La Conquête de Plassans
Il comprit, il lui saisit les mains, la secouant, lui disant:
—Comment, mère, c'est vous qui avez pu supposer…?
—Eh! je n'ai rien supposé, répondit-elle avec une insouciance sublime. Tu es maître de faire ce qu'il te plaît, et tout ce que tu fais est bien fait, vois-tu; tu es mon enfant…. J'irais voler pour toi, c'est clair.
Mais lui, n'écoutait plus. Il avait lâché les mains de sa mère, il la regardait, comme perdu dans les réflexions qui rendaient sa face plus austère et plus dure.
—Non, jamais, jamais, dit-il avec un orgueil âpre. Vous vous trompez, mère…. Les hommes chastes sont les seuls forts.
XVI
A dix-sept ans, Désirée riait toujours de son rire d'innocente. Elle était devenue une grande belle enfant, toute grasse, avec des bras et des épaules de femme faite. Elle poussait comme une forte plante, heureuse de croître, insouciante du malheur qui vidait et assombrissait la maison.
—Tu ne ris pas, disait-elle à son père. Veux-tu jouer à la corde?
C'est ça qui est amusant!
Elle s'était emparée de tout un carré du jardin; elle bêchait, plantait des légumes, arrosait. Les gros travaux étaient sa joie. Puis, elle avait voulu avoir des poules, qui lui mangeaient ses légumes, des poules qu'elle grondait avec des tendresses de mère. A ces jeux, dans la terre, au milieu des bêtes, elle se salissait, terriblement.
—C'est un vrai torchon! criait Rose. D'abord, je ne veux plus qu'elle entre dans ma cuisine, elle met de la boue partout…. Allez, madame, vous êtes bien bonne de la pomponner; à votre place, je la laisserais patauger à son aise.
Marthe, dans l'envahissement de son être, ne veilla même plus à ce que Désirée changeât de linge. L'enfant gardait parfois la même chemise pendant trois semaines; ses bas, qui tombaient sur ses souliers éculés, n'avaient plus de talons; ses jupes lamentables pendaient comme des loques de mendiante. Mouret, un jour, dut prendre une aiguille; la robe fendue par derrière, du haut en bas, montrait sa peau. Elle riait d'être à moitié nue, les cheveux tombés sur les épaules, les mains noires, la figure toute barbouillée.
Marthe finit par avoir une sorte de dégoût. Lorsqu'elle revenait de la messe, gardant dans ses cheveux les vagues parfums de l'église, elle était choquée de l'odeur puissante de terre que sa fille portait sur elle. Elle la renvoyait au jardin, dès la fin du déjeuner; elle ne pouvait la tolérer à côté d'elle, inquiétée par cette santé robuste, ce rire clair qui s'amusait de tout.
—Mon Dieu! que cette enfant est fatigante! murmurait-elle parfois, d'un air de lassitude énervée.
Mouret, l'entendant se plaindre, lui dit dans un mouvement de colère:
—Si elle te gêne, on peut la mettre à la porte, comme les deux autres.
—Ma foi! je serais bien tranquille, si elle n'était plus là, répondit-elle nettement.
Vers la fin de l'été, une après-midi, Mouret s'effraya de ne plus entendre Désirée, qui faisait, quelques minutes auparavant, un tapage affreux dans le fond du jardin. Il courut, il la trouva par terre, tombée d'une échelle sur laquelle elle était montée pour cueillit des figues; les buis avaient heureusement amorti sa chute. Mouret, épouvanté, la prit dans ses bras, en appelant au secours. Il la croyait morte; mais elle revint à elle, assura qu'elle ne s'était pas fait de mal, et voulut remonter sur l'échelle.
Cependant, Marthe avait descendu le perron. Quand elle entendit Désirée rire, elle se fâcha. —Cette enfant me fera mourir, dit-elle; elle ne sait qu'inventer pour me donner des secousses. Je suis sûre qu'elle s'est jetée par terre exprès. Ce n'est plus tenable. Je m'enfermerai dans ma chambre, je partirai le matin pour ne rentrer que le soir… Oui, ris donc, grande bête! Est-ce possible d'avoir mis au monde une pareille bête! Va, tu me coûteras cher.
—Ça, c'est sûr, ajouta Rose qui était accourue de la cuisine, c'est un gros embarras, et il n'y a pas de danger qu'on puisse jamais la marier.
Mouret, frappé au coeur, les écoutait, les regardait. Il ne répondit rien, il resta au fond du jardin avec la jeune fille. Jusqu'à la tombée de la nuit, ils parurent causer doucement ensemble. Le lendemain, Marthe et Rose devaient s'absenter toute la matinée; elles allaient, à une lieue de Plassans, entendre la messe dans une chapelle dédiée à saint Janvier, où toutes les dévotes de la ville se rendaient ce jour-là en pèlerinage. Lorsqu'elles rentrèrent, la cuisinière se hâta da servir un déjeuner froid. Marthe mangeait depuis quelques minutes, lorsqu'elle s'aperçut que sa fille n'était pas à table.
—Désirée n'a donc pas faim? demanda-t-elle; pourquoi ne déjeune-t-elle pas avec nous?
—Désirée n'est plus ici, dit Mouret, qui laissait les morceaux sur son assiette; je l'ai menée ce matin à Saint-Eutrope, chez sa nourrice.
Elle posa sa fourchette, un peu pâle, surprise et blessée.
—Tu aurais pu me consulter, reprit-elle.
Mais lui, continua, sans répondre directement:
—Elle est bien chez sa nourrice. Cette brave femme, qui l'aime beaucoup, veillera sur elle… De cette façon, l'enfant ne te tourmentera plus, tout le monde sera content.
Et, comme elle restait muette, il ajouta: —Si la maison ne te semble pas assez tranquille, tu me le diras, et je m'en irai.
Elle se leva à demi, une lueur passa dans ses yeux. Il venait de la frapper si cruellement, qu'elle avança la main, comme pour lui jeter la bouteille à la tête. Dans cette nature si longtemps soumise, des colères inconnues soufflaient; une haine grandissait contre cet homme qui rôdait sans cesse autour d'elle, pareil à un remords. Elle se remit à manger avec affectation, sans parler davantage de sa fille. Mouret avait plié sa serviette; il restait assis devant elle, écoutant le bruit de sa fourchette, jetant de lents regards autour de cette salle à manger, si joyeuse autrefois du tapage des enfants, si vide et si triste aujourd'hui. La pièce lui semblait glacée. Des larmes lui montaient aux yeux, lorsque Marthe appela Rose pour le dessert.
—Vous avez bon appétit, n'est-ce pas, madame? dit celle-ci en apportant une assiette de fruits. C'est que nous avons joliment marché!… Si monsieur, au lieu de faire le païen, était venu avec nous, il ne vous aurait pas laissé manger le reste du gigot à vous toute seule.
Elle changea les assiettes, bavardant toujours.
—Elle est bien jolie, la chapelle de Saint-Janvier, mais elle est trop petite…. Vous avez vu les dames qui sont arrivées en retard; elles ont dû s'agenouiller dehors, sur l'herbe, en plein soleil…. Ce que je ne comprends pas, c'est que madame de Condamin soit venue en voiture; il n'y a plus de mérite alors, à faire le pèlerinage…. Nous avons passé une bonne matinée tout de même, n'est-ce pas, madame?
—Oui, une bonne matinée, répéta Marthe. L'abbé Mousseau, qui a prêché, a été très-touchant.
Lorsque Rose s'aperçut à son tour de l'absence de Désirée, et qu'elle connut le départ de l'enfant, elle s'écria:
—Ma foi, monsieur a eu une bonne idée!… Elle me prenait toutes mes casseroles pour arroser ses salades…. On va pouvoir respirer un peu.
—Sans doute, dit Marthe qui entamait une poire.
Mouret étouffait. Il quitta la salle à manger, sans écouter Rose, qui lui criait que le café allait être prêt tout de suite. Marthe, restée seule dans la salle à manger, acheva tranquillement sa poire.
Madame Faujas descendait, lorsque la cuisinière apporta le café.
—Entrez donc, lui dit cette dernière; vous tiendrez compagnie à madame, et vous prendrez la tasse de monsieur, qui s'est sauvé comme un fou.
La vieille dame s'assit à la place de Mouret.
—Je croyais que vous ne preniez jamais de café, fit-elle remarquer en se sucrant.
—Oui, autrefois, répondit Rose, lorsque monsieur tenait la bourse….
Maintenant, madame serait bien bête de se priver de ce qu'elle aime.
Elles causèrent une bonne heure. Marthe, attendrie, finit par conter ses chagrins à madame Faujas; son mari venait de lui faire une scène affreuse, à propos de sa fille, qu'il avait conduite chez sa nourrice, dans un coup de tête. Et elle se défendait; elle assurait qu'elle aimait beaucoup l'enfant, qu'elle irait la chercher un jour.
—Elle était un peu bruyante, insinua madame Faujas. Je vous ai plainte bien souvent…. Mon fils aurait renoncé à venir lire son bréviaire dans le jardin; elle lui cassait la tête.
A partir de ce jour, les repas de Marthe et de Mouret furent silencieux. L'automne était très-humide; la salle à manger restait mélancolique, avec les deux couverts isolés, séparés par toute la largeur de la grande table. L'ombre emplissait les coins, le froid tombait du plafond. Ou aurait dit un enterrement, selon l'expression de Rose. —Ah bien! disait-elle souvent en apportant les plats, il ne faut pas faire tant de bruit…. De ce train-là, il n'y a pas de danger que vous vous écorchiez la langue…. Soyez donc plus gai, monsieur; vous avez l'air de suivre un mort. Vous finirez par mettre madame au lit. Ce n'est pas bon pour la santé, de manger sans parler.
Quand vinrent les premiers froids, Rose, qui cherchait à obliger madame Faujas, lui offrit son fourneau pour faire la cuisine. Cela commença par des bouillottes d'eau que la vieille dame descendit faire chauffer; elle n'avait pas de feu, et l'abbé était pressé de se raser. Elle emprunta ensuite des fers à repasser, se servit de quelques casseroles, demanda ta rôtissoire pour mettre un gigot à la broche; puis, comme elle n'avait pas, en haut, une cheminée disposée d'une façon convenable, elle finit par accepter les offres de Rose, qui alluma un feu de sarments, à rôtir un mouton tout entier.
—Ne vous gênez donc pas, répétait-elle en tournant elle-même le gigot. La cuisine est grande, n'est-ce pas? Il y a bien de la place pour deux…. Je ne sais pas comment vous avez pu tenir jusqu'à présent, à faire votre cuisine par terre, devant la cheminée de votre chambre, sur un méchant fourneau de tôle. Moi, j'aurais eu peur des coups de sang…. Aussi monsieur Mouret est ridicule; on ne loue pas un appartement sans cuisine. Il faut que vous soyez de braves gens, pas fiers, commodes à vivre.
Peu à peu, madame Faujas fit son déjeuner et son dîner dans la cuisine des Mouret. Les premiers temps, elle fournit son charbon, son huile, ses épices. Dans la suite, lorsqu'elle oublia quelque provision, la cuisinière ne voulut pas qu'elle remontât chez elle; elle la forçait de prendre dans l'armoire ce qui lui manquait.
—Tenez, le beurre est là. Ce n'est pas ce que vous allez prendre sur le bout de votre couteau, qui nous ruinera. Vous savez bien que tout est à votre disposition, ici…. Madame me gronderait, si vous ne vous mettiez pas à votre aise.
Alors, une grande intimité s'établit entre Rose et madame Faujas; la cuisinière était ravie d'avoir toujours là une personne qui consentît à l'écouter, pendant qu'elle tournait ses sauces. Elle s'entendait à merveille, d'ailleurs, avec la mère du prêtre, dont les robes d'indienne, le masque rude, la brutalité populacière, la mettaient presque sur un pied d'égalité. Pendant des heures, elles s'attardaient ensemble devant leurs fourneaux éteints. Madame Faujas eut bientôt un empire absolu dans la cuisine; elle gardait son attitude impénétrable, ne disait que ce qu'elle voulait bien dire, se faisait conter ce qu'elle désirait savoir. Elle décida du dîner des Mouret, goûta avant eux aux plats qu'elle leur envoyait; souvent même Rose faisait à part des friandises destinées particulièrement à l'abbé, des pommes au sucre, des gâteaux de riz, des beignets soufflés. Les provisions se mêlaient, les casseroles allaient à la débandade, les deux dîners se confondaient, à ce point que la cuisinière s'écriait en riant, au moment de servir:
—Dites, madame, est-ce que les oeufs sur le plat sont à vous? Je ne sais plus, moi!… Ma parole! il vaudrait mieux qu'on mangeât ensemble.
Ce fut le jour de la Toussaint que l'abbé Faujas déjeuna pour la première fois dans la salle à manger des Mouret. Il était très-pressé, il devait retourner à Saint-Saturnin. Marthe, pour qu'il perdît moins de temps, le fit asseoir devant la table, en lui disant que sa mère n'aurait pas deux étages à monter. Une semaine plus tard, l'habitude était prise, les Faujas descendaient à chaque repas, s'attablaient, allaient jusqu'au café. Les premiers jours, les deux cuisines restèrent différentes; puis, Rose trouva ça «très-bête», disant qu'elle pouvait bien faire de la cuisine pour quatre personnes, et qu'elle s'entendrait avec madame Faujas. —Ne me remerciez pas, ajouta-t-elle. C'est vous qui êtes bien gentils de descendre tenir compagnie à madame; vous allez apporter un peu de gaieté…. Je n'osais plus entrer dans la salle à manger; il me semblait que j'entrais chez un mort. C'était vide à faire peur…. Si monsieur boude à présent, tant pis pour lui! il boudera tout seul.
Le poêle ronflait, la pièce était toute tiède. Ce fut un hiver charmant. Jamais Rose n'avait mis le couvert avec du linge plus net; elle plaçait la chaise de monsieur le curé près du poêle, de façon qu'il eût le dos au feu. Elle soignait particulièrement son verre, son couteau, sa fourchette; elle veillait, dès que la nappe avait la moindre tache, à ce que la tache ne fût pas de son côté. Puis, c'étaient mille attentions délicates.
Quand elle lui ménageait un plat qu'il aimait, elle l'avertissait pour qu'il réservât son appétit. Parfois, au contraire, elle lui faisait une surprise; elle apportait le plat couvert, riait en dessous des regards interrogateurs, disait, d'un air de triomphe contenu:
—C'est pour monsieur le curé, une macreuse farcie aux olives, comme il les aime…. Madame, donnez un filet à monsieur le curé, n'est-ce pas? Le plat est pour lui.
Marthe servait. Elle insistait, avec des yeux suppliants, pour qu'il acceptât les bons morceaux. Elle commençait toujours par lui, fouillait le plat, tandis que Rose, penchée au-dessus d'elle, lui indiquait du doigt ce qu'elle croyait le meilleur. Et elles avaient même de courtes querelles sur l'excellence de telles ou telles parties d'un poulet ou d'un lapin. Rose poussait un coussin de tapisserie sous les pieds du prêtre. Marthe exigeait qu'il eût sa bouteille de bordeaux et son pain, un petit pain doré qu'elle commandait tous les jours chez le boulanger.
—Eh! rien n'est trop bon, répétait Rose, quand l'abbé les remerciait. Qui donc vivrait bien, si les braves coeurs comme vous n'avaient pas leurs aises? Laissez-nous faire, le bon Dieu payera votre dette.
Madame Faujas, assise à table en face de son fils, souriait de toutes ces cajoleries. Elle se prenait à aimer Marthe et Rose; elle trouvait, d'ailleurs, leur adoration naturelle, les regardait comme très-heureuses d'être ainsi à genoux devant son dieu. La tête carrée, mangeant lentement et beaucoup, en paysanne qui va loin en besogne, elle présidait réellement les repas, voyant tout sans perdre un coup de fourchette, veillant à ce que Marthe restât dans son rôle de servante, couvant son fils d'un regard de jouissance satisfaite. Elle ne parlait que pour dire en trois mots les goûts de l'abbé ou pour couper court aux refus polis qu'il hasardait encore. Parfois, elle haussait les épaules, lui poussait le pied. Est-ce que la table n'était pas à lui? Il pouvait bien manger le plat tout entier, si cela lui faisait plaisir; les autres se seraient contentés de mordre à leur pain sec en le regardant.
Quant à l'abbé Faujas, il restait indifférent aux soins tendres dont il était l'objet; très-frugal, mangeant vite, l'esprit occupé ailleurs, il ne s'apercevait souvent pas des gâteries qu'on lui réservait. Il avait cédé aux instances de sa mère, en acceptant la compagnie des Mouret; il ne goûtait, dans la salle à manger du rez-de-chaussée, que la joie d'être absolument débarrassé des soucis de la vie matérielle. Aussi gardait-il une tranquillité superbe, peu à peu habitué à voir ses moindres désirs devinés, ne s'étonnant plus, ne remerciant plus, régnant dédaigneusement entre la maîtresse de la maison et la cuisinière, qui épiaient avec anxiété les moindres plis de son visage grave.
Et Mouret, assis en face de sa femme, restait oublié. Il se tenait, les poignets au bord de la table, comme un enfant, en attendant que Marthe voulût bien songer à lui. Elle le servait le dernier, au hasard, maigrement. Rose, debout derrière elle, l'avertissait, lorsqu'elle se trompait et qu'elle tombait sur un bon morceau.
—Non, non, pas ce morceau-là…. Vous savez que monsieur aime la tête; il suce les petits os.
Mouret, diminué, mangeait avec des hontes de pique-assiette. Il sentait que madame Faujas le regardait lorsqu'il se coupait du pain. Il réfléchissait une grande minute, les yeux sur la bouteille, avant d'oser se servir à boire. Une fois, il se trompa, prit trois doigts du bordeaux de monsieur le curé. Ce fut une belle affaire! Pendant un mois, Rose lui reprocha ces trois doigts de vin. Quand elle faisait quelque plat de sucrerie, elle s'écriait:
—Je ne veux pas que monsieur y goûte…. Il ne m'a jamais fait un compliment. Une fois, il m'a dit que mon omelette au rhum était brûlée. Alors, je lui ai répondu: «Elles seront toujours brûlées pour vous.» Entendez-vous, madame, n'en donnez pas à monsieur.
Puis, c'étaient des taquineries. Elle lui passait les assiettes fêlées, lui mettait un pied de la table entre les jambes, laissait à son verre les peluches du torchon, posait le pain, le vin, le sel, à l'autre bout de lu table. Mouret seul aimait la moutarde; il allait lui-même chez l'épicier en acheter des pots, que la cuisinière faisait régulièrement disparaître, sous prétexte que «ça puait». La privation de moutarde suffisait à lui gâter ses repas. Ce qui le désespérait plus encore, ce qui lui coupait absolument l'appétit, c'était d'avoir été chassé de sa place, de la place qu'il avait occupée de tout temps, devant la fenêtre, et qu'on donnait au prêtre comme étant la plus agréable. Maintenant, il faisait face à la porte; il lui semblait manger chez des étrangers, depuis qu'à chaque bouchée il ne pouvait jeter un coup d'oeil sur ses arbres fruitiers.
Marthe n'avait pas les aigreurs de Rose; elle le traitait en parent pauvre, qu'on tolère; elle finissait par ignorer qu'il fût là, ne lui adressant presque jamais la parole, agissant comme si l'abbé Faujas eût seul donné des ordres dans la maison. D'ailleurs, Mouret ne se révoltait pas; il échangeait quelques mots de politesse avec le prêtre, mangeait en silence, répondait par de lents regards aux attaques de la cuisinière. Puis, comme il avait toujours fini le premier, il pliait sa serviette méthodiquement, et se retirait, souvent avant le dessert.
Rose prétendait qu'il enrageait. Quand elle causait avec madame Faujas dans la cuisine, elle lui expliquait son maître tout au long.
—Je le connais bien, il ne m'a jamais bien effrayée… Avant que vous veniez ici, madame tremblait devant lui, parce qu'il était toujours à criailler, à faire l'homme terrible. Il nous embêtait tous d'une jolie manière, sans cesse sur notre dos, ne trouvant rien de bien, fourrant son nez partout, voulant montrer qu'il était le maître… Maintenant, il est doux comme un mouton, n'est-ce pas? C'est que madame a pris le dessus. Ah! s'il était brave, s'il ne craignait pas toute sorte d'ennuis, vous entendriez une jolie chanson. Mais il a trop peur de votre fils; oui, il a peur de monsieur le curé…. On dirait qu'il devient imbécile, par moments. Après tout, puisqu'il ne nous gêne plus, il peut bien être comme il lui plaît, n'est-ce pas, madame?
Madame Faujas répondait que M. Mouret lui paraissait un très-digne homme; il avait le seul tort de ne pas être religieux. Mais il reviendrait certainement au bien, plus tard. Et la vieille dame s'emparait lentement du rez-de-chaussée, allant de la cuisine à la salle à manger, trottant dans le vestibule et dans le corridor. Mouret, quand il la rencontrait, se rappelait le jour de l'arrivée des Faujas, lorsque, vêtue d'une loque noire, ne lâchant pas le panier qu'elle tenait à deux mains, elle allongeait le cou dans chaque pièce, avec l'aisance tranquille d'une personne qui visite une maison à vendre. Depuis que les Faujas mangeaient au rez-de-chaussée, le second étage appartenait aux Trouche. Ils y devenaient bruyants; des bruits de meubles roulés, des piétinements, des éclats de voix, descendaient par les portes ouvertes et violemment refermées. Madame Faujas, en train de causer dans la cuisine, levait la tête d'un air inquiet. Rose, pour arranger les choses, disait que cette pauvre madame Trouche avait bien du mal. Une nuit, l'abbé, qui n'était point encore couché, entendit dans l'escalier un tapage étrange. Étant sorti avec son bougeoir, il aperçut Trouche abominablement gris, qui montait les marches sur les genoux. Il le souleva de son bras robuste, le jeta chez lui. Olympe, couchée, lisait tranquillement un roman, en buvant à petits coups un grog posé sur la table de nuit.
—Écoutez, dit l'abbé Faujas, livide de colère, vous ferez vos malles demain matin, et vous partirez.
—Tiens, pourquoi donc? demanda Olympe sans se troubler; nous sommes bien ici.
Mais le prêtre l'interrompit rudement.
—Tais-toi! Tu es une malheureuse, tu n'as jamais cherché qu'à me nuire. Notre mère avait raison, je n'aurais pas dû vous tirer de votre misère…. Voilà qu'il me faut ramasser ton mari dans l'escalier, maintenant! C'est une honte. Et pense au scandale, si on le voyait dans cet état…. Vous partirez demain.
Olympe s'était assise pour boire une gorgée de grog.
—Ah! non, par exemple! murmura-t-elle.
Trouche riait. Il avait l'ivresse gaie. Il était tombé dans un fauteuil, épanoui, ravi.
—Ne nous fâchons pas, bégaya-t-il. Ce n'est rien, un petit étourdissement, à cause de l'air, qui est très-vif. Avec ça, les rues sont drôles dans cette sacrée ville…. Je vais vous dire, Faujas, ce sont des jeunes gens très-convenables. Il y a là le fils du docteur Porquier. Vous connaissez bien, le docteur Porquier?… Alors, nous nous voyons dans un café, derrière les prisons. Il est tenu par une Arlésienne, une belle femme, une brune….
Le prêtre, les bras croisés, le regardait d'un air terrible. —Non, je vous assure, Faujas, vous avez tort de m'en vouloir…. Vous savez que je suis un homme bien élevé; je connais les convenances. Dans le jour, je ne prendrais pas un verre de sirop, de peur de vous compromettre… Enfin, depuis que je suis ici, je vais à mon bureau comme si j'allais à l'école, avec des tartines de confiture dans un panier; c'est même bête, ce métier-là. Je me trouve bête, oui, parole d'honneur; et si ce n'était pas pour vous rendre service… Mais, la nuit, on ne me voit pas, peut-être. Je puis me promener la nuit. Ça me fait du bien, je finirais par crever à rester sous clef. D'abord, il n'y a personne dans les rues, elles sont si drôles!…
—Ivrogne! dit le prêtre entre ses dents serrées.
—Vous ne faites pas la paix?… Tant pis! mon cher. Moi, je suis bon enfant; je n'aime pas les fichues mines. Si ça vous déplaît, je vous plante-là avec vos béguines. Il n'y a guère que la petite Condamin qui soit gentille, et encore l'Arlésienne est mieux… Vous avez beau rouler vos yeux, je n'ai pas besoin de vous. Tenez, voulez-vous que je vous prête cent francs?
Et il tira des billets de banque, qu'il étala sur ses genoux, en riant aux éclats; puis, il les fit voltiger, les passa sous le nez de l'abbé, les jeta en l'air. Olympe, d'un bond, se leva à moitié nue; elle ramassa les billets, qu'elle cacha sous le traversin, d'un air contrarié. Cependant, l'abbé Faujas regardait autour de lui, très-surpris; il voyait des bouteilles de liqueur rangées le long de la commode, un pâté presque entier sur la cheminée, des dragées dans une vieille boîte crevée. La chambre était remplie d'achats récents: des robes jetées sur les chaises; un paquet de dentelle déplié; une superbe redingote toute neuve, pendue à l'espagnolette de la fenêtre; une peau d'ours étalée devant le lit. A côté du grog, sur la table de nuit, une petite montre de femme, en or, luisait, dans une coupe de porcelaine.
—Qui donc ont-ils dévalisé? pensa le prêtre.
Alors, il se souvint d'avoir vu Olympe baisant les mains de Marthe.
—Mais, malheureux, s'écria-t-il, vous volez!
Trouche se leva. Sa femme l'envoya tomber sur le canapé.
—Tiens-toi tranquille, lui dit-elle; dors, tu en as besoin. Et, se tournant vers son frère:
—Il est une heure, tu peux nous laisser dormir, si tu n'as que des choses désagréables à nous dire… Mon mari a eu tort de se soûler, c'est vrai; mais ce n'est pas une raison pour le maltraiter….Nous avons eu déjà plusieurs explications; il faut que celle-ci soit la dernière, entends-tu? Ovide… Nous sommes frère et soeur, n'est-ce pas? Eh bien! je te l'ai dit, nous devons partager…. Tu te goberges en bas, tu te fais faire des petits plats, tu vis comme un bien-heureux entre la propriétaire et la cuisinière. Ça te regarde. Nous n'allons pas, nous autres, regarder dans ton assiette ni te retirer les morceaux de la bouche. Nous te laissons conduire ta barque comme tu l'entends. Alors, ne nous tourmente pas, accorde-nous la même liberté…. Il me semble que je suis bien raisonnable….
