de vos désordres, je réponds de moi, surtout occupée de notre enfant, près de ma forte et sublime mère, dont la vie agira sur les mouvements tumultueux de mon cœur. Là, je puis être une bonne mère, bien élever notre fils et vivre. Chez vous, la Femme tuerait la Mère, et des querelles incessantes aigriraient mon caractère.
»J’accepterais la mort d’un coup; mais je ne veux pas être malade pendant vingt-cinq ans comme ma mère. Si vous m’avez trahie après trois ans d’un amour absolu, continu, pour la maîtresse de votre beau-père, quelles rivales ne me donneriez-vous pas plus tard? Ah! monsieur, vous commencez, bien plus tôt que mon père, cette carrière de libertinage, de prodigalité qui déshonore un père de famille, qui diminue le respect des enfants, et au bout de laquelle se trouvent la honte et le désespoir.
»Je ne suis point implacable. Des sentiments inflexibles ne conviennent point à des êtres faibles qui vivent sous l’œil de Dieu. Si vous conquérez gloire et fortune par des travaux soutenus, si vous renoncez aux courtisanes, aux sentiers ignobles et bourbeux, vous retrouverez une femme digne de vous.
»Je vous crois trop gentilhomme pour recourir à la loi. Vous respecterez ma volonté, monsieur le comte, en me laissant chez ma mère; et, surtout, ne vous y présentez jamais. Je vous ai laissé tout l’argent que vous a prêté cette odieuse femme. Adieu!
»Hortense Hulot.»
Cette lettre fut péniblement écrite, Hortense s’abandonnait aux pleurs, aux cris de la passion égorgée. Elle quittait et reprenait la plume pour exprimer simplement ce que l’amour déclame ordinairement dans ces lettres testamentaires. Le cœur s’exhalait en interjections, en plaintes, en pleurs; mais la raison dictait.
La jeune femme, avertie par Louise que tout était prêt, parcourut lentement le jardinet, la chambre, le salon, y regarda tout pour la dernière fois. Puis elle fit à la cuisinière les recommandations les plus vives pour qu’elle veillât au bien-être de Monsieur, en lui promettant de la récompenser si elle voulait être honnête. Enfin, elle monta dans la voiture pour se rendre chez sa mère, le cœur brisé, pleurant à faire peine à sa femme de chambre, et couvrant le petit Wenceslas de baisers avec une joie délirante qui trahissait encore bien de l’amour pour le père.
La baronne savait déjà par Lisbeth que le beau-père était pour beaucoup dans la faute de son gendre, elle ne fut pas surprise de voir arriver sa fille, elle l’approuva et consentit à la garder près d’elle. Adeline, en voyant que la douceur et le dévouement n’avaient jamais arrêté son Hector, pour qui son estime commençait à diminuer, trouva que sa fille avait raison de prendre une autre voie. En vingt jours, la pauvre mère venait de recevoir deux blessures dont les souffrances surpassaient toutes ses tortures passées. Le baron avait mis Victorin et sa femme dans la gêne; puis il était la cause, suivant Lisbeth, du dérangement de Wenceslas, il avait dépravé son gendre. La majesté de ce père de famille, maintenue pendant si long-temps par des sacrifices insensés, était dégradée. Sans regretter leur argent, les Hulot jeunes concevaient à la fois de la défiance et des inquiétudes à l’égard du baron. Ce sentiment assez visible affligeait profondément Adeline, elle pressentait la dissolution de la famille. La baronne logea sa fille dans la salle à manger, qui fut promptement transformée en chambre à coucher, grâce à l’argent du maréchal; et l’antichambre devint, comme dans beaucoup de ménages, la salle à manger.
