La Comédie humaine - Volume 17. Études de mœurs : $b La cousine Bette; Le cousin Pons
Son Ordre est un joli calembour, qui prouve qu’à l’agonie monsieur le président de Montesquieu conservait toute la grâce de son génie, car on lui avait envoyé un Jésuite!... J’aime ce passage... on ne peut pas dire de sa vie, mais de sa mort. Ah! le passage! encore un calembour! Le Passage Montesquieu.
Hulot fils contemplait tristement son beau-père, en se demandant si la bêtise et la vanité ne possédaient pas une force égale à celle de la vraie grandeur d’âme. Les causes qui font mouvoir les ressorts de l’âme semblent être tout à fait étrangères aux résultats. La force que déploie un grand criminel serait-elle donc la même que celle dont s’enorgueillit un Champcenetz allant au supplice?
A la fin de la semaine, madame Crevel était enterrée, après des souffrances inouïes, et Crevel suivit sa femme à deux jours de distance. Ainsi, les effets du contrat de mariage furent annulés, et Crevel hérita de Valérie.
Le lendemain même de l’enterrement, l’avocat revit le vieux moine, et il le reçut sans mot dire. Le moine tendit silencieusement la main, et silencieusement aussi, maître Victorin Hulot lui remit quatre-vingts billets de banque de mille francs, pris sur la somme que l’on trouva dans le secrétaire de Crevel. Madame Hulot jeune hérita de la terre de Presles et de trente mille francs de rente. Madame Crevel avait légué trois cent mille francs au baron Hulot. Le scrofuleux Stanislas devait avoir, à sa majorité, l’hôtel Crevel et vingt-quatre mille francs de rente.
Parmi les nombreuses et sublimes associations instituées par la charité catholique dans Paris, il en est une, fondée par madame de La Chanterie, dont le but est de marier civilement et religieusement les gens du peuple qui se sont unis de bonne volonté. Les législateurs, qui tiennent beaucoup aux produits de l’Enregistrement, la Bourgeoisie régnante, qui tient aux honoraires du Notariat, feignent d’ignorer que les trois quarts des gens du peuple ne peuvent pas payer quinze francs pour leur contrat de mariage. La chambre des notaires est au-dessous, en ceci, de la chambre des avoués de Paris. Les avoués de Paris, compagnie assez calomniée, entreprennent gratuitement la poursuite des procès des indigents, tandis que les notaires n’ont pas encore décidé de faire gratis les contrats de mariage des pauvres gens. Quant au Fisc, il faudrait remuer toute la machine gouvernementale pour obtenir qu’il se relâchât de sa rigueur à cet égard. L’Enregistrement est sourd et muet. L’Église, de son côté, perçoit des droits sur les mariages. L’Église est, en France, excessivement fiscale; elle se livre, dans la maison de Dieu, à d’ignobles trafics de petits bancs et de chaises dont s’indignent les Étrangers, quoiqu’elle ne puisse avoir oublié la colère du Sauveur chassant les vendeurs du Temple. Si l’Église se relâche difficilement de ses droits, il faut croire que ses droits, dits de fabrique, constituent aujourd’hui l’une de ses ressources, et la faute des Églises serait alors celle de l’État. La réunion de ces circonstances, par un temps où l’on s’inquiète beaucoup trop des nègres, des petits condamnés de la police correctionnelle, pour s’occuper des honnêtes gens qui souffrent, fait que beaucoup de ménages honnêtes restent dans le concubinage, faute de trente francs, dernier prix auquel le Notariat, l’Enregistrement, la Mairie et l’Église puissent unir deux Parisiens. L’institution de madame de La Chanterie, fondée pour remettre les pauvres ménages dans la voie religieuse et légale, est à la poursuite de ces couples, qu’elle trouve d’autant mieux qu’elle les secourt comme indigents, avant de vérifier leur état incivil.
Lorsque madame la baronne Hulot fut tout à fait rétablie, elle reprit ses occupations. Ce fut alors que la respectable madame de La Chanterie vint prier Adeline de joindre la légalisation des mariages naturels aux bonnes œuvres dont elle était l’intermédiaire.
Une des premières tentatives de la baronne en ce genre eut lieu dans le quartier sinistre nommé autrefois la Petite-Pologne, et que circonscrivent la rue du Rocher, la rue de la Pépinière et la rue de Miroménil. Il existe là comme une succursale du faubourg Saint-Marceau. Pour peindre ce quartier, il suffira de dire que les propriétaires de certaines maisons habitées par des industriels sans industries, par de dangereux ferrailleurs, par des indigents livrés à des métiers périlleux, n’osent pas y réclamer leurs loyers, et ne trouvent pas d’huissiers qui veuillent expulser les locataires insolvables. En ce moment, la Spéculation, qui tend à changer la face de ce coin de Paris et à bâtir l’espace en friche qui sépare la rue d’Amsterdam de la rue du Faubourg-du-Roule, en modifiera sans doute la population, car la truelle est, à Paris, plus civilisatrice qu’on ne le pense! En bâtissant de belles et d’élégantes maisons à concierges, les bordant de trottoirs et y pratiquant des boutiques, la Spéculation écarte, par le prix du loyer, les gens sans aveu, les ménages sans mobilier et les mauvais locataires. Ainsi les quartiers se débarrassent de ces populations sinistres et de ces bouges où la police ne met le pied que quand la justice l’ordonne.
En juin 1844, l’aspect de la place Delaborde et de ses environs était encore peu rassurant. Le fantassin élégant qui, de la rue de la Pépinière, remontait par hasard dans ces rues épouvantables, s’étonnait de voir l’aristocratie coudoyée là par une infime Bohême. Dans ces quartiers, où végètent l’indigence ignorante et la misère aux abois, florissent les derniers écrivains publics qui se voient dans Paris. Là où vous voyez écrits ces deux mots: Ecrivain public, en grosse coulée, sur un papier blanc affiché à la vitre de quelque entresol ou d’un fangeux rez-de-chaussée, vous pouvez hardiment penser que le quartier recèle beaucoup de gens ignares, et partant des malheurs, des vices et des criminels. L’ignorance est la mère de tous les crimes. Un crime est, avant tout, un manque de raisonnement.
Or, pendant la maladie de la baronne, ce quartier, pour lequel elle était une seconde Providence, avait acquis un écrivain public établi dans le passage du Soleil, dont le nom est une de ces antithèses familières aux Parisiens, car ce passage est doublement obscur. Cet écrivain, soupçonné d’être Allemand, se nommait Vyder, et vivait maritalement avec une jeune fille, de laquelle il était si jaloux, qu’il ne la laissait aller que chez d’honnêtes fumistes de la rue Saint-Lazare, Italiens, comme tous les fumistes, et à Paris depuis de longues années. Ces fumistes avaient été sauvés d’une faillite inévitable, et qui les aurait réduits à la misère, par la baronne Hulot, agissant pour le compte de madame de La Chanterie. En quelques mois, l’aisance avait remplacé la misère, et la religion était entrée en des cœurs qui naguère maudissaient la Providence, avec l’énergie particulière aux Italiens fumistes. Une des premières visites de la baronne fut donc pour cette famille. Elle fut heureuse du spectacle qui s’offrit à ses regards, au fond de la maison où demeuraient ces braves gens, rue Saint-Lazare, auprès de la rue du Rocher. Au-dessus des magasins et de l’atelier, maintenant bien fournis, et où grouillaient des apprentis et des ouvriers, tous Italiens de la vallée de Domodossola, la famille occupait un petit appartement où le travail avait apporté l’abondance. La baronne fut reçue comme si c’eût été la Sainte-Vierge apparue. Après un quart d’heure d’examen, forcée d’attendre le mari pour savoir comment allaient les affaires, Adeline s’acquitta de son saint espionnage en s’enquérant des malheureux que pouvait connaître la famille du fumiste.
—Ah! ma bonne dame, vous qui sauveriez les damnés de l’enfer, dit l’Italienne, il y a bien près d’ici une jeune fille à retirer de la perdition.
—La connaissez-vous bien? demanda la baronne.
—C’est la petite-fille d’un ancien patron de mon mari, venu en France dès la révolution, en 1798, nommé Judici. Le père Judici a été, sous l’empereur Napoléon, l’un des premiers fumistes de Paris; il est mort en 1819, laissant une belle fortune à son fils. Mais le fils Judici a tout mangé avec de mauvaises femmes, et il a fini par en épouser une plus rusée que les autres, celle dont il a eu cette pauvre petite fille, qui sort d’avoir quinze ans.
—Que lui est-il arrivé? dit la baronne vivement impressionnée par la ressemblance du caractère de ce Judici avec celui de son mari.
—Eh bien! madame, cette petite, nommée Atala, a quitté père et mère pour venir vivre ici à côté, avec un vieil Allemand de quatre-vingts ans, au moins, nommé Vyder, qui fait toutes les affaires des gens qui ne savent ni lire ni écrire. Si au moins ce vieux libertin, qui, dit-on, aurait acheté la petite à sa mère pour quinze cents francs, épousait cette jeunesse, comme il a sans doute peu de temps à vivre, et qu’on le dit susceptible d’avoir quelques milliers de francs de rente, eh bien! la pauvre enfant, qui est un petit ange, échapperait au mal, et surtout à la misère, qui la pervertira.
—Je vous remercie de m’avoir indiqué cette bonne action à faire, dit Adeline; mais il faut agir avec prudence. Quel est ce vieillard?
—Oh! madame, c’est un brave nomme, il rend la petite heureuse, et il ne manque pas de bon sens; car, voyez-vous, il a quitté le quartier des Judici, je crois, pour sauver cette enfant des griffes de sa mère. La mère était jalouse de sa fille, et peut-être rêvait-elle de tirer parti de cette beauté, de faire de cette enfant une demoiselle!... Atala s’est souvenue de nous, elle a conseillé à son monsieur de s’établir auprès de notre maison; et, comme le bonhomme a vu qui nous étions, il la laisse venir ici; mais mariez-le, madame, et vous ferez une action bien digne de vous... Une fois mariée, la petite sera libre, elle échappera par ce moyen à sa mère, qui la guette et qui voudrait, pour tirer parti d’elle, la voir au théâtre ou réussir dans l’affreuse carrière où elle l’a lancée.
—Pourquoi ce vieillard ne l’a-t-il pas épousée?...
—Ce n’était pas nécessaire, dit l’Italienne, et quoique le bonhomme Vyder ne soit pas un homme absolument méchant, je crois qu’il est assez rusé pour vouloir être maître de la petite, tandis que marié, dame! il craint, ce pauvre vieux, ce qui pend au nez de tous les vieux...
—Pouvez-vous envoyer chercher la jeune fille? dit la baronne, je la verrais ici, je saurais s’il y a de la ressource...
La femme du fumiste fit un signe à sa fille aînée, qui partit aussitôt. Dix minutes après, cette jeune personne revint, tenant par la main une fille de quinze ans et demi, d’une beauté tout italienne.
Mademoiselle Judici tenait du sang paternel cette peau jaunâtre au jour, qui le soir, aux lumières, devient d’une blancheur éclatante, des yeux d’une grandeur, d’une forme, d’un éclat oriental, des cils fournis et recourbés qui ressemblaient à de petites plumes noires, une chevelure d’ébène, et cette majesté native de la Lombardie qui fait croire à l’étranger, quand il se promène le dimanche à Milan, que les filles des portiers sont autant de reines. Atala, prévenue par la fille du fumiste de la visite de cette grande dame dont elle avait entendu parler, avait mis à la hâte une jolie robe de soie, des brodequins et un mantelet élégant. Un bonnet à rubans couleur cerise décuplait l’effet de la tête. Cette petite se tenait dans une pose de curiosité naïve, en examinant du coin de l’œil la baronne, dont le tremblement nerveux l’étonnait beaucoup. La baronne poussa un profond soupir en voyant ce chef-d’œuvre féminin dans la boue de la prostitution, et jura de la ramener à la Vertu.
—Comment te nommes-tu, mon enfant?
—Atala, madame.
—Sais-tu lire, écrire?...
—Non, madame; mais cela ne fait rien, puisque monsieur le sait...
—Tes parents t’ont-ils menée à l’église? As-tu fait ta première communion? Sais-tu ton catéchisme?
—Madame, papa voulait me faire faire des choses qui ressemblent à ce que vous dites, mais maman s’y est opposée...
—Ta mère!... s’écria la baronne. Elle est donc bien méchante, ta mère?...
—Elle me battait toujours! Je ne sais pourquoi, mais j’étais le sujet de disputes continuelles entre mon père et ma mère...
—On ne t’a donc jamais parlé de Dieu?... s’écria la baronne.
L’enfant ouvrit de grands yeux.
—Ah! maman et papa disaient souvent: S.... n.. de Dieu! Tonnerre de Dieu! Sacre-Dieu!... dit-elle avec une délicieuse naïveté.
—N’as-tu jamais vu d’église? ne t’est-il pas venu dans l’idée d’y entrer?
—Des églises?... Ah! Notre-Dame, le Panthéon, j’ai vu cela de loin, quand papa m’emmenait dans Paris; mais cela n’arrivait pas souvent. Il n’y a pas de ces églises-là dans le faubourg.
—Dans quel faubourg étiez-vous?
—Dans le faubourg...
—Quel faubourg?
—Mais rue de Charonne, madame...
Les gens du faubourg Saint-Antoine n’appellent jamais autrement ce quartier célèbre que le faubourg. C’est pour eux le faubourg par excellence, le souverain faubourg, et les fabricants eux-mêmes entendent par ce mot spécialement le faubourg Saint-Antoine.
—On ne t’a jamais dit ce qui était bien, ce qui était mal?
—Maman me battait quand je ne faisais pas les choses à son idée...
—Mais ne savais-tu pas que tu commettais une mauvaise action en quittant ton père et ta mère pour aller vivre avec un vieillard?
Atala Judici regarda d’un air superbe la baronne, et ne lui répondit pas.
—C’est une fille tout à fait sauvage!... se dit Adeline.
—Oh! madame, il y en a beaucoup comme elle au faubourg! dit la femme du fumiste.
—Mais elle ignore tout, même le mal, mon Dieu! Pourquoi ne me réponds-tu pas?... demanda la baronne en essayant de prendre Atala par la main.
Atala courroucée recula d’un pas.
—Vous êtes une vieille folle! dit-elle. Mon père et ma mère étaient à jeun depuis une semaine! Ma mère voulait faire de moi quelque chose de bien mauvais, puisque mon père l’a battue en l’appelant voleuse! Pour lors, monsieur Vyder a payé toutes les dettes de mon père et de ma mère et leur a donné de l’argent... oh! plein un sac!... Et il m’a emmenée, que mon pauvre papa pleurait... Mais il fallait nous quitter!... Eh bien! est-ce mal? demanda-t-elle.
—Et aimez-vous bien ce monsieur Vyder?...
—Si je l’aime?... dit-elle. Je crois bien, madame! il me raconte de belles histoires tous les soirs!... Et il m’a donné de belles robes, du linge, un châle. Mais, c’est que suis nippée comme une princesse, et je ne porte plus de sabots! Enfin, depuis deux mois, je ne sais plus ce que c’est que d’avoir faim. Je ne mange plus de pommes de terre! Il m’apporte des bonbons, des pralines! Oh! que c’est bon, le chocolat praliné!... Je fais tout ce qu’il veut pour un sac de chocolat! Et puis, mon gros père Vyder est bien bon, il me soigne si bien, si gentiment, que ça me fait voir comment aurait dû être ma mère... Il va prendre une vieille bonne pour me soigner, car il ne veut pas que je me salisse les mains à faire la cuisine. Depuis un mois, il commence à gagner pas mal d’argent, il m’apporte trois francs tous les soirs... que je mets dans une tirelire! Seulement, il ne veut pas que je sorte, excepté pour venir ici... C’est ça un amour d’homme; aussi, fait-il de moi ce qu’il veut... Il m’appelle sa petite chatte! et ma mère ne m’appelait que petite B...., ou bien f.... p.....! voleuse, vermine! Est-ce que je sais!
—Eh bien! pourquoi, mon enfant, ne ferais-tu pas ton mari du père Vyder?...
—Mais, c’est fait, madame! dit la jeune fille en regardant la baronne d’un air plein de fierté, sans rougir, le front pur, les yeux calmes. Il m’a dit que j’étais sa petite femme, mais c’est bien embêtant d’être la femme d’un homme!... Allez! sans les pralines!...
—Mon Dieu! se dit à voix basse la baronne, quel est le monstre qui a pu abuser d’une si complète et si sainte innocence? Remettre cette enfant dans le bon sentier, n’est-ce pas racheter bien des fautes! Moi je savais ce que je faisais! se dit-elle en pensant à sa scène avec Crevel. Elle! elle ignore tout!
—Connaissez-vous monsieur Samanon?... demanda la petite Atala d’un air câlin.
—Non, ma petite; mais pourquoi me demandes-tu cela?
—Bien vrai? dit l’innocente créature.
—Ne crains rien de madame, Atala!... dit la femme du fumiste, c’est un ange!
—C’est que mon gros chat a peur d’être trouvé par ce Samanon, il se cache... et que je voudrais bien qu’il pût être libre...
—Et pourquoi?...
—Dame! il me mènerait à Bobino! peut-être à l’Ambigu!
—Quelle ravissante créature! dit la baronne en embrassant cette petite fille.
—Êtes-vous riche?... demanda Atala qui jouait avec les manchettes de la baronne.
—Oui et non, répondit la baronne. Je suis riche pour les bonnes petites filles comme toi, quand elles veulent se laisser instruire des devoirs du chrétien par un prêtre, et aller dans le bon chemin.
—Dans quel chemin? dit Atala. Je vais bien sur mes jambes.
—Le chemin de la vertu!
Atala regarda la baronne d’un air matois et rieur.
—Vois madame, elle est heureuse depuis qu’elle est rentrée dans le sein de l’Église!... dit la baronne en montrant la femme du fumiste. Tu t’es mariée comme les bêtes s’accouplent.
—Moi! reprit Atala, mais si vous voulez me donner ce que me donne le père Vyder, je serai bien contente de ne pas me marier. C’est une scie! savez-vous ce que c’est?...
—Une fois qu’on s’est unie à un homme, comme toi, reprit la baronne, la vertu veut qu’on lui soit fidèle.
—Jusqu’à ce qu’il meure?... dit Atala d’un air fin, je n’en aurai pas pour long-temps. Si vous saviez comme le père Vyder tousse et souffle! Peuh! peuh! fit-elle en imitant le vieillard.
—La vertu, la morale veulent, reprit la baronne, que l’Église qui représente Dieu, et la mairie qui représente la loi, consacrent votre mariage. Vois, madame, elle s’est mariée légitimement...
—Est-ce que ça sera plus amusant? demanda l’enfant.
—Tu seras plus heureuse, dit la baronne, car personne ne pourra te reprocher ce mariage. Tu plairas à Dieu! Demande à madame si elle s’est mariée sans avoir reçu le sacrement du mariage?
Atala regarda la femme du fumiste.
—Qu’a-t-elle plus que moi? demanda-t-elle. Je suis plus jolie qu’elle.
—Oui, mais je suis une honnête femme, et toi, l’on peut te donner un vilain nom...
—Comment veux-tu que Dieu te protége, si tu foules aux pieds les lois divines et humaines? dit la baronne. Sais-tu que Dieu tient en réserve un paradis pour ceux qui suivent les commandements de son Église?
—Quéqu’il y a dans le paradis? Y a-t-il des spectacles? dit Atala.
—Oh! le paradis, c’est, dit la baronne, toutes les jouissances que tu peux imaginer. Il est plein d’anges, dont les ailes sont blanches. On y voit Dieu dans sa gloire, on partage sa puissance, on est heureux à tout moment et dans l’éternité!...
Atala Judici écoutait la baronne comme elle eût écouté de la musique; et, la voyant hors d’état de comprendre, Adeline pensa qu’il fallait prendre une autre voie en s’adressant au vieillard.
—Retourne chez toi, ma petite, et j’irai parler à ce monsieur Vyder. Est-il Français?...
—Il est Alsacien, madame; mais il sera riche, allez! Si vous vouliez payer ce qu’il doit à ce vilain Samanon, il vous rendrait votre argent! car il aura dans quelques mois, dit-il, six mille francs de rente, et nous irons alors vivre à la campagne, bien loin, dans les Vosges...
Ce mot les Vosges fit tomber la baronne dans une rêverie profonde. Elle revit son village! La baronne fut tirée de cette douloureuse méditation par les salutations du fumiste qui venait lui donner les preuves de sa prospérité.
—Dans un an, madame, je pourrai vous rendre les sommes que vous nous avez prêtées, car c’est l’argent du bon Dieu! c’est celui des pauvres et des malheureux! Si je fais fortune, vous puiserez un jour dans notre bourse, je rendrai par vos mains aux autres le secours que vous nous avez apporté.
—En ce moment, dit la baronne, je ne vous demande pas d’argent, je vous demande votre coopération à une bonne œuvre. Je viens de voir la petite Judici qui vit avec un vieillard, et je veux les marier religieusement, légalement.
—Ah! le père Vyder! c’est un bien brave et digne homme, il est de bon conseil. Ce pauvre vieux s’est déjà fait des amis dans le quartier, depuis deux mois qu’il y est venu. Il me met mes mémoires au net. C’est un brave colonel, je crois, qui a bien servi l’Empereur... Ah! comme il aime Napoléon! Il est décoré, mais il ne porte jamais de décorations. Il attend qu’il se soit refait, car il a des dettes, le pauvre cher homme!... je crois même qu’il se cache, il est sous le coup des huissiers...
—Dites que je payerai ses dettes, s’il veut épouser la petite...
—Ah bien! ce sera bientôt fait. Tenez, madame, allons-y... c’est à deux pas, dans le passage du Soleil!
La baronne et le fumiste sortirent pour aller au passage du Soleil.
—Par ici, madame, dit le fumiste en montrant la rue de la Pépinière.
Le passage du Soleil est en effet au commencement de la rue de la Pépinière et débouche rue du Rocher. Au milieu de ce passage de création récente, et dont les boutiques sont d’un prix très-modique, la baronne aperçut, au-dessus d’un vitrage garni de taffetas vert, à une hauteur qui ne permettait pas aux passants de jeter des regards indiscrets: ÉCRIVAIN PUBLIC, et sur la porte:
CABINET D’AFFAIRES.
Ici l’on rédige les pétitions, on met les mémoires au net, etc.
Discrétion, célérité.
L’intérieur ressemblait à ces bureaux de transit où les omnibus de Paris font attendre les places de correspondance aux voyageurs. Un escalier intérieur menait sans doute à l’appartement en entresol éclairé par la galerie et qui dépendait de la boutique. La baronne aperçut un bureau de bois blanc noirci, des cartons, et un ignoble fauteuil acheté d’occasion. Une casquette et un abat-jour en taffetas vert à fil d’archal tout crasseux annonçaient soit des précautions prises pour se déguiser, soit une faiblesse d’yeux assez concevable chez un vieillard.
—Il est là-haut, dit le fumiste, je vais monter le prévenir et le faire descendre.
La baronne baissa son voile et s’assit. Un pas pesant ébranla le petit escalier de bois, et Adeline ne put retenir un cri perçant en voyant son mari, le baron Hulot, en veste grise tricotée, en pantalon de vieux molleton gris et en pantoufles.
—Que voulez-vous, madame? dit Hulot galamment.
Adeline se leva, saisit Hulot, et lui dit d’une voix brisée par l’émotion:—Enfin, je te retrouve!...
—Adeline!... s’écria le baron stupéfait qui ferma la porte de la boutique. Joseph! cria-t-il au fumiste, allez-vous-en par l’allée.
—Mon ami, dit-elle oubliant tout dans l’excès de sa joie, tu peux revenir au sein de ta famille, nous sommes riches! ton fils a cent soixante mille francs de rente! ta pension est libre, tu as un arriéré de quinze mille francs à toucher sur ton simple certificat de vie! Valérie est morte en te léguant trois cent mille francs. On a bien oublié ton nom, va! tu peux rentrer dans le monde, et tu trouveras d’abord chez ton fils une fortune. Viens, notre bonheur sera complet. Voici bientôt trois ans que je te cherche, et j’espérais si bien te rencontrer, que tu as un appartement tout prêt à te recevoir. Oh! sors d’ici, sors de l’affreuse situation où je te vois!
—Je le veux bien, dit le baron étourdi; mais pourrai-je emmener la petite?
—Hector, renonce à elle! fais cela pour ton Adeline qui ne t’a jamais demandé le moindre sacrifice! je te promets de doter cette enfant, de la bien marier, de la faire instruire. Qu’il soit dit qu’une de celles qui t’ont rendu heureux soit heureuse, et ne tombe plus ni dans le vice, ni dans la fange!
—C’est donc toi, reprit le baron avec un sourire, qui voulais me marier?... Reste un instant là, dit-il, je vais aller m’habiller là-haut, où j’ai dans une malle des vêtements convenables...
Quand Adeline fut seule, et qu’elle regarda de nouveaux cette affreuse boutique, elle fondit en larmes.—Il vivait là, se dit-elle, et nous sommes dans l’opulence!... Pauvre homme! a-t-il été puni, lui qui était l’élégance même! Le fumiste vint saluer sa bienfaitrice, qui lui dit de faire avancer une voiture. Quand le fumiste revint, la baronne le pria de prendre chez lui la petite Atala Judici, de l’emmener sur-le-champ.
—Vous lui direz, ajouta-t-elle, que si elle veut se mettre sous la direction de monsieur le curé de la Madeleine, le jour où elle fera sa première communion je lui donnerai trente mille francs de dot et un bon mari, quelque brave jeune homme!
—Mon fils aîné, madame! il a vingt-deux ans, et il adore cette enfant!
Le baron descendit en ce moment, il avait les yeux humides.
—Tu me fais quitter, dit-il à l’oreille de sa femme, la seule créature qui ait approché de l’amour que tu as pour moi! Cette petite fond en larmes, et je ne puis pas l’abandonner ainsi...
—Sois tranquille, Hector! elle va se trouver au milieu d’une honnête famille, et je réponds de ses mœurs.
—Ah! je puis te suivre alors, dit le baron en conduisant sa femme à la citadine.
Hector, redevenu baron d’Ervy, avait mis un pantalon et une redingote en drap bleu, un gilet blanc, une cravate noire et des gants. Lorsque la baronne fut assise au fond de la voiture, Atala s’y fourra par un mouvement de couleuvre.