Et comme le prêtre faisait un geste:
—Oui, je comprends, continua-t-elle, tu as toujours peur que nous ne gâtions tes affaires…. La meilleure façon pour que nous ne les gâtions pas, c'est de ne point nous taquiner. Quand tu répéteras: «Ah! si j'avais su, je vous aurais laissés où vous étiez!» Tiens! lu n'es pas fort, malgré tes grands airs. Nous avons les mêmes intérêts que toi; nous sommes en famille, nous pouvons faire notre trou tous ensemble. Ce serait tout à fait gentil, si tu voulais…. Va te coucher. Je gronderai Trouche demain; je te l'enverrai, tu lui donneras tes ordres.
—Sans doute, murmura l'ivrogne, qui s'endormait. Faujas est drôle….
Je ne veux pas de la propriétaire, j'aime mieux ses écus.
Alors, Olympe se mit à rire effrontément, en regardant son frère. Elle s'était recouchée, s'arrangeant commodément, le dos contre l'oreiller. Le prêtre, un peu pâle, réfléchissait; puis, il s'en alla, sans dire un mot, tandis qu'elle reprenait son roman et que Trouche ronflait sur le canapé.
Le lendemain, Trouche dégrisé eut un long entretien avec l'abbé Faujas. Lorsqu'il revint auprès de sa femme, il lui apprit à quelles conditions la paix était faite.
—Écoute, mon chéri, lui dit-elle, contente-le, fais bien ce qu'il demande; tâche surtout de lui être utile, puisqu'il t'en donne les moyens…. J'ai l'air brave, quand il est là; mais, au fond, je sais qu'il nous mettrait à la rue, comme des chiens, si nous le poussions à bout. Et je ne veux pas m'en aller…. Es-tu sûr qu'il nous gardera?
—Oui, ne crains rien, répondit l'employé. Il a besoin de moi, il nous laissera faire notre pelote.
A partir de ce moment, Trouche sortit tous les soirs, vers neuf heures, lorsque les rues étaient désertes. Il racontait à sa femme qu'il allait dans le vieux quartier faire de la propagande pour l'abbé. D'ailleurs, Olympe n'était pas jalouse; elle riait, lorsqu'il lui rapportait quoique histoire risquée; elle préférait les chatteries solitaires, les petits verres pris toute seule, les gâteaux mangés en cachette, les longues soirées passées chaudement dans le lit, à dévorer un vieux fonds de cabinet de lecture, découvert par elle rue Canquoin. Trouche rentrait gris raisonnablement; il ôtait ses souliers dans le vestibule, pour monter l'escalier sans bruit. Quand il avait trop bu, quand il empoisonnait la pipe et l'eau-de-vie, sa femme ne le voulait pas à côté d'elle; elle le forçait à coucher sur le canapé. C'était alors une lutte sourde, silencieuse. Il revenait avec l'entêtement de l'ivresse, s'accrochait aux couvertures; mais il chancelait, glissait, tombait sur les mains, et elle finissait par le rouler comme une masse. S'il commençait à crier, elle le serrait à la gorge, le regardant fixement, murmurant:
—Ovide t'entend, Ovide va venir.
Il était alors pris de peur, ainsi qu'un enfant auquel on parle du loup; puis, il s'endormait en mâchant des excuses. D'ailleurs, dès le soleil levé, il faisait sa toilette d'homme grave, essuyait de son visage marbré les hontes de la nuit, mettait une certaine cravate qui, selon son expression, lui donnait «l'air calotin». Il passait devant les cafés en baissant les yeux. A l'oeuvre de la Vierge, on le respectait. Parfois, lorsque les jeunes filles jouaient dans la cour, il levait un coin du rideau, les regardait d'un air paterne, avec des flammes courtes qui flambaient sous ses paupières à demi baissées.
Les Trouche étaient encore tenus en respect par madame Faujas. La fille et la mère restaient en continuelle querelle, l'une se plaignant d'avoir toujours été sacrifiée à son frère, l'autre la traitant de mauvaise bête qu'elle aurait dû écraser au berceau. Mordant à la même proie, elles se surveillaient, sans lâcher le morceau, furieuses, inquiètes de savoir laquelle des deux taillerait la plus grosse part. Madame Faujas voulait toute la maison; elle en défendait jusqu'aux balayures contre les doigts crochus d'Olympe. Lorsqu'elle s'aperçut des grosses sommes que celle-ci tirait des poches de Marthe, elle devint terrible. Son fils ayant haussé les épaules en homme qui dédaigne ces misères, et qui se trouve forcé de fermer les yeux, elle eut à son tour une explication épouvantable avec sa fille, qu'elle appela voleuse, comme si elle eût pris l'argent dans sa propre poche.
—Hein? maman, c'est assez, n'est-ce pas? dit Olympe impatientée. Ce n'est pas votre bourse qui danse peut-être…. Moi, je n'emprunte encore que de l'argent, je ne me fais pas nourrir.
—Que veux-tu dire, méchante gale? balbutia madame Faujas, au comble de l'exaspération. Est-ce que nous ne payons pas nos repas? Demande à la cuisinière, elle le montrera notre livre de compte.
Olympe éclata de rire.
—Ah! très-joli! reprit-elle. Je le connais, le livre de compte. Vous payez les radis et le beurre, n'est-ce pas?… Tenez, maman, restez au rez-de-chaussée; je ne vais pas vous y déranger, moi. Mais ne montez plus me tourmenter, ou je crie. Vous savez qu'Ovide a défendu qu'on fît du bruit.
Madame Faujas redescendait en grondant. Cette menace de tapage la forçait à battre en retraite. Olympe, pour se moquer, chantonnait derrière son dos. Mais, lorsqu'elle allait au jardin, sa mère se vengeait, sans cesse sur ses talons, regardant ses mains, la guettant. Elle ne la tolérait ni dans la cuisine ni dans la salle à manger. Elle l'avait fâchée avec Rose, à propos d'une casserole prêtée et non rendue. Cependant, elle n'osait l'attaquer dans l'amitié de Marthe, de peur de quelque esclandre, dont l'abbé aurait souffert.
—Puisque tu es si peu soucieux de tes intérêts, dit-elle un jour à son fils, je saurai bien les défendre à ta place; n'aie pas peur, je serai prudente…. Si je n'étais pas là, vois-tu, ta soeur te retirerait le pain des mains.
Marthe n'avait pas conscience du drame qui se nouait autour d'elle. La maison lui semblait simplement plus vivante, depuis que tout ce monde emplissait le vestibule, l'escalier, les corridors. On eût dit le vacarme d'un hôtel garni, avec le bruit étouffé des querelles, les portes battantes, la vie sans gêne et personnelle de chaque locataire, la cuisine flambante, où Rose semblait avoir toute une table d'hôte à traiter. Puis, c'était une procession continuelle de fournisseurs. Olympe, se soignant les mains, ne voulant plus laver la vaisselle, se faisait tout apporter du dehors, de chez un pâtissier de la rue de la Banne, qui préparait des repas pour la ville. Et Marthe souriait, se disait heureuse de ce branle de la maison entière; elle n'aimait plus rester seule, avait besoin d'occuper la fièvre dont elle était brûlée.
Cependant, Mouret, comme pour fuir ce vacarme, s'enfermait dans la pièce du premier étage, qu'il appelait son bureau; il avait vaincu sa répugnance de la solitude; il ne descendait presque plus au jardin, disparaissait souvent du matin au soir.
—Je voudrais bien savoir ce qu'il peut faire, là dedans, disait Rose à madame Faujas. On ne l'entend pas remuer. On le croirait mort. S'il se cache, n'est-ce pas? c'est qu'il n'a rien de propre à faire.
Quand l'été vint, la maison s'anima encore. L'abbé Faujas recevait les sociétés du sous-préfet et du président, au fond du jardin, sous la tonnelle. Rose, sur l'ordre de Marthe, avait acheté une douzaine de chaises rustiques, afin qu'on pût prendre le frais, sans toujours déménager les sièges de la salle à manger. L'habitude était prise. Chaque mardi, dans l'après-midi, les portes de l'impasse restaient ouvertes; ces messieurs et ces dames venaient saluer monsieur le curé, en voisins, coiffés de chapeaux de paille, chaussés de pantoufles, les redingotes déboutonnées, les jupes relevées par des épingles. Les visiteurs arrivaient un à un; puis, les deux sociétés finissaient par se trouver au complet, mêlées, confondues, s'égayant, commérant dans la plus grande intimité.
—Vous ne craignez pas, dit un jour M. de Bourdeu à M. Rastoil, que ces rencontres avec la bande de la sous-préfecture ne soient mal jugées?… Voici les élections générales qui approchent.
—Pourquoi seraient-elles mal jugées? répondit M. Rastoil. Nous n'allons pas à la sous-préfecture, nous sommes sur un terrain neutre…. Puis, mon cher ami, il n'y a aucune cérémonie là dedans. Je garde ma veste de toile. C'est de la vie privée. Personne n'a le droit de juger ce que je fais sur le derrière de ma maison…. Sur le devant, c'est autre chose; nous appartenons au public, sur le devant…. Nous ne nous saluons seulement pas, monsieur Péqueur et moi dans les rues.
—Monsieur Péqueur des Saulaies est un homme qui gagne beaucoup à être connu, hasarda l'ancien préfet, après un silence.
—Sans doute, répliqua le président, je suis enchanté d'avoir fait sa connaissance…. Et quel digne homme que l'abbé Faujas!… Non, certes, je ne crains pas les médisances, en allant saluer notre excellent voisin.
M. de Bourdeu, depuis qu'il était question des élections générales, devenait inquiet; il disait que les premières chaleurs le fatiguaient beaucoup. Souvent, il avait des scrupules, il témoignait des doutes à M. Rastoil, pour que celui-ci le rassurât. Jamais, d'ailleurs, on n'abordait la politique dans le jardin des Mouret. Une après-midi, M. de Bourdeu, après avoir vainement cherché une transition, s'écria, en s'adressant au docteur Porquier:
—Dites donc, docteur, avez-vous lu le Moniteur, ce matin? Le marquis a enfin parlé; il a prononcé treize mots, je les ai comptés…. Ce pauvre Lagrifoul! Il a eu un succès de fou rire.
L'abbé Faujas avait levé un doigt, d'un air de fine bonhomie.
—Pas de politique, messieurs, pas de politique! murmura-t-il. M. Péqueur des Saulaies causait avec M. Rastoil; ils feignirent tous deux de n'avoir rien entendu. Madame de Condamin eut un sourire. Elle continua, en interpellant l'abbé Surin:
—N'est-ce pas, monsieur l'abbé, que l'on empèse vos surplis avec une eau gommée très-faible?
—Oui, madame, avec de l'eau gommée, répondit le jeune prêtre. Il y a des blanchisseuses qui se servent d'empois cuit; mais ça coupe la mousseline, ça ne vaut rien.
—Eh bien! reprit la jeune femme, je ne puis pas obtenir de ma blanchisseuse qu'elle emploie de la gomme pour mes jupons.
Alors, l'abbé Surin lui donna obligeamment le nom et l'adresse de sa blanchisseuse, sur le revers d'une de ses cartes de visite. On causait ainsi de toilette, du temps, des récoltes, des événements de la semaine. On passait là une heure charmante. Des parties de raquettes, dans l'impasse, coupaient les conversations. L'abbé Bourrette venait très-souvent, racontant de son air ravi de petites histoires de sainteté, que M. Maffre écoutait jusqu'au bout. Une seule fois madame Delangre s'était rencontrée avec madame Rastoil, toutes deux très-polies, très-cérémonieuses, gardant dans leurs yeux éteints la flamme brusque de leur ancienne rivalité. M. Delangre ne se prodiguait pas. Quant aux Paloque, s'ils fréquentaient toujours la sous-préfecture, ils évitaient de se trouver là, lorsque M. Péqueur des Saulaies allait voisiner avec l'abbé Faujas; la femme du juge restait perplexe, depuis son expédition malheureuse à l'oratoire de l'oeuvre de la Vierge. Mais le personnage qui se montrait le plus assidu était certainement M. de Condamin, toujours admirablement ganté, venant là pour se moquer du monde, mentant, risquant des ordures avec un aplomb extraordinaire, s'amusant la semaine entière des intrigues qu'il avait flairées. Ce grand vieillard, si droit dans sa redingote pincée à la taille, avait la passion de la jeunesse; il se moquait des «vieux», s'isolait avec les demoiselles de la bande, pouffait de rire dans les coins.
—Par ici, la marmaille! disait-il avec un sourire; laissons les vieux ensemble.
Un jour, il avait failli battre l'abbé Surin dans une formidable partie de volant. La vérité était qu'il taquinait tout ce petit monde. Il avait surtout pris pour victime le fils Rastoil, garçon innocent auquel il contait des choses énormes. Il finit par l'accuser de faire la cour à sa femme, et il roulait des yeux terribles, qui donnaient des sueurs d'angoisse au malheureux Séverin. Le pis fut que celui-ci se crut réellement amoureux de madame de Condamin, devant laquelle il se plantait avec des mines attendries et effrayées, dont le mari s'amusait extrêmement.
Les demoiselles Rastoil, pour lesquelles le conservateur des eaux et forêts se montrait d'une galanterie de jeune veuf, étaient aussi le sujet de ses plaisanteries les plus cruelles. Bien qu'elles touchassent à la trentaine, il les poussait à des jeux d'enfant, leur parlait comme à des pensionnaires. Son grand régal était de les étudier, lorsque Lucien Delangre, le fils du maire, se trouvait là. Il prenait à part le docteur Porquier, un homme bon à tout entendre, il lui murmurait à l'oreille, en faisant allusion à l'ancienne liaison de M. Delangre avec madame Rastoil:
—Dites donc, Porquier, voilà un garçon bien embarrassé…. Est-ce Angéline, est-ce Aurélie qui est de Delangre?… Devine, si tu peux, et choisis, si tu l'oses.
Cependant, l'abbé Faujas était aimable pour tous les visiteurs, même pour ce terrible Condamin, si inquiétant. Il s'effaçait le plus possible, parlait peu, laissait les deux sociétés se fondre, semblait n'avoir que la joie discrète d'un maître de maison, heureux d'être un trait d'union entre des personnes distinguées, faites pour se comprendre. Marthe, à deux reprises, avait cru devoir mettre les visiteurs à leur aise, en se montrant. Mais elle souffrait de voir l'abbé au milieu de tout ce monde; elle attendait qu'il fût seul, elle le préférait, grave, marchant lentement, sous la paix de la tonnelle. Les Trouche, eux, le mardi, reprenaient leur espionnage envieux, derrière les rideaux; tandis que madame Faujas et Rose, du fond du vestibule, allongeaient la tête, admiraient avec des ravissements la bonne grâce que monsieur le curé mettait à recevoir les gens les mieux posés de Plassans.
—Allez, madame, disait la cuisinière, on voit bien tout de suite que c'est un homme distingué…. Tenez, le voilà qui salue le sous-préfet. Moi, j'aime mieux monsieur le curé, quoique le sous-préfet soit un joli homme…. Pourquoi donc n'allez-vous pas dans le jardin? Si j'étais à votre place, je mettrais une robe de soie, et j'irais. Vous êtes sa mère, après tout.
Mais la vieille paysanne haussait les épaules.
—Il n'a pas honte de moi, répondait-elle; mais j'aurais peur de le gêner…. J'aime mieux le regarder d'ici. Ça me fait davantage de plaisir.
—Ah! je comprends ça. Vous devez être bien fière!… Ce n'est pas comme monsieur Mouret, qui avait cloué la porte pour que personne n'entrât. Jamais une visite, pas un dîner à faire, le jardin vide à donner peur le soir. Nous vivions en loups. Il est vrai que monsieur Mouret n'aurait pas su recevoir; il avait une mine, quand il venait quelqu'un, par hasard…. Je vous demande un peu s'il ne devrait pas prendre exemple sur monsieur le curé. Au lieu de m'enfermer, je descendrais au jardin, je m'amuserais avec les autres; je tiendrais mon rang, enfin…. Non, il est là-haut, caché comme s'il craignait qu'on lui donnât la gale…. A propos, voulez-vous que nous montions voir ce qu'il fait, là-haut?
Un mardi, elles montèrent. Ce jour-là, les deux sociétés étaient très-bruyantes; les rires montaient dans la maison par les fenêtres ouvertes, pendant qu'un fournisseur, qui apportait aux Trouche un panier de vin, faisait au second étage un bruit de vaisselle cassée, en reprenant les bouteilles vides. Mouret était enfermé à double tour dans son bureau.
—La clef m'empêche de voir, dit Rose, après avoir mis un oeil à la serrure.
—Attendez, murmura madame Faujas.
Elle tourna délicatement le bout de la clef, qui dépassait un peu. Mouret était assis au milieu de la pièce, devant la grande table vide, couverte d'une épaisse couche de poussière, sans un livre, sans un papier; il se renversait contre le dossier de sa chaise, les bras ballants, la tête blanche et fixe, le regard perdu. Il ne bougeait pas.
Les deux femmes, silencieusement, l'examinèrent l'une après l'autre.
—Il m'a donné froid aux os, dit Rose en redescendant. Avez-vous remarqué ses yeux? Et quelle saleté! Il y a bien deux mois qu'il n'a posé une plume sur le bureau. Moi qui m'imaginais qu'il écrivait là dedans!… Quand on pense que la maison est si gaie, et qu'il s'amuse à faire le mort, tout seul!
XVII
La santé de Marthe causait des inquiétudes au docteur Porquier. Il gardait son sourire affable, la traitait en médecin de la belle société, pour lequel la maladie n'existait jamais, et qui donnait une consultation comme une couturière essaye une robe; mais certain pli de ses lèvres disait que «la chère madame» n'avait pas seulement une légère toux de sang, ainsi qu'il le lui persuadait. Dans les beaux jours, il lui conseilla de se distraire, de faire des promenades en voiture, sans se fatiguer pourtant. Alors, Marthe, qui était prise de plus en plus d'une angoisse vague, d'un besoin d'occuper ses impatiences nerveuses, organisa des promenades aux villages voisins. Deux fois par semaine, elle partait après le déjeuner, dans une vieille calèche repeinte, que lui louait un carrossier de Plassans; elle allait à deux ou trois lieues, de façon à être de retour vers six heures. Son rêve caressé était d'emmener avec elle l'abbé Faujas; elle n'avait même consenti à suivre l'ordonnance du docteur que dans cet espoir; mais l'abbé, sans refuser nettement, se prétendait toujours trop occupé. Elle devait se contenter de la compagnie d'Olympe ou de madame Faujas.
Une après-midi, comme elle passait avec Olympe au village des Tulettes, le long de la petite propriété de l'oncle Macquart, celui-ci l'ayant aperçue lui cria, du haut de sa terrasse plantée de deux mûriers:
—Et Mouret? Pourquoi Mouret n'est-il pas venu?
Elle dut s'arrêter un instant chez l'oncle, auquel il fallut expliquer longuement qu'elle était souffrante et qu'elle ne pouvait dîner avec lui. Il voulait absolument tuer un poulet.
—Ça ne fait rien, dit-il enfin. Je le tuerai tout de même. Tu l'emporteras.
Et il alla le tuer tout de suite. Quand il eut rapporté le poulet, il l'étendit sur la table de pierre, devant la maison, en murmurant d'un air ravi:
—Hein? est-il gras, ce gaillard-là!
L'oncle était justement en train de boire une bouteille de vin, sous ses mûriers, en compagnie d'un grand garçon maigre, tout habillé de gris. Il avait décidé les deux femmes à s'asseoir, apportant des chaises, faisant les honneurs de chez lui avec un ricanement de satisfaction. —Je suis bien ici, n'est-ce pas?… Mes mûriers sont joliment beaux. L'été, je fume ma pipe au frais. L'hiver, je m'asseois là-bas contre le mur, au soleil…. Tu vois mes légumes? Le poulailler est au fond. J'ai encore une pièce de terre derrière la maison, où il y a des pommes de terre et de la luzerne…. Ah! dame, je me fais vieux; c'est bien le temps que je jouisse un peu.
Il se frottait les mains, roulant doucement la tête, couvant sa propriété d'un regard attendri. Mais une pensée parut l'assombrir.
—Est-ce qu'il y a longtemps que tu as vu ton père? demanda-t-il brusquement. Rougon n'est pas gentil…. Là, à gauche, le champ de blé est à vendre. S'il avait voulu, nous l'aurions acheté. Un homme qui dort sur les pièces de cent sous, qu'est-ce que ça pouvait lui faire? une méchante somme de trois mille francs, je crois…. Il a refusé. La dernière fois, il m'a même fait dire par ta mère qu'il n'y était pas…. Tu verras, ça ne leur portera pas bonheur.
Et il répéta plusieurs fois, hochant la tête, retrouvant son rire mauvais:
—Non, ça ne leur portera pas bonheur.
Puis, il alla chercher des verres, voulant absolument faire goûter son vin aux deux femmes. C'était le petit vin de Saint-Eutrope, un vin qu'il avait découvert; il le buvait avec religion. Marthe trempa à peine ses lèvres. Olympe acheva de vider la bouteille. Elle accepta ensuite un verre de sirop. Le vin était bien fort, disait-elle.
—Et ton curé, qu'est-ce que tu en fais? demanda tout à coup l'oncle à sa nièce.
Marthe, surprise, choquée, le regarda sans répondre.
—On m'a dit qu'il te serrait de près, continua l'oncle bruyamment. Ces soutanes n'aiment qu'à godailler. Quand on m'a raconté ça, j'ai répondu que c'était bien fait pour Mouret. Je l'avais averti…. Ah! c'est moi qui te flanquerais le curé à la porte. Mouret n'a qu'à venir me demander conseil; je lui donnerai même un coup demain, s'il veut. Je n'ai jamais pu les souffrir, ces animaux-là…. J'en connais un, l'abbé Fenil, qui a une maison de l'autre côté de la route. Il n'est pas meilleur que les autres; mais il est malin comme un singe, il m'amuse. Je crois qu'il ne s'entend pas très-bien avec ton curé, n'est-ce pas?
Marthe était devenue toute pâle. —Madame est la soeur de monsieur l'abbé Faujas, dit-elle en montrant Olympe, qui écoutait curieusement.
—Ça ne touche pas madame, ce que je dis, reprit l'oncle sans se déconcerter. Madame n'est pas fâchée…. Elle va reprendre un peu de sirop. Olympe se laissa verser trois doigts de sirop. Mais Marthe, qui s'était levée, voulait partir. L'oncle la força à visiter sa propriété. Au bout du jardin, elle s'arrêta, regardant une grande maison blanche, bâtie sur la pente, à quelques centaines de mètres des Tulettes. Les cours intérieures ressemblaient aux préaux d'une prison; les étroites fenêtres, régulières, qui marquaient les façades de barres noires, donnaient au corps de logis central une nudité blafarde d'hôpital.
—C'est la maison des Aliénés, murmura l'oncle, qui avait suivi la direction des yeux de Marthe. Le garçon qui est là est un des gardiens. Nous sommes très-bien ensemble, il vient boire une bouteille de temps à autre.
Et se tournant vers l'homme vêtu de gris, qui achevait son verre sous les mûriers:
—Hé! Alexandre, cria-t-il, viens donc dire à ma nièce où est la fenêtre de notre pauvre vieille.
Alexandre s'avança obligeamment.
—Voyez-vous ces trois arbres? dit-il, le doigt tendu, comme s'il eût tracé un plan dans l'air. Eh bien, un peu au-dessus de celui de gauche, vous devez apercevoir une fontaine, dans le coin d'une cour…. Suivez les fenêtres du rez-de-chaussée, à droite: c'est la cinquième fenêtre.
Marthe restait silencieuse, les lèvres blanches, les yeux cloués malgré elle sur cette fenêtre qu'on lui montrait. L'oncle Macquart regardait aussi, mais avec une complaisance qui lui faisait cligner les yeux.
—Quelquefois, je la vois, reprit-il, le matin, lorsque le soleil est de l'autre côté. Elle se porte très-bien, n'est-ce pas, Alexandre? C'est ce que je leur dis toujours, lorsque je vais à Plassans…. Je suis bien placé ici pour veiller sur elle. On ne peut pas être mieux placé.
Il laissa échapper son ricanement de satisfaction.
—Vois-tu, ma fille, la tête n'est pas plus solide chez les Rougon que chez les Macquart. Quand je m'asseois à cette place, en face de cette grande coquine de maison, je me dis souvent que toute la clique y viendra peut-être un jour, puisque la maman y est…. Dieu merci! je n'ai pas peur pour moi, j'ai la caboche à sa place. Mais j'en connais qui ont un joli coup de marteau…. Eh bien, je serai là pour les recevoir, je les verrai de mon trou, je les recommanderai à Alexandre, bien qu'on n'ait pas toujours été gentil pour moi dans la famille.
Et il ajouta avec son effrayant sourire de loup rangé:
—C'est une fameuse chance pour vous tous que je sois aux Tulettes.
Marthe fut prise d'un tremblement. Bien qu'elle connût le goût de l'oncle pour les plaisanteries féroces et la joie qu'il goûtait à torturer les gens auxquels il portait des lapins, il lui sembla qu'il disait vrai, que toute la famille viendrait se loger là, dans ces files grises de cabanons. Elle ne voulut pas rester une minute de plus, malgré les instances de Macquart, qui parlait de déboucher une autre bouteille.
—Eh bien, et le poulet? cria-t-il, au moment où elle montait en voiture.
Il courut le chercher, il le lui mit sur les genoux.
—C'est pour Mouret, entends-tu? répétait-il avec une intention méchante; pour Mouret, pas pour un autre, n'est-ce pas? D'ailleurs, quand j'irai vous voir, je lui demanderai comment il l'a trouvé.
Il clignait les yeux, en regardant Olympe. Le cocher allait fouetter, lorsqu'il se cramponna de nouveau à la voiture, continuant:
—Va chez ton père, parle-lui du champ de blé…. Tiens, c'est le champ qui est là devant nous…. Rougon a tort. Nous sommes de trop vieux compères pour nous fâcher. Ça serait tant pis pour lui, il le sait bien…. Fais-lui comprendre qu'il a tort.
