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La Comédie humaine - Volume 17. Études de mœurs : $b La cousine Bette; Le cousin Pons

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«Mon neveu, loin de pouvoir vous envoyer les cent mille francs que vous me demandez, ma position n’est pas tenable, si vous ne prenez pas des mesures énergiques pour me sauver. Nous avons sur le dos un procureur du roi, qui parle morale et baragouine des bêtises sur l’administration. Impossible de faire taire ce pékin-là. Si le ministère de la guerre se laisse manger dans la main par les habits noirs, je suis mort. Je suis sûr du porteur, tâchez de l’avancer, car il nous a rendu service. Ne me laissez pas aux corbeaux!»

Cette lettre fut un coup de foudre, le baron y voyait éclore les déchirements intestins qui tiraillent encore aujourd’hui le gouvernement de l’Algérie entre le civil et le militaire, et il devait inventer sur-le-champ des palliatifs à la plaie qui se déclarait. Il dit au soldat de revenir le lendemain; et après l’avoir congédié non sans de belles promesses d’avancement, il rentra dans le salon.

—Bonjour, et adieu, mon frère! dit-il au maréchal. Adieu, mes enfants, adieu, ma bonne Adeline. Et que vas-tu devenir, Lisbeth? dit-il.

—Moi, je vais tenir le ménage du maréchal, car il faut que j’achève ma carrière en vous rendant toujours service aux uns ou aux autres.

—Ne quitte pas Valérie sans que je t’aie vue, dit Hulot à l’oreille de sa cousine. Adieu, Hortense, ma petite insubordonnée, tâche d’être bien raisonnable, il me survient des affaires graves, nous reprendrons la question de ton raccommodement. Penses-y, ma bonne petite chatte, dit-il en l’embrassant.

Il quitta sa femme et ses enfants, si manifestement troublé, qu’ils demeurèrent en proie aux plus vives appréhensions.

—Lisbeth, dit la baronne, il faut savoir ce que peut avoir Hector, jamais je ne l’ai vu dans un pareil état; reste encore deux ou trois jours chez cette femme; il lui dit tout, à elle, et nous apprendrons ainsi ce qui l’a si subitement changé. Sois tranquille, nous allons arranger ton mariage avec le maréchal, car ce mariage est bien nécessaire.

—Je n’oublierai jamais le courage que tu as eu dans cette matinée, dit Hortense en embrassant Lisbeth.

—Tu as vengé notre pauvre mère, dit Victorin.

Le maréchal observait d’un air curieux les témoignages d’affection prodigués à Lisbeth, qui revint raconter cette scène à Valérie.

Cette esquisse permet aux âmes innocentes de deviner les différents ravages que les madame Marneffe exercent dans les familles, et par quels moyens elles atteignent de pauvres femmes vertueuses en apparence si loin d’elles. Mais si l’on veut transporter par la pensée ces troubles à l’étage supérieur de la société, près du trône; en voyant ce que doivent avoir coûté les maîtresses des rois, on mesure l’étendue des obligations du peuple envers ses souverains quand ils donnent l’exemple des bonnes mœurs et de la vie de famille.

A Paris, chaque ministère est une petite ville d’où les femmes sont bannies; mais il s’y fait des commérages et des noirceurs comme si la population féminine s’y trouvait. Après trois ans, la position de monsieur Marneffe avait été pour ainsi dire éclairée, mise à jour, et l’on se demandait dans les bureaux: Monsieur Marneffe sera-t-il ou ne sera-t-il pas le successeur de monsieur Coquet? absolument comme à la Chambre on se demandait naguère: La dotation passera-t-elle ou ne passera-t-elle pas? On observait les moindres mouvements à la Direction du Personnel, on scrutait tout dans la Division du baron Hulot. Le fin Conseiller-d’État avait mis dans son parti la victime de la promotion de Marneffe, un travailleur capable, en lui disant que, s’il voulait faire la besogne de Marneffe, il en serait infailliblement le successeur, il le lui avait montré mourant. Cet employé cabalait pour Marneffe.

Quand Hulot traversa son salon d’audience, rempli de visiteurs il y vit dans un coin la figure blême de Marneffe, et Marneffe fut le premier appelé.

—Qu’avez-vous à me demander, mon cher? dit le baron en cachant son inquiétude.

—Monsieur le Directeur, on se moque de moi dans les Bureaux, car on vient d’apprendre que monsieur le directeur du Personnel est parti ce matin en congé pour raison de santé, son voyage sera d’environ un mois. Attendre un mois, on sait ce que cela veut dire. Vous me livrez à la risée de mes ennemis, et c’est assez d’être tambouriné d’un côté; des deux à la fois, monsieur le directeur, la caisse peut crever.

—Mon cher Marneffe, il faut beaucoup de patience pour arriver à son but. Vous ne pouvez pas être chef de bureau, si vous l’êtes jamais, avant deux mois d’ici. Ce n’est pas au moment où je vais être obligé de consolider ma position, que je puis demander un avancement scandaleux.

—Si vous sautez, je ne serai jamais Chef de bureau, dit froidement monsieur Marneffe; faites-moi nommer, il n’en sera ni plus ni moins.

—Ainsi je dois me sacrifier à vous? demanda le baron.

—S’il en était autrement, je perdrais bien des illusions sur vous.

—Vous êtes par trop Marneffe, monsieur Marneffe!... dit le baron en se levant et montrant la porte au sous-chef.

—J’ai l’honneur de vous saluer, monsieur le baron, répondit humblement Marneffe.

—Quel infâme drôle! se dit le baron. Ceci ressemble assez à une sommation de payer dans les vingt-quatre heures, sous peine d’expropriation.

Deux heures après, au moment où le baron achevait d’endoctriner Claude Vignon, qu’il voulait envoyer au ministère de la Justice prendre des renseignements sur les autorités judiciaires dans la circonscription desquelles se trouvait Johann Fischer, Reine ouvrit le cabinet de monsieur le directeur, et vint lui remettre une petite lettre en en demandant la réponse.

—Envoyer Reine! se dit le baron. Valérie est folle, elle nous compromet tous, et compromet la nomination de cet abominable Marneffe!

Il congédia le secrétaire particulier du ministre et lut ce qui suit:

«Ah! mon ami, quelle scène je viens de subir; si tu m’as donné le bonheur depuis trois ans, je l’ai bien payé! Il est rentré de son bureau dans un état de fureur à faire frissonner. Je le connaissais bien laid, je l’ai vu monstrueux. Ses quatre véritables dents tremblaient, et il m’a menacée de son odieuse compagnie, si je continuais à te recevoir. Mon pauvre chat, hélas! notre porte sera fermée pour toi désormais. Tu vois mes larmes, elles tombent sur mon papier, elles le trempent! pourras-tu me lire, mon cher Hector? Ah! ne plus te voir, renoncer à toi, quand j’ai en moi un peu de ta vie comme je crois avoir ton cœur, c’est à en mourir. Songe à notre petit Hector! ne m’abandonne pas; mais ne te déshonore pas pour Marneffe, ne cède pas à ses menaces! Ah! je t’aime comme je n’ai jamais aimé! Je me suis rappelé tous les sacrifices que tu as faits pour ta Valérie, elle n’est pas et ne sera jamais ingrate: tu es, tu seras mon seul mari. Ne pense plus aux douze cents francs de rente que je te demande pour ce cher petit Hector qui viendra dans quelques mois... je ne veux plus rien te coûter. D’ailleurs, ma fortune sera toujours la tienne.

»Ah! si tu m’aimais autant que je t’aime, mon Hector, tu prendrais ta retraite, nous laisserions là chacun nos familles, nos ennuis, nos entourages où il y a tant de haine, et nous irions vivre avec Lisbeth dans un joli pays, en Bretagne, où tu voudras. Là nous ne verrions personne, et nous serions heureux, loin de tout ce monde. Ta pension de retraite, et le peu que j’ai, en mon nom, nous suffira. Tu deviens jaloux, eh! bien, tu verrais ta Valérie occupée uniquement de son Hector, et tu n’aurais jamais à faire ta grosse voix comme l’autre jour. Je n’aurai jamais qu’un enfant, ce sera le nôtre, sois-en bien sûr, mon vieux grognard aimé. Non, tu ne peux pas te figurer ma rage, car il faut savoir comment il m’a traitée, et les grossièretés qu’il a vomies sur ta Valérie! ces mots-là saliraient ce papier; mais une femme comme moi, la fille de Montcornet, n’aurait jamais dû dans toute sa vie en entendre un seul. Oh! je t’aurais voulu là pour le punir par le spectacle de la passion insensée qui me prenait pour toi. Mon père aurait sabré ce misérable, moi je ne peux que ce que peut une femme: t’aimer avec frénésie! Aussi, mon amour, dans l’état d’exaspération où je suis, m’est-il impossible de renoncer à te voir. Oui! je veux te voir en secret, tous les jours! Nous sommes ainsi, nous autres femmes: j’épouse ton ressentiment. De grâce, si tu m’aimes, ne le fais pas chef de bureau, qu’il crève sous-chef!... En ce moment, je n’ai plus la tête à moi, j’entends encore ses injures. Bette, qui voulait me quitter, a eu pitié de moi, elle reste pour quelques jours.

»Mon bon chéri, je ne sais encore que faire. Je ne vois que la fuite. J’ai toujours adoré la campagne, la Bretagne, le Languedoc, tout ce que tu voudras, pourvu que je puisse t’aimer en liberté. Pauvre chat, comme je te plains! te voilà forcé de revenir à ta vieille Adeline, à cette urne lacrymale, car il a dû te le dire, le monstre, il veillera jour et nuit sur moi; il a parlé de commissaire de police! Ne viens pas! je comprends qu’il est capable de tout, du moment où il faisait de moi la plus ignoble des spéculations. Aussi voudrais-je pouvoir te rendre tout ce que je tiens de tes générosités. Ah! mon bon Hector, j’ai pu coqueter, te paraître légère, mais tu ne connaissais pas ta Valérie; elle aimait à te tourmenter, mais elle te préfère à tout au monde. On ne peut pas t’empêcher de venir voir ta cousine, je vais combiner avec elle les moyens de nous parler. Mon bon chat, écris-moi de grâce un petit mot pour me rassurer, à défaut de ta chère présence... (oh! je donnerais une main pour te tenir sur notre divan). Une lettre me fera l’effet d’un talisman; écris-moi quelque chose où soit toute ta belle âme; je te rendrai ta lettre, car il faut être prudent, je ne saurais où la cacher, il fouille partout. Enfin, rassure ta Valérie, ta femme, la mère de ton enfant. Être obligée de t’écrire, moi qui te voyais tous les jours. Aussi dis-je à Lisbeth: Je ne connaissais pas mon bonheur. Mille caresses, mon chat. Aime bien

»Ta Valérie

—Et des larmes!... se dit Hulot en achevant cette lettre, des larmes qui rendent son nom indéchiffrable.—Comment va-t-elle? dit-il à Reine.

—Madame est au lit, elle a des convulsions, répondit Reine. L’attaque de nerfs a tordu madame comme un lien de fagot, ça l’a prise après avoir écrit. Oh! c’est d’avoir pleuré... L’on entendait la voix de monsieur dans les escaliers.

Le baron, dans son trouble, écrivit la lettre suivante sur son papier officiel, à têtes imprimées:

«Sois tranquille, mon ange, il crèvera sous-chef! Ton idée est excellente, nous nous en irons vivre loin de Paris, nous serons heureux avec notre petit Hector; je prendrai ma retraite, je saurai trouver une belle place dans quelque chemin de fer. Ah! mon aimable amie, je me sens rajeuni par ta lettre! Oh! je recommencerai la vie, et je ferai, tu le verras, une fortune à notre cher petit. En lisant ta lettre, mille fois plus brûlante que celles de la Nouvelle Héloïse, elle a fait un miracle: je ne croyais pas que mon amour pour toi pût augmenter. Tu verras ce soir chez Lisbeth

»Ton Hector pour la vie!»

Reine emporta cette réponse, la première lettre que le baron écrivait à son aimable amie! De semblables émotions formaient un contre-poids aux désastres qui grondaient à l’horizon; mais, en ce moment, le baron se croyant sûr de parer les coups portés à son oncle, Johann Fischer, ne se préoccupait que du déficit.

Une des particularités du caractère bonapartiste, c’est la foi dans la puissance du sabre, la certitude de la prééminence du militaire sur le civil. Hulot se moquait du procureur du roi de l’Algérie, où règne le Ministère de la Guerre. L’homme reste ce qu’il a été. Comment les officiers de la garde impériale peuvent-ils oublier d’avoir vu les Maires des bonnes villes de l’Empire, les Préfets de l’Empereur, ces empereurs au petit pied, venant recevoir la garde impériale, la complimenter à la limite des départements qu’elle traversait, et lui rendre enfin des honneurs souverains?

A quatre heures et demie, le baron alla droit chez madame Marneffe; le cœur lui battait en montant l’escalier comme à un jeune homme, car il s’adressait cette question mentale: «La verrai-je? ne la verrai-je pas?» Comment pouvait-il se souvenir de la scène du matin où sa famille en larmes gisait à ses pieds? La lettre de Valérie, mise pour toujours dans un mince portefeuille sur son cœur, ne lui prouvait-elle pas qu’il était plus aimé que le plus aimable des jeunes gens? Après avoir sonné, l’infortuné baron entendit la traînerie des chaussons et l’exécrable tousserie de l’invalide Marneffe. Marneffe ouvrit la porte, mais pour se mettre en position et pour indiquer l’escalier à Hulot par un geste exactement semblable à celui par lequel Hulot lui avait montré la porte de son cabinet.

—Vous êtes par trop Hulot, monsieur Hulot!... dit-il.

Le baron voulut passer, Marneffe tira un pistolet de sa poche et l’arma.

—Monsieur le Conseiller d’État, quand un homme est aussi vil que moi, car vous me croyez bien vil, n’est-ce pas? ce serait le dernier des forçats, s’il n’avait pas tous les bénéfices de son honneur vendu. Vous voulez la guerre, elle sera vive et sans quartier. Ne revenez plus, et n’essayez point de passer: j’ai prévenu le commissaire de police de ma situation envers vous.

Et profitant de la stupéfaction de Hulot, il le poussa dehors et ferma la porte.

—Quel profond scélérat! se dit Hulot en montant chez Lisbeth. Oh! je comprends maintenant la lettre. Valérie et moi nous quitterons Paris. Valérie est à moi pour le reste de mes jours; elle me fermera les yeux.

Lisbeth n’était pas chez elle. Madame Olivier apprit à Hulot qu’elle était allée chez madame la baronne en pensant y trouver monsieur le baron.

—Pauvre fille! je ne l’aurais pas crue si fine qu’elle l’a été ce matin, se dit le baron qui se rappela la conduite de Lisbeth en faisant le chemin de la rue Vanneau à la rue Plumet. Au détour de la rue Vanneau et de la rue de Babylone, il regarda l’Éden d’où l’Hymen le bannissait l’épée de la Loi à la main. Valérie, à sa fenêtre, suivait Hulot des yeux; quand il leva la tête, elle agita son mouchoir; mais l’infâme Marneffe souffleta le bonnet de sa femme, et la retira violemment de la fenêtre. Une larme vint aux yeux du Conseiller-d’État.—Être aimé ainsi! voir maltraiter une femme, et avoir bientôt soixante-dix ans! se dit-il.

Lisbeth était venue annoncer à la famille la bonne nouvelle. Adeline et Hortense savaient déjà que le baron, ne voulant pas se déshonorer aux yeux de toute l’Administration en nommant Marneffe chef de bureau, serait congédié par ce mari devenu Hulot phobe. Aussi l’heureuse Adeline avait-elle commandé son dîner de manière que son Hector le trouvât meilleur que chez Valérie, et la dévouée Lisbeth aida Mariette à obtenir ce difficile résultat. La cousine Bette était à l’état d’idole; la mère et la fille lui baisèrent les mains, et lui avaient appris avec une joie touchante que le maréchal consentait à faire d’elle sa ménagère.

—Et de là, ma chère, à devenir sa femme, il n’y a qu’un pas, dit Adeline.

—Enfin, il n’a pas dit non, quand Victorin lui en a parlé, ajouta la comtesse de Steinbock.

Le baron fut accueilli dans sa famille avec des témoignages d’affection si gracieux, si touchants et où débordait tant d’amour, qu’il fut obligé de dissimuler son chagrin. Le maréchal vint dîner. Après le dîner, Hulot ne s’en alla pas. Victorin et sa femme vinrent. On fit un whist.

—Il y a long-temps, Hector, dit gravement le maréchal, que tu ne nous as donné pareille soirée!...

Ce mot, chez le vieux soldat, qui gâtait son frère et qui le blâmait implicitement ainsi, fit une impression profonde. On y reconnut les larges et longues lésions d’un cœur où toutes les douleurs devinées avaient eu leur écho. A huit heures, le baron voulut reconduire Lisbeth lui-même, en promettant de revenir.

—Eh bien! Lisbeth, il la maltraite! lui dit-il dans la rue. Ah! je ne l’ai jamais tant aimée!

—Ah! je n’aurais pas cru que Valérie vous aimât tant! répondit Lisbeth. Elle est légère, elle est coquette, elle aime à se voir courtisée, à ce qu’on lui joue la comédie de l’amour, comme elle dit; mais vous êtes son seul attachement.

—Que t’a-t-elle dit pour moi?

—Voilà, reprit Lisbeth. Elle a, vous le savez, eu des bontés pour Crevel; il ne faut pas lui en vouloir, car c’est ce qui l’a mise à l’abri de la misère pour le reste de ses jours; mais elle le déteste, et c’est à peu près fini. Eh bien! elle a gardé la clef d’un appartement.

—Rue du Dauphin! s’écria le bienheureux Hulot. Rien que pour cela, je lui passerais Crevel... J’y suis allé, je sais...

—Cette clef, la voici, dit Lisbeth, faites-en faire une pareille demain dans la journée, deux si vous pouvez.

—Après?... dit avidement Hulot.

—Eh bien! je reviendrai dîner encore demain avec vous, vous me rendrez la clef de Valérie (car le père Crevel peut lui redemander celle qu’il a donnée), et vous irez vous voir après-demain; là, vous conviendrez de vos faits. Vous serez bien en sûreté, car il existe deux sorties. Si, par hasard, Crevel, qui sans doute a des mœurs de Régence, comme il dit, entrait par l’allée, vous sortiriez par la boutique, et réciproquement. Eh bien! vieux scélérat, c’est à moi que vous devez cela. Que ferez-vous pour moi?...

—Tout ce que tu voudras!

—Eh bien! ne vous opposez pas à mon mariage avec votre frère!

—Toi, la maréchale Hulot! toi, comtesse de Forzheim! s’écria Hector surpris.

—Adeline est bien baronne?... répliqua d’un ton aigre et formidable la Bette. Écoutez, vieux libertin, vous savez où en sont vos affaires! votre famille peut se voir sans pain et dans la boue...

—C’est ma terreur! dit Hulot saisi.

—Si votre frère meurt, qui soutiendra votre femme, votre fille? La veuve d’un maréchal de France peut obtenir au moins six mille francs de pension, n’est-ce pas? Eh bien! je ne me marie que pour assurer du pain à votre fille et à votre femme, vieil insensé!

—Je n’apercevais pas ce résultat! dit le baron. Je prêcherai mon frère, car nous sommes sûrs de toi... Dis à mon ange que ma vie est à elle!...

Et le baron, après avoir vu entrer Lisbeth rue Vanneau, revint faire le whist et resta chez lui. La baronne fut au comble du bonheur, son mari paraissait revenir à la vie de famille; car, pendant quinze jours environ, il alla le matin au Ministère à neuf heures, il était de retour à six heures pour dîner, et il demeurait le soir au milieu de sa famille. Il mena deux fois Adeline et Hortense au spectacle. La mère et la fille firent dire trois messes d’actions de grâces, et prièrent Dieu de leur conserver le mari, le père qu’il leur avait rendu. Un soir, Victorin Hulot en voyant son père aller se coucher dit à sa mère:—Eh! bien, nous sommes heureux, mon père nous est revenu; aussi ne regretterons-nous pas, ma femme et moi, nos capitaux, si cela tient...

—Votre père a soixante-dix ans bientôt, répondit la baronne, il pense encore à madame Marneffe, je m’en suis aperçue; mais bientôt il n’y pensera plus: la passion des femmes n’est pas comme le jeu, comme la spéculation, ou comme l’avarice, on y voit un terme.

La belle Adeline, car cette femme était toujours belle en dépit de ses cinquante ans et de ses chagrins, se trompait en ceci. Les libertins, ces gens que la nature a doués de la faculté précieuse d’aimer au delà des limites qu’elle fixe à l’amour, n’ont presque jamais leur âge. Pendant ce laps de vertu, le baron était allé trois fois rue du Dauphin, et il n’y avait jamais eu soixante-dix ans. La passion ranimée le rajeunissait, et il eût livré son honneur à Valérie, sa famille, tout, sans un regret. Mais Valérie, entièrement changée, ne lui parlait jamais ni d’argent, ni des douze cents francs de rente à faire à leur fils; au contraire, elle lui offrait de l’or, elle aimait Hulot comme une femme de trente-six ans aime un bel étudiant en droit, bien pauvre, bien poétique, bien amoureux. Et la pauvre Adeline croyait avoir reconquis son cher Hector! Le quatrième rendez-vous des deux amants avait été pris, au dernier moment du troisième, absolument comme autrefois la Comédie-Italienne annonçait à la fin de la représentation le spectacle du lendemain. L’heure dite était neuf du matin. Au jour de l’échéance de ce bonheur dont l’espérance faisait accepter au passionné vieillard la vie de famille, vers huit heures, Reine fit demander le baron. Hulot, craignant une catastrophe, alla parler à Reine, qui ne voulut pas entrer dans l’appartement. La fidèle femme de chambre remit la lettre suivante au baron:

«Mon vieux grognard, ne va pas rue du Dauphin, notre cauchemar est malade, et je dois le soigner; mais sois là ce soir, à neuf heures. Crevel est à Corbeil, chez monsieur Lebas, je suis certaine qu’il n’amènera pas de princesse à sa petite maison. Moi je me suis arrangée ici pour avoir ma nuit, je puis être de retour avant que Marneffe ne s’éveille. Réponds-moi sur tout cela; car peut-être ta grande élégie de femme ne te laisse-t-elle plus ta liberté comme autrefois. On la dit si belle encore que tu es capable de me trahir, tu es un si grand libertin! Brûle ma lettre, je me défie de tout.»

Hulot écrivit ce petit bout de réponse:

«Mon amour, jamais ma femme, comme je te l’ai dit, n’a, depuis vingt-cinq ans, gêné mes plaisirs. Je te sacrifierais cent Adeline! Je serai ce soir, à neuf heures, dans le temple Crevel, attendant ma divinité. Puisse le sous-chef crever bientôt! nous ne serions plus séparés; voilà le plus cher des vœux de

»Ton Hector

Le soir, le baron dit à sa femme qu’il irait travailler avec le ministre à Saint-Cloud, qu’il reviendrait à quatre ou cinq heures du matin, et il alla rue du Dauphin. On était alors à la fin du mois de juin.

