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La confession d'un abbé

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The Project Gutenberg eBook of La confession d'un abbé

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Title: La confession d'un abbé

Author: Louis Ulbach

Release date: January 31, 2006 [eBook #17643]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CONFESSION D'UN ABBÉ ***

Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

LA CONFESSION D'UN ABBÉ

PAR
LOUIS ULBACH
TROISIÈME ÉDITION
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR, PARIS

1883

* * * * *

PROLOGUE

I

M. le garde des sceaux donnait son premier dîner, un dîner d'installation.

Il était nommé depuis huit jours; il ne pouvait pas savoir pour combien de jours; aussi, en homme prudent, rompu aux habitudes officielles, ayant été déjà cinq fois appelé au ministère et cinq fois obligé d'en sortir, s'était-il hâté de lancer ses invitations.

Il savait que le premier fonctionnaire à faire fonctionner, dans une administration où l'inamovibilité est un principe, c'est celui qui est plus inamovible que tous les juges du monde, le cuisinier.

Les autres grands fonctionnaires, convoqués pour rendre hommage à celui-là, s'étaient promis d'être exacts.

M. le ministre était vieux. Son estomac, resté puritain et n'ayant jamais varié dans les hasards d'une vie politique qui comptait cinquante ans d'opposition, entrecoupés de ministères, sous trois régimes différents, restait fidèle à l'habitude de six heures.

La seule concession que le progrès eût arrachée à cet estomac farouche, depuis la République, c'était d'ajouter une demi-heure de répit à l'heure sacramentelle. Mais, jamais, chez M. le garde des sceaux, on ne prolongeait l'opportunisme jusqu'à sept heures. Le président de la Chambre des députés, les jours de dîner à la place Vendôme qui pouvaient coïncider avec des jours de grande discussion parlementaire, s'arrangeait toujours pour que les ministres fussent libres vers six heures, et, la plupart du temps, faisait remettre la suite de la discussion au lendemain.

On comprend donc qu'avec un chef hiérarchique si ponctuel, le sous-secrétaire d'État au ministère de la justice, M. Barbier, eût pris la précaution d'être en cravate blanche et en habit noir, dès cinq heures, et achevât, dans cette toilette qui est la livrée égalitaire des hommes du monde et de leurs maîtres d'hôtel, la lecture des dossiers ou l'expédition des quelques affaires que M. le ministre lui avait laissé à terminer.

Il était plus de six heures, près de six heures un quart.

M. Barbier qui avait pris, par superstition, pour aimanter son ambition, la place de son ministre, devant le beau bureau, incrusté de bois variés, qui a appartenu, dit-on, à Louis XVI, dans le grand cabinet du rez-de-chaussée, mit en équilibre les paperasses représentant les sollicitations des magistrats, les rapports des procureurs généraux, les suppliques des condamnés, poussa un soupir pour refouler la nuée confuse de toutes ces exhalaisons de consciences échauffées par le désir d'avancement ou de libération, recula son fauteuil, se frotta les mains, comme si elles avaient pris de la poussière en feuilletant ces confidences, se leva, se regarda dans la glace, rectifia le noeud de sa cravate, et se dit:

—Je crois qu'il est temps de monter!

M. le sous-secrétaire d'État était jeune, presque nouveau venu à Paris, où son département l'avait envoyé comme député depuis moins d'un an, et l'idée de monter était, à propos de toutes choses, son idée fixe.

Il sortit, en chantonnant, du cabinet solennel, traversa le grand salon d'attente où les portraits en pied de quelques chanceliers célèbres intimident les solliciteurs naïfs, et entra sans précaution dans le grand vestibule fermé où se tiennent les huissiers, ne prévoyant pas qu'il dût, à cette heure-là, se heurter à des quémandeurs d'audience.

Mais, précisément, l'huissier en chef, celui qui n'était pas obligé d'aller servir à table, et qui, par formalisme, restait seul, le dernier, à son poste, attendant le départ du sous-secrétaire d'État, paraissait en train d'éconduire, difficilement un vieillard, fort convenablement vêtu, qui n'avait pas de lettre d'audience et qui voulait, disait-il, parler à M. le ministre, ou à son secrétaire.

M. Barbier, avec la pétulance et l'imprudence d'un néophyte, peut-être avec la tentation orgueilleuse de jeter en passant un rayon de sa jeune gloire sur cet importun, s'arrêta, se raidit et, d'un ton haut, qu'il avait rapporté d'un parquet de province:

—Qu'est-ce? demanda-t-il.

L'huissier, soulagé de ce renfort, ou bien dépité de l'intervention de M. Barbier, quand il avait répété lui même à satiété qu'il n'y avait personne au cabinet de M. le garde des sceaux, ou bien encore, enchanté comme un vieil employé, de faire pièce et d'enseigner son rôle à un débutant fonctionnaire, sans répondre à la question de celui-ci, se recula et dit à l'homme qu'il poussait vers la porte:

—Tenez! voilà M. le sous-secrétaire d'État. Parlez-lui.

L'homme se retourna, s'avança, et, saluant avec une humilité sans bassesse:

—Pourrais-je, monsieur, vous entretenir quelques instants?

—Ce n'est plus l'heure des audiences!

—Je le sais. Mais croyez, monsieur, qu'il faut un motif bien puissant…

—Revenez demain!

—Je ne reviendrai, monsieur, que si, après m'avoir écouté pendant cinq minutes, vous pensez avoir besoin de m'entendre de nouveau.

Il y avait dans la façon de parler de cet inconnu, plus que dans ses paroles, une douceur et une fermeté, une politesse et une sorte de hardiesse, une supplication involontaire de mendiant et une raideur d'homme incapable de mendier, qui saisirent M. Barbier.

Son premier zèle n'était pas encore émoussé. Il pouvait donner ou perdre cinq minutes. Comme il était en appétit, il eut celui d'un mystère à déguster avant le dîner.

L'élan même avec lequel il partait pour monter dîner, le disposait aux imprudences du coeur et de la curiosité.

Il fit un geste de résignation, rouvrit la porte, à peine fermée derrière lui, et, d'un mouvement de la tête, invitant l'étranger à le suivre:

—Entrez, monsieur, lui dit-il vivement.

L'huissier maintint le battant de la porte, pendant que l'homme passait, suivant le sous-secrétaire d'État, et revint ensuite, avec un sourire, reprendre sa place devant le bureau de l'antichambre, qui est l'ancien bureau des gardes des sceaux, détrôné, depuis M. Émile Ollivier, je crois, par le bureau de Louis XVI.

Le sourire que l'huissier laissait tomber sur sa chaîne semblait dire de
M. Barbier.

—S'il est encore ici dans trois mois, il ne m'exposera plus à me démentir. Il ne retiendra plus les gens que je renvoie. C'est jeune! Ça manque d'expérience!

Pendant que ce monologue muet s'élargissait dans le sourire de l'huissier expérimenté, le jeune sous-secrétaire d'État introduisait, en passant le premier, le visiteur inconnu jusque dans le cabinet du ministre. Là, au lieu de prendre place devant le bureau, il attira l'étranger dans l'embrasure d'une des portes-fenêtres donnant sur le jardin de l'hôtel, n'offrant pas, ni ne prenant pas de siège, pour bien faire comprendre qu'il n'avait tout juste que cinq minutes à donner, profitant du jour qui baissait pour regarder et dévisager son interlocuteur.

—C'est quelque juge de paix destitué ou quelque magistrat mécontent, pensait-il, après un regard rapide et présomptueux.

Il se hâtait de conclure, pour n'être pas embarrassé par l'examen de ce personnage grave et intimidant.

L'homme paraissait avoir environ soixante ans. Il était grand; se voûtait par moments, par habitude de saluer ou de se recueillir; puis, se redressait avec lenteur, non par fierté, mais par indépendance. Ses cheveux grisonnaient et s'espaçaient, sur un front large, bien modelé. Ses yeux, d'un bleu profond, paraissaient endormir une flamme, bien contenue sous des arcades avancées. La pâleur du teint mat dénonçait une souffrance chronique, victorieuse, que tout pourtant voulait dompter, dans cette physionomie si mâle dans sa douceur. Sa lèvre, un peu forte, mais d'un dessin correct, était accoutumée au sourire, comme au symbole silencieux de la douleur. Le menton soigneusement rasé, un peu proéminent, trahissait une volonté solide; on devinait un homme peut-être foudroyé au dedans, mais bravant encore la foudre.

Le costume était sévère, sans recherche. Il consistait en une redingote longue, boutonnée, devenue un peu large pour le corps qui, tout robuste qu'il était, avait certainement maigri. Une cravate noire à pans retombants et retenus, dans un gilet haut, par une simple épingle, ne laissait voir, dans tout ce costume sombre, au-dessous de cette blancheur épanouie du visage, qu'un liseré de linge blanc autour du cou. Les mains dégantées, mais dont l'une tenait les gants serrés et allongés, étaient fort belles, sans anneau. Tout, dans cet homme, était grave, harmonieux, simple et peu commun. On pouvait se livrer, sur son état ancien ou actuel, dans le monde, à plusieurs hypothèses; mais le caractère profondément, absolument humain, était celui qui s'offrait tout d'abord à l'observateur.

M. Barbier n'avait pas le temps d'observer. En subissant le charme, il le justifiait par la similitude des professions. Il avait une hâte naïve d'entendre encore la voix, sonore et juste, qui lui avait mis dans l'oreille, dès les premiers mots, comme l'écho d'un prétoire.

—Parlez, monsieur, dit-il avec dignité.

L'inconnu hésita, eut un gonflement de la poitrine, qu'il apaisa sous sa main, et répondit enfin:

—Excusez-moi, monsieur. J'ai tant désiré cet entretien, que je ne pensais plus à la difficulté de le commencer. Je voudrais, avant tout, vous inspirer de la confiance.

M. Barbier que cette diction, savante jusque dans son effusion sincère, prédisposait de mieux en mieux, eut un mouvement de la tête et fit un geste de la main qui exprimait une intention formelle de respect ou au moins de déférence, en tout cas, une exhortation courtoise.

L'inconnu s'inclina, et lentement, avec cette coquetterie que les suppliants mettent dans une caresse qui leur est permise, en modulant la phrase:

—Je vous remercie.

Il se redressa, et on eût dit qu'il avait puisé du sang dans son coeur pour le faire remonter à ses joues, qui se colorèrent, comme du reflet d'un crépuscule invisible au dehors. Le jour gris-cendré venant du jardin rendait cette rougeur plus éclatante.

Elle dura peu. L'homme voulait redevenir froid. Il passa sa main blanche sur son front, sur ses joues, et les glaça, puis la promenant sur sa bouche, il rendit à celle-ci sa souplesse; alors, droit, regardant bien en face le sous-secrétaire d'État:

—Monsieur, lui dit-il, je viens vous dénoncer un crime!

M. Barbier tressaillit, se recula, heurta de son épaule la vitre de la grande fenêtre, et presque effaré, balbutia:

—Un crime! Cela ne me regarde pas.

—Comment! ne représentez-vous pas la justice?

—Oui, celle qui nomme les magistrats. Vous auriez plus tôt fait de vous adresser au parquet, à la préfecture de police, ou simplement au commissaire de votre quartier. Moi, je ne pourrais que transmettre des instructions.

—Cela serait bien, si le crime était consommé…

—Quoi! il n'est pas commis?

—Non.

—Alors, ce n'est qu'une supposition de votre part?

—Dites: la certitude qu'il se commettra!

M. Barbier abasourdi de l'étrangeté de cette confidence, eut, un sourire, et croyant se soustraire au charme qui le taquinait, demanda d'une voix qui s'aiguisait:

—Ce crime est-il imminent?

—Dans trois semaines, il sera sans remède.

—Dans trois semaines! Alors, il n'y a pas une urgence absolue…

Le sous-secrétaire d'État était maintenant moins curieux que désappointé.

Cette moquerie supérieure, qui entre pour beaucoup dans la vocation des hommes d'État, s'agitait en lui. Il voulait se venger d'une émotion surprise, malavisée; il commençait à croire qu'il avait eu affaire à un maniaque.

Mais la raillerie naissante s'éteignit sous le rayon qui partit des grands yeux bleus de l'inconnu. Les cheveux du vieillard, qui pencha la tête et qui la mit sous le jour tombant, parurent blanchir davantage.

Avec une douceur indulgente et souveraine, il dit:

—Vous me prenez pour un fou, n'est-ce pas? Oh! je le comprends! C'était ma crainte, la raison de mon embarras. J'espère pourtant que, quand vous m'aurez entendu, vous ne verrez plus en moi qu'un homme très malheureux, qui a besoin de se confier à des coeurs honnêtes… J'avais, en me présentant ici, l'ambition de parvenir directement au ministre. C'est un vieillard, comme moi, plus âgé que moi, un père de famille. Si vous voulez obtenir qu'il m'écoute!…

Ce fut au tour du sous-secrétaire d'État à rougir. Cet étranger lui donnait une leçon. Il repartit très poliment:

—M. le ministre ne pourrait vous recevoir, ni ce soir, ni demain; je suis prêt à vous écouter.

—C'est que… vous n'aviez que cinq minutes à m'accorder, et en voilà une ou deux…

—De perdues? voulez-vous dire, interrompit courtoisement M. Barbier. Si vous le pouvez et si vous le voulez, monsieur, si l'affaire très grave, à ce qu'il paraît, dont vous avez à m'entretenir, ne doit pas s'aggraver pour un retard de quelques heures, je me tiendrai demain, pendant toute la matinée, à votre disposition. Ce soir, il est vrai, je suis un peu pressé… Cependant si vous voulez me dire sommairement ce dont il s'agit…

—Sommairement!

Ce mot avait presque blessé le vieillard. Il eut un sourire qui ne voilait rien de sa tristesse.

—Sommairement! répéta-t-il, ce serait m'exposer encore au soupçon de folie. Je tiens à vous persuader que j'ai toute ma raison. Mais, pour me croire, il faut entendre des explications qui ne peuvent être sommaires. Vous le savez, monsieur, quand on porte longtemps en soi une idée, on l'a roulée si souvent qu'on l'a resserrée, qu'on en a fait une balle; on la croit irrésistible. Mais le jour de frapper, on s'aperçoit que le plomb gagne à s'émietter. Il ne s'agit plus de trouer la conviction, il faut l'envelopper, la pénétrer.

L'inconnu s'arrêta, comme scandalisé de l'image dont il se servait, honteux de sa rhétorique, un reste de vieille habitude oratoire que l'émotion ravivait.

Il craignit de gâter l'opinion favorable qu'il voyait naître malgré tout, et alors, simplement, avec une bonhomie d'homme supérieur, en même temps qu'avec une aisance d'homme du monde, il dit au sous-secrétaire d'État:

—Vous l'avez très justement remarqué, monsieur; s'il ne s'agissait que d'un crime vulgaire, banal, bien qu'il n'y ait encore que le flagrant délit de la préméditation et que l'acte infâme ne soit pas accompli, je devrais m'adresser au parquet, à la police, au commissaire, aux gendarmes; mais ce crime est d'une nature si spéciale, les coupables sont d'un rang qui les met si sûrement au-dessus des intimidations ordinaires, que j'ai besoin d'un secours, délicat autant que tout-puissant… que je m'adresse à la justice, en dehors des juges qui punissent les crimes bien avérés, palpables, mais qui ne les empêchent pas, et qui, d'ailleurs, ne punissent pas toujours.

—Vous excitez ma curiosité! ne put s'empêcher d'avouer le sous-secrétaire d'État.

—C'est un augure que j'emporte. Puisse-t-il me valoir votre pitié!

—Pour vous, monsieur?

—Oh! moi, il ne faut pas me plaindre. Ce n'est pas pour moi que je suis ici. Je ne peux plus être ni sauvé, ni perdu. J'ai ma croix; je la porte, et je veux la porter seul. C'est pour un être innocent, que j'ai recours à vous.

La voix du vieillard, toujours basse, sonore, s'était mouillée d'une larme cachée.

Il leva les yeux au plafond, et avant que M. Barbier, intimidé, attiré de plus en plus par le charme de ce désespoir austère, fût intervenu de nouveau, l'homme continua avec une politesse extrême:

—Je vous suis profondément reconnaissant, monsieur, de l'audience que vous m'accordez pour demain; à quelle heure?

—Je suis à mon bureau à dix heures.

—A dix heures, soit.

L'inconnu saluait pour se retirer.

—Vous donnerez votre nom à l'huissier, dit M. Barbier, sans trop de malice, avertissant ce visiteur qu'il ne s'était pas nommé.

—Mon nom!

Le vieillard s'arrêta, surpris, fit un léger mouvement en arrière; mais reprenant aussitôt son attitude digne et simple:

—C'est juste!… Mon nom vous ne l'avez pas; voici ma carte.

Dans l'obscurité croissante du cabinet, le sous-secrétaire d'État prit la carte et la glissa dans une des poches de son gilet; puis, respectueusement, il reconduisit, comme il eût reconduit un procureur général, ou un conseiller à la cour de cassation, cet étranger qu'on n'avait pas voulu introduire.

En traversant le grand salon d'attente, sans doute un peu confus d'être escorté, l'étranger jeta un regard aux portraits des chanceliers, dont l'hermine se distinguait dans le crépuscule d'une soirée de mars, et parut les saluer, en les invoquant. On eût dit qu'il les connaissait de vue.

La politesse de M. Barbier n'était pas due tout entière à la fascination. Instinctivement, le sous-secrétaire d'État voulait reprendre sur l'huissier la supériorité que celui-ci avait prétendu s'attribuer en renvoyant un importun, et, dans le vestibule, saluant une dernière fois l'inconnu:

—C'est convenu; à dix heures; je vous attendrai. On vous indiquera mon bureau.

—Je le connais, dit l'homme mystérieux, en répondant au salut et en sortant.

L'huissier tenait ouverte la porte extérieure.

Il se crut obligé de saluer plus bas que ne l'avait fait M. Barbier, ce solliciteur soudainement réhabilité et transfiguré, qui connaissait les êtres du ministère, qui était venu souvent sans doute, autrefois, au bon temps, quand les huissiers étaient considérés et habillés plus souvent à neuf, à l'époque des belles livrées, sous l'empire.

II

Le sous-secrétaire d'État fit son entrée dans le salon de M. le garde des sceaux, au moment où celui-ci regardait sa pendule, les sourcils froncés, et où la pendule sonnait la demie.

Le ministre salua d'un hochement de tête son jeune collaborateur; mais ne lui fit, ni compliment d'arriver à l'heure exacte, ni reproche d'avoir failli se faire attendre. Cette ponctualité était d'un zèle suffisant.

Les dîners ministériels, surtout quand ils sont nombreux, paraissent les repas de corps des croque-morts de l'esprit. On y célèbre l'enterrement du défunt, mais sans que rien le rappelle.

Les dimensions de la table, la diversité et l'importance des convives, la peur d'être pris au mot, quand on n'est pas sûr d'en dire plus d'un par quart d'heure, la présence des domestiques, qui peuvent comparer les ministres en exercice aux ministres passés, et souvent dénoncer à ceux-ci les prétentions de ceux-là, l'embarras d'une argenterie d'apparat, entremêlée de fleurs traditionnelles et qui isole les vis-à-vis, plus encore que la distance, tout paralyse la conversation générale et ne permet, tout au plus, que les dialogues entre voisins.

Le sous-secrétaire d'État se trouvait placé à côté du préfet de police.

Tous deux étaient jeunes, tous deux nouveaux en fonction. La lune de miel des fonctionnaires leur suggère des intempérances de tendresse et des indiscrétions de bonheur. Tous sont bavards, au début de leur importance. Leur première fatuité se décèle par la confidence de leurs bonnes fortunes administratives.

Le préfet égaya le sous-secrétaire d'État par quelques révélations malicieuses.

La police est un confessionnal et un dispensaire, et, comme les pénitents ou les malades n'y vont pas offrir leurs confessions, le secret n'est pas rendu absolument obligatoire par la confiance.

Tout à coup, M. Barbier, qui n'avait à opposer que des cancans administratifs aux racontars de la police secrète, fit un petit bond sur sa chaise, et, interrompant son voisin:

—Je vais probablement empiéter sur vos attributions, mon cher préfet.

—A quel propos?

—On s'adresse au ministère de la justice pour prévenir un crime.

—Un complot?

—Je ne crois pas. On m'a parlé d'une victime innocente.

—Il n'y a pas alors de politique dans l'affaire. Est-ce un meurtre?

—Je ne sais pas.

—Un viol? un enlèvement? une séquestration?

—C'est possible!

Le préfet vida un verre de bourgogne qu'on venait de lui verser, et, d'un ton de raillerie:

—Comment! vous ne savez rien?

—Non, rien encore.

—On se moque de vous.

—Je ne crois pas.

Le préfet écrasa sur le bord de son assiette une boulette de mie de pain qu'il avait triturée, pendant ses divers récits, et avec un sourire d'artiste qui va professer:

—Vous le verrez! on se moque de vous. Quant à moi, si je gobais le quart des dénonciations qui m'arrivent tous les matins, je ferais, tous les soirs, arrêter cent personnes dans Paris.

Le mot gober était permis entre deux anciens camarades du même banc, au centre gauche de la Chambre; d'ailleurs qui donc est plus à portée de puiser dans l'argot que le préfet de police? Mais le mot n'en était pas moins une moquerie. M. Barbier sourit, à son tour à cette piqûre sans venin.

—Mon cher, je ne suis pas plus gobeur qu'un autre. Quand le dénonciateur a une apparence respectable…

Le préfet interrompit:

—Si les coquins n'étaient pas capables de surprendre le respect, il y aurait moins de dupes.