—Ah! madame, dit-elle, laissez-moi vous accompagner et aller avec vous... Tenez, je serai bien gentille, bien obéissante, je ferai tout ce que vous voudrez; mais ne me séparez pas du père Vyder, de mon bienfaiteur qui me donne de si bonnes choses. Je vais être battue!...
—Allons, Atala, dit le baron, cette dame est ma femme, et il faut nous quitter...
—Elle! si vieille que ça! répondit l’innocente, et qui tremble comme une feuille! Oh! c’te tête!
Et elle imita railleusement le tressaillement de la baronne. Le fumiste, qui courait après la petite Judici, vint à la portière de la voiture.
—Emportez-la! dit la baronne.
Le fumiste prit Atala dans ses bras et l’emmena chez lui de force.
—Merci de ce sacrifice, mon ami! dit Adeline en prenant la main du baron et la serrant avec une joie délirante. Es-tu changé! Comme tu dois avoir souffert! Quelle surprise pour ta fille, pour ton fils!
Adeline parlait comme parlent les amants qui se revoient après une longue absence, de mille choses à la fois. En dix minutes, le baron et sa femme arrivèrent rue Louis-le-Grand, où Adeline trouva la lettre suivante:
«Madame la baronne,
»Monsieur le baron d’Ervy est resté un mois rue de Charonne, sous le nom de Thorec, anagramme d’Hector. Il est maintenant passage du Soleil, sous le nom de Vyder. Il se dit Alsacien, fait des écritures, et vit avec une jeune fille nommée Atala Judici. Prenez bien des précautions, madame, car on cherche activement le baron, je ne sais dans quel intérêt.
»La comédienne a tenu sa parole, et se dit, comme toujours,
»Madame la baronne,
»Votre humble servante,
»J. M.»
Le retour du baron excita des transports de joie qui le convertirent à la vie de famille. Il oublia la petite Atala Judici, car les excès de la passion l’avaient fait arriver à la mobilité de sensations qui distingue l’enfance. Le bonheur de la famille fut troublé par le changement survenu chez le baron. Après avoir quitté ses enfants encore valide, il revenait presque centenaire, cassé, voûté, la physionomie dégradée. Un dîner splendide, improvisé par Célestine, rappela les dîners de la cantatrice au vieillard qui fut étourdi des splendeurs de sa famille.
—Vous fêtez le retour du père prodigue! dit-il à l’oreille d’Adeline.
—Chut!... tout est oublié, répondit-elle.
—Et Lisbeth? demanda le baron qui ne vit pas la vieille fille.
—Hélas! répondit Hortense, elle est au lit, elle ne se lève plus, et nous aurons le chagrin de la perdre bientôt. Elle compte te voir après dîner.
Le lendemain matin, au lever du soleil, Hulot fils fut averti par son concierge que des soldats de la garde municipale cernaient toute sa propriété. Des gens de justice cherchaient le baron Hulot. Le garde du commerce, qui suivait la portière, présenta des jugements en règle à l’avocat, en lui demandant s’il voulait payer pour son père. Il s’agissait de dix mille francs de lettres de change souscrites au profit d’un usurier nommé Samanon, et qui probablement avait donné deux ou trois mille francs au baron d’Ervy. Hulot fils pria le garde du commerce de renvoyer son monde, et il paya.—Sera-ce là tout? se dit-il avec inquiétude.
Lisbeth, déjà bien malheureuse du bonheur qui luisait sur la famille, ne put soutenir cet événement heureux. Elle empira si bien, qu’elle fut condamnée par Bianchon à mourir une semaine après, vaincue au bout de cette longue lutte marquée pour elle par tant de victoires. Elle garda le secret de sa haine au milieu de l’affreuse agonie d’une phthisie pulmonaire. Elle eut d’ailleurs la satisfaction suprême de voir Adeline, Hortense, Hulot, Victorin, Steinbock, Célestine et leurs enfants tous en larmes autour de son lit, et la regrettant comme l’ange de la famille. Le baron Hulot, mis à un régime substantiel qu’il ignorait depuis bientôt trois ans, reprit de la force, et il se ressembla presque à lui-même. Cette restauration rendit Adeline heureuse à un tel point que l’intensité de son tressaillement nerveux diminua.—Elle finira par être heureuse! se dit Lisbeth la veille de sa mort en voyant l’espèce de vénération que le baron témoignait à sa femme dont les souffrances lui avaient été racontées par Hortense et par Victorin. Ce sentiment hâta la fin de la cousine Bette, dont le convoi fut mené par toute une famille en larmes.
Le baron et la baronne Hulot, se voyant arrivés à l’âge du repos absolu, donnèrent au comte et à la comtesse Steinbock les magnifiques appartements du premier étage, et se logèrent au second. Le baron, par les soins de son fils, obtint une place dans un chemin de fer, au commencement de l’année 1845, avec six mille francs d’appointements, qui, joints aux six mille francs de pension de sa retraite et à la fortune léguée par madame Crevel, lui composèrent vingt-quatre mille francs de rente. Hortense, ayant été séparée de biens avec son mari pendant les trois années de brouille, Victorin n’hésita plus à placer au nom de sa sœur les deux cent mille francs du fidéicommis, et il fit à Hortense une pension de douze mille francs. Wenceslas, mari d’une femme riche, ne lui faisait aucune infidélité; mais il flânait, sans pouvoir se résoudre à entreprendre une œuvre, si petite qu’elle fût. Redevenu artiste in partibus, il avait beaucoup de succès dans les salons, il était consulté par beaucoup d’amateurs; enfin il passa critique, comme tous les impuissants qui mentent à leurs débuts. Chacun de ces ménages jouissait donc d’une fortune particulière, quoique vivant en famille. Éclairée par tant de malheurs, la baronne laissait à son fils le soin de gérer les affaires, et réduisait ainsi le baron à ses appointements, espérant que l’exiguïté de ce revenu l’empêcherait de retomber dans ses anciennes erreurs. Mais, par un bonheur étrange, et sur lequel ni la mère ni le fils ne comptaient, le baron semblait avoir renoncé au beau sexe. Sa tranquillité, mise sur le compte de la nature, avait fini par tellement rassurer la famille, qu’on jouissait entièrement de l’amabilité revenue et des charmantes qualités du baron d’Ervy. Plein d’attention pour sa femme et pour ses enfants, il les accompagnait au spectacle, dans le monde où il reparut, et il faisait avec une grâce exquise les honneurs du salon de son fils. Enfin, ce père prodigue reconquis donnait la plus grande satisfaction à sa famille. C’était un agréable vieillard, complétement détruit, mais spirituel, n’ayant gardé de son vice que ce qui pouvait en faire une vertu sociale. On arriva naturellement à une sécurité complète. Les enfants et la baronne portaient aux nues le père de famille, en oubliant la mort des deux oncles! La vie ne va pas sans de grands oublis!
Madame Victorin, qui menait avec un grand talent de ménagère, dû d’ailleurs aux leçons de Lisbeth, cette maison énorme, avait été forcée de prendre un cuisinier. Le cuisinier rendit nécessaire une fille de cuisine. Les filles de cuisine sont aujourd’hui des créatures ambitieuses, occupées à surprendre les secrets du chef, et qui deviennent des cuisinières dès qu’elles savent faire tourner les sauces. Donc on change très-souvent de filles de cuisine. Au commencement du mois de décembre 1845, Célestine prit pour fille de cuisine, une grosse Normande d’Isigny, à taille courte, à bons bras rouges, munie d’un visage commun, bête comme une pièce de circonstance, et qui se décida difficilement à quitter le bonnet de coton classique dont se coiffent les filles de la Basse-Normandie. Cette fille, douée d’un embonpoint de nourrice, semblait près de faire éclater la cotonnade dont elle entourait son corsage. On eût dit que sa figure rougeaude avait été taillée dans du caillou, tant les jaunes contours en étaient fermes. On ne fit naturellement aucune attention dans la maison, à l’entrée de cette fille appelée Agathe, la vraie fille délurée que la province envoie journellement à Paris. Agathe tenta médiocrement le cuisinier, tant elle était grossière dans son langage, car elle avait servi les rouliers, elle sortait d’une auberge de faubourg, et au lieu de faire la conquête du chef et d’obtenir de lui qu’il lui montrât le grand art de la cuisine, elle fut l’objet de son mépris. Le cuisinier courtisait Louise, la femme de chambre de la comtesse Steinbock. Aussi la Normande, se voyant maltraitée, se plaignit-elle de son sort; elle était toujours envoyée dehors, sous un prétexte quelconque, quand le chef finissait un plat ou parachevait une sauce.—Décidément, je n’ai pas de chance, disait-elle, j’irai dans une autre maison. Néanmoins, elle resta, quoiqu’elle eût demandé déjà deux fois à sortir.
Une nuit, Adeline, réveillée par un bruit étrange, ne trouva plus Hector dans le lit qu’il occupait auprès du sien, car ils couchaient dans des lits jumeaux, ainsi qu’il convient à des vieillards. Elle attendit une heure sans voir revenir le baron. Prise de peur, croyant à une catastrophe tragique, à l’apoplexie, elle monta d’abord à l’étage supérieur occupé par les mansardes où couchaient les domestiques, et fut attirée vers la chambre d’Agathe, autant par la vive lumière qui sortait par la porte, entrebâillée, que par le murmure de deux voix. Elle s’arrêta tout épouvantée en reconnaissant la voix du baron, qui, séduit par les charmes d’Agathe, en était arrivé par la résistance calculée de cette atroce maritorne, à lui dire ces odieuses paroles:—Ma femme n’a pas long-temps à vivre, et si tu veux tu pourras être baronne. Adeline jeta un cri, laissa tomber son bougeoir et s’enfuit.
Trois jours après, la baronne, administrée la veille, était à l’agonie et se voyait entourée de sa famille en larmes. Un moment avant d’expirer, elle prit la main de son mari, la pressa et lui dit à l’oreille:—Mon ami, je n’avais plus que ma vie à te donner: dans un moment tu seras libre, et tu pourras faire une baronne Hulot.
Et l’on vit, ce qui doit être rare, des larmes sortir des yeux d’une morte. La férocité du Vice avait vaincu la patience de l’ange, à qui, sur le bord de l’Éternité, il échappa le seul mot de reproche qu’elle eût fait entendre de toute sa vie.
Le baron Hulot quitta Paris trois jours après l’enterrement de sa femme. Onze mois après, Victorin apprit indirectement le mariage de son père avec mademoiselle Agathe Piquetard, qui s’était célébré à Isigny, le premier février mil huit cent quarante-six.
—Les ancêtres peuvent s’opposer au mariage de leurs enfants, mais les enfants ne peuvent pas empêcher les folies des ancêtres en enfance, dit maître Hulot à maître Popinot, le second fils de l’ancien ministre du commerce, qui lui parlait de ce mariage.
DEUXIÈME ÉPISODE.
LE COUSIN PONS.
Vers trois heures de l’après-midi, dans le mois d’octobre de l’année 1844, un homme âgé d’une soixantaine d’années, mais à qui tout le monde eût donné plus que cet âge, allait le long du boulevard des Italiens, le nez à la piste, les lèvres papelardes, comme un négociant qui vient de conclure une excellente affaire, ou comme un garçon content de lui-même au sortir d’un boudoir. C’est à Paris la plus grande expression connue de la satisfaction personnelle chez l’homme. En apercevant de loin ce vieillard, les personnes qui sont là tous les jours assises sur des chaises, livrées au plaisir d’analyser les passants, laissaient toutes poindre dans leurs physionomies ce sourire particulier aux gens de Paris, et qui dit tant de choses ironiques, moqueuses ou compatissantes, mais qui, pour animer le visage du Parisien, blasé sur tous les spectacles possibles, exigent de hautes curiosités vivantes. Un mot fera comprendre et la valeur archéologique de ce bonhomme et la raison du sourire qui se répétait comme un écho dans tous les yeux. On demandait à Hyacinthe, un acteur célèbre par ses saillies, où il faisait faire les chapeaux à la vue desquels la salle pouffe de rire: «—Je ne les fais point faire, je les garde!» répondit-il. Eh bien! il se rencontre dans le million d’acteurs qui composent la grande troupe de Paris, des Hyacinthes sans le savoir qui gardent sur eux tous les ridicules d’un temps, et qui vous apparaissent comme la personnification de toute une époque pour vous arracher une bouffée de gaieté quand vous vous promenez en dévorant quelque chagrin amer causé par la trahison d’un ex-ami.
En conservant dans quelques détails de sa mise une fidélité quand même aux modes de l’an 1806, ce passant rappelait l’Empire sans être par trop caricature. Pour les observateurs, cette finesse rend ces sortes d’évocations extrêmement précieuses. Mais cet ensemble de petites choses voulait l’attention analytique dont sont doués les connaisseurs en flânerie; et, pour exciter le rire à distance, le passant devait offrir une de ces énormités à crever les yeux, comme on dit, et que les acteurs recherchent pour assurer le succès de leurs entrées. Ce vieillard, sec et maigre, portait un spencer couleur noisette sur un habit verdâtre à boutons de métal blanc!... Un homme en spencer, en 1844, c’est, voyez-vous, comme si Napoléon eût daigné ressusciter pour deux heures.
Le spencer fut inventé, comme son nom l’indique, par un lord sans doute vain de sa jolie taille. Avant la paix d’Amiens, cet Anglais avait résolu le problème de couvrir le buste sans assommer le corps par le poids de cet affreux carrick qui finit aujourd’hui sur le dos des vieux cochers de fiacre; mais comme les fines tailles sont en minorité, la mode du spencer pour homme n’eut en France qu’un succès passager, quoique ce fût une invention anglaise. A la vue du spencer, les gens de quarante à cinquante ans revêtaient par la pensée ce monsieur de bottes à revers, d’une culotte de casimir vert-pistache à nœud de rubans, et se revoyaient dans le costume de leur jeunesse! Les vieilles femmes se remémoraient leurs conquêtes! Quant aux jeunes gens, ils se demandaient pourquoi ce vieil Alcibiade avait coupé la queue à son paletot. Tout concordait si bien à ce spencer que vous n’eussiez pas hésité à nommer ce passant un homme-Empire, comme on dit un meuble-Empire; mais il ne symbolisait l’Empire que pour ceux à qui cette magnifique et grandiose époque est connue, au moins de visu; car il exigeait une certaine fidélité de souvenirs quant aux modes. L’Empire est déjà si loin de nous, que tout le monde ne peut pas se le figurer dans sa réalité gallo-grecque.
Le chapeau mis en arrière découvrait presque tout le front avec cette espèce de crânerie par laquelle les administrateurs et les pékins essayèrent alors de répondre à celle des militaires. C’était d’ailleurs un horrible chapeau de soie à quatorze francs, aux bords intérieurs duquel de hautes et larges oreilles imprimaient des marques blanchâtres, vainement combattues par la brosse. Le tissu de soie mal appliqué, comme toujours, sur le carton de la forme, se plissait en quelques endroits, et semblait être attaqué de la lèpre, en dépit de la main qui le pansait tous les matins.
Sous ce chapeau, qui paraissait près de tomber, s’étendait une de ces figures falotes et drôlatiques comme les Chinois seuls en savent inventer pour leurs magots. Ce vaste visage percé comme une écumoire, où les trous produisaient des ombres, et refouillé comme un masque romain, démentait toutes les lois de l’anatomie. Le regard n’y sentait point de charpente. Là où le dessin voulait des os, la chair offrait des méplats gélatineux, et là où les figures présentent ordinairement des creux, celle-là se contournait en bosses flasques. Cette face grotesque, écrasée en forme de potiron, attristée par des yeux gris surmontés de deux lignes rouges au lieu de sourcils, était commandée par un nez à la Don Quichotte, comme une plaine est dominée par un bloc erratique. Ce nez exprime, ainsi que Cervantes avait dû le remarquer, une disposition native à ce dévouement aux grandes choses qui dégénère en duperie. Cette laideur, poussée tout au comique, n’excitait cependant point le rire. La mélancolie excessive qui débordait par les yeux pâles de ce pauvre homme atteignait le moqueur et lui glaçait la plaisanterie sur les lèvres. On pensait aussitôt que la nature avait interdit à ce bonhomme d’exprimer la tendresse, sous peine de faire rire une femme ou de l’affliger. Le Français se tait devant ce malheur, qui lui paraît le plus cruel de tous les malheurs: ne pouvoir plaire!
Cet homme si disgracié par la nature était mis comme le sont les pauvres de la bonne compagnie, à qui les riches essaient assez souvent de ressembler. Il portait des souliers cachés par des guêtres, faites sur le modèle de celles de la garde impériale, et qui lui permettaient sans doute de garder les mêmes chaussettes pendant un certain temps. Son pantalon en drap noir présentait des reflets rougeâtres, et sur les plis des lignes blanches ou luisantes qui, non moins que la façon, assignaient à trois ans la date de l’acquisition. L’ampleur de ce vêtement déguisait assez mal une maigreur provenue plutôt de la constitution que d’un régime pythagoricien; car le bonhomme, doué d’une bouche sensuelle à lèvres lippues, montrait en souriant des dents blanches dignes d’un requin. Le gilet à châle, également en drap noir, mais doublé d’un gilet blanc sous lequel brillait en troisième ligne le bord d’un tricot rouge, vous remettait en mémoire les cinq gilets de Garat. Une énorme cravate en mousseline blanche dont le nœud prétentieux avait été cherché par un Beau pour charmer les femmes charmantes de 1809, dépassait si bien le menton que la figure semblait s’y plonger comme dans un abîme. Un cordon de soie tressée, jouant les cheveux, traversait la chemise et protégeait la montre contre un vol improbable. L’habit verdâtre, d’une propreté remarquable, comptait quelque trois ans de plus que le pantalon; mais le collet en velours noir et les boutons en métal blanc récemment renouvelés trahissaient les soins domestiques poussés jusqu’à la minutie.
Cette manière de retenir le chapeau par l’occiput, le triple gilet, l’immense cravate où plongeait le menton, les guêtres, les boutons de métal sur l’habit verdâtre, tous ces vestiges des modes impériales s’harmoniaient aux parfums arriérés de la coquetterie des Incroyables, à je ne sais quoi de menu dans les plis, de correct et de sec dans l’ensemble, qui sentait l’école de David, qui rappelait les meubles grêles de Jacob. On reconnaissait d’ailleurs à la première vue un homme bien élevé en proie à quelque vice secret, ou l’un de ces petits rentiers dont toutes les dépenses sont si nettement déterminées par la médiocrité du revenu, qu’une vitre cassée, un habit déchiré, ou la peste philanthropique d’une quête, suppriment leurs menus plaisirs pendant un mois. Si vous eussiez été là, vous vous seriez demandé pourquoi le sourire animait cette figure grotesque dont l’expression habituelle devait être triste et froide, comme celle de tous ceux qui luttent obscurément pour obtenir les triviales nécessités de l’existence. Mais en remarquant la précaution maternelle avec laquelle ce vieillard singulier tenait de sa main droite un objet évidemment précieux, sous les deux basques gauches de son double habit, pour le garantir des chocs imprévus; en lui voyant surtout l’air affairé que prennent les oisifs chargés d’une commission, vous l’auriez soupçonné d’avoir retrouvé quelque chose d’équivalent au bichon d’une marquise et de l’apporter triomphalement, avec la galanterie empressée d’un homme-Empire, à la charmante femme de soixante ans qui n’a pas encore su renoncer à la visite journalière de son attentif. Paris est la seule ville du monde où vous rencontriez de pareils spectacles, qui font de ses boulevards un drame continu joué gratis par les Français, au profit de l’Art.
D’après le galbe de cet homme osseux, et malgré son hardi spencer, vous l’eussiez difficilement classé parmi les artistes parisiens, nature de convention dont le privilége, assez semblable à celui du gamin de Paris, est de réveiller dans les imaginations bourgeoises les jovialités les plus mirobolantes, puisqu’on a remis en honneur ce vieux mot drôlatique. Ce passant était pourtant un grand prix, l’auteur de la première cantate couronnée à l’Institut, lors du rétablissement de l’Académie de Rome, enfin monsieur Sylvain Pons!... l’auteur de célèbres romances roucoulées par nos mères, de deux ou trois opéras joués en 1815 et 1816, puis de quelques partitions inédites. Ce digne homme finissait chef d’orchestre à un théâtre des boulevards. Il était, grâce à sa figure, professeur dans quelques pensionnats de demoiselles, et n’avait pas d’autres revenus que ses appointements et ses cachets. Courir le cachet à cet âge!... Combien de mystères dans cette situation peu romanesque!
Ce dernier porte-spencer portait donc sur lui plus que les symboles de l’Empire, il portait encore un grand enseignement écrit sur ses trois gilets. Il montrait gratis une des nombreuses victimes du fatal et funeste système nommé Concours qui règne encore en France après cent ans de pratique sans résultat. Cette presse des intelligences fut inventée par Poisson de Marigny, le frère de madame de Pompadour, nommé, vers 1746, directeur des Beaux-Arts. Or, tâchez de compter sur vos doigts les gens de génie fournis depuis un siècle par les lauréats? D’abord, jamais aucun effort administratif ou scolaire ne remplacera les miracles du hasard auquel on doit les grands hommes. C’est, entre tous les mystères de la génération, le plus inaccessible à notre ambitieuse analyse moderne. Puis, que penseriez-vous des Égyptiens qui, dit-on, inventèrent des fours pour faire éclore des poulets, s’ils n’eussent point immédiatement donné la becquée à ces mêmes poulets? Ainsi se comporte cependant la France qui tâche de produire des artistes par la serre-chaude du Concours; et, une fois le statuaire, le peintre, le graveur, le musicien obtenus par ce procédé mécanique, elle ne s’en inquiète pas plus que le dandy ne se soucie le soir des fleurs qu’il a mises à sa boutonnière. Il se trouve que l’homme de talent est Greuze ou Watteau, Félicien David ou Pagnest, Géricault ou Decamps, Auber ou David d’Angers, Eugène Delacroix ou Meissonier, gens peu soucieux des grands prix et poussés en pleine terre sous les rayons de ce soleil invisible, nommé la Vocation.
Envoyé par l’État à Rome, pour devenir un grand musicien, Sylvain Pons en avait rapporté le goût des antiquités et des belles choses d’art. Il se connaissait admirablement en tous ces travaux, chefs-d’œuvre de la main et de la Pensée, compris depuis peu dans ce mot populaire, le Bric-à-Brac. Cet enfant d’Euterpe revint donc à Paris, vers 1810, collectionneur féroce, chargé de tableaux, de statuettes, de cadres, de sculptures en ivoire, en bois, d’émaux, porcelaines, etc., qui, pendant son séjour académique à Rome, avaient absorbé la plus grande partie de l’héritage paternel, autant par les frais de transport que par les prix d’acquisition. Il avait employé de la même manière la succession de sa mère durant le voyage qu’il fit en Italie, après ces trois ans officiels passés à Rome. Il voulut visiter à loisir Venise, Milan, Florence, Bologne, Naples, séjournant dans chaque ville en rêveur, en philosophe, avec l’insouciance de l’artiste qui, pour vivre, compte sur son talent, comme les filles de joie comptent sur leur beauté. Pons fut heureux pendant ce splendide voyage autant que pouvait l’être un homme plein d’âme et de délicatesse, à qui sa laideur interdisait des succès auprès des femmes, selon la phrase consacrée en 1809, et qui trouvait les choses de la vie toujours au-dessous du type idéal qu’il s’en était créé; mais il avait pris son parti sur cette discordance entre le son de son âme et les réalités. Ce sentiment du beau, conservé pur et vif dans son cœur, fut sans doute le principe des mélodies ingénieuses, fines, pleines de grâce qui lui valurent une réputation de 1810 à 1814. Toute réputation qui se fonde en France sur la vogue, sur la mode, sur les folies éphémères de Paris, produit des Pons. Il n’est pas de pays où l’on soit si sévère pour les grandes choses, et si dédaigneusement indulgent pour les petites. Bientôt noyé dans les flots d’harmonie allemande, et dans la production rossinienne, si Pons fut encore, en 1824, un musicien agréable et connu par quelques dernières romances, jugez de ce qu’il pouvait être en 1831! Aussi, en 1844, l’année où commença le seul drame de cette vie obscure, Sylvain Pons avait-il atteint à la valeur d’une croche antédiluvienne; les marchands de musique ignoraient complétement son existence, quoiqu’il fît à des prix médiocres la musique de quelques pièces à son théâtre et aux théâtres voisins.
Ce bonhomme rendait d’ailleurs justice aux fameux maîtres de notre époque; une belle exécution de quelques morceaux d’élite le faisait pleurer; mais sa religion n’arrivait pas à ce point où elle frise la manie, comme chez les Kreisler d’Hoffmann; il n’en laissait rien paraître, il jouissait en lui-même à la façon des Hatchischins ou des Tériaskis. Le génie de l’admiration, de la compréhension, la seule faculté par laquelle un homme ordinaire devient le frère d’un grand poëte, est si rare à Paris, où toutes les idées ressemblent à des voyageurs passant dans une hôtellerie, que l’on doit accorder à Pons une respectueuse estime. Le fait de l’insuccès du bonhomme peut sembler exorbitant, mais il avouait naïvement sa faiblesse relativement à l’harmonie: il avait négligé l’étude du Contrepoint; et l’orchestration moderne, grandie outre mesure, lui parut inabordable au moment où, par de nouvelles études, il aurait pu se maintenir parmi les compositeurs modernes, devenir, non pas Rossini, mais Hérold. Enfin, il trouva dans les plaisirs du collectionneur de si vives compensations à la faillite de la gloire, que s’il lui eût fallu choisir entre la possession de ses curiosités et le nom de Rossini, le croirait-on? Pons aurait opté pour son cher cabinet. Le vieux musicien pratiquait l’axiome de Chenavard, le savant collectionneur de gravures précieuses, qui prétend qu’on ne peut avoir de plaisir à regarder un Ruysdaël, un Hobbéma, un Holbein, un Raphaël, un Murillo, un Greuze, un Sébastien del Piombo, un Giorgione, un Albert Durer, qu’autant que le tableau n’a coûté que cinquante francs. Pons n’admettait pas d’acquisition au-dessus de cent francs; et, pour qu’il payât un objet cinquante francs, cet objet devait en valoir trois mille. La plus belle chose du monde, qui coûtait trois cents francs, n’existait plus pour lui. Rares avaient été les occasions, mais il possédait les trois éléments du succès: les jambes du cerf, le temps des flâneurs et la patience de l’israélite.
