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La confession d'un abbé

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XI

De cette conversation data la crise qui me perdit.

Elle commença la vie d'appréhensions folles, de jalousie, plus douloureuse que celle d'Othello, car j'étais à moi-même Iago.

Je connus alors toute l'ardeur de ma passion. L'être ardent qui se concentrait dans l'amour, qui ne voulait en distraire aucune étincelle, s'agrandit, doubla ses forces et son feu dans un foyer de haine.

Il n'est pas vrai qu'en dehors de l'amour évangélique qui se crucifie sur le Christ, et qui ne suffit pas à me rendre miséricordieux, aucun autre amour rende bon. Tout ce qui est humain et qui trempe ses racines au plus profond de notre égoïsme, se sent fragile, tremble et se défend par un combat.

Gaston voulait me disputer Reine. Il me l'avait dit; il me l'avait fait comprendre plus encore qu'il ne me l'avait dit, et il était surtout capable de le faire, sans avoir besoin de le dire.

Une phrase de lui m'avait particulièrement frappé. C'était cette vanterie, à propos de son flair en amour. Il se vantait; pourtant il n'était que juste. Par des confidences antérieures, je savais que dans plusieurs circonstances, il n'avait songé tout à coup à certaines conquêtes que pour supplanter des gens dont le bonheur épanoui l'avait tenté. Pourquoi respecterait-il mon espérance?

Pauvre fou que j'étais! Pauvre novice! Je ne savais pas que dans certains cas la crainte d'un danger est un appel au malheur. Ce que nous prenons pour un pressentiment n'est souvent que la lâcheté de notre coeur, qui, en admettant la possibilité d'un mal improbable, le rend tout à coup vraisemblable.

Je devais défendre celle que j'aimais d'un si ardent amour, en l'aimant davantage, uniquement, avec une confiance enivrée, plutôt qu'en soupçonnant Gaston, et en tremblant qu'il n'en fût écouté.

Je l'épiai, quand il se retrouva devant moi avec Reine, il vit que je l'épiais, et il s'en amusa.

Il avait sur moi, auprès d'elle, la supériorité d'une intimité qui datait de l'enfance. C'était un avantage considérable que de la tutoyer. Tout à coup le tutoiement me sembla une sorte de baiser invisible qui s'échangeait impunément devant des témoins, pour le supplice des jaloux, sans qu'on pût l'intercepter au passage.

Lorsque Reine se refusait à causer, à donner la réplique à Gaston; lorsque, sans se douter de ce qui s'était passé entre lui et moi, elle hésitait à me laisser à l'écart de leur entretien, et ne savait comment m'y mêler, il évoquait soudainement une histoire de leurs jeunes années.

—Te souviens-tu? lui demandait-il gaiement.

Elle se souvenait, et à son tour, elle évoquait une scène qui les faisait rire, qui les rapprochait, qui renouait les enlacements enfantins, elle la bouche épanouie de ce rire charmant, lui la bouche avide.

C'est de l'amitié! balbutiait ma raison; mais mon amour se demandait, si cette belle amitié-là ne l'eût pas enivré. D'ailleurs ne savais-je pas que Gaston, en remuant la mémoire, voulait remuer le coeur, et éveiller les sens? En rappelant les jours où l'on se prenait à bras-le-corps pour rouler sur l'herbe, il prenait les mains, les serrait, regardait la jeune fille avec une effronterie que l'innocence d'autrefois paraissait protéger, en s'efforçant de répandre dans l'atmosphère qu'elle respirait, l'arôme, le charme, le magnétisme d'un attendrissement corrupteur.

—Que faire?

Je n'osais plus me confier à miss Sharp. Elle voyait bien ce que je souffrais. Elle-même me semblait inquiète, et, plus d'une fois, je la surpris, s'approchant pour les séparer, sous un prétexte quelconque, ou les entourant de ses évolutions, quand elle les voyait engagés dans une conversation trop sérieuse.

Elle hésitait à me parler, de peur d'aviver mes blessures; mais en passant près de moi, elle soupirait. Gaston eût été capable d'une raillerie éhontée, s'il avait pu soupçonner la moindre confidence entre miss Sharp et moi. Il m'eût rendu ridicule aux yeux de Reine.

Plusieurs fois, je fus tenté de m'adresser à mademoiselle de Chavanges; de la conjurer d'abréger l'épreuve; de la rendre moins atroce, d'être généreuse au moins, si elle ne pouvait m'aimer; mais d'un mot, d'un regard, Reine, sans me consoler, sans me persuader, me ramenait à la soumission; elle déconcertait mon désespoir.

Si elle prévoyait de ma part des paroles sérieuses, elle élevait, en souriant, la main à la hauteur de ses yeux, et comptait avec ses doigts, sans dire un mot, les jours de silence qu'elle avait encore à m'imposer. Alors, navré, haletant, je souriais, et je m'en allais bien vite, dans un coin du parc, me faire ronger à l'aise par cette jalousie que je tenais assez cachée, pour lui épargner quelque maladresse suprême.

Gaston ne m'évitait pas, mais ne me parlait plus qu'aux repas ou dans les conversations générales. Il jouait avec mon coeur, négligemment, et le tiraillait, sans paraître avoir aucune attention méchante. Par un mot familier dit de certaine façon à Reine, ou par une affectation subite de respect, comme pour dissimuler une intimité compromettante, il savait me pincer les fibres les plus tendres, les plus secrètes, et m'épouvanter.

Enfin, je n'avais plus qu'un jour, qu'une nuit à attendre la réponse de mademoiselle de Chavanges. J'étais décidé à ne plus accorder de délai, si Reine m'en demandait un nouveau. J'avais préparé des paroles décisives. Il était impossible qu'elle ne fût pas obligée de s'expliquer. Je me répétais:

—Si elle ne m'aime pas, j'aurai le courage de partir, sans larmes, sans plaintes, fièrement. Je dévouerai ma vie à cet amour méprisé, ou bien je tâcherai de me persuader qu'elle n'était pas digne de me comprendre.

La veille de ce jour-là, je m'étais levé avec les plus belles résolutions de courage, d'héroïsme. Je me faisais une armure de raisons et de raisonnements.

Il va sans dire que je n'avais pas dormi. Comme ces héros qui vont en guerre, je montai à cheval de grand matin, pour n'avoir pas l'allure en marchant, en piétinant, d'un rêveur sentimental qui redoute l'exercice et qui n'a pas de jarrets. Je parcourus tous les pays d'alentour; je galopai dans la forêt, jusqu'au déjeuner. Je ne rentrai que quelques minutes avant qu'on sonnât la cloche, et je m'excusai auprès de la marquise de garder mon habit de cheval. Je tenais à me donner une sorte de rusticité qui fortifiât mon coeur.

Reine parut surprise d'abord; puis elle sourit comme si elle m'eût deviné; mais je trouvai de la gêne dans son sourire. Il est vrai qu'elle se plaignit d'un peu de migraine. Elle avait, en effet, une pâleur palpitante, pour ainsi dire, qu'un afflux de sang soulevait par intervalle, et je crus remarquer (est-ce une illusion qui m'est entrée depuis dans le souvenir?) qu'elle jetait de temps à autre à Gaston, des regards d'effroi ou de prière.

Lui demandait-elle grâce pour des méchancetés impitoyablement débitées sur mon compte? Ou bien, se défendait-elle d'une fascination, alarmante pour sa conscience, à la veille d'une démarche décisive?

Quant à Gaston, il rayonnait, avec une discrétion affectée, pleine de fatuité.

Peut-être pourtant avait-elle la migraine, peut-être n'était-elle pas effrayée, et peut-être Gaston n'était-il ce jour-là que ce qu'il était toujours, beau et vaniteux!

Pendant le déjeuner, le duc de Thorvilliers parla de notre prochain départ. La marquise se récria, demanda une prolongation de séjour, et, cherchant des alliés autour d'elle, me regarda avec une offre de complicité visible.

Pourquoi eus-je l'idée d'être de l'avis du duc?

—Moi, madame, dis-je en m'inclinant, je n'attendrai peut-être pas le départ de M. de Thorvilliers.

Reine leva la tête, fronça le sourcil. Elle jugeait ma menace ou ma mise en demeure de fort mauvais goût. Gaston eut un écarquillement des yeux fort ironique.

Miss Sharp fit voleter vers moi un regard qui s'abattit avec compassion sur le mien.

—Qu'est-ce qui vous rappelle à Paris? demanda le duc. Avez-vous projeté avec Gaston quelque autre voyage?

—Moi, je reste tant qu'on voudra de moi! s'écria Gaston.

—Il y a longtemps, répondis-je, en mentant à demi, que j'ai promis une visite à mon vieil ami l'abbé Cabirand.

—Attendez au moins qu'il soit en vacances! repartit le duc.

—C'est pour aller à confesse que vous partirez avant tout le monde? dit la marquise avec un rire moqueur et en regardant malignement sa petite-fille.

Reine, encouragée par sa grand'mère, dit, à son tour:

—Vous n'êtes pas galant, monsieur d'Altenbourg.

C'était la formule, je l'ai raconté, des reproches de soeur qu'elle m'adressait deux ans auparavant. Elle l'avait proférée avec sa bonté d'autrefois.

Je parus, confus, repentant; mais, au dedans, je me félicitais d'avoir mérité cette chère gronderie de mademoiselle de Chavanges. Elle m'avertissait de ne pas désespérer, comme je l'avais avertie que je n'espérais plus.

On n'insista pas.

En sortant de table, la marquise refusa le bras du duc et prit le mien, pour se faire conduire au salon, jusqu'à la chaise longue qui d'ordinaire berçait sa sieste. On comprit qu'en me faisant cet honneur, la marquise songeait à me parler en tête-à-tête; on nous suivait à distance. Quand nous fûmes bien en avant, madame de Chavanges qui pesait un peu sur mon bras, me pinça le poignet et de sa voix chevrotante que la gaieté fêlait davantage:

—Mauvais sujet! vous voulez donc m'enlever ma petite fille?

—Moi, madame!

—Eh bien, si vous ne l'enlevez pas, pourquoi partez-vous?

Je la regardai. Sa petite figure plissée s'était illuminée dans tous ses plis; ses yeux clignotaient. Elle me sembla tout à coup une de ces bonnes vieilles fées, qui rajeunissent subitement, en mariant la jeunesse, au dénouement des pièces. Je fus tenté de lui prendre la main, de la porter à mes lèvres. Elle continua gaiement:

—Je sais tout!

—Reine vous a dit…

—Que vous attendiez une réponse pour demain? Oui, ne fallait-il pas que je fusse consultée? Eh bien! vous l'aurez.

—Je l'ai déjà! balbutiai-je à demi étranglé par la joie.

—Oh! oh! pas si vite! d'ici demain, on peut changer d'avis. Moi toute la première. D'ailleurs, je ne suis pas chargée de vous prévenir; Reine me gronderait.

Nous parlions à mi-voix; la marquise retira son bras et s'étendit dans la chaise longue.

Reine nous avait rejoints, sans nous écouter, elle se substitua à moi, et aida sa grand'mère à s'étendre. Elle lui mit un coussin sous la tête, ramena sur les pieds, coquettement chaussés de souliers à boucles, une couverture de soie brodée qui servait quotidiennement à cet usage, et s'agenouilla pour sourire à la vieille enfant gâtée, sans que celle-ci eût besoin de lever la tête.

J'avais bien envie de m'agenouiller de l'autre côté de ce lit de repos.

Je me reculais, en extase; je me trouvais profane d'usurper sur le bonheur promis, en savourant de trop près ce tableau de famille, en restant dans l'auréole de ce groupe charmant.

Gaston et son père n'avaient fait que traverser le salon et étaient dans le jardin. Je ne voulus pas les suivre; je ne voulais pas non plus rester, pour demander à Reine d'augmenter par un mot, par un serrement de main, ce bonheur immense; je reculai presque jusqu'à la porte et je montai chez moi, pour cacher l'orgueil et la joie qui me jaillissaient du coeur et des yeux.

Je restai plus de deux heures, plongé dans l'avenir. Quand je redescendis au salon, la marquise était éveillée, un peu redressée sur la chaise longue, et de ses ongles, qui n'avaient jamais déchiré personne, elle parfilait de la soie, pour se faire d'autres coussins de fauteuil. Miss Sharp lui faisait la lecture; Reine était sortie; le salon n'avait plus qu'une lumière paisible, banale. J'en sortis sans que madame de Chavanges se fût même aperçue que j'y étais entré.

J'allai au jardin. Je me dirigeai tout droit vers le parterre des roses où le pacte avait été conclu avec Reine. J'espérais l'y trouver. Elle n'y était pas.

J'allais chercher ailleurs, quand il me sembla entendre des voix, sous le couvert de tilleuls dont j'ai parlé, qui fermait le parterre.

C'était la voix de Reine; c'était aussi la voix de Gaston.

On riait, mais les rires s'interrompirent subitement. Un cri fut jeté.
Je courus.

Reine, semblant s'échapper d'une étreinte, parut hors des arbres.

—Qu'avez-vous? demandai-je, tout haletant.

Reine ne m'avait pas entendu venir.

—Vous étiez là? Vous écoutiez? me demanda-t-elle avec cette vivacité hautaine qu'elle n'avait pas eue depuis longtemps avec moi.

Elle rajustait une manchette autour de son poignet. Le bandeau de ses cheveux était dérangé sur son front.

—Je n'écoutais pas, répondis-je; j'étais dans le parterre, j'ai entendu un cri…

Gaston, à son tour, sans se hâter, émergea de l'ombre épaisse des tilleuls. Il tenait à la main une des roses que sans doute mademoiselle de Chavanges avait cueillies, et qu'il lui avait prise.

—Vous vous êtes trompé, repartit Reine. Pourquoi aurais-je crié? De qui, de quoi aurais-je eu peur? Vous êtes trop chevaleresque, monsieur d'Altenbourg je vous remercie.

Elle dit cela, en déchiquetant les mots, et, m'écartant d'un petit geste de la main, elle passa agitée, impatiente.

Était-ce contre moi qu'elle devait avoir de la colère? Il était inutile de la suivre. Gaston, d'ailleurs, resté en face de moi me retenait et m'attirait.

J'allai à lui.

—Toi, tu vas me dire ce qui s'est passé.

Il eut un dandinement, insolent, effleura son nez avec la rose et me répondit:

—Il faut te dire tout?

—Oui, tout.

—Et si je refuse?

—C'est que tu as peur!

Un éclair traversa ses yeux; il haussa les épaules.

—Tu es fou! me dit-il. Si je suis discret, c'est qu'il me plaît de l'être. Reine n'avait pas plus peur que moi, et elle ne t'a rien dit. Je ne te donnerai pas la revanche de son silence.

—Gaston, ce persiflage n'est plus possible entre nous. Je veux savoir ce qui vient de se passer.

Gaston se croisa les bras, et s'avançant à son tour jusqu'à me heurter, ses yeux dans les miens:

—Ah! tu veux savoir!… Eh bien, tant pis pour toi. Je disais à Reine qu'elle allait faire une sottise, en te laissant croire qu'elle serait un jour ta femme; que je l'aime…

—C'est tout?

—Non, et que j'irais le lui répéter ce soir, cette nuit, chez elle!

—C'est pour cela qu'elle a crié.

—Pas tout à fait, c'est parce que j'ai voulu prendre l'acompte d'un baiser.

—Misérable!

Gaston se recula devant la menace de mon regard, mais il était sur la défensive.

Je fermai mes poings et les tins baissés le long de mon corps. J'avais le temps de le souffleter; je voulais savoir jusqu'où il pousserait l'impudence.

Mon mépris retenait ma colère.

—Tu viens de dire un mot que tu rétracteras, reprit Gaston froidement.

—Non.

—Alors tu le paieras cher!

—Je suis prêt, battons-nous.

—Pas à coups de poing, je pense!

—Avec les armes que tu choisiras.

—Plus tard, demain, si tu veux; laisse-moi cette nuit.

—Menteur!

Il ne parut pas offensé de ma nouvelle injure; mais ricanant:

—Viens-y voir, si tu doutes!

—C'est infâme ce que tu dis là.

—C'est bien ridicule ce que tu fais là.

—Tu as osé lui demander un rendez-vous?

—J'ai osé ce que tu n'oses pas, et ce dont tu meurs d'envie.

—Tu prétends me faire croire qu'elle n'a pas répondu avec mépris?

—Je prétends que j'irai au rendez-vous et que je serai reçu!

L'effronterie de Gaston devait me désarmer. J'eus la conscience qu'en discutant avec lui la possibilité même d'une tentative d'outrage envers mademoiselle de Chavanges, j'outrageais celle-ci. Je lui tournai le dos et fis quelques pas pour m'éloigner.

—Je t'avais prévenu, me dit-il d'une voix aiguë; c'est de ta faute.

Je ne répliquai pas. Je l'entendis marcher derrière moi sur le sable qu'il faisait crier.

—Alors, tu ne me crois pas? reprit-il avec une insistance moqueuse.

Je fis une dénégation de la tête. Ce qu'il disait ne valait pas la peine d'une réponse parlée.

—Tu ne me crois pas? répéta-t-il avec menace.

Cette fois, impatienté, je me retournai:

—Non!

—Veux-tu me donner ta parole d'honneur de ne pas crier au feu ou au voleur, si tu me vois cette nuit monter par ce balcon?

Ce qu'il me disait devait me paraître encore plus insensé que tout le reste. Pourquoi sentis-je dans mes cheveux un frisson d'épouvante? Pourquoi eus-je au front une sueur subite? Pourquoi le souvenir de Ruy-Blas me frappa-t-il tout à coup d'un pressentiment absurde, mais atroce? Reine lui avait-elle aussi parlé, comme à moi, de cette singulière épreuve; mais avait-il pris au mot un défi que je n'avais pas compris?

Est-ce que je devenais fou?

J'avais si peur que je me mis à rire:

—Je te donne ma parole d'honneur que je n'appellerai personne, puisque je ne ferai pas le guet.

—J'aime autant cela! reprit-il.

—Oui, lui dis-je, la mort dans l'âme, en redoublant de gaieté, cela doit t'arranger, tu pourras raconter ensuite ce que tu voudras.

Je marchai plus vite pour lui échapper. Si je m'étais retourné, s'il avait dit un mot de plus, je me serais jeté sur lui. En le fuyant, je voulais fuir aussi l'idée saugrenue, qui voulait me tenailler.

Je rentrai dans le château. Si j'avais rencontré Reine, je n'aurais pu m'empêcher de lui raconter cette monstrueuse calomnie.

Par malheur, je ne la rencontrai pas. Je remontai à la bibliothèque où je n'allais plus guère. Je m'assis devant une table; je pris ma tête à deux mains, et, pendant un quart d'heure, je restai inerte, sans pouvoir fixer ma réflexion, accablé de ce qui bourdonnait en moi, autour de moi, murmurant:—C'est infâme! c'est infâme!

A qui disais-je cela? à moi? à lui? à elle?

Oui, c'était infâme de douter. Je finis par me persuader. Cette salle qui précédait la chambre de Reine, ces boiseries austères que j'avais tant de fois interrogées, et qui, dans leurs angles dans leurs moulures, avaient un peu de mes rêves blotti, rêves d'un amour si pieux, si croyant, cette atmosphère grave me répondait d'elle.

C'était évident! Gaston poussé à bout, dépité par le dédain de cette jeune fille honnête, était devenu extravagant, dans la crainte de ne plus paraître irrésistible. Le cri de mademoiselle de Chavanges, son irritation visible eussent persuadé un coeur plus défiant. Quand je l'avais vue s'échapper du couvert de tilleuls, elle ne pouvait feindre; une jeune fille si indignée ne venait pas de consentir à un rendez-vous!

Gaston ne sachant que dire, pour appuyer son odieuse invention, avait désigné de loin le balcon, comme il eût désigné une porte, une fenêtre quelconque. Il avait montré ce qui était en face de lui: l'idée de cette escalade acceptée lui était venue pour me narguer davantage, moi qu'il traitait d'amoureux sentimental. S'il avait pu obtenir la permission d'entrer dans la chambre de Reine, il s'y fût rendu par l'escalier, par une porte intérieure, par cette bibliothèque. L'idée du balcon démontrait la grossièreté de son mensonge. J'avais bien fait de me moquer de lui. Je ne tomberais pas dans le piège tendu et je n'irais pas monter la faction à laquelle il me provoquait, pour me bafouer ensuite. Le lendemain, j'aurais le droit d'être généreux. Reine se prononcerait, et, devant mon triomphe, il serait bien obligé de convenir du mauvais sentiment auquel il s'était abandonné.

Je resterais au surplus à sa disposition, et s'il voulait toujours se battre, nous nous battrions. J'allais être si fort, si certain de le désarmer, sans le punir trop de ses honteuses vantardises!

Je quittai la bibliothèque, avec un fléchissement de ma colère que je prenais pour un apaisement, pour un retour à la sérénité, et qui n'était que la prostration plus profonde de mon amour blessé par la plus incompréhensible des jalousies.

XII

Il y avait toujours, pendant ce dernier séjour au château de Chavanges, quelques heures vides dans l'après-midi.

Les grandes chevauchées des années précédentes n'avaient été remplacées ni par des promenades, ni par des réunions dans le salon ou dans le jardin. La santé de la marquise amenait un grand silence dont chacun profitait.

Reine remontait chez elle, après avoir endormi sa grand'mère, et ne redescendait que pour sourire à son réveil. Miss Sharp veillait la marquise, lui donnait la réplique, si de rares insomnies entrecoupaient sa somnolence et lui faisait la lecture, après le réveil définitif. Gaston disparaissait, sans doute aussi pour dormir. Le duc prétextait des lettres à écrire, qu'on ne mettait jamais à la poste, et faisait probablement, comme Gaston et la marquise, sa sieste. Moi qui redoutais le repos, comme un abîme à contempler, j'errais volontiers dans le jardin, dans le parc, dans le pays.

A vingt ans, on n'aime guère la nature pour la nature. On lui chante ses espérances; on lui crie ses peines; mais on serait désolé qu'elle prît sa part de nos joies et qu'elle nous consolât de nos chagrins. C'est le cadre harmonieux de notre vanité qui s'exhale. Si la nature parlait aux âmes jeunes le langage persuasif qu'elle débite aux âmes vieilles ou vieillies, il y aurait trop de sages dans le monde, et les passions ne seraient qu'un encens fumant vers le ciel, sans rien brûler sur la terre.

Je me promenais donc habituellement, pour fatiguer ma mélancolie, plutôt que pour l'entretenir, et, ce jour-là, ayant besoin de ne pas penser aux provocations absurdes de Gaston, aux terreurs stupides qui s'agitaient en moi, je voulus fortifier ma sérénité par l'exercice.

Au dîner seulement, nous nous retrouvâmes tous en présence.

Reine était un peu pâle; elle boudait; mais comme elle semblait me garder rancune autant qu'à Gaston, il m'était difficile de deviner si elle se trouvait plus offensée des audacieuses tentatives de mon ami que de mon empressement à la défendre.

Était-ce à la réponse qu'elle devait me faire le lendemain, était-ce à cette insulte d'un rendez-vous demandé qu'elle songeait, en baissant la tête sur son assiette, en lançant des regards, qui me paraissaient effarés, à Gaston et à moi?

Miss Sharp aussi était grave. Savait-elle quelque chose de ce qui s'était passé?

Gaston, malgré son aplomb, ses habitudes du monde, n'était point à l'aise.

Le dîner fut triste, et certainement plus court que les autres.

La marquise n'avait plus rien à me dire; peut-être avait-elle été grondée par sa petite-fille, pour ce qu'elle m'avait dit. Elle ne dérogea plus à l'étiquette et prit le bras du duc pour passer au salon. Gaston s'évada et ne reparut plus de la soirée. Miss Sharp et Reine prirent place à une table de whist pour servir de partenaires aux deux vieillards.

