La Conquête de Plassans
IX
Le mois d'avril fut très-doux. Le soir, après le dîner, les enfants quittaient la salle à manger, pour aller jouer dans le jardin. Comme on étouffait au fond de l'étroite pièce, Marthe et le prêtre finirent, eux aussi, par descendre sur la terrasse. Ils s'asseyaient à quelques pas de la fenêtre, grande ouverte, en dehors du rayon cru dont la lampe rayait les grands buis. Là, ils parlaient, dans la nuit tombante, des mille soins de l'oeuvre de la Vierge. Cette continuelle préoccupation de charité mettait dans leur causerie une douceur de plus. En face d'eux, entre les énormes poiriers de M. Rastoil et les marronniers noirs de la sous-préfecture, un large morceau de ciel montait. Les enfants couraient sous les tonnelles, à l'autre bout du jardin; tandis que de courtes querelles, dans la salle à manger, haussaient brusquement les voix de Mouret et de madame Faujas, restés seuls, s'acharnant au jeu.
Et parfois Marthe, attendrie, pénétrée d'une langueur qui ralentissait les paroles sur ses lèvres, s'arrêtait, en voyant la fusée d'or de quelque étoile filante. Elle souriait, la tête un peu renversée, regardant le ciel.
—Encore une âme du purgatoire qui entre au paradis, murmurait-elle.
Puis, le prêtre restant silencieux, elle ajoutait:
—Ce sont de charmantes croyances, toutes ces naïvetés … On devrait rester petite fille, monsieur l'abbé.
Maintenant, le soir, elle ne raccommodait plus le linge de la famille, il aurait fallu allumer une lampe sur la terrasse, et elle préférait cette ombre, cette nuit tiède, au fond de laquelle elle se trouvait bien. D'ailleurs, elle sortait presque tous les jours, ce qui la fatiguait beaucoup. Après le dîner, elle n'avait pas même le courage de prendre une aiguille. Il fallut que Rose se mît à raccommoder le linge, Mouret s'étant plaint que toutes ses chaussettes étaient percées.
A la vérité, Marthe était très-occupée. Outre les séances du comité, qu'elle présidait, elle avait une foule de soucis, les visites à faire, les surveillances à exercer. Elle se déchargeait bien sur madame Paloque des écritures et des menus soins; mais elle éprouvait une telle fièvre de voir enfin l'oeuvre fonctionner, qu'elle allait au faubourg jusqu'à trois fois par semaine, pour s'assurer du zèle des ouvriers. Comme les choses lui semblaient toujours marcher trop lentement, elle accourait à Saint-Saturnin, en quête de l'architecte, le grondant, le suppliant de ne pas abandonner ses hommes, jalouse même des travaux qu'il exécutait là, trouvant que la réparation de la chapelle avançait beaucoup plus vite. M. Lieutaud souriait, en lui affirmant que tout serait terminé l'époque convenue.
L'abbé Faujas déclarait, lui aussi, que rien ne marchait. Il la poussait à ne pas laisser une minute de répit à l'architecte. Alors, Marthe finit par venir tous les jours à Saint-Saturnin. Elle y entrait, la tête pleine de chiffres, préoccupée de murs à abattre et à reconstruire. Le froid de l'église la calmait un peu. Elle prenait de l'eau bénite, se signait machinalement, pour faire comme tout le monde. Cependant, les bedeaux finissaient par la connaître et la saluaient; elle-même se familiarisait avec les différentes chapelles, la sacristie, où elle allait parfois chercher l'abbé Faujas, les grands corridors, les petites cours du cloître, qu'on lui faisait traverser. Au bout d'un mois, Saint-Saturnin n'avait plus un coin qu'elle ignorât. Parfois, il lui fallait attendre l'architecte; elle s'asseyait, dans une chapelle écartée, se reposant de sa course trop rapide, repassant au fond de sa mémoire les mille recommandations qu'elle se promettait de faire à M. Lieutaud; puis, ce grand silence frissonnant qui l'enveloppait, cette ombre religieuse des vitraux, la jetaient dans une sorte de rêverie vague et très-douce. Elle commençait à aimer les hautes voûtes, la nudité solennelle des murs, des autels garnis de leurs housses, des chaises rangées régulièrement à la file. C'était, dès que la double porte rembourrée retombait mollement derrière elle, comme une sensation de repos suprême, d'oubli des tracasseries du monde, d'anéantissement de tout son être dans la paix de la terre.
—C'est à Saint-Saturnin qu'il fait bon! laissa-t-elle échapper un soir devant son mari, après une chaude journée d'orage.
—Veux-tu que nous allions y coucher? dit Mouret en riant.
Marthe fut blessée. Cette pensée du bien-être purement physique qu'elle éprouvait dans l'église, la choqua comme une chose inconvenante. Elle n'alla plus à Saint-Saturnin qu'avec un léger trouble, s'efforçant de rester indifférente, d'entrer là, de même qu'elle entrait dans les grandes salles de la mairie, et malgré elle remuée jusqu'aux entrailles par un frisson. Elle en souffrait, elle revenait volontiers à cette souffrance. L'abbé Faujas semblait ne pas s'apercevoir du lent réveil qui l'animait chaque jour davantage. Il restait pour elle un homme affairé, obligeant, laissant le ciel de côté. Jamais le prêtre ne perçait. Parfois, pourtant, elle le dérangeait d'un enterrement; il venait en surplis, causait un instant entre deux piliers, apportant avec lui une vague odeur d'encens et de cire. C'était souvent pour un mémoire de maçon, une exigence du menuisier. Il indiquait des chiffres précis, et s'en allait accompagner son mort, tandis qu'elle demeurait là, s'attardait dans la nef vide, où un bedeau éteignait les cierges. Quand l'abbé Faujas, traversant l'église avec elle, s'inclinait devant le maître-autel, elle avait pris l'habitude de s'incliner de même, d'abord par simple convenance; puis, ce salut était devenu machinal, et elle saluait même lorsqu'elle se trouvait seule. Jusque-là, cette révérence était toute sa dévotion. Deux ou trois fois, elle vint sans savoir, des jours de grande cérémonie; mais en entendant le bruit des orgues, en voyant l'église pleine, elle s'était sauvée, prise de peur, n'osant franchir la porte.
—Eh bien! lui demandait souvent Mouret avec son ricanement, à quand ta première communion?
Il continuait à la cribler de ses plaisanteries. Elle ne répondait jamais; elle arrêtait sur lui des yeux fixes, où une flamme courte s'allumait, lorsqu'il allait trop loin. Peu à peu, il devint plus amer, il n'eut plus le coeur à se moquer. Puis, au bout d'un mois, il se fâcha.
—Est-ce qu'il y a du bon sens à se fourrer avec la prêtraille! grondait-il, les jours où il ne trouvait pas son dîner prêt. Tu es toujours dehors maintenant, on ne peut pas te garder une heure à la maison … Ça me serait encore égal, si tout n'en souffrait pas ici. Mais je n'ai plus de linge raccommodé, la table n'est seulement pas mise à sept heures, on ne peut plus venir à bout de Rose, la maison est au pillage.
Et il ramassait un torchon qui traînait, serrait une bouteille de vin oubliée, essuyait la poussière des meubles du bout des doigts, fouettant sa colère de plus en plus, criant:
—Je n'ai plus qu'à prendre un balai, n'est-ce pas, et à passer un tablier de cuisine!… Tu tolérerais cela, ma parole d'honneur! tu me laisserais faire le ménage, sans seulement t'en apercevoir. Sais-tu que j'ai passé deux heures ce matin à mettre cette armoire en ordre? Non, ma bonne, ça ne peut pas continuer ainsi.
D'autres fois, la querelle éclatait à propos des enfants. Mouret, en rentrant, avait trouvé Désirée «faite comme un petit cochon», toute seule dans le jardin, à plat-ventre devant un trou de fourmis, pour voir ce que les fourmis faisaient dans la terre.
—C'est bien heureux que tu ne couches pas dehors! criait-il à sa femme, dès qu'il l'apercevait. Viens donc voir ta fille. Je n'ai pas voulu qu'elle changeât de robe, pour que tu jouisses de ce beau spectacle.
La petite fille pleurait à chaudes larmes, pendant que son père la tournait sur tous les sens.
—Hein! est-elle jolie?… Voilà comment s'arrangent les enfants, quand on les laisse seuls. Ce n'est pas sa faute, à cette innocente. Tu ne voulais pas la quitter cinq minutes, tu disais qu'elle mettrait le feu … Oui, elle mettra le feu, tout brûlera, et ce sera bien fait.
Puis, quand Rose avait emmené Désirée, il continuait pendant des heures:
—Tu vis pour les enfants des autres, maintenant. Tu ne peux plus prendre soin des tiens. Ça s'explique … Ah! tu es bien bête! t'éreinter pour un tas de gueuses qui se moquent de toi, qui ont des rendez-vous dans tous les coins des remparts! Va donc te promener, un soir, du côté du Mail, tu les verras avec leur jupon sur la tête, ces coquines que tu mets sous la protection de la Vierge…. Il reprenait haleine, il continuait:
—Veille au moins sur Désirée, avant d'aller ramasser des filles dans le ruisseau. Elle a des trous comme le poing dans sa robe. Un de ces jours, nous la trouverons avec quelque membre cassé, dans le jardin … Je ne te parle pas d'Octave ni de Serge, bien que j'aimerais te savoir à la maison, lorsqu'ils rentrent du collège. Ils ont des inventions diaboliques. Hier, ils ont fendu deux dalles de la terrasse en tirant des pétards … Je te dis que, si tu ne te tiens pas chez toi, nous trouverons la maison par terre, un de ces jours. Marthe s'excusait en quelques paroles. Elle avait dû sortir. Mouret, avec son bon sens taquin, disait vrai: la maison tournait mal. Ce coin tranquille, où le soleil se couchait si heureusement, devenait criard, abandonné, empli de la débandade des enfants, des méchantes humeurs du père, des lassitudes indifférentes de la mère. A table, le soir, tout ce monde mangeait mal et se querellait. Rose n'en faisait qu'à sa tête. D'ailleurs, la cuisinière donnait raison à madame.
Les choses allèrent à ce point que Mouret, ayant rencontré sa belle-mère, se plaignit amèrement de Marthe, bien qu'il sentît le plaisir qu'il faisait à la vieille dame, en lui racontant les ennuis de son ménage.
—Vous m'étonnez beaucoup, dit Félicité avec un sourire. Marthe paraissait vous craindre; je la trouvais même trop faible, trop obéissante. Une femme ne doit pas trembler devant son mari.
—Eh oui! s'écria Mouret désespéré. Pour éviter une querelle, elle serait rentrée sous terre. Un seul regard suffisait; elle faisait tout ce que je voulais … Maintenant, pas du tout; j'ai beau crier, elle n'en agit pas moins à sa guise. Elle ne répond pas, c'est vrai; elle ne me tient pas tête, mais ça viendra….
Félicité répondit hypocritement:
—Si vous voulez, je parlerai à Marthe. Seulement, cela pourrait la blesser. Ces sortes de choses doivent rester entre mari et femme … Je ne suis pas inquiète: vous saurez bien retrouver cette paix dont vous étiez si fier.
Mouret hochait la tète, les yeux à terre. Il reprit:
—Non, non, je me connais; je crie, mais ça n'avance à rien. Je suis faible comme un enfant, au fond … On a tort de croire que j'ai toujours conduit ma femme à la baguette. Si elle a souvent fait ça que j'ai voulu, c'était parce qu'elle s'en moquait, que cela lui était indifférent de faire une chose ou une autre. Avec son air doux, elle est très-entêtée… Enfin je tâcherai de la bien prendre.
Puis, relevant la tête:
—J'aurais mieux fait de ne pas vous raconter tout ça; n'en parlez à personne, n'est-ce pas?
Le lendemain, Marthe étant allée voir sa mère, celle-ci prit un air pincé, en lui disant:
—Tu as tort, ma fille, de te mal conduire à l'égard de ton mari … Je l'ai vu hier, il est exaspéré. Je sais bien qu'il a beaucoup de ridicules, mais ce n'est pas une raison pour délaisser ton ménage.
Marthe regarda fixement sa mère.
—Ah! il se plaint de moi, dit-elle d'une voix brève. Il devrait se taire au moins; moi, je ne me plains pas de lui.
Et elle parla d'autre chose; mais madame Rougon la ramena à sou mari, en lui demandant des nouvelles de l'abbé Faujas.
—Dis-moi, peut-être que Mouret ne l'aime guère, l'abbé, et qu'il te boude à cause de lui?
Marthe resta toute surprise.
—Quelle idée! murmura-t-elle. Pourquoi voulez-vous que mon mari n'aime pas l'abbé Faujas? Du moins, il ne m'a jamais rien dit qui puisse me faire supposer cela. Il ne vous a rien dit non plus, n'est-ce pas?… Non, vous vous trompez. Il irait les chercher dans leur chambre, si la mère ne descendait pas faire sa partie.
En effet, Mouret n'ouvrait pas la bouche sur l'abbé Faujas. Il le plaisantait un peu rudement parfois. Il le mêlait aux taquineries dont il torturait sa femme, à propos de la religion. Mais c'était tout.
Un matin, il cria à Marthe, en se faisant la barbe:
—Dis donc, ma bonne, si tu vas jamais à confesse, prends donc l'abbé pour directeur. Tes péchés resteront entre nous, au moins.
L'abbé Faujas confessait les mardis et les vendredis. Ces jours-là, Marthe évitait de se rendre à Saint-Saturnin, elle disait qu'elle ne voulait pas le déranger; mais elle obéissait plus encore à cette sorte de pudeur effrayée qui la gênait, lorsqu'elle le trouvait en surplis, apportant dans la mousseline les odeurs discrètes de la sacristie. Un vendredi, elle alla avec madame de Condamin voir où en étaient les travaux de l'oeuvre de la Vierge. Les ouvriers achevaient la façade. Madame de Condamin se récria, trouvant la décoration mesquine, sans caractère; il aurait fallu deux légères colonnes avec une ogive, quelque chose de jeune et de religieux à la fois, un bout d'architecture qui fit honneur au comité des dames patronnesses. Marthe, hésitante, peu à peu ébranlée, finit par avouer que ce serait bien pauvre en effet. Puis, comme l'autre la poussait, elle promit de parler le jour même à M. Lieutaud. Avant de rentrer, pour tenir parole, elle passa par la cathédrale. Il était quatre heures, l'architecte venait de partir. Quand elle demanda l'abbé Faujas, un sacristain lui répondit qu'il confessait dans la chapelle Sainte-Aurélie. Alors seulement elle se souvint du jour, elle murmura qu'elle ne pouvait attendre. Mais en se retirant, lorsqu'elle passa devant la chapelle Sainte-Aurélie, elle pensa que l'abbé l'avait peut-être vue. La vérité était qu'elle se sentait prise d'une faiblesse singulière. Elle s'assit en dehors de la chapelle, contre la grille. Elle resta là.
Le ciel était gris, l'église s'emplissait d'un lent crépuscule. Dans les bas-côtés, déjà noirs, luisaient l'étoile d'une veilleuse, le pied doré d'un chandelier, la robe d'argent d'une Vierge; et, enfilant la grande nef, un rayon pâle se mourait sur le chêne poli des bancs et des stalles. Marthe n'avait point encore éprouvé là un tel abandon d'elle-même; ses jambes lui semblaient comme cassées; ses mains étaient si lourdes, qu'elle les joignait sur ses genoux, pour ne pas avoir la peine de les porter. Elle se laissait aller à un sommeil, dans lequel elle continuait de voir et d'entendre, mais d'une façon très-douce. Les légers bruits qui roulaient sous la voûte, la chute d'une chaise, le pas attardé d'une dévote, l'attendrissaient, prenaient une sonorité musicale qui la charmait jusqu'au coeur; tandis que les derniers reflets du jour, les ombres, montant le long des piliers comme des housses de serge, prenaient pour elle des délicatesses de soie changeante, tout un évanouissement exquis qui la gagnait, au fond duquel elle sentait son être se fondre et mourir. Puis, tout s'éteignit autour d'elle. Elle fut parfaitement heureuse dans quelque chose d'innomé.
Le bruit d'une voix la tira de cette extase.
—Je suis bien fâché, disait l'abbé Faujas. Je vous avais aperçue, mais je ne pouvais quitter….
Alors, elle parut s'éveiller en sursaut. Elle le regarda. Il était en surplis, debout, dans le jour mourant. Sa dernière pénitente venait de partir, et l'église vide s'enfonçait plus solennelle.
—Vous aviez à me parler? demanda-t-il.
Elle fit un effort, chercha à se souvenir.
—Oui, murmura-t-elle, je ne sais plus … Ah! c'est la façade que madame de Condamin trouve trop mesquine. Il faudrait deux colonnes, au lieu de cette porte plate qui ne dit rien. On mettrait une ogive avec des vitraux. Ce serait très-joli … Vous comprenez, n'est-ce pas?
Il la contemplait d'un air profond, les mains nouées sur son surplis, la dominant, baissant vers elle sa face grave; et elle, toujours assise, n'ayant pas la force de se mettre debout, balbutiait davantage, comme surprise dans un sommeil de sa volonté, qu'elle ne pouvait secouer.
—Ce serait encore de la dépense, c'est vrai … On pourrait se contenter de colonnes en pierre tendre, avec une simple moulure … Nous en parlerons au maître maçon, si vous voulez; il nous dira les prix. Seulement il serait bon de lui régler auparavant son dernier mémoire. C'est deux mille cent et quelques francs, je crois. Nous avons les fonds, madame Paloque me l'a dit ce matin … Tout cela peut s'arranger, monsieur l'abbé.
Elle avait baissé la tête, comme oppressée par le regard qu'elle sentait sur elle. Quand elle la releva et qu'elle rencontra les yeux du prêtre, elle joignit les mains avec le geste d'un enfant qui demande grâce, elle éclata en sanglots. Le prêtre la laissa pleurer, toujours debout, silencieux. Alors, elle tomba à genoux devant lui, pleurant dans ses mains fermées, dont elle se couvrait le visage.
—Je vous en prie, relevez-vous, dit doucement l'abbé Foujas; c'est devant Dieu que vous vous agenouillerez.
Il l'aida à se relever, il s'assit à côté d'elle. Puis, à voix basse, ils causèrent longuement. La nuit était tout à fait venue, les veilleuses piquaient de leurs pointes d'or les profondeurs noires de l'église. Seul, le murmure de leurs voix mettait un frisson devant la chapelle Sainte-Aurélie. On entendait la parole abondante du prêtre couler longuement, sans arrêt, après chaque réponse faible et brisée de Marthe. Quand ils se levèrent enfin, il parut refuser une grâce qu'elle réclamait avec instance, il la mena du côté de la porte, élevant le ton: —Non, je ne puis, je vous assure, dit-il; il est préférable que vous preniez l'abbé Bourrette.
—J'aurais pourtant grand besoin de vos conseils, murmura Marthe suppliante. Il me semble qu'avec vous tout me deviendrait facile.
—Vous vous trompez, reprit-il d'une voix plus rude. J'ai peur, au contraire, que ma direction ne vous soit mauvaise, dans les commencements. L'abbé Bourrette est le prêtre qu'il vous faut, croyez-moi … Plus tard, je vous donnerai peut-être une autre réponse.
Marthe obéit. Le lendemain, les dévotes de Saint-Saturnin furent grandement surprises en voyant madame Mouret venir s'agenouiller devant le confessionnal de l'abbé Bourrette. Deux jours après, il n'était bruit dans Plassans que de cette conversion. Le nom de l'abbé Faujas fut prononcé avec de fins sourires, par certaines gens; mais, en somme, l'impression fut excellente, toute au profit de l'abbé. Madame Rastoil complimenta madame Mouret, en plein comité; madame Delangre voulut voir là une première bénédiction de Dieu, récompensant les dames patronnesses de leur bonne oeuvre, en touchant le coeur de la seule d'entre elles qui ne pratiquât pas; tandis que madame de Condamin dit à Marthe, en la prenant à l'écart:
—Allez, ma chère, vous avez eu raison; cela est nécessaire pour une femme. Puis, vraiment, dès qu'on sort un peu, il faut bien aller à l'église.
On s'étonna seulement du choix de l'abbé Bourrette. Le digne homme ne confessait guère que les petites filles. Ces dames le trouvaient «si peu amusant!» Au jeudi des Rougon, comme Marthe n'était pas encore arrivée, on en causa dans un coin du salon vert, et ce fut madame Paloque qui, de sa langue de vipère, trouva le dernier mot de ces commérages.
—L'abbé Faujas a bien fait de ne pas la garder pour lui, dit-elle avec une moue qui la rendit plus affreuse; l'abbé Bourrette sauve tout et n'a rien de choquant.
Quand Marthe arriva, ce jour-là, sa mère alla à sa rencontre, mettant quelque affectation à l'embrasser tendrement devant le monde. Elle s'était elle-même réconciliée avec Dieu, au lendemain du coup d'État. Il lui sembla que l'abbé Faujas pouvait se hasarder désormais dans le salon vert; mais il se fit excuser, en parlant de ses occupations, de son amour de la solitude. Elle crut comprendre qu'il se ménageait une rentrée triomphale pour l'hiver suivant. D'ailleurs, les succès de l'abbé grandissaient. Dans les premiers mois, il n'avait eu pour pénitentes que les dévotes du marché aux herbes qui se tient derrière la cathédrale, des marchandes de salades, dont il écoutait tranquillement le patois, sans toujours les comprendre; taudis que, maintenant, surtout depuis le bruit occasionné par l'oeuvre de la Vierge, il voyait, les mardis et les vendredis, tout un cercle de bourgeoises en robes de soie agenouillées autour du son confessionnal. Lorsque Marthe eut naïvement raconté qu'il n'avait pas voulu d'elle, madame de Condamin fit un coup de tête; elle quitta son directeur, le premier vicaire de Saint-Saturnin, que cet abandon désespéra, et passa bruyamment à l'abbé Faujas. Un tel éclat posa définitivement ce dernier dans la société de Plassans.
Quand Mouret apprit que sa femme allait à confesse, il lui dit simplement:
—Tu fais donc quelque chose de mal à présent, que tu éprouves le besoin de raconter les affaires à une soutane?
D'ailleurs, au milieu de toute cette agitation pieuse, il parut s'isoler, se renfermer davantage dans ses habitudes, dans sa vie étroite. Sa femme lui avait reproché de s'être plaint.
—Tu as raison, j'ai eu tort, avait-il répondu. Il ne faut pas faire plaisir aux autres, en leur racontant ses ennuis…. Je te promets de ne pas donner à ta mère cette joie une seconde fois. J'ai réfléchi. La maison peut bien me tomber sur la tête, du diable si je pleurniche devant quelqu'un!
Et, depuis ce moment, en effet, il avait eu le respect de son ménage, ne querellant sa femme devant personne, se disant comme autrefois le plus heureux des hommes. Cet effort de bon sens lui coûta peu, il entrait dans le calcul constant de son bien-être. Il exagéra même son rôle de bourgeois méthodique, satisfait de vivre. Marthe ne sentait ses impatiences qu'à ses piétinements plus vifs. Il la respectait des semaines entières, criblant ses enfants et Rose de ses moqueries, criant contre eux, du matin au soir, pour les moindres peccadilles. S'il la blessait, c'était le plus souvent par des méchancetés qu'elle seule pouvait comprendre. Il n'était qu'économe, il devint avare.
—Il n'y a pas de bon sens, grondait-il, à dépenser de l'argent comme nous le faisons. Je parie que tu donnes tout à tes petites gueuses. C'est bien assez déjà de perdre ton temps … Écoute, ma bonne, je te remettrai cent francs par mois pour la nourriture. Si tu veux faire absolument des aumônes à des filles qui ne le méritent pas, tu prendras l'argent sur ta toilette.
Il tint bon: il refusa, le mois suivant, une paire de bottines à Marthe, sous prétexte que cela dérangerait ses comptes et qu'il l'avait prévenue. Un soir, pourtant, sa femme le trouva pleurant à chaudes larmes, dans leur chambre à coucher. Toute sa bonté s'émut; elle le prit entre les bras, le supplia de lui confier son chagrin. Mais lui se dégagea brutalement, dit qu'il ne pleurait pas, qu'il avait la migraine, et que c'était cela qui lui donnait les yeux rouges.
—Est-ce que tu crois, cria-t-il, que je suis une bête comme toi, pour sangloter!
Elle fut blessée. Le lendemain, il affecta une grande gaieté. Puis, à quelques jours de là, après le dîner, comme l'abbé Faujas et sa mère étaient descendus, il refusa de faire sa partie de piquet. Il n'avait pas la tête au jeu, disait-il. Les jours suivants, il trouva d'autres prétextes, si bien que les parties cessèrent. Tout le monde descendait sur la terrasse, Mouret s'asseyait en face de sa femme et de l'abbé, causant, cherchant les occasions de prendre la parole, qu'il gardait le plus longtemps possible; tandis que madame Faujas, à quelques pas, se tenait dans l'ombre, muette, immobile, les mains sur les genoux, pareille à une de ces figures légendaires gardant un trésor avec la fidélité rogue d'une chienne accroupie.
—Hein! la belle soirée, disait Mouret chaque soir. Il fait meilleur ici que dans la salle à manger. Vous aviez bien raison de venir prendre le frais … Tiens! une étoile filante! avez-vous vu, monsieur l'abbé? Je me suis laissé dire que c'est saint Pierre qui allume sa pipe, là-haut.
Il riait. Marthe restait grave, gênée par les plaisanteries dont il gâtait le large ciel qui s'étendait devant elle, entre les poiriers de M. Rastoil et les marronniers de la sous-préfecture. Il affectait parfois d'ignorer qu'elle pratiquait, maintenant; il prenait l'abbé à partie, en lui déclarant qu'il comptait sur lui pour faire le salut de toute la maison. D'autres fois, il ne commençait pas une phrase sans dire sur un ton de bonne humeur: «A présent que ma femme va à confesse….» Puis, lorsqu'il était las de cet éternel sujet, il écoutait ce qu'on disait dans les jardins voisins; il reconnaissait les voix légères qui s'élevaient, portées par l'air tranquille de la nuit, pendant que les derniers bruits de Plassans s'éteignaient, au loin.
—Ça, murmurait-il, l'oreille tendue du côté de la sous-préfecture, ce sont les voix de monsieur de Condamin et du docteur Porquier. Ils doivent se moquer des Paloque … Avez-vous entendu le fausset de monsieur Delangre, qui a dit: «Mesdames, vous devriez rentrer; l'air devient frais.» Vous ne trouvez pas qu'il a toujours l'air d'avoir avalé un mirliton, le petit Delangre?