Ce système, pratiqué pendant quarante ans, à Rome comme à Paris, avait porté ses fruits. Après avoir dépensé, depuis son retour de Rome, environ deux mille francs par an, Pons cachait à tous les regards une collection de chefs-d’œuvre en tout genre dont le catalogue atteignait au fabuleux numéro 1907. De 1811 à 1816, pendant ses courses à travers Paris, il avait trouvé pour dix francs ce qui se paye aujourd’hui mille à douze cents francs. C’était des tableaux triés dans les quarante-cinq mille tableaux qui s’exposent par an dans les ventes parisiennes; des porcelaines de Sèvres, pâte tendre, achetées chez les Auvergnats, ces satellites de la Bande-Noire, qui ramenaient sur des charrettes les merveilles de la France-Pompadour. Enfin, il avait ramassé les débris du dix-septième et du dix-huitième siècle, en rendant justice aux gens d’esprit et de génie de l’école française, ces grands inconnus, les Lepautre, les Lavallée-Poussin, etc., qui ont créé le genre Louis XV, le genre Louis XVI, et dont les œuvres défraient aujourd’hui les prétendues inventions de nos artistes, incessamment courbés sur les trésors du Cabinet des Estampes pour faire du nouveau en faisant d’adroits pastiches. Pons devait beaucoup de morceaux à ces échanges, bonheur ineffable des collectionneurs! Le plaisir d’acheter des curiosités n’est que le second, le premier c’est de les brocanter. Le premier, Pons avait collectionné les tabatières et les miniatures. Sans célébrité dans la Bricabraquologie, car il ne hantait pas les ventes, il ne se montrait pas chez les illustres marchands, Pons ignorait la valeur vénale de son trésor.
Feu Dusommerard avait bien essayé de se lier avec le musicien; mais le prince du Bric-à-Brac mourut sans avoir pu pénétrer dans le musée Pons, le seul qui pût être comparé à la célèbre collection Sauvageot. Entre Pons et monsieur Sauvageot, il se rencontrait quelques ressemblances. Monsieur Sauvageot, musicien comme Pons, sans grande fortune aussi, a procédé de la même manière, par les mêmes moyens, avec le même amour de l’art, avec la même haine contre ces illustres riches qui se font des cabinets pour faire une habile concurrence aux marchands. De même que son rival, son émule, son antagoniste pour toutes ces œuvres de la Main, pour ces prodiges du travail, Pons se sentait au cœur une avarice insatiable, l’amour de l’amant pour une belle maîtresse, et la revente, dans les salles de la rue des Jeûneurs, aux coups de marteau des commissaires priseurs, lui semblait un crime de lèse Bric-à-Brac. Il possédait son musée pour en jouir à toute heure, car les âmes créées pour admirer les grandes œuvres, ont la faculté sublime des vrais amants; ils éprouvent autant de plaisir aujourd’hui qu’hier, ils ne se lassent jamais, et les chefs-d’œuvre sont, heureusement, toujours jeunes. Aussi l’objet tenu si paternellement devait-il être une de ces trouvailles que l’on emporte, avec quel amour! amateurs, vous le savez!
Aux premiers contours de cette esquisse biographique, tout le monde va s’écrier: «—Voilà, malgré sa laideur, l’homme le plus heureux de la terre!» En effet, aucun ennui, aucun spleen ne résiste au moxa qu’on se pose à l’âme en se donnant une manie. Vous tous qui ne pouvez plus boire à ce que, dans tous les temps, on a nommé la coupe du plaisir, prenez à tâche de collectionner quoi que ce soit (on a collectionné des affiches!), et vous retrouverez le lingot du bonheur en petite monnaie. Une manie, c’est le plaisir passé à l’état d’idée! Néanmoins, n’enviez pas le bonhomme Pons, ce sentiment reposerait, comme tous les mouvements de ce genre, sur une erreur.
Cet homme, plein de délicatesse, dont l’âme vivait par une admiration infatigable pour la magnificence du Travail humain, cette belle lutte avec les travaux de la nature, était l’esclave de celui des sept péchés capitaux que Dieu doit punir le moins sévèrement: Pons était gourmand. Son peu de fortune et sa passion pour le Bric-à-Brac lui commandaient un régime diététique tellement en horreur avec sa gueule fine, que le célibataire avait tout d’abord tranché la question en allant dîner tous les jours en ville. Or, sous l’Empire, on eut bien plus que de nos jours un culte pour les gens célèbres, peut-être à cause de leur petit nombre et de leur peu de prétentions politiques. On devenait poëte, écrivain, musicien à si peu de frais! Pons, regardé comme le rival probable des Nicolo, des Paër et des Berton, reçut alors tant d’invitations, qu’il fut obligé de les écrire sur un agenda, comme les avocats écrivent leurs causes. Se comportant d’ailleurs en artiste, il offrait des exemplaires de ses romances à tous ses amphitryons, il touchait le forté chez eux, il leur apportait des loges à Feydeau, théâtre pour lequel il travaillait; il y organisait des concerts; il jouait même quelquefois du violon chez ses parents en improvisant un petit bal. Les plus beaux hommes de la France échangeaient en ce temps-là des coups de sabre avec les plus beaux hommes de la coalition; la laideur de Pons s’appela donc originalité, d’après la grande loi promulguée par Molière dans le fameux couplet d’Eliante. Quand il avait rendu quelque service à quelque belle dame, il s’entendit appeler quelquefois un homme charmant, mais son bonheur n’alla jamais plus loin que cette parole.
Pendant cette période, qui dura six ans environ, de 1810 à 1816, Pons contracta la funeste habitude de bien dîner, de voir les personnes qui l’invitaient se mettant en frais, se procurant des primeurs, débouchant leurs meilleurs vins, soignant le dessert, le café, les liqueurs, et le traitant de leur mieux, comme on traitait sous l’Empire, où beaucoup de maisons imitaient les splendeurs des rois, des reines, des princes dont regorgeait Paris. On jouait beaucoup alors à la royauté, comme on joue aujourd’hui à la Chambre en créant une foule de Sociétés à présidents, vice-présidents et secrétaires; Société linière, vinicole, séricicole, agricole, de l’industrie, etc. On est arrivé jusqu’à chercher des plaies sociales pour constituer les guérisseurs en société! Un estomac dont l’éducation se fait ainsi, réagit nécessairement sur le moral et le corrompt en raison de la haute sapience culinaire qu’il acquiert. La Volupté, tapie dans tous les plis du cœur, y parle en souveraine, elle bat en brèche la volonté, l’honneur, elle veut à tout prix sa satisfaction. On n’a jamais peint les exigences de la Gueule, elles échappent à la critique littéraire par la nécessité de vivre; mais on ne se figure pas le nombre des gens que la Table a ruinés. La Table est, à Paris, sous ce rapport, l’émule de la courtisane; c’est, d’ailleurs, la Recette dont celle-ci est la Dépense. Lorsque, d’invité perpétuel, Pons arriva, par sa décadence comme artiste, à l’état de pique-assiette, il lui fut impossible de passer de ces tables si bien servies au brouet lacédémonien d’un restaurant à quarante sous. Hélas! il lui prit des frissons en pensant que son indépendance tenait à de si grands sacrifices, et il se sentit capable des plus grandes lâchetés pour continuer à bien vivre, à savourer toutes les primeurs à leur date, enfin à gobichonner (mot populaire, mais expressif) de bons petits plats soignés. Oiseau picoreur, s’enfuyant le gosier plein, et gazouillant un air pour tout remercîment, Pons éprouvait d’ailleurs un certain plaisir à bien vivre aux dépens de la société qui lui demandait, quoi? de la monnaie de singe. Habitué, comme tous les célibataires qui ont le chez soi en horreur et qui vivent chez les autres, à ces formules, à ces grimaces sociales par lesquelles on remplace les sentiments dans le monde, il se servait des compliments comme de menue monnaie; et, à l’égard des personnes, il se contentait des étiquettes sans plonger une main curieuse dans les sacs.
Cette phase assez supportable dura dix autres années; mais quelles années! Ce fut un automne pluvieux. Pendant tout ce temps, Pons se maintint gratuitement à table, en se rendant nécessaire dans toutes les maisons où il allait. Il entra dans une voie fatale en s’acquittant d’une multitude de commissions, en remplaçant les portiers et les domestiques dans mainte et mainte occasion. Préposé de bien des achats, il devint l’espion honnête et innocent détaché d’une famille dans une autre; mais on ne lui sut aucun gré de tant de courses et de tant de lâchetés.—Pons est un garçon, disait-on, il ne sait que faire de son temps, il est trop heureux de trotter pour nous... Que deviendrait-il?
Bientôt se déclara la froideur que le vieillard répand autour de lui. Cette bise se communique, elle produit son effet dans la température morale, surtout lorsque le vieillard est laid et pauvre. N’est-ce pas être trois fois vieillard? Ce fut l’hiver de la vie, l’hiver au nez rouge, aux joues hâves, avec toutes sortes d’onglées!
De 1836 à 1843, Pons se vit invité rarement. Loin de rechercher le parasite, chaque famille l’acceptait comme on accepte un impôt; on ne lui tenait plus compte de rien, pas même de ses services réels. Les familles où le bonhomme accomplissait ses évolutions, toutes sans respect pour les arts, en adoration devant les résultats, ne prisaient que ce qu’elles avaient conquis depuis 1830: des fortunes ou des positions sociales éminentes. Or, Pons n’ayant pas assez de hauteur dans l’esprit ni dans les manières pour imprimer la crainte que l’esprit ou le génie cause au bourgeois, avait naturellement fini par devenir moins que rien, sans être néanmoins tout à fait méprisé. Quoiqu’il éprouvât dans ce monde de vives souffrances, comme tous les gens timides, il les taisait. Puis, il s’était habitué par degrés à comprimer ses sentiments, à se faire de son cœur un sanctuaire où il se retirait. Ce phénomène, beaucoup de gens superficiels le traduisent par le mot égoïsme. La ressemblance est assez grande entre le solitaire et l’égoïste pour que les médisants paraissent avoir raison contre l’homme de cœur, surtout à Paris, où personne dans le monde n’observe, où tout est rapide comme le flot, où tout passe comme un ministère!
Le cousin Pons succomba donc sous un acte d’accusation d’égoïsme porté en arrière contre lui, car le monde finit toujours par condamner ceux qu’il accuse. Sait-on combien une défaveur imméritée accable les gens timides? Qui peindra jamais les malheurs de la Timidité! Cette situation, qui s’aggravait de jour en jour davantage, explique la tristesse empreinte sur le visage de ce pauvre musicien, qui vivait de capitulations infâmes. Mais les lâchetés que toute passion exige sont autant de liens; plus la passion en demande, plus elle vous attache; elle fait de tous les sacrifices comme un idéal trésor négatif où l’homme voit d’immenses richesses. Après avoir reçu le regard insolemment protecteur d’un bourgeois roide de bêtise, Pons dégustait comme une vengeance le verre de vin de Porto, la caille au gratin qu’il avait commencé de savourer, se disant à lui-même:—Ce n’est pas trop payé!
Aux yeux du moraliste, il se rencontrait cependant en cette vie des circonstances atténuantes. En effet, l’homme n’existe que par une satisfaction quelconque. Un homme sans passion, le juste parfait, est un monstre, un demi-ange qui n’a pas encore ses ailes. Les anges n’ont que des têtes dans la mythologie catholique. Sur terre, le juste, c’est l’ennuyeux Grandisson, pour qui la Vénus des carrefours elle-même se trouverait sans sexe. Or, excepté les rares et vulgaires aventures de son voyage en Italie, où le climat fut sans doute la raison de ses succès, Pons n’avait jamais vu de femmes lui sourire. Beaucoup d’hommes ont cette fatale destinée. Pons était monstre-né; son père et sa mère l’avaient obtenu dans leur vieillesse, et il portait les stigmates de cette naissance hors de saison sur son teint cadavéreux qui semblait avoir été contracté dans le bocal d’esprit-de-vin où la science conserve certains fœtus extraordinaires. Cet artiste, doué d’une âme tendre, rêveuse, délicate, forcé d’accepter le caractère que lui imposait sa figure, désespéra d’être jamais aimé. Le célibat fut donc chez lui moins un goût qu’une nécessité. La gourmandise, le péché des moines vertueux, lui tendit les bras; il s’y précipita comme il s’était précipité dans l’adoration des œuvres d’art et dans son culte pour la musique. La bonne chère et le Bric-à-Brac furent pour lui la monnaie d’une femme; car la musique était son état, et trouvez un homme qui aime l’état dont il vit? A la longue, il en est d’une profession comme du mariage, on n’en sent plus que les inconvénients.
Brillat-Savarin a justifié par parti pris les goûts des gastronomes; mais peut-être n’a-t-il pas assez insisté sur le plaisir réel que l’homme trouve à table. La digestion, en employant les forces humaines, constitue un combat intérieur qui, chez les gastrolâtres, équivaut aux plus hautes jouissances de l’amour. On sent un si vaste déploiement de la capacité vitale, que le cerveau s’annule au profit du second cerveau, placé dans le diaphragme, et l’ivresse arrive par l’inertie même de toutes les facultés. Les boas gorgés d’un taureau sont si bien ivres qu’ils se laissent tuer. Passé quarante ans, quel homme ose travailler après son dîner?... Aussi tous les grands hommes ont-ils été sobres. Les malades en convalescence d’une maladie grave, à qui l’on mesure si chichement une nourriture choisie, ont pu souvent observer l’espèce de griserie gastrique causée par une seule aile de poulet. Le sage Pons, dont toutes les jouissances étaient concentrées dans le jeu de son estomac, se trouvait toujours dans la situation de ces convalescents: il demandait à la bonne chère toutes les sensations qu’elle peut donner, et il les avait jusqu’alors obtenues tous les jours. Personne n’ose dire adieu à une habitude. Beaucoup de suicides se sont arrêtés sur le seuil de la Mort par le souvenir du café où ils vont jouer tous les soirs leur partie de dominos.
En 1835, le hasard vengea Pons de l’indifférence du beau sexe, il lui donna ce qu’on appelle, en style familier, un bâton de vieillesse. Ce vieillard de naissance trouva dans l’amitié un soutien pour sa vie, il contracta le seul mariage que la société lui permît de faire, il épousa un homme, un vieillard, un musicien comme lui. Sans la divine fable de La Fontaine, cette esquisse aurait eu pour titre LES DEUX AMIS. Mais n’eût-ce pas été comme un attentat littéraire, une profanation devant laquelle tout véritable écrivain reculera? Le chef-d’œuvre de notre fabuliste, à la fois la confidence de son âme et l’histoire de ses rêves, doit avoir le privilége éternel de ce titre. Cette page, au fronton de laquelle le poète a gravé ces trois mots: LES DEUX AMIS, est une de ces propriétés sacrées, un temple où chaque génération entrera respectueusement et que l’univers visitera, tant que durera la typographie.
L’ami de Pons était un professeur de piano, dont la vie et les mœurs sympathisaient si bien avec les siennes, qu’il disait l’avoir connu trop tard pour son bonheur; car leur connaissance, ébauchée à une distribution de prix, dans un pensionnat, ne datait que de 1834. Jamais peut-être deux âmes ne se trouvèrent si pareilles dans l’océan humain qui prit sa source au paradis terrestre contre la volonté de Dieu. Ces deux musiciens devinrent en peu de temps l’un pour l’autre une nécessité. Réciproquement confidents l’un de l’autre, ils furent en huit jours comme deux frères. Enfin Schmucke ne croyait pas plus qu’il pût exister un Pons, que Pons ne se doutait qu’il existât un Schmucke. Déjà, ceci suffirait à peindre ces deux braves gens, mais toutes les intelligences ne goûtent pas les brièvetés de la synthèse. Une légère démonstration est nécessaire pour les incrédules.
Ce pianiste, comme tous les pianistes, était un Allemand, Allemand comme le grand Liszt et le grand Mendelssohn, Allemand comme Steibelt, Allemand comme Mozart et Dusseck, Allemand comme Meyer, Allemand comme Dœlher, Allemand comme Thalberg, comme Dreschok, comme Hiller, comme Léopold Mayer, comme Crammer, comme Zimmerman et Kalkbrenner, comme Herz, Woëtz, Karr, Wolff, Pixis, Clara Wieck, et particulièrement tous les Allemands. Quoique grand compositeur, Schmucke ne pouvait être que démonstrateur, tant son caractère se refusait à l’audace nécessaire à l’homme de génie pour se manifester en musique. La naïveté de beaucoup d’Allemands n’est pas continue, elle a cessé; celle qui leur est restée à un certain âge, est prise, comme on prend l’eau d’un canal, à la source de leur jeunesse, et ils s’en servent pour fertiliser leur succès en toute chose, science, art ou argent, en écartant d’eux la défiance. En France, quelques gens fins remplacent cette naïveté d’Allemagne par la bêtise de l’épicier parisien. Mais Schmucke avait gardé toute sa naïveté d’enfant, comme Pons gardait sur lui les reliques de l’Empire, sans s’en douter. Ce véritable et noble Allemand était à la fois le spectacle et les spectateurs, il se faisait de la musique à lui-même. Il habitait Paris, comme un rossignol habite sa forêt, et il y chantait seul de son espèce, depuis vingt ans, jusqu’au moment où il rencontra dans Pons un autre lui-même. (Voir Une Fille d’Ève[*].)
[*] Disponible dans le volume II de cette collection,
https://www.gutenberg.org/ebooks/43851 (Note de transcription.)
Pons et Schmucke avaient en abondance, l’un comme l’autre, dans le cœur et dans le caractère, ces enfantillages de sentimentalité qui distinguent les Allemands: comme la passion des fleurs, comme l’adoration des effets naturels, qui les porte à planter de grosses bouteilles dans leurs jardins pour voir en petit le paysage qu’ils ont en grand sous les yeux; comme cette prédisposition aux recherches qui fait faire à un savant germanique cent lieues dans ses guêtres pour trouver une vérité qui le regarde en riant, assise à la marge du puits sous le jasmin de la cour; comme enfin ce besoin de prêter une signifiance psychique aux riens de la création, qui produit les œuvres inexplicables de Jean-Paul Richter, les griseries imprimées d’Hoffmann et les garde-fous in-folio que l’Allemagne met autour des questions les plus simples, creusées en manière d’abîmes, au fond desquels il ne se trouve qu’un Allemand. Catholiques tous deux, allant à la messe ensemble, ils accomplissaient leurs devoirs religieux, comme des enfants n’ayant jamais rien à dire à leurs confesseurs. Ils croyaient fermement que la musique, la langue du ciel, était aux idées et aux sentiments, ce que les idées et les sentiments sont à la parole, et ils conversaient à l’infini sur ce système, en se répondant l’un à l’autre par des orgies de musique pour se démontrer à eux-mêmes leurs propres convictions, à la manière des amants. Schmucke était aussi distrait que Pons était attentif. Si Pons était collectionneur, Schmucke était rêveur; celui-ci étudiait les belles choses morales, comme l’autre sauvait les belles choses matérielles. Pons voyait et achetait une tasse de porcelaine pendant le temps que Schmucke mettait à se moucher, en pensant à quelque motif de Rossini, de Bellini, de Beethoven, de Mozart, et cherchant dans le monde des sentiments où pouvait se trouver l’origine ou la réplique de cette phrase musicale. Schmucke, dont les économies étaient administrées par la distraction, Pons, prodigue par passion, arrivaient l’un et l’autre au même résultat: zéro dans la bourse à la Saint-Sylvestre de chaque année.
Sans cette amitié, Pons eût succombé peut-être à ses chagrins; mais dès qu’il eut un cœur où décharger le sien, la vie devint supportable pour lui. La première fois qu’il exhala ses peines dans le cœur de Schmucke, le bon Allemand lui conseilla de vivre comme lui, de pain et de fromage, chez lui, plutôt que d’aller manger des dîners qu’on lui faisait payer si cher. Hélas! Pons n’osa pas avouer à Schmucke que, chez lui, le cœur et l’estomac étaient ennemis, que l’estomac s’accommodait de ce qui faisait souffrir le cœur, et qu’il lui fallait à tout prix un bon dîner à déguster, comme à un homme galant une maîtresse à... lutiner. Avec le temps, Schmucke finit par comprendre Pons, car il était trop Allemand pour avoir la rapidité d’observation dont jouissent les Français, et il n’en aima que mieux le pauvre Pons. Rien ne fortifie l’amitié comme lorsque, de deux amis, l’un se croit supérieur à l’autre. Un ange n’aurait eu rien à dire en voyant Schmucke, quand il se frotta les mains au moment où il découvrit dans son ami l’intensité qu’avait prise la gourmandise. En effet, le lendemain le bon Allemand orna le déjeuner de friandises qu’il alla chercher lui-même, et il eut soin d’en avoir tous les jours de nouvelles pour son ami; car depuis leur réunion ils déjeunaient tous les jours ensemble au logis.
Il ne faudrait pas connaître Paris pour imaginer que les deux amis eussent échappé à la raillerie parisienne, qui n’a jamais rien respecté. Schmucke et Pons, en mariant leurs richesses et leurs misères, avaient eu l’idée économique de loger ensemble, et ils supportaient également le loyer d’un appartement fort inégalement partagé, situé dans une tranquille maison de la tranquille rue de Normandie, au Marais. Comme ils sortaient souvent ensemble, qu’ils faisaient souvent les mêmes boulevards côte à côte, les flâneurs du quartier les avaient surnommés les deux casse-noisettes. Ce sobriquet dispense de donner ici le portrait de Schmucke, qui était à Pons ce que la nourrice de Niobé, la fameuse statue du Vatican, est à la Vénus de la Tribune.
IMP. RAÇON
SCHMUCKE. PONS.
Les flâneurs du quartier les avaient surnommés les deux casse-noisettes.
(LE COUSIN PONS.)
Madame Cibot, la portière de cette maison, était le pivot sur lequel roulait le ménage des deux casse-noisettes; mais elle joue un si grand rôle dans le drame qui dénoua cette double existence, qu’il convient de réserver son portrait au moment de son entrée dans cette Scène.
Ce qui reste à dire sur le moral de ces deux êtres en est précisément le plus difficile à faire comprendre aux quatre-vingt-dix-neuf centièmes des lecteurs dans la quarante-septième année du dix-neuvième siècle, probablement à cause du prodigieux développement financier produit par l’établissement des chemins de fer. C’est peu de chose et c’est beaucoup. En effet, il s’agit de donner une idée de la délicatesse excessive de ces deux cœurs. Empruntons une image aux rails-ways, ne fût-ce que par façon de remboursement des emprunts qu’ils nous font. Aujourd’hui les convois en brûlant leurs rails y broient d’imperceptibles grains de sable. Introduisez ce grain de sable invisible pour les voyageurs dans leurs reins, ils ressentiront les douleurs de la plus affreuse maladie, la gravelle; on en meurt. Eh bien! ce qui, pour notre société lancée dans sa voie métallique avec une vitesse de locomotive, est le grain de sable invisible dont elle ne prend nul souci, ce grain incessamment jeté dans les fibres de ces deux êtres, et à tout propos, leur causait comme une gravelle au cœur. D’une excessive tendresse aux douleurs d’autrui, chacun d’eux pleurait de son impuissance; et, pour leurs propres sensations, ils étaient d’une finesse de sensitive qui arrivait à la maladie. La vieillesse, les spectacles continuels du drame parisien, rien n’avait endurci ces deux âmes fraîches, enfantines et pures. Plus ces deux êtres allaient, plus vives étaient leurs souffrances intimes. Hélas! il en est ainsi chez les natures chastes, chez les penseurs tranquilles et chez les vrais poètes qui ne sont tombés dans aucun excès.
Depuis la réunion de ces deux vieillards, leurs occupations, à peu près semblables, avaient pris cette allure fraternelle qui distingue à Paris les chevaux de fiacre. Levés vers les sept heures du matin en été comme en hiver, après leur déjeuner ils allaient donner leurs leçons dans les pensionnats où ils se suppléaient au besoin. Vers midi, Pons se rendait à son théâtre quand une répétition l’y appelait, et il donnait à la flânerie tous ses instants de liberté. Puis les deux amis se retrouvaient le soir au théâtre où Pons avait placé Schmucke. Voici comment.
Au moment où Pons rencontra Schmucke, il venait d’obtenir, sans l’avoir demandé, le bâton de maréchal des compositeurs inconnus, un bâton de chef d’orchestre! Grâce au comte Popinot, alors ministre, cette place fut stipulée pour le pauvre musicien, au moment où ce héros bourgeois de la révolution de Juillet fit donner un privilége de théâtre à l’un de ces amis dont rougit un parvenu, quand, roulant en voiture, il aperçoit dans Paris un ancien camarade de jeunesse, triste-à-patte, sans sous-pieds, vêtu d’une redingote à teintes invraisemblables, et le nez à des affaires trop élevées pour des capitaux fuyards. Ancien commis-voyageur, cet ami, nommé Gaudissard, avait été jadis fort utile au succès de la grande maison Popinot. Popinot, devenu comte, devenu pair de France après avoir été deux fois ministre, ne renia point l’illustre Gaudissard![*] Bien plus, il voulut mettre le voyageur en position de renouveler sa garde-robe et de remplir sa bourse; car la politique, les vanités de la cour citoyenne n’avaient point gâté le cœur de cet ancien droguiste. Gaudissard, toujours fou des femmes, demanda le privilége d’un théâtre alors en faillite, et le ministre, en le lui donnant, eut soin de lui envoyer quelques vieux amateurs du beau sexe, assez riches pour créer une puissante commandite amoureuse de ce que cachent les maillots. Pons, parasite de l’hôtel Popinot, fut un appoint du privilége. La compagnie Gaudissard, qui fit d’ailleurs fortune, eut en 1834 l’intention de réaliser au Boulevard cette grande idée: un opéra pour le peuple. La musique des ballets et des pièces féeries exigeait un chef d’orchestre passable et quelque peu compositeur. L’administration à laquelle succédait la compagnie Gaudissard était depuis trop long-temps en faillite pour posséder un copiste. Pons introduisit donc Schmucke au théâtre en qualité d’entrepreneur des copies, métier obscur qui veut de sérieuses connaissances musicales. Schmucke, par le conseil de Pons, s’entendit avec le chef de ce service à l’Opéra-Comique, et n’en eut point les soins mécaniques. L’association de Schmucke et de Pons produisit un résultat merveilleux. Schmucke, très-fort comme tous les Allemands sur l’harmonie, soigna l’instrumentation dans les partitions dont le chant fut fait par Pons. Quand les connaisseurs admirèrent quelques fraîches compositions qui servirent d’accompagnement à deux ou trois grandes pièces à succès, ils les expliquèrent par le mot progrès, sans en chercher les auteurs. Pons et Schmucke s’éclipsèrent dans la gloire, comme certaines personnes se noient dans leur baignoire. A Paris, surtout depuis 1830, personne n’arrive sans pousser, quibuscumque viis, et très-fort, une masse effrayante de concurrents; il faut alors beaucoup trop de force dans les reins, et les deux amis avaient cette gravelle au cœur, qui gêne tous les mouvements ambitieux.
