La Conquête de Plassans
Souvent, la vieille madame Rougon crut devoir intervenir entre l'abbé et sa fille, comme elle le faisait autrefois entre celle-ci et Mouret. Marthe lui ayant conté ses chagrins, elle parla au prête en belle-mère voulant le bonheur de ses enfants, passant le temps à mettre la paix dans leur ménage. —Voyons, lui dit-elle en souriant, vous ne pouvez donc vivre tranquilles! Marthe se plaint toujours, et vous sembla continuellement la bouder…. Je sais bien que les femmes sont exigeantes, mais avouez aussi que vous manquez un peu de complaisance…. Je suis vraiment peinée de ce qui se passe; il serait si facile de vous entendre! Je vous en prie, mon cher abbé, soyez plus doux.
Elle le grondait aussi amicalement de sa mauvaise tenue. Elle sentait, de son flair de femme adroite, qu'il abusait de la victoire. Puis elle excusait sa fille; la chère enfant avait beaucoup souffert, sa sensibilité nerveuse demandait de grands ménagements; d'ailleurs, elle possédait un excellent caractère, un naturel aimant, dont un homme habile devait disposer à sa guise. Mais, un jour qu'elle lui enseignait ainsi la façon de faire de Marthe tout ce qu'il voudrait, l'abbé Faujas se lassa de ces éternels conseils.
—Eh! non, cria-t-il brutalement, votre fille est folle, elle m'assomme, je ne veux plus m'occuper d'elle…. Je payerais cher le garçon qui m'en débarrasserait.
Madame Rougon le regarda fixement, les lèvres pincées.
—Écoutez, mon cher, lui répondit-elle au bout d'un silence, vous manquez de tact; cela vous perdra. Faites la culbute, si ça vous amuse. Moi, en somme, je m'en lave les mains. Je vous ai aidé, non pas pour vos beaux yeux, mais pour être agréable à nos amis de Paris. On m'écrivait de vous piloter, je vous pilotais…. Seulement, retenez bien ceci: je ne souffrirai pas que vous veniez faire le maître chez moi. Que le petit Péqueur, que le bonhomme Rastoil tremblent à la vue de votre soutane, cela est bon. Nous autres, nous n'avons pas peur, nous entendons rester les maîtres. Mon mari a conquis Plassans avant vous, et nous garderons Plassans, je vous en préviens.
A partir de ce jour, il y eut un grand froid entre les Rougon et l'abbé Faujas. Lorsque Marthe vint se plaindre de nouveau, sa mère lui dit nettement:
—Ton abbé se moque de toi. Tu n'auras jamais la moindre satisfaction avec cet homme…. A ta place, je ne me gênerais pas pour lui jeter à la figure ses quatre vérités. D'abord, il est sale comme un peigne depuis quelque temps; je ne comprends pas comment tu peux manger à côté de lui.
La vérité était que madame Rougon avait soufflé à son mari un plan fort ingénieux. Il s'agissait d'évincer l'abbé pour bénéficier de son succès. Maintenant que la ville votait correctement, Rougon, qui n'avait point voulu risquer une campagne ouverte, devait suffire à la maintenir dans le bon chemin. Le salon vert n'en serait que plus puissant. Félicité, dès lors, attendit avec cette ruse patiente à laquelle elle devait sa fortune.
Le jour où sa mère lui jura que l'abbé «se moquait d'elle», Marthe se rendit à Saint-Saturnin, le coeur saignant, résolue à un appel suprême. Elle demeura là deux heures, dans l'église déserte, épuisant les prières, attendant l'extase, se torturant à chercher le soulagement. Des humilités l'aplatissaient sur les dalles, des révoltes la redressaient les dents serrées, tandis que tout son être, tendu follement, se brisait à ne saisir, à ne baiser que le vide de sa passion. Quand elle se leva, quand elle sortit, le ciel lui parut noir; elle ne sentait pas le pavé sons ses pieds, et les rues étroites lui laissaient l'impression d'une immense solitude. Elle jeta son chapeau et son châle sur la table de la salle à manger, elle monta droit à la chambre de l'abbé Faujas.
L'abbé, assis devant sa petite table, songeait, la plume tombée des doigts. Il lui ouvrit, préoccupé; mais, lorsqu'il l'aperçut toute pâle devant lui, avec une résolution ardente dans les yeux, il eut un geste de colère.
—Que voulez-vous? demanda-t-il, pourquoi êtes-vous montée?…
Redescendez et attendez-moi, si vous avez quelque chose à me dire.
Elle le poussa, elle entra sans prononcer une parole.
Lui, hésita un instant, luttant contre la brutalité qui lui faisait déjà lever la main. Il restait debout, en face d'elle, sans refermer la porte grande ouverte.
—Que voulez vous? répéta-t-il; je suis occupé.
Alors, elle alla fermer la porte. Puis, seule avec lui, elle s'approcha. Elle dit enfin:
—J'ai à vous parler.
Elle s'était assise, regardant la chambre, le lit étroit, la commode pauvre, le grand Christ de bois noir, dont la brusque apparition sur la nudité du mur lui donna un court frisson. Une paix glaciale tombait du plafond. Le foyer de la cheminée était vide, sans une pincée de cendre.
—Vous allez prendre froid, dit le prêtre d'une voix calmée. Je vous en prie, descendons.
—Non, j'ai à vous parler, dit-elle de nouveau.
Et, les mains jointes, en pénitente qui se confesse:
—Je vous dois beaucoup…. Avant votre venue, j'étais sans âme. C'est vous qui avez voulu mon salut. C'est par vous que j'ai connu les seules joies de mon existence. Vous êtes mon sauveur et mon père. Depuis cinq ans, je ne vis que par vous et pour vous.
Sa voix se brisait, elle glissait sur les genoux. Il l'arrêta d'un geste.
—Eh bien! cria-t-elle, aujourd'hui je souffre, j'ai besoin de votre aide…. Écoutez-moi, mon père. Ne vous retirez pas de moi. Vous ne pouvez m'abandonner ainsi…. Je vous dis que Dieu ne m'entend plus. Je ne le sens plus…. Ayez pitié, je vous en prie. Conseillez-moi, menez-moi à ces grâces divines dont vous m'avez fait connaître les premiers bonheurs; apprenez-moi ce que je dois faire pour guérir, pour aller toujours plus avant dans l'amour de Dieu. —Il faut prier, dit gravement le prêtre.
—J'ai prié, j'ai prié pendant des heures, la tête dans les mains, cherchant à m'anéantir au fond de chaque mot d'adoration, et je n'ai pas été soulagée, et je n'ai pas senti Dieu.
—Il faut prier, prier encore, prier toujours, prier jusqu'à ce que
Dieu soit touché et qu'il descende en vous.
Elle le regardait avec angoisse.
—Alors, demanda-t-elle, il n'y a que la prière? Vous ne pouvez rien pour moi?
—Non, rien, déclara-t-il rudement.
Elle leva ses mains tremblantes, dans un élan désespéré, la gorge gonflée de colère. Mais elle se contint. Elle balbutia:
—Votre ciel est fermé. Vous m'avez menée jusque-là pour me heurter contre ce mur….. J'étais bien tranquille, vous vous souvenez, quand vous êtes venu. Je vivais dans mon coin, sans un désir, sans une curiosité. Et c'est vous qui m'avez reveillée avec des paroles qui me retournaient le coeur. C'est vous qui m'avez fait entrer dans une autre jeunesse …. Ah! vous ne savez pas quelles jouissances vous me donniez, dans les commencements! C'était une chaleur en moi, douce, qui allait jusqu'au bout de mon être. J'entendais mon coeur. J'avais une espérance immense. A quarante ans, cela me semblait ridicule parfois, et je souriais; puis, je me pardonnais, tant je me trouvais heureuse…. Mais, maintenant, je veux le reste du bonheur promis. Ça ne peut pas être tout. Il y a autre chose, n'est-ce pas? Comprenez donc que je suis lasse de ce désir toujours en éveil, que ce désir m'a brûlée, que ce désir me met en agonie. Il faut que je me dépêche, à présent que je n'ai plus de santé; je ne veux pas être dupe…. Il y a autre chose, dites-moi qu'il y a autre chose.
L'abbé Faujas restait impassible, laissant passer ce flot de paroles ardentes. —Il n'y a rien, il n'y a rien! continua-t-elle avec emportement; alors vous m'avez trompée…. Vous m'avez promis le ciel, en bas, sur la terrasse, par ces soirées pleines d'étoiles. Moi, j'ai accepté. Je me suis vendue, je me suis livrée. J'étais folle, dans ces premières tendresses de la prière…. Aujourd'hui, le marché ne tient plus; j'entends rentrer dans mon coin, retrouver ma vie calme. Je mettrai tout le monde à la porte, j'arrangerai la maison, je raccommoderai le linge à ma place accoutumée, sur la terrasse…. Oui, j'aimais à raccommoder le linge. La couture ne me fatiguait pas…. Et je veux que Désirée soit à côté de moi, sur son petit banc; elle riait, elle faisait des poupées, la chère innocente….
Elle éclata en sanglots.
—Je veux mes enfants!….C'étaient eux qui me protégeaient. Lorsqu'ils n'ont plus été là, j'ai perdu la tête, j'ai commencé à mal vivre…. Pourquoi me les avez-vous pris?… Ils s'en sont allés un à un, et la maison m'est devenue comme étrangère. Je n'y avais plus le coeur. J'étais contente, lorsque je la quittais pour une après-midi; puis, le soir, quand je rentrais, il me semblait descendre chez des inconnus. Jusqu'aux meubles qui me paraissaient hostiles et glacés. Je haïssais la maison…. Mais j'irai les reprendre, les pauvres petits. Ils changeront tout ici, dès leur arrivée…. Ah! si je pouvais me rendormir de mon bon sommeil!
Elle s'exaltait de plus en plus. Le prêtre tenta de la calmer par un moyen qui lui avait souvent réussi.
—Voyons, soyez raisonnable, chère dame, dit-il en cherchant à s'emparer de ses mains pour les tenir serrées entre les siennes.
—Ne me touchez pas! cria-t-elle en reculant. Je ne veux pas…. Quand vous me tenez, je suis faible comme un enfant. La chaleur de vos mains m'emplit de lâcheté…. Ce serait à recommencer demain; car je ne puis plus vivre, voyez-vous, et vous ne m'apaisez que pour une heure.
Elle était devenue sombre. Elle murmura:
—Non, je suis damnée à présent. Jamais je n'aimerai plus la maison. Et si les enfants venaient, ils demanderaient leur père…. Ah! tenez, c'est cela qui m'étouffe…. Je ne serai pardonnée que lorsque j'aurai dit mon crime à un prêtre.
Et tombant à genoux:
—Je suis coupable. C'est pourquoi la face de Dieu se détourne de moi.
Mais l'abbé Faujas voulut la relever.
—Taisez-vous, dit-il avec éclat. Je ne puis recevoir ici votre aveu.
Venez demain à Saint-Saturnin.
—Mon père, reprit-elle en se faisant suppliante, ayez pitié! Demain, je n'aurai plus la force.
—Je vous défends de parler, cria-t-il plus violemment; je ne veux rien savoir, je détournerai la tête, je fermerai les oreilles.
Il reculait, les bras tendus, comme pour arrêter l'aveu sur les lèvres de Marthe. Tous deux se regardèrent un instant en silence, avec la sourde colère de leur complicité.
—Ce n'est pas un prêtre qui vous entendrait, ajouta-t-il d'une voix plus étouffée. Il n'y a ici qu'un homme pour vous juger et vous condamner.
—Un homme! répéta-t-elle affolée. Eh bien! cela vaut mieux. Je préfère un homme.
Elle se releva, continua dans sa fièvre:
—Je ne me confesse pas, je vous dis ma faute. Après les enfants, j'ai laissé partir le père. Jamais il ne m'a battue, le malheureux! C'était moi qui étais folle. Je sentais des brûlures par tout le corps, et je m'égratignais, j'avais besoin du froid des carreaux pour me calmer. Puis, c'était une telle honte après la crise, de me voir ainsi toute nue devant le monde, que je n'osais parler. Si vous saviez quels effroyables cauchemars me jetaient par terre! Tout l'enfer me tournait dans la tête. Lui, le pauvre homme, me faisait pitié, à claquer des dents. Il avait peur de moi. Quand vous n'étiez plus là, il n'osait approcher, il passait la nuit sur une chaise.
L'abbé Faujas essaya de l'interrompre.
—Vous vous tuez, dit-il. Ne remuez pas ces souvenirs. Dieu vous tiendra compte de vos souffrances.