J'avais horreur des cartes; je n'entendais rien au whist, et si, par dévouement, par soumission, j'avais été plus d'une fois tenté de demander des leçons à mademoiselle de Chavanges, pour prendre sa place et la suppléer, mon égoïsme d'amoureux m'empêchait de renoncer à la joie de la contempler, sous le prétexte d'observer le jeu de son partenaire.

Ces parties de whist silencieuses, longues, somnolentes, organisées pour la marquise et le duc, n'étaient devenues un peu régulières que depuis le séjour de M. de Thorvilliers. Reine les acceptait, avec la résignation d'une fille de grande maison qui ne doit pas oublier que l'ennui est une tradition à respecter. Miss Sharp s'y dévouait par orgueil national.

Ce soir-là, je n'allai pas me mettre en face de mademoiselle de Chavanges, derrière le fauteuil de M. de Thorvilliers, qui lui faisait vis-à-vis; mais assis dans l'ombre, de côté, j'observais.

Reine, à plusieurs reprises, parut gênée par le regard qu'elle ne voyait pas, et qui venait la chercher moins franchement que de coutume. Elle finit par me dire, en faisant un effort pour être gracieuse:

—Décidément, vous ne prenez plus de leçons, monsieur d'Altenbourg?

Je me levai. Je me crus autorisé à me placer derrière elle, à m'accouder même sur son fauteuil. Un petit sourire glissa des lèvres de la marquise, passa sur celles du duc, qui rangeait les cartes, et vint disparaître, comme une lueur dans un nuage, sur la bouche discrète de miss Sharp.

Jamais je n'avais eu si près, sous mon regard, sous mon souffle, le cou, les épaules de mademoiselle de Chavanges. Elle ne m'avait pas appelé à cette place; elle pensait sans doute que je me tiendrais, comme d'habitude, en face. Elle froissa ses cartes, en les rangeant. Elle jouait avec dépit. Elle commit plusieurs fautes, dont M. de Thorvilliers se plaignit, et, posant nerveusement son jeu sur la table:

—C'est la faute de M. d'Altenbourg, dit-elle. Je n'aime pas qu'on soit derrière moi.

Je m'excusai; je fis le tour de la table, et me postai devant elle, derrière le fauteuil du duc.

Cette manoeuvre ne parut pas l'apaiser. L'agitation de ses doigts fut la même; ses distractions continuèrent, ses bévues aussi. M. de Thorvilliers lui adressa de nouveau des reproches avec indulgence; la marquise les aigrit, en triomphant des avantages dus à ces distractions; si bien que Reine, tout à coup, jeta les cartes sur la table, et dit avec un sanglot:

—Je ne peux pas jouer ce soir; je ne sais pas ce que j'ai; je suis malade.

Elle renversa sa belle tête sur le dossier de son fauteuil. Miss Sharp craignit une attaque de nerfs et se leva pour lui porter secours; moi je tremblais; le duc repentant demanda pardon de ses plaintes; quant à la marquise, elle eut un petit hochement de tête, légèrement moqueur, légèrement complaisant, comme une bonne vieille qui se souvenait de son bon temps où la santé de l'âme lui donnait la fièvre, et elle dit de sa voix aigrelette:

—Ce ne sera rien! ce ne sera rien! Miss Sharp, c'est à vous de jouer.

Ce ne fut rien, en effet. Reine se redressa, se mit à rire:

—Je ne croyais pas avoir des nerfs si faciles à troubler. C'est fort ridicule. Excusez-moi, monsieur le duc. Continuons. Ce rob ne compte pas.

Mais la marquise, plus troublée qu'elle ne voulait le paraître, déclara qu'elle était fatiguée, abandonna la partie, et quitta la table devant laquelle miss Sharp resta seule à ranger les cartes et les fiches.

La soirée était assez avancée pour que la marquise, sans l'abréger trop, remontât chez elle. Pendant qu'elle échangeait quelques mots avec le duc, je m'approchai de Reine:

—Pardonnez-moi, lui dis-je humblement.

Elle me regarda avec des yeux qui étincelaient, et, d'une voix vibrante:

—Je n'ai rien à vous pardonner. Décidément, ce n'est pas votre faute, si je suis une sotte.

Elle regarda autour d'elle pour trouver un prétexte de ne pas continuer l'entretien:

—Où donc est Gaston? pourquoi n'est-il pas ici? pourquoi vous laisse-t-il seul?

Et après une pause, elle ajouta:

—Quand partez-vous?

Ces interrogations successives, dont la dernière devait me blesser, ne prouvaient que son extrême surexcitation.

Je me crus généreux, en me montrant brave, et je répondis:

—Vous savez, mademoiselle, que mon prompt départ dépend de vous seule et que demain…

Elle interrompit:

—Ah! demain, c'est demain! je puis mourir cette nuit! A tout hasard, vous auriez mieux fait de partir; on vous eût écrit: revenez ou restez loin!

—Je suis prêt à partir, s'il vous est plus facile de me répondre par une lettre.

—Écrire, moi! pas plus en prose qu'en vers! Je sais bien que miss Sharp a un fort beau style, qu'elle pourrait écrire pour moi… Non, puisque vous n'êtes pas parti, tant pis pour vous!

Elle fit un geste de la main; je voulus la saisir; elle se recula; me lança un regard dont il me fut impossible de saisir le sens, sinon qu'elle me défendait d'insister, et elle alla à sa grand'mère, dont elle prit le bras qu'elle assujettit sous le sien.

Elles passèrent devant moi, l'aïeule fatiguée, penchant la tête et secouant, non pas une bénédiction, ce qui eût été trop solennel pour cette aïeule profane, mais un «au revoir, monsieur Louis,» tendre, maternel; Reine, les yeux baissés, se raidissant, se comprimant, me saluant à peine d'un battement des cils.

Que se passait-il en elle? Je ne voulais interroger que moi, comme si je devais seul démêler la vérité. Je laissai partir miss Sharp; le duc remonta dans sa chambre et j'allai dans le parc, avec une angoisse que je refusais de m'avouer.

La soirée était belle; la nuit devait être superbe.

Sans croire que je pensais à autre chose qu'à la réponse attendue le lendemain; que je pouvais avoir une autre inquiétude que le désir fiévreux de faire une sorte de veillée des armes, je m'éloignai du château à la hâte, afin que l'on me crût rentré, et qu'on fermât les portes en me laissant dehors.

Je fis cela, mais sans presque y songer. Pendant que je m'engageais dans une allée, j'entendis Gaston qui rentrait par une autre.

Arrivé au perron, il jeta son cigare dont la petite lumière décrivit un arc, dans la nuit. Il échangea quelques mots avec le valet de chambre, qui commençait à fermer les grands volets. Sans doute il lui demandait si j'étais remonté chez moi; le valet de chambre lui répondit assurément oui, puisque aussitôt Gaston rentra et que la dernière ouverture de la façade donnant sur le parc fut fermée.

J'étais satisfait d'être contraint de passer la nuit à la belle étoile. J'en serais quitte pour me faufiler dans le château, sans être aperçu, dès qu'on rouvrirait les portes, à la première heure, le lendemain, et je croyais n'avoir pas à m'accuser de céder à un soupçon, à une crainte involontaire, en restant dehors. La sérénité de la nuit m'apaisait.

Des soupçons? Je n'en avais plus. J'étais convaincu, à cette heure-là, de n'en avoir eu aucun. Je voulais me recueillir dans un attendrissement doux et pieux; mais mon coeur sautait en moi, m'exhortant à sauter. Ma jeunesse était affranchie de toute contrainte, libre dans ce beau jardin, qui m'appartenait pour toute la nuit, qui m'appartiendrait pour toute la vie, quand Reine m'aurait choisi.

Je marchai, pour marcher, pour aspirer les senteurs confuses des parterres, des pelouses, des arbres, qui semblaient donner des sens délicats à mon âme.

C'était au mois d'août, vers la fin du mois. La journée avait été chaude; la nuit gardait une tiédeur admirable. Je n'osais pas la prendre directement à témoin, lui dire mon amour; mais je la remerciais; je la flattais, et je murmurais, comme si elle eût pu recueillir mes paroles échappées dans une sorte de baiser:

—La belle nuit! la belle nuit!…

Je tiens à raconter cette exaltation, ce rêve. On comprendra mieux l'horreur du réveil, le vertige.

J'errai pendant deux heures, à travers le parc, dans toutes les directions; puis, quand il me sembla que les murs mêmes du château étaient endormis, je m'en rapprochai…

Qu'on m'excuse de détailler toutes ces folies… J'ai besoin de prouver que je devins fou…

J'allai vers le côté où Reine avait sa chambre. A travers les persiennes fermées, une lumière filtrait. Je m'assis devant cette lumière, sur un banc de pierre, à l'angle d'un boulingrin, devant un grand vase de marbre, d'où s'épandait l'odeur pénétrante de je ne sais plus quelle plante. Le piédestal du vase me servait d'appui et me cachait. La lune en projetait l'ombre devant moi, avec celle de quelques buissons de lilas.

Cette lumière qui glissait comme sous une paupière entr'ouverte, semblait me regarder autant que je la regardais.

—Aie confiance! me disait-elle, j'éclaire la méditation d'un coeur loyal qui prépare l'aveu que tu attends. Si je brûle encore, c'est que Reine n'a pas achevé sa prière; mais je vais m'éteindre bientôt; tu aurais trop d'orgueil si je te laissais croire qu'elle pensera toute la nuit à toi!

Oui, elle me disait cela, cette chère petite lumière, chaste, immobile. Je n'avais rien entrevu de la chambre de mademoiselle de Chavanges, je ne savais rien de son ameublement; mais, dans cette nuit, je l'imaginais blanche, plus virginale encore, pendant que la jeune fille interrogeait sa conscience.

On est superstitieux, quand on a peur d'avoir trop de foi. J'attachais un oracle à la durée de cette lueur. Je fixai l'heure à laquelle elle devait s'éteindre, pour ne pas m'inquiéter en faisant croire à une trop longue délibération.

J'entendis sonner minuit, au loin, dans l'église du village.

Bonne et vieille église, était-ce là que nous irions nous faire bénir?
Reine entendait-elle, comme moi, le tintement de la cloche?

Je vis la lumière se mouvoir; le rayon glissa le long des lames des persiennes.

Presque au même instant, il me sembla entendre, à ma droite, un léger bruit. Je me penchai, je regardai.

Une serre, une espèce de jardin d'hiver formait une aile en retour, à l'extrémité d'une salle de billard, à côté du salon. La lune faisait étinceler la toiture des vitres, et mettait de l'argent sur les ferrures.

La porte de la serre sur le jardin venait d'être ouverte. Un homme en sortit.

Ce pouvait être un jardinier.

Je n'hésitai pas une seconde à reconnaître Gaston, et je me rappelai instantanément qu'on communiquait directement du salon, par la salle de billard, avec cette serre; jamais la porte de communication n'était fermée.

On verrouillait les portes d'apparat, mais on n'avait jamais songé à verrouiller cette porte intérieure. Il y a de ces négligences dans toutes les grandes demeures, à la campagne.

Il était donc facile à Gaston de sortir.

C'était bien lui. Il s'avança, regarda à droite et à gauche, leva la tête. La lune le contraria; mais il prit son parti; rentra dans la serre et en ressortit presque aussitôt avec une petite échelle de jardinier qui servait à palissader la vigne.

Par quelle lucidité me rendais-je compte de tout? Avais-je le souvenir rapide de ce que j'aurais cru ignorer? Je reportai les yeux vers la fenêtre de mademoiselle de Chavanges; je ne vis plus de lumière. Était-elle éteinte? Reine était-elle sortie de sa chambre?

Je ne songeai pas à me lever de mon banc, à courir au-devant de Gaston.
Une stupeur étrange me clouait sur place.

Je ne me rappelle plus si je calculai qu'un esclandre de ma part ne punirait pas assez Gaston.

Je sais que j'avais tout ensemble des idées confuses qui m'obstruaient le cerveau et des idées claires, brutales qui traversaient cette confusion.

Peut-être bien que je me dis que je devais laisser faire cette tentative, pour que la présomption lâche de Gaston fût démontrée. Il savait probablement que j'étais dans le jardin. Il avait dû frapper à la porte de ma chambre, et, convaincu que je faisais le guet, bien que j'eusse affirmé que je ne le ferais pas, il venait me donner la comédie qu'il m'avait promise.

Il en serait pour sa méchante action, pour son mensonge infâme. Il ne saurait pas tout de suite que j'étais là; je ne lui servirais pas à trouver le moyen de masquer sa défaite.

N'avais-je pas donné ma parole de ne pas crier au voleur? Je ne crierais pas; le voleur serait volé. Il aurait sa honte complète.

Je saisis à deux mains le banc de pierre, pour m'y retenir, m'y incruster, et, le coeur battant d'une rage que je croyais bien n'être que de l'indignation, faisant aller mes yeux avides, de la fenêtre de Reine à Gaston qui s'avançait doucement, j'attendis.

Arrivé sous le balcon de la bibliothèque, Gaston posa son échelle contre le mur.

Mes dents claquaient de colère; j'aurais pu rire pourtant, d'un rire de sarcasme, de défi; mais je me mordis la bouche. Il me semblait qu'il entendrait mes dents claquer.

Il regarda encore une fois autour de lui. Me cherchait-il? redoutait-il un autre témoin? Il ne pouvait me voir; il ne me devina pas. Je me dis que peut-être il oubliait qu'il m'avait donné rendez-vous devant ce balcon et que c'était pour lui seul qu'il faisait cette expédition!

Mon front était en sueur; un serpent se dressait dans ma poitrine…

Pourquoi la lumière s'était-elle éteinte dans la chambre de Reine, quand minuit avait sonné, quand Gaston était sorti de la serre? J'avais souhaité qu'elle s'éteignît; j'aurais voulu l'attiser, la faire flamboyer, pour quelle dévorât les persiennes, pour qu'elle éclatât au dehors, pour qu'elle devînt un incendie. Il m'eût bien fallu alors crier au feu!

Ce n'était qu'une coïncidence, cette nuit subite, derrière la persienne, au moment où Gaston était sorti.

Je regardai le balcon. On distinguait derrière les grandes vitres de la fenêtre les volets intérieurs fermés. J'étais fou. Gaston ne briserait pas les carreaux, ne forcerait pas les volets! Il redescendrait comme il était monté.

Je me dis cela, et je détachai mes mains de la pierre; je me soulevai sur le banc, prêt à m'élancer vers Gaston.

Il montait; il atteignit le balcon; il l'enjamba.

Je sortis de mon ombre pour courir à lui. J'y rentrai, ou plutôt j'y fus rejeté par une vision terrible.

Les volets intérieurs de la bibliothèque s'écartaient, la fenêtre s'ouvrait, et Reine tendait la main à Gaston.

Était-ce possible? N'étais-je pas le jouet d'une illusion? d'une gageure? d'une épreuve?

Non, non, c'était Reine. Ce qui me rendait la vision sensible, c'était précisément cette robe de mousseline blanche, que j'avais remarquée dans la soirée, qui laissait transparaître la blancheur de la peau sous le tissu… Le doute n'était pas possible. J'espérai que j'allais mourir. Je voulais crier. Gaston s'était penché sur le cou de la jeune fille. Ah! cette fois, elle ne s'était ni défendue, ni irritée!

J'eus un étranglement, un spasme; mes yeux s'injectèrent; tout mon sang remonta violemment au cerveau, et je crus que ma tête se fendait.

Je tombai sur le banc, regardant avec une hébétude de fou ou d'agonisant ce qui se passait.

La fenêtre s'était refermée sans bruit; mais j'eus un choc et un tressaillement, comme si on l'eût poussée avec fracas. Je me raidis contre la torpeur qui m'engourdissait, et m'enlevant du banc, je courus au balcon, pour y monter, pour y frapper aux vitres, pour appeler, provoquer Gaston, Reine, les maudire, leur crier mon désespoir, les empêcher de consommer cette trahison infâme.

J'avais des visions de meurtre.

Je montai. Quand j'eus franchi la balustrade en fer; quand je fus devant les grandes vitres de cette large fenêtre qui faisaient un miroir dans lequel la lune me montrait mon visage terrifié, je n'osai pas briser les carreaux d'un coup de poing; je n'osai pas faire de bruit. Ce que je voulais était trop effrayant. Je l'aurais perdue, si je ne l'avais pas tuée; et puis une involontaire espérance m'arrêtait.

Quand un malheur est trop brusque, trop profond, il dépasse tellement la mesure humaine que son infini lui fait tort, et qu'en le subissant, on se prend à croire qu'il est un mirage.

Je l'avais vue; mais étais-je bien sûr de l'avoir vue? Elle était loyale; pourquoi tout à coup serait-elle devenue si déloyale? Elle allait apparaître de nouveau, en riant, en se moquant de moi. Pourquoi cette fille, qui se gardait toute seule, serait-elle déshonorée, pour avoir paru céder à une fantaisie, à une escapade de Gaston? Elle allait le chasser, l'éconduire!

Je m'accoudai sur la balustrade; je pris ma tête à deux mains. Je cherchai à voir en moi, comme dans une chambre noire, ce qui se passait ailleurs. Mais je revoyais distinctement mademoiselle de Chavanges pendant la soirée, son trouble, sa nervosité, sa façon de me regarder, inquiète. Je me rappelais ses étranges paroles. J'étais devant le parterre de roses où je lui avais fait l'aveu de mon amour, où j'avais reçu d'elle une promesse, mais, aussi, où je l'avais tenue pendant une minute dans mes bras, où elle avait eu l'éclair d'un vertige.

Ah! le balcon de Roméo, le balcon de Ruy-Blas, dont Reine m'avait parlé d'un ton railleur, qui n'était peut-être que l'impudence de sa coquetterie sensuelle, j'y étais venu, mais le second, mais le dernier, pour constater qu'un autre avait été plus habile, moins niais que moi!

Si Gaston sortait bientôt, il me heurterait en riant, il me soufflerait son ivresse de baisers au visage, et Reine qui l'aurait reconduit, nous verrait nous battre, pour que l'un de nous fût précipité de la fenêtre sur le sable. La chute serait grotesque; on ne s'y tuerait pas; on n'aurait pas tué son adversaire.

J'eus honte d'être à cette place, comme à un pilori. Je me tournai encore vers la fenêtre; j'essayai de la remuer. Elle était soigneusement close. Les infâmes! ils avaient eu assez de sang-froid pour ne négliger aucune précaution.

Je redescendis vivement. Je ne me souviens pas d'avoir posé le pied sur un seul échelon. Dans ces moments-là, le corps agit sans que la pensée s'en inquiète, et il agit avec la sûreté des somnambules.

Une fois à terre, je m'éloignai du château; je voulais gagner une allée couverte, pour y rugir à l'aise; le ciel blanc me gênait. Mais une angoisse subite m'arrêta.

S'il allait fuir, pendant que je n'étais plus là! S'il allait être chassé! D'ailleurs un fil brûlant me tenait la poitrine et me ramenait.

Je l'ai compris depuis, j'étais jaloux du crime de Gaston, autant que j'en étais indigné. Il ne dévastait pas seulement mon âme; il usurpait le droit de ma jeunesse; il prenait ma part de volupté humaine. Je brûlais des baisers qu'il donnait. J'avais dans le sang la frénésie vraie que ce débauché feignait d'avoir. Il profanait, il déshonorait, il possédait ma fiancée, ma femme, ma maîtresse…

Je parle de cette tempête des sens, que j'abrège avec un apaisement que rien ne peut troubler. Mais, vieillard et prêtre, en proclamant qu'elle était naturelle, j'estime qu'elle était juste et sensée. Je n'aurais pas mérité le nom d'homme, si j'avais eu tout d'abord un mépris de philosophe, une pitié de chrétien, et si, avant de s'élever à la résignation, mon désespoir n'avait pas rampé, ne s'était pas roulé à terre, devant ce brasier de mes désirs.

Plus tard, quand j'ai été prêtre, je me suis confessé à moi-même, et en toute sécurité de conscience je me suis absous de ce délire. Je m'appliquai à n'en point tirer d'orgueil pour mon nouvel état, mais je n'en rougis point pour le passé…

J'ai bien souffert… Je me trouvai des cheveux blancs, à partir de cette nuit-là.

J'étais revenu à ma place, à mon banc.

Je m'y couchai; j'étreignais la pierre; je l'eusse mordue; j'essayais d'y refroidir mes lèvres, et, de temps en temps, me redressant avec des soubresauts de fureur, je regardais ces fenêtres fermées, obscures, derrière lesquelles, dans la nuit, on riait en s'embrassant, on me bafouait cyniquement, si l'on pensait à moi; si l'oubli, plus outrageant, n'enlevait pas jusqu'à l'ombre d'un remords à celle que j'avais proclamée ma femme.

Combien dura ce supplice? Je ne comptais plus le temps. L'horloge de la vieille église me paraissait leur complice, en allongeant les heures. Je me bouchais les oreilles, quand j'entendais le premier tintement. A quoi bon mesurer mon agonie? Toute heure était un jour, toute minute était une heure.

La lune s'était masquée avec les arbres de la forêt, en descendant derrière la montagne. Un commencement d'aurore la remplaçait et répandait une lueur vague, triste, désenchantante, sur les grands toits vitrés de la serre.

Je vois le décor. Il est resté, après quarante ans, aussi présent à mes yeux que le lendemain de ce drame…

J'entendis crier la fenêtre; on l'ouvrait. Gaston sortait. On ne le chassait pas; on le reconduisait avec tendresse; on le retenait; on le rappelait pour un dernier adieu, qui n'était pas le dernier. Je distinguai une fois, dans le noir de la large ouverture, leur silhouette enlacée…

C'était trop. Je me levai et sans sortir de mon ombre rendue plus épaisse, je poussai un cri. Gaston enjamba lestement le balcon, sauta plutôt qu'il ne descendit et emporta l'échelle en courant; la fenêtre se ferma vite, les volets revinrent, au dedans, obscurcir les vitres.

Il y a dans le flagrant délit un secret de ridicule qui intimide les plus hardis. Roméo, surpris dans son escalade, aurait eu honte, avant d'avoir peur. Gaston ne pensait plus, en ce moment, à la possibilité de ma présence dans le jardin, au défi qu'il m'avait jeté. Il sortait d'un rendez-vous, à la façon d'un voleur, avec une échelle apportée; il ne songea plus qu'à l'apparence de son rôle; il craignit d'être grotesque, et se mit à courir.

Quant à Reine, je souhaitai que mon cri m'eût fait reconnaître, et qu'elle l'eût emporté comme un coup de couteau, pour en mourir, dans cette chambre où elle avait été infidèle à son orgueil.

Je suivais sur le mur le chemin qu'elle faisait pour retourner à sa chambre. Je regardais ses persiennes. La lueur éteinte depuis plusieurs heures se ralluma et le rayon que j'avais contemplé, béni, reparut pour me narguer.

C'était juste. En Italie, on voile la lampe devant la madone, avant le tête-à-tête; on la découvre ingénument après la faute. Reine avait rapporté cette mode de son voyage d'Italie!

J'avais bien le droit maintenant de jeter des pierres à cette fenêtre, d'avertir que j'étais là, que j'avais tout vu!

Je n'eus pas le temps. Cinq minutes à peine après le départ de Gaston, je m'aperçus que les volets de la bibliothèque étaient de nouveau ouverts, et que la fenêtre s'ouvrait encore. Je vis distinctement alors, avec l'impossibilité de douter, de me méprendre, je vis, comme en plein jour, comme à dix pas, mademoiselle de Chavanges s'avancer sur le balcon, se pencher, regarder à droite, à gauche, devant elle, cherchant à savoir qui avait crié, puis s'accoudant et souriant.

Je vis bien son sourire, puisque je voyais bien son visage que la lueur montante de l'aurore éclairait. Oui, je la reconnaissais, l'intrépide petite-fille de la marquise de Chavanges; elle n'avait pas peur; elle se repentait de s'être retirée du balcon, elle eût voulu appeler le scandale.

Elle était digne de Gaston, elle n'était plus digne de moi.