Peu d’hommes ont éprouvé réellement dans leur vie la sensation terrible d’aller à la mort, ceux qui reviennent de l’échafaud se comptent; mais quelques rêveurs ont vigoureusement senti cette agonie en rêve, ils en ont tout ressenti, jusqu’au couteau qui s’applique sur le cou dans le moment où le Réveil arrive avec le Jour pour les délivrer... Eh bien! la sensation à laquelle le Conseiller-d’État fut en proie à cinq heures du matin, dans le lit élégant et coquet de Crevel, surpassa de beaucoup celle de se sentir appliqué sur la fatale bascule, en présence de dix mille spectateurs qui vous regardent par vingt mille rayons de flamme. Valérie dormait dans une pose charmante. Elle était belle comme sont belles les femmes assez belles pour être belles en dormant. C’est l’art faisant invasion dans la nature, c’est enfin le tableau réalisé. Dans sa position horizontale, le baron avait les yeux à trois pieds du sol; ses yeux, égarés au hasard, comme ceux de tout homme qui s’éveille et qui rappelle ses idées, tombèrent sur la porte couverte de fleurs peintes par Jan, un artiste qui fait fi de la gloire. Le baron ne vit pas, comme le condamné à mort, vingt mille rayons visuels, il n’en vit qu’un seul dont le regard est véritablement plus poignant que les dix mille de la place publique. Cette sensation, en plein plaisir, beaucoup plus rare que celle des condamnés à mort, certes un grand nombre d’Anglais splénétiques la payeraient fort cher. Le baron resta, toujours horizontalement, exactement baigné dans une sueur froide. Il voulait douter; mais cet œil assassin babillait! Un murmure de voix susurrait derrière la porte.

—Si ce n’était que Crevel voulant me faire une plaisanterie! se dit le baron en ne pouvant plus douter de la présence d’une personne dans le temple.

La porte s’ouvrit. La majestueuse loi française, qui passe sur les affiches après la royauté, se manifesta sous la forme d’un bon petit commissaire de police, accompagné d’un long juge de paix, amenés tous deux par le sieur Marneffe. Le commissaire de police, planté sur des souliers dont les oreilles étaient attachées avec des rubans à nœuds barbotants, se terminait par un crâne jaune, pauvre en cheveux, qui dénotait un matois égrillard, rieur, et pour qui la vie de Paris n’avait plus de secrets. Ses yeux, doublés de lunettes, perçaient le verre par des regards fins et moqueurs. Le juge de paix, ancien avoué, vieil adorateur du beau sexe, enviait le justiciable.

—Veuillez excuser la rigueur de notre ministère, monsieur le baron! dit le commissaire, nous sommes requis par un plaignant. Monsieur le juge de paix assiste à l’ouverture du domicile. Je sais qui vous êtes, et qui est la délinquante.

Valérie ouvrit des yeux étonnés, jeta le cri perçant que les actrices ont inventé pour annoncer la folie au théâtre, elle se tordit en convulsions sur le lit, comme une démoniaque au Moyen-Age dans sa chemise de soufre, sur un lit de fagots.

—La mort!... mon cher Hector, mais la police correctionnelle? oh! jamais! Elle bondit, elle passa comme un nuage blanc entre les trois spectateurs, et alla se blottir sous le bonheur-du-jour, en se cachant la tête dans ses mains.—Perdue! morte!... cria-t-elle.

—Monsieur, dit Marneffe à Hulot, si madame Marneffe devenait folle, vous seriez plus qu’un libertin, vous seriez un assassin...

Que peut faire, que peut dire un homme surpris dans un lit qui ne lui appartient pas, même à titre de location, avec une femme qui ne lui appartient pas davantage? Voici.

—Monsieur le juge de paix, monsieur le commissaire de police, dit le baron avec dignité, veuillez prendre soin de la malheureuse femme dont la raison me semble en danger?... et vous verbaliserez après. Les portes sont sans doute fermées, vous n’avez pas d’évasion à craindre ni de sa part, ni de la mienne, vu l’état où nous sommes...

Les deux fonctionnaires obtempérèrent à l’injonction du Conseiller-d’État.

—Viens me parler, misérable laquais!... dit Hulot tout bas à Marneffe en lui prenant le bras et l’amenant à lui.—Ce n’est pas moi qui serais l’assassin! c’est toi! Tu veux être Chef de bureau et officier de la Légion-d’Honneur?

—Surtout, mon directeur, répondit Marneffe en inclinant la tête.

—Tu seras tout cela, rassure ta femme, renvoie ces messieurs.

—Nenni, répliqua spirituellement Marneffe. Il faut que ces messieurs dressent le procès-verbal de flagrant délit, car, sans cette pièce, la base de ma plainte, que deviendrais-je? La haute administration regorge de filouteries. Vous m’avez volé ma femme et ne m’avez pas fait Chef de bureau. Monsieur le baron, je ne vous donne que deux jours pour vous exécuter. Voici des lettres...

—Des lettres!... cria le baron en interrompant Marneffe.

—Oui, des lettres qui prouvent que l’enfant que ma femme porte en ce moment dans son sein est de vous... Vous comprenez? vous devrez constituer à mon fils une rente égale à la portion que ce bâtard lui prend. Mais je serai modeste, cela ne me regarde point, je ne suis pas ivre de paternité, moi! Cent louis de rente suffiront. Je serai demain matin successeur de monsieur Coquet, et porté sur la liste de ceux qui vont être promus officiers, à propos des fêtes de juillet, ou... le procès-verbal sera déposé avec ma plainte au parquet. Je suis bon prince, n’est-ce pas?

—Mon Dieu! la jolie femme! disait le juge de paix au commissaire de police. Quelle perte pour le monde si elle devenait folle!

—Elle n’est point folle, répondit sentencieusement le commissaire de police.

La Police est toujours le Doute incarné.

—Monsieur le baron Hulot a donné dans un piége, ajouta le commissaire de police assez haut pour être entendu de Valérie.

Valérie lança sur le commissaire une œillade qui l’eût tué, si les regards pouvaient communiquer la rage qu’ils expriment. Le commissaire sourit, il avait tendu son piége aussi, la femme y tombait. Marneffe invita sa femme à rentrer dans la chambre et à s’y vêtir décemment, car il s’était entendu sur tous les points avec le baron, qui prit une robe de chambre et revint dans la première pièce.

—Messieurs, dit-il aux deux fonctionnaires, je n’ai pas besoin de vous demander le secret.

Les deux magistrats s’inclinèrent. Le commissaire de police frappa deux petits coups à la porte, son secrétaire entra, s’assit devant le petit bonheur-du-jour, et se mit à écrire sous la dictée du commissaire de police qui lui parlait à voix basse. Valérie continuait de pleurer à chaudes larmes. Quand elle eut fini sa toilette, Hulot passa dans la chambre et s’habilla. Pendant ce temps, le procès-verbal se fit. Marneffe voulut alors emmener sa femme; mais Hulot, en croyant la voir pour la dernière fois, implora par un geste la faveur de lui parler.

—Monsieur, madame me coûte assez cher pour que vous me permettiez de lui dire adieu, bien entendu, en présence de tous.

Valérie vint, et Hulot lui dit à l’oreille:—Il ne nous reste plus qu’à fuir; mais comment correspondre? nous avons été trahis...

—Par Reine! répondit-elle. Mais, mon bon ami, après cet éclat, nous ne devons plus nous revoir. Je suis déshonorée. D’ailleurs, on te dira des infamies de moi, et tu les croiras... Le baron fit un mouvement de dénégation.—Tu les croiras, et j’en rends grâces au ciel, car tu ne me regretteras peut-être pas.

Il ne crèvera pas sous-chef! dit Marneffe à l’oreille du Conseiller-d’État en revenant prendre sa femme à laquelle il dit brutalement:—Assez, madame, si je suis faible pour vous, je ne veux pas être un sot pour les autres.

Valérie quitta la petite maison Crevel, en jetant au baron un dernier regard si coquin qu’il se crut adoré. Le juge de paix donna galamment la main à madame Marneffe, en la conduisant en voiture. Le baron qui devait signer le procès-verbal, restait là tout hébété, seul avec le commissaire de police. Quand le Conseiller-d’État eut signé, le commissaire de police le regarda d’un air fin, par-dessus ses lunettes.

—Vous aimez beaucoup cette petite dame, monsieur le baron?...

—Pour mon malheur, vous le voyez...

—Si elle ne vous aimait pas? reprit le commissaire, si elle vous trompait?...

—Je l’ai déjà su, là, monsieur, à cette place... Nous nous le sommes dit, monsieur Crevel et moi...

—Ah! vous savez que vous êtes ici dans la petite maison de monsieur le maire.

—Parfaitement.

Le commissaire souleva légèrement son chapeau pour saluer le vieillard.

—Vous êtes bien amoureux, je me tais, dit-il. Je respecte les passions invétérées, autant que les médecins respectent les maladies invé... J’ai vu monsieur de Nucingen, le banquier, atteint d’une passion de ce genre-là...

—C’est mon ami, reprit le baron. J’ai soupé souvent avec la belle Esther, elle valait les deux millions qu’elle lui a coûté.

—Plus, dit le commissaire. Cette fantaisie du vieux financier a coûté la vie à quatre personnes. Oh! ces passions-là, c’est comme le choléra...

—Qu’aviez-vous à me dire? demanda le Conseiller-d’État qui prit mal cet avis indirect.

—Pourquoi vous ôterais-je vos illusions? répliqua le commissaire de police; il est si rare d’en conserver à votre âge.

—Débarrassez-m’en! s’écria le Conseiller-d’État.

—On maudit le médecin plus tard, répondit le commissaire en souriant.

—De grâce, monsieur le commissaire!...

—Eh bien! cette femme était d’accord avec son mari...

—Oh!...

—Cela, monsieur, arrive deux fois sur dix. Oh! nous nous y connaissons.

—Quelle preuve avez-vous de cette complicité?

—Oh! d’abord le mari!... dit le fin commissaire de police avec le calme d’un chirurgien habitué à débrider des plaies. La spéculation est écrite sur cette plate et atroce figure. Mais, ne deviez-vous pas beaucoup tenir à certaine lettre écrite par cette femme et où il est question de l’enfant...

—Je tiens tant à cette lettre que je la porte toujours sur moi, répondit le baron Hulot au commissaire de police en fouillant dans sa poche de côté pour prendre le petit portefeuille qui ne le quittait jamais.

—Laissez le portefeuille où il est, dit le commissaire foudroyant comme un réquisitoire, voici la lettre. Je sais maintenant tout ce que je voulais savoir. Madame Marneffe devait être dans la confidence de ce que contenait ce portefeuille.

—Elle seule au monde.

—C’est ce que je pensais... Maintenant voici la preuve que vous me demandez de la complicité de cette petite femme.

—Voyons! dit le baron encore incrédule.

—Quand nous sommes arrivés, monsieur le baron, reprit le commissaire, ce misérable Marneffe a passé le premier, et il a pris cette lettre que sa femme avait sans doute posée sur ce meuble, dit-il en montrant le bonheur-du-jour. Évidemment cette place avait été convenue entre la femme et le mari, si toutefois elle parvenait à vous dérober la lettre pendant votre sommeil; car la lettre que cette dame vous a écrite est, avec celles que vous lui avez adressées, décisive au procès correctionnel.

Le commissaire fit voir à Hulot la lettre que le baron avait reçue par Reine dans son cabinet au ministère.

—Elle fait partie du dossier, dit le commissaire, rendez-la-moi, monsieur.

—Eh bien! monsieur, dit Hulot dont la figure se décomposa, cette femme, c’est le libertinage en coupes réglées, je suis certain maintenant qu’elle a trois amants!

—Ça se voit, dit le commissaire de police. Ah! elles ne sont pas toutes sur le trottoir. Quand on fait ce métier-là, monsieur le baron, en équipages, dans les salons, ou dans son ménage, il ne s’agit plus de francs ni de centimes. Mademoiselle Esther, dont vous parlez, et qui s’est empoisonnée, a dévoré des millions... Si vous m’en croyez, vous détellerez, monsieur le baron. Cette dernière partie vous coûtera cher. Ce gredin de mari a pour lui la loi... Enfin, sans moi, la petite femme vous repinçait!

—Merci, monsieur, dit le Conseiller-d’État qui tâcha de garder une contenance digne.

—Monsieur, nous allons fermer l’appartement, la farce est jouée, et vous remettrez la clef à monsieur le maire.

Hulot revint chez lui dans un état d’abattement voisin de la défaillance, et perdu dans les pensées les plus sombres. Il réveilla sa noble, sa sainte et pure femme, et il lui jeta l’histoire de ces trois années dans le cœur, en sanglotant comme un enfant à qui l’on ôte un jouet. Cette confession d’un vieillard jeune de cœur, cette affreuse et navrante épopée, tout en attendrissant intérieurement Adeline, lui causa la joie intérieure la plus vive, elle remercia le ciel de ce dernier coup, car elle vit son mari fixé pour toujours au sein de la famille.

—Lisbeth avait raison! dit madame Hulot d’une voix douce et sans faire de remontrances inutiles, elle nous a dit cela d’avance.

—Oui! Ah! si je l’avais écoutée, au lieu de me mettre en colère, le jour où je voulais que la pauvre Hortense rentrât dans son ménage pour ne pas compromettre la réputation de cette... Oh! chère Adeline, il faut sauver Wenceslas! il est dans cette fange jusqu’au menton!

—Mon pauvre ami, la petite bourgeoise ne t’a pas mieux réussi que les actrices, dit Adeline en souriant.

La baronne était effrayée du changement que présentait son Hector; quand elle le voyait malheureux, souffrant, courbé sous le poids des peines, elle était tout cœur, tout pitié, tout amour, elle eût donné son sang pour rendre Hulot heureux.

—Reste avec nous, mon cher Hector. Dis-moi comment elles font, ces femmes, pour t’attacher ainsi; je tâcherai... pourquoi ne m’as-tu pas formée à ton usage? est-ce que je manque d’intelligence? on me trouve encore assez belle pour me faire la cour.

Beaucoup de femmes mariées, attachées à leurs devoirs et à leurs maris, pourront ici se demander pourquoi ces hommes si forts et si bons, si pitoyables à des madame Marneffe, ne prennent pas leurs femmes, surtout quand elles ressemblent à la baronne Adeline Hulot, pour l’objet de leur fantaisie et de leurs passions. Ceci tient aux plus profonds mystères de l’organisation humaine. L’amour, cette immense débauche de la raison, ce mâle et sévère plaisir des grandes âmes, et le plaisir, cette vulgarité vendue sur la place, sont deux faces différentes d’un même fait. La femme qui satisfait ces deux vastes appétits des deux natures, est aussi rare, dans le sexe, que le grand général, le grand écrivain, le grand artiste, le grand inventeur, le sont dans une nation. L’homme supérieur comme l’imbécile, un Hulot comme un Crevel, ressentent également le besoin de l’idéal et celui du plaisir; tous vont cherchant ce mystérieux androgyne, cette rareté, qui, la plupart du temps, se trouve être un ouvrage en deux volumes. Cette recherche est une dépravation due à la société. Certes, le mariage doit être accepté comme une tâche, il est la vie avec ses travaux et ses durs sacrifices également faits des deux côtés. Les libertins, ces chercheurs de trésors, sont aussi coupables que d’autres malfaiteurs plus sévèrement punis qu’eux. Cette réflexion n’est pas un placage de morale, elle donne la raison de bien des malheurs incompris. Cette Scène porte d’ailleurs avec elle ses moralités qui sont de plus d’un genre.

Le baron alla promptement chez le maréchal prince de Wissembourg, dont la haute protection était sa dernière ressource. Protégé par le vieux guerrier depuis trente-cinq ans, il avait les entrées grandes et petites, il put pénétrer dans les appartements à l’heure du lever.

—Eh! bonjour, mon cher Hector, dit ce grand et bon capitaine. Qu’avez-vous? vous paraissez soucieux. La session est finie, cependant. Encore une de passée! je parle de cela maintenant, comme autrefois de nos campagnes. Je crois, ma foi, que les journaux appellent aussi les sessions, des campagnes parlementaires.

—Nous avons eu du mal, en effet, maréchal; mais c’est la misère du temps! dit Hulot. Que voulez-vous? le monde est ainsi fait. Chaque époque a ses inconvénients. Le plus grand malheur de l’an 1841, c’est que ni la royauté ni les ministres ne sont libres dans leur action comme l’était l’Empereur.

Le maréchal jeta sur Hulot un de ces regards d’aigle dont la fierté, la lucidité, la perspicacité montraient que, malgré les années, cette grande âme restait toujours ferme et vigoureuse.

—Tu veux quelque chose de moi? dit-il en prenant un air enjoué.

—Je me trouve dans la nécessité de vous demander, comme une grâce personnelle, la promotion d’un de mes sous-chefs au grade de Chef de bureau, et sa nomination d’officier dans la Légion...

—Comment se nomme-t-il? dit le maréchal en lançant au baron un regard qui fut comme un éclair.

—Marneffe!

—Il a une jolie femme, je l’ai vue au mariage de ta fille... Si Roger... mais Roger n’est plus ici. Hector, mon fils, il s’agit de ton plaisir. Comment! tu t’en donnes encore. Ah! tu fais honneur à la Garde impériale! voilà ce que c’est que d’avoir appartenu à l’intendance, tu as des réserves!... Laisse là cette affaire, mon cher garçon, elle est trop galante pour devenir administrative.

—Non, maréchal, c’est une mauvaise affaire, car il s’agit de la police correctionnelle; voulez-vous m’y voir?

—Ah! diantre, s’écria le maréchal devenant soucieux. Continue.

—Mais vous me voyez dans l’état d’un renard pris au piége... Vous avez toujours été si bon pour moi, que vous daignerez me tirer de la situation honteuse où je suis.

Hulot raconta le plus spirituellement et le plus gaiement possible sa mésaventure.

—Voulez-vous, prince, dit-il en terminant, faire mourir de chagrin mon frère que vous aimez tant, et laisser déshonorer un de vos directeurs, un Conseiller-d’État? Mon Marneffe est un misérable, nous le mettrons à la retraite dans deux ou trois ans.

—Comme tu parles de deux ou trois ans, mon cher ami!... dit le maréchal.

—Mais, prince, la Garde impériale est immortelle.

—Je suis maintenant le seul maréchal de la première promotion, dit le ministre. Écoute, Hector. Tu ne sais pas à quel point je te suis attaché! tu vas le voir! Le jour où je quitterai le ministère, nous le quitterons ensemble. Ah! tu n’es pas député, mon ami. Beaucoup de gens veulent ta place; et, sans moi, tu n’y serais plus. Oui, j’ai rompu bien des lances pour te garder... Eh bien! je t’accorde tes deux requêtes, car il serait par trop dur de te voir assis sur la sellette à ton âge et dans la position que tu occupes. Mais tu fais trop de brèches à ton crédit. Si cette nomination donne lieu à quelque tapage, on nous en voudra. Moi, je m’en moque, mais c’est une épine de plus sous ton pied. A la prochaine session, tu sauteras. Ta succession est présentée comme un appât à cinq ou six personnes influentes, et tu n’as été conservé que par la subtilité de mon raisonnement. J’ai dit que le jour où tu prendrais ta retraite, et que ta place serait donnée, nous aurions cinq mécontents et un heureux; tandis qu’en te laissant branlant dans le manche pendant deux ou trois ans, nous aurions nos six voix. On s’est mis à rire au conseil, et l’on a trouvé que le vieux de la vieille, comme on dit, devenait assez fort en tactique parlementaire... Je te dis cela nettement. D’ailleurs, tu grisonnes... Es-tu heureux de pouvoir encore te mettre dans des embarras pareils! Où est le temps où le sous-lieutenant Cottin avait des maîtresses! Le maréchal sonna.—Il faut faire déchirer ce procès-verbal! ajouta-t-il.

—Vous agissez, monseigneur, comme un père! je n’osais vous parler de mon anxiété.

—Je veux toujours que Roger soit ici, s’écria le maréchal en voyant entrer Mitouflet, son huissier, et j’allais le faire demander. Allez-vous-en, Mitouflet. Et toi, va, mon vieux camarade, va faire préparer cette nomination, je la signerai. Mais cet infâme intrigant ne jouira pas pendant long-temps du fruit de ses crimes, il sera surveillé, et cassé en tête de la compagnie, à la moindre faute. Maintenant que te voilà sauvé, mon cher Hector, prends garde à toi. Ne lasse pas tes amis, on t’enverra ta nomination ce matin, et ton homme sera officier!... Quel âge as-tu maintenant?

—Soixante-dix ans, dans trois mois.

—Quel gaillard tu fais! dit le maréchal en souriant. C’est toi qui mériterais une promotion, mais mille boulets! nous ne sommes pas sous Louis XV!

Tel est l’effet de la camaraderie qui lie entre eux les glorieux restes de la phalange napoléonienne, ils se croient toujours au bivouac, obligés de se protéger envers et contre tous.

—Encore une faveur comme celle-là, se dit Hulot en traversant la cour, et je suis perdu.

Le malheureux fonctionnaire alla chez le baron de Nucingen auquel il ne devait plus qu’une somme insignifiante, il réussit à lui emprunter quarante mille francs en engageant son traitement pour deux années de plus; mais le baron stipula que, dans le cas de la mise à la retraite de Hulot, la quotité saisissable de sa pension serait affectée au remboursement de cette somme, jusqu’à épuisement des intérêts et du capital. Cette nouvelle affaire fut faite, comme la première, sous le nom de Vauvinet, à qui le baron souscrivit pour douze mille francs de lettres de change. Le lendemain, le fatal procès-verbal, la plainte du mari, les lettres, tout fut anéanti. Les scandaleuses promotions du sieur Marneffe, à peine remarquées dans le mouvement des fêtes de juillet, ne donnèrent lieu à aucun article de journal.

Lisbeth, en apparence brouillée avec madame Marneffe, s’installa chez le maréchal Hulot. Dix jours après ces événements, on publia le premier ban du mariage de la vieille fille avec l’illustre vieillard à qui, pour obtenir un consentement, Adeline raconta la catastrophe financière arrivée à son Hector en le priant de ne jamais en parler au baron qui, dit-elle, était sombre, très-abattu, tout affaissé...—Hélas! il a son âge! ajoute-t-elle. Lisbeth triomphait donc! Elle allait atteindre au but de son ambition, elle allait voir son plan accompli, sa haine satisfaite. Elle jouissait par avance du bonheur de régner sur la famille qui l’avait si long-temps méprisée. Elle se promettait d’être la protectrice de ses protecteurs, l’ange sauveur qui ferait vivre la famille ruinée, elle s’appelait elle-même madame la comtesse ou madame la maréchale! en se saluant dans la glace. Adeline et Hortense achèveraient leurs jours dans la détresse, en combattant la misère, tandis que la cousine Bette, admise aux Tuileries, trônerait dans le monde.

Un événement terrible renversa la vieille fille du sommet social où elle se posait si fièrement.

Le jour même où ce premier ban fut publié, le baron reçut un autre message d’Afrique. Un second Alsacien se présenta, remit une lettre en s’assurant qu’il la donnait au baron Hulot, et après lui avoir laissé l’adresse de son logement, il quitta le haut fonctionnaire qu’il laissa foudroyé à la lecture des premières lignes de cette lettre.