—C'est moi qui l'ai envoyé aux Tulettes, reprit-elle, en lui imposant silence d'un geste énergique. Vous tous, vous me disiez qu'il était fou…. Ah! quelle vie intolérable! Toujours, j'ai eu l'épouvante de la folie. Quand j'étais jeune, il me semblait qu'on m'enlevait le crâne et que ma tête se vidait. J'avais comme un bloc de glace dans le front. Eh bien! cette sensation de froid mortel, je l'ai retrouvée, j'ai eu peur de devenir folle, toujours, toujours… Lui, on l'a emmené. J'ai laissé faire. Je ne savais plus. Mais, depuis ce temps, je ne peux fermer les yeux, sans le voir, là. C'est ce qui me rend singulière, ce qui me cloue pendant des heures à la même place, les yeux ouverts…. Et je connais la maison, je l'ai dans les yeux. L'oncle Macquart me l'a montrée. Elle toute grise comme une prison, avec des fenêtres noires.
Elle étouffait. Elle porta à ses lèvres un mouchoir, qu'elle retira tâché de quelques gouttes de sang. Le prêtre, les bras croisés fortement, attendait la fin de la crise.
—Vous savez tout, n'est-ce pas? acheva-t-elle en balbutiant. Je suis une misérable, j'ai péché pour vous…. Mais donnez-moi la vie, donnez-moi la joie, et j'entre sans remords dans ce bonheur surhumain que vous m'avez promis.
—Vous mentez, dit lentement le prêtre, je ne sais rien, j'ignorais que vous eussiez commis ce crime.
Elle recula à son tour, les mains jointes, bégayant, fixant sur lui des regards terrifiés. Puis, emportée, perdant conscience, se faisant familière:
—Écoutez, Ovide, murmura-t-elle, je vous aime, et vous le savez, n'est-ce pas? Je vous ai aimé, Ovide, le jour où vous êtes entré ici…. Je ne vous le disais pas. Je voyais que cela vous déplaisait. Mais je sentais bien que vous deviniez mon coeur. J'étais satisfaite, j'espérais que nous pourrions être heureux un jour, dans une union toute divine…. Alors, c'est pour vous que j'ai vidé la maison. Je me suis trainée sur les genoux, j'ai été votre servante…. Vous ne pouvez pourtant pas être cruel jusqu'au bout. Vous avez consenti à tout, vous m'avez permis d'être à vous seul, d'écarter les obstacles qui nous séparaient. Souvenez-vous, je vous en supplie. Maintenant que me voilà malade, abandonnée, le coeur meurtri, la tête vide, il est impossible que vous me repoussiez…. Nous n'avons rien dit tout haut, c'est vrai. Mais mon amour parlait et votre silence répondait. C'est à l'homme que je m'adresse, ce n'est pas au prêtre. Vous m'avez dit qu'il n'y avait qu'un homme, ici. L'homme m'entendra…. Je vous aime, Ovide, je vous aime, et j'en meurs.
Elle sanglotait. L'abbé Faujas avait redressé sa haute taille, il s'approcha de Marthe, laissa tomber sur elle son mépris de la femme.
—Ah! misérable chair! dit-il. Je comptais que vous seriez raisonnable, que jamais vous n'en viendriez à cette honte de dire tout haut ces ordures…. Oui, c'est l'éternelle lutte du mal contre les volontés fortes. Vous êtes la tentation d'en bas, la lâcheté, la chute finale. Le prêtre n'a pas d'autre adversaire que vous, et l'on devrait vous chasser des églises, comme impures et maudites.
—Je vous aime, Ovide, balbutia-t-elle encore; je vous aime, secourez-moi.
—Je vous ai déjà trop approchée, continua-t-il. Si j'échoue, ce sera vous, femme, qui m'aurez ôté de ma force par votre seul désir. Retirez-vous, allez-vous-en, vous êtes Satan! Je vous battrai pour faire sortir le mauvais ange de votre corps.
Elle s'était laissé glisser, assise à demi contre le mur muette de terreur, devant le poing dont le prêtre la menaçait. Ses cheveux se dénouaient, une grande mèche blanche lui barrait le front. Lorsque, cherchant un secours dans la chambre nue, elle aperçut le Christ de bois noir, elle eut encore la force de tendre les mains vers lui, d'un geste passionné.
—N'implorez pas la croix, s'écria le prêtre au comble de l'emportement. Jésus a vécu chaste, et c'est pour cela qu'il a su mourir.
Madame Faujas rentrait, tenant au bras un gros panier de provisions. Elle se débarrassa vite, en voyant son fils dans cette épouvantable colère. Elle lui prit les bras.
—Ovide, calme toi, mon enfant, murmura-t-elle en le caressant.
Et, se tournant vers Marthe écrasée, la foudroyant du regard:
—Vous ne pouvez donc pas le laisser tranquille!… Puis-qu'il ne veut pas de vous, ne le rendez pas malade, au moins. Allons, descendez, il est impossible que vous restiez là. Marthe ne bougeait pas. Madame Faujas dut la relever et la pousser vers la porte; elle grondait, l'accusait d'avoir attendu qu'elle fût sortie, lui faisait promettre de ne plus remonter pour bouleverser la maison par de pareilles scènes. Puis, elle ferma violemment la porte sur elle.
Marthe descendit en chancelant. Elle ne pleurait plus. Elle répétait:
—François reviendra, François les mettra tous à la rue.
XXI
La voiture de Toulon, qui passait aux Tulettes, ou se trouvait un relais, partait de Plassans à trois heures. Marthe, redressée par le coup de fouet d'une idée fixe, ne voulut pas perdre un instant; elle remit son châle et son chapeau, ordonna à Rose de s'habiller tout de suite.
—Je ne sais ce que madame peut avoir, dit la cuisinière à Olympe; je crois que nous partons pour un voyage de quelques jours.
Marthe laissa les clefs aux portes. Elle avait hâte d'être dans la rue. Olympe, qui l'accompagnait, essayait vainement de savoir où elle allait et combien de jours elle resterait absente.
—Enfin, soyez tranquille, lui dit-elle sur le seuil, de sa voix aimable; je soignerai bien tout, vous retrouverez tout en ordre…. Prenez votre temps, faites vos affaires. Si vous allez à Marseille, rapportez-nous des coquillages frais.
Et Marthe n'avait pas tourné le coin de la rue Taravelle, qu'Olympe prenait possession de la maison entière. Quand Trouche rentra, il trouva sa femme en train de faire battre les portes, de fouiller les meubles, furetant, chantonnant, emplissant les pièces du vol de ses jupes.
—Elle est partie, et sa rosse de bonne avec elle! lui cria-t-elle, en s'étalant dans un fauteuil. Hein? ce serait une fameuse chance, si elles restaient toutes les deux au fond d'un fossé!… N'importe, nous allons être joliment à notre aise pendant quelque temps. Ouf! c'est bon d'être seuls, n'est-ce pas, Honoré? Tiens, viens m'embrasser pour la peine! Nous sommes chez nous, nous pouvons nous mettre en chemise, si nous voulons.
Cependant, Marthe et Rose arrivèrent juste sur le cours Sauvaire comme la voiture de Toulon partait. Le coupé était libre. Quand la domestique entendit sa maîtresse dire au conducteur qu'elle s'arrêterait aux Tulettes, elle ne s'installa qu'en rechignant. La voiture n'avait pas encore quitté la ville qu'elle grognait déjà, répétant de son air revêche:
—Moi qui croyais que vous étiez enfin raisonnable! Je m'imaginais que nous partions pour Marseille voir monsieur Octave. Nous aurions rapporté une langouste et des clovisses…. Ah bien! je me suis trop pressée. Vous êtes toujours la même, vous allez toujours au chagrin, vous ne savez qu'inventer pour vous mettre la tête à l'envers.
Marthe, dans le coin du coupé, à demi évanouie, s'abandonnait. Une faiblesse mortelle s'emparait d'elle, maintenant qu'elle ne se roidissait plus contre la douleur qui lui brisait la poitrine. Mais la cuisinière ne la regardait même pas.
— Si ce n'est pas une invention baroque d'aller voir monsieur! reprenait-elle. Un joli spectacle, et qui va vous égayer! Nous en aurons pour huit jours à ne pas dormir. Vous pourrez bien avoir peur la nuit, du diable si je me lève pour regarder sous les meubles!… Encore, si votre visite faisait du bien à monsieur; mais il est capable de vous dévisager et d'en crever lui-même. J'espère bien qu'on ne vous laissera pas entrer. C'est défendu d'abord…. Voyez-vous, je n'aurais pas dû monter dans la voiture, quand vous avez parlé des Tulettes; vous n'auriez peut-être pas osé faire la bêtise toute seule.
Un soupir de Marthe l'interrompit. Elle se tourna, la vit toute blême qui étouffait, et se fâcha plus fort, en baissant un carreau pour donner de l'air.
— C'est cela, passez-moi entre les bras maintenant, n'est-ce pas? Est-ce que vous ne seriez pas mieux dans votre lit, à vous soigner ? Quand on pense que vous avez eu la chance de ne rencontrer autour de vous que des gens dévoués, sans seulement dire merci au bon Dieu! Vous savez bien que c'est la vérité. Monsieur le curé, sa mère, sa soeur, jusqu'à monsieur Trouche, sont aux petits soins pour vous; ils se jetteraient dans le feu, ils sont debout à toute heure du jour et de la nuit. J'ai vu madame Olympe pleurer, oui pleurer, lorsque vous étiez malade, la dernière fois. Eh bien! comment reconnaissez-vous leurs bontés ? Vous les mettez dans la peine, vous partez comme une sournoise pour voir monsieur, tout en sachant que cela leur fera beaucoup de chagrin; car ils ne peuvent pas aimer monsieur, qui était si dur pour vous… Tenez, voulez-vous que je vous le dise, madame ? le mariage ne vous a rien valu, vous avez pris la méchanceté de monsieur. Entendez-vous, il y a des jours où vous êtes aussi méchante que lui.
Elle continua ainsi jusqu'aux Tulettes, défendant les Faujas et les Trouche, accusant sa maîtresse de toutes sortes de vilenies. Elle finit par dire:
—Ce sont ces gens-là qui seraient de braves maîtres, s'ils avaient assez d'argent pour avoir des domestiques! Mais la fortune ne tombe jamais qu'aux mauvais coeurs.
Marthe, plus calme, ne répondait pas. Elle regardait vaguement les arbres maigres filer le long de la route, les vastes champs se déplier comme des pièces d'étoffes brune. Les grondements de Rose se perdaient dans les cahots de la voiture.
Aux Tulettes, Marthe se dirigea vivement vers la maison de l'oncle Macquart, suivie de la cuisinière, qui se taisait maintenant, haussant les épaules, les lèvres pincées.
—Comment! c'est toi! s'écria l'oncle, très-surpris. Je te croyais dans ton lit. On m'avait raconté que tu étais malade…. Eh! eh! petite, tu n'as pas l'air fort… Est-ce que tu viens me demander à dîner ?
—Je voudrais voir François, mon oncle, dit Marthe.
—François ? répéta Macquart en la regardant en face, tu voudrais voir François ? C'est l'idée d'une bonne femme. Le pauvre garçon a assez crié après toi. Je l'apercevais du bout de mon jardin, qui donnait des coups de poing dans les murs en t'appelant…. Ah! tu viens le voir ? Je croyais que vous l'aviez tous oublié là-bas.
De grosses larmes étaient montées aux yeux de Marthe.
—Ce ne sera pas facile de le voir aujourd'hui, continua Macquart. Il va être quatre heures. Puis, je ne sais trop si le directeur voudra te donner la permission. Mouret n'est pas sage depuis quelque temps; il casse tout, il parle de mettre le feu à la boutique. Dame! les fous ne sont pas aimables tous les jours.
Elle écoutait, toute frissonnante. Elle allait questionner l'oncle, mais elle se contenta de tendre les mains vers lui.
—Je vous en supplie, dit-elle. J'ai fait le voyage exprès; il faut absolument que je parle à François aujourd'hui, à l'instant… Vous avez des amis dans la maison, vous pouvez m'ouvrir les portes.
—Sans doute, sans doute, murmura-t-il, sans se prononcer plus nettement.
Il semblait pris d'une grande perplexité, ne pénétrant pas clairement la cause de ce voyage brusque, paraissant discuter le cas à un point de vue personnel, connu de lui seul. Il interrogea du regard la cuisinière, qui tourna le dos. Un mince sourire finit par paraître sur ses lèvres.