J'eus un accès d'âcre dégoût. Si je m'avançais? C'était peut-être moi que Reine attendait! Mon tour était peut-être venu! Gaston lui avait peut-être demandé pour moi l'aumône dérisoire d'un rendez-vous! Quelle nausée de fiel et de sang, je ressentis tout à coup! Je m'effrayai de la tant mépriser, et je voulus me donner de la pitié pour elle, à force de la regarder.

Ses cheveux étaient à demi défaits et se déroulaient sur son cou. Elle avait cette robe blanche à petits dessins que je connaissais bien; seulement, le corsage était un peu ouvert par le haut. Les bras n'avaient plus de bijoux.

Elle était plus belle, non! elle était aussi belle.

—Mon Dieu! me disais-je avec une douleur qui noyait ma colère, est-ce que l'impudeur peut avoir cette beauté? Est-ce qu'on peut conserver cet air d'innocence, fière, paisible, donner, avec cette confiance, à la brise matinale ses joues à rafraîchir, ses lèvres à calmer?

Reine dans le monde, sans cesser jamais d'être naturelle, avait une attitude voulue. Là, je la voyais dans toute l'ingénuité de sa nature et j'étais confondu.

Il fut évident, au bout de quelques minutes, qu'oppressée d'une grande inquiétude, elle venait la répandre dans le ciel. Elle appuya sa tête sur sa main, son coude, que je voyais nu dans les grandes manches de sa robe, sur la balustrade du balcon, et elle leva les yeux au-dessus d'elle.

Quelle impiété! Je crois bien que si elle avait pleuré, j'aurais eu la lâcheté ou l'héroïsme de me traîner sur le sable, devant le balcon, et, me montrant, de l'exhorter à un repentir qui l'eût transfigurée. Mais les yeux eurent de la rêverie sans faiblesse. Son visage pâle devint presque souriant. Elle poussa un gros soupir qui n'était pas un sanglot, et après avoir joint ses mains, les avoir portées à sa poitrine pour y refouler l'amour qui avait débordé dans cette singulière extase, elle rentra dans la bibliothèque, referma la fenêtre et poussa les volets.

Je vis ensuite une ombre passer devant la bougie, dans sa chambre; la lumière parut se reculer, mais resta.

Cette apparition était comme un dénouement qui ne laisse plus rien à conjecturer.

Il n'y a jamais de conviction assez solide qui ne s'augmente et ne s'enracine encore sous une preuve nouvelle. Cette fois, l'éclat de la preuve me fit pleurer.

La fureur était du doute; maintenant que j'étais persuadé absolument, je me sentis désarmé, faible comme un vaincu; c'était l'instant de la lâcheté nécessaire, permise.

Je n'avais plus rien à faire dans ce monde, puisque cette jeune fille si belle, que j'avais crue si loyale, arrachait de moi l'estime de la femme, le culte de la beauté, l'amour enfin! Je n'étais qu'un débris; je n'avais plus besoin de me diriger; le hasard, le souffle passant suffirait à me conduire!

XIII

Je me levai du banc; je marchai, et d'instinct je cherchai les endroits sombres dans ce jour qui commençait.

Je me trouvai bientôt devant cette large pièce d'eau dont j'ai parlé, derrière le château, à mi-côte.

Elle était entourée de grands arbres qui d'ordinaire la faisaient noire sur les bords, en ne laissant tomber qu'un peu de clarté au milieu. Le jour naissant faisait filtrer sous les branches des lueurs violettes indécises, qui teintaient l'eau immobile et lui donnaient une vague couleur de sang refroidi.

Je me rappelai la pièce d'eau du château paternel où ma mère s'était noyée. Celle-ci m'invitait-elle à mourir? Je tombai sur l'herbe et je m'abandonnai à une de ces douleurs enfantines qui sont des relais sublimes dans la virilité, car elles rajeunissent tout, et que l'on regrette autant que des bonheurs, plus tard, quand on est vieux.

Ma poitrine se gonfla. Le cercle qui m'étreignait le front se détendit; tout mon être se dénoua. J'étais comme répandu au bord de cette eau attirante dans laquelle j'allais me verser.

L'anéantissement me séduisait. Le narcotisme des désespoirs absolus succédait à cette activité d'une espérance qui avait lutté jusqu'à la fin. Il m'eût semblé doux de mourir; cette eau assez profonde pour me recueillir eût semblé me rendre le baiser maternel dont je ne me souvenais plus.

Le jour montait cependant, et, après une heure de cette prostration, un rayon de soleil vif qui se posa sur les hautes branches, laissa tomber au milieu de l'eau une goutte d'or, une étoile tremblante.

Cette lumière qui miroitait devant mes yeux m'éveilla de ma torpeur. La vie me rappelait au devoir, à la douleur vaillante.

On ne se tue pas devant l'aurore, quand on a l'âme jeune, l'enthousiasme facile. Une prière indistincte, sans formule, s'éleva en moi, comme une rosée matinale et ranima un peu mon courage.

Je n'avais pas assez de forces pour haïr; il m'en restait seulement pour aimer; car ce fonds-là est inépuisable. Si j'aimais encore, je ne devais pas renoncer à souffrir de mon amour; je devais lui rester fidèle. Meurtri, sanglant, mort, je le porterais, pour l'honneur de mon âme.

Depuis que j'ai traversé tant d'épreuves et expérimenté le malheur à tous les degrés, j'ai acquis cette conviction que Dieu m'a élu pour souffrir. Ce n'est pas une fatalité; c'est une tâche mystérieuse que je remplis sans en connaître le but. Seulement, il ne me semble pas que Dieu ait sur moi des vues assez hautes pour me meurtrir encore une fois dans mon amour paternel; pour qu'il impose à mon courage cette suprême épreuve… qui serait au-dessus de mes forces.

Je veux sauver ma fille, et je demanderai ensuite à Dieu de mourir, renonçant aux délices de voir mon enfant heureuse, ne voulant pas tenter ma vocation, en essayant un peu de bonheur, pour la fin de ma vie…

Je me relevai donc, et, essuyant mes larmes, je réfléchis. Devais-je rester au château? Devais-je partir? Rester pour provoquer Gaston? pour revoir mademoiselle de Chavanges? Pour me venger? pour punir?

Me venger! de qui? d'elle qui ne m'avait encore rien promis! Punir qui? Ce séducteur sans scrupule, mais, après tout, ce séducteur libre de séduire, comme j'étais moi, libre de souffrir. La morale que je prétendais servir serait le masque de ma douleur égoïste. L'idée de faire du mal se mêlait trop à l'idée de donner une leçon, et, depuis que j'avais pleuré, je me sentais moins capable de sévir.

Mais comment partir? Sous quel prétexte? Que dire à madame de Chavanges? à M. de Thorvilliers, à Reine elle-même, cette grande coupable que je n'oserais pas flétrir, même en tête-à-tête?

Cette perplexité acheva de me rendre des forces. Je redescendis vers le château, décidé à rentrer par les portes de la serre, en suivant le chemin que Gaston avait pris, à remonter dans ma chambre, pour y faire disparaître les traces de cette nuit terrible, pour y méditer, en attendant qu'il fût l'heure de rencontrer la marquise, Reine, le duc et Gaston.

J'allais ouvrir, dans la serre, la porte intérieure qui communiquait, ainsi que je l'ai dit, avec la salle de billard, quand cette porte s'ouvrit d'elle-même.

Je me heurtai presque à miss Sharp.

Nous poussâmes tous deux un cri. Mon aspect étrange parut lui faire peur. Moi qui n'avais pas songé à elle, dans toutes les péripéties de ma torture, je me dis instantanément qu'elle s'offrait à moi, comme une auxiliaire, une amie, un bon conseil.

Elle pâlit, en voyant mes cheveux défaits, mes vêtements froissés, salis, mon visage livide, mes yeux rougis et gonflés, tout ce ravage de la nuit.

Elle me demanda anxieusement:

—Qu'avez-vous donc, monsieur d'Altenbourg? d'où venez-vous?

—Je viens du parc.

—A cette heure?

—J'y ai passé la nuit.

Ses yeux s'élargirent; son regard muet m'interrogea.

—Oui, continuai-je, toute la nuit.

—Que vous est-il arrivé?

Je ne sus comment lui confier ce que je devais pourtant lui dire. Elle cherchait, elle aussi, à avoir ma confidence. Je lui pris les mains qui étaient moites; je les serrai; elle eut un sourire rapide, à cette marque de sympathie. Elle me dit:

—Vous avez eu une querelle avec quelqu'un?

Elle ne prononça pas le nom de Gaston, mais évidemment c'était à lui qu'elle pensait.

—Non, mais, j'ai vu…

J'hésitai.

—Quoi donc? balbutia-t-elle d'une voix tremblante.

Je me penchai sur elle, pour faire pénétrer plus vite mes paroles, et pour parler bas, et je lui dis en haletant, avec un remords, comme si je commettais une trahison:

—J'ai vu Gaston entrer par le balcon, dans la bibliothèque.

Elle poussa un cri, se rejeta un peu en arrière, raidissant ses mains dans les miennes:

—Vous avez vu cela?

Un nuage rouge passa sur son visage. Elle baissa la tête.

—Et j'ai vu mademoiselle de Chavanges le recevoir.

Elle releva les yeux, et me dit, avec stupeur, avec confusion:

—Vous avez vu M. Gaston?

—Oui.

—Vous avez vu mademoiselle Reine?

—Oui, comme je vous vois.

Elle tressaillit; sa rougeur disparut; elle devint très pâle. Ses yeux plongeaient dans les miens; nous restâmes deux secondes ainsi, nous contemplant. Elle murmura enfin:

—Êtes-vous bien sûr?…

Elle disait cela sans élan, avec un embarras visible; elle n'était pas indignée, mais attristée. Je pensai qu'elle savait tout et qu'elle voulait seulement faire naître un doute dans mon esprit.

—Oui, miss Sharp, je suis bien sûr de ce que j'ai vu. Vous le savez bien.

Elle dégagea ses mains par un mouvement rapide et les joignit:

—Moi!

—Oui, vous, la confidente de mademoiselle de Chavanges. Elle vous avait prévenue de ce rendez-vous, n'est-ce pas?

—Oh! monsieur d'Altenbourg!

—Miss Sharp, je vous crois sincère. Niez donc que vous saviez tout!

Elle eût voulu mentir; elle n'osa pas, et poussa un grand soupir, vibrant comme un sanglot.

Cet aveu m'était inutile; seulement il élargissait et envenimait encore ma plaie.

Miss Sharp, correctement habillée, lissée, cravatée, gantée, représentait si bien la vertu simple, le devoir exact, que j'eus un mouvement de colère contre elle.

—Vous avez souffert cela, miss Sharp!

—Hélas!

—Vous ne lui avez pas dit que c'était un assassinat?

Elle eut un mouvement de compassion. A son tour, elle chercha à me prendre la main.

Je me reculai, j'ajoutai avec amertume:

—Vous étiez peut-être là!

Sa rougeur lui revint; ses yeux se voilèrent. Je l'offensais injustement. Je fis un effort:

—Pardon, miss Sharp!

Elle fit le geste de m'interrompre. Elle ne voulait pas plus d'excuses, pour l'injustice de ma douleur, qu'elle ne voulait tolérer de calomnies.

Je me détournai, et, me laissant tomber sur un banc de fer, placé sous des palmiers, je cédai à l'attendrissement que je croyais avoir tari; des larmes me vinrent aux yeux.

L'Anglaise s'approcha doucement, resta debout devant moi, et, d'une voix profonde, qu'elle n'avait jamais prise pour me parler:

—Pauvre monsieur Louis!

Ordinairement, miss Sharp, quand elle n'ajoutait pas mon titre à mon nom, m'appelait M. d'Altenbourg. C'était la première fois qu'elle s'en tenait à mon prénom.

Cette familiarité était une grâce de sa pitié; j'y fus sensible, mais en même temps elle consacrait mon malheur.

Je m'imaginais que l'Anglaise était envoyée par Reine.

—Vous venez de la voir? lui demandai-je.

—Non.

—Cependant, pour sortir à cette heure?

—Cela m'arrive souvent.

—Vous n'allez pas de sa part vous assurer si l'échelle a laissé une trace sur le mur?

—Non.

—Et si l'homme qui a poussé un cri est toujours en face du balcon?

—Non.

Miss Sharp répondait vivement, mais avec une timidité qui me touchait.
Elle voulait épargner à la fois mon ressentiment et ma douleur.

—C'est elle, c'est elle, que je voudrais voir là, repartis-je en secouant la tête. Je m'étonne qu'elle ne soit pas descendue elle-même, pour constater, comme cette nuit, que tout est bien tranquille et que celui qui l'a bien vue ne la trahira pas.

—Vous l'avez vue? demanda encore une fois l'Anglaise avec surprise.

—Oui, quand elle l'a reçu, quand elle l'a reconduit, et surtout quand elle est venue, après, braver le ciel.

Miss Sharp parut ne pas comprendre. Elle se pencha pour m'envelopper d'un regard méfiant.

—Que voulez-vous dire?

Sa voix était si basse que je devinai ses paroles, plutôt que je ne les entendis.

Je racontai alors cette apparition dernière de mademoiselle de Chavanges au balcon.

L'Anglaise en parut saisie.

—Oh! dit-elle lentement.

Elle laissa tomber son front dans ses deux mains et médita pendant une minute.

—Quel malheur! quel malheur! dit-elle enfin en relevant la tête.

Elle s'éloigna de quelques pas, puis revenant résolument à moi, et me regardant en face, avec un étincellement qui me provoquait, avec une énergie que je ne lui soupçonnais pas:

—Monsieur d'Altenbourg, vous êtes un homme d'honneur. Si je vous demande le secret? Si je vous prie de me donner votre parole que, quoi qu'il arrive, vous ne provoquerez pas votre ami?…

Je l'interrompis.

—Est-ce que j'ai un ami? Est-ce qu'on provoque un voleur? On le châtie. Ne voulez-vous pas aussi, que je continue à lui dire à elle, que je l'aime, que je veux l'épouser!

Miss Sharp redevint très pâle, et se froissant les mains:

—Non, non, c'est impossible! c'est impossible! Ah! je le vois, vous voulez vous venger!

—Me venger! Il y a deux vieillards que je ne veux pas frapper; quant à elle, vous pourrez lui dire que je l'aimais trop cette nuit, pour que je ne craigne pas ma colère: non, je ne me vengerai pas, soyez tranquille, je la laisse à Gaston.

L'Anglaise tressaillit, et avec emportement:

—Il ne l'épousera pas!

—Qui donc alors peut l'épouser?

—Vous croyez qu'elle peut l'aimer.

La question était étrange.

—Je crois qu'elle peut l'épouser! Cela me suffit; il me vengera!

Après un silence, miss Sharp reprit:

—Alors, qu'allez-vous faire?

—Partir.

—Quand?

—Tout de suite; ce matin.

—Sans attendre le réveil?…

—De qui? de la marquise? cela me ferait rester trop longtemps; du duc? cela me gênerait; d'elle? je ne répondrais pas de ma fierté; de Gaston? je ne partirais peut-être pas, si je le revoyais!

L'Anglaise avait suivi mes paroles avec un éclair jaillissant à chaque mot. Quand j'eus fini, elle eut un rayonnement suprême de reconnaissance.

—Partez donc! s'écria-t-elle.

Je trouvais juste qu'elle acceptât mon départ; je trouvais un peu cruel qu'elle l'acceptât si vite.

—Cela arrange tout, n'est-ce pas? répliquai-je avec amertume?

—Vous êtes bon! vous êtes généreux! monsieur d'Altenbourg.

—Je suis si malheureux, que je n'ai pas de mérite à partir.

—Où allez-vous? A Paris?

—Non.

—A l'étranger?

—Peut-être.

—Dites-moi où l'on pourrait vous écrire.

—Je ne veux de lettre de personne.

—Pas même de moi?

—De vous, miss Sharp?

Je me rappelais que la veille, il avait été question entre mademoiselle de Chavanges et moi du style épistolaire de miss Sharp. Je trouvais de l'ironie à cette offre bienveillante de sa part.

—Ne m'écrivez pas, miss Sharp. Vous ne pourriez, ni me faire oublier ce qui s'est passé cette nuit, ni m'habituer mieux à ce souvenir que je ne vais le faire dans ma solitude. Il n'y a de dignité pour moi que dans un départ qui brise tout lien. J'accepte, auprès de la marquise et du duc, la responsabilité d'un acte qu'on traitera sévèrement. On m'accusera d'hypocrisie. J'ai été accusé souvent d'être un hypocrite, par Gaston lui-même. M. de Thorvilliers n'est plus mon tuteur. Il m'a rendu ses comptes, je n'en ai pas à lui rendre. Gaston fera de son bonheur l'usage qu'il voudra. Je veux l'ignorer. La marquise se moquera de moi, et sa petite-fille lui expliquera aisément ce qui pourrait paraître inexplicable. Quant à vous, miss Sharp, votre amitié ne peut me servir, qu'en n'essayant pas de troubler le deuil que j'emporte. Je ne veux pas que vous m'écriviez. Vous n'auriez, d'ailleurs, rien à m'écrire.

—Peut-être!

Miss Sharp laissait voir une émotion extraordinaire. Quel moyen rêvait-elle, ou croyait-elle rêver de détruire le passé? Je ne voulais pas me faire le complice de cette sympathie pour moi; mais cependant, elle me fortifiait. Une heure auparavant, j'aurais été incapable de la fermeté qui me soutenait.

Le courage le plus difficile est celui qu'on a tout seul, en secret. Un témoin suffit pour faire un héros. Je me sentais soutenu, élevé par cette approbation. La phase d'attendrissement était passée. La phase de colère n'était plus possible. L'une et l'autre pouvaient revenir, et sont revenues. Mais j'entrais dans cette langueur résolue, dans cette fatigue d'émotion, qu'on rapporte du cimetière.

—Ne lui donnez pas trop de repentir! dis-je à miss Sharp.

Celle-ci se débattait contre l'enlacement de je ne sais quelle pensée héroïque.

—Je vous en conjure, me dit-elle encore, ne me cachez pas le lieu de votre retraite. Ne croyez pas que tout soit fini! Il est nécessaire que vous partiez maintenant, oui; mais il se peut que vous appreniez des choses…

Mon amour eut un dernier sursaut.

—Quoi! quelles choses? que savez-vous? que pressentez-vous que vous ne puissiez me révéler maintenant? Ai-je donc été victime d'une illusion? N'est-ce pas elle que j'ai vue, que j'ai reconnue? Oh! alors, je me mettrais à ses pieds; je lui demanderais pardon de ma douleur insensée. Parlez, miss… S'il y a un mystère qui me donne une illusion, confiez-le moi. Faites-moi douter, et je vous bénirai.

Je m'échauffais; miss Sharp se refroidit. La lumière répandue sur son visage s'éteignit comme sous des cendres. Sa bouche qui s'était épanouie, se resserra. Son regard se détourna du mien; l'inexorable raison lui donna un accent presque dur, tant il était net, décisif.

—Je n'ai rien à vous dire aujourd'hui; partez, monsieur d'Altenbourg.

Nous échangeâmes alors quelques paroles froides, pratiques, sur la meilleure façon pour moi de quitter le château. Miss Sharp était d'un excellent conseil. Quand je fus renseigné sur les dispositions à prendre, je remerciai l'Anglaise. La lueur lui revint aux joues, au front. Elle baissa la tête.

—Je devrais partir aussi, soupira-t-elle.

—Pourquoi?

Elle ne répliqua pas; elle resta quelques secondes immobile. Je crus m'apercevoir qu'elle pleurait.

Comme je lui faisais un geste d'adieu, par une démonstration de pitié et d'amitié, excessive en toute circonstance, mais incompréhensible de la part d'une Anglaise, miss Sharp me saisit la main et la porta à sa bouche.

—Adieu! adieu! me dit-elle en suffoquant. Ah! comme vous méritez d'être aimé!

Je pris cette exclamation enthousiaste pour une condamnation nouvelle de la conduite de Reine, et, me dégageant doucement:

—Je ne méritais pas d'aimer, dis-je à la confidente de mademoiselle de
Chavanges, puisque je n'ai pas su lui persuader de m'aimer. Adieu!

—Adieu!

Je sortis de la serre et traversai la salle de billard. Miss Sharp me suivait silencieusement. Nous allâmes ainsi jusqu'au bas du grand escalier du château. Je montai dans ma chambre, en marchant doucement; j'écrivis à M. de Thorvilliers, sans choisir le prétexte de mon départ, sans m'inquiéter des banalités que j'entassais.

Je chargeai le duc de mes excuses auprès de la marquise.

Je posai la lettre sur une table, bien en évidence, comme fait un homme qui va se suicider, et je m'occupai rapidement de mes préparatifs de départ.

Comme j'étais descendu pour chercher un domestique, doutant qu'il en fût un d'éveillé dans le château, je trouvai miss Sharp à la porte de ma chambre, avec un palefrenier qu'elle avait été chercher elle-même dans les écuries, en même temps qu'elle avait prévenu le vieux cocher de la marquise que j'avais besoin de partir par le premier train qui passait à Rocroy.

Elle veillait à tout; elle avait hâte de me voir parti.

Je la remerciai; le domestique descendit mes bagages, et le coupé pendant ce temps était attelé. Tout se fit silencieusement.

Quand il était nécessaire de dire un mot, on le disait à voix basse. Nous craignions de donner l'éveil. A deux ou trois reprises, il me sembla que miss Sharp écoutait dans la direction de la chambre de mademoiselle de Chavanges, comme si elle eût particulièrement redouté que celle-ci, mal endormie, ne vînt au bruit.

Il avait été facile à l'Anglaise d'ouvrir de l'intérieur la porte qui donnait sur les communs.

Ce fut elle qui ferma la portière du coupé, quand j'y fus installé; nous échangeâmes une étreinte, sans échanger d'adieu inutile. Nos yeux étaient fixés sur nos mains brûlantes.

Lorsque la voiture, sortie de la cour des communs, entra dans la cour d'honneur, miss Sharp se retrouva debout, sur le perron, en face de la grille d'entrée.

Elle regardait alternativement la voiture et les fenêtres closes, pour s'assurer que le bruit des roues sur le sable de cette cour plantée n'avertissait pas la marquise, ou Reine de Chavanges, de ma fuite.

XIV

Il ne faut jamais fuir. Je me suis cru généreux et humble; j'ai été implacable et orgueilleux. Il fallait rester, affronter Reine, Gaston, miss Sharp; me débattre davantage contre cette crudité effroyable du fait qui violait tous mes sentiments, ne pas abandonner celle que j'avais tant estimée, et que j'aurais dû plaindre, ne pouvant la haïr.

Hélas! il m'eût fallu une expérience que je ne pouvais avoir. J'aurais dû être, pour posséder cette lueur de raison, autre chose qu'une moitié de poète, d'homme à demi religieux, fanatique de générosité par besoin de se sentir fort et clément, agité, à travers tout, de frissons sensuels qu'il prenait pour de l'indignation…

Je viens de relire ce que j'ai écrit sur cette nuit fatale, et je m'aperçois que je n'ai pas tout dit; que je n'ai pas assez insisté sur ces déchirures, sur ces brûlures de la chair. J'ai eu honte de tout analyser, et pourtant, il faut bien que l'on m'absolve de ma grande innocence, pour que je ne sois pas trop accablé ensuite de ma faute.

Ce mémoire prend les proportions d'un livre. Mais, je l'atteste; je ne mets aucune vanité d'auteur dans mon récit. Je n'ai que le scrupule d'étendre à ma fille, pure et chaste, l'intérêt que l'on portera peut-être à son père coupable.

Coupable? Oui, je l'ai été, mais d'abord, mais surtout en désertant le supplice; l'autre faute n'a été que la contre-partie de celle-là.

En m'éloignant du château, je pleurais, et cela m'était doux, car les larmes empêchent de penser. Je n'avais qu'une idée, et tout de suite je m'étais donné un but; courir à mon vieux maître l'abbé Cabirand, non pas seulement parce qu'il était mon seul ami, mais parce que dans cette crise il m'apparaissait comme le seul médecin auquel je voulusse me confier.