Et il se tournait du côté du jardin des Rastoil.
—Il n'y a personne chez eux, reprenait-il; je n'entends rien … Ah! si, les grandes dindes de filles sont devant la cascade. On dirait que l'aînée mâche des cailloux en parlant. Tous les soirs, elles en ont pour une bonne heure à jaboter. Si elles se confient les déclarations qu'on leur fait, ça ne doit pourtant pas être long … Eh! ils y sont tous. Voilà l'abbé Surin, qui a une voix de flûte, et l'abbé Fénil, qui pourrait servir de crécelle, le vendredi saint. Dans ce jardin, ils s'entassent quelquefois une vingtaine, sans remuer seulement un doigt. Je crois qu'ils se mettent là pour écouter ce que nous disons.
A tous ces bavardages, l'abbé Faujas et Marthe répondaient par de courtes phrases, lorsqu'il les interrogeait directement. D'ordinaire, le visage levé, les yeux perdus, ils étaient ensemble, ailleurs, plus loin, plus haut. Un soir, Mouret s'endormit. Alors, lentement, ils se mirent à causer; ils baissaient la voix, ils approchaient leurs têtes. Et, à quelques pas, madame Faujas, les mains sur les genoux, les oreilles élargies, les yeux ouverts, sans entendre, sans voir, semblait les garder.
X
L'été se passa. L'abbé Faujas ne semblait nullement pressé de tirer les bénéfices de sa popularité naissante. Il continua à s'enfermer chez les Mouret, heureux de la solitude du jardin, où il avait fini par descendre même dans la journée. Il lisait son bréviaire sous la tonnelle du fond, marchait lentement, la tête baissée, tout le long du mur de clôture. Parfois, il fermait le livre, il ralentissait encore le pas, comme absorbé dans une rêverie profonde; et Mouret, qui l'épiait, finissait par être pris d'une impatience sourde, à voir, pendant des heures, cette figure noire aller et venir, derrière ses arbres fruitiers.
—On n'est plus chez soi, murmurit-il. Je ne puis lever les yeux, maintenant, sans apercevoir cette soutane … Il est comme les corbeaux, ce gaillard-là; il a un oeil rond qui semble guetter et attendre quelque chose. Je ne me fie pas à ses grands airs de désintéressement.
Vers les premiers jours de septembre seulement, le local de l'oeuvre de la Vierge fut prêt. Les travaux s'éternisent en province. Il faut dire que les dames patronnesses, à deux deprises, avaient bouleversé les plans de M. Lieutaud par des idées à elles. Lorsque le comité prit possession de rétablissement, elles récompensèrent l'architecte de sa complaisance par les éloges les plus aimables. Tout leur parut convenable: vastes salles, dégagements excellents, cour plantée d'arbres et ornée de deux petites fontaines. Madame de Condamin fut charmée de la façade, une de ses idées. Au-dessus de la porte, sur une plaque de marbre noir, les mots: Oeuvre de la Vierge, étaient gravés en lettres d'or.
L'inauguration donna lieu à une fête très-touchante. L'évêque en personne, avec le chapitre, vint installer les soeurs de Saint-Joseph, qui étaient autorisées à desservir l'établissement. On avait réuni une cinquantaine de filles du huit à quinze ans, ramassées dans les rues du vieux quartier. Les parents, pour les faire admettre, avaient eu simplement à déclarer que leurs occupations les forçaient à s'absenter de chez eux la journée entière. M. Delangre prononça un discours très-applaudi; il expliqua longuement, en style noble, cette crèche d'un nouveau genre; il l'appela «l'école des bonnes moeurs et du travail, où de jeunes et intéressantes créatures allaient échapper aux tentations mauvaises.» On remarqua beaucoup, vers la fin du discours, une délicate allusion au véritable auteur de l'oeuvre, à l'abbé Faujas. Il était là, mêlé aux autres prêtres. Il resta paisible, avec sa belle face grave, lorsque tous les yeux se tournèrent vers lui. Marthe avait rougi, sur l'estrade où elle siégeait, au milieu des dames patronnesses.
Quand la cérémonie fut terminée, l'évêque voulut visiter la maison dans ses moindres détails. Malgré la mauvaise humeur évidente de l'abbé Fenil, il fit appeler l'abbé Faujas, dont les grands yeux noirs ne l'avaient pas quitté un seul instant, et le pria de vouloir bien l'accompagner, en ajoutant tout haut, avec un sourire, qu'il ne pouvait certainement choisir un guide mieux renseigné. Le mot courut parmi les assistants qui se retiraient; le soir, tout Plassans commentait l'attitude de monseigneur.
Le comité des dames patronnesses s'était réservé une salle dans la maison. Elles y offrirent une collation à l'évêque, qui accepta un biscuit et deux doigts de malaga, en trouvant le moyen d'être aimable pour chacune d'elles. Cela termina heureusement cette fête pieuse; car il y avait eu, avant et pendant la cérémonie, des froissements d'amour-propre entre ces dames, que les louanges délicates de monseigneur Rousselot remirent en belle humeur. Lorsqu'elles se retrouvèrent seules, elles déclarèrent que tout s'était très-bien passé; elles ne tarissaient pas sur la bonne grâce du prélat. Seule, madame Paloque resta blême. L'évêque, dans sa distribution de compliments, l'avait oubliée.
—Tu avais raison, dit-elle rageusement à son mari, lorsqu'elle rentra, j'ai été le chien, dans leurs bêtises! Une belle idée, que de mettre ensemble ces gamines corrompues!… Enfin, je leur ai donné tout mon temps, et ce grand innocent d'évêque qui tremble devant son clergé, n'a pas seulement trouvé un merci pour moi!… Comme si madame de Condamin avait fait quelque chose! Elle est bien trop occupée à montrer ses toilettes, cette ancienne … Nous savons ce que nous savons, n'est-ce pas? on finira par nous faire raconter des histoires que tout le monde ne trouvera pas drôles. Nous n'avons rien à cacher, nous autres…. Et madame Delangre, et madame Rastoil! ce serait facile de les faire rougir jusqu'au blanc des jeux. Est-ce qu'elles ont seulement bougé de leurs salons? est-ce qu'elles ont pris la moitié de la peine que j'ai eue? Et cette madame Mouret, qui avait l'air de mener la barque, et qui n'était occupée qu'à se pendre à la soutane de son abbé Faujas! Encore une hypocrite, celle-là, qui va nous en faire voir de belles…. Eh bien! toutes, toutes ont eu un mot charmant; moi, rien. Je suis le chien … Ça ne peut pas durer, vois-tu, Paloque. Le chien finira par mordre.
A partir de ce jour, madame Paloque se montra beaucoup moins complaisante. Elle ne tint plus les écritures que très-irégulièrement, elle refusa les besognes qui lui déplaisaient, à ce point que les dames patronnesses parlèrent de prendre un employé. Marthe conta ces ennuis à l'abbé Faujas, auquel elle demanda s'il n'avait pas un bon sujet à lui recommander.
—Ne cherchez personne, lui répondit-il: j'aurai peut- être quelqu'un
… Laissez-moi deux ou trois jours.
Depuis quelque temps, il recevait des lettres fréquentes, timbrées de Besançon. Elles étaient toutes de la même écriture, une grosse écriture laide. Rose, qui les lui montait, prétendait qu'il se fâchait, rien qu'à voir les enveloppes.
—Sa figure devient toute chose, disait-elle. Bien sûr qu'il n'aime guère la personne qui lui écrit si souvent.
L'ancienne curiosité de Mouret se réveilla un instant, à propos de cette correspondance. Un jour, il monta lui-même une des lettres, avec un aimable sourire, en s'excusant, en disant que Rose n'était pas là. L'abbé se méfiait sans doute, car il fit l'homme enchanté, comme s'il avait attendu cette lettre impatiemment. Mais Mouret ne se laissa pas prendre à cette comédie; il resta sur le palier, collant son oreille contre la serrure.
—Encore de ta soeur, n'est-ce pas? disait la voix rude de madame
Faujas. Qu'a-t-elle donc à te poursuivre comme ça?
Il y eut un silence; puis, un papier fut froissé violemment, et la voix de l'abbé gronda:
—Parbleu! toujours la même chanson. Elle veut venir nous retrouver et nous amener son mari, pour qu'on le lui place. Elle croit que nous nageons dans l'or … J'ai peur qu ils ne fassent un coup de tête, qu'ils ne nous tombent ici, un beau matin. —Non, non, nous n'avons pas besoin d'eux, entends-tu, Ovide! reprit la voix de la mère. Ils ne t'ont jamais aimé, ils ont toujours été jaloux de toi … Trouche est un garnement, et Olympe, une sans-coeur. Tu verrais qu'ils voudraient tout le profit pour eux. Ils te compromettraient, ils te dérangeraient dans tes affaires.
Mouret entendait mal, très-ému par la vilaine action qu'il commettait. Il crut qu'on touchait à la porte, il se sauva. D'ailleurs, il n'eut garde de se vanter de cette expédition. Ce fut quelques jours plus tard, en sa présence, sur la terrasse, que l'abbé Faujas rendit une réponse définitive à Marthe.
—J'ai un employé à vous proposer, dit-il de son grand air tranquille; c'est un de mes parents, mon beau-frère, qui va arriver de Besançon dans quelques jours.
Mouret tendit l'oreille. Marthe parut charmée.
—Ah! tant mieux! s'écria-t-elle. J'étais bien embarrassée pour faire un bon choix. Vous comprenez, il faut un homme d'une moralité parfaite, avec toutes ces jeunes filles … Mais du moment qu'il s'agit d'un de vos parents….
—Oui, reprit le prêtre. Ma soeur avait un petit commerce de lingerie, à Besançon; elle a dû liquider pour des raisons de santé; maintenant, elle désire nous rejoindre, les médecins lui ayant ordonné l'air du Midi … Ma mère est bien heureuse.
—Sans doute, dit Marthe, vous ne vous étiez peut-être jamais quittés, cela va vous paraître bon, de vous retrouver en famille … Et vous ne savez pas ce qu'il faut faire? Il y a deux chambres dont vous ne vous servez pas, en haut. Pourquoi votre soeur et son mari ne logeraient-ils pas là?… Ils n'ont point d'enfants?
—Non, ils ne sont que tous les deux … J'avais en effet pensé un instant à leur donner ces deux chambres; seulement, j'ai eu peur de vous contrarier, en introduisant tout ce monde chez vous. —Mais nullement, je vous assure; vous êtes des gens paisibles….
Elle s'arrêta. Mouret tirait violemment un coin de sa robe. Il ne voulait pas de la famille de l'abbé dans sa maison, il se rappelait la belle façon dont madame Faujas traitait sa fille et son gendre.
—Les chambres sont bien petites, dit-il à son tour; monsieur l'abbé serait gêné … Il vaudrait mieux, pour tout le monde, que la soeur de monsieur l'abbé louât à côté; il y a justement un logement libre, dans la maison des Paloque, en face.
La conversation tomba net. Le prêtre ne répondit rien, regarda en l'air. Marthe le crut blessé et souffrit beaucoup de la brutalité de son mari. Aussi, au bout d'un instant, ne put-elle supporter davantage ce silence embarrassé.
—C'est convenu, reprit-elle, sans chercher à renouer plus habilement la conversation; Rose aidera votre mère à nettoyer les deux chambres… Mon mari ne songeait qu'à vos commodités personnelles; mais, du moment que vous le désirez, ce n'est pas nous qui vous empêcherons de disposer de l'appartement à voire guise.
Quand Mouret fut seul avec sa femme, il s'emporta.
—Je ne te comprends pas, vraiment. Lorsque j'ai loué à l'abbé, tu boudais, tu ne voulais pas laisser entrer un chat chez toi; maintenant, l'abbé t'amènerait toute sa famille, toute la séquelle, jusqu'aux arrière-petits-cousins, que tu lui dirais merci … Je t'ai pourtant assez tirée par la robe. Tu ne le sentais donc pas? C'était bien clair, je ne voulais pas de ces gens … Ce ne sont pas d'honnêtes gens.
—Comment peux-tu le savoir? s'écria Marthe, que l'injustice irritait.
Qui te l'a dit?
—Eh! l'abbé Faujas lui-même … Oui, je l'ai entendu, un jour; il causait avec sa mère.
Elle le regarda fixement. Alors il rougit un peu, il balbutia: —Enfin, je le sais, cela suffit … La soeur est une sans-coeur, et le mari, un garnement. Tu as beau prendre tes airs de reine offensée: ce sont leurs paroles, je n'invente rien. Tu comprends, je n'ai pas besoin de cette clique chez moi. La vieille était la première à ne pas vouloir entendre parler de sa fille. Maintenant, l'abbé dit autrement. J'ignore ce qui a pu le retourner. Quelque nouvelle cachotterie de sa part. Il doit avoir besoin d'eux.
Marthe haussa les épaules et le laissa crier. Il donna ordre à Rose de ne pas nettoyer les chambres; mais Rose n'obéissait plus qu'à madame. Pendant cinq jours, sa colère s'usa en paroles amères, en récriminations terribles. Quand l'abbé Faujas était là, il se contentait de bouder, il n'osait l'attaquer en face. Puis, comme toujours, il se fit une raison. Il ne trouva plus que des moqueries contre ces gens qui allaient venir. Il serra davantage les cordons de sa bourse, s'isola encore, s'enfonça tout à fait dans le cercle égoïste où il tournait. Quand les Trouche se présentèrent, un soir d'octobre, il murmura simplement:
—Diable! ils ne sentent pas bon, ils ont de fichues mines.
L'abbé Faujas parut peu désireux de laisser voir sa soeur et son beau-frère, le jour de leur arrivée. La mère s'était postée sur le seuil de la porte. Dès qu'elle les aperçut débouchant de la place de la Sous-Préfecture, elle guetta, jetant des coups d'oeil inquiets derrière elle, dans le corridor et dans la cuisine. Mais elle joua de malheur. Comme les Trouche entraient, Marthe, qui allait sortir, monta du jardin, suivie des enfants.
—Ah! voilà toute la famille, dit-elle avec un sourire obligeant.
Madame Faujas, si maîtresse d'elle-même d'ordinaire, se troubla légèrement, balbutiant un mot de réponse. Pendant quelques minutes, on resta là, face à face, au milieu du vestibule, à s'examiner. Mouret avait prestement enjambé les marches du perron. Rose s'était plantée sur le seuil de sa cuisine.
—Vous devez être bien heureuse? reprit Marthe, en s'adressant à madame Faujas.
Puis, ayant conscience de l'embarras qui tenait tout le monde muet, voulant se montrer aimable pour les nouveaux venus, elle se tourna vers Trouche, en ajoutant:
—Vous êtes arrivés par le train de cinq heures, n'est-ce pas?… Et combien y a-t-il de Besançon ici?
—Dix-sept heures de chemin de fer, répondit Trouche, en montrant sa bouche vide de dents. En troisième, je vous réponds que c'est raide … On a le ventre rudement secoué.
Il se mit à rire, avec un singulier bruit de mâchoires. Madame Faujus lui jeta un coup d'oeil terrible. Alors, machinalement, il essaya de remettre un bouton crevé de sa redingote graisseuse, ramenant sur ses cuisses, sans doute pour cacher des taches, deux cartons à chapeau qu'il portait, l'un vert, l'autre jaune. Son cou rougeâtre avait un gloussement continu, sous un lambeau de cravate noire tordue, ne laissant passer qu'un bout de chemise sale. Sa face, toute couturée, suant le vice, était comme allumée par deux petits yeux noirs, qui roulaient sans cesse sur les gens, sur les choses, d'un air de convoitise et d'effarement; des yeux de voleur étudiant la maison où il reviendra, la nuit, faire un coup.
Mouret crut que Trouche regardait les serrures.
—C'est qu'il a des yeux à prendre des empreintes, ce gaillard-là, pensa-t-il.
Cependant, Olympe comprit que son mari venait de dire une bêtise. C'était une grande femme mince, blonde, fanée, à la figure plate et ingrate. Elle portait une petite caisse de bois blanc et un gros paquet noué dans une nappe. —Nous avions emporté des oreillers, dit-elle en montrant d'un regard le gros paquet. On n'est pas mal, en troisième, avec des oreillers. On est aussi bien qu'en première…. Dame! c'est une fière économie. On a beau avoir de l'argent, c'est inutile de le jeter par les fenêtres, n'est-ce pas, madame?
—Certainement, répondit Marthe, un peu surprise des personnages.
Olympe s'avança, se mit en pleine lumière, entrant en conversation, d'un ton engageant.
—C'est comme les habits; moi, je mets tout ce que j'ai de plus mauvais, quand je pars en voyage. J'ai dit à Honoré: «Va, ta vieille redingotte est bien assez bonne.» Il a aussi son pantalon de travail, un pantalon qu'il est las de traîner … Vous voyez, j'ai choisi ma plus vilaine robe; elle a même des trous, je crois. Ce châle me vient de maman; je repassais dessus, à la maison. Et mon bonnet donc! un vieux bonnet dont je ne me servais plus que pour aller au lavoir … Tout ça, c'est encore trop bon pour la poussière, n'est-ce pas, madame?
—Certainement, certainement, répéta Marthe, qui tâchait de sourire.
A ce moment, une voix irritée se fit entendre au haut de l'escalier, jetant cette brève exclamation:
—Eh bien, mère?
Mouret, levant la tête, aperçut l'abbé Faujas, appuyé à la rampe du second étage, le visage terrible, se penchant, au risque de tomber, pour mieux voir ce qui se passait dans le vestibule. Il avait entendu le bruit des voix, il devait être là depuis un instant, à s'impatienter.
—Eh bien, mère? cria-t-il de nouveau.
—Oui, oui, nous montons, répondit madame Faujas, que l'accent furieux de son fils parut faire trembler.
Et, se tournant vers les Trouche: —Allons, mes enfants, il faut monter … Laissons madame aller à ses affaires.
Mais les Trouche semblèrent ne pas entendre. Ils étaient bien dans le vestibule; ils regardaient autour d'eux, d'un air ravi, comme si on leur eût fait cadeau de la maison.
—C'est très-gentil, très-gentil, murmura Olympe, n'est-ce pas, Honoré? D'après les lettres d'Ovide, nous ne pensions pas que cela fût si gentil. Je te le disais: «Il faut aller là-bas, nous serons mieux, je me porterai mieux….» Hein! j'avais raison.
—Oui, oui, on doit être très à son aise, dit Trouche entre ses dents
… Et le jardin est assez grand, je crois.
Puis, s'adressant à Mouret:
—Monsieur, est-ce que vous permettez à vos locataires de se promener dans le jardin?
Mouret n'eut pas le temps de répondre. L'abbé Faujas, qui était descendu, cria d'une voix tonnante:
—Eh bien, Trouche? eh bien, Olympe?
Ils se tournèrent. Lorsqu'ils le virent debout sur une marche, formidable de colère, ils se firent tout petits, ils le suivirent, en baissant l'échine. Lui, monta devant eux, sans ajouter une parole, sans même paraître s'apercevoir que les Mouret étaient là, qui regardaient ce singulier défilé. Madame Faujas, pour arranger les choses, sourit à Marthe, en fermant le cortège. Mais, quand celle-ci fut sortie, et que Mouret se trouva seul, il resta un instant dans le vestibule. En haut, au second étage, les portes claquaient avec violence. Il y eut des éclats de voix, puis un silence de mort régna.
—Est-ce qu'il les a mis au cachot? dit-il en riant. N'importe, c'est une sale famille.
Dès le lendemain, Trouche, habillé convenablement, tout en noir, rasé, ses rares cheveux ramenés soignement sur les tempes, fut présenté par l'abbé Faujas à Marthe et aux dames patronnesses. Il avait quarante-cinq ans, possédait une fort belle écriture, disait avoir tenu longtemps les livres dans une maison de commerce. Ces dames l'installèrent immédiatement. Il devait représenter le comité, s'occuper des détails matériels, de dix à quatre heures, dans un bureau qui se trouvait au premier étage de l'oeuvre de la Vierge. Ses appointements étaient de quinze cents francs.
—Tu vois qu'ils sont très-tranquilles, ces braves gens, dit Marthe à son mari, au bout de quelques jours.
En effet, les Trouche ne faisaient pas plus de bruit que les Faujas. A deux ou trois reprises, Rose prétendait bien avoir entendu des querelles entre la mère et la fille; mais aussitôt la voix grave de l'abbé s'élevait, mettant la paix. Trouche, régulièrement, partait à dix heures moins un quart et rentrait à quatre heures un quart; le soir, il ne sortait jamais. Olympe, parfois, allait faire les commissions avec madame Faujas; personne ne l'avait encore vue descendre seule.
La fenêtre de la chambre où les Trouche couchaient, donnait sur le jardin; elle était la dernière, à droite, en face des arbres de la sous-préfecture. De grands rideaux de calicot rouge, bordés d'une bande jaune, pendaient derrière les vitres, tranchant sur la façade, à côté des rideaux blancs du prêtre. D'ailleurs, la fenêtre restait constamment fermée. Un soir, comme l'abbé Faujas était avec sa mère, sur la terrasse, en compagnie des Mouret, une petite toux involontaire se fit entendre. L'abbé, levant vivement la tête, d'un air irrité, aperçut les ombres d'Olympe et de son mari qui se penchaient, accoudé, immobiles. Il demeura un instant, les yeux en l'air, coupant la conversation qu'il avait avec Marthe. Les Trouche disparurent. On entendit le grincement étouffé de l'espagnolette.
—Mère, dit le prêtre, tu devrais monter; j'ai peur que tu ne prennes mal. Madame Faujas souhaita le bonsoir à la compagnie. Lorsqu'elle se fut retirée, Marthe reprit l'entretien, en demandant de sa voix obligeante:
—Est-ce que votre soeur est plus malade? Il y a huit jours que je ne l'ai vue.
—Elle a grand besoin de repos, répondit sèchement le prêtre.
Mais elle insista par bonté.
—Elle se renferme trop, l'air lui ferait du bien…. Ces soirées d'octobre sont encore tièdes … Pourquoi ne descend-elle jamais au jardin? Elle n'y a pas mis les pieds. Vous savez pourtant que le jardin est à votre entière disposition.
Il s'excusa en mâchant de sourdes paroles; tandis que Mouret, pour l'embarrasser davantage, se faisait plus aimable que sa femme.
—Eh! c'est ce je disais, ce matin. La soeur de monsieur l'abbé pourrait bien venir coudre au soleil, l'après-midi, au lieu de rester claquemurée, en haut. On croirait qu'elle n'ose pas même paraître à la fenêtre. Est-ce que nous lui faisons peur, par hasard? Nous ne sommes pourtant pas si terribles que cela … C'est comme monsieur Trouche, il monte l'escalier quatre à quatre. Dites-leur donc de venir, de temps à autre, passer une soirée avec nous. Ils doivent s'ennuyer à périr, tout seuls, dans leur chambre.
L'abbé, ce soir-là, n'était pas d'humeur à tolérer les moqueries de son propriétaire. Il le regarda en face, et très-carrément:
—Je vous remercie, mais il est peu probable qu'ils acceptent. Ils sont las, le soir, ils se couchent. D'ailleurs, c'est ce qu'ils ont de mieux à faire.
—A leur aise, mon cher monsieur, répondit Mouret, piqué du ton rude de l'abbé.
Et, quand il fut seul avec Marthe:
—Ah ça! est-ce qu'il croit qu'il me fera prendre des vessies pour des lanternes, l'abbé! C'est clair, il tremble que les gueux qu'il a recueillis chez lui ne lui jouent quelque mauvais tour…. Tu as vu, ce soir, comme il a fait le pion, lorsqu'il les a aperçus à la fenêtre. Ils étaient là à nous espionner. Tout cela finira mal.
Marthe vivait dans une grande douceur. Elle n'entendait plus les criailleries de Mouret. Les approches de la foi étaient pour elle une jouissance exquise; elle glissait à la dévotion, lentement, sans secousse; elle s'y berçait, s'y endormait. L'abbé Faujas évitait toujours de lui parler de Dieu; il restait son ami, ne la charmait que par sa gravité, par cette vague odeur d'encens qui se dégageait de sa soutane. A deux ou trois reprises, seule avec lui, elle avait de nouveau éclaté en sanglots nerveux, sans savoir pourquoi, ayant du bonheur à pleurer ainsi. Chaque fois, il s'était contenté de lui prendre les mains, silencieux, la calmant de son regard tranquille et puissant. Quand elle voulait lui parler de ses tristesses sans cause, de ses secrètes joies, de ses besoins d'être guidée, il la faisait faire en souriant; il disait que ces choses ne le regardaient point, qu'il fallait parler à l'abbé Bourrette. Alors elle gardait tout en elle, elle demeurait frissonnante. Et lui, prenait une hauteur plus grande, se mettait hors de sa portée, comme un dieu aux pieds duquel elle finissait par agenouiller son âme.
Les grosses occupations de Marthe, maintenant, étaient les messes et les exercices religieux auxquels elle assistait. Elle se trouvait bien, dans la vaste nef de Saint-Saturnin; elle y goûtait plus parfaitement ce repos tout physique qu'elle cherchait. Quand elle était là, elle oubliait tout, c'était comme une fenêtre immense ouverte sur une autre vie, une vie large, infinie, pleine d'une émotion qui l'emplissait et lui suffisait. Mais elle avait encore peur de l'église; elle y venait avec une pudeur inquiète, une honte qui instinctivement lui faisait jeter un regard derrière elle, lorsqu'elle poussait la porte, pour voir si personne n'était là, à la regarder entrer. Puis, elle s'abandonnait, tout s'attendrissait, jusqu'à cette voix grasse de l'abbé Bourrette qui, après l'avoir confessée, la tenait parfois agenouillée encore pendant quelques minutes, à lui parler des dîners de madame Rastoil ou de la dernière soirée des Rougon.
Marthe, souvent, rentrait accablée. La religion la brisait. Rose était devenue toute-puissante au logis. Elle bousculait Mouret, le grondait, parce qu'il salissait trop de linge, le faisait manger quand le dîner était prêt. Elle entreprit même de travailler à son salut.
—Madame a bien raison de vivre en chrétienne, lui disait-elle. Vous serez damné, vous, monsieur, et ce sera bien fait, parce qu'au fond vous n'êtes pas bon; non, vous n'êtes pas bon!… Vous devriez la conduire à la messe, dimanche prochain.