Quand Wenceslas revint chez lui, quand il eut achevé de lire les deux lettres, il éprouva comme un sentiment de joie mêlé de tristesse. Gardé pour ainsi dire à vue par sa femme, il s’était intérieurement rebellé contre ce nouvel emprisonnement à la Lisbeth. Gorgé d’amour depuis trois ans, il avait, lui aussi, réfléchi pendant ces derniers quinze jours; et il trouvait la famille lourde à porter. Il venait de s’entendre féliciter par Stidmann sur la passion qu’il inspirait à Valérie; car Stidmann, dans une arrière-pensée assez concevable, jugeait à propos de flatter la vanité du mari d’Hortense en espérant consoler la victime. Wenceslas fut donc heureux de pouvoir retourner chez madame Marneffe. Mais il se rappela le bonheur entier et pur dont il avait joui, les perfections d’Hortense, sa sagesse, son innocent et naïf amour, et il la regretta vivement. Il voulut courir chez sa belle-mère y obtenir son pardon, mais il fit comme Hulot et Crevel, il alla voir madame Marneffe à laquelle il apporta la lettre de sa femme pour lui montrer le désastre dont elle était la cause, et, pour ainsi dire, escompter ce malheur, en demandant en retour des plaisirs à sa maîtresse. Il trouva Crevel chez Valérie. Le maire, bouffi d’orgueil, allait et venait dans le salon, comme un homme agité par des sentiments tumultueux. Il se mettait en position comme s’il voulait parler et il n’osait. Sa physionomie resplendissait, et il courait à la croisée tambouriner de ses doigts sur les vitres. Il regardait Valérie d’un air touché, attendri. Heureusement pour Crevel, Lisbeth entra.
—Cousine, lui dit-il à l’oreille, vous savez la nouvelle? je suis père! Il me semble que j’aime moins ma pauvre Célestine. Oh! ce que c’est que d’avoir un enfant d’une femme qu’on idolâtre! Joindre la paternité du cœur à la paternité du sang! Oh! voyez-vous, dites-le à Valérie! je vais travailler pour cet enfant, je le veux riche! Elle m’a dit qu’elle croyait, à certains indices, que ce serait un garçon! Si c’est un garçon, je veux qu’il se nomme Crevel: je consulterai mon notaire.
—Je sais combien elle vous aime, dit Lisbeth; mais, au nom de votre avenir et du sien, contenez-vous, ne vous frottez pas les mains à tout moment.
Pendant que Lisbeth faisait cet à parte avec Crevel, Valérie avait redemandé sa lettre à Wenceslas, et elle lui tenait à l’oreille des propos qui dissipaient sa tristesse.
—Te voilà libre, mon ami, dit-elle. Est-ce que les grands artistes devraient se marier? Vous n’existez que par la fantaisie et par la liberté! Va, je t’aimerai tant, mon cher poëte, que tu ne regretteras jamais ta femme. Mais cependant, si comme beaucoup de gens, tu veux garder le décorum, je me charge de faire revenir Hortense chez toi, dans peu de temps...
—Oh! si c’était possible?
—J’en suis sûre, dit Valérie piquée. Ton pauvre beau-père est un homme fini sous tous les rapports, qui par amour-propre veut avoir l’air d’être aimé, veut faire croire qu’il a une maîtresse, et il a tant de vanité sur cet article que je le gouverne entièrement. La baronne aime encore tant son vieil Hector (il me semble toujours parler de l’Iliade), que les deux vieux obtiendront d’Hortense ton raccommodement. Seulement, si tu ne veux pas avoir des orages chez toi, ne reste pas vingt jours sans venir voir ta maîtresse... Je me mourais. Mon petit, on doit des égards, quand on est gentilhomme, à une femme qu’on a compromise au point où je le suis, surtout quand cette femme a bien des ménagements à prendre pour sa réputation... Reste à dîner, mon ange... Et songe que je dois être d’autant plus froide avec toi, que tu es l’auteur de cette trop visible faute.
On annonça le baron Montès, Valérie se leva, courut à sa rencontre, lui parla pendant quelques instants à l’oreille, et fit avec lui les mêmes réserves pour son maintien qu’elle venait de faire avec Wenceslas; car le Brésilien eut une contenance diplomatique appropriée à la grande nouvelle qui le comblait de joie, il était certain de sa paternité, lui!...
Grâce à cette stratégie basée sur l’amour-propre de l’homme à l’état d’amant, Valérie eut à sa table, tous joyeux, animés, charmés, quatre hommes se croyant adorés, et que Marneffe nomma plaisamment à Lisbeth, en s’y comprenant, les cinq pères de l’Église.
Le baron Hulot seul montra d’abord une figure soucieuse. Voici pourquoi: au moment de quitter son cabinet, il était venu voir le Directeur du Personnel, un général, son camarade depuis trente ans, et il lui avait parlé de nommer Marneffe à la place de Coquet, qui consentait à donner sa démission.
—Mon cher ami, lui dit-il, je ne voudrais pas demander cette faveur au maréchal sans que nous soyons d’accord et que j’aie eu votre agrément.