—Enfin, puisque tu le veux, murmura-t-il, je vais tenter l'affaire. Seulement, souviens-toi que, si ta mère se fâchait, tu lui expliquerais que je n'ai pas pu te résister…. J'ai peur que tu ne te fasses du mal. Ça n'a rien de gai, je t'assure.
Lorsqu'ils partirent, Rose refusa absolument de les accompagner. Elle s'était assise devant un feu de souches de vigne, qui brûlait dans la grande cheminée.
—Je n'ai pas besoin d'aller me faire arracher les yeux, dit-elle aigrement. Monsieur ne m'aimait pas assez…. Je reste ici, je préfère me chauffer.
—Vous seriez bien gentille alors de nous préparer un pot de vin chaud, lui glissa l'oncle à l'oreille; le vin et le sucre sont là, dans l'armoire. Nous aurons besoin de ça, quand nous reviendrons.
Macquart ne fit pas entrer sa nièce par la grille principale de la maison des Aliénés. Il tourna à gauche, demanda à une petite porte basse le gardien Alexandre, avec lequel il échangea quelques paroles à demi-voix. Puis, silencieusement, ils s'engagèrent tous trois dans des corridors interminables. Le gardien marchait le premier.
—Je vais t'attendre ici, dit Macquart en s'arrêtant dans une petite cour; Alexandre restera avec toi.
—J'aurais voulu être seule, murmura Marthe.
—Madame ne serait pas à la noce, répondit le gardien avec un sourire tranquille; je risque déjà beaucoup.
Il lui fit traverser une seconde cour et s'arrêta devant une petite porte. Comme il tournait doucement la clef, il reprit en baissant la voix:
— N'ayez pas peur…. Il est plus calme depuis ce matin; on a pu lui retirer la camisole…. S'il se fâchait, vous sortiriez à reculons, n'est-ce pas? et vous me laisseriez seul avec lui. Marthe entra, tremblante, la gorge sèche. Elle ne vit d'abord qu'une masse repliée contre le mur, dans un coin. Le jour pâlissait, le cabanon n'était éclairé que par une lueur de cave, tombant d'une fenêtre grillée, garnie d'un tablier de planches.
—Eh! mon brave, cria familièrement Alexandre, en allant taper sur l'épaule de Mouret, je vous amène une visite…. Vous allez être gentil, j'espère.
Il revint s'adosser contre la porte, les bras ballants, ne quittant pas le fou des yeux. Mouret s'était lentement relevé. Il ne parut pas surpris le moins du monde.
—C'est toi, ma bonne? dit-il de sa voix paisible; je t'attendais, j'étais inquiet des enfants.
Marthe, dont les genoux fléchissaient, le regardait avec anxiété, rendue muette par cet accueil attendri. D'ailleurs, il n'avait point changé; il se portait même mieux, gros et gras, la barbe faite, les yeux clairs. Ses tics de bourgeois satisfait avaient reparu; il se frotta les mains, cligna la paupière droite, piétina, en bavardant de son air goguenard des bons jours.
—Je suis tout à fait bien, ma bonne. Nous allons pouvoir retourner à la maison…. Tu viens me chercher, n'est-ce pas?… Est-ce qu'on a pris soin de mes salades? Les limaces aiment diantrement les laitues, le jardin en était rongé; mais je sais un moyen pour les détruire…. J'ai des projets, tu verras. Nous sommes assez riches, nous pouvons nous payer nos fantaisies…. Dis, tu n'as pas vu le père Gautier, de Saint-Eutrope, pendant mon absence? Je lui avais acheté trente milleroles de gros vin pour des coupages. Il faudra que j'aille le voir…. Toi tu n'as pas de mémoire pour deux sous.
Il se moquait, il la menaçait amicalement du doigt.
—Je parie que je vais trouver tout en désordre, continua-t-il. Vous ne faites attention à rien; les outils traînent, les armoires restent ouvertes, Rose salit les pièces avec son balai…. Et Rose, pourquoi n'est-elle pas venue? Ah! quelle tête! En voilà une dont nous ne ferons jamais rien! Tu ne sais pas, elle a voulu me mettre à la porte, un jour. Parfaitement…. La maison est à elle, c'est à mourir de rire…. Mais tu ne me parles pas des enfants? Désirée est toujours chez sa nourrice, n'est-ce pas? Nous irons l'embrasser, nous lui demanderons si elle s'ennuie. Je veux aussi aller à Marseille, car Octave me donne de l'inquiétude; la dernière fois que je l'ai vu, je l'ai trouvé bien dissipé. Je ne parle pas de Serge: celui-là est trop sage, il sanctifiera toute la famille…. Tiens, cela me fait plaisir de parler de la maison.
Et il parla, parla toujours, demandant des nouvelles de chaque arbre de son jardin, s'arrêtant aux détails les plus minimes du ménage, montrant une mémoire extraordinaire, à propos d'une foule de petits faits. Marthe, profondément touchée de l'affection tatillonne qu'il lui témoignait, croyait voir une délicatesse suprême dans le soin qu'il prenait de ne lui adresser aucun reproche, de ne pas même faire la moindre allusion à ses souffrances. Elle était pardonnée; elle jurait de racheter son crime en devenant la servante soumise de cet homme, si grand dans sa bonhomie; et de grosses larmes silencieuses coulaient sur ses joues, pendant que ses genoux se pliaient pour lui crier merci.
—Méfiez-vous, lui dit le gardien à l'oreille; il a des yeux qui m'inquiètent.
—Mais il n'est pas fou! balbutia-t-elle; je vous jure qu'il n'est pas fou!…. Il faut que je parle au directeur. Je veux l'emmener tout de suite.
—Méfiez-vous, répéta rudement le gardien, en la tirant par le bras.
Mouret, au milieu de son bavardage, venait de tourner sur lui-même, comme une bête assommée. Il s'aplatit par terre; puis, lestement, il marcha à quatre pattes, le long du mur.
—Hou! hou! hurlait-il d'une voix rauque et prolongée. Il s'enleva d'un bond, il retomba sur le flanc. Alors, ce fut une épouvantable scène: il se tordait comme un ver, se bleuissait la face à coups de poing, s'arrachait la peau avec les ongles. Bientôt il se trouva à demi nu, les vêtements en lambeau, écrasé, meurtri, râlant.
—Sortez donc, madame! criait le gardien.
Marthe était clouée. Elle se reconnaissait par terre; elle se jetait ainsi sur le carreau, dans la chambre, s'égratignait ainsi, se battait ainsi. Et jusqu'à sa voix qu'elle retrouvait; Mouret avait exactement son râle. C'était elle qui avait fait ce misérable.
—Il n'est pas fou! bégayait-elle; il ne peut pas être fou!… Ce serait horrible. J'aimerais mieux mourir.
Le gardien, la prenant à bras le corps, la mit à la porte; mais elle resta là, collée au bois. Elle entendit, dans le cabanon, un bruit da lutte, des cris de cochon qu'on égorge; puis, il y eut une chute sourde, pareille à celle d'un paquet de linge mouillé; et un silence de mort régna. Quand le gardien ressortit, la nuit était presque tombée. Elle n'aperçut qu'un trou noir, par la porte entre-baillée.
—Fichtre! dit le gardien encore furieux, vous êtes drôle, vous, madame, à crier qu'il n'est pas fou! J'ai failli y laisser mon pouce, qu'il tenait entre ses dents…. Le voilà tranquille pour quelques heures.
Et tout en la reconduisant, il continuait:
—Vous ne savez pas comme ils sont tous malins ici!… Ils font les gentils pendant des heures entières, ils vous racontent des histoires qui ont l'air raisonnable; puis, crac, sans crier gare, ils vous sautent à la gorge…. Je voyais bien tout à l'heure qu'il manigançait quelque chose, pendant qu'il parlait de ses enfants; il avait les yeux tout à l'envers. Quand Marthe retrouva l'oncle Macquart dans la petite cour, elle répéta fiévreusement, sans pouvoir pleurer, d'une voix lente et cassée:
—Il est fou! il est fou!
—Sans doute, il est fou, dit l'oncle en ricanant. Est-ce que tu comptais le trouver faisant le jeune homme? On ne l'a pas mis ici pour des prunes, peut-être…. D'ailleurs, la maison n'est pas saine. Au bout de deux heures, eh! eh! j'y deviendrais enragé, moi.
Il l'étudiait du coin de l'oeil, surveillant ses moindres tressaillements nerveux. Puis, de son ton bonhomme:
—Tu veux peut-être voir la grand'mère?
Marthe eut un geste d'effroi, en se cachant le visage entre ses mains.
—Ça n'aurait dérangé personne, reprit-il. Alexandre nous aurait fait ce plaisir…. Elle est là, à côté, et il n'y a rien à craindre avec elle; elle est bien douce. N'est-ce pas, Alexandre, qu'elle n'a jamais donné de l'ennui à la maison? Elle reste assise, à regarder devant elle. Depuis douze ans, elle n'a pas bougé…. Enfin, puisque tu ne veux pas la voir….
Comme le gardien prenait congé d'eux, il l'invita à venir boire un verre de vin chaud, en clignant les yeux d'une certaine façon, ce qui parut décider Alexandre à accepter. Ils durent soutenir Marthe, dont les jambes se dérobaient à chaque pas. Quand ils arrivèrent, ils la portaient, la face convulsée, les yeux ouverts, roidie par une de ces crises nerveuses qui la tenaient comme morte pendant des heures.
—La, qu'est-ce que j'avais dit? cria Rose en les apercevant. Elle est dans un joli état, et nous voilà propres pour retourner! Est-il permis, mon Dieu! d'avoir une tête si drôlement bâtie? Monsieur aurait dû l'étrangler, ça lui aurait donné une leçon.
—Bah! dit l'oncle, je vais l'allonger sur mon lit. Nous n'en mourrons pas pour passer la nuit autour du feu. Il tira un rideau de cotonnade qui masquait une alcôve. Rose alla déshabiller sa maîtresse en grondant. Il n'y avait rien à faire, disait-elle, qu'à lui mettre une brique chaude aux pieds.
—Maintenant qu'elle est dans le dodo, nous allons boire un coup, reprit l'oncle avec son ricanement de loup rangé. Il sent diablement bon, votre vin chaud, la mère!
—J'ai trouvé un citron sur la cheminée, je l'ai pris, dit Rose.
—Et vous avez bien fait. Il y a de tout, ici. Quand je fais un lapin, rien n'y manque, je vous en réponds.
Il avait avancé la table devant la cheminée. Il s'assit entre la cuisinière et Alexandre, versant le vin chaud dans de grandes tasses jaunes. Quand il eut avalé deux gorgées, religieusement:
—Bigre! s'écria-t-il en faisant claquer la langue, voilà du bon vin chaud! Eh! eh! vous vous y entendez; il est meilleur que le mien. Il faudra que vous me laissiez votre recette.
Rose, calmée, chatouillée par ces compliments, se mit à rire. Le feu de souches de vigne étalait un grand brasier rouge. Les tasses furent remplies de nouveau.
—Alors, dit Macquart en s'accoudant pour regarder la cuisinière en face, ma nièce est venue comme ça, par un coup de tête?
—Ne m'en parlez pas, répondit-elle, cela me remettrait en colère…. Madame devient folle comme monsieur; elle ne sait plus qui elle aime ni qui elle n'aime pas…. Je crois qu'elle a eu une dispute avec monsieur le curé, avant de partir; j'ai entendu leurs voix qui criaient.
L'oncle eut un gros rire.
—Ils étaient pourtant bien d'accord, murmura-t-il.
—Sans doute, mais rien ne dure avec une cervelle comme celle de madame…. Je parie qu'elle regrette les volées que monsieur lui administrait la nuit. Nous avons retrouvé le bâton dans le jardin.
Il la regarda plus attentivement, en disant entre deux gorgées de vin chaud:
—Peut-être qu'elle venait chercher François.
—Ah! Dieu nous en garde! cria Rose d'un air d'effroi. Monsieur ferait un beau ravage, à la maison; il nous tuerait tous…. Tenez, c'est là ma grande peur. Je tremble toujours qu'il n'arrive une de ces nuits pour nous assassiner. Quand je songe à cela, dans mon lit, je ne puis m'endormir. Il me semble que je le vois entrer par la fenêtre, avec des cheveux hérissés et des yeux luisants comme des allumettes.
Macquart s'égayait bruyamment, tapant sa tasse sur la table.
—Ça serait drôle, ça serait drôle! répéta-t-il. Il ne doit pas vous aimer, le curé surtout, qui a pris sa place. Il n'en ferait qu'une bouchée, du curé, tout gaillard qu'il est, car les fous sont rudement forts, à ce qu'on assure…. Dis, Alexandre, vois-tu le pauvre François tomber chez lui? Il nettoierait le plancher proprement. Moi, ça m'amuserait.