—Je serais bien étonné d'avoir affaire à un coquin. Le chef de la police avança son coude sur la table, comme il eût fait à la tribune, et répliqua:

—Les honnêtes gens ne sont pas moins sujets à caution que les coquins. Leur candeur les abuse grossièrement et leur vertu les rend infatigables à harceler la police. Vous ne savez pas à quel héroïsme d'espionnage l'honnêteté peut pousser? On se fait, en général, une très fausse idée dans le public du nombre des instruments que nous mettons en oeuvre. Paris serait extraordinairement surpris d'apprendre avec combien peu d'agents embrigadés nous veillons sur lui. La plupart de nos captures importantes nous sont facilitées par des amis, pris de scrupule, qui ne veulent pas avoir sur la conscience la cachette d'un voleur ou d'un assassin, qui nous le livrent, sous la seule condition d'être tenus à l'écart de l'instruction, pour ne pas être exposés à des vengeances… Je ne vous parle pas des complices qui mangent le morceau, afin de bénéficier de cette complaisance… Voilà pour les crimes accomplis et dont nous poursuivons les auteurs. Mais les soupçons, faciles à concevoir, après une audience de cour d'assises, après la représentation d'un drame! mais les billevesées des peureux! Rappelez-vous, pendant le siège de Paris, la terreur patriotique conçue par de braves gardes nationaux, toutes les fois qu'ils voyaient une chandelle allumée, ou une lampe à abat-jour de couleurs, au cinquième étage d'une maison du boulevard Montmartre! Ils allaient dénoncer des espions, qu'on ne trouva jamais. Avant d'être préfet de police, pendant la Commune, j'ai connu un épicier, estimé, incapable de fausser la vérité, autrement qu'avec ses balances, qui a dénoncé et fait fusiller, le plus innocemment du monde, par l'armée de Versailles, le plus innocent de ses voisins, un chimiste, parce que celui-ci se livrait à des manifestations inconnues dans l'épicerie et qu'on assurait être des fabrications de fusées incendiaires! Cela m'a rendu défiant. Je reçois des lettres de femmes mariées, me demandant de faire expulser, ou de faire enrégimenter par le bureau des moeurs des demoiselles qui les font jalouses; sans compter les belles-mères qui ne se rendent pas compte des agissements de leur gendre; les concierges et les propriétaires qui veulent sauvegarder la réputation de leur immeuble, compromise par des locataires mystérieux! On méprise mes agents, sans se douter qu'ils ont des émules, plus féroces et plus crédules dans beaucoup d'honnêtes gens.

—Et les honnêtes gens ne vous donnent jamais un bon avis?

—Jamais c'est trop dire. Si; quelquefois.

—Vous voyez donc bien!

—Mais ils se trompent quatre-vingt-quinze fois sur cent.

—Vous avez plus confiance dans les coquins que vous exploitez et qui vous exploitent?

—Non, pas plus, mais tout autant. Les naïfs se trompent; les coquins veulent nous tromper. Il n'y a pas de catégorie pour la vérité.

—C'est égal, reprit M. Barbier, en insinuant deux doigts dans la poche de son gilet, vous avez beau dire, j'ai bonne opinion de l'homme que j'ai reçu ce soir.

—Ah! il vous a remis un premier rapport?

—Non. Je l'attends demain.

—Je suis à vos ordres, si vous croyez qu'il vous indique une piste à suivre.

M. Barbier se mit à rire.

—Je tâcherai de me passer de vous.

—Je vous en défie!

—Vous m'en défiez?

—Sans doute; et si vous y tenez, je prends même l'engagement de savoir, une heure après vous, ce dont il s'agit et d'aviser, deux heures avant vous, à ce qu'il faudra faire.

Le sous-secrétaire d'État promena les yeux autour de lui:

—Est-ce que vous auriez des agents ici?

Le préfet s'amusa à passer rapidement la revue des domestiques en livrée, qui servaient à table.

—Peut-être! En tout cas, il ne m'est pas difficile, vous le comprenez, de mettre quelques-uns de mes gens, en observation sur la place Vendôme; d'avoir les noms, les adresses, de toutes les personnes qui sortiront d'ici, après une audience…

—C'est vrai, répliqua le sous-secrétaire d'État, qui avait pris du bout des doigts la carte de son visiteur, et la remuait dans son gousset. Vous pouvez filer tout le monde. Faisons mieux, voulez-vous? Collaborons… Pouvez-vous, d'ici demain matin dix heures, savoir quel est le personnage qui m'a remis sa carte… que je n'ai pas encore lue?

M. Barbier tira de sa poche le petit carton sur lequel un nom était écrit à la plume et non imprimé. Il lut:

LOUIS HERMENT Boulevard des Batignolles, 20

Il passa la carte à son voisin.

Le préfet la reçut, comme un expert reçoit une pièce à juger; il l'examina, et dit ensuite:

—Votre visiteur ne rend guère de visites. Je gagerais que cet autographe est le seul de son espèce. Votre homme a prévu qu'il serait obligé de vous donner son nom et son adresse. Il a confectionné ceci à votre seule intention. Le carton a été découpé par un canif et une règle, ce matin; l'écriture est toute fraîche; quant au nom, il est tracé avec une application qu'on n'a pas d'ordinaire, en reproduisant sa signature. Aucun trait n'échappe à la volonté de bien écrire. Voulez-vous mon sentiment? C'est là un faux nom.

—Pourquoi, alors, aurait-il ajouté son adresse?

—Si le nom est faux, l'adresse est fausse. Il s'agissait uniquement de vous inspirer une demi-heure de confiance. L'homme ne prévoyait pas que vous me rencontreriez et que j'enverrais un agent à son prétendu domicile.

—De sorte que, demain matin, à dix heures, vous pourriez me donner des renseignements sur cet individu?

—A dix heures, soit. Je ne vous garantis pas, pour une heure si matinale, toute la vérité, ni même la vérité vraie; mais nous aurons des vraisemblances, des conjectures, et, pour un commencement d'enquête, cela suffit… Tenez! Je vois déjà que ce M. Herment est un homme déchu.

—A quoi voyez-vous cela?

—A la petite prétention de la carte, et à l'adresse. Nous avons bien des naufragés dans ce quartier-là!

—Je vous affirme qu'il a l'air très respectable, une belle figure.

—On sauve tout cela du naufrage. Quel linge a-t-il?

—Ah! parbleu, vous m'en demandez trop. Il faisait presque nuit. Mais vous voyez qu'il a les mains propres, puisque sa carte est immaculée.

Le dîner était fini. Le ministre se levait de table.

La conversation en resta là. Mais elle se renoua pour une seconde, quand, d'assez bonne heure, avant tous les convives, après avoir pris congé du garde des sceaux, d'une façon ostensible, pour être, remarqué, le préfet de police se retira.

C'est la coquetterie d'un fonctionnaire de cet ordre de paraître pressé de partir, comme si Paris brûlait, s'insurgeait ou s'égorgeait, pendant chaque minute perdue dans le monde.

M. Barbier, qui semblait le guetter, le retint à la porte du salon principal, et le reconduisant jusqu'à, l'antichambre, avec l'aisance d'un homme qui est presque chez lui:

—J'ai oublié de vous demander un renseignement, mon cher préfet. Je ne sais pas ce que M. Herment doit me raconter; mais dans le cas où ce brave homme—car je m'en tiens à ma première impression—me dénoncerait réellement un crime, une machination contre quelqu'un; bien que je sois décidé à rester dans une grande réserve, je voudrais cependant savoir quels sont les moyens préventifs que possède la police.

—Elle n'en a qu'un, l'intimidation. Cela réussit auprès des malheureux, des jeunes gens, mineurs ou majeurs, qui ont l'instinct du salut, sans en avoir la force, auprès des déclassés, des gens nerveux. C'est notre plus beau rôle; mais c'est le moins justifié par la loi. Nous rendons, sous ce rapport, à bien des familles, des services qui nous seraient interdits, si les gens que nous faisons venir osaient invoquer la légalité. Mais ils l'ignorent, ou ils n'osent pas, et c'est tant mieux pour la morale. On connaît si peu la loi en France, et on croit la liberté individuelle si mal garantie! Le code est si souvent une arme excellente pour les coquins et les mauvais sujets, qu'il faut bien excuser un peu d'arbitraire, au profit des honnêtes gens qui se défendent. Si vous saviez combien de pères de famille, combien de mères elles-mêmes viennent nous demander naïvement des lettres de cachet!

—Et vous en donnez?

—En général, nous n'arrêtons personne, arbitrairement. Mais notre triomphe est de faire croire que nous pouvons arrêter tout le monde.

—Qui donc peut croire cela?

—Qui? Les malheureux, je vous l'ai dit, les jeunes gens; mais encore faut-il qu'ils soient d'une certaine catégorie sociale. Les gens du monde sont difficiles à intimider, autrement que par la peur du scandale. Quant aux gens du grand, grand monde, ils nous échappent avant le crime; c'est bien assez de les attraper quelquefois après… Voilà, mon cher collaborateur, ce que je mets à votre disposition… Comme il est probable qu'il ne s'agit pas d'une affaire du grand monde, nous pourrons toujours dire à Croquemitaine de faire du bruit dans la coulisse…

—Je vous remercie, dit M. Barbier. Ce n'est pas grand'chose que
Croquemitaine: il n'y a plus d'enfants!

—Plus d'enfants? Mais il n'y a que cela!

—Taisez-vous! Si le ministre vous entendait!

—Croit-il donc avoir affaire à des hommes?

—Chut! mauvaise langue.

—Mon cher, dans un gouvernement démocratique il faut toujours se maintenir en verve d'ironie; on peut retourner si vite à l'opposition!… Au revoir, à demain!

—A demain!

III

Le lendemain, M. Barbier arrivait au ministère de la justice avant dix heures.

Il avait surpris le garçon en train d'épousseter d'un regard lent et habitué les lettres éparses sur le bureau. Ce vieil employé fut tenté de croire à un coup d'État: car depuis le 2 décembre 1851, jamais un ministre, ou son clair de lune, n'avait lui de si bon matin.

M. Barbier lui-même fut très étonné, après coup, d'avoir été si matinal. Il sourit en remarquant que la pendule officielle n'était pas plus en avance que sa montre; c'était sa curiosité seule qui l'avait trompé.

Il s'occupa de quelques affaires; mais elles furent examinées en cinq minutes et il eut le loisir d'un peu d'ennui.

A dix heures un quart, on venait le prévenir que M. Louis Herment était là.

Avant de le faire introduire, le sous-secrétaire d'État s'assura qu'il n'était venu, ni pour lui, ni adressé directement au ministre, aucun message de la préfecture de police.

Le mystère n'était pas si facile à pénétrer! C'était une première manche gagnée dans la partie engagée avec le préfet de police. Mais le sous-secrétaire d'État fut moins frappé que dépité de ce succès négatif. Il donna l'ordre de faire entrer M. Herment.

En le revoyant, au jour clair et matinal, M. Barbier le trouva moins vieux que la veille, mais aussi imposant, aussi attirant.

Le visage, qui gardait la même pâleur, avait cependant une translucidité plus facile. On sentait qu'un feu intérieur pouvait, au moindre souffle, s'y répandre et le colorer. Les yeux brillaient d'une angoisse contenue et aussi d'une espérance forcée. La bouche était comme préparée à l'éloquence, tant elle s'ouvrit vite à un sourire de courtoisie, de remerciement et de supplication, qui était charmant dans ce masque sévère et qui, pourtant, n'avait rien de contraint.

—Décidément, c'est un ancien magistrat, pensa M. Barbier.

Il montra un fauteuil, placé près de son bureau qui lui permettait de bien voir son visiteur, en ayant l'air de lui permettre seulement de le bien écouter.

M. Herment, en s'asseyant, éloigna un peu le fauteuil. Il n'avait pas l'habitude de parler de si près. Sa voix, son émotion, sa conviction avaient assez de portée. Il plaça presque familièrement son chapeau sur le bord du bureau plat, justifiant cette prise de possession par un rouleau de papier qu'il déposa dans le chapeau; puis il remercia, en quelques mots, polis sans obséquiosité, le haut fonctionnaire qui lui avait réservé cette audience.

—On ne nous dérangera pas, dit obligeamment M. Barbier.

—Je vous ai prévenu, monsieur, reprit d'une voix grave M. Herment, que j'avais à vous dénoncer un crime. Je ne crois pas qu'il puisse s'en commettre un plus grand…

Il s'arrêta, respira; son inquiétude l'oppressait. Après deux secondes de repos, il continua:

—Vous savez sans doute, monsieur, tous les journaux en parlent, qu'on doit célébrer dans trois semaines, à l'église de la Madeleine, le mariage de mademoiselle Marie-Louise de Thorvilliers avec le prince de Lévigny.

M. Barbier ignorait absolument l'annonce de ce mariage. Ce n'était pas sur les faits-divers de cette nature, qu'il recevait tous les jours, un rapport du bureau chargé de lire, de contrôler et d'analyser les journaux; mais il n'ignorait pas que le duc de Thorvilliers portait un des plus grands noms du faubourg Saint-Germain, et que le prince de Lévigny était, par sa fortune, par ses alliances, un des partis les plus considérables du même quartier.

Le sous-secrétaire d'État fit un signe de tête, comme s'il était très informé de cet événement mondain, et demanda avec un étonnement légèrement ironique:

—C'est à propos de ce mariage que vous avez une communication à me faire?

—Oui, monsieur.

—Je vous écoute.

—Ce mariage serait un crime. Il faut, à tout prix, l'empêcher.

M. Barbier eut un petit bondissement de surprise sur son siège.

—Un crime! Un si beau mariage! L'empêcher à tout prix, dites-vous? Je ne comprends pas.

Il regardait M. Herment, repris du doute qu'il avait eu la veille, se demandant si son visiteur n'était pas fou.

Celui-ci devinait bien la surprise qu'il provoquait. D'une voix vibrante, fermant à demi les yeux pour ne pas voir les paroles qui allaient effleurer ses lèvres, il continua:

—J'espère que vous comprendrez bientôt. Est-ce qu'il y a un plus grand crime, par exemple, que de sacrifier une enfant à la plus effroyable ambition, à la plus basse vengeance?… que de marier une jeune fille chaste, d'une admirable candeur, à un débauché, perdu d'honneur, perdu de vices, perdu de santé?

M. Herment avait parlé avec véhémence; il laissa cependant tomber les derniers mots, hésitant à les prononcer.

M. Barbier craignait d'être déçu. Le crime ne lui apparaissait pas nettement; il n'en mesurait pas la profondeur. Sa déception se compliquait d'un prodigieux effarement. Qu'est-ce que M. Herment, cet habitant du boulevard des Batignolles, pouvait avoir à démêler avec ce projet de mariage aristocratique? Une jeune fille mariée par ambition; n'était-ce pas le drame vulgaire?

Il se taisait et réfléchissait; M. Herment reprit vivement, en se redressant sur son fauteuil:

—Oui, le prince de Lévigny n'est pas seulement un niais, incapable de comprendre l'âme de celle qu'on prétend lui donner; ce n'est pas seulement un joueur éhonté, qui serait ruiné, s'il n'était pas trop riche pour être jamais au bout de sa fortune et des héritages qu'il n'attendra pas; car avant six mois il sera mort; c'est encore, je vous le répète, monsieur, le rebut des boudoirs de la prostitution… Il a une maîtresse qu'il gardera après son mariage, car elle a le secret de toutes ses infamies, mais qui n'est que l'infirmière de ce gangrené. Je le sais… J'ai acheté à cette femme la preuve, les prescriptions des spécialistes, et c'est à ce cadavre que le duc de Thorvilliers, méchamment, scélératement, dans un but que vous saurez, veut lier cette jeune fille charmante, pure. Il sait la vérité sur ce gendre honteux; mais il en a besoin pour son orgueil et pour sa vengeance. Voyez-vous le crime, monsieur? Flétrir, empoisonner sciemment une enfant sans défense… Voilà ce qu'il faut empêcher, au nom de la morale, au nom de la pitié… Voilà ce que je ne veux pas… Ce que je viens vous dénoncer.

M. Herment frappait de sa main large et blanche le bras de son fauteuil; il ne baissait plus les yeux. Il regardait le sous-secrétaire d'État en face, essayant de le magnétiser de la flamme de ses prunelles, de le convaincre par le frissonnement de sa bouche.

M. Barbier soutint le choc de cette éloquence électrique. Il comprenait un peu, mais pas assez.

—Décidément, se disait-il, pour s'excuser d'être ému et pour s'en venger, c'est un ancien avocat général ou un président. Mais de quoi se mêle-t-il?

—Avant tout, monsieur, reprit-il d'un ton de condescendance, je vous demanderai à quel titre vous voulez intervenir dans ce drame de famille.

—A quel titre?

M. Herment se troubla, rougit; mais sa pâleur reprit le dessus, et aussi son courage:

—Ne vous suffit-il pas de savoir que le fait est vrai? Ne vous suffit-il pas que je vous en donne la preuve? que vous puissiez l'acquérir vous-même? Qu'importe qui je suis! Un vieillard qui connaît, depuis sa naissance, cette jeune fille, cette orpheline, car sa mère est morte, et M. le duc de Thorvilliers ne compte pas pour l'amour paternel… Je suis le premier venu, mis au courant d'une atrocité… Je viens vous la dénoncer, crier au meurtre!

—Mais il n'y a pas de meurtre, répliqua M. Barbier.

—Il y a pis que cela; il y a le supplice de l'innocence.

—En tout cas, ce cri de détresse ne vous est pas permis, si vous n'êtes ni le tuteur, ni le parent, à un degré quelconque.

—C'est vrai! dit tristement le vieillard. Voilà pourquoi, au lieu de m'adresser à la police, je m'adresse à vous. Non, je le sais, on me fermerait la bouche, si je dénonçais publiquement cet attentat; on me traiterait de calomniateur; on me condamnerait; on m'enfermerait. Je n'ai aucun droit, que celui de l'intérêt que je porte depuis vingt ans à cette enfant. Cela ne suffit pas pour une action publique; mais cela doit suffire pour une action… discrète; car enfin, il y a la loi morale au-dessus de la loi étroite… Ah! si vous pouviez pénétrer toute l'horreur de ce crime!

M. Herment éleva les bras, par un geste, si solennellement tragique, qu'il étonna plus qu'il n'émut M. Barbier.

On eût dit un acteur, jouant avec génie une scène, mais la jouant au naturel, ou un procureur fulminant un réquisitoire, en tout cas, un orateur que l'art transfigurait dans son explosion la plus élevée, la plus sincère.

M. Barbier, intrigué par ce mélange de passion et de suprême habileté, ne fut que plus curieux de connaître son visiteur.

—Vous ne m'avez pas répondu, monsieur, reprit-il d'un ton presque caressant. Je ne doute pas de votre parole, mais encore faut-il que je sache…

—J'ai été le premier maître… plus que cela, le premier ami, de cette jeune fille, répondit M. Herment avec une précipitation singulière, en coupant la parole à M. Barbier.

—Son professeur? demanda le sous-secrétaire d'État, de plus en surpris.

—Oui, monsieur.

En disant cela, M. Herment rougissait.

—Est-ce M. le duc de Thorvilliers qui vous avait donné cette fonction auprès de sa fille?

M. Barbier faisait cette question, faute d'en trouver une autre.

Ce singulier professeur confondait toutes ses idées.

Sa question cingla le coeur de M. Herment qui se souleva de son fauteuil, en s'appuyant sur les bras, et, avec un étincellement des yeux, presque farouche:

—Non, balbutia-t-il, ce n'est pas le duc qui m'avait chargé de ce devoir.

—Alors, veuillez m'expliquer…

M. Herment retomba dans son fauteuil, baissa la tête, et, la relevant presque aussitôt, avec décision:

—Il faut bien que vous sachiez tout… je suis résolu à tout dire: je ne suis pas seulement le premier maître de cette jeune fille… je suis son père.

La confidence devenait fort intéressante.

M. Barbier, accoudé sur son bureau, caressait lentement sa bouche de son doigt, pour y attirer des paroles sages; il réfléchissait.

A ce moment, on frappa légèrement à la porte, et un huissier apporta une lettre qu'il tendit silencieusement au sous-secrétaire d'État.

C'était le rapport attendu. Le préfet de police s'excusait d'être un peu en retard; mais les renseignements avaient été difficiles à prendre, tant M. Herment vivait entouré de précautions et enveloppé de silence.

On avait pu faire causer une femme qui s'occupait de son ménage, et voici ce qu'on avait recueilli.

«Herment n'est pas son nom. Il cache son nom véritable. Il reçoit peu de visites. Il sort souvent, surtout depuis un mois. Il lui est arrivé de rentrer fort tard, et quelquefois de ne rentrer que le matin. Les voisines prétendent qu'il assiste à des conciliabules légitimistes. Il occupe une petite chambre, au troisième, dans une maison meublée. Quelques bijoux de famille font supposer qu'il avait autrefois une grande fortune. Il a sur un cachet et sur une bague des armoiries. La propriétaire est persuadée que c'est un grand seigneur qui se cache. Sa femme de ménage a découvert, pendant la visite qu'un chanoine de Notre-Dame a rendu un jour au prétendu M. Herment, qu'il est un prêtre interdit; ce qui alarme sa conscience de dévote… On le saura tantôt.»

M. Barbier laissa tomber le rapport devant lui.

Pendant qu'il lisait, M. Herment, les mains jointes et pressées sur sa poitrine pour y faire rentrer le secret de tendresse qui s'en était échappé, avait une attitude ecclésiastique, dans une sorte de contemplation paternelle, qui achevait la révélation.

Le sous-secrétaire d'État sentait dans son front des piqûres d'aiguilles. Le mystère devenait dramatique. S'il n'appréciait pas encore à toute sa valeur le crime dénoncé, il entrevoyait dans le dénonciateur du crime, lui-même, sinon un criminel, au sens juridique du mot, du moins un grand coupable selon le morale. Le personnage, toujours mystérieux, ne perdait pas de son intérêt pour cela.

Quel drame ou quel roman sous ces trois révélations? Un grand nom caché, une grande fortune perdue, un prêtre qui était père, dans ce pauvre homme logé en garni, aux Batignolles!

—Monsieur, dit brusquement M. Barbier, en posant devant lui la note de la police, vous ne portez pas votre nom!

M. Herment s'éveilla en sursaut de son rêve, darda ses yeux qui se reculèrent dans leurs orbites profondes, vit et devina sur le bureau le papier de la police, que l'enveloppe, bâillant encore après l'effraction, dénonçait.

Il eut un plissement du front; son sourire s'aiguisa. Il répondit avec une intention de fierté:

—Il serait plus exact de dire que je ne porte pas mon nom tout entier et que j'en ai traduit une partie en français.

—Vous êtes étranger?

—Non, monsieur, mon nom de famille est alsacien. Je suis le comte Louis Hermann d'Altenbourg. J'ai bien le droit, sous la République, de ne pas me targuer d'un titre, et depuis que mon pays est allemand, de traduire Hermann par Herment… Est-ce là, monsieur, tout ce que la police a découvert sur mon compte?

—Non.

—Ah!