—Mon cher ami, répondit le Directeur du Personnel, permettez-moi de vous faire observer que, pour vous-même, vous ne devriez pas insister sur cette nomination. Je vous ai déjà dit mon opinion. Ce serait un scandale dans les bureaux, où l’on s’occupe déjà beaucoup trop de vous et de madame Marneffe. Ceci, bien entre nous. Je ne veux pas attaquer votre endroit sensible, ni vous désobliger en quoi que ce soit, je vais vous en donner la preuve. Si vous y tenez absolument, si vous voulez demander la place de monsieur Coquet, qui sera vraiment une perte pour les bureaux de la guerre (il y est depuis 1809), je partirai pour quinze jours à la campagne, afin de vous laisser le champ libre auprès du maréchal qui vous aime comme son fils. Je ne serai donc ni pour, ni contre, et je n’aurai rien fait contre ma conscience d’administrateur.
—Je vous remercie, répondit le baron, je réfléchirai à ce que vous venez de me dire.
—Si je me permets cette observation, mon cher ami, c’est qu’il y va beaucoup plus de votre intérêt personnel que de mon affaire ou de mon amour-propre. Le maréchal est le maître, d’abord. Puis, mon cher, on nous reproche tant de choses, qu’une de plus ou de moins! nous n’en sommes pas à notre virginité en fait de critiques. Sous la Restauration, on a nommé des gens pour leur donner des appointements et sans s’embarrasser du service... Nous sommes de vieux camarades...
—Oui, répondit le baron, et c’est bien pour ne pas altérer notre vieille et précieuse amitié que je...
—Allons, reprit le Directeur du Personnel, en voyant l’embarras peint sur la figure de Hulot, je voyagerai, mon vieux... Mais prenez garde! vous avez des ennemis, c’est-à-dire des gens qui convoitent votre magnifique traitement, et vous n’êtes amarré que sur une ancre. Ah! si vous étiez député comme moi, vous ne craindriez rien; aussi tenez-vous bien...
Ce discours, plein d’amitié, fit une vive impression sur le Conseiller-d’État.
—Mais enfin, Roger, qu’y a-t-il? Ne faites pas le mystérieux avec moi!
Le personnage que Hulot nommait Roger, regarda Hulot, lui prit la main, la lui serra.
—Nous sommes de trop vieux amis pour que je ne vous donne pas un avis. Si vous voulez rester, il faudrait vous faire votre lit de repos vous-même. Ainsi, dans votre position, au lieu de demander au maréchal la place de monsieur Coquet pour monsieur Marneffe, je le prierais d’user de son influence pour me réserver le Conseil-d’État en service ordinaire, où je mourrais tranquille; et, comme le castor, j’abandonnerais ma Direction générale aux chasseurs.
—Comment, le maréchal oublierait...
—Mon vieux, le maréchal vous a si bien défendu en plein conseil des ministres, qu’on ne songe plus à vous dégommer; mais il en a été question!... Ainsi ne donnez pas de prétextes... Je ne veux pas vous en dire davantage. En ce moment, vous pouvez faire vos conditions, être Conseiller-d’État et pair de France. Si vous attendez trop, si vous donnez prise sur vous, je ne réponds de rien... Dois-je voyager?...
—Attendez, je verrai le maréchal, répondit Hulot, et j’enverrai mon frère sonder le terrain près du patron.
On peut comprendre en quelle humeur revint le baron chez madame Marneffe, il avait presque oublié qu’il était père, car Roger venait de faire acte de vraie et bonne camaraderie, en lui éclairant sa position. Néanmoins, telle était l’influence de Valérie, qu’au milieu du dîner, le baron se mit à l’unisson, et devint d’autant plus gai qu’il avait plus de soucis à étouffer; mais le malheureux ne se doutait pas que, dans cette soirée, il allait se trouver entre son bonheur et le danger signalé par le Directeur du Personnel, c’est-à-dire forcé d’opter entre madame Marneffe et sa position. Vers onze heures, au moment où la soirée atteignait à son apogée d’animation, car le salon était plein de monde, Valérie prit avec elle Hector dans un coin de son divan.