[*] Voir le volume VI de cette collection,
https://www.gutenberg.org/ebooks/51381 (Note de transcription.)
Ordinairement Pons se rendait à l’orchestre de son théâtre vers huit heures, heure à laquelle se donnent les pièces en faveur, et dont les ouvertures et les accompagnements exigeaient la tyrannie du bâton. Cette tolérance existe dans la plupart des petits théâtres; mais Pons était à cet égard d’autant plus à l’aise, qu’il mettait dans ses rapports avec l’administration un grand désintéressement. Schmucke suppléait d’ailleurs Pons au besoin. Avec le temps, la position de Schmucke à l’orchestre s’était consolidée. L’illustre Gaudissard avait reconnu, sans en rien dire, et la valeur et l’utilité du collaborateur de Pons. On avait été obligé d’introduire à l’orchestre un piano comme aux grands théâtres. Le piano, touché gratis par Schmucke, fut établi auprès du pupitre du chef d’orchestre, où se plaçait le surnuméraire volontaire. Quand on connut ce bon Allemand, sans ambition ni prétention, il fut accepté par tous les musiciens. L’administration, pour un modique traitement, chargea Schmucke des instruments qui ne sont pas représentés dans l’orchestre des théâtres du Boulevard, et qui sont souvent nécessaires, comme le piano, la viole d’amour, le cor anglais, le violoncelle, la harpe, les castagnettes de la cachucha, les sonnettes et les inventions de Sax, etc. Les Allemands, s’ils ne savent pas jouer des grands instruments de la Liberté, savent jouer naturellement de tous les instruments de musique.
Les deux vieux artistes, excessivement aimés au théâtre, y vivaient en philosophes. Ils s’étaient mis sur les yeux une taie pour ne jamais voir les maux inhérents à une troupe quand il s’y trouve un corps de ballet mêlé à des acteurs et des actrices, l’une des plus affreuses combinaisons que les nécessités de la recette aient créées pour le tourment des directeurs, des auteurs et des musiciens. Un grand respect des autres et de lui-même avait valu l’estime générale au bon et modeste Pons. D’ailleurs, dans toute sphère, une vie limpide, une honnêteté sans tache commandent une sorte d’admiration aux cœurs les plus mauvais. A Paris une belle vertu a le succès d’un gros diamant, d’une curiosité rare. Pas un acteur, pas un auteur, pas une danseuse, quelque effrontée qu’elle pût être, ne se serait permis la moindre mystification ou quelque mauvaise plaisanterie contre Pons ou contre son ami. Pons se montrait quelquefois au foyer; mais Schmucke ne connaissait que le chemin souterrain qui menait de l’extérieur du théâtre à l’orchestre. Dans les entr’actes, quand il assistait à une représentation, le bon vieux Allemand se hasardait à regarder la salle et questionnait parfois la première flûte, un jeune homme né à Strasbourg d’une famille allemande de Kehl, sur les personnages excentriques dont sont presque toujours garnies les Avant-scènes. Peu à peu l’imagination enfantine de Schmucke, dont l’éducation sociale fut entreprise par cette flûte, admit l’existence fabuleuse de la Lorette, la possibilité des mariages au Treizième Arrondissement, les prodigalités d’un premier sujet, et le commerce interlope des ouvreuses. Les innocences du vice parurent à ce digne homme le dernier mot des dépravations babyloniennes, et il y souriait comme à des arabesques chinoises. Les gens habiles doivent comprendre que Pons et Schmucke étaient exploités, pour se servir d’un mot à la mode; mais ce qu’ils perdirent en argent, ils le gagnèrent en considération, en bons procédés.
Après le succès d’un ballet qui commença la rapide fortune de la compagnie Gaudissard, les directeurs envoyèrent à Pons un groupe en argent attribué à Benvenuto Cellini, dont le prix effrayant avait été l’objet d’une conversation au foyer. Il s’agissait de douze cents francs! Le pauvre honnête homme voulut rendre ce cadeau! Gaudissard eut mille peines à le lui faire accepter.—«Ah! si nous pouvions, dit-il à son associé, trouver des acteurs de cet échantillon-là!» Cette double vie, si calme en apparence, était troublée uniquement par le vice auquel sacrifiait Pons, ce besoin féroce de dîner en ville. Aussi toutes les fois que Schmucke se trouvait au logis quand Pons s’habillait, le bon Allemand déplorait-il cette funeste habitude.—«Engore si ça t’encraissait!» s’écriait-il souvent. Et Schmucke rêvait au moyen de guérir son ami de ce vice dégradant, car les amis véritables jouissent, dans l’ordre moral, de la perfection dont est doué l’odorat des chiens; ils flairent les chagrins de leurs amis, ils en devinent les causes, ils s’en préoccupent.
Pons, qui portait toujours, au petit doigt de la main droite, une bague à diamant tolérée sous l’Empire, et devenue ridicule aujourd’hui, Pons, beaucoup trop troubadour et trop Français, n’offrait pas dans sa physionomie la sérénité divine qui tempérait l’effroyable laideur de Schmucke. L’Allemand avait reconnu dans l’expression mélancolique de la figure de son ami, les difficultés croissantes qui rendaient ce métier de parasite de plus en plus pénible. En effet, en octobre 1844, le nombre des maisons où dînait Pons était naturellement très-restreint. Le pauvre chef d’orchestre, réduit à parcourir le cercle de la famille, avait, comme on va le voir, beaucoup trop étendu la signification du mot famille.
L’ancien lauréat était le cousin germain de la première femme de monsieur Camusot, le riche marchand de soieries de la rue des Bourdonnais, une demoiselle Pons, unique héritière d’un des fameux Pons frères, les brodeurs de la cour, maison où le père et la mère du musicien étaient commanditaires après l’avoir fondée avant la Révolution de 1789, et qui fut achetée par monsieur Rivet, en 1815, du père de la première madame Camusot. Ce Camusot, retiré des affaires depuis dix ans, se trouvait en 1844 membre du conseil général des manufactures, député, etc. Pris en amitié par la tribu des Camusot, le bonhomme Pons se considéra comme étant cousin des enfants que le marchand de soieries eut de son second lit, quoiqu’ils ne fussent rien, pas même alliés.
La deuxième madame Camusot étant une demoiselle Cardot, Pons s’introduisit à titre de parent des Camusot dans la nombreuse famille des Cardot, deuxième tribu bourgeoise, qui par ses alliances formait toute une société non moins puissante que celle des Camusot. Cardot le notaire, frère de la seconde madame Camusot, avait épousé une demoiselle Chiffreville. La célèbre famille des Chiffreville, la reine des produits chimiques, était liée avec la grosse droguerie dont le coq fut pendant long-temps monsieur Anselme Popinot que la révolution de juillet avait lancé, comme on sait, au cœur de la politique la plus dynastique. Et Pons de venir à la queue des Camusot et des Cardot chez les Chiffreville; et, de là chez les Popinot, toujours en qualité de cousin des cousins.
Ce simple aperçu des dernières relations du vieux musicien fait comprendre comment il pouvait être encore reçu familièrement en 1844: 1o Chez monsieur le comte Popinot, pair de France, ancien ministre de l’agriculture et du commerce; 2o Chez monsieur Cardot, ancien notaire, maire et député d’un arrondissement de Paris; 3o Chez le vieux monsieur Camusot, député, membre du conseil municipal de Paris et du conseil général des manufactures, en route vers la pairie; 4o Chez monsieur Camusot de Marville, fils du premier lit, et partant le vrai, le seul cousin réel de Pons, quoique petit-cousin.
Ce Camusot, qui, pour se distinguer de son père et de son frère du second lit, avait ajouté à son nom celui de la terre de Marville, était, en 1844, président de chambre à la cour royale de Paris.
L’ancien notaire Cardot, ayant marié sa fille à son successeur, nommé Berthier, Pons, faisant partie de la charge, sut garder ce dîner, par-devant notaire, disait-il.
Voilà le firmament bourgeois que Pons appelait sa famille, et où il avait si péniblement conservé droit de fourchette.
De ces dix maisons, celle où l’artiste devait être le mieux accueilli, la maison du président Camusot, était l’objet de ses plus grands soins. Mais, hélas! la présidente, fille du feu sieur Thirion, huissier du cabinet des rois Louis XVIII et Charles X, n’avait jamais bien traité le petit-cousin de son mari. A tâcher d’adoucir cette terrible parente, Pons avait perdu son temps, car après avoir donné gratuitement des leçons à mademoiselle Camusot, il lui avait été impossible de faire une musicienne de cette fille un peu rousse. Or, Pons, la main sur l’objet précieux, se dirigeait en ce moment chez son cousin le président, où il croyait en entrant, être aux Tuileries, tant les solennelles draperies vertes, les tentures couleur carmélite et les tapis en moquette, les meubles graves de cet appartement où respirait la plus sévère magistrature, agissaient sur son moral. Chose étrange! il se sentait à l’aise à l’hôtel Popinot, rue Basse-du-Rempart, sans doute à cause des objets d’art qui s’y trouvaient; car l’ancien ministre avait, depuis son avénement en politique, contracté la manie de collectionner les belles choses, sans doute pour faire opposition à la politique qui collectionne secrètement les actions les plus laides.
Le président de Marville demeurait rue de Hanovre, dans une maison achetée depuis dix ans par la présidente, après la mort de son père et de sa mère, les sieur et dame Thirion, qui lui laissèrent environ cent cinquante mille francs d’économies. Cette maison, d’un aspect assez sombre sur la rue où la façade est à l’exposition du nord, jouit de l’exposition du midi sur la cour, ensuite de laquelle se trouve un assez beau jardin. Le magistrat occupe tout le premier étage qui, sous Louis XV, avait logé l’un des plus puissants financiers de ce temps. Le second étant loué à une riche et vieille dame, cette demeure présente un aspect tranquille et honorable qui sied à la magistrature. Les restes de la magnifique terre de Marville, à l’acquisition desquels le magistrat avait employé ses économies de vingt ans ainsi que l’héritage de sa mère, se composent du château, splendide monument comme il s’en rencontre encore en Normandie, et d’une bonne ferme de douze mille francs. Un parc de cent hectares entoure le château. Ce luxe, aujourd’hui princier, coûte un millier d’écus au président, en sorte que la terre ne rapporte guère que neuf mille francs en sac, comme on dit. Ces neuf mille francs et son traitement donnaient alors au président une fortune d’environ vingt mille francs de rente, en apparence suffisante, surtout en attendant la moitié qui devait lui revenir dans la succession de son père, où il représentait à lui seul le premier lit; mais la vie de Paris et les convenances de leur position avaient obligé monsieur et madame de Marville à dépenser la presque totalité de leurs revenus. Jusqu’en 1834, ils s’étaient trouvés gênés.
Cet inventaire explique pourquoi mademoiselle de Marville, jeune fille âgée de vingt-trois ans, n’était pas encore mariée, malgré cent mille francs de dot, et malgré l’appât de ses espérances, habilement et souvent, mais vainement, présenté. Depuis cinq ans, le cousin Pons écoutait les doléances de la présidente qui voyait tous les substituts mariés, les nouveaux juges au tribunal déjà pères, après avoir inutilement fait briller les espérances de mademoiselle de Marville aux yeux peu charmés du jeune vicomte Popinot, fils aîné du coq de la droguerie, au profit de qui, selon les envieux du quartier des Lombards, la révolution de juillet avait été faite, au moins autant qu’à celui de la branche cadette.
Arrivé rue Choiseul et sur le point de tourner la rue de Hanovre, Pons éprouva cette inexplicable émotion qui tourmente les consciences pures, qui leur inflige les supplices ressentis par les plus grands scélérats à l’aspect d’un gendarme, et causée uniquement par la question de savoir comment le recevrait la présidente. Ce grain de sable, qui lui déchirait les fibres du cœur, ne s’était jamais arrondi; les angles en devenaient de plus en plus aigus, et les gens de cette maison en ravivaient incessamment les arêtes. En effet, le peu de cas que les Camusot faisaient de leur cousin Pons, sa démonétisation au sein de la famille, agissait sur les domestiques qui, sans manquer d’égards envers lui, le considéraient comme une variété du Pauvre.
L’ennemi capital de Pons était une certaine Madeleine Vivet, vieille fille sèche et mince, la femme de chambre de madame C. de Marville et de sa fille. Cette Madeleine, malgré la couperose de son teint, et peut-être à cause de cette couperose et de sa longueur vipérine, s’était mis en tête de devenir madame Pons. Madeleine étala vainement vingt mille francs d’économies aux yeux du vieux célibataire, Pons avait refusé ce bonheur par trop couperosé. Aussi cette Didon d’antichambre, qui voulait devenir la cousine de ses maîtres, jouait-elle les plus méchants tours au pauvre musicien. Madeleine s’écriait très-bien: «—Ah! voilà le pique-assiette!» en entendant le bonhomme dans l’escalier et en tâchant d’être entendue par lui. Si elle servait à table, en l’absence du valet de chambre, elle versait peu de vin et beaucoup d’eau dans le verre de sa victime, en lui donnant la tâche difficile de conduire à sa bouche, sans en rien verser, un verre près de déborder. Elle oubliait de servir le bonhomme, et se le faisait dire par la présidente (de quel ton?... le cousin en rougissait), ou elle lui renversait de la sauce sur ses habits. C’était enfin la guerre de l’inférieur qui se sait impuni, contre un supérieur malheureux. A la fois femme de charge et femme de chambre, Madeleine avait suivi monsieur et madame Camusot depuis leur mariage. Elle avait vu ses maîtres dans la pénurie de leurs commencements, en province, quand monsieur était juge au tribunal d’Alençon; elle les avait aidés à vivre lorsque, président au tribunal de Mantes, monsieur Camusot vint à Paris en 1828, où il fut nommé juge d’instruction. Elle appartenait donc trop à la famille pour ne pas avoir des raisons de s’en venger. Ce désir de jouer à l’orgueilleuse et ambitieuse présidente le tour d’être la cousine de monsieur, devait cacher une de ces haines sourdes, engendrée par un de ces graviers qui font les avalanches.
—Madame, voilà votre monsieur Pons, et en spencer encore! vint dire Madeleine à la présidente, il devrait bien me dire par quel procédé il le conserve depuis vingt-cinq ans!
En entendant un pas d’homme dans le petit salon, qui se trouvait entre son grand salon et sa chambre à coucher, madame Camusot regarda sa fille et haussa les épaules.
—Vous me prévenez toujours avec tant d’intelligence, Madeleine, que je n’ai plus le temps de prendre un parti, dit la présidente.
—Madame, Jean est sorti, j’étais seule, monsieur Pons a sonné, je lui ai ouvert la porte, et, comme il est presque de la maison, je ne pouvais pas l’empêcher de me suivre; il est là qui se débarrasse de son spencer.
—Ma pauvre Minette, dit la présidente à sa fille, nous sommes prises, nous devons maintenant dîner ici.
—Voyons, reprit-elle, en voyant à sa chère Minette une figure piteuse, faut-il nous débarrasser de lui pour toujours?
—Oh! pauvre homme! répondit mademoiselle Camusot, le priver d’un de ses dîners!
Le petit salon retentit de la fausse tousserie d’un homme qui voulait dire ainsi: Je vous entends.
—Eh bien! qu’il entre! dit madame Camusot à Madeleine en faisant un geste d’épaules.
—Vous êtes venu de si bonne heure, mon cousin, dit Cécile Camusot en prenant un petit air câlin, que vous nous avez surprises au moment où ma mère allait s’habiller.
Le cousin Pons, à qui le mouvement d’épaules de la présidente n’avait pas échappé, fut si cruellement atteint, qu’il ne trouva pas un compliment à dire, et il se contenta de ce mot profond:—Vous êtes toujours charmante, ma petite cousine! Puis se tournant vers la mère et la saluant:—Chère cousine, reprit-il, vous ne sauriez m’en vouloir de venir un peu plus tôt que de coutume, je vous apporte ce que vous m’avez fait le plaisir de me demander...
Et le pauvre Pons, qui sciait en deux le président, la présidente et Cécile chaque fois qu’il les appelait cousin ou cousine, tira de la poche de côté de son habit une ravissante petite boîte oblongue en bois de Sainte-Lucie, divinement sculptée.
—Ah! je l’avais oublié! dit sèchement la présidente.
Cette exclamation n’était-elle pas atroce? n’ôtait-elle pas tout mérite au soin du parent, dont le seul tort était d’être un parent pauvre?
—Mais, reprit-elle, vous êtes bien bon, mon cousin. Vous dois-je beaucoup d’argent pour cette petite bêtise?
Cette demande causa comme un tressaillement intérieur au cousin, il avait la prétention de solder tous ses dîners par l’offrande de ce bijou.
—J’ai cru que vous me permettiez de vous l’offrir, dit-il d’une voix émue.
—Comment! comment! reprit la présidente; mais, entre nous, pas de cérémonies, nous nous connaissons assez pour laver notre linge ensemble. Je sais que vous n’êtes pas assez riche pour faire la guerre à vos dépens. N’est-ce pas déjà beaucoup que vous ayez pris la peine de perdre votre temps à courir chez les marchands?...
—Vous ne voudriez pas de cet éventail, ma chère cousine, si vous deviez en donner la valeur, répliqua le pauvre homme offensé, car c’est un chef-d’œuvre de Watteau qui l’a peint des deux côtés; mais soyez tranquille, ma cousine, je n’ai pas payé la centième partie du prix d’art.
Dire à un riche: «Vous êtes pauvre!» c’est dire à l’archevêque de Grenade que ses homélies ne valent rien. Madame la présidente était beaucoup trop orgueilleuse de la position de son mari, de la possession de la terre de Marville, et de ses invitations aux bals de la cour, pour ne pas être atteinte au vif par une semblable observation, surtout partant d’un misérable musicien vis-à-vis de qui elle se posait en bienfaitrice.
—Ils sont donc bien bêtes les gens à qui vous achetez ces choses-là?... dit vivement la présidente.
—On ne connaît pas à Paris de marchands bêtes, répliqua Pons presque sèchement.
—C’est alors vous qui avez beaucoup d’esprit, dit Cécile pour calmer le débat.
—Ma petite cousine, j’ai l’esprit de connaître Lancret, Pater, Watteau, Greuze; mais j’avais surtout le désir de plaire à votre chère maman.
Ignorante et vaniteuse, madame de Marville ne voulait pas avoir l’air de recevoir la moindre chose de son pique-assiette, et son ignorance la servait admirablement, elle ne connaissait pas le nom de Watteau. Si quelque chose peut exprimer jusqu’où va l’amour-propre des collectionneurs, qui, certes, est un des plus vifs, car il rivalise avec l’amour-propre d’auteur, c’est l’audace que Pons venait d’avoir en tenant tête à sa cousine, pour la première fois depuis vingt ans. Stupéfait de sa hardiesse, Pons reprit une contenance pacifique en détaillant à Cécile les beautés de la fine sculpture des branches de ce merveilleux éventail. Mais, pour être dans tout le secret de la trépidation cordiale à laquelle le bonhomme était en proie, il est nécessaire de donner une légère esquisse de la présidente.
A quarante-six ans, madame de Marville, autrefois petite, blonde, grasse et fraîche, toujours petite, était devenue sèche. Son front busqué, sa bouche rentrée, que la jeunesse décorait jadis de teintes fines, changeaient alors son air, naturellement dédaigneux, en un air rechigné. L’habitude d’une domination absolue au logis avait rendu sa physionomie dure et désagréable. Avec le temps, le blond de la chevelure avait tourné au châtain aigre. Les yeux, encore vifs et caustiques, exprimaient une morgue judiciaire chargée d’une envie contenue. En effet, la présidente se trouvait presque pauvre au milieu de la société de bourgeois parvenus où dînait Pons. Elle ne pardonnait pas au riche marchand droguiste, ancien président du tribunal de commerce, d’être devenu successivement député, ministre, comte et pair. Elle ne pardonnait pas à son beau-père de s’être fait nommer, au détriment de son fils aîné, député de son arrondissement, lors de la promotion de Popinot à la pairie. Après dix-huit ans de services à Paris, elle attendait encore pour Camusot la place de conseiller à la Cour de cassation, d’où l’excluait d’ailleurs une incapacité connue au Palais. Le ministre de la justice de 1844 regrettait la nomination de Camusot à la présidence, obtenue en 1834; mais on l’avait placé à la chambre des mises en accusation où, grâce à sa routine d’ancien juge d’instruction, il rendait des services en rendant des arrêts. Ces mécomptes, après avoir usé la présidente de Marville, qui ne s’abusait pas d’ailleurs sur la valeur de son mari, la rendaient terrible. Son caractère, déjà cassant, s’était aigri. Plus vieillie que vieille, elle se faisait âpre et sèche comme une brosse pour obtenir, par la crainte, tout ce que le monde se sentait disposé à lui refuser. Mordante à l’excès, elle avait peu d’amies. Elle imposait beaucoup, car elle s’était entourée de quelques vieilles dévotes de son acabit qui la soutenaient à charge de revanche. Aussi les rapports du pauvre Pons avec ce diable en jupons étaient-ils ceux d’un écolier avec un maître qui ne parle que par férules. La présidente ne s’expliquait donc pas la subite audace de son cousin, elle ignorait la valeur du cadeau.
—Où donc avez-vous trouvé cela? demanda Cécile en examinant le bijou.
—Rue de Lappe, chez un brocanteur qui venait de le rapporter d’un château qu’on a dépecé près de Dreux. Aulnay, un château que madame de Pompadour habitait quelquefois, avant de bâtir Ménars; on en a sauvé les plus splendides boiseries que l’on connaisse; elles sont si belles que Liénard, notre célèbre sculpteur en bois, en a gardé, comme nec plus ultra de l’art, deux cadres ovales pour modèles... Il y avait là des trésors. Mon brocanteur a trouvé cet éventail dans un bonheur-du-jour en marqueterie que j’aurais acheté, si je faisais collection de ces œuvres-là; mais c’est inabordable! un meuble de Reisener vaut de trois à quatre mille francs! On commence à reconnaître à Paris que les fameux marqueteurs allemands et français des seizième, dix-septième et dix-huitième siècles ont composé de véritables tableaux en bois. Le mérite du collectionneur est de devancer la mode. Tenez! d’ici à cinq ans, on payera à Paris les porcelaines de Frankenthal, que je collectionne depuis vingt ans, deux fois plus cher que la pâte tendre de Sèvres.
—Qu’est-ce que le Frankenthal? dit Cécile.
—C’est le nom de la fabrique de porcelaines de l’Électeur Palatin; elle est plus ancienne que notre manufacture de Sèvres, comme les fameux jardins de Heidelberg, ruinés par Turenne, ont eu le malheur d’exister avant ceux de Versailles. Sèvres a beaucoup copié Frankenthal... Les Allemands, il faut leur rendre cette justice, ont fait, avant nous, d’admirables choses en Saxe et dans le Palatinat.
La mère et la fille se regardaient comme si Pons leur eût parlé chinois, car on ne peut se figurer combien les Parisiens sont ignorants et exclusifs; ils ne savent que ce qu’on leur apprend, quand ils veulent l’apprendre.
—Et à quoi reconnaissez-vous le Frankenthal?
—Et la signature! dit Pons avec feu. Tous ces ravissants chefs-d’œuvre sont signés. Le Frankenthal porte un C et un T (Charles-Théodore) entrelacés et surmontés d’une couronne de prince. Le vieux Saxe a ses deux épées et le numéro d’ordre en or. Vincennes signait avec un cor. Vienne a un V fermé et barré. Berlin a deux barres. Mayence a la roue. Sèvres les deux L L, et la porcelaine à la reine un A qui veut dire Antoinette, surmonté de la couronne royale. Au dix-huitième siècle, tous les souverains de l’Europe ont rivalisé dans la fabrication de la porcelaine. On s’arrachait les ouvriers. Watteau dessinait des services pour la manufacture de Dresde, et ses œuvres ont acquis des prix fous. (Il faut s’y bien connaître, car, aujourd’hui, Dresde les répète et les recopie.) Alors on a fabriqué des choses admirables et qu’on ne refera plus...
—Ah bah!
—Oui, cousine! on ne refera plus certaines marqueteries, certaines porcelaines, comme on ne refera plus des Raphaël, des Titien, ni des Rembrandt, ni des Van Eyck, ni des Cranach!... Tenez! les Chinois sont bien habiles, bien adroits, eh bien! ils recopient aujourd’hui les belles œuvres de leur porcelaine dite Grand-Mandarin... Eh bien! deux vases de Grand-Mandarin ancien, du plus grand format, valent six, huit, dix mille francs, et on a la copie moderne pour deux cents francs!
—Vous plaisantez!
—Cousine, ces prix vous étonnent, mais ce n’est rien. Non-seulement un service complet pour un dîner de douze personnes en pâte tendre de Sèvres, qui n’est pas de la porcelaine, vaut cent mille francs, mais c’est le prix de facture. Un pareil service se payait cinquante mille livres, à Sèvres, en 1750. J’ai vu des factures originales.
—Revenons à cet éventail, dit Cécile à qui le bijou paraissait trop vieux.
—Vous comprenez que je me suis mis en chasse, dès que votre chère maman m’a fait l’honneur de me demander un éventail, reprit Pons. J’ai vu tous les marchands de Paris sans y rien trouver de beau; car, pour la chère présidente, je voulais un chef d’œuvre, et je pensais à lui donner l’éventail de Marie-Antoinette, le plus beau de tous les éventails célèbres. Mais hier, je fus ébloui par ce divin chef-d’œuvre, que Louis XV a bien certainement commandé. Pourquoi suis-je allé chercher un éventail, rue de Lappe! chez un Auvergnat! qui vend des cuivres, des ferrailles, des meubles dorés? Moi, je crois à l’intelligence des objets d’art, ils connaissent les amateurs, ils les appellent, ils leur font: Chit! chit!...