«Mon neveu, vous recevrez cette lettre, d’après mon calcul, le sept août. En supposant que vous employiez trois jours pour nous envoyer le secours que nous réclamons, et qu’il mette quinze jours à venir ici, nous atteignons au premier septembre.

»Si l’exécution répond à ces délais, vous aurez sauvé l’honneur et la vie à votre dévoué Johann Fischer.

»Voici ce que demande l’employé que vous m’avez donné pour complice; car je suis, à ce qu’il paraît, susceptible d’aller en cour d’assises ou devant un conseil de guerre. Vous comprenez que jamais on ne traînera Johann Fischer devant aucun tribunal, il ira de lui-même à celui de Dieu.

»Votre employé me semble être un mauvais gars, très-capable de vous compromettre; mais il est intelligent comme un fripon. Il prétend que vous devez crier plus fort que les autres, et nous envoyer un inspecteur, un commissaire spécial chargé de découvrir les coupables, de chercher les abus, de sévir enfin; mais qui s’interposera d’abord entre nous et les tribunaux, en élevant un conflit.

»Si votre commissaire arrive ici le premier septembre et qu’il ait de vous le mot d’ordre, si vous nous envoyez deux cent mille francs pour rétablir en magasin les quantités que nous disons avoir dans les localités éloignées, nous serons regardés comme des comptables purs et sans tache.

»Vous pouvez confier au soldat qui vous remettra cette lettre, un mandat à mon ordre sur une maison d’Alger. C’est un homme solide, un parent, incapable de chercher à savoir ce qu’il porte. J’ai pris des mesures pour assurer le retour de ce garçon. Si vous ne pouvez rien, je mourrai volontiers pour celui à qui nous devons le bonheur de notre Adeline.»

Les angoisses et les plaisirs de la passion, la catastrophe qui venait de terminer sa carrière galante avaient empêché le baron Hulot de penser au pauvre Johann Fischer, dont la première lettre annonçait cependant positivement le danger, devenu maintenant si pressant. Le baron quitta la salle à manger dans un tel trouble, qu’il se laissa tomber sur le canapé du salon. Il était anéanti, perdu dans l’engourdissement que cause une chute violente. Il regardait fixement une rosace du tapis sans s’apercevoir qu’il tenait à la main la fatale lettre de Johann. Adeline entendit de sa chambre son mari se jetant sur le canapé comme une masse. Ce bruit fut si singulier qu’elle crut à quelque attaque d’apoplexie. Elle regarda par la porte dans la glace, en proie à cette peur qui coupe la respiration, qui fait rester immobile, et elle vit son Hector dans la posture d’un homme terrassé. La baronne vint sur la pointe du pied, Hector n’entendit rien, elle put s’approcher, elle aperçut la lettre, elle la prit, la lut, et trembla de tous ses membres. Elle éprouva l’une de ces révolutions nerveuses si violentes que le corps en garde éternellement la trace. Elle devint, quelques jours après, sujette à un tressaillement continuel; car, ce premier moment passé, la nécessité d’agir lui donna cette force qui ne se prend qu’aux sources mêmes de la puissance vitale.

—Hector! viens dans ma chambre, dit-elle d’une voix qui ressemblait à un souffle. Que ta fille ne te voie pas ainsi! viens, mon ami, viens.

—Où trouver deux cent mille francs? je puis obtenir l’envoi de Claude Vignon comme commissaire. C’est un garçon spirituel, intelligent... C’est l’affaire de deux jours... Mais deux cent mille francs, mon fils ne les a pas, sa maison est grevée de trois cent mille francs d’hypothèques. Mon frère a tout au plus trente mille francs d’économies. Nucingen se moquerait de moi!... Vauvinet?... il m’a peu gracieusement accordé dix mille francs pour compléter la somme donnée pour le fils de l’infâme Marneffe. Non, tout est dit, il faut que j’aille me jeter aux pieds du maréchal, lui avouer l’état des choses, m’entendre dire que je suis une canaille, accepter sa bordée afin de sombrer décemment.

—Mais Hector! ce n’est plus seulement la ruine, c’est le déshonneur, dit Adeline. Mon pauvre oncle se tuera. Ne tue que nous, tu en as le droit, mais ne sois pas un assassin! Reprends courage, il y a de la ressource.

—Aucune! dit le baron. Personne dans le gouvernement ne peut trouver deux cent mille francs, quand même il s’agirait de sauver un ministère! Oh! Napoléon, où es-tu?

—Mon oncle! pauvre homme! Hector, on ne peut pas le laisser se tuer déshonoré!

—Il y aurait bien une ressource, dit-il; mais... c’est bien chanceux... Oui, Crevel est à couteaux tirés avec sa fille... Ah! il a bien de l’argent, lui seul pourrait...

—Tiens, Hector, il vaut mieux que ta femme périsse que de laisser périr notre oncle, ton frère, et l’honneur de la famille! dit la baronne frappée d’un trait de lumière. Oui, je puis vous sauver tous... Oh! mon Dieu! quelle ignoble pensée! comment a-t-elle pu me venir?

Elle joignit les mains, tomba sur ses genoux, et fit une prière. En se relevant, elle vit une si folle expression de joie sur la figure de son mari, que la pensée diabolique revint, et alors Adeline tomba dans la tristesse des idiots.

—Va, mon ami, cours au ministère, s’écria-t-elle en se réveillant de cette torpeur, tâche d’envoyer un commissaire, il le faut. Entortille le maréchal! et à ton retour, à cinq heures, tu trouveras peut-être... oui! tu trouveras deux cent mille francs. Ta famille, ton honneur d’homme, de Conseiller-d’État, d’administrateur, ta probité, ton fils, tout sera sauvé; mais ton Adeline sera perdue, et tu ne la reverras jamais. Hector, mon ami, dit-elle en s’agenouillant, lui serrant la main et la baisant, bénis-moi, dis-moi adieu!

Ce fut si déchirant qu’en prenant sa femme, la relevant et l’embrassant, Hulot lui dit:—Je ne te comprends pas!

—Si tu comprenais, reprit-elle, je mourrais de honte, ou je n’aurais plus la force d’accomplir ce dernier sacrifice.

—Madame est servie, vint dire Mariette.

Hortense vint souhaiter le bonjour à son père et à sa mère. Il fallut aller déjeuner et montrer des visages menteurs.

—Allez déjeuner sans moi, je vous rejoindrai! dit la baronne.

Elle se mit à sa table et écrivit la lettre suivante:

«Mon cher monsieur Crevel, j’ai un service à vous demander, je vous attends ce matin, et je compte sur votre galanterie, qui m’est connue, pour que vous ne fassiez pas attendre trop longtemps

»Votre dévouée servante,
»Adeline Hulot

—Louise, dit-elle à la femme de chambre de sa fille qui servait, descendez cette lettre au concierge, dites-lui de la porter sur-le-champ à son adresse et de demander une réponse.

Le baron, qui lisait les journaux, tendit un journal républicain à sa femme en lui désignant un article, et lui disant:—Sera-t-il temps? Voici l’article, un de ces terribles entre-filets avec lesquels les journaux nuancent leurs tartines politiques.


Un de nos correspondants nous écrit d’Alger qu’il s’est révélé de tels abus dans le service des vivres de la province d’Oran, que la justice informe. Les malversations sont évidentes, les coupables sont connus. Si la répression n’est pas sévère, nous continuerons à perdre plus d’hommes par le fait des concussions qui frappent sur leur nourriture que par le fer des Arabes et le feu du climat. Nous attendrons de nouveaux renseignements, avant de continuer ce déplorable sujet.


Nous ne nous étonnons plus de la peur que cause l’établissement en Algérie de la Presse comme l’a entendue la Charte de 1830.

—Je vais m’habiller et aller au ministère, dit le baron en quittant la table, le temps est trop précieux, il y a la vie d’un homme dans chaque minute.

—Oh! maman, je n’ai plus d’espoir, dit Hortense,

Et, sans pouvoir retenir ses larmes, elle tendit à sa mère une Revue des Beaux-Arts. Madame Hulot aperçut une gravure du groupe de Dalila par le comte de Steinbock, dessous laquelle était imprimé: Appartenant à madame Marneffe. Dès les premières lignes, l’article signé d’un V révélait le talent et la complaisance de Claude Vignon.

—Pauvre petite... dit la baronne.

Effrayée de l’accent presque indifférent de sa mère, Hortense la regarda, reconnut l’expression d’une douleur auprès de laquelle la sienne devait pâlir, et elle vint embrasser sa mère à qui elle dit:—Qu’as-tu, maman? qu’arrive-t-il, pouvons-nous être plus malheureuses que nous ne le sommes?

—Mon enfant, il me semble en comparaison de ce que je souffre aujourd’hui que mes horribles souffrances passées ne sont rien. Quand ne souffrirai-je plus?

—Au ciel, ma mère! dit gravement Hortense.

—Viens, mon ange, tu m’aideras à m’habiller... mais non... Je ne veux pas que tu t’occupes de cette toilette. Envoie-moi Louise.

Adeline, rentrée dans sa chambre, alla s’examiner au miroir. Elle se contempla tristement et curieusement en se demandant à elle-même:—Suis-je encore belle?... peut-on me désirer encore?... Ai-je des rides?...

Elle souleva ses beaux cheveux blonds et se découvrit les tempes. Là tout était frais comme chez une jeune fille. Adeline alla plus loin, elle se découvrit les épaules et fut satisfaite, elle eut un mouvement d’orgueil. La beauté des épaules qui sont belles, est celle qui s’en va la dernière chez la femme, surtout quand la vie a été pure. Adeline choisit avec soin les éléments de sa toilette; mais la femme pieuse et chaste resta chastement mise, malgré ses petites inventions de coquetterie. A quoi bon des bas de soie gris tout neufs, des souliers en satin à cothurnes, puisqu’elle ignorait totalement l’art d’avancer, au moment décisif, un joli pied en le faisant dépasser de quelques lignes une robe à demi soulevée pour ouvrir des horizons au désir! Elle mit bien sa plus jolie robe de mousseline à fleurs peintes, décolletée et à manches courtes; mais, épouvantée de ses nudités, elle couvrit ses beaux bras de manches en gaze claire, elle voila sa poitrine et ses épaules d’un fichu brodé. Sa coiffure à l’anglaise lui parut être trop significative, elle en éteignit l’entrain par un très-joli bonnet; mais, avec ou sans bonnet, eût-elle su jouer avec ses rouleaux dorés pour exhiber, pour faire admirer ses mains en fuseau?... Voici quel fut son fard. La certitude de sa criminalité, les préparatifs d’une faute délibérée causèrent à cette sainte femme une violente fièvre qui lui rendit l’éclat de la jeunesse pour un moment. Ses yeux brillèrent, son teint resplendit. Au lieu de se donner un air séduisant, elle se vit en quelque sorte un air dévergondé qui lui fit horreur. Lisbeth avait, à la prière d’Adeline, raconté les circonstances de l’infidélité de Wenceslas, et la baronne avait alors appris, à son grand étonnement, qu’en une soirée, en un moment, madame Marneffe s’était rendue maîtresse de l’artiste ensorcelé.—Comment font ces femmes? avait demandé la baronne à Lisbeth. Rien n’égale la curiosité des femmes vertueuses à ce sujet, elles voudraient posséder les séductions du Vice et rester pures.—Mais, elles séduisent, c’est leur état, avait répondu la cousine Bette. Valérie était, ce soir-là, vois-tu, ma chère, à faire damner un ange.—Raconte-moi donc comment elle s’y est prise?—Il n’y a pas de théorie, il n’y a que la pratique dans ce métier, avait dit railleusement Lisbeth. La baronne, en se rappelant cette conversation, aurait voulu consulter la cousine Bette; mais le temps manquait. La pauvre Adeline, incapable d’inventer une mouche, de se poser un bouton de rose dans le beau milieu du corsage, de trouver les stratagèmes de toilette destinés à réveiller chez les hommes des désirs amortis, ne fut que soigneusement habillée. N’est pas courtisane qui veut! La femme est le potage de l’homme, a dit plaisamment Molière par la bouche du judicieux Gros-René. Cette comparaison suppose une sorte de science culinaire en amour. La femme vertueuse et digne serait alors le repas homérique, la chair jetée sur les charbons ardents. La courtisane, au contraire, serait l’œuvre de Carême avec ses condiments, avec ses épices et ses recherches. La baronne ne pouvait pas, ne savait pas servir sa blanche poitrine dans un magnifique plat de guipure, à l’instar de madame Marneffe. Elle ignorait le secret de certaines attitudes, l’effet de certains regards. Enfin, elle n’avait pas sa botte secrète. La noble femme se serait bien retournée cent fois, elle n’aurait rien su offrir à l’œil savant du libertin. Être une honnête et prude femme pour le monde, et se faire courtisane pour son mari, c’est être une femme de génie, et il y en a peu. Là est le secret des longs attachements, inexplicables pour les femmes qui sont déshéritées de ces doubles et magnifiques facultés. Supposez madame Marneffe vertueuse!... vous avez la marquise de Pescaire! Ces grandes et illustres femmes, ces belles Diane de Poitiers vertueuses, on les compte.

La scène par laquelle commence cette sérieuse et terrible Étude de mœurs parisiennes allait donc se reproduire avec cette singulière différence que les misères prophétisées par le capitaine de la milice bourgeoise y changeaient les rôles. Madame Hulot attendait Crevel dans les intentions qui le faisaient venir en souriant aux Parisiens du haut de son milord, trois ans auparavant. Enfin, chose étrange! la baronne était fidèle à elle-même, à son amour, en se livrant à la plus grossière des infidélités, celles que l’entraînement d’une passion ne justifie pas aux yeux de certains juges.—Comment faire pour être une madame Marneffe! se dit-elle en entendant sonner. Elle comprima ses larmes, la fièvre anima ses traits, elle se promit d’être bien courtisane, la pauvre et noble créature!

—Que diable me veut cette brave baronne Hulot? se disait Crevel en montant le grand escalier. Ah! bah! elle va me parler de ma querelle avec Célestine et Victorin; mais je ne plierai pas!... En entrant dans le salon, où il suivait Louise, il se dit en regardant la nudité du local (style Crevel):—Pauvre femme!... la voilà comme ces beaux tableaux mis au grenier par un homme qui ne se connaît pas en peinture. Crevel, qui voyait le comte Popinot, ministre du commerce, achetant des tableaux et des statues, voulait se rendre célèbre parmi les Mécènes parisiens dont l’amour pour les arts consiste à chercher des pièces de vingt francs pour des pièces de vingt sous. Adeline sourit gracieusement à Crevel en lui montrant une chaise devant elle.

—Me voici, belle dame, à vos ordres, dit Crevel.

Monsieur le maire, devenu homme politique, avait adopté le drap noir. Sa figure apparaissait au-dessus de ce vêtement comme une pleine lune dominant un rideau de nuages bruns. Sa chemise, étoilée de trois grosses perles de cinq cents francs chacune, donnait une haute idée de ses capacités... thoraciques, et il disait:—«On voit en moi le futur athlète de la tribune!» Ses larges mains roturières portaient le gant jaune dès le matin. Ses bottes vernies accusaient le petit coupé brun à un cheval qui l’avait amené. Depuis trois ans, l’ambition avait modifié la pose de Crevel. Comme les grands peintres, il en était à sa seconde manière. Dans le grand monde, quand il allait chez le prince de Wissembourg, à la Préfecture, chez le comte Popinot, etc., il gardait son chapeau à la main d’une façon dégagée que Valérie lui avait apprise, et il insérait le pouce de l’autre main dans l’entournure de son gilet d’un air coquet, en minaudant de la tête et des yeux. Cette autre mise en position était due à la railleuse Valérie qui, sous prétexte de rajeunir son maire, l’avait doté d’un ridicule de plus.

—Je vous ai prié de venir, mon bon et cher monsieur Crevel, dit la baronne d’une voix troublée, pour une affaire de la plus haute importance...

—Je la devine, madame, dit Crevel d’un air fin; mais vous demandez l’impossible... Oh! je ne suis pas un père barbare, un homme, selon le mot de Napoléon, carré de base comme de hauteur dans son avarice. Écoutez-moi, belle dame. Si mes enfants se ruinaient pour eux, je viendrais à leur secours; mais garantir votre mari, madame?... c’est vouloir remplir le tonneau des Danaïdes! Une maison hypothéquée de trois cent mille francs pour un père incorrigible! Ils n’ont plus rien, les misérables! et ils ne se sont pas amusés! Ils auront maintenant pour vivre ce que gagnera Victorin au Palais. Qu’il jabote, monsieur votre fils!... Ah! il devait être ministre, ce petit docteur! notre espérance à tous. Joli remorqueur qui s’engrave bêtement, car, s’il empruntait pour parvenir, s’il s’endettait pour avoir festoyé des députés, pour obtenir des voix et augmenter son influence, je lui dirais:—Voilà ma bourse, puise, mon ami! Mais payer les folies du papa, des folies que je vous ai prédites! Ah! son père l’a rejeté loin du pouvoir... C’est moi qui serai ministre...

—Hélas! cher Crevel, il ne s’agit pas de nos enfants, pauvres dévoués!... Si votre cœur se ferme pour Victorin et Célestine, je les aimerai tant, que peut-être pourrai-je adoucir l’amertume que met dans leurs belles âmes votre colère. Vous punissez vos enfants d’une bonne action!

—Oui, d’une bonne action mal faite! C’est un demi-crime! dit Crevel très-content de ce mot.

—Faire le bien, mon cher Crevel, reprit la baronne, ce n’est pas prendre l’argent dans une bourse qui en regorge! c’est endurer des privations à cause de sa générosité, c’est souffrir de son bienfait! c’est s’attendre à l’ingratitude! La charité qui ne coûte rien, le ciel l’ignore...

—Il est permis, madame, aux saints d’aller à l’hôpital, ils savent que c’est, pour eux, la porte du ciel. Moi, je suis un mondain, je crains Dieu, mais je crains encore plus l’enfer de la misère. Être sans le sou, c’est le dernier degré du malheur dans notre ordre social actuel. Je suis de mon temps, j’honore l’argent!...

—Vous avez raison, dit Adeline, au point de vue du monde.

Elle se trouvait à cent lieues de la question, et elle se sentait, comme saint Laurent, sur un gril, en pensant à son oncle; car elle le voyait se tirant un coup de pistolet! Elle baissa les yeux, puis elle les releva sur Crevel pleins d’une angélique douceur, et non de cette provocante luxure, si spirituelle chez Valérie. Trois ans auparavant, elle eût fasciné Crevel par cet adorable regard.

—Je vous ai connu, dit-elle, plus généreux... Vous parliez de trois cent mille francs comme en parlent les grands seigneurs...

Crevel regarda madame Hulot, il la vit comme un lis sur la fin de sa floraison, il eut de vagues idées; mais il honorait tant cette sainte créature qu’il refoula ces soupçons dans le côté liberté de son cœur.

—Madame, je suis toujours le même, mais un ancien négociant est et doit être grand seigneur avec méthode, avec économie, il porte en tout ses idées d’ordre. On ouvre un compte aux fredaines, on les crédite, on consacre à ce chapitre certains bénéfices, mais entamer son capital!... ce serait une folie. Mes enfants auront tout leur bien, celui de leur mère et le mien; mais ils ne veulent sans doute pas que leur père s’ennuie, se moinifie et se momifie!... Ma vie est joyeuse! Je descends gaiement le fleuve. Je remplis tous les devoirs que m’imposent la loi, le cœur et la famille, de même que j’acquittais scrupuleusement mes billets à l’échéance. Que mes enfants se comportent comme moi dans mon ménage, je serai content; et, quant au présent, pourvu que mes folies, car j’en fais, ne coûtent rien à personne qu’aux gogos..... (pardon! vous ne connaissez pas ce mot de Bourse) ils n’auront rien à me reprocher, et trouveront encore une belle fortune, à ma mort. Vos enfants n’en diront pas autant de leur père, qui carambole en ruinant son fils et ma fille...

Plus elle allait, plus la baronne s’éloignait de son but...

—Vous en voulez beaucoup à mon mari, mon cher Crevel, et vous seriez cependant son meilleur ami, si vous aviez trouvé sa femme faible...

Elle lança sur Crevel une œillade brûlante. Mais alors elle fit comme Dubois qui donnait trop de coups de pied au Régent, elle se déguisa trop, et les idées libertines revinrent si bien au parfumeur-régence qu’il se dit:—Voudrait-elle se venger de Hulot?... Me trouverait-elle mieux en maire qu’en garde national?... Les femmes sont si bizarres! Et il se mit en position dans sa seconde manière en regardant la baronne d’un air Régence.

—On dirait, dit-elle en continuant, que vous vous vengez sur lui d’une vertu qui vous a résisté, d’une femme que vous aimiez assez... pour... l’acheter, ajouta-t-elle tout bas.

—D’une femme divine, reprit Crevel en souriant significativement à la baronne qui baissait les yeux et dont les cils se mouillèrent; car, en avez-vous avalé des couleuvres!... depuis trois ans... hein? ma belle!

—Ne parlons pas de mes souffrances, cher Crevel, elles sont au-dessus des forces de la créature. Ah! si vous m’aimiez encore, vous pourriez me retirer du gouffre où je suis! Oui, je suis dans l’enfer! Les régicides qu’on tenaillait, qu’on tirait à quatre chevaux, étaient sur des roses, comparés à moi, car on ne leur démembrait que le corps, et j’ai le cœur tiré à quatre chevaux!...

La main de Crevel quitta l’entournure du gilet, il posa son chapeau sur la travailleuse, il rompit sa position, il souriait! Ce sourire fut si niais que la baronne s’y méprit, elle crut à une expression de bonté.

—Vous voyez une femme, non pas au désespoir, mais à l’agonie de l’honneur, et déterminée à tout, mon ami, pour empêcher des crimes... Craignant qu’Hortense ne vînt, elle poussa le verrou de sa porte; puis, par le même élan, elle se mit aux pieds de Crevel, lui prit la main et la lui baisa.—Soyez, dit-elle, mon sauveur! Elle supposa des fibres généreuses dans ce cœur de négociant, et fut saisie par un espoir, qui brilla soudain, d’obtenir les deux cent mille francs sans se déshonorer.—Achetez une âme, vous qui vouliez acheter une vertu!... reprit-elle en lui jetant un regard fou. Fiez-vous à ma probité de femme, à mon honneur, dont la solidité vous est connue! Soyez mon ami! Sauvez une famille entière de la ruine, de la honte, du désespoir, empêchez-la de rouler dans un bourbier où la fange se fera avec du sang! Oh! ne me demandez pas d’explication!... fit-elle à un mouvement de Crevel qui voulut parler. Surtout, ne me dites pas:—«Je vous l’avais prédit!» comme les amis heureux d’un malheur. Voyons!... obéissez à celle que vous aimiez, à une femme dont l’abaissement à vos pieds est peut-être le comble de la noblesse; ne lui demandez rien, attendez tout de sa reconnaissance!... Non, ne donnez rien; mais prêtez-moi, prêtez à celle que vous nommiez Adeline!...

Ici les larmes arrivèrent avec une telle abondance, Adeline sanglota tellement qu’elle en mouilla les gants de Crevel. Ces mots:—Il me faut deux cent mille francs!... furent à peine distinctibles dans le torrent de pleurs, de même que les pierres, quelque grosses qu’elles soient, ne marquent point dans les cascades alpestres enflées à la fonte des neiges.