—Mon bon vieux, lui dit-elle à l’oreille, ta fille s’est si fort irritée de ce que Wenceslas vient ici, qu’elle l’a planté là. C’est une mauvaise tête qu’Hortense. Demande à Wenceslas de voir la lettre que cette petite sotte lui a écrite. Cette séparation de deux amoureux dont on veut que je sois la cause, peut me faire un tort inouï, car voilà la manière dont s’attaquent entre elles les femmes vertueuses. C’est un scandale que de jouer à la victime, pour jeter le blâme sur une femme qui n’a d’autres torts que d’avoir une maison agréable. Si tu m’aimes, tu me disculperas en rapatriant les deux tourtereaux. Je ne tiens pas du tout, d’ailleurs, à recevoir ton gendre, c’est toi qui me l’as amené, remporte-le! Si tu as de l’autorité dans ta famille, il me semble que tu pourrais bien exiger de ta femme qu’elle fît ce raccommodement. Dis-lui de ma part, à cette bonne vieille, que si l’on me donne injustement le tort d’avoir brouillé un jeune ménage, de troubler l’union d’une famille, et de prendre à la fois le père et le gendre, je mériterai ma réputation en les tracassant à ma façon! Ne voilà-t-il pas Lisbeth qui parle de me quitter?... Elle me préfère sa famille, je ne veux pas l’en blâmer. Elle ne reste ici, m’a-t-elle dit, que si les jeunes gens se raccommodent. Nous voilà propres, la dépense sera triplée ici!...
—Oh! quant à cela, dit le baron en apprenant l’esclandre de sa fille, j’y mettrai bon ordre.
—Eh bien! reprit Valérie, à autre chose. Et la place de Coquet?...
—Ceci, répondit Hector en baissant les yeux, est plus difficile, pour ne pas dire impossible!...
—Impossible, mon cher Hector, dit madame Marneffe à l’oreille du baron; mais tu ne sais pas à quelles extrémités va se porter Marneffe, je suis en son pouvoir; il est immoral, dans son intérêt, comme la plupart des hommes, mais il est excessivement vindicatif à la façon des petits esprits, des impuissants. Dans la situation où tu m’as mise, je suis à sa discrétion. Obligée de me remettre avec lui pour quelques jours, il est capable de ne plus quitter ma chambre.
Hulot fit un prodigieux haut-le-corps.
—Il me laissait tranquille à la condition d’être chef de bureau. C’est infâme, mais c’est logique.
—Valérie, m’aimes-tu?...
—Cette question dans l’état où je suis est, mon cher, une injustice de laquais...
—Eh bien! si je veux tenter, seulement tenter, de demander au maréchal une place pour Marneffe, je ne suis plus rien et Marneffe est destitué.
—Je croyais que le prince et toi, vous étiez deux amis intimes.
—Certes, il me l’a bien prouvé; mais, mon enfant, au-dessus du maréchal, il y a quelqu’un, et il y a encore tout le conseil des ministres, par exemple... Avec un peu de temps, en louvoyant, nous arriverons. Pour réussir, il faut attendre le moment où l’on me demandera quelque service à moi. Je pourrai dire alors: Je vous passe la casse, passez-moi le séné...
—Si je dis cela, mon pauvre Hector, à Marneffe, il nous jouera quelque méchant tour. Tiens, dis-lui toi-même qu’il faut attendre, je ne m’en charge pas. Oh! je connais mon sort, il sait comment me punir, il ne quittera pas ma chambre... N’oublie pas les douze cents francs de rente pour le petit.
Hulot prit monsieur Marneffe à part, en se sentant menacé dans son plaisir; et, pour la première fois, il quitta le ton hautain qu’il avait gardé jusqu’alors, tant il était épouvanté par la perspective de cet agonisant dans la chambre de cette jolie femme.
—Marneffe, mon cher ami, dit-il, il a été question de vous aujourd’hui! Mais vous ne serez pas chef de bureau d’emblée... Il nous faut du temps.
—Je le serai, monsieur le baron, répliqua nettement Marneffe.
—Mais, mon cher...
—Je le serai, monsieur le baron, répéta froidement Marneffe en regardant alternativement le baron et Valérie. Vous avez mis ma femme dans la nécessité de se raccommoder avec moi, je la garde; car, mon cher ami, elle est charmante, ajouta-t-il avec une épouvantable ironie. Je suis le maître ici, plus que vous ne l’êtes au ministère.
Le baron sentit en lui-même une de ces douleurs qui produisent dans le cœur l’effet d’une rage de dents, et il faillit laisser voir des larmes dans ses yeux. Pendant cette courte scène, Valérie notifiait à l’oreille de Henri Montès la prétendue volonté de Marneffe, et se débarrassait ainsi de lui pour quelque temps.