M. Barbier hésita à continuer. Cette femme de ménage, après tout, s'était peut-être trompée! Sans être ni dévot, ni catholique, ni peut-être chrétien, le sous-secrétaire d'État au ministère de la justice l'était également au ministère des cultes. Cela suffisait pour qu'il lui répugnât de trouver un prêtre réfractaire et adultère dans cet homme si grave, si digne, si émouvant.

Pendant sa courte hésitation, et tout en remuant le papier accusateur, M. Barbier se souvint que M. Herment connaissait très bien le ministère et ses êtres. Il y était venu sans doute, comme ecclésiastique, solliciter de l'avancement, ou essayer de s'y faire défendre.

Le sous-secrétaire d'État voulut durcir sa voix, lui donner la tonalité d'un fonctionnaire qui fonctionne; mais sa gêne persistait. Il dit:

—La note que j'ai là me donne un renseignement que vous avez omis et qui vous embarrassait sans doute… Vous êtes un prêtre interdit?

M. Herment s'attendait à cette question. Il resta impassible:

—Oui, monsieur.

Il se fit un petit silence.

M. Barbier regardait un peu en dessous le prêtre, et celui-ci le regardait fixement, de ses yeux qui n'étaient plus tentés de pleurer.

M. Herment ajouta simplement, gravement, lentement:

—C'est parce que je suis frappé d'indignité, que j'ai besoin de vous, monsieur.

—Vous ne me facilitez pas la besogne!

—Serait-elle plus facile, si j'étais un homme marié, doublement adultère?

La remarque était audacieuse, étrange. Elle pouvait paraître cynique, de la part de ce prêtre, en apparence si respectable; mais il avait une façon si ordinaire de dire les choses extraordinaires, qu'il fallait croire à une aberration, plutôt qu'à une émancipation brutale de sa conscience, à une illusion candide de sa tendresse paternelle, plutôt qu'à l'entêtement d'un révolté.

—De toute façon, en effet, répliqua M. Barbier, en admettant la réalité de ce… danger pour votre enfant, nous sommes sans armes pour agir contre celui que la loi reconnaît comme père. M. le duc de Thorvilliers n'a pas, évidemment, désavoué sa…fille?

—Non, monsieur.

—Je crains que vous ne m'ayez fait une confidence inutile.

M. Herment secoua la tête.

—Vous ne savez rien encore!

M. Barbier eut un mouvement. Le récit promettait d'être intéressant, mais le tête-à-tête pouvait être long.

M. Herment se hâta d'ajouter:

—Ne craignez rien, monsieur, je n'abuserai pas de la faveur que vous m'avez faite ce matin. J'ai préparé, pour le jour où je rencontrerais un homme de coeur, de bonne volonté, qui pût m'aider, une confession écrite, que je me permets de vous laisser. Ce sera, si je meurs désespéré, mon testament moral. En tout cas, monsieur, je le jure devant Dieu, en qui je crois encore, c'est l'exacte vérité. J'ai voulu de très bonne foi me juger… Vous ne pourrez pas être plus sévère pour moi que je ne l'ai été moi-même, et cette sévérité-là m'a fait supporter le mépris de mes supérieurs… En me faisant descendre de la chaire où j'ai prêché, il y a vingt ans, avec succès, on m'a affranchi de l'obligation d'un mensonge qui m'eût accablé… C'était, bien assez du deuil effroyable que je portais… Vous verrez pourquoi je traite de deuil ce que d'autres appelleraient le remords; mais le repentir est-il autre chose que le regret d'une vertu flétrie, d'une illusion morte dans l'âme?… Voici, monsieur, ce manuscrit… Je voudrais qu'il fût plus court; mais j'ai tenu à expliquer tout… Je l'ai écrit sans vanité littéraire; lisez-le sans méfiance. Laissez-moi vous dire, en toute franchise, que je ne doute pas de vous; je veux que vous ne doutiez pas de moi. Cette confiance réciproque nous donnera une force et une inspiration qui n'auraient pu se dégager de relations vagues. Remarquez, monsieur, que je ne prétends pas usurper sur votre conscience. Ce n'est pas moi qui ai franchi le premier les limites d'une audience officielle. En demandant si vite à la préfecture de police ces renseignements sur moi, en manifestant une curiosité, dont je vous remercie, vous avez engagé un peu de votre coeur. Vous aviez la volonté de ne pas me traiter comme un importun et vous ne comprenez pas encore quel crime je vous dénonce. Vous ne me considérez plus comme un fou, de vous l'avoir dénoncé. C'est quelque chose. Ma démarche vous surprend; mais ma figure ne vous a pas donné l'indice d'un malhonnête homme. Je comprends la surprise; je suis touché de la présomption favorable. Ma situation de déclassé vous a causé un certain effroi. Bien qu'il ne s'agisse pas d'une protection publique, ni d'une protestation contre la sentence qui m'a frappé, vous vous demandez s'il n'y a pas une antithèse trop forte, trop brutale, entre le sous-secrétaire d'État au ministère des cultes et le prêtre interdit. J'espère, monsieur, que ces hésitations de votre part disparaîtront à la lecture de ces pages. J'en attends, non pas plus d'estime pour moi, mais plus de pitié pour mon malheur… Je suis bien malheureux! Nul homme ne peut l'être autant que moi!… Il y a un mot qui m'est interdit; car en quittant par force le costume de prêtre, je n'ai pas abjuré toute ma foi, c'est le mot de fatalité… Si je croyais que mon malheur fût fatal, je fléchirais sous le fardeau; mais je le subis comme une épreuve. Je me crois le droit de lutter, comme une créature punie, mais soumise au châtiment, en ne voulant pas que la méchanceté des hommes s'étende à une créature innocente. Sauvez ma fille; je vous en conjure, puisqu'elle va payer pour un coupable… Je reviendrai, monsieur, quand votre conviction sera faite, et elle se fera… Je vous renouvelle mes remerciements, de votre accueil, de votre enquête. J'en aurai d'autres à vous offrir, j'en suis sûr.

M. Herment laissa tomber sa voix, alourdie par des larmes retenues, sur ces derniers mots.

Peu à peu, en parlant, il s'était soulevé, il s'était levé. Ce fut debout et en tendant le manuscrit au sous-secrétaire d'État qu'il acheva ce petit discours.

M. Barbier l'avait écouté avec émotion, avec ce battement de coeur, tout à la fois égoïste et généreux, qui tient à la recherche d'un secret dramatique et au désir de se mêler d'une grande infortune à corriger.

M. Herment grandissait, au lieu de se diminuer, par ses fautes mêmes; il se redressait sans audace, mais noblement, pour laisser voir toutes les brûlures de la foudre, et, maintenant que le secret de son état se trouvait divulgué, il n'avait plus à prendre ces précautions qui lui donnaient des façons indécises.

Tout s'expliquait dans son aspect extérieur, son attitude, son geste, sa parole, par ses antécédents, par ses habitudes de prédication. Sa paternité tragique donnait à sa tristesse une majesté invincible; il restait fier par ce côté divin, sous les humiliations méritées par le prêtre.

M. Barbier ne refusa pas la confession qui lui était offerte; il promit de la lire, fixa un rendez-vous nouveau à quelques jours de là, et, se levant de son fauteuil en même temps que son visiteur, non avant lui, il le reconduisit avec respect jusqu'à l'antichambre.

Seul, revenu à sa place, M. Barbier souleva, soupesa, à plusieurs reprises, le manuscrit déposé, sans oser l'ouvrir, de crainte de se laisser prendre immédiatement au piège de cette lecture. Il se promettait la volupté de ce travail pour le soir, la solitude. Car, de bonne foi, il s'engageait à étudier ce drame.

En attendant, il enferma le rouleau de papier dans un tiroir; mais il ouvrit plusieurs fois le tiroir dans la journée, et à travers ses audiences, ses conversations avec le ministre, auquel il cacha cette visite, il ne cessa de penser à cet homme pâle, triste, doux et solennel, qui devait avoir beaucoup souffert.

Il se rendait compte du charme multiple et spontané de ce visiteur, qui était de grande race, de grande éducation, qui avait traversé les orages de la passion et en gardait l'électricité domptée, qui, après des épreuves, encore inconnues, mais vraisemblablement bien douloureuses, s'était réfugié, comme sur un cap suprême au-dessus d'un abîme, dans l'amour qui contient et résume tous les autres, dans le plus pur, même quand son origine est impure.

M. Barbier se croyait toujours aussi convaincu de ne pouvoir venir en aide à ce solliciteur intéressant; mais il se disait en soupirant:—C'est dommage!

Ce regret, uni à la curiosité de connaître le secret; de l'abbé Hermann d'Altenbourg l'agita toute la journée d'une petite fièvre, dont il s'enorgueillit, pour la gloire de sa fonction.

Louis Hermann d'Altenbourg! M. Barbier se répéta si souvent ce nom qu'il finit par croire qu'il se le rappelait, pour l'avoir entendu répéter autrefois.

Il fit faire des recherches dans les collections de journaux ecclésiastiques, notamment dans la Semaine religieuse, et il trouva que vingt ans auparavant, en effet, monseigneur Hermann d'Altenbourg, prélat romain, chanoine primicier de Saint-Denis, avait prêché, pendant tout un carême, à Notre-Dame de Paris. Son auditoire était toujours illustre et nombreux. Le prédicateur à la mode, au moins pendant ce printemps-là, avait été appelé aux Tuileries pour y prêcher; mais il ne semblait pas qu'il eût réussi devant ce parterre mondain. La véhémence de ses anathèmes contre les frivolités du siècle et la malencontreuse idée qu'il eut un jour de tonner contre le parjure paraissaient avoir déplu à la cour.

Le journal des confréries le laissait entendre pour l'en blâmer.

Qui donc aurait pu savoir, à cette époque et dans ce monde-là, que la colère méprisante du grand orateur chrétien n'était que le cri d'un amour crucifié?

Le soir, chez lui, la porte rigoureusement close, M. Barbier commença la lecture de cette confession d'un prêtre faite à un laïque, confession dont il a gardé le manuscrit, et dont il a permis de prendre une copie exacte, en changeant quelque chose aux noms.

La voici:

MA CONFESSION

IV

Je suis le fils unique du comte François Hermann d'Altenbourg. Ma famille est originaire du Danemark. Un de mes ancêtres, ambassadeur à Vienne, et devenu prince du Saint-Empire, hérita de grands biens en Alsace, par la mort d'un oncle, évêque-électeur de Strasbourg. Toutefois, ma famille ne quitta Copenhague, qu'à l'époque du procès fait au grand chancelier Greffenfield. Depuis, elle résida en Autriche.

Mon grand-père fut un de ceux qui protestèrent, comme princes étrangers, dans un mémoire adressé à l'Assemblée nationale de 1789, contre le décret qui abolissait les droits féodaux en Alsace, et qui prétendait, malgré les stipulations faites avec Louis XVI, astreindre ces propriétaires, d'une espèce particulière, aux impôts et aux contributions dont étaient frappés les Alsaciens possesseurs de biens-fonds.

La réclamation fut écartée. Mon père, qui était imbu des idées nouvelles, et qui ne partageait pas les idées, c'est-à-dire les préjugés de mon aïeul, protesta contre la protestation, se rallia violemment à la Révolution, se fit naturaliser Français, perdit à cette révolte une assez grosse portion de la fortune des d'Altenbourg, acheta un château aux environs de Saverne, s'y installa, et mena, dès lors, une existence fort agitée; il s'y maria, à la Restauration, pour rentrer en grâce auprès des princes.

On se souvient encore, dans le pays, de ses grandes chasses, de ses grands démêlés avec ses voisins, de ses grandes démonstrations libérales sous la République, égalées seulement par ses grands enthousiasmes sous l'Empire…

Ce n'est pas pour juger mon père que j'expose les griefs de la conscience publique à son égard; c'est pour me faire juger moi-même.

Ce n'est pas, non plus, par orgueil, pour faire excuser mon insoumission à mes voeux d'humilité que je cite la prétention et les origines de ma famille; c'est pour faire mieux comprendre en moi les influences héréditaires. Je suis le dernier des d'Altenbourg; je les confesse, en me confessant.

Ne peut-on pas dire que je dois à ces ancêtres, venus du pays d'Hamlet, les brumes de mélancolie qui auraient fait de moi un mauvais poète, si le souvenir de quelques évêques-électeurs, de mon nom, dont j'ai vu les portraits me regarder longtemps, dans mon enfance, n'avait peut-être décidé de ma vocation de mauvais prêtre?

Je dois aux passions paternelles le feu qui, dans ce brouillard, s'allume parfois et fait explosion; je dois à ma mère, la tendresse de coeur, la vocation maternelle qui survit à toutes mes passions éteintes.

Pauvre mère! je l'ai connue, en réalité, et il me semble, à chaque douleur plus aiguë de moi, que je la connais un peu plus. J'étais un enfant, quand elle est morte.

Mourut-elle par un accident involontaire, par un suicide? Le doute m'est venu depuis que je réfléchis. Quand j'avais quatre ans, on ne me donna aucun détail; quand je fus grand, je n'en demandai pas; je m'interrogeai.

Un soir d'été, tout le château fut en alerte. La comtesse d'Altenbourg, sortie pour une promenade dans le parc, ne rentra pas à l'heure du dîner. On la chercha longtemps, quand, enfin, on s'avisa de fouiller une pièce d'eau qui semblait attendre les désespérés, sous la voûte sombre des grands arbres.

Il est possible que ma mère, trompée par l'opacité de l'allée couverte dans laquelle sa rêverie l'égarait, soit tombée brusquement, n'ait pu appeler au secours, et n'ait pu se sauver, à cause des bords droits et maçonnés de la rive…

J'ai voulu, il y a un an, visiter ce château, dont je n'ai pas hérité et que je n'ai pas eu la douleur de vendre. J'ai retrouvé la pièce d'eau, sous l'allée épaisse; de grands nénufars flottent sur la tombe de cette Ophélie conjugale.

Était-ce uniquement l'influence d'Hamlet qui me faisait évoquer, dans cette solitude, une ombre légère, passant comme un souffle devant moi, pour s'engloutir dans cette eau mystérieuse qui porte des fleurs depuis sa chute?

Mon père s'était marié, par contrition politique, plutôt que par repentir de sa jeunesse. Il était incapable de rendre ma mère heureuse. Il eut du chagrin de sa perte, des remords aussi; il se consola cependant, et ce fut alors qu'il se débarrassa du château.

Les pères joyeux font souvent les enfants tristes. Hérouard raconte, dans ses mémoires naïfs sur l'enfance de Louis XIII, que comme on demandait au fils de Henri IV, âgé de six ans à peu près, et initié déjà à toutes sortes de licences, s'il serait plus tard un vert-galant, un bon vivant comme son père, l'enfant, visiblement choqué dans ses pudeurs instinctives par les attitudes obscènes dont le Béarnais ne s'abstenait pas devant lui, répondit vivement:—Oh non!

Le caractère de ce grand ennuyé qui n'était qu'un grand dégoûté, se trouve ainsi expliqué.

J'ai prétendu agir autrement que mon père; ai-je mieux agi? Le portrait que je suis obligé de tracer de moi va devenir plus facile à faire et plus facile à comprendre.

Enfant songeur, silencieux, voué au deuil par une vision vague, lointaine, mais persistante, d'une mère si vite disparue, qui revient aujourd'hui et qui se précise, depuis que j'ai une fille; enfant violent et brusque, quand on me contraignait à un effort, je paraissais un sournois, à cause de ces échappées hors de mon état naturel, et mon père fut le premier qui me traita d'hypocrite.

Mon éducation n'aida pas ma franchise à s'émanciper.

Le comte d'Altenbourg, qui se croyait athée, mais qui allait à la messe du roi Charles X, quand il faisait un voyage à Paris, me confia tout enfant à un bon prêtre, l'abbé Cabirand, excellent homme, émerveillé des évêques que l'on comptait dans ma famille et ne rêvant pas pour moi de destinée plus belle. C'était un homme pur, qui n'ignorait pas le mal chez les autres, mais qui le traitait comme un adversaire, dont il croyait triompher par des duels mystiques.

Il me trouvait l'innocence nécessaire. Quand je laissais voir un peu de fougue dans cette douceur de surface, il pensait que la prière et la méditation achèveraient de parfumer pour le ciel ce coeur où le feu était prédestiné à consumer l'encens.

Comme j'avais douze ans, mon père, dont la fortune mal administrée se trouvait réduite, vendit ses terres et vint se fixer à Paris. L'abbé Cabirand fut congédié. Il me quitta avec douleur, me fit promettre de lui écrire, me fit jurer de rester à Paris un bon chrétien, et fut nommé deux mois après notre départ d'Alsace, professeur de rhétorique au séminaire de Strasbourg.

Je fus mis dans une grande institution du faubourg Saint-Germain.

Ma candeur y fut scandalisée; ma dévotion persista d'autant plus. J'eus des succès, et, comme dans ce temps-là les élèves étaient très fiers de la gloire de leurs camarades, mes couronnes du grand concours me donnaient une considération qui compensait l'estime insuffisante que l'on avait pour mon caractère.

Je souffrais beaucoup d'être, non pas méconnu, mais inconnu de mes jeunes contemporains. Je faisais de mon mieux pour être à leur niveau; mais, ne m'ayant jamais tout à fait comme complice, et m'ayant souvent comme censeur, ils se faisaient de ma connivence passagère une arme pour attaquer mon rigorisme de béat.

A mesure que je montai en âge, en grade, en succès, je souffris de ce malentendu. Je m'entêtais, par probité de croyant, à protester contre des exemples qui suscitaient en moi des colères très sincères, et pourtant qui remuaient aussi d'effroyables tentations…

J'abrège autant que je le peux ces préliminaires. Ce n'est pas pour me raconter, c'est pour me confesser mieux, que je dis tout cela.

La sève montait et m'étourdissait. A dix-huit ans, j'avais une chasteté relative qui ne me faisait grâce d'aucun mauvais rêve. Peut-être n'étais-je que timide!

A l'âge des premières escapades viriles et des débauches qui émancipent fièrement les écoliers, j'écoutais, avec un demi-sourire, les confidences, les vanteries de mes camarades. Je me repaissais de ces confessions; mais quand je voulais à mon tour me débaucher; quand j'avais promis ma part de ce que je croyais une orgie; à la première sortie, j'hésitais, j'avais peur. J'essayais de pactiser avec ma honte. Je voulais parfois me hasarder tout seul, mystérieusement, dans une aventure que je poétisais d'avance; mais un dégoût subit, invincible, m'assaillait et me faisait reculer dès les premiers pas. Je fuyais, je me sentais souillé par mes désirs; je courais dans une église; je me prosternais, et, dans des invocations éplorées à un amour surhumain, je dépensais, je fatiguais une énergie, haletante sous une pudeur réelle, qui voulait être surprise et ne voulait pas se rendre.

On épouse son âme, comme on épouse une femme. Je ne voulais pas violer la mienne; je désirais un hymen impossible de ma chair et de mon esprit.

J'étais grand, fort, de bonne santé. La lutte n'en était que plus rude, et l'énigme ne paraissait que plus invraisemblable. On m'appelait Tartufe; je haussais les épaules, et me consolais par des vers.

Ces vers, que je faisais avec sincérité, me paraissaient très bons; mes camarades s'en moquaient, et fortifiaient ainsi, avec ma prétendue vocation, un goût héroïque pour supporter l'injustice. N'osant me proclamer martyr de mes tentations, je me posais en martyr de la poésie.

Je n'en veux pas à ces chers tyrans de ma jeunesse. Comment m'eussent-ils compris, moi qui me perdais à me chercher? Je les trouvais logiques dans leurs injustices, et me voyant sans rancune sous leurs sarcasmes, comme j'étais sans orgueil sous mes couronnes universitaires, ils avaient des trêves d'indulgence et de pitié, qui me réconfortaient et me donnaient des rayonnements d'esprit et de gaieté.

Mon père s'occupait fort peu de moi, et, quand il mourut, je pus porter au dehors le deuil que je portais au dedans. Ce fut le seul changement sérieux de mon existence.

V

J'avais dix-neuf ans; je venais d'être reçu bachelier. J'étais hésitant au seuil du monde. Rien ne m'y appelait; rien ne m'en détournait. La société que mon père fréquentait, sans s'épurer, avait vieilli, et j'avais ainsi deux raisons, au lieu d'une, pour ne point la rechercher.

Mes camarades allaient à leur ambition, à leurs affaires, à leurs plaisirs. Moi, je n'avais pas de but, et je n'osais prendre pour un appel de la vie ecclésiastique cet ennui qui m'enchaînait devant la vie grande ouverte, et m'effrayait, quand je voulais la contempler.

J'étais resté en correspondance avec mon maître, l'abbé Cabirand. Il me donnait d'excellents conseils; mais il était plutôt guidé par l'instinct droit de son coeur que par l'expérience. Loin de m'encourager à embrasser la même carrière que lui, il me répétait que mon nom, ma fortune m'obligeaient à un rôle actif. Je servirais mieux l'Église, en restant chrétien dans le monde. Ces raisons-là ne répondaient à aucune des inquiétudes de mon esprit; mais je les acceptais, par le besoin que j'avais de me soumettre à un avis.

Il me restait assez de fortune pour être indépendant et pour choisir librement un état. Lequel prendre? Je me fis inscrire à l'école de droit; mais je suivis les cours du collège de France. Parler, instruire, du haut d'une tribune, répandre sur une foule ce que je sentais bouillonner en moi, c'était la seule chose qui me parût tentante…

Je griffonnais toujours des vers; j'essayais de la prose; je ne redoutais plus les indiscrétions de mes camarades; mais cette sécurité ne suppléait pas à mon peu de talent.

Je me disposais à voyager, quand, soudainement, dans cette brume, je crus voir une étoile. Je rencontrai ma muse.

M. le duc de Thorvilliers, le père du duc actuel, un peu parent de ma mère, m'avait été donné comme tuteur.

Il ne prit guère au sérieux une tutelle qui s'exerçait, si tard pour lui qui était vieux et goutteux, si tard pour moi, qui étais en âge d'être émancipé.

J'aurais pu réclamer cette émancipation. Je la méritais. A quoi bon? J'avais plutôt peur qu'envie de cette nouvelle indépendance, succédant à celle que l'insouciance paternelle m'avait laissée.

Par politesse, pour aider à l'effusion de cette paternité passagère, gracieusement acceptée, je devins un convive régulier du duc, et l'ami de son fils.