Le poète venait de recevoir une atteinte terrible; le chrétien s'exalta et substitua une poésie éternelle à la poésie éphémère.

L'abbé Cabirand fut stupéfait, consterné et effrayé. Je lui disais que je n'aimais plus, et je le disais avec tant de douleur qu'il s'alarma de ce que je lui apportais encore de passion à éteindre. Il me conseilla tout ce qu'il pouvait me conseiller, le repos près de lui, la prière.

Il voulut aussi, ce bon prêtre, écrire à mademoiselle de Chavanges. Il songeait à susciter un repentir qui eût désarmé mon juste ressentiment; il rêvait la purification par les larmes, et sans se préoccuper des répugnances de la vanité, de l'amour-propre humain, il croyait encore à la possibilité d'un mariage.

Il essaya aussi, avec la même inexpérience infaillible, de me persuader que j'avais mal vu, mal interprété une vision imparfaite.

Mais s'apercevant que ce moyen de guérison irritait mes plaies, sans les guérir, se sentant inhabile à se reconnaître dans le labyrinthe des caprices féminins, il s'évada bien vite de ce terrain, et s'en tint exclusivement aux arguments de pardon, de charité.

Il avait obtenu pour moi la permission d'habiter le séminaire où il professait, afin que notre tête-à-tête fût aussi peu interrompu que possible, et que nous pussions reprendre, dans l'intervalle d'une leçon à une autre, d'un office à un autre, l'éternel sujet de nos confidences.

On comprendra qu'avec mon caractère et dans les dispositions où j'étais, l'idée de l'apostolat me vint vite au milieu de cette vie religieuse.

Je dis l'idée de l'apostolat et non pas celle de la retraite. Sous cet accablement de mon coeur, je sentais une énergie qui voulait être employée et qui redoutait l'inaction.

Je ne suis contemplatif qu'à mes heures. La vie du cloître m'eût narcotisé sans me calmer, ou m'eût exaspéré. Je devinais que j'aurais moins d'assauts à soutenir dans la solitude peuplée que dans la solitude vide.

Quand je m'ouvris à l'abbé Cabirand de mon projet de rester, comme élève, et de me faire prêtre, il eut une vivacité d'opposition tendre, paternelle, qui me toucha, sans me convaincre. Il assurait que ce désir était l'effet d'un dépit plutôt que d'une vocation. Cet homme chaste, paisible, qu'aucun souffle mauvais n'avait jamais agité, ne comprenait qu'une façon de prêtre, le pasteur candide et studieux. Serais-je celui-là? Il n'admettait qu'une façon de tuer le démon dans la conscience d'un homme qui a goûté aux passions humaines, le jeûne, la macération, la lutte continue; car, selon lui, le confesseur des autres doit n'avoir pas à se battre d'abord avec lui-même.

Il se mêlait aussi, à l'insu de sa sagesse, un grain d'ambition pour moi à tous ces raisonnements.

L'abbé Cabirand me croyait appelé à de hautes destinées dans le monde. Il m'avait souvent prédit que j'irais à la Chambre des pairs et que je m'y ferais ma place. Il ne pouvait se résigner à me voir simple curé, ou simple vicaire. Il est vrai qu'avec mon nom et ma fortune, je pouvais prétendre à de grands honneurs dans l'Église même. Elle est bien obligée de demander du renfort aux influences aristocratiques. Mais la modestie du bon prêtre lui interdisait de souhaiter pour moi une si belle carrière dans l'état religieux; tandis qu'il se croyait en règle avec la terre et le ciel, en me poussant à devenir un grand orateur politique et laïque.

Il me parla avec une éloquence naïve, qui n'empruntait rien à sa rhétorique usuelle, du mal que je me ferais à moi-même et que je ferais aux autres, si j'apportais à Dieu un coeur palpitant encore d'un désespoir humain, trop violent, pour être définitif.

—Mon pauvre enfant, me disait-il, en citant saint Augustin, vous n'aimez plus celle qui vous a trompé, mais vous aimez toujours l'amour.

Je discutais; je répondais que cette tendresse, crucifiée en moi, voulait s'épancher et non se concentrer pour une torture égoïste et dangereuse; que je voulais devenir prêtre, au plus vite, pour agir et non pour me recueillir; que la politique me paraissait mesquine. J'aimais mieux aller prêcher les sauvages que la majorité ministérielle ou l'opposition, si je n'avais pas assez d'éloquence pour dire ces vérités cruelles au monde que j'avais traversé et qui ne m'avait pas compris.

J'étais croyant; je l'avais toujours été. Mon détachement de la vie ordinaire était complet. C'était me condamner à un désoeuvrement fatal que de refouler en moi ces aspirations de tout mon être. Oui, j'aimais l'amour, mais l'amour infini, pour me guérir des désenchantements de l'amour terrestre et borné, pour satisfaire la soif immense qui me restait de cette première amertume.

Je triomphai des résistances de l'abbé Cabirand. Peut-être bien que sans s'en douter le professeur de rhétorique se rendit à la rhétorique ingénieuse de son élève.

Quand il fut persuadé, une vie douce, la convalescence de mon coeur commença vraiment dans cette intimité. Je n'avais plus à rougir de ma tristesse; j'en faisais un moyen de m'observer, de m'épurer.

J'étudiai avec ardeur. Je me tins parole. Aucun signe de moi n'alla me rappeler à ceux qui m'oubliaient peut-être, ou me défendre près de ceux qui m'accusaient. Je trouvais un âpre plaisir à songer aux calomnies dont je devais être la proie. Je souriais, avec un soupir dédaigneux, à ce déchaînement de mépris que je ne méritais pas.

J'étais depuis six mois au séminaire, quand, un malin, l'abbé Cabirand vint me trouver dans la cour de récréation et m'attirant à part, me mit sous les yeux un journal, dont il me priait de lire un entrefilet.

Ce journal, la Quotidienne, annonçait le mariage de Gaston de
Thorvilliers avec mademoiselle Reine de Chavanges.

La Quotidienne énumérait, à propos du mariage de Reine et de Gaston, les grandes alliances dans le passé des deux nobles familles. J'appris en même temps, par cette notice même, que la marquise était morte.

Mon vieil ami m'observait, pendant que je lisais cet entrefilet; il me prit la main et me la serra.

—Courage! me dit-il.

Je trouvai l'exhortation superflue. J'avais bien ressenti un peu de palpitation au coeur; j'avais peut-être un peu de sueur à la main; mais je me sentais un grand courage, et comme un apaisement de doutes infimes, obstinés, secrets.

Ce mariage n'était-il pas le meilleur dénouement que ma générosité pût souhaiter à cette intrigue, à cette aventure? N'était-ce pas aussi pour moi le meilleur écho que ma conscience pût recevoir du monde où j'avais souffert?

Tout était fini, réparé. J'étais libre devant mon devoir, sans avoir à redouter, sous prétexte d'âme à sauver, un retour sournois vers le passé.

Mademoiselle de Chavanges et Gaston avaient fait ce qu'ils devaient faire. Je n'aurais pu leur conseiller autre chose.

Je n'étais pas encore prêtre; je pouvais me permettre une dernière remarque ironique, et tandis que le chrétien approuvait, l'homme du monde éconduit, supplanté, indignement trahi, se disait qu'après tout Gaston avait trouvé moyen de conquérir une belle femme et une belle fortune. Sa logique infâme ne péchait que devant Dieu; elle était infaillible devant les hommes.

Décidément je faisais bien de me retrancher du tumulte des hommes.

—Je suis heureux de ces nouvelles, dis-je à mon vieux maître; c'était la seule consolation qui pût me tenter.

Je fus cependant triste, préoccupé, agité par une sorte d'inquiétude, pendant toute la journée.

Je me demandais, malgré moi, si la mort de la marquise n'était pas, pour beaucoup plus que la nécessité d'une réparation, dans les motifs de ce mariage. Je me rappelais le mot de mademoiselle de Chavanges, avant son départ pour l'Italie. Elle avait peur de la solitude.

Gaston avait été, comme il le disait lui-même, un en-cas. Peut-être n'y avait-il aucun amour dans cette union, et quel eût été cet amour, souillé avant de se faire sanctifier!

Le lendemain, j'étais calme. Cette inquiétude, descendue plus profondément en moi, était devenue si sourde, qu'elle semblait disparue…

Je fus ordonné prêtre avec un certain éclat. Mon nom était historique en
Alsace, où ma famille avait été apparentée à des évêques électeurs de
Strasbourg.

La Quotidienne parla de mon ordination, comme elle avait parlé du mariage de Gaston.

Je crois bien que l'abbé Cabirand, qui s'attribuait, comme abonné, des droits de collaborateur, avait arrangé cette sorte de revanche, ce pendant symétrique à la nouvelle du mariage, et qu'il avait écrit lui-même au journal.

La Quotidienne me proposait comme modèle à certains gentilshommes désoeuvrés. C'était encore un moyen de servir la bonne cause que de se faire, auprès de celui dont le royaume n'est pas de ce monde, l'intercesseur du roi terrestre dépossédé…

Je ne raconterai pas ma vie ecclésiastique. A quoi bon?

Je fus ce que j'avais résolu d'être, un prêtre, militant, mais ne provoquant l'ennemi que sur des sommets.

Je restai missionnaire en France, pour ne pas m'éloigner de mon cher abbé Cabirand, qui ne vivait plus qu'entre moi et Dieu. Il pleura à mes premiers sermons. Un jour qu'il ne pouvait plus marcher, il se fit porter à la cathédrale de Strasbourg pour m'entendre parler de la vie éternelle. C'était lui qui m'avait fourni le texte.

A la péroraison, il s'évanouit, et ne reprit connaissance un peu, dans la soirée, que pour me remercier et me bénir. Il mourut, en me disant avec un orgueil de saint:

—Je vais au ciel! Vous m'avez mis des ailes!

Ce fut un grand deuil pour moi; mais dans les dispositions où j'étais, ce deuil fut comme une consécration nouvelle qui m'avança dans la voie religieuse.

A partir de ce moment, je m'absentai souvent du diocèse.

Je fis un voyage à Rome qui faillit changer ma destinée. Quel attrait mystérieux me fit décliner les avances du Vatican, et refuser de quitter pour toujours la France? Je serais aujourd'hui cardinal. Je croirais peut-être à ma vertu.

Je fus longtemps sans accepter les invitations qui me venaient de Paris. Avais-je peur de rencontrer la duchesse de Thorvilliers? Car le vieux duc était mort; et Gaston avait maintenant le titre. Craignais-je de me sentir moins fort dans une atmosphère plus agitée?

Le marbre que j'avais scellé sur mes souvenirs pouvait-il être soulevé par le sourire dédaigneux d'une femme?

Je ne scrutais pas les raisons instinctives qui me retenaient.

Pendant dix ans, je demeurai en province. Je n'étais, pour ainsi dire, attaché à aucune paroisse. Je n'avais de devoirs réguliers que pendant les retraites. J'étais l'orateur à la mode. Je me refusai toujours obstinément à confesser.

J'ai dit qu'il m'arrivait parfois, devant les boiseries sculptées des sacristies, de me rappeler les grandes armoires de la bibliothèque de Chavanges; mais je sortais sans amertume de ces surprises passagères de ma mémoire. Je ne prétendrais pas que le passé fût mort en moi; seulement je ne m'irritais pas contre ses secousses, et je ne mettais aucune complaisance à y céder. Je le rendais inoffensif, en restant d'ailleurs très prudent.

Quelquefois, dans la chaire d'une cathédrale, quand mes regards tombaient sur des mondaines de mon auditoire, venues là comme au théâtre, pour écouter un acteur, je me laissais emporter par des souffles, non de colère ou de mépris, mais de compassion véhémente pour la coquetterie, la frivolité des femmes. Quel que fût le sujet de mon sermon, j'y faisais entrer une leçon indirecte à ces dévotes d'elles-mêmes, à ces ennemies de toute foi sérieuse.

Je reçus un jour une invitation d'aller à Paris, qui ressemblait à un ordre. J'obéis avec une émotion qui était peut-être du plaisir, quand elle me semblait de la peine. Je n'avais pas à me reprocher cette rupture d'une sorte de voeu. La responsabilité de ce qui m'attendait à Paris se trouvait un peu diminuée; et puis, je le reconnus plus tard, je me croyais maintenant assez fort pour ne pas craindre la brusque apparition de la duchesse de Thorvilliers.

Dix années s'étaient écoulées: Reine devait être mère de famille. Sa loyauté naïve, qui avait été surprise par une tentation trop forte pour son inexpérience, était gardée maintenant par ses enfants. Je ne voulais pas rêver l'attitude que nous prendrions l'un et l'autre, en nous heurtant du regard; mais il me semblait très facile de la saluer respectueusement, et elle était assez grande dame pour ne pas paraître confuse.

Enfin, quand je poussais profondément en moi cet examen de conscience je me disais qu'il y avait un enseignement, un conseil utile à donner, un peu de bien à faire à cette âme, peut-être encore troublée par le remords, en lui montrant ma sérénité, la paix miséricordieuse que je lui apportais.

Subtilités, paradoxes, hypocrisies involontaires!

Je prêchai dans différentes églises, et la chaire de Notre-Dame me consacra, me donna la gloire. Les honneurs dès lors m'arrivèrent, sans que j'eusse aucun droit de les refuser.

Je n'étais plus riche; je m'étais fait presque pauvre. Pour compléter mon renoncement à la vie laïque, j'avais, dès les premières années qui suivirent mon ordination, consacré à des fondations d'asiles, d'écoles, d'ouvroirs, de maisons de refuge, la plus grande partie de ma fortune. Sans le conseil de l'abbé, Cabirand, cette fois, qui se révéla un homme pratique, j'aurais tout dépensé. Mais ce saint homme me parla des disgrâces possibles pour un prêtre, de la vieillesse surtout. Combien n'avait-il pas vu de prêtres, misérables, à la fin de leur vie, pour avoir été des dissipateurs, du temps de leur fortune!

—Il ne faut pas placer toutes ses rentes dans le Paradis, me disait-il malignement.

Grâce à lui, je conservai de quoi vivre modestement et me permettre encore le luxe de quelques aumônes.

J'eus à Paris huit années de triomphe. La cour impériale, qui était dans son neuf, m'avait attiré à la chapelle des Tuileries; mais je me raidis sans doute en y allant, car j'eus la preuve de mon insuccès. On me trouvait intolérant dans mes paroles, fier dans ma tenue. Je ne voulus pas accepter la présidence de petites confréries charitables qui m'eussent enrubanné. Je n'aidai pas à rallier ceux qui boudaient encore dans le faubourg Saint-Germain. J'oubliais trop que j'étais le comte Hermann d'Altenbourg. On fut poli envers moi; mais on ne me demanda plus de prêcher devant l'empereur.

Je crois que ma popularité s'accrut de cette disgrâce, racontée par les journaux d'opposition; disgrâce, d'ailleurs, ou plutôt bouderie, qui me laissait libre, sans diminuer rien de la déférence que l'on avait pour moi.

Il y a, dans la vie de tout homme que le hasard, ou son ambition, amène à un certain degré de gloire, ou de prospérité, une heure de plénitude, d'éclat rayonnant en tous sens, de sérénité dans le succès qui ressemble au bonheur. C'est le moment où l'on voudrait dresser sa tente, comme sur les hauteurs où Dieu se fait visible.

Je n'attendais pas de bonheur; je ne voulais pas de prospérité plus grande, et, si je me sentais affranchi par mon importance, je n'avais plus d'autre ambition que celle de suivre, mon chemin, droit, dallé, lumineux.

Je tenais mon pacte avec le passé; le présent me satisfaisait; je ne demandais rien de plus à l'avenir.

J'allais avoir quarante ans. J'étais en paix avec moi-même. Rien de suspect ne se mouvait dans ma conscience. Mes souvenirs dormaient leur bon sommeil. J'étais sorti de cet automne anticipé que mes douleurs avaient substitué à ma jeunesse, et je me sentais devenir jeune, dans cette tranquillité acquise avec l'âge. Mes idées avaient assez d'espace dans un devoir superbe, élevé, pour ne pas se reposer, ni retourner, en arrière.

Si l'on m'eût dit qu'une passion couvait en moi, j'aurais souri, avec une confiance sincère…

Un soir, j'étais à une grande réception du ministère de la justice et des cultes. Je causais avec le nonce, qui voulait me donner de l'ambition, quand tout à coup, le son d'une voix que je n'avais pas entendue depuis dix-huit ans, me fit tressaillir.

Le duc de Thorvilliers, mon ancien ami, venait de mon côté, tout en causant familièrement avec le ministre.

La tournure de Gaston avait pris de la solennité, c'est-à-dire qu'il parait son embonpoint. Sa beauté physique s'étalait dans une grâce fixée par sa fatuité même et qui n'avait plus d'exubérance. C'était la gravité tempérée d'un homme de bonne humeur qui ne prend que lui au sérieux, mais qui daigne se sourire.

Je n'avais pas appris que Gaston eût rempli aucune fonction dans la diplomatie, ou ailleurs. Pourtant sa poitrine avait un étincellement de décorations et de plaques qui attestait de grandes relations internationales.

Il faisait sans doute un de ces récits plaisants, qu'il avait toujours aimés, car le ministre avait des gestes d'effarouchement poli, tout en souriant, et Gaston, se penchant à son oreille, insistait pour que le trait piquant, mordant ou badin, ne pût échapper à son interlocuteur.

Le tressaillement que je ressentis m'avertissait de m'interroger. Je ne me sentis pas d'abord ému d'autre chose que d'une curiosité vague, presque charitable. Était-il heureux, l'homme qui m'avait pris mon bonheur? Je souhaitais qu'il le fût, pour n'avoir pas à plaindre celle qui ne l'aurait fait souffrir que parce qu'elle aurait souffert elle-même.

Il paraît qu'involontairement, j'avais souri. Ce n'était sans doute que pour démontrer que je n'avais pas peur. Gaston me vit, me reconnut, se crut assuré d'un bon accueil, et familièrement, avec cette promptitude de mouvement qui ne choquait jamais en lui, tant elle était naturelle, quittant le bras du ministre, il put tout à la fois le saluer, saluer le nonce, et me tendre les deux mains en me disant:

—Bonjour, Louis, comment vas-tu?

Je ne donnai pas mes mains; je m'inclinai toutefois d'assez bonne grâce, sans répondre à la question sur ma santé. Il devait voir que j'allais bien. Je trouvais inutile de me vanter de la santé intérieure qui me donnait cette santé extérieure.

Le nonce s'écarta de nous pour rejoindre le ministre; nous restâmes isolés dans le salon.

—Je te fais mon compliment! continua Gaston. Il paraît que tu es en train de dépasser Bossuet. Est-il vrai que tu te présentes à l'Académie? On le disait hier à ma femme.

—Non, répondis-je, légèrement troublé par cette brusque intrusion de madame de Thorvilliers dans le dialogue.

Gaston qui avait appuyé sur ces deux mots, ma femme, leur donnant un sens bourgeois qui n'était pas dans ses habitudes, n'avait évidemment fait allusion à ma prétendue candidature académique, que pour me mettre tout de suite en face de cette évocation.

Je ne sais pas si je rougis; mais j'eus dans les oreilles le bourdonnement que provoque le sang, quand il afflue trop vite.

Gaston insista.

—Tu ne sais pas que notre salon est une parlotte académique? Si tu étais candidat, tu devrais faire discuter tes titres par nos amis sous la présidence de ma femme.

Il souligna encore les deux mots: ma femme, s'arrêta, et riant tout à fait, après cette pause habile:

—Allons, je vois que je n'ai pas ce prétexte-là pour t'attirer.

Je ne parus pas comprendre l'invitation. Gaston sentant qu'elle était refusée, mais trop fin pour faire préciser le refus, me parla d'autre chose, je ne sais plus de quoi.

Ces propos qu'on échange, dans des rencontres pareilles, après une rupture d'intimité qui a duré près de vingt ans, sont comme les feuilles qu'on arrache machinalement aux arbustes devant lesquels on passe, en se promenant à deux, dans une allée, quand on ne sait que dire. On les cueille, on les tortille, on les abandonne.

Ce bavardage qui n'empêche pas de penser à autre chose ne m'était pas désagréable. Je m'y prêtai peu à peu, et forcément la conversation s'allongea.

Gaston trouva moyen, incidemment, de me donner des détails, nécessaires au but qu'il venait d'improviser. Il me renseigna, sans paraître me faire de confidences que je ne demandais pas, sur les principaux événements de sa vie, depuis dix-huit ans. Ils étaient rares, d'ailleurs. La mort du duc, son père, qui avait suivi son mariage, la mort de la marquise de Chavanges, qui l'avait précédé, l'agrandissement de sa fortune; c'était tout. J'appris que le château de Chavanges était vendu. La pièce d'eau où j'avais miré mon désespoir, comme celle où ma mère était morte, appartenait à des étrangers.

De qui était venue l'idée de cette vente? De lui qui, par galanterie,
par bienséance conjugale, ne voulait pas ramener la duchesse de
Thorvilliers dans la maison où Reine de Chavanges s'était abandonnée?
D'elle qui avait eu de la honte ou des remords?

J'appris encore qu'il n'avait pas d'enfants, et qu'il en était fort aise, car il ne se sentait aucune vocation paternelle. La duchesse était de son avis; elle avait remplacé les soucis maternels par des intrigues académiques. Elle avait un salon, un vrai salon: on y buvait de la prose ou des vers avec du thé; Madame de Thorvilliers tenait tête à des philosophes et à des dévots; elle n'avait jamais été dévote; elle était devenue experte en philosophie.

On eût dit qu'en voulant me faire croire que sa femme était libre-penseuse, Gaston me signifiait clairement que le désaccord entre elle et moi était devenu plus profond que jamais.

Il raillait en disant tout cela, il se raillait lui-même.

J'éprouvais à l'écouter une surprise mélancolique. Cet homme, qui s'était si atrocement joué de moi, était vraiment inconscient de son forfait. Était-ce même à ses yeux un forfait? Il s'était fait aimer de celle qui hésitait à m'aimer. Il s'y était pris à sa manière, qui lui avait réussi. Il l'avait épousée. Ma façon de me consoler lui aurait enlevé des remords, s'il en avait eu. Il avait servi ma vraie vocation, qui était d'être orateur chrétien, prêtre. J'avais bonne mine, il me le dit plusieurs fois.

Je n'étais pas à plaindre. J'étais chanoine, quasi-prélat; je devenais illustre; j'avais des succès de conversions, d'attendrissement, devant le premier auditoire du monde, et l'on sait que les femmes composent la meilleure partie de cet auditoire. Je devais avoir, comme tous les prédicateurs, sans péché assurément, des admiratrices, c'est-à-dire des adoratrices, dans le plus grand monde.

Voilà ce que je devinais, quand il ne me le disait pas clairement.

Et moi, pourquoi me serais-je plaint? A quoi servirait une rancune qui me rapetisserait comme prêtre, qui m'aigrirait inutilement comme homme? Pourquoi, puisqu'il me provoquait, me sentant fort et inattaquable, refuserais-je d'aller chez lui? De quoi aurais-je peur?

Je n'étais plus qu'un curieux de la vie mondaine. Si je ne portais pas toujours la soutane; si profitant d'un privilège que j'avais accepté, à la suite de mon voyage de Rome et d'un titre honorifique, j'allais dans les salons officiels dans cette tenue de Monsignor, qui effarouchait moins le monde, je n'en sentais pas moins, même invisible, la robe noire qui couvrait ma poitrine refroidie comme un drap de cercueil.

Puisque j'étais un prêtre, célèbre, sage, à l'abri de tout reproche; puisque j'avais sur le front et dans le coeur la neige pure de vingt ans de vertu, quelle contagion, quelle reprise des sens ou du sentiment pouvais-je craindre, en revoyant la femme, justement condamnée, que j'étais bien sûr de ne plus aimer?