Et il jetait des coups d'oeil au gardien, qui buvait le vin chaud d'un air tranquille, se contentant d'approuver de la tête.
—C'est une supposition, c'est pour rire, reprit Macquart, en voyant les regards épouvantés que Rose fixait sur lui.
A ce moment, Marthe se tordit furieusement derrière le rideau de cotonnade; il fallut la maintenir pendant quelques minutes, pour qu'elle ne tombât pas. Lorsqu'elle se fut allongée; de nouveau dans sa rigidité de cadavre, l'oncle revint se chauffer les cuisses devant le brasier, réfléchissant, murmurant sans songer à ce qu'il disait:
—Elle n'est pas commode, la petite.
Puis, brusquement, il demanda: —Et les Rougon, qu'est-ce qu'ils disent de toutes ces histoires? Ils sont du parti de l'abbé, n'est-ce pas?
—Monsieur n'était pas assez aimable pour qu'ils le regrettent, répondit Rose; il ne savait quelle malice inventer contre eux.
—Ça, il n'avait pas tort, reprit l'oncle. Les Rougon sont des pingres. Quand on pense qu'il n'ont jamais voulu acheter le champ de blé, là, en face; une magnifique opération dont je me chargeais…. C'est Félicité qui ferait un drôle de nez, si elle voyait revenir François!
Il ricana encore, tourna autour de la table. Et rallumant sa pipe avec un geste de résolution:
—Il ne faut pas oublier l'heure, mon garçon, dit-il à Alexandre avec un nouveau clignement d'yeux. Je vais t'accompagner…. Marthe a l'air tranquille, maintenant. Rose mettra la table en m'attendant…. Vous devez avoir faim, n'est-ce pas, Rose? Puisque vous voilà forcée de passer la nuit ici, vous mangerez un morceau avec moi.
Il emmena le gardien. Au bout d'une demi-heure, il n'était pas encore rentré. La cuisinière, qui s'ennuyait d'être seule, ouvrit la porte, se pencha sur le terrasse, regardant la route vide, dans la nuit claire. Comme elle rentrait, elle crut apercevoir, de l'autre côté du chemin, deux ombres noires plantées au milieu d'un soulier, derrière une haie.
—On dirait l'oncle, pensa-t-elle; il a l'air de causer avec un prêtre.
Quelques minutes plus tard, l'oncle arriva. Il disait que ce diable d'Alexandre lui avait raconté des histoires à n'en plus finir.
—Est-ce que ce n'était pas vous qui étiez là tout à l'heure avec un prêtre? demanda Rose.
—Moi, avec un prêtre! s'écria-t-il; où, diable! avez-vous rêvé cela! il n'y a pas de prêtre dans le pays. Il roulait ses petits yeux ardents. Puis, il parut mécontent de son mensonge, il reprit:
—Il y a l'abbé Fenil, mais c'est comme s'il n'y était pas; il ne sort jamais.
—L'abbé Fenil est un pas grand'chose, dit la cuisinière Alors, l'oncle se fâcha.
—Pourquoi ça, un pas grand'chose? Il fait beaucoup de bien, ici; il est très-fort, le gaillard…. Il vaut mieux qu'un tas de prêtres qui font des embarras.
Mais sa colère tomba tout d'un coup. Il se prit à rire, en voyant que
Rose le regardait d'un air surpris.
—Je m'en moque, après tout, murmura-t-il. Vous avez raison, tous les curés, ça se vaut, c'est hypocrite et compagnie…. Je sais maintenant avec qui vous avez pu me voir. J'ai rencontré l'épicière; elle avait une robe noire, vous aurez pris ça pour une soutane.
Rose fit une omelette, l'oncle posa sur la table un morceau de fromage. Ils n'avaient pas fini de manger que Marthe se dressa sur son séant, de l'air étonné d'une personne qui s'éveille dans un lieu inconnu. Quand elle eut écarté ses cheveux, et que la mémoire lui revint, elle sauta à terre, disant qu'elle voulait partir, partir sur-le-champ. Macquart parut très-contrarié de ce réveil.
—C'est impossible, tu ne peux pas retourner à Plassans ce soir, dit-il. Tu grelottes de fièvre, tu tomberas malade en chemin. Repose-toi. Demain, nous verrons…. D'abord, il n'y a pas de voiture.
—Vous allez me conduire dans votre carriole, répondit-elle.
—Non, je ne veux pas, je ne peux pas.
Marthe, qui s'habillait avec une hâte fébrile, déclara qu'elle irait à Plassans à pied, plutôt que de passer la nuit aux Tulettes. L'oncle délibérait; il avait fermé la porte, et glissé la clef dans sa poche. Il supplia sa nièce, la menaça, inventa des histoires, pendant que, sans l'écouter, elle achevait de mettre son chapeau.
—Si vous croyez que vous la ferez céder! dit Rose, qui finissait paisiblement son morceau de fromage: elle préférerait passer par la fenêtre. Attelez votre cheval, ça vaudra mieux.
L'oncle, après un court silence, haussa les épaules, s'écriant avec colère:
—Ça m'est égal, en somme! Qu'elle prenne mal, si elle y tient! Moi, je voulais éviter un accident…. Va comme je te pousse. Il n'arrivera jamais que ce qui doit arriver, je vais vous conduire.
Il fallut porter Marthe dans la carriole; une grosse fièvre la secouait. L'oncle lui jeta un vieux manteau sur les épaules. Il fit entendre un léger claquement de langue, et l'on partit.
—Moi, dit-il, ça ne me fait pas de peine d'aller ce soir à Plassans; au contraire!… On s'amuse, à Plassans.
Il était environ dix heures. Le ciel, chargé de pluie, avait une lueur rousse qui éclairait faiblement le chemin. Tout le long de la route, Macquart se pencha, regardant dans les fossés, derrière les haies. Rose lui ayant demandé ce qu'il cherchait, il répondit qu'il était descendu des loups des gorges de la Seille. Il avait retrouvé toute sa belle humeur. A une lieue de Plassans, la pluie se mit à tomber, une pluie d'averse, drue et froide. Alors, l'oncle jura. Rose aurait battu sa maîtresse, qui agonisait sous le manteau. Quand ils arrivèrent enfin, le ciel était redevenu bleu.
—Est-ce que vous allez rue Balande? demanda Macquart.
—Certainement, dit Rose étonnée.
Il lui expliqua alors que Marthe lui semblait très-malade, et qu'il vaudrait peut-être mieux la mener chez sa mère. Il consentit pourtant, après une longue hésitation, à arrêter son cheval devant la maison des Mouret. Marthe n'avait pas même emporté de passe-partout. Rose, heureusement, trouva le sien dans sa poche; mais, quand elle voulut ouvrir, la porte ne céda pas; les Trouche devaient avoir poussé les verroux. Elle frappa du poing, sans éveiller d'autre bruit que l'écho sourd du grand vestibule.
—Vous avez tort de vous entêter, dit l'oncle qui riait entre ses dents; ils ne descendront pas, ça les dérangerait…. Vous voilà bel et bien à la porte de chez vous, mes enfants. Ma première idée est bonne, voyez-vous. Il faut mener la chère enfant chez Rougon; elle sera mieux là que dans sa propre chambre, c'est moi qui l'affirme.
Félicité entra dans un désespoir bruyant, lorsqu'elle aperçut sa fille à une pareille heure, trempée de pluie, à demi-morte. Elle la coucha au second étage, bouleversa la maison, mit tous les domestiques sur pied. Quand elle fut un peu calmée, et qu'elle se trouva assise au chevet de Marthe, elle demanda des explications.
—Mais qu'est-il arrivé? Comment se fait-il que vous la rameniez dans un tel état?
Macquart, d'un ton de grande bonhomie, raconta le voyage de «la chère enfant.» Il se défendait, il disait qu'il avait tout fait pour l'empêcher de se rendre auprès de François. Il finit par invoquer le témoignage de Rose, en voyant Félicité l'examiner attentivement d'un air soupçonneux. Mais celle-ci continua à branler la tête.
—C'est bien louche, cette histoire! murmura-t-elle; il y a quelque chose que je ne comprends pas.
Elle connaissait Macquart, elle flairait une coquinerie, dans la joie secrète qui lui pinçait le coin des paupières.
—Vous êtes singulière, dit-il en se fâchant pour échapper à son examen; vous vous imaginez toujours des choses de l'autre monde. Je ne puis pas vous dire ce que je ne sais pas…. J'aime Marthe plus que vous, je n'ai jamais agi que dans son intérêt. Tenez, je vais courir chercher le médecin, si vous voulez.
Madame Rougon le suivit des yeux. Elle questionna Rose longuement, sans rien apprendre. D'ailleurs, elle semblait très-heureuse d'avoir sa fille chez elle; elle parlait amèrement des gens qui vous laisseraient crever à la porte de votre maison, sans seulement vous ouvrir. Marthe, la tête renversée sur l'oreiller, se mourait.
XXII
Dans le cabanon des Tulettes, il faisait nuit noire. Un souffle glacial tira Mouret de la stupeur cataleptique où l'avait jeté la crise de la soirée. Accroupi contre le mur, il resta un instant immobile, les yeux ouverts, roulant doucement la tête sur le froid de la pierre, geignant comme un enfant qui s'éveille. Mais il avait les jambes coupées par un courant d'air si humide, qu'il se leva et regarda. En face de lui, il aperçut la porte du cabanon grande ouverte.
—Elle a laissé la porte ouverte, dit le fou à voix haute; elle doit m'attendre, il faut que je parte.
Il sortit, revint en tâtant ses vêtements, de l'air minutieux d'un homme rangé qui craint d'oublier quelque chose; puis, il referma la porte, soigneusement. Il traversa la première cour, de son petit pas tranquille de bourgeois flâneur. Comme il entrait dans la seconde, il vit un gardien qui semblait guetter. Il s'arrêta, se consulta un moment. Mais, le gardien ayant disparu, il se trouva à l'autre bout de la cour, devant une nouvelle porte ouverte donnant sur la campagne. Il la referma derrière lui, sans s'étonner, sans se presser.
—C'est une bonne femme tout de même, murmura-t-il, elle aura entendu que je l'appelais…. Il doit être tard. Je vais rentrer, pour qu'ils ne soient pas inquiets à la maison.
Il prit un chemin. Cela lui semblait naturel d'être en pleins champs. Au bout de cent pas, il oublia les Tulettes derrière lui; il s'imagina qu'il venait de chez un vigneron auquel il avait acheté cinquante milleroles de vin. Comme il arrivait à un carrefour où se croisait cinq routes, il reconnu le pays. Il se mit à rire, en disant:
—Que je suis bête! j'allais monter sur le plateau, du côté de Saint-Eutrope; c'est à gauche que je dois prendre…. Dans une bonne heure et demie, je serai à Plassans.
Alors, il suivit la grand'route, gaillardement, regardant comme une vieille connaissance chaque borne kilométrique. Il s'arrêtait devant certains champs, devant certaines maisons de campagne, d'un air d'intérêt. Le ciel était couleur de cendre, avec de grandes traînées rosaires, éclairant la nuit d'un pâle reflet de brasier agonisant. De fortes gouttes commençaient à tomber; le vent soufflait de l'est, trempé de pluie.
—Diable! il ne faut pas que je m'amuse, dit Mouret en examinant le ciel avec inquiétude; le vent est à l'est, il va en tomber une jolie décoction! Jamais je n'aurai le temps d'arriver à Plassans avant la pluie. Avec ça, je suis peu couvert.
Et il ramena sur sa poitrine la veste de grosse laine grise qu'il avait mise en lambeaux aux Tulettes. Il avait à la mâchoire une profonde meurtrissure, à laquelle il portait la main, sans se rendre compte de la vive douleur qu'il éprouvait là. La grand'route restait déserte; il ne rencontra qu'une charrette, descendant une côte, d'une allure paresseuse. Le charretier, qui dormait, ne répondit pas au bonsoir amical qu'il lui jeta. Ce fut au pont de la Viorne que la pluie le surprit. L'eau lui étant très-désagréable, il descendit sous le pont se mettre à l'abri, en grondant que c'était insupportable, que rien n'abîmait les vêtements comme cela, que s'il avait su, il aurait emporté un parapluie. Il patienta une bonne demi-heure, s'amusant à écouter le ruissellement de l'eau; puis, quand l'averse fut passée, il remonta sur la route, il entra enfin à Plassans. Il mettait un soin extrême à éviter les flaques de boue.