La calèche partit. Olympe, en se tournant, vit Macquart sous ses mûriers, ricanant avec Alexandre, débouchant cette seconde bouteille dont il avait parlé. Marthe recommanda expressément au cocher de ne plus passer aux Tulettes. D'ailleurs, elle se fatiguait de ces promenades; elles les fit de plus en plus rares, les abandonna tout à fait, lorsqu'elle comprit que jamais l'abbé Faujas ne consentirait à l'accompagner.
Toute une nouvelle femme grandissait en Marthe. Elle était affinée par la vie nerveuse qu'elle menait. Son épaisseur bourgeoise, cette paix lourde acquise par quinze années de somnolence derrière un comptoir, semblait se fondre dans la flamme de sa dévotion. Elle s'habillait mieux, causait chez les Rougon, le jeudi.
—Madame Mouret redevient jeune fille, disait madame de Condamin, émerveillée.
—Oui, murmurait le docteur Porquier en hochant la tête, elle descend la vie à reculons.
Marthe, plus mince, les joues rosées, les yeux superbes, ardents et noirs, eut alors pendant quelques mois une beauté singulière. La face rayonnait; une dépense extraordinaire de vie sortait de tout son être, l'enveloppait d'une vibration chaude. Il semblait que sa jeunesse oubliée brûlât en elle, à quarante ans, avec une splendeur d'incendie. Maintenant, lâchée dans la prière, emportée par un besoin de toutes les heures, elle désobéissait à l'abbé Faujas. Elle usait ses genoux sur les dalles de Saint-Saturnin, vivait dans les cantiques, dans les adorations, se soulageait en face des ostensoirs rayonnants, des chapelles flambantes, des autels et des prêtres luisants avec des lueurs d'astres sur le fond noir de la nef. Il y avait, chez elle, une sorte d'appétit physique de ces gloires, un appétit qui la torturait, qui lui creusait la poitrine, lui vidait le crâne, lorsqu'elle ne le contentait pas. Elle souffrait trop, elle se mourait, et il lui fallait venir prendre la nourriture de sa passion, se blottir dans les chuchotements des confessionnaux, se courber sous le frisson puissant des orgues, s'évanouir dans le spasme de la communion. Alors, elle ne sentait plus rien, son corps ne lui faisait plus mal. Elle était ravie à la terre, agonisant sans souffrance, devenant une pure flamme qui se consumait d'amour.
L'abbé Faujas redoublait de sévérité, la contenait encore en la rudoyant. Elle l'étonnait par ce réveil passionné, par cette ardeur à aimer et à mourir. Souvent, il la questionnait de nouveau sur son enfance. Il alla chez madame Rougon, resta quelque temps perplexe, mécontent de lui.
—La propriétaire se plaint de toi, lui disait sa mère? Pourquoi ne la laisses-tu pas aller à l'église quand ça lui plaît?… Tu as tort de la contrarier; elle est très-bonnepour nous.
—Elle se tue, murmurait le prêtre. Madame Faujas avait alors le haussement d'épaules qui lui était habituel.
—Ça la regarde. Chacun prend son plaisir où il le trouve. Il vaut mieux se tuer à prier qu'à se donner des indigestions, comme cette coquine d'Olympe…. Sois moins sévère pour madame Mouret. Ça finirait par rendre la maison impossible.
Un jour qu'elle lui donnait ces conseils, il dit d'une voix sombre:
—Mère, cette femme sera l'obstacle.
—Elle! s'écria la vieille paysanne, mais elle t'adore, Ovide!… Tu feras d'elle tout ce que tu voudras, lorsque tu ne la gronderas plus. Les jours de pluie, elle le porterait d'ici à la cathédrale, pour que tu ne te mouilles pas les pieds.
L'abbé Faujas comprit lui-même la nécessité de ne pas employer la rudesse davantage. Il redoutait un éclat. Peu à peu, il laissa une plus grande liberté à Marthe, lui permettant les retraites, les longs chapelets, les prières répétées devant chaque station du chemin de la croix; il lui permit même de venir deux fois par semaine, à son confessionnal de Saint-Saturnin. Marthe, n'entendant plus cette voix terrible qui l'accusait de sa piété comme d'un vice honteusement satisfait, pensa que Dieu lui avait fait grâce. Elle entra enfin dans les délices du paradis. Elle eut des attendrissements, des larmes intarissables qu'elle pleurait sans les sentir couler; crises nerveuses, d'où elle sortait affaiblie, évanouie, comme si toute sa vie s'en était allée le long de ses joues. Rose la portait alors sur son lit, où elle restait pendant des heures avec les lèvres minces, les yeux entr'ouverts d'une morte.
Une après-midi, la cuisinière, effrayée de son immobilité, crut qu'elle expirait. Elle ne songea pas à frapper à la porte de la pièce où Mouret était enfermé; elle monta au second étage, supplia l'abbé Faujas de descendre auprès de sa maîtresse. Quand il fut là, dans la chambre à coucher, elle courut chercher de l'éther, le laissant seul, en face de cette femme évanouie, jetée en travers du lit. Lui, se contenta de prendre les mains de Marthe entre les siennes. Alors, elle s'agita, répétant des mots sans suite. Puis, lorsqu'elle le reconnut, debout au seuil de l'alcôve, un flot de sang lui monta à la face, elle ramena sa tête sur l'oreiller, fit un geste comme pour tirer les couvertures à elle.
—Allez-vous mieux, ma chère enfant? lui demanda-t-il. Vous me donnez bien de l'inquiétude.
La gorge serrée, ne pouvant répondre, elle éclata en sanglots, elle laissa rouler sa tête entre les bras du prêtre.
—Je ne souffre pas, je suis trop heureuse, murmura-t-elle d'une voix faible comme un souffle. Laissez-moi pleurer, les larmes sont ma joie. Ah! que vous êtes bon d'être venu! Il y a longtemps que je vous attendais, que je vous appelais. Sa voix faiblissait de plus en plus, n'était plus qu'un murmure de prière ardente.
—Qui me donnera des ailes pour voler vers vous? Mon âme, éloignée de vous, impatiente d'être remplie de vous, languit sans vous, vous souhaite avec ardeur, et soupire après vous, ô mon Dieu, ô mon unique bien, ma consolation, ma douceur, mon trésor, mon bonheur et ma vie, mon Dieu et mon tout….
Elle souriait, en balbutiant ce lambeau de l'acte de désir. Elle joignait les mains, semblait voir la tête grave de l'abbé Faujas dans une auréole. Celui-ci avait toujours réussi à arrêter un aveu sur les lèvres de Marthe; il eut peur un instant, dégagea vivement ses bras. Et, se tenant debout:
—Soyez raisonnable, je le veux, dit-il avec autorité. Dieu refusera vos hommages, si vous ne les lui adressez pas dans le calme de votre raison…. Il s'agit de vous soigner en ce moment.
Rose revenait, désespérée de n'avoir pas trouvé de l'éther. Il l'installa auprès du lit, répétant à Marthe d'une voix douce:
—Ne vous tourmentez pas. Dieu sera touché de votre amour. Quand l'heure viendra, il descendra en vous, il vous emplira d'une éternelle félicité.
Quand il quitta la chambre, il laissa Marthe rayonnante, comme ressuscitée. A partir de ce jour, il la mania ainsi qu'une cire molle. Elle lui devint très-utile, dans certaines missions délicates auprès de madame de Condamin; elle fréquenta aussi assidûment madame Rastoil, sur un simple désir qu'il exprima. Elle était d'une obéissance absolue, ne cherchant pas à comprendre, répétant ce qu'il la priait de répéter. Il ne prenait même plus aucune précaution avec elle, lui faisait crûment sa leçon, se servait d'elle comme d'une pure machine. Elle aurait mendié dans les rues, s'il lui eu avait donné l'ordre. Et quand elle devenait inquiète, qu'elle tendait les mains vers lui, le coeur crevé, les lèvres gonflées de passion, il la jetait à terre d'un mot, il l'écrasait sous la volonté du ciel. Jamais elle n'osa parler. Il y avait entre elle et cet homme un mur de colère et de dégoût. Quand il sortait des courtes luttes qu'il avait à soutenir avec elle, il haussait les épaules, plein du mépris d'un lutteur arrêté par un enfant. Il se lavait, il se brossait, comme s'il eût touché malgré lui à une bête impure.
—Pourquoi ne te sers-tu pas de la douzaine de mouchoirs que madame Mouret t'a donnée? lui demandait sa mère. La pauvre femme serait si heureuse de les voir dans tes mains. Elle a passé un mois à les broder à ton chiffre.
Il avait un geste rude, il répondait:
—Non, usez-les, mère. Ce sont des mouchoirs de femme. Ils ont une odeur qui m'est insupportable.
Si Marthe pliait devant le prêtre, si elle n'était plus que sa chose, elle s'aigrissait chaque jour davantage, devenait querelleuse dans les mille petits soucis de la vie. Rose disait qu'elle ne l'avait jamais vue «si chipotière». Mais sa haine grandissait surtout contre son mari. Le vieux levain de rancune des Rougon s'éveillait en face de ce fils d'une Macquart, de cet homme qu'elle accusait d'être le tourment de sa vie. En bas, dans la salle à manger, lorsque madame Faujas ou Olympe venait lui tenir compagnie, elle ne se gênait plus, elle accablait Mouret.
—Quand on pense qu'il m'a tenue vingt ans, comme un employé, la plume à l'oreille, entre une jarre d'huile et un sac d'amandes! Jamais un plaisir, jamais un cadeau…. Il m'a enlevé mes enfants. Il est capable de se sauver, un de ces matins, pour faire croire que je lui rends la vie impossible. Heureusement que vous êtes là. Vous diriez partout la vérité.
Elle se jetait ainsi sur Mouret sans provocation aucune. Tout ce qu'il faisait, ses regards, ses gestes, les rares paroles qu'il prononçait, la mettaient hors d'elle-même. Elle ne pouvait même plus l'apercevoir, sans être comme soulevée par une fureur inconsciente. Les querelles éclataient surtout à la fin des repas, lorsque Mouret, sans attendre le dessert, pliait sa serviette et se levait silencieusement.
—Vous pourriez bien quitter la table en même temps que tout le monde, lui disait-elle aigrement; ce n'est guère poli, ce que vous faites là!
—J'ai fini, je m'en vais, répondait-il de sa voix lente.
Mais elle voyait dans cette retraite de chaque jour une tactique imaginée par son mari pour blesser l'abbé Faujas. Alors, elle perdait toute mesure:
—Vous êtes un mal élevé, vous me faites honte, tenez!… Ah! je serais heureuse avec vous, si je n'avais pas rencontré des amis qui veulent bien me consoler de vos brutalités. Vous ne savez pas même vous tenir à table; vous m'empêchez de faire un seul repas paisible…. Restez, entendez-vous! Si vous ne mangez pas, vous nous regarderez.
Il achevait de plier sa serviette en toute tranquillité, comme s'il n'avait pas entendu; puis, à petits pas, il s'en allait. On l'entendait monter l'escalier et s'enfermer à double tour. Alors, elle étouffait, balbutiait:
—Oh! le monstre…. Il me tue, il me tue!
Il fallait que madame Faujas la consolât. Rose courait au bas de l'escalier, criant de toutes ses forces, pour que Mouret entendît à travers la porte;
—Vous êtes un monstre, monsieur; madame a bien raison de dire que vous êtes un monstre!
Certaines querelles furent particulièrement violentes. Marthe, dont la raison chancelait, s'imagina que son mari voulait la battre: ce fut une idée fixe. Elle prétendait qu'il la guettait, qu'il attendait une occasion. Il n'osait pas, disait-elle, parce qu'il ne la trouvait jamais seule; la nuit, il avait peur qu'elle ne criât, qu'elle n'appelât à son secours. Rose jura qu'elle avait vu monsieur cacher un gros bâton dans son bureau. Madame Faujas et Olympe ne firent aucune difficulté de croire ces histoires; elles plaignaient beaucoup leur propriétaire, elles se la disputaient, se constituaient ses gardiennes. «Ce sauvage», comme elles nommaient à présent Mouret, ne la brutaliserait peut-être pas en leur présence. Le soir, elles lui recommandaient bien de les venir chercher s'il bougeait. La maison ne vécut plus que dans les alarmes.
—Il est capable d'un mauvais coup, affirmait la cuisinière.
Cette année-là, Marthe suivit les cérémonies religieuses de la semaine sainte avec une grande ferveur. Le vendredi, dans l'église noire, elle agonisa, pendant que les cierges, un à un, s'éteignaient sous la tempête lamentable des voix qui roulait au fond des ténèbres de la nef. Il lui semblait que son souffle s'en allait avec ces lueurs. Quand le dernier cierge expira, que le mur d'ombre, en face d'elle, fut implacable et fermé, elle s'évanouit, les flancs serrés, la poitrine vide. Elle resta une heure pliée sur sa chaise, dans l'attitude de la prière, sans que les femmes agenouillées autour d'elle s'aperçussent de cette crise. L'église était déserte, lorsqu'elle revint à elle. Elle rêvait qu'on la battait de verges, que le sang coulait de ses membres; elle éprouvait à la tête de si intolérables douleurs qu'elle y portait les mains, comme pour arracher les épines dont elle sentait les pointes dans son crâne. Le soir, au dîner, elle fut singulière. L'ébranlement nerveux persistait; elle revoyait, en fermant les yeux, les âmes mourantes des cierges s'envolant dans le noir; elle examinait machinalement ses mains, cherchant les trous par lesquels son sang avait coulé. Toute la Passion saignait en elle.
Madame Faujas, la voyant souffrante, voulut qu'elle se couchât de bonne heure. Elle l'accompagna, la mit au lit. Mouret, qui avait une clef de la chambre à coucher, s'était déjà retiré dans son bureau, où il passait les soirées. Quand Marthe, les couvertures au menton, dit qu'elle avait chaud, qu'elle se trouvait mieux, madame Faujas parla de souffler la bougie, pour qu'elle dormît tranquillement; mais la malade se souleva effarée, suppliante:
—Non, n'éteignez pas la lumière; mettez-la sur la commode, que je puisse la voir…. Je mourrais dans ces ténèbres.
Et, les yeux agrandis, comme frissonnant au souvenir de quelque drame affreux:
—C'est horrible, horrible! murmura-t-elle plus bas avec une pitié épouvantée.
Elle retomba sur l'oreiller, elle parut s'assoupir, et madame Faujas quitta la chambre doucement. Ce soir-là, toute la maison fut couchée à dix heures. Rose, en montant, remarqua que Mouret était encore dans son bureau. Elle regarda par la serrure, elle le vit endormi sur la table, à côté d'une chandelle de la cuisine dont la mèche lugubre charbonnait.
—Ma foi, tant pis! je ne le réveille pas, dit-elle en continuant à monter. Qu'il prenne un torticolis, si ça lui fait plaisir.
Vers minuit, la maison dormait profondément, lorsque des cris se firent entendre au premier étage. Ce furent d'abord des plaintes sourdes, qui devinrent bientôt de véritables hurlements, des appels étranglés et rauques de victime qu'on égorge. L'abbé Faujas, éveillé en sursaut, appela sa mère. Celle-ci prit à peine le temps de passer un jupon. Elle alla frapper à la porte de Rose, disant:
—Descendez vite, je crois qu'on assassine madame Mouret. Cependant, les cris redoublaient. La maison fut bientôt debout. Olympe se montra, les épaules couvertes d'un simple fichu, suivie de Trouche, qui rentrait à peine, légèrement gris. Rose descendit, suivie des autres locataires. —Ouvrez, ouvrez, madame! cria-t-elle, la tête perdue, tapant du poing contre la porte.
De grands soupirs répondirent seuls; puis, un corps tomba, une lutte atroce parut s'engager sur le parquet, au milieu des meubles renversés. Des coups sourds ébranlaient les murs; un râle passait sous la porte, si terrible que les Faujas et les Trouche se regardèrent en pâlissant.
—C'est son mari qui l'assomme, murmura Olympe.
—Vous avez raison, c'est ce sauvage! dit la cuisinière. Je l'ai vu, en montant, qui faisait semblant de dormir. Il préparait son coup.
Et heurtant de nouveau la porte des deux poings, à la briser, elle reprit:
—Ouvrez, monsieur. Nous allons faire venir la garde, si vous n'ouvrez pas…. Oh! le gueux, il finira sur l'échafaud!
Alors, les hurlements recommencèrent. Trouche prétendait que le gaillard devait saigner la pauvre dame comme un poulet.
—On ne peut pourtant pas se contenter de frapper, dit l'abbé Faujas en s'avançant. Attendez.
Il mit une de ses fortes épaules contre la porte, qu'il enfonça, d'un effort lent et continu. Les femmes se précipitèrent dans la chambre, où le plus étrange des spectacles s'offrit à leurs yeux.
Au milieu de la pièce, sur le carreau, Marthe gisait, haletante, la chemise déchirée, la peau saignante d'écorchures, bleuie de coups. Ses cheveux dénoués s'étaient enroulés au pied d'une chaise; ses mains avaient dû se cramponner à la commode avec une telle force, que le meuble se trouvait en travers de la porte. Dans un coin, Mouret debout, tenant le bougeoir, la regardait se tordre à terre, d'un air hébété.
Il fallut que l'abbé Faujas repoussât la commode.
—Vous êtes un monstre! s'écria Rose en allant montrer le poing à Mouret. Mettre une femme dans un état pareil!… Il l'aurait achevée, si nous n'étions pas arrivés à temps.
Madame Faujas et Olympe s'empressaient autour de Marthe.
—Pauvre amie! murmurait la première. Elle avait un pressentiment ce soir, elle était toute effrayée.
—Où avez-vous mal? demandait l'autre. Vous n'avez rien de cassé, n'est-ce pas?… Voilà une épaule toute noire; le genou a une grande écorchure…. Calmez-vous. Nous sommes avec vous, nous vous défendrons.
Marthe ne geignait plus que comme un enfant. Tandis que les deux femmes l'examinaient, oubliant qu'il y avait là des hommes, Trouche allongeait la tête en jetant des regards sournois à l'abbé, qui, sans affectation, achevait de ranger les meubles. Rose vint aider à la recoucher. Quand elle fut dans le lit, les cheveux noués, ils restèrent tous là un instant, étudiant curieusement la chambre, attendant des détails. Mouret était demeuré debout dans le même coin, sans lâcher le bougeoir, comme pétrifié par ce qu'il avait vu.
—Je vous assure, balbutia-t-il, je ne lui ai pas fait de mal, je ne l'ai pas touchée du bout du doigt.
—Eh! il y a un mois que vous guettez une occasion, cria Rose exaspérée; nous le savons bien, nous vous avons assez surveillé. La chère femme s'attendait à vos mauvais traitements. Tenez, ne mentez pas; cela me met hors de moi!
Les deux autres femmes, si elles ne se croyaient pas autorisées à lui parler de la sorte, lui jetaient des regards menaçants.
—Je vous assure, répéta Mouret d'une voix douce, je ne l'ai pas battue. Je venais me coucher, j'avais mis mon foulard. C'est lorsque j'ai touché à la bougie, qui était sur la commode, qu'elle s'est éveillée en sursaut; elle a étendu les bras en poussant un cri, elle s'est mise à se taper le front avec les poings, à se déchirer le corps avec les ongles. La cuisinière branla terriblement la tête.
—Pourquoi n'avez-vous pas ouvert? demanda-t-elle; nous avons cogné assez fort.
—Je vous assure, ce n'est pas moi, dit-il de nouveau avec plus de douceur encore. Je ne savais pas ce qu'elle avait. Elle s'est jetée par terre, elle se mordait, elle faisait des bonds à crever les meubles. Je n'ai pas osé passer; j'étais imbécile. Je vous ai crié deux fois d'entrer, mais vous n'avez pas dû m'entendre parce qu'elle criait trop fort. J'ai eu bien peur. Ce n'est pas moi, je vous assure.
—Oui, c'est elle qui s'est battue, n'est-ce pas? reprit Rose en ricanant.
Et elle ajouta, en s'adressant à madame Faujas:
—Il aura jeté son bâton par la fenêtre, lorsqu'il nous aura entendu arriver.
Mouret, reposant enfin le bougeoir sur la commode, s'était assis, les mains aux genoux. Il ne se défendait plus; il regardait stupidement ces femmes, à moitié vêtues, agitant leurs bras maigres devant le lit. Tronche avait échangé un coup d'oeil avec l'abbé Faujas. Le pauvre homme leur paraissait peu féroce, en bras de chemise, un foulard jaune noué sur son crâne chauve. Ils se rapprochèrent, examinèrent Marthe, qui, la face convulsée, semblait sortir d'un rêve.
—Qu'y a-t-il, Rose? demanda-t-elle. Pourquoi tout ce monde est-il là?
Je suis brisée. Je t'en prie, dis qu'on me laisse tranquille.
Rose hésita un moment.
—Votre mari est dans la chambre, madame, murmura-t-elle. Vous ne craignez pas de rester seule avec lui?
Marthe la regarda, étonnée.
—Non, non, répondit-elle. Allez-vous-en, j'ai bien sommeil. Alors, les cinq personnes quittèrent la chambre, laissant Mouret assis, les yeux perdus, fixés sur l'alcôve.
—Il ne pourra pas refermer la porte, dit la cuisinière en remontant. Au premier cri, je dégringole, je lui tombe sur la carcasse. Je vais me coucher habillée…. Avez-vous entendu, la chère femme, comme elle mentait, pour qu'on ne fit pas un mauvais parti à ce sauvage? Elle se laisserait tuer sans l'accuser. Quelle mine d'hypocrite il avait, hein?
Les trois femmes causèrent un instant, sur le palier du second étage, tenant leurs bougeoirs, montrant les sécheresses de leurs os sous les fichus mal attachés; elles conclurent qu'il n'y avait pas de supplice assez fort pour un tel homme. Trouche, qui était monté le dernier, murmura en ricanant, derrière la soutane de l'abbé Faujas:
—Elle est encore grassouillette, la propriétaire; seulement ça ne doit pas être toujours agréable, une femme qui gigote comme un ver sur le carreau.
Ils se séparèrent. La maison rentra dans son grand silence, la nuit s'acheva paisiblement. Le lendemain, lorsque les trois femmes voulurent revenir sur l'épouvantable scène, elles trouvèrent Marthe surprise, comme honteuse et embarrassée; elle ne répondait pas, coupait court à la conversation. Elle attendit que personne ne fût là pour faire venir un ouvrier qui répara la porte. Madame Faujas et Olympe en conclurent que madame Mouret voulait éviter un scandale en ne parlant pas.
Le surlendemain, le jour de Pâques, Marthe goûta, à Saint-Saturnin, tout un réveil ardent, dans les joies triomphantes de la résurrection. Les ténèbres du vendredi étaient balayées par une aurore; l'église s'enfonçait, blanche, embaumée, illuminée, comme pour des noces divines; les voix des enfants de choeur avaient des sons filés de flûte; et elle, au milieu de ce cantique d'allégresse, se sentait soulevée par une jouissance plus terrible encore que ses angoisses du crucifiement. Elle rentra, les yeux brûlants, la voix sèche; elle fit traîner la soirée, causant avec une gaieté qui ne lui était pas ordinaire. Lorsqu'elle monta se coucher, Mouret était déjà au lit. Et, vers minuit, des cris terrifiants réveillèrent de nouveau la maison.
La scène de l'avant-veille se renouvela; seulement, au premier coup de poing donné dans la porte, Mouret vint ouvrir, en chemise, le visage bouleversé. Marthe, toute vêtue, pleurait à gros sanglots, allongée sur le ventre, se cognant la tête contre le pied du lit. Le corsage de sa robe semblait arraché; deux meurtrissures se voyaient sur son cou mis à nu.
—Il aura voulu l'étrangler cette fois, murmura Rose.
Les femmes la déshabillèrent. Mouret, après avoir ouvert la porte, s'était remis au lit, frissonnant, pâle comme un linge. Il ne se défendit pas, ne parut même pas entendre les mauvaises paroles, disparaissant, s'enfonçant dans la ruelle.
Dès lors, de semblables scènes eurent lieu à des intervalles irréguliers. La maison ne vivait plus que dans la peur de quelque crime; au moindre bruit, les locataires du second étaient sur pied. Marthe évitait toujours les allusions; elle ne voulait absolument pas que Rose dressât un lit de sangle pour Mouret dans le bureau. Lorsque le jour se levait, il semblait qu'il emportât jusqu'au souvenir du drame de la nuit.
Cependant, peu à peu, dans le quartier, le bruit se répandait qu'il se passait d'étranges choses chez les Mouret. On racontait que le mari assommait la femme, toutes les nuits, à coups de trique. Rose avait fait jurer à madame Faujas et à Olympe de ne rien dire, puisque sa maîtresse paraissait vouloir se taire; mais elle-même, par ses apitoiements, par ses allusions et ses restrictions; avait contribué à former chez les fournisseurs la légende qui circulait. Le boucher, un farceur, prétendait que Mouret tapait sur sa femme parce qu'il l'avait trouvée avec le curé; mais la fruitière défendait «la pauvre dame», un véritable agneau, incapable de mal tourner; tandis que la boulangère voyait dans le mari «un de ces hommes qui brutalisent leur femme pour le plaisir». Au marché, on ne nommait plus Marthe que les yeux au ciel, avec ces cajoleries de paroles qu'on a pour les enfants malades. Lorsque Olympe allait acheter une livre de cerises ou un pot de fraises, la conversation tombait inévitablement sur les Mouret. C'était pendant un quart d'heure un flot de paroles attendries.
—Eh bien! et chez vous?
—Ne m'en parlez pas. Elle pleure toutes les larmes de son corps….
Ça fait pitié. On voudrait la savoir morte.
—Elle m'a acheté des artichauts, l'autre jour; elle avait la joue déchirée.
—Pardi! il la massacre…. Et si vous voyiez son corps comme je l'ai vu!… Ce n'est plus qu'une plaie…. Il lui donne des coups de talon, lorsqu'elle est par terre. J'ai toujours peur de lui trouver la tête écrasée, la nuit, quand nous descendons.
—Ça ne doit pas être amusant pour vous, de demeurer dans cette maison-là. Moi, je déménagerais; je tomberais malade, à assister toutes les nuits à de pareilles horreurs.