C'était à elle, s'il lui restait quelque chose des fiertés de mademoiselle de Chavanges, à ne pas accepter cette rencontre. Je me croyais presque sûr de son refus. Aussi, quand Gaston, avec son habileté de séduction, revint à la charge, parlant même de m'enlever sur l'heure, dans sa voiture, pour aller prendre le thé avec la duchesse, qui devait rentrer bientôt de l'Opéra, je lui répondis que j'irais lui rendre visite, mais que je le priais auparavant d'obtenir l'assentiment de la duchesse.

—Pourquoi? me demanda-t-il, avec une impudence si gaie, si naïve, que je ne pus m'empêcher de sourire.

Il m'était difficile de répondre.

—Est-ce que tu crois qu'on t'en veut encore de ton brusque départ? répliqua-t-il avec la même effronterie.

—Non, je ne crois pas cela.

—Eh bien, alors!

Il y avait du mépris pour mon état actuel, dans cette confiance de
Gaston. Je me sentis défié.

De toutes les passions, la plus indéracinable, c'est l'orgueil. On tord ses racines et on le fait ramper en soi-même, quand il ne peut plus sortir et grandir d'un jet libre et droit; mais on ne le déracine pas. J'ai connu bien des humbles, dont l'humilité n'était que le prolongement en dessous de l'orgueil qui ne pouvait plus se dresser.

A l'heure même ou j'écris, après tant de foudroiements, je sens encore mon orgueil; c'est lui qui me fait écrire avec trop de complaisance, pour moi, cette confession…

Je repris d'un ton ferme et net:

—Si je t'ai bien compris, madame de Thorvilliers reçoit plus de philosophes que de prêtres?

—C'est vrai.

—Je serais dès lors une nouveauté dans son programme. C'est pourquoi il me semble convenable de la consulter.

—Tu y tiens? soit, dit Gaston. Je lui en parlerai et je t'écrirai. On voit bien que tu fais de la casuistique! Mais veux-tu que je te l'avoue, l'abbé? Tu avais plus l'air d'un prêtre, il y a vingt ans, quand tu ne l'étais pas, qu'aujourd'hui.

—C'est que, maintenant, je suis plus habitué à ne pas faire scandale.

Gaston reprenait une occasion de taquinerie avec moi, qu'il avait perdue pendant dix-huit ans.

—Sais-tu, reprit-il, que ton costume te va bien?

—Tu trouves?

—Il ne te manque qu'un nuage de poudre, pour ressembler à un abbé du dix-huitième siècle.

—Tu ne penses pas que j'ai assez de cheveux blancs?

—Fat! Si j'en ai moins que toi, c'est que les têtes de fous grisonnent tard, ou ne grisonnent pas.

Je pensais en moi-même:

—Qui peut se vanter de n'avoir pas été fou!

La conversation prenait un tour de badinage qui se continua quelques instants encore.

Sans y prendre goût, je m'aperçus que j'étais plus habile qu'autrefois à cette escarmouche. Ma confiance s'augmenta de cette persuasion.

—Ah! madame la duchesse! me disais-je tout bas, quand je quittai Gaston, je vous défie bien, cette fois de me faire trembler! Si votre esprit est resté le même, le mien s'est affilé. A nous deux!

XVI

J'avais donné mon adresse à Gaston. Le lendemain, il m'écrivait que la duchesse me recevrait avec plaisir. Il ne m'indiquait spécialement ni son jour, ni son soir de réception. Il m'avait dit d'ailleurs, en causant, qu'on était certain, tous les soirs, de trouver l'hospitalité dans le petit salon de madame de Thorvilliers, quand le grand salon n'était pas allumé.

Si elle était obligée ou tentée d'aller aux Italiens ou à l'Opéra, les gens de sa société qui ne la rejoignaient pas le soir, dans sa loge, pouvaient l'attendre chez elle. Il y avait toujours un thé préparé, et, jusqu'à minuit, les intimes, en revenant du théâtre ou de soirée, avaient le droit de se faire annoncer chez elle.

Il me parut plus convenable, puisque je me décidais à cette visite, de me présenter un soir qui ne fût pas le soir des réceptions académiques. J'aimais mieux affronter tout de suite la gêne d'une conversation non interrompue par des visiteurs, que de faire figure dans un cercle nombreux où mon nom, ma réputation, me vaudraient une attention plus embarrassante, où je serais un spectacle, au lieu d'être un spectateur.

Il y avait encore de l'orgueil qui se masquait de modestie dans cette résolution.

Quand je soulevai le lourd marteau de l'hôtel de Thorvilliers, un soir, vers dix heures, je m'interrogeai avant de le laisser retomber. J'écoutai pour ainsi dire si mon coeur battait trop fort.

La palpitation sourde que je sentais n'était pas de nature à m'inquiéter. Il était tout simple que je fusse ému de revoir celle à qui j'apportais le pardon.

Puisque j'écris ma confession entière, je dirai que la question de mon costume avait été l'objet d'une assez longue délibération avec moi-même. Le costume a autant d'importance pour le prêtre que pour la femme.

Devais-je me présenter en soutane ou en frac?

Un esprit alerte comme celui de madame de Thorvilliers verrait du pédantisme, de l'affectation puritaine dans la sévérité de mon uniforme de prêtre. Devais-je poser en missionnaire? Mais devais-je poser en abbé mondain?

Il était vrai que Gaston avait dû esquisser mon costume, en racontant notre rencontre. Elle s'attendait à me voir comme il m'avait vu. Pourquoi changer?

Je pris le parti qui me parut le plus simple et le plus brave, celui de ne pas mettre trop de disparates entre le souvenir lointain du comte Louis d'Altenbourg et la vision de l'abbé Hermann. J'étais bien obligé de me faire un titre de mes habitudes dans le passé, puisque je ne prétendais pas m'en faire un de ma position actuelle.

Je m'habillai donc, comme pour la soirée du garde des sceaux, et ce fut avec l'assurance d'un coeur fier, qui n'a rien à craindre, qui ne va au-devant d'aucune menace et qui n'en apporte aucune, que je laissai retomber le marteau de la grande porte, que je traversai la cour et que je me fis annoncer!

Je remarquai dans la cour une voiture attelée avec le cocher sur le siège; la duchesse allait sortir. Tant mieux; j'avais un prétexte pour abréger la visite.

J'avais presque regretté, en frappant à la porte, de n'être pas venu un soir de grande réception. Je m'étais avisé tout à coup qu'il vaudrait mieux avoir l'encadrement d'un monde indifférent pour notre première rencontre. Et puis, subtilité de l'orgueil! il n'était peut-être pas inutile que ma gloire saluée par des indifférents mît tout d'abord une sorte d'égalité hautaine entre la duchesse et l'orateur célèbre.

Je traversai le salon d'apparat où l'on faisait des académiciens. Il était éclairé par une seule lampe. Le valet de pied, soulevant une lourde tapisserie de velours, ornée des armes en applique, des maisons de Thorvilliers et de Chavanges, s'effaça pour me laisser entrer dans le salon intime de la duchesse.

Elle était seule, assise sur un fauteuil bas, devant le feu, enveloppée d'une grande pelisse de satin noir, la tête constellée d'étoiles de diamants dans ses cheveux noirs. Je compris qu'elle était en toilette de bal. Dès que je sentis derrière moi le glissement, le souffle de l'épaisse portière qui s'abaissait en m'enfermant, j'eus le regret d'être venu, et l'éclair d'un danger imprévu.

La duchesse ne se souleva pas, ne parut pas troublée. Son admirable visage resta impassible. Seulement, avec une nonchalance ironique qui me faisait retrouver, à première vue, dès l'échange du premier regard, la jeune Reine d'autrefois, devenue une véritable reine, trônant dans une grâce majestueuse, elle tourna vers moi ses yeux que j'avais éteints dans ma pensée, et que je revoyais, plus grands, plus noirs, plus profonds.

—Bonsoir, monsieur l'abbé, me dit-elle, de cette voix sonore, restée jeune, dont le cristal réveilla subitement un écho; et elle me désigna du doigt un fauteuil plus élevé que le sien, à côté d'elle.

Je remarquai qu'elle serra sa pelisse, par une précaution de frileuse, et qu'elle eut le petit mouvement d'un frisson.

Je commençai par une excuse banale, sur le retard que j'allais apporter à une visite, à une soirée; j'avais vu la voiture dans la cour; mais je ne la dérangerais pas longtemps.

Je débutais sottement; je ne trouvais pas autre chose à dire.

Elle me laissa me dépêtrer de mon compliment, de mon exorde, sans se tourner vers moi. Était-elle déjà ravie de surprendre en flagrant délit de balbutiement un orateur si fameux? Ou bien, cherchait-elle à se souvenir de la voix qu'elle entendait? La comparait-elle à la voix tremblante du pauvre soupirant d'autrefois? Elle regardait obstinément le feu.

Un petit silence avait suivi mon début. Soudain, s'appuyant de tout le corps sur le bras capitonné du fauteuil, et se penchant de mon côté, en levant vers les miens ses yeux qui flambèrent d'une curiosité intense, d'une colère contenue, ou d'un mépris longtemps envenimé:

—Puisque vous n'avez que peu de temps à me donner, voulez-vous bien me dire, tout de suite, monsieur l'abbé, pourquoi vous êtes parti si brusquement, il y a… combien d'années? vingt ans, n'est-ce pas? ou dix-huit ans?

C'était de l'audace!

—Vous l'avez oublié? répliquai-je brusquement.

Ses sourcils qui s'étaient abaissés se soulevèrent et se déployèrent; son regard s'élargit.

—Je ne l'ai jamais su, dit-elle simplement.

A mon tour, je m'étonnai.

—Comment? Vous ne savez pas?… Miss Sharp ne vous a rien dit?

—Miss Sharp! Quelle commission lui aviez-vous donnée? Rappelez-la moi.

Son assurance, quoique hautaine, paraissait si naturelle, que j'eus un tremblement intérieur, un commencement d'angoisse. Avait-elle oublié? Il me répugnait de revenir sur les émotions atroces de cette nuit. J'espérais qu'elle m'aurait épargné cette évocation. Mais, puisqu'elle l'exigeait, je devais être implacable.

Je fouettai mon coeur pour y réveiller la colère, et des battements précipités me firent croire qu'elle s'éveillait.

Me voyant hésiter, madame de Thorvilliers reprit avec impatience:

—Je vous répète que je ne sais rien de précis. Les raisons que m'a données miss Sharp n'en étaient pas. Elle était aussi embarrassée que moi pour trouver un motif qui ne fût pas une injure inconcevable. Si vous n'aviez pas emporté votre malle, on eût pu croire à un suicide!

—Un suicide! murmurai-je douloureusement, en me rappelant mon agonie au bord de la pièce d'eau.

—Oui, un suicide! Mais, Dieu merci, vous n'êtes pas mort, et vous ne paraissez pas avoir eu envie de mourir. Alors, c'est donc la passion du célibat, la vocation de vous faire prêtre, qui vous a pris, comme cela, subitement, entre cinq et six heures du matin, le jour même où nous devions avoir, vous le savez peut-être encore, un entretien sérieux?… Ah! vous n'aviez pas prévu ce qui arriverait!

On eût dit qu'un sanglot entrecoupait la vibration de ses paroles.
Était-ce la colère qui se dressait en moi, ou une épouvante inconnue?

—C'est l'entretien que vous avez eu pendant la nuit, répondis-je avec effort, qui m'a empêché d'attendre celui que vous m'aviez promis.

—Quel entretien? Que voulez-vous dire?

Elle se penchait vers moi. J'avais sous mes yeux la flamme des siens. Sa pelisse s'entr'ouvrit, me laissant voir l'étincellement d'un collier de diamants sur son cou.

Il fallait finir. Je devenais ridicule, et, puisqu'elle osait nier, je devais la forcer à pâlir devant l'évidence.

—Je veux dire que, cette nuit-là, j'étais dans le jardin, sous vos fenêtres, et que j'ai vu…

—Quoi?

—Gaston aller au rendez-vous que vous lui aviez donné.

—Vous mentez! s'écria-t-elle avec une furie superbe.

Elle se leva d'un bond, pâle en effet, mais non de honte. La pelisse glissa de ses épaules qui étaient nues, sur ses bras nus aussi. Je fus ébloui.

Elle me toisait, grandie, imposante:

—Vous mentez! vous mentez! répéta-t-elle, en secouant les feux de ses diamants, de ses prunelles.

—Je jure, répondis-je avec toute la solennité qu'il me fut possible de prendre, que je parle avec sincérité.

—Alors, vous avez mal vu, on vous a trompé! C'est Gaston qui s'est vanté!

—Non, madame; je n'ai pas parlé à Gaston avant de partir.

—Il y a dans ce cas un mystère, un malentendu. Vous me faites peur!

Elle sonna vivement, et, en attendant qu'on vînt, ramenant sa pelisse sur ses épaules et sur ses bras, elle reprit sa place devant le feu.

Un valet de pied souleva la portière.

—Dites à M. le duc que je le prie de venir.

—M. le duc est sorti!

—Ah! c'est bien. Qu'on détèle; je ne sortirai pas, Je n'y suis pour personne!

Le valet de pied s'inclina et sortit. Madame de Thorvilliers éloigna son fauteuil du mien, pour pouvoir me regarder mieux en face, et, tout en retirant ses longs gants avec une vivacité fiévreuse:

—Nous avons le temps maintenant. Je veux tout savoir, vos soupçons infâmes, surtout s'ils sont infâmes… Je me doutais bien qu'il y avait une trahison du hasard ou de quelqu'un… Je m'en serais trop voulu de m'être trompée sur vous… Parlez… Ainsi vous prétendez, vous croyez avoir vu Gaston venir à un rendez-vous que je lui aurais donné, moi, moi! Répétez cela, que je l'entende encore.

Elle battait le tapis avec ses pieds. Ses mains dégantées étaient croisées sur ses genoux.

J'étais interdit, comme si un voile noir derrière lequel eût flamboyé une grande lumière se fût levé à demi. A sa façon de me démentir, je la croyais, et je me sentais petit, misérable, d'oser raconter ce que j'avais cru voir.

—J'attends! me dit-elle, à travers ses dents serrées.

Il fallait bien pourtant parler de la menace de Gaston; puisque c'était elle qui m'avait fait veiller dans le jardin, et qui m'avait fait donner un sens précis à ma vision. Je rappelai à la duchesse mon intervention dans le parterre de roses, quand elle s'était échappée de l'allée couverte.

—Oui, oui! dit-elle, en m'interrompant, je me souviens. Gaston m'avait taquinée. Il avait eu l'insolence de vouloir m'embrasser; je me suis échappée; je me suis heurtée à vous; j'étais humiliée de cette rencontre; je vous ai parlé durement, c'est vrai; j'étais exaspérée. Mais… continuez. Après?

Je ne pouvais plus hésiter. J'avouai l'espèce de gageure proposée par
Gaston.

Madame de Thorvilliers ne m'interrompit pas. Elle écoutait en se recueillant. Sa bouche se resserrait pour contenir des paroles de mépris. Comme je m'arrêtais, après avoir raconté les menaces, les propos violents, échangés entre moi et Gaston, d'un signe de tête, sans parler, elle me demanda de continuer.

Je n'omis rien de l'agitation extraordinaire à laquelle j'avais été en proie toute la journée, du supplice qu'elle avait augmenté par ses caprices, de son état nerveux, le soir pendant le whist, de ses paroles méchantes en nous séparant, les dernières paroles que j'eusse reçues d'elle! de cette quasi-injonction de départ qui avait terminé la soirée. Puis j'expliquai comment, sans y songer, je n'étais pas remonté chez moi; mes promenades dans le parc, mes stations devant sa fenêtre; comment j'avais longtemps regardé sa lumière, filtrant à travers ses persiennes.

A ce détail, elle soupira, et d'une voix douce, que je n'aurais pas voulu entendre, elle murmura:

—C'est vrai, je ne me suis pas couchée!

Puis, d'une voix brève:

—Eh bien, ce rendez-vous, il n'y est pas venu?

Je racontai comment j'avais vu Gaston sortir de la serre, apporter une échelle, l'appliquer au balcon et monter.

—Après? dit la duchesse d'un air grave, inquiet, on ne lui a pas ouvert?

—Si.

—Qui donc?

—Une femme vêtue de blanc… comme vous.

—Une femme! mais il n'y en avait pas au château!… une femme de chambre peut-être! Et vous avez cru, tout de suite, sans examen, que c'était moi, Reine de Chavanges! Ah! vous avez bien fait de partir, si vous étiez capable de croire cela, et vous faites bien de revenir. Quelle idée aviez-vous donc de l'honneur d'une fille comme moi? Qu'est-ce qui pouvait vous faire supposer qu'à côté de la chambre de ma grand'mère, dont je laissais la porte ouverte, pour la garder, et non pour me garder, j'aurais reçu, moi, un homme. Gaston? Comment ai-je mérité de vous un pareil affront?

Je me taisais devant cette explosion de fierté. Mes raisons si évidentes de croire à ce que j'avais vu me paraissaient suspectes. Je devais pourtant me défendre de l'avoir trop vite soupçonnée. Alors, j'évoquai cette plaisanterie sur les escalades de Ruy Blas, cette allusion à Roméo, dont je m'étais souvenu pendant la nuit.

Reine eut un rire douloureux.

—Cela vous a suffi? J'ai eu tort, je le reconnais, de me moquer de vos timidités qui me ravissaient pourtant. Après? Vous avez fini? C'est tout?

—Non, madame.

Je racontai mon attente horrible, mes fureurs. Je ne sais même pas, si dans ma volonté d'être sincère et de prouver ma sincérité, je n'exagérai pas ce désespoir qui, après dix-huit ans, me semblait avoir besoin d'être rendu plus vrai encore.

La duchesse écouta avec une attention pénétrante.

Je l'entendis soupirer tout bas:

—Pauvre ami!

Cette compassion m'interrompit:

—Vous avez vu redescendre Gaston, me demanda-t-elle, et cette femme vêtue de blanc comme moi, ou simplement en peignoir, était revenue à la fenêtre?

—Sans doute, et c'est alors que j'ai poussé un cri.

—Ce cri, je l'ai entendu, répliqua vivement, presque violemment, madame de Thorvilliers, que ces apparences irritaient. Je ne dormais pas; je n'ai pas dormi. J'avais pris au sérieux ce que vous m'aviez dit, et je me préparais à vous répondre sérieusement. Ah! nous faisions chacun une veillée bien différente! Pendant que vous espionniez cette lumière que j'éteignis pendant plusieurs heures, pour forcer la nuit à me donner le sommeil, moi, je revoyais vos yeux suppliants; je me reprochais mes caprices; j'avais cru, à diverses reprises, entendre du bruit dans la bibliothèque. Votre cri fut suivi d'un petit claquement des volets à l'intérieur. Je rallumai ma bougie, et j'allai voir ce qui se passait… J'étais si contente de mes résolutions nouvelles, que je n'avais peur de rien… La bibliothèque était vide et devenue silencieuse… J'ouvris les volets, la fenêtre, et je me mis pendant quelques minutes au balcon. Voulez-vous savoir ce que je pensais, à ce moment-là, les yeux levés au ciel?… Je me rappelais une lecture faite quelques jours auparavant avec miss Sharp, un passage de Werther, quand Charlotte, le coeur tremblant d'une émotion confuse, vient s'accouder à la fenêtre et jette dans la nuit ce simple cri, cette invocation au poète: ô Klopstock!… Oui, voilà la niaiserie sentimentale que vous avez calomniée! Je voulais vous mériter par ces minutes de dévotion poétique, et, cherchant un mot à jeter au ciel, je n'en trouvai pas d'autre que votre nom; il me paraissait doux aux lèvres… Je me croyais bien heureuse!… Ah! si j'avais su que vous étiez là, devant moi, dans la nuit qui unissait!… Croyez-vous encore que j'étais la première apparition?

—Non, non, balbutiai-je, en joignant les mains et prêt à m'agenouiller.

—Et savez-vous qui attendait Gaston? qui l'a reçu? qui l'a reconduit? cette vision en peignoir?… Miss Sharp.

Je répétai, altéré, confondu:

—Miss Sharp!

—Oui, miss Sharp! reprit Reine. Tout s'explique, non seulement ce qui s'est passé cette nuit-là, mais ce qui s'est passé depuis.

—Miss Sharp! me disais-je encore intérieurement; et tout à coup j'étais accablé de n'avoir pas songé à elle.

La duchesse continua:

—Je savais qu'elle avait un secret, cette hypocrite! Elle me rendait jalouse avec son faux enthousiasme pour vos talents et vos vertus. Elle m'agitait de son souffle doucereux afin d'être libre! Gaston lui-même a laissé échapper depuis des mots de raillerie qui me reviennent maintenant comme des éclairs… Nous parlerons de lui plus tard… La chambre de miss Sharp, ne le saviez-vous pas? communiquait avec la bibliothèque. Elle courait moins de risques à faire monter son amant par le balcon que par le grand escalier; j'aurais pu entendre ouvrir la porte qui touchait à la mienne, tandis qu'un couloir et deux portes la garantissaient du côté de la bibliothèque. Il fallait crier, quand il est entré et non quand il est parti… J'aurais entendu votre cri…, je serais venue, je les aurais surpris; je ne serais pas sa femme, je serais la vôtre! Vous ne seriez pas prêtre! Et moi!… et moi!

Elle porta ses deux mains à son visage, puis, les retirant avec effort, pour se contraindre à voir ce qui révoltait sa pudeur et sa fierté:

—Oh! cette miss Sharp! cette fille d'Iago! je la retrouverai; je lui ferai confesser son crime. Je sais où elle est. Nous nous sommes séparées, huit jours après votre fuite. Elle a eu peur; son complice la méprisait trop. Mon désespoir l'a effrayée… Car, enfin, il faut que vous le sachiez, j'ai eu un accès de douleur qui s'est transformé en accès de colère. Vous vous jetiez dans les bras de Dieu; moi j'ai été plus folle, plus lâche!… J'avais des soupçons sur miss Sharp. Mais j'avais beau être une fille hardie, mal élevée; il y avait des choses que je ne prévoyais pas, que je ne pouvais pas prévoir… Ce qui m'étonne, c'est que vous, un homme, à qui Gaston avait dû faire toutes sortes de confidences, vous n'ayez rien su par lui, rien soupçonné d'après lui! Comment ce fat n'a-t-il pas eu la fatuité de se vanter d'avoir pour maîtresse cette jolie prude, cette miss! Ah! mon ami, nous étions trop purs, et cette pureté nous a perdus!

Elle s'était levée, tout en parlant. Elle fit quelques pas dans son petit salon, alla jusqu'à une autre portière de velours qui fermait l'entrée d'un boudoir, la toucha, parut vouloir la soulever, et revenant à son fauteuil elle y retomba; puis d'une voix saccadée:

—Plus tard je vous ferai lire… Achevez d'abord. Je veux savoir ce que vous avez souffert, tout; n'oubliez rien; vous entendez, tout!… Oh! cette miss Sharp, ce Gaston! Ainsi vous m'avez vue! Pourquoi ne m'avez-vous pas insultée quand je paraissais vous braver? Vite, vite, dites-moi tout.

Je lui obéis; j'achevai mon récit. Je racontai ma course dans le parc, cette tentation de mourir devant la pièce d'eau, mon retour au château, ma rencontre de miss Sharp, ma conversation avec elle, l'empressement qu'elle avait mis à aider mon départ.

—Et je ne l'ai pas châtiée, souffletée, tuée! s'écria Reine de Chavanges. Oui, elle allait s'assurer qu'il ne restait aucune trace de cette escalade… Pourquoi ne suis-je pas descendue aussi? Moi, j'avais peur de vous rencontrer. Quelle comédie elle a jouée! Avec quelle perfection elle a menti! Vous ne l'aviez chargée de rien, m'a-t-elle dit. Vous vous trouviez seulement indigne de moi. Vous craigniez que nos deux caractères ne pussent s'accorder. Elle avait deviné cela à votre silence… Elle s'y prit de façon à vous faire haïr… si j'avais pu vous haïr! Je vous murai dans un mépris qui ne tenait guère, et que la moindre chose eût démoli… Je m'étais laissée prendre à ses raisons, à ses larmes; car elle a pleuré, la misérable!… Mais dès qu'elle a vu que dans ma folie, dans mon vertige, je lui prenais son amant, à elle qui m'avait pris mon bonheur, elle s'est trouvée punie, prise au piège; elle est partie!… Qui sait? ajouta la duchesse après un silence, en devenant rêveuse, ils se revoient peut-être… Ils se sont peut-être revus, le lendemain de mon désespoir… le lendemain de mon mariage… Je voudrais bien que le duc de Thorvilliers rentrât maintenant; je le forcerais à m'avouer toutes ces infamies!