Mouret haussait les épaules. Il laissait les choses aller, se mettant lui-même au ménage, donnant un coup de balai, quand la salle à manger lui paraissait trop sale. Les enfants l'inquiétaient davantage. Pendant les vacances, la mère n'étant presque jamais là, Désirée et Octave, qui avait encore échoué aux examens du baccalauréat, bouleversèrent la maison; Serge fut souffrant, garda le lit, resta des journées entières à lire dans sa chambre. Il était devenu le préféré de l'abbé Faujas, qui lui prêtait des livres. Mouret passa deux mois abominables, ne sachant comment guider ce petit monde; Octave particulièrement le rendait fou. Il ne voulut pas attendre la rentrée, il décida que l'enfant ne retournerait plus au collège, qu'on le placerait dans une maison de commerce de Marseille.
—Puisque tu ne veux plus veiller sur eux, dit-il à Marthe, il faut bien que je les case quelque part … Moi, je suis à bout, je préfère les flanquer à la porte. Tant pis, si tu en souffres!… D'abord, Octave est insupportable. Jamais il ne sera bachelier. Il vaut mieux lui apprendre tout de suite à gagner sa vie que de le laisser flâner avec un tas de gueux. On ne rencontre que lui, dans la ville.
Marthe fut très-émue; elle s'éveilla comme d'un rêve, en apprenant qu'un de ses enfants allait se séparer d'elle. Pendant huit jours, elle obtint que le départ serait différé. Elle resta même davantage à la maison, elle reprit sa vie active d'autrefois. Puis, elle s'alanguit de nouveau; et, le jour où Octave l'embrassa, en lui apprenant qu'il partait le soir pour Marseille, elle fut sans force, elle se contenta de lui donner de bons conseils.
Mouret, quand il revint du chemin de fer, avait le coeur gros. Il chercha sa femme, la trouva dans le jardin, sous une tonnelle où elle pleurait. Là, il se soulagea.
—En voilà un de moins! cria-t-il. Ça doit te faire plaisir. Tu pourras rôder dans les églises à ton aise … Va, sois tranquille, les deux autres ne resteront pas longtemps. Je garde Serge, parce qu'il est très-doux, et que je le trouve un peu jeune pour aller faire son droit; mais, s'il te gêne, tu le diras, je t'en débarrasserai aussi … Quant à Désirée, elle ira chez sa nourrice.
Marthe continuait à pleurer silencieusement.
—Que veux-tu? on ne peut pas être dehors et chez soi. Tu as choisi le dehors, tes enfants ne sont plus rien pour toi, c'est logique … D'ailleurs maintenant, n'est-ce pas? il faut faire de la place pour tout ce monde qui vit dans notre maison. Elle n'est plus assez grande, notre maison. Ce sera heureux, si l'on ne nous met pas à la porte nous-mêmes.
Il avait levé la tête, il examinait les fenêtres du second étage.
Puis, baissant la voix:
—Ne pleure donc pas comme une bête; on te regarde. Tu n'aperçois pas cette paire d'yeux entre les rideaux rouges? Ce sont les yeux de la soeur de l'abbé, je les connais bien. On est sûr de les trouver là, pendant toute la journée … Vois-tu, l'abbé est peut-être un brave homme; mais ces Trouche, je les sens accroupis derrière leurs rideaux comme des loups à l'affût. Je parie que si l'abbé ne les empêchait pas, ils descendraient la nuit par la fenêtre pour me voler mes poires … Essuie tes yeux, ma bonne; sois sûre qu'ils se régalent de nos querelles. Ce n'est pas une raison, parce qu'ils sont la cause du départ de l'enfant, pour leur montrer le mal que ce départ nous fait à tous les deux.
Sa voix s'attendrissait, il était près lui-même de sangloter. Marthe, navrée, touchée au coeur par ses dernières paroles, allait se jeter dans ses bras. Mais ils eurent peur d'être vus, ils sentirent comme un obstacle entre eux. Alors, ils se séparèrent; tandis que les yeux d'Olympe luisaient toujours, entre les deux rideaux rouges.
XI
Un matin, l'abbé Bourrette arriva, la face bouleversée. Il aperçut
Marthe sur le perron, il vint lui serrer les mains, en balbutiant:
—Ce pauvre Compan, c'est fini, il se meurt…. Je vais monter, il faut que je voie Faujas tout de suite.
Et quand Marthe lui eut montré le prêtre, qui, selon son habitude, se promenait au fond du jardin, en lisant son bréviaire, il courut à lui, fléchissant sur ses jambes courtes. Il voulut parler, lui apprendre la fâcheuse nouvelle; mais la douleur l'étrangla, il ne put que se jeter à son cou, la gorge pleine de sanglots.
—Eh bien! qu'ont-ils donc, les deux abbés? demanda Mouret, qui se hâta de sortir de la salle à manger.
—Il paraît que le curé de Saint-Saturnin est à la mort, répondit
Marthe très-émue.
Mouret fit une moue de surprise. Il rentra, murmurant:
—Bah! ce brave Bourrette se consolera demain, lorsqu'on le nommera curé, en remplacement de l'autre. … Il compte sur la place; il me l'a dit.
Cependant, l'abbé Faujas s'était dégagé de l'étreinte du vieux prêtre. Il reçut la mauvaise nouvelle avec gravité et ferma posément son bréviaire.
—Compan veut vous voir, bégayait l'abbé Bourrette; il ne passera pas la matinée…. Ah! c'était un ami bien cher. Nous avions fait nos études ensemble…. Il veut vous dire adieu; il m'a répété toute la nuit que vous seul aviez du courage dans le diocèse. Depuis plus d'un an qu'il languissait, pas un prêtre de Plassans n'osait aller lui serrer la main. Et vous qui le connaissiez à peine, vous lui donniez toutes les semaines une après-midi. Il pleurait tout à l'heure, en parlant de vous. … Il faut vous hâter, mon ami.
L'abbé Faujas monta un instant à son appartement, pendant que l'abbé Bourrette piétinait d'impatience et de désespoir dans le vestibule; enfin, au bout d'un quart d'heure, tous deux partirent. Le vieux prêtre s'essuyait le front, roulait sur le pavé, en laissant échapper des phrases décousues.
—Il serait mort sans une prière, comme un chien, si sa soeur n'était venue me prévenir, hier soir, vers onze heures. Elle a bien fait, la chère demoiselle. … Il ne voulait compromettre aucun de nous, il n'aurait pas même reçu les derniers sacrements. … Oui, mon ami, il était en train de mourir dans un coin, seul, abandonné, lui qui a eu une si belle intelligence et qui n'a vécu que pour le bien.
Il se tut; puis, au bout d'un silence, d'une voix changée:
—Croyez-vous que Fenil me pardonne ça? Non, jamais, n'est-ce pas?… Lorsque Compan m'a vu arriver avec les saintes huiles, il ne voulait pas, il me criait de m'en aller. Eh bien, c'est fait! Je ne serai jamais curé. J'aime mieux ça. Je n'aurai pas laissé mourir Compan comme un chien…. Il y avait trente ans qu'il était en guerre avec Fenil. Quand il s'est mis au lit, il me l'a dit: «Allons, c'est Fenil qui l'emporte; maintenant que je suis par terre, il va m'assommer….» Ah! ce pauvre Compan, lui que j'ai vu si fier, si énergique, à Saint-Saturnin!… Le petit Eusèbe, l'enfant de choeur que j'ai emmené pour sonner le viatique, est resté tout embarrassé, lorsqu'il a vu où nous allions; il regardait derrière lui, à chaque coup de sonnette, comme s'il avait craint que Fenil put l'entendre.
L'abbé Faujas, marchant vite, la tête basse, l'air préoccupé, continuait à garder le silence; il semblait ne pas écouter son compagnon.
—Monseigneur est-il prévenu? demanda-t-il brusquement.
Mais l'abbé Bourrette, à son tour, paraissait songeur. Il ne répondit pas; puis, en arrivant devant la porte de l'abbé Compan, il murmura:
—Dites-lui que nous venons de rencontrer Fenil et qu'il nous a salués. Cela lui fera plaisir. … Il croira que je suis curé.
Ils montèrent silencieusement. La soeur du moribond vint leur ouvrir. En voyant les deux prêtres, elle éclata en sanglots, balbutiant au milieu de ses larmes:
—Tout est fini. Il vient de passer entre mes bras… j'étais seule. Il a regardé autour de lui en mourant, il a murmuré «J'ai donc la peste, qu'on m'a abandonné…» Ah! mes sieurs, il est mort avec des larmes plein les yeux.
Ils entrèrent dans la petite chambre où le curé Compan, la tête sur un oreiller, paraissait dormir. Ses yeux étaient restés ouverts, et cette face blanche, profondément triste, pleurait encore; les larmes coulaient le long des joues. Alors, l'abbé Bourrette tomba à genoux, sanglotant, priant, le front contre les couvertures qui pendaient. L'abbé Faujas resta debout, regardant le pauvre mort; puis, après s'être agenouillé un instant, il sortit discrètement. L'abbé Bourrette, perdu dans sa douleur, ne l'entendit même pas refermer la porte.
L'abbé Faujas alla droit à l'évêché. Dans l'antichambre de monseigneur
Rousselot, il rencontra l'abbé Surin, chargé de papiers.
—Est-ce que vous désiriez parler à monseigneur? lui demanda le secrétaire avec son éternel sourire. Vous tomberiez mal. Monseigneur est tellement occupé qu'il a fait condamner sa porte.
—C'est pour une affaire très-pressante, dit tranquillement l'abbé
Faujas. Ou peut toujours le prévenir, lui faire savoir que je suis là.
J'attendrai, s'il le faut.
—Je crains que ce ne soit inutile. Monseigneur a plusieurs personnes avec lui. Revenez demain, cela vaudra mieux.
Mais l'abbé prenait une chaise, lorsque l'évêque ouvrit la porte de son cabinet. Il parut très-contrarié en apercevant le visiteur, qu'il feignit d'abord de ne pas reconnaître.
—Mon enfant, dit-il à Surin, quand vous aurez classé ces papiers, vous reviendrez tout de suite; j'ai une lettre à vous dicter.
Puis, se tournant vers le prêtre, qui se tenait respectueusement debout:
—Ah! c'est vous, monsieur Faujas? J'ai bien du plaisir à vous voir. … Vous avez quelque chose à me dire peut-être? Entrez, entrez dans mon cabinet; vous ne me dérangez jamais.
Le cabinet de monseigneur Rousselot était une vaste pièce, un peu sombre, où un grand feu de bois brûlait continuellement, été comme hiver. Le tapis, les rideaux très-épais, étouffaient l'air. Il semblait qu'on entrât dans une eau tiède. L'évêque vivait là, frileusement, dans un fauteuil, en douairière retirée du monde, ayant horreur du bruit, se déchargeant sur l'abbé Fenil du soin de son diocèse. Il adorait les littératures anciennes. On racontait qu'il traduisait Horace en secret; les petits vers de l'Anthologie grecque l'enthousiasmaient également, et il lui échappait des citations scabreuses, qu'il goûtait avec une naïveté de lettré insensible aux pudeurs du vulgaire.
—Vous voyez, je n'ai personne, dit-il en s'installant devant le feu; mais je suis un peu souffrant, j'avais fait défendre ma porte. Vous pouvez parler, je me mets à votre disposition.
Il y avait, dans son amabilité ordinaire, une vague inquiétude, une sorte de soumission résignée. Quand l'abbé Faujas lui eut appris la mort du curé Compan, il se leva, effaré, irrité:
—Comment! s'écria-t-il, mon brave Compan est mort, et je n'ai pu lui dire adieu!… Personne ne m'a averti!… Ah! tenez, mon ami, vous aviez raison, lorsque vous me faisiez entendre que je n'étais plus le maître ici; on abuse de ma bonté.
—Monseigneur, dit l'abbé Faujas, sait combien je lui suis dévoué; je n'attends qu'un signe de lui. L'évêque hocha la tête, murmurant:
—Oui, oui, je me rappelle ce que vous m'avez offert; vous êtes un excellent coeur. Seulement quel vacarme, si je rompais avec Fenil! j'aurais les oreilles cassées pendant huit jours. Et pourtant si j'étais bien sûr que vous me débarrassiez d'un coup du personnage, si je n'avais pas peur qu'au bout d'une semaine il revînt vous mettre un pied sur la gorge….
L'abbé Faujas ne put réprimer un sourire. Des larmes montèrent aux yeux de l'évêque.
—J'ai peur, c'est vrai, reprit-il en se laissant tomber de nouveau dans son fauteuil; j'en suis à ce point. C'est ce malheureux qui a tué Compan et qui m'a fait cacher son agonie, pour que je ne puisse aller lui fermer les yeux; il a des inventions terribles…. Mais, voyez-vous, j'aime mieux vivre en paix. Fenil est très-actif, il me rend de grands services dans le diocèse. Quand je ne serai plus là, les choses s'arrangeront peut-être plus sagement.
Il se calmait, il retrouvait son sourire.
—D'ailleurs, tout va bien en ce moment, je ne vois aucune difficulté…. On peut attendre.
L'abbé Faujas s'assit, et tranquillement:
—Sans doute…. Pourtant il va falloir que vous nommiez un curé à
Saint-Saturnin, en remplacement de monsieur l'abbé Compan.
Monseigneur Rousselot porta ses mains à ses tempes, d'un air désespéré.
—Mon Dieu! vous avez raison, balbutia-t-il. Je ne pensais plus à cela…. Le brave Compan ne sait pas dans quel souci il me met, en mourant si brusquement, sans que je sois prévenu. Je vous avais promis la place, n'est-ce pas?
L'abbé s'inclina.
—Eh bien! mon ami, vous allez me sauver; vous me laisserez reprendre ma parole. Vous savez combien Fenil vous déteste; le succès de l'oeuvre de la Vierge l'a rendu tout à fait furieux; il jure qu'il vous empêchera de conquérir Plassans. Vous voyez que je vous parle à coeur ouvert. Or, ces jours derniers, comme on causait de la cure de Saint-Saturnin, j'ai prononcé votre nom. Fenil est entré dans une colère affreuse, et j'ai dû jurer que je donnerais la cure à un de ses protégés, l'abbé Chardon, que vous connaissez, un homme très-digne d'ailleurs…. Mon ami, faites cela pour moi, renoncez à cette idée. Je vous donnerai tel dédommagement qu'il vous plaira.
Le prêtre resta grave. Après un silence, comme s'il s'était consulté:
—Vous n'ignorez pas, monseigneur, dit-il, que je n'ai aucune ambition personnelle; je désire vivre dans la retraite, ce serait pour moi une grande joie de renoncer à cette cure. Seulement je ne suis pas mon maître, je tiens à satisfaire les protecteurs qui s'intéressent à moi…. Pour vous-même, monseigneur, réfléchissez avant de prendre une détermination que vous pourriez regretter plus tard.
Bien que l'abbé Faujas eût parlé très-humblement, l'évêque sentit la menace cachée que contenaient ces paroles. Il se leva, fit quelques pas, en proie à une perplexité pleine d'angoisse. Puis, levant les mains:
—Allons, voilà du tourment pour longtemps…. J'aurais voulu éviter toutes ces explications; mais, puisque vous insistez, il faut parler franchement…. Eh bien! cher monsieur, l'abbé Fenil vous reproche beaucoup de choses. Comme je crois vous l'avoir déjà dit, il a dû écrire à Besançon, d'où il aura appris les fâcheuses histoires que vous savez…. Certes, vous m'avez expliqué tout cela, je connais vos mérites, votre vie de repentir et de retraite; mais que voulez-vous? le grand vicaire a des armes contre vous, il en use terriblement. Souvent je ne sais comment vous défendre…. Quand le ministre m'a prié de vous accepter dans mon diocèse, je ne lui ai pas caché que votre situation serait difficile. Il s'est montré plus pressant, il m'a dit que cela vous regardait, et j'ai fini par consentir. Seulement, il ne faut pas aujourd'hui me demander l'impossible.
L'abbé Faujas n'avait pas baissé la tête; il la releva même, il regarda l'évêque en face, disant de sa voix brève:
—Vous m'avez donné votre parole, monseigneur.
—Certainement, certainement…. Le pauvre Compan baissait tous les jours, vous êtes venu me confier certaines choses; alors, j'ai promis, je ne le nie pas…. Écoutez, je veux vous tout dire, pour que vous ne puissiez m'accuser de tourner comme une girouette. Vous prétendiez que le ministre désirait vivement votre nomination à la cure de Saint-Saturnin. Eh bien! j'ai écrit, je me suis informé, un de mes amis est allé au ministère. On lui a presque ri au nez, on lui a dit qu'on ne vous connaissait même pas. Le ministre se défend absolument d'être votre protecteur, entendez-vous! Si vous le souhaitez, je vais vous faire lire une lettre où il se montre bien sévère à votre égard.
Et il tendait le bras pour fouiller dans un tiroir; mais l'abbé Faujas s'était mis debout, sans le quitter des yeux, avec un sourire où perçait une pointe d'ironie et de pitié.
—Ah! monseigneur, monseigneur! murmura-t-il. Puis, au bout d'un silence, comme ne voulant pas s'expliquer davantage:
—Je vous rends votre parole, monseigneur, reprit-il. Croyez que, dans tout ceci, je travaillais plus encore pour vous que pour moi. Plus tard, quand il ne sera plus temps, vous vous souviendrez de mes avertissements. Il se dirigeait vers la porte; mais l'évêque le retint, le ramena, en murmurant d'un air inquiet:
—Voyons, que voulez-vous dire? Expliquez-vous, cher monsieur Faujas.
Je sais bien qu'on me boude à Paris, depuis l'élection du marquis de
Lagrifoul. On me connaît vraiment bien peu, si l'on s'imagine que j'ai
trempé là dedans; je ne sors pas de ce cabinet deux fois par mois….
Alors vous croyez qu'on m'accuse d'avoir fait nommer le marquis?
—Oui, je le crains, dit nettement le prêtre.
—Eh! c'est absurde, je n'ai jamais mis le nez dans la politique, je vis avec mes chers livres. C'est Fenil qui a tout fait. Je lui ai dit vingt fois qu'il finirait par me causer des embarras à Paris.
Il s'arrêta, rougit légèrement d'avoir laissé échapper ces dernières paroles. L'abbé Faujas s'assit de nouveau devant lui, et d'une voix profonde:
—Monseigneur, vous venez de condamner votre grand vicaire…. Je ne vous ai point dit autre chose. Ne continuez pas à faire cause commune avec lui, ou il vous causera des soucis très-graves. J'ai des amis à Paris, quoi que vous puissiez croire. Je sais que l'élection du marquis de Lagrifoul a fortement indisposé le gouvernement contre vous. A tort ou à raison, on vous croit la cause unique du mouvement d'opposition qui se manifeste à Plassans, où le ministre, pour des motifs particuliers, tient absolument à obtenir la majorité. Si, aux élections prochaines, le candidat légitimiste passait encore, ce serait extrêmement fâcheux, je craindrais pour votre tranquilité.
—Mais c'est abominable! s'écria le malheureux évêque, en s'agitant dans son fauteuil; je ne puis pas empêcher la candidat légitimiste dépasser, moi! Est-ce que j'ai la moindre influence, est-ce que je me suis jamais mêlé de ces choses?… Ah! tenez, il y a des jours où j'ai envie d'aller m'enfermer au fond d'un couvent. J'emporterais ma bibliothèque, je vivrais bien tranquille…. C'est Fenil qui devrait être évêque à ma place. Si j'écoutais Fenil, je me mettrais tout à fait en travers du gouvernement, je n'écouterais que Rome, j'enverrais promener Paris. Mais ce n'est pas mon tempérament, je veux mourir tranquille…. Alors, vous dites que le ministre est furieux contre moi?
Le prêtre ne répondit pas; deux plis qui se creusaient aux coins de sa bouche, donnaient à sa face un mépris muet.
—Mon Dieu, continua l'évêque; si je pensais lui être agréable en vous nommant curé de Saint-Saturnin, je tâcherais d'arranger cela…. Seulement, je vous assure, vous vous trompez; vous êtes peu en odeur de sainteté.
L'abbé Faujas eut un geste brusque. Il se livra, dans une courte impatience:
—Eh! dit-il, oubliez-vous que des infamies courent sur mon compte et que je suis arrivé à Plassans avec une soutane percé! Lorsqu'on envoie un homme perdu à un poste dangereux, on le renie jusqu'au jour du triomphe…. Aidez-moi à réussir, monseigneur, vous verrez que j'ai des amis à Paris.
Puis, comme l'évêque, surpris de cette figure d'aventurier énergique qui venait de se dresser devant lui, continuait à le regarder silencieusement, il redevint souple; il reprit:
—Ce sont des suppositions, je veux dire que j'ai beaucoup à me faire pardonner. Mes amis, attendent pour vous remercier, que ma situation soit complètement assise.
Monseigneur Rousselot resta muet un instant encore. C'était une nature très-fine, ayant appris le vice humain dans les livres. Il avait conscience de sa grande faiblesse, il en était même un peu honteux; mais il se consolait, en jugeant les hommes pour ce qu'ils valaient. Dans sa vie d'épicurien lettré, il y avait, par instants, une profonde moquerie des ambitieux qui l'entouraient en se disputant les lambeaux de son pouvoir.
—Allons, dit-il en souriant, vous êtes un homme tenace, cher monsieur Faujas. Puisque je vous ai fait une promesse, je la tiendrai…. Il y a six mois, je l'avoue, j'aurais eu peur de soulever tout Plassans contre moi; mais vous avez su vous faire aimer, les dames de la ville me parlent souvent de vous avec de grands éloges. En vous donnant la cure de Saint-Saturnin, je paye la dette de l'oeuvre de la Vierge.
L'évêque avait retrouvé son amabilité enjouée, ses manières exquises de prélat charmant. L'abbé Surin, à ce moment, passa sa jolie tête dans l'entre-bâillement de la porte.
—Non, mon enfant, dit l'évêque, je ne vous dicterai pas cette lettre…. Je n'ai plus besoin de vous. Vous pouvez vous retirer.
—Monsieur l'abbé Fenil est là, murmura le jeune prêtre.
—Ah! bien, qu'il attende.
Monseigneur Rousselot avait eu un léger tressaillement, mais il fit un geste de décision presque plaisant, il regarda l'abbé Faujas d'un air d'intelligence.
—Tenez, sortez par ici, lui dit-il en ouvrant une porte cachée sous une portière.
Il l'arrêta sur le seuil, il continua à le regarder en riant.
—Fenil va être furieux…. Vous me promettez de me défendre contre lui, s'il crie trop fort? Je vous le mets sur les bras, je vous en avertis. Je compte bien aussi que vous ne laisserez pas réélire le marquis de Lagrifoul…. Dame! c'est sur vous que je m'appuie maintenant, cher monsieur Faujas.
Il le salua du bout de sa main blanche, puis rentra nonchalamment dans la tiédeur de son cabinet. L'abbé était resté courbé, surpris de l'aisance toute féminine avec laquelle monseigneur Rousselot changeait de maître et se livrait au plus fort. Alors seulement il sentit que l'évêque venait de se moquer de lui, comme il devait se moquer de l'abbé Fenil, du fauteuil moelleux où il traduisait Horace.
Le jeudi suivant, vers dix heures, au moment où la belle société de Plassans s'écrasait dans le salon vert des Rougon, l'abbé Faujas parut sur le seuil. Il était superbe, grand, rose, vêtu d'une soutane fine qui luisait comme un satin. Il resta grave avec un léger sourire, à peine un pli aimable des lèvres, tout juste ce qu'il fallait pour éclairer sa face austère d'un rayon de bonhomie.
—Ah! c'est ce cher curé! cria gaiement madame de Condamin.
Mais la maîtresse de la maison se précipita; elle prit dans ses deux mains une des mains de l'abbé, l'amenant au milieu du salon, le cajolant du regard, avec un doux balancement de tête.
—Quelle surprise, quelle bonne surprise! répéta-t-elle. Voilà un siècle qu'on ne vous a vu. Il faut donc que le bonheur tombe chez vous, pour que vous vous souveniez de vos amis? Lui, saluait avec aisance. Autour de lui, c'était une ovation flatteuse, un chuchotement de femmes ravies. Madame Delangre et madame Rastoil n'attendirent pas qu'il vînt les saluer; elles s'avancèrent pour le complimenter de sa nomination qui était officielle depuis le matin. Le maire, le juge de paix, jusqu'à monsieur de Bourdeu, lui donnèrent des poignées de main vigoureuses.
—Hein! quel gaillard! murmura M. de Condamin à l'oreille du docteur Porquier; il ira loin. Je l'ai flairé dès le premier jour…. Vous savez qu'ils mentent comme des arracheurs de dents, la vieille Rougon et lui, avec leurs simagrées. Je l'ai vu se glisser ici plus de dix fois, à la nuit tombante. Ils doivent tremper dans de jolies histoires, tous les deux!
Mais le docteur Porquier eût une peur atroce que M. de Condamin ne le compromît; il se hâta de le quitter pour serrer, comme les autres, la main de l'abbé Faujas, bien qu'il ne lui eût jamais adressé la parole.
Cette entrée triomphale fut le grand événement de la soirée. L'abbé s'étant assis, un triple cercle de jupes l'entoura. Il causa avec une charmante bonhomie, parla de toutes choses, évitant soigneusement de répondre aux allusions. Félicité l'ayant questionné directement, il se contenta de dire qu'il n'habiterait pas la cure, qu'il préférait le logement où il vivait si tranquille, depuis près de trois ans. Marthe était là, parmi les dames, très-réservée, ainsi qu'à son ordinaire. Elle avait simplement souri à l'abbé, le regardant de loin, un peu pâle, l'air las et inquiet. Mais, lorsqu'il eut fait connaître son intention de ne pas quitter la rue Balande, elle rougit beaucoup, elle se leva pour passer dans le petit salon, comme suffoquée par la chaleur. Madame Paloque, auprès de laquelle M. de Condamin était allé s'asseoir, ricana en lui disant assez haut pour être entendue: —C'est propre, n'est-ce pas?… Elle devrait au moins ne pas lui donner des rendez-vous ici, puisqu'ils ont toute la journée chez eux.