La présidente haussa les épaules en regardant sa fille, sans que Pons pût voir cette mimique rapide.
—Je les connais tous, ces rapiats-là! «Qu’avez-vous de nouveau, papa Monistrol? Avez-vous des dessus de porte?» ai-je demandé à ce marchand, qui me permet de jeter les yeux sur ses acquisitions avant les grands marchands. A cette question, Monistrol me raconte comment Liénard, qui sculptait dans la chapelle de Dreux de fort belles choses pour la liste civile, avait sauvé à la vente d’Aulnay les boiseries sculptées des mains des marchands de Paris, occupés de porcelaines et de meubles incrustés.—«Je n’ai pas eu grand’chose, me dit-il, mais je pourrai gagner mon voyage avec cela.» Et il me montra le bonheur-du-jour, une merveille! C’est des dessins de Boucher exécutés en marqueterie avec un art... C’est à se mettre à genoux devant! «Tenez, monsieur, me dit-il, je viens de trouver dans un petit tiroir fermé, dont la clef manquait et que j’ai forcé, cet éventail! Vous devriez bien me dire à qui je peux le vendre...» Et il me tire cette petite boîte en bois de Sainte-Lucie sculpté. «Voyez! c’est de ce Pompadour qui ressemble au gothique fleuri.» «Oh! lui ai-je répondu, la boîte est jolie, elle pourrait m’aller, la boîte! car l’éventail, mon vieux Monistrol, je n’ai point de madame Pons à qui donner ce vieux bijou; d’ailleurs, on en fait des neufs, bien jolis. On peint aujourd’hui ces vélins-là d’une manière miraculeuse et assez bon marché. Savez-vous qu’il y a deux mille peintres à Paris!» Et je dépliais négligemment l’éventail, contenant mon admiration, regardant froidement ces deux petits tableaux d’un laissez-aller, d’une exécution à ravir. Je tenais l’éventail de madame de Pompadour! Watteau s’est exterminé à composer cela! «Combien voulez-vous du meuble?»—«Oh! mille francs, on me les donne déjà!» Je lui dis un prix de l’éventail qui correspondait aux frais présumés de son voyage. Nous nous regardons alors dans le blanc des yeux, et je vois que je tiens mon homme. Aussitôt je remets l’éventail dans sa boîte, afin que l’Auvergnat ne se mette pas à l’examiner, et je m’extasie sur le travail de cette boîte qui, certes, est un vrai bijou. «Si je l’achète, dis-je à Monistrol, c’est à cause de cela, voyez-vous, il n’y a que la boîte qui me tente. Quant à ce bonheur-du-jour, vous en aurez plus de mille francs, voyez donc comme ces cuivres sont ciselés! c’est des modèles... On peut exploiter cela... ça n’a pas été reproduit, on faisait tout unique pour madame de Pompadour...» Et mon homme, allumé pour son bonheur-du-jour, oublie l’éventail, il me le laisse à rien pour prix de la révélation que je lui fais de la beauté de ce meuble de Riesener. Et voilà! Mais il faut bien de la pratique pour conclure de pareils marchés! C’est des combats d’œil à œil, et quel œil que celui d’un juif ou d’un Auvergnat!
L’admirable pantomime, la verve du vieil artiste qui faisaient de lui, racontant le triomphe de sa finesse sur l’ignorance du brocanteur, un modèle digne du pinceau hollandais, tout fut perdu pour la présidente et pour sa fille qui se dirent, en échangeant des regards froids et dédaigneux:—Quel original!...
—Ça vous amuse donc? demanda la présidente.
Pons, glacé par cette question, éprouva l’envie de battre la présidente.
—Mais, ma chère cousine, reprit-il, c’est la chasse aux chefs-d’œuvre! Et on se trouve face à face avec des adversaires qui défendent le gibier! c’est ruse contre ruse! Un chef-d’œuvre doublé d’un Normand, d’un juif ou d’un Auvergnat; mais c’est comme dans les contes de fées, une princesse gardée par des enchanteurs!
—Et comment savez-vous que c’est de Wat.... comment dites-vous?
—Watteau! ma cousine, un des plus grands peintres français du dix-huitième siècle! Tenez, ne voyez-vous pas la signature? dit-il en montrant une des bergeries qui représentait une ronde dansée par de fausses paysannes et par des bergers grands seigneurs. C’est d’un entrain! Quelle verve! quel coloris! Et c’est fait! tout d’un trait! comme un paraphe de maître d’écriture; on ne sent plus le travail! Et de l’autre côté, tenez! un bal dans un salon! C’est l’hiver et l’été! Quels ornements! et comme c’est conservé! Vous voyez, la virole est en or, et elle est terminée de chaque côté par un tout petit rubis que j’ai décrassé!
—S’il en est ainsi, je ne pourrais pas, mon cousin, accepter de vous un objet d’un si grand prix. Il vaut mieux vous en faire des rentes, dit la présidente qui ne demandait cependant pas mieux que de garder ce magnifique éventail.
—Il est temps que ce qui a servi au Vice soit aux mains de la Vertu! dit le bonhomme en retrouvant de l’assurance. Il aura fallu cent ans pour opérer ce miracle. Soyez sûre qu’à la cour aucune princesse n’aura rien de comparable à ce chef-d’œuvre; car il est, malheureusement, dans la nature humaine de faire plus pour une Pompadour que pour une vertueuse reine!...
—Eh bien! je l’accepte, dit en riant la présidente. Cécile, mon petit ange, va donc voir avec Madeleine à ce que le dîner soit digne de notre cousin...
La présidente voulait balancer le compte. Cette recommandation faite à haute voix, contrairement aux règles du bon goût, ressemblait si bien à l’appoint d’un payement, que Pons rougit comme une jeune fille prise en faute. Ce gravier un peu trop gros lui roula pendant quelque temps dans le cœur. Cécile, jeune personne très-rousse, dont le maintien, entaché de pédantisme, affectait la gravité judiciaire du président et se sentait de la sécheresse de sa mère, disparut en laissant le pauvre Pons aux prises avec la terrible présidente.
—Elle est bien gentille, ma petite Lili, dit la présidente en employant toujours l’abréviation enfantine donnée jadis au nom de Cécile.
—Charmante! répondit le vieux musicien en tournant ses pouces.
—Je ne comprends rien au temps où nous vivons, répondit la présidente. A quoi cela sert-il donc d’avoir pour père un président à la Cour royale de Paris, et commandeur de la Légion-d’Honneur, pour grand’père un député millionnaire, un futur pair de France, le plus riche des marchands de soieries en gros?
Le dévouement du président à la dynastie nouvelle lui avait valu récemment le cordon de commandeur, faveur attribuée par quelques jaloux à l’amitié qui l’unissait à Popinot. Ce ministre, malgré sa modestie, s’était, comme on le voit, laissé faire comte.
—A cause de mon fils, dit-il à ses nombreux amis.
—On ne veut que de l’argent aujourd’hui, répondit le cousin Pons, on n’a d’égards que pour les riches, et...
—Que serait-ce donc, s’écria la présidente, si le ciel m’avait laissé mon pauvre petit Charles?...
—Oh! avec deux enfants, vous seriez pauvre! reprit le cousin. C’est l’effet du partage égal des biens; mais, soyez tranquille, ma belle cousine, Cécile finira par bien se marier. Je ne vois nulle part de jeune fille si accomplie.
Voilà jusqu’où Pons avait ravalé son esprit chez ses amphitryons: il y répétait leurs idées, et il les leur commentait platement, à la manière des chœurs antiques. Il n’osait pas se livrer à l’originalité qui distingue les artistes et qui dans sa jeunesse abondait en traits fins chez lui, mais que l’habitude de s’effacer avait alors presque abolie, et qu’on rembarrait, comme tout à l’heure, quand elle reparaissait.
—Mais, je me suis mariée avec vingt mille francs de dot, seulement...
—En 1819, ma cousine? dit Pons en interrompant. Et c’était vous, une femme de tête, une jeune fille protégée par le roi Louis XVIII!
—Mais enfin ma fille est un ange de perfection, d’esprit; elle est pleine de cœur, elle a cent mille francs en mariage, sans compter les plus belles espérances, et elle nous reste sur les bras...
Madame de Marville parla de sa fille et d’elle-même pendant vingt minutes, en se livrant aux doléances particulières aux mères qui sont en puissance de filles à marier. Depuis vingt ans que le vieux musicien dînait chez son unique cousin Camusot, le pauvre homme attendait encore un mot sur ses affaires, sur sa vie, sur sa santé. Pons était d’ailleurs partout une espèce d’égout aux confidences domestiques, il offrait les plus grandes garanties dans sa discrétion connue et nécessaire, car un seul mot hasardé lui aurait fait fermer la porte de dix maisons; son rôle d’écouteur était donc doublé d’une approbation constante; il souriait à tout, il n’accusait, il ne défendait personne; pour lui, tout le monde avait raison. Aussi ne comptait-il plus comme un homme, c’était un estomac! Dans cette longue tirade, la présidente avoua, non sans quelques précautions, à son cousin, qu’elle était disposée à prendre pour sa fille presque aveuglément les partis qui se présenteraient. Elle alla jusqu’à regarder comme une bonne affaire, un homme de quarante-huit ans, pourvu qu’il eût vingt mille francs de rente.
—Cécile est dans sa vingt-troisième année, et si le malheur voulait qu’elle atteignît à vingt-cinq ou vingt-six ans, il serait excessivement difficile de la marier. Le monde se demande alors pourquoi une jeune personne est restée si long-temps sur pied. On cause déjà beaucoup trop dans notre société de cette situation. Nous avons épuisé les raisons vulgaires: «Elle est bien jeune.—Elle aime trop ses parents pour les quitter.—Elle est heureuse à la maison.—Elle est difficile, elle veut un beau nom!» Nous devenons ridicules, je le sens bien. D’ailleurs, Cécile est lasse d’attendre, elle souffre, pauvre petite...
—Et de quoi? demanda sottement Pons.
—Mais, reprit la mère d’un ton de duègne, elle est humiliée de voir toutes ses amies mariées avant elle.
—Ma cousine, qu’y a-t-il donc de changé depuis la dernière fois que j’ai eu le plaisir de dîner ici, pour que vous songiez à des gens de quarante-huit ans? dit humblement le pauvre musicien.
—Il y a, répliqua la présidente, que nous devions avoir une entrevue chez un conseiller à la cour, dont le fils a trente ans, dont la fortune est considérable, et pour qui monsieur de Marville aurait obtenu, moyennant finance, une place de référendaire à la Cour des comptes. Le jeune homme y est déjà surnuméraire. Et l’on vient de nous dire que ce jeune homme avait fait la folie de partir pour l’Italie, à la suite d’une duchesse du Bal Mabille. C’est un refus déguisé. On ne veut pas nous donner un jeune homme dont la mère est morte, et qui jouit déjà de trente mille francs de rente, en attendant la fortune du père. Aussi, devez-vous nous pardonner notre mauvaise humeur, cher cousin: vous êtes arrivé en pleine crise.
Au moment où Pons cherchait une de ces complimenteuses réponses qui lui venaient toujours trop tard chez les amphitryons dont il avait peur, Madeleine entra, remit un petit billet à la présidente, et attendit une réponse. Voici ce que contenait le billet:
«Si nous supposions, ma chère maman, que ce petit mot nous est envoyé du Palais par mon père qui te dirait d’aller dîner avec moi chez son ami pour renouer l’affaire de mon mariage, le cousin s’en irait, et nous pourrions donner suite à nos projets chez les Popinot.»
—Qui donc monsieur m’a-t-il dépêché? demanda vivement la présidente.
—Un garçon de salle du Palais, répondit effrontément la sèche Madeleine.
Par cette réponse, la vieille soubrette indiquait à sa maîtresse qu’elle avait ourdi ce complot, de concert avec Cécile impatientée.
—Dites que ma fille et moi, nous y serons à cinq heures et demie.
Madeleine une fois sortie, la présidente regarda le cousin Pons avec cette fausse aménité qui fait sur une âme délicate l’effet que du vinaigre et du lait mélangés produisent sur la langue d’un friand.
—Mon cher cousin, le dîner est ordonné, vous le mangerez sans nous, car mon mari m’écrit de l’audience pour me prévenir que le projet de mariage se reprend avec le conseiller, et nous allons y dîner... Vous concevez que nous sommes sans aucune gêne ensemble. Agissez ici comme si vous étiez chez vous. Vous voyez la franchise dont j’use avec vous pour qui je n’ai pas de secret... Vous ne voudriez pas faire manquer le mariage de ce petit ange?
—Moi, ma cousine, qui voudrais au contraire lui trouver un mari; mais dans le cercle où je vis...
—Oui, ce n’est pas probable, repartit insolemment la présidente. Ainsi, vous restez? Cécile vous tiendra compagnie pendant que je m’habillerai.
—Oh! ma cousine, je puis dîner ailleurs, dit le bonhomme.
Quoique cruellement affecté de la manière dont s’y prenait la présidente pour lui reprocher son indigence, il était encore plus effrayé par la perspective de se trouver seul avec les domestiques.
—Mais pourquoi?... le dîner est prêt, les domestiques le mangeraient.
En entendant cette horrible phrase, Pons se redressa comme si la décharge de quelque pile galvanique l’eût atteint, salua froidement sa cousine et alla reprendre son spencer. La porte de la chambre à coucher de Cécile qui donnait dans le petit salon était entre-bâillée, en sorte qu’en regardant devant lui dans une glace, Pons aperçut la jeune fille prise d’un fou rire, parlant à sa mère par des coups de tête et des mines qui révélèrent quelque lâche mystification au vieil artiste. Pons descendit lentement l’escalier en retenant ses larmes: il se voyait chassé de cette maison, sans savoir pourquoi.—Je suis trop vieux maintenant, se disait-il, le monde a horreur de la vieillesse et de la pauvreté, deux laides choses. Je ne veux plus aller nulle part sans invitation. Mot héroïque!...
La porte de la cuisine située au rez-de-chaussée, en face de la loge du concierge, restait souvent ouverte, comme dans les maisons occupées par les propriétaires, et dont la porte cochère est toujours fermée; le bonhomme put donc entendre les rires de la cuisinière et du valet de chambre, à qui Madeleine racontait le tour joué à Pons, car elle ne supposa point que le bonhomme évacuerait la place si promptement. Le valet de chambre approuvait hautement cette plaisanterie envers un habitué de la maison qui, disait-il, ne donnait jamais qu’un petit écu aux étrennes!
—Oui, mais s’il prend la mouche et qu’il ne revienne pas, fit observer la cuisinière, ce sera toujours trois francs de perdus pour nous autres au jour de l’an...
—Hé! comment le saurait-il? dit le valet de chambre en réponse à la cuisinière.
—Bah! reprit Madeleine, un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’est-ce que cela nous fait? Il ennuie tellement les maîtres dans les maisons où il dîne, qu’on le chassera de partout.
En ce moment le vieux musicien cria: «Le cordon s’il vous plaît!» à la portière. Ce cri douloureux fut accueilli par un profond silence à la cuisine.
—Il écoutait, dit le valet de chambre.
—Hé bien! tant pire, ou plutôt tant mieux, répliqua Madeleine, c’est un rat fini.
Le pauvre homme, qui n’avait rien perdu des propos tenus à la cuisine, entendit encore ce dernier mot. Il revint chez lui par les boulevards dans l’état où serait une vieille femme après une lutte acharnée avec des assassins. Il marchait, en se parlant à lui-même, avec une vitesse convulsive, car l’honneur saignant le poussait comme une paille emportée par un vent furieux. Enfin, il se trouva sur le boulevard du Temple à cinq heures, sans savoir comment il y était venu; mais, chose extraordinaire, il ne se sentit pas le moindre appétit.
Maintenant, pour comprendre la révolution que le retour de Pons à cette heure allait produire chez lui, les explications promises sur madame Gibot sont ici nécessaires.
La rue de Normandie est une de ces rues au milieu desquelles on peut se croire en province: l’herbe y fleurit, un passant y fait événement, et tout le monde s’y connaît. Les maisons datent de l’époque où, sous Henri IV, on entreprit un quartier dont chaque rue portât le nom d’une province, et au centre duquel devait se trouver une belle place dédiée à la France. L’idée du quartier de l’Europe fut la répétition de ce plan. Le monde se répète en toute chose partout, même en spéculation. La maison où demeuraient les deux musiciens est un ancien hôtel entre cour et jardin; mais le devant, sur la rue, avait été bâti lors de la vogue excessive dont a joui le Marais durant le dernier siècle. Les deux amis occupaient tout le deuxième étage dans l’ancien hôtel. Cette double maison appartenait à monsieur Pillerault, un octogénaire, qui en laissait la gestion à monsieur et madame Cibot, ses portiers depuis vingt-six ans. Or, comme on ne donne pas des émoluments assez forts à un portier du Marais, pour qu’il puisse vivre de sa loge, le sieur Cibot joignait à son sou pour livre et à sa bûche prélevée sur chaque voie de bois, les ressources de son industrie personnelle; il était tailleur, comme beaucoup de concierges. Avec le temps, Cibot avait cessé de travailler pour les maîtres tailleurs; car, par suite de la confiance que lui accordait la petite bourgeoisie du quartier, il jouissait du privilége inattaqué de faire les raccommodages, les reprises perdues, les mises à neuf de tous les habits dans un périmètre de trois rues. La loge était vaste et saine, il y attenait une chambre. Aussi le ménage Cibot passait-il pour un des plus heureux parmi messieurs les concierges de l’arrondissement.
Cibot, petit homme rabougri, devenu presque olivâtre à force de rester toujours assis, à la turque, sur une table élevée à la hauteur de la croisée grillagée qui voyait sur la rue, gagnait à son métier environ quarante sous par jour. Il travaillait encore, quoiqu’il eût cinquante-huit ans; mais cinquante-huit ans, c’est le plus bel âge des portiers; ils se sont faits à leur loge, la loge est devenue pour eux ce qu’est l’écaille pour les huîtres, et ils sont connus dans le quartier!
Madame Cibot, ancienne belle écaillère, avait quitté son poste au Cadran-Bleu par amour pour Cibot, à l’âge de vingt-huit ans, après toutes les aventures qu’une belle écaillère rencontre sans les chercher. La beauté des femmes du peuple dure peu, surtout quand elles restent en espalier à la porte d’un restaurant. Les chauds rayons de la cuisine se projettent sur les traits qui durcissent, les restes de bouteilles bus en compagnie des garçons s’infiltrent dans le teint, et nulle fleur ne mûrit plus vite que celle d’une belle écaillère. Heureusement pour madame Cibot, le mariage légitime et la vie de concierge arrivèrent à temps pour la conserver; elle demeura comme un modèle de Rubens, en gardant une beauté virile que ses rivales de la rue de Normandie calomniaient, en la qualifiant de grosse dondon. Ses tons de chair pouvaient se comparer aux appétissants glacis des mottes de beurre d’Isigny; et nonobstant son embonpoint, elle déployait une incomparable agilité dans ses fonctions. Madame Cibot atteignait à l’âge où ces sortes de femmes sont obligées de se faire la barbe. N’est-ce pas dire qu’elle avait quarante-huit ans? Une portière à moustaches est une des plus grandes garanties d’ordre et de sécurité pour un propriétaire. Si Delacroix avait pu voir madame Cibot posée fièrement sur son balai, certes il en eût fait une Bellone!
La position des époux Cibot, en style d’acte d’accusation, devait, chose singulière! affecter un jour celle des deux amis; aussi l’historien, pour être fidèle, est-il obligé d’entrer dans quelques détails au sujet de la loge. La maison rapportait environ huit mille francs, car elle avait trois appartements complets, doubles en profondeur, sur la rue, et trois dans l’ancien hôtel entre cour et jardin. En outre, un ferrailleur nommé Rémonencq occupait une boutique sur la rue. Ce Rémonencq, passé depuis quelques mois à l’état de marchand de curiosités, connaissait si bien la valeur bric-à-braquoise de Pons, qu’il le saluait du fond de sa boutique, quand le musicien entrait ou sortait. Ainsi, le sou pour livre donnait environ quatre cents francs au ménage Cibot, qui trouvait en outre gratuitement son logement et son bois. Or, comme les salaires de Cibot produisaient environ sept à huit cents francs en moyenne par an, les époux se faisaient, avec leurs étrennes, un revenu de seize cents francs, à la lettre mangés par les Cibot qui vivaient mieux que ne vivent les gens du peuple.—«On ne vit qu’une fois!» disait la Cibot. Née pendant la révolution, elle ignorait, comme on le voit, le catéchisme.
De ses rapports avec le Cadran-Bleu, cette portière, à l’œil orange et hautain, avait gardé quelques connaissances en cuisine qui rendaient son mari l’objet de l’envie de tous ses confrères. Aussi, parvenus à l’âge mûr, sur le seuil de la vieillesse, les Cibot ne trouvaient-ils pas devant eux cent francs d’économie. Bien vêtus, bien nourris, ils jouissaient d’ailleurs dans le quartier d’une considération due à vingt-six ans de probité stricte. S’ils ne possédaient rien, ils n’avaient nune centime à autrui, selon leur expression, car madame Cibot prodiguait les N dans son langage. Elle disait à son mari: «—Tu n’es n’un amour!» Pourquoi? Autant vaudrait demander la raison de son indifférence en matière de religion. Fiers tous les deux de cette vie au grand jour, de l’estime de six ou sept rues et de l’autocratie que leur laissait leur propiétaire sur la maison, ils gémissaient en secret de ne pas avoir aussi des rentes. Cibot se plaignait de douleurs dans les mains et dans les jambes, et madame Cibot déplorait que son pauvre Cibot fût encore contraint de travailler à son âge. Un jour viendra qu’après trente ans d’une vie pareille, un concierge accusera le gouvernement d’injustice, il voudra qu’on lui donne la décoration de la Légion-d’Honneur! Toutes les fois que les commérages du quartier leur apprenaient que telle servante, après huit ou dix ans de service, était couchée sur un testament pour trois ou quatre cents francs en viager, c’était des doléances de loge en loge, qui peuvent donner une idée de la jalousie dont sont dévorées les professions infimes à Paris.—Ah çà! il ne nous arrivera jamais, à nous autres, d’être mis sur des testaments! Nous n’avons pas de chance! Nous sommes plus utiles que les domestiques, cependant. Nous sommes des gens de confiance, nous faisons les recettes, nous veillons au grain; mais nous sommes traités ni plus ni moins que des chiens, et voilà!—Il n’y a qu’heur et malheur, disait Cibot en rapportant un habit.—Si j’avais laissé Cibot à sa loge, et que je me fusse mise cuisinière, nous aurerions trente mille francs de placés, s’écriait madame Cibot en causant avec sa voisine les mains sur ses grosses hanches. J’ai mal entendu la vie, histoire d’être logée et chauffée dedans une bonne loge et de ne manquer de rien.
Lorsqu’en 1836, les deux amis vinrent occuper à eux deux le deuxième étage de l’ancien hôtel, ils occasionnèrent une sorte de révolution dans le ménage Cibot. Voici comment. Schmucke avait, aussi bien que son ami Pons, l’habitude de prendre les portiers ou portières des maisons où il logeait pour faire faire son ménage. Les deux musiciens furent donc du même avis en s’installant rue de Normandie pour s’entendre avec madame Cibot, qui devint leur femme de ménage, à raison de vingt-cinq francs par mois, douze francs cinquante centimes pour chacun d’eux. Au bout d’un an, la portière émérite régna chez les deux vieux garçons, comme elle régnait sur la maison de monsieur Pillerault, le grand-oncle de madame la comtesse Popinot; leurs affaires furent ses affaires, et elle disait: «Mes deux messieurs.» Enfin, en trouvant les deux Casse-noisettes doux comme des moutons, faciles à vivre, point défiants, de vrais enfants, elle se mit, par suite de son cœur de femme du peuple, à les protéger, à les adorer, à les servir avec un dévouement si véritable, qu’elle leur lâchait quelques semonces, et les défendait contre toutes les tromperies qui grossissent à Paris les dépenses de ménage. Pour vingt-cinq francs par mois, les deux garçons, sans préméditation et sans s’en douter, acquirent une mère. En s’apercevant de toute la valeur de madame Cibot, les deux musiciens lui avaient naïvement adressé des éloges, des remercîments, de petites étrennes qui resserrèrent les liens de cette alliance domestique. Madame Cibot aimait mille fois mieux être appréciée à sa valeur que payée; sentiment qui, bien connu, bonifie toujours les gages. Cibot faisait à moitié prix les courses, les raccommodages, tout ce qui pouvait le concerner dans le service des deux messieurs de sa femme.
Enfin, dès la seconde année, il y eut, dans l’étreinte du deuxième étage et de la loge, un nouvel élément de mutuelle amitié. Schmucke conclut avec madame Cibot un marché qui satisfit à sa paresse et à son désir de vivre sans s’occuper de rien. Moyennant trente sous par jour ou quarante-cinq francs par mois, madame Cibot se chargea de donner à déjeuner et à dîner à Schmucke. Pons, trouvant le déjeuner de son ami très-satisfaisant, passa de même un marché de dix-huit francs pour son déjeuner. Ce système de fournitures, qui jeta quatre-vingt-dix francs environ par mois dans les recettes de la loge, fit des deux locataires des êtres inviolables, des anges, des chérubins, des dieux. Il est fort douteux que le roi des Français, qui s’y connaît, soit servi comme le furent alors les deux Casse-noisettes. Pour eux, le lait sortait pur de la boîte, ils lisaient gratuitement les journaux du premier et du troisième étage, dont les locataires se levaient tard et à qui l’on eût dit, au besoin, que les journaux n’étaient pas arrivés. Madame Cibot tenait d’ailleurs l’appartement, les habits, le palier, tout dans un état de propreté flamande. Schmucke jouissait, lui, d’un bonheur qu’il n’avait jamais espéré; madame Cibot lui rendait la vie facile; il donnait environ six francs par mois pour le blanchissage dont elle se chargeait, ainsi que des raccommodages. Il dépensait quinze francs de tabac par mois. Ces trois natures de dépenses formaient un total mensuel de soixante-six francs, lesquels, multipliés par douze, donnent sept cent quatre-vingt-douze francs. Joignez-y deux cent vingt francs de loyer et d’impositions, vous avez mille douze francs. Cibot habillait Schmucke, et la moyenne de cette dernière fourniture allait à cent cinquante francs. Ce profond philosophe vivait donc avec douze cents francs par an. Combien de gens, en Europe, dont l’unique pensée est de venir demeurer à Paris, seront agréablement surpris de savoir qu’on peut y être heureux avec douze cents francs de rente, rue de Normandie, au Marais, sous la protection d’une madame Cibot!