—Et cette malheureuse, qu'est-ce qu'elle deviendrait? Elle est si distinguée, si douce! Nous restons pour elle…. C'est cinq sous, n'est-ce pas, la livre de cerises?
—Oui, cinq sous…. N'importe, vous avez de la constance, vous êtes une bonne âme.
Cette histoire d'un mari qui attendait minuit pour tomber sur sa femme avec un bâton, était surtout destinée à passionner les commères du marché. Des détails effrayants grossissaient l'histoire de jour en jour. Une dévote affirmait que Mouret était possédé, qu'il prenait sa femme au cou avec les dents, si rudement que l'abbé Faujas devait faire du pouce gauche trois croix en l'air pour l'obliger à lâcher prise. Alors, ajouta-elle, Mouret tombait comme une masse sur le carreau, et un gros rat noir sautait de sa bouche et disparaissait, sans que jamais on pût découvrir le moindre trou dans le plancher. Le tripier du coin de la rue Taravelle terrifia le quartier en émettant l'opinion que «ce brigand avait peut-être été mordu par un chien enragé».
Mais l'histoire trouvait des incrédules parmi les personnes comme il faut de Plassans. Lorsqu'elle parvint sur le cours Sauvaire, elle amusa beaucoup les petits rentiers, alignés en file sur les bancs, au tiède soleil de mai.
—Mouret est incapable de battre sa femme, disaient les marchands d'amandes retirés; il a l'air d'avoir reçu le fouet, il ne fait même plus son tour de promenade…. C'est sa femme qui doit le mettre au pain sec.
—Ou ne peut pas savoir, reprenait un capitaine en retraite. J'ai connu un officier de mon régiment que sa femme souffletait pour un oui, pour un non. Cela durait depuis dix ans. Un jour, elle s'avisa de lui donner des coups de pied; il devint furieux et faillit l'étrangler…. Peut-être que Mouret n'aime pas non plus les coups de pied.
—Il aime encore moins les curés, sans doute, concluait une voix en ricanant.
Madame Rougon parut ignorer quelque temps le scandale qui occupait la ville. Elle restait souriante, évitait de comprendre les allusions qu'on faisait devant elle. Mais un jour, après une longue visite que lui avait rendue M. Delangre, elle arriva chez sa fille, l'air effaré, les larmes aux yeux.
Ah! ma bonne chérie, dit-elle, en prenant Marthe entre ses bras, que vient-on de m'apprendre? Ton mari s'oublierait jusqu'à lever la main sur toi!… Ce sont des mensonges, n'est-ce pas?… J'ai donné le démenti le plus formel. Je connais Mouret. Il est mal élevé, mais il n'est pas méchant.
Marthe rougit; elle eut cet embarras, cette honte qu'elle éprouvait, chaque fois qu'on abordait ce sujet en sa présence.
—Allez, madame ne se plaindra pas! s'écria Rose avec sa hardiesse ordinaire. Il y a longtemps que je serais allée vous avertir, si je n'avais pas eu peur d'être grondée par madame.
La vieille dame laissa tomber ses mains, d'un air d'immense et douloureuse surprise.
—C'est donc vrai, murmura-t-elle, il te bat?… Oh! le malheureux!
Elle se mit à pleurer.
—Être arrivée à mon âge pour voir des choses pareilles!… Un homme que nous avons comblé de bienfaits, à la mort de son père, lorsqu'il n'était que petit employé chez nous!… C'est Rougon qui a voulu votre mariage. Je lui disais bien que Mouret avait l'oeil faux. D'ailleurs, jamais il ne s'est bien conduit à notre égard; il n'est venu se retirer à Plassans que pour nous narguer avec les quatre sous qu'il avait amassés. Dieu merci! nous n'avions pas besoin de lui, nous étions plus riches que lui, et c'est bien ce qui l'a fâché. Il a l'esprit petit; il est tellement jaloux, qu'il s'est toujours refusé comme un malotru à mettre les pieds dans mon salon; il y serait crevé d'envie…. Mais je ne te laisserai pas avec un tel monstre, ma fille. Il y a des lois, heureusement.
—Calmez-vous; on exagère beaucoup, je vous assure, murmura Marthe de plus en plus gênée.
—Vous allez voir qu'elle va le défendre! dit la cuisinière.
A ce moment, l'abbé Faujas et Trouche, qui étaient en grande conférence au fond du jardin, s'avancèrent, attirés par le bruit.
—Monsieur le curé, je suis une bien malheureuse mère, reprit madame Rougon en se lamentant plus haut; je n'ai plus qu'une fille auprès de moi, et j'apprends qu'elle n'a pas assez de ses yeux pour pleurer…. Je vous en supplie, vous qui vivez auprès d'elle, consolez-la, protégez-la.
L'abbé la regardait, comme pour pénétrer le mot de cette douleur subite.
—Je viens de voir une personne que je ne veux pas nommer, continua-t-elle, fixant à son tour ses regards sur le prêtre. Cette personne m'a effrayée…. Dieu sait si je cherche à accabler mon gendre! Mais j'ai le devoir, n'est-ce pas, de défendre les intérêts de ma fille?… Eh bien, mon gendre est un malheureux; il maltraite sa femme, il scandalise la ville, il se met de toutes les sales affaires. Vous verrez qu'il se compromettra encore dans la politique, lorsque les élections vont venir. La dernière fois, c'était lui qui conduisait la crapule des faubourgs…. J'en mourrai, monsieur le curé.
—Monsieur Mouret ne permettrait pas qu'on lui fit des observations, hasarda l'abbé.
—Pourtant je ne puis abandonner ma fille à un tel homme! s'écria madame Rougon. Je ne nous laisserai pas déshonorer…. La justice n'est pas faite pour les chiens.
Trouche se dandinait. Il profita d'un silence.
—Monsieur Mouret est fou, déclara-t-il brutalement.
Le mot tomba comme un coup de massue, tout le monde se regarda.
—Je veux dire qu'il n'a pas la tête solide, continua Trouche. Vous n'avez qu'à étudier ses yeux…. Moi, je vous avoue que je ne suis pas tranquille. Il y avait un homme à Besançon qui adorait sa fille et qui l'a assassinée une nuit, sans savoir ce qu'il faisait.
—Il y a beau temps que monsieur est fêlé, murmura Rose.
—Mais c'est épouvantable! dit madame Rougon. Vous avez raison, il m'a eu l'air tout extraordinaire, la dernière fois que je l'ai vu. Il n'a jamais eu l'intelligence bien nette…. Ah! ma pauvre chérie, promets-moi de tout me confier. Je ne vais plus dormir en paix maintenant. Entends-tu, à la première extravagance de ton mari, n'hésite pas, ne t'expose pas davantage…. Les fous, on les enferme!
Elle partit sur ce mot. Quand Trouche fut seul avec l'abbé Faujas, il ricana de son mauvais rire, qui montrait ses dents noires.
—C'est la propriétaire qui me devra un beau cierge! murmura-t-il.
Elle pourra gigoter tant qu'elle voudra, la nuit.
Le prêtre, le visage terreux, les yeux à terre, ne répondit pas. Puis, il haussa les épaules, il alla lire son bréviaire, sous la tonnelle, au fond du jardin.
XVIII
Le dimanche, par une habitude d'ancien commerçant, Mouret sortait, faisait un tour en ville. Il ne quittait plus que ce jour-là la solitude étroite où il s'enfermait avec une sorte de honte. C'était machinal. Dès le matin, il se rasait, passait une chemise blanche, brossait sa redingote et son chapeau; puis, après le déjeuner, sans qu'il sût comment, il se trouvait dans la rue, marchant à petits pas, l'air propre, les mains derrière le dos.
Un dimanche, comme il mettait le pied hors de chez lui, il aperçut, sur le trottoir de la rue Balande, Rose, qui causait vivement avec la bonne de M. Rastoil. Les deux cuisinières se turent en le voyant. Elles l'examinaient d'un air tellement singulier, qu'il s'assura si un bout de son mouchoir ne pendait pas d'une de ses poches de derrière. Lorsqu'il fut arrivé à la place de la Sous-Préfecture, il tourna la tête, il les retrouva plantées à la même place: Rose imitait le balancement d'un homme ivre, tandis que la bonne du président riait aux éclats. —Je marche trop vite, elles se moquent de moi, pensa Mouret.
Il ralentit encore le pas. Dans la rue de la Banne, à mesure qu'il avançait vers le marché, les boutiquiers accouraient sur les portes, le suivaient curieusement des yeux. Il fit un petit signe de tête au boucher, qui resta ahuri, sans lui rendre son salut. La boulangère, à laquelle il adressa un coup de chapeau, parut si effrayée, qu'elle se rejeta en arrière. La fruitière, l'épicier, le pâtissier, se le montraient du doigt, d'un trottoir à l'autre. Derrière lui, il laissait toute une agitation; des groupes se formaient, des bruits de voix s'élevaient, mêlés de ricanements.
—Avez-vous vu comme il marche raide?
—Oui…. Quand il a voulu enjamber le ruisseau, il a failli faire la cabriole.
—On dit qu'ils sont tous comme ça.
—N'importe, j'ai eu bien peur…. Pourquoi le laisse-t-on sortir? Ça devrait être défendu.
Mouret, intimidé, n'osait plus se retourner; il était pris d'une vague inquiétude, tout en ne comprenant pas nettement qu'on parlait de lui. Il marcha plus vite, fit aller les bras d'un air aisé. Il regretta d'avoir mis sa vieille redingote, une redingote noisette, qui n'était plus à la mode. Arrivé au marché, il hésita un moment, puis s'engagea résolûment au milieu des marchandes de légumes. Mais là sa vue produisit une véritable révolution.
Les ménagères de tout Plassans firent la haie sur son passage. Les marchandes, debout à leurs bancs, les poings aux côtés, le dévisagèrent. Il y eut des poussées, des femmes montèrent sur les bornes de la halle au blé. Lui, hâtait toujours le pas, cherchant à se dégager, ne pouvant croire décidément qu'il était la cause de ce vacarme.
—Ah! bien, on dirait que ses bras sont des ailes de moulins à vert, dit une paysanne qui vendait des fruits. —Il marche comme un dératé; il a failli renverser mon étalage, ajouta une marchande de salades.
—Arrêtez-le! arrêtez-le! crièrent plaisamment les meuniers.
Mouret, pris de curiosité, s'arrêta net, se haussa naïvement sur la pointe des pieds, pour voir ce qui se passait: il croyait qu'on venait de surprendre un voleur. Un immense éclat de rire courut dans la foule; des huées, des sifflets, des cris d'animaux se firent entendre.
—Il n'est pas méchant, ne lui faites pas de mal.
—Tiens! je ne m'y fierais pas…. Il se lève la nuit pour étrangler les gens.
—Le fait est qu'il a de vilains yeux.
—Alors ça lui a pris tout d'un coup?
—Oui, tout d'un coup…. Ce que c'est que de nous pourtant! Un homme qui était si doux!… Je m'en vais; ça me fait du mal…. Voici trois sous pour les navets.
Mouret venait de reconnaître Olympe au milieu d'un groupe de femmes. Elle avait acheté des pêches superbes, qu'elle portait dans un petit sac à ouvrage de dame comme il faut. Elle devait raconter quelque histoire émouvante, car les commères qui l'entouraient poussaient des exclamations étouffées, en joignant les mains d'une façon lamentable.
—Alors, achevait-elle, il l'a saisie par les cheveux, et lui aurait coupé la gorge avec un rasoir qui était sur la commode, si nous n'étions pas arrivés à temps pour empêcher le crime…. Ne lui dites rien, il ferait un malheur.
—Hein? quel malheur? demanda Mouret effaré à Olympe.
Les femmes s'étaient écartées, Olympe avait l'air de se tenir sur ses gardes; elle s'esquiva prudemment, murmurant:
—Ne vous fâchez pas, monsieur Mouret…. Vous feriez mieux de rentrer à la maison.
Mouret se réfugia dans une ruelle qui menait au cours Sauvaire. Les cris redoublaient, il fut poursuivi un instant par la rumeur grondante du marché.
—Qu'ont-ils donc aujourd'hui? pensa-t-il. C'était peut-être de moi qu'ils se moquaient; pourtant je n'ai pas entendu mon nom…. Il y aura eu quelque accident.
Il ôta son chapeau, le regarda, craignant que quelque gamin ne lui eût jeté une poignée de plâtre; il n'avait non plus ni cerf-volant ni queue de rat pendu dans le dos. Cette inspection le calma. Il reprit sa marche de bourgeois en promenade, dans le silence de la ruelle; il déboucha tranquillement sur le cours Sauvaire. Les petits rentiers étaient à leur place, sur un banc, au soleil.
—Tiens! c'est Mouret, dit le capitaine en retraite, d'un air de profond étonnement.
La plus vive curiosité se peignit sur les visages endormis de ces messieurs. Ils allongèrent le cou, sans se lever, laissant Mouret debout devant eux; ils l'étudiaient, des pieds à la tête, minutieusement.
—Alors, vous faites un petit tour? reprit le capitaine, qui paraissait le plus hardi.
—Oui, un petit tour, répéta Mouret, d'une façon distraite; le temps est très-beau.
Ces messieurs échangèrent des sourires d'intelligence. Ils avaient froid, et le ciel venait de se couvrir.
—Très-beau, murmura l'ancien tanneur, vous n'êtes pas difficile… Il est vrai que vous voilà déjà habillé en hiver. Vous avez une drôle de redingote.
Les sourires se changèrent en ricanements. Mouret sembla pris d'une idée subite.
—Regardez donc, demanda-t-il en se tournant brusquement, si je n'ai pas un soleil dans le dos.
Les marchands d'amandes retirés ne purent tenir leur sérieux davantage, ils éclatèrent. Le farceur de la bande, le capitaine, cligna les yeux. —Où donc, un soleil? demanda-t-il. Je ne vois qu'une lune.
Les autres pouffaient, trouvaient cela extrêmement spirituel.
—Une lune? dit Mouret. Rendez-moi le service de l'effacer; elle m'a causé des ennuis.
Le capitaine lui donna trois ou quatre tapes, en ajoutant:
—La! mon brave, vous voilà débarrassé. Ça ne doit pas être commode d'avoir une lune dans le dos…. Vous avez l'air souffrant?
—Je ne me porte pas très-bien, répondit-il de sa voix indifférente.
Et, croyant surprendre des chuchotements sur le banc:
—Oh! je suis joliment soigné à la maison. Ma femme est très-bonne, elle me gâte…. Mais j'ai besoin de beaucoup de repos. C'est pour cela que je ne sors plus, qu'on ne me voit plus comme autrefois. Quand je serai guéri, je reprendrai les affaires.
—Tiens! interrompit brutalement l'ancien maître tanneur, on prétend que c'est votre femme qui ne se porte pas bien.
—Ma femme…. Elle n'est pas malade, ce sont des mensonges! s'écria-t-il en s'animant. Elle n'a rien, rien du tout…. On nous en veut, parce que nous nous tenons tranquilles chez nous…. Ah bien! malade, ma femme! Elle est très-forte, elle n'a seulement jamais mal à la tête.
Et il continua par phrases courtes, balbutiant avec des yeux inquiets d'homme qui ment et une langue embarrassée de bavard devenu silencieux. Les petits rentiers avaient des hochements de tête apitoyés, tandis que le capitaine se frappait le front de l'index. Un ancien chapelier du faubourg, qui avait examiné Mouret depuis son noeud de cravate jusqu'au dernier bouton de sa redingote, s'était finalement absorbé dans le spectacle de ses souliers. Le lacet du soulier gauche se trouvait dénoué, ce qui paraissait exorbitant au chapelier; il poussait du coude ses voisins, leur montrant, d'un clignement d'yeux, ce lacet dont les bouts pendaient. Bientôt tout le banc n'eut plus de regards que pour le lacet. Ce fut le comble. Ces messieurs haussèrent les épaules, de façon à montrer qu'ils ne gardaient plus le moindre espoir.
—Mouret, dit paternellement le capitaine, nouez donc les cordons de votre soulier.
Mouret regarda ses pieds; mais il ne sembla pas comprendre, il se remit à parler. Puis, comme on ne lui répondait plus, il se tut, resta là encore un instant, finit par continuer doucement sa promenade.
—Il va tomber, c'est sûr, déclara le maître tanneur en se levant pour le voir plus longtemps. Hein! est-il drôle? a-t-il assez déménagé?
Au bout du cours Sauvaire, lorsque Mouret passa devant le cercle de la Jeunesse, il retrouva les rires étouffés qui l'accompagnaient depuis qu'il avait mis les pieds dans la rue. Il vit parfaitement, sur le seuil du cercle, Séverin Rastoil qui le désignait à un groupe de jeunes gens. Décidément, c'était de lui que la ville riait ainsi. Il baissa la tête, pris d'une sorte de peur, ne s'expliquant pas cet acharnement, filant le long des maisons. Comme il allait entrer dans la rue Canquoin, il entendit un bruit derrière lui; il tourna la tête, il aperçut trois gamins qui le suivaient: deux grands, l'air effronté, et un tout petit, très-sérieux, tenant à la main une vieille orange ramassée dans un ruisseau. Alors, il suivit la rue Canquoin, coupa par la place des Récollets, se trouva dans la rue de la Banne. Les gamins le suivaient toujours.
—Voulez-vous que j'aille vous tirer les oreilles? leur cria-t-il en marchant sur eux brusquement.
Ils se jetèrent de côté, riant, hurlant, s'échappant à quatre pattes. Mouret, très-rouge, se sentit ridicule. Il fit un effort pour se calmer, il reprit son pas de promenade. Ce qui l'épouvantait, c'était de traverser la place de la Sous-Préfecture, de passer sous les fenêtres des Rougon, avec cette suite de vauriens qu'il entendait grossir et s'enhardir derrière son dos. Comme il avançait, il fut justement obligé de faire un détour pour éviter sa belle-mère qui rentrait des vêpres en compagnie de madame de Condamin.
—Au loup, au loup! criaient les gamins.
Mouret, la sueur au front, les pieds buttant contre les pavés, entendit la vieille madame Bougon dire à la femme du conservateur des eaux et forêts:
—Oh! voyez donc, le malheureux! C'est une honte. Nous ne pouvons tolérer cela plus longtemps.
Alors, irrésistiblement, Mouret se mit à courir. Les bras tendus, la tête perdue, il se précipita dans la rue Balande, où s'engouffra avec lui la bande des gamins, au nombre de dix à douze. Il lui semblait que les boutiquiers de la rue de la Banne, les femmes du marché, les promeneurs du cours, les jeunes messieurs du cercle, les Rougon, les Condamin, tout Plassans, avec ses rires étouffés, roulaient derrière son dos, le long de la pente raide de la rue. Les enfants tapaient des pieds, glissaient sur les pavés pointus, faisaient un vacarme de meute lâchée dans le quartier tranquille.
—Attrape-le! hurlaient-ils.
—Houp! houp! il est rien cocasse, avec sa redingote!
—Ohé! vous autres, prenez par la rue Taravelle; vous le pincerez.
—Au galop! au galop!
Mouvet, affolé, prit un élan désespéré pour atteindre sa porte; mais le pied lui manqua, il roula sur le trottoir, où il resta quelques secondes, abattu. Les gamins, craignant les ruades, firent le cercle en poussant des cris de triomphe; tandis que le tout petit, s'avançant gravement, lui jeta l'orange pourrie, qui s'écrasa sur son oeil gauche. Il se releva péniblement, rentra chez lui, sans s'essuyer. Rose dut prendre un balai pour chasser les vauriens. A partir de ce dimanche, tout Plassans fut convaincu que Mouret était fou à lier. On citait des faits surprenants. Par exemple, il s'enfermait des journées entières dans une pièce nue, où l'on n'avait pas balayé depuis un an; et la chose n'était pas inventée à plaisir, puisque les personnes qui la contaient, la tenaient de la bonne même de la maison. Que pouvait-il faire dans cette pièce nue? Les versions différaient; la bonne disait qu'il faisait le mort, ce qui épouvantait tout le quartier. Au marché, on croyait fermement qu'il cachait une bière, dans laquelle il s'étendait tout de son long, les yeux ouverts, les mains sur la poitrine; et cela du matin au soir, par plaisir.
—Il y a longtemps que la crise le menaçait, répétait Olympe dans toutes les boutiques. Ça couvait; il devenait triste, il cherchait les coins pour se cacher, vous savez, comme les bêtes qui tombent malades. Moi, dès le jour où j'ai mis le pied dans la maison, j'ai dit à mon mari: «Le propriétaire file un vilain coton». Il avait les yeux jaunes, la mine sournoise. Et depuis lors la maison a été en l'air…. Il a eu toutes sortes de lubies. Il comptait les morceaux de sucre, enfermait jusqu'au pain. Il était d'une avarice tellement crasse, que sa pauvre femme n'avait plus de chaussures à se mettre…. En voilà une malheureuse, que je plains de tout mon coeur! Elle en a passé, allez! Vous figurez-vous sa vie avec ce maniaque, qui ne sait plus même se tenir proprement à table; il jette sa serviette au milieu du dîner, il s'en va comme un hébété, après avoir pataugé dans son assiette…. Et taquin avec cela! Il faisait des scènes pour un pot de moutarde dérangé. Maintenant il ne dit plus rien; il a des regards de bête sauvage, il saute à la gorge des gens sans pousser un cri…. J'en vois de drôles. Si je voulais parler….
Lorsqu'elle avait éveillé d'ardentes curiosités et qu'on la pressait de questions, elle murmurait: —Non, non, ça ne me regarde pas…. Madame Mouret est une sainte femme, qui souffre en vraie chrétienne; elle a ses idées là-dessus, il faut les respecter…. Croyez-vous qu'il a voulu lui couper le cou avec un rasoir!
C'était toujours la même histoire, mais elle obtenait un effet certain: les poings se fermaient, les femmes parlaient d'étrangler Mouret. Quand un incrédule hochait la tête, on l'embarrassait tout net en lui demandant d'expliquer les épouvantables scènes de chaque nuit; un fou seul était capable de sauter ainsi à la gorge de sa femme, dès qu'elle se couchait. Il y avait là une pointe de mystère qui aida singulièrement à répandre l'histoire dans la ville. Pendant près d'un mois, la rumeur grossit. Rue Balande, malgré les commérages tragiques colportés par Olympe, le calme s'était fait, les nuits se passaient tranquillement. Marthe avait des impatiences nerveuses, lorsque, sans parler clairement, ses intimes lui recommandaient d'être très-prudente.
—Vous voulez n'en faire qu'à votre tète, n'est-ce pas? disait Rose. Vous venez…. Il recommencera. Nous vous trouverons assassinée, un de ces quatre matins.
Madame Rougon affectait maintenant d'accourir tous les deux jours. Elle entrait d'un air plein d'angoisse, elle demandait à Rose, dès le vestibule:
—Eh bien? aucun accident, aujourd'hui?
Puis, quand elle voyait sa fille, elle l'embrassait avec une fureur de tendresse, comme si elle avait eu peur de ne plus la trouver là. Elle passait des nuits affreuses, disait-elle; elle tremblait à chaque coup de sonnette, s'imaginant toujours qu'on venait lui apprendre quelque malheur; elle ne vivait plus. Et, lorsque Marthe lui affirmait qu'elle ne courait aucun danger, elle la regardait avec admiration, elle s'écriait:
—Tu es un ange! Si je n'étais pas là, tu te laisserais tuer sans pousser un soupir. Mais, sois tranquille, je veille sur toi, je prends mes précautions. Le jour où ton mari lèvera le petit doigt, il aura de mes nouvelles.
Elle ne s'expliquait pas davantage. La vérité était qu'elle rendait visite à toutes les autorités de Plassans. Elle avait ainsi raconté les malheurs de sa fille au maire, au sous-préfet, au président du tribunal, d'une façon confidentielle, en leur faisant jurer une discrétion absolue.
—C'est une mère au désespoir qui s'adresse à vous, murmurait-elle avec une larme; je vous livre l'honneur, la dignité de ma pauvre enfant. Mon mari tomberait malade, si un scandale public avait lieu, et pourtant je ne puis attendre quelque fatale catastrophe…. Conseillez-moi, dites-moi ce que je dois faire.
Ces messieurs furent charmants. Ils la tranquillisèrent, lui promirent de veiller sur madame Mouret, tout en se tenant à l'écart; d'ailleurs, au moindre danger, ils agiraient. Elle insista particulièrement auprès de M. Péqueur des Saulaies et de M. Rastoil, tous les deux voisins de son gendre, pouvant intervenir sur-le-champ, si quelque malheur arrivait.
Cette histoire de fou raisonnable, attendant le coup de minuit pour devenir furieux, donna un vif intérêt aux réunions des deux sociétés dans le jardin des Mouret. On se montra très-empressé de venir saluer l'abbé Faujas. Dès quatre heures, celui-ci descendait, faisant avec bonhomie les honneurs de la tonnelle; il continuait à s'effacer, répondant par des hochements de tête. Les premiers jours, on ne fit que des allusions détournées au drame qui se passait dans la maison; mais, un mardi, M. Maffre, qui regardait la façade d'un air inquiet, se hasarda à demander, en désignant d'un coup d'oeil une fenêtre du premier étage:
—C'est la chambre, n'est-ce pas?
Alors, en baissant la voix, les deux sociétés causèrent de l'étrange aventure qui bouleversait le quartier. Le prêtre donna quelques vagues explications: c'était bien fâcheux, bien triste, et il plaignait tout le monde, sans s'aventurer davantage.
—Mais vous, docteur, demanda madame de Condamin à M. Porquier, vous qui êtes le médecin de la maison, qu'est-ce que vous pensez de tout cela?
Le docteur Porquier hocha longtemps la tête avant de répondre. Il se posa d'abord en homme discret.
—C'est bien délicat, murmura-t-il. Madame Mouret n'est pas d'une forte santé. Quant à monsieur Mouret….
—J'ai vu madame Rougon, dit le sous-préfet. Elle est très-inquiète.
—Son gendre l'a toujours gênée, interrompit brutalement M. de
Condamin. Moi, j'ai rencontré Mouret, l'autre jour, au cercle. Il m'a
battu au piquet. Je l'ai trouvé aussi intelligent qu'à l'ordinaire….
Le digne homme n'a jamais été un aigle.