Telle est l’inexpérience de la Vertu! le Vice ne demande rien, comme on l’a vu par madame Marneffe, il se fait tout offrir. Ces sortes de femmes ne deviennent exigeantes qu’au moment où elles se sont rendues indispensables, ou quand il s’agit d’exploiter un homme, comme on exploite une carrière où le plâtre devient rare, en ruine, disent les carriers. En entendant ces mots: «Deux cent mille francs!» Crevel comprit tout. Il releva galamment la baronne en lui disant cette insolente phrase:—Allons, soyons calme, ma petite mère, que dans son égarement Adeline n’entendit pas. La scène changeait de face, Crevel devenait, selon son mot, maître de la position. L’énormité de la somme agit si fortement sur Crevel, que sa vive émotion, en voyant à ses pieds cette belle femme en pleurs, se dissipa. Puis, quelque angélique et sainte que soit une femme, quand elle pleure à chaudes larmes, sa beauté disparaît. Les madame Marneffe, comme on l’a vu, pleurnichent quelquefois, laissent une larme glisser le long de leurs joues; mais fondre en larmes, se rougir les yeux et le nez!... elles ne commettent jamais cette faute.

—Voyons, mon enfant, du calme, sapristi! reprit Crevel en prenant les mains de la belle madame Hulot dans ses mains et les y tapotant. Pourquoi me demandez-vous deux cent mille francs? qu’en voulez-vous faire? pour qui est-ce?

—N’exigez de moi, répondit-elle, aucune explication, donnez-les moi!... Vous aurez sauvé la vie à trois personnes et l’honneur à vos enfants.

—Et vous croyez, ma petite mère, dit Crevel, que vous trouverez dans Paris un homme qui, sur la parole d’une femme à peu près folle, ira chercher, hic et nunc, dans un tiroir, n’importe où, deux cent mille francs qui mijotent là, tout doucement, en attendant qu’elle daigne les écumer? Voilà comment vous connaissez la vie! les affaires, ma belle?... Vos gens sont bien malades, envoyez-leur les sacrements; car personne dans Paris, excepté Son Altesse Divine Madame la Banque, l’illustre Nucingen ou des avares insensés amoureux de l’or, comme nous autres nous le sommes d’une femme, ne peut accomplir un pareil miracle! La Liste Civile, quelque civile qu’elle soit, la Liste Civile elle-même vous prierait de repasser demain. Tout le monde fait valoir son argent et le tripote de son mieux. Vous vous abusez, cher ange, si vous croyez que c’est le roi Louis-Philippe qui règne, et il ne s’abuse pas là-dessus. Il sait comme nous tous, qu’au-dessus de la Charte, il y a la sainte, la vénérée, la solide, l’aimable, la gracieuse, la belle, la noble, la jeune, la toute-puissante pièce de cent sous! Or, mon bel ange, l’argent exige des intérêts, et il est toujours occupé à les percevoir! Dieu des Juifs, tu l’emportes! a dit le grand Racine. Enfin, l’éternelle allégorie du veau d’or!... Du temps de Moïse, on agiotait dans le désert! Nous sommes revenus aux temps bibliques! Le veau d’or a été le premier grand-livre connu, reprit-il. Vous vivez par trop, mon Adeline, rue Plumet! Les Égyptiens devaient des emprunts énormes aux Hébreux, et ils ne couraient pas après le peuple de Dieu, mais après des capitaux. Il regarda la baronne d’un air qui voulait dire:—Ai-je de l’esprit! Vous ignorez l’amour de tous les citoyens pour leur Saint-Frusquin? reprit-il après cette pause. Pardon. Écoutez-moi bien! Saisissez ce raisonnement. Vous voulez deux cent mille francs?... personne ne peut les donner sans changer des placements faits. Comptez!... Pour avoir deux cent mille francs d’argent vivant, il faut vendre environ sept mille francs de rentes trois pour cent! Eh bien! vous n’avez votre argent qu’au bout de deux jours. Voilà la voie la plus prompte. Pour décider quelqu’un à se dessaisir d’une fortune, car c’est toute la fortune de bien des gens, deux cent mille francs! encore doit-on lui dire où tout cela va, pour quel motif...

—Il s’agit, mon bon et cher Crevel, de la vie de deux hommes, dont l’un mourra de chagrin, dont l’autre se tuera! Enfin, il s’agit de moi, qui deviendrai folle! Ne le suis-je pas un peu déjà?

—Pas si folle! dit-il en prenant madame Hulot par les genoux, le père Crevel a son prix, puisque tu as daigné penser à lui, mon ange.

—Il paraît qu’il faut se laisser prendre les genoux! pensa la sainte et noble femme en se cachant la figure dans les mains. Vous m’offriez jadis une fortune! dit-elle en rougissant.

—Ah! ma petite mère, il y a trois ans! reprit Crevel. Oh! vous êtes plus belle que je ne vous ai jamais vue!... s’écria-t-il en saisissant le bras de la baronne et le serrant contre son cœur. Vous avez de la mémoire, chère enfant, sapristi!... Eh bien! voyez comme vous avez eu tort de faire la bégueule! car les trois cent mille francs que vous avez noblement refusés sont dans l’escarcelle d’une autre. Je vous aimais et je vous aime encore; mais reportons-nous à trois ans d’ici. Quand je vous disais: «Je vous aurai!» quel était mon dessein? Je voulais me venger de ce scélérat de Hulot. Or, votre mari, ma belle, a pris pour maîtresse un bijou de femme, une perle, une petite finaude alors âgée de vingt-trois ans, car elle en a vingt-six aujourd’hui. J’ai trouvé plus drôle, plus complet, plus Louis XV, plus maréchal de Richelieu, plus corsé de lui souffler cette charmante créature, qui d’ailleurs n’a jamais aimé Hulot, et qui depuis trois ans est folle de votre serviteur...

En disant cela, Crevel, des mains de qui la baronne avait retiré ses mains, s’était remis en position. Il tenait ses entournures et battait son torse de ses deux mains, comme par deux ailes, en croyant se rendre désirable et charmant. Il semblait dire:—Voilà l’homme que vous avez mis à la porte!

—Voilà, ma chère enfant, je suis vengé, votre mari l’a su! Je lui ai catégoriquement démontré qu’il était dindonné, ce que nous appelons refait au même... Madame Marneffe est ma maîtresse, et si le sieur Marneffe crève, elle sera ma femme...

Madame Hulot regardait Crevel d’un œil fixe et presque égaré.

—Hector a su cela! dit-elle.

—Et il y est retourné! répondit Crevel, et je l’ai souffert, parce que Valérie voulait être la femme d’un chef de bureau; mais elle m’a juré d’arranger les choses de manière à ce que notre baron fût si bien roulé, qu’il ne reparût plus. Et ma petite duchesse (car elle est née duchesse, cette femme-là, parole d’honneur!) a tenu parole. Elle vous a rendu, madame, comme elle le dit si spirituellement, votre Hector vertueux à perpétuité!... La leçon a été bonne, allez! le baron en a vu de sévères; il n’entretiendra plus ni danseuses, ni femmes comme il faut; il est guéri radicalement, car il est rincé comme un verre à bière. Si vous aviez écouté Crevel au lieu de l’humilier, de le jeter à la porte, vous auriez quatre cent mille francs, car ma vengeance me coûte bien cette somme-là. Mais je retrouverai ma monnaie, je l’espère, à la mort de Marneffe... J’ai placé sur ma future. C’est là le secret de mes prodigalités. J’ai résolu le problème d’être grand seigneur à bon marché.

—Vous donnerez une pareille belle-mère à votre fille?... s’écria madame Hulot.

—Vous ne connaissez pas Valérie, madame, reprit gravement Crevel, qui se mit en position dans sa première manière. C’est à la fois une femme bien née, une femme comme il faut et une femme qui jouit de la plus haute considération. Tenez, hier, le vicaire de la paroisse dînait chez elle. Nous avons donné, car elle est pieuse, un superbe ostensoir à l’église. Oh! elle est habile, elle est spirituelle, elle est délicieuse, instruite, elle a tout pour elle. Quant à moi, chère Adeline, je dois tout à cette charmante femme; elle a dégourdi mon esprit, épuré, comme vous voyez, mon langage; elle corrige mes saillies, elle me donne des mots et des idées. Je ne dis plus rien d’inconvenant. On voit de grands changements en moi, vous devez les avoir remarqués. Enfin, elle a réveillé mon ambition. Je serais député, je ne ferais point de boulettes, car je consulterais mon Égérie dans les moindres choses. Ces grands politiques, Numa, notre illustre ministre actuel, ont tous eu leur Sibylle d’écume. Valérie reçoit une vingtaine de députés, elle devient très-influente, et maintenant qu’elle va se trouver dans un charmant hôtel avec voiture, elle sera l’une des souveraines occultes de Paris. C’est une fière locomotive qu’une pareille femme! Ah! je vous ai bien souvent remerciée de votre rigueur!...

—Ceci ferait douter de la vertu de Dieu, dit Adeline chez qui l’indignation avait séché les larmes. Mais non, la justice divine doit planer sur cette tête-là!...

—Vous ignorez le monde, belle dame, reprit le grand politique Crevel profondément blessé. Le monde, mon Adeline, aime le succès! Voyons? Vient-il chercher votre sublime vertu dont le tarif est de deux cent mille francs?

Ce mot fit frissonner madame Hulot, qui fut reprise de son tremblement nerveux. Elle comprit que le parfumeur retiré se vengeait d’elle ignoblement, comme il s’était vengé de Hulot; le dégoût lui souleva le cœur, et le lui crispa si bien qu’elle eut le gosier serré à ne pouvoir parler.

—L’argent!... toujours l’argent!... dit-elle enfin.

—Vous m’avez bien ému, reprit Crevel ramené par ce mot à l’abaissement de cette femme, quand je vous ai vue là pleurant à mes pieds!... Tenez, vous ne me croirez peut-être pas? eh! bien, si j’avais eu mon portefeuille, il était à vous. Voyons, il vous faut cette somme?...

En entendant cette phrase grosse de deux cent mille francs, Adeline oublia les abominables injures de ce grand seigneur à bon marché, devant cet allèchement du succès si machiavéliquement présenté par Crevel, qui voulait seulement pénétrer les secrets d’Adeline pour en rire avec Valérie.

—Ah! je ferai tout! s’écria la malheureuse femme. Monsieur, je me vendrai, je deviendrai, s’il le faut, une Valérie.

—Cela vous serait difficile, répondit Crevel. Valérie est le sublime du genre. Ma petite mère, vingt-cinq ans de vertu, ça repousse toujours, comme une maladie mal soignée. Et votre vertu a bien moisi ici, ma chère enfant. Mais vous allez voir à quel point je vous aime. Je vais vous faire avoir vos deux cent mille francs.

Adeline saisit la main de Crevel, la prit, la mit sur son cœur, sans pouvoir articuler un mot, et une larme de joie mouilla ses paupières.

—Oh! attendez! il y aura du tirage! Moi, je suis un bon vivant, un bon enfant, sans préjugés, et je vais vous dire tout bonifacement les choses. Vous voulez faire comme Valérie, bon. Cela ne suffit pas, il faut un Gogo, un actionnaire, un Hulot. Je connais un gros épicier retiré, c’est même un bonnetier. C’est lourd, épais, sans idées, je le forme, et je ne sais pas quand il pourra me faire honneur. Mon homme est député, bête et vaniteux, conservé par la tyrannie d’une espèce de femme à turban, au fond de la province, dans une entière virginité sous le rapport du luxe et des plaisirs de la vie parisienne; mais Beauvisage (il se nomme Beauvisage) est millionnaire, et il donnerait comme moi, ma chère petite, il y a trois ans, cent mille écus pour être aimé d’une femme comme il faut... Oui, dit-il en croyant avoir bien interprété le geste que fit Adeline, il est jaloux de moi, voyez-vous!... oui, jaloux de mon bonheur avec madame Marneffe, et le gars est homme à vendre une propriété pour être propriétaire d’une...

—Assez! monsieur Crevel, dit madame Hulot en ne déguisant plus son dégoût et laissant paraître toute sa honte sur son visage. Je suis punie maintenant au delà de mon péché. Ma conscience, si violemment contenue par la main de fer de la nécessité, me crie à cette dernière insulte que de tels sacrifices sont impossibles. Je n’ai plus de fierté, je ne me courrouce point comme jadis, je ne vous dirai pas:—«Sortez!» après avoir reçu ce coup mortel. J’en ai perdu le droit: je me suis offerte à vous, comme une prostituée... Oui, reprit-elle en répondant à un geste de dénégation, j’ai sali ma vie, jusqu’ici pure, par une intention ignoble; et... je suis sans excuse, je le savais!... Je mérite toutes les injures dont vous m’accablez! Que la volonté de Dieu s’accomplisse! S’il veut la mort de deux êtres dignes d’aller à lui, qu’ils meurent, je les pleurerai, je prierai pour eux! S’il veut l’humiliation de notre famille, courbons-nous sous l’épée vengeresse, et baisons-la, chrétiens que nous sommes! Je sais comment expier cette honte d’un moment qui sera le tourment de tous mes derniers jours. Ce n’est plus madame Hulot, monsieur, qui vous parle, c’est la pauvre, l’humble pécheresse, la chrétienne dont le cœur n’aura plus qu’un seul sentiment, le repentir, et qui sera toute à la prière et à la charité. Je ne puis être que la dernière des femmes et la première des repenties par la puissance de ma faute. Vous avez été l’instrument de mon retour à la raison, à la voix de Dieu qui maintenant parle en moi, je vous remercie!...

Elle tremblait de ce tremblement qui, depuis ce moment, ne la quitta plus. Sa voix pleine de douceur contrastait avec la fiévreuse parole de la femme décidée au déshonneur pour sauver une famille. Le sang abandonna ses joues, elle devint blanche, et ses yeux furent secs.

—Je jouais, d’ailleurs, bien mal mon rôle, n’est-ce pas? reprit-elle en regardant Crevel avec la douceur que les martyrs devaient mettre en jetant les yeux sur le proconsul. L’amour vrai, l’amour saint et dévoué d’une femme a d’autres plaisirs que ceux qui s’achètent au marché de la prostitution!... Pourquoi ces paroles? dit-elle en faisant un retour sur elle-même et un pas de plus dans la voie de la perfection, elles ressemblent à de l’ironie, et je n’en ai point! pardonnez-les moi. D’ailleurs, monsieur, peut-être n’est-ce que moi que j’ai voulu blesser...

La majesté de la vertu, sa céleste lumière avait balayé l’impureté passagère de cette femme, qui, resplendissante de la beauté qui lui était propre, parut grandie à Crevel. Adeline fut en ce moment sublime comme ces figures de la Religion, soutenues par une croix, que les vieux Vénitiens ont peintes; mais elle exprimait toute la grandeur de son infortune et celle de l’Église catholique où elle se réfugiait par un vol de colombe blessée. Crevel fut ébloui, abasourdi.

—Madame, je suis à vous sans condition! dit-il dans un élan de générosité. Nous allons examiner l’affaire, et... que voulez-vous?... tenez! l’impossible?... je le ferai. Je déposerai des rentes à la Banque, et, dans deux heures, vous aurez votre argent...

—Mon Dieu! quel miracle! dit la pauvre Adeline en se jetant à genoux.

Elle récita une prière avec une onction qui toucha si profondément Crevel, que madame Hulot lui vit des larmes aux yeux, quand elle se releva, sa prière finie.

—Soyez mon ami, monsieur!... lui dit-elle. Vous avez l’âme meilleure que la conduite et que la parole. Dieu vous a donné votre âme, et vous tenez vos idées du monde et de vos passions! Oh! je vous aimerai bien! s’écria-t-elle avec une ardeur angélique dont l’expression contrastait singulièrement avec ses méchantes petites coquetteries.

—Ne tremblez plus ainsi, dit Crevel.

—Est-ce que je tremble? demanda la baronne qui ne s’apercevait pas de cette infirmité si rapidement venue.

—Oui, tenez, voyez, dit Crevel en prenant le bras d’Adeline et lui démontrant qu’elle avait un tremblement nerveux. Allons, madame, reprit-il avec respect, calmez-vous, je vais à la Banque...

—Revenez promptement! Songez, mon ami, dit-elle en livrant ses secrets, qu’il s’agit d’empêcher le suicide de mon pauvre oncle Fischer, compromis par mon mari, car j’ai confiance en vous maintenant, et je vous dis tout! Ah! si nous n’arrivons pas à temps, je connais le maréchal, il a l’âme si délicate, qu’il mourrait en quelques jours.

—Je pars alors, dit Crevel en baisant la main de la baronne. Mais qu’a donc fait ce pauvre Hulot?

—Il a volé l’État!

—Ah! mon Dieu!... je cours, madame, je vous comprends, je vous admire.

Crevel fléchit un genou, baisa la robe de madame Hulot, et disparut en disant: A bientôt. Malheureusement, de la rue Plumet, pour aller chez lui prendre des inscriptions, Crevel passa par la rue Vanneau; et il ne put résister au plaisir d’aller voir sa petite duchesse. Il arriva la figure encore bouleversée. Il entra dans la chambre de Valérie, qu’il trouva se faisant coiffer. Elle examina Crevel dans la glace, et fut, comme toutes ces sortes de femmes, choquée, sans rien savoir encore, de lui voir une émotion forte, de laquelle elle n’était pas la cause.

—Qu’as-tu, ma biche? dit-elle à Crevel. Est-ce qu’on entre ainsi chez sa petite duchesse? Je ne serais plus une duchesse pour vous, monsieur, que je suis toujours ta petite louloutte, vieux monstre!

Crevel répondit par un sourire triste, et montra Reine.

—Reine, ma fille, assez pour aujourd’hui, j’achèverai ma coiffure moi-même! donne-moi ma robe de chambre en étoffe chinoise, car mon monsieur me paraît joliment chinoisé...

Reine, fille dont la figure était trouée comme une écumoire et qui semblait avoir été faite exprès pour Valérie, échangea un sourire avec sa maîtresse, et apporta la robe de chambre. Valérie ôta son peignoir, elle était en chemise, elle se trouva dans sa robe de chambre comme une couleuvre sous sa touffe d’herbe.

—Madame n’y est pour personne?

—Cette question! dit Valérie. Allons, dis, mon gros minet, la rive gauche a baissé?

—Non.

—L’hôtel est frappé de surenchère?

—Non.

—Tu ne te crois pas le père de ton petit Crevel?

—C’te bêtise! répliqua l’homme sûr d’être aimé.

—Ma foi, je n’y suis plus, dit madame Marneffe. Quand je dois tirer les peines d’un ami comme on tire les bouchons aux bouteilles de vin de Champagne, je laisse tout là... Va-t’en, tu m’em...

—Ce n’est rien, dit Crevel. Il me faut deux cent mille francs dans deux heures...

—Oh! tu les trouveras? Tiens, je n’ai pas employé les cinquante mille francs du procès-verbal Hulot, et je puis demander cinquante mille francs à Henri!

—Henri! toujours Henri!... s’écria Crevel.

—Crois-tu, gros Machiavel en herbe, que je congédierai Henri! La France désarme-t-elle sa flotte?... Henri; mais c’est le poignard pendu dans sa gaîne à un clou. Ce garçon, dit-elle, me sert à savoir si tu m’aimes. Et tu ne m’aimes pas ce matin.

—Je ne t’aime pas, Valérie! dit Crevel, je t’aime comme un million!

—Ce n’est pas assez!... reprit-elle en sautant sur les genoux de Crevel et lui passant ses deux bras au cou comme autour d’une patère pour s’y accrocher. Je veux être aimée comme dix millions, comme tout l’or de la terre, et plus que cela. Jamais Henri ne resterait cinq minutes sans me dire ce qu’il a sur le cœur! Voyons, qu’as-tu, gros chéri? Faisons notre petit déballage... Disons tout et vivement à notre petite louloutte! Et elle frôla le visage de Crevel avec ses cheveux en lui tortillant le nez.—Peut-on avoir un nez comme ça, reprit-elle, et garder un secret pour sa Vava-lélé-ririe!... Vava, le nez allait à droite, lélé, il était à gauche, ririe, elle le remit en place.

—Eh bien! je viens de voir... Crevel s’interrompit, regarda madame Marneffe.—Valérie, mon bijou, tu me promets sur ton honneur... tu sais, le nôtre, de ne pas répéter un mot de ce que je vais te dire...

—Connu, maire! on lève la main, tiens!... et le pied!

Elle se posa de manière à rendre Crevel, comme a dit Rabelais, déchaussé de sa cervelle jusqu’aux talons, tant elle fut drôle et sublime de nu visible à travers le brouillard de la batiste.

—Je viens de voir le désespoir de la Vertu!...

—Ça a de la vertu, le désespoir? dit-elle en hochant la tête et se croisant les bras à la Napoléon.

—C’est la pauvre madame Hulot, il lui faut deux cent mille francs! Sinon le maréchal et le père Fischer se brûlent la cervelle, et comme tu es un peu la cause de tout cela, ma petite duchesse, je vais réparer le mal. Oh! c’est une sainte femme, je la connais, elle me rendra tout.

Au mot Hulot, et aux deux cent mille francs, Valérie eut un regard qui passa, comme la lueur du canon dans sa fumée, entre ses longues paupières.

—Qu’a-t-elle donc fait pour t’apitoyer, la vieille! elle t’a montré, quoi? sa... sa religion!...

—Ne te moque pas d’elle, mon cœur, c’est une bien sainte, une bien noble et pieuse femme, digne de respect!...

—Je ne suis donc pas digne de respect, moi! dit Valérie en regardant Crevel d’un air sinistre.

—Je ne dis pas cela, répondit Crevel en comprenant combien l’éloge de la vertu devait blesser madame Marneffe.

—Moi aussi je suis pieuse, dit Valérie en allant s’asseoir sur un fauteuil; mais je ne fais pas métier de ma religion, je me cache pour aller à l’église.

Elle resta silencieuse et ne fit plus attention à Crevel. Crevel, excessivement inquiet, vint se poser devant le fauteuil où s’était plongée Valérie et la trouva perdue dans les pensées qu’il avait si niaisement réveillées.

—Valérie, mon petit ange?...

Profond silence. Une larme assez problématique fut essuyée furtivement.

—Un mot, ma louloutte...

—Monsieur!

—A quoi penses-tu, mon amour?

—Ah! monsieur Crevel, je pense au jour de ma première communion! Étais-je belle! Étais-je pure! Étais-je sainte!... immaculée!... ah! si quelqu’un était venu dire à ma mère:—«Votre fille sera une traînée, elle trompera son mari. Un jour, un commissaire de police la trouvera dans une petite maison, elle se vendra à un Crevel pour trahir un Hulot, deux atroces vieillards...» Pouah!... fi! Elle serait morte avant la fin de la phrase, tant elle m’aimait, la pauvre femme!

—Calme-toi!

—Tu ne sais pas combien il faut aimer un homme pour imposer silence à ces remords qui viennent vous pincer le cœur d’une femme adultère. Je suis fâchée que Reine soit partie; elle t’aurait dit que, ce matin, elle m’a trouvée les larmes aux yeux et priant Dieu. Moi, voyez-vous, monsieur Crevel, je ne me moque point de la religion. M’avez-vous jamais entendue dire un mot de mal à ce sujet?...