Seul, M. de Condamin se mit à rire. Les autres personnes prirent un air froid. Madame Paloque, comprenant qu'elle venait de se faire du tort, essaya de tourner la chose en plaisanterie. Cependant, dans les coins, on causait de l'abbé Fenil. La grande curiosité était de savoir s'il allait venir. M. de Bourdeu, un des amis du grand vicaire, raconta doctement qu'il était souffrant. La nouvelle de cette indisposition fut accueillie par des sourires discrets. Tout le monde était au courant de la révolution qui avait eu lieu à l'évêché. L'abbé Surin donnait à ces dames des détails très-curieux, sur l'horrible scène survenue entre monseigneur et le grand vicaire. Ce dernier, battu par monseigneur, faisait raconter qu'une attaque de goutte le clouait chez lui. Mais ce n'était pas là un dénoûment, et l'abbé Surin ajoutait que «l'on en verrait bien d'autres.» Cela se répétait à l'oreille avec de petites exclamations, des hochements de tête, des moues de surprise et de doute. Pour l'instant, du moins, c'était l'abbé Faujas qui l'emportait. Aussi les belles dévotes se chauffaient-elles doucement à ce soleil levant.
Vers le milieu de la soirée, l'abbé Bourrette entra. Les conversations se turent, on le regarda curieusement. Personne n'ignorait que, la veille encore, il comptait sur la cure de Saint-Saturnin; il avait suppléé l'abbé Compan pendant sa longue maladie; la place était à lui. Il resta un instant sur le seuil sans remarquer le mouvement que son arrivée produisait, un peu essoufflé, les paupières battantes. Puis, ayant aperçu l'abbé Faujas, il se précipita, lui serra les deux mains avec effusion, en s'écriant:
—Ah! mon bon ami, laissez-moi vous féliciter…. Je viens de chez vous, où j'ai appris par votre mère que vous étiez ici…. Je suis bien heureux de vous rencontrer.
L'abbé Faujas s'était levé, gêné, malgré son grand sang-froid, surpris par ces tendresses qu'il n'attendait point.
—Oui, murmura-t-il, j'ai dû accepter, malgré mon peu de mérite…. J'avais d'abord refusé, citant à monseigneur des prêtres plus dignes, vous citant vous-même….
L'abbé Bourrette cligna les yeux; et, l'emmenant à l'écart, baissant la voix:
—Monseigneur m'a tout conté…. Il paraît que Fenil ne voulait absolument pas entendre parler de moi. Il aurait mis le feu au diocèse, si j'avais été nommé: ce sont ses propres paroles. Mon crime est d'avoir fermé les yeux à ce pauvre Compan…. Et il exigeait, comme vous le savez, la nomination de l'abbé Chardon. Un homme pieux sans doute, mais d'une insuffisance notoire. Le grand vicaire comptait régner sous son nom à Saint-Saturnin…. C'est alors que monseigneur vous a donné la place pour lui échapper et lui faire pièce. Cela me venge. Je suis enchanté, mon cher ami…. Est-ce que vous connaissiez l'histoire?
—Non, pas dans les détails.
—Eh bien! les choses se sont passées ainsi, je vous l'affirme. Je tiens les faits de la bouche même de monseigneur…. Entre nous, il m'a laissé entrevoir un beau dédommagement. Le second grand vicaire, l'abbé Vial, a depuis longtemps le désir d'aller se fixer à Rome; la place serait libre, vous entendez. Enfin, silence sur tout ceci…. Je ne donnerais pas ma journée pour beaucoup d'argent.
Et il continuait à serrer les mains de l'abbé Faujas, tandis que sa large face jubilait d'aise. Autour d'eux, les dames se regardaient d'un air étonné, avec des sourires. Mais la joie du bonhomme était si franche, qu'elle finit par se communiquer à tout le salon vert, où l'ovation faite au nouveau curé prit un caractère plus intime et plus attendri. Les jupes se rapprochèrent; on parla des orgues de la cathédrale, qui avaient besoin d'être réparées; madame de Condamin promit un reposoir superbe pour la procession de la prochaine Fête-Dieu.
L'abbé Bourrette prenait sa part du triomphe, lorsque madame Paloque, allongeant sa face de monstre, lui toucha l'épaule, en lui murmurant à l'oreille:
—Alors, monsieur l'abbé, demain, vous ne confesserez pas dans la chapelle Saint-Michel?
Le prêtre, depuis qu'il suppléait l'abbé Compan, avait pris le confessionnal de la chapelle Saint-Michel, le plus grand, le plus commode de l'église, qui était réservé particulièrement au curé. Il ne comprit pas d'abord; il cligna les yeux, en regardant madame Paloque.
—Je vous demande, reprit-elle, si vous reprendrez demain votre ancien confessionnal dans la chapelle des Saints-Anges.
Il devint un peu pâle et garda le silence un instant encore. Il baissait les yeux sur le tapis, éprouvant une légère douleur à la nuque, comme s'il venait d'être frappé par derrière. Puis, sentant que madame Paloque restait là, à le dévisager:
—Certainement, balbutia-t-il, je reprends mon ancien confessionnal…. Venez à la chapelle des Saints-Anges, la dernière à gauche, du côté du cloître…. Elle est très-humide. Couvrez-vous bien, chère dame, couvrez-vous bien.
Il avait des larmes au bord des paupières. Il s'était pris de tendresse pour le beau confessionnal de la chapelle Saint-Michel, où le soleil entrait, l'après-midi, juste à l'heure de la confession. Jusque-là, il n'avait éprouvé aucun regret à remettre la cathédrale aux mains de l'abbé Faujas; mais ce petit fait, ce déménagement d'une chapelle à une autre, lui parut horriblement pénible; il lui sembla que le but de toute sa vie était manqué. Madame Paloque fit remarquer à voix haute qu'il était devenu triste tout d'un coup; mais lui, se défendit, essaya de sourire encore. Il quitta le salon de bonne heure.
L'abbé Faujas resta un des derniers. Rougon était venu le complimenter, causant gravement, assis tous deux aux deux coins d'un canapé. Ils parlaient de la nécessité des sentiments religieux dans un État sagement administré; tandis que chaque dame qui se retirait, avait devant eux une longue révérence.
—Monsieur l'abbé, dit gracieusement Félicité, vous savez que vous êtes le cavalier de ma fille.
Il se leva. Marthe l'attendait, près de la porte. La nuit était très noire. Dans la rue, il furent comme aveuglés par l'obscurité. Ils traversèrent la place de la Sous-Préfecture, sans prononcer une parole; mais, rue Balande, devant la maison, Marthe lui toucha le bras, au moment où il allait mettre la clef dans la serrure.
—Je suis bien heureuse du bonheur qui vous arrive, lui dit-elle d'une voix très-émue…. Soyez bon, aujourd'hui, faites-moi la grâce que vous m'avez refusée jusqu'à présent. Je vous assure, l'abbé Bourrette ne m'entend pas. Vous seul pouvez me diriger et me sauver.
Il l'écarta d'un geste. Puis, quand il eut ouvert la porte et allumé la petite lampe que Rose laissait au bas de l'escalier, il monta, en lui disant doucement:
—Vous m'avez promis d'être raisonnable…. Je songerai à ce que vous demandez. Nous en causerons.
Elle lui aurait baisé les mains. Elle n'entra chez elle que lorsqu'elle l'eût entendu refermer sa porte, à l'étage supérieur. Et, pendant qu'elle se déshabillait et qu'elle se couchait, elle n'écouta pas Mouret, à moitié endormi, qui lui racontait longuement les cancans qui couraient la ville. Il était allé à son cercle, le cercle du Commerce, où il mettait rarement les pieds. —L'abbé Faujas a roulé l'abbé Bourrette, répétait-il pour la dixième fois, en tournant lentement la tête sur l'oreiller. Cet abbé Bourrette, quel pauvre homme! N'importe, c'est amusant de voir les calotins se manger entre eux. L'autre jour, tu te souviens, lorsqu'ils s'embrassaient, au fond du jardin, est-ce qu'on n'aurait pas dit deux frères? Ah! bien, oui, ils se volent jusqu'à leurs dévotes…. Pourquoi ne réponds-tu pas, ma bonne? Tu crois que ce n'est pas vrai?… Non, tu dors, n'est-ce pas? Alors bonsoir, à demain.
Il se rendormit, mâchant des lambeaux de phrases. Marthe, les yeux grands ouverts, regardait en l'air, suivait au plafond, éclairé par la veilleuse, le frôlement des pantoufles de l'abbé Faujas, qui se mettait au lit.
XII
Quand l'été revint, l'abbé et sa mère descendirent de nouveau chaque soir prendre le frais sur la terrasse. Mouret devenait morose. Il refusait les parties de piquet que la vieille dame lui offrait; il restait là, à se dandiner, sur une chaise. Comme il bâillait, sans même chercher à cacher son ennui, Marthe lui disait:
—Mon ami, pourquoi ne vas-tu pas à ton cercle?
Il y allait plus souvent qu'autrefois. Lorsqu'il rentrait, il retrouvait sa femme et l'abbé à la même place, sur la terrasse; tandis que madame Faujas, à quelques pas, avait toujours son attitude de gardienne muette et aveugle.
Dans la ville, lorsqu'on parlait à Mouret du nouveau curé, il continuait à en faire le plus grand éloge. C'était décidément un homme supérieur. Lui, Mouret, n'avait jamais doute de ses belles facultés. Jamais madame Paloque ne put tirer de lui un mot d'aigreur, malgré la méchanceté qu'elle mettait à lui demander des nouvelles de sa femme, au beau milieu d'une phrase sur l'abbé Faujas. La vieille madame Rougon ne réussissait pas mieux à lire les chagrins secrets qu'elle croyait deviner sous sa bonhomie; elle le dévisageait en souriant finement, lui tendait des pièges; mais ce bavard incorrigible, par la langue duquel toute la ville passait, était maintenant pris d'une pudeur, lorsqu'il s'agissait des choses de son ménage.
—Ton mari a donc fini par être raisonnable? demanda un jour Félicité à sa fille. Il te laisse libre.
Marthe la regarda d'un air de surprise.
—J'ai toujours été libre, dit-elle.
—Chère enfant, tu ne veux pas l'accuser…. Tu m'avais dit qu'il voyait l'abbé Faujas d'un mauvais oeil.
—Mais non, je vous assure. C'est vous, au contraire, qui vous vous étiez imaginé cela…. Mon mari est au mieux avec monsieur l'abbé Faujas. Ils n'ont aucune raison pour être mal ensemble.
Marthe s'étonnait de la persistance que tout le monde mettait à vouloir que son mari et l'abbé ne fussent pas bons amis. Souvent, au comité de l'oeuvre de la Vierge, ces dames lui posaient des questions qui l'impatientaient. La vérité était qu'elle se trouvait très-heureuse, très-calme; jamais la maison de la rue Balande ne lui avait paru plus tiède. L'abbé Faujas lui ayant laissé entendre qu'il se chargerait de sa conscience, lorsqu'il jugerait que l'abbé Bourrette deviendrait insuffisant, elle vivait dans cette espérance, avec des joies naïves de première communiante à laquelle on a promis des images de sainteté, si elle est sage. Elle croyait, par instants, redevenir enfant; elle avait des fraîcheurs de sensation, des puérilités de désir, qui l'attendrissaient. Au printemps, Mouret, qui taillait ses grands buis, la surprit, les yeux baignés de larmes, sous la tonnelle du fond, au milieu des jeunes pousses, dans l'air chaud.
—Qu'as-tu donc, ma bonne? lui demanda-t-il avec inquiétude.
—Rien, je t'assure, lui dit-elle en souriant. Je suis contente, bien contente.
Il haussa les épaules, tout en donnant de délicats coups de ciseaux pour bien égaliser la ligne des buis; il mettait un grand amour-propre, chaque année, à avoir les buis les plus corrects du quartier. Marthe, qui avait essuyé ses yeux, pleura de nouveau, à grosses larmes chaudes, serrée à la gorge, touchée jusqu'au coeur par l'odeur de toute cette verdure coupée. Elle avait alors quarante ans, et c'était sa jeunesse qui pleurait.
Cependant, l'abbé Faujas, depuis qu'il était curé de Saint-Saturnin, avait une dignité douce, qui semblait le grandir encore. Il portait son bréviaire et son chapeau magistralement. A la cathédrale, il s'était révélé par des coups de force qui lui assurèrent le respect du clergé. L'abbé Fenil, vaincu de nouveau sur deux ou trois questions de détail, paraissait laisser la place libre à son adversaire. Mais celui-ci ne commettait pas la sottise de triompher brutalement. Il avait une fierté à lui, d'une souplesse et d'une humilité surprenantes. Il sentait parfaitement que Plassans était loin de lui appartenir encore. Ainsi, s'il s'arrêtait parfois dans la rue pour serrer la main de M. Delangre, il échangeait simplement de courts saluts avec M. de Bourdeu, M. Maffre et les autres invités du président Rastoil. Toute une partie de la société de la ville gardait à son égard une grande méfiance. On l'accusait d'avoir des opinions politiques fort louches. Il fallait qu'il s'expliquât, qu'il se déclarât pour un parti. Mais lui, souriait, disait qu'il était du parti des honnêtes gens, ce qui le dispensait de répondre plus nettement. D'ailleurs, il ne montrait aucune hâte, il continuait de rester à l'écart, attendant que les portes s'ouvrissent d'elles-mêmes.
—Non, mon ami, plus tard, nous verrons, disait il à l'abbé Bourrette, qui le pressait de faire une visite à M. Rastoil. Et l'on sut qu'il avait refusé deux invitations à dîner de la sous-préfecture. Il ne fréquentait toujours que les Mouret. Il restait là, comme en observation, entre les deux camps ennemis. Le mardi, lorsque les deux sociétés étaient réunies dans les jardins, à droite et à gauche, il se mettait à la fenêtre, regardait le soleil se coucher au loin, derrière les forêts de la Seille; puis, avant de se retirer, il baissait les yeux, il répondait d'une façon également aimable aux saluts des Rastoil et aux saints de la sous-préfecture. C'étaient là tous les rapports qu'il eût encore avec les voisins.
Un mardi pourtant, il descendit au jardin. Le jardin de Mouret lui appartenait maintenant. Il ne se contentait plus de se réserver la tonnelle du fond, aux heures de son bréviaire; toutes les allées, toutes les plates-bandes, étaient à lui; sa soutane tachait de noir toutes les verdures. Ce mardi-là, il fit le tour, salua M. Maffre et madame Rastoil, qu'il aperçut en contre-bas; puis, il vint passer sous la terrasse de la sous-préfecture, où se trouvait accoudé M. de Condamin, en compagnie du docteur Porquier. Ces messieurs l'ayant salué, il remontait l'allée, lorsque le docteur l'appela.
—Monsieur l'abbé, un mot, je vous prie?
Et il lui demanda à quelle heure il pourrait le voir, le lendemain. C'était la première fois qu'une des deux sociétés adressait ainsi la parole au prêtre, d'un jardin à l'autre. Le docteur était dans un grand souci: son garnement de fils venait d'être surpris, avec une bande d'autres vauriens, dans une maison suspecte, derrière les prisons. Le pis était qu'on accusait Guillaume d'être le chef de la bande et d'avoir corrompu les fils Maffre, beaucoup plus jeunes que lui.
—Bah! dit M. de Condamin avec son rire sceptique, il faut bien que jeunesse se passe. Voilà une belle affaire! Toute la ville est en révolution, parce que ces jeunes gens jouaient au baccarat et qu'on a trouvé une dame avec eux.
Le docteur se montra très-choqué.
—Je veux vous demander conseil, dit-il en s'adressant au prêtre. Monsieur Maffre est venu comme un furieux chez moi; il m'a fait les plus sanglants reproches, en criant que c'est ma faute, que j'ai mal élevé mon fils…. Ma position est vraiment bien pénible. On devrait pourtant mieux me connaître. J'ai soixante ans de vie sans tache derrière moi.
Et il continua à gémir, disant les sacrifices qu'il avait faits pour son fils, parlant de sa clientèle, qu'il craignait de perdre. L'abbé Faujas, debout au milieu de l'allée, levait la tête, écoutait gravement.
—Je ne demande pas mieux que de vous être utile, dit-il avec obligeance. Je verrai monsieur Maffre, je lui ferai comprendre qu'une juste indignation l'a emporté trop loin; je vais même le prier de m'accorder rendez-vous pour demain. Il est là, à côté.
Il traversa le jardin, se pencha vers M. Maffre, qui, en effet, était toujours là, en compagnie de madame Rastoil. Mais, quand le juge de paix sut que le curé désirait avoir un entretien avec lui, il ne voulut pas qu'il se dérangeât, il se mit à sa disposition, en lui disant qu'il aurait l'honneur de lui rendre visite le lendemain.
—Ah! monsieur le curé, ajouta madame Rastoil, mes compliments pour votre prône de dimanche. Toutes ces dames étaient bien émues, je vous assure.
Il salua, il traversa de nouveau le jardin, pour venir rassurer le docteur Porquier. Puis, lentement, il se promena jusqu'à la nuit dans les allées, sans se mêler davantage aux conversations, écoutant les rires des deux sociétés, à droite et à gauche.
Le lendemain, lorsque M. Maffre se présenta, l'abbé Faujas surveillait les travaux de deux ouvriers qui réparaient le bassin. Il avait témoigné le désir de voir le jet d'eau marcher; ce bassin sans eau était triste, disait-il. Mouret ne voulait pas, prétendait qu'il pouvait arriver des accidents; mais Marthe avait arrangé les choses, en décidant qu'on entourerait le bassin d'un grillage.
—Monsieur le curé, cria Rose, il y a là monsieur le juge de paix qui vous demande.
L'abbé Faujas se hâta. Il voulait faire monter M. Maffre au second, à son appartement; mais Rose avait déjà ouvert la porte du salon.
—Entrez donc, disait-elle. Est-ce que vous n'êtes pas chez vous ici! Il est inutile de faire monter deux étages à monsieur le juge de paix…. Seulement, si vous m'aviez prévenue ce matin, j'aurais épousseté le salon.
Comme elle refermait la porte sur eux, après avoir ouvert les volets,
Mouret l'appela dans la salle à manger.
—C'est ça, Rose, dit-il, tu lui donneras mon dîner, ce soir, à ton curé, et, s'il n'a pas assez de couvertures en haut, tu l'apporteras dans mon lit, n'est-ce pas?
La cuisinière échangea un regard d'intelligence avec Marthe, qui travaillait devant la fenêtre, en attendant que le soleil eût quitté la terrasse. Puis, haussant les épaules:
—Tenez, monsieur, murmurait-elle, vous n'avez jamais eu bon coeur.
Et elle s'en alla. Marthe continua à travailler sans lever la tête. Depuis quelques jours, elle s'était remise au travail avec une sorte de fièvre. Elle brodait une nappe d'autel; c'était un cadeau pour la cathédrale. Ces dames voulaient donner un autel tout entier. Mesdames Rastoil et Delangre s'étaient chargées des candélabres, madame de Condamin faisait venir de Paris un superbe christ d'argent.
Cependant, dans le salon, l'abbé Faujas adressait de douces remontrances à M. Maffre, en lui disant que le docteur Porquier était un homme religieux, d'une grande honorabilité, et qu'il souffrait, le premier de la déplorable conduite de son fils. Le juge de paix l'écoutait béatement; sa face épaisse, ses gros yeux à fleur de tête, prenaient un air d'extase, à certains mots pieux que le prêtre prononçait d'une façon plus pénétrante. Il convint qu'il s'était montré un peu vif, il dit être prêt à toutes les excuses, du moment que monsieur le curé pensait qu'il avait péché.
—Et vos fils? demanda l'abbé; il faudra me les envoyer, je leur parlerai.
M. Maffre secoua la tête avec un léger ricanement.
—N'ayez pas peur, monsieur le curé: les gredins ne recommenceront pas…. Il y a trois jours qu'ils sont enfermés dans leur chambre, au pain et à l'eau. Voyez-vous, quand j'ai appris l'affaire, si j'avais eu un bâton, je le leur aurais cassé sur l'échine.
L'abbé le regarda, en se souvenant que Mouret l'accusait d'avoir tué sa femme par sa dureté et son avarice; puis, avec un geste de protestation:
— Non, non, dit-il; ce n'est pas ainsi qu'il faut prendre les jeunes gens. Votre aîné, Ambroise, a une vingtaine d'années, et le cadet va sur ses dix-huit ans, n'est-ce pas? Songez que ce ne sont plus des bambins; il faut leur tolérer quelques amusements.
Le juge de paix restait muet de surprise.
—Alors vous les laisseriez fumer, vous leur permettriez d'aller au café? murmura-t-il.
—Sans doute, reprit le prêtre en souriant. Je vous répète que les jeunes gens doivent pouvoir se réunir pour causer ensemble, fumer des cigarettes, jouer même une partie de billard ou d'échecs…. Ils se permettront tout, si vous ne leur tolérez rien…. Seulement, vous devez bien penser, que je ne les enverrais pas dans tous les cafés. Je voudrais pour eux un établissement particulier, un cercle, comme j'en ai vu dans plusieurs villes. Et il développa tout un plan. M. Maffre, peu à peu, comprenait, hochait la tête, disant:
—Parfait, parfait…. Ce serait le digne pendant de l'oeuvre de la Vierge. Ah! monsieur le curé, il faut mettre à exécution un si beau projet.
—Eh bien, conclut le prêtre en le reconduisant jusque dans la rue, puisque l'idée vous semble bonne, dites-en un mot à vos amis. Je verrai monsieur Delangre, je lui en parlerai également…. Dimanche, après les vêpres, nous pourrions nous réunir à la cathédrale, pour prendre une décision.
Le dimanche, M. Maffre amena M. Rastoil. Ils trouvèrent l'abbé Faujas et M. Delangre dans une petite pièce attenante à la sacristie. Ces messieurs se montraient très-enthousiastes. En principe, la création d'un cercle de jeunes gens fut résolue; seulement, on batailla quelque temps sur le nom que ce cercle porterait. M. Maffre voulait absolument qu'on le nommât le cercle de Jésus.
—Eh! non, finit par s'écrier le prêtre impatienté; vous n'aurez personne, on se moquera des rares adhérents. Comprenez donc qu'il ne s'agit pas de mettre quand même la religion dans l'affaire; au contraire, je compte bien laisser la religion à la porte. Nous voulons distraire honnêtement la jeunesse, la gagner à notre cause, rien de plus.
Le juge de paix regardait le président d'un air si étonné, si anxieux, que M. Delangre dut baisser le nez pour cacher un sourire. Il tira sournoisement la soutane de l'abbé. Celui-ci, se calmant, reprit avec plus de douceur:
—J'imagine que vous ne doutez pas de moi, messieurs. Laissez-moi, je vous en prie, la conduite de cette affaire. Je propose de choisir un nom tout simple, par exemple celui-ci: le cercle de la Jeunesse, qui dit bien ce qu'il veut dire.
M. Rastoil et M. Maffre s'inclinèrent, bien que cela leur parût un peu fade. Ils parlèrent ensuite de nommer monsieur le curé président d'un comité provisoire.
—Je crois, murmura M. Delangre en jetant un coup d'oeil à l'abbé
Faujas, que cela n'entre pas dans les idées de monsieur le curé.
—Sans doute, je refuse, dit l'abbé en haussant légèrement les épaules; ma soutane effrayerait les timides, les tièdes. Nous n'aurions que les jeunes gens pieux, et ce n'est pas pour ceux-là que nous ouvrons le cercle. Nous désirons ramener à nous les égarés; en un mot, faire des disciples, n'est-ce pas?
—Évidemment, répondit le président.
—Eh bien! il est préférable que nous nous tenions dans l'ombre, moi surtout. Voici ce que je vous propose. Votre fils, monsieur Rastoil, et le vôtre, monsieur Delangre, vont seuls se mettre en avant. Ce seront eux qui auront eu l'idée du cercle. Envoyez-les-moi demain, je m'entendrai tout au long avec eux. J'ai déjà un local en vue, avec un projet de statuts tout prêt…. Quant à vos deux fils, monsieur Maffre, ils seront naturellement inscrits en tête de la liste des adhérents.
Le président parut flatté du rôle destiné à son fils. Aussi les choses furent-elles ainsi convenues, malgré la résistance du juge de paix, qui avait espéré tirer quelque gloire de la fondation du cercle. Dès le lendemain, Séverin Rastoil et Lucien Delangre se mirent en rapport avec l'abbé Faujas. Séverin était un grand jeune homme de vingt-cinq ans, le crâne mal fait, la cervelle obtuse, qui venait d'être reçu avocat, grâce à la position occupée par son père; celui-ci rêvait anxieusement d'en faire un substitut, désespérant de lui voir se créer une clientèle. Lucien, au contraire, petit de taille, l'oeil vif, la tête futée, plaidait avec l'aplomb d'un vieux praticien, bien que plus jeune d'une année; la Gazette de Plassans l'annonçait comme une lumière future du barreau. Ce fut surtout à ce dernier que l'abbé donna les instructions les plus minutieuses; le fils du président faisait les courses, crevait d'importance. En trois semaines, le cercle de la Jeunesse fut créé et installé.
Il y avait alors, sous l'église des Minimes, située au bout du cours Sauvaire, de vastes offices et un ancien réfectoire du couvent, dont on ne se servait plus. C'était là le local que l'abbé Faujas avait en vue. Le clergé de la paroisse le céda très-volontiers. Un matin, le comité provisoire du cercle de la Jeunesse ayant mis les ouvriers dans ces sortes de caves, les bourgeois de Plassans restèrent stupéfaits en constatant qu'on installait un café sous l'église. Dès le cinquième jour, le doute ne fut plus permis. Il s'agissait bel et bien d'un café. On apportait des divans, des tables de marbre, des chaises, deux billards, trois caisses de vaisselle et de verrerie. Une porte fut percée, à l'extrémité du bâtiment, le plus loin possible du portail des Minimes; de grands rideaux rouges, des rideaux de restaurant, pendaient derrière la porte vitrée, que l'on poussait, après avoir descendu cinq marches de pierre. Là se trouvait d'abord une grande salle; puis, à droite, s'ouvraient une salle plus étroite et un salon de lecture; enfin, dans une pièce carrée, au fond, on avait placé les deux billards. Ils étaient juste sous le maître-autel.
—Ah! mes pauvres petits, dit un jour Guillaume Porquier aux fils Maffre, qu'il rencontra sur le cours, on va donc vous faire servir la messe, maintenant, entre deux parties de bezigue.
Ambroise et Alphonse le supplièrent de ne plus leur parler en plein jour, parce que leur père les avait menacés de les engager dans la marine, s'ils le fréquentaient encore. La vérité était que, le premier étonnement passé, le cercle de la Jeunesse obtenait un grand succès. Monseigneur Rousselot en avait accepté la présidence honoraire; il y vint même un soir, en compagnie de son secrétaire, l'abbé Surin; ils burent chacun un verre de sirop de groseille, dans le petit salon; et l'on garda avec respect, sur un dressoir, le verre dont s'était servi monseigneur. On raconte encore cette anecdote avec émotion à Plassans. Cela détermina l'adhésion de tous les jeunes gens de la société. Il fut très-mauvais genre de ne pas faire partie du cercle de la Jeunesse.