Des quatre fidèles, Crevel seul, possesseur de sa petite maison économique, était excepté de cette mesure; aussi montrait-il sur sa physionomie un air de béatitude vraiment insolent, malgré les espèces de réprimandes que lui adressait Valérie par des froncements de sourcils et des mines significatives; mais sa radieuse paternité se jouait dans tous ses traits. A un mot de reproche que Valérie alla lui jeter à l’oreille, il la saisit par la main et lui répondit: —Demain, ma duchesse, tu auras ton petit hôtel!... c’est demain l’adjudication définitive.
—Et le mobilier? répondit-elle en souriant.
—J’ai mille actions de Versailles, rive gauche, achetées à cent vingt-cinq francs, et elles iront à trois cents à cause d’une fusion des deux chemins, dans le secret de laquelle j’ai été mis. Tu seras meublée comme une reine!... Mais tu ne seras plus qu’à moi, n’est-ce pas?...
—Oui, gros maire, dit en souriant cette madame de Merteuil bourgeoise; mais de la tenue! respecte la future madame Crevel.
—Mon cher cousin, disait Lisbeth au baron, je serai demain chez Adeline de bonne heure, car, vous comprenez, je ne peux décemment rester ici. J’irai tenir le ménage de votre frère le maréchal.
—Je retourne ce soir chez moi, dit le baron.
—Eh bien! j’y viendrai déjeuner demain, répondit Lisbeth en souriant.
Elle comprit combien sa présence était nécessaire à la scène de famille qui devait avoir lieu, le lendemain. Aussi, dès le matin, alla-t-elle chez Victorin à qui elle apprit la séparation d’Hortense et de Wenceslas.
Lorsque le baron entra chez lui, vers dix heures et demie du soir, Mariette et Louise, dont la journée avait été laborieuse, fermaient la porte de l’appartement, Hulot n’eut donc pas besoin de sonner. Le mari, très-contrarié d’être vertueux, alla droit à la chambre de sa femme; et, par la porte entr’ouverte, il la vit prosternée devant son crucifix, abîmée dans la prière, et dans une de ces poses expressives qui font la gloire des peintres ou des sculpteurs assez heureux pour les bien rendre après les avoir trouvées. Adeline, emportée par l’exaltation, disait à haute voix: «Mon Dieu! faites-nous la grâce de l’éclairer!...» Ainsi la baronne priait pour son Hector. A ce spectacle, si différent de celui qu’il quittait, en entendant cette phrase dictée par l’événement de cette journée, le baron attendri laissa partir un soupir. Adeline se retourna, le visage couvert de larmes. Elle crut si bien sa prière exaucée qu’elle fit un bond, et saisit son Hector avec la force que donne la passion heureuse. Adeline avait dépouillé tout intérêt de femme, la douleur éteignait jusqu’au souvenir. Il n’y avait plus en elle que maternité, honneur de famille, et l’attachement le plus pur d’une épouse chrétienne pour un mari fourvoyé, cette sainte tendresse qui survit à tout dans le cœur de la femme. Tout cela se devinait.
—Hector! dit-elle enfin, nous reviendrais-tu? Dieu prendrait-il en pitié notre famille?
—Chère Adeline! reprit le baron en entrant et asseyant sa femme sur un fauteuil à côté de lui, tu es la plus sainte créature que je connaisse, et il y a long-temps que je ne me trouve plus digne de toi.
—Tu aurais peu de chose à faire, mon ami, dit-elle en tenant la main de Hulot et tremblant si fort qu’elle semblait avoir un tic nerveux, bien peu de chose pour rétablir l’ordre...
Elle n’osa poursuivre, elle sentit que chaque mot serait un blâme, et elle ne voulait pas troubler le bonheur que cette entrevue lui versait à torrents dans l’âme.
—Hortense m’amène ici, reprit Hulot. Cette petite fille peut nous faire plus de mal par sa démarche précipitée que ne nous en a fait mon absurde passion pour Valérie. Mais nous causerons de tout cela demain matin. Hortense dort, m’a dit Mariette, laissons-la tranquille.
—Oui, dit madame Hulot envahie soudain par une profonde tristesse.
Elle devina que le baron revenait chez lui, ramené moins par le désir de voir sa famille, que par un intérêt étranger.