—Je n'ai point dit qu'il fût fou, comme le vulgaire l'entend, reprit le docteur, qui se crut attaqué; seulement, je ne dis pas non plus qu'il soit prudent de le laisser en liberté.
Cette déclaration produisit une certaine émotion. M. Rastoil regarda instinctivement le mur qui séparait les deux jardins. Tous les visages se tendaient vers le docteur.
—J'ai connu, continuait-il, une dame charmante, qui tenait grand train, donnant à dîner, recevant les personnes les plus distinguées, causant elle-même avec beaucoup d'esprit. Eh bien, dès que cette dame était rentrée dans sa chambre, elle s'enfermait et passait une partie de la nuit à marcher à quatre pattes autour de la pièce, en aboyant comme une chienne. Ses gens crurent longtemps qu'elle cachait une chienne chez elle…. Cette dame offrait un cas de ce que nous autres médecins nous nommons la folie lucide.
L'abbé Surin retenait de petits rires en regardant les demoiselles Rastoil, qu'égayait cette histoire d'une personne comme il faut faisant le chien. Le docteur Porquier se moucha gravement.
—Je pourrais citer vingt histoires semblables, ajouta-t-il; des gens qui paraissent avoir toute leur raison et qui se livrent aux extravagances les plus surprenantes, dès qu'ils se trouvent seuls. Monsieur de Bourdeu a parfaitement connu un marquis, que je ne veux pas nommer, à Valence….
—Il a été mon ami intime, dit M. de Bourdeu; il dînait souvent à la préfecture. Son histoire a fait un bruit énorme.
—Quelle histoire? demanda madame de Condamin, en voyant que le docteur et l'ancien préfet se taisaient.
—L'histoire n'est pas très-propre, reprit M. de Bourdeu, qui se mit à rire. Le marquis, d'une intelligence faible, d'ailleurs, passait les journées entières dans son cabinet, où il se disait occupé à un grand ouvrage d'économie politique…. Au bout de dix ans, on découvrit qu'il y faisait, du matin au soir, de petites boulettes d'égales grosseur avec….
—Avec ses excréments, acheva le docteur d'une voix si grave, que le mot passa et ne fit pas même rougir les dames.
—Moi, dit l'abbé Bourrette, que ces anecdotes amusaient comme des contes de fées, j'ai eu une pénitente bien singulière…. Elle avait la passion de tuer les mouches; elle ne pouvait en voir une, sans éprouver l'irrésistible envie de la prendre. Chez elle, elle les enfilait dans des aiguilles à tricoter. Puis, lorsqu'elle se confessait, elle pleurait à chaudes larmes; elle s'accusait de la mort des pauvres bêtes, elle se croyait damnée…. Jamais je n'ai pu la corriger.
L'histoire de l'abbé eut du succès. M. Péqueur des Saulaies et M.
Rastoil eux-mêmes daignèrent sourire.
—Il n'y a pas grand mal, lorsqu'on ne tue que des mouches, fit remarquer le docteur. Mais les fous lucides n'ont pas tous cette innocence. Il en est qui torturent leur famille par quelque vice caché, passé à l'état de manie, des misérables qui boivent, qui se livrent à des débauches secrètes, qui volent par besoin de voler, qui agonisent d'orgueil, de jalousie, d'ambition. Et ils ont l'hypocrisie de leur folie, à ce point qu'ils parviennent à se surveiller, à mener jusqu'au bout les projets les plus compliqués, à répondre raisonnablement, sans que personne puisse se douter de leurs lésions cérébrales; puis, des qu'ils rentrent dans l'intimité, dès qu'ils sont seuls avec leurs victimes, ils s'abandonnent à leurs conceptions délirantes, ils se changent en bourreaux…. S'ils n'assassinent pas, ils tuent en détail.
—Alors monsieur Mouret? demanda madame de Condamin.
—Monsieur Mouret a toujours été taquin, inquiet, despotique. La lésion paraît s'être aggravée avec l'âge. Aujourd'hui, je n'hésite pas à le placer parmi les fous méchants…. J'ai eu une cliente qui s'enfermait comme lui dans une pièce écartée, où elle passait les journées entières à combiner les actions les plus abominables.
—Mais, docteur, si tel est votre avis, il faut aviser! s'écria M.
Rastoil. Vous devriez faire un rapport à qui de droit.
Le docteur Porquier resta légèrement embarrassé.
—Nous causons, dit-il, en reprenant son sourire de médecin des dames. Si je suis requis, si les choses deviennent graves, je ferai mon devoir.
—Bah! conclut méchamment M. de Condamin, les plus fous ne sont pas ceux qu'on pense…. Il n'y a pas de cervelle saine, pour un médecin aliéniste…. Le docteur vient de nous réciter là une page d'un livre sur la folie lucide, que j'ai lu, et qui est intéressant comme un roman.
L'abbé Faujas avait écouté curieusement, sans prendre part à la conversation. Puis, comme on se taisait, il fit entendre que ces histoires de fou attristaient les dames; il voulut qu'on parlât d'autre chose. Mais la curiosité était éveillée, les deux sociétés se mirent à épier les moindres actes de Mouret. Celui-ci ne descendait plus qu'une heure par jour au jardin, après le déjeuner, pendant que les Faujas restaient à table avec sa femme. Dès qu'il y avait mis les pieds, il tombait sous la surveillance active de la famille Rastoil et des familiers de la sous-préfecture. Il ne pouvait s'arrêter devant un carré de légumes, s'intéresser à une salade, hasarder un geste, sans donner lieu, à droite et à gauche, dans les deux jardins, aux commentaires les plus désobligeants. Tout le monde se tournait contre lui. M. de Condamin seul le défendait encore. Mais, un jour, la belle Octavie lui dit, en déjeunant:
—Qu'est-ce que cela peut vous faire que ce Mouret soit fou?
—A moi? chère amie, absolument rien, répondit-il, étonné.
—Eh bien, alors, laissez-le fou, puisque tout le monde vous dit qu'il est fou…. Je ne sais quelle rage vous avez d'être d'un autre avis que votre femme. Cela ne vous portera pas bonheur, mon cher…. Ayez donc l'esprit, à Plassans, de n'être pas spirituel.
M. de Condamin sourit.
—Vous avez raison comme toujours, dit-il galamment; vous savez que j'ai mis ma fortune entre vos mains…. Ne m'attendez pas pour dîner. Je vais à cheval jusqu'à Saint-Eutrope, pour donner un coup d'oeil à une coupe de bois.
Il partit, mâchonnant un cigare.
Madame de Condamin n'ignorait pas qu'il avait des tendresses pour une petite fille, du côté de Saint-Eutrope. Mais elle était tolérante, elle l'avait même sauvé deux fois des conséquences de très-vilaines histoires. Quant à lui, il était bien tranquille sur la vertu de sa femme; il la savait trop fine pour avoir une intrigue à Plassans.
—Vous n'imagineriez jamais à quoi Mouret passe son temps dans la pièce où il s'enferme? dit le lendemain le conservateur des eaux et forêts, lorsqu'il se rendit à la sous-préfecture. Eh bien, il compte les s qui se trouvent dans la Bible. Il a craint de s'être trompé, et il a déjà recommencé trois fois son calcul… Ma foi! vous aviez raison, il est fêlé du haut en bas, ce farceur-là!
Et, à partir de ce moment, M. de Condamin chargea terriblement Mouret. Il poussait même les choses un peu loin, mettant toute sa hâblerie à inventer des histoires saugrenues, qui ahurissaient la famille Rastoil. Il prit surtout pour victime M. Maffre. Un jour, il lui racontait qu'il avait aperçu Mouret à une des fenêtres de la rue, tout nu, coiffé seulement d'un bonnet de femme, faisant des révérences dans le vide. Un autre jour, il affirmait avec un aplomb étonnant qu'il était certain d'avoir rencontré à trois lieues Mouret, dansant au fond d'un petit bois, comme un homme sauvage; puis, comme le juge de paix semblait douter, il se fâchait, il disait que Mouret pouvait bien s'en aller par les tuyaux de descente, sans qu'on s'en aperçût. Les familiers de la sous-préfecture souriaient; mais, dès le lendemain, la bonne des Rastoil répandait ces récits extraordinaires dans la ville, où la légende de l'homme qui battait sa femme prenait des proportions extraordinaires.
Une après-midi, l'aînée des demoiselles Rastoil, Aurélie, raconta en rougissant que, la veille, s'étant mise à la fenêtre, vers minuit, elle avait aperçu le voisin qui se promenait dans son jardin avec un grand cierge. M. de Condamin crut que la jeune fille se moquait de lui; mais elle donnait des détails précis.
—Il tenait le cierge de la main gauche. Il s'est agenouillé par terre; puis, il s'est traîné sur les genoux en sanglotant. —Peut-être qu'il a commis un crime et qu'il a enterré le cadavre dans son jardin, dit M. Maffre, devenu blême.
Alors, les deux sociétés convinrent de veiller un soir, jusqu'à minuit, s'il le fallait, pour avoir le coeur net de cette aventure. La nuit suivante, elles se tinrent aux aguets dans les deux jardins; mais Mouret ne parut pas. Trois soirées furent ainsi perdues. La sous-préfecture abandonnait la partie; madame de Condamin refusait de rester sous les marronniers, où il faisait un noir terrible, lorsque, la quatrième nuit, par un ciel d'encre, une lumière tremblota au rez-de-chaussée des Mouret. M. Péqueur des Saulaies, averti, se glissa lui-même dans l'impasse des Chevillottes, pour inviter la famille Rastoil à venir sur la terrasse de son hôtel, d'où l'on dominait le jardin voisin. Le président, à l'affût avec ses demoiselles derrière sa cascade, eut une courte hésitation, réfléchissant que, politiquement, il s'engageait beaucoup en allant ainsi chez le sous-préfet; mais la nuit était si sombre, sa fille Aurélie tenait tellement à prouver la réalité de son histoire, qu'il suivit M. Péqueur des Saulaies, à pas étouffés, dans l'ombre. Ce fut de la sorte que la légitimité, à Plassans, pénétra pour la première fois chez un fonctionnaire bonapartiste.
—Ne faites pas de bruit, recommanda le sous-préfet; penchez-vous sur la terrasse.
M. Rastoil et ses demoiselles trouvèrent là le docteur Porquier, madame de Condamin et son mari. Les ténèbres étaient si épaisses, qu'on se salua sans se voir. Cependant, toutes les respirations restaient suspendues. Mouret venait de se montrer sur le perron, avec une bougie plantée dans un grand chandelier de cuisine.
—Vous voyez qu'il tient un cierge, murmura Aurélie.
Personne ne protesta. Le fait fut acquis, Mouret tenait un cierge. Il descendit lentement le perron, tourna à gauche, demeura immobile devant un carré de laitues. Il levait la bougie pour éclairer les salades; sa face apparaissait toute jaune sur le fond noir de la nuit.
—Quelle figure! dit madame de Condamin; j'en rêverai, c'est certain…. Est-ce qu'il dort, docteur? —Non, non, répondit M. Porquier, il n'est pas somnambule, il est bien éveillé…. Vous distinguez la fixité de ses regards; je vous prie aussi de remarquer la sécheresse de ses mouvements….
—Taisez-vous donc, nous n'avons pas besoin d'une conférence, interrompit M. Péqueur des Saulaies.
Alors, le silence le plus profond régna. Mouret ayant enjambé les buis, s'était agenouillé au milieu des salades. Il baissait la bougie, il cherchait le long des rigoles, sous les feuilles vertes étalées. De temps à autre, il avait un petit grognement; il semblait écraser, enfoncer quelque chose en terre. Cela dura près d'une demi-heure.
—Il pleure, je vous le disais bien, répétait complaisamment Aurélie.
—C'est réellement très-effrayant, balbutiait madame de Condamin.
Rentrons, je vous en prie.
Mouret laissa tomber sa bougie, qui s'éteignit. On l'entendit se fâcher et remonter le perron en buttant contre les marches. Les demoiselles Rastoil avaient poussé un léger cri de terreur. Elles ne se rassurèrent que dans le petit salon éclairé, où M. Péqueur des Saulaies voulut absolument que la société acceptât une tasse de thé et des biscuits. Madame de Condamin continuait à être toute tremblante; elle se pelotonnait dans le coin d'une causeuse; elle assurait, avec un sourire attendri, que jamais elle ne s'était sentie si impressionnée, même un matin où elle avait eu la vilaine curiosité d'aller voir une exécution capitale.
—C'est singulier, dit M. Rastoil, qui réfléchissait profondément depuis un instant, Mouret avait l'air de chercher des limaces sous ses salades. Les jardins en sont empoisonnés, et je me suis laissé dire qu'on ne les détruit bien que la nuit.
—Les limaces! s'écria M. de Condamin; allez, il s'inquiète bien des limaces! Est-ce qu'on va chercher des limaces avec un cierge? Je crois plutôt, comme monsieur Maffre, qu'il y a quelque crime là-dessous…. Ce Mouret n'a-t-il jamais eu une domestique qui ait disparu? Il faudrait faire une enquête.
M. Péqueur des Saulaies comprit que son ami le conservateur des eaux et forêts allait un peu loin. Il murmura, en buvant une gorgée de thé:
—Non, non, mon cher. Il est fou, il a des imaginations extraordinaires, voilà tout…. C'est déjà bien assez terrifiant.
Il prit l'assiette de biscuits, qu'il présenta aux demoiselles Rastoil en cambrant sa taille de bel officier; puis, reposant l'assiette, il continua:
—Quand on pense que ce malheureux s'est occupé de politique! Je ne veux pas vous reprocher votre alliance avec les républicains, monsieur le président; mais avouez que le marquis de Lagrifoul avait là un partisan bien étrange.
M. Rastoil était devenu très-grave. Il fit un geste vague, sans répondre.
—Et il s'en occupe toujours; c'est peut-être la politique qui lui tourne la tête, dit la belle Octavie en s'essuyant délicatement les lèvres. On le donne comme très-ardent pour les prochaines élections, n'est-ce pas, mon ami?
Elle s'adressait à son mari, auquel elle jeta un regard.
—Il en crèvera! s'écria M. de Condamin; il répète partout qu'il est le maître du scrutin, qu'il fera nommer un cordonnier, si cela lui plaît.
—Vous exagérez, dit le docteur Porquier; il n'a plus autant d'influence, la ville entière se moque de lui.
—Eh! c'est ce qui vous trompe! S'il le veut, il mènera aux urnes tout le vieux quartier et un grand nombre de villages…. Il est fou, c'est vrai, mais c'est une recommandation…. Je le trouve encore très-raisonnable, pour un républicain.
Cette plaisanterie médiocre obtint un vif succès. Les demoiselles Rastoil eurent elles-mêmes de petits rires de pensionnaire. Le président voulut bien approuver de la tête; il sortit de sa gravité, il dit en évitant de regarder le sous-préfet:
—Lagrifoul ne nous a peut-être pas rendu les services que nous étions en droit d'attendre; mais un cordonnier, ce serait vraiment honteux pour Plassans!
Et il ajouta vivement, comme pour couper court sur la déclaration qu'il venait de faire:
—Il est une heure et demie; c'est une débauche…. Monsieur le sous-préfet, tous nos remercîments.
Ce fut madame de Condamin, qui, en jetant un châle sur ses épaules, trouva moyen de conclure.
—Enfin, dit-elle, on ne peut pas laisser conduire les élections par un homme qui va s'agenouiller au milieu de ses salades, à minuit passé.
Cette nuit devint légendaire. M. de Condamin eut beau jeu, lorsqu'il raconta l'aventure à M. de Bourdeu, à M. Maffre et aux abbés, qui n'avaient pas vu le voisin avec un cierge. Trois jours plus tard, le quartier jurait avoir aperçu le fou qui battait sa femme se promenant la tête couverte d'un drap de lit. Sous la tonnelle, aux réunions de l'après-midi, on se préoccupait surtout de la candidature possible du cordonnier de Mouret. On riait, tout en s'étudiant les uns les autres. C'était une façon de se tâter politiquement. M. de Bourdeu, à certaines confidences de son ami le président, croyait comprendre qu'une entente tacite pourrait se faire sur son nom entre la sous-préfecture et l'opposition modérée, de façon à battre honteusement les républicains. Aussi se montrait-il de plus en plus sarcastique contre le marquis de Lagrifoul, dont il relevait scrupuleusement les moindres bévues à la Chambre. M. Delangre, qui ne venait que de loin en loin, en alléguant les soucis de son administration municipale, souriait finement, à chaque nouvelle moquerie de l'ancien préfet.
—Vous n'avez plus qu'à enterrer le marquis, monsieur le curé, dit-il un jour à l'oreille de l'abbé Faujas.
Madame de Condamin qui l'entendit, tourna la tête, posant un doigt sur ses lèvres avec une moue d'une malice exquise.
L'abbé Faujas, maintenant, laissait parler politique devant lui. Il donnait même parfois un avis, était pour l'union des esprits honnêtes et religieux. Alors, tous renchérissaient, M. Péqueur des Saulaies, M. Rastoil, M. de Bourdeu, jusqu'à M. Maffre. Il devait être si facile de s'entendre entre gens de bien, de travailler en commun à la consolidation des grands principes, sans lesquels aucune société ne saurait exister! Et la conversation tournait sur la propriété, sur la famille, sur la religion. Parfois le nom de Mouret revenait, et M. de Condamin murmurait:
—Je ne laisse venir ma femme ici qu'en tremblant. J'ai peur, que voulez-vous!… Vous verrez de drôles de choses, aux élections, s'il est encore libre!
Cependant, tous les matins, Trouche tachait d'effrayer l'abbé Faujas, dans l'entretien qu'il avait régulièrement avec lui. Il lui donnait les nouvelles les plus alarmantes: les ouvriers du vieux quartier s'occupaient beaucoup trop de la maison Mouret; ils parlaient de voir le bonhomme, de juger son état, de prendre son avis.
Le prêtre, d'ordinaire, haussait les épaules. Mais, un jour, Trouche sortit de chez lui, l'air enchanté. Il vint embrasser Olympe en s'écriant:
—Cette fois, ma fille, c'est fait. —Il te permet d'agir? demanda-t-elle.
—Oui, en toute liberté…. Nous allons être joliment tranquilles, quand l'autre ne sera plus là.
Elle était encore couchée; elle se renfonça sous la couverture, faisant des sauts de carpe, riant comme une enfant.
—Ah bien! tout va être à nous, n'est-ce pas?… Je prendrai une autre chambre. Et je veux aller dans le jardin, je veux faire ma cuisine en bas…. Tiens! mon frère nous doit bien ça. Tu lui auras donné un fier coup de main!
Le soir, Trouche arriva vers dix heures seulement au café borgne dans lequel il se rencontrait avec Guillaume Porquier et d'autres jeunes gens comme il faut de la ville. On le plaisanta sur son retard, on l'accusa d'être allé aux remparts avec une des jeunes coquines de l'oeuvre de la Vierge. Cette plaisanterie, d'habitude, le flattait; mais il resta grave. Il dit qu'il avait eu des affaires, des affaires sérieuses. Ce ne fut que vers minuit, quand il eut vidé les carafons du comptoir, qu'il devint tendre et expansif. Il tutoya Guillaume, il balbutia, le dos contre le mur, rallumant sa pipe à chaque phrase:
—J'ai vu ton père, ce soir. C'est un brave homme… J'avais besoin d'un papier. Il a été très-gentil, très-gentil. Il me l'a donné. Je l'ai là, dans ma poche…. Ah! il ne voulait pas d'abord. Il disait que ça regardait la famille. Je lui ai dit: «Moi, je suis la famille, j'ai l'ordre de la maman….» Tu la connais, la maman; tu vas chez elle. Une brave femme. Elle avait paru très-contente, lorsque j'étais allé lui conter l'affaire, auparavant…. Alors, il m'a donné le papier. Tu peux le toucher, tu le sentiras dans ma poche….
Guillaume le regardait fixement, cachant sa vive curiosité sous un rire de doute.
—Je ne mens pas, continua l'ivrogne; le papier est dans ma poche….
Tu l'as senti? —C'est un journal, dit le jeune homme.
Trouche, en ricanant, tira de sa redingote une grande enveloppe, qu'il posa sur la table au milieu des tasses et des verres. Il la défendit un instant contre Guillaume qui avait allongé la main; puis, il la lui laissa prendre, riant plus fort, comme si on l'avait chatouillé. C'était une déclaration du docteur Porquier, fort détaillée, sur l'état mental du sieur François Mouret, propriétaire, à Plassans.
—Alors on va le coffrer? demanda Guillaume en rendant le papier.
—Ça ne te regarde pas, mon petit, répondit Trouche, redevenu défiant. C'est pour sa femme, ce papier-là. Moi, je ne suis qu'un ami qui aime à rendre service. Elle fera ce qu'elle voudra…. Elle ne peut pas non plus se laisser massacrer, cette pauvre dame.
Il était si gris, que, lorsqu'on les mit à la porte du café, Guillaume dut l'accompagner jusqu'à la rue Balande. Il voulait se coucher sur tous les bancs du cours Sauvaire. Arrivé à la place de la Sous-Préfecture, il sanglota, il répéta:
—Il n'y a plus d'amis, c'est parce que je suis pauvre qu'on me méprise… Toi, tu es un bon garçon. Tu viendras prendre le café avec nous, quand nous serons les maîtres. Si l'abbé nous gêne, nous l'enverrons rejoindre l'autre… Il n'est pas fort, l'abbé, malgré ses grands airs; je lui fais voir les étoiles en plein midi… Tu es un ami, un vrai, n'est-ce pas? Le Mouret est enfoncé, nous boirons son vin.
Lorsqu'il eut mis Trouche à sa porte, Guillaume traversa Plassans endormi et vint siffler doucement devant la maison du juge de paix. C'était un signal. Les fils Maffre, que leur père enfermait de sa main dans leur chambre, ouvrirent une croisée du premier étage, d'où ils descendirent en s'aidant des barreaux dont les fenêtres du rez-de-chaussée étaient barricadées. Chaque nuit, ils allaient ainsi au vice, en compagnie du fils Porquier.
—Ah bien! leur dit celui-ci, lorsqu'ils eurent gagné en silence les ruelles noires des remparts, nous aurions tort de nous gêner…. Si mon père parle encore de m'envoyer faire pénitence dans quelque trou, j'ai de quoi lui répondre…. Voulez-vous parier que je me fais recevoir du cercle de la Jeunesse, quand je voudrai?
Les fils Maffre tinrent le pari. Tous trois se glissèrent dans une maison jaune, à persiennes vertes, adossée dans un angle des remparts, au fond d'un cul-de-sac.
La nuit suivante, Marthe eut une crise épouvantable. Elle avait assisté, le matin, à une longue cérémonie religieuse, qu'Olympe avait tenu à voir jusqu'au bout. Lorsque Rose et les locataires accoururent aux cris déchirants qu'elle jetait, ils la trouvèrent étendue au pied du lit, le front fendu. Mouret, à genoux au milieu des couvertures, frissonnait.
—Cette fois, il l'a tuée! cria la cuisinière.
Et elle le prit entre ses bras, bien qu'il fût en chemise, le poussa à travers la chambre, jusque dans son bureau, dont la porte se trouvait de l'autre côté du palier; elle retourna lui jeter un matelas et des couvertures. Trouche était parti en courant chercher le docteur Porquier. Le docteur pansa la plaie de Marthe; deux lignes plus bas, dit-il, le coup était mortel. En bas, dans le vestibule, devant tout le monde, il déclara qu'il fallait agir, qu'on ne pouvait laisser plus longtemps la vie de madame Mouret à la merci d'un fou furieux.
Marthe dut garder le lit, le lendemain. Elle avait encore un peu de délire; elle voyait une main de fer qui lui ouvrait le crâne avec une épée flamboyante. Rose refusa absolument à Mouret de le laisser entrer. Elle lui servit à déjeuner dans le bureau, sur la table poussiéreuse. Il ne mangea pas. Il regardait stupidement son assiette, lorsque la cuisinière introduisit auprès de lui trois messieurs vêtus de noir.
—Vous êtes les médecins? demanda-t-il. Comment va-t-elle?
—Elle va mieux, répondit un des messieurs.
Mouret coupa machinalement du pain, comme s'il allait se mettre à manger.
—J'aurais voulu que les enfants fussent là, murmura-t-il; ils la soigneraient, nous serions moins seuls…. C'est depuis que les enfants sont partis qu'elle est malade…. Je ne suis pas bien, moi non plus.
Il avait porté une bouchée de pain à sa bouche, et de grosses larmes coulaient sur ses joues. Le personnage qui avait déjà parlé, lui dit alors, en jetant un regard sur ses deux compagnons:
—Voulez-vous que nous allions les chercher, vos enfants?
—Je veux bien! s'écria Mouret, qui se leva. Partons tout de suite.
Dans l'escalier, il ne vit pas Trouche et sa femme, penchés au-dessus de la rampe du second étage, qui le suivaient à chaque marche, de leurs yeux ardents. Olympe descendit rapidement derrière lui, se jeta dans la cuisine, où Rose guettait par la fenêtre, très-émotionnée. Et quand une voiture, qui attendait à la porte, eut emmené Mouret, elle remonta quatre à quatre les deux étages, prit Trouche par les épaules, le fit danser autour du palier, crevant de joie.
—Emballé! cria-t-elle.
Marthe resta huit jours couchée. Sa mère la venait voir chaque après-midi, se montrait d'une tendresse extraordinaire. Les Faujas, les Trouche, se succédaient autour de son lit. Madame de Condamin elle-même lui rendit plusieurs visites. Il n'était plus question de Mouret. Rose répondait à sa maîtresse que monsieur avait dû aller à Marseille; mais, lorsque Marthe put descendre pour la première fois et se mettre à table dans la salle à manger, elle s'étonna, elle demanda son mari avec un commencement d'inquiétude.
—Voyons, chère dame, ne vous faites pas de mal, dit madame Faujas; vous retomberez au lit. Il a fallu prendre un parti. Vos amis ont dû se consulter et agir dans vos intérêts.