Gaston de Thorvilliers avait été élevé chez son père. Je ne l'avais rencontré que rarement. C'était alors un beau jeune homme, au regard rayonnant, aux joues pleines et roses, aux cheveux noirs, épais, faciles à boucler, à la prestance fière, un de ceux qui naissent et vivent cambrés, busqués.

N'ayant jamais eu besoin de se soumettre à un règlement, à une discipline, à un pauvre devenu un maître, de compter avec des condisciples plus forts ou plus habiles que lui; n'ayant subi aucun contact qui eût émoussé son caractère; n'ayant pas eu de rivaux qui stimulassent son goût capricieux pour l'étude, il était resté, et avait fleuri dans toute la candeur de sa force, de son orgueil d'être beau et d'être riche, dans toute l'ingénuité d'une ignorance vernie.

Il riait de tous et de toutes choses. Il se croyait bon, parce qu'il n'avait jamais été tenté d'être méchant, et parce qu'il était gai. Il ne doutait pas de son esprit, réel, mais intermittent, parce qu'il avait la moquerie facile; sa verve l'éblouissait tout le premier.

Je fus charmé de cet appétit universel des sens, et de cette bonne humeur de la conscience; secrètement même j'en fus jaloux. Je me comparais et je me sentais moins homme, moins gentilhomme. J'avais le même âge. J'avais droit, sinon aux mêmes prétentions de fortune, du moins à la même fierté pour ma race. J'avais, de plus, le sentiment de mes succès universitaires, la conscience d'une valeur morale qui pouvait s'épanouir avec éclat. Si j'étais froid en apparence; si l'épiderme plus épais laissait moins venir à fleur de peau le sang qui fleurissait les joues de Gaston, j'avais peut-être un brasier plus ardent au coeur.

Pourquoi n'étais-je pas comme lui? Pourquoi, en m'habillant de même, gardais-je avec mes vêtements pareils, une sorte d'allure ecclésiastique dont il me raillait avec bienveillance, pour que je devinsse un compagnon tout à fait digne de lui et de mon nom?

Gaston n'attendit pas une intimité, qui s'affirma bien vite par le tutoiement échangé sans résistance, pour me demander des confidences, pour m'en faire.

Il parut fort surpris qu'à dix-neuf ans, je n'eusse pas de maîtresse. Il m'offrit de m'en désigner une, à prendre dans le monde. C'était si facile! Il ne comprenait pas qu'une femme bien née pût se défendre longtemps contre des beaux cavaliers de notre espèce. Quant aux maîtresses qu'on entretient et qui sont de luxe, comme l'écurie, il les prévoyait dans son budget; mais ne les admettait pas encore, par coquetterie de mondain, peut-être bien par économie; lui qui aimait tout, il aimait aussi beaucoup l'argent.

J'aurais peut-être été corrompu par ce mauvais sujet naïf dont les vices embaumaient, si je n'avais rencontré celle qui a disposé de toute ma vie.

C'était à une vente de charité, dans le faubourg Saint-Germain. J'y étais allé par déférence pour des invitations reçues; Gaston m'accompagnait, surtout pour voir des marquises et des duchesses, bourgeoisement installées devant des comptoirs. Cela lui semblait un travestissement piquant.

Nous avions parcouru divers salons et fait quelques emplettes de politesse, nous sortions, quand, à la porte d'entrée, comme un dernier piège, je vis une jeune fille, debout, à côté d'un guéridon sur lequel s'amoncelaient des roses…

Je ne me permettrai aucune comparaison poétique; je n'aurai recours à aucun agrément littéraire, pour raconter mon impression souveraine, ineffaçable, éternelle.

Tout ce qui s'est passé depuis, le drame, le deuil, la honte, le supplice de ma vie, disparaissent, quand j'évoque cette vision. Mon coeur recommence à battre, comme il a battu dans cet instant qui a embrasé tout mon être. Je ressens quelque chose de foudroyant et d'ineffable qui me mord la poitrine, qui me met un éclair au cerveau, et qui infiltre dans mes veines une langueur accablante.

Je dus pâlir. Je me souviens que je m'appuyai fortement au bras de
Gaston de Thorvilliers.

Elle était grande, mince, mais admirablement faite, avec des cheveux noirs, en bandeaux légèrement renflés, au-dessus d'un front correct, blanc, uni, qui rayonnait d'innocence simple, fière, hardie. Les yeux étaient noirs; ils cherchaient le regard, plus qu'ils ne l'attiraient; ils avaient une lumière paisible, intense, qui vivait de son foyer et ne s'attisait d'aucune coquetterie, ayant le charme suprême. Le sourire de sa bouche étonnait. On eût dit que la vendeuse de roses avait mangé une de ses fleurs, en gardant une feuille serrée et retroussée entre ses dents…

Mais voilà que je la décris et que je me complais dans cette évocation!
Je la vis, je l'aimai, et ce fut tout.

Avec une grâce sans minauderie, avec une hardiesse d'ingénue qui se sait comprise d'avance, et qui n'a pas de précautions à prendre, elle fit un pas vers moi, m'offrit une rose et me dit:

—Pour les pauvres!

Je pris la fleur, je saluai, je me prosternai en intention, et me tenant toujours au bras de Gaston, je voulus l'entraîner; je ne voulais pas contempler cette apparition.

—Eh bien! tu ne paies pas? me dit Gaston, en riant.

C'était vrai. Je ne songeais pas que cette fleur dût être payée.

La jeune fille, à peine étonnée, souriait. Je tirai un louis; je le déposai dans la main blanche qu'on me tendait, au nom des pauvres et je balbutiai un mot d'excuse.

Gaston riait toujours.

—Bonjour, Reine, dit-il familièrement à ma vision.

Je fus choqué, comme je l'aurais été depuis, quand je fus prêtre, si un sacrilège m'avait arraché des mains l'hostie que j'allais consacrer. Je me retournai vers mon ami.

—Bonjour, Gaston, répondit mademoiselle Reine d'une voix mélodieuse que j'entends encore, que j'entendrai toujours.

Ils se mirent à causer de choses simples, de la recette que la jeune fille avait faite comme marchande, de celle qu'elle espérait encore. Ils s'étaient pris, serré, et abandonné les mains. J'écoutais avidement.

Je crois que j'aurais poussé un cri de fureur et de haine, si le moindre mot, non de galanterie, mais seulement de politesse affectueuse eût été prononcé entre Gaston et la jeune fille. Ils se parlaient en camarades, presque en bons garçons.

—Tu ne m'achètes rien? demanda-t-elle.

—Tu ne vends pas de cigares? répliqua Gaston.

—Si tu veux, j'en emprunterai à la boutique de madame de
Ville-sur-Terre. C'est cinq louis le paquet.

—Merci, j'aime mieux une rose.

—Tiens! en voilà deux.

—Combien?

—Cinq louis, comme le paquet de cigares.

—Pourquoi me les fais-tu payer plus cher, à moi qu'à lui?

—Parce que tu marchandes.

—Je ne marchande pas; je proteste.

—Gros avare!

—Je ne suis pas avare; je ne veux pas être dupe.

La jeune fille n'insista pas; un mouvement de tête, légèrement hautain et dédaigneux, exprima sa pensée.

Gaston était sensible au reproche.

—Tu vois comme ces dames nous exploitent! me dit-il assez niaisement.

Il s'exécuta toutefois et tira de son portefeuille en cuir de Russie un billet de cent francs qu'il agita triomphalement dans ses doigts.

La jeune fille enleva prestement l'offrande pour empêcher l'avaricieux de se raviser, et d'une voix moqueuse, qui érailla comme d'une pointe de diamant le cristal derrière lequel elle m'était apparue:

—Ah! si l'on ne t'exploite jamais autrement!…

Je regardai alors fixement mademoiselle Reine, croyant que j'allais la trouver moins belle. Ses yeux noirs s'étaient illuminés de malice. Je ne cessai pas de la trouver adorable; mais je souffris de la soupçonner maligne. Cette plaisanterie, dont je m'exagérai l'importance, me paraissait une déchéance; l'ange était une demoiselle mondaine habile à la réplique. Elle n'avait ni pâli, ni rougi. Elle avait dit cela, tout uniment, en remettant de l'ordre dans son joli étalage, en passant ses doigts effilés sur les roses qu'elle redressait et qu'elle faisait refleurir.

—Je me plaindrai à ta grand'mère! riposta Gaston du ton d'un écolier.

—Plains-toi tout de suite… Tu entends! bonne maman.

Elle se haussa, se pencha par-dessus ses roses, et je vis alors que derrière le guéridon une dame, très âgée, était assise sur une chaise basse, gardant la jolie marchande. Elle se leva, s'approcha; et sa vieille tête ridée, mais dont chaque pli était comme la marque d'un sourire, enveloppée de mèches grises, apparut, ainsi qu'un hiver doux et badin, au-dessus de cette jonchée de printemps.

Gaston s'inclina avec courtoisie:

—Vous allez bien, marquise? Excusez-moi de ne pas vous avoir devinée, derrière ces fleurs de vos jardins.

—Je vais aussi bien que vous, mauvais sujet. Qu'avez-vous à dire contre ma petite-fille?

—Qu'elle se moque toujours du monde.

—C'est son droit.

—Dans une vente de charité, ce n'est pas son devoir.

—Avec vous? Si, vraiment!

—Ah! marquise, elle est bien votre petite-fille! Mais nous verrons, quand elle sera ma femme!

La grand'mère et la jeune fille partirent ensemble du même éclat de rire, qui me rassura.

La note ailée, aérienne, d'une moquerie innocente, palpitait sur les lèvres roses; la note basse, chevrotante, frissonna gaiement sur les lèvres décolorées de la douairière.

—Toi, mon mari? s'écria mademoiselle Reine.

—Je l'ai été!

—Oh! il y a si longtemps de cela! Tu étais encore en robe, et l'on me portait!

—C'est égal, c'est un titre.

—Il est avec mes vieux joujoux.

—Avisez-vous donc de me la demander! dit à son tour la marquise.

—Ne m'en défiez pas.

Malgré son ton inoffensif, ce verbiage commençait à me déplaire.

Reine, au lieu de continuer cette dispute, se tourna vers moi et me prenant à témoin, avec une moue de grande enfant.

—Quel fou!

—Ah! si tu me calomnies auprès de mon ami, dit Gaston en plantant les roses dans sa boutonnière, je me fâcherai!

Puis, se souvenant qu'il ne m'avait pas présenté, il répara son oubli, et gracieusement, avec une sorte de solennité, jouée et enjouée:

—Madame la marquise, je vous présente M. Louis d'Altenbourg, le pupille de mon père. Mademoiselle Reine de Chavanges, je vous présente mon frère, votre futur beau-frère.

Je m'inclinai. Mademoiselle de Chavanges, tout en me faisant la révérence, dit à Gaston, d'un air plus sérieux et d'un ton plus net:

—Mon cher, tu en veux trop pour ton argent. Moi, ta femme! j'aimerais mieux vendre des roses, pour deux sous, dans Paris.

Gaston était, après tout, un jeune homme du monde. Il n'était sot que par une sorte de débraillé de son esprit. Il comprit que la plaisanterie avait assez duré. D'un geste vague il indiqua qu'il n'insistait plus et que la taquinerie était remise à une autre rencontre.

Pendant ce temps-là, la marquise me disait avec une nuance de mélancolie, un peu banale:

—J'ai beaucoup connu votre père. C'était un homme charmant! Vous lui ressemblez…

Le compliment, dans un autre moment, m'eût choqué. Par quel éveil de fatuité honteuse et sournoise me donna-t-il de l'orgueil?

Je crus que mademoiselle Reine, redevenant sérieuse, me regardait cependant avec indulgence.

La marquise ajouta en continuant de me regarder:

—Oui, oui, vous ressemblez fort à votre père. Je n'ai pas connu votre mère.

Elle prit sa petite-fille à témoin:

Reinette, voilà un orphelin comme toi; mais il n'a pas, comme toi, une grand'maman qui vit par miracle, pour l'aimer, et pour ne pas le laisser seul.

Elle joua l'attendrissement; c'est-à-dire qu'elle fit claquer ses lèvres comme pour avaler un soupir, et que sa voix avait eu un trémolo discret.

Reine ouvrit tout grands ses yeux noirs, et m'enveloppa d'un regard profond, curieux, sans émotion apparente.

Je me sentis brûlé par ce regard froid au dehors.

Cette conversation courte, subitement tournée au grave, me paraissait aussi étrange que quand elle était gaie. On avait plaisanté avec étourderie sur les fiançailles enfantines de Gaston et de mademoiselle Reine. Voilà que tout à coup, à première vue, la marquise de Chavanges avait l'air de vouloir me fiancer à sa petite-fille, moi qu'elle n'avait jamais vu, qui passais!

J'avais le coeur gonflé. Mademoiselle Reine me regardait toujours. Elle avait pris une rose et, machinalement, par la tige, la faisait tourner entre ses doigts. Si elle me l'avait offerte, j'aurais cru qu'elle m'acceptait pour mari.

Je remerciai la marquise. Je promis d'aller la voir. Pendant que je la saluais, mademoiselle Reine, elle, fermait à demi les yeux, pour continuer à m'observer, avec attention, sans baisser son regard.

Je ne sais trop ce que dit Gaston. Je remarquai seulement qu'il ne donna pas la main à mademoiselle Reine. Celle-ci, d'ailleurs, avait les deux mains occupées par la rose qu'elle faisait tourner. Ils se dirent adieu avec un petit rire de camarades qui ne m'offensa plus, et nous partîmes…

VI

Dans la rue de Grenelle,—je vois encore l'endroit où commença cet entretien qui enchaîna ma vie; c'était devant une haute porte, un lion tenant dans sa gueule un serpent enroulé servait de marteau,—Gaston, sans attendre une question, passa son bras sous le mien et me dit gaiement:

—Te voilà sur la liste des prétendants!

—Quels prétendants?

—Hypocrite! Tu n'as pas entendu la marquise?

—Elle a été aimable, gracieuse.

—Oui, mais elle t'a étiqueté! C'est son idée fixe, à la pauvre femme! Voilà pourquoi je me suis amusé à la taquiner. Je savais bien qu'au fond je flattais sa manie. Moi, je n'ai pas assez de vocation.

Je répliquai assez vivement:

—Il est assez naturel qu'elle veuille marier sa petite-fille et qu'elle soit inquiète…

—Elle, inquiète! de quoi donc? de la mort? Elle n'y croit que tout juste pour donner, à l'occasion, à sa voix, toujours un peu criarde, un son plus doux. De la jeunesse de sa petite-fille? Elle la respire comme un bouquet qui ne doit jamais se faner. De ce que Reine pourrait demeurer seule au monde? Elle ne peut pas croire cela. Si elle songeait à son départ, ce serait pour regretter de ne pas voir, le lendemain, les princes de féerie qui viendront faire cortège à sa petite-fille. Non, elle racole des soupirants, par tradition, pour se dédommager de n'en plus voir à ses genoux et pour se venger des airs dédaigneux de Reine. Ne te laisse pas prendre à cette sentimentalité ridicule… La marquise est la plus grande marieuse du faubourg Saint-Germain. Voilà ce que c'est que d'avoir été la plus enragée démarieuse de son temps.

Je regardai Gaston, sans comprendre.

—Ah ça! tu ne connais donc rien? Ton père, qui était un homme aimable, ne t'a donc jamais parlé, de la marquise de Chavanges?

—Jamais.

—Eh bien, on a respecté ton innocence. Cette vénérable dame a été la plus folle, la plus étourdie des coquettes. On assure que le pauvre marquis, son mari, n'osait plus courir les cerfs, de peur de mettre trop de dépit dans la poursuite, et tant ses oreilles tintaient d'un hallali perpétuel. La marquise s'est mariée à dix-huit ans. Reine en a plus de dix-sept, et elle trouve que Reine est en retard. A vingt-deux ans, elle s'est fait enlever par le chevalier de Mettrais. A trente-cinq ans, elle a enlevé, à son tour, un pianiste (c'était la mode), mais elle l'a lâché sur la route d'Italie, oh! pas bien loin, à Fontainebleau; plus tard, pendant une crise de dévotion, vers cinquante ans, elle a voulu aller à Rome, confesser ses péchés au pape lui-même. Elle s'était fait accompagner par un jeune abbé, qui n'est jamais revenu à Saint-Thomas d'Aquin, et qu'elle a lancé à Rome. Il paraît que le pape lui avait donné un approvisionnement d'absolutions; car elle en a distribué à toutes ses amies et elle a gaspillé le reste. Elle avait un fils qui, par bonheur ou par hasard, ressemblait au marquis. Il s'est honnêtement marié à une femme honnête. Voilà ce qui explique quelque chose du caractère de Reine. Ce couple vertueux est mort du choléra. La marquise, veuve déjà, a eu un peu de chagrin, car elle est bonne, au fond et à la surface. Mais elle a été bientôt ravie d'avoir une belle petite-fille à habiller, à gâter, à faire aimer. Elle s'était garée de la manie des épagneuls, du goût des cartes; elle attendait inactive qu'on remît des ailes à son pauvre coeur alourdi. Reine lui a ramené les zéphirs. Comme il avait neigé sur les roses de son teint, elle s'est barbouillée des baisers de sa petite-fille et a planté des roses vraies dans toutes ses corbeilles. La petite boutique de la vente de charité est un rêve de Watteau qu'elle a tenu à réaliser. Le monde a pardonné à cette pécheresse, poudrée de grâce maternelle. Rien d'ailleurs dans cette tutelle n'est de nature à scandaliser le monde, notre monde. La marquise fait les choses, comme il faut les faire, et toutes celles qu'il faut faire. Elle va à la messe. Elle s'y tient, comme tu l'as vue à l'instant. Je crois bien même qu'elle fait de bonne foi des minauderies au bon Dieu, et qu'elle lui brûle des petites bougies roses, pour qu'il envoie des maris à sa petite-fille. Après avoir tant fourragé le mariage, la bonne vieille ne voudrait pas s'en aller, sans avoir arrangé, béni un joli petit mariage. Voilà, mon cher, pourquoi je l'ai mise si facilement sur ce chapitre-là; pourquoi du premier coup, elle t'a reluqué, inscrit sur sa liste, et voilà pourquoi te voyant un peu ténébreux, elle t'a joué un petit air de tristesse.

Je me souviens des paroles de Gaston comme de toutes celles qui ont pour la première fois ensemencé mon coeur. Elles pétillaient en moi. Je voulus répondre en plaisantant aussi:

—Et toi, quel rang as-tu parmi les prétendants?

—Moi! je suis un en-cas, mais peu sérieux. J'ai été élevé avec Reine; sa mère était une amie, un peu cousine de la mienne. Elle me connaît à fond. Nous nous sommes fièrement battus dans le château de Chavanges! Reine a gardé l'habitude de me maltraiter. Quand elle me donne une poignée de main, c'est encore une tape sur les doigts. Nous avons été si camarades que nous ne pouvons pas nous aimer; or, je suis sûr que Reine voudra aimer son mari.

Je me mordis la lèvre, pour empêcher un spasme qui me montait de la poitrine. Gaston, comme s'il eût deviné cet espoir subit, ajouta:

—Tu ferais bien mieux son affaire, toi… Mais je t'avertis qu'elle n'aime pas les bigots.

—Est-ce que je le suis?

—Peut-être pas; mais tu t'en donnes la mine. Après tout, mon cher, cela te regarde. Tu es présenté; on t'a invité; Reine, je m'y connais, t'a admis dans sa collection. Nous irons demain rendre notre visite, et quand ces dames seront à Chavanges, nous irons passer quelques jours au château.

—Comment? Elles reçoivent des jeunes gens?

—Et aussi quelques vieux… Mais oui, la marquise est trop grande dame pour ne pas recevoir qui elle veut. Cela ne semble pas plus extraordinaire et cela paraît aussi innocent que le reste. Quant à Reine, elle est avec les danseurs, les visiteurs, comme tu l'as vue avec les acheteurs, toujours la même, simple, ou terriblement coquette, hardie, libre, point sentimentale, positive et tiède… Entre nous, pour être franc, je t'avouerai que je ne la comprends pas tout à fait. Elle a une belle santé, un appétit de la vie qui jaillit de ses yeux, assez peu d'illusions, car sa grand'maman en les lui caressant les étouffe sous ses caresses; pourtant, par instants, on la dirait fixée, emprisonnée dans une candeur marmoréenne, comme ces statues qui ne sont des femmes que jusqu'au buste et qui finissent en termes de marbre. Tu vois comme elle a été élevée, pas bégueule, pas fière, et pourtant il serait impossible de pousser avec elle la gaminerie un peu loin. C'est bien à elle seule, ou à une influence de race honnête qui aura passé par-dessus la grand'maman, qu'elle doit ce qu'elle vaut. Si elle a des petites idées malsaines, blotties quelque part, crois bien que c'est sa grand'mère qui les a nichées ou laissées se nicher là. Te voilà mis au courant. Je résume mon opinion sur Reine de Chavanges. Belle et bonne personne, poussée droit et non maintenue droite par un tuteur, charmante à voir, à entendre, facile à fréquenter, difficile à séduire, plus difficile encore à épouser, qui redoute d'être dupe d'elle-même et dupe des autres, qui vous regarde, qui se garde, et à qui, lorsqu'on est un platonique comme toi, il faut prendre bien garde!

Gaston continua à me donner sur la famille de Chavanges, sur sa fortune, plus de détails que je ne lui en demandais. Sur la fortune surtout, il était exactement informé. Si la jolie marchande de roses avait un peu exagéré, en reprochant à mon ami son avarice, il n'en était pas moins vrai que Gaston aimait l'argent, les belles propriétés, les gros revenus. Il en parlait volontiers. Il supputait sur le bout du doigt les dots qui méritaient d'être considérées dans le faubourg Saint-Germain, et même ailleurs. Il les énumérait avec le plaisir d'un musicien qui se chante des airs de musique.

Je l'écoutais mal. Il me plaisait qu'il fît à côté de moi un bruit dans lequel le nom de Reine de Chavanges tintait avec sonorité. Cela me suffisait pour rêver; je ne l'interrompais plus; je n'avais plus besoin de l'interroger.

Je suis de ceux qui croient au chemin de Damas. Je le cherchais; je l'avais rencontré.

Je devais revoir mademoiselle de Chavanges; je pouvais concevoir l'espérance d'en être aimé, d'en être choisi. J'étais de son monde. J'ignorais au juste ce que la succession paternelle, liquidée, me laisserait de fortune; mais, je ne voyais pas là d'obstacle; au surplus, je ne voulais pas en voir.