Reine, baissant la voix, comme pour abaisser sa pensée, reprit:

—Gaston n'a pas cessé d'avoir des maîtresses; il en a toujours eu. Cette ignominie manquait à mon châtiment… J'ai été bien malade, après votre départ, malade de la tête… Personne n'en a rien su. Sans ma pauvre grand'mère, j'aurais voulu mourir. Il eût été étrange que j'allasse me jeter dans ce bassin où vous avez failli tomber, et que je mourusse, comme votre mère est morte!… Ce n'est pas l'expérience de bonne maman qui m'a fait vivre, c'est l'orgueil; nous en avions trop à nous deux. Un jour Gaston a été meilleur enfant que d'habitude… Il a profité de mon deuil récent, ma grand'mère était morte, de mon isolement, pour me persuader que nos fiançailles de cinq ans étaient un engagement sérieux. Pendant six mois, j'avais espéré une démarche de vous, une lettre, un mot, un regard! Ne voyant rien venir, croyant que tout était fini, je m'imaginai que mon coeur allait enfin s'éteindre; que c'était après tout un abîme digne d'un désespoir hautain que ce titre de duchesse… Ma grand'mère m'avait fait consentir d'avance à ce mariage, en mourant. Vous savez, c'était son rêve de me marier. Elle le garda jusqu'à son dernier souffle… je lui obéis. Je ne m'excuse pas. Mais pourquoi ne m'avez-vous pas écrit?

Il y avait de la colère mêlée à une touchante douleur dans l'accent, dans la physionomie de Reine, colère et douleur qu'elle partageait entre nous deux, prenant pour elle les reproches, et me donnant de son chagrin!

Je tremblais, je me sentais coupable. Quel point d'honneur honteux, stupide, m'avait empêché d'écrire? Était-ce la vocation qui m'entraînait? Je me rappelais, dans ce joli salon, devant cette femme très belle, attirante, mes conversations dans la chambre pauvre et nue de l'abbé Cabirand, ses objections à mon désir de me faire prêtre. J'étais en face de la tentation, du regret, qu'il avait prévu. Je me sentais deux fois sacrilège, en me retrouvant coupable, devant une victime innocente de ma pudeur égoïste.

Oui, j'avais trahi cette âme vierge, comme maintenant, en la plaignant, j'allais trahir mon Dieu! Un flot de larmes montait en moi et voulait déborder. J'étais tenté de m'agenouiller devant Reine, embellie par cette beauté suprême de la mélancolie, de lui demander pardon, ou de la supplier de ne pas ajouter un mot de plus; car je me déracinais des dalles de marbre du sanctuaire que je sentais, depuis dix-huit ans, froides et fortifiantes sous mes pieds. Un souffle d'orage m'enveloppait.

Reine s'adoucit tout à coup. L'effusion qu'elle avait gardée secrètement et portée en elle sous l'ironie mondaine s'échappa de sa poitrine soulevée.

—Je ne dois accuser personne que moi, dit-elle tristement. Vous ne m'avez pas comprise, parce que je n'ai pas su me faire comprendre… Vous savez comme j'ai été mal élevée. On eût osé tout dire devant moi, si j'avais été curieuse de tout entendre. Je me gardais avec d'autant plus de vanité aigre, que l'on m'attirait. Mais j'avais des révoltes violentes, tantôt contre ma méfiance pudique, tantôt contre ce bouillonnement instinctif de mes veines. Je suis une femme d'expérience maintenant. J'ai lu tant de romans, j'ai reçu tant de confidences, j'ai tant vu fleurir et se faner de prétendues passions qui n'étaient que la minauderie, l'hypocrisie des sens, que je vois clair dans mon passé… J'étais, je vous le jure, dans ces fougues de caprices, sincère, pure, tourmentée de ma sincérité et de ma pureté… Après cette nuit, où nous avons veillé tous les deux, vous pour renoncer à moi, et moi pour me décider à un aveu complet, tout eût été uni, et quand je suis descendue pour aller au-devant de vous, dans ce parterre des roses où j'étais certaine de vous rencontrer, je n'étais plus ni capricieuse, ni hautaine, ni même troublée. Tout ce que les folles histoires de ma pauvre grand'mère et les leçons sentimentales de miss Sharp avaient jeté de fausses fleurs, de faux parfums sur ce feu clair de ma conscience, s'était consumé, dispersé. Je serais allée à vous, en toute candeur, et je vous aurais dit:—Louis, quand voulez-vous que je sois votre femme?—Vous auriez bien vu dans mes yeux que je n'étais ni une coquette, ni une méchante! Ce n'était pas l'embarras de choisir qui m'avait fait hésiter, car du premier jour, du premier instant, je vous avais choisi; mais je voulais me rendre digne de la simplicité que je voyais en vous… Je me suis moquée de vos vers! J'aurais voulu les apprendre… Vous souvenez-vous de ceux que vous avez brûlés?… J'en ai trouvé les cendres. Savez-vous ce que j'ai fait de ces cendres? C'est bien là une folie de jeune fille qui n'avait pas de leçons sentimentales à recevoir de miss Sharp! je les ai délayées dans un verre d'eau et je les ai bues!… Je ne sais pas pourquoi je vous dis cela! J'ai besoin de le dire; j'étouffe de ce passé… Ah! le passé, le passé! J'ai bien compris qu'en consentant à venir, vous aviez une intention secrète de dédain, de pitié superbe. Moi aussi, je voulais lutter de fierté… Peut-être aussi espérais-je cette explication décisive. Je ne veux plus que vous me méprisiez, et si vous avez pitié de moi, je veux que votre pitié soit douce, comme l'eût été notre amour!

Elle me regardait avec une supplication tendre qui pouvait me rendre fou.

—C'est moi qui vous demande de ne pas me mépriser, dis-je en joignant les mains.

—Vous, pauvre martyr! Votre supplice est plus sûr que le mien! Il vous suit partout… Je n'ai jamais voulu aller vous entendre. Je m'imaginais que cette éloquence qu'on admire en vous m'eût fait horreur, et tout bas, quand on vous vantait, devant ces femmes qui s'extasiaient, je me disais: «Le comédien!» Mais, moi aussi, j'ai reculé à mon tour devant la tentation de vous braver. Je ne m'y serais pas trompée. En vous écoutant, j'aurais deviné tout ce que vous avez souffert… Oh! ce Gaston, il vous a laissé croire que j'avais accepté un rendez-vous de lui! Souvenez-vous donc de cette minute dans le jardin, le jour des roses cueillies! J'ai gardé trois semaines la brûlure que votre main m'avait faite en me touchant. Ah! le misérable! le misérable! Et je porte son nom!

Elle se leva de nouveau, pour marcher dans le petit salon. Sa pelisse traînait sur sa robe. Ses épaules, ses bras, sa poitrine étaient à nu. Une lueur lactée, comme celle d'une aube, transsudait à travers sa peau blanche. J'avais des tourbillons dans la tête; je voulus aussi me lever; ce fut impossible.

Elle revint à son fauteuil, sans s'asseoir et posant sa main sur le satin du dossier:

—Je vous ai bien cherché, reprit-elle, ce matin-là. Quand on m'eut dit que vous étiez parti, je ne voulus pas le croire. Parti! vous! sans m'écrire? Je suis montée à votre chambre. C'est moi qui ai porté au vieux duc la lettre à son adresse; c'est moi qui l'ai décachetée, qui l'ai lue, et je l'ai jetée après l'avoir lue, et j'ai couru chez ma grand'mère.—Il est parti! lui ai-je crié.—Elle m'a vue si bouleversée, qu'elle a eu très peur.—Qu'est-ce qui s'est passé entre vous? m'a-t-elle demandé.—Rien! Je devais lui dire que je l'aimais, et il est parti!—Je le lui avais dit déjà de ta part! reprit ma bonne maman. Pourquoi est-il parti?—Nous ne comprenions pas. Je me disais:—Il reviendra! Gaston était stupéfait; mais probablement que sa maîtresse l'avertit bien vite des raisons de votre fuite, car il ne resta pas longtemps étonné. Quant à cette abominable créature, je voudrais reprendre les confidences que je lui ai faites. Il me semble que ma douleur s'est salie en s'épanchant en elle! Comment son coeur n'a-t-il pas éclaté sous le feu du mien? Elle a eu le courage de me voir souffrir, et le remords ne lui a pas arraché un aveu! Comme je lui aurais pardonné son rendez-vous, son amant! Comme notre amour eût grandi de cette erreur! Elle m'a quittée; c'est tout ce qu'elle a pu faire. Vous me croyez, n'est-ce pas? Je n'ai pas besoin de preuves, de témoins. Je veux cependant vous en donner. D'abord, il me plaît qu'elle confesse son infamie. Vous lui donnerez l'absolution si vous voulez; moi, je l'écraserai. Et puis, je veux vous faire lire, à l'instant, ce que je vous ai écrit, ce que je ne vous ai pas envoyé, ce que j'ai relu bien souvent, ce que j'ai gardé par superstition… La seule superstition qui me soit restée. Venez!

Outre la lampe qui éclairait le petit salon, deux flambeaux à deux branches étaient allumés sur la cheminée. Reine en prit un, et, allant à la portière qu'elle avait déjà voulu soulever, elle entra dans son boudoir. Je l'y suivis.

—C'est ici que je venais pleurer, quand je pouvais pleurer, me dit-elle. J'ai rassemblé ici tous mes souvenirs de Chavanges, mes meubles de jeune fille.

Elle posa son flambeau sur un petit pupitre en bois de rose, ouvrit un tiroir, en tira quelques papiers satinés et me les tendant:

—Lisez!

Je tremblai en touchant ce papier parfumé qui me semblait un épiderme.

Elle vit que j'hésitais, que je ne lirais pas; alors elle reprit ce petit paquet de lettres, en ouvrit une:

—Tenez, voici ce que je vous écrivais; ce que j'aurais pu envoyer à tout hasard, à ce vieil ami, à ce maître dont vous m'avez parlé. Je me doutais bien que vous aviez couru vers lui; mais je ne croyais pas que vous y seriez resté… C'est une fatalité ajoutée à toutes les autres, que cet orgueil intraitable qui m'a retenue.

La lettre tremblait dans sa main. Je me repentais de ne l'avoir pas prise. Me la céderait-elle après l'avoir lue?

Un divan bas faisait le tour de ce boudoir de forme circulaire. Reine tomba assise près du petit pupitre et m'attirant à côté d'elle:

—Écoutez, je veux vous lire moi-même ce que je n'aurais pas pu vous dire; mais je suis si vieille maintenant!…

Elle essayait un petit rire tremblant, agité, en parlant.

Sa beauté la démentait. Elle semblait seulement s'épanouir. J'obéissais, enchaîné par un galvanisme qui enveloppait et faisait vibrer tout mon être; je me plaçai tout près d'elle, pâle, tremblant aussi.

Reine dans une sorte d'enthousiasme retenu, dans un délire, à demi-voix, commença.

Son langage de dix-neuf ans séduisait la femme de trente-sept ans. Quelle lettre! Chaque mot, comme une goutte d'or, me trouait la poitrine et tombait en moi, au plus profond de moi, avec un bruit doux et pourtant sonore, et m'enivrait.

La fière jeune fille s'humiliait et me demandait pardon. Elle me conjurait de revenir. Elle me disait avec uns sensibilité chaste et ardente combien je la rendrais malheureuse, en paraissant douter de sa confiance en moi. Le mot amour n'était pas écrit une seule fois dans ces lignes amoureuses; mais il s'en exhalait, et je l'entendais comme un chant qui se dégage d'un accompagnement confus.

Reine, d'ailleurs, en lisant, à son insu, dominée par la sincérité des émotions, donnait un accent expressif aux mots les plus ordinaires. Quand elle lisait qu'elle avait beaucoup d'estime pour moi, elle relisait deux fois le passage, le mimait de sa bouche charmante, et les mots devenaient des baisers flottants.

Dans un endroit, mademoiselle de Chavanges m'avait écrit qu'elle me tendait la main pour des fiançailles.

Brusquement, madame de Thorvilliers s'interrompit, enleva de son doigt sa bague de femme, et avec une colère fébrile, la jeta loin d'elle. Peu à peu la voix de la lectrice s'élevait, et mon attention haletante me soulevait; un délire contagieux nous rapprochait.

Quand elle eut achevé, je pris dans ma main la main qui n'avait plus d'anneau, je la serrai, et cette audace nous parut si naturelle, qu'aucun des deux ne s'en aperçut.

—Eh bien! pouvez-vous douter me dit-elle, en approchant sa tête de la mienne.

J'avais le souffle de sa bouche sur ma bouche.

—Est-ce que je ne vous aimais pas d'un amour absolu? reprit-elle.

—Oui, balbutiai-je.

—Est-ce qu'un pareil amour n'est pas plus fort que l'abandon, la calomnie? Vous m'auriez trahie, que, moi, je vous aimerais encore. Je vous aurais vraiment sacrifié à cet homme que vous devriez m'aimer encore, n'est-ce pas? n'est-ce pas?

Elle secouait la tête et son défi brisait toute résistance. Ses yeux profonds qui étincelaient comme des diamants noirs, attestaient une sincérité sublime. Tout disparaissait, hors cet amour jeune, loyal, invincible, que je lui avais demandé, qu'elle m'avait donné, et que je n'avais pas pris.

J'avais été fou; je le fus encore. Je m'imaginai que nous nous retrouvions sous un soleil splendide, dans le parterre de Chavanges, sur ce banc où je l'avais tenue dans mes bras. Le parfum des roses lointaines me grisa d'une bouffée. J'entourai sa taille de mon bras, comme j'avais fait; j'approchai ma bouche. Seulement, la jeune fille s'était échappée, dix-huit ans auparavant. La femme resta…

Voilà mon crime. Dieu me le pardonnera. Les hommes sont plus sévères, parce qu'ils jugent la chute et qu'ils ne jugent pas l'abîme.

XVII

Nous nous séparâmes dans une ivresse qui nous rendait muets. Je marchais vite pour ne pas chanceler. Je traversai la cour presque en courant.

Dans la rue, quand la porte de l'hôtel fut fermée, je sentis l'écrasement subit de ma vie soutenue jusque-là si fièrement. Mais je n'en étais ni accablé, ni, à vrai dire, humilié. La chair vibrait de ce spasme foudroyant. Si je m'étais arrêté, j'aurais peut-être voulu rentrer, m'étaler follement dans ce bonheur qui me paraissait légitime. Ce n'était pas moi, l'adultère! Le contrat de nos âmes avait précédé les autres.

On voit que je ne dissimule rien. Si la passion se justifie par la violence même, le repentir ne se fait que par la sincérité.

Chez moi, dans mon appartement grave, simple, empli de livres de théologie, la mémoire du présent se refroidit vite et souffla sur celle du passé.

Cette illumination que j'avais emportée s'éteignit. Cette traînée d'étoiles qui m'avait suivi, s'envola et disparut. Il ne me resta que la perception claire, brutale, d'un petit tressaillement que j'avais ressenti, en sortant du boudoir.

J'avais marché sur la pelisse tombée sur le seuil et j'avais cru mettre le pied sur un corps étendu.

En effet: j'avais franchi un cadavre, j'avais tué un prêtre.

Quelle nuit, après quelle soirée!

Une lucidité implacable pénétra de toutes parts ma conscience. Je vis distinctement la portée de ma faute, avec ses excuses atténuantes, avec ses imprudences aggravantes. Mes sens réhabilités se taisaient. Ma passion délivrée n'avait plus que des devoirs.

Mais quels devoirs me restaient à remplir? Il fallait les chercher, les trouver, les préciser dans cette nuit. Je voulais être fixé avant l'aurore.

Le premier point fut facile à régler. Je ne remonterais plus dans une chaire chrétienne. Je ne voulais pas me mentir. Je n'avais plus le droit de condamner ni d'absoudre; puisque je ne pouvais me faire condamner ou absoudre, en confessant publiquement ma faute.

Quand bien même mes supérieurs devant Dieu me jugeraient digne, après une pénitence sévère, de continuer mes fonctions d'évangélisateur, je me maintiendrais volontairement dans mon indignité. Dieu était encore plus mon supérieur qu'un évêque, et ma conscience aurait surtout affaire à lui.

J'avais une complice. Devais-je la revoir? Fallait-il la fuir, comme dix-huit ans auparavant, et cette fois l'abandon ne serait-il pas plus cruel que le premier? Fallait-il poursuivre une revanche qui ne s'autoriserait plus que d'un sentiment flétri? N'avions-nous pas déshonoré notre amour?

Malgré tout, et avant tout, je me devais, comme homme, à cette femme qui s'était donnée à moi. Si elle voulait me suivre, je ne pouvais la chasser. La crainte du scandale serait une félonie humaine. J'avais failli à ma probité d'ecclésiastique; je ne faillirais pas à ma probité d'homme et de gentilhomme. La noblesse, qui n'est plus qu'une vanité, peut servir du moins de prétexte à certains sursauts de l'honneur ou à certaines transactions qui en maintiennent l'apparence.

Je redeviendrais le comte Hermann d'Altenbourg, et je resterais à la disposition de la duchesse de Thorvilliers. Oui, c'était à elle à disposer de moi.

Je m'arrêtai à cette idée; je m'en garrottai le coeur; je me défendis de penser à autre chose; je craignais presque des tentations de trop d'humilité et de trop de repentir, dans ce moment, comme des suggestions de lâcheté.

Ma vie serait horrible; je le voyais; mais j'acceptais le supplice, et le retour même de cette nuit serait un supplice. La volupté, furtivement goûtée par une surprise si fatale qu'elle en devenait presque innocente, ne pouvait plus être désormais qu'un poison.

Mon amour subitement rallumé, ou plutôt subitement dégagé des cendres dont je l'avais couvert, allait-il, devait-il s'éteindre subitement? Étais-je le maître de mon âme? Devais-je aspirer à le devenir, au risque d'en tyranniser une autre? Si je parvenais à me dégager de ma faute, pouvais-je en dégager aussi facilement celle qui l'avait partagée? Sur quelle puissance compterais-je? Mon éloquence? Ma foi? Mon amour? Il me faudrait donc aimer encore, pour persuader à Reine de ne pas m'aimer? Mes remords devaient s'associer aux siens, pour les soutenir, les fortifier, mais dans la mesure qu'il lui plairait de m'imposer. L'entraîner vers Dieu, sans la certitude de l'y amener, c'était la faire retomber de plus haut, en lui donnant un moyen de me mépriser, sans la guérir de son estime passée.

J'avais bien vu que sa raison, si indépendante à dix-huit ans, ne subirait aucun joug. Ce qu'elle avait laissé voir de soumission dans cet aveu amené par son récit, n'était que l'attendrissement des souvenirs. La grande dame, la femme intelligente, qui lisait tout, qui comprenait tout, qui se mêlait à tout, dont le salon était un tribunal souverain dans les choses de l'esprit, reprendrait toute son autorité et l'exercerait plus despotiquement sur moi, du droit que sa chute même lui donnerait.

Comment songer à la plier sous le respect que je lui apporterais? Aurais-je de l'habileté, de l'éloquence, du prestige, n'ayant plus de vertu? et mon repentir ne paraîtrait-il pas intéressé?

Je m'étais exposé imprudemment à l'abîme. C'était maintenant sans illusion, sans espoir, que je devais le tenter de nouveau.

J'attendis une partie de la journée, fuyant mes souvenirs anciens, plus encore que les souvenirs de la veille, n'ayant plus, moi! prêtre, convaincu de ma foi, la ressource de la prière que je conseillais aux autres; car la prière eût été un combat, dont je ne voulais pas que Dieu sortît vainqueur, avant mon devoir humain accompli!

J'attendis donc, dans une anxiété ardente, l'heure de me présenter à l'hôtel de Thorvilliers.

Au moindre bruit, je m'imaginais qu'on m'apportait une lettre d'elle, cri de douleur ou cri d'amour, qui m'eût repoussé ou qui m'eût appelé.

Si en entrant je me heurtais à Gaston, que faudrait-il faire? De ce côté encore, quelle attitude difficile et douloureuse à prendre!

Dans ma jeunesse mondaine, j'avais plaint souvent le rôle de l'amant qui sourit au mari trompé. Combien de fois, à Gaston lui-même, n'avais-je pas reproché, dans la franchise et la droiture de mes vingt ans, cette duplicité honteuse!

Aucune subtilité ne pouvait atténuer l'infamie de cette situation. J'aurais beau me dire que Gaston m'avait pris ma femme, pour en faire la sienne; j'étais prêtre pour pardonner et non pour me venger.

Je n'avais même pas la ressource de cette solution brutale qui est à la portée de tous les hommes du monde. Je ne pouvais ni accepter de lui une provocation, ni le provoquer. J'étais encore assez prêtre pour que le duel fût impossible.

Quant à lui sourire, à mentir, à feindre d'être redevenu son ami, comme par le passé, pour jouer plus facilement le rôle plus digne que je m'assignais auprès de sa femme, c'était une épreuve au-dessus de mes forces. D'ailleurs, ma déchéance, qui m'abaissait au niveau de Gaston, n'effaçait pas mon crime; ma trahison était la revanche de la sienne.

Dans la rue, tous ces combats avaient cessé. Quand je traversai la cour de l'hôtel de Thorvilliers, je levais haut la tête, j'affrontais la destinée que je m'étais faite. Peut-être bien avais-je peur d'apercevoir sur les pavés de la cour la trace de ma fuite de la veille.

Le domestique qui m'ouvrit la porte du vestibule n'eut pas besoin que je lui rappelasse mon nom; il me sourit humblement et mit un respect d'adoption dans la façon de me dire: Oui, monseigneur, quand je lui demandai si la duchesse était visible.

Il m'adoptait comme un hôte digne de la maison. On avait, depuis la veille, discuté, dans l'antichambre, le meilleur titre que mes bas violets exigeaient, et j'étais au moins un évêque, pour les gens de M. le duc.

Pourquoi sentis-je vivement l'ironie de cette vanité qui me pesait? Je dus rougir en recevant cet hommage.

La duchesse était dans son grand salon. A l'annonce de mon nom, elle se leva brusquement de son fauteuil, resta droite, accoudée au velours de la cheminée. Elle était en robe sombre, et son visage blanc se détachait sur une sorte d'obscurité mêlée de dorures étouffées, de tentures éteintes, de vases pâlis.

Le trajet me parut bien long de la porte à la cheminée. Je fus une seconde ou deux, sans distinguer, ou plutôt, sans vouloir regarder les yeux de la duchesse. Quand je les vis, je compris que c'était, non plus Reine, mais la duchesse de Thorvilliers qui me recevait.

Je la saluai: j'avançai timidement la main; ses mains restèrent immobiles. Elle inclina seulement la tête, et sans me désigner un siège.

—Je ne reçois que vous, me dit-elle sourdement. J'ai fermé ma porte aux visiteurs habituels. Je suis souffrante. Je n'ai fait d'exception que pour vous…

Sa voix qui s'était durcie s'aiguisa:

—C'est tout simple, un prêtre a ses privilèges, comme le médecin. Il vient confesser ou il vient chercher des aumônes.

Je ne pouvais me méprendre à cette menace. Je compris le sourire et le respect de l'antichambre. C'était un commencement d'ironie, abandonné aux valets.

—Je vous remercie, madame, répondis-je en saluant de nouveau.

—Il n'y a pas de quoi, monsieur l'abbé, répliqua-t-elle avec une vivacité fébrile, presque haineuse!