Madame Cibot fut stupéfaite en voyant rentrer le bonhomme Pons à cinq heures du soir. Non-seulement ce fait n’avait jamais eu lieu, mais encore son monsieur ne la vit pas, ne la salua point.
—Ah bien! Cibot, dit-elle à son mari, monsieur Pons est millionnaire ou fou!
—Ça m’en a l’air, répliqua Cibot en laissant tomber une manche d’habit où il faisait ce que, dans l’argot des tailleurs, on appelle un poignard.
Au moment où Pons rentrait machinalement chez lui, madame Cibot achevait le dîner de Schmucke. Ce dîner consistait en un certain ragoût, dont l’odeur se répandait dans toute la cour. C’était des restes de bœuf bouilli achetés chez un rôtisseur tant soit peu regrattier, et fricassés au beurre avec des oignons coupés en tranches minces, jusqu’à ce que le beurre fût absorbé par la viande et par les oignons, de manière à ce que ce mets de portier présentât l’aspect d’une friture. Ce plat, amoureusement concoctionné pour Cibot et Schmucke, entre qui la Cibot le partageait, accompagné d’une bouteille de bière et d’un morceau de fromage, suffisait au vieux maître de musique allemand. Et croyez bien que le roi Salomon, dans sa gloire, ne dînait pas mieux que Schmucke. Tantôt ce plat de bouilli fricassé aux oignons, tantôt des reliefs de poulet sauté, tantôt une persillade et du poisson à une sauce inventée par la Cibot, et à laquelle une mère aurait mangé son enfant sans s’en apercevoir, tantôt de la venaison, selon la qualité ou la quantité de ce que les restaurants du boulevard revendaient au rôtisseur de la rue Boucherat, tel était l’ordinaire de Schmucke, qui se contentait, sans mot dire, de tout ce que lui servait la ponne montame Zipod. Et, de jour en jour, la bonne madame Cibot avait diminué cet ordinaire jusqu’à pouvoir le faire pour la somme de vingt sous.
—Je vas savoir ce qui lui n’est arrivé, n’à ce pauvre cher homme, dit madame Cibot à son époux, car v’là le dîner de monsieur Schmucke tout paré.
Madame Cibot couvrit le plat de terre creux d’une assiette en porcelaine commune; puis elle arriva, malgré son âge, à l’appartement des deux amis, au moment où Schmucke ouvrait à Pons.
—Qu’as-du, mon pon ami? dit l’Allemand effrayé par le bouleversement de la physionomie de Pons.
—Je te dirai tout; mais je viens dîner avec toi...
—Tinner! tinner! s’écria Schmucke enchanté. Mais c’esdre imbossiple! ajouta-t-il en pensant aux habitudes gastrolâtriques de son ami.
Le vieil Allemand aperçut alors madame Cibot qui écoutait, selon son droit de femme de ménage légitime. Saisi par une de ces inspirations qui ne brillent que dans le cœur d’un ami véritable, il alla droit à la portière, et l’emmena sur le palier.
—Montame Zipod, ce pon Bons aime les ponnes chosses, hâlez au Gatran Pleu, temandez ein bedid tinner vin: tes angeois, di magaroni! Anvin ein rebas de Licuillis!
—Qu’est-ce que c’est? demanda madame Cibot.
—Eh pien! reprit Schmucke, c’esde ti feau à la pourchoise, eine pon boisson, ein poudeille te fin te Porteau, et dout ce qu’il y aura te meilleur en vriantise: gomme des groguettes te risse ed ti lard vîmé! Bayez! ne tittes rien, che fus rentrai tutte l’archand temain madin.
Schmucke rentra d’un air joyeux en se frottant les mains; mais sa figure reprit graduellement une expression de stupéfaction, en entendant le récit des malheurs qui venaient de fondre en un moment sur le cœur de son ami. Schmucke essaya de consoler Pons, en lui dépeignant le monde à son point de vue. Paris était une tempête perpétuelle, les hommes et les femmes y étaient emportés par un mouvement de valse furieuse, et il ne fallait rien demander au monde, qui ne regarde qu’à l’extérieur, «ed bas ad l’indérière,» dit-il. Il raconta pour la centième fois que, d’année en année, les trois seules écolières qu’il eût aimées, par lesquelles il était chéri, pour lesquelles il donnerait sa vie, de qui même il tenait une petite pension de neuf cents francs, à laquelle chacune contribuait pour une part égale d’environ trois cents francs, avaient si bien oublié, d’année en année, de le venir voir, et se trouvaient emportées par le courant de la vie parisienne avec tant de violence, qu’il n’avait pas pu être reçu par elles depuis trois ans, quand il se présentait. (Il est vrai que Schmucke se présentait chez ces grandes dames à dix heures du matin.) Enfin, les quartiers de ses rentes étaient payés chez des notaires.
—Ed cebentant, c’esde tes cueirs t’or, reprit-il. Anvin, c’esd mes bedides saindes Céciles, tes phames jarmantes, montame de Bordentuère, montame de Fentenesse, montame Ti Dilet. Quante che les fois, c’esd aus Jambs-Elusées, sans qu’elles me foient... ed elles m’aiment pien, et che pourrais aller tinner chesse elles, elles seraient bien gondendes. Che beusse aller à leur gambagne; mais je breffère te peaucoup edre afec mon hami Bons, barce que che le fois quant che feux, ed tus les churs.
Pons prit la main de Schmucke, la mit entre ses mains, il la serra par un mouvement où l’âme se communiquait tout entière, et tous deux ils restèrent ainsi pendant quelques minutes, comme des amants qui se revoient après une longue absence.
—Tinne izi, dus les churs!... reprit Schmucke qui bénissait intérieurement la dureté de la présidente. Diens! nus pricabraquerons ensemple, et le tiaple ne meddra chamais sa queu tan notre ménache.
Pour l’intelligence de ce mot vraiment héroïque: nous pricabraquerons ensemble! il faut avouer que Schmucke était d’une ignorance crasse en Bric-à-braquologie. Il fallait toute la puissance de son amitié pour qu’il ne cassât rien dans le salon et dans le cabinet abandonnés à Pons pour lui servir de musée. Schmucke, appartenant tout entier à la musique, compositeur pour lui-même, regardait toutes les petites bêtises de son ami, comme un poisson, qui aurait reçu un billet d’invitation, regarderait une exposition de fleurs au Luxembourg. Il respectait ces œuvres merveilleuses à cause du respect que Pons manifestait en époussetant son trésor. Il répondait: «Ui! c’esde pien choli!» aux admirations de son ami, comme une mère répond des phrases insignifiantes aux gestes d’un enfant qui ne parle pas encore. Depuis que les deux amis vivaient ensemble, Schmucke avait vu Pons changeant sept fois d’horloge en en troquant toujours une inférieure contre une plus belle. Pons possédait alors la plus magnifique horloge de Boule, une horloge en ébène incrustée de cuivres et garnie de sculptures, de la première manière de Boule. Boule a eu deux manières, comme Raphaël en a eu trois. Dans la première, il mariait le cuivre à l’ébène; et, dans la seconde, contre ses convictions il sacrifiait à l’écaille; il a fait des prodiges pour vaincre ses concurrents, inventeurs de la marqueterie en écaille. Malgré les savantes démonstrations de Pons, Schmucke n’apercevait pas la moindre différence entre la magnifique horloge de la première manière de Boule et les dix autres. Mais, à cause du bonheur de Pons, Schmucke avait plus de soin de tous ces prinporions que son ami n’en prenait lui-même. Il ne faut donc pas s’étonner que le mot sublime de Schmucke ait eu le pouvoir de calmer le désespoir de Pons, car le:—Nus pricapraquerons! de l’Allemand voulait dire:—Je mettrai de l’argent dans le bric-à-brac, si tu veux dîner ici.
—Ces messieurs sont servis, vint dire avec un aplomb étonnant madame Cibot.
On comprendra facilement la surprise de Pons en voyant et savourant le dîner dû à l’amitié de Schmucke. Ces sortes de sensations, si rares dans la vie, ne viennent pas du dévouement continu par lequel deux hommes se disent perpétuellement l’un à l’autre: «Tu as en moi un autre toi-même» (car on s’y fait); non, elles sont causées par la comparaison de ces témoignages du bonheur de la vie intime avec les barbaries de la vie du monde. C’est le monde qui lie à nouveau, sans cesse, deux amis ou deux amants, lorsque deux grandes âmes se sont mariées par l’amour ou par l’amitié. Aussi Pons essuya-t-il deux grosses larmes! et Schmucke, de son côté, fut obligé d’essuyer ses yeux mouillés. Ils ne se dirent rien, mais ils s’aimèrent davantage, et ils se firent de petits signes de tête dont les expressions balsamiques pansèrent les douleurs du gravier introduit par la présidente dans le cœur de Pons. Schmucke se frottait les mains à s’emporter l’épiderme, car il avait conçu l’une de ces inventions qui n’étonnent un Allemand que lorsqu’elle est rapidement éclose dans son cerveau congelé par le respect dû aux princes souverains.
—Mon pon Bons? dit Schmucke.
—Je te devine, tu veux que nous dînions tous les jours ensemble...
—Che fitrais edre assez ruche bir de vaire fifre tu les churs gomme ça... répondit mélancoliquement le bon Allemand.
Madame Cibot, à qui Pons donnait de temps en temps des billets pour les spectacles du boulevard, ce qui le mettait dans son cœur à la même hauteur que son pensionnaire Schmucke, fit alors la proposition que voici:—Pardine, dit-elle, pour trois francs, sans le vin, je puis vous faire tous les jours, pour vous deux, n’un dîner n’à licher les plats, et les rendre nets comme s’ils étaient lavés.
—Le vrai est, répondit Schmucke, que che tine mieix afec ce que me guisine montame Zipod que les chens qui mangent le vrigod di Roi...
Dans son espérance, le respectueux Allemand alla jusqu’à imiter l’irrévérence des petits journaux, en calomniant le prix fixe de la table royale.
—Vraiment? dit Pons. Eh bien! j’essaierai demain!
En entendant cette promesse, Schmucke sauta d’un bout de la table à l’autre, en entraînant la nappe, les plats, les carafes, et saisit Pons par une étreinte comparable à celle d’un gaz s’emparant d’un autre gaz pour lequel il a de l’affinité.
—Kel ponhire! s’écria-t-il.
—Monsieur dînera tous les jours ici! dit orgueilleusement madame Cibot attendrie.
Sans connaître l’événement auquel elle devait l’accomplissement de son rêve, l’excellente madame Cibot descendit à sa loge et y entra comme Josépha entre en scène dans Guillaume Tell. Elle jeta les plats et les assiettes, et s’écria:—Cibot, cours chercher deux demi-tasses, au Café Turc! et dis au garçon de fourneau que c’est pour moi! Puis elle s’assit en se mettant les mains sur ses puissants genoux, et regardant par la fenêtre le mur qui faisait face à la maison, elle s’écria:—J’irai, ce soir, consulter madame Fontaine!... Madame Fontaine tirait les cartes à toutes les cuisinières, femmes de chambre, laquais, portiers, etc., du Marais.—Depuis que ces deux messieurs sont venus chez nous, nous avons deux mille francs de placés à la caisse d’épargne. En huit ans! quelle chance! Faut-il ne rien gagner au dîner de monsieur Pons, et l’attacher à son ménage? La poule à mame Fontaine me dira cela.
En ne voyant pas d’héritiers, ni à Pons ni à Schmucke, depuis trois ans environ madame Cibot se flattait d’obtenir une ligne dans le testament de ses messieurs, et elle avait redoublé de zèle dans cette pensée cupide, poussée très-tard au milieu de ses moustaches, jusqu’alors pleines de probité. En allant dîner en ville tous les jours, Pons avait échappé jusqu’alors à l’asservissement complet dans lequel la portière voulait tenir ses messieurs. La vie nomade de ce vieux troubadour-collectionneur effarouchait les vagues idées de séduction qui voltigeaient dans la cervelle de madame Cibot et qui devinrent un plan formidable, à compter de ce mémorable dîner. Un quart d’heure après, madame Cibot reparut dans la salle à manger, armée de deux excellentes tasses de café que flanquaient deux petits verres de kirch-wasser.
—Fife montame Zipod! s’écria Schmucke, elle m’a tefiné.
Après quelques lamentations du pique-assiette que combattit Schmucke par les câlineries que le pigeon sédentaire dut trouver pour son pigeon voyageur, les deux amis sortirent ensemble. Schmucke ne voulut pas quitter son ami dans la situation où l’avait mis la conduite des maîtres et des gens de la maison Camusot. Il connaissait Pons et savait que des réflexions horriblement tristes pouvaient le saisir à l’orchestre sur son siége magistral et détruire le bon effet de sa rentrée au nid. Schmucke, en ramenant le soir, vers minuit, Pons au logis, le tenait sous le bras; et comme un amant fait pour une maîtresse adorée, il indiquait à Pons les endroits où finissait, où recommençait le trottoir; il l’avertissait quand un ruisseau se présentait; il aurait voulu que les pavés fussent en coton, que le ciel fût bleu, que les anges fissent entendre à Pons la musique qu’ils lui jouaient. Il avait conquis la dernière province qui n’était pas à lui dans ce cœur!
Pendant trois mois environ, Pons dîna tous les jours avec Schmucke. D’abord il fut forcé de retrancher quatre-vingts francs par mois sur la somme de ses acquisitions, car il lui fallut trente-cinq francs de vin environ avec les quarante-cinq francs que le dîner coûtait. Puis, malgré les soins et les lazzis allemands de Schmucke, le vieil artiste regretta les plats soignés, les petits verres de liqueurs, le bon café, le babil, les politesses fausses, les convives et les médisances des maisons où il dînait. On ne rompt pas au déclin de la vie avec une habitude qui dure depuis trente-six ans. Une pièce de vin de cent trente francs verse un liquide peu généreux dans le verre d’un gourmet; aussi, chaque fois que Pons portait son verre à ses lèvres, se rappelait-il avec mille regrets poignants les vins exquis de ses amphitryons. Donc, au bout de trois mois, les atroces douleurs qui avaient failli briser le cœur délicat de Pons étaient amorties, il ne pensait plus qu’aux agréments de la société; de même qu’un vieux homme à femmes regrette une maîtresse quittée coupable de trop d’infidélités! Quoiqu’il essayât de cacher la mélancolie profonde qui le dévorait, le vieux musicien paraissait évidemment attaqué par une de ces inexplicables maladies, dont le siége est dans le moral. Pour expliquer cette nostalgie produite par une habitude brisée, il suffira d’indiquer un des mille riens qui, semblables aux mailles d’une cotte d’armes, enveloppent l’âme dans un réseau de fer. Un des plus vifs plaisirs de l’ancienne vie de Pons, un des bonheurs du pique-assiette d’ailleurs, était la surprise, l’impression gastronomique du plat extraordinaire, de la friandise ajoutée triomphalement dans les maisons bourgeoises par la maîtresse qui veut donner un air de festoiement à son dîner! Ce délice de l’estomac manquait à Pons, madame Cibot lui racontait le menu par orgueil. Le piquant périodique de la vie de Pons avait totalement disparu. Son dîner se passait sans l’inattendu de ce qui, jadis, dans les ménages de nos aïeux, se nommait le plat couvert! Voilà ce que Schmucke ne pouvait pas comprendre. Pons était trop délicat pour se plaindre, et s’il y a quelque chose de plus triste que le génie méconnu, c’est l’estomac incompris. Le cœur dont l’amour est rebuté, ce drame dont on abuse, repose sur un faux besoin; car si la créature nous délaisse, on peut aimer le créateur, il a des trésors à nous dispenser. Mais l’estomac!... Rien ne peut être comparé à ses souffrances; car, avant tout, la vie! Pons regrettait certaines crèmes, de vrais poëmes! certaines sauces blanches, des chefs-d’œuvre! certaines volailles truffées, des amours! et par-dessus tout les fameuses carpes du Rhin qui ne se trouvent qu’à Paris et avec quels condiments! Par certains jours Pons s’écriait:—«O Sophie!» en pensant à la cuisinière du comte Popinot. Un passant, en entendant ce soupir, aurait cru que le bonhomme pensait à une maîtresse, et il s’agissait de quelque chose de plus rare, d’une carpe grasse! accompagnée d’une sauce, claire dans la saucière, épaisse sur la langue, une sauce à mériter le prix Montyon! Le souvenir de ces dîners mangés fit donc considérablement maigrir le chef d’orchestre attaqué d’une nostalgie gastrique.
Dans le commencement du quatrième mois, vers la fin de janvier 1845, le jeune flûtiste, qui se nommait Wilhem comme presque tous les Allemands, et Schwab pour se distinguer de tous les Wilhem, ce qui ne le distinguait pas de tous les Schwab, jugea nécessaire d’éclairer Schmucke sur l’état du chef d’orchestre dont on se préoccupait au théâtre. C’était le jour d’une première représentation où donnaient les instruments dont jouait le vieux maître allemand.
—Le bonhomme Pons décline, il y a quelque chose dans son sac qui sonne mal, l’œil est triste, le mouvement de son bras s’affaiblit, dit Wilhem Schwab en montrant le bonhomme qui montait à son pupitre d’un air funèbre.
—C’esdre gomme ça à soissande ans, tuchurs, répondit Schmucke.
Schmucke, semblable à cette mère des chroniques de la Canongate qui, pour jouir de son fils vingt-quatre heures de plus, le fait fusiller, était capable de sacrifier Pons au plaisir de le voir dîner tous les jours avec lui.
—Tout le monde au théâtre s’inquiète, et, comme le dit mademoiselle Héloïse Brisetout, notre première danseuse, il ne fait presque plus de bruit en se mouchant.
Le vieux musicien paraissait donner du cor, quand il se mouchait, tant son nez long et creux sonnait dans le foulard. Ce tapage était la cause d’un des plus constants reproches de la présidente au cousin Pons.
—Che tonnerais pien tes chausses pir l’amisser, dit Schmucke, l’annui le cagne.
—Ma foi, dit Wilhem Schwab, monsieur Pons me semble un être si supérieur à nous autres pauvres diables, que je n’osais pas l’inviter à ma noce. Je me marie...
—Ed gommend? demanda Schmucke.
—Oh! très-honnêtement, répondit Wilhem qui trouva dans la question bizarre de Schmucke une raillerie dont ce parfait chrétien était incapable.
—Allons, messieurs, à vos places! dit Pons qui regarda dans l’orchestre sa petite armée après avoir entendu le coup de sonnette du directeur.
On exécuta l’ouverture de la Fiancée du Diable, une pièce féerie qui eut deux cents représentations. Au premier entr’acte, Wilhem et Schmucke se virent seuls dans l’orchestre désert. L’atmosphère de la salle comportait trente-deux degrés Réaumur.
—Gondez-moi tonc fotre husdoire, dit Schmucke à Wilhem.
—Tenez, voyez-vous à l’avant-scène, ce jeune homme?... le reconnaissez-vous?
—Ti tud...
—Ah! parce qu’il a des gants jaunes, et qu’il brille de tous les rayons de l’opulence; mais c’est mon ami, Fritz Brunner de Francfort-sur-Mein...
—Celui qui fenaid foir les bièces à l’orguesdre, brès te fus?
—Le même. N’est-ce pas, que c’est à ne pas croire à une pareille métamorphose?
Ce héros de l’histoire promise était un de ces Allemands dont la figure contient à la fois la raillerie sombre du Méphistophélès de Gœthe et la bonhomie des romans d’Auguste Lafontaine de pacifique mémoire; la ruse et la naïveté, l’âpreté des comptoirs et le laissez-aller raisonné d’un membre du Jockey-Club; mais surtout le dégoût qui met le pistolet à la main de Werther, beaucoup plus ennuyé des princes allemands que de Charlotte. C’était véritablement une figure typique de l’Allemagne: beaucoup de juiverie et beaucoup de simplicité, de la bêtise et du courage, un savoir qui produit l’ennui, une expérience que le moindre enfantillage rend inutile, l’abus de la bière et du tabac; mais, pour relever toutes ces antithèses, une étincelle diabolique dans de beaux yeux bleus fatigués. Mis avec l’élégance d’un banquier, Fritz Brunner offrait aux regards de toute la salle une tête chauve d’une couleur titiannesque, de chaque côté de laquelle se bouclaient les quelques cheveux d’un blond ardent que la débauche et la misère lui avaient laissés pour qu’il eût le droit de payer un coiffeur au jour de sa restauration financière. Sa figure, jadis belle et fraîche, comme celle du Jésus-Christ des peintres, avait pris des tons aigres que des moustaches rouges, une barbe fauve rendaient presque sinistres. Le bleu pur de ses yeux s’était troublé dans sa lutte avec le chagrin. Enfin les mille prostitutions de Paris avaient estompé les paupières et le tour de ses yeux, où jadis une mère regardait avec ivresse une divine réplique des siens. Ce philosophe prématuré, ce jeune vieillard était l’œuvre d’une marâtre.
Ici commence l’histoire curieuse d’un fils prodigue de Francfort-sur-Mein, le fait le plus extraordinaire et le plus bizarre qui soit jamais arrivé dans cette ville sage, quoique centrale.
Monsieur Gédéon Brunner, père de ce Fritz, un de ces célèbres aubergistes de Francfort-sur-Mein qui pratiquent, de complicité avec les banquiers, des incisions autorisées par les lois sur la bourse des touristes, honnête calviniste d’ailleurs, avait épousé une juive convertie, à la dot de laquelle il dut les éléments de sa fortune. Cette juive mourut, laissant son fils Fritz, à l’âge de douze ans, sous la tutelle du père et sous la surveillance d’un oncle maternel, marchand de fourrures à Leipsick, le chef de la maison Virlaz et compagnie. Brunner le père fut obligé, par cet oncle qui n’était pas aussi doux que ses fourrures, de placer la fortune du jeune Fritz en beaucoup de marcs banco dans la maison Al-Sartchild, et sans y toucher. Pour se venger de cette exigence israélite, le père Brunner se remaria, en alléguant l’impossibilité de tenir son immense auberge sans l’œil et le bras d’une femme. Il épousa la fille d’un autre aubergiste, dans laquelle il vit une perle; mais il n’avait pas expérimenté ce qu’était une fille unique, adulée par un père et une mère. La deuxième madame Brunner fut ce que sont les jeunes Allemandes, quand elles sont méchantes et légères. Elle dissipa sa fortune, et vengea la première madame Brunner en rendant son mari l’homme le plus malheureux dans son intérieur qui fût connu sur le territoire de la ville libre de Francfort-sur-Mein où, dit-on, les millionnaires vont faire rendre une loi municipale qui contraigne les femmes à les chérir exclusivement. Cette Allemande aimait les différents vinaigres que les Allemands appellent communément vins du Rhin. Elle aimait les articles-Paris. Elle aimait à monter à cheval. Elle aimait la parure. Enfin la seule chose coûteuse qu’elle n’aimât pas, c’était les femmes. Elle prit en aversion le petit Fritz, et l’aurait rendu fou, si ce jeune produit du calvinisme et du mosaïsme n’avait pas eu Francfort pour berceau, et la maison Virlaz de Leipsick pour tutelle; mais l’oncle Virlaz, tout à ses fourrures, ne veillait qu’aux marcs banco, il laissa l’enfant en proie à la marâtre.
Cette hyène était d’autant plus furieuse contre ce chérubin, fils de la belle madame Brunner, que, malgré des efforts dignes d’une locomotive, elle ne pouvait pas avoir d’enfant. Mue par une pensée diabolique, cette criminelle Allemande lança le jeune Fritz, à l’âge de vingt et un ans, dans des dissipations anti-germaniques. Elle espéra que le cheval anglais, le vinaigre du Rhin et les Marguerites de Gœthe dévoreraient l’enfant de la juive et sa fortune; car l’oncle Virlaz avait laissé un bel héritage à son petit Fritz au moment où celui-ci devint majeur. Mais si les roulettes des Eaux et les amis du Vin, au nombre desquels était Wilhem Schwab, achevèrent le capital Virlaz, le jeune enfant prodigue demeura pour servir, selon les vœux du Seigneur, d’exemple aux puînés de la ville de Francfort-sur-Mein, où toutes les familles l’emploient comme un épouvantail pour garder leurs enfants sages et effrayés dans leurs comptoirs de fer doublés de marcs banco. Au lieu de mourir à la fleur de l’âge, Fritz Brunner eut le plaisir de voir enterrer sa marâtre dans un de ces charmants cimetières où les Allemands, sous prétexte d’honorer leurs morts, se livrent à leur passion effrénée pour l’horticulture. La seconde madame Brunner mourut donc avant ses auteurs, le vieux Brunner en fut pour l’argent qu’elle avait extrait de ses coffres, et pour des peines telles, que cet aubergiste, d’une constitution herculéenne, se vit, à soixante-sept ans, diminué comme si le fameux poison des Borgia l’avait attaqué. Ne pas hériter de sa femme après l’avoir supportée pendant dix années, fit de cet aubergiste une autre ruine de Heidelberg, mais radoubée incessamment par les Rechnungs des voyageurs, comme on radoube celles de Heidelberg pour entretenir l’ardeur des touristes qui affluent pour voir cette belle ruine, si bien entretenue. On en causait à Francfort comme d’une faillite, on s’y montrait Brunner au doigt en se disant:—Voilà où peut nous mener une mauvaise femme de qui l’on n’hérite pas, et un fils élevé à la française.
En Italie et en Allemagne, les Français sont la raison de tous les malheurs, la cible de toutes les balles; mais le dieu poursuivant sa carrière... (Le reste comme dans l’ode de Lefranc de Pompignan.)
La colère du propriétaire du grand hôtel de Hollande ne tomba pas seulement sur les voyageurs dont les mémoires (Rechnung) se ressentirent de son chagrin. Quand son fils fut totalement ruiné, Gédéon, le regardant comme la cause indirecte de tous ses malheurs, lui refusa le pain et l’eau, le sel, le feu, le logement et la pipe! ce qui, chez un père aubergiste et allemand, est le dernier degré de la malédiction paternelle. Les autorités du pays ne se rendant pas compte des premiers torts du père, et voyant en lui l’un des hommes les plus malheureux de Francfort-sur-Mein, lui vinrent en aide; ils expulsèrent Fritz du territoire de cette ville libre, en lui faisant une querelle d’Allemand. La justice n’est pas plus humaine ni plus sage à Francfort qu’ailleurs, quoique cette ville soit le siége de la Diète germanique. Rarement un magistrat remonte le fleuve des crimes et des infortunes pour savoir qui tenait l’urne d’où le premier filet d’eau s’épancha. Si Brunner oublia son fils, les amis du fils imitèrent l’aubergiste.