Il était alors près de minuit. Mouret calculait que huit heures ne devaient pas encore avoir sonné. Il traversa les rues vides, tout à l'ennui d'avoir fait attendre sa femme si longtemps.
—Elle ne doit plus savoir ce que cela veut dire, pensait-il. Le dîner sera froid…. Ah! bien, c'est Rose qui va joliment me recevoir!
Il était arrivé rue Balande; il se tenait debout devant sa porte.
—Tiens! dit-il, je n'ai pas mon passe-partout.
Cependant, il ne frappait pas. La fenêtre de la cuisine restait sombre, les autres fenêtres de la façade semblaient également mortes. Une grande défiance s'empara du fou; avec un instinct tout animal, il flaira un danger. Il recula dans l'ombre des maisons voisins, examina encore la façade; puis, il parut prendre un parti, fit le tour par l'impasse des Chevillottes. Mais la petite porte du jardin était fermée au verrou. Alors, avec une force prodigieuse, emporté par une rage brusque, il se jeta dans cette porte, qui se fendit en deux, rongée d'humidité. La violence du choc le laissa étourdi, ne sachant plus pourquoi il venait de briser la porte, qu'il essayait de raccommoder en rapprochant les morceaux.
—Voilà un beau coup, lorsqu'il était si facile de frapper! murmura-t-il avec un regret subit. Une porte neuve me coûtera au moins trente francs. Il était dans le jardin. Ayant levé la tête, apercevant, au premier étage, la chambre à coucher vivement éclairée; il crut que sa femme se mettait au lit. Cela lui causa un grand étonnement. Sans doute il avait dormi sous le pont en attendant la fin de l'averse. Il devait être très-tard. En effet, les fenêtre voisines, celles de M. Rastoil aussi bien que celles de la sous-préfecture, étaient noires. Et il ramenait les yeux, lorsqu'il vit une lueur de lampe, au second étage, derrière les rideaux épais de l'abbé Faujas. Ce fut comme un oeil flamboyant, allumé au front de la façade, qui le brûlait. Il se serra les tempes entre ses mains brûlantes, la tête perdue, roulant dans un souvenir abominable, dans un cauchemar évanoui, où rien de net ne se formulait, où s'agitait, pour lui et les siens, la menace d'un péril ancien, grandi lentement, devenu terrible, au fond duquel la maison allait s'engloutir, s'il ne la sauvait.
—Marthe, Marthe, où es-tu? balbutia-t-il à demi-voix. Viens, emmène les enfants.
Il chercha Marthe dans le jardin. Mais il ne reconnaissait plus le jardin. Il lui semblait plus grand, et vide, et gris, et pareil à un cimetière. Les buis avaient disparu, les laitues n'étaient plus là, les arbres fruitiers semblaient avoir marché. Il revint sur ses pas, se mit à genoux pour voir si ce n'était pas les limaces qui avaient tout mangé. Les buis surtout, la mort de cette haute verdure lui serrait le coeur, comme la mort d'un coin vivant de la maison. Qui donc avait tué les buis? Quelle faux avait passé là, rasant tout, bouleversant jusqu'aux touffes de violettes qu'il avait plantées au pied de la terrasse? Un sourd grondement montait en lui, en face de cette ruine.
—Marthe, Marthe, où es-tu? appela-t-il de nouveau.
Il la chercha dans la petite serre, à droite de la terrasse.
La petite serre était encombrée des cadavres sèches des grands buis; ils s'empilaient, en fascines, au milieu de tronçons d'arbres fruitiers, épars comme des membres coupés. Dans un coin, la cage qui avait servi aux oiseaux de Désirée, pendait à un clou, lamentable, la porte crevée, avec des bouts de fil de fer qui se hérissaient. Le fou recula, pris de peur, comme s'il avait ouvert la porte d'un caveau. Bégayant, le sang à la gorge, il monta sur la terrasse, rôda devant la porte et les fenêtres closes. La colère qui grandissait en lui, donnait à ses membres une souplesse de bête; il se ramassait, marchait sans bruit, cherchait une fissure. Un soupirail de la cave lui suffit. Il s'amincit, se glissa avec une habileté de chat, égratignant le mur de ses ongles. Enfin il était dans la maison.
La cave ne fermait qu'au loquet. Il s'avança au milieu des ténèbres épaisses du vestibule, tâtant les murs, poussant la porte de la cuisine. Les allumettes étaient à gauche, sur une planche. Il alla droit à cette planche, frotta une allumette, s'éclaira pour prendre une lampe sur le manteau de la cheminée, sans rien casser. Puis, il regarda. Il devait y avoir eu, le soir, quelque gros repas. La cuisine était dans un désordre de bombance: les assiettes, les plats, les verres sales, encombraient la table; une débandade de casseroles, tièdes encore, traînaient sur l'évier, sur les chaises, sur le carreau; une cafetière, oubliée au bord d'un fourneau allumé, bouillait, le ventre roulé en avant comme une personne soûle. Mouret redressa la cafetière, rangea les casseroles; il les sentait, flairait les restes de liqueur dans les verres, comptait les plats et les assiettes avec un grondement plus irrité. Ce n'était pas sa cuisine propre et froide de commerçant retiré; on avait gâché là la nourriture de toute une auberge; cette malpropreté goulue suait l'indigestion.
—Marthe! Marthe! reprit-il en revenant dans le vestibule, la lampe à la main; réponds-moi, dis-moi où ils t'ont enfermée? Il faut partir, partir tout de suite. Il la chercha dans la salle à manger. Les deux armoires, à droite et à gauche du poêle, étaient ouvertes; au bord d'une planche, un sac de papier gris, crevé, laissait couler des morceaux de sucre jusque sur le plancher. Plus haut, il aperçut une bouteille de cognac sans goulot, bouchée avec un tampon de linge. Et il monta sur une chaise pour visiter les armoires. Elles étaient à moitié vides: les bocaux de fruits à l'eau-de-vie tous entamés à la fois, les pots de confiture ouverts et sucés, les fruits mordus, les provisions de toutes sortes rongées, salies comme par le passage d'une armée de rats. Ne trouvant pas Marthe dans les armoires, il regarda partout, derrière les rideaux, sous la table; des os y roulaient, parmi des mies de pain gâchées; sur la toile cirée, les culs des verres avaient laissé des ronds de sirop. Alors, il traversa le corridor, il la chercha dans le salon. Mais, dès le seuil, il s'arrêta: il n'était plus chez lui. Le papier mauve clair du salon, le tapis à fleurs rouges, les nouveaux fauteuils recouverts de damas cerise, l'étonnèrent profondément. Il craignit d'entrer chez un autre, il referma la porte.
—Marthe! Marthe! bégaya-t-il encore avec désespoir.
Il était revenu au milieu du vestibule, réfléchissant, ne pouvant apaiser ce souffle rauque qui s'enflait dans sa gorge. Où se trouvait-il donc, qu'il ne reconnaissait aucune pièce? Qui donc lui avait ainsi changé sa maison? Et les souvenirs se noyaient. Il ne voyait que des ombres se glisser le long du corridor: deux ombres noires d'abord, pauvres, polies, s'effaçant; puis deux ombres grises et louches, qui ricanaient. Il leva la lampe dont la mèche s'effarait; les ombres grandissaient, s'allongeaient contre les murs, montaient dans la cage de l'escalier, emplissaient, dévoraient la maison entière. Quelque ordure mauvaise, quelque ferment de décomposition introduit là, avait pourri les boiseries, rouillé le fer, fendu les murailles. Alors, il entendit la maison s'émietter comme un platras tombé de moisissure, se fondre comme un morceau de sel jeté dans une eau tiède.
En haut, des rires clairs sonnaient, qui lui hérissaient le poil. Posant la lampe à terre, il monta pour chercher Marthe; il monta à quatre pattes, sans bruit, avec une légèreté et une douceur de loup. Quand il fut sur le palier du premier étage, il s'accroupit devant la porte de la chambre à coucher. Une raie de lumière passait sous la porte. Marthe devait se mettre au lit.
—Ah bien! dit la voix d'Olympe, il est joliment bon leur lit! Vois donc comme on enfonce, Honoré; j'ai de la plume jusqu'aux yeux.
Elle riait, elle s'étalait, sautait au milieu des couvertures.
—Veux-tu que je te dise? reprit-elle. Eh bien! depuis que je suis ici, j'ai envie de coucher dans ce dodo-là…. C'était une maladie, quoi! Je ne pouvais pas voir cette bringue de propriétaire se carrer là dedans, sans avoir une envie furieuse de la jeter par terre pour me mettre à sa place… C'est qu'on a chaud tout de suite! Il me semble que je suis dans du coton.
Trouche, qui n'était pas couché, remuait les flacons de la toilette.
—Elle a toutes sortes d'odeurs, murmurait-il.
—Tiens! continua Olympe, puisqu'elle n'y est pas, nous pouvons bien nous payer la belle chambre! Il n'y a pas de danger qu'elle vienne nous déranger; j'ai poussé les verrous…. Tu vas prendre froid, Honoré.
Il ouvrait les tiroirs de la commode, fouillait dans le linge.
—Mets donc cela, dit-il en jetant une chemise de nuit à Olympe; c'est plein de dentelles. J'ai toujours rêvé de coucher avec une femme qui aurait de la dentelle… Moi, je vais prendre ce foulard rouge…. Est-ce que tu as changé les draps? —Ma foi! non, répondit-elle; je n'y ai pas pensé; ils sont encore propres…. Elle est très-soigneuse de sa personne, elle ne me dégoûte pas.
Et, comme Trouche se couchait enfin, elle lui cria:
—Apporte les grogs sur la table de nuit! Nous n'allons pas nous relever pour les boire à l'autre bout de la chambre…. La, mon gros chéri, nous sommes comme de vrais propriétaires.
Ils s'étaient allongés côte à côte, l'édredon au menton, cuisant dans une chaleur douce.
—J'ai bien mangé ce soir, murmura Trouche au bout d'un silence.
—Et bien bu! ajouta Olympe en riant. Moi, je suis très-chic; je vois tout tourner…. Ce qui est embêtant, c'est que maman est toujours sur notre dos; aujourd'hui, elle a été assommante. Je ne puis plus faire un pas dans la maison…. Ce n'est pas la peine que la propriétaire s'en aille si maman reste ici à faire le gendarme. Ça m'a gâté ma journée.
—Est-ce que l'abbé ne songe pas à s'en aller? demanda Trouche, après un nouveau silence. Si on le nomme évêque, il faudra bien qu'il nous lâche la maison.
—On ne sait pas, répondit-elle, de méchante humeur. Maman pense peut-être à la garder…. On serait si bien, tout seul! Je ferais coucher la propriétaire dans la chambre de mon frère, en haut; je lui dirais qu'elle est plus saine… Passe-moi donc le verre, Honoré.
Ils burent tous les deux, ils se renfoncèrent sous les couvertures.
—Bah! reprit Trouche, ce ne serait pas facile de les faire déguerpir; mais on pourrait toujours essayer…. Je crois que l'abbé aurait déjà changé de logement, s'il ne craignait que la propriétaire fît un scandale, en se voyant lâchée…. J'ai envie de travailler la propriétaire; je lui conterai des histoires, pour les faire flanquer à la porte. Il but de nouveau.
—Si je lui faisais la cour, hein! ma chérie? dit-il plus bas.
—Ah! non, s'écria Olympe, qui se mit à rire comme si on la chatouillait. Tu es trop vieux, tu n'es pas assez beau. Ça me serait bien égal, mais elle ne voudrait pas de toi, c'est sûr…. Laisse-moi faire, je lui monterai la tête. C'est moi qui donnerai congé à maman et à Ovide, puisqu'ils sont si peu gentils avec nous.
—D'ailleurs, si tu ne réussis pas, murmura-t-il, j'irai dire partout qu'on a trouvé l'abbé couché avec la propriétaire. Cela fera un tel bruit, qu'il sera bien forcé de déménager.
Olympe s'était assise sur son séant.
—Tiens, dit-elle, mais c'est une bonne idée, ça! Dès demain, il faut commencer. Avant un mois la cambuse est à nous…. Je vais t'embrasser pour la peine.
Cela les égaya beaucoup. Ils dirent comment ils arrangeraient la chambre; ils changeraient la commode de place, ils monteraient deux fauteuils du salon. Leur langue s'embarrassait de plus en plus. Un silence se fit.
—Allons, bon! te voilà parti, bégaya Olympe; tu ronfles les yeux ouverts. Laisse-moi me mettre sur le devant; au moins, je finirai mon roman. Je n'ai pas sommeil, moi.