—Laissons-la tranquille encore demain, car la pauvre enfant est dans un état déplorable, elle a pleuré pendant toute la journée, dit la baronne.
Le lendemain, à neuf heures du matin, le baron, en attendant sa fille à laquelle il avait fait dire de venir, se promenait dans l’immense salon inhabité, cherchant des raisons à donner pour vaincre l’entêtement le plus difficile à dompter, celui d’une jeune femme offensée et implacable, comme l’est la jeunesse irréprochable, à qui les honteux ménagements du monde sont inconnus, parce qu’elle en ignore les passions et les intérêts.
—Me voici, papa! dit d’une voix tremblante Hortense que ses souffrances avaient pâlie.
Hulot, assis sur une chaise, prit sa fille par la taille et la força de se mettre sur ses genoux.
—Eh bien! mon enfant, dit-il en l’embrassant au front, il y a donc de la brouille dans le ménage, et nous avons fait un coup de tête?... Ce n’est pas d’une fille bien élevée. Mon Hortense ne devait pas prendre à elle seule un parti décisif, comme celui de quitter sa maison, d’abandonner son mari, sans consulter ses parents. Si ma chère Hortense était venue voir sa bonne et excellente mère, elle ne m’aurait pas causé le violent chagrin que je ressens!... Tu ne connais pas le monde, il est bien méchant. On peut dire que c’est ton mari qui t’a renvoyée à tes parents. Les enfants élevés, comme vous, dans le giron maternel, restent plus long-temps enfants que les autres, ils ne savent pas la vie! La passion naïve et fraîche, comme celle que tu as pour Wenceslas, ne calcule malheureusement rien, elle est toute à ses premiers mouvements. Notre petit cœur part, la tête suit. On brûlerait Paris pour se venger, sans penser à la cour d’assises! Quand ton vieux père vient te dire que tu n’as pas gardé les convenances, tu peux le croire; et je ne te parle pas encore de la profonde douleur que j’ai ressentie, elle est bien amère, car tu jettes le blâme sur une femme dont le cœur ne t’est pas connu, dont l’inimitié peut devenir terrible... Hélas! toi, si pleine de candeur, d’innocence, de pureté, tu ne doutes de rien: tu peux être salie, calomniée. D’ailleurs, mon cher petit ange, tu as pris au sérieux une plaisanterie, et je puis, moi, te garantir l’innocence de ton mari. Madame Marneffe...
Jusque-là le baron, comme un artiste en diplomatie, modulait admirablement bien ses remontrances. Il avait, comme on le voit, supérieurement ménagé l’introduction de ce nom; mais, en l’entendant, Hortense fit le geste d’une personne blessée au vif.
—Écoutez-moi, j’ai de l’expérience et j’ai tout observé, reprit le père en empêchant sa fille de parler. Cette dame traite ton mari très-froidement. Oui, tu as été l’objet d’une mystification, je vais t’en donner les preuves. Tiens, hier Wenceslas était à dîner...
—Il y dînait?... demanda la jeune femme en se dressant sur ses pieds et regardant son père avec l’horreur peinte sur le visage. Hier! après avoir lu ma lettre?... Oh! mon Dieu!... Pourquoi ne suis-je pas entrée dans un couvent, au lieu de me marier! Ma vie n’est plus à moi, j’ai un enfant! ajouta-t-elle en sanglotant.
Ces larmes atteignirent madame Hulot au cœur, elle sortit de sa chambre, elle courut à sa fille, la prit dans ses bras, et lui fit de ces questions stupides de douleur, les premières qui viennent sur les lèvres.
—Voilà les larmes!... se disait le baron, tout allait si bien! Maintenant que faire avec des femmes qui pleurent?...
—Mon enfant, dit la baronne à Hortense, écoute ton père! il nous aime, va...
—Voyons, Hortense, ma chère petite fille, ne pleure pas, tu deviens trop laide, dit le baron. Voyons! un peu de raison. Reviens sagement dans ton ménage, et je te promets que Wenceslas ne mettra jamais les pieds dans cette maison. Je te demande ce sacrifice, si c’est un sacrifice que de pardonner la plus légère des fautes à un mari qu’on aime! je te le demande par mes cheveux blancs, par l’amour que tu portes à ta mère... Tu ne veux pas remplir mes vieux jours d’amertume et de chagrin?...