Ah! si cette histoire avait pu se jouer devant le trou du souffleur pour cette assemblée, au sein de laquelle les journalistes, les lions et quelques Parisiennes se demandaient d’où sortait la figure profondément tragique de cet Allemand surgi dans le Paris élégant en pleine première représentation, seul, dans une avant-scène, c’eût été bien plus beau que la pièce féerie de la Fiancée du Diable, quoique ce fût la deux cent millième représentation de la sublime parabole jouée en Mésopotamie, trois mille ans avant Jésus-Christ.
Fritz alla de pied à Strasbourg, et il y rencontra ce que l’enfant prodigue de la Bible n’a pas trouvé dans la patrie de la Sainte-Écriture. En ceci se révèle la supériorité de l’Alsace, où battent tant de cœurs généreux pour montrer à l’Allemagne la beauté de la combinaison de l’esprit français et de la solidité germanique. Wilhem, depuis quelques jours héritier de ses père et mère, possédait cent mille francs. Il ouvrit ses bras à Fritz, il lui ouvrit son cœur, il lui ouvrit sa maison, il lui ouvrit sa bourse. Décrire le moment où Fritz, poudreux, malheureux et quasi-lépreux, rencontra, de l’autre côté du Rhin, une vraie pièce de vingt francs dans la main d’un véritable ami, ce serait vouloir entreprendre une ode, et Pindare seul pourrait la lancer en grec sur l’humanité pour y réchauffer l’amitié mourante. Mettez les noms de Fritz et Wilhem avec ceux de Damon et Pythias, de Castor et Pollux, d’Oreste et Pylade, de Dubreuil et Pmejà, de Schmucke et Pons, et de tous les noms de fantaisie que nous donnons aux deux amis du Monomotapa, car La Fontaine, en homme de génie qu’il était, en a fait des apparences sans corps, sans réalité; joignez ces deux noms nouveaux à ces illustrations avec d’autant plus de raison que Wilhem mangea, de compagnie avec Fritz, son héritage, comme Fritz avait bu le sien avec Wilhem, mais en fumant, bien entendu, toutes les espèces de tabacs connus.
Les deux amis avalèrent cet héritage, chose étrange! dans les brasseries de Strasbourg, de la manière la plus stupide, la plus vulgaire, avec des figurantes du théâtre de Strasbourg et des Alsaciennes qui, de leurs petits balais, n’avaient que le manche. Et ils se disaient tous les matins l’un à l’autre:—Il faut cependant nous arrêter, prendre un parti, faire quelque chose avec ce qui nous reste!—Bah! encore aujourd’hui, disait Fritz, mais demain... Oh! demain... Dans la vie des dissipateurs, Aujourd’hui est un bien grand fat, mais Demain est un grand lâche qui s’effraie du courage de son prédécesseur; Aujourd’hui, c’est le Capitan de l’ancienne comédie, et Demain, c’est le Pierrot de nos pantomimes. Arrivés à leur dernier billet de mille francs, les deux amis prirent une place aux messageries dites royales, qui les conduisirent à Paris, où ils se logèrent dans les combles de l’hôtel du Rhin, rue du Mail, chez Graff, un ancien premier garçon de Gédéon Brunner. Fritz entra commis à six cents francs chez les frères Keller, banquiers, où Graff le recommanda. Graff, maître de l’hôtel du Rhin, est le frère du fameux tailleur Graff. Le tailleur prit Wilhem en qualité de teneur de livres. Graff trouva ces deux places exiguës aux deux enfants prodigues, en souvenir de son apprentissage à l’hôtel de Hollande. Ces deux faits: un ami ruiné reconnu par un ami riche, et un aubergiste allemand s’intéressant à deux compatriotes sans le sou, feront croire à quelques personnes que cette histoire est un roman, mais toutes les choses vraies ressemblent d’autant plus à des fables, que la fable prend de notre temps des peines inouïes pour ressembler à la vérité.
Fritz, commis à six cents francs, Wilhem, teneur de livres aux mêmes appointements, s’aperçurent de la difficulté de vivre dans une ville aussi courtisane que Paris. Aussi, dès la deuxième année de leur séjour, en 1837, Wilhem, qui possédait un joli talent de flûtiste, entra-t-il dans l’orchestre dirigé par Pons, pour pouvoir mettre quelquefois du beurre sur son pain. Quant à Fritz, il ne put trouver un supplément de paye qu’en déployant la capacité financière d’un enfant issu des Virlaz. Malgré son assiduité, peut-être à cause de ses talents, le Francfourtois n’atteignit à deux mille francs qu’en 1843. La Misère, cette divine marâtre, fit pour ces deux jeunes gens ce que leurs mères n’avaient pu faire, elle leur apprit l’économie, le monde et la vie; elle leur donna cette grande, cette forte éducation qu’elle dispense à coups d’étrivières aux grands hommes, tous malheureux dans leur enfance. Fritz et Wilhem, étant des hommes assez ordinaires, n’écoutèrent point toutes les leçons de la Misère, ils se défendirent de ses atteintes, ils lui trouvèrent le sein dur, les bras décharnés, et ils n’en dégagèrent point cette bonne fée Urgèle qui cède aux caresses des gens de génie. Néanmoins ils apprirent toute la valeur de la fortune, et se promirent de lui couper les ailes, si jamais elle revenait à leur porte.
—Eh bien! papa Schmucke, tout va vous être expliqué en un mot, reprit Wilhem qui raconta longuement cette histoire en allemand au pianiste. Le père Brunner est mort. Il était, sans que son fils ni monsieur Graff, chez qui nous logeons, en sussent rien, l’un des fondateurs des chemins de fer badois, avec lesquels il a réalisé des bénéfices immenses, et il laisse quatre millions. Je joue ce soir de la flûte pour la dernière fois. Si ce n’était pas une première représentation, je m’en serais allé depuis quelques jours, mais je n’ai pas voulu faire manquer ma partie.
—C’esdre pien, cheûne homme, dit Schmucke. Mais qui ébisez-fus?
—La fille de monsieur Graff, notre hôte, le propriétaire de l’hôtel du Rhin. J’aime mademoiselle Émilie depuis sept ans, elle a lu tant de romans immoraux qu’elle a refusé tous les partis pour moi, sans savoir ce qui en adviendrait. Cette jeune personne sera très-riche, elle est l’unique héritière des Graff, les tailleurs de la rue de Richelieu. Fritz me donne cinq fois ce que nous avons mangé ensemble à Strasbourg, cinq cent mille francs!... Il met un million de francs dans une maison de banque, où monsieur Graff le tailleur place cinq cent mille francs aussi; le père de ma promise me permet d’y employer la dot, qui est de deux cent cinquante mille francs, et il nous commandite d’autant. La maison Brunner, Schwab et compagnie aura donc deux millions cinq cent mille francs de capital. Fritz vient d’acheter pour quinze cent mille francs d’actions de la banque de France, pour y garantir notre compte. Ce n’est pas toute la fortune de Fritz, il lui reste encore les maisons de son père à Francfort, qui sont estimées un million et il a déjà loué le grand hôtel de Hollande à un cousin des Graff.
—Fus recartez fodre hami drisdement, répondit Schmucke qui avait écouté Wilhem avec attention; seriez-fus chaloux de lui?
—Je suis jaloux, mais c’est du bonheur de Fritz, dit Wilhem. Est-ce là le masque d’un homme satisfait? J’ai peur de Paris pour lui; je lui voudrais voir prendre le parti que je prends. L’ancien démon peut se réveiller en lui. De nos deux têtes, ce n’est pas la sienne où il est entré le plus de plomb. Cette toilette, cette lorgnette, tout cela m’inquiète. Il n’a regardé que les lorettes dans la salle. Ah! si vous saviez comme il est difficile de marier Fritz; il a en horreur ce qu’on appelle en France faire la cour, et il faudrait le lancer dans la famille, comme en Angleterre on lance un homme dans l’éternité.
Pendant le tumulte qui signale la fin de toutes les premières représentations, la flûte fit son invitation à son chef d’orchestre. Pons accepta joyeusement. Schmucke aperçut alors, pour la première fois depuis trois mois, un sourire sur la face de son ami; il le ramena rue de Normandie dans un profond silence; car il reconnut à cet éclair de joie la profondeur du mal qui rongeait Pons. Qu’un homme vraiment noble, si désintéressé, si grand par le sentiment eût de telles faiblesses!... voilà ce qui stupéfiait le stoïcien Schmucke, qui devint horriblement triste, car il sentit la nécessité de renoncer à voir tous les jours son «pon Bons» à table devant lui! dans l’intérêt du bonheur de Pons; et il ne savait si ce sacrifice serait possible; cette idée le rendait fou.
Le fier silence que gardait Pons, réfugié sur le mont Aventin de la rue de Normandie, avait nécessairement frappé la présidente, qui, délivrée de son parasite, s’en tourmentait peu; elle pensa avec sa charmante fille que le cousin avait compris la plaisanterie de sa petite Lili; mais il n’en fut pas ainsi du président. Le président Camusot de Marville, petit homme gros, devenu solennel depuis son avancement en la cour, admirait Cicéron, préférait l’Opéra-Comique aux Italiens, comparait les acteurs les uns aux autres, suivait la foule pas à pas, répétait comme de lui tous les articles du journal ministériel, et en opinant, il paraphrasait les idées du conseiller après lequel il parlait. Ce magistrat, suffisamment connu sur ses principaux traits de son caractère, obligé par sa position à tout prendre au sérieux, tenait surtout aux liens de famille. Comme la plupart des maris entièrement dominés par leurs femmes, le président affectait dans les petites choses une indépendance que respectait sa femme. Si pendant un mois le président se contenta des raisons banales que lui donna la présidente, relativement à la disparition de Pons, il finit par trouver singulier que le vieux musicien, un ami de quarante ans, ne vînt plus, précisément après avoir fait un présent aussi considérable que l’éventail de madame de Pompadour. Cet éventail, reconnu par le comte Popinot pour un chef-d’œuvre, valut à la présidente, et aux Tuileries, où l’on se passa ce bijou de main en main, des compliments qui flattèrent excessivement son amour-propre; on lui détailla les beautés des dix branches en ivoire dont chacune offrait des sculptures d’une finesse inouïe. Une dame russe (les Russes se croient toujours en Russie) offrit, chez le comte Popinot, six mille francs à la présidente de cet éventail extraordinaire, en souriant de le voir en de telles mains, car c’était, il faut l’avouer, un éventail de duchesse.
—On ne peut pas refuser à ce pauvre cousin, dit Cécile à son père le lendemain de cette offre, de se bien connaître à ces petites bêtises-là...
—Des petites bêtises! s’écria le président. Mais l’État va payer trois cent mille francs la collection de feu monsieur le conseiller Dusommerard, et dépenser, avec la ville de Paris par moitié, près d’un million en achetant et réparant l’hôtel Cluny pour loger ces petites bêtises-là. Ces petites bêtises-là, ma chère enfant, sont souvent les seuls témoignages qui nous restent de civilisations disparues. Un pot étrusque, un collier, qui valent quelquefois, l’un quarante, l’autre cinquante mille francs, sont des petites bêtises qui nous révèlent la perfection des arts au temps du siége de Troie, en nous démontrant que les Étrusques étaient des Troyens réfugiés en Italie.
Tel était le genre de plaisanterie du gros petit président, il procédait avec sa femme et sa fille par de lourdes ironies.
—La réunion des connaissances qu’exigent ces petites bêtises, Cécile, reprit-il, est une science qui s’appelle l’archéologie. L’archéologie comprend l’architecture, la sculpture, la peinture, l’orfévrerie, la céramique, l’ébénisterie, art tout moderne, les dentelles, les tapisseries, enfin toutes les créations du travail humain.
—Le cousin Pons est donc un savant? dit Cécile.
—Ah çà! pourquoi ne le voit-on plus? demanda le président de l’air d’un homme qui ressent une commotion produite par mille observations oubliées dont la réunion subite fait balle, pour employer une expression aux chasseurs.
—Il aura pris la mouche pour des riens, répondit la présidente. Je n’ai peut-être pas été sensible autant que je le devais au cadeau de cet éventail. Je suis, vous le savez, assez ignorante...
—Vous! une des plus fortes élèves de Servin, s’écria le président, vous ne connaissez pas Watteau?
—Je connais David, Gérard, Gros, et Girodet, et Guérin, et monsieur de Forbin, et monsieur Turpin de Crissé...
—Vous auriez dû...
—Qu’aurais-je dû, monsieur? demanda la présidente en regardant son mari d’un air de reine de Saba.
—Savoir ce qu’est Watteau, ma chère, il est très à la mode, répondit le président avec une humilité qui dénotait toutes les obligations qu’il avait à sa femme.
Cette conversation avait eu lieu quelques jours avant la première représentation de la Fiancée du Diable, où tout l’orchestre fut frappé de l’état maladif de Pons. Mais alors les gens habitués à voir Pons à leur table, à le prendre pour messager, s’étaient tous interrogés, et il s’était répandu dans le cercle où le bonhomme gravitait une inquiétude d’autant plus grande, que plusieurs personnes l’aperçurent à son poste au théâtre. Malgré le soin avec lequel Pons évitait dans ses promenades ses anciennes connaissances quand il en rencontrait, il se trouva nez à nez avec l’ancien ministre, le comte Popinot, chez Monistrol, un des illustres et audacieux marchands du nouveau boulevard Beaumarchais, dont parlait naguère Pons à la présidente, et dont le narquois enthousiasme fait renchérir de jour en jour les curiosités, qui, disent-ils, deviennent si rares qu’on n’en trouve plus.
—Mon cher Pons, pourquoi ne vous voit-on plus? Vous nous manquez beaucoup, et madame Popinot ne sait que penser de cet abandon.
—Monsieur le comte, répondit le bonhomme, on m’a fait comprendre dans une maison, chez un parent, qu’à mon âge on est de trop dans le monde. On ne m’a jamais reçu avec beaucoup d’égards, mais du moins on ne m’avait pas encore insulté. Je n’ai jamais demandé rien à personne, dit-il avec la fierté de l’artiste. En retour de quelques politesses, je me rendais souvent utile à ceux qui m’accueillaient; mais il paraît que je me suis trompé, je serais taillable et corvéable à merci pour l’honneur que je recevais en allant dîner chez mes amis, chez mes parents... Eh bien! j’ai donné ma démission de pique-assiette. Chez moi je trouve tous les jours ce qu’aucune table ne m’a offert, un véritable ami!
Ces paroles, empreintes de l’amertume que le vieil artiste avait encore la faculté d’y mettre par le geste et par l’accent, frappèrent tellement le pair de France, qu’il prit le digne musicien à part.
—Ah çà, mon vieil ami, que vous est-il arrivé? Ne pouvez-vous me confier ce qui vous a blessé? Vous me permettrez de vous faire observer que, chez moi, vous devez avoir trouvé des égards...
—Vous êtes la seule exception que je fasse, dit le bonhomme. D’ailleurs, vous êtes un grand seigneur, un homme d’État, et vos préoccupations excuseraient tout, au besoin.
Pons, soumis à l’adresse diplomatique conquise par Popinot dans le maniement des hommes et des affaires, finit par raconter ses infortunes chez le président de Marville. Popinot épousa si vivement les griefs de la victime, qu’il en parla chez lui tout aussitôt à madame Popinot, excellente et digne femme, qui fit des représentations à la présidente aussitôt qu’elle la rencontra. L’ancien ministre ayant, de son côté, dit quelques mots à ce sujet au président, il y eut une explication en famille chez les Camusot de Marville. Quoique Camusot ne fût pas tout à fait le maître chez lui, sa remontrance était trop fondée en droit et en fait, pour que sa femme et sa fille n’en reconnussent pas la vérité; toutes les deux, elles s’humilièrent et rejetèrent la faute sur les domestiques. Les gens, mandés et gourmandés, n’obtinrent leur pardon que par des aveux complets, qui démontrèrent au président combien le cousin Pons avait raison en restant chez soi. Comme les maîtres de maison dominés par leurs femmes, le président déploya toute sa majesté maritale et judiciaire, en déclarant à ses gens qu’ils seraient chassés, et qu’ils perdraient ainsi tous les avantages que leurs longs services pouvaient leur valoir chez lui, si, désormais, son cousin Pons et tous ceux qui lui faisaient l’honneur de venir chez lui n’étaient pas traités comme lui-même. Cette parole fit sourire Madeleine.
—Vous n’avez même, dit le président, qu’une chance de salut, c’est de désarmer mon cousin par des excuses. Allez lui dire que votre maintien ici dépend entièrement de lui, car je vous renvoie tous, s’il ne vous pardonne.
Le lendemain, le président partit d’assez bonne heure pour pouvoir faire une visite à son cousin avant l’audience. Ce fut un événement que l’apparition de monsieur le président de Marville annoncé par madame Cibot. Pons, qui recevait cet honneur pour la première fois de sa vie, pressentit une réparation.
—Mon cher cousin, dit le président après les compliments d’usage, j’ai fini par savoir la cause de votre retraite. Votre conduite augmente, si c’est possible, l’estime que j’ai pour vous. Je ne vous dirai qu’un mot à cet égard. Mes domestiques sont tous renvoyés. Ma femme et ma fille sont au désespoir; elles veulent vous voir, pour s’expliquer avec vous. En ceci, mon cousin, il y a un innocent, et c’est un vieux juge; ne me punissez donc pas pour l’escapade d’une petite fille étourdie qui voulait dîner chez les Popinot, surtout quand je viens vous demander la paix, en reconnaissant que tous les torts sont de notre côté... Une amitié de trente-six ans, en la supposant altérée, a bien encore quelques droits. Voyons?... signez la paix en venant dîner avec nous ce soir...
Pons s’embrouilla dans une diffuse réponse, et finit en faisant observer à son cousin qu’il assistait le soir aux fiançailles d’un musicien de son orchestre, qui jetait la flûte aux orties pour devenir banquier.
—Eh bien! demain.
—Mon cousin, madame la comtesse Popinot m’a fait l’honneur de m’inviter par une lettre d’une amabilité...
—Après-demain donc... reprit le président.
—Après-demain, l’associé de ma première flûte, un Allemand, un monsieur Brunner rend aux fiancés la politesse qu’il reçoit d’eux aujourd’hui...
—Vous êtes bien assez aimable pour qu’on se dispute ainsi le plaisir de vous recevoir, dit le président. Eh bien! dimanche prochain! à huitaine... comme on dit au Palais.
—Mais nous dînons chez un monsieur Graff, le beau-père de la flûte...
—Eh bien! à samedi! D’ici là, vous aurez eu le temps de rassurer une petite fille qui a déjà versé des larmes sur sa faute. Dieu ne demande que le repentir, serez-vous plus exigeant que le Père Éternel avec cette pauvre petite Cécile?...
Pons, pris par ses côtés faibles, se rejeta dans des formules plus que polies, et reconduisit le président jusque sur le palier. Une heure après, les gens du président arrivèrent chez le bonhomme Pons; ils se montrèrent ce que sont les domestiques, lâches et patelins: ils pleurèrent! Madeleine prit à part monsieur Pons, et se jeta résolument à ses pieds.
—C’est moi, monsieur, qui ai tout fait, et monsieur sait bien que je l’aime, dit-elle en fondant en larmes. C’est à la vengeance, qui me bouillait dans le sang, que monsieur doit s’en prendre de toute cette malheureuse affaire. Nous perdrons nos viagers!... Monsieur, j’étais folle, et je ne voudrais pas que mes camarades souffrissent de ma folie... Je vois bien, maintenant, que le sort ne m’a pas faite pour être à monsieur. Je me suis raisonnée, j’ai eu trop d’ambition, mais je vous aime toujours, monsieur. Pendant dix ans je n’ai pensé qu’au bonheur de faire le vôtre et de soigner tout ici. Quelle belle destinée!... Oh! si monsieur savait combien je l’aime! Mais monsieur a dû s’en apercevoir à toutes mes méchancetés. Si je mourais demain, qu’est-ce qu’on trouverait?... un testament en votre faveur, monsieur... oui, monsieur, dans ma malle, sous mes bijoux!
En faisant mouvoir cette corde, Madeleine livra le vieux garçon aux jouissances d’amour-propre que causera toujours une passion inspirée, quand même elle déplaît. Après avoir pardonné noblement à Madeleine, il reçut tout le monde à merci en disant qu’il parlerait à sa cousine la présidente pour obtenir que tous les gens restassent chez elle. Pons se vit avec un plaisir ineffable rétabli dans toutes ses jouissances habituelles, sans avoir commis de lâcheté. Le monde était venu vers lui, la dignité de son caractère allait y gagner; mais en expliquant son triomphe à son ami Schmucke, il eut la douleur de le voir triste, et plein de doutes inexprimés. Néanmoins, à l’aspect du changement subit qui eut lieu dans la physionomie de Pons, le bon Allemand finit par se réjouir en immolant le bonheur qu’il avait goûté de posséder pendant près de quatre mois son ami tout entier. Les maladies morales ont sur les maladies physiques un avantage immense, elles guérissent instantanément, par l’accomplissement du désir qui les cause, comme elles naissent par la privation: Pons, dans cette matinée, ne fut plus le même homme. Le vieillard triste, moribond, fit place au Pons satisfait, qui naguère apportait à la présidente l’éventail de la marquise de Pompadour. Mais Schmucke tomba dans des rêveries profondes sur ce phénomène sans le comprendre, car le stoïcisme vrai ne s’expliquera jamais la courtisanerie française. Pons était un vrai Français de l’Empire, en qui la galanterie du dernier siècle s’unissait au dévouement pour la femme, tant célébré dans les romances de Partant pour la Syrie, etc. Schmucke enterra son chagrin dans son cœur sous les fleurs de sa philosophie allemande; mais en huit jours il devint jaune et madame Cibot usa d’artifices pour introduire le médecin du quartier auprès de Schmucke. Ce médecin craignit un ictère, et il laissa madame Cibot foudroyée par ce mot savant dont l’explication est jaunisse!
Pour la première fois peut-être, les deux amis allaient dîner ensemble en ville; mais, pour Schmucke, c’était faire une excursion en Allemagne. En effet, Johann Graff, le maître de l’hôtel du Rhin, et sa fille Émilie, Wolfgang Graff, le tailleur et sa femme, Fritz Brunner et Wilhem Schwab étaient Allemands. Pons et le notaire se trouvaient les seuls Français admis au banquet. Les tailleurs qui possédaient un magnifique hôtel situé rue de Richelieu, entre la rue Neuve-des-Petits-Champs et la rue Villedot, avaient élevé leur nièce, dont le père craignit avec raison le contact des gens de toute espèce qui viennent dans un hôtel. Ces dignes tailleurs, qui aimaient cette enfant comme si c’eût été leur fille, donnaient le rez-de-chaussée au jeune ménage. Là devait s’établir la maison de Banque Brunner, Schwab et compagnie. Comme ces arrangements dataient d’un mois environ, temps voulu pour recueillir l’héritage dévolu à Brunner, auteur de toute cette félicité, l’appartement des futurs époux avait été richement mis à neuf et meublé par le fameux tailleur. Les bureaux de la maison de Banque étaient ménagés dans l’aile qui réunissait une magnifique maison de produit bâtie sur la rue à l’ancien hôtel sis entre cour et jardin.
En allant de la rue de Normandie à la rue Richelieu, Pons obtint du distrait Schmucke les détails de cette nouvelle histoire de l’enfant prodigue, pour qui la Mort avait tué l’aubergiste gras. Pons, fraîchement réconcilié avec ses plus proches parents, fut aussitôt atteint du désir de marier Fritz Brunner avec Cécile de Marville. Le hasard voulut que le notaire des frères Graff fût précisément le gendre et le successeur de Cardot, ancien second premier clerc de l’Étude, chez qui dînait souvent Pons.
—Ah! c’est vous, monsieur Berthier, dit le vieux musicien en tendant la main à son ex-amphitryon.
—Et pourquoi ne nous faites-vous plus le plaisir de venir dîner chez nous? demanda le notaire. Ma femme était inquiète de vous. Nous vous avons vu à la première représentation de la Fiancée du Diable, et notre inquiétude est devenue de la curiosité.
—Les vieillards sont susceptibles, répondit le bonhomme, ils ont le tort d’être d’un siècle en retard; mais qu’y faire?... c’est bien assez d’en représenter un, ils ne peuvent pas être de celui qui les voit mourir.
—Ah! dit le notaire d’un air fin, on ne court pas deux siècles à la fois.
—Ah çà! demanda le bonhomme en attirant le jeune notaire dans un coin, pourquoi ne mariez-vous pas ma cousine Cécile de Marville?...
—Ah! pourquoi... reprit le notaire. Dans ce siècle, où le luxe a pénétré jusque dans les loges de concierge, les jeunes gens hésitent à joindre leur sort à celui de la fille d’un président à la Cour royale de Paris, quand on ne lui constitue que cent mille francs de dot. On ne connaît pas encore de femme qui ne coûte à son mari que trois mille francs par an, dans la classe où sera placé le mari de mademoiselle de Marville. Les intérêts d’une semblable dot peuvent donc à peine solder les dépenses de toilette d’une future épouse. Un garçon, doué de quinze à vingt mille francs de rente, demeure dans un joli entre-sol, le monde ne lui demande aucun tapage, il peut] n’avoir qu’un seul domestique, il applique tous ses revenus à ses plaisirs, il n’a d’autre décorum à garder que celui dont se charge son tailleur. Caressé par toutes les mères prévoyantes, il est un des rois de la fashion parisienne. Au contraire, une femme exige une maison montée, elle prend la voiture pour elle; si elle va au spectacle, elle veut une loge, là où le garçon ne payait que sa stalle; enfin elle devient toute la représentation de la fortune que le garçon représentait naguère à lui seul. Supposez aux époux trente mille francs de rente? dans le monde actuel, le garçon riche devient un pauvre diable qui regarde au prix d’une course à Chantilly. Introduisez des enfants?... la gêne se déclare. Comme monsieur et madame de Marville commencent à peine la cinquantaine, les espérances ont quinze ou vingt ans d’échéance; aucun garçon ne se soucie de les garder si long-temps en portefeuille; et le calcul gangrène si bien le cœur des étourdis qui dansent la polka chez Mabille avec des lorettes, que tous les jeunes gens à marier étudient les deux faces de ce problème sans avoir besoin de nous pour le leur expliquer. Entre nous, mademoiselle de Marville laisse à ses prétendus le cœur assez tranquille pour que la tête soit à sa place, et ils se livrent tous à ces réflexions anti-matrimoniales. Si quelque jeune homme, jouissant de sa raison et de vingt mille francs de rente, se dessine in petto un programme d’alliance pour satisfaire à d’ambitieuses pensées, mademoiselle de Marville y répond fort peu...