—Vous n'avez pas à le regretter, s'écria brutalement Rose, après le coup de bâton qu'il vous a donné sur la tête. Le quartier respire depuis qu'il n'est plus là. On craignait toujours qu'il ne mît le feu ou qu'il ne sortît dans la rue avec un couteau. Moi, je cachais tous les couteaux de ma cuisine; la bonne de monsieur Rastoil aussi… Et votre pauvre mère qui ne vivait plus!… Allez, le monde qui venait vous voir pendant votre maladie, toutes ces dames, tous ces messieurs, me le disaient bien, lorsque je les reconduisais: C'est un bon débarras pour Plassans. Une ville est toujours sur le qui-vive, quand un homme comme ça va et vient en liberté.
Marthe écoutait ce flux de paroles, les yeux agrandis, horriblement pâle. Elle avait laissé retomber sa cuiller; elle regardait en face d'elle, par la fenêtre ouverte, comme si quelque vision, montant derrière les arbres fruitiers du jardin, l'avait térrifiée.
—Les Tulettes, les Tulettes! bégaya-t-elle en se cachant les yeux sous ses mains frémissantes.
Elle se renversait, se roidissait déjà dans une attaque de nerfs, lorsque l'abbé Faujas, qui avait achevé son potage, lui prit les mains, qu'il serra fortement, et en murmurant de sa voix la plus souple:
—Soyez forte devant cette épreuve que Dieu vous envoie. Il vous accordera des consolations, si vous ne vous révoltez pas; il saura vous ménager le bonheur que vous méritez. Sous la pression des mains du prêtre, sous la tendre inflexion de ses paroles, Marthe se redressa, comme ressuscitée, les joues ardentes.
—Oh! oui, dit-elle en sanglotant, j'ai besoin de beaucoup de bonheur, promettez-moi beaucoup de bonheur.
XIX
Les élections générales devaient avoir lieu en octobre. Vers le milieu de septembre, monseigneur Rousselot partit brusquement pour Paris, après avoir eu un long entretien avec l'abbé Faujas. On parla d'une maladie grave d'une de ses soeurs, qui habitait Versailles. Cinq jours plus tard, il était de retour; il se faisait faire une lecture par l'abbé Surin, dans son cabinet. Renversé au fond d'un fauteuil, frileusement enveloppé dans une douillette de soie violette, bien que la saison fut encore très-chaude, il écoutait avec un sourire la voix féminine du jeune abbé qui scandait amoureusement des strophes d'Anacréon.
—Bien, bien, murmurait-il, vous avez la musique de cette belle langue.
Puis, regardant la pendule, le visage inquiet, il reprit:
—Est-ce que l'abbé Faujas est déjà venu ce matin?… Ah! mon enfant, que de tracas! J'ai encore dans les oreilles cet abominable tapage du chemin de fer… A Paris, il a plu tout le temps! J'avais des courses aux quatre coins de la ville, je n'ai vu que de la boue. L'abbé Surin posa son livre sur le coin d'une console.
—Monseigneur est-il satisfait des résultats de son voyage? demanda-t-il avec la familiarité d'un enfant gâté.
—Je sais ce que je voulais savoir, répondit l'évêque en retrouvant son fin sourire. J'aurais dû vous emmener. Vous auriez appris des choses utiles à connaître, quand on a votre âge, et qu'on est destiné à l'épiscopat par sa naissance et ses relations.
—Je vous écoute, monseigneur, dit le jeune prêtre d'un air suppliant.
Mais le prélat hocha la tête.
—Non, non, ces choses-là ne se disent pas… Soyez l'ami de l'abbé Faujas, il pourra peut-être beaucoup pour vous un jour. J'ai eu des renseignements très-complets.
L'abbé Surin joignit les mains, d'un geste de curiosité si câline, que monseigneur Rousselot continua:
—Il avait eu des difficultés à Besançon…. Il était à Paris, très-pauvre, dans un hôtel garni. C'est lui qui est allé s'offrir. Le ministre cherchait justement des prêtres dévoués au gouvernement. J'ai compris que Faujas l'avait d'abord effrayé, avec sa mine noire et sa vieille soutane. C'est à tout hasard qu'il l'a envoyé ici…. Le ministre s'est montré très-aimable pour moi.
L'évêque achevait ses phrases par un léger balancement de la main, cherchant les mots, craignant d'en trop dire. Puis, l'affection qu'il portait à son secrétaire remporta; il ajouta vivement:
—Enfin, croyez-moi, soyez utile au curé de Saint-Saturnin; il va avoir besoin de tout le monde, il me paraît homme à n'oublier ni une injure ni un bienfait. Mais ne vous liez pas avec lui. Il finira mal. Ceci est une impression personnelle.
—Il finira mal? répéta le jeune abbé avec surprise.
—Oh! en ce moment, il est en plein triomphe…. C'est sa figure qui m'inquiète, mon enfant; il a un masque terrible. Cet homme-là ne mourra pas dans son lit…. N'allez pas me compromettre; je ne demande qu'à vivre tranquille, je n'ai plus besoin que de repos.
L'abbé Surin reprenait son livre, lorsque l'abbé Faujas se fit annoncer. Monseigneur Rousselot, l'air riant, les mains tendues, s'avança à sa rencontre, en l'appelant «mon cher curé».
—Laissez-nous, mon enfant, dit-il à son secrétaire, qui se retira.
Il parla de son voyage. Sa soeur allait mieux; il avait pu serrer la main à de vieux amis.
—Et avez-vous vu le ministre? demanda l'abbé Faujas en le regardant fixement.
—Oui, j'ai cru devoir lui faire une visite, répondit l'évêque, qui se sentit rougir. Il m'a dit un grand bien de vous.
—Alors vous ne doutez plus, vous vous confiez à moi?
—Absolument, mon cher curé. D'ailleurs je n'entends rien à la politique, je vous laisse le maître.
Ils causèrent ensemble toute la matinée. L'abbé Faujas obtint de lui qu!il ferait une tournée dans le diocèse; il l'accompagnerait, lui soufflerait ses moindres paroles. Il était nécessaire, en outre, de mander tous les doyens, de façon que les curés des plus petites communes pussent recevoir des instructions. Cela ne présentait aucune difficulté, le clergé obéirait. La besogne la plus délicate était dans Plassans même, dans le quartier Saint-Marc. La noblesse, claquemurée au fond de ses hôtels, échappait entièrement à l'action du prêtre; il n'avait pu agir jusqu'alors que sur les royalistes ambitieux, les Rastoil, les Maffre, les Bourdeu. L'évêque lui promit de sonder certains salons du quartier Saint-Marc où il était reçu. D'ailleurs, en admettant même que la noblesse votât mal, elle ne réunirait qu'une minorité ridicule, si la bourgeoisie cléricale l'abandonnait. —Maintenant, dit monseigneur Rousselot eu se levant, il serait peut-être bon que je connusse le nom de votre candidat, afin de le recommander en toutes lettres.
L'abbé Faujas sourit.
—Un nom est dangereux, répondit-il. Dans huit jours, il ne resterait plus un morceau de notre candidat, si nous le nommions aujourd'hui…. Le marquis de Lagrifoul est devenu impossible. Monsieur de Bourdeu, qui compte se mettre sur les rangs, est plus impossible encore. Nous les laisserons se détruire l'un par l'autre, nous n'interviendrons qu'au dernier moment…. Dites simplement qu'une élection purement politique serait regrettable, qu'il faudrait, dans l'intérêt de Plassans, un homme choisi en dehors des partis, connaissant à fond les besoins de la ville et du département. Donnez même à entendre que cet homme est trouvé; mais n'allez pas plus loin.
L'évêque sourit à son tour. Il retint le prêtre, au moment où celui-ci prenait congé.
—Et l'abbé Fenil? lui demanda-t-il en baissant la voix. Ne craignez-vous pas qu'il se jette en travers de vos projets?
L'abbé Faujas haussa les épaules.
—Il n'a plus bougé, dit-il.
—Justement, reprit le prélat, cette tranquillité m'inquiète. Je connais Fenil, c'est le prêtre le plus haineux de mon diocèse. Il a peut-être abandonné la vanité de vous battre sur le terrain politique; mais soyez sûr qu'il se vengera d'homme à homme…. Il doit vous guetter du fond de sa retraite.
—Bah! dit l'abbé Faujas, qui montra ses dents blanches, il ne me mangera pas tout vivant, peut-être.
L'abbé Surin venait d'entrer. Quand le curé de Saint-Saturnin fut parti, il égaya beaucoup monseigneur Rousselot, en murmurant: —S'ils pouvaient se dévorer l'un l'autre, comme les deux renards dont il ne resta que les deux queues?
La période électorale allait s'ouvrir. Plassans, que les questions politiques laissent parfaitement calme d'ordinaire, avait un commencement de légère fièvre. Une bouche invisible semblait souffler la guerre dans les rues paisibles. Le marquis de Lagrifoul, qui habitait la Palud, une grosse bourgade voisine, était descendu, depuis quinze jours, chez un de ses parents, le comte de Valqueyras, dont l'hôtel occupait tout un coin du quartier Saint-Marc. Il se faisait voir, se promenait sur le cours Sauvaire, allait à Saint-Saturnin, saluait les personnes influentes, sans sortir cependant de sa maussaderie de gentilhomme. Mais ces efforts d'amabilité, qui avaient suffi une première fois, ne paraissaient pas avoir un grand succès. Des accusations couraient, grossies chaque jour, venues on ne savait de quelle source: le marquis était d'une nullité déplorable; avec un autre homme que le marquis, Plassans aurait eu depuis longtemps un embranchement de chemin de fer, le reliant à la ligne de Nice; enfin, quand un enfant du pays allait voir le marquis à Paris, il devait faire trois ou quatre visites avant d'obtenir le moindre service. Cependant, bien que la candidature du député sortant fût très-compromise par ces reproches, aucun autre candidat ne s'était encore mis sur les rangs d'une façon nette. On parlait de M. de Bourdeu, tout en disant qu'il serait très-difficile de réunir une majorité sur le nom de cet ancien préfet de Louis-Philippe, qui n'avait nulle part des attaches solides. La vérité était qu'une influence inconnue venait, à Plassans, de déranger absolument les chances prévues des différentes candidatures, en rompant l'alliance des légitimistes et des républicains. Ce qui dominait, c'était une perplexité générale, une confusion pleine d'ennui, un besoin de bâcler au plus vite l'élection.
—La majorité est déplacée, répétaient les uns politiques du cours
Sauvaire. La question est de savoir comment elle se fixera.
Dans cette fièvre de division qui passait sur la ville, les républicains voulurent avoir leur candidat. Ils choisirent un maître chapelier, un sieur Maurin, bonhomme très-aimé des ouvriers. Trouche, dans les cafés, le soir, trouvait Maurin bien pâle; il proposait un proscrit de décembre, un charron des Tulettes, qui avait le bon sens de refuser. Il faut dire que Trouche se donnait comme un républicain des plus ardents. Il se serait mis lui-même en avant, disait-il, s'il n'avait pas eu le frère de sa femme dans la calotte; à son grand regret, il se voyait forcé de manger le pain des cagots, ce qui l'obligeait à rester dans l'ombre. Il fut un des premiers à répandre de vilains bruits sur le marquis Lagrifoul; il conseilla également la rupture avec les légitimistes. Les républicains, à Plassans, qui étaient fort peu nombreux, devaient être forcément battus. Mais le triomphe de Trouche fut d'accuser la bande de la sous-préfecture et la bande des Rastoil d'avoir fait disparaître le pauvre Mouret, dans le but de priver le parti démocratique d'un de ses chefs les plus honorables. Le soir où il lança cette accusation, chez un liquoriste de la rue Canquoin, les gens qui se trouvaient là, se regardèrent d'un air singulier. Les commérages du vieux quartier, s'attendrissant sur «le fou qui battait sa femme», maintenant qu'il était enfermé, racontaient que l'abbé Faujas avait voulu se débarrasser d'un mari gênant. Trouche alors, chaque soir, répéta son histoire, en tapant du poing sur les tables des cafés, avec une telle conviction, qu'il finit par imposer une légende dans laquelle M. Péqueur des Saulaies jouait le rôle le plus étrange du monde. Il y eut un retour absolu en faveur de Mouret. Il devint une victime politique, un homme dont on avait craint l'influence, au point de le loger dans un cabanon des Tulettes.
—Laissez-moi arranger mes affaires, disait Trouche d'un air confidentiel. Je planterai là toutes ces sacrées dévotes, et j'en raconterai de belles sur leur oeuvre de la Vierge…. Une jolie maison, où ces dames donnent des rendez-vous!
Cependant, l'abbé Faujas se multipliait; on ne voyait que lui dans les rues, depuis quelque temps. Il se soignait davantage, faisait effort pour garder un sourire aimable aux lèvres. Les paupières, par instants, se baissaient, éteignant la flamme sombre de son regard. Souvent, à bout de patience, las de ces luttes mesquines de chaque jour, il rentrait dans sa chambre nue, les poings serrés, les épaules gonflées de sa force inutile, souhaitant quelque colosse à étouffer pour se soulager. La vieille madame Rougon, qu'il continuait à voir en secret, était son bon génie; elle le chapitrait d'importance, tenait son grand corps plié devant elle sur une chaise basse, lui répétait qu'il devrait plaire, qu'il gâterait tout en montrant bêtement ses bras nus de lutteur. Plus tard, quand il serait le maître, il prendrait Plassans à la gorge, il l'étranglerait, si cela pouvait le contenter. Certes, elle n'était pas tendre pour Plassans, contre lequel elle avait une rancune de quarante années de misère, et qu'elle faisait crever de dépit depuis le coup d'État.
—C'est moi qui porte la soutane, lui disait-elle parfois en souriant; vous avez des allures de gendarme, mon cher curé.
Le prêtre se montrait surtout très-assidu à la salle de lecture du cercle de la Jeunesse. Il y écoulait d'une façon indulgente les jeunes gens parler politique, hochant la tète, répétant que l'honnêteté suffisait. Sa popularité grandissait. Il avait consenti un soir à jouer au billard, s'y montrant d'une force remarquable; en petit comité, il acceptait des cigarettes. Aussi le cercle prenait-il son avis en toutes choses. Ce qui acheva de le poser comme un homme tolérant, ce fut la façon pleine de bonhomie dont il plaida la réception de Guillaume Porquier, qui avait renouvelé sa demande. —J'ai vu ce jeune homme, dit-il; il est venu me faire sa confession générale, et, ma foi! je lui ai donné l'absolution. A tout péché, miséricorde…. Ce n'est pas parce qu'il a décroché quelques enseignes à Plassans et fait des dettes à Paris, qu'il faut le traiter en lépreux.
Lorsque Guillaume eut été reçu, il dit en ricanant aux fils Maffre:
—Eh bien, vous me devez deux bouteilles de champagne…. Vous voyez que le curé fait tout ce que je veux. J'ai une petite machine pour le chatouiller à l'endroit sensible, et alors il rit, mes enfants, il n'a plus rien à me refuser.
—Il n'a pas l'air de beaucoup t'aimer pourtant, fit remarquer
Alphonse; il te regarde joliment de travers.
—Bah! c'est que je l'aurai chatouillé trop fort…. Vous verrez que nous serons bientôt les meilleurs amis du monde.
En effet, l'abbé Faujas parut se prendre d'affection pour le fils du docteur; il disait que ce pauvre jeune homme avait besoin d'être conduit par une main très-douce. Guillaume, en peu de temps, devint le boute-en-train du cercle; il inventa des jeux, fit connaître la recette d'un punch au kirsch, débaucha les tout jeunes gens échappés du collège. Ses vices aimables lui donnèrent une influence énorme. Pendant que les orgues ronflaient au-dessus de la salle de billard, il buvait des chopes, entouré des fils de tous les personnages comme il faut de Plassans, leur racontant des indécences qui les faisaient pouffer de rire. Le cercle glissa ainsi aux polissonneries complotées dans les coins. Mais l'abbé Faujas n'entendait rien. Guillaume le donnait «comme une forte caboche», qui roulait de grandes pensées.
—L'abbé sera évêque quand il voudra, racontait-il. Il a déjà refusé une cure à Paris. Il désire rester à Plassans, il s'est pris de tendresse pour la ville…. Moi, je le nommerais député. C'est lui qui ferait nos affaires à la Chambre! Mais il n'accepterait pas, il est trop modeste…. On pourra le consulter, quand viendront les élections. Il ne mettra personne dedans, celui-là!
Lucien Delangre restait l'homme grave du cercle. Il montrait une grande déférence pour l'abbé Faujas, il lui conquérait le groupe des jeunes gens studieux. Souvent il se rendait avec lui au cercle, causant vivement, se taisant dès qu'ils entraient dans la salle commune.
L'abbé, régulièrement, en sortant du café établi dans les caves des Minimes, se rendait à l'oeuvre de la Vierge. Il arrivait au milieu de la récréation, se montrait en souriant sur le perron de la cour. Alors toutes les galopines accouraient, se disputant ses poches, où traînaient toujours des images de sainteté, des chapelets, des médailles bénites. Il s'était fait adorer de ces grandes filles en leur donnant de petites tapes sur les joues et en leur recommandant d'être bien sages, ce qui mettait des rires sournois sur leurs mines effrontées. Souvent les religieuses se plaignaient à lui; les enfants confiées à leur garde étaient indisciplinables, elles se battaient à s'arracher les cheveux, elles faisaient pis encore. Lui, ne voyait que des peccadilles; il sermonait les plus turbulentes, dans la chapelle, d'où elles sortaient soumises. Parfois, il prenait prétexte d'une faute plus grave pour faire appeler les parents, et les renvoyait, touchés de sa bonhomie. Les galopines de l'oeuvre de la Vierge lui avaient ainsi gagné le coeur des familles pauvres de Plassans. Le soir, en rentrant chez elles, elles racontaient des choses extraordinaires sur monsieur le curé. Il n'était pas rare d'en rencontrer deux, dans les coins sombres des remparts, en train de se gifler, sur la question de décider laquelle des deux monsieur le curé aimait le mieux.
—Ces petites coquines représentent bien deux à trois milliers de voix, pensait Trouche en regardant, de la fenêtre de son bureau, les amabilités de l'abbé Faujas. Il s'était offert pour conquérir «ces petits coeurs», comme il nommait les jeunes filles; mais le prêtre, inquiet de ses regards luisants, lui avait formellement interdit de mettre les pieds dans la cour. Il se contentait, lorsque les religieuses tournaient le dos, de jeter des friandises aux «petits coeurs», comme on jette des miettes de pain aux moineaux. Il emplissait surtout de dragées le tablier d'une grande blonde, la fille d'un tanneur, qui avait, à treize ans, des épaules de femme faite.
La journée de l'abbé Faujas n'était point finie; il rendait ensuite de courtes visites aux dames de la société. Madame Rastoil, madame Delangre, lu recevaient avec des mines ravies; elles répétaient ses moindres mots, se faisaient avec lui un fonds de conversation pour toute une semaine. Mais sa grande amie était madame de Condamin. Celle-là gardait une familiarité souriante, une supériorité de jolie femme qui se sait toute-puissante. Elle avait des bouts de conversation à voix basse, des coups d'oeil, des sourires particuliers, témoignant d'une alliance tenue secrète. Lorsque le prêtre se présentait chez elle, elle mettait d'un regard son mari à la porte. «Le gouvernement entrait en séance», comme disait plaisamment le conservateur des eaux et forêts, qui montait à cheval en toute philosophie. C'était madame Rougon qui avait désigné madame de Condamin au prêtre.
—Elle n'est point encore tout à fait acceptée, lui expliqua-t-elle; c'est une femme très-forte, sous son air joli de coquette. Vous pouvez vous ouvrir à elle; elle verra dans votre triomphe une façon de s'imposer complètement; elle vous sera de la plus sérieuse utilité, si vous avez des places et des croix à distribuer…. Elle a gardé un bon ami à Paris, qui lui envoie du ruban rouge autant qu'elle en demande.
Madame Rougon se tenant à l'écart par une manoeuvre de haute habileté, la belle Octavie était ainsi devenue l'alliée la plus active de l'abbé Faujas. Elle lui conquit ses amis et les amis de ses amis. Elle partait en campagne chaque matin, faisait une étonnante propagande, rien qu'à l'aide des petits saluts qu'elle jetait du bout de ses doigts gantés. Elle agissait surtout sur les bourgeoises, elle décuplait l'influence féminine, dont le prêtre avait senti l'absolue nécessité, dès ses premiers pas dans le monde étroit de Plassans. Ce fut elle qui ferma la bouche aux Paloque, qui s'acharnaient sur la maison des Mouret; elle jeta un gâteau de miel à ces deux monstres.
—Vous nous tenez donc rancune, chère dame? dit-elle un jour à la femme du juge, qu'elle rencontra. Vous avez grand tort; vos amis ne vous oublient pas, ils s'occupent de vous, ils vous ménagent une surprise.
—Une belle surprise! quelque casse-cou! s'écria aigrement madame Paloque. Allez, on ne se moquera plus de nous; j'ai bien juré de rester dans mon coin.
Madame de Condamin souriait.
—Que diriez-vous, demanda-t-elle, si monsieur Paloque était décoré?
La femme du juge resta muette. Un flot de sang lui bleuit la face et la rendit affreuse.
—Vous plaisantez, bégaya-t-elle; c'est encore un coup monté contre nous…. Si ce n'était pas vrai, je ne vous pardonnerais de la vie.
La belle Octavie dut lui jurer que rien n'était plus vrai. La nomination était sûre; seulement, elle ne paraîtrait au Moniteur qu'après les élections, parce que le gouvernement ne voulait pas avoir l'air d'acheter les voix de la magistrature. Et elle laissa entendre que l'abbé Faujas n'était pas étranger à cette récompense attendue depuis si longtemps; il en avait causé avec le sous-préfet.
—Alors, mon mari avait raison, dit madame Paloque effarée. Voilà longtemps qu'il me fait des scènes abominables pour que j'aille offrir des excuses à l'abbé. Moi, je suis entêtée, je me serais plutôt laissé tuer…. Mais du moment que l'abbé veut bien faire le premier pas…. Certainement, nous ne demandons pas mieux que de vivre en paix avec tout le monde. Nous irons demain à la sous-préfecture.
Le lendemain, les Paloque furent très-humbles. La femme dit un mal affreux de l'abbé Fenil. Avec une impudence parfaite, elle raconta même qu'elle était allée le voir, un jour; il avait parlé en sa présence de jeter à la porte de Plassans «toute la clique de l'abbé Faujas».
—Si vous voulez, dit-elle au prêtre en le prenant à l'écart, je vous donnerai une note écrite sous la dictée du grand vicaire. Il y est question de vous. Ce sont, je crois, de vilaines histoires qu'il cherchait à faire imprimer dans la Gazette de Plassans.
—Comment cette note est-elle entre vos mains? demanda l'abbé.
—Elle y est, cela suffit, répondit-elle sans se déconcerter.
Puis, se mettant à sourire:
—Je l'ai trouvée, reprit-elle. Et je me rappelle maintenant qu'il y a, au-dessus d'une rature, deux ou trois mots ajoutés de la main même du grand vicaire…. Je confierai tout cela à votre honneur, n'est-ce pas? Nous sommes de braves gens, nous désirons ne pas être compromis.
Avant d'apporter la note, pendant trois jours, elle feignit d'avoir des scrupules. Il fallut que madame de Condamin lui jurât en particulier que la mise à la retraite de M. Rastoil serait demandée prochainement, de façon à ce que M. Paloque pût enfin hériter de la présidence. Alors, elle livra le papier. L'abbé Faujas ne voulut pas le garder; il le porta à madame Rougon, en la chargeant d'en faire usage, tout en restant elle-même dans l'ombre, si le grand vicaire paraissait se mêler le moins du monde des élections.
Madame de Condamin laissa aussi entrevoir à M. Maffre que l'empereur songeait à le décorer, et promit formellement au docteur Porquier de trouver une place possible pour son garnement de fils. Elle était surtout exquise d'obligeance dans les jardins, aux réunions intimes de l'après-midi. L'été tirait sur sa fin; elle arrivait avec des toilettes légères, un peu frissonnante, risquant des rhumes pour montrer ses bras et vaincre les derniers scrupules de la société Rastoil. Ce fut réellement sous la tonnelle des Mouret que l'élection se décida.
—Eh, bien, monsieur le sous-préfet, dit l'abbé Faujas en souriant, un jour que les deux sociétés étaient réunies, voici la grande bataille qui approche.
On en était venu à rire en petit comité des luttes politiques. On se serrait la main, sur le derrière des maisons, dans les jardins, tout en se dévorant, sur les façades. Madame de Condamin jeta un vif regard à M. Péqueur des Saulaies, qui s'inclina avec sa correction accoutumée, en récitant tout d'une haleine:
—Je resterai sous ma tente, monsieur le curé. J'ai été assez heureux pour faire entendre à Son Excellence que le gouvernement devait s'abstenir, dans l'intérêt immédiat de Plassans. Il n'y aura pas de candidat officiel.
M. de Bourdeu devint pâle. Ses paupières battaient, ses mains avaient un tressaillement de joie.
—Il n'y aura pas de candidat officiel! répéta M. Rastoil, très-remué par cette nouvelle inattendue, sortant de la réserve où il s'était tenu jusque-là.
—Non, reprit M. Péqueur des Saulaies, la ville compte assez d'hommes honorables et elle est assez grande fille pour faire elle-même le choix de son représentant.
Il s'était légèrement incliné du côté de M. de Bourdeu, qui se leva, en balbutiant:
—Sans doute, sans doute.
Cependant, l'abbé Surin avait organisé une partie de «torchon brûlé». Les demoiselles Rastoil, les fils Maffre, Séverin, étaient justement en train de chercher le torchon, le mouchoir même de l'abbé, roulé en tampon, qu'il venait de cacher. Toute la jeunesse tournait autour du groupe des personnes graves, tandis que le prêtre, de sa voix de fausset, criait:
—Il brûle! il brûle!
Ce fut Angélique qui trouva le torchon, dans la poche béante du docteur Porquier, où l'abbé Surin l'avait adroitement glissé. On rit beaucoup, on regarda le choix de celle cachette comme une plaisanterie très-ingénieuse.
—Bourdeu a des chances maintenant, dit M. Rastoil en prenant l'abbé Faujas à part. C'est très-fâcheux. Je ne puis lui dire cela, mais nous ne voterons pas pour lui; il est trop compromis comme orléaniste.
—Voyez donc votre fils Séverin, s'écria madame de Condamin, qui vint se jeter au travers de la conversation. Quel grand enfant! il avait mis le mouchoir sous le chapeau de l'abbé Bourrette.