Je sentais sourdre une volonté, une vocation. Il s'y mêlait, à coup sûr, une ivresse physique; mais, par pudeur, je n'en rêvais que plus vivement la possession d'une âme fière, indépendante, retenue, froissée dans un milieu qui l'alarmait.

Je serais pour elle un mari honnête, comme l'avait été son père. Je lui apporterais un amour fidèle qui avait manqué à ma mère. Je m'imaginais qu'en me faisant connaître, qu'en amenant la confiance entre mademoiselle Reine et moi, je dégagerais sa pensée hésitante qui cherchait, sans doute, comme la mienne, à s'affranchir de certains souvenirs de famille.

Ce que j'avais retenu avec un empressement jaloux, c'était cet hommage sincère rendu par Gaston à la pureté de cette pupille d'une vieille femme légère. J'y croyais avec extase. Les antécédents mythologiques de son aïeule la maintenaient chaste, comme les gaîtés de mon père m'avaient rendu triste. Nos consciences d'orphelins étaient fraternelles.

Pauvre enfant! je la devinais, je la lisais dans mon coeur. Je l'aiderais à rentrer en possession de la belle vie régulière, dans un devoir doux et partagé, à laquelle, sans s'en douter, peut-être, elle aspirait comme moi.

Elle semblait coquette à un être frivole comme Gaston; mais sa coquetterie était la bravoure de sa mélancolie. Elle se défendait contre les convoitises banales, par ses beaux éclats de rire. Quel homme heureux serait celui qui amènerait des larmes dans ces yeux noirs, et qui, s'agenouillant quand elle pleurerait, lui prendrait les mains et lui dirait doucement:—Ma chère femme!—provoquant ainsi le sourire immuable des amours profondes et vraies!…

Je remuais confusément ces idées, en revenant à l'hôtel de Thorvilliers.

Une lumière attendue, espérée, mais inconnue pourtant, descendait en moi et me révélait à moi-même.

Mes dispositions mystiques, poétiques, n'étaient que l'aurore brumeuse de cette vocation conjugale qui m'apparaissait un apostolat. Mari! père! Ces deux idées jaillissaient avant toutes les autres, purifiant la voie sur laquelle d'autres rêves profanes viendraient ensuite…

Encore une fois, je n'écris pas un roman; je ne veux pas non plus me défendre. J'explique comment j'aurais été un chef de famille, aussi ardent que j'ai été depuis un missionnaire célèbre; comment cette timidité, que mes camarades calomniaient, était sincère; comment, avec une prédisposition à recevoir les coups du ciel, je ne luttai pas contre ce foudroiement d'un amour absolu, qui a été bien torturé, bien égaré, bien puni, et qui, maudit par les autres, condamné même par moi, n'a pu s'éteindre à aucune heure de ma vie, et s'alimente de mes remords, des angoisses de ma douloureuse paternité. Je veux que l'on comprenne bien mon droit mystérieux, humain, que les hommes me nient, que Dieu m'a donné…

A plusieurs reprises dans la journée et dans la soirée, Gaston me reparla de Reine de Chavanges. Y mettait-il de la raillerie? Se doutait-il de cette possession qui commençait? Étais-je plus pâle que d'habitude, ou bien étais-je trahi par ma rougeur? Une joie qui bouillonnait en moi me rendait-elle, par crainte, plus triste d'apparence, ou bien laissais-je voir que j'étais jeune aussi, et plus amoureux que tous mes camarades?

VII

J'allai avec Gaston, et je retournai seul, chez la marquise de
Chavanges.

J'acquis par moi-même la preuve de ce que mon ami m'avait affirmé.

La grand'mère avait augmenté d'un nom la liste des prétendants, et Reine acceptait, avec son indifférence habituelle, ce soupirant de plus à écouter, à éconduire.

Avec indifférence? non. Avec curiosité? à coup sûr. Avec dédain? peut-être.

En effet, les regards de la jeune fille, vagues et d'une politesse égale pour tout le monde, se concentraient et se durcissaient, quand je la saluais.

Elle ne me disait rien de désagréable; au contraire; sa façon de parler, rieuse, étourdie, libre, se calmait, se contraignait, pour m'interroger ou me répondre. Il y avait dans ses moindres mots une bonne volonté polie; mais le regard trahissait la méfiance.

Je tirais de cette attitude une raison d'espérer, autant qu'une raison de craindre. Ce qui se montrait de sérieux et de grave m'enchantait et prouvait bien que cette jeune fille pouvait devenir une femme sérieuse. Mais ce qui se laissait voir de gracieux en elle n'était que l'effort de sa pitié pour mieux voiler son dédain, son antipathie…

Ah! c'était bien l'amour qui était entré en moi, puisque la douleur y était entrée aussitôt. J'aimais cette douleur et j'attisais cet amour lointain, immense, jaloux, muet…

Ces dames quittèrent Paris pour le château de Chavanges, un mois après notre première rencontre. On ne m'invita pas directement à une visite; mais Gaston, vers l'époque des chasses, ayant reçu un petit mot de la marquise, me le montra. J'étais, en post-scriptum, prié d'accompagner mon ami.

—L'idée de m'avoir pour tuer son gibier vient de la marquise, me dit
Gaston; l'idée de te voir à Chavanges vient de Reine, j'en suis sûr.
C'est elle qui a dicté le post-scriptum.

Le coeur me battit bien fort à cette remarque. Quand mon ami me donnait une espérance, je le croyais sincère. Peut-être se moquait-il de moi, cependant. Mais je pensais que l'ironie est, pour certaines natures, une façon involontaire de céder à la vérité…

Je partis avec Gaston.

Nous n'étions pas les seuls hôtes de Chavanges. La marquise, moins par sentiment de convenance que pour avoir plus de bruit autour d'elle, invitait des amis de tous les âges. Seulement, elle n'acceptait que des vieilles femmes de son caractère, voulant que Reine exerçât sans lutte et despotiquement, tout son pouvoir.

Le château de la marquise, situé dans les Ardennes, en avant d'une belle forêt, et en amphithéâtre au-dessus de la Meuse, était très gai, de face, quand on y arrivait par une belle avenue; quand on voyait rire le soleil dans les grandes fenêtres à petites vitres et étinceler les toits en ardoises. Mais il était sévère et un peu triste, quand on sortait par l'autre côté, pour entrer dans le parc qui montait vers la forêt. Une vaste pièce d'eau, carrée, s'encadrant comme un miroir dans une pelouse assombrie par l'ombre projetée de la maison, rappelait la pièce d'eau du château paternel. C'était une cause de plus d'attendrissement. Seulement, comme cette pièce d'eau était plus élevée que la cour d'honneur, dépavée et plantée de massifs, située entre la façade et la grille d'entrée, elle alimentait un jet d'eau, figuré par un grand cygne battant de l'aile et tendant le cou au ciel, au milieu d'un bassin.

L'architecture du château était double et l'édifice avait deux masques. Le visage qui faisait accueil aux arrivants était une sorte de corps avancé, construit, enjolivé et signé par le dix-huitième siècle. Il s'adossait à une bâtisse du temps de Louis XIII dont la face avait disparu, et dont le péristyle servait de décor à un vestibule intérieur traversant le château dans sa largeur.

La marquise habitait naturellement la partie ensoleillée du dix-huitième siècle; les hôtes avaient pour horizon la forêt à l'arrière-plan, un bout de parc sévère au-dessous de leurs fenêtres, et des roses à droite et à gauche. Reine était logée de ce côté, dans la partie pompadour encore, mais qui rejoignait celle du dix-septième siècle. Une haute bibliothèque, boisée comme une sacristie, salle de dessin, de musique, ayant, parmi trois portes, une qui communiquait avec l'appartement de Reine, servait de transition et de transaction entre les deux époques.

Quand j'eus pris mes habitudes dans le château, cette pièce douce et fraîche m'attirait souvent.

Puisque la chasse était le prétexte de ces invitations, on faisait, bon gré, mal gré, de grandes parties en forêt.

La marquise avait une espèce de meute. Elle avait soin surtout d'utiliser les chasseurs des environs. Elle invitait les chevaux en même temps que les cavaliers. Nous étions venus de Paris, Gaston et moi, chacun avec notre cheval.

Mais si j'aimais à Paris une promenade matinale, solitaire, au bois de Boulogne, je n'aimais guère à Chavanges ces courses furieuses qui secouaient la pensée, la torturaient, sans l'empêcher d'agir.

Quand Reine n'était pas de la chasse, je n'en étais pas longtemps. Je désertais, d'abord avec timidité, puis au bout de quinze jours avec audace; je revenais hardiment au château, espérant la rencontrer seule, la voir, m'enhardir à lui parler simplement, sans les éclats de rire qui entrecoupaient toujours les conversations, aux heures où tous les invités étaient réunis, à établir entre nous une intimité d'amis, qui résistait à mon grand désir et qui me semblait, tour à tour, souhaitée ou redoutée par elle.

Mais toute ma hardiesse consistait dans cette désertion de la chasse. Arrivé au château, si je la rencontrais, je cherchais des excuses, sans donner la raison vraie de mon retour.

Elle paraissait étonnée de ma désertion, m'en raillait, se refusait à empêcher le repos que j'étais venu chercher, ne me laissait pas bénéficier une minute du tête-à-tête paisible que je m'étais ménagé, ou bien, paraissant tout à coup me deviner, me donnait, en riant, un rendez-vous pour le lendemain, à la chasse, où elle irait, afin de m'empêcher de m'y ennuyer.

Ces jours-là, elle affectait de me retenir auprès d'elle; mais c'était pour m'emmener, au grand galop, à travers la forêt, ne me laissant pas le temps de lui dire un mot dans les haltes rapides que nous faisions, se fatiguant avec une sorte de colère contre elle-même; puis, au plus beau moment de son exaltation d'écuyère, tournant bride, cherchant à rejoindre les chasseurs, les dissuadant de continuer, proposant une course à fond de train jusqu'au château et galopant à la tête de cette meute d'hommes déchaînés qui criaient, hurlaient, jouaient des fanfares et faisaient se pâmer d'aise la vieille marquise, assise sur le perron du château, du côté Louis XIII, et souriant au seul tapage qu'elle pût encore provoquer.

Au retour, après un baiser qui effleurait les rides de sa grand'mère, Reine allait s'enfermer dans sa chambre, en traversant la bibliothèque; souvent, quelques instants après elle, j'y allais prendre un livre que je ne lisais pas, mais pour m'accouder à l'angle d'une table et regarder sur le parquet la petite trace, l'esquisse des contours, que son pied nerveux faisait avec la poussière de la forêt, en marchant vivement, nerveusement, en frappant le plancher.

Elle ne sortait de chez elle qu'à l'heure du dîner, fatiguée de son repos, presque maussade, presque triste, plus belle sous ce voile de gravité descendu sur sa mutinerie.

Dans la soirée, si la marquise ne restait pas dehors, pendant que les hommes fumaient dans les allées du parc, Reine se mettait au piano, déchiffrait de la musique difficile, s'oubliait à la bien jouer.

Elle avait une belle voix: elle se laissait aller à chanter des notes sans paroles. Mais, dès qu'elle s'apercevait qu'on l'écoutait avec attention, avec émotion, elle fermait bruyamment le piano, à moins qu'elle ne proposât un choeur comique, grotesque, dans lequel chacun faisait sa partie, et la journée folle qui n'avait eu qu'un intervalle de raison, s'achevait par cette folie.

Ces caprices me tourmentaient comme des symptômes de douleur.

D'un autre côté, cette liberté de paroles, d'attitude de cette belle jeune fille, qui m'avait surpris à notre première rencontre, m'effrayait. Je redoutais toujours que la gaieté ne fît éclore un mot équivoque dans cette réunion d'hommes provoqués à rire. Mais mademoiselle de Chavanges n'était hardie que parce qu'elle se savait forte de sa volonté. Si un mot trivial, emprunté à l'argot des théâtres, échappait à quelque étourdi, elle se redressait, rougissait d'un peu de dépit, plutôt que de honte, et, d'un ton bref, de commandement, avec un geste précis, comme si elle eût donné de la cravache sur les doigts de l'impertinent, elle le mettait à sa place et le réduisait au silence.

Entre jeunes gens, le soir, quand invités par un beau clair de lune, nous prolongions la veillée plus tard que ces dames, dans le jardin, on parlait de Reine de Chavanges; on essayait d'expliquer son caractère. Moi, je me taisais ou je me récusais. Gaston disait toujours:

—C'est une bonne fille qui s'ennuie et que nous n'amusons pas.

C'était le jugement le plus favorable; je l'acceptais. Personne n'avouait qu'il était disposé à l'aimer, parmi tous ces soupirants empressés à la recevoir pour femme.

Quelques-uns la trouvaient folle, coquette, et ceux qui se retenaient de dire des inconvenances devant elle, se dédommageaient, en en disant à propos d'elle.

Combien de fois ne fus-je pas tenté de bondir, de menacer, ou de souffleter même celui qui la calomniait si lâchement? Mais ces lâchetés-là n'avaient prise sur personne; on les tolérait comme les badinages nécessaires entre hommes.

Je rentrais furieux, rugissant dans ma chambre; je passais la nuit à étouffer ma colère, à retourner dans tous les sens le problème que je me donnais à résoudre, d'amener à la simplicité, à la tranquillité, à l'apaisement vrai, à une franchise moins intermittente et moins brutale, cette enfant isolée dans un milieu mesquin, qui avait sans doute peur du monde, qui le narguait, ne sachant comment le dominer, le piétiner définitivement et s'en affranchir.

Le lendemain, je retournais écouter les méchancetés qu'on débitait sur son compte; j'en nourrissais ma piété; je voulais en faire des moyens de la connaître mieux, en la défendant contre des exagérations grossières. Il était si visible qu'on la méconnaissait, que ces vilenies me faisaient mépriser mes camarades, sans entamer l'estime que je voulais garder pour elle.

J'ai dit que personne entre nous ne se posait en amoureux, et que cela n'empêchait pas de se poser en prétendant. Il fallait bien alors, devant mademoiselle de Chavanges, affecter des petites attentions, prendre des airs de soupirant.

Elle riait, démasquait la tactique, et avec une autorité de femme, singulière dans une si jeune fille, elle dénonçait tout haut à nos châtiments le félon qui rompait le pacte de bonne camaraderie.

Je me serais bien gardé de jouer un pareil jeu avec elle, quand même il n'eût pas répugné à mon caractère. Je l'aimais trop. Je l'observais, mais je m'observais moi-même, et rien ne me ravissait plus que quand, dans le salon, ou à la promenade, n'étant pas assez empressé pour lui rendre un petit service, lui cueillir une rose qu'elle ne pouvait détacher de la branche, lui avancer un siège de jardin, elle me disait:

—Savez-vous, monsieur d'Altenbourg, que vous n'êtes pas galant?

Elle avait un bon sourire de soeur indulgente qui paraissait me remercier de ce que je méritais ce reproche de sa part, et quand la familiarité amena la substitution de mon prénom à mon nom de famille, quand elle m'appela Louis, tout court, je me crus bien près d'être aimé…

Je suis tenté de déchirer ces pages. Pourquoi ne pas m'en tenir à des faits? A quoi bon raconter tout cela? Ne puis-je pas dire en quelques lignes ce qui advint de tous ces beaux sentiments? Est-ce bien ma confession que je fais? Suis-je un romancier malgré moi? Vous qui me lisez et qui savez que ce mémoire est l'oeuvre d'un vieillard, d'un prêtre, d'un homme qui se débat dans la plus poignante angoisse, je vous en conjure, pardonnez-moi ces détails; ne me méprisez pas, si je prends dans l'herbier, dans le cercueil de ma jeunesse ces fleurs séchées que mes larmes ne peuvent faire revivre. Il faut que vous compreniez mon erreur. Il faut que vous sachiez quelle terrible destinée se préparait pour l'orpheline, à demi gâtée, sans être corrompue, par ces frivolités mondaines, et pour l'orphelin que sa chasteté ardente rendait inhabile à juger, à deviner cette âme fière dans ce corps enfiévré à son insu par sa jeunesse!…

J'ai dit que, quand je le pouvais, j'allais m'installer dans la bibliothèque du château; c'était là que j'étais libre d'écrire à mon vieux maître, l'abbé Cabirand.

Plus tard, il m'a raconté, malgré son inexpérience des passions, qu'il avait deviné dans ces lettres littéraires, poétiques, sentimentales, les inquiétudes d'un coeur agité par un amour terrestre, et qu'il avait été tenté de m'avertir. De quoi m'eût-il averti? De ne plus aimer? J'aurais désobéi. M'eût-il enseigné à me faire comprendre et à comprendre?

J'aimais, je le répète, cette belle salle boisée, cette bibliothèque d'intention, où les livres étaient rares, et, plus d'une fois depuis, je l'avoue, en entrant dans une sacristie pour passer mon surplis, avant de monter en chaire, quand je devais prêcher, si je regardais les moulures, les ornements des grandes armoires où l'on enferme les habits sacerdotaux, une morsure au coeur m'avertissait d'une évocation sacrilège. Je revoyais les grandes armoires de chêne du château de Chavanges; je tournais la tête au bruit lent d'une porte qu'on ouvrait doucement; je croyais voir passer, légère et imposante cependant dans sa grâce, cette belle jeune fille si pure et si hardie, si fière, qui traversait la grande salle, en l'effleurant à peine, qui dans les premiers temps me saluait d'un mouvement de tête, pour me dire:—Ne vous dérangez pas, travaillez!—et qui, plus tard, s'arrêtait, causait, en voulant visiblement me déranger de mon travail.

La porte qui ajoutait une évocation à celle des armoires de la sacristie, communiquait avec l'église; la robe blanche qui entrait était un surplis; la robe sombre était celle d'un prêtre qui m'avertissait de monter en chaire, et, le coeur dévoré par cette vision, j'allais parler de l'amour de Dieu, de l'amour du prochain, selon l'Évangile, à ces âmes dévotes, auxquelles j'aurais révélé avec plus d'éloquence le véritable amour humain, que je portais tout entier, pur et débordant en moi…

A la fin de notre séjour au château, je n'étais pas plus avancé que lors de ma rencontre avec Reine, à la vente de charité; sinon que cet amour subit s'était enraciné en moi par toutes mes fibres, et que je n'aurais pu y renoncer, mais qu'il ne m'avait communiqué aucune révélation certaine sur le caractère de la jeune fille, et que, si je sentais bien que j'étais pour quelque chose dans ses variations d'humeur, j'ignorais si elle m'aimait, si elle était près de m'aimer, si elle pouvait m'aimer, si je n'étais pas seulement pour elle un être original, curieux à observer, une couleur tranchée dans l'harmonie banale des êtres qui l'entouraient, mais, avant tout, un importun qui la gênait, qui l'ennuyait.

Il était impossible que, dans cette situation, n'ayant pas de confident, me défendant contre la curiosité de Gaston, je ne me prisse pas moi-même, pour ainsi dire, pour unique dépositaire de mon secret.

Si jamais la poésie fut le duo mystérieux de l'âme qui s'interroge et qui se répond, ce fut bien dans les vers qui me sollicitaient par fragments, par bribes d'hémistiches, et qui, un jour, m'obligèrent à les écrire, à les corriger, à les revoir, à me les réciter.

C'était deux jours avant notre départ. Il pleuvait à torrents. On n'avait organisé ni chasse, ni promenade. Le château bruissait intérieurement de voix, de rires, de tapotements de piano, de chocs de billes sur le tapis du billard.

J'avais pu, après le déjeuner, quitter la compagnie joyeuse et enfermée qui n'avait pas besoin de moi, monter à la chère bibliothèque, m'y installer, prendre un livre, essayer de lire, et, au bout d'un quart d'heure, distrait de ma lecture par la pensée qui ne me laissait pas me distraire, attirer du papier, des plumes, et griffonner des vers.

J'entendais par instants, au loin, au-dessous de moi, dans un silence relatif qui s'établissait au salon, Reine, chantant ou jouant, puis des applaudissements. Je prenais une sorte de plaisir cruel à humer, à travers les murs, cette vie qui coulait en moi comme une sève nouvelle dont mon être s'enivrait et s'exaltait.

Je me défendais de descendre. J'aurais été, ce jour-là, plus maladroit que d'habitude, plus ridicule, plus triste dans cette gaieté, triste comme le temps dont on se moquait. Il pleuvait dans mon coeur, comme dans le ciel. J'avais de grosses larmes aux yeux et je les laissais tomber sur le papier. Je n'aurais pu les retenir devant elle; peut-être bien qu'elle eût ri, pour amuser ses hôtes.

Ah! si j'écrivais pour le public, comme j'aurais plaisir à retracer cette phase délicieuse d'un amour ardent et innocent, ce bonheur des larmes, qui est la rosée des illusions printanières et qui garde le secret du rajeunissement, quand plus tard, homme vieilli, on se sent suffoquer.

Mais, encore une fois, je ne fais pas un livre.

Peu à peu, le travail auquel je me livrais, cette gymnastique de la versification qui n'éteint pas l'enthousiasme, qui le rythme dans l'esprit, en même temps qu'il le rythme prosodiquement, m'avait absorbé. Je percevais encore un bourdonnement vague; je ne l'écoutais plus.

Il y avait bien deux heures que j'étais là, la tête soutenue par une main et penchée sur le papier. Je n'entendis pas ouvrir la porte; je n'entendis pas quelqu'un s'avancer. Tout à coup, une voix qui me fit tressaillir, me dit:

—Aurez-vous bientôt fini d'écrire?

Je levai la tête, et instinctivement, comme lorsque j'étais écolier et que j'avais peur de laisser surprendre mes manuscrits, je croisai mes mains sur mon papier.

Reine se mit à rire:

—Oh! n'ayez pas peur! je ne veux pas lire vos lettres!

Elle rayonnait de gentillesse, de malice, de bonté, et tout en disant qu'elle ne voulait pas lire, elle se tenait légèrement penchée sur la table, pour s'y accouder.

Je la vois… je me souviens de la couleur, des plis de sa robe qui se creusait sur la poitrine dans ce mouvement en avant.

La table était large; sans cela, j'aurais eu le souffle de sa bouche sur la mienne, le rayon de ses yeux dans les miens. Mais il s'exhalait de cette jolie tête lumineuse, tout ensemble un arôme et une clarté qui m'enivraient. J'écartai doucement les mains et laissai voir les lignes inégales que j'avais écrites.