Crevel fit un geste d’approbation.

—Je défends qu’on en parle devant moi... Je blague sur tout ce qu’on voudra: les rois, la politique, la finance, tout ce qu’il y a de sacré pour le monde, les juges, le mariage, l’amour, les jeunes filles, les vieillards!... Mais l’Église... mais Dieu!... Oh! là, moi, je m’arrête! Je sais bien que je fais mal, que je vous sacrifie mon avenir... Et vous ne vous doutez pas de l’étendue de mon amour!

Crevel joignit les mains.

—Ah! il faudrait pénétrer dans mon cœur, y mesurer l’étendue de mes convictions pour savoir tout ce que je vous sacrifie!... Je sens en moi l’étoffe d’une Madeleine. Aussi voyez de quel respect j’entoure les prêtres! Comptez les présents que je fais à l’église! Ma mère m’a élevée dans la foi catholique, et je comprends Dieu! C’est à nous autres perverties qu’il parle le plus terriblement.

Valérie essuya deux larmes qui roulèrent sur ses joues. Crevel fut épouvanté, madame Marneffe se leva, s’exalta.

—Calme-toi, ma louloutte!... tu m’effraies!

Madame Marneffe tomba sur ses genoux.

—Mon Dieu! je ne suis pas mauvaise! dit-elle en joignant les mains. Daignez ramasser votre brebis égarée, frappez-la, meurtrissez-la, pour la reprendre aux mains qui la font infâme et adultère, elle se blottira joyeusement sur votre épaule! elle reviendra tout heureuse au bercail!

Elle se leva, regarda Crevel, et Crevel eut peur des yeux blancs de Valérie.

—Et puis, Crevel, sais-tu? Moi, j’ai peur, par moments... La justice de Dieu s’exerce aussi bien dans ce bas monde que dans l’autre. Qu’est-ce que je peux attendre de bon de Dieu? Sa vengeance fond sur la coupable de toutes les manières, elle emprunte tous les caractères du malheur. Tous les malheurs que ne s’expliquent pas les imbéciles, sont des expiations. Voilà ce que me disait ma mère à son lit de mort en me parlant de sa vieillesse. Et si je te perdais!... ajouta-t-elle en saisissant Crevel par une étreinte d’une sauvage énergie... Ah! j’en mourrais!

Madame Marneffe lâcha Crevel, s’agenouilla de nouveau devant son fauteuil, joignit les mains (et dans quelle pose ravissante!), et dit avec une incroyable onction la prière suivante:—Et vous, sainte Valérie, ma bonne patronne, pourquoi ne visitez-vous pas plus souvent le chevet de celle qui vous est confiée? Oh! venez ce soir, comme vous êtes venue ce matin, m’inspirer de bonnes pensées, et je quitterai le mauvais sentier, je renoncerai, comme Madeleine, aux joies trompeuses, à l’éclat menteur du monde, même à celui que j’aime tant!

—Ma louloutte! dit Crevel.

—Il n’y a plus de louloutte, monsieur! Elle se retourna fière comme une femme vertueuse, et, les yeux humides de larmes, elle se montra digne, froide, indifférente.—Laissez-moi, dit-elle en repoussant Crevel. Quel est mon devoir?... d’être à mon mari. Cet homme est mourant, et que fais-je? je le trompe au bord de la tombe. Il croit votre fils à lui... Je vais lui dire la vérité, commencer par acheter son pardon, avant de demander celui de Dieu. Quittons-nous!... Adieu, monsieur Crevel!... reprit-elle debout en tendant à Crevel une main glacée. Adieu, mon ami, nous ne nous verrons plus que dans un monde meilleur... Vous m’avez dû quelques plaisirs, bien criminels, maintenant je veux... oui, j’aurai votre estime...

Crevel pleurait à chaudes larmes.

—Gros cornichon! s’écria-t-elle en poussant un infernal éclat de rire, voilà la manière dont les femmes pieuses s’y prennent pour vous tirer une carotte de deux cent mille francs! Et toi, qui parles du maréchal de Richelieu, cet original de Lovelace, tu te laisses prendre à ce ponsif-là! comme dit Steinbock. Je t’en arracherais des deux cent mille francs, moi, si je voulais, grand imbécile!... Garde donc ton argent! Si tu en as de trop, ce trop m’appartient! Si tu donnes deux sous à cette femme respectable qui fait de la piété parce qu’elle a cinquante-sept ans, nous ne nous reverrons jamais, et tu la prendras pour maîtresse; tu me reviendras le lendemain tout meurtri de ses caresses anguleuses et soûl de ses larmes, de ses petits bonnets ginguets, de ses pleurnicheries qui doivent faire de ses faveurs des averses!...

—Le fait est, dit Crevel, que deux cent mille francs, c’est de l’argent.

—Elles ont bon appétit, les femmes pieuses!... ah! microscope! elles vendent mieux leurs sermons que nous ne vendons ce qu’il y a de plus rare et de plus certain sur la terre, le plaisir... Et elles font des romans! Non... ah! je les connais, j’en ai vu chez ma mère! Elles se croient tout permis pour l’église, pour... Tiens, tu devrais être honteux, ma biche! toi, si peu donnant... car tu ne m’as pas donné deux cent mille francs en tout, à moi!

—Ah! si, reprit Crevel, rien que le petit hôtel coûtera cela...

—Tu as donc alors quatre cent mille francs? dit-elle d’un air rêveur.

—Non.

—Eh bien! monsieur, vous vouliez prêter à cette vieille horreur les deux cent mille francs de mon hôtel? en voilà un crime de lèse-louloutte!...

—Mais écoute-moi donc!

—Si tu donnais cet argent à quelque bête d’invention philanthropique, tu passerais pour être un homme d’avenir, dit-elle en s’animant, et je serais la première à te le conseiller, car tu as trop d’innocence pour écrire de gros livres politiques qui vous font une réputation; tu n’as pas assez de style pour tartiner des brochures; tu pourrais te poser comme tous ceux qui sont dans ton cas, et qui dorent de gloire leur nom en se mettant à la tête d’une chose sociale, morale, nationale ou générale. On t’a volé la Bienfaisance, elle est maintenant trop mal portée... Les petits repris de justice, à qui l’on fait un sort meilleur que celui des pauvres diables honnêtes, c’est usé. Je te voudrais voir inventer, pour deux cent mille francs, une chose plus difficile, une chose vraiment utile. On parlerait de toi, comme d’un petit manteau bleu, d’un Montyon, et je serais fière de toi! Mais jeter deux cent mille francs dans un bénitier, les prêter à une dévote abandonnée de son mari par une raison quelconque, va! il y a toujours une raison (me quitte-t-on, moi?), c’est une stupidité qui, dans notre époque, ne peut germer que dans le crâne d’un ancien parfumeur! Cela sent son comptoir. Tu n’oserais plus, deux jours après, te regarder dans ton miroir! Va déposer ton prix à la caisse d’amortissement, cours, car je ne te reçois plus sans le récépissé de la somme. Va! et vite, et tôt!

Elle poussa Crevel par les épaules hors de sa chambre, en voyant sur sa figure l’avarice refleurie. Quand la porte de l’appartement se ferma, elle dit:—Voilà Lisbeth outre-vengée!... Quel dommage qu’elle soit chez son vieux maréchal, aurions-nous ri! Ah! la vieille veut m’ôter le pain de la bouche!... je vais te la secouer, moi!

Obligé de prendre un appartement en harmonie avec la première dignité militaire, le maréchal Hulot s’était logé dans un magnifique hôtel, situé rue du Mont-Parnasse, où il se trouve deux ou trois maisons princières. Quoiqu’il eût loué tout l’hôtel, il n’en occupait que le rez-de-chaussée. Lorsque Lisbeth vint tenir la maison, elle voulut aussitôt sous-louer le premier étage qui, disait-elle, payerait toute la location, le comte serait alors logé pour presque rien; mais le vieux soldat s’y refusa. Depuis quelques mois, le maréchal était travaillé par de tristes pensées. Il avait deviné la gêne de sa belle-sœur, il en soupçonnait les malheurs sans en pénétrer la cause. Ce vieillard, d’une sérénité si joyeuse, devenait taciturne, il pensait qu’un jour sa maison serait l’asile de la baronne Hulot et de sa fille, et il leur réservait ce premier étage. La médiocrité de fortune du comte de Forzheim était si connue, que le ministre de la guerre, le prince de Wissembourg, avait exigé de son vieux camarade qu’il acceptât une indemnité d’installation. Hulot employa cette indemnité à meubler le rez-de-chaussée, où tout était convenable, car il ne voulait pas, selon son expression, du bâton de maréchal pour le porter à pied. L’hôtel ayant appartenu sous l’Empire à un sénateur, les salons du rez-de-chaussée avaient été établis avec une grande magnificence, tous blanc et or, sculptés, et se trouvaient bien conservés. Le maréchal y avait mis de beaux vieux meubles analogues. Il gardait sous la remise une voiture, où sur les panneaux étaient peints les deux bâtons en sautoir, et il louait des chevaux quand il devait aller in fiocchi, soit au ministère, soit au château, dans une cérémonie ou à quelque fête. Ayant pour domestique, depuis trente ans, un ancien soldat âgé de soixante ans, dont la sœur était sa cuisinière, il pouvait économiser une dizaine de mille francs qu’il joignait à un petit trésor destiné à Hortense. Tous les jours le vieillard venait à pied de la rue du Mont-Parnasse à la rue Plumet par le boulevard; chaque invalide, en le voyant venir, ne manquait jamais à se mettre en ligne, à le saluer, et le maréchal récompensait le vieux soldat par un sourire.

—Qu’est-ce que c’est que celui-là pour qui vous vous alignez? disait un jour un jeune ouvrier à un vieux capitaine des Invalides.—Je vais te le dire, gamin, répondit l’officier. Le gamin se posa comme un homme qui se résigne à écouter un bavard.—En 1809, dit l’invalide, nous protégions le flanc de la Grande-Armée, commandée par l’empereur, qui marchait sur Vienne. Nous arrivons à un pont défendu par une triple batterie de canons étagés sur une manière de rocher, trois redoutes l’une sur l’autre, et qui enfilaient le pont. Nous étions sous les ordres du maréchal Masséna. Celui que tu vois était alors colonel des grenadiers de la garde, et je marchais avec... Nos colonnes occupaient un côté du fleuve, les redoutes étaient de l’autre. On a trois fois attaqué le pont, et trois fois on a boudé. «Qu’on aille chercher Hulot! a dit le maréchal, il n’y a que lui et ses hommes qui puissent avaler ce morceau-là.» Nous arrivons. Le dernier général qui se retirait de devant ce pont, arrête Hulot sous le feu pour lui dire la manière de s’y prendre, et il embarrassait le chemin.—«Il ne me faut pas de conseils, mais de la place pour passer,» a dit tranquillement le général en franchissant le pont en tête de sa colonne. Et puis, rrrran! une décharge de trente canons sur nous.—Ah! nom d’un petit bonhomme! s’écria l’ouvrier, ça a dû en faire de ces béquilles!—Si tu avais entendu dire paisiblement ce mot-là, comme moi, petit, tu saluerais cet homme jusqu’à terre! Ce n’est pas si connu que le pont d’Arcole, c’est peut-être plus beau. Et nous sommes arrivés avec Hulot à la course dans les batteries. Honneur à ceux qui y sont restés! fit l’officier en ôtant son chapeau. Les Kaiserlicks ont été étourdis du coup. Aussi l’Empereur a-t-il nommé comte le vieux que tu vois; il nous a honorés tous dans notre chef, et ceux-ci ont eu grandement raison de le faire maréchal.—Vive le maréchal! dit l’ouvrier.—Oh! tu peux crier, va, le maréchal est sourd à force d’avoir entendu le canon.

Cette anecdote peut donner la mesure du respect avec lequel les invalides traitaient le maréchal Hulot, à qui ses opinions républicaines invariables conciliaient les sympathies populaires dans tout le quartier.

L’affliction, entrée dans cette âme si calme, si pure, si noble, était un spectacle désolant. La baronne ne pouvait que mentir et cacher à son beau-frère, avec l’adresse des femmes, toute l’affreuse vérité. Pendant cette désastreuse matinée, le maréchal, qui dormait peu comme tous les vieillards, avait obtenu de Lisbeth des aveux sur la situation de son frère, en lui promettant de l’épouser pour prix de son indiscrétion. Chacun comprendra le plaisir qu’eut la vieille fille à se laisser arracher des confidences que, depuis son entrée au logis, elle voulait faire à son futur; car elle consolidait ainsi son mariage.

—Votre frère est incurable! criait Lisbeth dans la bonne oreille du maréchal.

La voix forte et claire de la Lorraine lui permettait de causer avec le vieillard. Elle fatiguait ses poumons, tant elle tenait à démontrer à son futur qu’il ne serait jamais sourd avec elle.

—Il a eu trois maîtresses, disait le vieillard, et il avait une Adeline! Pauvre Adeline!...

—Si vous voulez m’écouter, cria Lisbeth, vous profiterez de votre influence auprès du prince de Wissembourg pour obtenir à ma cousine une place honorable; elle en aura besoin, car le traitement du baron est engagé pour trois ans.

—Je vais aller au Ministère, répondit-il, voir le maréchal, savoir ce qu’il pense de mon frère, et lui demander son active protection pour ma sœur. Trouvez une place digne d’elle...

—Les dames de charité de Paris ont formé des associations de bienfaisance d’accord avec l’archevêque; elles ont besoin d’inspectrices honorablement rétribuées, employées à reconnaître les vrais besoins. De telles fonctions conviendraient à ma chère Adeline, elles seraient selon son cœur.

—Envoyez demander les chevaux! dit le maréchal, je vais m’habiller. J’irai, s’il le faut, à Neuilly!

—Comme il l’aime! Je la trouverai donc toujours, et partout, dit la Lorraine.

Lisbeth trônait déjà dans la maison, mais loin des regards du maréchal. Elle avait imprimé la crainte aux trois serviteurs. Elle s’était donné une femme de chambre et déployait son activité de vieille fille en se faisant rendre compte de tout, examinant tout, et cherchant, en toute chose, le bien-être de son cher maréchal. Aussi républicaine que son futur, Lisbeth lui plaisait beaucoup par ses côtés démocratiques, elle le flattait d’ailleurs avec une habileté prodigieuse; et, depuis deux semaines, le maréchal, qui vivait mieux, qui se trouvait soigné comme l’est un enfant par sa mère, avait fini par apercevoir en Lisbeth une partie de son rêve.

—Mon cher maréchal! cria-t-elle en l’accompagnant au perron, levez les glaces, ne vous mettez pas entre deux airs, faites cela pour moi!...

Le maréchal, ce vieux garçon, qui n’avait jamais été dorloté, partit en souriant à Lisbeth, quoiqu’il eût le cœur navré.

En ce moment même, le baron Hulot quittait les bureaux de la Guerre et se rendait au cabinet du maréchal, prince de Wissembourg, qui l’avait fait demander. Quoiqu’il n’y eût rien d’extraordinaire à ce que le ministre mandât un de ses Directeurs généraux, la conscience de Hulot était si malade, qu’il trouva je ne sais quoi de sinistre et de froid dans la figure de Mitouflet.

—Mitouflet, comment va le prince? demanda-t-il en fermant son cabinet et rejoignant l’huissier qui s’en allait en avant.

—Il doit avoir une dent contre vous, monsieur le baron, répondit l’huissier, car sa voix, son regard, sa figure sont à l’orage...

Hulot devint blême et garda le silence, il traversa l’antichambre, les salons, et arriva, les pulsations du cœur troublées, à la porte du cabinet. Le maréchal, alors âgé de soixante et dix ans, les cheveux entièrement blancs, la figure tannée comme celle des vieillards de cet âge, se recommandait par un front d’une ampleur telle, que l’imagination y voyait un champ de bataille. Sous cette coupole grise, chargée de neige, brillaient, assombris par la saillie très-prononcée des deux arcades sourcilières, des yeux d’un bleu napoléonien, ordinairement tristes, pleins de pensées amères et de regrets. Ce rival de Bernadotte avait espéré se reposer sur un trône. Mais ces yeux devenaient deux formidables éclairs lorsqu’un grand sentiment s’y peignait. La voix, presque toujours caverneuse, jetait alors des éclats stridents. En colère, le prince redevenait soldat, il parlait le langage du sous-lieutenant Cottin, il ne ménageait plus rien. Hulot d’Ervy aperçut ce vieux lion, les cheveux épars comme une crinière, debout à la cheminée, les sourcils contractés, le dos appuyé au chambranle et les yeux distraits en apparence.

—Me voici à l’ordre, mon prince! dit Hulot gracieusement et d’un air dégagé.

Le maréchal regarda fixement le directeur sans mot dire pendant tout le temps qu’il mit à venir du seuil de la porte à quelques pas de lui. Ce regard de plomb fut comme le regard de Dieu, Hulot ne le supporta pas, il baissa les yeux d’un air confus.—Il sait tout, pensa-t-il.

—Votre conscience ne vous dit-elle rien? demanda le maréchal de sa voix sourde et grave.

—Elle me dit, mon prince, que j’ai probablement tort de faire, sans vous en parler, des razzias en Algérie. A mon âge et avec mes goûts, après quarante-cinq ans de services, je suis sans fortune. Vous connaissez les principes des quatre cents élus de la France. Ces messieurs envient toutes les positions, ils ont rogné le traitement des ministres, c’est tout dire!... allez donc leur demander de l’argent pour un vieux serviteur!... Qu’attendre de gens qui payent aussi mal qu’elle l’est la magistrature? qui donnent trente sous par jour aux ouvriers du port de Toulon, quand il y a impossibilité matérielle d’y vivre à moins de quarante sous pour une famille? qui ne réfléchissent pas à l’atrocité des traitements d’employés à six cents, à mille et à douze cents francs dans Paris, et qui pour eux veulent nos places quand les appointements sont de quarante mille francs?... enfin, qui refusent à la Couronne un bien de la Couronne confisqué en 1830 à la Couronne, et un acquêt fait des deniers de Louis XVI encore! quand on le leur demandait pour un prince pauvre!... Si vous n’aviez pas de fortune, on vous laisserait très-bien, mon prince, comme mon frère, avec votre traitement tout sec, sans se souvenir que vous avez sauvé la Grande-Armée, avec moi, dans les plaines marécageuses de la Pologne.

—Vous avez volé l’État, vous vous êtes mis dans le cas d’aller en Cour d’Assises, dit le maréchal, comme ce caissier du Trésor, et vous prenez cela, monsieur, avec cette légèreté?...

—Quelle différence, monseigneur! s’écria le baron Hulot. Ai-je plongé les mains dans une caisse qui m’était confiée?...

—Quand on commet de pareilles infamies, dit le maréchal, on est deux fois coupable, dans votre position, de faire les choses avec maladresse. Vous avez compromis ignoblement notre haute administration, qui jusqu’à présent est la plus pure de l’Europe!... Et cela, monsieur, pour deux cent mille francs et pour une gueuse!... dit le maréchal d’une voix terrible. Vous êtes Conseiller-d’État, et l’on punit de mort le simple soldat qui vend les effets du régiment. Voici ce que m’a dit un jour le colonel Pourin, du deuxième lanciers. A Saverne, un de ses hommes aimait une petite Alsacienne qui désirait un châle; la drôlesse fit tant, que ce pauvre diable de lancier, qui devait être promu maréchal-des-logis-chef, après vingt ans de services, l’honneur du régiment, a vendu, pour donner ce châle, des effets de sa compagnie. Savez-vous ce qu’il a fait, le lancier, baron d’Ervy? il a mangé les vitres d’une fenêtre après les avoir pilées, et il est mort de maladie, en onze heures, à l’hôpital... Tâchez, vous, de mourir d’une apoplexie pour que nous puissions vous sauver l’honneur...

Le baron regarda le vieux guerrier d’un œil hagard, et le maréchal, voyant cette expression qui révélait un lâche, eut quelque rougeur aux joues, ses yeux s’allumèrent.

—M’abandonneriez-vous?... dit Hulot en balbutiant.

En ce moment, le maréchal Hulot, ayant appris que son frère et le ministre étaient seuls, se permit d’entrer; et il alla, comme les sourds, droit au prince.

—Oh! cria le héros de la campagne de Pologne, je sais ce que tu viens faire, mon vieux camarade!... Mais tout est inutile...

—Inutile?... répéta le maréchal Hulot qui n’entendit que ce mot.

—Oui, tu viens me parler pour ton frère; mais sais-tu ce qu’est ton frère?...

—Mon frère?... demanda le sourd.

—Eh bien! cria le maréchal, c’est un j... f..... indigne de toi!...

Et la colère du maréchal lui fit jeter par les yeux ces regards fulgurants qui, semblables à ceux de Napoléon, brisaient les volontés et les cerveaux.

—Tu en as menti, Cottin! répliqua le maréchal Hulot devenu blême. Jette ton bâton comme je jette le mien!... je suis à tes ordres.

Le prince alla droit à son vieux camarade, le regarda fixement, et lui dit dans l’oreille en lui serrant la main:—Es-tu un homme?

—Tu le verras...

—Eh bien! tiens-toi ferme! il s’agit de porter le plus grand malheur qui pût t’arriver.

Le prince se retourna, prit sur sa table un dossier, le mit entre les mains du maréchal Hulot en lui criant:—Lis!

Le comte de Forzheim lut la lettre suivante, qui se trouvait sur le dossier.

A Son Excellence le président du conseil.

(CONFIDENTIELLE.)

Alger, le...

«Mon cher prince, nous avons sur les bras une bien mauvaise affaire, comme vous le verrez par la procédure que je vous envoie.

»En résumé, le baron Hulot d’Ervy a envoyé dans la province d’O... un de ses oncles pour tripoter sur les grains et sur les fourrages, en lui donnant pour complice un garde-magasin. Ce garde-magasin a fait des aveux pour se rendre intéressant, et a fini par s’évader. Le procureur du roi a mené rudement l’affaire, en ne voyant que deux subalternes en cause; mais Johann Fischer, oncle de votre Directeur général, se voyant sur le point d’être traduit en cour d’assises, s’est poignardé dans sa prison avec un clou.

»Tout aurait été fini là, si ce digne et honnête homme, trompé vraisemblablement et par son complice et par son neveu, ne s’était pas avisé d’écrire au baron Hulot. Cette lettre, saisie par le parquet, a tellement étonné le procureur du roi qu’il est venu me voir. Ce serait un coup si terrible que l’arrestation et la mise en accusation d’un Conseiller-d’État, d’un Directeur général qui compte tant de bons et loyaux services, car il nous a sauvés tous après la Bérésina en réorganisant l’administration, que je me suis fait communiquer les pièces.

»Faut-il que l’affaire suive son cours? faut-il, le principal coupable visible étant mort, étouffer ce procès en faisant condamner le garde-magasin par contumace?

»Le procureur général consent à ce que les pièces vous soient transmises; et le baron d’Ervy étant domicilié à Paris, le procès sera du ressort de votre Cour royale. Nous avons trouvé ce moyen, assez louche, de nous débarrasser momentanément de la difficulté.