Hortense se jeta, comme une folle, aux pieds de son père par un mouvement si désespéré, que ses cheveux mal attachés se dénouèrent, et elle lui tendit les mains avec un geste où se peignait son désespoir.
—Mon père, vous me demandez ma vie! dit-elle, prenez-la si vous voulez; mais au moins prenez-la pure et sans tache, je vous l’abandonnerai certes avec plaisir. Ne me demandez pas de mourir déshonorée, criminelle! Je ne ressemble pas à ma mère! je ne dévorerai pas d’outrages! Si je rentre sous le toit conjugal, je puis étouffer Wenceslas dans un accès de jalousie, ou faire pis encore. N’exigez pas de moi des choses au-dessus de mes forces. Ne me pleurez pas vivante! car, le moins pour moi, c’est de devenir folle... Je sens la folie à deux pas de moi! Hier! hier! il dînait chez cette femme après avoir lu ma lettre!... Les autres hommes sont-ils ainsi faits?... Je vous donne ma vie, mais que la mort ne soit pas ignominieuse!... Sa faute?... légère!... Avoir un enfant de cette femme!
—Un enfant? dit Hulot en faisant deux pas en arrière. Allons! c’est bien certainement une plaisanterie.
En ce moment, Victorin et la cousine Bette entrèrent, et restèrent hébétés de ce spectacle. La fille était prosternée aux pieds de son père. La baronne, muette et prise entre le sentiment maternel et le sentiment conjugal, offrait un visage bouleversé, couvert de larmes.
—Lisbeth, dit le baron en saisissant la vieille fille par la main et lui montrant Hortense, tu peux me venir en aide. Ma pauvre Hortense a la tête tournée, elle croit son Wenceslas aimé de madame Marneffe, tandis qu’elle a voulu tout bonnement avoir un groupe de lui.
—Dalila! cria la jeune femme, la seule chose qu’il ait faite en un moment depuis notre mariage. Ce monsieur ne pouvait pas travailler pour moi, pour son fils, et il a travaillé pour cette vaurienne avec une ardeur... Oh! achevez-moi, mon père, car chacune de vos paroles est un coup de poignard.
En s’adressant à la baronne et à Victorin, Lisbeth haussa les épaules par un geste de pitié en leur montrant le baron qui ne pouvait pas la voir.
—Écoutez, mon cousin, dit Lisbeth, je ne savais pas ce qu’était madame Marneffe quand vous m’avez priée d’aller me loger au-dessus de chez elle et de tenir sa maison; mais, en trois ans, on apprend bien des choses. Cette créature est une fille! et une fille d’une dépravation qui ne peut se comparer qu’à celle de son infâme et hideux mari. Vous êtes la dupe, le Milord Pot-au-Feu de ces gens-là, vous serez mené par eux plus loin que vous ne le pensez! Il faut vous parler clairement, car vous êtes au fond d’un abîme.
En entendant parler ainsi Lisbeth, la baronne et sa fille lui jetèrent des regards semblables à ceux des dévots remerciant une madone de leur avoir sauvé la vie.
—Elle a voulu, cette horrible femme, brouiller le ménage de votre gendre, dans quel intérêt? je n’en sais rien; car mon intelligence est trop faible pour que je puisse voir clair dans ces ténébreuses intrigues, si perverses, ignobles, infâmes. Votre madame Marneffe n’aime pas votre gendre, mais elle le veut à ses genoux par vengeance. Je viens de traiter cette misérable comme elle le méritait. C’est une courtisane sans pudeur, je lui ai déclaré que je quittais sa maison, que je voulais dégager mon honneur de ce bourbier... Je suis de ma famille avant tout. J’ai su que ma petite cousine avait quitté Wenceslas, et je viens! Votre Valérie que vous prenez pour une sainte est la cause de cette cruelle séparation; puis-je rester chez une pareille femme? Notre petite chère Hortense, dit-elle en touchant le bras au baron d’une manière significative, est peut-être la dupe d’un désir de ces sortes de femmes qui, pour avoir un bijou, sacrifieraient toute une famille. Je ne crois pas Wenceslas coupable, mais je le crois faible et je ne dis pas qu’il ne succomberait point à des coquetteries si raffinées. Ma résolution est prise. Cette femme vous est funeste, elle vous mettra sur la paille. Je ne veux pas avoir l’air de tremper dans la ruine de ma famille; moi qui ne suis là depuis trois ans que pour l’empêcher. Vous êtes trompé, mon cousin. Dites bien fermement que vous ne vous mêlerez pas de la nomination de cet ignoble monsieur Marneffe, et vous verrez ce qui arrivera! L’on vous taille de fameuses étrivières pour ce cas-là.