—Ce n'est pas une lettre! répondis-je avec un sourire suppliant, subitement décidé à tout dire.

Je souriais; mais elle devait voir que j'avais pleuré.

Elle le vit, en effet, mais, chose singulière, cette sincérité la fâcha, au lieu de l'attendrir. Elle se redressa un peu, se renversa en arrière; son corsage se tendit et la tentation de sa beauté se faisait plus réelle, en même temps que sa figure prenait un air plus sérieux.

—Ah! c'est vrai! murmura-t-elle, vous faites des vers!

Je ne répliquai pas. J'avançai doucement les feuilles griffonnées. Mais Reine se reculait, avec un dédain visible. Elle était debout. La compassion se mêla sur sa bouche à l'ironie qui la plissait.

—Vous avez donc du chagrin?

—Non.

—Si je vous demandais de nous lire vos vers?

Je m'effrayai:

—A tout le monde?

Elle rougit légèrement:

—Sans doute… dans le salon.

—C'est que je ne les ai pas faits pour qu'ils fussent lus devant tout le monde.

—Ah! pour vous seul alors?

Je sentis que ma bouche blêmissait et tremblait.

—Vous les destiniez à quelqu'un? ajouta Reine de Chavanges.

—Oui.

Il y eut un silence de quelques secondes, silence terrible. Je devais être bien pâle; tout mon être frémissait. Mon regard était suspendu à celui de Reine. Je voyais le sien s'allonger, s'approcher, se lier au mien. Nous allions lire l'un dans l'autre. L'amour descendait entre nous, comme Dieu descend dans la communion. Cette gravité, que Reine avait reprise, vibrait, pour ainsi dire, comme une nuée légère traversée par l'aiguillon du soleil. Elle étendit la main vers le manuscrit.

—C'est pour moi? me dit-elle, avec une grâce simple et fière.

Je balbutiai oui, et me levant à mon tour, je lui tendis mes vers.

Elle hésita, baissa la tête, la releva.

Que vit-elle en moi qui éteignit son beau sourire, qui dissipa la nuée lumineuse, qui rendit son visage froid, presque dur? Pouvait-elle se méprendre?

—Je ne me connais pas en vers, reprit-elle d'un autre accent.

Je voulais croire qu'elle disait cela par modestie. Les feuilles remuaient dans ma main. Son visage devint de marbre.

—Je n'aime que la prose, ajouta-t-elle. Vous voilà prévenu. Ne perdez plus votre temps!

Pourquoi cette dureté subite, cette méchanceté?

Elle eut comme la conscience de cette cruauté inouïe; elle voulut l'adoucir.

—Excusez-moi, monsieur d'Altenbourg. Je ne croyais pas vous surprendre, vous déranger dans un moment d'inspiration. Sans cela, je ne serais pas entrée. Continuez.

Elle salua de la tête, s'éloigna. Elle allait sortir par la porte qui donnait sur l'escalier et par laquelle elle était entrée. Elle n'était donc pas montée, pour aller dans sa chambre.

Craignit-elle que je fisse la remarque qu'elle était venue pour moi?
Elle se retourna légèrement, mais soudainement, elle me dit:

—Ces messieurs: proposaient de jouer ce soir une charade. Je venais vous demander de nous faire un petit scénario. Si j'avais su!… Voulez-vous venir en causer?… C'est mauvais de rester seul. Vous avez l'air de nous bouder.

Elle sortit. La lumière qui emplissait la bibliothèque disparut avec elle.

Je retombai dans le grand fauteuil de cuir que j'avais pris, rompu par une immense lassitude. Quelle créature compliquée, trop naïve ou trop corrompue pour moi, était-elle donc? Je faisais appel à mon courage, à ma psychologie, à mon amour? Lui seul me répondait et me forçait à l'aimer toujours, davantage encore, pour cette bizarrerie, pour cette énigme.

Je ramassai mes vers, et, sans hésiter, je les déchirai en petits morceaux; puis comme j'étais embarrassé de ces débris que je ne pouvais laisser sur la table ou sur le parquet, je les jetai dans la grande cheminée vide, où rien n'était disposé pour faire du feu. Je les fis flamber avec une allumette de fumeur, et je les regardai brûler, en pensant assez singulièrement, par une vanité de poète qui essayait de panser mes déchirures d'amoureux:

—Cela fera un peu de cendre qui s'éparpillera au moindre souffle dans la salle. Peut-être, en passant, verra-t-elle que je les ai brûlés, et aura-t-elle des remords!

Je n'eus pas besoin de compter longtemps sur ce hasard.

Le soir même, en sortant de table, pouvant me parier sans être entendue, dans un brouhaha universel, elle me dit, en se penchant à mon oreille:

—J'ai voulu tantôt ménager votre amour-propre de calligraphe. Votre manuscrit me paraissait bien mal écrit. Je veux lire vos vers; vous me les copierez.

—Je les ai brûlés.

—Ils n'étaient pas bons?

—Ils étaient inutiles.

—Qu'en savez-vous?… Mais, vous vous les rappelez!

—Non.

—Alors vous m'en referez d'autres?

Je m'inclinai, sans acquiescer à cette exigence capricieuse.

—Vous ne voulez pas?

—Quand j'écrirai pour vous, mademoiselle, ce sera en prose!

La réponse qui prétendait à la finesse, à la dignité, était peut-être gauche, maladroite. Reine eut un faible sourire.

—Après tout, reprit-elle, vous avez raison. La poésie est un mensonge.
Les gens qui veulent dire nettement leur pensée, la disent en prose.

Elle eut comme une rêverie rapide qui passa sur son beau front, et avec sentiment:

—Cependant, s'il y avait en vous l'étoffe d'un grand poète, je ne me moquerais plus… mais je vous plaindrais.

Elle s'était éloignée; elle revint à moi, en me tendant la main:

—Sans rancune, n'est-ce pas?

Je pris sa main, je la serrai doucement. C'était la première fois qu'elle me faisait l'honneur de cette familiarité de camarade.

Si j'avais pu lui en vouloir, j'aurais été désarmé par cette étreinte amicale, et puis, je sentis à sa main une moiteur chaude qui me parut la révélation d'une petite fièvre dissimulée.

Je n'avais pas besoin de lui jurer que je ne garderais aucune rancune.
Elle le savait bien, et n'attendit pas de réponse.

Deux ou trois fois dans la soirée, nos yeux se rencontrèrent: les siens étaient calmes, confiants. Je m'efforçais de ne laisser venir dans les miens aucune lueur de présomption, de contentement, d'indulgence.

Quand il fut l'heure de se retirer, Gaston, le seul avant moi qui eût le privilège de serrer la main de mademoiselle de Chavanges, lui dit son bonsoir habituel accentué par un secouement du poignet, à l'anglaise, qui ne me rendait pas jaloux.

En la saluant, j'essayai de constater, de confirmer le droit d'ami qu'elle m'avait donné; mais ses bras s'étaient croisés autour de sa taille, et, de la tête seulement, elle me donna un bonsoir quasi fraternel.

Je passai la nuit entière à remuer en moi ces menus incidents de la journée. Au matin, j'étais bien las, et tout aussi incertain que la veille.

Les deux journées que nous passâmes encore au château, n'eurent aucun épisode saillant. Reine parut me traiter comme tous ses hôtes; elle était forcée d'être aimable envers tout le monde; c'était un devoir dont sa grand'mère l'avait chargée. La seule marque de sympathie particulière que je m'attribuai, fut le sens que j'attachai à son adieu.

—Nous repartirons pour Paris plus tôt que l'année dernière, me dit-elle. A bientôt!

Elle ne dit cela qu'à moi, et j'emportai ces simples paroles comme un aveu.

VIII

Reine avait pour demoiselle de compagnie une Anglaise, miss Sharp, jolie et d'une tenue parfaite.

Pendant mon premier séjour au château de Chavanges, j'eus peu d'occasions de lui parler. Elle voilait son charme d'une modestie fière. Passant au milieu de cette société évaporée, comme une sorte de rayon lunaire qui viendrait couper un rayon de soleil, silencieuse dans les conversations bruyantes, paraissant causer avec facilité, quand elle se trouvait en tiers avec la marquise et Reine; lisant beaucoup, travaillant à des petits ouvrages d'aiguille, gardant une humeur égale qui ne dilatait jamais le demi-sourire blotti sur sa bouche, qui ne mettait jamais un rayon joyeux dans ses prunelles grises, toujours à demi-voilées; servant avec une grâce un peu froide le café, le thé ou les rafraîchissements, le soir, sur le perron du château; se mettant au piano, quand on lui demandait d'accompagner un chanteur; se retirant la première du salon; ne sourcillant pas aux plaisanteries parfois un peu vives qu'elle était forcée d'entendre, que Reine n'écoutait jamais, que la marquise provoquait, elle était une ombre douce à l'éclat de mademoiselle de Chavanges. On la saluait poliment; quelques-uns lui donnaient la main; Gaston s'amusait à lui dire bonsoir en anglais; mais personne n'eût songé à lui manquer de respect.

Je fus étonné, à Paris, d'apprendre qu'elle n'avait que vingt-trois ans.
Sa douceur grave la vieillissait.

Deux ou trois fois, je m'étais rencontré avec elle, dans la bibliothèque du château. Elle venait y chercher des livres d'histoire, assez rares, des mémoires. Un jour, elle, était attablée et commençait une traduction. Un autre jour, elle m'avait consulté sur un roman à lire, ne me disant pas, mais me faisant sentir combien elle se méfiait de la liberté que les romanciers français, surtout les romanciers féminins, prenaient dans leurs analyses, dans leurs tableaux des passions.

Elle n'affectait aucune façon de prude; mais elle était décente naturellement. La faible rougeur qui passait sur ses joues rondes et blanches, suffisait pour dénoncer le déplaisir qu'on lui causait.

Reine était excellente avec elle, sans que la sympathie s'affirmât par des démonstrations trop vives. J'ai pensé souvent que mademoiselle de Chavanges était surtout ravie d'avoir dans cette demoiselle de compagnie, une sorte d'écran qu'elle attirait à elle, quand elle avait besoin d'interposer de la pudeur entre elle et les hôtes de sa grand'mère.

Elle s'en servait aussi pour calmer la bonne maman, quand celle-ci s'évaporait au feu de ses souvenirs.

A Paris, dès ma première visite à madame de Chavanges, je résolus de prendre miss Sharp pour confidente.

La marquise était souffrante, alitée; Reine gardait sa grand'mère. Ce fut l'Anglaise qui me reçut.

Elle fut bien obligée de causer, pendant le quart d'heure que je passai avec elle, et tout de suite elle entama l'éloge de sa jeune maîtresse.

Elle le fit simplement, sans flatterie, sans cette ironie doucereuse qui trahit la révolte des subalternes. Elle me vanta, par-dessus tout, la loyauté (c'était un des mots qu'elle affectionnait), la sûreté de caractère de mademoiselle de Chavanges, et insensiblement, elle en vint à me dire que son rêve était de voir sa chère élève bientôt mariée à un homme de grande famille, de grande éducation, digne de sa grande intelligence et de son grand coeur. La marquise n'avait plus guère d'années à vivre, si même on pouvait parler d'années; le moindre rhume faisait penser au deuil. Que deviendrait mademoiselle Reine tout à coup seule? Quel tuteur lui donnerait-on? Quelle tutelle vaudrait pour elle l'amour d'un mari?

Je souriais en écoutant. Je m'entendais parler sans que j'eusse rien dit. Miss Sharp me regardait franchement de ses yeux d'un gris bleu et je me sentais fouillé par ce regard. Ce mari souhaité, c'était moi. Elle me le faisait entendre, et, comme si son regard n'eût pas été assez explicite, elle en arriva à prononcer le nom de Gaston de Thorvilliers pour me déclarer, avec une sorte d'énergie, qu'il ne serait pas du tout le mari convenable pour mademoiselle de Chavanges.

Sans aucun doute, c'était un charmant garçon. Miss Sharp prononçait charmant, en écrasant le mot entre ses lèvres qui s'amincissaient, et pour laisser voir qu'elle faisait une concession à l'opinion publique, sans s'y soumettre. Mais elle ajoutait que le caractère de ce charmant M. de Thorvilliers ne pouvait s'allier au caractère sérieux de mademoiselle Reine.

Elle ouvrait la bouche pour dire Reine, sans cependant desserrer tout à fait les dents, et ce mot vibrait comme un titre royal.

Reine était certainement une enfant gâtée. Elle affectait la gâterie, pour gâter à son tour sa grand'mère. Mais quand la marquise ne serait plus là; quand un mari remplacerait l'influence de la vieille dame, on verrait comment mademoiselle de Chavanges se transformerait, et quelle véritable grande dame, jalouse de respectability, se dégagerait de cette jeune fille méconnue par les convives ordinaires de la marquise, inconnue de ceux qui étaient dignes de la connaître.

Miss Sharp citait des noms de duchesses d'Angleterre qu'elle comparait à
Reine, pour donner tout l'avantage à celle-ci.

Ces confidences allaient, si étrangement, si directement, au-devant de mes rêves, que je me défendis mal de comprendre, et que je perdis mon sang-froid. Pourtant, cette première fois, je ne formulai aucun aveu, probablement inutile. Par un mystère étrange, il me semblait que si je me reconnaissais dans ce mari souhaité, j'offenserais l'admirable candeur de cette Anglaise.

Je me bornai à de vagues formules de félicitations, pour l'amitié intelligente de miss Sharp à l'égard de mademoiselle de Chavanges, et de remerciements pour l'aimable confiance dont j'étais honoré.

Vit-elle mon embarras? Elle n'en abusa pas, et, quand ma visite lui parut avoir assez duré, elle se leva sans affectation.

Miss Sharp était de bonne famille. Son père, baronnet et colonel, avait fort malheureusement spéculé; si bien que, sous le faux semblant de perfectionner son instruction française, miss Sharp avait accepté la position qui lui avait été offerte par mademoiselle de Chavanges. Rien ne sentait en elle la domesticité, ni même l'humilité d'une compagne salariée. Elle avait si peu de prétentions, et se tenait si bien à sa place, que sa place était partout.

—A quoi tient la destinée! pensais-je en la quittant. Si je n'aimais Reine de Chavanges qui élève mon ambition, j'aurais de la joie à aimer cette noble jeune fille, et à lui rendre son rang dans le monde.

Suggestion de l'orgueil! Frivolité d'un amour débordant qui veut faire profiter les autres de son ivresse! Je voulais associer ma reconnaissance envers miss Sharp à mon amour absolu.

L'indisposition de la marquise, ce délabrement qui finit par avertir les plus obstinés, empêcha les réceptions régulières, et Reine ne pouvant recevoir seule, on ne reçut pas pendant tout cet hiver.

Je n'avais d'autre aliment à ma patience que mes rencontres avec miss
Sharp. J'avais le droit de l'interroger sur la santé de la marquise.
Elle me donnait bien vite des nouvelles, et puis nous causions de Reine.

A la seconde visite, je m'étais livré. Pour la première fois de ma vie, je me racontais, et c'était un bonheur d'allègement qui me rappelait les délices du confessionnal, fort négligées depuis quelques années.

L'Anglaise, discrète, pudique, sentimentale, accueillit avec bonté cette confidence d'un amour sublime. Elle était fière de l'avoir deviné.

—Tout de suite, me dit-elle avec animation, dès le premier coup d'oeil, j'avais bien vu, Roméo, que vous aviez donné votre âme à Juliette! Mais rassurez-vous, il n'y a pas de Montagu, ni de Capulet pour vous empêcher de lui donner votre nom.

Je n'osais parler des autres prétendants, ni, surtout, de Gaston de Thorvilliers. Je craignais d'outrager, tout à la fois l'amour et l'amitié, en paraissant douter de la toute-puissance de mon amour, en paraissant suspecter l'amitié.

Mais miss Sharp comprenait ma réserve et la bravait. Elle entamait toujours, avec une vivacité presque haineuse, le chapitre de Gaston. Si j'avais pu me méfier d'elle, je me serais demandé pourquoi elle me donnait tant de raisons de haïr mon ami, et pourquoi, en se vantant de le déprécier à tout propos dans l'esprit de mademoiselle de Chavanges, elle courait le risque de pousser la jeune fille, fière et indépendante, à le défendre par générosité, à l'aimer plus qu'un camarade d'enfance.

Je jugeais que ce zèle pour moi était excessif; mais quelle méfiance aurais-je eue? Miss Sharp connaissait mieux que moi le caractère de Reine. Mon amour avec sa mélancolie m'emplissait l'âme de bonté. Je trouvais tout aimable. C'était avec une passion d'amitié que je serrais les mains de miss Sharp. Elle me faisait entendre, sans se départir de sa modestie britannique, qu'elle parlait souvent de moi avec Reine. Bien qu'elle ne me donnât aucune affirmation positive, elle était convaincue que mademoiselle de Chavanges m'aimerait bientôt, comme je méritais d'être aimé. Reine était aussi sentimentale que moi!

Je souris, la première fois qu'elle me dit cela. Il me fallut expliquer mon sourire. Je racontai la petite scène de la bibliothèque.

Miss Sharp réfléchit, hocha la tête.

—C'est de la coquetterie de sa part; elle se vengeait, ce jour-là, sur vous, des leçons que je lui donne Vous verrez qu'elle vous demandera de lui faire des vers!

—Elle me l'a demandé.

—Quand je vous dis!

—Mais par politesse, pour guérir la blessure faite au poète.

Miss Sharp eut un doux mouvement des paupières qui ressemblait à un battement d'ailes, et, mettant ses deux mains sur les miennes, elle reprit en souriant:

—Aimez! Ne vous occupez que de cela! L'heure de la poésie viendra pour elle, j'en réponds, j'en suis sûre, si elle n'est pas venue.

La prédiction de l'Anglaise parut se réaliser.

Un incident nouveau qui marqua cette seconde période de mon amour et qui fut symétriquement la contre-partie de l'épisode de la bibliothèque, me fit penser du moins que miss Sharp travaillait réellement à incliner l'âme de mademoiselle de Chavanges vers les choses de sentiment.

Pendant un de ces courtes visites que je faisais, pour ainsi dire, debout, près de la porte du salon, Reine entra un jour.

Je l'avais vue plusieurs fois passer en landau, dans les Champs-Élysées, quand elle faisait une promenade hygiénique avec miss Sharp, pour se délasser de la fatigue de veiller sa grand'mère. L'excellente miss Sharp m'avait prévenu des jours, des heures, où j'avais la chance de l'entrevoir.

Elle m'avait paru triste et pâle. Une fois son regard, qui flottait en dehors de la voiture, s'accrocha au mien. Elle eut un tressaillement et un sourire, et comme je la saluais, elle me salua de la tête avec une gravité tendre. Il me sembla qu'elle voulait me dire:

—Je pensais à vous! Pourquoi n'ai-je pas le droit de faire arrêter la voiture, de causer, de vous faire monter? Quelle solitude que la mienne, et quand je serai en deuil, ce sera pis encore!

J'avais vu tout cela dans son salut, dans son sourire.

Un jour donc elle entra. Miss Sharp, évidemment, avait obtenu cette apparition.

Je prenais congé de l'Anglaise. Mademoiselle de Chavanges me barra le passage, en ouvrant la porte et délibérément, sans me dire bonjour, d'une voix brève, pressée, saccadée:

—Merci, monsieur d'Altenbourg, je savais que vous étiez là… Grand'maman le sait aussi. Je vous apporte ses remerciements avec les miens. Elle est bien touchée de vos visites. Je crois qu'elle pourra sortir dans quelques jours; mais cela ne servira pas à nos amitiés de Paris. Nous partirons aussitôt pour l'Italie. Elle veut aller passer l'hiver à Rome; le médecin approuve beaucoup ce voyage. Si le voyage la guérit, je serai contente de voir Rome; mais je n'ai guère envie de voyager pourtant; il me semble que je suis lasse d'un tas de voyages, et que j'ai besoin de me reposer.

Elle tourna à demi un fauteuil qui était à côté d'elle, pour s'y asseoir; mais elle eut probablement honte de cette faiblesse. Elle se contenta de poser son coude sur le dossier et changeant d'idée, avec la même façon de parler:

—Comment va Gaston? Est-ce que c'est lui qui apporte tous les jours la carte qu'on nous remet de sa part?

—Sans doute! répondit vivement l'Anglaise, sans me laisser le temps de répondre, et en baissant les yeux comme devant une évocation désagréable.

—Il doit bien vous ennuyer, miss Sharp, car vous ne l'aimez guère.

—Oh! oh! dit l'Anglaise scandalisée.

Reine était revenue à son prochain voyage:

—Nous passerons le reste de l'hiver, le printemps, peut-être l'été, en
Italie. Quand reviendrai-je?

Avec une ingénuité qui débordait sa piété filiale, elle ne disait plus nous, en pensant au retour. Son instinct violent de franchise, qu'elle pouvait combattre dans certains cas et réduire à une certaine réserve, mais non soumettre, lui suggérait que pour être libre de revenir, il fallait peut-être qu'elle fût tout à fait orpheline.

Sa voix était devenue lente, en proférant ces dernières paroles. Elle eut un soupir, et, avec une tendresse qui ne m'était jamais apparue, joignant ses deux jolies mains sur le dossier du fauteuil, dans une sorte de geste de prière, elle murmura:

—Oh! ma chère grand'maman! quand je l'embrasse, j'espère toujours lui insuffler la vie ou lui prendre un peu de sa vieillesse!

Ses yeux bleus se voilèrent et restèrent quelques minutes baissés pour cacher une larme, puis, les relevant et les ranimant:

—Monsieur d'Altenbourg, vous qui êtes poète, vous devriez mettre en vers le rêve que j'ai fait.

Je la regardai avec un frisson. Cette capricieuse allait-elle se moquer de moi, reprendre l'avantage compromis par son accès de sensibilité? Ou bien, cette indulgence pour la poésie que miss Sharp m'avait annoncée était-elle venue déjà, si vite?

—Oui, continua-t-elle, j'ai rêvé, absolument comme dans une tragédie. Nous étions au bord de la mer, grand'maman et moi, sur un petit rocher, à regarder voler des mouettes… Tout à coup, la marée nous gagna, nous enveloppa. Grand'maman ne dit rien, ne poussa pas un cri, se détacha de moi, ne tomba pas dans la mer, mais s'éloigna, grandit, devint transparente, se dispersa comme un flocon de nuage, en se mêlant aux autres. Moi, je voulais la retenir, m'élancer… Je glissai. J'allais tomber, me noyer, quand j'étendis la main et la posai sur une main robuste… Et voilà tout, je m'éveillai.