Elle se leva, le roula comme une masse vers la ruelle, et se mit à lire. Mais, dès la première page, elle tourna la tête avec inquiétude du côté de la porte. Elle croyait entendre un singulier grondement dans le corridor. Puis, elle se fâcha.
—Tu sais bien que je n'aime pas ces plaisanteries-là, dit-elle en donnant un coup de coude à son mari. Ne fais pas le loup…. On dirait qu'il y a un loup à la porte. Continue, si ça t'amuse. Va, tu es bien agaçant.
Et elle se replongea dans son roman, furieuse, après avoir sucé la tranche de citron de son grog. Mouret, de son allure souple, quitta la porte où il était resté blotti. Il monta au second étage, s'agenouiller devant la chambre de l'abbé Faujas, se haussant jusqu'au trou de la serrure. Il étouffait le nom de Marthe dans sa gorge, l'oeil ardent, fouillant les coins de la chambre, s'assurant qu'on ne la cachait point là. La grande pièce nue était pleine d'ombre, une petite lampe posée au bord de la table laissait tomber sur le carreau un rond étroit de clarté; le prêtre, qui écrivait, ne faisait lui-même qu'une tache noire, au milieu de cette lueur jaune. Après avoir cherché derrière la commode, derrière les rideaux, Mouret s'était arrêté au lit de fer, sur lequel le chapeau du prêtre étalait comme une chevelure de femme. Marthe sans doute était dans le lit. Les Trouche l'avaient dit, elle couchait là, maintenant. Mais il vit le lit froid, aux draps bien tirés, qui ressemblait à une pierre tombale; il s'habituait à l'ombre. L'abbé Faujas dut entendre quelque bruit, car il regarda la porte. Lorsque le fou aperçut le visage calme du prêtre, ses yeux rougirent, une légère écume parut aux coins de ses lèvres; il retint un hurlement, il s'en alla à quatre pattes par l'escalier, par les corridors, répétant à voix basse:
—Marthe! Marthe!
Il la chercha dans toute la maison: dans la chambre de Rose, qu'il trouva vide; dans le logement des Trouche, empli du déménagement des autres pièces; dans les anciennes chambres des enfants, où il sanglota en rencontrant sous sa main une paire de petites bottines éculées que Désirée avait portées. Il montait, descendait, s'accrochait à la rampe, se glissait le long des murs, faisait le tour des pièces à tâtons, sans se cogner, avec son agilité extraordinaire de fou prudent. Bientôt, il n'y eut pas un coin, de la cave au grenier, qu'il n'eût flairé. Marthe n'était pas dans la maison, les enfants non plus, Rose non plus. La maison était vide, la maison pouvait crouler. Mouret s'assit sur une marche de l'escalier, entre le premier et le second étage. Il étouffait ce souffle puissant qui, malgré lui, gonflait sa poitrine. Il attendait, les mains croisées, le dos appuyé à la rampe, les yeux ouverts dans la nuit, tout à l'idée fixe qu'il mûrissait patiemment. Ses sens prenaient une finesse telle, qu'il surprenait les plus petits bruits de la maison. En bas, Trouche ronflait; Olympe tournait les pages de son roman, avec le léger froissement du doigt contre le papier. Au second étage, la plume de l'abbé Faujas avait un bruissement de pattes d'insecte; tandis que, dans la chambre voisine, madame Faujas endormie semblait accompagner cette aigre musique de sa respiration forte. Mouret passa une heure, les oreilles aux aguets. Ce fut Olympe qui succomba la première au sommeil; il entendit le roman tomber sur le tapis. Puis, l'abbé Faujas posa sa plume, se déshabilla avec des frôlements discrets de pantoufles; les vêtements glissaient mollement, le lit ne craqua même pas. Toute la maison était couchée. Mais le fou sentait, à l'haleine trop grêle de l'abbé, qu'il ne dormait pas. Peu à peu, cette haleine grossit. Toute la maison dormait.
Mouret attendit encore une demi-heure. Il écoutait toujours avec un grand soin, comme s'il eût entendu les quatre personnes couchées là, descendre, d'un pas de plus en plus lourd, dans l'engourdissement du profond sommeil. La maison, écrasée dans les ténèbres, s'abandonnait. Alors il se leva, gagna lentement le vestibule. Il grondait:
—Marthe n'y est plus, la maison n'y est plus, rien n'y est plus.
Il ouvrit la porte donnant sur le jardin, il descendit à la petite serre. Là, il déménagea méthodiquement les grands buis sèches; il en emportait des brassées énormes, qu'il montait, qu'il empilait devant les portes des Trouche et des Faujas. Comme il était pris d'un besoin de grande clarté, il alla allumer dans la cuisine toutes les lampes, qu'il revint poser sur les tables des pièces, sur les paliers de l'escalier, le long des corridors. Puis, il transporta le reste des fascines de buis. Les tas s'élevaient plus haut que les portes. Mais, en faisant un dernier voyage, il leva les yeux, il aperçut les fenêtres. Alors, il retourna chercher les arbres fruitiers et dressa un bûcher sous les fenêtres, en ménageant fort habilement des courants d'air pour que la flamme fût belle. Le bûcher lui parut petit.
—Il n'y a plus rien, répétait-il; il faut qu'il n'y ait plus rien.
Il se souvint, il descendit à la cave, recommença ses voyages. Maintenant, il remontait la provision de chauffage pour l'hiver: le charbon, les sarments, le bois. Le bûcher, sous les fenêtres, grandissait. A chaque paquet de sarments qu'il rangeait proprement, il était secoué d'une satisfaction plus vive. Il distribua ensuite le combustible dans les pièces du rez-de-chaussée, en laissa un tas dans le vestibule, un autre dans la cuisine. Il finit par renverser les meubles, par les pousser sur les tas. Une heure lui avait suffi pour celle rude besogne. Sans souliers, courant les bras chargés, il s'était glissé partout, avait tout charrié avec une telle adresse qu'il n'avait pas laissé tomber une seule bûche trop rudement. Il semblait doué d'une vie nouvelle, d'une logique de mouvements extraordinaires. Il était, dans l'idée fixe, très-fort, très-intelligent.
Quand tout fut prêt, il jouit un instant de son oeuvre. Il allait de tas en tas, se plaisait à la forme carrée des bûchers, faisait le tour de chacun d'eux, en frappant doucement dans ses mains d'un air de satisfaction extrême. Quelques morceaux de charbon étant tombés le long de l'escalier, il courut chercher un balai, enleva proprement la poussière noire des marches. Il acheva ainsi son inspection, en bourgeois soigneux qui entend faire les choses comme elles doivent être faites, d'une façon réfléchie. La jouissance l'effarait peu à peu; il se courbait, se retrouvait à quatre pattes, courant sur les mains, soufflant plus fort, avec un ronflement de joie terrible.
Alors, il prit un sarment. Il alluma les tas. il commença par les tas de la terrasse, sous les fenêtres. D'un bond, il rentra, enflamma les tas du salon et de la salle à manger, de la cuisine et du vestibule. Puis, il sauta d'étage en étage, jetant les débris embrasés de son sarment sur les tas barrant les portes des Trouche et des Faujas. Une fureur croissante le secouait, la grande clarté de l'incendie achevait de l'affoler. Il descendit à deux reprises avec des sauts prodigieux, tournant sur lui même, traversant l'épaisse fumée, activant de son souffle les brasiers, dans lesquels il rejetait des poignées de charbons ardents. La vue des flammes s'écrasant déjà aux plafonds des pièces, le faisait asseoir par moments sur le derrière, riant, applaudissant de toute la force de ses mains.
Cependant, la maison ronflait, comme un poêle trop bourré. L'incendie éclatait sur tous les points à la fois, avec une violence qui fendait les planchers. Le fou remonta, au milieu des nappes de feu, les cheveux grillés, les vêtements noircis. Il se posta au second étage, accroupi sur les poings, avançant sa tête grondante de bête. Il gardait le passage, il ne quittait pas du regard la porte du prêtre.
—Ovide! Ovide! appela une voix terrible.
Au fond du corridor, la porte de madame Faujas s'étant brusquement ouverte, la flamme s'engouffra dans la chambre avec le roulement d'une tempête. La vieille femme parut au milieu du feu. Les mains en avant, elle écarta les fascines qui flambaient, sauta dans le corridor, rejeta à coups de pied, à coups de poing, les tisons qui masquaient la porte de son fils, qu'elle continuait à appeler désespérément. Le fou s'était aplati davantage, les yeux ardents, se plaignant toujours. —Attends-moi, ne descends pas par la fenêtre, criait-elle, en frappant à la porte.
Elle dut l'enfoncer; la porte qui brûlait, céda facilement. Elle reparut, tenant son fils entre les bras. Il avait pris le temps de mettre sa soutane; il étouffait, suffoqué par la fumée.
—Écoute, Ovide, je vais t'emporter, dit-elle avec une rudesse énergique. Tiens-toi bien à mes épaules; cramponne-toi à mes cheveux, si tu te sens glisser…. Va, j'irai jusqu'au bout.
Elle le chargea sur ses épaules comme un enfant, et cette mère sublime, cette vieille paysanne, dévouée jusqu'à la mort, ne chancela point sous le poids écrasant de ce grand corps évanoui qui s'abandonnait. Elle éteignait les charbons sous ses pieds nus, s'ouvrait un passage en repoussant les flammes de sa main ouverte, pour que son fils n'en fût pas même effleuré. Mais, au moment où elle allait descendre, le fou, qu'elle n'avait pas vu, sauta sur l'abbé Faujas, qu'il lui arracha des épaules. Sa plainte lugubre s'achevait dans un hurlement tandis qu'une crise le tordait au bord de l'escalier. Il meurtrissait le prêtre, l'égratignait, l'étranglait.
—Marthe! Marthe! cria-t-il.
Et il roula avec le corps le long des marches embrasées; pendant que madame Faujas, qui lui avait enfoncé les dents en pleine gorge, buvait son sang. Les Trouche flambaient dans leur ivresse, sans un soupir. La maison, dévastée et minée, s'abattait au milieu d'une poussière d'étincelles.
XXIII
Macquart ne trouva pas chez lui le docteur Porquier, qui accourut seulement vers minuit et demi. Toute la maison était encore sur pied. Rougon seul n'avait pas bougé de son lit: les émotions le tuaient, disait-il. Félicité assise sur la même chaise, au chevet de Marthe, se leva pour aller à la rencontre du médecin.
—Ah! cher docteur, nous sommes bien inquiets, murmura-t-elle. La pauvre enfant n'a pas fait un mouvement, depuis que nous l'avons couchée là…. Ses mains sont déjà froides; je les ai gardées dans les miennes, inutilement.
Le docteur Porquier regarda attentivement le visage de Marthe; puis, sans l'examiner autrement, il resta debout, pinçant les lèvres, faisant de la main un geste vague.
—Ma bonne madame Rougon, dit-il, il vous faut bien du courage.
Félicité éclata en sanglots.
—C'est la fin, continua-t-il à voix plus basse. Il y a longtemps que j'attends ce triste dénoûment, je dois vous le confesser aujourd'hui. La pauvre madame Mouret avait les deux poumons attaqués, et la phthisie chez elle se compliquait d'une maladie nerveuse.
Il s'était assis, gardant aux coins des lèvres son sourire de médecin bien élevé, qui se montrait poli même à l'égard de la mort.
—Ne vous désespérez pas, ne vous rendez pas malade, chère dame. La catastrophe était prévue, une circonstance pouvait la hâter tous les jours…. La pauvre madame Mouret devait tousser, étant jeune, n'est-ce pas? J'estime qu'elle a couvé pendant des années les germes du mal. Dans ces derniers temps, depuis trois ans surtout, la phthisie faisait en elle des progrès effrayants. Et quelle piété! quelle ferveur! J'étais touché à la voir s'en aller si saintement…. Que voulez-vous? les décrets de Dieu sont insondables, la science est bien souvent impuissante.
Et comme madame Rougon pleurait toujours, il lui prodigua les plus tendres consolations, il voulut absolument qu'elle prit une tasse de tilleul pour se calmer.
—Ne vous tourmentez pas, je vous en conjure, répétait-il. Je vous assure qu'elle ne sent déjà plus son mal; elle va s'endormir ainsi tranquillement, elle ne reprendra connaissance qu'au moment de l'agonie…. Je ne vous abandonne pas, d'ailleurs; je reste là, bien que tous mes soins soient inutiles à présent. Je reste, en ami, chère dame, en ami, entendez-vous?