Pauvre femme! elle s'essayait à la méchanceté! elle devait avoir bien souffert! Mon remords n'était rien auprès de celui que je sentais brûler dans ce regard profond; à moins qu'il n'y eût seulement que le premier embarras de la femme du monde dans cette brutalité, et qu'elle fût moins guérie qu'alarmée.

Je me disais cela, sans aucune fatuité, et s'il y avait un regret égoïste au fond de mon coeur, il se dissimulait sous ma charité d'amant.

—Je vous remercie de m'avoir attendu, repris-je avec fermeté.

Elle ne me laissa pas continuer.

—Ne me remerciez pas.

Sa figure prit une expression d'angoisse et d'horreur.

—C'est hier que vous n'auriez pas dû venir. Vous m'auriez laissé un chagrin dont je vivais avec une fierté secrète… Je voudrais mourir de celui que j'ai maintenant.

—Pardonnez-moi! murmurai-je.

Elle eut un sourire douloureux, sifflant:

—Je n'ai pas à vous pardonner. Vous arrangerez cela à confesse! Est-ce vous qui allez m'absoudre?

Cette allusion amère à mon état révélait le supplice de son orgueil, et me frappait deux fois dans ma conscience, comme homme et comme prêtre.

Avec cette mobilité d'expression, qui était le mystère de cette femme sincère, toujours combattue, elle adoucit un peu la voix. Elle était admirablement féminine, blessant pour guérir et déchirant les cicatrices, de peur de laisser les plaies se refermer sur un venin.

—Avant de vous avoir revu, me dit-elle, j'avais essayé de vous mépriser. Votre fuite m'était un prétexte, qui ne suffisait guère. C'est moi maintenant que je méprise, et vous ne pouvez pas m'enlever ce mépris-là. Que veniez-vous me dire?

Hélas! je n'avais plus rien à lui dire. La moindre parole de compassion lui eût semblé une raillerie, et d'autres paroles eussent brûlé ma bouche, sans en pouvoir sortir. Je baissai la tête.

Reine poursuivit, s'attendrissant un peu, mais avec colère:

—Vous ne pensiez pas que j'allais vous recevoir comme une maîtresse reçoit son amant. Mon amant! vous? Une femme de mon monde s'accommoderait peut-être de ce roman monstrueux qui termine, après dix-huit ans de probité conjugale, une idylle innocente! Je n'ai pas besoin de l'attrait de ce supplice pour occuper ma vie, et je me sens plus honnête dans l'âme aujourd'hui qu'hier. Je n'ai pas de mérité à cela. C'est le dégoût qui me guérit.

Elle frissonna:

—Moi, la maîtresse d'un prêtre!…

Je me reculai; elle me retint par un mouvement de la tête.

—Je vous dis ce que je pense; mais ne vous méprenez pas à mes paroles. Je suis sans doute une femme superstitieuse, malgré mes prétentions à vaincre les préjugés! Si vous étiez le comte d'Altenbourg, un mondain que j'ai aimé, que j'ai cru perdre, que j'ai retrouvé, aurais-je cette brûlure et cette amertume? Peut-être bien! Je ne suis pas plus faite pour avoir un amant, fût-il le plus à la mode et le plus excusable que, jeune fille, je n'étais faite pour donner le rendez-vous auquel vous avez cru! Je me suis interrogée pendant cette nuit. Je veux que vous le sachiez; je ne vous hais point, je ne veux pas vous haïr! Si le mot d'amour ne me semblait pas aujourd'hui une lâcheté, je vous répéterais aujourd'hui que je vous aime. Je ne peux arracher de mon coeur le souvenir de notre jeunesse. Ce que je déteste, ce n'est pas vous, c'est le prêtre que j'ai tenté, c'est l'impuissance de l'honneur qui ne préserve pas deux âmes loyales et hautes du piège où tomberait un homme comme Gaston avec la première soubrette venue… Je ne veux plus vous revoir; non que j'aie peur de retomber; mais je veux ressaisir, si c'est possible, la vision de ce jeune et charmant ami que j'aimais, que j'avais perdu, que j'accusais, que je cherchais, qu'une trahison infâme avait séparé de moi!… Je vous en prie, laissez-moi ce souvenir. Partez! ne me dites rien!

Elle suppliait et, en me signifiant une séparation éternelle, elle faisait ingénument tout pour me la rendre plus douloureuse.

Je sentais la profondeur de mon amour à mon admiration pour sa douleur. Nous étions si dignes de nous aimer, que nous avions le même effroi devant le sacrilège d'une possession honteuse. Je ne pouvais lui répondre que, moi aussi, j'essaierais de me réfugier dans le passé, car ce refuge m'était interdit, et pendant que nous nous détachions ainsi l'un de l'autre, en réalité, nous refaisions des liens secrets, mystérieux, et notre double anathème contre les sens qui nous avaient surpris n'empêchait pas que j'aurais été foudroyé si elle m'eût effleuré la main, et qu'elle se reculait toujours un peu, dans la peur de me toucher en parlant.

Je cherchais un mot qui ne fût ni une effroyable galanterie, ni un mensonge, et je tremblais en même temps de trouver un mot juste qui l'eût satisfaite. Je ne trouvais rien.

Il y a des circonstances où la stupidité feinte est de l'héroïsme. Je n'avais pas besoin d'effort pour paraître stupide, et je l'étais si candidement devant elle, que cette femme admirable, dans le désordre de sa pudeur souillée, irritée, de son amour saignant, mais fidèle, ne se méprit pas à mon silence, à ma stupidité, et parut m'en remercier.

Elle reprit doucement:

—Vous allez quitter Paris, n'est-ce pas?

—La France aussi, madame.

—C'est bien… Adieu!

Sa voix tremblait. Elle desserra ses mains qu'elle avait jointes et fit un mouvement contraint, forcé, pour m'en tendre une. Elle voulait être brave; elle n'osa pas; ses mains se rejoignirent:

—C'est horrible! murmura-t-elle. Je ne sais être ni implacable ni généreuse. Généreuse! Ne serais-je pas plutôt misérable, en voulant croire que nous pourrions vivre ici, à Paris, près l'un de l'autre, nous revoir, parler d'amitié? Ah! nous n'avions pas mérité d'être si malheureux!… Je vous attendais pour vous chasser… Je ne vous chasse pas; je vous demande seulement de ne plus revenir…

—Je vous le jure! m'écriai-je avec autant d'ardeur, que si j'avais fait le serment de ne pas la quitter.

—Merci! me dit-elle, merci!

Je voulais partir; mais je me sentais enraciné dans le tapis. Il me fallait un effort énergique pour m'en détacher.

La beauté fière qui montait comme un parfum libre de cette âme mise à nu, se répandait sur la beauté physique de Reine et la transfigurait. Ce n'était plus de l'amour, c'était de l'adoration qui m'emplissait le coeur. Je ne pensais plus à ce qui s'était passé; je ne me reconnaissais aucun droit sur cette femme. Il m'eût semblé impossible de l'avoir possédée.

J'ai connu de jeunes prêtres extatiques et purs qui, trompant leurs sens, enveloppaient d'une dévotion étrange, passionnée, une image, et lui rendaient une sorte de culte ardent, jaloux, comme si le tableau ou la statue leur devait une tendresse personnelle.

Je devins devant Reine de Chavanges un de ces amoureux et ne sachant comment lui témoigner mon repentir, ma soumission, mon amour transformé en vénération, comment la quitter, sans lui laisser ce souvenir de dégoût qui lui reviendrait, je fléchis le genou devant elle avec une dévotion naïve et, les mains jointes, je la regardai, comme si j'eusse attendu qu'elle bénît.

Ce pouvait être ridicule. Le prêtre cédait à des habitudes qui pouvaient précisément trahir son intention; mais c'était pourtant tout ce qu'il m'était possible d'imaginer.

Elle ne s'offensa pas de cette dévotion. Elle ne vit pas le prêtre dans cet agenouillement ecclésiastique; elle l'oublia; elle fut frappée uniquement de mon désespoir, de ma résignation. Jamais, aussi bien que dans cette minute où, penchée sur moi, elle me sourit avec une tristesse ineffable, je ne compris quel amour sublime nous avait été promis et nous avions perdu!…

Un bruit troubla cette extase.

Reine se redressa et regarda la porte du salon qui s'ouvrait derrière moi. Je me relevais; elle étendit la main, avec autorité:

—Restez ainsi, me dit-elle.

Je n'obéis qu'à demi, en me relevant avec lenteur. Je me retournai, et marchai au-devant de l'interrupteur. C'était Gaston.

Il eut un rire faux, moqueur:

—Quelle scène jouez-vous? demanda-t-il.

La duchesse lui répondit d'un air de défi:

—M. d'Altenbourg me fait ses adieux.

—Ah! siffla Gaston, d'ordinaire ce n'est pas le confesseur qui s'agenouille devant sa pénitente?

—C'est toujours l'amant, répliqua durement la duchesse, en allant au-devant de son mari.

Gaston devint pâle; mais le rire était une habitude si invétérée en lui, que sa colère même ne s'en débarrassait pas.

—Que signifie cette plaisanterie? dit-il.

—Est-ce qu'elle ne vaut pas celle que vous avez faite, il y a dix-huit ans, en laissant croire que je vous avais donné un rendez-vous?

Gaston ricana, mais il blêmissait.

—Vous avez parlé de cela?

—Oui.

—Alors, Louis vous demandait pardon d'avoir douté de vous?

—Non, monsieur, c'est hier qu'il m'a demandé ce pardon-là, et c'est hier que je le lui ai donné!

Reine avait accentué d'une façon si terrible le mot donné, que je me raidis, comme si Gaston avait compris et allait s'élancer sur moi. Mais il ne voulait pas comprendre. Sa voix, toujours aussi claire, s'amincissait en filtrant à travers ses dents.

—Alors, que vous demandait-il aujourd'hui?

—Il n'a plus rien à me demander.

Reine dit cela avec une audace qui eût été cynique, si elle n'eût été surtout tragique. Elle semblait aise de déchirer un mensonge de plus autour de sa conscience.

Gaston se refusait encore à mettre dans ces étranges paroles un sens qui l'eût outragé. Il se laissa tomber, avec une aisance d'homme du grand monde, dans un fauteuil, comme s'il allait assister à un spectacle.

—Décidément, ma chère, vous jouez une charade!

—Vous croyez? Écoutez-moi donc et vous aurez bien vite le mot à deviner.

Cette fois, la parole était si haute, si flagellante, que Gaston se leva et, avec dignité:

—Pardon, madame, c'est à M. le comte d'Altenbourg que je demanderai ce mot-là.

Un éclair passa dans les yeux de Reine.

—Pourquoi ne l'appelez-vous plus l'abbé?

—Parce que l'abbé que je surprends à vos genoux doit se souvenir qu'il est gentilhomme.

—Vraiment! C'est vous qui l'avez fait prêtre le jour où vous avez oublié que vous étiez noble!

—Madame!…

Reine le toisa avec un incomparable dédain qui me rendit fier de la répugnance que j'avais subie.

—Ainsi, dit-elle, vous étiez, vous êtes peut-être encore l'amant de miss Sharp! Ainsi, quand vous alliez chez elle, la nuit, vous laissiez croire que vous veniez chez moi! Ainsi, vous ne m'avez épousée qu'en exploitant un mensonge infâme! Je ne vous aimais pas comme je me sentais capable d'aimer, vous le saviez, je vous l'ai dit; mais je m'étais résignée follement à être votre femme, parce que j'avais besoin d'un ami. Depuis dix-huit ans, j'ai gardé l'honneur de votre nom que vous ne gardiez pas, comme si votre nom avait eu de l'honneur. Aujourd'hui, veillez seul. Peut-être ne vous aurais-je pas dit ce que je pense; nous échangeons si peu nos idées! Mais puisque vous nous surprenez, je me trouverais indigne de vous mentir… Oui, voilà l'homme que j'ai aimé, que j'aime, que je méritais et qui m'avait méritée! Vous vous êtes mis entre nous! Vous nous avez volé dix-huit années de bonheur et d'honneur! Est-ce cela qui vous donne le droit de parler haut, de menacer? Je vous avertis, monsieur, que je n'ai pas peur du scandale; je n'ai peur que de la vengeance qui s'est offerte à moi. Croyez ce que vous voulez! Vous ne supposerez jamais autant d'amour et de désespoir qu'il y en a d'échangé entre vos deux victimes!… S'il vous plaît que nous soyons plus séparés, vous et moi, que nous ne le sommes déjà, je suis prête à accepter la réparation. Mais, je vous en avertis, monsieur, ce n'est pas vous qui me séparez de lui; nous nous sommes dit un adieu éternel. N'en triomphez pas! Il y a plus d'amour dans cet adieu qui nous déchire que vous n'en avez jamais rencontré près de vos maîtresses. Nous n'avons plus besoin de nous revoir… Voilà ce que nous nous disions, quand vous êtes entré… Cela vous paraît-il clair maintenant?

—Très clair! répondit Gaston en saluant avec une hauteur ironique, puis faisant un pas vers moi et toujours pâle, toujours souriant, mais d'un sourire qui montrait l'envie d'une morsure:

—Monsieur, on ne se bat pas plus avec un prêtre qu'avec une femme; mais on le chasse!

Il était près de la cheminée; il fit le geste de saisir le cordon de la sonnette.

Je ne bougeai pas.

—Prenez garde! lui dit Reine. Si M. d'Altenbourg ne sort pas d'ici, comme je veux qu'il en sorte, je prendrai son bras et je sortirai avec lui. Vous aurez deux scandales, au lieu d'un.

La colère que Gaston avait retenue, quand elle l'eut mis dans son tort, s'offrait à lui maintenant qu'il pouvait couvrir sa retraite.

Il brandit ses deux poings, et, me menaçant:

—Je me vengerai pourtant!

—Je m'en rapporte à vous, répliqua la duchesse avec mépris.

—Et moi, je vous en défie, répliquai-je.

Je crus que Gaston allait se ruer sur moi; il fit un geste; puis brusquement nous tourna le dos et sortit du salon.

Nous restâmes seuls pendant une minute, Reine et moi. Son beau visage laissa tomber son masque enflammé. La douleur et le désespoir reparurent: les nerfs se détendirent. Elle allait pleurer et ne voulait pas je visse ses larmes.

—Adieu, murmura-t-elle d'une voix morne, sans faire un mouvement des yeux, de la main.

—Adieu, répondis-je.

Nous nous quittâmes comme deux ombres qui n'ont pas de corps à étreindre dans un déchirement suprême…

J'étais préparé à un guet-apens. Le duc de Thorvilliers m'attendait peut-être dans l'antichambre.

Je retrouvai le même domestique respectueux qui s'inclina encore, comme devant un évêque, en m'ouvrant la porte du vestibule. La cour, la rue étaient libres.

XIX

Gaston avait promis de se venger; il se vengea.

Deux jours après cette scène, j'étais mandé à l'archevêché. Le duc m'avait dénoncé, en m'accusant de je ne sais quelle intrigue subalterne, honteuse.

Il m'eût été facile de me défendre; il eût peut-être été dangereux pour la duchesse de repousser cette dénonciation. Je ne me défendis pas.

On voulut bien m'écrire à plusieurs reprises, par une condescendance qu'on paraissait devoir à mes services, pour me prier de répondre aux dénonciations dont j'étais l'objet. J'ajoutai aux griefs faux un grief vrai, en ne tenant pas compte par une réplique polie de cette politesse. Dès lors, on n'avait plus de considération à garder. On attendit deux mois avant de me frapper, et, au bout de ces deux mois, la sentence me fut signifiée.

Je n'étais plus qu'un prêtre interdit.

Si j'étais la victime d'une dénonciation mensongère, je n'en étais pas moins coupable. Je pensai à ma faute, pour accepter plus docilement l'injustice d'un châtiment mérité.

J'étais, socialement, un assez important personnage, et j'avais, dans l'Église, un rang assez élevé pour que cette punition ne fût, à la rigueur, qu'une disgrâce passagère; pour qu'il me parût facile de m'en faire relever, quand il me plairait de donner des explications, même incomplètes.

Je ne protestai pas; j'étonnai mes juges par mon silence. Ils me rendaient la liberté que je me faisais scrupule de prendre moi-même, liberté qui soulageait ma conscience, en m'imposant la règle d'une dignité volontaire plus étroite.

Rien dans le costume laïque que j'adoptai ne rappelait mon état.

Je quittai Paris pendant trois mois, pour dépister des curiosités que je n'aurais pu satisfaire, pour laisser se calmer et s'effacer ces cercles concentriques que fait, dans l'eau qui passe, une nouvelle subite, un scandale qui y tombe.

Je ne m'inquiétai pas de savoir quelle interprétation on donnerait à ma déchéance.

J'ai su, par hasard, depuis, qu'on voulut voir une persécution contre ma foi indépendante et la censure de quelques paroles téméraires, dans cette interdiction. Des insinuations me furent faites pour m'attirer dans des camps absolument hostiles. Il était tout simple qu'on me crût disposé à me venger d'une injustice, à m'insurger.

Je suppose aussi que, malgré la rectitude de ma vie antérieure, mes moeurs furent calomniées. Quand j'eus le soupçon de cette ignominie, j'en frémis. Cette fois, la malignité instinctive et routinière pouvait effleurer la vérité.

Je lus aussi dans un journal que ma disgrâce était une conséquence de mon attitude aux Tuileries.

Je n'eus jamais occasion de réfuter ces erreurs, ni même de repousser une indiscrétion trop directe.

Quand je revins de ce petit voyage de précaution, le bruit léger qui s'était fait dans le monde de mes auditeurs habituels était apaisé. Les ecclésiastiques me saluaient gravement, comme un pestiféré qui sort du lazaret, qu'on plaint, mais dont on redoute la contagion. Les gens du monde eurent une façon de me serrer la main qui me parut en général bienveillante, mais dont le sens variait selon les caractères.

Les uns me reprochaient de m'être fait prêtre, pour subir cet affront, moi gentilhomme de si haute naissance; d'autres soupçonnaient une histoire de femme et souriaient; d'autres, n'y comprenant rien, avaient l'air mystérieux de gens qui ont pris l'engagement formel de respecter un secret, même devant celui qui le sait mieux qu'eux.

J'étais calme, en apparence, bien que je portasse en moi une angoisse terrible, que la prière, l'étude, n'attiédissaient pas.

Je me reprochais de subir si facilement mon expiation, de ne pouvoir rien pour l'inquiétude dont j'étais cause. Je croyais bien n'avoir plus d'autre sentiment qu'une compassion passionnée, attendrie; c'était l'illusion définitive d'un amour obstiné; mais je ne pouvais l'éteindre en moi. En tout cas, le trouble de cet amour était salutaire à porter, et n'offensait pas ma conscience. Que faisait-elle? Comment vivait-elle? Une femme si fière devant ce mari démasqué!

Je m'effrayais à l'idée qu'elle pouvait se guérir par l'ironie, et je m'effrayais davantage encore à l'idée qu'elle ne guérirait pas.

Je ne fis rien pour la voir, même de loin. Je n'oubliais pas que j'avais promis de quitter Paris, la France; mais je me souvenais que j'avais fait cette promesse, avant l'intervention du duc de Thorvilliers, avant ses menaces, avant l'interdiction dont j'étais frappé.

Rien ne pouvait être changé à la détermination que j'avais prise. J'avais seulement le devoir de certaines précautions, et je ne voulais pas paraître fuir Gaston, en voulant m'éloigner de la duchesse.

Il me fallait être prêt à un scandale si le duc se ravisait et en provoquait un. Il fallait rester exposé à d'autres vengeances, si Gaston ne se contentait pas de celle qu'il avait improvisée.

Elle était excellente, cependant. Il me retranchait du monde, du mien et de celui des autres. Je n'étais plus ni gentilhomme, ni prêtre, et, comme homme, je devais éveiller partout la méfiance. Les déclassés ont toujours un stigmate.

Peut-être aussi Gaston, à qui nul détail positif, financier, n'échappait, savait-il que je n'avais plus de fortune, et que si j'avais gardé de quoi conserver mon indépendance, je n'avais pas les ressources d'armer ma révolte, si je songeais à la révolte, et de reprendre seulement l'apparence extérieure de la situation morale que j'avais perdue.

L'abbé Cabirand avait eu raison de me mettre en garde contre l'imprévoyance de ma charité.

Au défaut des rentes qui me suffisaient pour vivre, voyager, quelles fonctions aurais-je remplies? J'aurais écrit. Mais quoi? Suspect à la libre pensée pour mon passé, suspect aux chrétiens pour mon présent, j'aurais été un traître aux yeux de ceux-ci, un inconséquent aux yeux de ceux-là, pour tous un hypocrite.

J'ai pu étudier la question des prêtres interdits. C'est une des plus douloureuses, à tous les points de vue. L'armée a des corps disciplinaires, pourquoi l'Église n'en a-t-elle pas? Pourquoi jette-t-elle sans ressources des êtres qu'elle croit entachés d'un vice à la société dont les vices mêmes leur sont familiers, et qui peuvent difficilement y vivre, rarement s'y relever?

Les prêtres de campagne ont la ressource de se faire cochers de fiacre, charretiers, comme ils l'étaient dans la ferme paternelle. Mais l'homme d'une instruction, d'une éducation supérieure, dont la société laïque suspecte même l'abjuration forcée, que la société religieuse anathématise, que peut-il faire pour se maintenir à son rang?

J'ai connu d'autres prêtres frappés comme moi. Je ne veux pas savoir s'ils avaient mérité plus ou autant que moi leur châtiment. Je n'en ai connu aucun qui ait pu dominer sa déchéance, et j'en ai connu un grand nombre qui ont roulé plus bas, faute d'avoir trouvé dans l'Église, qui les frappait, un encouragement à remonter, dans la société civile, un secours qui fût d'accord avec la dignité de leur conscience.

Je me permets ces réflexions, parce que j'espère être lu par ceux qui songent ou doivent songer, par devoir, à l'imperfection des lois humaines… Qu'on me les pardonne! Elles ne sont pas d'ailleurs, au point de vue de ma confession, un hors-d'oeuvre. Elles précèdent le récit des difficultés nouvelles, des tortures qui m'attendaient.

J'étais décidé à voyager, à écrire mes voyages, à m'intéresser à quelque oeuvre de découvertes lointaines, à devenir un missionnaire de la science, puisque je ne pouvais plus l'être de la foi. En attendant, je passais mes journées dans les bibliothèques, à augmenter cette curiosité d'apprendre, qu'on appelle le savoir, à me procurer toutes les notions indispensables pour le but que j'aurais choisi.

J'ajouterai, afin d'en finir avec cette phase de ma vie, et pour ne rien omettre, sans avoir à m'étendre sur ses tristesses, que je continuai toutes les pratiques de l'état religieux.

Je dis cela, pour qu'on sache bien que je restais soumis, et non pour me vanter. Les douleurs nouvelles qui m'étaient réservées, les difficultés de la tâche que j'allais avoir à remplir devaient s'accroître et se compliquer de cette fidélité même, tout à la fois instinctive et volontaire, du prêtre interdit.

Peut-être, en croyant rester fidèle à Dieu, n'étais-je fidèle qu'à l'amour! Le besoin de sacrifice me consacrait de nouveau, et je ne priais pas pour moi, sans prier en même temps pour elle. L'homme sincère ne peut se définir et se contenir dans une formule. A mesure que je m'étudie, même à mon âge je me découvre des dessous inconnus. L'unité de l'âme est comme l'unité du monde: l'harmonie de milliers de petits mondes qu'on ne finirait jamais d'analyser, de subdiviser.

Je m'étais assigné un an de délai, avant de partir.

Un soir d'hiver, huit mois environ après ma dernière entrevue avec la duchesse de Thorvilliers, j'étais dans mon cabinet de travail; je lisais, pour prendre sur ma nuit tout ce que je pouvais enlever à mon insomnie habituelle, quand on sonna à ma porte. J'étais seul. Très surpris d'une visite à pareille heure (il était près de minuit), moi qui recevais si rarement des visites dans le jour, j'allai ouvrir.