—Oh! joli! joli! dit l'Anglaise avec une extase encourageante.

—Ce serait peut-être joli en vers… J'ai songé à vous dire cela, monsieur Louis… Voulez-vous en faire un petit poème? Quant à moi je n'ai pas été contente de ce rêve. Il m'a semblé que je tournais à l'héroïne de tragédie. Tâchez de me raccommoder tout à fait avec la poésie et un peu avec les rêves.

—Quelle était cette main qui vous a soutenue? insinua miss Sharp avec une bonne volonté que son regard de côté soulignait.

—Ah! voilà le mystère! Je ne sais pas. C'était peut-être la main d'un douanier, d'un baigneur!

Elle eut un sourire de moquerie qui ne me blessa pas, et, comme si elle eût craint de paraître coquette, voulant réparer les torts qu'elle s'attribuait, depuis mes fameux vers déchirés, elle se hâta d'ajouter:

—Je vous étonne, n'est-ce pas? Miss Sharp vous a-t-elle raconté que nous faisions une grande consommation de poètes, depuis quelque temps. Je lui lis Victor Hugo, Lamartine! Elle me traduit lord Byron. A Chavanges, mon éducation sera complète. En tous cas, j'en saurai assez pour ne plus faire de peine à des poètes et à des amis.

Elle riait toujours. Mais je voyais luire une gravité de femme dans ce rire de jeune fille.

C'était la première fois que l'âme de Reine voletait si près de sa bouche; ce fut la première fois qu'elle m'apparut ainsi, bonne dans sa malice, pure dans ses audaces, naïve dans sa rouerie!

Elle avait une robe de soie grise, toute simple, qui moulait étroitement son corps. Aucun bijou, ni au cou, ni au doigt, ni aux oreilles, ne troublait par un étincellement cette harmonie douce.

Pourquoi, à ce moment, n'ai-je pas trouvé la formule d'un aveu, d'une prière, d'une adoration qui nous eût sauvés, elle, moi!… Elle m'eût aimé; elle m'aimait, et je ne l'aurais pas maudite plus tard! Le bonheur était là, loyal, religieux, naturel. Je n'avais qu'à étendre la main; elle eût laissé prendre la sienne; nous nous serions fiancés, et chacun eût gardé la foi promise.

Fut-ce la présence de miss Sharp qui me gêna? Fut-ce la crainte d'offenser ses dix-huit ans, si ingénus dans leur hardiesse? Dois-je m'en prendre à ma stupeur, à mon respect?

Je ne sus que dire; je balbutiai de vagues encouragements, à propos des grands poètes; je voulus plaisanter à propos de mes vers; je fus stupide. J'étais trop pur pour être habile. Elle était trop innocente, pour comprendre mon embarras et m'en savoir gré.

Je surpris une lueur serpentante dans les yeux gris de miss Sharp, une menace de mépris. Les beaux yeux de Reine s'élargirent pour mesurer ma maladresse.

IX

Je sortis de l'hôtel de Chavanges, confondu de ma timidité, et, dans la rue, je retrouvai soudainement ce que j'aurais dû dire, ce que j'aurais dû faire.

Qui donc aurait pu m'enseigner la science de cette diplomatie nécessaire, imposée par la civilisation à la sincérité des coeurs de vingt ans? Il semble qu'on doive instituer un jour dans les écoles, des leçons pour enseigner à devenir fiancé, mari, éternellement amant, selon la loi, toujours faussée, toujours méconnue de la nature immortelle?…

Je m'égare; je prie qu'on m'excuse. Mais quand je pense à cet effroyable malentendu qui fit le malheur de deux êtres, dignes alors de tout le bonheur que la terre peut donner, je ressens encore les mouvements d'une révolte, non contre Dieu qui m'a châtié, mais contre l'humanité, qui ne m'a pas dit son secret, à moi, homme dans toute la loyauté de ma nature humaine.

La partie idyllique de mon amour n'a que ces épisodes qui ont préparé le drame. Je la vis, vendant des roses et je l'aimai. Elle me surprit griffonnant des vers et hésita à prendre au sérieux un amour sentimental qu'elle devinait. Puis, quand attristée de son isolement, inquiète de l'avenir, mue par une sorte de remords, elle me parla poésie et me tendit l'âme, j'hésitai à mon tour; je fus aveugle, impie, absurde et je me perdis, en la perdant…

Cette année-là, je ne la revis plus. La marquise de Chavanges se rétablit assez pour entrer dans une sorte de convalescence indéfinie qui est le bercement lent du dernier sommeil. Elle partit avec sa petite-fille et l'Anglaise pour l'Italie. Elles se fixèrent à Rome, pendant l'hiver. J'eus indirectement de leurs nouvelles, sans avoir le droit d'écrire. Je fus tenté, plusieurs fois, de m'adresser à miss Sharp; je n'osai pas. Étais-je sûr de ce que j'écrirais, de l'effet que produirait ma lettre, si elle était communiquée à Reine.

Je passai cet hiver dans une agitation douloureuse. J'allai beaucoup dans le monde, afin de le connaître bien, m'imaginant que j'avais besoin de m'y corrompre un peu, pour servir infailliblement la pureté de mon amour. Gaston voyagea. Je sus, à son retour, qu'il avait passé par Rome. Il me parla de l'installation de ces dames, dans un superbe palais, des hommages que la beauté de Reine s'attirait; mais la marquise avait la coquetterie patriote pour sa petite-fille; elle n'admettait aucun Italien parmi les prétendants.

—Tu gardes tes chances! me dit-il en riant.

Je ne lui avais fait aucune confidence; mais il savait à quoi s'en tenir.

Je lui demandai des nouvelles de miss Sharp. Il parut étonné de la question.

—Elle va bien. Ah ça! est-ce que tu voudrais faire la cour à cette blonde sentimentale?

—Pourquoi pas? repartis-je d'un rire que je croyais léger, moqueur, cynique, et qui fit hausser les épaules à ce mauvais sujet expert, qu'on ne pouvait tromper.

Au printemps, j'allai à Strasbourg, embrasser mon vieux maître, l'abbé
Cabirand: je lui fis ma confidence complète.

—Faites la demande à la grand'maman, dès qu'elle sera de retour, me dit-il sagement; et il ajouta: Voulez-vous que je m'en charge? je lui écrirai.

Je le remerciai. Il n'eût plus manqué que la rhétorique de l'excellent homme pour tout gâter. Je voyais en imagination sa lettre, sa grosse écriture, avec des citations latines et une devise en tête de la page, tirée d'un psaume!

Quand je revins à Paris, j'appris que ces dames l'avaient traversé, sans défaire leurs malles, et étaient reparties directement pour les Ardennes.

Gaston m'annonça que nous serions invités au château avec son père; mais qu'il n'y aurait ni chasses, ni tapage, ni hôtes nombreux. La marquise se croyait guérie, mais gardait une faiblesse qui rendait impossible toute hospitalité bruyante.

—Il y aura des séries, me dit mon ami. C'est une tournée de révision; la marquise l'a dit à mon père; elle compte bien cette fois qu'elle commandera le notaire, le curé et les violons pour l'automne. Prends garde à toi! Je t'avertis que si tu t'y prends mal, je m'en mêlerai.

—Pour me conseiller?

—Non, pour te supplanter. Après tout, Reine est une très belle personne.

J'eus un tressaillement que j'attribuai à cet éloge brutal, et non à la jalousie.

Avec quelle anxiété je comptai les jours, et dans quelles transes je fis le voyage!

Nous arrivâmes, par une matinée radieuse. Gaston chantait tout haut dans la voiture; moi, au bruit de sa voix, comme au bruit d'une cascade, je rêvais, et je me jurais d'être brave, habile.

Je ne fis plus de serment, quand je la vis, tant je fus stupéfait devant sa toute-puissante beauté.

Elle était revenue d'Italie, non pas transformée, mais arrêtée, fixée dans sa forme définitive, tout à la fois idéale et réelle. La tête avait gardé de cette atmosphère chaude, où flottent les atomes de la beauté suprême, une coloration, une perfection de teint, un agrandissement du feu dans le regard, un adoucissement plus profond du sourire sur la bouche, et aussi une façon plus artistique, en restant naïve, d'être belle, que nous n'avions pu le rêver. Des bijoux achetés à Rome complétaient cette transfiguration de sa physionomie. Je la trouvais grandie. C'était peut-être seulement qu'elle marchait plus haut sur la terre.

Elle nous accueillit avec autant de liberté qu'autrefois, mais avec une liberté plus mondaine, plus femme, moins jeune fille. Elle restait aussi chaste de maintien; mais elle était plus décolletée, et ses beaux bras faisaient cliqueter ses bracelets de corail ou de mosaïque qu'elle montrait fièrement, comme des souvenirs de voyage, en retroussant sa manche, en mettant son poignet blanc et ferme près des lèvres, sous les yeux.

Maintenant que je suis vieux et que je vois clair dans ce passé, je me rends compte du sentiment d'effroi, autant que d'adoration, qui me saisit à l'aspect de cette jeune fille, si vivante et si corporellement belle.

J'allais l'aimer, non plus seulement de cet amour mystique qui veut ruser avec la chair, mais de cet âpre amour, le vrai, celui qui confond tous les désirs et qui veut la possession complète.

Je dus la regarder avec des yeux qu'elle ne m'avait jamais vus, car, pour la première fois, elle baissa les siens, et sa poitrine se souleva, comme alarmée d'être si brutalement regardée.

Le père de Gaston était arrivé un jour avant nous. La marquise, si frivole qu'elle fût, avait sans doute posé la condition de cette visite pour nous admettre. Peut-être aussi, en faisant, par séries, l'inventaire des prétendants à la main de sa petite-fille, voulait-elle avoir à sa portée, dans le cas d'une décision, un partenaire pour conclure aussitôt le mariage. M. de Thorvilliers était mon tuteur, en même temps que le père de Gaston. Il pouvait être le répondant de l'un et de l'autre.

Miss Sharp paraissait me garder rancune et ne plus vouloir de mon secret. Elle fut d'une politesse exacte, sans sourire, et je ne la rencontrai plus dans la bibliothèque.

Il est vrai que je me souciais peu des livres; que je ne voulais plus trouver de prétextes pour m'isoler. J'avais la fierté de mon âge, de mon nom, et aussi, je puis l'avouer, de ma figure.

Le soir de mon arrivée, pensant aux honnêtes intentions de mon maître, je me disais, devant mon miroir:

—C'est moi qui la demanderai; c'est moi qui l'obtiendrai d'elle-même, moi, moi!

Le lendemain de ce pacte orgueilleux avec mon pauvre courage, je me trouvai tremblant devant Reine de Chavanges, que je rencontrai de bon matin, dehors, quand je la croyais encore chez elle.

Je n'avais pas dormi; j'étais tout en feu, et quand je la vis, venant de la partie du jardin située devant le balcon de la bibliothèque, où l'on cultivait toutes les variétés de roses, les mains chargées de fleurs, j'eus une angoisse subite qui faillit me rendre muet.

Elle fut surprise de me voir, et rougit, comme je rougissais. Ce fut elle qui parla d'abord.

—Par quel miracle êtes-vous descendu avant neuf heures?

Elle riait. J'osai sourire.

—Et vous, mademoiselle?

—Moi, c'est mon habitude. Vous ne le savez pas?

J'aurais pu répondre que je le savais; que c'était pour cela que j'étais venu dans le jardin. Mais je ne voulais pas mentir, quand j'étais tourmenté du désir d'être vrai.

—Non, mademoiselle, je ne le savais pas.

Elle fut contente de ma réponse. Mon mensonge l'eût blessée.

—Vous me prenez donc pour une Parisienne? Je suis une campagnarde; mais vous?

—Moi, je suis un paysan.

—Oh! un paysan qui fait des vers!

—Une campagnarde qui admire Victor Hugo et qui traduit Byron!

—J'ai fini mes lectures et mes études.

—Et moi, mademoiselle, j'ai suivi votre conseil: je ne fais plus que de la prose.

Elle porta sa botte de roses à son visage pour les respirer et ne répliqua pas. Je m'enhardis, et, montrant les fleurs:

—Est-ce que vous avez encore une vente de charité?

—Non.

—Tant pis.

—Pourquoi?

—Je vous achèterais votre récolte.

—Tout cela? Ce serait bien cher!

Sa voix s'était légèrement voilée, et, se masquant avec les roses, elle fit quelques pas dans l'allée.

Le sang me battait dans les tempes, avec force. Je marchais à côté d'elle. J'eus peur qu'elle ne rentrât bientôt, et, m'arrêtant, pour l'inviter à s'arrêter, du ton le plus léger, ou le moins fort que je pus prendre, je lui dis:

—Si vous n'en vendez pas, en donnez-vous?

Elle se démasqua, et, me regardant pendant une seconde, de ses yeux noirs, profonds et clairs.

—A ceux qui sont mes amis? Oui, volontiers.

—A ce titre, je puis prétendre…

—Oh! s'écria-t-elle, avec un rire qui vibra sans amertume, ne prononcez pas ce vilain mot, prétendre! Je l'ai pris en horreur. Êtes-vous mon ami? Dites-le moi, simplement, sans prétention.

J'essayai de mettre toute mon âme dans une réponse banale:

—Oui, je le suis.

—Eh bien, voilà une rose!

—Merci.

Nous fîmes encore quelques pas. Nous allions nous trouver hors du parterre, dans la place nue et sablée qui séparait le jardin de la maison. Elle s'arrêta, hésita, puis se retournant et rentrant dans l'allée:

—Gaston n'est pas descendu avec vous?

—Non.

—Le paresseux! il dort encore; il ne s'éveille avec l'aurore que les jours de grande chasse. Mais, au fait, vous ne m'avez pas dit pourquoi vous êtes descendu de si grand matin?

Le nom de Gaston m'avait rendu jaloux. Je devins intrépide.

—Si je vous le dis, vous vous fâcherez peut-être!

Reine me regarda, mais de côté, non plus directement. Ses sourcils se froncèrent, puis se détendirent. Elle prit cet air de dignité qui lui allait si bien dans ses hardiesses, qui la défendait mieux que toutes les réserves.

—Que pourriez-vous me dire, monsieur d'Altenbourg, qui pût me fâcher?

Cette fierté, tempérée par un sourire, au lieu de m'intimider, me rassura.

—Si je vous disais, par exemple, que je n'ai pas eu de peine à m'éveiller, parce que je n'ai pas dormi, et que, sans espérer vous rencontrer, j'avais hâte de venir dans cette partie du jardin où vous venez si souvent!

Je suffoquais; je m'arrêtai.

Elle eut un sourire plus doux et sa voix se fondit dans son sourire.

—Il n'y a rien là-dedans qui puisse me fâcher.

—Et si je vous dis que je vous aime?

Elle me frappa légèrement le bras, avec la botte de roses, pour m'interrompre et essayant de plaisanter:

—Vous m'avez déjà dit que vous étiez mon ami.

—Votre ami, oh! oui, je vous le jure; car je puis l'être, même malgré vous… mais, votre… mari?

Elle eut un petit rire et un petit frissonnement:

—Oh! cela! c'est plus sérieux!

—Cela vous effraye?

—Non.

—Cela vous étonne?

—Eh bien, non! Mais je m'imaginais que vous m'auriez dit cela autrement, moins vite, moins brusquement.

—Vous voulez de la prose!

Mon aveu lancé, je me sentais devenir brave. Elle avait baissé la tête. Je ne voyais pas sa figure; mais dans l'ombre projetée par son chapeau de jardin, je distinguais la rougeur qui envahissait son cou.

Après un court silence qui me parut bien long, elle se redressa:

—Après tout, vous avez raison de me parler ainsi, et vous auriez bien tort d'ajouter quoi que ce soit. J'accepte l'amitié, j'y compte, et je vous donne franchement la mienne. Je vous en avertis; elle a plus de prix que mes roses; car je n'ai pas eu jusqu'ici un ami. Tous ces jeunes gens qui défilent, qui demanderaient ma main à cause du million qu'on peut y mettre, ne voudraient pas de mon amitié, sans dot. Nous avons des raisons pour être amis. Cela suffit-il pour être mari et femme? Je vous scandalise, n'est-ce pas?

Je n'étais pas scandalisé, j'étais inquiet.

Elle continua:

—Que voulez-vous? On m'a tant parlé du mariage que je suis tout à la fois blasée sur cette idée et mise en défiance pourtant. Depuis deux ou trois ans, à chaque coup de chapeau qu'on nous donne dans la rue, à chaque invitation qu'on m'adresse dans un bal, je me dis:—Ah! mon Dieu, en voilà encore un qui va demander ma main!—Je laisse bonne maman grossir le nombre des prétendants, espérant tout ensemble qu'il y en aura tant, que je ne pourrai choisir, et que dans cette quantité, j'en trouverai peut-être un.

Reine affectait la gaieté; mais la tristesse se montrait. Je voyais distinctement toutes sortes d'idées voltiger comme des papillons autour d'elles, en faisant mouvoir leur reflet sur son visage. Pour la première fois, cette jeune fille qui disait ordinairement tout ce qu'elle voulait, était agitée de la volonté fière de dire ce qu'elle avait toujours réservé. Son instinct pudique, sa raison hâtivement mûrie, et aussi sa jeunesse qui s'épanouissait au soleil levant, la troublaient, l'agitaient, lui donnaient un embarras qu'elle savourait, tout en essayant de s'en affranchir.

Elle marcha plus vite. L'allée du parterre aboutissait à un couvert de tilleuls. Nous allâmes jusque-là, et nous nous arrêtâmes devant l'ombre trop épaisse. Reine retira son chapeau, le laissa tomber sur un banc de pierre qui était adossé aux tilleuls, passa la main sur le bandeau de ses cheveux, et me regardant en face:

—Je comprends que vous ne pouvez pas me demander autre chose que de devenir comtesse d'Altenbourg. Vous êtes obligé de me dire ce que tous ces messieurs me diraient s'ils n'avaient pas peur que je leur rie au nez; ce que Gaston me débite pour se moquer de moi. Oui, c'est dans l'ordre, et pourtant cela ne me rassure pas. Dans les romans, au théâtre, le mariage est un dénouement; dans la vie réelle, il est un commencement. Je redoute ce commencement, et j'aurais honte d'avoir dénoué mon petit roman sans l'avoir commencé… C'est bien hardi ce que je vous dis là. Mais j'ai été si mal élevée. Vous devez vous en douter.

Elle eut un rire nerveux. Les roses la gênaient; elle les jeta sur le banc, à côté de son chapeau, et joignant les deux mains avec force:

—Encore, si l'on ne m'avait jamais parlé que de mariage! Je l'accepterais comme un hasard qui ne doit pas effrayer une âme vaillante, et je me dirais que je suis résolue à être, quand même, une honnête femme, comme ma mère. Mais, si vous saviez! si vous saviez! Bonne maman ne retient pas tous ses souvenirs. Elle en laisse s'envoler qui sont de singuliers avertissements pour une jeune fille, et de singulières leçons pour une jeune femme. Elle a parfois des repentirs qui sont aussi profanes que ses gaietés; et puis miss Sharp, la sentimentale miss Sharp ne veut pas que je me marie, sans être bien sûre d'aimer mon mari, comme un héros; et puis, il y a les poètes dont on ne se méfie pas; et puis, il y a cela, tenez, ce soleil, ces roses, je ne sais quoi encore qui me conseille le bonheur, sans me le montrer, en me faisant redouter de l'accueillir trop vite, trop tôt… Puisque vous êtes mon ami, je ne me gêne pas avec vous; eh bien, la vérité, c'est que je souffre et que je sens que je ne dois pas souffrir. Qu'avez-vous à me dire pour me consoler et me rassurer?

Elle était resplendissante et son beau visage était comme un ciel ouvert où l'on voyait combattre des dieux. Elle avait fait un grand effort pour me dire cela. Son front était rougi, ses yeux pétillaient d'un rire moqueur ou d'une larme.

Moi, ébloui, enivré, j'aurais voulu la prendre entre mes bras et dans un baiser lui donner l'initiation au bonheur sacré qu'elle rêvait et que mon amour sacré lui eût gardé!

J'étais sans doute très pâle, dans l'extase ardente qui accumulait le sang au coeur et qui m'étouffait.

Elle m'observait et se trompa à cette pâleur.

—Vous aussi, vous souffrez, me dit-elle avec une candeur d'enfant. Je vous fais de la peine. Ce n'est pourtant pas ma volonté; mais il faut bien que nous nous expliquions.

Ce qu'il y avait d'innocence radieuse, en elle, autour d'elle, sur son front, dans ses yeux, me pénétra. Mon coeur battit avec moins de violence; je lui souris d'un sourire fraternel, me croyant bien fort, parce qu'elle était bien pure, malgré tout.

Elle s'assit sur le banc, en repoussant les roses, et, me montrant une place à côté d'elle:

—Causons raisonnablement; voulez-vous?

—Ce n'est donc pas raisonnable, ce que nous avons dit?

Elle reprit en secouant la tête:

—Je suis toujours plus romanesque que je ne veux l'être; c'est un défaut qui me vient de bonne maman. Je voudrais avoir le sang-froid de miss Sharp… Je vous propose de ne plus parler de tout cela, au moins pendant huit jours; voulez-vous?

—Je veux tout ce que vous voudrez.

—C'est une réponse de prétendant.

—C'est la soumission d'un coeur qui vous aime.

Elle eut un battement des paupières, sur ses yeux noirs qui se rallumaient et qu'elle voulait éteindre.

—Avec quelle facilité, vous autres hommes, vous prononcez certains mots! Eh bien, moi, monsieur mon ami, je vous estime beaucoup, mais je ne sais que vous répondre, pour ne pas forcer la vérité. Ne dites rien à bonne maman. N'allez pas me demander en mariage; je refuserais. Faisons-nous un secret à nous deux de cette promenade. Restez avec moi ce que vous étiez hier, bon, simple, confiant. Quand j'aurai pris mon parti, je vous le dirai loyalement. Est-ce convenu?

Elle me tendit la main que je saisis, que je gardai et qu'elle n'essaya pas de retirer.

—Si je vous renvoie, ajouta-t-elle, vous vous en irez sans me maudire?

—En vous aimant toujours.

—Ah! voilà que vous contrevenez déjà à la convention!

Elle pencha la tête, qu'elle secoua pour me gronder. Elle était adorable de grâce.