Lisbeth releva sa petite cousine et l’embrassa passionnément.
—Ma chère Hortense, tiens bon, lui dit-elle à l’oreille.
La baronne embrassa sa cousine Bette avec l’enthousiasme d’une femme qui se voit vengée. La famille tout entière gardait un silence profond autour de ce père, assez spirituel pour savoir ce que dénotait ce silence. Une formidable colère passa sur son front et sur son visage en signes évidents; toutes les veines grossirent, les yeux s’injectèrent de sang, le teint se marbra. Adeline se jeta vivement à genoux devant lui, lui prit les mains:—Mon ami, mon ami, grâce!
—Je vous suis odieux! dit le baron en laissant échapper le cri de sa conscience.
Nous sommes tous dans le secret de nos torts. Nous supposons presque toujours à nos victimes les sentiments haineux que la vengeance doit leur inspirer; et, malgré les efforts de l’hypocrisie, notre langage ou notre figure avoue au milieu d’une torture imprévue, comme avouait jadis le criminel entre les mains du bourreau.
—Nos enfants, dit-il pour revenir sur son aveu, finissent par devenir nos ennemis.
—Mon père... dit Victorin.
—Vous interrompez votre père!... reprit d’une voix foudroyante le baron en regardant son fils.
—Mon père, écoutez, dit Victorin d’une voix ferme et nette, la voix d’un député puritain. Je connais trop le respect que je vous dois pour en manquer jamais, et vous aurez certainement toujours en moi le fils le plus soumis et le plus obéissant.
Tous ceux qui assistent aux séances des Chambres reconnaîtront les habitudes de la lutte parlementaire dans ces phrases filandreuses avec lesquelles on calme les irritations en gagnant du temps.
—Nous sommes loin d’être vos ennemis, dit Victorin; je me suis brouillé avec mon beau-père, monsieur Crevel, pour avoir retiré les soixante mille francs de lettres de change de Vauvinet, et certes, cet argent est dans les mains de madame Marneffe. Oh! je ne vous blâme point, mon père, ajouta-t-il à un geste du baron; mais je veux seulement joindre ma voix à celle de la cousine Lisbeth, et vous faire observer que si mon dévouement pour vous est aveugle, mon père, et sans bornes, mon bon père, malheureusement nos ressources pécuniaires sont bornées.
—De l’argent! dit en tombant sur une chaise le passionné vieillard écrasé par ce raisonnement. Et c’est mon fils! On vous le rendra, monsieur, votre argent, dit-il en se levant.
Il marcha vers la porte.
—Hector!
Ce cri fit retourner le baron, et il montra soudain un visage inondé de larmes à sa femme, qui l’entoura de ses bras avec la force du désespoir.
—Ne t’en va pas ainsi... ne nous quitte pas en colère. Je ne t’ai rien dit, moi!...
A ce cri sublime les enfants se jetèrent aux genoux de leur père.
—Nous vous aimons tous, dit Hortense.
Lisbeth, immobile comme une statue, observait ce groupe avec un sourire superbe sur les lèvres. En ce moment, le maréchal Hulot entra dans l’antichambre et sa voix se fit entendre. La famille comprit l’importance du secret, et la scène changea subitement d’aspect. Les deux enfants se relevèrent, et chacun essaya de cacher son émotion.
Une querelle s’élevait à la porte entre Mariette et un soldat qui devint si pressant, que la cuisinière entra au salon.
—Monsieur, un fourrier de régiment qui revient de l’Algère veut absolument vous parler.
—Qu’il attende.
—Monsieur, dit Mariette à l’oreille de son maître, il m’a dit de vous dire tout bas qu’il s’agissait de monsieur votre oncle.
Le baron tressaillit, il crut à l’envoi des fonds qu’il avait secrètement demandés depuis deux mois pour payer ses lettres de change, il laissa sa famille, et courut dans l’antichambre. Il aperçut une figure alsacienne.
—Est-ce à monsieur la paron Hilotte?
—Oui...
—Lui-même?
—Lui-même.
Le fourrier, qui fouillait dans la doublure de son képi pendant ce colloque, en tira une lettre que le baron décacheta vivement et il lut ce qui suit: