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La confession d'un abbé

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XX

Je ne dois plus que la confession de mes inquiétudes paternelles.

Je me suis cru obligé de raconter, en détails, l'histoire de cette paternité coupable. Mais j'ai tenu à montrer comment elle devait inspirer de pitié. J'ai eu peur si souvent d'avoir besoin de m'adresser à des coeurs, farouches dans leurs vertus ou leurs préventions, qui verraient, d'abord et surtout, dans ma fille, un scandale monstrueux, que j'ai toujours eu la crainte d'oublier une excuse concernant sa naissance.

Ce n'est pas mon pardon que je plaide, c'est celui de cette chère et belle innocente.

J'ai abrégé, j'ai refroidi bien des confidences dont je n'ai montré que la cendre, dont j'ai gardé le feu…

On me dispensera donc de raconter ma douleur, mon deuil, mon remords, mes visites au tombeau de la duchesse de Thorvilliers, si vite abandonné par ceux qui le firent bâtir fastueux et mensonger.

Tout ce côté sombre de ma vie, saignant encore, je le garde. Il est inutile au but que je veux atteindre. J'ai tant à parler de ma fille, que je ne parlerai plus autant de moi.

Je le répète, si j'écrivais un livre, j'aurais quelques chapitres de mélancolie à ajouter, et pour ceux qui veulent dans les histoires romanesques, invraisemblables à force de vérité, autre chose que l'extraordinaire dans les événements, c'est-à-dire un intérêt philosophique, cette analyse du veuvage d'un prêtre, qui acceptait la paternité comme une grâce et une expiation, cette analyse-là serait curieuse à faire, curieuse à lire.

Mais il suffit aux hommes discrets et graves qui doivent lire spécialement ces pages, de savoir que, si je fus accablé de ce malheur, j'eus bientôt repris le courage, l'énergie, l'activité nécessaires pour veiller sur mon enfant.

Le duc joua convenablement son rôle. Il revint assez à temps pour les funérailles; il eut l'apparat d'un très grand deuil.

Le docteur, dans plusieurs conférences, régla avec lui ce qui concernait la petite fille, et le duc parut très reconnaissant au grand médecin de la peine qu'il acceptait. Il s'excusa, pour sa part, de ne pouvoir garder près de lui son enfant. Il n'avait ni mère, ni soeur, ni cousine, aucune parente à qui il pût la confier. Tous les arrangements que le docteur prendrait, et qui seraient compatibles avec le nom de Thorvilliers, avec l'affection légitime d'un père pour sa fille, avec la fortune aussi dont l'enfant héritait et dont il avait à régler l'emploi, étaient acceptés d'avance.

Il ne voulait certes pas qu'on mît vulgairement en nourrice la fille du duc de Thorvilliers! Mais il consentit à ce qu'on louât pour elle, aux portes de Paris, à Meudon, dans une situation particulièrement salubre, une jolie villa; qu'une dame présentée par le docteur, eût la direction de cette nursery élégante. Il prit lui-même la peine de visiter une fois l'installation, trouva tout parfait, et déclara qu'il pourrait repartir désormais sans inquiétude. Les intérêts qu'il avait en Italie nécessitaient son prompt départ et servaient sa douleur.

Il comptait bien, d'ailleurs, recevoir du docteur des bulletins réguliers sur la santé de la petite fille; tous les mois, ce serait assez.

Je ne sais au juste tout ce qui fut dit dans ces conférences courtes, hâtives. Je crois qu'il fut inutile au médecin d'exercer aucune pression, ni de faire aucune allusion à ce qu'il savait.

Le duc, convaincu de la fermeté, de l'habileté, de la discrétion du savant, n'eut pas la maladresse d'hésiter, et ne joua que tout juste ce qu'il fallait pour la comédie sentimentale et paternelle à laquelle sa première fourberie le condamnait.

Quant à moi, je n'apparus pas dans ces explications. Qu'étais-je? Une nuée qui avait contenu un orage, un fantôme de nuée vide et éraillée qui flottait à l'horizon. Il ne convenait pas au duc de s'inquiéter de moi, de paraître rien prescrire ou rien défendre qui me concernât.

J'ai dit que l'enfant de la duchesse héritait de la grande fortune qui n'avait pas été adjugée par contrat au duc de Thorvilliers. Gaston, pour épouser cette riche héritière prévenue contre lui, avait dû se défendre d'un calcul d'intérêt. Il l'avait pris de très haut, quand le vieux notaire de la famille de Chavanges s'était excusé pour des conditions qui étaient traditionnelles dans la famille.

Ce désintéressement, assez habile dans le présent, et qui ne pouvait être préjudiciable dans l'avenir que si le duc n'avait pas d'enfant, avait été pour Reine une des raisons déterminantes de ce mariage. La jeune fille qui se croyait trahie, méconnue par moi, s'était dit qu'après tout Gaston était moins ambitieux de fortune qu'elle ne l'avait cru. Elle l'estima presque de n'avoir pas été un spéculateur, le jour où il avait conduit à l'autel l'amie d'enfance, l'admirable créature qu'un grand désespoir lui donnait à consoler.

Cette résignation du duc à un contrat qui limitait sa gestion des biens de la duchesse, facile au début, devint bientôt forcée. La duchesse, en se réveillant de ce sommeil douloureux de son âme, pendant lequel elle s'était livrée à un homme qu'elle n'aimait pas, n'avait pu songer à corriger par des libéralités dont elle avait gardé le droit, ce qu'il avait pu y avoir de rigoureux ou d'injuste dans les précautions du contrat.

Gaston avait donc un intérêt positif à être père. La crainte d'un scandale et d'un ridicule désastreux, qui se mêle toujours aux plus tragiques aventures conjugales, ne l'eût pas arrêté, que la raison économique l'eût fléchi. C'était à son orgueil à s'arranger avec sa résignation.

Si Gaston songeait à moi, s'il pouvait me supposer (ce qui eût été bien invraisemblable de sa part) une tendresse paternelle capable de me pousser au rapt de mon enfant, il était si sûr de sa force, si certain de n'avoir qu'à étendre la main, qu'à faire un signe pour écraser le prêtre interdit, qu'il ne craignait rien. D'ailleurs, le docteur était ma caution, et puis Gaston pouvait me haïr, mais il ne pouvait pas ne pas m'estimer.

Il est plus facile de duper son coeur que sa raison, de s'infiltrer la haine que le mépris.

—Me haïssait-t-il? me hait-il? Je n'en sais rien.

Tout homme d'esprit a un fonds inaltérable de justice qu'il violente, à son gré, mais qu'il ne peut méconnaître. Voilà pourquoi il y a toujours une ressource pour la vertu avec un coquin spirituel qu'on peut convaincre, et pourquoi il y a-t-il toujours aussi un danger permanent pour l'innocence devant l'égoïsme avisé qui ne veut pas qu'on le persuade.

La méchanceté est une des formes de l'ignorance, et souvent une des feintes de l'esprit. La brute se satisfait; l'homme d'esprit se contraint dans la méchanceté.

Voilà mon sentiment. Je veux être juste envers l'homme que je veux vaincre.

Je crois donc que si je pouvais, que si quelqu'un pouvait offrir aujourd'hui au duc de Thorvilliers un gendre plus riche, plus en crédit, non en France, mais dans le grand monde européen, que le piètre débauché qu'il a choisi, il consentirait à l'échange.

Ce n'est pas par férocité d'instinct, par vengeance fatale qu'il livre cette belle et pure victime à ce monstre.

Il y a bien de tout cela dans sa conduite; mais il y a surtout le dédain du bonheur des autres, l'ambition de l'influence, de la fortune, l'esprit d'orgueil. Il faudrait lui prouver que son calcul est maladroit, pour le dissuader d'une action vile, dont il ne voit que les avantages mondains.

Après tout, ce mariage, envié par bien des mères, n'a d'inconvénient qu'à cause de l'état physique du prince de Lévigny. Mais le prince est homme du monde, et parera sa pourriture. Peut-être n'est-il pas inguérissable! Mais s'il l'était, sa mort, pourvu qu'elle arrivât quand le duc aurait obtenu de cette alliance tout ce qu'il en espère, laisserait une jeune veuve très riche, très jolie, qui pourrait être l'enjeu d'une nouvelle spéculation.

Voilà ce que pense le duc de Thorvilliers, et voilà ce qui m'épouvante. Voilà ce qui sert de prétexte à sa vengeance. Mais encore une fois, il n'y aurait pas de vengeance, si le duc trouvait plus d'intérêt à un bon et honnête mariage. Est-ce là l'envers ou le beau côté du crime?

Dieu sait si j'ai cherché ce beau et loyal mariage, si je l'ai rêvé, si, un moment même, je n'ai pas cru l'avoir trouvé! Mais que puis-je tout seul, pauvre, désarmé, redevenu obscur, interdit?

Ah! si j'avais le temps de redevenir le prêtre célèbre, honoré, respecté d'autrefois, je pourrais peut-être à moi seul sauver ma fille!

On m'a offert plusieurs fois de me relever d'un châtiment que j'ai si facilement accepté qu'il semble plutôt une humiliation volontaire. On trouve, en tout cas, que j'ai assez expié cette faute, restée mystérieuse, vagué. Les prêtres avec qui j'ai conservé des relations, ne sentant en moi ni révolte contre l'Église, ni cause de séparation plus longue, m'ont souvent offert leur intervention. Même aujourd'hui, après des refus qui tenaient à mes scrupules paternels, je n'aurais qu'à consentir à ma grâce!

A quoi bon? Je n'ai pas le temps; le danger est là; menaçant, terrible. On tue ma fille! Puis-je agir mieux que je ne le fais? Puis-je lui crier, à cette chère victime, que je suis son père? que l'autre la sacrifie, la vend? Elle ne le croirait pas; je l'ai si purement élevée. D'ailleurs elle est enchaînée par son nom.

Je ne puis lui flétrir le coeur pour la sauver, lui donner le mépris de sa mère, l'horreur de ma paternité sacrilège, en lui donnant l'horreur de la paternité apparente!

Voilà pourquoi j'appelle les honnêtes gens à mon secours.

* * * * *

Quand ma fille fut installée à Meudon, il me fut facile de louer une maisonnette tout près de là, et grâce au docteur X., qui sut me présenter avec assez de franchise, comme son ami, pour ne pas mettre en défiance la dame chargée de veiller sur la petite Marie-Louise; grâce peut-être aux conjectures que fit discrètement cette dame, qui ne devinrent jamais de sa part l'objet d'une tentative de curiosité; grâce à la nourrice qui m'avait vu chez la duchesse de Thorvilliers la nuit de la mort, et qui me prenait pour un médecin, je fus admis sans difficulté dans la villa, amené par le docteur, et quand j'appris que le duc, les affaires réglées, était reparti pour l'étranger, j'y vins assidûment, quotidiennement, m'initier à cette joie d'être père, regarder fleurir et s'épanouir ma fille.

Ce cher petit être, que je vis tout de suite dans sa beauté future, et qui dès le premier jour m'apparut rayonnant, ineffable, comme ces enfants divins auxquels les peintres donnent l'indulgence des fautes, dès les premiers balbutiements de la crèche, et qui bénissent de leurs doigts levés le monde, tout en cherchant la mamelle, cette adorable créature paraissait me comprendre.

Elle ne me consola pas. Les enfants, même quand on peut les avouer, après un grand deuil, n'en consolent pas; ils ajoutent à la sensibilité, loin de la calmer. On leur doit de pleurer plus aisément: c'est là leur grand bienfait.

Les joies particulières de la paternité ont ce mérite de ne rien distraire des émotions pieuses dont le coeur s'est empli. Ma fille mettait plus de ciel au-dessus, autour de ma douleur, et quand je la regardais dans ses langes, la dilatation de cet orgueil caché qui me gonflait le coeur, me soulevait de la terre, bien haut. Parfois, je me rêvais agenouillé dans un nuage, au pied d'un bambino qui m'emportait avec lui vers Dieu.

Mais les voluptés les plus profondes, les plus réelles, les plus humaines de cette contemplation m'étaient révélées dans les promenades que l'on faisait, par les beaux jours, dans la forêt.

La voiture s'arrêtait dans l'allée; la nourrice et la dame de compagnie entraient sous les arbres. Alors j'intervenais; je prenais un prétexte, ou plutôt je n'en prenais plus au bout de trois ou quatre fois, et, m'emparant de ma fille, j'étais père librement, au murmure des feuilles dans les arbres, au gazouillement des oiseaux qui chantaient le cantique de la vie; je la portais, je la berçais, je la regardais, je la buvais des yeux, l'effleurant, la goûtant de temps en temps de ma bouche, voulant lui communiquer mon âme, le secret de ma paternité, dans le souffle chaud et tremblant dont je l'enveloppais.

Je connus toute la plénitude de ce sentiment, supérieur à tous les autres, celui qui donne à l'homme plus qu'il ne lui promet, dont les déceptions sont encore une ivresse, puisqu'elles révèlent la gloire secrète du martyre.

Le roi Lear est digne d'envie; il souffre par tout ce qu'il y a de divin dans l'homme.

Comme je m'émerveillais de cette vocation paternelle, qui m'agrandissait en élargissant ma vie!…

Je ne veux faire aucune théorie, et ce n'est pas le cas de plaider une cause sociale, quand je plaide ma cause particulière. Les prêtres qui ont eu besoin de se marier sont des avocats suspects du mariage. On les croirait davantage, s'ils étaient désintéressés. Je ne veux pas, même à bonne intention, me dissimuler derrière les autres hommes, et solliciter les sympathies, en parlant au nom d'une foule. Je dirai seulement qu'il y a bien de l'amour paternel comprimé, déçu, refoulé, inconscient, dans des ardeurs, dans des résolutions de sacrifice qui se croient désintéressées des passions humaines.

Quant à moi, je me trouvais, je me découvrais; je savais pourquoi j'avais été amoureux de la pureté. J'étais dans la vie, pour aimer surtout de cet amour qui contient tous les autres.

Quand je me croyais poète, je cédais à un courant de tendresse qui me faisait rêver une oeuvre palpitante à créer, à aimer.

Quand j'aimais de cet amour violent, viril, humain, dont les fièvres étaient entrecoupées d'apaisements chastes comme des bénédictions, je cédais à un amour qui ne se fût satisfait de rien d'égoïste et de simplement terrestre.

Quand, me croyant trahi, j'allais me jeter grelottant d'amour, avec un désespoir filial, au pied de la croix, c'était la vocation trompée de l'amour paternel qui me prosternait.

Combien de fois, à l'écart, sous les arbres, tout seul, en murmurant à l'oreille rose, aux yeux voilés de longs cils, à la bouche moulée par l'allaitement, ces mots qui me semblaient une formule créatrice, un fiat lux prêté par Dieu aux hommes: Ma fille! ma file! combien de fois ne me suis-je pas rappelé que du haut de la chaire, dans certaines minutes d'extase évangélique, j'avais eu du plaisir à dire à ceux qui m'écoutaient: Mes enfants! mes fils!

Ma fille me donnait le droit de penser à sa mère. Il me semblait que mon amour était légitimé dans le passé par cette innocence qui le purifiait dans l'avenir, dans l'infini. Je n'évoquais rien de profane; je voyais Reine de Chavanges pâle, mourante, brisée de sa maternité, me confiant notre fille, et en lui jurant de la protéger, de la garder avec un amour jaloux, qui nous unissait au delà de la mort, je la remerciais de m'avoir légué ce trésor.

Quelle eût été ma vie, si j'avais appris que la duchesse de Thorvilliers était morte, laissant une fille, et sans que j'eusse aucun moyen de m'en approcher!

Je frémissais, en la serrant contre ma poitrine, à l'idée que j'aurais pu la désirer, en être séparé.

J'aimais passionnément le bon docteur, pour avoir été le confident de Reine, pour rester le mien, pour me garantir cette possession de mon enfant.

Hélas! je ne prévoyais pas, je ne voulais pas prévoir que la séparation était inévitable, foudroyante…

Pendant six ans tout entiers, qui furent six années de printemps, d'aurore, de fleurs épanouies, de parfums, sans hiver, malgré les hivers (car les contemplations auprès du feu valaient les promenades au bois), pendant six ans, je savourai, je n'ose dire ce bonheur, mais cette vertu qui me rachetait.

Pendant six ans, j'eus une famille. J'avais avec le docteur toutes sortes de consultations, à la moindre indisposition de ma fille. Je lui appris ses premiers mots; je les entendis le premier. J'éveillai sa petite conscience. C'est moi qui lui enseignai à marcher, et quand elle trébuchait, j'étais aussi ravi qu'effrayé, car j'étais, d'avance, accroupi, courbé, prosterné devant elle et je pouvais la recevoir dans mes bras, comme dans un refuge, la rassurer en l'embrassant, me relever en l'emportant!…

Le duc recevait des nouvelles du docteur, en envoyait, sans donner aucune instruction superflue. Moi, je m'appliquais à restreindre, à dissimuler ma possession, à mesure que ma fille grandissait.

Ce ne fut pas moi qui lui enseignai le mot papa.

Mais en encourageant celle qui le lui apprenait, je savourais la mélodie de cette formule enfantine et je la prenais pour moi.

On ne m'appelait que le docteur Hermann à la villa de Meudon et dans le pays. Le grand médecin lui-même donnait l'exemple. Il avait d'abord souri de cette tricherie; puis il avait fini par s'y habituer tout le premier, et quand je lui faisais parfois remarquer en plaisantant que je n'avais pas de brevet, il me répondait à demi sérieusement:

—Voilà une petite fille qui vous donne vos grades. Vous verrez que vous serez bientôt aussi médecin que moi.

Mes prescriptions, en effet, en l'absence du docteur, étaient reçues avec autant de déférence que s'il les avait formulées lui-même.

Ma fille s'appelle Marie-Louise. La duchesse, qui l'avait fait baptiser, le jour même de sa naissance, avait voulu qu'elle eût ces deux noms, qui étaient ceux de sa mère. Le dernier m'associait indirectement à ce baptême, mais, sous prétexte d'abréviation, je disais simplement Louise.

Quand elle put parler, elle m'appela mon ami, et je partageai ce terme avec le docteur.

Au bout de six ans de cette vie contemplative, qui me paraissait si belle, que je la croyais éternelle, un jour, vers midi, le docteur vint me trouver.

Ce n'était pas l'heure des visites du docteur, qui étaient matinales ou tardives.

Je n'eus besoin que d'un regard, pour comprendre qu'il m'apportait une mauvaise nouvelle.

—Louise est malade?

—Non, mais le duc est à Paris, et je l'attends.

—Pourquoi?

—Il vient chercher sa fille.

—Sa fille!

Cela me parut subitement monstrueux que cet homme eût des droits sur mon enfant et songeât à venir la chercher.

—Il ne faut pas qu'il l'emmène, docteur.

—Vous êtes fou, mon pauvre ami.

En effet, j'étais fou; car je sentis immédiatement, dans ma tête, le retour d'une idée folle que j'avais eue et repoussée souvent, l'idée d'enlever ma fille, de partir avec elle, de fuir au loin, de disparaître pour le monde.

C'était le droit de mon coeur, c'était le devoir de ma sollicitude paternelle. Ce qui m'était resté de fortune, après le naufrage de ma charité, suffirait à nous faire vivre, et puis je travaillerais, je donnerais des leçons à l'étranger. Quel bonheur! Travailler pour elle!

Le docteur qui m'observait vit ce rêve insensé mais naturel, flamber dans mes yeux. Il appuya sa main douce et ferme sur ma main, ainsi qu'il avait fait six ans auparavant, et me répéta ce qu'il m'avait dit dans la nuit funèbre:

—Du courage, mon ami.

N'était-ce pas un appel direct à ma raison?

—J'aurais du courage, répondis-je avec un embarras mal dissimulé, s'il ne s'agissait que d'une séparation; mais pouvons-nous savoir ce qu'il fera de cette âme?

Le docteur eut un sourire de compassion à cette subtilité, à cette hypocrisie de ma conscience. Le père doublé du prêtre se servait de ce biais. Était-ce bien l'âme de ma fille que je voulais garder? N'était-ce pas aussi, et surtout, cette petite tête rose, ces cheveux bouclés, cette bouche adorée qui versait des harmonies si profondes et si délicates dans le mot d'ami?

—Rassurez-vous, me dit l'excellent docteur, avec une prescience admirable, cette enfant est un otage trop précieux pour que le duc n'en ait pas grand soin.

—J'ai peur de ses soins!

—Dites que vous en êtes jaloux!

Je répondis par un soupir.

—Eh bien! ne suis-je pas là?, continua le médecin. Pendant ces six années, le duc m'a donné des droits que je continuerai à faire valoir, et m'a confirmé ceux que j'avais reçus; et, à moins que je ne meure bientôt…

Il s'interrompit, frappé peut-être de cette éventualité, plus menaçante pour moi que pour lui.

Étrange égoïsme de la passion paternelle, j'eus un petit frisson; je regardai le docteur avec des yeux de médecin; je ressentis l'effroi de son âge; il avait trente ans de plus que moi. En effet, il pouvait mourir bientôt! Je n'avais pas pensé à cela. Que deviendrais-je, s'il mourait, si je restais seul! Il ne me resterait que la ressource de ce vol de mon enfant.

Mais quand le duc me l'aurait reprise, et l'aurait gardée pendant quelques années ou quelques mois même, me serait-il possible de la retrouver comme je la lui laissais? M'aimerait-elle encore? A six ans on oublie vite! Qu'est-ce que le souvenir pour ces ailes qui ne s'alourdissent de rien jusqu'à ce qu'elles aient la force de voler seules! Reconnaîtrait-elle son bon ami dans le ravisseur qui viendrait l'enlever à ses curiosités nouvelles? N'invoquerait-elle pas son faux père pour se défendre de son père véritable?

J'eus la terreur de ce danger, avec celle de la mort possible du docteur.

—Il serait plus prudent de ne pas la laisser partir! dis-je naïvement.

—De quelle façon?

—En osant poser des conditions au duc. Vous savez que je puis le démasquer, que j'ai une arme…

Le docteur, cette fois, haussa doucement les épaules.

—Pauvre ami! De quelle arme parlez-vous? De cette lettre qui vous a été léguée? C'est tout au plus une arme défensive contre le mari: ce n'en est pas une contre le père putatif. C'est l'illusion, le prétexte d'une mourante, pour vous faire aimer la vie. Que ferait au duc cette bulle de savon? Nous nous heurtons à un fait brutal. Il est le père selon la loi, et quand vous le menaceriez de démontrer que vous êtes le père selon la nature; que cette paternité clandestine est une revanche de sa félonie, vous auriez remué de la honte autour de votre fille, autour de sa mère, autour de vous, sans entamer, sans érailler seulement le granit sur lequel il s'appuie. Prenez garde! si vous tentez un acte violent, vous autorisez le duc à user de tous les moyens violents pour se défendre. La légalité est pour lui; ne mettez pas encore de son côté la pudeur, et ne l'obligez pas à paraître défendre l'honneur de sa femme, la légitimité de son enfant… Soumettez-vous, mon ami.

—Me soumettre à ne plus la voir! à la perdre pour toujours!

—Qui parle de cela? C'est une crise, mais ce n'est pas une maladie, fatalement mortelle. Je n'en connais pas qui doive décourager le médecin. Est-ce que je vais être obligé, mon ami, de vous parler du bon Dieu, qui se mêle parfois des intérêts des honnêtes gens? Laissez-moi faire. Je m'imagine que le duc tient à une démonstration paternelle, plus qu'à l'exercice mensonger de sa paternité légale. On lui aura sans doute demandé trop souvent des nouvelles de sa fille; il veut en donner, en la montrant. Il craint qu'on ne trouve les années de nourrice un peu longues. Cette enfant le gênerait; il ne la prend que pour mettre plus de précaution dans sa façon définitive de la placer, hors de sa vie galante et affairée. Croyez-moi, c'est une épreuve de quelques mois, de quelques semaines, de quelques jours. Résignez-vous, et comptez sur moi.

Il fallut bien me résigner.

Le duc vint dans la journée; le docteur l'attendait à la villa. Quant à moi, je le guettai de loin.

Je trouvai qu'il restait bien longtemps.

Enfin, vers cinq heures, le duc sortit de la villa tenant par la main Louise, pimpante, habillée de velours, de dentelles, qui sautillait, en remuant les plumes d'un grand chapeau. Elle s'admirait; elle se savait belle; dès la première entrevue, il lui avait appris la coquetterie; elle montait gaiement dans la belle voiture qui venait la chercher.

Elle ne songeait guère à son bon ami! Le docteur qui était resté à Meudon, sacrifiant, ce jour-là, sa clientèle, afin de ne perdre sans doute aucun détail de ce qui se passerait, et sous le prétexte de causer longuement avec le duc de la santé de l'enfant, le docteur prit bien garde que Louise ne pensât à moi.

Du massif d'arbres, dans une avenue où je m'étais établi, sans être vu, j'assistai à ce départ. J'entendis le roulement de la voiture sur le sable; je crus qu'un petit bruit, clair, sautillant, comme celui d'un rire enfantin qui s'envole, accompagnait ce roulement. Le duc avait fait monter le docteur avec lui. La femme de chambre suivait dans la voiture du docteur. La dame de compagnie qui devait rejoindre, plus tard, Louise à l'hôtel de Thorvilliers restait pour tout fermer dans la villa, pour veiller au déménagement.

Un léger tourbillon de poussière s'éleva derrière le landau du duc, comme un symbole de tout ce qui finit et ne laisse plus de trace; puis tout disparut.

Je restai jusqu'à la nuit close, sentant et laissant saigner ma déchirure. Je pleurais et je murmurais, de minute en minute: ma fille! ma fille! ma fille!

Elle riait, en toute innocence, à son ravisseur. Ce beau rire avait dû s'augmenter, s'exalter en entrant dans Paris. Le duc avait dû faire une course triomphale dans le bois de Boulogne, dans les Champs-Élysées, pour se parer, devant tout Paris, de la petite duchesse qu'il ramenait, et elle, à la portière, battant des mains aux belles voitures, aux beaux cavaliers, entrant dans la féerie de ce piège, se trouvait bien contente, se servait des mots que je lui avais enseignés pour exprimer sa joie, et proclamait que son papa était magnifiquement bon de lui montrer, de lui donner de si belles choses!

J'évoquais le triomphe. Peut-être sa grâce enfantine allait-elle entamer l'égoïsme, l'indifférence de cet homme! Peut-être lui qui réglait ses sentiments par vanité, allait-il aimer ma fille, en faire la sienne!

Une âpre jalousie, celle qui met dans le sang des fureurs de meurtre, me saisit tout à coup. Mon Dieu, étais-je condamné à être toujours jaloux de lui, et devait-il me prendre toujours ce que j'aimais?

XXI

Le lendemain de ce rapt de ma fille, de grand matin, j'étais chez le docteur.

—Eh bien? lui demandai-je tout haletant.

L'excellent homme sourit de ma question, et aussi de ma pâleur, de l'angoisse peinte sur mon visage.

Je ne connais rien de plus cordial, de plus accueillant, de plus consolant, de plus puissant que ce sourire des guérisseurs, quand ils se moquent doucement de la douleur, même la plus légitime.

Je devins honteux de mon désespoir.

Le docteur me raconta les incidents du voyage fait la veille, me désarma avec les petites mines de l'enfant. Il n'eut pas de peine à me convaincre que le duc de Thorvilliers avait besoin de plusieurs jours pour prendre un parti.

—J'avais bien raison, ajouta-t-il, il est très embarrassé. Il essaiera peut-être d'une institutrice; mais il comprend bien qu'il ne peut pas la laisser seule à Paris, dans un hôtel, et à aucun prix il ne veut traîner une nursery derrière lui. Attendons. Il ne fera rien sans me consulter.

Le docteur ajouta d'excellents conseils. Je ne devais compromettre par aucune démarche apparente le résultat attendu. Le duc ne paraissait pas soupçonner ma rivalité paternelle. L'enfant avait parlé de beaucoup de choses, mais n'avait pas parlé de moi. Les chances d'oubli augmenteraient avec les heures. Dans deux jours je serais effacé, momentanément au moins, de cette mémoire ouverte, avide. Rien ne mettrait le duc en défiance.

Je promis d'être prudent, patient; mais je ne promis pas d'être calme.

Les jours, les semaines, les mois mêmes s'écoulèrent, et le duc ne savait que résoudre. Je n'apercevais Louise que par les après-midi ensoleillés, quand on la promenait aux Champs-Élysées. Elle ne descendait de voiture que pour faire quelques pas, accompagnée d'une femme de chambre, et suivie d'un valet de pied.

Je me gardais bien de me laisser voir. Ma fatuité paternelle voulait encore douter de son oubli. Je la suivais de loin, me dissimulant derrière les promeneurs. Elle me paraissait plus jolie encore dans le luxe de ses toilettes. C'était un chef-d'oeuvre encadré. Elle semblait heureuse. Était-ce son instinct féminin qui se satisfaisait de cette parure? Était-ce son instinct ingénu qui s'extasiait à propos de tout? Le bruit, les jeux divers l'émerveillaient. La voiture aux chèvres lui fit battre les mains.

J'étais décidément oublié! Je ne m'en plaignais pas à moi-même. Je faisais le sacrifice de cette ingratitude inconsciente à la joie de la voir.

Comment n'aurais-je pas été consolé de cet oubli, en voyant trottiner sur l'asphalte des contre-allées ces chers petits pieds roses que j'avais tant de fois baisés, que je contemplais nus dans leurs bottines, et dont je croyais entendre de loin le pas marqué, sonore?

Qu'on m'excuse d'évoquer ces enfantillages… Il n'y a pas de miette du bonheur paternel qui ne soit comme une miette de l'hostie consacrée et qui ne contienne l'être divin tout entier.

Cette attente dura un an. Elle fut entremêlée d'atroces souffrances. Les jours de froid et de pluie me laissaient seuls dans ce grand désert de Paris. Comme il y pleut souvent! Il faut avoir compté les jours de solitude pour le savoir.

Il m'arriva plusieurs fois de m'approcher si près de ma fille, que je pouvais l'entendre jouer; que je pouvais presque la toucher.

Un jour, je me mis sur son passage; elle me heurta, me regarda, et ne me reconnut pas.

Ah! ce naïf oubli, je lui valus du moins de me baisser, pour ramasser je ne sais quel jouet qu'elle laissa tomber, et, en le lui rendant, j'osai effleurer sa joue avec mes doigts. Elle ne parut pas offensée et sourit.

Une réminiscence involontaire s'éveillait-elle dans son coeur? La femme de chambre surprit ma familiarité et s'en offusqua. C'était une femme de chambre nouvelle. Celle de Meudon avait été congédiée. Le valet de pied me regarda avec hauteur.

Je ne fis que sourire de cette insolence. Le sourire de ma fille ne me semblait pas payé assez cher.

Au bout d'un an, le duc, qui avait fait de fréquentes et courtes absences, fit mander le docteur et le consulta.

La santé de Marie-Louise était le premier prétexte. Le mandat d'amitié reçu au lit de mort de la duchesse, et dont Gaston n'avait jamais osé mesurer l'étendue, était le motif réel. Le duc redoutait certainement ce grand et honnête praticien. Soupçonnant qu'il était initié à tous les secrets de sa vie, il le ménageait et s'en faisait un répondant devant sa propre conscience.

Il y eut donc une délibération sérieuse sur le régime à faire suivre par l'enfant, sur l'éducation à lui donner.

Le duc parlait d'abord de la placer en Italie, dans un couvent, auprès de Florence, où les filles de grandes maisons, qui n'étaient pas élevées dans leur famille, recevaient des soins particuliers.

Le docteur répondit, en souriant, qu'il lui serait bien difficile d'aller, toutes les semaines, rendre à Marie-Louise les visites dont il avait l'habitude et le devoir.

Le duc céda facilement; il ne voulait que paraître céder. L'idée d'un grand couvent à Paris, du Sacré-Coeur, des Oiseaux, s'offrit tout naturellement. Mais avec un tact particulier, sans que nous eussions touché ce point délicat dans nos conférences, l'excellent docteur combattit l'idée d'un couvent. Il pensait qu'il me serait plus difficile d'y entrer, de m'y faire des alliés.

Au fond, le duc ne tenait au couvent que par préjugé nobiliaire, et quand le docteur lui eut déclaré qu'il découvrirait une institution digne d'une si noble élève, l'orgueilleux ne fit plus aucune objection.

Mais où la trouver, cette institution exquise?

Le docteur s'était, à part lui, réservé d'en causer avec moi, avant de la désigner. Il s'agissait de mettre d'accord la vanité du duc, non seulement sa vanité intime, mais celle qui recherchait et absorbait les regards curieux, de son monde, avec ma sollicitude paternelle. Il fallait que M. de Thorvilliers n'eût pas à rougir devant ses connaissances, et que j'eusse obtenu le droit de voir ma fille.

Grâce au docteur, ce problème fut résolu.

Dans une des rares institutions de jeunes filles qui ont conservé un lustre aristocratique, on loua un pavillon spécial, isolé, dans le jardin. La petite fille y fut très luxueusement installée, avec la femme de chambre et une vieille dame, veuve d'un officier retraité, de grand air, pour accompagner l'enfant au dehors, et d'une infirmité suffisante pour n'exercer au dedans que la surveillance nécessaire.

L'enfant aurait à suivre les cours de l'institution et ne se mêlerait, pendant la récréation, aux élèves, qu'autant qu'il le faudrait pour la distraire.

Le docteur avait très habilement, très judicieusement calculé qu'une élève de cette importance, installée dans de pareilles conditions, et pour une durée de temps assez longue, serait une trop belle affaire, pour qu'il ne posât pas des conditions à celle qui en profiterait. Il avait un bénéfice à réclamer dans celui que taisait la directrice, et il l'exigea.

Voici ce qu'il réclama et ce qu'il obtint.

Je serais agréé comme professeur. Je ne prendrais la place de personne; je laisserais les appointements. J'aurais plutôt offert de payer le droit de professer.

Le fameux sans dot est toujours un argument dans les affaires de ce monde; mais il n'est pas le seul argument. Comme je n'assistais pas à cette conférence entre le docteur et madame Ruinet, je ne sais au juste ce que le docteur ébrécha de mon secret pour la persuader.

Mais les femmes qui ont charge d'âmes sont aussi des confesseurs. Celle-là était une excellente femme, une mère éprouvée, une épouse endolorie, une veuve qui avait reçu la pointe de tous les glaives dans la poitrine, et qui les portait doucement, modestement, c'est-à-dire selon la vraie fierté. Malheureuse en ménage, ayant travaillé longtemps pour un dissipateur qui la ruinait, travaillant encore pour des enfants qui l'exploitaient, femme du monde, qui n'avait songé à se faire institutrice qu'après quarante années, et à passer des examens, à l'âge où, d'ordinaire, on se repose d'avoir étudié, elle ajoutait la science de la vie à la science des livres, et comprenant à demi-mot, respectant les secrets qu'on ne lui confiait pas, autant que ceux qu'on lui confiait, elle ne fit aucune objection aux exigences du docteur, s'excusa, pour la forme, d'accepter un professeur sans appointements, devina que si mademoiselle de Thorvilliers était le prétexte de cet arrangement, c'était sans doute pour qu'elle en retirât un premier avantage moral, et, sans s'informer de mes antécédents, de moi, de ma situation, acceptant avec confiance ce que le docteur lui offrait, me reconnaissant comme une épave d'un grand naufrage, au même titre qu'elle, la première fois qu'elle me vit, elle fut bienfaisante, autant que bienveillante, et je lui dois les années superbes de ma paternité…

Je ressens un scrupule bizarre et vrai pourtant à raconter cette période lumineuse d'un bonheur, d'autant plus grand, qu'il était acheté chaque jour par une inquiétude.

Ai-je peur qu'on me trouve assez payé de mes années misérables et même de celles dont je suis encore menacé, par ces dix années de possession délicate et profonde de ma fille? Ai-je la crainte de paraître sacrilège par mon amour paternel, comme je l'ai été par mon amour humain?

Il s'agite, en moi, des vagues douces et clapotantes, qui me heurtent doucement la poitrine, au souvenir que j'évoque. Je voudrais le raconter pour bien convaincre ceux qui me liront qu'il serait infâme aujourd'hui de m'enlever ma fille, c'est-à-dire de la tuer devant moi. Je n'ose pourtant le décrire, pour ne pas lasser Dieu, pour ne pas abuser de mon désespoir actuel, en abusant de cette grande joie disparue.

Je veux être bref. Il sera d'ailleurs si facile de comprendre ce que je ne dirai pas et de suppléer à ma discrétion…

Les arrangements pris par le docteur réussirent au delà de mes souhaits. Je devins le maître de ma fille, en devenant un des professeurs de l'institution de madame Ruinet.

J'avais l'émotion d'un néophyte, le jour où je vins donner ma première leçon. Louise eut un étonnement à ma vue, un instant de stupeur qui n'alla pas jusqu'à une reconnaissance nette, absolue.

Une année s'était écoulée. Il y a un abîme entre l'enfant de six ans et l'enfant de sept ans. Elle l'avait franchi d'un vol de papillon. La chrysalide de Meudon s'était transformée. Je retrouvais une petite duchesse mignonne, à la place d'une petite fille, une femme en miniature, ressemblant à sa mère par des petits airs de fierté ingénue, n'osant pas mépriser le petit monde qui l'entourait, mais voulant en être particulièrement regardée et estimée.

Il était temps de greffer cette églantine. Reine avait dû être ainsi.

Hélas! pourquoi ne s'était-il pas trouvé un maître prudent, aimant, pour diriger cette intelligence volontaire, alerte, et la préserver de ces malaises, de ces doutes précoces que la tutelle de la vieille marquise de Chavanges arrosait d'une ironie desséchante?

Pourquoi, au lieu de Gaston, n'avais-je pas été le camarade d'enfance, le compagnon de jeu, le petit mari prédestiné de Reine, comme je l'étais de par la nature, de par Dieu? Quelle différence alors dans nos destinées! Quel exemple de bonheur et d'amour perdu!

Ce qu'on n'avait pas fait pour Reine de Chavanges, je le ferais pour sa fille, pour la mienne. Je la conduirais doucement, mais sûrement, vers le devoir humain, vers le bonheur féminin, vers l'amour…

On n'a pas de vocation paternelle, sans avoir en même temps le génie maternel. Je me sentais élu pour ce double apostolat. J'avais en moi cette double tendresse. On est bien fort, quand on n'a qu'une idée à servir. Les entreprises gigantesques, invraisemblables, des prisonniers perçant des bastilles, s'expliquent. Il leur a suffi de regarder obstinément, uniquement la muraille épaisse, pour la trouer et s'évader.

Je ne me sentais pas présomptueux, en répondant devant ma conscience et devant Dieu, de l'âme de ma fille.

J'avais désormais un prétexte pour être son père. On ne pouvait pas m'interdire de me faire aimer, puisqu'elle me devrait de la reconnaissance.

Endetter ma fille envers moi, c'était un rêve sublime, fou, qui m'enivrait.

En attendant l'heure de sa gratitude réfléchie et volontaire, il fallait lui enseigner à bien lire, à bien calculer. Je m'appliquai à cette tâche, et, pour meubler son esprit, j'y entrai, je le fouillai…

J'ai dit qu'en m'apercevant, Louise avait eu une sorte d'effarement. Elle ne se rappelait pas précisément qu'elle m'avait vu déjà. J'étais comme la réalisation étrange d'un rêve.

Je la laissai dans ce sentiment vague. Je lui parlai comme si je la voyais pour la première fois. Je m'amusai de cet écho indéfini que le son de ma voix, éveillait en elle. C'était une innocente rouerie, une amorce délicieuse de mon ambition paternelle! Elle était ainsi plus facilement amenée à la sympathie.

Les autres élèves profitèrent de la douceur que la présence de ma fille mettait dans mes yeux, sur ma bouche, dans mon coeur. Tout le monde m'aima; comment ne m'eût-elle pas aimé?

On devina bien vite que Louise de Thorvilliers était ma préférée; mais, outre qu'on trouvait tout naturel que la petite élève privilégiée qui habitait un pavillon à part, qui n'était pas du petit troupeau commun, fût l'objet de soins particuliers, comme Louise, par ses progrès, par son intelligence, se fit bien vite la première place dans la classe, ce qui aurait pu paraître une faveur ne fut bientôt plus qu'un droit, garanti par les règles.

J'allais faire ma classe, comme j'allais autrefois aux offices, en épurant d'avance mon coeur par une méditation de foi, d'amour. Je m'abstenais soigneusement de tout ce qui rappelait le prédicateur d'autrefois. Je m'appliquais à un parler doux, bonhomme, paternel; mais en redevenant prêtre, à force d'amour nouveau, je songeais surtout au maître qui laissait venir à lui les petits enfants, et je portais quelque chose de divin dans la plénitude de mon bonheur humain.

Heureux! oui, j'étais heureux; mais ce n'est pas mon bonheur que je regrette, c'est le spectacle d'un bonheur plus légitime qu'il me révélait. Avais-je mérité d'être heureux? Je n'ose plus me demander cela. Si j'usurpais, je jure que ce vol fait à la vie de famille me laissait sans remords.

Pendant les premiers temps, je ne voyais Louise qu'aux heures de la classe; puis, sous le prétexte d'arriver trop tôt, ou de m'attarder, je la vis dans le jardin de récréation.

Je fus transporté d'une joie immense le jour où je m'aperçus que Louise venait jouer volontiers avec ses petites camarades, surtout quand j'étais là, et je faillis tomber à genoux devant elle, le jour où, venant directement, peut-être instinctivement, à moi, elle me tendit les mains, et, avec ingénuité, retrouvant sur sa bouche les mots que je lui avais appris, elle me dit: Mon ami, par erreur, au lieu de me dire: monsieur!

Quel livre j'écrirais, quel gros livre, avec ces détails, avec ces impressions, avec ces riens qui sont des mondes! Chaque année serait un chapitre, un poème dans un grand poème. Ce fut une conquête graduée, sans mécompte. De même que je la voyais accourir vers moi, je sentais son âme rejoindre la mienne et l'étreindre!

J'éprouvais pourtant une amertume, une angoisse poignante, mais qui avivait encore les délices de cette vie de désirs continus: c'était de ne pouvoir serrer ma fille dans mes bras, de ne pouvoir mettre sur son front le baiser qui brûlait ma bouche, qui me donnait la fièvre; c'était de n'oser me prosterner devant elle, comme je le faisais, quand elle était toute petite, dans le bois de Meudon.

Mais quel scandale, si le maître avait poussé à ce point la familiarité! Et quel scandale plus effroyable encore si l'on avait découvert que ce maître audacieux était un prêtre.

Le secret de mon état était bien gardé. L'aumônier ne me connaissait pas; les quelques relations que j'avais conservées dans le monde ecclésiastique ne savaient que mon adresse et ne venaient me chercher que là. D'ailleurs, devant ces amis, je n'aurais pas eu à rougir d'être professeur. C'est le plus honnête des métiers qui puissent être exercés par un homme stigmatisé comme moi.

Je veillais avec un soin scrupuleux sur ma démarche, sur ma tenue. Il y allait de mon bonheur. Je savais par le docteur quand le duc de Thorvilliers était à Paris, quand il devait venir voir sa fille, ou l'envoyer chercher. Le jour de sa visite, je m'abstenais de venir donner ma leçon, et, les autres jours, redoutant l'imprévu, j'entrais à l'institution, pour ainsi dire, à tâtons.

Les vacances nous séparaient; mais il était fort rare que le duc s'adjugeât leur durée entière. Il y avait toujours, au début ou à la fin, une part pour moi. Sous prétexte de répétitions à donner, ou simplement de visites à madame Ruinet, je venais à l'institution, et je jouissais alors à mon aise, dans une intimité plus complète, de cette chère tendresse que Louise ressentait peu à peu pour moi.

Elle m'aimait, je m'en faisais aimer. Que pouvais-je demander de plus?

Il avait été convenu que le professeur suivrait ses élèves dans leurs études ascendantes. De cette façon, je me retrouvais, après chaque vacance, le maître de ma fille.

Je ne calculais pas d'avance le jour où Louise quitterait l'institution. Mais, à tout hasard, je croyais habile d'augmenter l'affinité, de resserrer l'intimité entre ma fille et moi; quoi qu'il dût arriver, le lien ne serait jamais rompu entre nous.

Un seul accident sérieux, au bout de cinq ans, compromit ce bonheur.

Madame Ruinet, très confuse, m'avoua un jour que les grands sacrifices qu'elle faisait pour ses enfants avaient à ce point épuisé ses ressources, qu'elle allait être contrainte d'abandonner son institution. Il lui fallait, à bref délai, une somme importante pour une échéance. La vente seule, immédiate, de l'institution pouvait la lui donner. Elle me prévenait de ce malheur, avant qu'il eût transpiré, pour que j'eusse à prendre mes précautions et à me mettre en mesure vis-à-vis des propriétaires nouveaux.