—Et si vous ne me renvoyez pas? lui demandai-je doucement.

Elle rougit de nouveau, voulut rire; mais son rire était factice:

—Si je ne vous renvoie pas, vous vous en irez par condescendance, parce que vous me gêneriez.

Je me serrai un peu contre elle:

—Pourquoi?

Elle se tourna vers moi. Ses yeux parurent se troubler; elle me dit lentement, presque confuse de ce qu'elle avait entrepris de dire:

—Parce que celui auquel je laisserais deviner que je l'aime ne recevra de moi, tout haut, cet aveu que le jour de notre mariage.

—Ah! si je devinais jamais cet aveu! dis-je en portant sa main à mes lèvres et en la couvrant de baisers.

Sa main frémit dans la mienne mais se détendit, et les doigts s'allongèrent sous la caresse. Reine était un peu pressée contre moi; je crus qu'elle s'appuyait; je l'enlaçai pour la soutenir. Le vertige du sacrilège m'affolait. Je penchai mon visage sur le sien qui se renversait. Ses yeux qui s'étaient fermés avec langueur, palpitèrent, se rouvrirent, flamboyèrent. Elle se redressa, se dégagea, et, debout, à deux pas, indignée contre elle autant que contre moi, elle me dit, les dents serrées:

—Vous feriez bien de partir tout de suite.

J'allais protester, m'excuser. Elle m'interrompit d'un geste énergique:

—Non, non, pas un mot, je vous en conjure! C'est ma faute encore plus que la vôtre.

—Comme je vous aime! m'écriai-je, sans calculer si ce cri d'amour n'était pas, dans ce moment même, un redoublement d'offense.

Mais cette imprudence parut me donner la victoire.

Elle s'approcha de moi, et plongeant ses yeux dans les miens:

—Si je vous en disais autant, me laisseriez-vous? partiriez-vous?

Je crus que j'allais tomber à ses pieds.

—Vous m'aimez?

Elle pencha la tête, se croisa les bras, se refroidit dans cette attitude pendant deux secondes, puis se redressant avec un soupir de lassitude, d'une voix étonnée, comme si elle venait de peser et de juger les paroles d'une autre:

—Franchement, je ne sais pas… Tenons-nous en à la trêve conclue.

Elle ramassa son chapeau de paille, ne le remit pas sur sa tête et s'avança dans le parterre.

Moi, tout décontenancé par ces brusques variations, sans remords d'avoir contredit notre amitié fraternelle, que démentaient inconsciemment ses précautions pudiques, agité, malgré tout, d'un espoir immense, incertain de ce que je pouvais dire pour ne pas la blesser dans cet état de surexcitation nerveuse, je ramassai naïvement les roses.

—Vous oubliez vos fleurs.

—Je n'en veux plus! laissez-les là.

Elle était redevenue la jeune fille despotique, hautaine, qui me désespérait si souvent; l'autre, qui avait rayonné et palpité d'une vie si vraie, si logique dans ses inconséquences, avait disparu.

Je jetai sur le tas de roses qu'elle laissait à terre la rose qu'elle m'avait donnée et que j'avais mise à ma boutonnière.

Elle se dirigeait vers le château, mais sans se hâter. Je me tins quelques instants en arrière, puis, l'ayant rejointe, je marchai à côté d'elle. La moitié de ce retour se fit en silence; pourtant, en arrivant à l'extrémité, du parterre de roses, elle me dit, tout à coup, d'une voix calme, limpide, presque gaie.

—Avez-vous lu Ruy-Blas, monsieur d'Altenbourg?

—Je l'ai vu jouer.

Le drame de Victor Hugo avait été représenté au mois de novembre précédent, pendant que Reine et la marquise étaient à Rome, et j'avais assisté à la première représentation. La pièce imprimée était sur une table, dans le salon du château. C'était Gaston qui l'avait apportée.

Comme mademoiselle de Chavanges s'était interrompue, je l'interrogeai à mon tour.

—Pourquoi me demandez-vous cela?

—Parce que miss Sharp voulait me persuader de n'accepter pour mari que le soupirant assez agile pour escalader, comme Ruy-Blas, ce balcon, là-bas, qui donne accès à la bibliothèque, et accrocher sa correspondance à la fenêtre. Mais comme ce héros ne courrait ni le risque d'une hallebarde, ni le danger de broussailles en fer, j'ai dit à miss Sharp que le moyen n'aurait rien d'héroïque. Une échelle de jardinier suffirait; on monterait chez moi, comme à la cueillette des pommes… Pourquoi faire? Je ne suis reine que par le prénom, pas même par le nom… On peut me parler, sans en mourir, me toucher même, sans en être foudroyé, et, à moins d'inspirer une passion à un valet de chambre…

Elle partit d'un éclat de rire étourdi. Cette gaieté m'attristait comme une cruauté envers elle et envers moi.

Elle poursuivit:

—Bonne maman ne trouvait pas l'idée absurde. Seulement elle n'a pas lu Ruy-Blas. De son temps, quand on escaladait un balcon, la fenêtre s'ouvrait. C'était bien plus grave. Je ne suis pas Juliette; vous n'êtes pas Roméo; aucun Montagu et nul Capulet ne nous gênent. La sérénade, l'échelle sont inutiles. Si je changeais d'avis, je vous le dirais, monsieur, mon ami. Au revoir!

Elle s'échappa, rentra au château. Moi j'errai encore dans le jardin, ravi d'avoir osé faire mon aveu, honteux de ce qui l'avait suivi, déconcerté du sang-froid de cette singulière fille, tour à tour si charmante et si effrontée.

N'était-il pas extraordinaire qu'elle eût pensé, de même que miss Sharp, à Roméo et Juliette? L'Anglaise lui avait-elle parlé de moi, en citant Shakespeare?

X

Ai-je besoin de répéter l'excuse que j'ai déjà invoquée?

Le vieillard ne raconte cette scène de jeunesse, de passion naïve, que pour faire mieux comprendre le désespoir qu'elle a amené, le malheur dont elle est la cause. Je ne cherche à ranimer aucune étincelle dans ces cendres. Mon âme tout entière est à ma fille. Mais qui sait si ma fille, un jour, ne lira pas ces pages! Je veux qu'en apprenant de quel amour coupable elle est née, elle sache aussi de quel amour innocent et sublime l'adultère a été la revanche désespérée.

Au déjeuner qui suivit notre rencontre dans le jardin, Reine, sans affectation, ne m'adressa pas une seule fois directement la parole. Elle taquina M. de Thorvilliers, causa avec Gaston, avec tout le monde, librement, gaiement.

Je me dis qu'il y avait dans cette réserve une sorte de pudeur rétrospective et une précaution. Elle m'avertissait que je ne devais me prévaloir d'aucun droit, et qu'il fallait expier les témérités de notre promenade. Elle ne savait, d'ailleurs, comment me parler, pour rester simple et discrète. Si elle était familière, le serait-elle trop pour les autres qu'elle renseignerait, pour moi dont elle encouragerait la présomption? Enfin, elle commençait l'exécution du contrat. Ne pas se parler était le meilleur moyen de ne pas trahir les conventions.

Je fus donc calme et rassuré.

Quand je me retrouvai seul, j'analysai les émotions de ma promenade, et j'en conclus, avec fierté, que si je n'étais aimé déjà, je le serais bientôt; qu'un combat s'était livré entre la pureté et la jeunesse, entre la raison d'une jeune fille émancipée par la sagesse mondaine et ses instincts féminins; qu'elle s'était défendue sincèrement, comme elle s'était exposée candidement; que les influences de sa grand'mère, de miss Sharp et les élans de sa nature motivaient ces ondulations de caractère qui effaraient parfois ma logique, et, qu'après tout, elle était intelligente, bonne et admirablement belle.

Je n'avais à m'effrayer que de l'immensité du bonheur entrevu. Je n'avais pas assez souffert pour le mériter.

Mais le lendemain et le surlendemain, quand, poursuivant la même tactique, Reine ne m'adressa pas davantage la parole, affecta de causer avec Gaston, devint presque tendre, câline avec lui, je commençai à m'alarmer. La stratégie ne me paraissait pas devoir aller jusque-là. Je n'étais pas encore jaloux; je comprenais que je pouvais l'être avec frénésie.

Je donnai un prétexte à cette inquiétude. Je connaissais la témérité de Gaston. Il n'avait guère de principes que ceux qui suffisent pour se tenir bien dans la bonne compagnie. Le décorum le retenait, sans l'obliger; mais il rusait continuellement avec la morale. Il avait un esprit si habile à se risquer; il trouvait des sous-entendus si ingénieux pour ménager les oreilles, le goût, en piquant la curiosité la plus équivoque; je lui avais si souvent entendu répéter que dans le monde, dans le meilleur, il ne faut jamais craindre, même sans plan arrêté, d'amorcer à tout hasard, le coeur et les sens des jeunes femmes et des jeunes filles, comme on amorce, en passant devant une belle eau, les poissons qu'on n'a pas l'intention de pêcher; je connaissais si intimement sa perversité élégante, parfaitement gantée, qu'en lui voyant prendre plus fréquemment la main de Reine; qu'en le voyant se pencher à son oreille, pour lui murmurer je ne savais quelles paroles qui faisaient rire parfois et parfois rougir mademoiselle de Chavanges, je sentis sourdre en moi un dépit nouveau et s'amasser de la colère.

Si Reine avait ajourné nos fiançailles, moi je les avais accomplies. Je ne voulais permettre à personne de mettre une ombre sur cette âme que je m'adjugeais, d'alarmer une pudeur qui était celle de ma femme, de jeter dans cette nature abondante et saine, aucun ferment dangereux.

Le souvenir même de cette langueur dans le jardin me faisait supposer des périls, des surprises, de la part d'un mauvais sujet sans scrupules comme Gaston.

Au bout de huit jours, j'étais tout à fait au supplice.

On devait le voir. Reine s'en aperçut, mais elle s'offensa de cette inquiétude, comme d'un manque de confiance; elle la bravait en l'irritant.

Sans me parler davantage, elle me décochait indirectement des traits que seul, d'abord, je reconnaissais pour être à mon adresse, et qui parurent ensuite, à tout le monde, m'être trop manifestement destinés, quand, à plusieurs reprises, je me trahis.

Miss Sharp, qui ne savait rien sans doute de la scène du jardin, et qui pendant ce dernier séjour de moi au château, était restée dans une réserve complète à mon égard, me prit cependant en pitié.

Un soir, dans le salon, après dîner, nous nous trouvâmes pendant quelques instants isolés.

Les portes-fenêtres ouvrant sur le jardin étaient ouvertes. On avait roulé sur le perron le grand fauteuil de la marquise. Reine sur un tabouret, aux genoux de sa grand'mère, caquetait gentiment avec M. de Thorvilliers et Gaston.

Miss Sharp était près de se retirer, selon sa coutume. Elle me rencontra accoudé à l'angle du piano. J'écoutais de loin, avant de m'approcher, le bavardage qui s'envolait dans le jardin. Il faisait sombre dans la partie où j'étais; je ne pouvais être vu. Je fis un geste de douleur ou de dépit. Miss Sharp qui passait à côté de moi s'arrêta et me murmura:

—Prenez garde! Vous êtes jaloux!

Je tressaillis; je voulus nier.

—Oui, oui, vous êtes jaloux, reprit-elle, en me touchant le bras: je le sais, je le comprends. Soyez-le beaucoup, si vous voulez, mais ne le laissez pas voir. Vous le deviendriez avec raison; tandis que vous n'avez encore aucune raison pour le devenir.

Elle n'attendit pas ma réponse et disparut sans bruit.

Cette sympathie de miss Sharp me fortifia; ce conseil me plut. Je rejoignis la groupe des causeurs. Je m'appuyai au dossier du fauteuil de la marquise; je fis ma partie dans le caquetage entamé; il paraît que j'eus de la verve, plus que d'habitude; Gaston le constata en riant et m'en félicita.

Un peu plus tard, la marquise étant remontée chez elle, reconduite par sa petite-fille, le duc de Thorvilliers et Gaston étant descendus dans le parc, je guettai le retour de Reine, et seul avec elle, quand elle redescendit, je l'abordai résolument et lui dis:

—Voilà les huit jours expirés; dois-je partir? dois-je rester?

—Déjà! répondit-elle gaiement. Oh! comme le temps passe! Est-ce qu'il vous a paru long?

—Vous voyez que je l'ai compté!

—Si je vous demandais de me faire crédit?

—Je consentirais; à une condition…

J'allais, maladroitement, lui parler de Gaston, de son jeu avec lui.
Elle m'interrompit:

—Oh! sans condition! Je croirais que le courage va vous manquer.

—Vous avez raison, répliquai-je, j'aurais l'air de douter de vous. Sans condition!

—Merci, et je vais vous prouver que je vous estime. Huit jours ne me suffisent plus, il m'en faut quinze.

—Tant que cela?

—Oui, tant que cela. Cela prouve au moins l'importance que vous avez dans mon esprit, et c'est pour vous punir. Prenez garde qu'à l'échéance je ne vous demande un mois!

Je me soumis de bonne grâce. Les jours suivants, elle me parla davantage, elle parla moins à Gaston.

J'étais ravi. Mais Gaston n'était pas homme à laisser diminuer la petite importance qu'il avait prise pendant huit jours. Je crus m'apercevoir qu'il se révoltait; qu'il insistait à toute occasion; qu'il menaçait même.

Trois jours après ce renouvellement du pacte, entre Reine et moi, un matin, avant le déjeuner, Gaston entra dans ma chambre, gai, moqueur comme d'habitude, le cigare à la bouche, une rose à la boutonnière; mais sa gaieté, à certains moments, vibrait; ses yeux avaient des reflets d'acier qui en changeaient la couleur.

Il ne me dit pas bonjour; s'assit familièrement sur le bras d'un grand fauteuil, huma par trois fois son cigare, et me dit brusquement:

—Est-ce que c'est toi qui défends à Reine d'être avec moi comme par le passé?

Mon coeur tressauta; j'étais surpris et, dans le premier moment, plus fier qu'alarmé de cette plainte, qui me reconnaissait des avantages.

—Tu es fou, lui dis-je avec bonté.

—Ne t'évade pas. Réponds nettement.

—Je réponds non. J'ajoute que c'est me supposer fat que de m'attribuer cette prétention, et c'est faire injure à mademoiselle de Chavanges.

—Jésuite, va!

—Quel jésuitisme vois-tu là dedans?

—Est-ce que je ne sais pas bien que tu fais la cour à mon ancienne camarade?

—Tu n'as pas de mérite à deviner que je l'aime. Qu'as-tu donc ce matin?

Il partit d'un grand éclat de rire.

—Je n'ai rien. Je m'amuse de la comédie que vous me donnez depuis huit jours, Reine et toi, et je voudrais être dans la coulisse. Qu'est-ce qui s'est passé entre vous? Voyons, je suis ton ami, presque ton frère, tu me dois une confidence. Je la veux, je l'exige.

—Il ne s'est rien passé!

—Tu me dis cela, en face? Répète-le devant la glace. Tu n'oseras pas; tu te verrais rougir.

Je sentis en effet le sang m'envahir les joues.

—Encore une fois, Gaston, tu es absurde, avec tes suppositions.

—Vrai? dit-il, en se levant et en envoyant des bouffées de tabac au plafond, vous n'avez pas de rendez-vous au jardin, à la bibliothèque, ailleurs, que sais-je? Si tu pouvais te rendre compte de l'étrangeté de votre attitude! Vous vous parliez trop peu devant le monde, il y a quelques jours, pour n'avoir pas trop de choses à vous dire en tête-à-tête; à moins que le dialogue ne soit remplacé par la correspondance. Pendant ce temps-là Reine trouvait bien le moyen de m'extraire des détails sur ton compte. Maintenant elle en sait assez; tu as complété les renseignements… Montre-moi un de ses billets doux!

—Gaston! Gaston!

—Tu t'emportes, parce que je vois dans ton jeu.

—Il n'y a pas de jeu, et je ne m'emporte pas. Je te le répète, mes sentiments pour mademoiselle de Chavanges ne sont pas des mystères pour toi. Dès le premier jour, je te les ai avoués et tu as été le premier à m'encourager.

—C'est possible; mais tu es ingrat.

—Je t'affirme sur l'honneur!…

Il redoubla de gaieté:

—Diable! tu en es là? Tu jures sur l'honneur? En pareille matière, plus un serment est gros, plus il cache de secrets. Quand on offre son honneur pour caution, c'est qu'on est en train d'ébrécher celui…

J'étais indigné:

—Gaston! je te défends de continuer.

—Ah! ah! les choses en sont à ce point? Eh bien, au lieu de me fâcher, je vais te donner un conseil. Tu commets une grande maladresse. Tu me refuses pour allié; prends garde de m'avoir pour adversaire!

—Je veux te garder pour ami.

—C'est en ami que je te parle, en ami de Reine aussi. Pourquoi ne pas recourir à ma vieille expérience? Je vous aiderais; je serais un excellent confident. Vous vous y prenez mal.

Je voulus protester; Gaston m'arrêta d'un geste.

—Quand je te dis qu'on ne peut pas me tromper. J'ai le flair de l'amour. Lorsqu'il commence à fleurir quelque part, je le sens tout de suite, et cela me rend amoureux. Méfie-toi! Je me contenterais de vous voir cueillir la fleur éclose; si tu prétends me la cacher, je la cueillerai pour moi. Tu entends!

—C'est à propos de mademoiselle de Chavanges, que tu parles ainsi? murmurai-je avec stupeur.

—Pourquoi pas? Reine sera une femme comme les autres, plus jolie, plus désirable que bien d'autres! Elle ne voudrait de moi, pour mari, qu'à la dernière extrémité, et que si sainte Catherine la menaçait. Je ne sais pas trop si, à ce moment-là, je me déciderais à l'épouser. Je ne tiens pas à la reconnaissance des vieilles filles; je tiens davantage à la discrétion des jeunes. Sans être présomptueux, je crois que si je le voulais bien… comme je sais vouloir, avec une nature aussi complète que celle de mademoiselle de Chavanges, il ne me faudrait pas beaucoup d'efforts pour la faire rire de ce qui la rend rêveuse, et pour incruster un solide baiser sur cette jolie bouche…

A la grossièreté de ce propos, je me sentis pris d'une fureur sacrée.

—Tais-toi, misérable! C'est abominable de parler ainsi. Pas un mot de plus, où nous nous fâcherons.

J'étais pâle; je tremblais de tous mes membres. Je me croyais tout entier à l'indignation que me causait cette impiété, ce cynisme. Depuis, en repassant mes souvenirs, j'ai compris que ces paroles brutales évoquaient précisément cette scène de tentation, d'ardeur, du fond du jardin qui, pendant une seconde, m'avait fait tenir mademoiselle de Chavanges dans mes bras. Le baiser dont il parlait avec impudence, ne l'avais-je pas souhaité? N'en sentais-je pas encore la fièvre irritante sur la lèvre? Je me croyais scandalisé; je n'étais que jaloux.

Gaston, plus expert que moi, vit mieux dans ma conscience.

—Je te fais venir l'eau à la bouche, me dit-il en ricanant.

Je m'avançai sur lui, sans trop savoir ce que je voulais, agitant la main, la levant.

L'aurais-je frappé? Pour le tuer, peut-être; non pour me contenter d'une insulte.

Il me saisit prestement, fortement, le poignet, sans paraître se défendre, et me maintenant ainsi, en me regardant avec ses beaux yeux qui rayonnaient:

—Encore une fois ne me mets pas au défi!

Il pâlissait à son tour, malgré son air de sang-froid.

—Au défi de commettre un crime? demandai-je solennellement.

—Au défi de te supplanter, d'aller plus vite que toi en besogne. Reine est embarrassée; c'est visible. Tu l'ennuies, autant que tu l'intéresses. Elle ne peut pas te demander d'avoir moins de respect; mais elle souffre d'être une madone. Elle craint de chercher une comparaison… prends garde que je ne la lui offre… Je te l'ai déjà dit, fais la cour à miss Sharp. Voilà une fille sentimentale qui te convient tout à fait.

L'idée de miss Sharp le remit en gaieté. Il me lâcha le poignet et se laissant tomber dans le fauteuil:

—Sais-tu qu'elle est jolie miss Sharp, délicate, blonde. Ah! les blondes, voilà ton affaire. Laisse-moi les brunes!

Son rire, devenu gros, secouait sa poitrine. J'avais repris un peu de sang-froid. Je devinais confusément que ma colère était une maladresse. J'aurais dû me mettre au ton de ses railleries. Je l'avais blessé; il me garderait rancune.

J'essayai de regagner un peu du terrain perdu. Je voulus le flatter.

—Mon cher Gaston, je ne te mettrai jamais au défi d'être plus aimable que moi; tu n'as pas de preuves à me donner de ta supériorité. Ne luttons pas. Je ne t'ai fait tort auprès de personne; ne me fais pas plus de tort que ma gaucherie ne m'en donne. Quant à miss Sharp, je l'estime…

—Tu dis cela bien froidement. Tu m'en as parlé avec plus de chaleur!

—C'est possible.

—Je sais qu'elle te trouve poli, aimable.

—Eh bien, je veux qu'elle garde cette bonne opinion de moi.

—A ton aise! Pourtant, avec elle, ton voeu de chasteté eût été plus facile, moins gênant.

Je tressaillis. Gaston allait-il se permettre sur le compte de mademoiselle de Chavanges un de ces commentaires impudiques dont il ne se privait guère.

Avec un fanfaron de vices et un vicieux assez intrépide pour tenir la gageure de ses fanfaronnades, tout était possible, tout était dangereux.

Je lui aurais sauté à la gorge, s'il avait continué. Mais il jugea inutile de me torturer davantage.

—Ainsi, ce n'est pas toi qui es cause des grands airs que prend avec moi mademoiselle de Chavanges?

—Non.

—Alors, c'est elle qui me le paiera.

Il paraissait adouci; mais la raillerie qui pétillait dans ses yeux, sans me provoquer davantage, me menaçait tout autant.

Il me quitta, en sifflotant, et sans me donner la main. La loyauté lui défendait de dissimuler tout à fait avec moi, et de me traiter autrement qu'en rival.

Il est parfaitement admis dans le meilleur monde qu'il est moins lâche de mentir aux femmes qu'aux hommes. Gaston voulait garder une certaine sincérité de rancune avec moi.

Voilà du moins ce que je pensai ce matin-là.

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