Cependant, Guillaume Porquier rôdait autour du cercle, avec des rires de jeune loup rêvant d'entrer dans la bergerie. Les fils Maffre, malgré la peur affreuse qu'ils avaient de leur père, adoraient ce grand garçon éhonté, qui leur racontait des histoires de Paris, et leur ménageait des parties fines, dans les campagnes des environs. Aussi finirent-ils par lui donner un rendez-vous chaque samedi, à neuf heures, sur un banc de la promenade du Mail. Ils s'échappaient du cercle, bavardaient jusqu'à onze heures, cachés dans l'ombre noire des platanes. Guillaume revenait avec insistance aux soirées qu'ils passaient sous l'église des Minimes.
—Vous êtes encore bons, vous autres, disait-il, de vous laisser mener par le bout du nez…. C'est le bedeau, n'est-ce pas, qui vous sert des verres d'eau sucrée, comme s'il vous donnait la communion?
—Mais non, tu te trompes, je t'assure, affirmait Ambroise. On se croirait absolument dans un des cafés du Cours, le café de France ou le café des Voyageurs…. On boit de la bière, du punch, du madère, ce qu'on veut enfin, tout ce qu'on boit ailleurs.
Guillaume continuait à ricaner.
—N'importe, murmurait-il; moi, je ne voudrais pas boire de toutes leurs saletés; j'aurais trop peur qu'ils n'eussent mis dedans quelque drogue pour me faire aller à confesse. Je parle que vous jouez la consommation à la main chaude ou à pigeon-vole?
Les fils Maffre riaient beaucoup de ces plaisanteries. Ils le détrompaient pourtant, lui racontaient que les cartes elles-mêmes étaient permises. Ça ne sentait pas du tout l'église. Et l'on était très-bien, les divans étaient bons, il y avait des glaces partout.
—Voyons, reprenait Guillaume, vous ne me ferez pas croire qu'on n'entend pas les orgues, lorsqu'il y a une cérémonie, le soir, aux Minimes…. J'avalerais mon café de travers, rien que de savoir qu'on baptise, qu'on marie et qu'on enterre au-dessus de ma demi-tasse.
—Ça, c'est un peu vrai, disait Alphonse; l'autre jour, pendant que je faisais une partie de billard avec Séverin, dans la journée, nous avons parfaitement entendu qu'on enterrait quelqu'un. C'était la petite du boucher qui est au coin de la rue de la Banne…. Ce Séverin est bête comme tout; il croyait me faire peur, en me racontant que l'enterrement allait me tomber sur la tête.
—Ah bien, il est joli, voire cercle! s'écriait Guillaume. Je n'y mettrais pas les pieds pour tout l'or du monde. Autant vaut-il prendre son café dans une sacristie.
Guillaume se trouvait très-blessé de ne pas faire partie du cercle de la Jeunesse. Son père lui avait défendu de se présenter, craignant qu'il ne fût pas admis. Mais l'irritation qu'il éprouvait devint trop forte; il lança une demande, sans avertir personne. Cela fit toute une grosse affaire. La commission chargée de se prononcer sur les admissions comptait alors les fils Maffre parmi ses membres. Lucien Delangre était président, et Séverin Rastoil, secrétaire. L'embarras de ces jeunes gens fut terrible. Tout en n'osant appuyer la demande, ils ne voulaient pas être désagréables au docteur Porquier, cet homme si digne, si bien cravaté, qui avait l'absolue confiance des dames de la société. Ambroise et Alphonse conjurèrent Guillaume de ne pas pousser les choses plus loin, en lui donnant à entendre qu'il n'avait aucune chance.
—Laissez donc! leur répondit-il; vous êtes des lâches tous les deux…. Est-ce que vous croyez que je tiens à entrer dans votre confrérie? C'est une farce que je fais. Je veux voir si vous aurez le courage de voter contre moi…. Je rirai bien, le jour où ces cagots me fermeront la porte au nez. Quant à vous, mes petits, vous pourrez aller vous amuser où vous voudrez; je ne vous reparlerai de la vie.
Les fils Maffre, consternés, supplièrent Lucien Delangre d'arranger les choses de façon à éviter un éclat. Lucien soumit la difficulté à son conseiller ordinaire, l'abbé Faujas, pour lequel il s'était pris d'une admiration de disciple. L'abbé, toutes les après-midi, de cinq à six heures, venait au cercle de la Jeunesse. Il traversait la grande salle d'un air affable, saluant, s'arrêtant parfois, debout devant une table, à causer quelques minutes avec un groupe de jeunes gens. Jamais il n'acceptait rien, pas même un verre d'eau pure. Puis, il entrait dans le salon de lecture, s'asseyait devant la grande table couverte d'un tapis vert, lisait attentivement tous les journaux que recevait le cercle, les feuilles légitimistes de Paris et des départements voisins. Parfois, il prenait une note rapide, sur un petit carnet. Après quoi, il se retirait discrètement, souriant de nouveau aux habitués, leur donnant des poignées de main. Certains jours pourtant, il demeurait plus longtemps, s'intéressait à une partie d'échecs, parlait avec gaieté de toutes choses. Les jeunes gens, qui l'aimaient beaucoup, disaient de lui:
—Quand il cause, on ne croirait jamais que c'est un prêtre.
Lorsque le fils du maire lui eût parlé de l'embarras où la demande de Guillaume mettait la commission, l'abbé Faujas promit de s'interposer. En effet, dès le lendemain, il vit le docteur Porquier, auquel il conta l'affaire. Le docteur fut atterré. Son fils voulait donc le faire mourir de chagrin, en déshonorant ses cheveux blancs. Et que résoudre, à cette heure? Si la demande était retirée, la honte n'en serait pas moins grande. Le prêtre lui conseilla d'exiler Guillaume, pendant deux ou trois mois, dans une propriété qu'il possédait à quelques lieues; lui, se chargeait du reste. Le dénoûment fut des plus simples. Dès que Guillaume fut parti, la commission mit la demande de côté, en déclarant que rien ne pressait et qu'un décision serait prise ultérieurement.
Le docteur Porquier apprit cette solution par Lucien Delangre, une
après-midi, comme il se trouvait dans le jardin de la sous-préfecture.
Il courut à la terrasse. C'était l'heure du bréviaire de l'abbé
Faujas; il était là, sous la tonnelle des Mouret.
—Ah! monsieur le curé, que de remercîments! dit le docteur en se penchant. Je serais bien heureux de vous serrer la main.
—C'est un peu haut, répondit le prêtre, qui regardait le mur avec un sourire.
Mais le docteur Porquier était un homme plein d'effusion, que les obstacles ne décourageaient pas.
—Attendez, s'écria-t-il. Si vous le permettez, monsieur le curé, je vais faire le tour.
Et il disparut. L'abbé, toujours souriant, se dirigea lentement vers la petite porte qui s'ouvrait sur l'impasse des Chevillottes. Le docteur donnait déjà contre le bois de petits coups discrets.
—C'est que cette porte est condamnée, murmura le prêtre…. Il y a un des clous qui est cassé…. Si l'on avait un outil, ça ne serait pas difficile d'enlever l'autre.
Il regarda autour de lui, aperçut une bêche. Alors, d'un léger effort, il ouvrit la porte, dont il avait tiré les verroux. Puis, il sortit dans l'impasse des Chevillottes, où le docteur Porquier l'accabla de bonnes paroles. Comme ils se promenaient en causant le long de l'impasse, M. Maffre, qui se trouvait justement dans le jardin de M. Rastoil, ouvrit de son côté la petite porte cachée derrière la cascade. Et ces messieurs rirent beaucoup de se trouver, ainsi tous les trois dans cette ruelle déserte.
Ils restèrent là un instant. Lorsqu'ils prirent congé de l'abbé, le juge de paix et le docteur allongèrent la tête dans le jardin des Mouret, regardant curieusement autour d'eux.
Cependant, Mouret, qui mettait des tuteurs à des pieds de tomates, les aperçut en levant les yeux. Il resta muet de surprise.
—Eh bien! les voilà chez moi maintenant, murmura-t-il. Il ne manque plus que le curé amène ici les deux bandes! XIII
Serge avait alors dix-neuf ans. Il occupait au second étage, une petite chambre, en face de l'appartement du prêtre, où il vivait presque cloîtré, lisant beaucoup.
—Il faudra que je jette tes bouquins au feu, lui disait Mouret avec colère. Tu verras que tu finiras par te mettre au lit.
En effet, le jeune homme était d'un tempérament si nerveux, qu'il avait, à la moindre imprudence, des indispositions de fille, des bobos qui le retenaient dans sa chambre pendant deux ou trois jours. Rose le noyait alors de tisane, et lorsque Mouret montait pour le secouer un peu, comme il le disait, si la cuisinière était là, elle mettait son maître à la porte, en lui criant:
—Laissez-le donc tranquille, ce mignon! vous voyez bien que vous le tuez avec vos brutalités…. Allez, il ne tient guère de vous, il est tout le portrait de sa mère. Vous ne les comprendrez jamais, ni l'un ni l'autre.
Serge souriait. Son père, en le voyant si délicat, hésitait, depuis sa sortie du collège, à l'envoyer faire son droit à Paris. Il ne voulait pas entendre parler d'une Faculté de province; Paris, selon lui, était nécessaire à un garçon qui voulait aller loin. Il mettait dans son fils une grande ambition, disant que de plus bêtes—ses cousins Rougon, par exemple,—avaient fait un joli chemin. Chaque fois que le jeune homme lui semblait gaillard, il fixait son départ aux premiers jours du mois suivant; puis, la malle n'était jamais prête, le jeune homme toussait un peu, le départ se trouvait de nouveau renvoyé.
Marthe, avec sa douceur indifférente, se contentait de murmurer chaque fois:
—Il n'a pas encore vingt ans. Ce n'est guère prudent d'envoyer un enfant si jeune à Paris…. D'ailleurs il ne perd pas son temps ici. Tu trouves toi-même qu'il travaille trop.
Serge accompagnait sa mère à la messe. Il était d'esprit religieux, très-tendre et très-grave. Le docteur Porquier lui ayant recommandé beaucoup d'exercice, il s'était pris de passion pour la botanique, faisant des excursions, passant ensuite ses après-midi à dessécher les herbes qu'il avait cueillies, à les coller, à les classer, à les étiqueter. Ce fut alors que l'abbé Faujas devint son grand ami. L'abbé avait herborisé autrefois; il lui donna certains conseils pratiques dont le jeune homme se montra très-reconnaissant. Ils se prêtèrent quelques livres, ils allèrent un jour ensemble à la recherche d'une plante que le prêtre disait devoir pousser dans le pays. Quand Serge était souffrant, chaque matin, il recevait la visite de son voisin, qui causait longuement au chevet de son lit. Les autres jours, lorsqu'il se retrouvait sur pied, c'était lui qui frappait à la porte de l'abbé Faujas, dès qu'il l'entendait marcher dans sa chambre. Ils n'étaient séparés que par l'étroit palier, ils finissaient par vivre l'un chez l'autre.
Souvent Mouret s'emportait encore, malgré la tranquillité impassible de Marthe et les yeux irrités de Rose. —Qu'est-ce qu'il peut faire là-haut, ce garnement? grondait-il. Je passe des journées entières sans seulement l'apercevoir. Il ne sort plus de chez le curé; ils sont toujours à causer dans les coins… D'abord il va partir pour Paris. Il est fort comme un Turc. Tous ces bobos-là sont des frimes pour se faire dorloter. Vous avez beau me regarder toutes les deux, je ne veux pas que le curé fasse un cagot du petit.
Alors, il guetta son fils. Lorsqu'il le croyait chez l'abbé, il l'appelait rudement.
—J'aimerais mieux qu'il allât voir les femmes! cria-t-il un jour exaspéré.
—Oh! monsieur, dit Rose, c'est abominable, des idées pareilles.
—Oui, les femmes! Et je l'y mènerai moi-même, si vous me poussez à bout avec votre prêtraille!
Serge fit naturellement partie du cercle de la Jeunesse. Il y allait peu, d'ailleurs, préférant sa solitude. Sans la présence de l'abbé Faujas, avec lequel il s'y rencontrait parfois, il n'y aurait sans doute jamais mis les pieds. L'abbé, dans le salon de lecture, lui apprit à jouer aux échecs. Mouret, qui sut que «le petit» se retrouvait avec le curé, même au café, jura qu'il le conduirait au chemin de fer, dès le lundi suivant. La malle était faite, et sérieusement cette fois, lorsque Serge, qui avait voulu passer une dernière matinée en pleins champs, rentra, trempé par une averse brusque. Il dut se mettre au lit, les dents claquant de fièvre. Pendant trois semaines, il fut entre la vie et la mort. La convalescence dura deux grands mois. Les premiers jours surtout, il était si faible, qu'il restait la tête soulevée sur des oreillers, les bras étendus le long des draps, pareil à une figure de cire.
—C'est votre faute, monsieur, criait la cuisinière à Mouret. Si l'enfant meurt, vous aurez ça sur la conscience. Tant que son fils fut en danger, Mouret, assombri, les yeux rouges de larmes, rôda silencieusement dans la maison. Il montait rarement, piétinait dans le vestibule, à attendre le médecin à sa sortie. Quand il sut que Serge était sauvé, il se glissa dans la chambre, offrant ses services. Mais Rose le mit à la porte. On n'avait pas besoin de lui; l'enfant n'était pas encore assez fort pour supporter ses brutalités; il ferait bien mieux d'aller à ses affaires, que d'encombrer ainsi le plancher. Alors, Mouret resta tout seul au rez-de-chaussée, plus triste et plus désoeuvré; il n'avait de goût à rien, disait-il. Quand il traversait le vestibule, il entendait souvent, au second, la voix de l'abbé Faujas, qui passait les après-midi entières au chevet de Serge convalescent.
—Comment va-t-il aujourd'hui, monsieur le curé? demandait Mouret au prêtre timidement, lorsque ce dernier descendait au jardin.
—Assez bien; ce sera long, il faut de grands ménagements.
Et il lisait tranquillement son bréviaire, tandis que le père, un sécateur à la main, le suivait dans les allées, cherchant à renouer la conversation, pour avoir des nouvelles plus détaillées sur «le petit». Lorsque la convalescence s'avança, il remarqua que le prêtre ne quittait plus la chambre de Serge. Étant monté à plusieurs reprises, pendant que les femmes n'étaient pas là, il l'avait toujours trouvé assis auprès du jeune homme, causant doucement avec lui, lui rendant les petits services de sucrer sa tisane, de relever ses couvertures, de lui donner les objets qu'il désirait. Et c'était dans la maison tout un murmure adouci, des paroles échangées à voix basse entre Marthe et Rose, un recueillement particulier qui transformait le second étage en un coin de couvent. Mouret sentait comme une odeur d'encens chez lui; il lui semblait parfois, au balbutiement des voix, qu'on disait la messe, en haut.
—Que font-ils donc? pensait-il. Le petit est sauvé, pourtant; ils ne lui donnent pas l'extrême-onction.
Serge lui-même l'inquiétait. Il ressemblait à une fille, dans ses linges blancs. Ses yeux s'étaient agrandis; son sourire était une extase douce des lèvres, qu'il gardait même au milieu des plus cruelles souffrances. Mouret n'osait plus parler de Paris, tant le cher malade lui paraissait féminin et pudique.
Une après-midi, il était monté en étouffant le bruit de ses pas. Par la porte entre-bâillée, il aperçut Serge au soleil, dans un fauteuil. Le jeune homme pleurait, les yeux au ciel, tandis que sa mère, devant lui, sanglotait également. Ils se tournèrent tous les deux, au bruit de la porte, sans essuyer leurs larmes. Et, tout de suite, de sa voix faible de convalescent:
—Mon père, dit Serge, j'ai une grâce à vous demander. Ma mère prétend que vous vous fâcherez, que vous me refuserez une autorisation qui me comblerait de joie…. Je voudrais entrer au séminaire.
Il avait joint les mains avec une sorte de dévotion fiévreuse.
—Toi! toi! murmura Mouret.
Et il regarda Marthe qui détournait la tête. Il n'ajouta rien, alla à la fenêtre, revint s'asseoir au pied du lit, machinalement, comme assommé sous le coup.
—Mon père, reprit Serge au bout d'un long silence, j'ai vu Dieu, si près de la mort; j'ai juré d'être à lui. Je vous assure que toute ma joie est là. Croyez-moi, ne me désolez point.
Mouret, la face morne, les yeux à terre, ne prononçait toujours pas une parole. Il fit un geste de suprême découragement, en murmurant:
—Si j'avais le moindre courage, je mettrais deux chemises dans un mouchoir et je m'en irais. Puis, il se leva, vint battre contre les vitres du bout des doigts. Comme Serge allait l'implorer de nouveau:
—Non, non; c'est entendu, dit-il simplement. Fais-toi curé, mon garçon.
Et il sortit. Le lendemain, sans avertir personne, il partit pour Marseille, où il passa huit jours avec son fils Octave. Mais il revint soucieux, vieilli. Octave lui donnait peu de consolation. Il l'avait trouvé menant joyeuse vie, criblé de dettes, cachant des maîtresses dans ses armoires; d'ailleurs, il n'ouvrit pas les lèvres sur ces choses. Il devenait tout à fait sédentaire, ne faisait plus un seul de ces bons coups, un de ces achats de récolte sur pied, dont il était si glorieux autrefois. Rose remarqua qu'il affectait un silence presque absolu, qu'il évitait même de saluer l'abbé Faujas.
—Savez-vous que vous n'êtes guère poli? lui dit-elle un jour hardiment; monsieur le curé vient de passer, et vous lui avez tourné le dos…. Si c'est à cause de l'enfant que vous faites ça, vous avez bien tort. Monsieur le curé ne voulait pas qu'il entrât au séminaire; il l'a assez chapitré là-dessus; je l'ai entendu…. Ah! la maison est gaie maintenant; vous ne causez plus, même avec madame; quand vous vous mettez à table, on dirait un enterrement…. Moi, je commence à en avoir assez, monsieur.
Mouret quittait la pièce, mais la cuisinière le poursuivait dans le jardin.
—Est-ce que vous ne devriez pas être heureux de voir l'enfant sur ses pieds? Il a mangé une côtelette hier, le chérubin, et avec bon appétit encore…. Ça vous est bien égal, n'est-ce pas? Vous vouliez en faire un païen comme vous…. Allez, vous avez trop besoin de prières; c'est le bon Dieu qui veut notre salut à tous. A votre place, je pleurerais de joie, en pensant que ce pauvre petit coeur va prier pour moi. Mais vous êtes de pierre, vous, monsieur… Et comme il sera gentil, le mignon, en soutane! Alors, Mouret montait au premier étage. Là, il s'enfermait dans une chambre, qu'il appelait son bureau, une grande pièce nue, meublée d'une table et de deux chaises. Cette pièce devint son refuge, aux heures où la cuisinière le traquait. Il s'y ennuyait, redescendait au jardin, qu'il cultivait avec une sollicitude plus grande. Marthe ne semblait pas avoir conscience des bouderies de son mari; il restait parfois une semaine silencieux, sans qu'elle s'inquiétât ni se fâchât. Elle se détachait chaque jour davantage de ce qui l'entourait; elle crut même, tant la maison lui parut paisible, lorsqu'elle n'entendit plus, à toute heure, la voix grondeuse de Mouret, que celui-ci s'était raisonné, qu'il s'était arrangé comme elle un coin de bonheur. Cela la tranquillisa, l'autorisa à s'enfoncer plus avant dans son rêve. Quand il la regardait, les yeux troubles, ne la reconnaissant plus, elle lui souriait, elle ne voyait pas les larmes qui lui gonflaient les paupières.
Le jour où Serge, complètement guéri, entra au séminaire, Mouret resta seul à la maison avec Désirée. Maintenant, il la gardait souvent. Cette grande enfant, qui touchait à sa seizième année, aurait pu tomber dans le bassin, ou mettre le feu à la maison, en jouant avec des allumettes, comme une gamine de six ans. Lorsque Marthe rentra, elle trouva les portes ouvertes, les pièces vides. La maison lui sembla toute nue. Elle descendit sur la terrasse, et aperçut, au fond d'une allée, son mari qui jouait avec la jeune fille. Il était assis par terre, sur le sable; il emplissait gravement, à l'aide d'une petite pelle de bois, un chariot que Désirée tenait par une ficelle.
—Hue! hue! criait l'enfant.
—Mais attends donc, disait patiemment le bonhomme; il n'est pas plein…. Puisque tu veux faire le cheval, il faut attendre qu'il soit plein.
Alors, elle battit des pieds en faisant le cheval qui s'impatiente; puis, ne pouvant rester en place, elle partit, riant aux éclats. Le chariot sautait, se vidait. Quand elle eut fait le tour du jardin, elle revint, criant:
—Remplis-le, remplis-le encore!
Mouret le remplit de nouveau, à petites pelletées. Marthe était restée sur la terrasse, regardant, émue, mal à l'aise; ces portes ouvertes, cet homme jouant avec cette enfant, au fond de la maison vide, l'attristaient, sans qu'elle eût une conscience nette de ce qui se passait en elle. Elle monta se déshabiller, entendant Rose, qui était rentrée également, dire du haut du perron:
—Mon Dieu! que monsieur est bête!
Selon l'expression de ses amis du cours Sauvaire, des petits rentiers avec lesquels il faisait tous les jours son tour de promenade, Mouret «était touché». Ses cheveux avaient grisonné en quelques mois, il fléchissait sur les jambes, il n'était plus le terrible moqueur que toute la ville redoutait. On crut un instant qu'il s'était lancé dans des spéculations hasardeuses et qu'il pliait sous quelque grosse perte d'argent.
Madame Paloque, accoudée à la fenêtre de sa salle à manger, qui donnait sur la rue Balande, disait même «qu'il filait un vilain coton», chaque fois qu'elle le voyait sortir. Et si l'abbé Faujas traversait la rue, quelques minutes plus tard, elle prenait plaisir à s'écrier, surtout lorsqu'elle avait du monde chez elle:
—Voyez donc monsieur le curé; en voilà un qui engraisse!… S'il mangeait dans la même assiette que monsieur Mouret, on croirait qu'il ne lui laisse que les os.
Elle riait, et l'on riait avec elle. L'abbé Faujas, en effet, devenait superbe, toujours ganté de noir, la soutane luisante. Il avait un sourire particulier, un plissement ironique des lèvres, lorsque madame de Condamin le complimentait sur sa bonne mine. Ces dames l'aimaient bien mis, vêtu d'une façon cossue et douillette. Lui, devait rêver la lutte à poings fermés, les bras nus, sans souci du haillon. Mais, lorsqu'il se négligeait, le moindre reproche de la vieille madame Rougon le tirait de son abandon; il souriait, il allait acheter des bas de soie, un chapeau, une ceinture neuve. Il usait beaucoup, son grand corps faisait tout craquer.
Depuis la fondation de l'oeuvre de la Vierge, toutes les femmes étaient pour lui; elles le défendaient contre les vilaines histoires qui couraient encore parfois, sans qu'on pût en deviner nettement la source. Elles le trouvaient bien un peu rude par moments; mais cette brutalité ne leur déplaisait pas, surtout dans le confessionnal, où elles aimaient à sentir cette main de fer s'abattre sur leur nuque.
—Ma chère, dit un jour madame de Condamin à Marthe, il m'a grondée hier. Je crois qu'il m'aurait battue, s'il n'y avait pas eu une planche entre nous…. Ah! il n'est pas toujours commode!
Et elle eut un petit rire, jouissant encore de cette querelle avec son directeur. Il faut dire que madame de Condamin avait cru remarquer la pâleur de Marthe, quand elle lui faisait certaines confidences sur la façon dont l'abbé Faujas confessait; elle devinait sa jalousie, elle prenait un méchant plaisir à la torturer, en redoublant de détails intimes.
Lorsque l'abbé Faujas eut créé le cercle de la Jeunesse, il se fit bon enfant; ce fut comme une nouvelle incarnation. Sous l'effort de la volonté, sa nature sévère se pliait ainsi qu'une cire molle. Il laissa conter la part qu'il avait prise à l'ouverture du cercle, il devint l'ami de tous les jeunes gens de la ville, se surveillant davantage, sachant que les collégiens échappés n'ont pas le goût des femmes pour les brutalités. Il faillit se fâcher avec le fils Rastoil, dont il menaça de tirer les oreilles, à propos d'une altercation sur le règlement intérieur du cercle; mais, avec un empire surprenant sur lui-même, il lui tendit la main presque aussitôt, s'humiliant, mettant les assistants de son côté par sa bonne grâce à offrir des excuses «à cette grande bête de Saturnin,» comme on le nommait.
Si l'abbé avait conquis les femmes et les enfants, il restait sur un pied de simple politesse avec les pères et les maris. Les personnages graves continuaient à se méfier de lui, en le voyant rester à l'écart de tout groupe politique. A la sous-préfecture, M. Péqueur des Saulaies le discutait vivement; tandis que M. Delangre, sans le défendre d'une façon nette, disait avec de fins sourires qu'il fallait attendre pour le juger. Chez M. Rastoil, il était devenu un véritable trouble-ménage. Séverin et sa mère ne cessaient de fatiguer le président des éloges du prêtre.
—Bien! bien! il a toutes les qualités que vous voudrez, criait le malheureux. C'est convenu, laissez-moi tranquille. Je l'ai fait inviter à dîner; il n'est pas venu. Je ne puis pourtant pas aller le prendre par le bras pour l'amener.
—Mais, mon ami, disait madame Rastoil, quand tu le rencontres, tu le salues à peine. C'est cela qui a dû le froisser.
—Sans doute, ajoutait Séverin; il s'aperçoit bien que vous n'êtes pas avec lui comme vous devriez être.
M. Rastoil haussait les épaules. Lorsque M. de Bourdeu était là, tous deux accusaient l'abbé Faujas de pencher vers la sous-préfecture. Madame Rastoil faisait remarquer qu'il n'y dînait pas, qu'il n'y avait même jamais mis les pieds.
—Certainement, répondait le président, je ne l'accuse pas d'être bonapartiste…. Je dis qu'il penche, voilà tout. Il a eu des rapports avec monsieur Delangre.