—Et pourquoi? demanda le musicien stupéfait.
—Ah!... répondit le notaire, aujourd’hui, presque tous ces garçons, fussent-ils laids comme nous deux, mon cher Pons, ont l’impertinence de vouloir une dot de six cent mille francs, des filles de grande maison, très-belles, très-spirituelles, très-bien élevées, sans tare, parfaites.
—Ma cousine se mariera donc difficilement?
—Elle restera fille, tant que le père et la mère ne se décideront pas à lui donner Marville en dot; et, s’ils l’avaient voulu, elle serait déjà la vicomtesse Popinot... Mais voici monsieur Brunner, nous allons lire l’acte de société de la maison Brunner et le contrat de mariage.
Une fois les présentations et les compliments faits, Pons, engagé par les parents à signer au contrat, entendit la lecture des actes, et, vers cinq heures et demie, on passa dans la salle à manger. Le dîner fut un de ces repas somptueux comme en donnent les négociants quand ils font trêve aux affaires, et qui d’ailleurs attestait les relations de Graff, le maître de l’hôtel du Rhin, avec les premiers fournisseurs de Paris. Jamais Pons ni Schmucke n’avaient connu pareille chère. Il y eut des plats à ravir la pensée!... des nouilles d’une délicatesse inédite, des éperlans d’une friture incomparable, un ferra de Genève à la vraie sauce génevoise, et une crème pour plum-pudding à étonner le fameux docteur qui l’a, dit-on, inventée à Londres. On sortit de table à dix heures du soir. Ce qui s’était bu de vin du Rhin et de vins français étonnerait des dandies, car on ne sait pas tout ce que les Allemands peuvent absorber de liquides en restant calmes et tranquilles. Il faut dîner en Allemagne et voir les bouteilles se succédant les unes aux autres comme le flot succède au flot sur une belle plage de la Méditerranée, et disparaissant comme si les Allemands avaient la puissance absorbante de l’éponge et du sable; mais harmonieusement, sans le tapage français; le discours reste sage comme l’improvisation d’un usurier, les visages rougissent comme ceux des fiancées peintes dans les fresques de Cornélius ou de Schnorr, c’est-à-dire imperceptiblement, et les souvenirs s’épanchent comme la fumée des pipes, avec lenteur.
Vers dix heures et demie, Pons et Schmucke se trouvèrent sur un banc dans le jardin, chacun à côté de l’ancienne flûte, sans trop savoir qui les avait amenés à s’expliquer leurs caractères, leurs opinions et leurs malheurs. Au milieu de ce pot-pourri de confidences, Wilhem parla de son désir de marier Fritz, mais avec une force, avec une éloquence vineuse.
—Que dites-vous de ce programme pour votre ami Brunner? s’écria Pons à l’oreille de Wilhem: une jeune personne charmante, raisonnable, vingt-quatre ans, appartenant à une famille de la plus haute distinction, le père occupe une des places les plus élevées de la magistrature, il y a cent mille francs de dot, et des espérances pour un million.
—Attendez! répondit Schwab, je vais en parler à l’instant à Fritz.
Et les deux musiciens virent Brunner et son ami tournant dans le jardin, passant et repassant sous leurs yeux, l’un écoutant l’autre alternativement. Pons, dont la tête était un peu lourde et qui, sans être absolument ivre, avait autant de légèreté dans les idées que de pesanteur dans leur enveloppe, observa Fritz Brunner à travers ce nuage diaphane que cause le vin, et voulut voir sur cette physionomie des aspirations vers le bonheur de la famille. Schwab présenta bientôt à monsieur Pons, son ami, son associé, lequel remercia beaucoup le vieillard de la peine qu’il daignait prendre. Une conversation s’engagea, dans laquelle Schmucke et Pons, ces deux célibataires, exaltèrent le mariage, et se permirent, sans y entendre malice, ce calembour: «que c’était la fin de l’homme.» Quand on servit des glaces, du thé, du punch et des gâteaux dans le futur appartement des futurs époux, l’hilarité fut au comble parmi ces estimables négociants, presque tous gris, en apprenant que le commanditaire de la maison de banque allait imiter son associé.
Schmucke et Pons, à deux heures du matin, rentrèrent chez eux par les boulevards, en philosophant à perte de raison sur l’arrangement musical des choses en ce bas monde.
Le lendemain, Pons alla chez sa cousine la présidente, en proie à la joie profonde de rendre le bien pour le mal. Pauvre chère belle âme!... Certainement il atteignit au sublime, et tout le monde en conviendra, car nous sommes dans un siècle où l’on donne le prix Montyon à ceux qui font leur devoir, en suivant les préceptes de l’Évangile.—Ah! ils auront d’immenses obligations à leur pique-assiette, se disait-il en tournant la rue de Choiseul.
Un homme moins absorbé que Pons dans son contentement, un homme du monde, un homme défiant eût observé la présidente et sa fille en revenant dans cette maison; mais ce pauvre musicien était un enfant, un artiste plein de naïveté, ne croyant qu’au bien moral comme il croyait au beau dans les arts; il fut enchanté des caresses que lui firent Cécile et la présidente. Ce bonhomme qui, depuis douze ans, voyait jouer le vaudeville, le drame et la comédie sous ses yeux, ne reconnut pas les grimaces de la comédie sociale sur lesquelles sans doute il était blasé. Ceux qui hantent le monde parisien et qui ont compris la sécheresse d’âme et de corps de la présidente, ardente seulement aux honneurs et enragée d’être vertueuse, sa fausse dévotion et la hauteur de caractère d’une femme habituée à commander chez elle, peuvent imaginer quelle haine cachée elle portait au cousin de son mari, depuis le tort qu’elle s’était donné. Toutes les démonstrations de la présidente et de sa fille furent donc doublées d’un formidable désir de vengeance, évidemment ajournée. Pour la première fois de sa vie, Amélie avait eu tort vis-à-vis du mari qu’elle régentait. Enfin, elle devait se montrer affectueuse pour l’auteur de sa défaite!... Il n’y a d’analogue à cette situation que certaines hypocrisies qui durent des années dans le sacré collége des cardinaux ou dans les chapitres des chefs d’ordres religieux. A trois heures, au moment où le président revint du Palais, Pons avait à peine fini de raconter les incidents merveilleux de sa connaissance avec monsieur Frédéric Brunner, et le repas de la veille qui n’avait fini que le matin, et tout ce qui concernait ledit Frédéric Brunner. Cécile était allée droit au fait, en s’enquérant de la manière dont s’habillait Frédéric Brunner, de la taille, de la tournure, de la couleur des cheveux et des yeux, et lorsqu’elle eut conjecturé que Frédéric avait l’air distingué, elle admira la générosité de son caractère.
—Donner cinq cent mille francs à son compagnon d’infortune! oh! maman, j’aurai voiture et loge aux Italiens.
Et Cécile devint presque jolie en pensant à la réalisation de toutes les prétentions de sa mère pour elle, et à l’accomplissement des espérances dont elle désespérait.
Quant à la présidente, elle dit ce seul mot:—Chère petite fillette, tu peux être mariée dans quinze jours.
Toutes les mères appellent leurs filles qui ont vingt-trois ans, des fillettes!
—Néanmoins, dit le président, encore faut-il le temps de prendre des renseignements, jamais je ne donnerai ma fille au premier venu...
—Quant aux renseignements, c’est chez Berthier que se sont faits les actes, répondit le vieil artiste. Quant au jeune homme, ma chère cousine, vous savez ce que vous m’avez dit! Eh bien, il a quarante ans passés, la moitié de la tête est sans cheveux, il veut trouver dans la famille un port contre les orages, je ne l’en ai pas détourné; tous les goûts sont dans la nature...
—Raison de plus pour voir monsieur Frédéric Brunner, répliqua le président. Je ne veux pas donner ma fille à quelque valétudinaire.
—Eh bien! ma cousine, vous allez juger de mon prétendu, dans cinq jours, si vous voulez; car, dans vos idées, une entrevue suffirait...
Cécile et la présidente firent un geste d’enchantement.
—Frédéric, qui est un amateur très-distingué, m’a prié de lui laisser voir en détail ma petite collection, reprit le cousin Pons. Vous n’avez jamais vu mes tableaux, mes curiosités, venez, dit-il à ses deux parentes, vous serez là comme des dames amenées par mon ami Schmucke, et vous ferez connaissance avec le futur, sans être compromises. Frédéric peut parfaitement ignorer qui vous êtes.
—A merveille! s’écria le président.
On peut deviner les égards qui furent prodigués au parasite jadis dédaigné. Le pauvre homme fut, ce jour-là, le cousin de la présidente. L’heureuse mère, noyant sa haine dans les flots de sa joie, trouva des regards, des sourires, des paroles qui mirent le bonhomme en extase à cause du bien qu’il faisait, et à cause de l’avenir qu’il entrevoyait. Ne devait-il pas trouver dans les maisons Brunner, Schwab, Graff, des dîners semblables à celui de la signature du contrat? Il apercevait une vie de cocagne et une suite merveilleuse de plats couverts! de surprises gastronomiques, de vins exquis!
—Si notre cousin Pons nous fait faire une pareille affaire, dit le président à sa femme quand Pons fut parti, nous devons lui constituer une rente équivalente à ses appointements de chef d’orchestre.
—Certainement, dit la présidente.
Cécile fut chargée, dans le cas où elle agréerait le jeune homme, de faire accepter cette ignoble munificence au vieux musicien.
Le lendemain, le président, désireux d’avoir des preuves authentiques de la fortune de monsieur Frédéric Brunner, alla chez le notaire. Berthier, prévenu par la présidente, avait fait venir son nouveau client, le banquier Schwab, l’ex-flûte. Ébloui d’une pareille alliance pour son ami (on sait combien les Allemands respectent les distinctions sociales! en Allemagne, une femme est madame la générale, madame la conseillère, madame l’avocate), Schwab fut coulant comme un collectionneur qui croit fourber un marchand.
—Avant tout, dit le père de Cécile à Schwab, comme je donnerai par contrat ma terre de Marville à ma fille, je désirerais la marier sous le régime dotal. Monsieur Brunner placerait alors un million en terres pour augmenter Marville, en constituant un immeuble dotal qui mettrait l’avenir de ma fille et celui de ses enfants à l’abri des chances de la Banque.
Berthier se caressa le menton en pensant:—Il va bien, monsieur le président.
Schwab, après s’être fait expliquer l’effet du régime dotal, se porta fort pour son ami. Cette clause accomplissait le vœu qu’il avait entendu former à Fritz de trouver une combinaison qui l’empêchât jamais de retomber dans la misère.
—Il se trouve en ce moment pour douze cent mille francs de fermes et d’herbages à vendre, dit le président.
—Un million en actions de la Banque suffira bien, dit Schwab, pour garantir le compte de notre maison à la Banque, Fritz ne veut pas mettre plus de deux millions dans les affaires, il fera ce que vous demandez, monsieur le président.
Le président rendit ses deux femmes presque folles en leur apprenant ces nouvelles. Jamais capture si riche ne s’était montrée si complaisante au filet conjugal.
—Tu seras madame Brunner de Marville, dit le père à sa fille, car j’obtiendrai pour ton mari la permission de joindre ce nom au sien, et plus tard il aura des lettres de naturalité. Si je deviens pair de France, il me succédera!
La présidente employa cinq jours à apprêter sa fille. Le jour de l’entrevue, elle habilla Cécile elle-même, elle l’équipa de ses mains avec le soin que l’amiral de la flotte bleue mit à armer le yacht de plaisance de la reine d’Angleterre quand elle partit pour son voyage d’Allemagne.
De leur côté, Pons et Schwab nettoyèrent, époussetèrent le musée de Pons, l’appartement, les meubles, avec l’agilité de matelots brossant un vaisseau d’amiral. Pas un grain de poussière dans les bois sculptés. Tous les cuivres reluisaient. Les glaces des pastels laissaient voir nettement les œuvres de Latour, de Greuze et de Liautard, l’illustre auteur de la Chocolatière, le miracle de cette peinture, hélas! si passagère. L’inimitable émail des bronzes florentins chatoyait. Les vitraux coloriés resplendissaient de leurs fines couleurs. Tout brillait dans sa forme et jetait sa phrase à l’âme dans ce concert de chefs-d’œuvre organisé par deux musiciens aussi poëtes l’un que l’autre.
Assez habiles pour éviter les difficultés d’une entrée en scène, les femmes vinrent les premières, elles voulaient être sur leur terrain. Pons présenta son ami Schmucke à ses parentes, auxquelles il parut être un idiot. Occupées comme elles l’étaient d’un fiancé quatre fois millionnaire, les deux ignorantes prêtèrent une attention médiocre aux démonstrations artistiques du bonhomme Pons. Elles regardaient d’un œil indifférent les émaux de Petitot espacés dans les champs en velours rouge de trois cadres merveilleux. Les fleurs de Van Huysum, de David de Heim, les insectes d’Abraham Mignon, les Van Eyck, les Albert Durer, les vrais Cranach, le Giorgione, le Sébastien del Piombo, Backuysen, Hobbéma, Géricault, les raretés de la peinture, rien ne piquait leur curiosité, car elles attendaient le soleil qui devait éclairer ces richesses; néanmoins, elles furent surprises de la beauté de quelques bijoux étrusques et de la valeur réelle des tabatières. Elles s’extasiaient par complaisance en tenant à la main des bronzes florentins, quand madame Cibot annonça monsieur Brunner! Elles ne se retournèrent point et profitèrent d’une superbe glace de Venise encadrée dans de monstrueux morceaux d’ébène sculptés, pour examiner le phénix des prétendus.
Frédéric, prévenu par Wilhem, avait massé le peu de cheveux qui lui restait. Il portait un joli pantalon d’une nuance douce quoique sombre, un gilet de soie d’une élégance suprême et d’une coupe neuve, une chemise à points à jour d’une toile faite à la main par une Frisonne, une cravate bleue à filets blancs. La chaîne de sa montre sortait de chez Florent et Chanor, ainsi que la pomme de sa canne. Quant à l’habit, le père Graff l’avait taillé lui-même dans le plus beau drap. Des gants de Suède annonçaient l’homme qui avait déjà mangé la fortune de sa mère. On aurait deviné le petit coupé bas, à deux chevaux, du banquier en voyant miroiter ses bottes vernies, si l’oreille des deux commères n’en avait entendu déjà le roulement dans la rue de Normandie.
Quand le débauché de vingt ans est la chrysalide d’un banquier, il éclôt à quarante ans un observateur, d’autant plus fin, que Brunner avait compris tout le parti qu’un Allemand peut tirer de sa naïveté. Il eut, pour cette matinée, l’air rêveur d’un homme qui se trouve entre la vie de famille à prendre et les dissipations de la vie de garçon à continuer. Chez un Allemand francisé, cette physionomie parut à Cécile le superlatif du romanesque. Elle vit un Werther dans l’enfant des Virlaz. Quelle est la jeune fille qui ne se permet pas un petit roman dans l’histoire de son mariage? Cécile se regarda comme la plus heureuse des femmes, quand Brunner, à l’aspect des magnifiques œuvres collectionnées pendant quarante ans de patience, s’enthousiasma, les estima, pour la première fois, à leur valeur, à la grande satisfaction de Pons.—C’est un poëte! se dit mademoiselle de Marville, il voit là des millions. Un poëte est un homme qui ne compte pas, qui laisse sa femme maîtresse des capitaux, un homme facile à mener et qu’on occupe de niaiseries.
Chaque carreau des deux croisées de la chambre du bonhomme était un vitrail suisse colorié, dont le moindre valait mille francs, et il comptait seize de ces chefs-d’œuvre à la recherche desquels voyagent aujourd’hui les amateurs. En 1815, ces vitraux se vendaient entre six et dix francs. Le prix des soixante tableaux qui composaient cette divine collection, chefs-d’œuvre purs, sans un repeint, authentiques, ne pouvait être connu qu’à la chaleur des enchères. Autour de chaque tableau s’épanouissait un cadre d’une immense valeur, et l’on en voyait de toutes les façons: le cadre vénitien avec ses gros ornements semblables à ceux de la vaisselle actuelle des Anglais, le cadre romain si remarquable par ce que les artistes appellent le fla-fla! le cadre espagnol à rinceaux hardis, les cadres flamands et allemands avec leurs naïfs personnages, le cadre d’écaille incrusté d’étain, de cuivre, de nacre, d’ivoire; le cadre en ébène, le cadre en buis, le cadre en cuivre, le cadre Louis XIII, Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, enfin une collection unique des plus beaux modèles. Pons, plus heureux que les conservateurs des Trésors de Dresde et de Vienne, possédait un cadre du fameux Brustolone, le Michel-Ange du bois.
Naturellement mademoiselle de Marville demanda des explications à chaque curiosité nouvelle. Elle se fit initier à la connaissance de ces merveilles par Brunner. Elle fut si naïve dans ses exclamations, elle parut si heureuse d’apprendre de Frédéric la valeur, la beauté d’une peinture, d’une sculpture, d’un bronze, que l’Allemand dégela: sa figure devint jeune. Enfin, de part et d’autre, on alla plus loin qu’on ne le voulait dans cette première rencontre, toujours due au hasard.
Cette séance dura trois heures. Brunner offrit la main à Cécile pour descendre l’escalier. En descendant les marches avec une sage lenteur, Cécile, qui causait toujours beaux-arts, fut étonnée de l’admiration de son prétendu pour les brimborions de son cousin Pons.
—Vous croyez donc que tout ce que nous venons de voir vaut beaucoup d’argent?
—Eh! mademoiselle, si monsieur votre cousin voulait me vendre sa collection, j’en donnerais ce soir huit cent mille francs, et je ne ferais pas une mauvaise affaire. Les soixante tableaux monteraient seuls à une somme plus forte en vente publique.
—Je le crois, puisque vous me le dites, répondit-elle, et il faut bien que cela soit, car c’est ce dont vous vous êtes le plus occupé.
—Oh! mademoiselle!... s’écria Brunner. Pour toute réponse à ce reproche, je vais demander à madame votre mère la permission de me présenter chez elle pour avoir le bonheur de vous revoir.
—Est-elle spirituelle, ma fillette! pensa la présidente qui marchait sur les talons de sa fille.—Ce sera avec le plus grand plaisir, monsieur, ajouta-t-elle à haute voix. J’espère que vous viendrez avec notre cousin Pons à l’heure du dîner; monsieur le président sera charmé de faire votre connaissance...—Merci, cousin. Elle pressa le bras de Pons d’une façon tellement significative, que la phrase sacramentelle: «C’est entre nous à la vie à la mort!» n’eût pas été si forte. Elle embrassa Pons par l’œillade qui accompagna ce: «Merci, cousin.»
Après avoir mis la jeune personne en voiture, et quand le coupé de remise eut disparu dans la rue Charlot, Brunner parla bric-à-brac à Pons qui parlait mariage.
—Ainsi, vous ne voyez pas d’obstacle?... dit Pons.
—Ah! répliqua Brunner; la petite est insignifiante, la mère est un peu pincée... nous verrons.
—Une belle fortune à venir, fit observer Pons. Plus d’un million...
—A lundi! répéta le millionnaire. Si vous vouliez vendre votre collection de tableaux, j’en donnerais bien cinq à six cent mille francs...
—Ah! s’écria le bonhomme qui ne se savait pas si riche; mais je ne pourrais pas me séparer de ce qui fait mon bonheur... Je ne vendrais ma collection que livrable après ma mort.
—Eh bien! nous verrons...
—Voilà deux affaires en train, dit le collectionneur qui ne pensait qu’au mariage.
Brunner salua Pons et disparut, emporté par son brillant équipage. Pons regarda fuir le petit coupé sans faire attention à Rémonencq qui fumait sa pipe sur le pas de la porte.
Le soir même, chez son beau-père que la présidente de Marville alla consulter, elle trouva la famille Popinot. Dans son désir de satisfaire une petite vengeance bien naturelle au cœur des mères, quand elles n’ont pas réussi à capturer un fils de famille, madame de Marville fit entendre que Cécile faisait un mariage superbe.—Qui Cécile épouse-t-elle donc? fut une demande qui courut sur toutes les lèvres. Et alors, sans croire trahir ses secrets, la présidente dit tant de petits mots, fit tant de confidences à l’oreille, confirmées par madame Berthier d’ailleurs, que voici ce qui se disait le lendemain dans l’empyrée bourgeois où Pons accomplissait ses évolutions gastronomiques.
Cécile de Marville se marie avec un jeune Allemand qui se fait banquier par humanité, car il est riche de quatre millions; c’est un héros de roman, un vrai Werther, charmant, un bon cœur, ayant fait ses folies, qui s’est épris de Cécile à en perdre la tête, c’est un amour à première vue, et d’autant plus sûr, que Cécile avait pour rivales toutes les madones peintes de Pons, etc., etc.
Le surlendemain, quelques personnes vinrent complimenter la présidente uniquement pour savoir si la dent d’or existait, et la présidente fit ces variations admirables que les mères pourront consulter, comme autrefois on consultait le parfait secrétaire.
—Un mariage n’est fait, disait-elle à madame Chiffreville, que quand on revient de la Mairie et de l’Église, et nous n’en sommes encore qu’à des entrevues; aussi compté-je assez sur votre amitié pour ne pas parler de nos espérances...
—Vous êtes bien heureuse, madame la présidente, les mariages se concluent aujourd’hui bien difficilement.
—Que voulez-vous? C’est un hasard; mais les mariages se font souvent ainsi.
—Eh bien! vous mariez donc Cécile? disait madame Cardot.
—Oui, répondait la présidente en comprenant la malice du donc. Nous étions exigeants, c’est ce qui retardait l’établissement de Cécile. Mais nous trouvons tout: fortune, amabilité, bon caractère, et un joli homme. Ma chère petite fille méritait bien cela d’ailleurs. Monsieur Brunner est un charmant garçon, plein de distinction; il aime le luxe, il connaît la vie, il est fou de Cécile, il l’aime sincèrement; et, malgré ses trois ou quatre millions, Cécile l’accepte... Nous n’avions pas de prétentions si élevées, mais...—Les avantages ne gâtent rien...
—Ce n’est pas tant la fortune que l’affection inspirée par ma fille qui nous décide, disait la présidente à madame Lebas. Monsieur Brunner est si pressé, qu’il veut que le mariage se fasse dans les délais légaux.
—C’est un étranger...
—Oui, madame; mais j’avoue que je suis bien heureuse. Non, ce n’est pas un gendre, c’est un fils que j’aurai. Monsieur Brunner est d’une délicatesse vraiment séduisante. On n’imagine pas l’empressement qu’il a mis à se marier sous le régime dotal... C’est une grande sécurité pour les familles. Il achète pour douze cent mille francs d’herbages qui seront réunis un jour à Marville.
Le lendemain, c’était d’autres variations sur le même thème. Ainsi, monsieur Brunner était un grand seigneur, faisant tout en grand seigneur; il ne comptait pas; et, si monsieur de Marville pouvait obtenir des lettres de grande naturalité (le ministère lui devait bien un petit bout de loi), le gendre deviendrait pair de France. On ne connaissait pas la fortune de monsieur Brunner, il avait les plus beaux chevaux et les plus beaux équipages de Paris, etc.
Le plaisir que les Camusot prenaient à publier leurs espérances, disait assez combien ce triomphe était inespéré.
Aussitôt après l’entrevue chez le cousin Pons, monsieur de Marville, poussé par sa femme, décida le ministre de la justice, son premier président et le procureur-général à dîner chez lui le jour de la présentation du phénix des gendres. Les trois grands personnages acceptèrent, quoique invités à bref délai; chacun d’eux comprit le rôle que leur faisait jouer le père de famille, et ils lui vinrent en aide avec plaisir. En France on porte assez volontiers secours aux mères de famille qui pêchent un gendre riche. Le comte et la comtesse Popinot se prêtèrent également à compléter le luxe de cette journée, quoique cette invitation leur parût être de mauvais goût. Il y eut en tout onze personnes. Le grand-père de Cécile, le vieux Camusot et sa femme ne pouvaient manquer à cette réunion, destinée par la position des convives à engager définitivement monsieur Brunner, annoncé, comme on l’a vu, comme un des plus riches capitalistes de l’Allemagne, un homme de goût (il aimait la fillette), le futur rival des Nucingen, des Keller, des du Tillet, etc.
—C’est notre jour, dit avec une simplicité fort étudiée la présidente à celui qu’elle regardait comme son gendre en lui nommant les convives, nous n’avons que des intimes. D’abord, le père de mon mari, qui, vous le savez, doit être promu pair de France; puis monsieur le comte et la comtesse Popinot, dont le fils ne s’est pas trouvé assez riche pour Cécile, et nous n’en sommes pas moins bons amis, notre ministre de la justice, notre premier président, notre procureur-général, enfin nos amis... Nous serons obligés de dîner un peu tard, à cause de la Chambre où la séance ne finit jamais qu’à six heures.
Brunner regarda Pons d’une manière significative, et Pons se frotta les mains, en homme qui dit:—Voilà nos amis, mes amis!...
La présidente, en femme habile, eut quelque chose de particulier à dire à son cousin, afin de laisser Cécile un instant en tête-àtête avec son Werther. Cécile bavarda considérablement, et s’arrangea pour que Frédéric aperçût un dictionnaire allemand, une grammaire allemande, un Gœthe qu’elle avait cachés.
—Ah! vous apprenez l’allemand? dit Brunner en rougissant.
Il n’y a que les Françaises pour inventer ces sortes de trappes.
—Oh! dit-elle, êtes-vous méchant!... ce n’est pas bien, monsieur, de fouiller ainsi dans mes cachettes. Je veux lire Gœthe dans l’original, répondit-elle. Et il y a deux ans que j’apprends l’allemand.