»Seulement, mon cher maréchal, prenez un parti promptement. On parle déjà beaucoup trop de cette déplorable affaire qui nous ferait autant de mal qu’elle en causera, si la complicité du grand coupable, qui n’est encore connue que du procureur de roi, du juge d’instruction, du procureur général et de moi, venait à s’ébruiter.»

Là, ce papier tomba des mains du maréchal Hulot, il regarda son frère, il vit qu’il était inutile de compulser le dossier; mais il chercha la lettre de Johann Fischer, et la lui tendit après l’avoir lue en deux regards.

«De la prison d’O...

»Mon neveu, quand vous lirez cette lettre, je n’existerai plus.

»Soyez tranquille, on ne trouvera pas de preuves contre vous. Moi, mort, votre jésuite de Chardin en fuite, le procès s’arrêtera. La figure de notre Adeline, si heureuse par vous, m’a rendu la mort très-douce. Vous n’avez plus besoin d’envoyer les deux cent mille francs. Adieu.

»Cette lettre vous sera remise par un détenu sur qui je crois pouvoir compter.

»Johann Fischer.»

—Je vous demande pardon, dit avec une touchante fierté le maréchal Hulot au prince de Wissembourg.

—Allons, tutoie-moi toujours, Hulot! répliqua le ministre en serrant la main de son vieil ami.—Le pauvre lancier n’a tué que lui, dit-il en foudroyant Hulot d’Ervy d’un regard.

—Combien avez-vous pris? dit sévèrement le comte de Forzheim à son frère.

—Deux cent mille francs.

—Mon cher ami, dit le comte en s’adressant au ministre, vous aurez les deux cent mille francs sous quarante-huit heures. On ne pourra jamais dire qu’un homme portant le nom de Hulot a fait tort d’un denier à la chose publique...

—Quel enfantillage! dit le maréchal. Je sais où sont les deux cent mille francs et je vais les faire restituer. Donnez vos démissions et demandez votre retraite! reprit-il en faisant voler une double feuille de papier tellière jusqu’à l’endroit où s’était assis à la table le Conseiller-d’État dont les jambes flageolaient. Ce serait une honte pour nous tous que votre procès; aussi ai-je obtenu du conseil des ministres la liberté d’agir comme je le fais. Puisque vous acceptez la vie sans l’honneur, sans mon estime, une vie dégradée, vous aurez la retraite qui vous est due. Seulement faites-vous bien oublier.

Le maréchal sonna.

—L’employé Marneffe est-il là?

—Oui, monseigneur, dit l’huissier.

—Qu’il entre.

—Vous, s’écria le ministre en voyant Marneffe, et votre femme, vous avez sciemment ruiné le baron d’Ervy que voici.

—Monsieur le ministre, je vous demande pardon, nous sommes très-pauvres, je n’ai que ma place pour vivre, et j’ai deux enfants, dont le petit dernier aura été mis dans ma famille par monsieur le baron.

—Quelle figure de coquin! dit le prince en montrant Marneffe au maréchal Hulot. Trêve de discours à la Sganarelle, reprit-il, vous rendrez deux cent mille francs, ou vous irez en Algérie.

—Mais, monsieur le ministre, vous ne connaissez pas ma femme, elle a tout mangé. Monsieur le baron invitait tous les jours six personnes à dîner... On dépensait chez moi cinquante mille francs par an.

—Retirez-vous, dit le ministre de la voix formidable qui sonnait la charge au fort des batailles, vous recevrez avis de votre changement dans deux heures... allez.

—Je préfère donner ma démission, dit insolemment Marneffe; car c’est trop d’être ce que je suis, et battu; je ne serais pas content, moi!

Et il sortit.

—Quel impudent drôle, dit le prince.

Le maréchal Hulot, qui pendant cette scène était resté debout, immobile, pâle comme un cadavre, examinant son frère à la dérobée, alla prendre la main du prince et lui répéta:—Dans quarante-huit heures le tort matériel sera réparé; mais l’honneur! Adieu, maréchal! c’est le dernier coup qui tue... Oui, j’en mourrai, lui dit-il à l’oreille.

—Pourquoi diantre es-tu venu ce matin? répondit le prince ému.

—Je venais pour sa femme, répliqua le comte en montrant Hector; elle est sans pain! surtout maintenant.

—Il a sa retraite!

—Elle est engagée!

—Il faut avoir le diable au corps! dit le prince en haussant les épaules. Quel philtre vous font donc avaler ces femmes-là pour vous ôter l’esprit? demanda-t-il à Hulot d’Hervy. Comment pouviez-vous, vous qui connaissez la minutieuse exactitude avec laquelle l’administration française écrit tout, verbalise sur tout, consomme des rames de papier pour constater l’entrée et la sortie de quelques centimes, vous qui déploriez qu’il fallût des centaines de signatures pour des riens, pour libérer un soldat, pour acheter des étrilles, comment pouviez-vous donc espérer de cacher un vol pendant long-temps? Et les journaux! et les envieux! et les gens qui voudraient voler! Ces femmes-là vous ôtent donc le bon sens? elles vous mettent donc des coquilles de noix sur les yeux? ou vous êtes donc fait autrement que nous autres? Il fallait quitter l’Administration du moment où vous n’étiez plus un homme, mais un tempérament! Si vous avez joint tant de sottises à votre crime, vous finirez... je ne veux pas vous dire où.....

—Promets-moi de t’occuper d’elle, Cottin?... demanda le comte de Forzheim qui n’entendait rien et qui ne pensait qu’à sa belle-sœur.

—Sois tranquille! dit le ministre.

—Eh bien! merci, et adieu!—Venez, monsieur! dit-il à son frère.

Le prince regarda d’un œil en apparence calme les deux frères, si différents d’attitude, de conformation et de caractère, le brave et le lâche, le voluptueux et le rigide, l’honnête et le concussionnaire, et il se dit:—Ce lâche ne saura pas mourir! et mon pauvre Hulot, si probe, a la mort dans son sac, lui! Il s’assit dans son fauteuil et reprit la lecture des dépêches d’Afrique par un mouvement qui peignait à la fois le sang-froid du capitaine et la pitié profonde que donne le spectacle des champs de bataille! car il n’y a rien de plus humain en réalité que les militaires, si rudes en apparence, et à qui l’habitude de la guerre communique cet absolu glacial, si nécessaire sur les champs de bataille.

Le lendemain, quelques journaux contenaient, sous des rubriques différentes, ces différents articles:


M. le baron Hulot d’Ervy vient de demander sa retraite. Les désordres de la comptabilité de l’administration algérienne qui ont été signalés par la mort et par la fuite de deux employés ont influé sur la détermination prise par ce haut fonctionnaire. En apprenant les fautes commises par des employés, en qui malheureusement il avait placé sa confiance, M. le baron Hulot a éprouvé dans le cabinet même du ministre une attaque de paralysie.

M. Hulot d’Ervy, frère du maréchal, compte quarante-cinq ans de services. Cette résolution, vainement combattue, a été vue avec regret par tous ceux qui connaissent M. Hulot, dont les qualités privées égalent les talents administratifs. Personne n’a oublié le dévouement de l’ordonnateur en chef de la garde impériale à Varsovie, ni l’activité merveilleuse avec laquelle il a su organiser les différents services de l’armée improvisée en 1815 par Napoléon.

C’est encore une des gloires de l’époque impériale qui va quitter la scène. Depuis 1830, M. le baron Hulot n’a cessé d’être une des lumières nécessaires au Conseil-d’État et au ministère de la guerre.


Alger.—L’affaire dite des fourrages, à laquelle quelques journaux ont donné des proportions ridicules, est terminée par la mort du principal coupable. Le sieur Johann Wisch s’est tué dans sa prison et son complice est en fuite; mais il sera jugé par contumace.

Wisch, ancien fournisseur des armées, était un honnête homme, très-estimé, qui n’a pas supporté l’idée d’avoir été la dupe du sieur Chardin, le garde-magasin en fuite.


Et aux faits-Paris, on lisait ceci:

«M. le maréchal ministre de la guerre, pour éviter à l’avenir tout désordre, a résolu de créer un bureau des subsistances en Afrique. On désigne un chef de bureau, M. Marneffe, comme devant être chargé de cette organisation.»


La succession du baron Hulot excite toutes les ambitions. Cette direction est, dit-on, promise à M. le comte Martial de La Roche-Hugon, député, beau-frère de M. le comte de Rastignac. M. Massol, maître des requêtes, serait nommé Conseiller-d’État, et M. Claude Vignon maître des requêtes.


De toutes les espèces de canards, la plus dangereuse pour les journaux de l’Opposition, c’est le canard officiel. Quelque rusés que soient les journalistes, ils sont parfois les dupes volontaires ou involontaires de l’habileté de ceux d’entre eux qui, de la Presse, ont passé, comme Claude Vignon, dans les hautes régions du Pouvoir. Le journal ne peut être vaincu que par le journaliste. Aussi doit-on se dire, en travestissant Voltaire:

Le fait-Paris n’est pas ce qu’un vain peuple pense.

Le maréchal Hulot ramena son frère, qui se tint sur le devant de la voiture, en laissant respectueusement son aîné dans le fond. Les deux frères n’échangèrent pas une parole. Hector était anéanti. Le maréchal resta concentré, comme un homme qui rassemble ses forces et qui les bande pour soutenir un poids écrasant. Rentré dans son hôtel, il amena, sans dire un mot et par des gestes impératifs, son frère dans son cabinet. Le comte avait reçu de l’empereur Napoléon une magnifique paire de pistolets de la manufacture de Versailles; il tira la boîte, sur laquelle était gravée l’inscription: Donnée par l’Empereur Napoléon au général Hulot, du secrétaire où il la mettait, et la montrant à son frère, il lui dit:—Voilà ton médecin.

Lisbeth, qui regardait par la porte entrebâillée, courut à la voiture, et donna l’ordre d’aller au grand trot rue Plumet. En vingt minutes à peu près, elle amena la baronne instruite de la menace du maréchal à son frère.

Le comte, sans regarder son frère, sonna pour demander son factotum, le vieux soldat qui le servait depuis trente ans.

—Beaupied, lui dit-il, amène-moi mon notaire, le comte Steinbock, ma nièce Hortense et l’agent de change du Trésor. Il est dix heures et demie, il me faut tout ce monde à midi. Prends des voitures... Et va plus vite que ça!... dit-il en retrouvant une locution républicaine qu’il avait souvent à la bouche jadis. Et il fit la moue terrible qui rendait ses soldats attentifs quand il examinait les genêts de la Bretagne en 1799. (Voir Les Chouans[*].)

[*] Disponible dans le volume XIII de cette collection,
https://www.gutenberg.org/ebooks/71022 (Note de transcription.)

—Vous serez obéi, maréchal, dit Beaupied en mettant le revers de sa main à son front.

Sans s’occuper de son frère, le vieillard revint dans son cabinet, prit une clef cachée dans un secrétaire, et ouvrit une cassette en malachite plaquée sur acier, présent de l’empereur Alexandre. Par ordre de l’empereur Napoléon, il était venu rendre à l’empereur russe des effets particuliers pris à la bataille de Dresde, et contre lesquels Napoléon espérait obtenir Vandamme. Le Czar récompensa magnifiquement le général Hulot en lui donnant cette cassette, et lui dit qu’il espérait pouvoir un jour avoir la même courtoisie pour l’empereur des Français; mais il garda Vandamme. Les armes impériales de Russie étaient en or sur le couvercle de cette boîte garnie tout en or. Le maréchal compta les billets de banque et l’or qui s’y trouvaient; il possédait cent cinquante-deux mille francs! Il laissa échapper un mouvement de satisfaction. En ce moment, madame Hulot entra dans un état à attendrir des juges politiques. Elle se jeta sur Hector, en regardant la boîte de pistolets, et le maréchal, alternativement, d’un air fou.

—Qu’avez-vous contre votre frère? Que vous a fait mon mari? dit-elle d’une voix si vibrante que le maréchal l’entendit.

—Il nous a déshonorés tous! répondit le vieux soldat de la République qui rouvrit par cet effort une de ses blessures. Il a volé l’État! Il m’a rendu mon nom odieux; il me fait souhaiter de mourir, il m’a tué... Je n’ai de force que pour accomplir la restitution!... J’ai été humilié devant le Condé de la République, devant l’homme que j’estime le plus, et à qui j’ai donné injustement un démenti, le prince de Wissembourg!... Est-ce rien, cela? Voilà son compte avec la Patrie!

Il essuya une larme.

—A sa famille maintenant! reprit-il. Il vous arrache le pain que je vous gardais, le fruit de trente ans d’économies, le trésor de privations du vieux soldat! Voilà ce que je vous destinais! dit-il en montrant les billets de banque. Il a tué son oncle Fischer, noble et digne enfant de l’Alsace, qui n’a pas, comme lui, pu soutenir l’idée d’une tache à son nom de paysan. Enfin, Dieu, par une clémence adorable, lui avait permis de choisir un ange entre toutes les femmes! il a eu le bonheur inouï de prendre pour épouse une Adeline! et il l’a trahie, il l’a abreuvée de chagrins, il l’a quittée pour des catins, pour des gourgandines, pour des sauteuses, des actrices, des Cadine, des Josépha, des Marneffe... Et voilà l’homme de qui j’ai fait mon enfant, mon orgueil... Va, malheureux, si tu acceptes la vie infâme que tu t’es faite, sors! Moi! je n’ai pas la force de maudire un frère que j’ai tant aimé; je suis aussi faible pour lui que vous l’êtes, Adeline; mais qu’il ne reparaisse plus devant moi. Je lui défends d’assister à mon convoi, de suivre mon cercueil. Qu’il ait la pudeur du crime, s’il n’en a pas le remords...

Le maréchal, devenu blême, se laissa tomber sur le divan de son cabinet, épuisé par ces solennelles paroles. Et, pour la première fois de sa vie peut-être, deux larmes roulèrent de ses yeux et sillonnèrent ses joues.

—Mon pauvre oncle Fischer! s’écria Lisbeth qui se mit un mouchoir sur les yeux.

—Mon frère! dit Adeline en venant s’agenouiller devant le maréchal, vivez pour moi! Aidez-moi dans l’œuvre que j’entreprendrai de réconcilier Hector avec la vie, de lui faire racheter ses fautes!...

—Lui! dit le maréchal, s’il vit, il n’est pas au bout de ses crimes! Un homme qui a méconnu une Adeline, et qui a éteint en lui les sentiments du vrai républicain, cet amour du Pays, de la Famille et du Pauvre que je m’efforçais de lui inculquer, cet homme est un monstre, un pourceau... Emmenez-le, si vous l’aimez encore, car je sens en moi une voix qui me crie de charger mes pistolets et de lui faire sauter la cervelle! En le tuant, je vous sauverais tous, et je le sauverais de lui-même.

Le vieux maréchal se leva par un mouvement si redoutable, que la pauvre Adeline s’écria:—Viens, Hector! Elle saisit son mari, l’emmena, quitta la maison, entraînant le baron, si défait, qu’elle fut obligée de le mettre en voiture pour le transporter rue Plumet, où il prit le lit. Cet homme, quasi-dissous, y resta plusieurs jours, refusant toute nourriture sans dire un mot. Adeline obtenait à force de larmes qu’il avalât des bouillons; elle le gardait, assise à son chevet, et ne sentant plus, de tous les sentiments qui naguère lui remplissaient le cœur, qu’une pitié profonde.

A midi et demi, Lisbeth introduisit dans le cabinet de son cher maréchal, qu’elle ne quittait pas, tant elle fut effrayée des changements qui s’opéraient en lui, le notaire et le comte Steinbock.

—Monsieur le comte, dit le maréchal, je vous prie de signer l’autorisation nécessaire à ma nièce, votre femme, pour vendre une inscription de rentes dont elle ne possède encore que la nue propriété. Mademoiselle Fischer, vous acquiescerez à cette vente en abandonnant votre usufruit.

—Oui, cher comte, dit Lisbeth sans hésiter.

—Bien, ma chère, répondit le vieux soldat. J’espère vivre assez pour vous récompenser. Je ne doutais pas de vous: vous êtes une vraie républicaine, une fille du peuple.

Il prit la main de la vieille fille et y mit un baiser.

—Monsieur Hannequin, dit-il au notaire, faites l’acte nécessaire sous forme de procuration, que je l’aie d’ici à deux heures, afin de pouvoir vendre la rente à la Bourse d’aujourd’hui. Ma nièce, la comtesse, a le titre; elle va venir, elle signera l’acte quand vous l’apporterez, ainsi que mademoiselle. Monsieur le comte vous accompagnera chez vous pour vous donner sa signature.

L’artiste, sur un signe de Lisbeth, salua respectueusement le maréchal et sortit.

Le lendemain, à dix heures du matin, le comte de Forzheim se fit annoncer chez le prince de Wissembourg et fut aussitôt admis.

—Eh bien! mon cher Hulot, dit le maréchal Cottin en présentant les journaux à son vieil ami, nous avons, vous le voyez, sauvé les apparences... Lisez.

Le maréchal Hulot posa les journaux sur le bureau de son vieux camarade et lui tendit deux cent mille francs.

—Voici ce que mon frère a pris à l’État, dit-il.

—Quelle folie! s’écria le ministre. Il nous est impossible, ajouta-t-il en prenant le cornet que lui présenta le maréchal et lui parlant dans l’oreille, d’opérer cette restitution. Nous serions obligés d’avouer les concussions de votre frère, et nous avons tout fait pour les cacher...

—Faites-en ce que vous voudrez; mais je ne veux pas qu’il y ait dans la fortune de la famille Hulot un liard de volé dans les deniers de l’État, dit le comte.

—Je prendrai les ordres du roi à ce sujet. N’en parlons plus, répondit le ministre en reconnaissant l’impossibilité de vaincre le sublime entêtement du vieillard.

—Adieu, Cottin, dit le vieillard en prenant la main du prince de Wissembourg, je me sens l’âme gelée... Puis, après avoir fait un pas, il se retourna, regarda le prince qu’il vit ému fortement, il ouvrit les bras pour l’y serrer, et le prince embrassa le maréchal.—Il me semble que je dis adieu, dit-il, à toute la Grande-Armée en ta personne...

—Adieu donc, mon bon et vieux camarade! dit le ministre.

—Oui, adieu, car je vais où sont tous ceux de nos soldats que nous avons pleurés...

En ce moment, Claude Vignon entra. Les deux vieux débris des phalanges napoléoniennes se saluèrent gravement en faisant disparaître toute trace d’émotion.

—Vous avez dû, mon prince, être content des journaux? dit le futur maître des requêtes. J’ai manœuvré de manière à faire croire aux feuilles de l’Opposition qu’elles publiaient nos secrets...

—Malheureusement, tout est inutile, répliqua le ministre qui regarda le maréchal s’en allant par le salon. Je viens de dire un dernier adieu qui m’a fait bien du mal. Le maréchal Hulot n’a pas trois jours à vivre, je l’ai bien vu d’ailleurs, hier. Cet homme, une de ces probités divines, un soldat respecté par les boulets malgré sa bravoure... tenez... là, sur ce fauteuil!... a reçu le coup mortel, et de ma main, par un papier!... Sonnez et demandez ma voiture. Je vais à Neuilly, dit-il en serrant les deux cent mille francs dans son portefeuille ministériel.

Malgré les soins de Lisbeth, trois jours après, le maréchal Hulot était mort. De tels hommes sont l’honneur des partis qu’ils ont embrassés. Pour les républicains, le maréchal était l’idéal du patriotisme; aussi se trouvèrent-ils tous à son convoi, qui fut suivi d’une foule immense. L’Armée, l’Administration, la Cour, le Peuple, tout le monde vint rendre hommage à cette haute vertu, à cette intacte probité, à cette gloire si pure. N’a pas, qui veut, le peuple à son convoi. Ces obsèques furent marquées par un de ces témoignages pleins de délicatesse, de bon goût et de cœur, qui, de loin en loin, rappellent les mérites et la gloire de la Noblesse française. Derrière le cercueil du maréchal on vit le vieux marquis de Montauran, le frère de celui qui, dans la levée de boucliers des Chouans en 1799, avait été l’adversaire et l’adversaire malheureux de Hulot. Le marquis, en mourant sous les balles des Bleus, avait confié les intérêts de son jeune frère au soldat de la République. (Voir les Chouans.) Hulot avait si bien accepté le testament verbal du noble, qu’il réussit à sauver les biens de ce jeune homme, alors émigré. Ainsi, l’hommage de la vieille noblesse française ne manqua pas au soldat qui, neuf ans auparavant, avait vaincu Madame.

Cette mort, arrivée quatre jours avant la dernière publication de son mariage, fut pour Lisbeth le coup de foudre qui brûle la moisson engrangée avec la grange. La Lorraine, comme il arrive souvent, avait trop réussi. Le maréchal était mort des coups portés à cette famille, par elle et par madame Marneffe. La haine de la vieille fille, qui semblait assouvie par le succès, s’accrut de toutes ses espérances trompées. Lisbeth alla pleurer de rage chez madame Marneffe; car elle fut sans domicile, le maréchal ayant subordonné la durée de son bail à celle de sa vie. Crevel, pour consoler l’amie de sa Valérie, en prit les économies, les doubla largement, et plaça ce capital en cinq pour cent, en lui donnant l’usufruit et mettant la propriété an nom de Célestine. Grâce à cette opération, Lisbeth posséda deux mille francs de rentes viagères. On trouva, lors de l’inventaire, un mot du maréchal à sa belle-sœur, à sa nièce Hortense, et à son neveu Victorin, qui les chargeait de payer, à eux trois, douze cents francs de rentes viagères à celle qui devait être sa femme, mademoiselle Lisbeth Fischer.

Adeline, voyant le baron entre la vie et la mort, réussit à lui cacher pendant quelques jours le décès du maréchal; mais Lisbeth vint en deuil, et la fatale vérité lui fut révélée onze jours après les funérailles. Ce coup terrible rendit de l’énergie au malade, il se leva, trouva toute sa famille réunie au salon, habillée en noir, et elle devint silencieuse à son aspect. En quinze jours, Hulot, devenu maigre comme un spectre, offrit à sa famille une ombre de lui-même.

—Il faut prendre un parti, dit-il d’une voix éteinte en s’asseyant sur un fauteuil et regardant cette réunion où manquaient Crevel et Steinbock.

—Nous ne pouvons plus rester ici, faisait observer Hortense au moment où son père se montra, le loyer est trop cher...

—Quant à la question du logement, dit Victorin en rompant ce pénible silence, j’offre à ma mère...

En entendant ces mots, qui semblaient l’exclure, le baron releva sa tête inclinée vers le tapis où il contemplait les fleurs sans les voir, et jeta sur l’avocat un déplorable regard. Les droits du père sont toujours si sacrés, même lorsqu’il est infâme et dépouillé d’honneur, que Victorin s’arrêta.

—A votre mère... reprit le baron. Vous avez raison, mon fils!

—L’appartement au-dessus du nôtre, dans notre pavillon, dit Célestine achevant la phrase de son mari.

—Je vous gêne, mes enfants?... dit le baron avec la douceur des gens qui se sont condamnés eux-mêmes. Oh! soyez sans inquiétude pour l’avenir, vous n’aurez plus à vous plaindre de votre père, et vous ne le reverrez qu’au moment où vous n’aurez plus à rougir de lui.