Il s'installa commodément pour la nuit, dans un fauteuil. Félicité s'apaisait un peu. Le docteur Porquier lui ayant fait entendre que Marthe n'avait plus que quelques heures à vivre, elle eut l'idée d'envoyer chercher Serge au séminaire, qui était voisin. Quand elle pria Rose de se rendre au séminaire, celle-ci refusa d'abord.
—Vous voulez donc le tuer aussi, ce pauvre petit! dit-elle. Ça lui porterait un coup trop rude, d'être réveillé au milieu de la nuit, pour venir voir une morte…. Je ne veux pas être son bourreau.
Rose gardait rancune à sa maîtresse. Depuis que celle-ci agonisait, elle tournait autour du lit, furieuse, bousculant les tasses et les bouteilles d'eau chaude.
—Est-ce qu'il y a du bon sens à faire ce que madame a fait? ajouta-t-elle. Ce n'est la faute à personne, si elle est allée prendre la mort auprès de monsieur. Et, maintenant, il faut que tout soit en l'air, elle nous fait tous pleurer…. Non, certes, je ne veux pas qu'on force le petit à se lever en sursaut.
Cependant, elle finit par se rendre au séminaire. Le docteur Porquier s'était allongé devant le feu; les yeux à demi fermés, il continuait à prodiguer de bonnes paroles à madame Rougon. Un léger râle commençait à soulever les flancs de Marthe. L'oncle Macquart, qui n'avait point reparu depuis deux grandes heures, poussa doucement la porte.
—D'où venez-vous donc? lui demanda Félicité, qui l'emmena dans un coin.
Il répondit qu'il était allé remiser sa carriole et son cheval à l'auberge des Trois-Pigeons. Mais il avait des yeux si vifs, un air de sournoiserie si diabolique, qu'elle était reprise de mille soupçons. Elle oublia sa fille mourante, flairant une coquinerie qu'elle devait avoir intérêt à connaître.
—On dirait que vous avez suivi et guetté quelqu'un, reprit-elle, en remarquant son pantalon boueux. Vous me cachez quelque chose, Macquart. Cela n'est pas bien. Nous avons toujours été gentils pour vous.
—Oh! gentils! murmura l'oncle en ricanant, c'est vous qui le dites. Rougon est un cancre; dans l'affaire du champ de blé, il s'est méfié de moi, il m'a traité comme le dernier des derniers…. Où donc est-il, Rougon? Il se dorlote, lui; il ne se moque pas mal de la peine qu'on prend pour la famille. Le sourire dont il accompagna ces dernières paroles inquiéta vivement Félicité. Elle le regardait en face.
—Quelle peine avez-vous prise pour la famille? dit-elle.
Vous n'allez peut-être pas me reprocher d'avoir ramené ma pauvre Marthe des Tulettes…. D'ailleurs, je vous le répète, tout ceci m'a l'air bien louche. J'ai questionné Rose—il paraît que vous aviez l'idée de venir droit ici…. Je m'étonne aussi que vous n'ayez pas frappé plus fort, rue Balande; on vous aurait ouvert…. Ce n'est pas que je sois fâchée d'avoir la chère enfant chez moi; elle mourra au moins parmi les siens, elle n'aura que des visages amis autour d'elle….
L'oncle parut très-surpris; il l'interrompit d'un air inquiet.
—Je vous croyais au mieux avec l'abbé Faujas?
Elle ne répondit pas; elle s'approcha de Marthe, dont le souffle devenait plus douloureux. Quand elle revint, elle vit Macquart qui, soulevant le rideau, semblait interroger la nuit, en frottant la vitre humide de la main.
—Ne partez pas demain avant de causer avec moi, lui recommanda-t-elle; je veux éclaircir tout ceci.
—Comme vous voudrez, répondit-il. On serait bien embarrassé pour vous faire plaisir. Vous aimez les gens, vous ne les aimez plus… Moi, je m'en moque; je vais toujours mon petit bonhomme de chemin.
Il était évidemment très-contrarié d'apprendre que les Rougon ne faisaient plus cause commune avec l'abbé Faujas. Il tapait la vitre du bout des doigts, sans quitter des yeux la nuit noire. A ce moment, une grande lueur rougit le ciel.
—Qu'est-ce donc? demanda Félicité.
Il ouvrit la croisée, il regarda.
—Ou dirait un incendie, murmura-t-il, d'un ton paisible. Ça brûle derrière la sous-préfecture.
La place s'emplissait de bruit. Un domestique entra tout effaré, racontant que le feu venait de prendre chez la fille de madame. On croyait avoir vu le gendre de madame, celui qu'on avait dû enfermer, se promener dans le jardin avec un sarment allumé. Le pis était qu'on désespérait de sauver les locataires. Félicité se tourna vivement, réfléchit une minute encore, les yeux fixés sur Macquart. Elle comprenait enfin.
—Vous nous aviez bien promis, dit-elle à voix basse, de vous tenir tranquille, lorsque nous vous avons installé dans votre petite maison des Tulettes. Rien ne vous manque pourtant, vous êtes là comme un vrai rentier…. C'est honteux, entendez-vous!… Combien l'abbé Fenil vous a-t-il donné pour ouvrir la porte à François?
Il se fâcha, mais elle le fit taire. Elle semblait beaucoup plus inquiète des suites de l'affaire qu'indignée par le crime lui-même.
—Et quel abominable scandale, si l'on venait à savoir! murmura-t-elle encore. Est-ce que nous vous avons jamais rien refusé? Nous causerons demain, nous reparlerons de ce champ dont vous nous cassez les oreilles…. Si Rougon apprenait une pareille chose, il en mourrait de chagrin.
L'oncle ne put s'empêcher de sourire. Il se défendit plus violemment, jura qu'il ne savait rien, qu'il n'avait trempé dans rien. Puis, comme le ciel s'embrasait de plus, et que le docteur Porquier était déjà descendu, l'oncle quitta la chambre, en disant d'un air pressé de curieux:
—Je vais voir.
C'était M. Péqueur des Saulaies qui avait donné l'alarme. Il y avait eu soirée à la sous-préfecture. Il se couchait, lorsque, vers une heure moins quelques minutes, il aperçut un singulier reflet rouge sur le plafond de sa chambre. S'étant s'approche de la fenêtre, il était resté très-surpris en voyant un grand feu brûler dans le jardin des Mouret, tandis qu'une ombre, qu'il ne reconnut pas d'abord, dansait au milieu de la fumée en brandissant un sarment allumé. Presque aussitôt des flammes s'échappèrent par toutes les ouvertures du rez-de-chaussée. Le sous-préfet s'empressa de remettre son pantalon; il appela son domestique, lança le concierge à la recherche des pompiers et des autorités. Puis, avant de se rendre sur le lieu du sinistre, il acheva de s'habiller, s'assurant devant une glace de la correction de sa moustache. Il arriva le premier rue Balande. La rue était absolument déserte; deux chats la traversaient en courant.
—Ils vont se laisser griller comme des côtelettes, là-dedans! pensa M. Péqueur des Saulaies, étonné du sommeil paisible de la maison, sur la rue, où pas une flamme ne se montrait encore.
Il frappa violemment, mais il n'entendit que le ronflement de l'incendie, dans la cage de l'escalier. Il frappa alors à la porte de M. Rastoil. Là, des cris perçants s'élevaient, accompagnés de piétinements, de claquements de portes, d'appels étouffés.
—Aurélie, couvre-toi les épaules! criait la voix du président.
M. Rastoil se précipita sur le trottoir, suivi de madame Rastoil et de la cadette de ses demoiselles, celle qui n'était pas encore mariée. Aurélie dans sa précipitation, avait jeté sur ses épaules un paletot de son père, qui lui laissait les bras nus; elle devint toute rouge, lorsqu'elle aperçut M. Péqueur des Saulaies.
—Quel épouvantable malheur! balbutiait le président. Tout va brûler. Le mur de ma chambre est déjà chaud. Les deux maisons n'en font qu'une, si j'ose dire…. Ah! monsieur le sous-préfet, je n'ai pas même pris le temps d'enlever les pendules. Il faut organiser les secours. On ne peut pas perdre son mobilier en quelques heures.
Madame Rastoil, à demi vêtue d'un peignoir, pleurait le meuble de son salon, qu'elle venait justement de faire recouvrir. Cependant, quelques voisins s'étaient montrés aux fenêtres. Le président les appela et commença le déménagement de sa maison; il se chargeait particulièrement des pendules, qu'il déposait sur le trottoir d'en face. Lorsqu'on eut sorti les fauteuils du salon, il fit asseoir sa femme et sa fille, tandis que le sous-préfet restait auprès d'elles, pour les rassurer.
—Tranquillisez-vous, mesdames, disait-il. La pompe va arriver, le feu sera attaqué vigoureusement…. Je crois pouvoir vous promettre qu'on sauvera votre maison.
Les croisées des Mouret éclatèrent, les flammes parurent au premier étage. Brusquement, la rue fut éclairée par une grande lueur; il faisait clair comme en plein jour. Un tambour, au loin, passait sur la place de la Sous-Préfecture, en battant le rappel. Des hommes accouraient, une chaîne s'organisait, mais les seaux manquaient, la pompe n'arrivait pas. Au milieu de l'effarement général, M. Péqueur des Saulaies, sans quitter les dames Rastoil, criait des ordres à pleine voix:
—Laissez le passage libre! La chaîne est trop serrée là-bas!
Mettez-vous à deux pieds les uns des autres!
Puis, se tournant vers Aurélie, d'une voix douce:
—Je suis bien surpris que la pompe ne soit pas encore là…. C'est une pompe neuve; on va justement l'étrenner…. J'ai pourtant envoyé le concierge tout de suite; il a dû passer aussi à la gendarmerie.
Les gendarmes se montrèrent les premiers; ils continrent les curieux, dont le nombre augmentait, malgré l'heure avancée. Le sous-préfet était allé en personne rectifier la chaîne, qui se bossuait au milieu des poussées de certains farceurs accourus du faubourg. La petite cloche de Saint-Saturnin sonnait le tocsin de sa voix fêlée; un second tambour battait le rappel, plus languissamment, vers le bas de la rue, du côté du Mail. Enfin la pompe arriva, avec un tapage de ferraille secouée. Les groupes s'écartèrent; les quinze pompiers de Plassans parurent, courant et soufflant; mais, malgré l'intervention de M. Péqueur des Saulaies, il fallut encore un grand quart d'heure pour mettre la pompe en état.
—Je vous dis que le piston ne glisse pas! criait furieusement le capitaine au sous-préfet, qui prétendait que les écrous étaient trop serrés.
Lorsqu'un jet d'eau s'éleva, la foule eut un soupir de satisfaction. La maison flambait alors, du rez-de-chaussée au second étage, comme une immense torche. L'eau entrait dans le brasier avec un sifflement; tandis que les flammes, se déchirant en nappes jaunes, s'élevaient plus haut. Des pompiers étaient montés sur le toit de la maison du président, dont ils enfonçaient les tuiles, à coups de pic, pour faire la part du feu.
—La baraque est perdue, murmura Macquart, les mains dans les poches, planté tranquillement sur le trottoir d'en face, d'où il suivait les progrès de l'incendie avec un vif intérêt.
Il s'était formé là, au bord du ruisseau, un salon en plein air. Les fauteuils se trouvaient rangés en demi-cercle, comme pour permettre d'assister à l'aise au spectacle. Madame de Condamin et son mari venaient d'arriver; ils rentraient à peine de la sous-préfecture, disaient-ils, lorsqu'ils avaient entendu battre le rappel. M. de Bourdeu, M. Maffre, le docteur Porquier, M. Delangre, accompagné de plusieurs membres du conseil municipal, s'étaient également empressés d'accourir. Tous entouraient ces pauvres dames Rastoil, les réconfortaient, s'abordaient avec des exclamations apitoyées. La société finit par s'asseoir sur les fauteuils. Et la conversation s'engagea, pendant que la pompe soufflait à dix pas et que les poutres embrasées craquaient. —As-tu pris ma montre, mon ami? demanda madame Rastoil; elle était sur la cheminée, avec la chaîne.
—Oui, oui, je l'ai dans ma poche, répondit le président, la face gonflée, chancelant d'émotion. J'ai aussi l'argenterie…. J'aurais tout emporté; mais les pompiers ne veulent pas, ils disent que c'est ridicule.
M. Péqueur des Saulaies se montrait toujours très-calme et très-obligeant.
—Je vous assure que votre maison ne court plus aucun risque, affirma-t-il; la part du feu est faite. Vous pouvez aller remettre vos couverts dans votre salle à manger.