A cette confidence, j'eus l'éblouissement d'un éclair qui passe sans foudroyer. Je ne ressentis que la peur rétrospective du danger auquel j'échappais!

—Ne vendez pas! dis-je à madame Ruinet, je vous prête l'argent nécessaire.

—Vous, monsieur Hermann!

Elle me croyait très pauvre, parce que je m'efforçais d'être très simple.

—Oui, moi! répliquai-je vivement, et je suis très heureux de mettre à la disposition d'une mère de famille si vaillante, une part du petit capital qui me reste.

L'excellente femme savait bien que ce n'était pas uniquement pour elle que j'offrais la moitié de mon bien; mais sa reconnaissance n'en était pas moindre, ni moins attendrie. Si jusque-là, en ce qui me concernait, elle ignorait la vérité, elle dut, à ce moment-là, la soupçonner, sinon la deviner.

Elle eut des larmes sincères dans les yeux, et, me tendant la main:

—Comme vous êtes bon!

—Je n'ai pas de mérite à cela.

—Mais si je ne puis pas, plus tard, vous rendre cette somme?

—Eh bien! vous ne me la rendrez pas; vous m'en payerez l'intérêt, tant que cela vous sera possible.

Elle baissa la tête, touchée de mon élan, et presque repentante d'avoir paru le provoquer.

—Oh! monsieur, murmura-t-elle, comme les enfants vous forcent à des sacrifices! C'est pour les miens que je travaille, et que j'accepte votre offre, sans savoir si ce secours ne sera pas seulement un répit.

—Vous avez raison, madame, lui dis-je, on doit tout à ses enfants. Ce sont des créanciers dont la dette ne se prescrit jamais. Les autres viennent après. N'ayez aucun scrupule. Ne me remerciez pas… Vous m'avez fait peur tout d'abord, et maintenant vous me rendez heureux.

Nous nous regardâmes, avec la même émotion. Son angoisse maternelle était rassurée; mon épouvante paternelle était apaisée…

Je remis à madame Ruinet, quelques jours après, une somme qui représentait à peu près la moitié de mon modeste avoir, m'en fiant à la probité courageuse de cette femme excellente, mais pourtant ne voulant garder aucune illusion. En même temps que je courais le risque de m'appauvrir de moitié, je calculais qu'à tout prendre, s'il le fallait, je donnerais encore, sans hésiter, le reste de ma petite fortune pour sauver l'institution, pour m'assurer la continuité de cette vie heureuse.

Toutefois cette alerte m'avait secoué. Elle me laissa la fièvre sourde d'un pressentiment, d'une menace. Elle m'avait rappelé tout à coup la fragilité, pour moi, d'un bonheur qui est le seul réel et durable, même, ainsi que je l'ai dit, quand ce bonheur s'alimente surtout par les larmes.

Madame Ruinet, travaillant, s'épuisant, empruntant pour ses enfants, peut-être ingrats, à coup sûr égoïstes, mais qu'elle pouvait avouer, qui étaient publiquement à elle, dont elle savourait les ingratitudes autant que les tendresses, me faisait envie. On ne pouvait pas plus lui prendre ses joies que ses tourments.

* * * * *

Ce récit s'allonge et je me suis promis de l'abréger. Je ne sais comment faire, il me semble que j'ai ouvert une source. Ma main veut la comprimer; mais l'eau jaillit, filtre à travers mes doigts, m'inonde. Tout ce que je puis faire, c'est de ne pas laisser le flot m'emporter, me noyer…

Louise grandit ainsi, dans cette maison paisible, sous un demi-jour qui ménageait la sève; sans grand épanouissement, mais sans tristesse. L'amitié de ses compagnes la préservait de l'impatience d'aimer, et la tendresse que je voilais près d'elle, autant que je la lui montrais, lui donnait une satisfaction mélancolique, un peu curieuse d'autres sentiments.

C'était là mon but; je ne voulais ni l'éveiller trop, ni lui donner des goûts de recluse. Sa pensée agissait et je la laissais agir.

Louise faisait certainement de jour en jour une comparaison plus étroite et sentait de mieux en mieux que ma paternité intellectuelle doublait, sans prétendre la supplanter dans son coeur, la paternité qu'elle croyait naturelle.

Je me rends cette justice, et je souffre même cruellement aujourd'hui d'avoir à me donner ce témoignage, que jamais je n'essayai de diminuer dans ma fille le respect qu'elle pouvait, qu'elle devait avoir pour le duc de Thorvilliers. Je croyais mériter davantage ma part, en ne faisant rien pour la dérober. Je serais sans doute d'autant plus fort contre Gaston, si jamais l'heure d'une lutte entre nous deux venait à sonner, que je me serais résigné, sacrifié, que je n'aurais rien tenté contre la conscience de Louise, rien laissé transpirer de la mienne, qui eût troublé la pureté de son coeur.

Si j'avais agi autrement, c'est-à-dire méchamment; si, profitant de la liberté de cet asile, des conversations longues, intimes, paternelles et filiales que nous avions, à mesure que l'enfant devenait une jeune fille, je lui avais révélé le secret de cette affinité qui me ravissait et qui paraissait toujours l'étonner; si je lui avais dit ou laissé deviner que j'étais son père; j'aurais sans doute flétri ses rêves d'innocence; mais du feu de mon amour, j'aurais cicatrisé la blessure faite, et ma fille, avertie du piège, défiante de l'homme qui la livre aujourd'hui, se refuserait à ce mariage odieux, s'évaderait de son faux devoir, serait libre.

Elle n'aime pas celui dont on veut lui donner le nom. Elle est soumise, avec une affection voulue, et non instinctive, à celui qu'elle croit son père. Chaste, fière, noble, elle va au sacrifice, en pensant seulement que Dieu la bénit d'obéir, avec la tristesse profonde d'une vraie jeune fille qui a la vocation de l'existence d'une vraie femme. Elle a pensé à moi, j'en suis sûr, au vieil ami qui ne peut plus la guider, qu'elle ne sait où trouver, mais dont la pensée rôde autour de la sienne, tout au fond d'elle-même, vaguement, sans le savoir, elle me désire; et parce que j'ai trop veillé sur cette chasteté de son coeur, sur cette droiture de son esprit, elle m'échappe, elle peut être perdue!

Je ne me repens pas pourtant d'avoir agi ainsi. J'ai fait, selon Dieu, ce que j'avais à faire. Dieu fera-t-il, selon moi, ce qui peut m'empêcher de désespérer?

Si demain, pour sauver ma fille, je devais lui crier la vérité, je crois que la vérité me brûlerait la bouche, comme si elle était un mensonge.

Louise me parlait souvent du duc de Thorvilliers. De mon propre mouvement, je ne lui en parlais jamais. Je me bornais à lui répondre brièvement, discrètement. Une seule fois, pendant la seconde année de son séjour chez madame Ruinet, par conséquent lorsqu'elle était encore une enfant, avec l'obstination qu'elle tenait de sa mère, elle voulut me présenter au duc. Elle mit dans ce désir une insistance telle que je dus avec froideur lui répondre par un refus très net très catégorique.

Elle se le tint pour dit. Depuis, elle ne me reparla plus de ce caprice. Ce jour-là, j'avais certainement ébranlé en elle le respect filial. J'eus peur de mon triomphe. Elle me regarda de ses beaux yeux pensifs qu'elle avait hérités de sa mère. Elle comprit que je jugeais le duc de Thorvilliers, et que je le jugeais sévèrement. Elle me bouda tout un jour, puis elle revint, le lendemain, aussi caressante qu'elle l'avait été la veille. Elle me demandait presque pardon d'avoir compromis notre amitié, en voulant la faire consacrer par son père.

Ce fut notre seul différend, notre seul secret, plus mystérieux que notre amitié. Je fus assuré dès lors qu'elle me parlerait jamais de moi à Gaston.

Cette vie étrange, simple en apparence, bonne, malgré tout, avec les phases que provoque le développement régulier, normal d'une belle intelligence, d'une belle nature physique, dura neuf ans.

Je comprenais bien que quand elle n'aurait plus rien à apprendre, que quand son instruction serait aussi complète que le devenait sa beauté, Louise m'échapperait. Le duc serait forcé de s'en embarrasser, c'est-à-dire de s'en parer pour le monde. Ce qui avait paru dans le due de Thorvilliers de l'abnégation paternelle serait regardé bientôt comme l'égoïsme d'un viveur endurci, que sa fille pouvait gêner, s'il s'obstinait à la laisser en pension, au delà du terme ordinaire.

Mais, en m'armant d'avance contre cette séparation, je formais mille projets pour qu'elle ne fût pas absolue, définitive.

Louise viendrait voir madame Ruinet. Elle me rencontrerait dans ces visites. Le duc lui laisserait une liberté relative, sinon absolue, dont nous profiterions. Peut-être trouverais-je un moyen de correspondre avec elle! En tout cas, personne au monde ne me défendrait de la voir, de loin, dans les promenades, dans les églises, dans les musées, dont je lui donnais le goût par avance. Maintenant que j'avais noué nos deux âmes, je savais que rien ne pouvait rompre le lien; on le distendrait tout au plus.

N'étais-je pas habitué à n'être heureux qu'avec réserve, indirectement? Le bon docteur était toujours là pour intervenir. Qu'il fût encore présent, pendant quelques années, cela suffirait pour ménager la transition heureuse, jusqu'à la liberté complète que Louise obtiendrait par le mariage, pour établir un moyen de vivre contre lequel rien ensuite ne prévaudrait.

Hélas! mon égoïsme reçut un coup terrible. Le docteur me manqua soudainement. Il ne fut pas malade. Un soir, il s'arrêta de faire le bien, et dans un soupir de lassitude il exhala son âme.

J'allais le voir souvent. Elle et lui étaient les deux pôles de ma vie. En allant de l'une à l'autre, je m'arrêtais à prier pour l'un et pour l'autre.

J'arrivai, ce soir-là, une demi-heure après cet évanouissement de l'excellent homme dans la mort. Je le veillai toute la nuit; j'eus dans le silence, à travers une méditation austère, un entretien suprême de mon âme avec la sienne. Je lui demandai de veiller toujours sur moi, d'entrer en moi, de me soutenir, de me conserver sa protection, car j'allais être seul désormais.

Louise avait seize ans. C'était à peu près à cet âge que sa mère m'était apparue. La vision était pareille. Je ne pouvais voir ma fille cueillir des roses, ou en porter, sans me souvenir de cette vente de charité où Reine était venue au-devant de moi.

Ce fut dans la saison des roses, et avec des roses à la ceinture, que
Louise me fut enlevée.

Oh! ce jour-là, il était inévitable, mais il pouvait être moins cruel. Il eut toutes les ironies et toutes les foudres. Je le pressentais, je le répète, mais je ne l'avais pas prévu si terrible.

La mort du docteur m'avait occupé trois jours. Je ne l'avais pas quitté, depuis la minute de mon entrée dans la chambre mortuaire, jusqu'à l'heure où avec des discours et des fleurs la tombe s'était refermée sur lui.

A son chevet, je m'étais souvenu que j'étais prêtre, et je n'avais semblé qu'un dévot, en priant à côté du prêtre et des religieuses qui l'avaient gardé. Je m'étais mêlé à la foule qui avait suivi ce grand homme de bien, et après la cérémonie, un des neveux, son seul héritier, que j'avais connu chez lui, dans mes visites, m'avait prié de l'aider dans un premier rangement des papiers essentiels, de ceux qui devaient plus tard, par leur publication, faire de la gloire avec la grande notoriété de l'habile praticien.

Ces trois jours de piété m'avaient semblé trois heures. Ils m'avaient élevé dans une atmosphère de sérénité triste et fortifiante; je m'étais reposé de la terre. Je ne supposais pas qu'il eût pu se passer quelque chose de plus grave, pendant cette courte et douloureuse absence.

Le quatrième jour, à l'heure habituelle, j'allai donner ma leçon. En route, je me disais que je préviendrais doucement Louise de cette mort. Elle l'ignorait sans doute. Mais je boirais ses premières larmes, je les essuierais, je la consolerais en me consolant. Nous partagerions entre nous un deuil chrétien qui nous unirait encore plus étroitement…

Dans la rue, de loin, j'aperçus à la porte de l'institution une voiture arrêtée, un landau que je reconnus. Le duc était-il venu me devancer et annoncer à mon enfant qu'elle avait un ami de moins?

Cette fois, au lieu de m'arrêter, de retourner sur mes pas, je marchai plus vite.

La mort du docteur pesa sur moi tout à coup, comme l'annonce, comme le début d'une série de deuils et de malheurs.

J'arrivai, haletant, à la porte.

C'était bien la voiture du duc de Thorvilliers. Ses armes luisaient sur la portière, et le valet de pied en livrée transportait, de l'intérieur de l'institution à l'intérieur du landau, des cartons et des paquets.

Je compris. L'épouvante me retenait fixé au pavé, mais je la violai et la brisai, sans rien calculer. Comme je me fusse jeté au feu ou à l'eau pour sauver ma fille, en danger de brûler ou de se noyer, je me précipitai dans la maison, je courus au parloir.

Je n'eus pas besoin d'en ouvrir, d'en enfoncer la porte, elle était toute grande ouverte. Le duc de Thorvilliers, saluant madame Ruinet, pour prendre congé d'elle, se retirait, emmenant Louise qui, habillée, coiffée, gantée pour le départ, avec un mantelet autour de la taille, pâle, ayant pleuré, le suivait.

Madame Ruinet pleurait aussi.

Je ne pus étouffer le cri qui m'eût étouffé, si je l'avais retenu.

Le duc se retourna, tressaillit, pâlit de colère, avec une lueur menaçante dans les yeux.

Je m'étais arrêté devant lui, après l'avoir heurté, mais je ne le regardai pas; je regardais Louise, en la suppliant, en l'interrogeant. Qu'allait-elle me dire?

Oh! dans cette minute d'agonie, je vis pourtant le ciel. Je sentis bien qu'il y avait en elle une tendresse filiale inconsciente, et que pendant ces neuf années, moi le père déshérité, je m'étais créé une enfant qui serait toujours à moi!

Elle eut un mouvement de la bouche, un baiser des yeux, un élan naïf de tout son être vers moi qui me ravit et me foudroya.

—J'avais peur de partir sans vous avoir vu, me dit-elle d'une voix qui eut tout à coup les inflexions de la voix sonore et vibrante de Reine de Chavanges.

—Vous partez? balbutiai-je, hébété.

Le duc intervint, et, de cette voix froide, railleuse quand même, impertinente dans sa hauteur, que je connaissais:

—Monsieur est un de vos professeurs? demanda-t-il à Louise.

—C'est mon maître! répliqua l'enfant avec un enthousiasme de tendresse.

—Alors faites-lui vos adieux.

Tout en disant cela de son air le plus froid, le duc se campait, défiant presque l'héritière des Thorvilliers de commettre sa dignité, dans un adieu trop sentimental avec un homme de peu comme un professeur de petites filles.

Faut-il croire à une fermentation subite du sang? à une pitié du ciel?

Louise releva ce défi, et les yeux pleins de larmes, avec un sourire tremblant, mais avec une résolution douce, me tendit les mains et le front.

Il m'eût été facile de lui donner, devant ce bourreau de ma vie, un baiser paternel qui m'eût vengé. Je n'osai pas. J'eus peur de ce front pur que je n'avais pas effleuré une seule fois, pendant ces neuf années de tendresse. Je me serais trahi. Je l'aurais perdue davantage. J'étais comme devant une chose radieuse, ailée, qui peut s'envoler, quand on prétend y toucher, et qu'on admire avec un désir qui s'immole pour s'éterniser.

Je m'inclinai, je lui touchai seulement les doigts; je les sentis brûlants.

Gaston retenait sa haine et sa surprise. Lui aussi, redoutait d'aggraver la scène. Une explosion de moi ou de Louise l'eût obligé à un rôle tyrannique, manifestement odieux et ridicule. Il voulait m'avertir.

—Depuis combien de temps monsieur est-il professeur dans votre maison? demanda-t-il avec plus d'aisance à madame Ruinet.

—Mais… depuis neuf ans, je crois.

—Ah! je conçois alors l'émotion de Marie-Louise. Il en coûte de quitter un vieil ami… Je vous remercie, monsieur, de vous être fait aimer; c'est faire aimer la science… Venez-vous, ma fille?

—Oui, mon père!

S'approchant encore, en baissant de nouveau le front, Louise me dit avec courage:

—Au revoir, mon ami.

Elle passa comme une vision. En froissant son mantelet, elle effeuilla les roses qu'elle avait à la ceinture, et les feuilles embaumées tombèrent sur ses pas. Le sang qui afflua à mon cerveau troublait ma vue. Je vis une traînée lumineuse et rose derrière ma fille, et puis je ne vis plus rien.

J'étais adossé au chambranle de la porte, ivre de ma stupeur. Si j'avais fait un pas à la poursuite de ma fille, je serais tombé.

Madame Ruinet reconduisit le duc et Louise jusqu'à leur voiture. J'entendis se refermer la porte cochère, je l'entends encore retentir avec le bruit de ses ferrailles: ce bruit me frappa la poitrine et me provoqua.

Je voulus courir; je serrai les poings; mais je n'eus pas la force.

Madame Ruinet, d'ailleurs, revenait; elle me barra la route, me refoula dans le parloir et ferma la porte.

Cette mère devinait mon supplice. Je tombai dans un fauteuil et je criai, me tordant les mains:

—Partie! elle est partie! Pourquoi est-elle partie? Vous saviez qu'elle devait partir?

—Non. Le duc est arrivé, il y a une heure, me signifier qu'il emmenait sa fille; on déménagera le pavillon plus tard.

—Sa fille! sa fille! m'écriai-je avec fureur; est-ce que vous n'avez pas vu qu'elle n'est pas sa fille?

—Taisez-vous! me dit madame Ruinet effrayée. Si on vous entendait!

—Ah! ce n'est pas elle qui m'entendrait! Et c'est à elle que je voudrais dire: Mon enfant! mon enfant!

Que m'importait maintenant mon secret! Je n'y tenais plus. Je vis bien que s'il n'était pas connu, il était au moins soupçonné de madame Ruinet. Elle laissa paraître plus de compassion que de surprise, et, ne me questionnant pas, me laissant pleurer, m'aidant à pleurer, elle pleura avec moi.

J'étais, tout à la fois, débordant d'une colère qui était contenue devant Louise, et qui se fût satisfaite d'une provocation folle, d'une objurgation implacable, et débordant d'une douleur sainte qui palpitait, écrasée sous ce ressentiment humain.

Je me repentais de n'avoir pas essayé d'intimider cet homme qui me prenait mon enfant pour la haïr, et je me repentais aussi de n'avoir pas su me contenir assez pour empêcher Louise d'emporter un trouble qui s'augmenterait et la rendrait malheureuse. J'aurais voulu tout ensemble la mieux défendre et la mieux céder.

Une amertume encore se mêlait à toutes ces amertumes, le sentiment de l'implacable nécessité. Ce qui s'était passé devait se passer. J'aurais dû m'y attendre.

Je racontai ma vie à madame Ruinet. Cette mère tant éprouvée pouvait m'indiquer une espérance. Elle m'écoutait, en comparant son existence à la mienne, et à certains tressaillements douloureux, à certains sourires, je croyais sentir que celle que j'avais enviée pour sa maternité légitime, officielle, saluait au passage ces douleurs sublimes et idéales de ma paternité clandestine. Moi, du moins, je trouvais dans la destinée une excuse à mon malheur. Mais elle, pour avoir suivi simplement, régulièrement, correctement, le chemin ordinaire, elle était aussi accablée que moi. Le malheur était avec elle dans son tort plus qu'avec moi.

Pauvre femme! elle ne put me donner de conseils. Je devais attendre. Louise était défendue contre ce mauvais père par sa situation même. Un duc, si pervers qu'il soit, ne séquestre pas, ne torture pas un enfant comme le ferait un être pauvre, isolé. Il y a tant de témoins qui le surveillent, sans compter son orgueil!

J'écoutais ces vaines raisons; je feignais de les accueillir, mais je revoyais le regard haineux de Gaston qui, en s'adressant à moi, avait passé comme un éclair sur le front de ma fille.

Il se vengerait, et je ne pourrais la défendre. Je n'imaginais pourtant pas cette férocité lâche, ce monstrueux mariage. Je supposais au contraire qu'il imposerait les langueurs, les hontes du célibat à cette admirable jeune fille; qu'il prendrait plaisir à laisser s'étioler, dans un abandon dédaigneux, cette beauté fraîche, cette grâce décente, cet esprit élevé, cette raison simple et droite.

Il est plus raffiné dans ses tortures, ce voluptueux de méchanceté. Il lui plaît que cette innocence soit alliée à cette corruption; que cette vie épanouie soit gangrenée par ce cadavre; que cette vertu soit martyrisée; et son orgueil, autant que sa haine, trouve son compte, à ce hideux accouplement.

J'ai dit que le duc de Thorvilliers, plus égoïste que méchant, serait peut-être désarmé par un intérêt qui primerait celui d'une alliance de sa famille avec celle des princes de Lévigny. Quand je me souviens de cette soirée, de cette rencontre, de ce qu'il y eut de menace dans son regard affilé, je me rétracte. L'entêtement de l'orgueil donne la volonté du crime au plus sceptique, au plus spirituel, comme l'ignorance la donne au plus fou.

Peut-être sacrifierait-il les avantages plus grands à retirer d'un autre mariage à ce désir de se venger, d'en finir une bonne fois avec cette rivalité entre nous qui se perpétue, avec ce mépris de l'homme écrasé qui le provoque encore.

Oui, c'est un crime qui va s'accomplir, et c'est un criminel que je dénonce.

Il fut évident pour madame Ruinet et pour moi que le duc de Thorvilliers, maintenu par l'autorité du docteur, s'était senti libre à la mort de cet excellent homme, et avait voulu jouir, abuser immédiatement de cette liberté. Cette conscience éteinte qui n'allait plus luire au-dessus de ma fille ne menacerait plus cette conscience trouble.

Qui sait si Gaston n'espérait pas que la mort, en supprimant le protecteur visible de l'enfant, démasquerait un protecteur invisible, mystérieux, qu'il voulait atteindre, piétiner une dernière fois?

Il a bien calculé sa vengeance; car il a mon coeur saignant et celui de ma fille sous son pied.

Dieu juste, hommes bons, souffrirez-vous cet attentat?

XXII

A partir de ce jour-là, je n'ai plus mené qu'une existence lamentable, inénarrable. Les douleurs s'y trouvent mêlées à des détails grotesques, et ma piété paternelle a eu ses mascarades nécessaires.

Quand il m'arrivait d'apercevoir Louise, j'avais mon aumône de joie; mais jamais je n'eus le bonheur de pouvoir l'en remercier.

Tout d'abord, je craignis que le duc ne quittât Paris, pour s'en aller bien loin, sans laisser de traces; mais il était trop infatué de sa force, trop certain de me tenir en respect avec cet otage, pour prendre cette précaution.

On était à la fin du printemps. Ce fut une raison pour que la voiture de M. de Thorvilliers fût remarquée au Bois, aux Champs-Élysées, avec cette fleur de printemps qu'il promenait fièrement.

La beauté de ma fille fut vite connue. Je lus un jour son nom dans un journal qui enregistre les succès mondains. Cette célébrité eût ravi un père comme Gaston. Peut-être que sa rancune contre cette chère innocente s'étourdit un peu à cette bouffée d'encens. Moi, j'eus honte et j'eus peur de cette gloire inexorable que les moeurs indiscrètes et frivoles du jour imposent à la jeunesse.

Mais Louise, je l'espère, l'ignora toujours; ou bien si on eut le courage de la lui annoncer, elle n'en prit aucun sujet de coquetterie. Quand je la voyais passer, je lisais de loin, sur son front, comme dans un devoir d'écolière, l'imperturbable candeur, voilée seulement d'une vague mélancolie, que j'avais si soigneusement préservée.

Mon existence se résumait en ceci: j'espionnais incessamment le duc.

J'étais toute la journée en faction. Je ne rentrais me coucher que quand j'étais certain que tout était éteint à l'hôtel de Thorvilliers, et j'étais à mon poste le matin, guettant le réveil de l'hôtel, comme si, dans les allures de la domesticité, j'allais surprendre les intentions du maître.

Je suis étonné que la police ne se soit jamais inquiétée de ce rôdeur continuel. Mais la police ne sait que ce qu'on lui apprend et n'a que les inquiétudes qu'on lui donne.

Il est vrai, je le répète, que j'étais contraint à toutes sortes de déguisements. Mais à quoi bon raconter cela? Ce sont les vilenies du martyre… On devine mon supplice. Tous les matins, en m'éveillant, je me demandais avec anxiété:—Que va-t-il se passer? où la verrai-je? Tous les soirs, toutes les nuits, quand je rentrais las de mes courses, désespéré, si je ne l'avais pas entrevue, ravi et plus disposé encore au désespoir, s'il m'avait été donné de l'apercevoir, mais certain qu'elle était à Paris, je remerciais Dieu de cette journée gagnée.

Tout l'été se passa dans ces transes.

Une fois, elle alla à l'Opéra; j'y entrai derrière elle, et, placé de manière à la voir, sans être vu, à ne rien perdre de ses émotions, je passai une soirée idéale, au spectacle de sa grâce.

Je ne sais pas quel opéra on chantait. Je n'en entendis rien. Mais, sourd au bruit, je voyais une harmonie, un poème, une extase monter dans ses yeux.

Elle ne se doutait pas qu'elle était admirablement belle; que le duc l'avait fait parer pour son début; que tous les regards papillonnaient autour d'elle, comme autour d'un lis. Elle s'abandonnait à son recueillement.

Je frissonnai d'épouvante et de joie tout ensemble quand je vis, à un moment, qu'elle levait les yeux au-dessus d'elle; qu'elle les envoyait au delà de ce plafond symbolique; qu'une larme brillait dans ses beaux yeux. La bouche eut une palpitation tendre.

Je me souvins de cette nuit de délire où j'ai vu sa mère accoudée au, balcon de la bibliothèque du château de Chavanges, cherchant aussi, avec le même regard, le sillage d'un rêve de tendresse dans l'infini.

J'avais calomnié ce soupir et ce regard. Tout mon malheur venait de cette impiété de mon amour.

Cette fois, je ne m'y trompai pas; je ne pouvais pas m'y tromper. L'âme de la mère était sur les lèvres de la fille, et je demandai pardon à Reine, en bénissant Louise.

Le duc, solennellement installé derrière Louise, et qui recueillait les hommages de toute la salle, remarqua sans doute, comme moi, cette minute d'extase. Il en fut choqué, comme d'une naïveté trop primitive.

Il ne lui convenait pas que mademoiselle de Thorvilliers eût de ces élans de l'âme à l'Opéra, surtout quand tous les regards étaient fixés sur elle. Il se pencha, l'avertit; Louise eut une légère pâleur; le regard, blessé dans son vol, descendit, s'abattit sur la scène, où des danseurs faisaient irruption, et alors je remarquai avec douleur la fixité morne des yeux de mon enfant.

J'aurais voulu, de l'éclair des miens, transpercer, foudroyer Gaston.

J'allais, de temps en temps, me reposer et déposer le secret de mes poignantes inquiétudes chez madame Ruinet.

La pauvre femme était en disgrâce complète auprès du duc. Louise n'était pas revenue une seule fois la voir, ne lui avait pas écrit, et comme il nous était impossible de douter du coeur de Louise, nous comprenions à quelle défense elle obéissait. J'appris aussi que des jeunes filles, des amies de l'institution, avaient essayé vainement de la voir, de lui écrire. Elles n'avaient pas été reçues, et si les lettres avaient été remises, on avait défendu à Louise d'y répondre.

Je commençais à croire que le duc ne quitterait pas Paris et avait renoncé aux attractions de diverses natures qui, depuis longtemps, le fixaient presque en Italie, quand, à l'automne, je devinai, à certains préparatifs dans l'hôtel, que je m'étais trompé et que M. de Thorvilliers allait partir.

J'étais prêt à le suivre.

J'avais réalisé tout ce qui me restait de ma fortune. Je pouvais l'emporter avec moi. Ce reste était peu de chose. Je l'épuiserais peut-être à suivre ma fille, à acheter chaque heure que j'allais donner à cette poursuite; mais quand je serais tout à fait pauvre, je travaillerais. Le néophyte missionnaire se retrouvait dans le père affolé; les obstacles n'étaient rien: le but mettait une lumière divine sur tous les moyens employés. Il ne fallait que de la foi.

Quelle foi eût rivalisé avec la mienne? Quel but était plus saint?

Je partis. Je suivis le duc; quelquefois je le devançais, bien sûr de ne pas perdre sa trace; car je m'appliquai toujours à partir avec les gens de sa maison, à le rejoindre ou à préparer ses étapes. Je courais moins de risques d'être aperçu, en ne partant pas en même temps que lui.

Louise m'eût reconnu parmi les voyageurs des petites places. Mais les serviteurs d'une si grande maison voyageaient souvent en première classe, et, quand ils étaient réduits aux secondes classes, ils ne s'occupaient guère des gens humbles, peu causeurs, tristes et vieux comme moi.

J'ai dit, à plusieurs reprises, que le séjour ordinaire et préféré du duc de Thorvilliers était l'Italie.

Je n'avais jamais su pourquoi; je l'appris en le suivant.

Il était engagé dans de grandes entreprises de canalisation agricole en
Lombardie, et il avait à Florence une maîtresse, madame Paola
Buondelmonti qui se prétendait veuve d'un descendant des comtes de
Buondelmonti, les guelfes fameux du onzième siècle.

Les membres, à peu près authentiques de cette vieille famille, laissaient dire cette belle personne qui s'était mariée à Rome, qui était devenue veuve à Venise, sans que son mari eût jamais figuré dans sa vie.

Elle n'était pas riche, mais elle était fort belle. Gaston, qui savait accorder le culte fou de la beauté plastique avec certaines vertus économiques, réparait discrètement les torts de la fortune envers la grande dame exilée de sa gloire, mais spéculer sous son inspiration, pour ne pas s'appauvrir en l'enrichissant.

Cette liaison est la cause du mariage infâme qui se prépare. Le vice a engendré le crime. Les spéculations du duc n'ont pas réussi. Sa fortune personnelle est compromise; il ne peut toucher à celle de sa fille. Mais ce qui lui est interdit est facile à un gendre. Voilà pourquoi la Buondelmonti, qui ne voulait pas de cette pourriture armoriée, de peur de s'y gâter, la fait resplendir sous le rayonnement des millions, aux yeux d'un spéculateur compromis, et voilà comment Louise, ma fille, cette vierge dont personne n'est digne, va payer de sa pureté, de son âme, de sa vie, la rançon du duc de Thorvilliers envers une vieille courtisane.

Non, cette monstruosité ne s'accomplira pas. Non, je le jure; je veux le faire jurer aux honnêtes gens.

A mesure que, dans ce mémoire, je m'approche de cette boue, tout mon être, qui s'est calmé au récit de mon amour, de ma douloureuse paternité, se redresse, se révolte. Non, maintenant que j'ai prouvé mon droit à aimer, je veux prouver mon droit à haïr. Il faut que la justice sorte éclatante, invincible, de ce récit.

Le duc alla directement de Paris à Rome. Il avait des réclamations, des demandes à faire au gouvernement italien.

A Rome, Louise eut la permission de visiter les églises, les musées, les ruines. Je n'osais la rejoindre dans ces promenades intéressantes; elle m'aurait vu; la dame qui l'accompagnait et qui me connaissait bien, m'eût dénoncé.

Je me privai donc, par prudence, de ce bonheur nouveau et délicat, de voir s'épanouir ce sentiment du beau, que je m'étais efforcé d'éveiller en elle. Mais, quand elle sortait d'une de ces églises, d'un de ces musées, je surprenais de loin un éclair radieux sur son doux visage, parfois, une émotion grave et la trace d'une larme.

Le duc mettait une complaisance qui n'était que la mise en scène de son calcul à se promener en voiture, aux heures réglementaires de la fashion romaine, au Pincio ou au Corso. Sous le prétexte de montrer le beau monde de Rome à Louise, il montrait Louise au beau monde. C'était le chef-d'oeuvre dont il était fier, comme d'un Raphaël, qu'il faisait apprécier par ces collectionneurs de chefs-d'oeuvre.

Je jouissais de ces promenades, et sachant que le duc partirait un jour ou l'autre pour Florence où était sa maîtresse, pour Milan où était le siège de son entreprise, je rêvais la bonne fortune d'une absence de lui, qui me permettrait, non pas d'aborder ma fille, et de m'en faire reconnaître, mais de m'en approcher avec plus de sécurité et de la voir plus à mon aise.

A Rome, bien des choses m'étaient faciles. J'y avais fait plusieurs séjours pendant ma vie apostolique. J'y avais laissé, au Vatican même, des amis puissants qui auraient pu me venir en aide, et si ce mariage qui me menace avait dû se faire à Rome, même depuis que le pape est dépossédé de sa souveraineté, j'aurais pu l'empêcher.

Mon interdiction eût été facilement levée, et si un scrupule que je ne voulais pas vaincre ne m'eût empêché de reprendre l'habit ecclésiastique, j'aurais pu, à Rome, me déguiser en prêtre, pour exercer plus commodément ma fonction paternelle.

C'est à Rome que je fus exactement renseigné sur les intérêts que le duc avait en Italie, et ce fut un cardinal de mes amis qui me raconta la liaison de M. de Thorvilliers avec la Paola Buondelmonti.

Un jour, j'étais dans le Corso, sur le trottoir, derrière deux jeunes gens, élégants, qui à un angle de la place Colonna regardaient défiler les équipages, quand, au moment où la voiture découverte du duc de Thorvilliers passait, j'entendis un de ces deux promeneurs dire, en français, à son compagnon, en montrant Louise:

—Oh! la belle jeune fille!

J'eus une brusque palpitation. Je me penchai et regardai de côté le jeune homme qui parlait ainsi.

Je crois que si j'avais surpris dans son air, la moindre marque d'une admiration frivole, galante, impertinente, je l'aurais détourné, par une intervention quelconque. Mais il y avait dans les yeux de ce jeune Français une surprise si pieuse; il saluait si bien, sans qu'elle l'eût aperçu, cette vision qui passait; il la suivit d'un regret si visible, si touchant, qu'au lieu d'être irrité et jaloux, je fus attendri.

Je restai à ma place et j'écoutai. Après un silence, le même jeune homme dit à son ami:

—Toi qui habites Rome depuis deux ans, sais-tu son nom?

—C'est mademoiselle de Thorvilliers.

—Ah!… c'est là le duc?

Il y eut un accent de dédain craintif, de peur involontaire, dans ces paroles.

Bon jeune homme! J'aurais voulu lui serrer la main, le remercier de ce qu'il paraissait avoir des raisons de ne pas estimer le duc!

J'appris, en écoutant, que l'interlocuteur de ce sympathique jeune homme était secrétaire d'une des deux ambassades françaises, et que c'était à ce titre qu'il avait vu le duc de Thorvilliers, soit au palais Farnèse, soit au palais Colonna. Quant au jeune homme lui-même, il était arrivé le matin de Florence. Il connaissait le scandale de la liaison du duc avec la Buondelmonti, et après avoir renseigné, sur ce point, son ami, il ajouta avec animation:

—J'espère bien que le duc ne promènera pas aux Cascine sa maîtresse avec cette belle enfant.

—Qu'est-ce que cela te fait? répliqua l'autre.

—Cela m'offense dans mes idées de pudeur et de fierté.

—Te voilà bien, mon poète!

—Poète si tu veux! Je ne connais pas cette jeune fille; je la vois pour la première fois. Je jurerais qu'elle a l'âme aussi belle, aussi pure que son visage, et je sais que son père est un vieux mauvais sujet. Voilà pourquoi je me révolte d'avance à la pensée que la Buondelmonti peut vouloir servir de chaperon à cette enfant… Elle semble toute jeune… Viens la voir encore.

Et riant d'un bon rire qui résonna dans mon coeur, il entraîna son ami.

Je les suivis. J'étais curieux de connaître ce jeune homme que l'autre traitait de poète et qui devinait si bien ma fille!

Poète! j'avais cru l'être aussi, à l'âge de ce jeune inconnu, dans mes années d'innocence, d'amour pur, de premier élan! Ma poésie ne m'avait pas préservé d'un grossier prestige de mes sens. J'avais commencé à admirer Reine de Chavanges de la même façon que ce jeune homme admirait Louise. Mais s'il était digne d'elle, je me jurai bien qu'il ne se tromperait pas comme moi, aux apparences et que, dût-il voir cet ange assis un jour à côté de la Buondelmonti, il n'en conclurait pas la possibilité d'une atteinte à l'innocence de ma fille.

Mais, ne pouvait-il pas empêcher ce rapprochement, ce sacrilège?

Je m'informerais: je saurais quel était ce jeune Français.

Qu'on ne s'étonne pas de cette promptitude de ma part à adopter ce beau premier venu. Le captif accueille toutes les chances d'évasion, et j'étais captif, dans le désert de ma vie, avec le bonheur de mon enfant, entrevu comme une terre promise…

Je suivis ces deux jeunes gens. Ils eurent bientôt rejoint la voiture du duc qui s'avançait à son rang dans la foule. Je vis l'inconnu contempler Louise, aspirer pour ainsi dire cette lumière souriante qui se dégageait du visage de mon enfant.

Quand, arrivée à la place du Peuple, la voiture prit un trot rapide et s'éloigna, le jeune contemplateur resta un instant immobile, puis se décida à prendre le bras de son ami pour s'y appuyer. Son coeur alourdi lui donnait un peu de lassitude.

Je l'entendis qui disait:

—Oui, elle est bien belle! Elle est bien pure! Heureux celui qui en sera aimé!

—Tâche que ce soit toi.

—Heureux celui qui l'aimera! continua-t-il avec un soupir et sans répondre à son ami, oui, bien heureux, même s'il doit souffrir et mourir de n'être point aimé!

Je portai vivement mes mains à mes yeux pour retenir des larmes, et pour m'empêcher de saisir ce jeune homme, de l'obliger à se retourner, de l'embrasser, de lui dire:

—Vous avez raison. Ce serait un grand bonheur d'être aimé d'elle. C'en est un d'être torturé de l'amour qu'on a pour elle.

Je le bénis de toute mon âme, je le suivis encore et je sus où il demeurait, me réservant d'apprendre son nom, par cette police officieuse et irrégulière qu'on trouve à sa disposition, dans tous les coins des grandes villes d'Italie.

Le lendemain, les jours suivants, je retrouvai le même inconnu à la même place, guettant la même vision.

Il revint seul. Il avait la pudeur de sa curiosité, de son amour naissant. Je l'aimai encore pour cela.

Il me tardait de le connaître, de savoir si mes rêves paternels qui battaient de l'aile pouvaient s'envoler avec les siens. Sans doute, pour arriver à la réalisation, il y avait de grandes difficultés à vaincre, en admettant les convenances de fortune, de famille. Comment faire agréer ce prétendant par le duc, et comment, surtout, serais-je certain qu'il serait aimé par Louise, en n'étant pas repoussé par M. de Thorvilliers?

Si le roman qui commençait à Rome pouvait s'y dénouer, j'espérais bien, ainsi que je l'ai dit à propos du mariage infâme qui se prépare, faire jouer des ressorts assez puissants pour que le duc, sans soupçonner mon intervention, fût dominé et conduit par elle.

Le but qui surgissait tout à coup me donnait de nouvelles angoisses; mais m'excitait à la vie.

Comment! après avoir meublé l'âme de ma fille, j'aurais le bonheur d'aider à son mariage, de lui donner un ami jeune, beau, intelligent, sans doute de bonne naissance, de belle fortune?

On ne fait pas de si grands rêves, sans les enrubanner de toutes sortes de folies. Quand l'âme d'un père s'ouvre à cet horizon du mariage de son enfant, il entre par cette ouverture toute sorte de fleurettes, de marottes, de petits riens qu'un vent pousse et fait tourbillonner.

Je m'appliquais à aimer celui qui serait aimé de ma fille. Je le dotais de toutes les vertus qu'il trouverait dans Louise. Je me disais que puisqu'il avait des amis dans les ambassades, il était d'un monde où l'on recrute des diplomates. Pas de difficultés de ce côté-là. Il serait un futur ambassadeur.

Je faisais aussi des souhaits plus ambitieux, moins vaniteux, et je m'exposais à retomber de plus haut.

Quoi! J'aurais un fils, et par ce fils, plus tard, qui sait? J'aurais ma fille! Quand le mariage serait conclu, quand Louise serait émancipée de cette paternité pesante du duc de Thorvilliers; quand, à la faveur des souvenirs d'autrefois, je serais entré dans l'intimité de son ménage, j'aurais peut-être un jour, dans une heure de causerie, d'effusion, le droit de laisser deviner quelque chose de mon secret!

Mais si ce bonheur était trop grand, trop égoïste, si je devais me l'interdire, pour empêcher Louise de voiler le souvenir pieux qu'elle avait de sa mère, et pour l'empêcher d'avoir honte ou horreur de ma paternité sacrilège, je pourrais du moins me confier à l'ami, à celui qui l'aurait reçue de moi!… Mais non. Je ne dirais rien. Je resterais dans mon ombre; je les contemplerais à mon aise dans leur bonheur, sans le leur faire payer par un sacrifice à leur conscience. Je serais toujours, jusqu'à la fin, jusqu'à la mort, le vieux maître, seulement le vieux maître, et cela me suffirait.

Voilà les folies que je remuais en moi, pendant que, me dissimulant dans la foule, je regardais de loin ce charmant jeune homme, ce poète qui faisait son rêve en regardant ma fille.

Il me fut facile, ayant appris son nom, de faire prendre des renseignements sur sa famille.

J'appris qu'il s'appelait Jules de Soulaignes, qu'il était de petite noblesse champenoise. Personnellement, il n'avait pas une très grande fortune. Il était le seul enfant de la comtesse de Soulaignes, restée veuve à vingt ans. Après avoir été élevé soigneusement par sa mère, une femme intelligente et lettrée, comme il était incertain sur le choix d'une carrière, il s'était décidé à voyager, continuant ou commençant à s'instruire réellement, travaillant, prenant des notes, allant, dans chaque pays, consulter les bibliothèques.

J'ai su depuis qu'à Florence il avait passé des semaines entières dans cette magnifique bibliothèque Laurentienne que Michel-Ange a dessinée pour les érudits éternels.

Un de ses oncles, le marquis de Montieramey, devait lui laisser tous ses biens et prétendait même, par une adoption, lui laisser tous ses titres.

Jules de Soulaignes pouvait donc devenir un bon parti, très acceptable pour un vaniteux et un calculateur, comme le duc de Thorvilliers. Il était pour moi un parti désirable. Père dans des conditions humaines, normales, je n'aurais pas voulu d'autre gendre. Son instruction, ses dispositions studieuses, graves, m'eussent répondu de sa raison. La mère sérieuse et instruite qui l'avait élevé, et qui l'abandonnait avec confiance aux hasards de la vie, bien certaine qu'il ne s'égarerait pas, me répondait de son coeur.

Le vieux cardinal de mes amis, dont j'ai parlé, avait fait venir de
France pour moi, tous ces renseignements, qui me comblaient. Il restait
à savoir quelles pouvaient être les intentions du duc de Thorvilliers.
Le doute me prenait à cette question.

Je ne croyais pas à la tendresse possible de Gaston pour ma fille. Mais cette affectation qu'il mettait à la promener, comme son luxe, comme une élégance de plus dans sa vie, m'indiquait bien que s'il était désireux de s'en débarrasser aussitôt qu'il le pourrait, il voudrait assurément en tirer parti pour sa vanité.

J'ignorais alors la gêne, les désastres du duc, et je n'osais pas, dans mes préventions, aller jusqu'à le supposer capable d'un crime, comme celui qu'il veut commettre. Je comptais sur son égoïsme. Le comte de Soulaignes était d'assez bonne famille, après tout, et avait assez d'espérances, pour n'être pas, aux yeux du monde du faubourg Saint-Germain, un gendre indigne du duc de Thorvilliers.

Sur cet échafaudage de calculs, je dressais, j'édifiais l'autel où je voyais Louise s'agenouiller, avec l'attendrissement d'un coeur vierge qui va docilement au-devant de l'amour, voilé par le devoir, et je bénissais Dieu de cette merveilleuse rencontre, de cette récompense qu'il accordait à ma sollicitude, du couronnement magnifique qu'il donnait à mon supplice.

Un jour, Jules de Soulaignes ne se trouva pas à son poste habituel. Je ne le vis, ni au Pincio, ni au Corso, ni dans les jardins Borghèse, et pourtant la voiture du duc parcourut tous ces lieux de rendez-vous.

Elle passa à l'heure habituelle, Louise comme la veille, comme toujours, avec son sourire vague, ingénu, plus triste que gai, avec ses beaux yeux noirs comme ceux de sa mère, regardant sans chercher personne, et le duc, renversé indolemment, ne s'interrompant de répondre à des saluts que pour bâiller.

Que signifiait cette absence? Qui avait retenu M. de Soulaignes? Le lendemain il ne reparut pas davantage.

Je m'informai à son hôtel. Il était parti. Ce fut un désappointement cruel, une surprise aiguë.

Je n'osai pas aller trouver le secrétaire d'ambassade, ami de Jules de Soulaignes, et pourtant je songeai à cette démarche. Mais peut-être cet amoureux fier et pudique avait-il gardé son secret! Était-ce la santé de sa mère, celle de son oncle qui le rappelait en France? Était-il allé demander le consentement de madame de Soulaignes? Il était aussi impossible qu'il eût renoncé à Louise, qu'il lui était impossible de ne plus l'admirer.

Je ne m'expliquai rien, mais je souffris beaucoup. Les semaines se passèrent, les mois aussi. Le duc passa une grande partie de l'hiver à Rome. Il fit deux ou trois absences très courtes, et Louise ne sortait pas. J'en vins à souhaiter chaque fois le retour de Gaston.

Je n'apercevais plus ma fille que derrière la grande vitre d'une fenêtre, au premier étage d'un palais, où le duc avait loué un appartement. Il me semblait que Louise était plus triste.

Vers la fin de l'hiver, le duc quitta Rome pour Milan. Louise eut des curiosités nouvelles à satisfaire, des églises, des musées, des promenades à visiter. J'étais sur sa route, de la même façon, invisible et voyant bien. Je surpris le même éveil de l'esprit dans ses yeux, le même éclair sur son front, puis les mêmes mélancolies, les mêmes ennuis, combattus par la raison.

Deux fois je rencontrai Gaston sans ma fille. Il avait dans sa voiture formée une femme que je reconnus aussitôt, d'après ce qu'on m'avait dit. C'était la Buondelmonti. Que venait-elle faire? pourquoi avait-elle quitté Florence? Venait-elle chercher le duc? enlever ma fille? Le pressentiment de ce qui se passe aujourd'hui m'effleura.

Je frémis à la pensée qu'elle était peut-être descendue dans le même hôtel que le duc de Thorvilliers. Mais non, elle habitait seule. Je les suivis, et j'eus des raisons de supposer qu'elle ne vit pas Louise; que celle-ci ne lui fut pas présentée.

Je pensais obstinément à Jules de Soulaignes. Saurait-il qu'il devait venir à Milan? Pourquoi ne venait-il pas? Devais-je perdre ma confiance en lui? Son mépris pour le duc avait-il triomphé de son admiration pour Louise? Me faudrait-il, aux raisons que j'avais de haïr Gaston, ajouter encore celle-là? Sa mauvaise réputation compromettrait l'avenir de mon enfant, comme sa dépravation inconnue avait perdu celui de ma fiancée.

XXIII

Je ne sais pas à quelle imprudence pouvait me pousser ce regret, presque insensé, d'un jeune homme rencontré quelquefois, et qui était, sans que je lui eusse adressé la parole, mon fils d'adoption.

J'avais des envies folles de lui écrire, à tout hasard, en France, des lettres mystérieuses, le rappelant en Italie. Je regrettais de n'avoir pas fait, pendant mon séjour à Rome, la visite qui m'avait tenté, à son ami, le jeune secrétaire d'ambassade. Car c'était celui-ci qui avait eu la première inspiration d'un conseil à Jules de Soulaignes, en lui nommant ma fille, en l'exhortant à l'aimer. Il aurait bien le moyen de le faire revenir, si je me confiais à lui.

J'écrivis à madame Ruinet. Mais que pouvait-elle! Elle ne sut même pas me dire si M. de Soulaignes était rentré en France. Elle n'avait trouvé aucun intermédiaire pour avoir des renseignements sur lui.

Ah! ce cher et vaillant coeur, je l'invoquais, je l'aspirais à tous les bouts de l'horizon. Je me reprochais d'avoir été timide, maladroit, et, lui donnant, dans ce lointain inaccessible, plus de vertus sans doute qu'il n'en possédait, je le pleurais au dedans de moi, comme l'idéal de bonté, de force, de courage, d'amour honnête et profond que le père le plus ardent à marier sa fille, le plus jaloux de son bonheur, pût rêver.

J'étais ainsi successivement initié à toutes les misères sublimes de la paternité.

Ce fut un supplice dans un autre que ce regret du jeune homme parti. Je m'en voulais, comme si je l'eusse chassé, en ne prenant aucune précaution pour le retenir.

Combien de fois, rentré chez moi, me dévorant de cette âpre inquiétude, ayant peur d'être devancé par Gaston dans le choix d'un mari pour ma fille, n'ayant pas songé jusque-là que l'heure de la marier dût venir si tôt, je priai Dieu, avec transport, de me renvoyer ce fiancé, et après ces prières, combien de fois ne me suis-je pas dit, avec une âcre amertume, qui soulageait ma douleur en la faisant crier:

—Que demandes-tu, misérable? Tu n'as pas plus le droit d'être père que tu n'as eu celui d'être amant? Tu t'es retranché toi-même du nombre des hommes qui sont maris, pères de famille! Tu as douté de l'amour, et tu n'as que toi à invoquer, amour deux fois maudit, dans ta fidélité et dans ton parjure! Prêtre sacrilège, qui te sens encore prêtre, en étant devenu homme, amant adultère, de quel droit espères-tu jouir d'une paternité usurpée?

Ces cauchemars du repentir, ces élans de mon amour transfiguré et ces menaces d'une sorte d'enfer, ces alternatives étaient les visions apportées de Rome. Là, j'avais vu des prélats sourire à mon interdiction, et me proposer en plaisantant de m'absoudre de péchés plus graves que les miens. Là, j'avais vu les humbles du clergé, les petits, les moines, tremblants, devant la menace d'une damnation éternelle pour moins que cela!

D'ailleurs toute tendresse profonde est craintive, et ma tendresse paternelle doublée par ces préoccupations de mariage devenait maladive, fiévreuse, et s'exaltait dans ce pays où rien n'est tempéré.

Un soir, à Milan, j'étais dans un café, sur la place de la Scala, à l'heure du spectacle, regardant les voitures qui déposaient des spectateurs devant le péristyle, m'attendant à voir passer et descendre le duc de Thorvilliers et Louise; car je savais que la représentation annoncée était une des dernières de la saison, que le théâtre allait faire sa clôture annuelle, et j'avais prévu que le duc, qui avait sa loge, se croirait obligé d'y venir.

Tout à coup, je découvris, appuyé contre une des colonnes de l'entrée, un jeune homme qu'il me sembla reconnaître.

Lui aussi attendait.

Je ne pus maîtriser mon émotion. J'eus une griserie subite. Je me levai, je quittai le café, et marchant avec précaution pour ne pas être aperçu de Louise ou du duc, si leur voiture arrivait en même temps que moi au péristyle du théâtre, je rejoignis le jeune homme; je me plaçai à deux pas derrière lui.

C'était bien Jules de Soulaignes, mais il était changé, pâle, maigri. Je lui pardonnai, m'imaginant que je lui en avais voulu. Sa figure expliquait son absence et la justifiait trop. Il avait été malade, bien malade; il l'était encore. J'eus une pitié qui me fit oublier tout. Il regardait avec des yeux enfiévrés, dans la même direction que moi. J'aurais voulu lui dire: courage! elle va venir!

Enfin, la voiture tant attendue déboucha de la place. Le duc en descendit d'abord, et Louise, légère, enveloppée d'un voile sur sa tête nue, s'en échappa et disparut, comme une étoile qui sombre, dans le sillon opaque fait par les curieux ordinaires, de chaque côté de la porte d'entrée.

Nous l'avions trop peu vue. Jules de Soulaignes poussa un soupir de tristesse, mais aussi d'allégement. Sa vision n'avait été qu'un éclair, mais c'était la chère vision.

Il se retourna, ayant peur que son soupir n'eût été entendu.

Il heurta son regard au mien. Je lui souriais, et subitement, entraîné par une force invincible, sans réfléchir à l'étrangeté de ma démarche, je lui dis:

—Vous avez donc été malade, monsieur de Soulaignes?

Il tressaillit, me regarda avec plus d'attention, cherchant mon nom, mon visage. J'ajoutai aussitôt:

—Ne cherchez pas, monsieur; vous ne me connaissez pas; mais, moi, je vous connais.

Il fronça les sourcils, sa curiosité devenait défiante, menaçante. Je continuai, baissant la voix et me penchant vers lui:

—Oui, monsieur, je sais pourquoi, à Rome, vous regardiez tous les jours passer la voiture du duc de Thorvilliers, et je sais pourquoi vous êtes ici maintenant…

Une stupeur d'épouvante dilata ses yeux.

—Qui vous a dit?… balbutia-t-il. Puis, s'excitant à la colère:—De quel droit vous permettez-vous?…

Il n'acheva pas.

Je souriais, mais avec une offre si visible de mon coeur, et j'avais sans doute si peu l'air d'un indiscret, d'un espion, d'un intrigant, que perdant aussitôt son air de résistance, M. de Soulaignes reprit d'un ton plus doux, presque suppliant:

—Qui êtes-vous, monsieur?

—Un vieil ami de mademoiselle de Thorvilliers, qui voudrait devenir le vôtre.

Un éclair de sympathie passa dans les yeux du jeune homme; mais il se défiait toujours un peu et m'interrogeait toujours du regard.

—Vous vous étonnez, lui dis-je, de me voir si bien informé d'un secret que vous n'avez confié qu'à un ami, ou qu'à votre mère? La chose est toute simple. Il vous est arrivé une première fois de penser tout haut dans le Corso, à Rome, quand la voiture du duc passait. J'ai recueilli cette pensée. J'étais là pour regarder dans la voiture la jeune fille que vous avez admirée à haute voix. Il m'a été bien facile de vous comprendre et, vous ayant compris, de savoir qui vous étiez. Depuis lors, nous nous sommes rencontrés, sans que vous vous en soyez douté, aux mêmes endroits, pour jouir du même spectacle… C'est aussi pour cela que nous sommes ici tous les deux… A votre âge, et quand on est poète, car je sais aussi que vous êtes poète, on retient mal ses secrets. D'ailleurs, il y en a qui ne peuvent rester dans l'âme. Ils la traversent comme une lumière et s'en échappent, pour rayonner au dehors. Vos yeux parlent quand vous vous taisez, et moi le vieux maître, qui veux être le père de mon élève, je ne puis pas plus retenir mes regrets, mon amitié, ma tendresse pour cette enfant que vous ne pouvez retenir votre amour. Voilà pourquoi je vous aborde sans être connu de vous. Je me nomme Louis Herment; j'ai été pendant neuf ans le professeur de mademoiselle de Thorvilliers; je puis vous parler d'elle. Voulez-vous être mon ami?

Jules de Soulaignes m'écoutait avec une surprise ardente, naïve. Il paraît que mes yeux étaient aussi éloquents que les siens. Il ne se méprit pas à mes paroles. Il vit toute ma sincérité. Son amour devina le mien, en lui donnant un caractère d'adoption paternelle qui le rapprochait de la vérité. J'étais son confident nécessaire, comme il était pour moi le fils souhaité.

Quand j'eus fini, il me dit simplement, d'une voix tremblante:

—Je vous crois, monsieur. Je vois que je n'ai rien à vous apprendre.

—Vous vous trompez, répliquai-je, en passant familièrement mon bras sous le sien et en l'attirant hors du péristyle, vous avez à me dire pourquoi depuis huit mois je ne vous ai rencontré ni à Rome, ni à Milan; pourquoi vous revenez avec ce visage pâle.

—J'ai quitté Rome pour aller tout confier à ma mère, repartit avec la même simplicité le jeune homme, et si j'ai tant tardé à revenir, c'est que j'ai bien souffert, c'est que j'ai pensé mourir.

—Mourir! parce que votre mère…

—Oh! ma mère ne m'a rien refusé, dit-il en m'interrompant; mais je dépends, pour mon état futur dans le monde, des bontés d'un oncle…

—Oui, je sais, de M. le marquis de Montieramey, qui vous laissera sa fortune et vous dotera.

Jules eut un faible sourire.

—Ah! vous savez cela aussi?

—C'est ce qu'il y a de plus facile à savoir. Il fallait bien que je m'informasse de vos espérances pour vous aider à réussir.

—Mes espérances! soupira le jeune homme avec tristesse. Ah! monsieur, elles seraient odieuses, s'il me fallait les attacher à la mort d'un oncle que je vénère, que j'aime! Mais elles sont mortes depuis qu'il m'a signifié qu'il ne consentirait pas à une alliance avec la famille du duc de Thorvilliers.

—Que lui reproche-t-il? Le duc est de grande naissance; il a un beau nom.

—Sans doute; mais mon oncle est un puritain en royalisme. Il s'est exprimé sur les variations politiques du duc avec une sévérité implacable.

—Sa fille n'a pas d'opinion; elle n'a rien trahi?

—Non… mais…

—Quoi donc?…

Jules de Soulaignes était redevenu très pâle. Il hésitait à continuer.
Je fus saisi d'une peur secrète.

—Osez tout me dire, mon ami, je suis un vieux confesseur.

Il me plaisait de dire la vérité, sans me trahir.

Alors, Jules de Soulaignes, avec un embarras qui tenait surtout à sa douleur, me raconta ce que j'ignorais et ce qui me flagella d'un nouveau et terrible remords.

Il paraît qu'il avait couru, dix-huit ans auparavant, à la naissance de Louise, des bruits fâcheux sur la duchesse de Thorvilliers. Reine, par ses allures, par les libertés philosophiques de son salon, avait heurté, plus d'une fois, les jansénistes de l'aristocratie. On avait été surpris de sa maternité tardive et on l'avait malignement commentée. Les absences de Gaston fortifiaient ces commentaires. Pourtant on n'en voulait pas beaucoup à la mémoire de la duchesse. Dieu l'avait jugée. Le monde dévot ne prétendait plus rien. Mais on gardait rancune au mari des torts que s'était donnés sa femme, pensant bien qu'il les avait trop subis, après les avoir provoqués par sa conduite. On le savait engagé dans des spéculations, retenu aussi en Italie par des liens équivoques. M. de Montieramey ne voulait pas que son neveu eût un jour pour quasi-belle-mère la vieille Paola Buondelmonti, et subît en attendant, comme beau-père, un mauvais sujet renégat de sa cause, de la trempe du duc de Thorvilliers.

Les grâces de Louise étaient indifférentes à ce vieillard prévenu contre les grâces de la défunte duchesse. Il était de ceux qui croient par préjugé, avant la science, aux influences fatales de l'hérédité. Il refusait donc obstinément de rien donner, de rien promettre pour ce mariage. Jules de Soulaignes, désespéré de ce refus, sachant l'inutilité d'une résistance ou d'une insistance, avait pleuré avec sa mère, s'était tordu, pendant huit mois, dans un désespoir qui l'eût poussé au suicide, s'il n'eût eu la vocation des héros qui les force à retourner à la bataille, pour y élargir leurs blessures.

Après s'être bien convaincu qu'il ne pouvait guérir, il était revenu pour aimer encore, toujours, pour souffrir sans relâche de cette vue d'un rêve inaccessible, pour aspirer au seul bonheur qui lui fût permis, et qu'il avait proclamé, en voyant Louise pour la première fois, l'ineffable supplice de se sentir consumé par un sentiment qui n'a rien des égoïsmes vulgaires.

Voilà ce que Jules de Soulaignes me raconta, dans un angle de la place de la Scala, en se détournant de temps en temps pour regarder le théâtre; comme s'il eût redouté que ces confidences, faites à mi-voix, pénétrassent à travers les murs et allassent troubler, comme un reproche, celle qui devait inspirer son courage, et ignorer toujours ses tortures, ou, comme s'il eût espéré qu'un rayon d'elle pût s'échapper du théâtre et venir le récompenser!

Je l'avais écouté avec une tristesse profonde. Je m'étais cru châtié jusque-là. Je me trompais. Le châtiment véritable commençait, et celui-là, je ne pouvais le renier. J'étais puni dans ma fille.

Cette sainte, cet ange, ce lis, gardait une vapeur flétrissante autour d'elle, qui était comme la buée de ma faute.

C'était en vain que je m'étais appliqué à épanouir en vertus ses dispositions natives; par le fait seul de son origine soupçonnée, elle était impliquée dans une sorte de mépris.

L'adultère, le plus excusable, le moins criminel, porte toujours ses fruits de cendres.

Hors du sacrifice absolu, de la rectitude étroite, il n'y a pas de bonheur assuré.

Le coupable n'est pas seulement poursuivi, mortifié dans son orgueil par le sentiment de sa faute; il n'a pas seulement la morsure de sa conscience, l'appréhension du dédain public; il lui faut encore sentir qu'il a porté malheur à l'innocence, qu'il a profané l'avenir dont il attendait sa consolation, son absolution.

A cause de moi, ces deux enfants s'ignoreraient toujours et devaient s'ignorer. Louise passerait à côté du bonheur, aussi certain que peut l'être celui de la vie, pour aller vers le hasard, et ce jeune homme naïf, ardent, loyal, que j'aurais voulu appeler mon fils, me maudirait, s'il apprenait mon secret, et serait malheureux uniquement pour avoir aimé ma fille innocente et belle!

Il se méprit à ma compassion. Il n'y vit que de la honte; il n'y vit pas des remords.

Je le rassurai, pour me rassurer moi-même. En attisant sa foi, je rallumais la mienne.

Il était impossible, lui disais-je, que la jeunesse, l'honneur et l'amour, quand ils étaient en face de la jeunesse, de la pureté, ne fussent pas attirés par un aimant irrésistible. Le marquis de Montieramey n'avait que des préventions qui se dissiperaient à la vue de Louise, et quand Louise serait à Paris, il faudrait bien que le marquis la rencontrât un jour, et, s'il la rencontrait, pourquoi n'en serait-il pas charmé?

Intérieurement, en disant cela je pensais que s'il fallait après tout que j'allasse me confesser, m'humilier devant ce vieillard rigide, je n'hésiterais pas. En apprenant ma vie, il n'aurait plus de rancune contre la mémoire de Reine; il ne redouterait pas les influences héréditaires. Sa générosité s'échaufferait à l'idée de cette première victime morte de sa faute, à l'idée de cette seconde victime dont le sort dépendrait en partie de lui. Il mépriserait davantage le duc de Thorvilliers, et il me prendrait en pitié… Je retrouverais les sources perdues de mon éloquence. Ne puisais-je pas autrefois à un amour infini dont je savais maintenant le nom?

Mais, insensé que j'étais, ce vieillard aurait horreur de l'amour d'un prêtre, comme Reine de Chavanges elle-même s'en était trouvée empoisonnée. Il ne persisterait qu'avec plus de hauteur dans son refus…

Alors, mon égoïsme paternel sortait de ces rêves utopiques, pour rêver une solution féroce mais pratique. Le marquis de Montieramey était bien vieux; Louise était bien jeune. L'oncle de M. de Soulaignes n'attendrait pas le mariage de son neveu; ma fille pouvait attendre le bonheur.

Ce qui était essentiel, urgent, c'était d'empêcher le duc de
Thorvilliers de hâter l'heure de marier Louise.

J'espérais maintenant qu'il ne lui serait pas facile de se débarrasser de sa paternité. Ces préventions vagues, ces préjugés flottant autour de Gaston et de Louise seraient pour d'autres que le marquis de Montieramey des raisons d'hésiter. Celui-là, Dieu merci, n'était pas le seul qui eût de la fierté, de l'entêtement, dans le faubourg Saint-Germain. Gaston aurait l'ambition d'une alliance considérable, et cette ambition-là nous donnerait du répit.

Peut-être ne serait-il pas imprudent de mettre Jules de Soulaignes sur sa route. Il saurait bien vite, s'il ne le savait déjà, que ce jeune homme hériterait un jour du marquis de Montieramey. Ce serait une oeuvre d'une diplomatie profonde et permise, que d'avoir indirectement pour allié celui-là même auquel nous voulions enlever Louise. Gaston travaillerait pour sa vanité, et moi pour le bonheur de mon enfant.

Ces pensées multiples m'assaillaient à la fois, et corrigeaient l'amertume de mes remords, pendant que je pressais les mains de Jules de Soulaignes dans les miennes. J'aurais voulu l'embrasser pour sa douleur, et pour cette foi déchirée mais vivace qui le ramenait en Italie.

Je l'exhortai de mon mieux. Je voulus lui persuader que tout n'était pas désespéré et qu'il devait agir comme si le consentement de son oncle eût précédé ses démarches. Ne pouvait-il trouver dans ses relations, en Italie ou en France, un introducteur auprès du duc de Thorvilliers?

Au nom du duc, ce fier et doux jeune homme éprouvait une répulsion instinctive. Il acheva de m'initier aux désordres financiers et moraux de Gaston. Cette démonstration ne pouvait rien ajouter à mon mépris; mais elle me donnait des espérances. Si le duc pouvait arriver à convoiter l'héritage futur, imminent, du marquis de Montieramey, il serait favorable aux prétentions sentimentales de l'héritier.

Pour toute réplique à mes exhortations, à mes conseils, à mon amitié,
Jules s'écria:

—Si j'étais sûr d'être un jour aimé par elle, je supporterais tout, j'affronterais toutes les humiliations, je consentirais à tous les sacrifices.

J'aurais voulu pouvoir lui crier:

—Elle vous aimera, puisque je vous aime!

Notre entretien se prolongea jusqu'à la sortie du théâtre.

Nous suivîmes de nos regards accouplés la voiture qui emportait le duc et ma fille, et quand elle eut disparu, dans le calme d'une belle nuit d'Italie, nous laissâmes respirer nos deux coeurs, suffoqués du chemin qu'ils avaient fait.

Jules avait confiance en moi. Il m'acceptait candidement pour ce que je prétendais avoir été, un maître, un professeur. Il ne cherchait pas au delà de mes paroles. La sincérité de ma tendresse pour Louise, la volonté que j'avais de les rapprocher, de les unir, lui donnaient une certitude.

Quand nous nous séparâmes pour nous revoir tous les jours, il était résolu, et moi, j'avais gagné, à mon tour, un appui dans cette conscience jeune, enthousiaste, poète, comme avait été la mienne, au début de mon amour. Je recommençais le poème enchanté de ma jeunesse, et cette fois, je me promettais bien de n'en pas laisser compromettre le dénouement par ma faute. Je m'aiderais, et le ciel m'aiderait.

Je n'ai pas à raconter les deux années qui suivirent. Elles eurent peu d'événements, et les mêmes soucis. Le duc alla à Florence, y resta longtemps; mais il fut évident pour nous qu'il veillait sur lui-même. Il calculait que le meilleur moyen de tirer un jour, par le mariage, un excellent profit d'une jeune fille qui le gênait, c'était de ne pas la compromettre publiquement avec la Buondelmonti.

Il fut correct d'apparence. S'il n'avait pas redouté la censure du faubourg Saint-Germain, il eût renvoyé Louise à Paris; mais il n'osa pas.

Jules de Soulaignes était avec moi, partout où le duc de Thorvilliers voulait être. Il s'était laissé persuader. Les relations manquaient en Italie pour la présentation projetée. Celle-ci n'eut lieu qu'après deux ans d'attente, en France, pendant un séjour qu'y fit Gaston, il y a dix mois.

Rien encore n'avait transpiré des projets honteux de mariage qui avaient pu être formés dans les tête-à-tête avec la Buondelmonti. Peut-être n'en avait-il pas été encore parlé entre les deux complices.

Louise avait reparu à Paris avec cet achèvement de beauté que sa mère, à son âge, avait rapporté de Rome. Seulement l'assurance de son âme était plus calme, le sourire de ses yeux plus triste, sa grâce plus résignée.

Jules de Soulaignes fut présenté au duc, qui ne se méprit pas à l'intention cachée de cette démarche.

Il avait sans doute le tarif de l'héritage de M. de Montieramey; car il accueillit fort bien, ainsi que je l'avais espéré, le jeune héritier.

Allais-je avoir raison? Jules eut dès lors une confiance presque superstitieuse en moi.

Dans une visite au duc, il avait rencontré Louise, ne lui avait pas adressé la parole, l'avait saluée en traversant un salon. Elle lui avait fait la révérence, et il était heureux. Cela lui suffisait.

Il accourut pour me raconter cette faveur de la destinée. Il s'imaginait, sans doute, que je regardais moins bien que lui ma fille; car il me l'a peignit avec une exaltation qui me ravissait.

Le duc, en la reconduisant, les avait, en passant, présentés l'un à l'autre. Est-ce que je pouvais comprendre cela? Est-ce que je pouvais m'initier à la profondeur de cette joie? Présenté, par le père! c'est-à-dire, autorisé à la saluer, et peut-être, quand ils se rencontreraient dans un salon, à lui parler!

Jules n'était plus pâle, et l'anxiété qui le tiraillait encore avait des échappées superbes dans une espérance juvénile. Par instants, le printemps chantait seul dans ce coeur naïf, et j'écoutais avec recueillement, avec une ineffable mélancolie, cette chanson sublime.

Louise n'allait guère dans le monde, parce que le duc n'aimait plus à y aller. Mais elle allait à l'Opéra où M. de Thorvilliers avait sa loge. Il lui était facile, quand il s'asseyait à côté d'elle, de faire des envieux, sans avoir à se mettre en garde contre des médisances, et c'était toujours un sujet d'étonnement pour nous, mais aussi un sujet d'espérance, que cet isolement dans lequel s'épanouissait cette belle et pure beauté.

Le roman de ma jeunesse avait tenu tout entier dans deux ou trois épisodes. Des roses offertes, des roses jetées, et c'était tout. Le roman de Jules de Soulaignes, s'il est clos, ce que je ne veux pas croire, ce qui serait un blasphème, aura eu trois chapitres: cette révérence que Louise lui a faite dans le salon de l'hôtel de Thorvilliers et deux autres rencontres que je vais dire.

Un jour, le marquis de Montieramey se promenait au Bois, dans son coupé, avec son neveu.

C'était un piège préparé par Jules. Il lui avait fallu bien de la stratégie pour arranger cette promenade. En me la racontant, ce cher fils m'a décrit les alternatives de terreur et de joie par lesquelles il avait passé, pendant cette délicate négociation; puis, quand on fut dans le bois, il avait fallu encore une diplomatie savante pour que le vieux marquis consentît à faire uniquement le tour du lac, comme un vulgaire élégant.

Jules savait bien à quelle heure précise la voiture du duc passait. Ce jour-là, par une faveur spéciale de la Providence, par un sourire de Dieu, le duc n'était pas dans sa voiture. Louise avait pour l'accompagner la vieille dame qui avait été placée auprès d'elle à son entrée dans l'institution de madame Ruinet.

Quand Jules de Soulaignes vit venir de loin la voiture, il eut un battement de coeur terrible. C'était, croyait-il, le pauvre enfant, sa destinée qui allait s'accomplir. Mais il avait mis son oncle en belle humeur, et il ne fallait pas lui donner le soupçon d'une surprise préparée, en faisant soupçonner son émotion.

M. de Montieramey lui avait donné, pendant la promenade, sur les dames de son monde qu'il avait saluées, toutes sortes de détails biographiques et héraldiques, comme les vieillards les aiment.

En retour, malgré sa rigidité habituelle, il avait questionné un peu son neveu sur quelques mondaines qui l'avaient effarouché par leurs allures et leur toilette. Jules, ravi de cette curiosité, la satisfaisait avec une lâcheté héroïque, voulant conquérir le droit de son amour honnête, pur, en corrompant ce sage vieillard.

Le marquis avait la tête à la portière et regardait, quand un encombrement du défilé obligea la voiture découverte du duc de Thorvilliers à stationner tout près de la sienne. Le vieux gentilhomme ne put apercevoir le chiffre ou les armes des panneaux, tant les attelages étaient pressés les uns contre les autres; mais il vit Louise, et ne vit qu'elle.

—Ah! la belle jeune fille! dit-il, sans se retourner vers son neveu qui, haletant, les mains jointes, penché vers lui et caché par lui, écoutait avidement.

Jules eut un éblouissement en entendant l'exclamation même qui lui était échappée à Rome, au Corso, en apercevant ainsi Louise.

Le vieux marquis ajouta, à mi-voix:

—Qui est-elle?

La voiture du duc, dégagée de l'encombrement, venait de passer. Le marquis alors se retourna vers son neveu pour en avoir la réponse. Il fut frappé de la pâleur du jeune homme. Jules ne poussait pas la ruse jusqu'à se rendre pâle; c'était bien naïvement qu'il tremblait, qu'il avait peur.

—Qu'as-tu donc? demanda le marquis.

Jules s'arma d'un grand courage, et doucement:

—Cette jeune fille que vous trouvez si belle, mon oncle…

—Dis si charmante et si honnête!

—Oui, mon oncle, si pure et si belle, c'est précisément celle dont vous n'avez pas voulu pour nièce.

Le marquis tressauta.

—Mademoiselle de Thorvilliers!

—Oui, mon oncle.

Le marquis avec un élan involontaire serra la main du jeune homme:

—Ah! mon pauvre enfant, je comprends la peine que je t'ai faite.

Il n'en dit pas plus, sous le coup de l'émotion qui l'avait saisi; il devint rêveur pendant toute la promenade, ne regarda plus les femmes qui passaient, tenant la tête baissée et son regard intérieur fixé sur la vision qu'il emportait.

Il paraît qu'en arrivant à son hôtel, il embrassa son neveu, comme on embrasse son fils, et lui dit avec une légère et tendre ironie:

—Sais-tu que tu es un garçon bien obéissant… si tu m'as obéi!

Jules rougit.

—Va, je te pardonne, continua le vieillard subitement attendri, et toi, me pardonnes-tu?

Jules eut l'héroïsme de ne pas profiter avidement de ce repentir touchant. Il le trouvait si beau, si bon, qu'il craignait de le calmer en s'en servant trop vite.

La conversion persista, et le soir encore, ayant gardé son neveu près de lui, M. de Montieramey mit la conversation sur le compte de Louise. Il gardait sa fascination.

Quand Jules de Soulaignes me raconta cela, je fus presque terrifié, comme devant un miracle. L'espérance était trop éblouissante. Toutes les fois que la vie m'avait fait de pareilles avances, elles n'avaient été que le masque fleuri d'un abîme.

Pourtant mon coeur paternel fléchit sous l'effusion chaude de ce jeune homme enivré.

—Je vous l'avais bien dit! répondis-je avec un sourire, mais le coeur retenu et comprimé par un pressentiment.

Il fallait que le marquis fît la demande, ou du moins se mît en rapport avec le duc de Thorvilliers. Mais le charme en se prolongeant conservait-il assez de force pour éteindre dans l'esprit du vieux marquis les rancunes qu'il gardait envers le gentilhomme infidèle à sa foi politique?

Jules se troublait à l'idée d'une démarche pareille et, sa délicatesse venant en aide à son embarras; il s'imaginait qu'on profanerait son amour, en faisant précéder d'une démarche positive, officielle, l'assurance de bonheur qu'il voulait obtenir de Louise.

—Si je pouvais lui parler! me disait-il, en éveillant en moi l'envie furieuse de les entendre, d'être là quand il la verrait, quand il lui parlerait, quand elle répondrait.

Depuis plus de trois ans, j'avais dans l'oreille, dans la poitrine, le son de la voix de ma fille; depuis plus de trois ans, j'avais dans le front l'étincelle de son dernier regard, de son adieu. Toutes les fois que je l'avais rencontrée, j'avais cherché à surprendre de loin le regret, la tristesse particulière que lui avait laissée notre brusque séparation. Il m'avait semblé que cette mélancolie s'évaporait et était remplacée par une autre. Était-ce encore à moi, était-ce à quelque ami jeune, nouveau, inconnu, rêvé, qu'elle pensait? Ah! si moi, aussi, j'avais pu lui parler, l'entendre? S'il m'avait été donné, mettant en présence ces deux enfants dont les âmes se devineraient, de jouir tout à fois de leur amour, et de la reconnaissance que ma fille en aurait envers moi!

Je ne pouvais conseiller à Jules, maintenant, rien d'audacieux. Je savais par expérience que rien ne garantit un amour vrai contre l'embrasement.

Susciter l'amour, sans la certitude du consentement de M. de
Thorvilliers, c'était susciter le malheur.

Mieux valait encore cette mélancolie de mon enfant, cet ennui de sa jeunesse, qu'une floraison subite qui pouvait être suivie d'un âpre coup de vent. Je me souvenais de sa mère, je me souvenais de moi.

Je ne savais comment Jules pourrait atteindre son rêve, et je me sentais surtout impuissant à l'aider, même d'un conseil.

Au bout de quelques jours d'agitation inutile, il m'annonça, le coeur battant, les yeux battus que son oncle était décidé à une démarche, à une visite.

Le marquis se sentait devenir faible. Avant de mourir, il voulait voir son neveu marié, et il voulait cet ange à son chevet, pour lui ouvrir le ciel qu'elle entr'ouvrait.

Il était retourné au Bois avec son neveu. Il avait bu encore le philtre de cette beauté candide, et cette innocence, de mon enfant avait profité au duc de Thorvilliers. On ne pouvait plus le mépriser autant, quand il était à côté d'elle, dont l'innocence s'épandait autour d'elle.

Une fois, le duc en croisant la voiture du marquis, remarqua un sourire sur les lèvres de M. de Montieramey. C'était une avance du marquis. Le duc salua à son tour, avec une sorte d'affectation, parce que les promeneurs étaient nombreux et qu'il lui plaisait d'être vu échangeant un salut courtois avec un vieillard considérable dans le faubourg, avec le grand pénitencier de ce monde-là.

Une indisposition de M. de Montieramey qui, d'ailleurs, paraissait sans gravité, retarda de quelques jours la démarche parfaitement résolue.

Était-il temps encore de conjurer le malheur qui se masquait, pour avancer de plus près et frapper plus sûrement? Sans ce retard, Louise serait-elle aujourd'hui madame de Soulaignes?

Était-ce le pressentiment qui faisait Jules si inquiet, et qui le rendait rebelle à des conseils de patience qui me coûtaient un effort?

Un matin, celui que, tout bas, j'appelais mon fils, et à qui je m'amusais même à donner tout haut ce nom, en lui parlant, par prétention apparente de vieillard, accourut chez moi, de bonne heure. Il était radieux. En me disant bonjour, dès le seuil de la porte, il secoua des rayons dans mon cabinet de travail. Sa figure fine, volontiers sévère, avait un gonflement, un épanouissement quasi enfantin.

Quand le bonheur complet nous prend à l'improviste, il nous dépouille jusqu'à la sève, de toutes nos écorces, qui sont nos cicatrices, et l'arbre rajeuni n'est plus qu'un rameau. On devient enfant, quand on ne voit plus le mal.

—Qu'est-ce qui vous arrive? m'écriai-je, électrisé par cette lumière.

Je crus qu'il venait m'annoncer le consentement du duc de Thorvilliers.

—Venez avec moi, nous allons la voir!

Il m'avait pris les mains et m'attirait.

—Où donc?

—Je vous raconterai cela, en route. Je n'ai su qu'hier au soir que je pourrais, à mon aise, la contempler pendant une heure… une heure! concevez-vous cela?… Je ne suis pas un égoïste; j'ai pensé à vous. Je vous ai fait votre part; venez.

—Mais le duc?

—Il ne sera pas là… il ne va pas à la messe, même à une messe de mariage.

—Une messe de mariage?

—Oui, à la Madeleine, Georges de Pérusset, le fils de l'ancien conseiller d'État, un de mes camarades, se marie avec la fille d'un agent de change, mademoiselle Sommer… Il paraît que c'est une amie de pension de mademoiselle de Thorvilliers.

—Oui, une de mes élèves.

—Eh bien, mademoiselle de Thorvilliers est demoiselle d'honneur. Je l'ai appris hier seulement, en allant féliciter Georges. Il m'a annoncé cela, sans paraître y attacher d'importance, négligemment, mais avec une intention de vanité. Songez donc! la fille d'un duc au mariage d'une fille de financier! Comme je lui pardonne ce mouvement d'orgueil! Le duc s'est excusé de ne pouvoir assister à la cérémonie; mais il a accordé à madame Sommer, qui est venue le lui demander, l'honneur qu'on attendait des souvenirs de pension… Pensez donc! la fille d'un agent de change pour un spéculateur! La cérémonie est pour aujourd'hui, midi… Venez!

—Il n'est que dix heures! répondis-je en souriant à ce bel enthousiaste.

—C'est vrai; mais il y aura beaucoup de monde. Il faut être bien placé pour la voir, et puis, si nous trouvons le temps long, nous prierons en attendant.

Il disait cela, en riant, les yeux étincelants de piété.

—Oui, nous prierons! lui répondis-je, attendri de ce qu'il disait et de ce qu'il présageait.

Je partageais son délire, mais avec une méfiance secrète du réveil.

Il faut bien que je l'avoue. Le prêtre, qui ne s'est jamais suicidé en moi, profite de toutes les occasions de revivre librement. Par un accord qui choquerait sans doute des consciences dévotes et qu'elles flétriraient comme une profanation, mais qui me semble sans impiété, j'associe, en toute circonstance délicate, ma paternité humaine à ma paternité spirituelle.

Il me semblait tout naturel de bénir ma fille dans une église, et si Dieu ne m'y foudroyait pas, à ce moment d'extase, c'est qu'il faisait descendre son pardon sur le prêtre devenu père.

Je me flagellerai de ma faute, tant que je vivrai; mais je ne puis répudier comme une honte cette innocence que j'ai donnée au monde.

Jules de Soulaignes acheva de m'enivrer par avance en me disant:

—C'est à la Madeleine que j'espère me marier. Mon oncle, je le sais, tient à son église… La voir là, par avance, agenouillée devant l'autel où je la conduirai, quel rêve!

Oui, c'était un rêve trop beau. Il frappait ses mains l'une contre l'autre, les joignait, les faisait craquer; il marchait dans mon cabinet, transporté, fou! Il n'y tenait plus. Moi, j'avais de la peine à me contenir.

J'entendais dans les oreilles, dans mon coeur, les orgues de l'église, et je m'apprêtai à partir, comme pour une répétition du mariage de mon enfant.

Tout ce que je pus obtenir de Jules et de moi, ce fut d'aller à pied, jusqu'à la Madeleine, pour fatiguer notre force et n'être point trop en avance. Nous fûmes encore obligés d'attendre près d'une grande heure.

Nous attendîmes dans un recueillement et un tremblement égal, sans nous communiquer aucune pensée. J'avais sur les lèvres toutes sortes de formules de prière; j'en cherchais d'autres qui ne m'eussent pas servi, dans mes fonctions ecclésiastiques.

J'avais prêché autrefois à la Madeleine; je voyais la chaire béante qui m'invitait à y monter, à y porter, comme aux premiers temps chrétiens, ma confession publique, à attester ceux qui m'écouteraient que, si j'avais été coupable, je n'avais peut-être pas démérité de bénir ma fille.

Pourquoi racontai-je ces vertiges de mon coeur et de ma foi!

Hélas! quand je pense que c'est précisément à la Madeleine que l'horrible et sacrilège parodie de mariage doit s'accomplir, je me dis que rien n'aura manqué, comme ironie, à l'atrocité de mon supplice. Pauvre Jules de Soulaignes! Est-il retourné depuis ce jour-là à l'église? Oserait-il y retourner avec moi?

La Madeleine s'était peu à peu emplie d'un monde bruyant, jaseur, curieux, élégant, qui, comme nous, attendait.

Quand les bruits du dehors, les avertissements de la hallebarde du suisse, le chant triomphal de l'orgue nous avertirent de l'entrée du cortège, je craignis tout à coup que, revenant sur sa décision, le duc ne fût venu, par un instinct de méfiance, pour garder ma fille, jusque dans la maison de Dieu, qui avait été ma maison, et dont il ne m'avait peut-être pas suffisamment chassé, ou bien qu'il eût défendu à Louise de venir.

Mais non, c'était surtout là qu'il m'eût défié de la lui prendre, et c'était surtout là qu'il me menaçait encore et qu'il ne me craignait pas, moi, le prêtre interdit.

On sait ce que sont ces grandes cérémonies.

Nous nous étions placés très en avant, mais de côté, sur la ligne même où devaient s'agenouiller les demoiselles d'honneur, non loin de la place que Louise occuperait.

Nous la cherchâmes des yeux. Il ne la vit pas avant moi, j'en suis sûr. Mais je le sentis qui me serrait fortement la main, quand je cherchais la sienne. Nous échangeâmes un regard qui nous fortifiait encore, et nous n'eûmes pas un mot à nous dire.

Mon Dieu, qu'elle était belle et jolie! C'était une fête pour elle, une délivrance, une fête qui ne troublait pas sa candeur, mais qui soulageait son âme, comprimée par la solitude.

Il serait puéril, il serait surtout sacrilège à moi de la décrire. Sais-je seulement comme elle était mise! Je ne sais qu'une chose: elle était un chef-d'oeuvre de maintien, de toilette, et dans sa parure de jeune fille du grand monde, un chef-d'oeuvre d'ingénuité et de grâce. Je retrouvais l'écolière, la communiante, la petite sainte, ma fille. La tutelle du duc de Thorvilliers ne lui avait rien appris, ou plutôt n'avait rien gâté de ce qu'elle ignorait.

En s'avançant, elle promenait un long regard autour d'elle, par ce besoin des coeurs religieux de prendre immédiatement possession de tous les sanctuaires où leur piété va s'épanouir.

Elle donnait le bras à un jeune homme quelconque; elle était vêtue de blanc, je m'en souviens, comme la mariée. Je lui vis, moi, une couronne d'étoiles sur la tête, et Jules de Soulaignes, sans doute, lui vit une couronne de fleurs d'oranger…

Nous n'avions, ni l'un ni l'autre, songé à un incident des messes de mariage qui nous fît frissonner d'une épouvante joyeuse, quand nous vîmes Louise quitter sa place, prendre des mains du suisse une bourse de velours et s'apprêter à quêter.

Elle allait venir à nous; elle allait nous voir tous les deux ensemble!

Je regardai Jules de Soulaignes. Il devint très pâle. Il était debout, appuyé sur une chaise, et la chaise tremblait sous le tremblement de sa main. Moi je sentais mes genoux fléchir.

Comme je m'entendais, naturellement, mieux que lui au rituel, j'en profitai pour m'agenouiller à propos. Je n'aurais pu me tenir debout.

Elle passa dans les rangs des invités, et l'ondulation des têtes qui la saluaient ou la regardaient, me semblait un hommage rendu à sa souveraineté virginale. Elle dut remonter pour venir à nous. Il nous faudrait nous retourner pour lui donner notre offrande… Je pensais à cela, et je calculais que si je me retournais d'avance je la voyais plus longtemps, je la prévenais de la rencontre, je rendrais celle-ci moins brusque; mais si je ne la prévenais pas, le mouvement serait plus naïf, plus éloquent, plus doux.

Qu'on m'excuse de m'attarder à ces puérilités de l'amour paternel… c'est ma dernière cueillette de fleurs au bord de l'abîme…

Au milieu de cette délibération, j'entendis tout à coup la hallebarde du suisse, sur le marbre recouvert d'un tapis. Je perçus bientôt le froissement de la robe de mousseline; et j'imaginai comme un parfum qui la précédait et m'annonçait son approche.

—Pour les pauvres, s'il vous plaît, dit le suisse.

C'était par cet appel que ma rencontre avec Reine avait commencé. La fille m'apparaissait sous la même invocation que sa mère!

Je crus que j'allais mourir, quand je vis son bras mignon tendu vers moi avec la bourse ouverte. Je fus lent à lui tendre mon offrande; je me tournai doucement.

Elle leva les yeux pour me remercier et s'arrêta interdite. La sainteté du lieu retint le cri que je vis serpenter sur sa bouche; ses joues se colorèrent doucement; son regard s'agrandit. Elle me disait visiblement par son silence palpitant:—C'est vous! c'est vous!—Tout ce qu'elle m'avait donné autrefois de respect, tout ce qu'elle m'avait promis d'amitié, de reconnaissance, de tendresse, elle me le donnait.

Pour les pauvres, s'il vous plaît! Cet appel l'avait-il plus attendrie?
Elle me savait pauvre et vidait son coeur en silence dans le mien…

Oui, oui, j'en atteste Dieu qui était entre nous, dans cette minute sublime, comme à la minute d'adieu dans l'institution de madame Ruinet, elle eut l'éclair direct, l'instinct filial. Si elle l'eût osé, elle m'eût tendu le front, et je n'aurais pas craint d'y mettre le baiser qui depuis tant d'années me brûle la bouche.

Mais je voulus mériter ma joie paternelle par un grand sacrifice, et me reculant un peu, démasquant Jules de Soulaignes, je le désignai par un geste involontaire de protection, en posant ma main sur son épaule.

Louise le reconnut, rougit davantage. Son sourire hésitant, confus, pudique et tendre, se répandit en lumière nouvelle sur son visage.

Elle parut comprendre pourquoi nous étions là, tous les deux; pourquoi je lui montrais ce jeune homme dont elle savait le nom, dont je lui garantissais la loyauté.

Elle reçut l'offrande de Jules en baissant les yeux; elle l'en récompensa, en les couvrant pour un remerciement muet, elle nous fit une grande révérence et passa.

Ce fut une scène, infinie dans un éclair. Nous étions penchés naïvement pour la suivre du regard, et dans un mouvement qu'elle fit, à trois pas de nous, pour se garer d'une chaise qui interceptait le passage, elle se retourna, nous regarda encore, puis, continua sa quête, nous ayant versé de nouveaux trésors dans un regard.

Quand, la quête finie, elle eut repris sa place, je la vis qui s'agenouillait et qui priait. Je crus même m'apercevoir qu'un de ses doigts dont elle voilait son visage, se recourbait mystérieusement, dans la main, pour arrêter une larme, qu'elle ne voulait pas laisser glisser sur sa joue.

La messe s'acheva; l'orgue donna le signal et le brillant cortège se dirigea vers la sacristie, en entraînant l'assistance. Louise me chercha de loin, par un regard qui planait; nous nous vîmes, et comme toute mon âme était dans mes yeux, toute son amitié attendrie rayonna dans les siens.

Par un accord tacite, nous étions restés tous les deux à notre place.

Il n'y avait plus dans l'église, que les étrangers au mariage, les indifférents, les curieux. Je dis tout bas à Jules de Soulaignes:

—Vous êtes l'ami de M. de Perusset; pourquoi n'allez-vous pas à la sacristie?

Il grelottait, et ses yeux étaient troublés.

—Venez avec moi, me dit-il du ton suppliant d'un enfant peureux; vous êtes l'ancien maître de la mariée.

—Non, non, je ne peux pas, répliquai-je.

—Et moi, je n'ose pas.

Nous nous comprenions si bien! Alors, pour nous affranchir, nous sortîmes lentement de l'église, emportant chacun nos coeurs lourds, qu'un sourire avait fait déborder.

Nous restâmes sous la colonnade, en haut des marches, sans échanger une parole. Que nous serions-nous dit?

Nous attendîmes parmi les mendiants qui se pressent toujours sur le passage des heureux ou des affligés. N'étions-nous pas aussi des mendiants insatiables?

Après une demi-heure de cette attente, les portes s'ouvrirent à deux battants, et sur le tapis de velours rouge, qui descendait jusqu'au trottoir, la noce défila orgueilleusement. Louise passa devant nous; c'était à ciel ouvert; son coeur pouvait s'entr'ouvrir.

—Au revoir, mon bon ami, me dit-elle de cette voix que je n'avais pas entendue depuis trois ans, et qui avait pris plus de sonorité profonde.

Elle me tendit la main qui tenait aussi un bouquet.

Elle ne regardait pas Jules, mais elle savait bien qu'il était à côté de moi, qu'il la dévorait de son adoration.

Je pris la main de ma fille et, brusquement, je la portai à mes lèvres. Le bouquet imprudemment secoué tomba devant nous. Jules se baissa vivement pour le ramasser. Louise le reprit avec un beau sourire qui était plus qu'un remerciement, et descendit radieuse le grand escalier.

Quand la foule nous permit, à notre tour, de descendre, nous pleurions, mais avec une joie triomphale dans le coeur.

Je m'aperçus que mon jeune ami avait gardé une fleur du bouquet. L'avait-il ramassée? l'avait-il arrachée? J'eus l'héroïsme de ne pas la lui disputer; c'était mon devoir paternel.

La fleur n'était pas une rose. Elle ne porterait pas malheur à Jules de
Soulaignes, comme les roses que j'avais ramassées dans le jardin de
Chavanges.

XXIV

Ce que fut pour nous la fin de cette journée ensoleillée dès le matin, on le devine. J'ai hâte d'arriver au réveil.

Jules de Soulaignes me reconduisit à pied, jusque chez moi; nous avions besoin de fatigue. Il était reconnaissant autant qu'il était heureux; il me remerciait à m'épouvanter de sa reconnaissance, et pour tant il ne savait pas toute sa dette.

Nous fîmes encore bien des projets; nous fixâmes ceux qui étaient faits depuis longtemps. Le rêve était à notre portée, le mariage d'où nous venions, était un prélude, un accord des harpes, dans le ciel, avant l'union que le ciel allait bénir.

Le marquis de Montieramey était mieux portant, et Jules espérait qu'il pourrait faire le lendemain même la démarche annoncée.

Le lendemain, j'attendais, dans l'après-midi, la visite quotidienne de Jules, avec d'autant plus d'impatience qu'il viendrait, ou m'annoncer la bonne nouvelle, ou supputer avec moi les chances, les certitudes de notre bonheur.

Quand je dis notre bonheur, je tiens à répéter, une fois de plus, que je consentais à faire ma part secrète et immolée. A mesure que le rêve devenait tangible, je m'agenouillais plus haut dans ma gratitude envers le ciel, et je montais avec plus de résignation vers Dieu. Le jour où ma fille serait la femme de Jules de Soulaignes, n'ayant plus à veiller sur elle et redoutant pour moi la tentation de leur bonheur, j'irais m'engloutir dans la vie religieuse.

Si l'Église ne voulait plus de moi (je lui rapporterais pourtant un coeur bien apostolique), j'irais dans un couvent, au Mont-Cassin, par exemple, ou dans tout autre de même genre, et je consacrerais ma vie à l'étude, ne conservant avec mes enfants que des rapports doux et lointains qui ne les exposeraient à aucune découverte sur moi, et qui ne me feraient plus provoquer le malheur.

J'avais, dans ces derniers mois, renoué et multiplié mes relations avec quelques membres du haut clergé parisien.

Je pensais à tout cela, en essayant de travailler; quand, vers quatre heures, Jules de Soulaignes entra effaré, livide, hérissé, dans mon cabinet. On eût dit qu'il fuyait une apparition surnaturelle.

Je n'eus pas besoin de l'interroger.

Il tomba sur un siège; mais, tout, accablé qu'il était, il me semblait encore plus irrité qu'affligé. J'attendis intrépidement la mauvaise nouvelle qu'il venait m'annoncer.

—Savez-vous ce que je viens de voir? dit-il, les dents serrées, en frappant son genou de son poing fermé, Louise de Thorvilliers, en grande parure, assise dans la plus belle voiture du duc, son père, à côté de la Paola Buondelmonti.

J'eus froid au coeur. Un spasme me raidit.

—Vous avez vu cela?

—Oui.

—Quelle infamie!

—Ce n'est pas tout.

—Quoi, encore?

—Le duc était en face de sa maîtresse et avait fait asseoir en face de sa fille le prince Jean de Lévigny.

Ce nom n'ajoutait rien de plus menaçant que des prétentions redoutables.
Je savais que le prince appartenait aux plus grandes familles du
Saint-Empire. Des Altenbourg ont été alliés souvent aux Lévigny.

Il devait donc se trouver une grosse part de jalousie dans le désespoir de Jules.

Je comprenais bien qu'il ne pouvait pas lutter d'importance devant le duc de Thorvilliers, avec un prince de Lévigny.

J'étais plus sensible à l'idée de voir Louise assise à côté de la
Buondelmonti.

—Il a osé cela! répliquai-je avec douleur, la Buondelmonti?

—Oui, tout Paris sait maintenant ce que l'on sait à Florence. Mais, encore, là-bas, en Italie, le duc gardait un peu de retenue. C'est à Paris même, à la face de son monde, qu'il a voulu afficher sa liaison, peut-être son prochain mariage avec cette vieille courtisane!

—Ah! qu'il l'épouse, mais qu'il vous laisse emmener Louise, m'écriai-je dans un transport de fureur égoïste.

—Il l'épousera, mais l'autre partie du pacte sera conclue.

—Quel pacte?

—On dit, et c'est probable, que le prince de Lévigny a été l'amant de la Buondelmonti. Ne savez-vous pas cela?

—Non, je ne le savais pas.

—C'était quand le prince pouvait être l'amant d'une fille… Aujourd'hui, s'il vit chez des courtisanes, il ne peut plus être l'amant de personne; voilà pourquoi la Buondelmonti en fait le mari de mademoiselle de Thorvilliers.

—Je ne comprends pas.

—C'est vrai; vous ne pouvez pas savoir cela, vous qui vivez hors de ce monde-là. Le prince est légendaire dans Paris pour ses dettes… cela n'est rien, pour ses vices, et pour l'horrible état dans lequel ses vices l'ont mis.

—Que me dites-vous? Le prince…

—Le connaissez-vous? interrompit violemment Jules de Soulaignes.

—Non.

—Vous n'avez jamais vu ce visage, à la fois maigre et tuméfié, cette mâchoire qui tremble, tout ce corps empoisonné par l'amour vénal? Nous sommes du même cercle. Il ne se gêne pas pour laisser deviner ses infirmités. Pour un rien, il s'en vanterait. Ce sont là les blessures de ses expéditions aventureuses. Nous l'ayons surnommé Montefeltro.

J'écoutais, stupide, criblé par une grêle de feu qui me pénétrait au plus profond de la chair.

—Montefeltro! répétais-je, qu'est-ce que cela veut dire?

—C'est le nom d'un personnage effrayant qu'on voit passer dans un drame de Victor Hugo, qui a bu un verre de vin de Chypre, chez les Borgia, qui se traîne, qui râle sa vie, qui doit porter la mort, six mois avant de mourir définitivement. Le prince de Lévigny a soupé souvent dans la vigne des Borgia; seulement il a été de gaieté de coeur, au poison; il en a fait son habitude, sa volupté. Un médecin qui est souvent son partenaire au cercle, affirme qu'il serait un cadavre intéressant pour la science, si sa pourriture n'était pas princière. Ah! le misérable! C'est là l'homme que le duc a choisi pour lui donner sa fille!

Jules se leva, comme pour se jeter sur des adversaires invisibles et retomba sanglotant.

—Êtes-vous, bien sûr?… lui demandai-je d'une voix étranglée.

D'un geste farouche, Jules de Soulaignes essuya ses yeux.

—Parbleu! répondit-il, rien n'est plus clair. Que la Buondelmonti veuille être duchesse de Thorvilliers, tout le monde le sait. Il lui faut pourtant deux conditions, pour atteindre ce but avec sécurité; que le duc affermisse sa fortune et débarrasse la maison de cette vierge qui la défend. Le prince de Lévigny ne se ruinera jamais. Il a encore trois héritages à dévorer, deux en Italie, un en Autriche. Le duc de Certaldo, qui est le plus riche de ses oncles, a promis comme dot une avance de huit millions, sur l'héritage, si son bien-aimé neveu faisait une fin honorable. Le prince nous a raconté cela, très souvent… Est-ce qu'il y a un dénouement plus honorable, plus heureux à souhaiter, que ce mariage avec la fille du duc de Thorvilliers? La Buondelmonti, qui fait de son jeune amant ancien le gendre de son amant nouveau, recevra peut-être un million, comme épingles, une fois le mariage conclu, et il se peut qu'alors, elle reste libre. Mais le duc qui a besoin pour ses spéculations en Italie d'argent et d'influences, trouvera tout cela, le jour du contrat. Voilà pour le positif. Quant à la Buondelmonti, elle est bien certaine de se pavaner dans l'hôtel de Thorvilliers, le jour où Louise sera princesse de Lévigny et pleurera tout bas sa honte…

J'allais interrompre Jules de Soulaignes. Ce qu'il disait était trop horrible. Il s'interrompit de lui-même, se jeta dans mes bras, et nous pleurâmes avec fureur.

Jules se dégagea bientôt et reprit:

—Ce duc est pourtant un père, orgueilleux de sa fille! Il la haïrait, il voudrait la tuer, qu'il n'agirait pas autrement.

—Il la hait! m'écriai-je.

—Peut-on la haïr?

—Il la hait, vous dis-je.

—Pourquoi?

Je retins mon secret qui allait m'échapper. L'horreur pudique de Jules, sa foi intrépide, même quand le monde avait médit de la vertu de la duchesse de Thorvilliers, m'avertirent.

Quant à la vengeance de Gaston, elle m'apparaissait distinctement dans ce mariage si facilement conclu, entre l'enfant chaste qui l'importunait et l'injuriait de son innocence et cet immonde débauché.

J'étais sur la roue, offrant tout mon être aux coups qui me torturaient.
Je voulus lutter, pourtant.

Je feignais une incrédulité que je n'avais pas:

—Êtes-vous bien sûr de ce que vous m'annoncez? dis-je à Jules.

—Puisque je viens de les voir!

—Je vous crois, sur l'article de la Buondelmonti, de ses convoitises; mais êtes-vous certain que cette promenade du prince de Lévigny dans la voiture du duc, ne soit pas un hasard, une coïncidence? Ne vous hâtez-vous pas trop de conclure des projets de mariage, sur un rapprochement fortuit?

—Je vous dis que cette promenade est un scandale calculé. La
Buondelmonti ne fait rien d'inutile.

—Il n'y a pas de temps à perdre, alors. Mettez-vous sur les rangs.
Votre oncle est-il rétabli?

—Pourquoi l'exposer à une humiliation certaine? dit Jules découragé.

—Un vieillard respectable, qui représente l'honneur d'une génération et d'une caste, possesseur d'ailleurs d'une grande fortune, peut faire honte au duc de Thorvilliers.

—Vous croyez aux remords du duc?

Hélas! dans cet effarement de mon amour paternel, le danger était si pressant, je savais si peu le temps que nous aurions pour lutter, que j'essayais de me tromper et de croire à des raisons vivaces encore d'honneur, de délicatesse, dans la conscience du duc.

Je m'obstinais à ne pas admettre comme irrévocable ce mariage maudit, à croire que Jules de Soulaignes exagérait.

Je le pressai tant, je mis tant d'énergie réelle et factice, et aussi de douleur sincère dans ma sollicitation, que Jules promit d'envoyer le marquis de Montieramey au duc de Thorvilliers et de ne pas désespérer tout à fait.

Par un mouvement pudique qui nous était commun, nous nous refusions à invoquer l'image de Louise, pendant que nous touchions à ces infamies. La pensée de la voir assise, à côté de cette courtisane, en face de ce débauché, était si terrifiante, que, pour garder du sang-froid, nous la repoussions, nous la voilions.

Pourtant, quand il me quitta, Jules se jeta à mon cou, et laissant déborder sa douleur:

—Louise, la femme de cet homme! j'en mourrai.

—Elle ne le sera pas, elle ne le sera pas! lui répondis-je avec une foi sincère. Nous lutterons; vous l'aimez; elle vous aime!

Il me regarda avec une interrogation ardente, avec cette sorte de ravissement des martyrs, quand on leur montrait le ciel, au-dessus de l'arène sanglante.

—Est-ce qu'il est possible qu'elle m'aime?

A vrai dire, je prenais mon désir, mon pressentiment, pour une réalité. J'étais disposé à croire, pourtant, par illusion paternelle, qu'en voyant M. de Soulaignes, à côté de moi, présenté par moi, recommandé, béni par moi, Louise l'avait regardé comme un ami, comme un mari que je lui offrais.

D'ailleurs, je n'avais pas le temps de peser mes arguments; ma terreur me poussait à aller jusqu'aux extrêmes limites de mes espérances, à exalter le courage de mon allié.

—Elle vous aimera, j'en réponds, je vous le jure! répétai-je; et puis, voulons-nous, vous et moi, la sauver pour être récompensés, vous, par son amour, moi, par sa reconnaissance?

—Non, non, reprit-il, en frissonnant. Sauvons-la, même si je dois lui rester à jamais étranger, inconnu!

—Bien, voilà comme je vous veux!

—Je le tuerai, cet homme, reprit-il, en frappant du pied, s'il n'achève pas bien vite de mourir!

J'étais tenté de lui dire:—Laissez-moi cette tâche!—Mais je me bornai à lui répondre:

—Ce ne serait pas le meilleur moyen de persuader le duc de
Thorvilliers.

Jules me laissa dans un état indescriptible.

La vanité de mon droit paternel m'apparaissait cruellement. Ma fille allait être livrée au Minotaure, attachée à une gangrène vivante, et moi, son vrai père, je ne pouvais rien. Dans l'ordre moral, nous autres prêtres, nous ne sommes pas résignés à l'impuissance! Mais c'était comme prêtre que, par-dessus tout, j'étais accablé. Ce duc infâme croyait se venger de moi en suppliciant ma fille, en la jetant de gaieté de coeur à son complice.

Savait-il bien la vérité? Aurait-il l'effronterie d'aller jusqu'au bout?

Je passai la nuit dans des réflexions insensées, à imaginer des moyens de salut, à préparer des plans chimériques; mon impuissance sociale me poussait toujours à conclure: Il faut tuer le monstre!

Oui, je l'avoue, cette idée de meurtre revenait, comme la solution fatale. Était-ce même un meurtre? C'était le balayage d'une ordure, une poussée vers l'égout d'une chose sans nom qui obstruait le chemin.

Ah! si mon vieil ami, le docteur X., eût été encore vivant, son autorité scientifique et morale fût intervenue, et il eût dit au duc:—Je vous défends cette infamie!—et le docteur eût fait reculer cet assassin de ma fille. Qui le remplacerait? Qui voudrait entreprendre ce qu'il eût fait si facilement? Le médecin du prince de Lévigny? un autre? un prince de la science?

A travers cette torture, pour me relever, je voulais espérer dans la démarche suprême que tenterait le vieux marquis de Montieramey. Jules saurait bien faire agir son oncle. Peut-être Gaston, dont je connaissais si bien l'orgueil, n'avait-il voulu que contraindre le marquis à une demande positive…

Le lendemain, Jules de Soulaignes vint m'annoncer une rechute, une aggravation de la santé du marquis. Il était très malade. Son grand âge rendait tout rétablissement, toute démarche improbable.

Le pauvre enfant était si abattu, que je me redressai violemment pour le relever, et que le prenant, sur ma poitrine, je me jurai de ne reculer devant rien pour sauver ma fille et mon fils…

La plume tremble dans ma main. Je suis tenté de la jeter. J'ai hâte de finir cette douloureuse confession, et cependant j'ai peur de n'avoir pas tout dit de ce qu'il faut dire pour persuader les autres…

Je n'ai plus qu'à énumérer des faits; qu'à compléter le dossier de l'accusation que je porte contre le duc de Thorvilliers; contre le prince de Lévigny.

Je dirai tout ce que j'ai tenté. J'aurai prouvé mon droit, l'effroyable urgence d'une intervention officielle, pour empêcher un crime. Si on ne m'écoute pas, alors que Dieu m'assiste, pour mériter la damnation!…

Il n'est pas humainement, socialement possible qu'un tel forfait, dénoncé, patent, public, s'accomplisse. Cette fois, Dieu qu'on rend complice d'un tas de coups d'État serait d'accord avec l'arbitraire humain pour excuser toute violence qui empêcherait cette violence inouïe et lâche…

Mon premier soin fut de faire contrôler le récit de Jules de Soulaignes par lui-même.

Il m'apporta sur le projet de mariage des renseignements certains. Le fait était de notoriété publique. Le duc présentait partout le prince comme son gendre futur.

Par un grand effort de volonté, et par un traitement empirique qui doit avoir miné la constitution qu'il semble refaire, le prince paraissait entrer dans une phase de guérison, de retour à la santé.

Je le guettai, pour le connaître, et ne le trouvant pas aussi livide que Jules me l'avait annoncé, j'eus la crainte qu'un prétexte de révolte ne fût enlevé à nos consciences.

La corruption morale était inguérissable; nul ne pouvait entreprendre le traitement, et le prince, vrai descendant d'un partenaire du comte de Nocé, un des fous de la Régence, ne se souciait pas de guérir. Cette lèpre demeurerait toujours aussi menaçante pour la pureté morale de Louise que l'autre; mais l'autre seule importe à l'égoïsme public. Qui donc prendrait pitié de mon angoisse, si elle ne tenait qu'à la pourriture de l'âme? Un mauvais sujet, si riche, était sûr de l'indulgence. Il suffisait de fermer les yeux.

Il n'était sans doute pas méchant. A cet état de corruption, tout ressort est détendu. De quoi pourrait se plaindre une femme du grand monde qui ne serait pas battue, qui aurait moins de risques infâmes à courir, et qui ne pouvait prétendre au bonheur simple, naïf, d'une bourgeoise? Pourvu que son existence fût belle par le luxe, honorée par les titres, et pourvu que l'homme qui apportait tant de millions, et qui portait tant de blasons fût suffisamment guéri, de quelle trahison serait-elle victime?

Jules eut, sous ce rapport, les mêmes appréhensions que moi.

Mais une découverte qu'il fit nous rendit la sécurité de notre dégoût.

J'abrège ces vilenies; il faut pourtant qu'on sache tout, et qu'on ne doute pas de ma sincérité. Encore une fois ce n'est pas le monstre intérieur que je dénonce, bien qu'il soit l'efflorescence de l'autre; c'est le monstre physique, celui que le Parlement traquait au quinzième siècle, celui qui se moque des lazarets.

Jules de Soulaignes rôdait avec une activité fiévreuse autour du secret public dont nous voulions la preuve.

Il apprit que M. de Lévigny avait conservé, par ironie ou par apparence, une maîtresse qu'il visitait presque clandestinement. Il lui avait fait bâtir, autrefois, un petit hôtel dans le quartier Beaujon. Il s'y rendait régulièrement le soir, à certaines heures, et comme il s'y rencontrait à jours fixes avec un autre visiteur, il ne fut pas difficile de deviner que cet autre était un médecin. Nous eûmes son nom; c'est un de nos grands spécialistes. Les rendez-vous étaient des consultations, et la maîtresse était la garde-malade.

Mon parti fut pris immédiatement. Je résolus de voir cette fille. Je la vis, et sans mentir, puisque je ne m'expliquai pas, la laissant libre de supposer que j'étais un créancier, un parent, un notaire ou quelque homme de police, je la troublai, en lui déclarant que je savais la vérité et que je venais lui acheter des preuves.

La feinte ne dura pas longtemps de son côté. Le prince était ladre. Sa complaisance, à elle, lui répugnait. Peut-être entrevit-elle une spéculation plus grande à tenter, en prenant mon argent, et en menaçant toujours le prince de la vente qu'elle aurait conclue.

Elle feignit d'en vouloir à la Buondelmonti, d'être jalouse de ce mariage, dont elle n'était pas l'entremetteuse. Et puis, il y a toujours un fond de haine à satisfaire, de rancune dans ces relations avilissantes. C'est le reste de vertu fermentée, le vert-de-gris de cette corruption.

J'offris tout ce que je pouvais offrir de ma petite fortune, c'est-à-dire tout. Par bonheur, elle n'exigea pas davantage. J'achetai ainsi une correspondance très explicite, des consultations, des prescriptions accablantes.

Je tiens ce dossier, ce réquisitoire à la disposition de ceux qui voudraient en faire la rançon de ma fille. On trouvera, à la fin de ce mémoire, la nomenclature de ces témoignages.

Je rentrai chez moi, bien riche, avec ces preuves. Je n'en parlai pas à Jules de Soulaignes. Je lui laissais la meilleure part dans la souffrance. Je redoutais d'ailleurs l'emportement de son mépris.

La maladie, ou plutôt la faiblesse du marquis de Montieramey retenait son neveu et l'empêchait de chercher des occasions, de souffleter, de provoquer le prince de Lévigny. Un duel n'eût rien empêché. Il eût, au contraire, remis le prince en bonne posture devant l'opinion, si le prince l'eût accepté. Quant à l'issue, je ne pouvais pas supposer qu'elle pût être funeste pour Jules, vaillant, solide, armé d'une conscience invincible. Mais ce n'est pas à lui à tuer le prince; il n'hériterait pas de sa fiancée.

Je me fais aucune difficulté d'avouer que je songeai d'abord aux influences qui d'ordinaire pénètrent le monde du faubourg Saint-Germain. J'allai à l'archevêché.

C'est de là qu'est parti l'arrêt sous lequel je me courbe depuis vingt ans; mais c'est là que la surprise de cet arrêt est demeurée comme un besoin de vérité à chercher. On s'y demande encore pour quelle cause mystérieuse j'ai refusé autrefois de me défendre; on m'y appelle le suicidé, pour ne pas reconnaître une victime.

On me reçut bien. On comprit que je voulais me venger des dénonciations du duc de Thorvilliers, en le dénonçant. Ce n'était pas évangélique; mais l'infamie du crime faisait de mes représailles un acte de vertu. Le mariage que je projetais et dont je fis la confidence, s'il était dû à des interventions habiles du haut clergé, lui assurerait dans un temps de crise un allié reconnaissant. Par malheur, le prince de Lévigny était bien en cour de Rome. Un de ses cousins est un des grands officiers du Vatican. D'autre part, Gaston n'ayant ni confesseur, ni relation d'aucune sorte avec l'Église, il était impossible d'agir directement sur lui.

Je songeai que si l'on pourrait faire réussir auprès de la Buondelmonti une manoeuvre comme celle qui m'avait si bien réussi auprès de la prétendue maîtresse du prince, la cause serait enlevée. Mais je n'avais plus rien, et ce que cette fille, écoeurée de son rôle, avait accepté, si je l'avais encore, eût fait rire la Buondelmonti. Je n'aurais pas osé le lui offrir. D'ailleurs, m'adresser à elle sans être certain de sa discrétion, c'était me dénoncer au duc.

Combien j'ai regretté de n'être pas plus expert en intrigue, de ne pas savoir jouer avec une corruption si éhontée! Le temps pressait; je ne m'adresse aujourd'hui à ceux qui sont ma dernière ressource, que parce que j'ai épuisé tous mes moyens d'action.

Jules était dans un état de surexcitation nerveuse qui m'épouvantait. Retenu et non contenu par la maladie de son oncle, il ne s'échappait de l'hôtel de Montieramey que pour venir me demander si j'avais trouvé une solution, ou que pour courir affolé dans Paris à la rencontre du prince, ou à la rencontre de Louise.

Elle ne sortait plus. L'enfermait-on? Jules croyait à une contrainte exercée par M. de Thorvilliers. Moi je croyais, je crois encore, et je suis sans doute plus près de la vérité, que cette chaste enfant, enlacée par ce mariage, dont les hontes ne lui sont pas connues, mais qu'elle sent confusément, se recueille dans un désespoir triste, n'osant plus respirer l'air pur et doux qui lui avait donné des rêves de pureté, de tendresse, évitant d'apercevoir Jules de Soulaignes, s'évitant elle-même, s'absorbant dans une réclusion mondaine, au milieu des femmes qui s'occupent de son trousseau.

Pauvre enfant! je la voyais distinctement; je la vois encore. Quand il me sera permis de la contempler, le jour du supplice, si ce n'est le jour de la délivrance, le jour où je souhaiterais de mourir à ses yeux, je suis sûr que je lirai sur son cher et pâle visage toute l'histoire de cette solitude.

Elle ne consentira pas; elle ne consent pas à ce mariage. Je le jure. Aucune subtilité, aucune vanité ne peut la réduire ou la séduire; mais elle a la soumission des âmes pures qui ne marchandent pas la douleur. Elle s'incline sous une volonté qu'elle croit légitime, que moi-même je lui ai appris à respecter. Elle croit que c'est son devoir. Elle ne sait rien. Elle ne peut rien savoir. Elle s'apprête pour un calvaire; peut-elle deviner un égout?…

Un matin, Jules vint me voir, avec une tristesse si grave que je compris son deuil.

—Votre oncle est mort! lui dis-je.

—Oui, me répondit-il avec une grosse larme.

Un silence suivit. Nous avions la même pensée qu'un scrupule de respect enchaînait dans nos coeurs.

La fortune du marquis de Montieramey était une arme puissante, maintenant, aux mains du comte de Soulaignes. Était-il trop tard pour tenter le duc?

Madame de Soulaignes, qui, d'ordinaire, habitait la province, était venue à Paris, à la première alarme causée par la santé de M. de Montieramey. Elle pleurait avec Jules; elle essayait de le consoler. Elle n'osait lui conseiller l'espoir. Elle fit mieux. Ce fut elle qui alla trouver M. de Thorvilliers.

Elle ignore le côté particulièrement infâme du mariage qui désespère son fils. Elle ne sait qu'une chose, c'est qu'il aime une belle et pure jeune fille et qu'on lui préfère un rival plus riche.

Elle voulut plaider la cause de l'amour, de la candeur. Le duc fut courtois, galant, mais inflexible. Il parla de ses engagements, de sa parole donnée. La pauvre mère emporta cette douleur fièrement, et son courage soutint son fils. S'il ne se tue pas, c'est qu'il a plus peur d'être jugé par elle que par Dieu.

Jules essaya de son côté auprès de la Buondelmonti ce qui m'avait réussi auprès de la maîtresse du prince: il alla marchander le salut de Louise. C'était un trop jeune négociateur pour cette Italienne mûrie dans l'intrigue.

Elle refusa plus d'un million.

Elle paraît tenir à être duchesse, et il lui faut de la boue sur le blason pour qu'elle y touche.

Quand Jules me raconta l'insuccès de sa démarche, je me dis que j'aurais peut-être réussi; mon âge lui eût donné confiance. Les vieux qui s'abaissent à ces marchés garantissent contre les indiscrétions. Mais livrer mon secret à cette femme eût été, en cas de refus, lui donner un poison plus sûr pour assassiner ma fille, à moins que le duc ne lui eût tout avoué!

Peut-être cette femme hait-elle ma fille! Ce clair miroir la rend hideuse!…

Est-ce que la police est désarmée vis-à-vis d'une étrangère qui n'est en France que pour préparer et accomplir un crime? Une menace d'expulsion la fléchirait sans doute…

Jules de Soulaignes, il y a quinze jours, passa par une période de délire qui m'inquiéta. Les millions le grisèrent, le pauvre enfant, en l'enivrant d'espérances. Il ne comprenait pas que ces âmes vénales ne pussent être achetées par lui. Il eût jeté, comme moi, sa fortune dans le gouffre pour délivrer Louise.

Il poussa le désespoir jusqu'à venir me soumettre le plan d'un enlèvement, d'une fuite à l'étranger, avec ma fille et moi.

J'eus un frémissement de terreur à cette proposition, et comme je ne crains plus qu'on se méprenne sur ma conscience, j'avouerai que je redoutais moins ce coup de main que la peur d'être tenté par lui. Enlever ma fille, partir avec elle et mon fils pour un pays lointain, la posséder et la voir heureuse!

Mais comment nous justifier devant cette âme droite, d'un attentat que les lois humaines flétriraient? lui dire tout, n'était-ce pas la profaner?

Je résistai à la séduction de ce crime-là. Jules fut retenu par sa mère; elle le garde; elle l'empêchera de se tuer; elle ne l'empêchera pas de mourir.

J'ai fini. On sait tout. J'ignore pourquoi ce mariage, projeté depuis six mois, n'a pas encore été célébré. Est-ce une dernière avance du ciel, de la justice éternelle? Est-ce une précaution du malade? En tout cas c'est un répit; mais dans trois semaines, le malheur sera irréparable.

Je concentre mon coeur. Je voudrais l'empêcher de déborder… On sait ce que je souffre… Je ne menace pas; je supplie qu'on ne m'abandonne pas aux sollicitations de la plus effroyable douleur, de la plus légitime colère.

Il faut sauver ma fille. Quoi qu'on fasse dans ce but, l'action sera sainte.

La civilisation serait une ironie farouche, si, par respect de la liberté des scélérats, elle avait perdu les moyens d'empêcher un crime…

Le progrès est-il la consécration des droits de la débauche?

La vertu est-elle réduite à se faire justice elle-même, et à devenir aussi menaçante pour l'ordre social que le vice?…

Je m'adresse à des hommes de bien, à des hommes d'État. Ils comprendront que c'est une question de sûreté publique, sous une question particulière, et que si un jury était appelé à se prononcer sur un acte violent qui profiterait à l'honneur, à l'innocence, il l'acclamerait, au lieu de le condamner…

Mais je ne veux pas raisonner, j'ai peur de la raison. Je pleure, je m'agenouille, je demande avec instance que si ce long mémoire a fatigué, par la multiplicité des détails, on me le pardonne. J'aurais voulu tout dire dans un mot, et je n'en trouve pas assez pour persuader.

J'aurais voulu m'ouvrir la poitrine, si ma chair brûlante avait pu parler à ma place. Je mourrais avec délices, si j'étais sûr que ma vie pût racheter mon enfant.

Je m'arrache avec peine au chevalet sur lequel je me suis étendu et me suis déchiré. Il me semble à la dernière minute que j'ai oublié des arguments, des preuves, des douleurs.

Il me semble aussi que je n'ai pas assez souffert pour mériter mon rachat.

Et pourtant, je souffre bien!

ÉPILOGUE

Le sous-secrétaire d'État au ministère de la justice n'avait pu lire cette confession minutieuse d'un homme habitué, par caractère, plus encore que par profession, à détailler, à soupeser les cas de conscience, sans se sentir pris et broyé par cet engrenage de l'analyse. Il ne s'était pas interrompu de lire, et quand il eut fini, frappant de sa main le manuscrit, il se dit avec une conviction absolue, attendrie:

—J'empêcherai ce crime!

M. Barbier, je n'ai pas eu encore l'occasion de le dire, était marié depuis cinq ans et commençait à être père de famille.

Le haut fonctionnaire pouvait donc s'abandonner à sa sensibilité, en s'autorisant de ses suggestions paternelles, pour agrandir sa fonction.

Dans le premier attendrissement, l'impossible lui parut facile. M. Barbier avait lu Balzac, et la politique ne l'avait pas guéri de cet appétit d'intrigues par lesquelles le grand romancier tranche des situations indénouables. Cette confession ressemblait à un roman.

M. Barbier fit aussitôt le rêve d'agents mystérieux, circonvenant la Buondelmonti, le duc de Thorvilliers, et servant la morale par des procédés clandestins.

Le préfet de police ne lui avait-il pas dit qu'il usait parfois de l'arbitraire, dans l'intérêt des familles?

Il devait y avoir dans les bureaux quelque Ferragus soldé, quelque femme, comme celle qui intervient à propos dans la Cousine Bette. La Buondelmonti était aussi fatale que madame Marneff.

Cette griserie littéraire et romanesque du sous-secrétaire d'État ne persista pas cependant, après les quelques audiences qu'il fut obligé d'accorder. Sur quatre solliciteurs, il y en a trois qui demandent la lune.

Ce que demandait l'abbé d'Altenbourg n'était-il pas aussi chimérique?

M. Barbier rendu à sa méfiance professionnelle n'en eut que plus de ferveur pour secourir ce malheureux. Le sentiment de l'impuissance administrative se dédommagerait de bonne foi par la sympathie.

Il n'attendit pas la visite du prêtre; il le manda par dépêche, et quand il le vit, il alla respectueusement et vivement au-devant de lui.

L'abbé était très pâle. Son regard profond interrogeait, avec une anxiété que ce respect accroissait. Cet homme, qui avait tant vécu, se disait qu'on ne reçoit si bien que ceux qu'on veut définitivement congédier.

Il ébaucha un sourire.

—Eh bien! monsieur? demanda-t-il en s'asseyant.

—Vous avez raison; c'est un crime que vous me dénoncez; je vous suis tout acquis…

—Merci, monsieur, dit faiblement Louis d'Altenbourg, effrayé de cette adhésion. Qu'allez-vous faire?

—Tout d'abord prendre l'avis de M. le ministre. C'est un grand jurisconsulte… Me permettez-vous, monsieur, de lui confier…

—Mon secret? Certainement, je vous l'ai donné; usez-en.

Le malheureux eut un soupir d'indifférence.

—Je crois aussi que le préfet de police doit être mis dans la confidence entière.

L'abbé s'inclina.

—S'il y a un moyen légal, un moyen diplomatique, ou un moyen… quelconque, d'empêcher ce malheur, je vous promets qu'il sera employé.

Le prêtre remercia par un mouvement des sourcils, et, d'une voix qui se glaçait, à mesure que celle de M. Barbier s'échauffait:

—Vous ne pouvez pas, dès maintenant, me dire ce que vous tenterez?

—J'avoue que je n'en sais rien, repartit cordialement le sous-secrétaire d'État.

—Ah! vous n'en savez rien! répéta l'abbé comme un écho. Cherchez vite, monsieur; car le temps presse. Quand me permettez-vous de revenir?

—A toute heure du jour, et même de la soirée, je suis à votre disposition.

—C'est trop de bonté murmura le malheureux père, accablé de cette obligeance.

Il se retira lentement.

La soir, avant le dîner, il revint, sans espoir d'une réponse meilleure, mais pour constater son droit acquis.

Le sous-secrétaire d'État lui rendit compte de sa conférence avec le ministre.

Le garde des sceaux était pénétré aussi de pitié, mais convaincu également qu'il n'y avait aucun moyen légal de prévenir le malheur redouté. Il offrait d'en parler à ses collègues, à la prochaine réunion du conseil. Peut-être le ministre des affaires étrangères trouverait-il, dans ses relations diplomatiques, une influence qui intimidât la Buondelmonti et qui contrariât à l'étranger les spéculations du duc de Thorvilliers. Mais M. le garde des sceaux se refusait à autoriser une action trop sensible de la police. Que celle-ci agît avec précaution, si elle devait agir!

Le préfet de police, consulté également, avait été moins décourageant; mais il ressemblait à ces médecins qui tiennent à exercer leur art, même dans un cas désespéré.

Deux jours après sa consultation, il avoua que la Buondelmonti, très habilement attirée dans son cabinet, lui avait fort impertinemment ri au nez, quand elle eut deviné ses intentions.

Le médecin du duc de Lévigny, adroitement tâté pour interdire le mariage à son client, n'avait pas ri tout à fait, mais avait ricané, et, s'étonnant de l'indiscrétion du préfet, avait déclaré, pour couper court à l'entretien, que le mariage rentrait dans ses formules.

L'abbé d'Altenbourg subit ces réponses, avec la même tristesse muette.
Cela ne l'empêcha pas de revenir ponctuellement, avec la même placidité.
Quelque chose mourait en lui, et l'on suivait ce refroidissement graduel
de l'agonie sur son visage, dans toute son attitude.

Il se ranima pourtant et eut des lueurs dans les yeux, à son dernier entretien, lorsque M. Barbier, troublé, rouge de ses efforts d'homme sérieux pour ne pas pleurer, lui avoua la déroute de la police.

Il tremblait de l'effet de ses paroles, les adoucissait par toutes sortes de précautions, revenait à ses lectures de Balzac; mais pour conclure que ce qui était facile aux romanciers, était absolument interdit aux fonctionnaires.

L'abbé l'avait écouté, droit sur son fauteuil, le regard brillant et fixé devant lui. Il contemplait la réalité que, par compassion, M. Barbier cherchait à lui voiler; il la provoquait à un duel final. Ses illusions humaines s'étaient envolées; il ne les suivait plus d'un regret dans leur vol; il sortait de la vie terrestre.

—Et pourtant Dieu existe! dit-il en rompant le silence avec une force presque tranquille, frappant son fauteuil de sa main, comme Galilée avait frappé la terre de son pied.

—Dieu est là-haut! répliqua M. Barbier avec un hochement de tête.

Le prêtre ferma les yeux pour ne pas voir passer le regard sceptique montant au plafond avec ces paroles.

Il se leva, et saluant M. Barbier avec solennité:

—Si jamais vous êtes appelé en témoignage, à propos de ce qui se passera, vous direz bien, monsieur, que je n'ai pas cherché le scandale, que j'ai tout épuisé avant d'agir.

M. Barbier tressauta.

—Agir! que prétendez-vous faire?

L'abbé ébaucha un geste vague, soit pour refuser de répondre, soit pour avouer à son tour son incertitude.

—Prenez garde, monsieur, lui dit le sous-secrétaire d'État avec bonté, ne m'obligez pas à prendre des précautions pour protéger ceux que je méprise autant que vous.

—Que croyez-vous donc? repartit le prêtre étonné.

—Mais, ces menaces…

—Ce sont des anathèmes; ce ne sont pas des menaces, reprit gravement l'abbé. J'appelle Dieu, et jusqu'à la dernière minute, j'espère dans sa foudre. Je sais bien que j'ai confessé des désirs de meurtre; omis ce sont des désirs de juge: implacable et non des désirs d'assassin… Puisque je ne me tuerai pas, quoi qu'il arrive; je ne tuerai personne… Rassurez-vous, monsieur; la police n'aura pas à intervenir.

M. Barbier ne comprenait pas. Mais puisque le prêtre n'invoquait que le ciel, il échappait à sa compétence.

—Excusez-moi, monsieur, lui dit-il avec un respect plus tendre, nous autres hommes positifs, nous ne nous élevons jamais du premier élan, à la hauteur où montent des âmes comme la vôtre. J'aurais dû pourtant compter sur votre héroïsme de chrétien. J'espère qu'il vous donnera le courage…

—J'ai le courage, interrompit l'abbé d'Altenbourg; mais comme la résignation est impossible, le courage ne me servirait à rien. J'espère que Dieu, puisque lui seul me reste, me donnera la victoire!

M. Barbier, que ce mysticisme embarrassait, et bien que très ému, ne put s'empêcher d'incliner la tête, par une forme d'acquiescement qui voulait dire: Ainsi soit-il!

L'abbé comprit que cette adhésion, pleine de sympathie pour l'homme, était une raillerie pour le prêtre. Il salua et dit avec un redoublement de douceur:

—Êtes-vous père, monsieur?

—Sans doute.

—Alors, ne doutez pas des miracles! Vous serez forcé d'y croire, le jour où votre enfant sera malade. La paternité donne la grâce… adieu, monsieur.

—Non, au revoir, s'écria M. Barbier.

Le prêtre qui se retirait, s'arrêta:

—Au revoir! Peut-être, si ce n'est pas moi qui suis foudroyé!

Il sortit lentement, majestueusement, et tira doucement la porte derrière lui.

M. Barbier, entraîné par ce spectacle étrange et qui s'était levé pour reconduire l'abbé d'Altenbourg, après être demeuré une seconde au milieu de son cabinet, alla jusqu'à la porte et ne put résister à la tentation de donner un dernier regard d'admiration à ce martyr stoïque.

Il regarda dans le petit salon qui servait de salle d'attente aux solliciteurs. Il vit l'abbé d'Altenbourg assis, tombé sur une banquette, la tête dans ses mains, et pleurant. Il n'osa pas troubler cette faiblesse d'un coeur vaillant. Elle achevait de le lui faire aimer.

Il rentra discrètement dans son cabinet, frémissant de ce spectacle, prêt aussi à pleurer, et retourna s'asseoir devant son bureau, où il resta quelques minutes absorbé, frappé comme on l'est devant une révélation grandiose et mystérieuse; puis s'excitant à une prouesse impossible, repentant de son impuissance, il se leva résolument, en disant:

—Je ne puis pas le laisser partir ainsi!

Il courut au petit salon d'attente. Il était vide; l'abbé était parti. L'huissier, dans l'antichambre, l'avait vu passer et assura qu'il portait la tête haute, qu'il avait l'air d'un ministre.

Ce compliment, dans la bouche d'un huissier, était l'expression la plus éloquente de sa considération. M. Barbier fit courir après M. d'Altenbourg. L'huissier ne put que voir s'éloigner la voiture qui l'avait amené.

Le sous-secrétaire d'État ne donna pas d'audience ce jour-là. Il rentra chez lui. Il avait un besoin furieux d'embrasser son enfant. Dans la journée, il alla trouver le préfet de police, le priant de mettre le comte d'Altenbourg en surveillance, dans l'intérêt de ce malheureux, autant que par mesure de précaution à l'égard du duc de Thorvilliers et du prince de Lévigny.

Le préfet de police promit de confier le soin de cette surveillance à son meilleur agent; mais, le soir, il envoyait un billet au sous-secrétaire d'État, ainsi conçu:

«L'homme en question n'a pas reparu à son domicile. Il n'y reviendra pas. Son loyer était payé d'avance; son déménagement était opéré depuis deux jours. La voiture qui l'a conduit ce matin à la place Vendôme emportait ses derniers effets. Je le fais chercher dans les hôtels garnis, et aussi à la Morgue… Je ferai fouiller la Seine…»

M. Barbier froissa ce billet, le jeta avec colère, et trouva ce soir-là que la police était une sotte chose, inutile et calomniatrice… à moins que les torts fussent inhérents au préfet. Quoi! On doutait du courage, de la parole de ce grand martyr, et après avoir pris connaissance de sa loyale confession?

Non, le comte d'Altenbourg était aussi incapable de se tuer que de fuir.
Mais, où était-il? que préparait-il?

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