Je me trouvai en face d'un vieillard de grand air, de tenue un peu pareille à la mienne, qui me demanda si j'étais le comte d'Altenbourg.

Je remarquai qu'il avait eu une légère hésitation, comme s'il avait pu être tenté de dire: l'abbé d'Altenbourg.

Je l'introduisis, et, quand je lui offris un siège:

—Non, monsieur, me dit-il gravement, nous n'avons pas le temps de causer, je viens vous chercher.

J'eus peur, et je le regardai. Mon regard l'interrogeait.

—Je suis le docteur X… me dit-il.

Je connaissais son nom, c'était celui d'un médecin célèbre.

Il ajouta, avec une nuance de respect qui me toucha et m'effraya:

—Nos professions se ressemblent, monsieur… J'ai reçu une confession qui nous associe à la même oeuvre.

—Que se passe-t-il? balbutiai-je, et, ne me contenant plus devant cette sympathie si touchante, si discrète dans sa gravité, sentant un frère dans ce médecin confesseur:

—Elle est malade? m'écriai-je.

—Très malade. Oui, monsieur.

—Elle veut me voir?

—Tout de suite.

—Partons!

—Ma voiture est en bas.

Pendant que je m'apprêtais à la hâte, le docteur, qui trouvait tout simple ce qui s'échangeait de paroles étranges entre nous, me disait, pour empêcher le silence:

—J'ai eu de la peine à vous trouver. Je craignais aussi que vous ne fussiez absent. On m'avait dit que vous deviez être loin de Paris.

J'étais prêt; j'ouvris ma porte, j'éteignis ma lampe.

—C'est à l'archevêché qu'on m'a donné votre adresse, ajouta le docteur en prenant la rampe de l'escalier.

Il disait tout cela avec bonhomie. Mais ce grand savant était plein de précautions pour les blessures. Il tenait sans doute à me persuader qu'en apprenant mon secret, il avait appris aussi la rigidité de ma vie. Reine de Chavanges n'avait pu lui dire où je demeurais; elle me croyait parti. Il n'avait pas craint d'aller à l'archevêché s'informer de la demeure d'un prêtre qui pour lui n'était pas déchu.

Je ne pensais pas à ces délicatesses; je les sentais instinctivement.

Nous descendîmes en silence. Quand nous fûmes assis dans le coupé, j'aurais dû, j'aurais voulu interroger le docteur. Je n'osai pas. J'étais épouvanté de ce qu'il pouvait me répondre et j'aimais mieux cette torture vague.

Dans l'angoisse d'une tendresse qui recevait le droit de se manifester, je songeais qu'elle était bien malade, qu'elle était en danger, que j'allais la revoir; qu'il me fallait obtenir de Dieu son salut, puisque le médecin se sentait vaincu et venait me chercher comme auxiliaire.

Deux ou trois fois, pendant le trajet, je me tournai vers le docteur, pour lui demander un renseignement sur la maladie de la duchesse; chaque fois j'hésitai.

A quoi bon connaître le mal qui la tuait? Elle allait mourir; elle mourait de notre faute; elle m'appelait; tout ce qu'il y avait de terrible et de précis tenait dans cette idée. Je n'avais pas besoin d'en savoir plus.

Sans que je m'en aperçusse, je laissais venir à mes lèvres, non ce que je voulais demander, non pas même ce que je croyais penser, mais l'arrière sentiment qui s'agitait en moi, et je répétais à mi-voix:

—C'est horrible! c'est horrible!

Le docteur mit sa main douce et froide sur la mienne.

—Du courage, monsieur.

Pourquoi ne me disait-il que cela? Il n'espérait donc plus rien?

J'eus alors la hardiesse désespérée de lui demander le nom de la maladie. Il me le donna. Je ne le compris pas, si je l'entendis. C'était un nom technique, scientifique. Je secouai la tête, comme si ce terme mettait une lueur dans mon esprit, et je retombai dans le bercement de ma terreur vague.

Au bout de dix minutes, nous étions à la porte de l'hôtel.

Le marteau me retentit au coeur, quand le docteur le laissa retomber.

La cour était sombre; la lanterne du vestibule n'était pas allumée; aucun domestique de l'antichambre n'attendait.

Seulement, quand le docteur eut ouvert la porte vitrée du vestibule, une lueur apparut dans les hauteurs d'un escalier solennel, puis descendit en s'élargissant.

Une soeur de charité, de celles qui veillent les malades, parut, tenant une bougie.

—Eh bien? demanda le docteur.

—Toujours dans le même état; peut-être la fièvre est-elle moins forte. Madame la duchesse a entendu venir la voiture et m'a envoyée au-devant de ces messieurs.

Je crus que cette religieuse allait reconnaître en moi un prêtre. Mais la sainte fille n'avait sans doute jamais eu le temps de venir à mes sermons, et elle ne songeait pas à m'examiner.

Elle passa devant nous, en nous éclairant, monta jusqu'au premier étage, et, avant d'ouvrir la porte d'une chambre, sur un vaste palier, elle dit tout bas, en montrant une autre porte plus petite, à côté:

—Je serai là, monsieur le docteur. Après la consultation, s'il y a une ordonnance à faire faire, ces messieurs n'auront qu'à me sonner.

Elle me prenait pour un médecin, ou bien on avait pris la précaution de lui mentir.

Elle ouvrit la porte, et, d'une voix douce, s'adressant à la malade:

—Madame, ce sont MM. les docteurs.

Puis, faisant une révérence, elle passa devant nous et nous laissa.

La chambre était éclairée par une lampe posée en arrière du lit, qui occupait le milieu de la pièce; un abat-jour jeté sur le globe adoucissait la lumière et la rendait flottante; mais on voyait bien le grand lit à colonnes, de la Renaissance, et, se détachant sur l'oreiller blanc, le visage de madame de Thorvilliers. Les yeux avaient leur flamme, battue d'un souffle intérieur qui l'attisait jusqu'à l'épuiser.

Cette clarté fixe, dans cette lumière ambiante et voilée m'attirait. Je m'avançai sur le tapis épais de la chambre, comme si j'avais marché sur une nuée; je n'avais pas, dans cette minute, la notoriété du réel. Mes sentiments entiers, confondus, s'exhalaient de moi avec ce mélange de passion et de mysticisme que les diversités de ma vie leur avaient donné, et me soulevaient.

J'en atteste Dieu qui ne m'a jamais abandonné, j'en atteste l'innocence de ma fille, je ne veux rien écrire qui ne soit à l'honneur d'un amour purifié, et je me trouverais misérable pourtant de profaner en moi le caractère indélébile du prêtre. Il me faut avouer que le prêtre et l'amant ne faisaient qu'un, en entrant dans ce sanctuaire où la mort mettait sa solennité, et que rien de sacrilège ne battait en moi.

Le docteur était resté un peu en arrière.

Reine me regardait venir, avec un sourire qui tremblait sur sa bouche et une fièvre menaçante dans les yeux.

Comment se pouvait-il qu'elle fût mourante? Elle était si belle! Mais dès que je me fus approché de son lit, dès que, se tournant avec effort de côté, elle m'eut indiqué par ce mouvement un fauteuil placé près du chevet, je vis bien que la fièvre seule la soutenait, et que cette vie qui rayonnait encore en elle n'était que la palpitation suprême d'une âme qui concentre tous ses rayons avant de s'envoler dans un éclair.

J'avais le coeur rempli d'une immense pitié et d'un incommensurable amour; mais je ne songeai qu'à pleurer, qu'à laisser voir lâchement ma terreur. Je voulus m'agenouiller, et, comme sa main moite était tendue vers moi, je la pris doucement et la baisai.

Mais en appuyant ses doigts sur ma bouche, Reine me repoussait et me défendait de me prosterner. Elle non plus, ne voulait pas que la mort dominât l'amour qui avait cette dernière minute, avant l'infini, et mît trop de solennité dans cette effusion humaine.

—Je suis heureuse… bien heureuse de vous voir, me dit-elle d'une voix oppressée. Je me reprochais de vous avoir dit de partir. Merci de m'avoir désobéi.

Elle laissa retomber sa tête qu'elle avait levée. Le docteur s'approcha du lit, lui prit le poignet, tâta le pouls, se baissa pour regarder de plus près la dilatation de la pupille de ces yeux éclatants.

La malade devina l'intention de cet examen.

—Je souffre moins, docteur. Je ne veux pas souffrir. Il est inutile de me mettre encore du poison sous la peau… Merci… Vous avez été bien bon… Quel dommage que vous ne puissiez pas me ramener aussi, moi!

Elle voulut agrandir son sourire, mais un tressaillement de la douleur l'interrompit. Un spasme fit trembler sa bouche, ses yeux se voilèrent; elle mit les deux mains sur sa poitrine, les appuya, comme pour empêcher le mal de monter jusqu'au coeur, et, après une minute, rouvrant les paupières:

—Pourquoi me plaindrais-je? Docteur, vous me donnez plus que la vie…
Écoutez-moi, mon ami. J'ai des choses bien sérieuses à vous dire.

Elle m'attira d'un geste du doigt, je me penchai; sa voix était haletante; une convulsion l'entrecoupait:

—J'ai voulu vous voir. Il vous eût été trop pénible d'apprendre par une note de journal que j'étais partie; comme vous avez appris autrefois que je vous avais été infidèle… Vous pouviez me supposer des idées que je n'ai pas… Je suis aujourd'hui ce que j'étais la première fois que nous nous sommes vus. Il n'y a plus de danger à vous dire que je vous aime tout autant… sinon plus qu'au premier jour… Vous entendez, docteur… Il faut que vous entendiez cela… Ne vous éloignez pas, pour ne pas entendre… Quand je vous ai tout avoué, vous avez reconnu que cet amour loyal, vrai, qu'on a trompé, volé, était légitime… La faute qui nous a unis doit-elle nous séparer à jamais?… Il me faut bien croire maintenant que nous nous rejoindrons. Je veux revivre, pour me dédommager de la vie infâme qu'on m'a faite ici…

Elle fut interrompue par une douleur plus vive; mais, la surmontant avec un courage de martyre:

—Il faut que je me dépêche… J'ai écrit à miss Sharp, j'ai voulu avoir sa confession… La voici, aussi sincère qu'on peut l'espérer d'une vieille fille qui a respiré et exhalé l'hypocrisie toute sa vie…

Elle avait devant elle, sur la couverture, une lettre, qu'elle me tendit.

Je ne voulais pas la prendre. Que m'importait miss Sharp! Elle insista:

—Il faut que vous la preniez; que vous la gardiez!… C'est la seule arme que je puisse vous léguer, et il faut que vous soyez armé!

A ce moment, derrière le rideau qui retombait sur un des côtés du lit, un petit cri se fit entendre.

Je me dressai debout à cette voix, à ce vagissement. Une morsure au sein m'aurait arraché un cri de douleur, si j'avais été capable d'autre chose que d'une stupeur muette, d'une sorte de joie foudroyante, d'une révélation paternelle qui m'envahit par toutes les veines.

Instantanément, je compris pourquoi j'étais là.

Mon effarement était si vrai que Reine dit au docteur:

—Comment! Il ne savait donc pas?…

—Non, répondit le médecin avec bonhomie, M. d'Altenbourg ne m'a pas interrogé… D'ailleurs, nous n'avons pas eu le temps…

En disant cela, le docteur faisait le tour du lit et allait à un berceau que le rideau cachait; et, pendant que, haletant, suant d'une angoisse sublime, je regardais Reine qui s'efforçait de sourire à mon émotion comme à une découverte de plus qui nous unissait, le médecin revint à moi tenant un enfant.

—C'est une fille, me dit-il en la posant dans mes bras.

—C'est notre fille! murmura Reine de Chavanges.

Je regardais ce petit être qui cessait de pleurer, distrait par le mouvement. Un besoin terrible d'adoration, d'assouvissement, de tendresse me pénétrait; mon coeur fondait dans ma poitrine; je la baptisai d'une larme.

J'approchai ma bouche timidement de cette petite bouche si frêle; j'y mis un baiser qui lui communiquait toute mon âme, et, avec un égoïsme qui n'enlevait rien pourtant à ma douleur, je pensai en moi-même:

—Vous êtes bon, mon Dieu!

On ne sait jamais tout ce que peut contenir de pensées un éclair si profond.

J'entrevoyais un but nouveau, un devoir, une protection, un supplice nouveau à compter dans la vie et je m'extasiais.

Ma fille recommença à crier. Je la tenais mal sans doute. Mes lèvres impies ne s'étaient pas faites assez chastes, assez douces pour ce baiser. Une porte s'ouvrit, la porte de la chambre où la religieuse attendait l'issue de la consultation. Elle pensait bien que la consultation n'était pas finie; mais l'enfant l'interrompait, et elle venait chercher l'enfant pour la remettre à la nourrice.

Cette religieuse emporta l'enfant d'un prêtre avec une tendresse naïve, qui se fût étrangement changée en horreur, dans ce coeur simple, si elle avait pu soupçonner la vérité.

Je retombai dans le fauteuil et je pleurai, dès que ma fille eut disparu.

—Oui, reprit Reine d'une voix plus faible et plus agitée, c'est notre fille. C'est pour elle encore, c'est pour elle surtout que j'ai voulu vous voir. Le duc ne s'y est pas trompé, et le doute d'ailleurs n'était plus possible pour lui. Il s'est arrangé pour n'être pas ici… Il a un prétexte pour voyager en Italie… Il saura du même coup qu'il est veuf et père… Il ne désavouera pas cette enfant; il ne peut pas la désavouer… L'orgueil lui donnera la force de mentir. Quant à moi, je ne peux pas infliger au duc de Thorvilliers une honte, qui serait peut-être un acte de justice… Ah! si je devais vivre, peut-être lui disputerais-je notre enfant. Pauvre petite fille! Il ne la tuera pas! Il lui laissera donner les soins qu'on donnerait à son enfant. Le duc sait que je me suis confessée au docteur et que j'ai constitué ce grand honnête homme le gardien de ma fille. Vous ne serez pas trop de deux pour veiller sur elle… Le docteur a de grandes occupations. Vous, vous ne penserez qu'à cela. Le duc aura toujours peur d'un scandale… Voilà ce que je voulais vous dire… Le reste n'est plus rien!

La voix de Reine s'éteignit en finissant. Elle parut subitement épuisée; sa tête retomba plus lourdement sur l'oreiller. Le docteur fronça le sourcil, se pencha sur la malade, l'examina, et se tournant vers moi me regarda, sans dire un mot.

Quel regard effrayant dans son calme! Le médecin réclamait la place pour lui seul, et m'avertissait de partir. Tout ce qui était humain était fini; l'autre mystère allait commencer. Je n'avais aucun droit légitime d'y assister.

Pouvais-je obéir facilement? Il me semblait que j'étais le médecin, puisqu'il était le confesseur, et que c'était moi qui la retenais, qui la retiendrais dans la vie.

Il devinait évident que le mal, sinon interrompu, du moins retardé par la volonté de Reine, et, je l'ai su, par des piqûres de morphine, allait redoubler. Il y a des luttes qu'on ne recommence pas contre la mort, Je vis pourtant que le docteur songeait à renouveler les piqûres bienfaisantes, mais je vis aussi qu'après avoir regardé les yeux de la duchesse, il hésita.

Elle eut conscience de cette hésitation. Dans le trouble qui commençait, dans l'hallucination qui précédait la nuit cérébrale, elle redit, en donnant un autre ton à ses dernières paroles:

—Plus rien! N'est-ce pas, docteur, plus rien? C'est fini.

Chose horrible! en même temps que son regard divin se noyait dans une brume, sa voix au timbre d'or s'alourdissait, s'épaississait dans un balbutiement sourd.

—Ah! je souffre! dit-elle. C'est bien dur de mourir, et pourtant c'est bon!

Elle eut une seconde d'assoupissement; puis elle tourna la tête à droite et à gauche, regardant, cherchant à voir; mais un voile s'amassait sur ses yeux. Ses prunelles dilatées m'enveloppèrent sans m'étreindre. Tout lui échappait.

Je ne pus retenir un murmure d'épouvante:

—Docteur! docteur!

Comme si j'avais eu besoin de rappeler son devoir à ce grand médecin!

Il me rappela le mien, en levant les yeux au plafond. Je tombai à genoux; mais j'oubliais que j'étais prêtre; savais-je encore que j'étais chrétien? J'étais tremblant devant ce supplice qui m'apparaissait comme une péripétie dernière d'un meurtre accompli par moi. Je voyais pâlir, et pour ainsi dire se dissoudre dans une vague blancheur, ce beau visage dont j'aurais voulu retenir sous mon regard les lignes délicates et superbes, le rayonnement même fiévreux.

J'étais désespéré et je n'étais que désespéré.

Reine ne reprit plus connaissance. Il y a de ces chutes subites dans les crépuscules que la volonté prolonge. La mort a de ces revanches soudaines, sournoises, après avoir cédé.

A plusieurs reprises, le docteur, tout en donnant à la malade ces soins inutiles qui sont les dernières piétés de la science envers l'inconnu, me toucha l'épaule pour m'avertir de me retirer.

Mais je ne comprenais pas. J'attendais, ou l'irréparable ou le réveil. Je ressaisissais dans ma mémoire, je retenais les paroles que Reine avait prononcées quelques minutes auparavant, comme si elles eussent été emportées à demi déjà dans un lointain qui me les volait. Je voulais, lui parler à mon tour, l'évoquer, la ressaisir. Si j'avais pu, si j'avais osé lui dire ce que j'avais dans l'âme, peut-être bien qu'elle eût hésité à mourir. Sa main n'était pas froide; je l'empêcherais de se refroidir sous ma bouche. Il était impie de songer à me renvoyer, tant que sa main ne serait pas refroidie.

Devant l'obstination de ma douleur, le médecin fut obligé de devenir clair, catégorique; il me dit avec autorité, mais doucement:

—Votre place n'est plus ici, monsieur… Voulez-vous dire à la religieuse d'entrer?

J'obéis. Je me levai, je reculai. Le docteur en prenant ma place, en se penchant de nouveau sur la malade, me la cacha. Je reculai jusqu'à la porte de la chambre qui communiquait avec celle de la nourrice.

La religieuse, tout en étant prête à entrer dans la chambre de la malade, regardait ma fille qu'une belle paysanne allaitait. Elle fut frappée de ma pâleur et comprit.

—Ah! la chère dame! murmura-t-elle en froissant son chapelet, a-t-elle demandé un prêtre?

Elle passa vivement devant moi, referma la porte, me laissant devant ce groupe de la nourrice et de mon enfant. Je ne pouvais pas pleurer. Cherchant à me retenir à une image vivante, je contemplai ce pauvre petit être qui m'était légué.

La nourrice, gênée de cette contemplation et troublée de ce qui se passait de l'autre côté de la porte, me dit, croyant parler à un médecin:

—C'est un grand malheur qu'une si jolie petite fille qui ne demande qu'à vivre fasse mourir sa mère; elle a pris le sein tout de suite!

Ces mots me donnèrent le frisson. J'étais condamné à ne pouvoir prononcer une parole. Je me retournai vers la chambre de Reine. Mais de quel droit, maintenant, en aurais-je franchi le seuil? Le masque de médecin ne pouvait plus me servir; on n'avait besoin que d'un prêtre, et je n'étais plus prêtre! Je n'osai rester.

Je ne sais comment je sortis, sans tomber à genoux, pour demander pardon à ma fille de la vie qu'elle recevait, pour demander pardon à la mère de de la mort que je lui avais donnée.

Je m'en allai, à tâtons, dans cet appartement obscur, courbé sous ma douleur, la retenant; je gagnai l'escalier et je le descendis, m'arrêtant à chaque marche, m'imaginant qu'on allait me rappeler, que Reine n'était pas mourante, qu'elle avait encore des choses à me dire. Ou bien, espérant qu'on me heurterait, qu'on me chasserait comme un intrus, comme un meurtrier. J'avais besoin d'être frappé physiquement, d'être insulté. Ce coup invisible, ce châtiment silencieux était trop lourd à porter.

Au bas de l'escalier, sur la dernière marche, dans la nuit, je m'assis et j'attendis; puis, entendant du bruit au premier étage, voyant reparaître une lueur semblable à celle qui nous avait accueillis, je me redressai, je traversai le vestibule et la cour, m'évadant de la mort de Reine, comme je m'étais évadé de son amour.

La porte cochère était entr'ouverte, une lumière était allumée dans la loge du concierge. Quelqu'un était sorti en courant; sans doute, la religieuse avait envoyé chercher le prêtre. Je ne voulus pas le rencontrer; le jour eût reparu soudainement pour me dénoncer à lui.

La voiture du docteur était toujours à la porte: j'y montai, et là, enfermé, bien seul, j'eus la force de pleurer comme j'avais pleuré dix-neuf ans auparavant, dans le jardin de Chavanges, quand je croyais tout perdu; comme j'avais pleuré, huit mois auparavant.

Je restai une heure dans cet abandon, secoué de remords qui m'entraient comme des pointes aiguës dans toutes mes fibres, secoué de désespoirs qui alternaient avec mes remords, me trouvant odieux de vivre, puisqu'elle mourait par moi, et m'étonnant tout ensemble que Dieu permît cette mort, et qu'il eût ainsi châtié un amour dont il avait vu la pureté primitive et la sincérité.

La glace de la voiture était levée; je vis passer à plusieurs reprises, comme à travers un brouillard, des ombres qui entraient dans l'hôtel ou qui en sortaient…

Au bout d'une heure de cette torture, le docteur ouvrit la portière.

—Je pensais vous trouver là, monsieur l'abbé, me dit-il avec la même douceur, mais en me traitant maintenant de prêtre, et non plus d'homme du monde.

Espérait-il ainsi me donner plus de courage? Croyait-il nécessaire de me rappeler que je devais élever ma douleur et l'idéaliser?

—Elle a bien souffert? demandai-je à voix basse.

Je ressemblais à un de ces meurtriers qui ont la curiosité de leur crime et qui retournent au cadavre, pour en mesurer la plaie.

—Non, me répondit le docteur, elle avait presque fini de souffrir quand vous êtes venu. Le cerveau est si vite atteint! Je suis étonné de la lucidité qu'elle a gardée, pendant une partie de votre visite.

La voiture partit; le docteur me reconduisait.

Il me donna en route des explications, que j'écoutai cette fois et que je compris, sur la maladie de la duchesse. Ces détails techniques, douloureux pour tout homme qui les eût reçus à propos d'une femme ardemment aimée, l'étaient doublement pour moi, prêtre, en dénudant une fois de plus la pudeur de mon amour. Je dus apprendre, malgré les précautions du récit, que cette grossesse tardive avait rendu plus difficile la délivrance. Depuis plusieurs mois, Reine était malade. Le docteur avait redouté qu'elle ne pût atteindre le terme ordinaire; elle l'avait devancé d'un mois. Pendant deux ou trois jours on avait espéré le salut; puis une péritonite était survenue, que les médecins les plus exercés, réunis en consultation, n'avaient pu conjurer.

Le docteur essayait de lasser ma douleur par les détails mêmes.

Quand je fus arrivé à ma porte:

—Je reviendrai vous voir demain, me dit-il avec bonté. Vous êtes mon malade, vous m'êtes confié. Nous avons aussi à nous concerter pour le legs qui nous a été fait… J'ai envoyé, cette nuit même, une dépêche au duc. Il est convenable qu'il revienne. J'oserai lui dire bien des choses… Quant à vous, je ne vous demande pas d'avoir du courage. Vous en avez. Voulez-vous me permettre seulement, à partir de cette nuit, de vous considérer comme mon ami… comme mon enfant. Puisque je suis le grand-père de cette petite fille, il faut bien que vous soyez mon fils.

Je répondis par un sanglot cette effusion cordiale. Je crois me rappeler que le docteur me serra dans ses bras, me secoua… Je montai chez moi en haletant, et enfermé, libre, je pus laisser rugir tout à son aise mon effroyable douleur.

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