—Eh! vous aussi, s'écriait Séverin, vous avez eu des rapports avec le maire! On y est bien forcé, dans certaines circonstances…. Dites que vous ne pouvez pas souffrir l'abbé Faujas, cela vaudra mieux. Et tout le monde se boudait dans la maison Rastoil pendant des journées entières. L'abbé Fenil n'y venait plus que rarement, se disant cloué chez lui par la goutte. D'ailleurs, à deux reprises, mis en demeure de se prononcer sur le curé de Saint-Saturnin, il avait fait son éloge, en quelques paroles brèves. L'abbé Surin et l'abbé Bourrette, ainsi que M. Maffre, étaient toujours du même avis que la maîtresse de la maison. L'opposition venait donc uniquement du président, soutenu par M. de Bourdeu, tous deux déclarant gravement ne pouvoir compromettre leur situation politique en accueillant un homme qui cachait ses opinions.
Séverin, par taquinerie, inventa alors d'aller frapper à la petite porte de l'impasse des Chevillottes, lorsqu'il voulait dire quelque chose au prêtre. Peu à peu, l'impasse devint un terrain neutre. Le docteur Porquier, qui avait le premier usé de ce chemin, le fils Delangre, le juge de paix, indistinctement, y vinrent causer avec l'abbé Faujas. Parfois, pendant toute une après-midi, les petites portes des deux jardins, ainsi que la porte charretière de la sous-préfecture, restaient grandes ouvertes. L'abbé était là, au fond de ce cul-de-sac, appuyé au mur, souriant, donnant des poignées de main aux personnes des deux sociétés qui voulaient bien le venir saluer. Mais M. Péqueur des Saulaies affectait de ne pas vouloir mettre les pieds hors du jardin de la sous-préfecture; tandis que M. Rastoil et M. de Bourdeu, s'obstinant également à ne point se montrer dans l'impasse, restaient assis sous les arbres, devant la cascade. Rarement la petite cour du prêtre envahissait la tonnelle des Mouret. De temps à autre, seulement, une tête s'allongeait, jetait un coup d'oeil, disparaissait.
D'ailleurs, l'abbé Faujas ne se gênait point; il ne surveillait guère avec inquiétude que la fenêtre des Trouche, où luisaient à toute heure les yeux d'Olympe. Les Trouche se tenaient là en embuscade, derrière les rideaux rouges, rongés par une envie rageuse de descendre, eux aussi, de goûter aux fruits, de causer avec le beau monde. Ils tapaient les persiennes, s'accoudaient un instant, se retiraient, furieux, sous les regards dompteurs du prêtre; puis, ils revenaient, à pas de loup, coller leurs faces blêmes, à un coin des vitres, espionnant chacun de ses mouvements, torturés de le voir jouir si à l'aise de ce paradis qu'il leur défendait.
—C'est trop bête! dit un jour Olympe à son mari; il nous mettrait dans une armoire, s'il pouvait, pour garder tout le plaisir…. Nous allons descendre, si tu veux. Nous verrons ce qu'il dira.
Trouche venait de rentrer de son bureau. Il changea de faux-col, épousseta ses souliers, voulant être tout à fait bien. Olympe mit une robe claire. Puis, ils descendirent bravement dans le jardin, marchant à petits pas le long des grands buis, s'arrêtant devant les fleurs. Justement, l'abbé Faujas tournait le dos, causant avec M. Maffre, sur le seuil de la petite porte de l'impasse. Lorsqu'il entendit crier le sable, les Trouche étaient derrière son dos, sous la tonnelle. Il se tourna, s'arrêta net au milieu d'une phrase, stupéfait de les trouver là. M. Maffre, qui ne les connaissait pas, les regardait curieusement.
—Un bien joli temps, n'est-ce pas, messieurs? dit Olympe, qui avait pâli sous le regard de son frère.
L'abbé, brusquement, entraîna le juge de paix dans l'impasse, où il se débarrassa de lui.
—Il est furieux, murmura Olympe. Tant pis! il faut rester. Si nous remontons, il croira que nous avons peur…. J'en ai assez. Tu vas voir comme je vais lui parler.
Et elle fit asseoir Trouche sur une des chaises que Rose avait apportées, quelques instants auparavant. Quand l'abbé rentra, il les aperçut tranquillement installés. Il poussa les verrous de la petite porte, s'assura d'un coup d'oeil que les feuilles les cachaient suffisamment; puis s'approchant, à voix étouffée:
—Vous oubliez nos conventions, dit-il: vous m'aviez promis de rester chez vous.
—Il fait trop chaud, là-haut, répondit Olympe. Nous ne commettons pas un crime, en venant respirer le frais ici.
Le prêtre allait s'emporter; mais sa soeur, toute blême de l'effort qu'elle faisait en lui résistant, ajouta d'un ton singulier:
—Ne crie pas; il y a du monde à côté, tu pourrais te faire du tort.
Les Trouche eurent un petit rire. Il les regarda, il se prit le front, d'un geste silencieux et terrible.
—Assieds-toi, dit Olympe. Tu veux une explication, n'est-ce pas? Eh bien, la voici…. Nous sommes las de nous claquemurer. Toi, tu vis ici comme un coq en pâte; la maison est à toi, le jardin est à toi. C'est tant mieux, ça nous fait plaisir de voir que tes affaires marchent bien; mais il ne faut pas pour cela nous traiter en va-nu-pieds. Jamais tu n'as eu l'attention de me monter une grappe de raisin; tu nous as donné la plus vilaine chambre; tu nous caches, tu as honte de nous, tu nous enfermes, comme si nous avions la peste…. Comprends-tu, ça ne peut plus durer!
—Je ne suis pas le maître, dit l'abbé Faujas. Adressez-vous à monsieur Mouret, si vous voulez dévaster la propriété.
Les Trouche échangèrent un nouveau sourire.
—Nous ne te demandons pas tes affaires, poursuivit Olympe; nous savons ce que nous savons, cela suffit…. Tout ceci prouve que tu as un mauvais coeur. Crois-tu que, si nous étions dans la position, nous ne te dirions pas de prendre ta part?
—Mais enfin que voulez-vous de moi? demanda l'abbé. Est-ce que vous vous imaginez que je nage dans l'or? Vous connaissez ma chambre, je suis plus mal meublé que vous. Je ne puis pourtant pas vous donner cette maison, qui ne m'appartient pas.
Olympe haussa les épaules; elle fit taire son mari qui allait répondre, et tranquillement:
—Chacun entend la vie à sa façon. Tu aurais des millions que tu n'achèterais pas une descente de lit; tu dépenserais ton argent à quelque grande affaire bête. Nous autres, nous aimons à être à notre aise chez nous…. Ose donc dire que, si tu voulais les plus beaux meubles de la maison, et le linge, et les provisions, et tout, tu ne l'aurais pas ce soir?…. Eh bien, un bon frère, dans ce cas-là, aurait déjà songé à ses parents; il ne les laisserait pas dans la crotte, comme tu nous y laisses.
L'abbé Faujas regarda profondément les Trouche. Ils se dandinaient tous les deux sur leurs chaises.
—Vous êtes ingrats, leur dit-il au bout d'un silence. J'ai déjà fait beaucoup pour vous. Si vous mangez du pain aujourd'hui, c'est à moi que vous le devez; car j'ai encore tes lettres, Olympe, ces lettres où tu me suppliais de vous sauver de la misère, en vous faisant venir à Plassans. Maintenant que vous voilà auprès de moi, avec votre vie assurée, ce sont de nouvelles exigences….
—Bah! interrompit brutalement Trouche, si vous nous avez fait venir, c'était que vous aviez besoin de nous. Je suis payé pour ne croire aux beaux sentiments de personne… Je laissais parler ma femme tout à l'heure; mais les femmes n'arrivent jamais au fait…. En deux mots, mon cher ami, vous avez tort de nous tenir en cage, comme des dogues fidèles, qu'on sort seulement les jours de danger. Nous nous ennuyons, nous finirons par faire des bêtises. Laissez-nous un peu de liberté, que diable! Puisque la maison n'est pas à vous et que vous dédaignez les douceurs, qu'est-ce que cela peut vous faire, si nous nous installons à notre guise? Nous ne mangerons pas les murs, peut-être! —Sans doute, insista Olympe; on deviendrait enragé, toujours sous clef… Nous serons bien gentils pour toi. Tu sais que mon mari n'attend qu'un signe…. Va ton chemin, compte sur nous; mais nous voulons notre part…. N'est-ce pas, c'est entendu?
L'abbé Faujas avait baissé la tête; il resta un moment silencieux; puis, se levant:
—Écoutez, dit-il, sans répondre directement, si vous devenez jamais un empêchement pour moi, je vous jure que je vous renvoie dans un coin crever sur la paille.
Et il remonta, les laissant sous la tonnelle. A partir de ce moment, les Trouche descendirent presque chaque jour au jardin; mais ils y mettaient quelque discrétion, ils évitaient de s'y trouver aux heures où le prêtre causait avec les sociétés des jardins voisins.
La semaine suivante, Olympe se plaignit tellement de la chambre qu'elle occupait, que Marthe, obligeamment, lui offrit celle de Serge, restée libre. Les Trouche gardèrent les deux pièces. Ils couchèrent dans l'ancienne chambre du jeune homme, dont pas un meuble d'ailleurs ne fut enlevé, et ils firent de l'autre pièce une sorte de salon, pour lequel Rose leur trouva dans le grenier un ancien meuble de velours. Olympe, ravie, se commanda un peignoir rose chez la meilleure couturière de Plassans.
Mouret, oubliant un soir que Marthe lui avait demandé de prêter la chambre de Serge, fut tout surpris d'y trouver les Trouche. Il montait pour prendre un couteau que le jeune homme avait dû laisser au fond de quelque tiroir. Justement, Trouche taillait avec ce couteau une canne de poirier, qu'il venait de couper dans le jardin. Alors, Mouret redescendit, en s'excusant.
XIV
À la procession générale de la Fête-Dieu, sur la place de la Sous-Préfecture, lorsque Mgr Rousselot descendit les marches du magnifique reposoir dressé par les soins de madame de Condamin, contre la porte même du petit hôtel qu'elle habitait, on remarqua avec surprise dans l'assistance que le prélat tournait brusquement le dos à l'abbé Faujas.
—Tiens! dit madame Rougon, qui se trouvait à la fenêtre de son salon, il y a donc de la brouille?
—Vous ne le saviez pas? répondit madame Paloque, accoudée à côté de la vieille dame; on en parle depuis hier. L'abbé Fenil est rentré en grâce.
M. de Condamin, debout derrière ces dames, se mit à rire. Il s'était sauvé de chez lui, en disant que «ça puait l'église.»
—Ah bien! murmura-t-il, si vous vous arrêtez à ces histoires!… L'évêque est une girouette, qui tourne dès que le Faujas ou le Fenil souffle sur lui; aujourd'hui l'un, demain l'autre. Ils se sont fâchés et remis plus de dix fois. Vous verrez qu'avant trois jours ce sera le Faujas qui sera l'enfant gâté.
—Je ne crois pas, reprit madame Paloque; cette fois, c'est sérieux… Il paraît que l'abbé Faujas attire de gros désagréments à monseigneur. Il aurait fait anciennement des sermons qui ont beaucoup déplu à Rome. Je ne puis pas vous expliquer ça tout au long, moi. Enfin je sais que monseigneur a reçu de Rome des lettres de reproches, dans lesquelles on lui dit de se tenir sur ses gardes…. On prétend que l'abbé Faujas est un agent politique.
—Qui prétend cela? demanda madame Rougon, en clignant les yeux comme pour suivre la procession, qui s'allongeait dans la rue de la Banne.
—Je l'ai entendu dire, je ne sais plus, dit la femme du juge d'un air indifférent.
Et elle se retira, assurant qu'on devait mieux voir de la fenêtre d'à côté. M. de Condamin prit sa place auprès de madame Rougon, à laquelle il dit à l'oreille:
—Je l'ai vue entrer déjà deux fois chez l'abbé Fenil; elle complote certainement quelque chose avec lui…. L'abbé Faujas a dû marcher sur cette vipère, et elle cherche à le mordre…. Si elle n'était pas si laide, je lui rendrais le service de l'avertir que jamais son mari ne sera président.
—Pourquoi? je ne comprends pas, murmura la vieille dame d'un air naïf.
M. de Condamin la regarda curieusement; puis il se mit à rire.
Les deux derniers gendarmes de la procession venaient de disparaître au coin du cours Sauvaire. Alors, les quelques personnes que madame Rougon avaient invitées à venir voir bénir le reposoir, rentrèrent dans le salon, causant un instant de la bonne grâce de monseigneur, des bannières neuves des congrégations, surtout des jeunes filles de l'oeuvre de la Vierge, dont le passage venait d'être très-remarqué. Les dames ne tarissaient pas, et le nom de l'abbé Faujas était prononcé à chaque instant avec de vifs éloges.
—C'est un saint, décidément, dit en ricanant madame Paloque à M. de
Condamin, qui était allé s'asseoir près d'elle.
Puis, se penchant:
—Je n'ai pas pu parler librement devant la mère… On cause beaucoup trop de l'abbé Faujas et de madame Mouret. Ces vilains bruits ont dû arriver aux oreilles de monseigneur.
M. de Condamin se contenta de répondre:
—Madame Mouret est une femme charmante, très-désirable encore malgré ses quarante ans.
—Oh! charmante, charmante, murmura madame Paloque, dont un flot de bile verdit la face.
—Tout à fait charmante, insista le conservateur des eaux et forêts; elle est à l'âge des grandes passions et des grands bonheurs…. Vous vous jugez très-mal entre femmes.
Et il quitta le salon, heureux de la rage contenue de madame Paloque. La ville, en effet, s'occupait passionnément de la lutte continue que l'abbé Faujas soutenait contre l'abbé Fenil, pour conquérir sur lui Mgr Rousselot. C'était un combat de chaque heure, un assaut de servantes-maîtresses se disputant les tendresses d'un vieillard. L'évêque souriait finement; il avait trouvé une sorte d'équilibre entre ces deux volontés contraires, il les battait l'un par l'autre, s'amusait de les voir à terre tour à tour, quitte à toujours accepter les soins du plus fort, pour avoir la paix. Quant aux médisances qu'on lui rapportait sur ses favoris, elles le laissaient plein d'indulgence; ils les savait capables de s'accuser mutuellement d'assassinat.
—Vois-tu, mon enfant, disait-il à l'abbé Surin, dans ses heures de confidences, ils sont pires tous les deux…. Je crois que Paris l'emportera et que Rome sera battue; mais je n'en suis pas assez sûr, je les laisse se détruire, en attendant. Quand l'un aura achevé l'autre, nous le saurons bien…. Tiens, lis-moi la troisième ode d'Horace: il y a là un vers que je crains d'avoir mal traduit.
Le mardi qui suivit la procession générale, le temps était superbe. Des rires venaient du jardin des Rastoil et du jardin de la sous-préfecture. Il y avait là, des deux côtés, nombreuse société sous les arbres. Dans le jardin des Mouret, l'abbé Faujas, à son habitude, lisait son bréviaire, en se promenant doucement le long des grands buis. Depuis quelques jours, il tenait la porte de l'impasse fermée; il coquettait avec les voisins, semblait se cacher pour qu'on le désirât. Peut-être avait-il remarqué un léger refroidissement, à la suite de sa dernière brouille avec monseigneur et des histoires abominables que ses ennemis faisaient courir.
Vers cinq heures, comme le soleil baissait, l'abbé Surin proposa aux demoiselles Rastoil une partie de volant. Il était de première force. Malgré l'approche de la trentaine, Angéline et Aurélie adoraient les petits jeux; leur mère leur aurait encore fait porter des robes courtes, si elle avait osé. Quand la bonne eut apporté les raquettes, l'abbé Surin, qui cherchait des yeux une place dans le jardin, tout ensoleillé par les derniers rayons, eut une idée que ces demoiselles approuvèrent vivement.
—Si nous allions nous mettre dans l'impasse des Chevillottes? dit-il, nous serions à l'ombre des marronniers; puis, nous aurions bien plus de recul.
Ils sortirent, et la partie la plus agréable du monde s'engagea. Les deux demoiselles commencèrent. Ce fut Angéline qui manqua la première le volant. L'abbé Surin l'ayant remplacée tint la raquette avec une adresse et une ampleur vraiment magistrales. Il avait ramené sa soutane entre ses jambes; il bondissait en avant, en arrière, sur les côtes, ramassait le volant au ras du sol, le saisissait d'un revers à des hauteurs surprenantes, le lançait roide comme une balle ou lui faisait décrire des courbes élégantes, calculées avec une science parfaite. D'ordinaire, il préférait les mauvais joueurs, qui, en jetant le volant au hasard, sans aucun rhythme, selon son expression, l'obligeaient à déployer toute la souplesse de son jeu. Mademoiselle Aurélie était d'une jolie force; elle poussait un cri d'hirondelle à chaque coup de raquette, riant comme une folle quand le volant s'en allait droit sur le nez du jeune abbé; puis, elle se ramassait dans ses jupes pour l'attendre ou reculait par petits sauts, avec un bruit terrible d'étoffe froissée, lorsqu'il lui faisait la niche de taper plus fort. Enfin, le volant étant venu se planter dans ses cheveux, elle faillit tomber à la renverse, ce qui les égaya beaucoup tous les trois. Angéline prit la place. Dans le jardin des Mouret, chaque fois que l'abbé Faujas levait les yeux de son bréviaire, il apercevait le vol blanc du volant au-dessus de la muraille, pareil à un gros papillon.
—Monsieur le curé, êtes-vous là? cria Angéline, en venant frapper à la petite porte; notre volant est entré chez vous.
L'abbé, ayant ramassé le volant tombé à ses pieds, se décida à ouvrir.
—Ah! merci, monsieur le curé, dit Aurélie, qui tenait déjà la raquette. Il n'y a qu'Angéline pour un coup pareil…. L'autre jour, papa nous regardait; elle lui a envoyé ça dans l'oreille, et si fort, qu'il en est resté sourd jusqu'au lendemain.
Les rires éclatèrent de nouveau. L'abbé Surin, rose comme une fille, s'essuyait délicatement le front, à petites tapes, avec un fin mouchoir. Il rejetait ses cheveux blonds derrière les oreilles, les yeux luisants, la taille souple, se servant de sa raquette comme d'un éventail. Dans le feu du plaisir, son rabat avait légèrement tourné. —Monsieur le curé, dit-il en se remettant en position, vous allez juger les coups.
L'abbé Faujas, son bréviaire sous le bras, souriant d'un air paternel, resta sur le seuil de la petite porte. Cependant, par la porte charretière de la sous-préfecture entr'ouverte, le prêtre avait dû apercevoir M. Péqueur des Saulaies assis devant la pièce d'eau, au milieu de ses familiers. Il ne tourna pourtant pas la tête; il marquait les points, complimentait l'abbé Surin, consolait les demoiselles Rastoil.
—Dites donc, Péqueur, vint murmurer plaisamment M. de Condamin à l'oreille du sous-préfet, vous avez tort de ne pas inviter ce petit abbé à vos soirées; il est bien agréable avec les dames, il doit valser à ravir.
Mais M. Péqueur des Saulaies, qui causait vivement avec M. Delangre, parut ne pas entendre. Il continua, s'adressant au maire:
—Vraiment, mon cher ami, je ne sais où vous voyez en lui les belles choses dont vous me parlez. L'abbé Faujas est au contraire très-compromettant. Son passé est fort louche, on colporte ici certaines choses… Je ne vois pas pourquoi je me mettrais aux genoux de ce curé-là, d'autant plus que le clergé de Plassans nous est hostile…. D'abord ça ne me servirait à rien.
M. Delangre et M. de Condamin, qui avaient échangé un regard, se contentèrent de hocher la tête, sans répondre.
—A rien du tout, reprit le sous-préfet. Vous n'avez pas besoin de faire les mystérieux. Tenez, j'ai écrit à Paris, moi. J'avais la tête cassée; je voulais avoir le coeur net sur le Faujas, que vous semblez traiter en prince déguisé. Eh bien, savez-vous ce qu'on m'a répondu? On m'a répondu qu'on ne le connaissait pas, qu'on n'avait rien à me dire, que je devais, d'ailleurs, éviter avec soin de me mêler des affaires du clergé…. On est déjà assez mécontent à Paris, depuis que cet imbécile de Lagrifoul a passé. Je suis prudent, vous comprenez.
Le maire échangea un nouveau regard avec le conservateur des eaux et forêts. Il haussa même légèrement les épaules devant les moustaches correctes de M. Péqueur des Saulaies.
—Écoutez-moi bien, lui dit-il au bout d'un silence; vous voulez être préfet, n'est-ce pas?
Le sous-préfet sourit en se dandinant sur sa chaise.
—Alors, allez donner tout de suite une poignée de main à l'abbé
Faujas, qui vous attend là-bas en regardant jouer au volant.
M. Péqueur des Saulaies resta muet, très-surpris, ne comprenant pas. Il leva les yeux sur M. de Condamin, auquel il demanda avec une certaine inquiétude:
—Est-ce aussi votre avis?
—Mais sans doute; allez lui donner une poignée de main, répondit le conservateur des eaux et forêts.
Puis, il ajouta avec une pointe de moquerie:
—Interrogez ma femme, en qui vous avez toute confiance.
Madame de Condamin arrivait. Elle avait une délicieuse toilette rose et grise. Quand on lui eut parlé de l'abbé:
—Ah! vous avez tort de manquer de religion, dit-elle gracieusement au sous-préfet; c'est à peine si l'on vous voit à l'église, les jours de cérémonies officielles. Vraiment, cela me fait trop de chagrin; il faut que je vous convertisse. Que voulez-vous qu'on pense du gouvernement que vous représentez, si vous n'êtes pas bien avec le bon Dieu?… Laissez-nous, messieurs; je vais confesser monsieur Péqueur.
Elle s'était assise, plaisantant, souriant.
—Octavie, murmura le sous-préfet, lorsqu'ils furent seuls, ne vous moquez pas de moi. Vous n'étiez pas dévote, à Paris, rue du Helder. Vous savez que je me tiens à quatre, pour ne pas éclater, quand je vous vois donner le pain bénit, à Saint-Saturnin.
—Vous n'êtes point sérieux, mon cher, répondit-elle sur le même ton; cela vous jouera quelque mauvais tour. Réellement, vous m'inquiétez, je vous ai connu plus intelligent. Êtes-vous assez aveugle pour ne pas voir que vous branlez dans le manche? Comprenez donc que si l'on ne vous a point encore fait sauter, c'est qu'on ne veut pas donner l'éveil au légitimistes de Plassans. Le jour où ils verront arriver un autre sous-préfet, ils se méfieront; tandis qu'avec vous, ils s'endorment, ils se croient certains de la victoire, aux prochaines élections. Ce n'est pas flatteur, je le sais, d'autant plus que j'ai la certitude absolue qu'on agit sans vous… Entendez-vous? mon cher, vous êtes perdu, si vous ne devinez certaines choses.
Il la regardait avec une véritable épouvante.
—Est-ce que «le grand homme» vous a écrit? demanda-t-il, faisant allusion à un personnage qu'ils désignaient ainsi entre eux.
—Non, il a rompu entièrement avec moi. Je ne suis pas une sotte, j'ai compris la première la nécessité de cette séparation. D'ailleurs, je n'ai pas à me plaindre: il s'est montré très-bon, il m'a mariée, il m'a donné d'excellents conseils, dont je me trouve bien…. Mais j'ai gardé des amis à Paris. Je vous jure que vous n'avez que juste le temps de vous raccrocher aux branches. Ne faites plus le païen, allez vite donner une poignée de main à l'abbé Faujas… Vous comprendrez plus tard, si vous ne devinez pas aujourd'hui.
M. Péqueur des Saulaies restait le nez baissé, un peu honteux de la leçon. Il était très-fat, il montra ses dents blanches, chercha à se tirer du ridicule, en murmurant tendrement: —Si vous aviez voulu, Octavie, nous aurions gouverné Plassans à nous deux. Je vous avais offert de reprendre cette vie si douce….
—Décidément, vous êtes un sot, interrompit-elle d'une voix fâchée. Vous m'agacez avec votre «Octavie». Je suis madame de Condamin pour tout le monde, mon cher…. Vous ne comprenez donc rien? J'ai trente mille francs de rente; je règne sur toute une sous-préfecture; je vais partout, je suis partout respectée, saluée, aimée. Ceux qui soupçonneraient le passé, n'auraient que plus d'amabilité pour moi…. Qu'est-ce que je ferais de vous, bon Dieu! Vous me gêneriez. Je suis une honnête femme, mon cher.
Elle s'était levée. Elle s'approcha du docteur Porquier, qui, selon son habitude, venait après ses visites passer une heure dans le jardin de la sous-préfecture, pour entretenir sa belle clientèle.
—Oh! docteur, j'ai une migraine, mais une migraine! dit-elle avec des mines charmantes. Ça me tient là, dans le sourcil gauche.
—C'est le côté du coeur, madame, répondit galamment le docteur.
Madame de Condamin sourit, sans pousser plus loin la consultation. Madame Paloque se pencha à l'oreille de son mari, qu'elle amenait chaque jour, afin de te recommander constamment à l'influence du sous-préfet:
—Il ne les guérit pas autrement, murmura-t-elle.
Cependant, M. Péqueur des Saulaies, après avoir rejoint M. de Condamin et M. Delangre, manoeuvrait habilement pour les conduire du côté de la porte charretière. Quand il n'en fut plus qu'à quelques pas, il s'arrêta, comme intéressé par la partie de volant qui continuait dans l'impasse. L'abbé Surin, les cheveux au vent, les manches de la soutane retroussées, montrant ses poignets blancs et minces comme ceux d'une femme, venait de reculer la distance, en plaçant mademoiselle Aurélie à vingt pas. Il se sentait regardé, il se surpassait vraiment. Mademoiselle Aurélie était, elle aussi, dans un de ses bons jours, au contact d'un tel maître. Le volant, lancé du poignet décrivait une courbe molle, très-allongée; et cela avec une telle régularité, qu'il semblait tomber de lui-même sur les raquettes, voler de l'une à l'autre, du même vol souple, sans que les joueurs bougeassent de place. L'abbé Surin, la taille un peu renversée, développait les grâces de son buste.
—Très-bien, très-bien! cria le sous-préfet ravi. Ah! monsieur l'abbé, je vous fais mes compliments.
Puis, se tournant vers madame de Condamin, le docteur Porquier et les
Paloque:
—Venez donc, je n'ai jamais rien vu de pareil…. Vous permettez que nous vous admirions, monsieur l'abbé?
Toute la société de la sous-préfecture forma alors un groupe, au fond de l'impasse. L'abbé Faujas n'avait pas bougé; il répondit, par un léger signe de tête aux saluts de M. Delangre et de M. de Condamin. Il marquait toujours les points. Quand Aurélie manqua le volant, il dit avec bonhomie:
—Cela vous fait trois cent dix points, depuis qu'on a changé la distance; votre soeur n'en a que quarante-sept.