Puis, elle baissa la voix.
—A propos, je vous félicite, monsieur Rastoil. J'ai reçu une lettre de Paris, où l'on m'assure avoir vu le nom de votre fils sur une liste du garde des sceaux; il sera, je crois, nommé substitut à Faverolles.
Le président s'inclina, le sang au visage. Le ministère ne lui avait jamais pardonné l'élection du marquis de Lagrifoul. C'était depuis ce temps que, par une sorte de fatalité, il n'avait pu ni caser son fils, ni marier ses filles. Il ne se plaignait pas, mais il avait des pincements de lèvres qui en disaient long.
—Je vous faisais donc remarquer, reprit-il, pour cacher son émotion, que Bourdeu est dangereux; d'autre part, il n'est pas de Plassans, il ne connaît pas nos besoins. Autant vaudrait-il réélire le marquis.
—Si monsieur de Bourdeu maintient sa candidature, déclara l'abbé Faujas, les républicains réuniront une minorité imposante, ce qui sera du plus détestable effet.
Madame de Condamin souriait. Elle prétendit ne rien entendre à la politique; elle se sauva, tandis que l'abbé emmenait le président jusqu'au fond de la tonnelle, où il continua l'entretien à voix basse. Quand ils revinrent à petits pas, M. Rastoil répondait:
—Vous avez raison, ce serait un candidat convenable; il n'est d'aucun parti, l'entente se ferait sur son nom…. Je n'aime pas plus que vous l'empire, n'est-ce pas? Mais cela finit par devenir puéril d'envoyer à la Chambre des députés qui n'ont pour mandat que de taquiner le gouvernement. Plassans souffre; il lui faut un homme d'affaires, un enfant du pays en situation de défendre ses intérêts.
—Il brûle! il brûle! criait la voix fluette d'Aurélie.
L'abbé Surin qui conduisait la bande, traversa la tonnelle en furetant.
—Dans l'eau! dans l'eau! répétait maintenant la demoiselle, égayée par l'inutilité des recherches.
Mais un des fils Maffre, ayant soulevé un pot de fleurs, découvrit le mouchoir plié en quatre.
—Cette grande perche d'Aurélie aurait pu se le fourrer dans la bouche, dit madame Paloque: il y a de la place, et personne ne serait allé le chercher là.
Son mari la fit taire d'un regard furieux. Il ne lui tolérait plus la moindre parole aigre. Craignant que M. de Condamin eût entendu, il murmura:
—Quelle belle jeunesse!
—Cher monsieur, disait le garde des eaux et forêts à M. de Bourdeu, votre succès est certain; seulement, prenez vos précautions, lorsque vous serez à Paris. Je sais de bonne source que le gouvernement est décidé à un coup de force, si l'opposition devient gênante.
L'ancien préfet le regarda, très-inquiet, se demandant s'il se moquait de lui. M. Péqueur des Saulaies se contenta de sourire en caressant ses moustaches. Puis, la conversation redevint générale, et M. de Bourdeu crut remarquer que tout le monde le félicitait de son prochain triomphe avec une discrétion pleine de tact. Il goûta une heure de popularité exquise.
—C'est surprenant comme le raisin mûrit plus vite au soleil, fit remarquer l'abbé Bourrette, qui n'avait pas bougé de sa chaise, les yeux levés sur la tonnelle.
—Dans le nord, expliqua le docteur Porquier, la maturité ne s'obtient souvent qu'en dégageant les grappes des feuilles environnantes.
Une discussion sur ce point s'engageait, lorsque Séverin jeta à son tour le cri:
—Il brûle! il brûle!
Mais il avait pendu le mouchoir si naïvement derrière la porte du jardin, que l'abbé Surin le trouva tout de suite. Lorsque ce dernier l'eut caché, la bande fouilla inutilement le jardin, pendant près d'une demi-heure; elle dut donner sa langue aux chiens. Alors, l'abbé le montra au beau milieu d'une plate-bande, roulé si artistement qu'il ressemblait à une pierre blanche. Ce fut le plus joli coup de l'après-midi.
La nouvelle que le gouvernement renonçait à patronner un candidat courut la ville, où elle produisit une grande émotion. Cette abstention eut le résultat logique d'inquiéter les différents groupes politiques qui comptaient chacun sur la diversion d'une candidature officielle pour l'emporter. Le marquis de Lagrifoul, M. de Bourdeu, le chapelier Mourin, semblaient devoir se partager les voix en trois tiers à peu près égaux; il y aurait certainement ballottage, et Dieu savait quel nom sortirait au second tour! A la vérité, on parlait d'un quatrième candidat dont personne ne pouvait dire au juste le nom, un homme de bonne volonté qui consentirait peut-être à mettre tout le monde d'accord. Les électeurs de Plassans, pris de peur, depuis qu'ils se sentaient la bride sur le cou, ne demandaient pas mieux que de s'entendre, en choisissant un de leurs concitoyens agréable aux divers partis.
—Le gouvernement a tort de nous traiter en enfants terribles, disaient d'un ton piqué les fins politiques du cercle du Commerce. Ne dirait-on pas que la ville est un foyer révolutionnaire! Si l'administration avait eu le tact de patronner un candidat possible, nous aurions tous voté pour lui…. Le sous-préfet a parlé d'une leçon. Eh bien, nous ne l'acceptons pas, la leçon. Nous saurons trouver notre candidat nous-mêmes, nous montrerons que Plassans est une ville de bon sens et de véritable liberté.
Et l'on cherchait. Mais les noms mis en avant par des amis ou des intéressés ne faisaient que redoubler la confusion. Plassans, en une semaine, eut plus de vingt candidats. Madame Rougon, inquiète, ne comprenant plus, alla trouver l'abbé Faujas, furieuse contre le sous-préfet. Ce Péqueur était un âne, un bellâtre, un mannequin, bon à décorer un salon officiel; il avait déjà laissé battre le gouvernement, il allait achever de le compromettre par une attitude d'indifférence ridicule.
—Calmez-vous, dit le prêtre qui souriait; cette fois, monsieur
Péqueur des Saulaies se contente d'obéir…. La victoire est certaine.
—Eh! vous n'avez point de candidat! s'écria-t-elle. Où est votre candidat?
Alors, il développa son plan. Elle l'approuva en femme intelligente; mais elle accueillit avec la plus grande surprise le nom qu'il lui confia.
—Comment! dit-elle, c'est lui que vous avez choisi?… Personne n'a jamais songé à lui, je vous assure.
—Je l'espère bien, reprit le prêtre en souriant de nouveau. Nous avions besoin d'un candidat auquel personne ne songeât, de façon que tout le monde pût l'accepter sans se croire compromis.
Puis, avec l'abandon d'un homme fort qui consent à expliquer sa conduite:
—J'ai beaucoup de remercîments à vous adresser, continua-t-il; vous m'avez évité bien des fautes. Je regardais le but, je ne voyais point les ficelles tendues qui auraient peut- être suffi pour me faire casser les membres…. Dieu merci! toute cette petite guerre puérile est finie; je vais pouvoir me remuer à l'aise…. Quant à mon choix, il est bon, soyez-en persuadée. Dès le lendemain de mon arrivée à Plassans, j'ai cherché un homme, et je n'ai trouvé que celui-là. Il est souple, très-capable, très-actif; il a su ne se fâcher avec personne jusqu'ici, ce qui n'est pas d'un ambitieux vulgaire. Je n'ignore pas que vous n'êtes guère de ses amies; c'est même pour cela que je ne vous ai point mise dans la confidence. Mais vous avez tort, vous verrez le chemin que le personnage fera, dès qu'il aura le pied à l'étrier; il mourra dans l'habit d'un sénateur…. Ce qui m'a décidé, enfin, ce sont les histoires qu'on m'a contées de sa fortune. Il aurait repris trois fois sa femme, trouvée en flagrant délit, après s'être fait donner cent mille francs chaque fois par son bonhomme de beau-père. S'il a réellement battu monnaie de cette façon, c'est un gaillard qui sera très-utile à Paris pour certaines besognes…. Oh! vous pouvez chercher. Si vous le mettez à part, il n'y a plus que des imbéciles à Plassans.
—Alors, c'est un cadeau que vous faites au gouvernement, dit en riant
Félicité.
Elle se laissa convaincre. Et ce fut le lendemain que le nom de Delangre courut d'un bout à l'autre de la ville. Des amis, disait-on, à force d'insistance, l'avaient décidé à accepter la candidature. Il s'y était longtemps refusé, se jugeant indigne, répétant qu'il n'était pas un homme politique, que MM. de Lagrifoul et de Bourdeu, au contraire, avaient la longue expérience des affaires publiques. Puis, comme on lui jurait que Plassans avait justement besoin d'un député en dehors des partis, il s'était laissé toucher, mais en faisant les professions de foi les plus expresses. Il était bien entendu qu'il n'irait à la Chambre ni pour vexer, ni pour soutenir quand même le gouvernement; qu'il se considérerait uniquement comme le représentant des intérêts de la ville; que, d'ailleurs, il voterait toujours pour la liberté dans l'ordre et pour l'ordre dans la liberté; enfin qu'il resterait maire de Plassans, de façon à bien montrer le rôle tout conciliant, tout administratif, dont il consentait à se charger. De telles paroles parurent singulièrement sages. Les fins politiques du cercle du Commerce répétaient, le soir même, à l'envi:
—Je l'avais dit, Delangre est l'homme qu'il nous faut…. Je suis curieux de savoir ce que le sous-préfet pourra répondre, quand le nom du maire sortira de l'urne. On ne nous accusera peut-être pas d'avoir voté en écoliers boudeurs; pas plus qu'on ne pourra nous reprocher de nous être mis à genoux devant le gouvernement…. Si l'empire recevait quelques leçons de ce genre, les affaires iraient mieux.
Ce fut une traînée de poudre. La mine était prête, une étincelle avait suffi. De toutes parts à la fois, des trois quartiers de la ville, dans chaque maison, dans chaque famille, le nom de M. Delangre monta au milieu d'un concert d'éloges. Il devenait le Messie attendu, le sauveur ignoré la veille, révélé le matin et adoré le soir.
Au fond des sacristies, au fond des confessionnaux, le nom de M. Delangre était balbutié; il roulait dans l'écho des nefs, tombait des chaires de la banlieue, s'administrait d'oreille à oreille, comme un sacrement, s'élargissait jusqu'au fond des dernières maisons dévotes. Les prêtres le portaient entre les plis de leur soutane; l'abbé Bourrette lui donnait la bonhomie respectable de son ventre; l'abbé Surin, la grâce de son sourire; monseigneur Rousselot, le charme tout féminin de sa bénédiction pastorale. Les dames de la société ne tarissaient pas sur M. Delangre; elles lui trouvaient un si beau caractère, une figure si fine, si spirituelle! Madame Rastoil rougissait encore; madame Paloque était presque belle en s'enthousiasmant; quant à madame de Condamin, elle se serait battue à coups d'éventail pour lui, elle lui gagnait les coeurs par la façon dont elle serrait tendrement la main aux électeurs qui promettaient leurs voix. Enfin, M. Delangre passionnait le cercle de la Jeunesse, Sèverin l'avait pris pour héros, tandis que Guillaume et les fils Maffre allaient lui conquérir des sympathies dans les mauvais lieux de la ville. Et il n'était pas jusqu'aux jeunes coquines de l'oeuvre de la Vierge qui, au fond des ruelles désertes des remparts, ne jouassent au bouchon avec les apprentis tanneurs du quartier, en célébrant les mérites de M. Delangre.
Au jour du scrutin, la majorité fut écrasante. Toute la ville était complice. Le marquis de Lagrifoul, puis M. de Bourdeu, furibonds tous deux, criant à la trahison, avaient retiré leurs candidatures. M. Delangre était donc resté seul en présence du chapelier Maurin. Ce dernier obtint les voix des quinze cents républicains intraitables du faubourg. Le maire eut pour lui les campagnes, la colonie bonapartiste, les bourgeois cléricaux de la ville neuve, les petits détaillants poltrons du vieux quartier, même quelques royalistes naïfs du quartier Saint-Marc, dont les nobles habitants s'abstinrent. Il réunit ainsi trente-trois mille voix. L'affaire fut menée si rondement, le succès emporté avec une telle gaillardise, que Plassans demeura tout surpris, le soir de l'élection, d'avoir eu une volonté si unanime. La ville crut qu'elle venait de faire un rêve héroïque, qu'une main puissante avait dû frapper le sol pour en tirer ces trente-trois mille électeurs, cette armée légèrement effrayante, dont personne jusque là n'avait soupçonné la force. Les politiques du cercle du Commerce se regardaient d'un air perplexe, en hommes que la victoire confond.
Le soir, la société de M. Rastoil se réunit à la société de M. Péqueur des Saulaies, pour se réjouir discrètement dans un petit salon de la sous-préfecture, donnant sur les jardins. On prit le thé. Le grand triomphe de la journée achevait de fondre les deux groupes en un seul. Tous les habitués étaient là.
—Je n'ai fait de l'opposition systématique à aucun gouvernement, finit par déclarer M. Rastoil en acceptant des petits fours que lui passait M. Péqueur des Saulaies. La magistrature doit se désintéresser des luttes politiques. Je confesse même volontiers que l'empire a déjà accompli de grandes choses et qu'il est appelé à en réaliser de plus grandes, s'il persiste dans la voie de la justice et de la liberté.
Le sous-préfet s'inclina, comme si ces éloges se fussent adressés personnellement à lui. La veille, M. Rastoil avait lu au Moniteur le décret nommant son fils Séverin substitut à Faverolles. On causait beaucoup aussi d'un mariage, arrêté entre Lucien Delangre et l'aînée des demoiselles Rastoil.
—Oui, c'est une affaire faite, répondit tout bas M. de Condamin à madame Paloque, qui venait de le questionner à ce sujet. Il a choisi Angeline. Je crois qu'il aurait préféré Aurélie. Mais on lui aura fait comprendre qu'on ne pouvait récemment marier la cadette avant l'aînée.
—Angeline, vous êtes sûr? murmura méchamment madame Paloque; je croyais qu'Angeline avait une ressemblance…
Le conservateur des eaux et forêts mit un doigt sur ses lèvres, en souriant.
—Enfin, c'est au petit bonheur, n'est-ce pas? continua-t-elle. Les liens seront plus forts entre les deux familles…. On est ami, maintenant. Paloque attend la croix. Moi, je trouve tout bien.
M. Delangre n'arriva que très-tard. On lui fit une véritable ovation. Madame de Condamin venait d'apprendre au docteur Porquier que son fils Guillaume était nommé commis principal à la poste. Elle distribuait de bonnes nouvelles, disait que l'abbé Bourrette serait grand vicaire de monseigneur, l'année suivante, donnait un évêché à l'abbé Surin, avant quarante ans, annonçait la croix pour M. Maffre.
—Ce pauvre Bourdeu! dit M. Rastoil avec un dernier regret.
—Eh! il n'est pas à plaindre, s'écria-t-elle gaiement. Je me charge de le consoler. La Chambre n'était pas son affaire. Il lui faut une préfecture…. Dites-lui qu'on finira par lui trouver une préfecture.
Les rires montèrent. L'humeur aimable de la belle Octavie, le soin qu'elle mettait à contenter tout le monde, enchantaient la société. Elle faisait réellement les honneurs de la sous-préfecture. Elle régnait. Et ce fut elle qui, tout en plaisantant, donna à M. Delangre les conseils les plus pratiques sur la place qu'il devait occuper au Corps législatif. Elle le prit à part, lui offrit de l'introduire chez des personnages considérables, ce qu'il accepta avec reconnaissance. Vers onze heures, M. de Condamin parla d'illuminer le jardin. Mais elle calma l'enthousiasme de ces messieurs, en disant que ce ne serait pas convenable, qu'il ne fallait pas avoir l'air de se moquer de la ville.
—Et l'abbé Fenil? demanda-t-elle brusquement à l'abbé Faujas, en le menant dans une embrasure de fenêtre. Je songe à lui, maintenant…. Il n'a donc pas bougé?
—L'abbé Fenil est un homme de sens, répondit le prêtre avec un mince sourire. On lui a fait comprendre qu'il aurait tort de s'occuper de politique désormais.
L'abbé Faujas, au milieu de cette joie triomphante, restait grave. Il avait la victoire rude. Le caquetage de madame de Condamin le fatiguait; la satisfaction de ces ambitieux vulgaires l'emplissait de mépris. Debout, appuyé contre la cheminée, il semblait rêver, les yeux au loin. Il était le maître, il n'avait plus besoin de mentir à ses instincts; il pouvait allonger la main, prendre la ville, la faire trembler. Cette haute figure noire emplissait le salon. Peu à peu, les fauteuils s'étaient rapprochés, formant le cercle autour de lui. Les hommes attendaient qu'il eût un mot de satisfaction, les femmes le sollicitaient des yeux en esclaves soumises. Mais lui, brutalement, rompant le cercle, s'en alla le premier, en prenant congé d'une parole brève.
Quand il rentra chez les Mouret, par l'impasse des Chevillottes et par le jardin, il trouva Marthe seule dans la salle à manger, s'oubliant sur une chaise, contre le mur, très-pâle, regardant de ses yeux vagues la lampe qui charbonnait. En haut, Trouche recevait, chantant une polissonnerie aimable, qu'Olympe et les invités accompagnaient, en tapant les verres du manche des couteaux.
XX
L'abbé Faujas posa la main sur l'épaule de Marthe.
—Que faites-vous là? demanda-t-il. Pourquoi n'êtes-vous pas allée vous coucher?…Je vous avais défendu de m'attendre.
Elle s'éveilla comme en sursaut. Elle balbutia:
—Je croyais que vous rentreriez de meilleure heure. Je me suis endormie…. Rose a dû faire du thé.
Mais le prêtre, appelant la cuisinière, la gronda de ne pas avoir forcé sa maîtresse à se coucher. Il lui parlait sur un ton de commandement, ne souffrant pas de réplique.
—Rose, donnez le thé à monsieur le curé, dit Marthe.
—Eh! je n'ai pas besoin de thé! s'écria-t-il en se fâchant. Couchez-vous tout de suite. C'est ridicule. Je ne suis plus mon maître…. Rose, éclairez-moi.
La cuisinière l'accompagna jusqu'au pied de l'escalier.
—Monsieur le curé sait bien qu'il n'y a pas de ma faute, disait-elle. Madame est bien drôle. Toute malade qu'elle est, elle ne peut pas rester une heure dans sa chambre. Il faut qu'elle aille, qu'elle vienne, qu'elle s'essouffle, qu'elle tourne pour le plaisir de tourner, sans rien faire…. Allez, j'en souffre la première; elle est toujours dans mes jambes, â me gêner…. Puis, lorsqu'elle tombe sur une chaise, c'est pour longtemps. Elle reste là, à regarder devant elle, d'un air effrayé, comme si elle voyait des choses abominables…. Je lui ai dit plus de dix fois, ce soir, qu'elle vous fâcherait en ne montant pas. Elle n'a pas seulement fait mine d'entendre.
Le prêtre prit la rampe, sans répondre. En haut, devant la chambre des Trouche, il allongea le bras, comme pour heurter la porte du poing. Mais les chants avaient cessé; il comprit, au bruit des chaises, que les convives se retiraient; il se hâta de rentrer chez lui. Trouche, en effet, descendit presque aussitôt avec deux camarades ramassés sous les tables de quelque café borgne; il criait dans l'escalier qu'il savait vivre et qu'il allait les reconduire. Olympe se pencha sur la rampe.
—Vous pouvez mettre les verrous, dit-elle à Rose. Il ne rentrera encore que demain matin.
Rose, à laquelle elle n'avait pu cacher l'inconduite de son mari, la plaignait beaucoup. Elle poussa les verrous, grommelant:
—Mariez-vous donc! Les hommes vous battent ou vont courir la gueuse…. Ah bien! j'aime encore mieux être comme je suis.
Quand elle revint, elle trouva de nouveau sa maîtresse assise, retombée dans une sorte de stupeur douloureuse, les regards sur la lampe. Elle la bouscula, la fit monter se mettre au lit. Marthe était devenue très-peureuse. La nuit, disait-elle, elle voyait de grandes clartés sur les murs de sa chambre, elle entendait des coups violents à son chevet. Rose, maintenant, couchait à côté d'elle, dans un cabinet, d'où elle accourait la rassurer, au moindre gémissement. Cette nuit-là, elle se déshabillait encore, lorsqu'elle l'entendit râler; elle la trouva au milieu des couvertures arrachées, les yeux agrandis par une horreur muette, les poings sur la bouche, pour ne pas crier. Elle dut lui parler ainsi qu'à un enfant, écartant les rideaux, regardant sous les meubles, lui jurant qu'elle s'était trompée, que personne n'était là. Ces peurs se terminaient par des crises de catalepsie, qui la tenaient comme morte, la tête sur les oreillers, les paupières levées.
—C'est monsieur qui la tourmente, murmura la cuisinière, en se mettant enfin au lit.
Le lendemain était un des jours de visite du docteur Porquier. Il venait voir madame Mouret deux fois par semaine, régulièrement. Il lui tapota dans les mains, lui répéta avec son optimisme aimable:
—Allons, chère dame, ce ne sera rien…..Vous toussez toujours un peu, n'est-ce pas? Un simple rhume négligé que nous guérirons avec des sirops.
Alors, elle se plaignit de douleurs intolérables dans le dos et dans la poitrine, sans le quitter du regard, cherchant sur son visage, sur toute sa personne, les choses qu'il ne disait pas.
—J'ai peur de devenir folle! laissa-t-elle échapper dans un sanglot.
Il la rassura en souriant. La vue du docteur lui causait toujours une vive anxiété; elle avait une épouvante de cet homme si poli et si doux. Souvent, elle défendait à Rose de le laisser entrer, disant qu'elle n'était pas malade, qu'elle n'avait pas besoin de voir constamment un médecin chez elle. Rose haussait les épaules, introduisait le docteur quand même. D'ailleurs, il finissait par ne plus lui parler de son mal, il semblait lui faire de simples visites de politesse.
Quand il sortit, il rencontra l'abbé Faujas, qui se rendait à Saint-Saturnin. Le prêtre l'ayant questionné sur l'état de madame Mouret: —La science est parfois impuissante, répondit-il gravement; mais la Providence reste inépuisable en bontés…. La pauvre dame a été bien ébranlée. Je ne la condamne pas absolument. La poitrine n'est encore que faiblement attaquée, et le climat est bon, ici.
Il entama alors une dissertation sur le traitement des maladies de poitrine, dans l'arrondissement de Plassans. Il préparait une brochure sur ce sujet, non pas pour la publier, car il avait l'adresse de n'être point un savant, mais pour la lire à quelques amis intimes.
—Et voilà les raisons, dit-il en terminant, qui me font croire que la température égale, la flore aromatique, les eaux salubres de nos coteaux, sont d'une excellence absolue pour la guérison des affections de poitrine.
Le prêtre l'avait écouté de son air dur et silencieux.
—Vous avez tort, répliqua-t-il lentement. Madame Mouret est fort mal à Plassans….Pourquoi ne l'envoyez-vous pas passer l'hiver à Nice?
—À Nice! répéta le docteur inquiet.
Il regarda le prêtre un instant; puis, de sa voix complaisante:
—Elle serait, en effet, très-bien à Nice. Dans l'état de surexcitation nerveuse où elle se trouve, un déplacement aurait de bons résultats. Il faudra que je lui conseille ce voyage…. Vous avez là une excellente idée, monsieur le curé.
Il salua, il entra chez madame de Condamin, dont les moindres migraines lui causaient des soucis extraordinaires. Le lendemain, au dîner, Marthe parla du docteur en termes presque violents. Elle jurait de ne plus le recevoir.
—C'est lui qui me rend malade, dit-elle. N'est-il pas venu me conseiller de voyager, cette après-midi?
—Et je l'approuve fort, déclara l'abbé Faujas, qui pliait sa serviette. Elle le regarda fixement, très-pâle, murmurant à voix plus basse:
—Alors, vous aussi, vous me renvoyez de Plassans? Mais je mourrais, dans un pays inconnu, loin de mes habitudes, loin de ceux que j'aime!
Le prêtre était debout, près de quitter la salle à manger. Il s'approcha, il reprit avec un sourire:
—Vos amis ne désirent que votre santé. Pourquoi vous révoltez-vous ainsi?
—Non, je ne veux pas, je ne veux pas, entendez-vous! s'écria-t-elle en reculant.
Il y eut une courte lutte. Le sang était monté aux joues de l'abbé; il avait croisé les bras, comme pour résister à la tentation de la battre. Elle, adossée au mur, s'était redressée, avec le désespoir de sa faiblesse. Puis, vaincue, elle tendit les mains, elle balbutia:
—Je vous en supplie, laissez-moi ici…. Je vous obéirai.
Et, comme elle éclatait en sanglots, il s'en alla, en haussant les épaules, de l'air d'un mari qui redoute les crises de larmes. Madame Faujas qui achevait tranquillement de dîner, avait assisté à cette scène, la bouche pleine. Elle laissa pleurer Marthe tout à son aise.
—Vous n'êtes pas raisonnable, ma chère enfant, dit-elle enfin en reprenant des confitures. Vous finirez par vous faire détester d'Ovide. Vous ne savez pas le prendre…. Pourquoi refusez-vous de voyager, si cela doit vous faire du bien? Nous garderions votre maison. Vous retrouveriez tout à sa place, allez!
Marthe sanglotait toujours, sans paraître entendre.
—Ovide a tant de soucis, continua la vieille dame. Savez-vous qu'il travaille souvent jusqu'à quatre heures du matin…. Quand vous toussez la nuit, cela l'affecte beaucoup et lui ôte toutes ses idées. Il ne peut plus travailler, il souffre plus que vous…. Faites-le pour Ovide, ma chère enfant; allez-vous en, revenez-nous bien portante.
Mais, relevant sa face rouge de larmes, mettant dans un cri toute son angoisse, Marthe cria:
—Ah! tenez, le ciel ment!