Il alla prendre Hortense et la baisa au front. Il ouvrit ses bras à son fils qui s’y jeta désespérément en devinant les intentions de son père. Le baron fit un signe à Lisbeth, qui vint, et il l’embrassa au front. Puis, il se retira dans sa chambre où Adeline, dont l’inquiétude était poignante, le suivit.

—Mon frère avait raison, Adeline, lui dit-il en la prenant par la main. Je suis indigne de la vie de famille. Je n’ai pas osé bénir autrement que dans mon cœur mes pauvres enfants, dont la conduite a été sublime; dis-leur que je n’ai pu que les embrasser; car, d’un homme infâme, d’un père qui devient l’assassin, le fléau de la famille au lieu d’en être le protecteur et la gloire, une bénédiction pourrait être funeste; mais je les bénirai de loin, tous les jours. Quant à toi, Dieu seul, car il est tout-puissant, peut te donner des récompenses proportionnées à tes mérites!... Je te demande pardon, dit-il en s’agenouillant devant sa femme, lui prenant les mains et les mouillant de larmes.

—Hector! Hector! tes fautes sont grandes; mais la miséricorde divine est infinie, et tu peux tout réparer en restant avec moi... Relève-toi dans des sentiments chrétiens, mon ami... Je suis ta femme et non ton juge. Je suis ta chose, fais de moi tout ce que tu voudras, mène-moi où tu iras, je me sens la force de te consoler, de te rendre la vie supportable, à force d’amour, de soins et de respect!... Nos enfants sont établis, ils n’ont plus besoin de moi. Laisse-moi tâcher d’être ton amusement, ta distraction. Permets-moi de partager les peines de ton exil, de ta misère, pour les adoucir. Je te serai toujours bonne à quelque chose, ne fût-ce qu’à t’épargner la dépense d’une servante...

—Me pardonnes-tu, ma chère et bien-aimée Adeline?

—Oui; mais, mon ami, relève-toi!

—Eh bien! avec ce pardon, je pourrai vivre! reprit-il en se relevant. Je suis rentré dans notre chambre pour que nos enfants ne fussent pas témoins de l’abaissement de leur père. Ah! voir tous les jours devant soi un père, criminel comme je le suis, il y a quelque chose d’épouvantable qui ravale le pouvoir paternel et qui dissout la famille. Je ne puis donc rester au milieu de vous, je vous quitte pour vous épargner l’odieux spectacle d’un père sans dignité. Ne t’oppose pas à ma fuite, Adeline. Ce serait armer toi-même le pistolet avec lequel je me ferais sauter la cervelle... Enfin! ne me suis pas dans ma retraite, tu me priverais de la seule force qui me reste, celle du remords.

L’énergie d’Hector imposa silence à la mourante Adeline. Cette femme, si grande au milieu de tant de ruines, puisait son courage dans son intime union avec son mari; car elle le voyait à elle, elle apercevait la mission sublime de le consoler, de le rendre à la vie de famille, et de le réconcilier avec lui-même.

—Hector, tu veux donc me laisser mourir de désespoir, d’anxiétés, d’inquiétudes!... dit-elle en se voyant enlever le principe de sa force.

—Je te reviendrai, ange descendu du ciel, je crois, exprès pour moi; je vous reviendrai, sinon riche, du moins dans l’aisance. Écoute, ma bonne Adeline, je ne puis rester ici par une foule de raisons. D’abord, ma pension qui sera de six mille francs est engagée pour quatre ans, je n’ai donc rien. Ce n’est pas tout! je vais être sous le coup de la contrainte par corps dans quelques jours, à cause des lettres de change souscrites à Vauvinet... Ainsi, je dois m’absenter, jusqu’à ce que mon fils, à qui je vais laisser des instructions précises, ait racheté ces titres. Ma disparition aidera puissamment cette opération. Lorsque ma pension de retraite sera libre, lorsque Vauvinet sera payé, je vous reviendrai... Tu décèlerais le secret de mon exil. Sois tranquille, ne pleure pas, Adeline... Il ne s’agit que d’un mois...

—Où iras-tu? que feras-tu? que deviendras-tu? qui te soignera, toi qui n’es plus jeune? Laisse-moi disparaître avec toi, nous irons à l’étranger, dit-elle.

—Eh bien! nous allons voir, répondit-il.

Le baron sonna, donna l’ordre à Mariette de rassembler tous ses effets, de les mettre secrètement et promptement dans des malles. Puis, il pria sa femme, après l’avoir embrassée avec une effusion de tendresse à laquelle elle n’était pas habituée, de le laisser un moment seul pour écrire les instructions dont avait besoin Victorin, en lui promettant de ne quitter la maison qu’à la nuit et avec elle. Dès que la baronne fut rentrée au salon, le fin vieillard passa par le cabinet de toilette, gagna l’antichambre et sortit en remettant à Mariette un carré de papier, sur lequel il avait écrit: «Adressez mes malles par le chemin de fer de Corbeil, à monsieur Hector, bureau restant, à Corbeil.» Le baron, monté dans un fiacre, courait déjà dans Paris, lorsque Mariette vint montrer à la baronne ce mot, en lui disant que monsieur venait de sortir. Adeline s’élança dans la chambre en tremblant plus fortement que jamais; ses enfants, effrayés, l’y suivirent en entendant un cri perçant. On releva la baronne évanouie, il fallut la mettre au lit, car elle fut prise d’une fièvre nerveuse qui la tint entre la vie et la mort pendant un mois.

—Où est-il? était la seule parole qu’on obtenait d’elle.

Les recherches de Victorin furent infructueuses. Voici pourquoi. Le baron s’était fait conduire à la place du Palais-Royal. Là, cet homme qui retrouva tout son esprit pour accomplir un dessein prémédité pendant les jours où il était resté dans son lit anéanti de douleur et de chagrin, traversa le Palais-Royal, et alla prendre une magnifique voiture de remise, rue Joquelet. D’après l’ordre reçu, le cocher entra rue de la Ville-l’Évêque, au fond de l’hôtel Josépha, dont les portes s’ouvrirent, au cri du cocher, pour cette splendide voiture. Josépha vint, amenée par la curiosité; son valet de chambre lui avait dit qu’un vieillard impotent, incapable de quitter sa voiture, la priait de descendre pour un instant.

—Josépha! c’est moi!...

L’illustre cantatrice ne reconnut son Hulot qu’à la voix.

—Comment, c’est toi! mon pauvre vieux?... Ma parole d’honneur, tu ressembles aux pièces de vingt francs que les juifs d’Allemagne ont lavées et que les changeurs refusent.

—Hélas! oui, répondit Hulot, je sors des bras de la Mort! Mais tu es toujours belle, toi! seras-tu bonne?

—C’est selon, tout est relatif! dit-elle.

—Écoute-moi, reprit Hulot. Peux-tu me loger dans une chambre de domestique, sous les toits, pendant quelques jours? Je suis sans un liard, sans espérance, sans pain, sans pension, sans femme, sans enfants, sans asile, sans honneur, sans courage, sans ami, et, pis que cela! sous le coup de lettres de change...

—Pauvre vieux! c’est bien des sans! Es-tu aussi sans-culotte?

—Tu ris, je suis perdu! s’écria le baron. Je comptais cependant sur toi, comme Gourville sur Ninon.

—C’est, m’a-t-on dit, demanda Josépha, une femme du monde qui t’a mis dans cet état-là? Les farceuses s’entendent mieux que nous à la plumaison du dinde!... Oh! te voilà comme une carcasse abandonnée par les corbeaux... on voit le jour à travers!

—Le temps presse! Josépha!

—Entre, mon vieux! je suis seule, et mes gens ne te connaissent pas. Renvoie ta voiture. Est-elle payée?

—Oui, dit le baron en descendant appuyé sur le bras de Josépha.

—Tu passeras, si tu veux, pour mon père, dit la cantatrice prise de pitié.

Elle fit asseoir Hulot dans le magnifique salon où il l’avait vue la dernière fois.

—Est-ce vrai, vieux, reprit-elle, que tu as tué ton frère et ton oncle, ruiné ta famille, surhypothéqué la maison de tes enfants et mangé la grenouille du gouvernement en Afrique avec la princesse?

Le baron inclina tristement la tête.

—Eh bien! j’aime cela! s’écria Josépha, qui se leva pleine d’enthousiasme. C’est un brûlage général! C’est sardanapale! c’est grand! c’est complet! On est une canaille, mais on a du cœur. Eh bien! moi, j’aime mieux un mange-tout, passionné comme toi pour les femmes, que ces froids banquiers sans âme qu’on dit vertueux et qui ruinent des milliers de familles avec leurs rails qui sont de l’or pour eux et du fer pour les Gogos! Toi! tu n’as ruiné que les tiens, tu n’as disposé que de toi! et puis tu as une excuse, et physique et morale...

Elle se posa tragiquement et dit:

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.

—Et voilà! ajouta-t-elle en pirouettant.

Hulot se trouvait absous par le Vice, le Vice lui souriait au milieu de son luxe effréné. La grandeur des crimes était là, comme pour les jurés, une circonstance atténuante.

—Est-elle jolie ta femme du monde, au moins? demanda la cantatrice en essayant pour première aumône de distraire Hulot dont la douleur la navrait.

—Ma foi, presque autant que toi! répondit finement le baron.

—Et... bien farce? m’a-t-on dit. Que te faisait-elle donc? Est-elle plus drôle que moi?

—N’en parlons plus, dit Hulot.

—On dit qu’elle a enguirlandé mon Crevel, le petit Steinbock et un magnifique Brésilien.

—C’est bien possible...

—Elle est dans un hôtel aussi joli que celui-ci, donné par Crevel. Cette gueuse-là, c’est mon prévôt, elle achève les gens que j’ai entamés! Voilà, vieux, pourquoi je suis si curieuse de savoir comment elle est, je l’ai entrevue en calèche au Bois, mais de loin... C’est, m’a dit Carabine, une voleuse finie! Elle essaie de manger Crevel! mais elle ne pourra que le grignoter. Crevel est un rat! un rat bonhomme qui dit toujours oui, et qui n’en fait qu’à sa tête. Il est vaniteux, il est passionné, mais son argent est froid. On n’a rien de ces cadets-là que mille ou trois mille francs par mois, et ils s’arrêtent devant la grosse dépense, comme des ânes devant une rivière. Ce n’est pas comme toi, mon vieux, tu es un homme à passions, on te ferait vendre ta patrie! Aussi, vois-tu, je suis prête à tout faire pour toi! Tu es mon père, tu m’as lancée! c’est sacré. Que te faut-il? Veux-tu cent mille francs? on s’exterminera le tempérament pour te les gagner. Quant à te donner la pâtée et la niche, ce n’est rien. Tu auras ton couvert mis ici tous les jours, tu peux prendre une belle chambre au second, et tu auras cent écus par mois pour ta poche.

Le baron, touché de cette réception, eut un dernier accès de noblesse.

—Non, ma petite, non, je ne suis pas venu pour me faire entretenir, dit-il.

—A ton âge, c’est un fier triomphe! dit-elle.

—Voici ce que je désire, mon enfant. Ton duc d’Hérouville a d’immenses propriétés en Normandie, et je voudrais être son régisseur sous le nom de Thoul. J’ai la capacité, l’honnêteté, car on prend à son gouvernement, on ne vole pas pour cela dans une caisse...

—Hé! hé! fit Josépha, qui a bu, boira!

—Enfin, je ne demande qu’à vivre inconnu pendant trois ans...

—Ça, c’est l’affaire d’un instant, ce soir, après-dîner, dit Josépha, je n’ai qu’à parler. Le duc m’épouserait si je le voulais; mais j’ai sa fortune, je veux plus!... son estime. C’est un duc de la haute école. C’est noble, c’est distingué, c’est grand comme Louis XIV et comme Napoléon mis l’un sur l’autre, quoique nain. Et puis, j’ai fait comme la Schontz avec Rochefide: par mes conseils, il vient de gagner deux millions. Mais écoute-moi, mon vieux pistolet!... Je te connais, tu aimes les femmes, et tu courras là-bas après les petites Normandes qui sont des filles superbes; tu te feras casser les os par les gars ou par les pères, et le duc sera forcé de te dégommer. Est-ce que je ne vois pas à la manière dont tu me regardes que le jeune homme n’est pas encore tué chez toi, comme a dit Fénelon! Cette régie n’est pas ton affaire. On ne rompt pas comme on veut, vois-tu, vieux, avec Paris, avec nous autres! Tu crèverais d’ennui à Hérouville!

—Que devenir? demanda le baron, car je ne veux rester chez toi que le temps de prendre un parti.

—Voyons, veux-tu que je te case à mon idée? Écoute, vieux chauffeur!...—Il te faut des femmes. Ça console de tout. Écoute-moi bien. Au bas de la Courtille, rue Saint-Maur-du-Temple, je connais une pauvre famille qui possède un trésor: une petite fille, plus jolie que je ne l’étais à seize ans!... Ah! ton œil flambe déjà! Ça travaille seize heures par jour à broder des étoffes précieuses pour les marchands de soieries et ça gagne seize sous par jour, un sou par heure, une misère!... Et ça mange comme les Irlandais des pommes de terre, mais frites dans de la graisse de rat, du pain cinq fois la semaine, ça boit de l’eau de l’Ourcq aux tuyaux de la Ville, parce que l’eau de la Seine est trop chère; et ça ne peut pas avoir d’établissement à son compte, faute de six ou sept mille francs. Ça ferait les cent horreurs pour avoir sept ou huit mille francs. Ta famille et ta femme t’embêtent, n’est-ce pas?... D’ailleurs, on ne peut pas se voir rien là où l’on était dieu. Un père sans argent et sans honneur, ça s’empaille et ça se met derrière un vitrage...

Le baron ne put s’empêcher de sourire à ces atroces plaisanteries.

—Eh bien! la petite Bijou vient demain m’apporter une robe de chambre brodée, un amour, ils y ont passé six mois, personne n’aura pareille étoffe! Bijou m’aime, car je lui donne des friandises et mes vieilles robes. Puis j’envoie des bons de pain, des bons de bois et de viande à la famille, qui casserait pour moi les deux tibias à un premier sujet si je le voulais. Je tâche de faire un peu de bien! Ah! je sais ce que j’ai souffert quand j’avais faim! Bijou m’a versé dans le cœur ses petites confidences. Il y a chez cette petite fille l’étoffe d’une figurante de l’Ambigu-Comique. Bijou rêve de porter de belles robes comme les miennes, et surtout d’aller en voiture. Je lui dirai:—«Ma petite, veux-tu d’un monsieur de...—Qu’êque-t’as?... demanda-t-elle en s’interrompant, soixante-douze...

—Je n’ai plus d’âge!

—«Veux-tu, lui dirai-je, d’un monsieur de soixante-douze ans, bien propret, qui ne prend pas de tabac, sain comme mon œil, qui vaut un jeune homme? tu te marieras avec lui au Treizième, il vivra bien gentiment avec vous, il vous donnera sept mille francs pour être à votre compte, il te meublera un appartement tout en acajou; puis, si tu es sage, il te mènera quelquefois au spectacle. Il te donnera cent francs par mois pour toi, et cinquante francs pour la dépense!» Je connais Bijou, c’est moi-même à quatorze ans! J’ai sauté de joie quand cet abominable Crevel m’a fait ces atroces propositions-là! Eh bien! vieux, tu seras emballé là pour trois ans. C’est sage, c’est honnête, et ça aura d’ailleurs des illusions pour trois ou quatre ans, pas plus.

Hulot n’hésitait pas, son parti de refuser était pris; mais, pour remercier la bonne et excellente cantatrice qui faisait le bien à sa manière, il eut l’air de balancer entre le Vice et la Vertu.

—Ah çà! tu restes froid comme un pavé en décembre! reprit-elle étonnée. Voyons! tu fais le bonheur d’une famille composée d’un grand-père qui trotte, d’une mère qui s’use à travailler, et de deux sœurs, dont une fort laide, qui gagnent à elles deux trente-deux sous en se tuant les yeux. Ça compense le malheur dont tu es la cause chez toi, tu rachètes tes fautes en t’amusant comme une lorette à Mabille.

Hulot, pour mettre un terme à cette séduction, fit le geste de compter de l’argent.

—Sois tranquille sur les voies et moyens, reprit Josépha. Mon duc te prêtera dix mille francs: sept mille pour un établissement de broderie au nom de Bijou, trois mille pour te meubler, et tous les trois mois, tu trouveras six cent cinquante francs ici sur un billet. Quand tu recouvreras ta pension, tu rendras au duc ces dix-sept mille francs-là. En attendant, tu seras heureux comme un coq en pâte, et perdu dans un trou à ne pas pouvoir être trouvé par la police! Tu te mettras en grosse redingote de castorine, tu auras l’air d’être un propriétaire aisé du quartier. Nomme-toi Thoul, si c’est ta fantaisie. Moi, je te donne à Bijou comme un de mes oncles venu d’Allemagne en faillite, et tu seras chouchouté comme un dieu. Voilà, papa!... Qui sait? Peut-être ne regretteras-tu rien? Si par hasard tu t’ennuyais, garde une de tes belles pelures, tu viendras ici me demander à dîner et passer la soirée.

—Moi, qui voulais devenir vertueux, rangé!... Tiens, fais-moi prêter vingt mille francs, et je pars faire fortune en Amérique, à l’exemple de mon ami d’Aiglemont quand Nucingen l’a ruiné...

—Toi! s’écria Josépha, laisse donc les mœurs aux épiciers, aux simples tourlouroux, aux citoyens frrrrançais, qui n’ont que la vertu pour se faire valoir! Toi! tu es né pour être autre chose qu’un jobard, tu es en homme ce que je suis en femme: un génie gouapeur!

—La nuit porte conseil, nous causerons de tout cela demain.

—Tu vas dîner avec le duc. Mon d’Hérouville te recevra poliment, comme si tu avais sauvé l’État! et demain tu prendras un parti. Allons, de la gaieté, mon vieux? La vie est un vêtement: quand il est sale, on le brosse! quand il est troué, on le raccommode, mais on reste vêtu tant qu’on peut!

Cette philosophie du vice et son entrain dissipèrent les chagrins cuisants de Hulot.

Le lendemain à midi, après un succulent déjeuner, Hulot vit entrer un de ces vivants chefs-d’œuvre que Paris, seul au monde, peut fabriquer à cause de l’incessant concubinage du Luxe et de la Misère, du Vice et de l’Honnêteté, du Désir réprimé et de la Tentation renaissante, qui rend cette ville l’héritière des Ninive, des Babylone et de la Rome impériale. Mademoiselle Olympe Bijou, petite fille de seize ans, montra le visage sublime que Raphaël a trouvé pour ses vierges, des yeux d’une innocence attristée par des travaux excessifs, des yeux noirs rêveurs, armés de longs cils, et dont l’humidité se desséchait sous le feu de la Nuit laborieuse, des yeux assombris par la fatigue; mais un teint de porcelaine et presque maladif; mais une bouche comme une grenade entr’ouverte, un sein tumultueux, des formes pleines, de jolies mains, des dents d’un émail distingué, des cheveux noirs abondants, le tout ficelé d’indienne à soixante-quinze centimes le mètre, orné d’une collerette brodée, monté sur des souliers de peau sans clous, et décoré de gants à vingt-neuf sous. L’enfant, qui ne connaissait pas sa valeur, avait fait sa plus belle toilette pour venir chez la grande dame. Le baron, repris par la main griffue de la Volupté, sentit toute sa vie s’échapper par ses yeux. Il oublia tout devant cette sublime créature. Il fut comme le chasseur apercevant le gibier: devant un empereur, on le met en joue!

—Et, lui dit Josépha dans l’oreille, c’est garanti neuf, c’est honnête! et pas de pain. Voilà Paris! J’ai été ça!

—C’est dit, répliqua le vieillard en se levant et se frottant les mains.

Quand Olympe Bijou fut partie, Josépha regarda le baron d’un air malicieux.

—Si tu ne veux pas avoir du désagrément, papa, dit-elle, sois sévère comme un procureur-général sur son siége. Tiens la petite en bride, sois Bartholo! Gare aux Auguste, aux Hippolyte, aux Nestor, aux Victor, à tous les or! Dame! une fois que ça sera vêtu, nourri, si ça lève la tête, tu seras mené comme un Russe... Je vais voir à t’emménager. Le duc fait bien les choses; il te prête, c’est-à-dire il te donne dix mille francs, et il en met huit chez son notaire qui sera chargé de te compter six cents francs tous les trimestres, car je te crains. Suis-je gentille?...

—Adorable!

Dix jours après avoir abandonné sa famille, au moment où, tout en larmes, elle était groupée autour du lit d’Adeline mourante, et qui disait d’une voix faible: «Que fait-il?» Hector, sous le nom de Thoul, rue Saint-Maur, se trouvait avec Olympe à la tête d’un établissement de broderie, sous la déraison sociale Thoul et Bijou.

Victorin Hulot reçut, du malheur acharné sur sa famille, cette dernière façon qui perfectionne ou qui démoralise l’homme. Il devint parfait. Dans les grandes tempêtes de la vie, on imite les capitaines qui, par les ouragans, allègent le navire des grosses marchandises. L’avocat perdit son orgueil intérieur, son assurance visible, sa morgue d’orateur et ses prétentions politiques. Enfin il fut en homme ce que sa mère était en femme. Il résolut d’accepter sa Célestine, qui, certes, ne réalisait pas son rêve; et jugea sainement la vie en voyant que la loi commune oblige à se contenter en toutes choses d’à peu près. Il se jura donc à lui-même d’accomplir ses devoirs, tant la conduite de son père lui fit horreur. Ces sentiments se fortifièrent au chevet du lit de sa mère, le jour où elle fut sauvée. Ce premier bonheur ne vint pas seul. Claude Vignon, qui, tous les jours, prenait de la part du prince de Wissembourg le bulletin de la santé de madame Hulot, pria le député réélu de l’accompagner chez le ministre.—Son Excellence, lui dit-il, désire avoir une conférence avec vous sur vos affaires de famille. Victorin Hulot et le ministre se connaissaient depuis long-temps; aussi le maréchal le reçut-il avec une affabilité caractéristique et de bon augure.

—Mon ami, dit le vieux guerrier, j’ai juré, dans ce cabinet, à votre oncle le maréchal, de prendre soin de votre mère. Cette sainte femme va recouvrer la santé, m’a-t-on dit, le moment est venu de panser vos plaies. J’ai là deux cent mille francs pour vous, je vais vous les remettre.

L’avocat fit un geste digne de son oncle le maréchal.

—Rassurez-vous, dit le prince en souriant. C’est un fidéicommis. Mes jours sont comptés, je ne serai pas toujours là, prenez donc cette somme, et remplacez-moi dans le sein de votre famille. Vous pouvez vous servir de cet argent pour payer les hypothèques qui grèvent votre maison. Ces deux cent mille francs appartiennent à votre mère et à votre sœur. Si je donnais cette somme à madame Hulot, son dévouement à son mari me ferait craindre de la voir dissipée; et l’intention de ceux qui la rendent est que ce soit le pain de madame Hulot et celui de sa fille, la comtesse de Steinbock. Vous êtes un homme sage, le digne fils de votre noble mère, le vrai neveu de mon ami le maréchal, vous êtes bien apprécié ici, mon cher ami, comme ailleurs. Soyez donc l’ange tutélaire de votre famille, acceptez le legs de votre oncle et le mien.