Tout en ayant l'air de suivre le volant avec un vif intérêt, il jetait de rapides coups d'oeil sur la porte du jardin des Rastoil, restée grande ouverte. M. Maffre seul s'y était montré jusque-là. Il fut appelé de l'intérieur du jardin.
—Qu'ont-ils donc à rire si fort? lui demanda M. Rastoil, qui causait avec M. de Bourdeu, devant la table rustique.
—C'est le secrétaire de monseigneur qui joue, répondit M. Maffre. Il fait des choses étonnantes, tout le quartier le regarde…. Monsieur le curé, qui est là, en est émerveillé.
M. de Bourdeu prit une large prise, en murmurant: —Ah! monsieur l'abbé Faujas est là?
Il rencontra le regard de M. Rastoil. Tous deux semblèrent gênés.
—On m'a raconté, hasarda le président, que l'abbé est rentré en faveur auprès de monseigneur.
—Oui, ce matin même, dit M. Maffre. Oh! une réconciliation complète. J'ai eu des détails très-touchants. Monseigneur a pleuré…. Vraiment, l'abbé Fenil a eu quelques torts.
—Je vous croyais l'ami du grand vicaire, fit remarquer M. de Bourdeu.
—Sans doute, mais je suis aussi l'ami de monsieur le curé, répliqua vivement le juge de paix. Dieu merci! il est d'une piété qui défie les calomnies. N'est-on pas allé jusqu'à attaquer sa moralité? C'est une honte!
L'ancien préfet regarda de nouveau le président d'un air singulier.
—Et n'a-t-on pas cherché à compromettre monsieur le curé dans les affaires politiques! continua M. Maffre. On disait qu'il venait tout bouleverser ici, donner des places à droite et à gauche, faire triompher la clique de Paris. On n'aurait pas plus mal parlé d'un chef de brigands…. Un tas de mensonges, enfin!
M. de Bourdeu, du bout de sa canne, dessinait un profil sur le sable de l'allée.
—Oui, j'ai entendu parler de ces choses, dit-il négligemment; il est bien peu croyable qu'un ministre de la religion accepte un tel rôle…. D'ailleurs, pour l'honneur de Plassans, je veux croire qu'il échouerait complètement. Il n'y a ici personne à acheter.
—Des cancans! s'écria le président, en haussant les épaules. Est-ce qu'on retourne une ville comme une vieille veste? Paris peut nous envoyer tous ses mouchards, Plassans restera légitimiste. Voyez le petit Péqueur? Nous n'en avons fait qu'une bouchée…. Il faut que le monde soit bien bête! On s'imagine alors que des personnages mystérieux parcourent les provinces, offrant des places. Je vous avoue que je serais bien curieux de voir un de ces messieurs.
Il se fâchait. M. Maffre, inquiet, crut devoir se défendre.
—Permettez, interrompit-il, je n'ai pas affirmé que monsieur l'abbé Faujas fût un agent bonapartiste; au contraire, j'ai trouvé cette accusation absurde.
—Eh! il n'est plus question de l'abbé Faujas; je parle en général. On ne se vend pas comme cela, que diable!… L'abbé Faujas est au-dessus de tous les soupçons.
Il y eut un silence. M. de Bourdeu achevait le profil, sur le sable, par une grande barbe en pointe.
—L'abbé Faujas n'a pas d'opinion politique, dit-il de sa voix sèche.
—Évidemment, reprit M. Rastoil; nous lui reprochions son indifférence; mais, aujourd'hui, je l'approuve. Avec tous ces bavardages, la religion se trouverait compromise…. Vous le savez comme moi, Bourdeu, on ne peut l'accuser de la moindre démarche louche. Jamais on ne l'a vu à la sous-préfecture, n'est-ce pas? Il est resté très-dignement à sa place…. S'il était bonapartiste, il ne s'en cacherait pas, parbleu!
—Sans doute.
—Ajoutez qu'il mène une vie exemplaire. Ma femme et mon fils m'ont donné sur son compte des détails qui m'ont vivement ému.
A ce moment, les rires redoublèrent, dans l'impasse. La voix de l'abbé Faujas s'éleva, complimentant mademoiselle Aurélie sur un coup de raquette vraiment remarquable. M. Rastoil, qui s'était interrompu, reprit avec un sourire:
—Vous entendez? Qu'ont-ils donc à s'amuser ainsi? Cela donne envie d'être jeune.
Puis, de sa voix grave: —Oui, ma femme et mon fils m'ont fait aimer l'abbé Faujas. Nous regrettons vivement que sa discrétion l'empêche d'être des nôtres.
M. de Bourdeu approuvait de la tête, lorsque des applaudissements s'élevèrent dans l'impasse. Il y eut un tohu-bohu de piétinements, de rires, de cris, toute une bouffée de gaieté d'écoliers en récréation. M. Rastoil quitta son siège rustique.
—Ma foi! dit-il avec bonhomie, allons voir; je finis par avoir des démangeaisons dans les jambes.
Les deux autres le suivirent. Tous trois restèrent devant la petite porte. C'était la première fois que le président et l'ancien préfet s'aventuraient jusque-là. Quand ils aperçurent, au fond de l'impasse, le groupe formé par la société de la sous-préfecture, ils prirent des mines graves. M. Péqueur des Saulaies de son côté, se redressa, se campa dans une attitude officielle; tandis que madame de Condamin, très-rieuse, se glissait le long des murs, emplissant l'impasse du frôlement de sa toilette rose. Les deux sociétés s'épiaient par des coups d'oeil de côté, ne voulant céder la place ni l'une ni l'autre; et, entre elles, l'abbé Faujas, toujours sur la porte des Mouret, tenant son bréviaire sous le bras, s'égayait doucement, sans paraître le moins du monde comprendre la délicatesse de la situation.
Cependant, tous les assistants retenaient leur haleine. L'abbé Surin, voyant grossir son public, voulut enlever les applaudissements par un dernier tour d'adresse. Il s'ingénia, se proposa des difficultés, se tournant, jouant sans regarder venir le volant, le devinant en quelque sorte, le renvoyant à mademoiselle Aurélie, par-dessus sa tête, avec une précision mathématique. Il était très-rouge, suant, décoiffé; son rabat, qui avait complétement tourné, lui pendait maintenant sur l'épaule droite. Mais il restait vainqueur, l'air riant, charmant toujours. Les deux sociétés s'oubliaient à l'admirer; madame de Condamin réprimait les bravos, qui éclataient trop tôt, en agitant son mouchoir de dentelle. Alors, le jeune abbé, raffinant encore, se mit à faire de petits sauts sur lui-même, à droite, à gauche, les calculant de façon à recevoir chaque fois le volant dans une nouvelle position. C'était le grand exercice final. Il accélérait le mouvement, lorsque, en sautant, le pied lui manqua; il faillit tomber sur la poitrine de madame de Condamin, qui avait tendu les bras en poussant un cri. Les assistants, le croyant blessé, se précipitèrent; mais lui, chancelant, se rattrapant à terre sur les genoux et sur les mains, se releva d'un bond suprême, ramassa, renvoya à mademoiselle Aurélie le volant, qui n'avait pas encore touché le sol. Et la raquette haute, il triompha,
—Bravo! bravo! cria M. Péqueur des Saulaies en s'approchant.
—Bravo! le coup est superbe! répéta M. Rastoil, qui s'avança également.
La partie fut interrompue. Les deux sociétés avaient envahi l'impasse; elles se mêlaient, entouraient l'abbé Surin, qui, hors d'haleine, s'appuyait au mur, à côté de l'abbé Faujas. Tout le monde parlait à la fois.
—J'ai cru qu'il avait la tête cassée en deux, disait le docteur
Porquier à M. Maffre d'une voix pleine d'émotion.
—Vraiment, tous ces jeux finissent mal, murmura M. de Bourdeu en s'adressant à M. Delangre et aux Paloque, tout en acceptant une poignée de main de M. de Condamin, qu'il évitait dans les rues, pour ne pas avoir à le saluer.
Madame de Condamin allait du sous-préfet au président, les mettait en face l'un de l'autre, répétait:
—Mon Dieu! je suis plus malade que lui, j'ai cru que nous allions tomber tous les deux. Vous avez vu, c'est une grosse pierre. —Elle est là, tenez, dit M. Rastoil; il a dû la rencontrer sous son talon.
—C'est cette pierre ronde, vous croyez? demanda M. Péqueur des
Saulaies en ramassant le caillou.
Jamais ils ne s'étaient parlé en dehors des cérémonies officielles. Tous deux se mirent à examiner la pierre; ils se la passaient, se faisaient remarquer qu'elle était tranchante et qu'elle aurait pu couper le soulier de l'abbé. Madame de Condamin, entre eux, leur souriait, leur assurait qu'elle commençait à se remettre.
—Monsieur l'abbé se trouve mal! s'écrièrent les demoiselles Rastoil.
L'abbé Surin, en effet, était devenu très-pâle, en entendant parler du danger qu'il avait couru. Il fléchissait, lorsque l'abbé Faujas, qui s'était tenu à l'écart, le prit entre ses bras puissants et le porta dans le jardin des Mouret, où il l'assit sur une chaise. Les deux sociétés envahirent la tonnelle. Là, le jeune abbé s'évanouit complètement.
—Rose, de l'eau, du vinaigre! cria l'abbé Faujas en s'élançant vers le perron.
Mouret, qui était dans la salle à manger, parut à la fenêtre; mais, en voyant tout ce monde au fond de son jardin, il recula comme pris de peur; il se cacha, ne se montra plus. Cependant, Rose arrivait avec toute une pharmacie. Elle se hâtait, elle grognait:
—Si madame était là, au moins; elle est au séminaire, pour le petit… Je suis toute seule, je ne peux pas faire l'impossible, n'est-ce pas?… Allez, ce n'est pas monsieur qui bougerait. On pourrait mourir avec lui. Il est dans la salle à manger, à se cacher comme un sournois. Non, un verre d'eau, il ne vous le donnerait pas; il vous laisserait crever.
Tout en mâchant ces paroles, elle était arrivée devant l'abbé Surin évanoui. —Oh! le Jésus! dit-elle avec une tendresse apitoyée de commère.
L'abbé Surin, les yeux fermés, la face pâle entre ses longs cheveux blonds, ressemblait à un de ces martyrs aimables qui se pâment sur les images de sainteté. L'aînée des demoiselles Rastoil lui soutenait la tête, renversée mollement, découvrant le cou blanc et délicat. On s'empressa. Madame de Condamin, à légers coups, lui tamponna les tempes avec un linge trempé dans de l'eau vinaigrée. Les deux sociétés attendaient, anxieuses. Enfin il ouvrit les yeux, mais il les referma. Il s'évanouit encore deux fois.
—Vous m'avez fait une belle peur! lui dit poliment le docteur
Porquier, qui avait gardé sa main dans la sienne.
L'abbé restait assis, confus, remerciant, assurant que ce n'était rien. Puis, il vit qu'on lui avait déboutonné sa soutane et qu'il avait le cou nu; il sourit, il remit son rabat. Et, comme on lui conseillait de se tenir tranquille, il voulut montrer qu'il était solide; il retourna dans l'impasse avec les demoiselles Rastoil, pour finir la partie.
—Vous êtes très-bien ici, dit M. Rastoil à l'abbé Faujas, qu'il n'avait pas quitté.
—L'air est excellent sur cette côte, ajouta M. Péqueur des Saulaies de son air charmant.
Les deux sociétés regardaient curieusement la maison des Mouret.
—Si ces dames et ces messieurs, dit Rose, veulent rester un instant dans le jardin…. Monsieur le curé est chez lui…. Attendez, je vais aller chercher des chaises.
Et elle fit trois voyages, malgré les protestations. Alors, après s'être regardées un instant, les deux sociétés s'assirent par politesse. Le sous-préfet s'était mis à la droite de l'abbé Faujas, tandis que le président se plaçait à sa gauche. La conversation fut très-amicale.
—Vous n'êtes pas un voisin tapageur, monsieur le curé, répétait gracieusement M. Péqueur des Saulaies. Vous ne sauriez croire le plaisir que j'ai à vous apercevoir, tous les jours, aux mêmes heures, dans ce petit paradis. Cela me repose de mes tracas.
—Un bon voisin, c'est chose si rare! reprenait M. Rastoil.
—Sans doute, interrompait M. de Bourdeu; monsieur le curé a mis ici une heureuse tranquillité de cloître. Pendant que l'abbé Faujas souriait et saluait, M. de Condamin, qui ne s'était pas assis, vint se pencher à l'oreille de M. Delangre, en murmurant:
—Voilà Rastoil qui rêve une place de substitut pour son flandrin de fils.
M. Delangre lui lança un regard terrible, tremblant à l'idée que ce buvard incorrigible pouvait tout gâter; ce qui n'empêcha pas le conservateur des eaux et forêts d'ajouter:
—Et Bourdeu qui croit déjà avoir rattrapé sa préfecture!
Mais madame de Condamin venait de produire une sensation, en disant d'un air fin:
—Ce que j'aime dans ce jardin, c'est ce charme intime qui semble en faire un petit coin fermé à toutes les misères de ce monde. Caïn et Abel s'y seraient réconciliés.
Et elle avait souligné sa phrase en l'accompagnant de deux coups d'oeil, à droite et à gauche, vers les jardins voisins. M. Maffre et le docteur Porquier hochèrent la tête d'un air d'approbation; tandis que les Paloque s'interrogeaient, inquiets, ne comprenant pas, craignant de se compromettre d'un côté ou d'un autre, s'ils ouvraient la bouche.
Au bout d'un quart d'heure, M. Rastoil se leva.
—Ma femme ne va plus savoir où nous sommes passés, murmura-t-il.
Tout le monde s'était mis debout, un peu embarrassé pour prendre congé. Mais l'abbé Faujas tendit les mains: —Mon paradis reste ouvert, dit-il de son air le plus souriant.
Alors, le président promit de rendre, de temps à autre, une visite à monsieur le curé. Le sous-préfet s'engagea de même, avec plus d'effusion. Et les deux sociétés restèrent encore là cinq grandes minutes à se complimenter, pendant que, dans l'impasse, les rires des demoiselles Rastoil et de l'abbé Surin s'élevaient de nouveau. La partie avait repris tout son feu; le volant allait et venait, d'un vol régulier, au-dessus de la muraille.
XV
Un vendredi, madame Paloque, qui entrait à Saint-Saturnin, fut toute surprise d'apercevoir Marthe agenouillée devant la chapelle Saint-Michel. L'abbé Faujas confessait.
—Tiens! pensa-t-elle, est-ce qu'elle aurait fini par toucher le coeur de l'abbé? Il faut que je reste. Si madame de Condamin venait, ce serait drôle.
Elle prit une chaise, un peu en arrière, s'agenouillant à demi, la face entre les mains, comme abîmée dans une prière ardente; elle écarta les doigts, elle regarda. L'église était très-sombre. Marthe, la tête tombée sur son livre de messe, semblait dormir; elle faisait une masse noire contre la blancheur d'un pilier; et, de tout son être, ses épaules seules vivaient, soulevées par de gros soupirs. Elle était si profondément abattue, qu'elle laissait passer son tour, à chaque nouvelle pénitente que l'abbé Faujas expédiait. L'abbé attendait une minute, s'impatientait, frappait de petits coups secs contre le bois du confessionnal. Alors, une des femmes qui se trouvaient là, voyant que Marthe ne bougeait pas, se décidait à prendre sa place. La chapelle se vidait, Marthe restait immobile et pâmée. —Elle est joliment prise, se dit la Paloque; c'est indécent, de s'étaler comme ça dans une église…. Ah! voici madame de Condamin.
En effet, madame de Condamin entrait. Elle s'arrêta un instant devant le bénitier, ôtant son gant, se signant d'un geste joli. Sa robe de soie eut un murmure dans l'étroit chemin ménagé entre les chaises. Quand elle s'agenouilla, elle emplit la haute voûte du frisson de ses jupes. Elle avait son air affable, elle souriait aux ténèbres de l'église. Bientôt, il ne resta plus qu'elle et Marthe. L'abbé se fâchait, tapait plus fort contre le bois du confessionnal.
—Madame, c'est à vous, je suis la dernière, murmura obligeamment madame de Condamin, en se penchant vers Marthe, qu'elle n'avait pas reconnue.
Celle-ci tourna la face, une face nerveusement amincie, pâle d'une émotion extraordinaire; elle ne parut pas comprendre. Elle sortait comme d'un sommeil extatique, les paupières battantes.
—Eh bien, mesdames, eh bien? dit l'abbé, qui entr'ouvrit la porte du confessionnal.
Madame de Condamin se leva, souriante, obéissant à l'appel du prêtre. Mais, l'ayant reconnue, Marthe entra brusquement dans la chapelle; puis, elle tomba de nouveau sur les genoux, demeura là, à trois pas.
La Paloque s'amusait beaucoup; elle espérait que les deux femmes allaient se prendre aux cheveux. Marthe devait tout entendre, car madame de Condamin avait une voix de flûte; elle bavardait ses péchés, elle animait le confessionnal d'un commérage adorable. A un moment, elle eut même un rire, un petit rire étouffé, qui fit lever la face souffrante de Marthe. D'ailleurs elle eut promptement fini. Elle s'en allait, lorsqu'elle revint, se courbant, causant toujours, mais sans s'agenouiller.
—Cette grande diablesse se moque de madame Mouret et de l'abbé, pensait la femme du juge; elle est trop fine pour déranger sa vie.
Enfin, madame de Condamin se retira. Marthe la suivit des yeux, paraissant attendre qu'elle ne fût plus là. Alors, elle s'appuya au confessionnal, se laissa aller, heurta rudement le bois de ses genoux. Madame Paloque s'était rapprochée, allongeant le cou; mais elle ne vit que la robe sombre de la pénitente qui débordait et s'étalait. Pendant près d'une demi-heure, rien ne bougea. Elle crut un moment surprendre des sanglots étouffés dans le silence frissonnant, que coupait parfois un craquement sec du confessionnal. Cet espionnage finissait par l'ennuyer; elle ne restait que pour dévisager Marthe à sa sortie.
L'abbé Faujas quitta le confessionnal le premier, fermant la porte d'une main irritée. Madame Mouret demeura longtemps encore, immobile, courbée, dans l'étroite caisse. Quand elle se retira, la voilette baissée, elle paraissait brisée. Elle oublia de se signer.
—Il y a de la brouille, l'abbé n'a pas été gentil, murmura la
Paloque, qui la suivit jusque sur la place de l'Archevêché.
Elle s'arrêta, hésita un instant; puis, après s'être assurée que personne ne l'épiait, elle fila sournoisement dans la maison qu'occupait l'abbé Fenil, à un des angles de la place.
Maintenant, Marthe vivait à Saint-Saturnin. Elle remplissait ses devoirs religieux avec une grande ferveur. Même l'abbé Faujas la grondait souvent de la passion qu'elle mettait dans la pratique. Il ne lui permettait de communier qu'une fois par mois, réglait ses heures d'exercices pieux, exigeait d'elle qu'elle ne s'enfermât pas dans la dévotion. Elle l'avait longtemps supplié, avant qu'il lui accordât d'assister chaque matin à une messe basse. Un jour, comme elle lui racontait qu'elle s'était couchée pendant une heure sur le carreau glacé de sa chambre, pour se punir d'une faute, il s'emporta, il lui dit que le confesseur avait seul le droit d'imposer des pénitences. Il la menait très-durement, la menaçait de la renvoyer à l'abbé Bourrette, si elle ne s'humiliait pas.
—J'ai eu tort de vous accepter, répétait-il souvent; je ne veux que des âmes obéissantes.
Elle était heureuse de ces coups. La main de fer qui la pliait, la main qui la retenait au bord de cette adoration continue, au fond de laquelle elle aurait voulu s'anéantir, la fouettait d'un désir sans cesse renaissant. Elle restait néophyte, elle ne descendait que peu à peu dans l'amour, arrêtée brusquement, devinant d'autres profondeurs, ayant le ravissement de ce lent voyage vers des joies qu'elle ignorait. Ce grand repos qu'elle avait d'abord goûté dans l'église, cet oubli du dehors et d'elle-même, se changeait en une jouissance active, en un bonheur qu'elle évoquait, qu'elle louchait. C'était le bonheur dont elle avait vaguement senti le désir depuis sa jeunesse, et qu'elle trouvait enfin à quarante ans; un bonheur qui lui suffisait, qui l'emplissait de ses belles années mortes, qui la faisait vivre en égoïste, occupée à toutes les sensations nouvelles s'éveillant en elle comme des caresses.
—Soyez bon, murmurait-elle à l'abbé Faujas; soyez bon, car j'ai besoin de bonté.
Et lorsqu'il était bon, elle l'aurait remercié à deux genoux. Il se montrait souple alors, lui parlait paternellement, lui expliquait qu'elle était trop vive d'imagination. Dieu, disait-il, n'aimait pas qu'on l'adorât ainsi, par coups de tête. Elle souriait, elle redevenait belle, et jeune, et rougissante. Elle promettait d'être sage. Puis, dans quelque coin noir, elle avait des actes de foi qui l'écrasaient sur les dalles; elle n'était plus agenouillée, elle glissait, presque assise à terre, balbutiant des paroles ardentes; et, quand les paroles se mouraient, elle continuait sa prière par un élan de tout son être, par un appel à ce baiser divin qui passait sur ses cheveux, sans se poser jamais.
Marthe, au logis, devint querelleuse. Jusque-là elle s'était traînée, indifférente, lasse, heureuse, lorsque son mari la laissait tranquille; mais, depuis qu'il passait les journées à la maison, ayant perdu son bavardage taquin, maigrissant et jaunissant, il l'impatientait.
—Il est toujours dans nos jambes, disait-elle à la cuisinière.
—Pardi! c'est par méchanceté, répondait celle-ci. Au fond, il n'est pas bon homme. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je m'en aperçois. C'est comme la mine sournoise qu'il fait, lui qui aime tant à parler, croyez-vous qu'il ne joue pas la comédie pour nous apitoyer? Il enrage de bouder, mais il tient bon, afin qu'on le plaigne et qu'on en passe par ses volontés. Allez, madame, vous avez joliment raison de ne pas vous arrêter à ces simagrées-là.
Mouret tenait les deux femmes par l'argent. Il ne voulait point se disputer, de peur de troubler davantage sa vie. S'il ne grondait plus, tatillonnant, piétinant, il occupait encore les tristesses qui le prenaient en refusant une pièce de cent sous à Marthe ou à Rose. Il donnait par mois cent francs à cette dernière pour la nourriture; le vin, l'huile, les conserves étaient dans la maison. Mais il fallait quand même que la cuisinière arrivât au bout du mois, quitte à y mettre du sien. Quant à Marthe, elle n'avait rien; il la laissait absolument sans un sou. Elle en était réduite à s'entendre avec Rose, à tâcher d'économiser dix francs sur les cent francs du mois. Souvent elle n'avait pas de bottines à se mettre. Elle était obligée d'aller chez sa mère pour lui emprunter l'argent d'une robe ou d'un chapeau.
—Mais Mouret devient fou! criait madame Rougon; tu ne peux pourtant pas aller toute nue. Je lui parlerai.
—Je vous en supplie, ma mère, n'en faites rien, répondait-elle. Il vous déteste. Il me traiterait encore plus mal, s'il savait que je vous raconte ces choses.
Elle pleurait, elle ajoutait:
—Je l'ai longtemps défendu, mais aujourd'hui je n'ai plus la force de me taire…. Vous vous rappelez, lorsqu'il ne voulait pas que je misse seulement le pied dans la rue. Il m'enfermait, il usait de moi comme d'une chose. Maintenant, s'il se montre si dur, c'est qu'il voit bien que je lui ai échappé, et que je ne consentirai jamais plus à être sa bonne. C'est un homme sans religion, un égoïste, un mauvais coeur.
—Il ne te bat pas, au moins?
—Non, mais cela viendra. Il n'en est qu'à tout me refuser. Voilà cinq ans que je n'ai pas acheté de chemises. Hier, je lui montrais celles que j'ai; elles sont usées, et si pleines de reprises, que j'ai honte de les porter. Il les a regardées, les a tâtées, en disant qu'elles pouvaient parfaitement aller jusqu'à l'année prochaine… Je n'ai pas un centime à moi; il faut que je pleure pour une pièce de vingt sous. L'autre jour, j'ai dû emprunter deux sous à Rose pour acheter du fil. J'ai recousu mes gants, qui s'ouvraient de tous les côtés.
Et elle racontait vingt autres détails: les points qu'elle faisait elle-même à ses bottines avec du fil poissé; les rubans qu'elle lavait dans du thé, pour rafraîchir ses chapeaux; l'encre qu'elle étalait sur les plis limés de son unique robe de soie, afin d'en cacher l'usure. Madame Rougon s'apitoyait, l'encourageait à la révolte. Mouret était un monstre. Il poussait l'avarice, disait Rose, jusqu'à compter les poires du grenier et les morceaux de sucre des armoires, surveillant les conserves, mangeant lui-même les croûtes de pain de la veille.
Marthe souffrait surtout de ne pouvoir donner aux quêtes de Saint-Saturnin; elle cachait des pièces de dix sous dans des morceaux de papier, qu'elle gardait précieusement pour les grand'messes des dimanches. Maintenant, quand les dames patronnesses de l'oeuvre de la Vierge offraient quelque cadeau à la cathédrale, un saint-ciboire, une croix d'argent, une bannière, elle était toute honteuse; elle les évitait, feignant d'ignorer leur projet. Ces dames la plaignaient beaucoup. Elle aurait volé son mari, si elle avait trouvé la clef sur le secrétaire, tant le besoin d'orner cette église qu'elle aimait, la torturait. Une jalousie de femme trompée la prenait aux entrailles, lorsque l'abbé Faujas se servait d'un calice donné par madame de Condamin; tandis que, les jours où il disait la messe sur la nappe d'autel qu'elle avait brodée, elle éprouvait une joie profonde, priant avec des frissons, comme si quelque chose d'elle-même se trouvait sous les mains élargies du prêtre. Elle aurait voulu qu'une chapelle tout entière lui appartînt; elle rêvait d'y mettre une fortune, de s'y enfermer, de recevoir Dieu chez elle, pour elle seule.