Les jours suivants, il ne fut plus question du voyage à Nice. Madame Mouret s'affolait à la moindre allusion. Elle refusait de quitter Plassans, avec une énergie si désespérée, que le prêtre lui-même comprit le danger d'insister sur ce projet. Elle commençait à l'embarrasser terriblement dans son triomphe. Comme le disait Trouche en ricanant, c'était elle qu'on aurait dû envoyer aux Tulettes la première. Depuis l'enlèvement de Mouret, elle s'enfermait dans les pratiques religieuses les plus rigides, évitant de prononcer le nom de son mari, demandant à la prière un engourdissement de tout son être. Mais elle restait inquiète, revenant de Saint-Saturnin, avec un besoin plus âpre d'oubli.
—La propriétaire tourne joliment de l'oeil, racontait chaque soir Olympe à son mari. Aujourd'hui je l'ai accompagnée à l'église; j'ai dû la ramasser par terre…. Tu rirais, si je te répétais tout ce qu'elle vomit contre Ovide; elle est furieuse, elle dit qu'il n'a pas de coeur, qu'il l'a trompée en lui promettant un tas de consolations. Et contre le bon Dieu, donc! Il faut l'entendre! Il n'y a qu'une dévote pour si mal parler de la religion. On croirait que le bon Dieu lui a fait tort d'une grosse somme d'argent…. Veux-tu que je te dise? je crois que son mari vient lui tirer les pieds, la nuit.
Trouche s'amusait beaucoup de toutes ces histoires.
—Tant pis pour elle, répondait-t-il. Si ce farceur de Mouret est là-bas, c'est qu'elle l'a bien voulu. A la place de Faujas, je sais comment j'arrangerais les choses; je la rendrais contente et douce comme un mouton. Mais il est bête, Faujas; il y laissera sa peau, tu verras…. Écoute, ma fille, ton frère n'est pas assez gentil avec nous pour qu'on le tire d'embarras. Moi, je rirais le jour où la propriétaire lui fera faire le plongeon. Que diable, quand on est bâti comme ça, on ne met pas une femme dans son feu!
—Oui, Ovide nous méprise trop, murmurait Olympe.
Alors Trouche baissait la voix.
—Dis donc, si la propriétaire se jetait dans quelque puits avec ton bête de frère, nous resterions les maîtres; la maison serait à nous. Il y aurait une jolie pelote à faire…. Ce serait un vrai dénoûment, celui-là.
Les Trouche d'ailleurs, avaient envahi le rez-de-chaussée, depuis le départ de Mouret. Olympe s'était plainte d'abord que les cheminées fumaient, en haut; puis, elle avait fini par persuader à Marthe que le salon, abandonné jusque-là, était la pièce la plus saine de la maison. Rose ayant reçu l'ordre d'y faire un grand feu, les deux femmes passèrent là les journées, dans des causeries sans fin, en face des bûches énormes qui flambaient. Un des rêves d'Olympe était de vivre ainsi, bien habillée, allongée sur un canapé, au milieu du luxe d'un bel appartement. Elle décida Marthe à changer le papier du salon, à acheter des meubles et un tapis. Alors, elle fut une dame. Elle descendait en pantoufles et en peignoir, elle parlait en maîtresse de maison.
—Cette pauvre madame Mouret, disait-elle, a tant de tracas, qu'elle m'a suppliée de l'aider. Je m'occupe un peu de ses affaires. Que voulez-vous? c'est une bonne oeuvre.
Elle avait, en effet, su gagner la confiance de Marthe, qui, par lassitude, se déchargeait sur elle des menus soins de la maison. C'était elle qui tenait les clefs de la cave et des armoires; en outre, elle payait les fournisseurs. Longtemps elle se consulta pour savoir si elle manoeuvrerait de façon à s'installer également dans la salle à manger. Mais Trouche l'en dissuada: ils ne seraient plus libres de manger ni de boire à leur gré; ils n'oseraient seulement pas boire leur vin pur ni inviter un ami à venir prendre le café. Seulement, Olympe promit à son mari de lui monter sa portion des desserts. Elle s'emplissait les poches de sucre, elle apportait jusqu'à des bouts de bougie. A cet effet, elle avait cousu de grandes poches de toile, qu'elle attachait sous sa jupe et qu'elle mettait un bon quart d'heure à vider chaque soir.
—Vois-tu, c'est une poire pour la soif, murmurait-elle en entassant les provisions pêle-mêle dans une malle, qu'elle poussait ensuite sous son lit. Si nous venions à nous lâcher avec la propriétaire, nous trouverions là de quoi aller un bout de temps…. Il faudra que je monte des pots de confitures et du petit salé.
—Tu es bien bonne de te cacher, répondait Trouche. A ta place, je me ferais apporter tout ça par Rose, puisque tu es la maîtresse.
Lui, s'était donné le jardin. Longtemps il avait jalousé Mouret en le voyant tailler ses arbres, sabler ses allées, arroser ses laitues; il caressait le rêve d'avoir à son tour un coin de terre, où il bêcherait et planterait à son aise. Aussi, lorsque Mouret ne fut plus là, envahit-il le jardin avec des projets de bouleversements, de transformations complètes. Il commença par condamner les légumes. Il se disait d'âme tendre et aimait les fleurs. Mais le travail de la bêche le fatigua dès le second jour; un jardinier fut appelé, qui défonça les carrés sous ses ordres, jeta au fumier les salades, prépara le sol à recevoir au printemps des pivoines, des rosiers, des lis, des graines de pieds-d'alouette et de volubilis, des boutures d'oeillets et de géraniums. Puis, une idée lui poussa: il crut comprendre que le deuil, l'air noir des plates-bandes, leur venait de ces grands buis sombres qui les bordaient, et il médita longuement d'arracher les buis.
—Tu as bien raison, déclara Olympe consultée; ça ressemble à un cimetière. Moi, j'aimerais pour bordure des branches de fonte imitant des bois rustiques…. Je déciderai la propriétaire. Fais toujours arracher les buis.
Les buis furent arrachés. Huit jours plus tard, le jardinier posait les bois rustiques. Trouche déplaça encore plusieurs arbres fruitiers qui gênaient la vue, fit repeindre les tonnelles en vert clair, orna le jet d'eau de rocailles. La cascade de M. Rastoil le tentait furieusement; mais il se contenta de choisir la place où il en établirait une semblable, «si les affaires marchaient bien».
—Ce sont les voisins qui doivent ouvrir des yeux! disait-il le soir à sa femme. Ils voient bien qu'un homme de goût est là maintenant…. Au moins, cet été, quand nous nous mettrons à la fenêtre, ça sentira bon, et nous aurons une jolie vue.
Marthe laissait faire, approuvait tous les projets qu'on lui soumettait; d'ailleurs, on finissait par ne plus même la consulter. Les Trouche n'avaient à lutter que contre madame Faujas, qui continuait à leur disputer la maison pied à pied. Lorsque Olympe s'était emparée du salon, elle avait dû livrer une bataille en règle à sa mère. Peu s'en était fallu que celle-ci ne l'emportât. Ce fut le prêtre qui dérangea la victoire.
—Ta gueuse de soeur dit pis que pendre de nous à la propriétaire, se plaignait sans cesse madame Faujas. Je vois dans son jeu, elle veut nous supplanter, avoir tout l'agrément pour elle…. Est-ce qu'elle ne s'établit pas maintenant dans le salon, comme une dame, cette vaurienne!
Le prêtre n'écoutait pas, avait des gestes brusques d'impatience. Un jour il se fâcha, il cria:
—Je vous en prie, mère, laissez-moi tranquille. Ne me parlez plus d'Olympe ni de Trouche…. Qu'ils se fassent pendre, s'ils veulent!
—Ils prennent la maison, Ovide, ils ont des dents de rat. Quand tu voudras ta part, ils auront tout rongé…. Il n'y a que toi qui puisses les faire tenir tranquilles. Il regarda sa mère avec son sourire mince.
—Mère, vous m'aimez bien, murmura-t-il; je vous pardonne…. Rassurez-vous, je veux autre chose que la maison; elle n'est pas à moi, et je ne garde que ce que je gagne. Vous serez glorieuse, lorsque vous verrez ma part…. Trouche m'a été utile. Il faut bien fermer un peu les yeux.
Madame Faujas dut alors battre en retraite. Elle le fit de très-mauvaise grâce, en grondant sous les rires de triomphe dont Olympe la poursuivait. Le désintéressement absolu de son fils la désespérait dans ses rudes appétits, dans ses économies prudentes de paysanne. Elle aurait voulu mettre la maison en sûreté, vide et propre, pour qu'Ovide la trouvât, le jour où il en aurait besoin. Aussi les Trouche, avec leurs dents longues, lui causaient-ils un désespoir d'avare dépouillé par des étrangers; il lui semblait qu'ils dévoraient son bien, qu'ils lui mangeaient la chair, qu'ils les mettaient sur la paille, elle et son enfant préféré. Quand l'abbé lui eut défendu de s'opposer au lent envahissement des Trouche, elle résolut tout au moins de sauver du pillage ce qu'elle pourrait. Alors, elle se prit à voler dans les armoires, comme Olympe; elle s'attacha aussi de grandes poches sous les jupes; elle eut un coffre qu'elle emplit de tout ce qu'elle ramassa, provisions, linge, petits objets.
—Que cachez-vous donc là, mère? lui demanda un soir l'abbé en entrant dans sa chambre, attiré par le bruit qu'elle faisait en remuant le coffre.
Elle balbutia. Mais lui, comprenant, s'abandonna à une colère épouvantable.
—Quelle honte! cria-t-il. Vous voilà voleuse, maintenant! Et qu'arriverait-il, si l'on vous surprenait? Je serais la fable de la ville.
—C'est pour toi, Ovide, murmurait-elle. —Voleuse, ma mère est voleuse! Vous croyez peut-être que je vole aussi, moi, que je suis venu ici pour voler, que ma seule ambition est d'allonger les mains et de voler! Mon Dieu! quelle idée avez-vous donc de moi?… Il faudra nous séparer, mère, si nous ne nous entendons pas davantage.
Cette parole terrassa la vieille femme. Elle était restée agenouillée devant le coffre; elle se trouva assise sur le carreau, toute pâle, étranglant, les mains tendues. Puis, quand elle put parler:
—C'est pour toi, mon enfant, pour toi seul, je te jure…. Je te l'ai dit, ils prennent tout; elle emporte tout dans ses poches. Toi, tu n'auras rien, pas un morceau de sucre…. Non, non, je ne prendrai plus rien, puisque cela te contrarie; mais tu me garderas avec toi, n'est-ce pas? tu me garderas avec toi….
L'abbé Faujas ne voulut rien lui promettre, tant qu'elle n'aurait pas remis en place tout ce qu'elle avait enlevé. Il présida lui-même, pendant près d'une semaine, au déménagement secret du coffre; il lui regardait emplir ses poches et attendait qu'elle remontât pour faire un nouveau voyage. Par prudence, il ne lui laissait faire que deux voyages, le soir. La vieille femme avait le coeur crevé, à chaque objet qu'elle rendait; elle n'osait pleurer, mais des larmes de regret lui gonflaient les paupières; ses mains étaient plus tremblantes que lorsqu'elle avait vidé les armoires. Ce qui l'acheva, ce fut de constater, dès le second jour, que sa fille Olympe, à chaque chose qu'elle replaçait, venait derrière elle, et s'en emparait. Le linge, les provisions, les bouts de bougie, ne faisaient que changer de poche.
—Je ne descends plus rien, dit-elle à son fils en se révoltant sous ce coup imprévu. C'est inutile, ta soeur ramasse tout derrière mon dos. Ah! la coquine! Autant valait-il lui donner le coffre. Elle doit avoir un joli magot, là-haut …. Je t'en supplie, Ovide, laisse-moi garder ce qui reste. Ça ne fait pas de tort à la propriétaire, puisque, de toutes les façons, c'est perdu pour elle.
—Ma soeur est ce qu'elle est, répondit tranquillement le prêtre; mais je veux que ma mère soit une honnête femme. Vous m'aiderez davantage en ne commettant pas de pareilles actions.
Elle dut tout rendre, et elle vécut dès lors dans une haine farouche des Trouche, de Marthe, de la maison entière. Elle disait que le jour viendrait où il lui faudrait défendre Ovide contre tout ce monde.
Les Trouche alors régnèrent en maîtres. Ils achevèrent la conquête de la maison, ils pénétrèrent dans les coins les plus étroits. L'appartement de l'abbé fut seul respecté. Ils ne tremblaient que devant lui. Ce qui ne les empêchait pas d'inviter des amis, de faire des «gueuletons» qui duraient jusqu'à deux heures du matin. Guillaume Porquier vint avec des bandes de tout jeunes gens. Olympe, malgré ses trente-sept ans, minaudait, et plus d'un collégien échappé la serra de fort près, ce qui lui donnait des rires de femme chatouillée et heureuse. La maison devint pour elle un paradis. Trouche ricanait, la plaisantait, lorsqu'il était seul avec elle; il prétendait avoir trouvé un cartable d'écolier sous ses jupons.
—Tiens! disait-elle sans se fâcher, est-ce que tu ne t'amuses pas, toi?… Tu sais bien que nous sommes libres.
La vérité était que Trouche avait failli compromettre cette vie de cocagne par une escapade trop forte. Une religieuse l'avait surpris en compagnie de la fille d'un tanneur, de cette grande gamine blonde qu'il couvait des yeux depuis longtemps. La petite raconta qu'elle n'était pas la seule, que d'autres aussi avaient reçu des bonbons. La religieuse, connaissant la parenté de Trouche avec le curé de Saint-Saturnin, eut la prudence de ne pas ébruiter l'aventure, avant d'avoir vu ce dernier. Il la remercia, lui fit entendre que la religion serait la première à souffrir d'un pareil scandale. L'affaire fut étouffée, les dames patronnesses de l'oeuvre ne soupçonnèrent rien. Mais l'abbé Faujas eut avec son beau-frère une explication terrible, qu'il provoqua devant Olympe, pour que la femme possédât une arme contre le mari et pût le tenir en respect. Aussi depuis cette histoire, chaque fois que Trouche la contrariait, Olympe lui disait-elle sèchement:
—Va donc donner des bonbons aux petites filles! Ils eurent longtemps une autre épouvante. Malgré la vie grasse qu'ils menaient, bien que fournis de tout par les armoires de la propriétaire, ils étaient criblés de dettes dans le quartier. Trouche mangeait ses appointements au café; Olympe employait à des fantaisies l'argent qu'elle tirait des poches de Marthe, en lui racontant des histoires extraordinaires. Quant aux choses nécessaires à la vie, elles étaient prises religieusement à crédit par le ménage. Une note qui les inquiéta beaucoup fut surtout celle du pâtissier de la rue de la Bane,—elle montait à plus de cent francs, —d'autant plus que ce pâtissier était un homme brutal qui les menaçait de tout dire à l'abbé Faujas. Les Trouche vivaient dans les transes, redoutant quelque scène épouvantable; mais le jour où la note lui fut présentée, l'abbé Faujas paya sans discussion, oubliant même de leur adresser des reproches. Le prêtre semblait au-dessus de ces misères; il continuait à vivre, noir et rigide, dans cette maison livrée au pillage, sans s'apercevoir des dents féroces qui mangeaient les murs, de la ruine lente qui peu à peu faisait craquer les plafonds. Tout s'abîmait autour de lui, pendant qu'il allait droit à son rêve d'ambition. Il campait toujours en soldat dans sa grande chambre nue, ne s'accordant aucun bien-être, se fâchant quand on voulait le gâter. Depuis qu'il était le maître de Plassans, il redevenait sale: son chapeau était rouge, ses bas se crottaient; sa soutane, reprisée chaque matin par sa mère, ressemblait à la loque lamentable, usée, blanchie, qu'il portait dans les premiers temps.
—Bah! elle est encore très-bonne, répondait-il, lorsqu'on hasardait autour de lui quelques timides observations.
Et il l'étalait, la promenait dans les rues, la tête haute, sans s'inquiéter des étranges regards qu'on lui jetait. Il n'y avait pas de bravade dans son cas; c'était une pente naturelle. Maintenant qu'il croyait ne plus avoir besoin de plaire, il retournait à son dédain de toute grâce. Son triomphe était de s'asseoir tel qu'il était, avec son grand corps mal taillé, sa rudesse, ses vêtements crevés, au milieu de Plassans conquis.
Madame de Condamin blessée de cette odeur âcre de combattant qui montait de sa soutane, voulut un jour le gronder maternellement.
—Savez-vous que ces dames commencent à vous détester? lui dit-elle en riant. Elles vous accusent de ne plus faire le moindre frais de toilette…. Auparavant, lorsque vous tiriez votre mouchoir, il semblait qu'un enfant de choeur balançât un encensoir derrière vous.
Il parut très-etonné. Il n'avait pas changé, croyait-il. Mais elle se rapprocha, et d'une voix amicale:
—Voyons, mon cher curé, vous me permettrez de vous parler à coeur ouvert…. Eh bien! vous avez tort de vous négliger. C'est à peine si votre barbe est faite, vous ne vous peignez plus, vos cheveux sont ébourriffés comme si vous veniez de vous battre à coups de poing. Je vous assure, cela produit un très-mauvais effet…. Madame Rastoil et madame Delangre me disaient hier qu'elles ne vous reconnaissaient plus. Vous compromettez vos succès.
Il se mit à rire, d'un rire de défi, en branlant sa tête inculte et puissante. —Maintenant c'est fait, se contenta-t-il de répondre; il faudra bien qu'elles me prennent mal peigné.
Plassans, en effet, dut le prendre mal peigné. Du prêtre souple se dégageait une figure sombre, despotique, pliant toutes les volontés. Sa face redevenue terreuse avait des regards d'aigle; ses grosses mains se levaient, pleines de menaces et de châtiments. La ville fut positivement terrifiée, en voyant le maître qu'elle s'était donné grandir ainsi démesurément, avec la défroque immonde, l'odeur forte, le poil roussi d'un diable. La peur sourde des femmes affermit encore son pouvoir. Il fut cruel pour ses pénitentes, et pas une n'osa le quitter; elles venaient a lui avec des frissons dont elles goûtaient la fièvre.
—Ma chère, avouait madame de Condamin à Marthe, j'avais tort en voulant qu'il se parfumât; je m'habitue, je trouve même qu'il est beaucoup mieux…. Voilà un homme!
L'abbé Faujas régnait surtout à l'évêché. Depuis les élections, il avait fait à monseigneur Rousselot une vie de prélat fainéant. L'évêque vivait avec ses chers bouquins, dans son cabinet, où l'abbé, qui dirigeait le diocèse de la pièce voisine, le tenait réellement sous clef, le laissant voir seulement aux personnes dont il ne se défiait pas. Le clergé tremblait sous ce maître absolu; les vieux prêtres en cheveux blancs se courbaient avec leur humilité ecclésiastique, leur abandon de toute volonté. Souvent, monseigneur Rousselot enfermé avec l'abbé Surin, pleurait de grosses larmes silencieuses; il regrettait la main sèche de l'abbé Fenil, qui avait des heures de caresse, tandis que, maintenant, il se sentait comme écrasé sous une pression implacable et continue. Puis, il souriait, il se résignait, murmurant avec son égoïsme aimable:
—Allons, mon enfant, mettons-nous au travail…. Je ne devrais pas me plaindre, j'ai la vie que j'ai toujours rêvée: une solitude absolue et des livres. Il soupirait, il ajoutait à voix basse:
—Je serais heureux, si je ne craignais de vous perdre, mon cher Surin…. Il finira par ne plus vous tolérer ici. Hier, il m'a paru vous regarder avec des yeux soupçonneux. Je vous en conjure, dites toujours comme lui, mettez-vous de son côté, ne m'épargnez pas. Hélas! je n'ai plus que vous.
Deux mois après les élections, l'abbé Vial, un des grands vicaires de monseigneur, alla s'installer à Rome. Naturellement l'abbé Faujas se donna la place, bien qu'elle fût promise depuis longtemps à l'abbé Bourrette. Il ne nomma pas même ce dernier à la cure de Saint-Saturnin, qu'il quittait; il mit là un jeune prêtre ambitieux, dont il avait fait sa créature.
—Monseigneur n'a pas voulu entendre parler de vous, dit-il sèchement à l'abbé Bourrette, lorsqu'il le rencontra.
Et comme le vieux prêtre balbutiait qu'il verrait monseigneur, qu'il lui demanderait une explication, il ajouti plus doucement:
—Monseigneur est trop souffrant pour vous recevoir. Reposez-vous sur moi, je plaiderai votre cause.
Dès son entrée à la Chambre, M. Delangre avait voté avec la majorité. Plassans était conquis ouvertement à l'empire. Il semblait même que l'abbé mît quelque vengeance à brutaliser ces bourgeois prudents, condamnant de nouveau les petites portes de l'impasse des Chevillottes, forçant M. Rastoil et ses amis à entrer chez le sous-préfet par la place, par la porte officielle. Quand il se montrait aux réunions intimes, ces messieurs restaient très-humbles devant lui. Et telle était la fascination, la terreur sourde de son grand corps débraillé, que, même lorsqu'il n'était pas là, personne n'osait risquer le moindre mot équivoque sur son compte.
—C'est un homme du plus grand mérite, déclarait M. Péqueur des Saulaies, qui comptait sur une préfecture. —Un homme bien remarquable, répétait le docteur Porquier.
Tous hochaient la tête. M. de Condamin, que ce concert d'éloges finissait par agacer, se donnait parfois la joie de les mettre dans l'embarras.
—Il n'a pas un bon caractère, en tout cas, murmurait-il. Cette phrase glaçait la société. Chacun de ces messieurs soupçonnait son voisin d'être vendu au terrible abbé.
—Le grand vicaire a le coeur excellent, hasardait M. Rastoil prudemment; seulement, comme tous les grands esprits, il est peut-être d'un abord un peu sévère.
—C'est absolument comme moi, je suis très-facile à vivre et j'ai toujours passé pour un homme dur, s'écriait M. de Bourdeu, réconcilié avec la société depuis qu'il avait eu un long entretien particulier avec l'abbé Faujas.
Et, voulant remettre tout le monde à son aise, le président reprenait:
—Savez-vous qu'il est question d'un évêché pour le grand vicaire?
Alors, c'était un épanouissement. M. Maffre comptait bien que ce serait à Plassans même que l'abbé Faujas deviendrait évêque, après le départ de monseigneur Rousselot, dont la santé était chancelante.
—-Chacun y gagnerait, disait naïvement l'abbé Bourrette. La maladie a aigri monseigneur, et je sais que notre excellent Faujas fait les plus grands efforts pour détruire dans son esprit certaines préventions injustes.
—Il vous aime beaucoup, assurait le juge Paloque, qui venait d'être décoré; ma femme l'a entendu se plaindre de l'oubli dans lequel on vous laisse.
Lorsque l'abbé Surin était là, il faisait chorus; mais, bien qu'il eût la mître dans la poche, selon l'expression des prêtres du diocèse, le succès de l'abbé Faujas l'inquiétait. Il le regardait de son air joli, blessé de sa rudesse, se souvenant de la prédiction de monseigneur, cherchant la fente qui ferait tomber en poudre le colosse.
Cependant, ces messieurs étaient satisfaits, sauf M. de Bourdeu et M. Péqueur des Saulaies, qui attendaient encore les bonnes grâces du gouvernement. Aussi ces deux-là étaient-ils les plus chauds partisans de l'abbé Faujas. Les autres, à la vérité, se seraient révoltés volontiers, s'ils avaient osé; ils étaient las de la reconnaissance continue exigée par le maître, ils souhaitaient ardemment qu'une main courageuse les délivrât. Aussi échangèrent-ils d'étranges regards, aussitôt détournés, le jour où madame Paloque demanda, en affectant une grande indifférence:
—Et l'abbé Fenil, que devient-il donc? Il y a un siècle que je n'ai entendu parler de lui.
Un profond silence s'était fait. M. de Condamin était seul capable de se hasarder sur un terrain aussi brûlant; on le regarda.
—Mais, répondit-il tranquillement, je le crois claquemuré dans sa propriété des Tulettes.
Et madame de Condamin ajouta avec un rire d'ironie:
—On peut dormir en paix: c'est un homme fini, qui ne se mêlera plus des affaires de Plassans.
Marthe seule restait un obstacle. L'abbé Faujas la sentait lui échapper chaque jour davantage; il roidissait sa volonté, appelait ses forces de prêtre et d'homme pour la plier, sans parvenir à modérer en elle l'ardeur qu'il lui avait soufflée. Elle allait au but logique de toute passion, exigeait d'entrer plus avant à chaque heure dans la paix, dans l'extase, dans le néant parfait du bonheur divin. Et c'était en elle une angoisse mortelle d'être comme murée au fond de sa chair, de ne pouvoir se hausser à ce seuil de lumière, qu'elle croyait apercevoir, toujours plus loin; toujours plus haut. Maintenant, elle grelottait, à Saint-Saturnin, dans cette ombre froide où elle avait goûté des approches si pleines d'ardentes délices; les ronflements des orgues passaient sur sa nuque inclinée, sans soulever ses poils follets d'un frisson de volupté; les fumées blanches de l'encens ne l'assoupissaient plus au milieu d'un rêve mystique; les chapelles flambantes, les saints ciboires rayonnant comme des astres, les chasubles d'or et d'argent, pâlissaient, se noyaient, sous ses regards obscurcis de larmes. Alors, ainsi qu'une damnée, brûlée des feux du paradis, elle levait les bras désespérément, elle réclamait l'amant qui se refusait à elle, balbutiant, criant:
—Mon Dieu, mon Dieu! pourquoi vous-êtes vous retiré de moi?
Honteuse, comme blessée de la froideur muette des voûtes, Marthe quittait l'église avec la colère d'une femme dédaignée. Elle rêvait des supplices pour offrir son sang; elle se débattait furieusement dans cette impuissance à aller plus loin que la prière, à ne pas se jeter d'un bond entre les bras de Dieu. Puis, rentrée chez elle, elle n'avait d'espoir qu'en l'abbé Faujas. Lui seul pouvait la donner à Dieu; il lui avait ouvert les joies de l'initiation, il devait maintenant déchirer le voile entier. Et elle imaginait une suite de pratiques aboutissant à la satisfaction complète de son être. Mais le prêtre s'emportait, s'oubliait jusqu'à la traiter grossièrement, refusait de l'entendre, tint qu'elle ne serait point à genoux, humiliée, inerte, ainsi qu'un cadavre. Elle l'écoutait, debout, soulevée par une révolte de tout son corps, tournant contre lui la rancune de ses désirs trompés, l'accusant de la lâche trahison dont elle agonisait.