Mais M. Rastoil ne consentit pas à se séparer de son argenterie, qu'il tenait sous le bras, pliée dans un journal.
—Toutes les portes sont ouvertes, balbutia-t-il; la maison est pleine de gens que je ne connais pas…. Ils ont fait dans mon toit un trou qui me coûtera cher à boucher.
Madame de Condamin interrogeait le sous-préfet. Elle s'écria:
—Mais c'est horrible! mais je croyais que les locataires avaient eu le temps de se sauver!… Alors, on n'a pas de nouvelles de l'abbé Faujas?
—J'ai frappé moi-même, dit M. Péqueur des Saulaies; personne n'a répondu. Quand les pompiers sont arrivés, j'ai fait enfoncer la porte, j'ai ordonné d'appliquer des échelles aux fenêtres…. Tout a été inutile. Un de nos braves gendarmes, qui s'est aventuré dans le vestibule, a failli être asphyxié par la fumée.
-Ainsi l'abbé Faujas?… Quelle abominable mort! Reprit la belle
Octavie avec un frisson.
Ces messieurs et ces dames se regardèrent, blêmes dans les clartés vacillantes de l'incendie. Le docteur Porquier expliqua que la mort par le feu n'était peut-être pas aussi douloureuse qu'on se l'imaginait.
—On est saisi, dit-il en terminant; ça doit être l'affaire de quelques secondes. Il faut dire aussi que cela dépend de la violence du brasier.
M. de Condamin comptait sur ses doigts.
—Si madame Mouret est chez ses parents, comme on le prétend, cela fait toujours quatre: l'abbé Faujas, sa mère, sa soeur et son beau-frère…. C'est joli!
A ce moment, madame Rastoil se pencha à l'oreille de son mari.
—Donne-moi ma montre, murmura-t-elle. Je ne suis pas tranquille. Tu le remues. Tu vas t'asseoir dessus. Une voix ayant crié que le vent poussait les flammèches du côté de la sous-préfecture, M. Péqueur des Saulaies s'excusa, s'élança, afin de parer à ce nouveau danger. Cependant, M. Delangre voulait qu'on tentât un dernier effort pour porter secours aux victimes. Le capitaine des pompiers lui répondit brutalement de monter aux échelles lui-même, s'il croyait la chose possible; il disait n'avoir jamais vu un feu pareil. C'était le diable qui avait dû allumer ce feu-là, pour que la maison brûlât, comme un fagot, par tous les bouts à la fois. Le maire, suivi de quelques hommes de bonne volonté, fit alors le tour par l'impasse des Chevillottes. Du côté du jardin, peut-être pourrait-on monter.
—Ce serait très-beau, si ce n'était pas si triste, remarqua madame de
Condamin, qui se calmait.
En effet, l'incendie devenait superbe. Des fusées d'étincelles montaient dans de larges flammes bleues; des trous d'un rouge ardent se creusaient au fond de chaque fenêtre béante; tandis que la fumée roulait doucement, s'en allait en un gros nuage violâtre, pareille à la fumée des feux de Bengale, pendant les feux d'artifice. Ces dames et ces messieurs s'étaient pelotonnés dans les fauteuils; ils s'accoudaient, s'allongeaient, levaient le menton; puis, des silences se faisaient, coupés de remarques, lorsqu'un tourbillon de flammes plus violent s'élevait. Au loin, dans les clartés dansantes qui illuminaient brusquement des profondeurs de têtes moutonnantes, grossissaient un brouhaha de foule, un bruit d'eau courante, tout un tapage noyé. Et la pompe, à dix pas, gardait son haleine régulière, son crachement de gosier de métal écorché.
—Regardez donc la troisième fenêtre, au second étage, s'écria tout à coup M. Maffre émerveillé; on voit très-bien, à gauche, un lit qui brûle. Les rideaux sont jaunes; ils flambent comme du papier.
M. Péqueur des Saulaies revenait au petit trot tranquilliser la société. C'était une panique. —Les flammèches, dit-il, sont bien portées par le vent du côté de la sous-préfecture; mais elles s'éteignent en l'air. Il n'y a aucun danger, on est maître du feu.
—Mais, demanda madame de Condamin, sait-on comment le feu a pris?
M. de Bourdeu assura qu'il avait d'abord vu une grosse fumée sortir de la cuisine. M. Maffre prétendait, au contraire, que les flammes avaient d'abord paru dans une chambre du premier étage. Le sous-préfet hochait la tête d'un air de prudence officielle; il finit par dire à demi-voix:
—Je crois que la malveillance n'est pas étrangère au sinistre. J'ai déjà ordonné une enquête.
Et il raconta qu'il avait vu un homme allumer le feu avec un sarment.
—Oui, je l'ai vu aussi, interrompit Aurélie Rastoil. C'est monsieur
Mouret.
Ce fut une surprise extraordinaire. La chose était impossible. M. Mouret s'échappant et brûlant sa maison, quel épouvantable drame! Et l'on accablait Aurélie de questions. Elle rougissait, tandis que sa mère la regardait sévèrement. Il n'était pas convenable qu'une jeune fille fût ainsi toutes les nuits à la fenêtre.
—Je vous assure, j'ai bien reconnu monsieur Mouret, reprit-elle. Je ne dormais pas, je me suis levée, en voyant une grande lumière…. Monsieur Mouret dansait au milieu du feu.
Le sous-préfet se prononça.
—Parfaitement, mademoiselle a raison…. Je reconnais le malheureux, maintenant. Il était si effrayant, que je restais perplexe, bien que sa figure ne me fût pas inconnue…. Je vous demande pardon, ceci est très-grave; il faut que j'aille donner quelques ordres.
Il s'en alla de nouveau, pendant que la société commentait celle aventure terrible, un propriétaire brûlant ses locataires. M. de Bourdeu s'emporta contre les maisons d'aliénés; la surveillance y était faite d'une façon tout à fait insuffisante. A la vérité, M. de Bourdeu tremblait de voir flamber dans l'incendie la préfecture que l'abbé Faujas lui avait promise.
—Les fous sont pleins de rancune, dit simplement M. de Condamin.
Ce mot embarrassa tout le monde. La conversation tomba net. Les dames eurent de légers frissons, tandis que ces messieurs échangaient des regards singuliers. La maison en flammes devenait beaucoup plus intéressante, depuis que la société connaissait la main qui avait mis le feu. Les yeux clignant d'une terreur délicieuse, se fixaient sur le brasier, avec le rêve du drame qui avait dû se passer là.
—Si le papa Mouret est là dedans, ça fait cinq, dit encore M. de Condamin, que les dames firent taire, en l'accusant d'être un homme atroce.
Depuis le commencement de l'incendie, les Paloque, accoudés à la fenêtre de leur salle à manger, regardaient. Ils étaient juste au-dessus du salon improvisé sur le trottoir. La femme du juge finit par descendre pour offrir gracieusement l'hospitalité aux dames Rastoil, ainsi qu'aux personnes qui les entouraient. —On voit bien de nos fenêtres, je vous assure, dit-elle.
Et, comme ces dames refusaient:
—Mais vous allez prendre froid, continua-t-elle; la nuit est très-fraîche.
Madame de Condamin eut un sourire, en allongeant sur le pavé ses petits pieds, qu'elle montra au bord de sa jupe.
—Ah bien! oui, nous n'avons pas froid! répondit-elle. Moi, j'ai les pieds brûlants. Je suis très-bien…. Est-ce que vous avez froid, mademoiselle?
—J'ai trop chaud, assura Aurélie. On dirait une nuit d'été. Ce feu-là chauffe joliment.
Tout le monde déclara qu'il faisait bon, et madame Paloque se décida alors à rester, à s'asseoir, elle aussi, dans un fauteuil. M. Maffre venait de partir; il avait aperçu, au milieu de la foule, ses deux fils, en compagnie de Guillaume Porquier, accourus tous les trois, sans cravate, d'une maison des remparts, pour voir le feu. Le juge de paix, qui était certain de les avoir enfermés à double tour dans leur chambre, emmena Alphonse et Ambroise par les oreilles.
—Si nous allions nous coucher? dit M. de Bourdeu, de plus en plus maussade.
M. Péqueur des Saulaies avait reparu, infatigable, n'oubliant pas les dames, malgré les soins de toutes sortes dont il était accablé. Il alla vivement au-devant de M. Delangre, qui revenait de l'impasse des Chevillottes. Ils causèrent à voix basse. Le maire avait dû assister à quelque scène épouvantable; il se passait la main sur la face, comme pour chasser de ses yeux l'image atroce qui le poursuivait. Les dames l'entendirent seulement murmurer: «Nous sommes arrivés trop tard! C'est horrible, horrible!…» Il ne voulut répondre à aucune question. —Il n'y a que Bourdeu et Delangre qui regrettent l'abbé, murmura M. de Condamin à l'oreille de madame Paloque.
—Ils avaient des affaires avec lui, répondit tranquillement celle-ci.
Voyez donc, voici l'abbé Bourrette. Celui-là pleure pour de bon.
L'abbé Bourrette, qui avait fait la chaîne, sanglotait à chaudes larmes. Le pauvre homme n'entendait pas les consolations. Jamais il ne voulut s'asseoir dans un fauteuil; il resta debout, les yeux troubles, regardant brûler les dernières poutres. On avait aussi vu l'abbé Surin; mais il avait disparu, après avoir écouté, de groupe en groupe, les renseignements qui couraient.
—Allons nous coucher, répéta M. de Bourdeu. C'est bête à la fin de rester là.
Toute la société se leva. Il fut décidé que M. Rastoil, sa dame et sa demoiselle, passeraient la nuit chez les Paloque. Madame de Condamin donnait de petites tapes sur sa jupe, légèrement froissée. On recula les fauteuils, on se tint un instant debout, à se souhaiter une bonne nuit. La pompe ronflait toujours, l'incendie pâlissait, au milieu d'une fumée noire; on n'entendait plus que le piétinement affaibli de la foule et la hache attardée d'un pompier abattant une charpente.
—C'est fini, pensa Macquart, qui n'avait pas quitté le trottoir d'en face.
Il resta pourtant encore un instant, à écouter les dernières paroles que M. de Condamin échangeait à demi-voix avec madame Paloque.
—Bah! disait la femme du juge, personne ne le pleurera, si ce n'est cette grosse bête de Bourrette. Il était devenu insupportable, nous étions tous esclaves. Monseigneur doit rire à l'heure qu'il est. Enfin, Plassans est délivré! —Et les Rougon! fit remarquer M. de Condamin, ils doivent être enchantés.
—Pardieu! les Rougon sont aux anges. Ils vont hériter de la conquête de l'abbé…. Allez, ils auraient payé bien cher celui qui se serait risqué à mettre le feu à la baraque.
Macquart s'en alla, mécontent, il finissait par craindre d'avoir été dupe. La joie des Rougon le consternait. Les Rougon étaient des malins qui jouaient toujours un double jeu, et avec lesquels on finissait quand même par être volé. En traversant la place de la sous-préfecture, il se jurait de ne plus travailler comme cela, à l'aveuglette.
Comme il remontait à la chambre où Marthe agonisait, il trouva Rose assise sur une marche de l'escalier. Elle était dans une colère bleue, elle grondait:
—Non, certes, je ne resterai pas dans la chambre; je ne veux pas voir des choses pareilles. Qu'elle crève sans moi! qu'elle crève comme un chien! Je ne l'aime plus, je n'aime plus personne…. Aller chercher le petit, pour le faire assister à ça! Et j'ai consenti! Je m'en voudrai toute la vie…. Il était pâle comme sa chemise, le chérubin. J'ai dû le porter du séminaire ici. J'ai cru qu'il allait rendre l'âme en roule, tant il pleurait. C'est une pitié!… Et il est là, maintenant, à l'embrasser. Moi, ça me donne la chair de poule. Je voudrais que la maison nous tombât sur la tête, pour que ça fût fini d'un coup…. J'irai dans un trou, je vivrai toute seule, je ne verrai jamais personne, jamais, jamais. La vie entière, c'est fait pour pleurer et pour se mettre en colère.
Macquart entra dans la chambre. Madame Rougon, à genoux, se cachait la face entre les mains; tandis que Serge, debout devant le lit, les joues ruisselantes de larmes, soutenait la tête de la mourante. Elle n'avait point encore repris connaissance. Les dernières lueurs de l'incendie éclairaient la chambre d'un reflet rouge. Un hoquet secoua Marthe. Elle ouvrit des yeux surpris, se mit sur son séant pour regarder autour d'elle. Puis, elle joignit les mains avec une épouvante indicible, elle expira, en apercevant, dans la clarté rouge, la soutane de Serge.