Rose, qui recevait ses confidences, s'ingéniait pour lui procurer de l'argent. Cette année-là, elle fit disparaître les plus beaux fruits du jardin et les vendit; elle débarrassa également le grenier d'un tas de vieux meubles, si bien qu'elle finit par réunir une somme de trois cents francs, qu'elle remit triomphalement à Marthe. Celle-ci embrassa la vieille cuisinière.
—Ah! que tu es bonne! dit-elle en la tutoyant. Tu es sûre au moins qu'il n'a rien vu?… J'ai regardé, l'autre jour, rue des Orfèvres, des petites burettes d'argent ciselé, toutes mignonnes; elles sont de deux cents francs…. Tu vas me rendre un service, n'est-ce pas? Je ne veux pas les acheter moi-même, parce qu'on pourrait me voir entrer. Dis à ta soeur d'aller les prendre; elle les apportera à la nuit, elle te les remettra par la fenêtre de ta cuisine.
Cet achat des burettes fut pour elle toute une intrigue défendue, où elle goûta de vives jouissances. Elle les garda, pendant trois jours, au fond d'une armoire, cachées derrière des paquets de linge; et, lorsqu'elle les donna à l'abbé Faujas, dans la sacristie de Saint-Saturnin, elle tremblait, elle balbutiait. Lui, la gronda amicalement. Il n'aimait point les cadeaux; il parlait de l'argent avec le dédain d'un homme fort, qui n'a que des besoins de puissance et de domination. Pendant ses deux premières années de misère, même les jours où sa mère et lui vivaient de pain et d'eau, il n'avait jamais songé à emprunter dix francs aux Mouret.
Marthe trouva une cachette sûre pour les cent francs qui lui restaient. Elle devenait avare, elle aussi; elle calculait l'emploi de cet argent, achetait chaque matin une chose nouvelle. Comme elle restait très-hésitante, Rose lui apprit que madame Trouche voulait lui parler en particulier. Olympe, qui s'arrêtait pendant des heures dans la cuisine, était devenue l'amie intime de Rose, à laquelle elle empruntait souvent quarante sous, pour ne pas avoir à remonter les deux étages, les jours où elle disait avoir oublié son porte-monnaie.
—Montez la voir, ajouta la cuisinière; vous serez mieux pour causer…. Ce sont de braves gens, et qui aiment beaucoup monsieur le curé. Ils ont eu bien des tourments, allez. Ça fend le coeur, tout ce que madame Olympe m'a raconté.
Marthe trouva Olympe en larmes. Ils étaient trop bons, on avait toujours abusé d'eux; et elle entra dans des explications sur leurs affaires de Besançon, où la coquinerie d'un associé leur avait mis de lourdes dettes sur le dos. Le pis était que les créanciers se fâchaient. Elle venait de recevoir une lettre d'injures, dans laquelle on la menaçait d'écrire au maire et à l'évêque de Plassans.
-Je suis prête à tout souffrir, ajouta-t-elle en sanglotant; mais je donnerais ma tête, pour que mon frère ne fût pas compromis…. Il a déjà trop fait pour nous; je ne veux lui parler de rien, car il n'est pas riche, il se tourmenterait inutilement …. Mon Dieu! comment faire pour empêcher cet homme d'écrire? Ce serait à mourir de honte, si une pareille lettre arrivait à la mairie et à l'évêché. Oui, je connais mon frère, il en mourrait.
Alors, les larmes montèrent aussi aux yeux de Marthe. Elle était toute pâle, elle serrait les mains d'Olympe. Puis, sans que celle-ci lui eût rien demandé, elle offrit ses cent francs.
—C'est peu sans doute; mais, si cela pouvait conjurer le péril? demanda-t-elle avec anxiété.
—Cent francs, cent francs, répétait Olympe; non, non, il ne se contentera jamais de cent francs.
Marthe fut désespérée. Elle jurait qu'elle ne possédait pas davantage. Elle s'oublia jusqu'à parler des burettes. Si elle ne les avait pas achetées, elle aurait pu donner les trois cents francs. Les yeux de madame Trouche s'étaient allumés.
—Trois cents francs, c'est juste ce qu'il demande, dit-elle. Allez, vous auriez rendu un plus grand service à mon frère, en ne lui faisant pas ce cadeau, qui restera à l'église, d'ailleurs. Que de belles choses les dames de Besançon lui ont apportées! Aujourd'hui, il n'en est pas plus riche pour cela. Ne donnez plus rien, c'est une volerie. Consultez-moi. Il y a tant de misères cachées! Non, cent francs ne suffiront jamais.
Au bout d'une grande demi-heure de lamentations, lorsqu'elle vit que Marthe n'avait réellement que cent francs, elle finit cependant par les accepter.
—Je vais les envoyer pour faire patienter cet homme, murmura-t-elle, mais il ne nous laissera pas la paix longtemps…. Et surtout, je vous en supplie, ne parlez pas de cela à mon frère; vous le tueriez…. Il vaut mieux aussi que mon mari ignore nos petites affaires; il est si fier, qu'il ferait des bêtises pour s'acquitter envers vous. Entre femmes, on s'entend toujours. Marthe fut très-heureuse de ce prêt. Dès lors, elle eut un nouveau souci: écarter de l'abbé Faujas, sans qu'il s'en doutât, le danger qui le menaçait. Elle montait souvent chez les Trouche, passait là des heures, à chercher avec Olympe le moyen de payer les créances. Celle-ci lui avait raconté que de nombreux billets en souffrance étaient endossés par le prêtre, et que le scandale serait énorme, si jamais ces billets étaient envoyés à quelque huissier de Plassans. Le chiffre des créances était si gros, selon elle, que longtemps elle refusa de le dire, pleurant plus fort, lorsque Marthe la pressait. Un jour enfin, elle parla de vingt mille francs. Marthe resta glacée. Jamais elle ne trouverait vingt mille francs. Les yeux fixes, elle pensait qu'il lui faudrait attendre la mort de Mouret, pour disposer d'une pareille somme.
—Je dis vingt mille francs en gros, se hâta d'ajouter Olympe, que sa mine grave inquiéta; mais nous serions bien contents de pouvoir les payer en dix ans, par petits à-compte. Les créanciers attendraient tout le temps qu'on voudrait, s'ils savaient toucher régulièrement…. C'est bien fâcheux que nous ne trouvions pas une personne qui ait confiance en nous et qui nous fasse les quelques avances nécessaires.
C'était là le sujet habituel de leur conversation. Olympe parlait souvent aussi de l'abbé Faujas, qu'elle paraissait adorer. Elle racontait à Marthe des particularités intimes sur le prêtre: il craignait les chatouilles; il ne pouvait pas dormir sur le côté gauche; il avait une fraise à l'épaule droite, que rougissait en mai, comme un fruit naturel. Marthe souriait, ne se lassait jamais de ces détails; elle questionnait la jeune femme sur son enfance, sur celle de son frère. Puis, quand la question d'argent revenait, elle était comme folle de son impuissance; elle se laissait aller à se plaindre amèrement de Mouret, qu'Olympe, enhardie, finit par ne plus nommer devant elle que «le vieux grigou». Parfois, lorsque Trouche rentrait de son bureau, les deux femmes étaient encore là, à causer; elles se taisaient, changeaient de conversation. Trouche gardait une attitude digne. Les dames patronnesses de l'oeuvre de la Vierge étaient très-contentes de lui. On ne le voyait dans aucun café de la ville.
Cependant, Marthe, pour venir en aide à Olympe, qui parlait certains jours de se jeter par la fenêtre, poussa Rose à porter chez un brocanteur du marché toutes les vieilleries inutiles jetées dans les coins. Les deux femmes furent d'abord timides; elles ne firent enlever, pendant l'absence de Mouret, que les chaises et les tables écloppées; puis, elles s'attaquèrent aux objets sérieux, vendirent des porcelaines, des bijoux, tout ce qui pouvait disparaître, sans produire un trop grand vide. Elles étaient sur une pente fatale; elles auraient fini par enlever les gros meubles et ne laisser que les quatre murs, si Mouret n'avait traité Rose un jour de voleuse, en la menaçant du commissaire.
—Moi, une voleuse! monsieur! s'était-elle écriée. Faites bien attention à ce que vous dites!… Parce que vous m'avez vue vendre une bague de madame. Elle était à moi, cette bague; madame me l'avait donnée, madame n'est pas chienne comme vous… Vous n'avez pas honte, de laisser votre pauvre femme sans un sou! Elle n'a pas de souliers à se mettre. L'autre jour, j'ai payé la laitière…. Eh bien! oui, j'ai vendu sa bague. Après? Est-ce que sa bague n'est pas à elle? Elle peut bien en faire de l'argent, puisque vous lui refusez tout…. Je vendrais la maison, vous entendez? La maison tout entière. Cela me fait trop de peine de la voir aller nue comme saint Jean.
Mouret alors exerça une surveillance de toutes les heures; il ferma les armoires et prit les clefs. Quand Rose sortait, il lui regardait les mains d'un air défiant; il tâtait ses poches, s'il croyait remarquer quelque gonflement suspect sous sa jupe. Il racheta chez le brocanteur du marché certains objets qu'il posa à leur place, les essuyant, les soignant avec affectation, devant Marthe, pour lui rappeler ce qu'il nommait «les vols de Rose». Jamais il ne la mettait directement en cause. Il la tortura surtout avec une carafe en cristal taillé, vendue pour vingt sous par la cuisinière. Celle-ci, qui avait prétendu l'avoir cassée, devait la lui apporter sur la table, à chaque repas. Un matin, au déjeuner, exaspérée, elle la laissa tomber devant lui.
—Maintenant, monsieur, elle est bien cassée, n'est-ce pas? dit-elle en lui riant au nez.
Et, comme il la chassait:
—Essayez donc!… Il y a vingt-cinq ans que je vous sers, monsieur.
Madame s'en irait avec moi.
Marthe, poussée à bout, conseillée par Rose et par Olympe, se révolta enfin. Il lui fallait absolument cinq cents francs. Depuis huit jours, Olympe sanglotait, en prétendant que si elle n'avait pas cinq cents francs à la fin du mois, un des billets endossés par l'abbé Faujas «allait être publié dans un journal de Plassans». Ce billet publié, cette menace effrayante qu'elle ne s'expliquait pas nettement, épouvanta Marthe et la décida à tout oser. Le soir, en se couchant, elle demanda les cinq cents francs à Mouret; puis, comme il la regardait ahuri, elle parla de ses quinze années d'abnégation, des quinze années passées par elle à Marseille, derrière un comptoir, la plume à l'oreille, ainsi qu'un commis.
—Nous avons gagné l'argent ensemble, dit-elle; il est à nous deux. Je veux cinq cents francs.
Mouret sortit de son mutisme avec une violence extrême. Tout son emportement bavard reparut.
—Cinq cents francs! cria-t-il. Est-ce pour ton curé?… Je fais l'imbécile, maintenant, je me tais, parce que j'en aurais trop à dire. Mais il ne faut pas croire que vous vous moquerez de moi jusqu'à la fin…. Cinq cents francs! Pourquoi pas la maison! Il est vrai qu'elle est à lui, la maison! Et il veut l'argent, n'est-ce pas? Il t'a dit de me demander l'argent?… Quand je pense que je suis chez moi comme dans un bois! On finira par me voler mon mouchoir dans ma poche. Je parie que, si je montais fouiller sa chambre, je trouverais toutes mes pauvres affaires au fond de ses tiroirs. Il me manque trois caleçons, sept paires de chaussettes, quatre ou cinq chemises; j'ai fait le compte hier. Plus rien n'est à moi, tout disparaît, tout s'en va…. Non, pas un sou, pas un sou, entends-tu!
—Je veux cinq cents francs, la moitié de l'argent m'appartient, répéta-t-elle tranquillement.
Pendant une heure, Mouret tempêta, se fouettant, se lassant à crier vingt fois le même reproche. Il ne reconnaissait plus sa femme; elle l'aimait avant l'arrivée du curé, elle l'écoutait, elle prenait les intérêts de la maison, il fallait vraiment que les gens qui la poussaient contre lui fussent de bien méchantes gens. Puis, sa voix s'embarrassa; il se laissa aller dans un fauteuil, rompu, aussi faible qu'un enfant.
—Donne-moi la clef du secrétaire? demanda Marthe.
Il se releva, mit ses dernières forces dans un cri suprême.
—Tu veux tout prendre, n'est-ce pas? laisser tes enfants sur la paille, ne pas nous garder un morceau de pain?… Eh bien! prends tout, appelle Rose pour qu'elle emplisse son tablier. Tiens, voici la clef.
Et il jeta la clef, que Marthe cacha sous son oreiller. Elle était toute pâle de cette querelle, la première querelle violente qu'elle eût avec son mari. Elle se coucha; lui, passa la nuit dans le fauteuil. Vers le matin, elle l'entendit sangloter. Elle lui aurait rendu la clef, s'il n'était descendu au jardin comme un fou, bien qu'il fit encore nuit noire.
La paix parut se rétablir. La clef du secrétaire restait pendue à un clou, près de la glace. Marthe, qui n'était pas habituée à voir de grosses sommes à la fois, avait une sorte de peur de l'argent. Elle se montra d'abord très-discrète, honteuse, chaque fois qu'elle ouvrait le tiroir, où Mouret gardait toujours en espèces une dizaine de mille francs pour ses achats de vin. Elle prenait strictement ce dont elle avait besoin. Olympe, d'ailleurs, lui donnait d'excellents conseils: puisqu'elle avait la clef maintenant, elle devait se montrer économe. Même, en la voyant toute tremblante devant «le magot», elle cessa pendant quelque temps de lui parler des dettes de Besançon.
Mouret retomba dans son silence morne. Il avait reçu un nouveau coup, plus violent encore que le premier, lors de l'entrée de Serge au séminaire. Ses amis du cours Sauvaire, les petits rentiers qui faisaient régulièrement un tour de promenade, de quatre à six heures, commençaient à s'inquiéter sérieusement, lorsqu'ils le voyaient arriver, les bras ballants, l'air hébété, répondant à peine, comme envahi par un mal incurable.
—Il baisse, il baisse, murmuraient-ils. A quarante-quatre ans, c'est inconcevable. La tête finira par déménager.
Il semblait ne plus entendre les allusions qu'on risquait méchamment devant lui. Si on le questionnait d'une façon directe sur l'abbé Faujas, il rougissait légèrement, en répondant que c'était un bon locataire, qu'il payait son terme avec une grande exactitude. Derrière son dos, les petits rentiers ricanaient, assis sur quelque banc du cours, au soleil.
—Il n'a que ce qu'il mérite, après tout, disait un ancien marchand d'amandes. Vous vous rappelez comme il était chaud pour le curé; c'est lui qui allait faire son éloge aux quatre coins de Plassans. Aujourd'hui, quand on le remet sur ce sujet-là, il a une drôle de mine.
Ces messieurs répétaient alors certains cancans scandaleux qu'ils se confiaient à l'oreille, d'un bout du banc à l'autre.
—N'importe, reprenait à demi-voix un maître tanneur retiré, Mouret n'est pas crâne; moi, je flanquerais le curé à la porte.
Et tous déclaraient, en effet, que Mouret n'était pas crâne, lui qui s'était tant moqué des maris que leurs femmes menaient par le bout du nez.
Dans la ville, ces calomnies, malgré la persistance que certaines personnes semblaient mettre à les répandre, ne dépassaient pas un certain monde d'oisifs et de bavards. Si l'abbé, refusant d'aller occuper la maison curiale, était resté chez les Mouret, ce ne pouvait être, comme il le disait lui-même, que par tendresse pour ce beau jardin, où il lisait si tranquillement son bréviaire. Sa haute piété, sa vie rigide, son dédain des coquetteries que les prêtres se permettent, le mettaient au-dessus de tous les soupçons. Les membres du cercle de la Jeunesse accusaient l'abbé Fenil de chercher à le perdre. Toute la ville neuve, d'ailleurs, lui appartenait. Il n'avait plus contre lui que le quartier Saint-Marc, dont les nobles habitants se tenaient sur la réserve, lorsqu'ils le rencontraient dans les salons de Mgr Rousselot. Cependant, il hochait la tête, les jours où la vieille madame Rougon lui disait qu'il pouvait tout oser.
—Rien n'est solide encore, murmurait-il; je ne tiens personne. Il ne faudrait qu'une paille pour faire crouler l'édifice.
Marthe l'inquiétait depuis quelque temps. Il se sentait impuissant à calmer cette fièvre de dévotion qui la brûlait. Elle lui échappait, désobéissait, se jetait plus avant qu'il n'aurait voulu. Cette femme si utile, cette patronne respectée, pouvait le perdre. Il y avait en elle une flamme intérieure qui brisait sa taille, lui bistrait la peau, lui meurtrissait les yeux. C'était comme un mal grandissant, un affolement de l'être entier, gagnant de proche en proche le cerveau et le coeur. Sa face se noyait d'extase, ses mains se tendaient avec des tremblements nerveux. Une toux sèche parfois la secouait de la tête aux pieds, sans qu'elle parût en sentir le déchirement. Et lui, se faisait plus dur, repoussait cet amour qui s'offrait, lui défendait de venir à Saint-Saturnin.
—L'église est glacée, disait-il; vous toussez trop. Je ne veux pas que vous aggraviez votre mal.
Elle assurait que ce n'était rien, une simple irritation de la gorge. Puis, elle pliait, elle acceptait cette défense d'aller à l'église, comme un châtiment mérité, qui lui fermait la porte du ciel. Elle sanglotait, se croyait damnée, traînait des ournées vides; et malgré elle, comme une femme qui retourne à la tendresse défendue, lorsque arrivait le vendredi, elle se glissait humblement dans la chapelle Saint-Michel, venait appuyer son front brûlant contre le bois du confessionnal. Elle ne parlait pas, elle restait là, écrasée; tandis que l'abbé Faujas, irrité, la traitait brutalement en fille indigne. Il la renvoyait. Alors, elle s'en allait, soulagée, heureuse.
Le prêtre eut peur des ténèbres de la chapelle Saint-Michel. Il fit intervenir le docteur Porquier, qui décida Marthe à se confesser dans le petit oratoire de l'oeuvre de la Vierge, au faubourg. L'abbé Faujas promit de l'y attendre toutes les quinzaines, le samedi. Cet oratoire, établi dans une grande pièce blanchie à la chaux, avec quatre immenses fenêtres, était d'une gaieté sur laquelle il comptait pour calmer l'imagination, surexcitée de sa pénitente. Là, il la dominerait, il en ferait une esclave soumise, sans avoir à craindre un scandale possible. D'ailleurs, pour couper court à tous les mauvais bruits, il voulut que sa mère accompagnât Marthe. Pendant qu'il confessait cette dernière, madame Faujas restait à la porte. La vieille dame, n'aimant pas à perdre son temps, apportait un bas, qu'elle tricotait.
—Ma chère enfant, lui disait-elle souvent, lorsqu'elles revenaient ensemble à la rue Balande, j'ai encore entendu Ovide parler bien fort aujourd'hui. Vous ne pouvez donc pas le contenter? vous ne l'aimez donc pas? Ah! que je voudrais être à votre place, pour lui baiser les pieds…. Je finirai par vous détester, si vous ne savez que lui faire du chagrin.
Marthe baissait la tête. Elle avait une grande honte devant madame Faujas. Elle ne l'aimait pas, la jalousait, en la trouvant toujours entre elle et le prêtre. Puis, elle souffrait sous les regards noirs de la vieille dame, qu'elle rencontrait sans cesse, pleins de recommandations étranges et inquiétantes.
Le mauvais état de la santé de Marthe suffit pour expliquer ses rendez-vous avec l'abbé Faujas, dans l'oratoire de l'oeuvre de la Vierge. Le docteur Porquier assurait qu'elle suivait simplement là une de ses ordonnances. Ce mot fit beaucoup rire les promeneurs du cours.
—N'importe, dit madame Paloque à son mari, un jour qu'elle regardait Marthe descendre la rue Balande, en compagnie de madame Faujas, je serais bien curieuse d'être dans un petit coin, pour voir ce que le curé fait avec son amoureuse…. Elle est amusante, lorsqu'elle parle de son gros rhume! Comme si un gros rhume empêchait de se confesser dans une église! J'ai été enrhumée, moi; je ne suis pas allée pour cela me cacher dans les chapelles avec les abbés.
—Tu as tort de t'occuper des affaires de l'abbé Faujas, répondit le juge. On m'a averti. C'est un homme qu'il faut ménager; tu es trop rancunière, tu nous empêcheras d'arriver.
—Tiens! reprit-elle aigrement, ils m'ont marché sur le ventre; ils auront de mes nouvelles…. Ton abbé Faujas est un grand imbécile. Est-ce que tu crois que l'abbé Fenil ne serait pas reconnaissant, si je surprenais le curé et sa belle se disant des douceurs! Va, il payerait bien cher un pareil scandale…. Laisse-moi faire, tu n'entends rien à ces choses-là.
Quinze jours plus tard, le samedi, madame Paloque guetta la sortie de Marthe. Elle était tout habillée derrière ses rideaux, cachant sa figure de monstre, surveillant la rue par un trou de la mousseline. Quand les deux femmes eurent disparu au coin de la rue Taravelle, elle ricana, la bouche fendue. Elle ne se pressa pas, mit des gants, s'en alla tout doucement par la place de la Sous-Préfecture, faisant le grand tour, s'attardant sur le pavé pointu. En passant devant le petit hôtel de madame de Condamin, elle eut un instant l'idée de monter la prendre; mais celle-ci aurait peut-être des scrupules. Somme toute, il valait mieux se passer d'un témoin et conduire l'expédition rondement.
—Je leur ai laissé le temps d'arriver aux gros péchés, je crois que je puis me présenter maintenant, pensa-t-elle, au bout d'un quart d'heure de promenade.
Alors, elle hâta le pas. Elle venait souvent à l'oeuvre de la Vierge pour s'entendre avec Trouche sur des détails de comptabilité. Ce jour-là, au lieu d'entrer dans le cabinet de remployé, elle longea le corridor, redescendit, alla directement à l'oratoire. Devant la porte, sur une chaise, madame Faujas tricotait tranquillement. La femme du juge avait prévu cet obstacle; elle arriva droit dans la porte, de l'air brusque d'une personne affairée. Mais, avant même qu'elle eût allongé le bras pour tourner le bouton, la vieille dame, qui s'était levée, l'avait jetée de côté avec une vigueur extraordinaire.
—Où allez-vous? lui demanda-t-elle de sa voix rude de paysanne.
—Je vais où j'ai besoin, répondit madame Paloque, le bras meurtri, la face toute convulsée de colère. Vous êtes une insolente et une brutale…. Laissez-moi passer. Je suis trésorière de l'oeuvre de la Vierge, j'ai le droit d'entrer partout ici.
Madame Faujas, debout, appuyée contre la porte, avait rajusté ses lunettes sur son nez. Elle se remit à son tricot avec le plus beau sang-froid du monde.
—Non, dit-elle carrément, vous n'entrerez pas.
—Ah!… Et pourquoi, je vous prie?
—Parce que je ne veux pas.
La femme du juge sentit que son coup était manqué; la bile l'étouffait. Elle devint effrayante, répétant, bégayant:
—Je ne vous connais pas, je ne sais pas ce que vous faites là, je pourrais crier et vous faire arrêter; car vous m'avez battue. Il faut qu'il se passe de bien vilaines choses, derrière cette porte, pour que vous soyez chargée d'empêcher les gens de la maison d'entrer. Je suis de la maison, entendez-vous? … Laissez-moi passer, ou je vais appeler tout le monde.
—Appelez qui vous voudrez, répondit la vieille dame en haussant les épaules. Je vous ai dit que vous n'entreriez pas; je ne veux pas, c'est clair … Est-ce que je sais si vous êtes de la maison? D'ailleurs, vous en seriez, que cela serait tout comme. Personne ne peut entrer…. C'est mon affaire.
Alors, madame Paloque perdit toute mesure; elle éleva le ton, elle cria:
—Je n'ai pas besoin d'entrer. Ça me suffit. Je suis édifiée. Vous êtes la mère de l'abbé Faujas, n'est-ce pas? Eh bien! c'est du propre, vous faites là un joli métier!… Certes non, je n'entrerai pas; je ne veux pas me mêler de toutes ces saletés.
Madame Faujas, posant son tricot sur la chaise, la regardait à travers ses lunettes avec des yeux luisants, un peu courbée, les mains en avant, comme près de se jeter sur elle, pour la faire taire. Elle allait s'élancer, lorsque la porte, s'ouvrit brusquement et que l'abbé Faujas parut sur le seuil. Il était en surplis, l'air sévère. —Eh bien! mère, demanda-t-il, que se passe-t-il donc?
La vieille dame baissa la tête, recula comme un dogue qui se met derrière les jambes de son maître.
—C'est vous, chère madame Paloque, continua le prêtre. Vous désiriez me parler?
La femme du juge, par un effort suprême de volonté, s'était faite souriante. Elle répondit d'un ton terriblement aimable, avec une raillerie aiguë:
—Comment! vous étiez là, monsieur le curé? Ah! si je l'avais su, je n'aurais point insisté. Je voulais voir la nappe de notre autel, qui ne doit plus être en bon état. Vous savez, je suis la bonne ménagère, ici; je veille aux petits détails. Mais du moment que vous êtes occupé, je ne veux pas vous déranger. Faites, faites vos affaires, la maison est à vous. Madame n'avait qu'un mot à dire, je l'aurais laissée veiller à votre tranquillité.
Madame Faujas laissa échapper un grondement. Un regard de son fils la calma.
—Entrez, je vous en prie, reprit-il; vous ne me dérangez nullement. Je confessais madame Mouret, qui est un peu souffrante…. Entrez donc. La nappe de l'autel pourrait être changée, en effet.
—Non, non, je reviendrai, répéta-t-elle; je suis confuse de vous avoir interrompu. Continuez, continuez, monsieur le curé.
Elle entra cependant. Pendant qu'elle regardait avec Marthe la nappe de l'autel, le prêtre gronda sa mère, à voix basse:
—Pourquoi l'avez-vous arrêtée, mère? Je ne vous ai pas dit de garder la porte.
Elle regardait fixement devant elle, de son air de bête têtue.
—Elle m'aurait passé sur le ventre avant d'entrer, murmura-t-elle.
—Mais pourquoi?
—Parce que… Écoute, Ovide, ne te fâche pas; tu sais que tu me tues, lorsque tu te fâches…. Tu m'avais dit d'accompagner la propriétaire ici, n'est-ce pas? Eh bien! j'ai cru que tu avais besoin de moi, à cause des curieux. Alors je me suis assise là. Va, je te réponds que vous étiez libres de faire ce que vous auriez voulu; personne n'y aurait mis le nez.