—Monseigneur, dit Hulot en prenant la main du ministre et la lui serrant, des hommes comme vous savent que les remercîments en paroles ne signifient rien, la reconnaissance se prouve.

—Prouvez-moi la vôtre! dit le vieux soldat.

—Que faut-il faire?

—Accepter mes propositions, dit le ministre. On veut vous nommer avocat du Contentieux de la Guerre, qui, dans la partie du Génie, se trouve surchargée d’affaires litigieuses à cause des fortifications de Paris; puis avocat consultant de la préfecture de police, et conseil de la liste civile. Ces trois fonctions vous constitueront dix-huit mille francs de traitement et ne vous enlèveront point votre indépendance. Vous voterez à la Chambre selon vos opinions politiques et votre conscience... Agissez en toute liberté, allez! nous serions bien embarrassés si nous n’avions pas une Opposition nationale! Enfin, un mot de votre oncle, écrit quelques heures avant qu’il ne rendît le dernier soupir, m’a tracé ma conduite envers votre mère, que le maréchal aimait bien!... Mesdames Popinot, de Rastignac, de Navarreins, d’Espard, de Grandlieu, de Carigliano, de Lenoncourt et de La Bâtie ont créé pour votre chère mère une place d’inspectrice de bienfaisance. Ces présidentes de Sociétés de bonnes œuvres ne peuvent pas tout faire, elles ont besoin d’une dame probe qui puisse les suppléer activement, aller visiter les malheureux, savoir si la charité n’est pas trompée, vérifier si les secours sont bien remis à ceux qui les ont demandés, pénétrer chez les pauvres honteux, etc. Votre mère remplira la mission d’un ange, elle n’aura de rapports qu’avec messieurs les curés et les dames de charité; on lui donnera six mille francs par an, et ses voitures seront payées. Vous voyez, jeune homme, que, du fond de son tombeau, l’homme pur, l’homme noblement vertueux protége encore sa famille. Des noms tels que celui de votre oncle sont et doivent être une égide contre le malheur dans les sociétés bien organisées. Suivez donc les traces de votre oncle, persistez-y, car vous y êtes! je le sais.

—Tant de délicatesse, prince, ne m’étonne pas chez l’ami de mon oncle, dit Victorin. Je tâcherai de répondre à toutes vos espérances.

—Allez promptement consoler votre famille!... Ah! dites-moi, reprit le prince en échangeant une poignée de main avec Victorin, votre père a disparu?

—Hélas! oui.

—Tant mieux. Ce malheureux a eu, ce qui ne lui manque pas d’ailleurs, de l’esprit.

—Il a des lettres de change à craindre.

—Ah! vous recevrez, dit le maréchal, six mois d’honoraires de vos trois places. Ce payement anticipé vous aidera sans doute à retirer ces titres des mains de l’usurier. Je verrai d’ailleurs Nucingen, et peut-être pourrai-je dégager la pension de votre père, sans qu’il en coûte un liard ni à vous ni à mon ministère. Le pair de France n’a pas tué le banquier, Nucingen est insatiable, et il demande une concession de je ne sais quoi...

A son retour, rue Plumet, Victorin put donc accomplir son projet de prendre chez lui sa mère et sa sœur.

Le jeune et célèbre avocat possédait, pour toute fortune, un des plus beaux immeubles de Paris, une maison achetée en 1834, en prévision de son mariage, et située sur le boulevard, entre la rue de la Paix et la rue Louis-le-Grand. Un spéculateur avait bâti sur la rue et sur le boulevard deux maisons, au milieu desquelles se trouvait, entre deux jardinets et des cours, un magnifique pavillon, débris des splendeurs du grand hôtel de Verneuil. Hulot fils, sûr de la dot de mademoiselle Crevel, acheta pour un million, aux criées, cette superbe propriété, sur laquelle il paya cinq cent mille francs. Il se logea dans le rez-de-chaussée du pavillon, en croyant pouvoir achever le payement de son prix avec les loyers; mais si les spéculations en maisons à Paris sont sûres, elles sont lentes ou capricieuses, car elles dépendent de circonstances imprévisibles. Ainsi que les flâneurs parisiens ont pu le remarquer, le boulevard entre la rue Louis-le-Grand et la rue de la Paix fructifia tardivement; il se nettoya, s’embellit avec tant de peine, que le Commerce ne vint étaler là qu’en 1840 ses splendides devantures, l’or des changeurs, les féeries de la mode et le luxe effréné de ses boutiques. Malgré deux cent mille francs offerts à sa fille par Crevel dans le temps où son amour-propre était flatté de ce mariage et lorsque le baron ne lui avait pas encore pris Josépha; malgré deux cent mille francs payés par Victorin en sept ans, la dette qui pesait sur l’immeuble s’élevait encore à cinq cent mille francs, à cause du dévouement du fils pour le père. Heureusement l’élévation continue des loyers, la beauté de la situation, donnaient en ce moment toute leur valeur aux deux maisons. La spéculation se réalisait à huit ans d’échéance pendant lesquels l’avocat s’était épuisé à payer des intérêts et des sommes insignifiantes sur le capital dû. Les marchands proposaient eux-mêmes des loyers avantageux pour les boutiques, à condition de porter les baux à dix-huit années de jouissance. Les appartements acquéraient du prix par le changement du centre des affaires, qui se fixait alors entre la Bourse et la Madeleine, désormais le siége du pouvoir politique et de la finance à Paris. La somme remise par le ministre, jointe à l’année payée d’avance et aux pots-de-vin consentis par les locataires, allaient réduire la dette de Victorin à deux cent mille francs. Les deux immeubles de produit entièrement loués devaient donner cent mille francs par an. Encore deux années, pendant lesquelles Hulot fils allait vivre de ses honoraires doublés par les places du maréchal, il se trouverait dans une position superbe. C’était la manne tombée du ciel. Victorin pouvait donner à sa mère tout le premier étage du pavillon, et à sa sœur le deuxième, où Lisbeth aurait deux chambres. Enfin, tenue par la cousine Bette, cette triple maison supporterait toutes ses charges et présenterait une surface honorable, comme il convenait au célèbre avocat. Les astres du Palais s’éclipsaient rapidement; et Hulot fils, doué d’une parole sage, d’une probité sévère, était écouté par les juges et par les conseillers; il étudiait ses affaires, il ne disait rien qu’il ne pût prouver, il ne plaidait pas indifféremment toutes les causes, il faisait enfin honneur au barreau.

Son habitation, rue Plumet, était tellement odieuse à la baronne, qu’elle se laissa transporter rue Louis-le-Grand. Par les soins de son fils, Adeline occupa donc un magnifique appartement; on lui sauva tous les détails matériels de l’existence, car Lisbeth accepta la charge de recommencer les tours de force économiques accomplis chez madame Marneffe, en voyant un moyen de faire peser sa sourde vengeance sur ces trois si nobles existences, objet d’une haine attisée par le renversement de toutes ses espérances. Une fois par mois, elle alla voir Valérie, chez qui elle fut envoyée par Hortense qui voulait avoir des nouvelles de Wenceslas, et par Célestine, excessivement inquiète de la liaison avouée et reconnue de son père avec une femme à qui sa belle-mère et sa belle-sœur devaient leur ruine et leur malheur. Comme on le suppose, Lisbeth profita de cette curiosité pour voir Valérie aussi souvent qu’elle le voulait.

Vingt mois environ se passèrent, pendant lesquels la santé de la baronne se raffermit, sans que néanmoins son tremblement nerveux cessât. Elle se mit au courant de ses fonctions, qui présentaient de nobles distractions à sa douleur et un aliment aux divines facultés de son âme. Elle y vit d’ailleurs un moyen de retrouver son mari, par suite des hasards qui la conduisaient dans tous les quartiers de Paris. Pendant ce temps, les lettres de change de Vauvinet furent payées, et la pension de six mille francs, liquidée au profit du baron Hulot, fut presque libérée. Victorin acquittait toutes les dépenses de sa mère, ainsi que celles d’Hortense, avec les dix mille francs d’intérêt du capital remis par le maréchal en fidéicommis. Or, les appointements d’Adeline étant de six mille francs, cette somme, jointe aux six mille francs de la pension du baron, devait bientôt produire un revenu de douze mille francs par an, quittes de toute charge, à la mère et à la fille. La pauvre femme aurait eu presque le bonheur, sans ses perpétuelles inquiétudes sur le sort du baron, qu’elle aurait voulu faire jouir de la fortune qui commençait à sourire à la famille, sans le spectacle de sa fille abandonnée, et sans les coups terribles que lui portait innocemment Lisbeth, dont le caractère infernal se donnait pleine carrière.

Une scène qui se passa dans le commencement du mois de mars 1843 va d’ailleurs expliquer les effets produits par la haine persistante et latente de Lisbeth, toujours aidée par madame Marneffe. Deux grands événements s’étaient accomplis chez madame Marneffe. D’abord, elle avait mis au monde un enfant non viable, dont le cercueil lui valait deux mille francs de rente. Puis, quant au sieur Marneffe, onze mois auparavant, voici la nouvelle que Lisbeth avait donnée à la famille au retour d’une exploration à l’hôtel Marneffe.—«Ce matin, cette affreuse Valérie, avait-elle dit, a fait demander le docteur Bianchon pour savoir si les médecins, qui, la veille, ont condamné son mari, ne se trompaient point. Ce docteur a dit que cette nuit même cet homme immonde appartiendrait à l’enfer qui l’attend. Le père Crevel et madame Marneffe ont reconduit le médecin à qui votre père, ma chère Célestine, a donné cinq pièces d’or pour cette bonne nouvelle. Rentré dans le salon, Crevel a battu des entrechats comme un danseur; il a embrassé cette femme, et il criait: «Tu seras donc enfin madame Crevel!...» Et à moi, quand elle nous a laissés seuls en allant reprendre sa place au chevet de son mari qui râlait, votre honorable père m’a dit:—«Avec Valérie pour femme, je deviendrai pair de France! J’achète une terre que je guette, la terre de Presles, que veut vendre madame de Serizy. Je serai Crevel de Presles, je deviendrai membre du Conseil général de Seine-et-Oise et député. J’aurai un fils! Je serai tout ce que je voudrai être.—Eh bien! lui ai-je dit, et votre fille?—Bah! c’est une fille, a-t-il répondu, et elle est devenue par trop une Hulot, et Valérie a ces gens-là en horreur... Mon gendre n’a jamais voulu venir ici, pourquoi fait-il le Mentor, le Spartiate, le puritain, le philanthrope? D’ailleurs, j’ai rendu mes comptes à ma fille, et elle a reçu toute la fortune de sa mère et deux cent mille francs de plus! Aussi suis-je maître de me conduire à ma guise. Je jugerai mon gendre et ma fille lors de mon mariage; comme ils feront, je ferai. S’ils sont bons pour leur belle-mère, je verrai! Je suis un homme, moi!» Enfin toutes ses bêtises! et il se posait comme Napoléon sur la colonne!» Les dix mois du veuvage officiel, ordonnés par le Code Napoléon, étaient expirés depuis quelques jours. La terre de Presles avait été achetée. Victorin et Célestine avaient envoyé le matin même Lisbeth chercher des nouvelles chez madame Marneffe sur le mariage de cette charmante veuve avec le maire de Paris, devenu membre du Conseil général de Seine-et-Oise.

Célestine et Hortense, dont les liens d’affection s’étaient resserrés par l’habitation sous le même toit, vivaient presque ensemble. La baronne, entraînée par un sentiment de probité qui lui faisait exagérer les devoirs de sa place, se sacrifiait aux œuvres de bienfaisance dont elle était l’intermédiaire, elle sortait presque tous les jours de onze heures à cinq heures. Les deux belles-sœurs, réunies par les soins à donner à leurs enfants, qu’elles surveillaient en commun, restaient et travaillaient donc ensemble au logis. Elles en étaient arrivées à penser tout haut, en offrant le touchant accord de deux sœurs, l’une heureuse, l’autre mélancolique. Belle, pleine de vie débordante, animée, rieuse et spirituelle, la sœur malheureuse semblait démentir sa situation réelle par son extérieur; de même que la mélancolique, douce et calme, égale comme la raison, habituellement pensive et réfléchie, eût fait croire à des peines secrètes. Peut-être ce contraste contribuait-il à leur vive amitié. Ces deux femmes se prêtaient l’une à l’autre ce qui leur manquait. Assises dans un petit kiosque au milieu du jardinet que la truelle de la spéculation avait respecté par un caprice du constructeur, qui croyait conserver ces cent pieds carrés pour lui-même, elles jouissaient de ces premières pousses des lilas, fête printanière qui n’est savourée dans toute son étendue qu’à Paris, où, durant six mois, les Parisiens ont vécu dans l’oubli de la végétation, entre les falaises de pierre où s’agite leur océan humain.

—Célestine, disait Hortense en répondant à une observation de sa belle-sœur qui se plaignait de savoir son mari par un si beau temps à la Chambre, je trouve que tu n’apprécies pas assez ton bonheur. Victorin est un ange, et tu le tourmentes parfois.

—Ma chère, les hommes aiment à être tourmentés! Certaines tracasseries sont une preuve d’affection. Si ta pauvre mère avait été non pas exigeante, mais toujours près de l’être, vous n’eussiez sans doute pas eu tant de malheurs à déplorer.

—Lisbeth ne revient pas! Je vais chanter la chanson de Marlborough! dit Hortense. Comme il me tarde d’avoir des nouvelles de Wenceslas... De quoi vit-il? il n’a rien fait depuis deux ans.

—Victorin l’a, m’a-t-il dit, aperçu l’autre jour avec cette odieuse femme, et il suppose qu’elle l’entretient dans la paresse... Ah! si tu voulais, chère sœur, tu pourrais encore ramener ton mari.

Hortense fit un signe de tête négatif.

—Crois-moi, ta situation deviendra bientôt intolérable, dit Célestine en continuant. Dans le premier moment, la colère et le désespoir, l’indignation t’ont prêté des forces. Les malheurs inouïs qui depuis ont accablé notre famille: deux morts, la ruine, la catastrophe du baron Hulot, ont occupé ton esprit et ton cœur; mais, maintenant que tu vis dans le calme et le silence, tu ne supporteras pas facilement le vide de ta vie; et, comme tu ne peux pas, que tu ne veux pas sortir du sentier de l’honneur, il faudra bien se réconcilier avec Wenceslas. Victorin, qui t’aime tant, est de cet avis. Il y a quelque chose de plus fort que nos sentiments, c’est la nature!

—Un homme si lâche! s’écria la fière Hortense. Il aime cette femme parce qu’elle le nourrit... Elle a donc payé ses dettes? elle!... Mon Dieu! je pense nuit et jour à la situation de cet homme! Il est le père de mon enfant, et il se déshonore...

—Vois ta mère, ma petite... reprit Célestine.

Célestine appartenait à ce genre de femmes qui, lorsqu’on leur a donné des raisons assez fortes pour convaincre des paysans bretons, recommencent pour la centième fois leur raisonnement primitif. Le caractère de sa figure un peu plate, froide et commune, ses cheveux châtain-clair disposés en bandeaux roides, la couleur de son teint, tout indiquait en elle la femme raisonnable, sans charme, mais aussi sans faiblesse.

—La baronne voudrait bien être près de son mari déshonoré, le consoler, le cacher dans son cœur à tous les regards, dit Célestine en continuant. Elle a fait arranger là-haut la chambre de monsieur Hulot, comme si, d’un jour à l’autre, elle allait le retrouver et l’y installer.

—Oh! ma mère est sublime! répondit Hortense, elle est sublime, à chaque instant, tous les jours, depuis vingt-six ans; mais je n’ai pas ce tempérament-là... Que veux-tu? je m’emporte quelquefois contre moi-même. Ah! tu ne sais pas ce que c’est, Célestine, que d’avoir à pactiser avec l’infamie!

—Et mon père!... reprit tranquillement Célestine. Il est certainement dans la voie où le tien a péri! Mon père a dix ans de moins que le baron, il a été commerçant, c’est vrai; mais comment cela finira-t-il? Cette madame Marneffe a fait de mon père son chien, elle dispose de sa fortune, de ses idées, et rien ne peut éclairer mon père. Enfin, je tremble d’apprendre que les bans de son mariage sont publiés! Mon mari tente un effort, il regarde comme un devoir de venger la société, la famille, et de demander compte à cette femme de tous ses crimes. Ah! chère Hortense, de nobles esprits comme celui de Victorin, des cœurs comme les nôtres comprennent trop tard le monde et ses moyens! Ceci, chère sœur, est un secret, je te le confie, car il t’intéresse; mais que pas une parole, pas un geste ne le révèle ni à Lisbeth, ni à ta mère, à personne, car...

—Voici Lisbeth! dit Hortense. Eh bien! cousine, comment va l’enfer de la rue Barbet?

—Mal pour vous, mes enfants. Ton mari, ma bonne Hortense, est plus ivre que jamais de cette femme, qui, j’en conviens, éprouve pour lui une passion folle. Votre père, chère Célestine, est d’un aveuglement royal. Ceci n’est rien, c’est ce que je vais observer tous les quinze jours, et vraiment je suis heureuse de n’avoir jamais su ce qu’est un homme... C’est de vrais animaux! Dans cinq jours d’ici, Victorin et vous, chère petite, vous aurez perdu la fortune de votre père!

—Les bans sont publiés?... dit Célestine.

—Oui, répondit Lisbeth. Je viens de plaider votre cause. J’ai dit à ce monstre, qui marche sur les traces de l’autre, que, s’il voulait vous sortir de l’embarras où vous étiez, en libérant votre maison, vous en seriez reconnaissants, que vous recevriez votre belle-mère...

Hortense fit un geste d’effroi.

—Victorin avisera... répondit Célestine froidement.

—Savez-vous ce que monsieur le maire m’a répondu? reprit Lisbeth:—«Je veux les laisser dans l’embarras, on ne dompte les chevaux que par la faim, le défaut de sommeil et le sucre!» Le baron Hulot valait mieux que monsieur Crevel. Ainsi, mes pauvres enfants, faites votre deuil de la succession. Et quelle fortune! Votre père a payé les trois millions de la terre de Presles, et il lui reste trente mille francs de rente! Oh! il n’a pas de secrets pour moi! Il parle d’acheter l’hôtel de Navarreins, rue du Bac. Madame Marneffe possède, elle, quarante mille francs de rente.—Ah! voilà notre ange gardien, voici ta mère!... s’écria-t-elle en entendant le roulement d’une voiture.

La baronne, en effet, descendit bientôt le perron et vint se joindre au groupe de la famille. A cinquante-cinq ans, éprouvée par tant de douleurs, tressaillant sans cesse comme si elle était saisie d’un frisson de fièvre, Adeline, devenue pâle et ridée, conservait une belle taille, des lignes magnifiques et sa noblesse naturelle. On disait en la voyant:—Elle a dû être bien belle! Dévorée par le chagrin d’ignorer le sort de son mari, de ne pouvoir lui faire partager dans cette oasis parisienne, dans la retraite et le silence, le bien-être dont sa famille allait jouir, elle offrait la suave majesté des ruines. A chaque lueur d’espoir évanouie, à chaque recherche inutile, Adeline tombait dans des mélancolies noires qui désespéraient ses enfants. La baronne, partie le matin avec une espérance, était impatiemment attendue. Un intendant-général, l’obligé de Hulot, à qui ce fonctionnaire devait sa fortune administrative, disait avoir aperçu le baron dans une loge au théâtre de l’Ambigu-Comique avec une femme d’une beauté splendide. Adeline était allée chez le baron Vernier. Ce haut fonctionnaire, tout en affirmant avoir vu son vieux protecteur, et prétendant que sa manière d’être avec cette femme pendant la représentation accusait un mariage clandestin, venait de dire à madame Hulot que son mari, pour éviter de le rencontrer, était sorti bien avant la fin du spectacle.—Il était comme un homme en famille, et sa mise annonçait une gêne cachée, ajouta-t-il en terminant.

—Eh bien? dirent les trois femmes à la baronne.

—Eh bien! monsieur Hulot est à Paris; et c’est déjà pour moi, répondit Adeline, un éclair de bonheur que de le savoir près de nous.

—Il ne paraît pas s’être amendé! dit Lisbeth quand Adeline eut fini de raconter son entrevue avec le baron Vernier, il se sera mis avec une petite ouvrière. Mais où peut-il prendre de l’argent? Je parie qu’il en demande à ses anciennes maîtresses, à mademoiselle Jenny Cadine ou à Josépha.

La baronne eut un redoublement dans le jeu constant de ses nerfs, elle essuya les larmes qui lui vinrent aux yeux, et les leva douloureusement vers le ciel.

—Je ne crois pas qu’un grand-officier de la Légion-d’Honneur soit descendu si bas, dit-elle.

—Pour son plaisir, reprit Lisbeth, que ne ferait-il pas? il a volé l’État, il volera les particuliers, il assassinera peut-être.

—Oh! Lisbeth! s’écria la baronne, garde ces pensées-là pour toi.

En ce moment, Louise vint jusqu’au groupe formé par la famille, auquel s’étaient joints les deux petits Hulot et le petit Wenceslas pour voir si les poches de leur grand’mère contenaient des friandises.

—Qu’y a-t-il, Louise?... demanda-t-on.

—C’est un homme qui demande mademoiselle Fischer.

—Quel homme est-ce? dit Lisbeth.

—Mademoiselle, il est en haillons, il a du duvet sur lui comme un matelassier, il a le nez rouge, il sent le vin et l’eau-de-vie... C’est un de ces ouvriers qui travaillent à peine la moitié de la semaine.

Cette description peu engageante eut pour effet de faire aller vivement Lisbeth dans la cour de la maison de la rue Louis-le-Grand, où elle trouva l’homme fumant une pipe dont le culotage annonçait un artiste en fumerie.

—Pourquoi venez-vous ici, père Chardin? lui dit-elle. Il est convenu que vous serez tous les premiers samedis de chaque mois à la porte de l’hôtel Marneffe, rue Barbet-de-Jouy; j’en arrive après y être restée cinq heures, et vous n’y êtes pas venu?...

—J’y suit été, ma respectable et charitable demoiselle! répondit le matelassier; maiz-i-le y avait une poule d’honneur au café des Savants, rue du Cœur-Volant, et chacun a ses passions. Moi c’est le billard. Sans le billard, je mangerais dans l’argent; car, saisissez bien ceci! dit-il en cherchant un papier dans le gousset de son pantalon déchiré, le billard entraîne le petit verre et la prune à l’eau-de-vie... C’est ruineux, comme toutes les belles choses, par les accessoires. Je connais la consigne, mais le vieux est dans un si grand embarras, que je suis venu sur le terrain défendu... Si notre crin était tout crin, on se laisserait dormir dessus; mais il a du mélange! Dieu n’est pas pour tout le monde, comme on dit, il a des préférences; c’est son droit. Voici l’écriture de votre parent estimable et très-ami du matelas... C’est là son opinion politique.

Le père Chardin essaya de tracer dans l’atmosphère des zigzags avec l’index de sa main droite.

Lisbeth, sans écouter, lisait ces deux lignes:

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