La Cryptographie, ou, l'art d'écrire en chiffres
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Title: La Cryptographie, ou, l'art d'écrire en chiffres
Author: P. L. Jacob
Release date: March 10, 2013 [eBook #42297]
                Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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LES SECRETS DE NOS PÈRES
RECUEILLIS
  PAR LE BIBLIOPHILE JACOB
LA
  CRYPTOGRAPHIE
OU
  L'ART D'ÉCRIRE EN CHIFFRES
PARIS
  ADOLPHE DELAHAYS, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  4-6, RUE VOLTAIRE, 4-6
  1858
PARIS.—IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1.
 LA
CRYPTOGRAPHIE
OU
L'ART D'ÉCRIRE EN CHIFFRES.
CHAPITRE PREMIER.
DÉFINITION DE LA CRYPTOGRAPHIE; SON ORIGINE; NOTIONS HISTORIQUES.
Nous allons essayer de faire connaître quelques-uns des procédés mis en usage afin de permettre à des personnes séparées par des distances souvent considérables, de communiquer entre elles, en recouvrant ces communications du voile du mystère.
Ces procédés forment une véritable science qui a reçu, comme tant d'autres, un nom tiré du grec.
La Cryptographie ou Stéganographie est l'art d'écrire de façon à dérober à autrui la connaissance de ce qu'on a tracé.
On peut s'efforcer de dissimuler l'existence de l'écrit. On emploie, en ce but, les encres du sympathie dont nous parlerons plus tard, ou bien l'on tâche de cacher soigneusement le papier auquel on a confié son secret.
Mais plus habituellement on a recours aux divers procédés en usage afin de jeter, sur une dépêche qui peut tomber dans des mains indiscrètes, un voile qu'on fait de son mieux pour rendre impénétrable.
Pour atteindre ce but:
On abrège les mots d'après un système convenu (c'est la Brachygraphie ou Sténographie).
On fait usage des signes dont le sens est arrêté entre les correspondants: des lettres, des chiffres, des signes employés dans les mathématiques et dans la chimie, des points, des lignes, des figures quelconques ou de fantaisie, des couleurs, etc., sont d'une grande ressource en semblable occasion.
On emploie des mots et des phrases, auxquels on convient de donner un sens tout autre que celui qu'on y attache dans le cours ordinaire des choses.
Il y a toujours eu, il y aura toujours des secrets, qu'il faudra bien confier au papier afin de les transmettre à des correspondants dont on est séparé par des distances plus ou moins grandes; mais on est bien aise de dérober aux investigations d'une curiosité indiscrète ces communications mystérieuses.
Il a donc fallu recourir à des moyens destinés à voiler le sens des avis qu'on voulait transmettre. De là l'origine de l'écriture en chiffres.
De même que tous les arts, celui-ci débute par des essais naïfs et incomplets. Les écrivains de l'antiquité en ont conservé le souvenir.
§ Ier.
De la Cryptographie chez les peuples de l'antiquité.
Hérodote nous fait connaître divers procédés un peu primitifs auxquels eurent recours, faute de mieux, certains personnages plus ou moins célèbres dans les annales de ces temps reculés.
C'est d'abord un esclave dont on rase la tête, et sur la peau nue de son crâne on trace quelques mots laconiques, mais d'un grand sens. On laisse aux cheveux le temps de repousser, et on expédie cette épître d'un nouveau genre à l'ami qu'il s'agit d'instruire de choses importantes. Les perruques n'avaient point été inventées à cette époque; elles auraient été d'une grande utilité en pareille circonstance. Il va sans dire qu'un pareil procédé n'est point susceptible d'une application fréquente.
Un seigneur de la Cour de Perse, ayant à transmettre à Cyrus un avis essentiel, s'avisa d'une invention qui ne rentre pas précisément dans l'écriture chiffrée, mais qu'il est bon de consigner ici; laissons parler Hérodote:
«Harpage voulut découvrir à Cyrus son projet, mais, comme ce prince était en Perse et que les chemins étaient gardés, il ne put trouver, pour lui en faire part, d'autre expédient que celui-ci: S'étant fait apporter un lièvre, il ouvrit le ventre de cet animal d'une manière adroite et sans arracher le poil, et, dans l'état où il était, il y mit une lettre où il avait écrit ce qu'il avait jugé à propos. L'ayant ensuite recousu, il le remit à celui de ses domestiques en qui il avait le plus de confiance, et lui ordonna de le porter à Cyrus, et de lui dire, en le lui présentant, de l'ouvrir lui-même et sans témoins.»
§ II.
La scytale des Lacédémoniens.
Le gouvernement de Sparte transmettait ses ordres à ses généraux au moyen d'une espèce de courroie. Voici de quelle façon Plutarque raconte le fait dans la vie de Lysandre; nous faisons usage de la traduction naïve du vieil Amyot:
«Les éphores luy envoyèrent incontinent ce qu'ilz appellent la scytale (comme qui diroit la courroye), par laquelle ilz luy mandèrent qu'il eust à s'en retourner aussitost comme il l'auroit reçue. Cette scytale est une telle chose: quand les éphores envoient à la guerre un général ou un admiral, ilz font accoustrer deux petits bâtons ronds et les font entièrement égaler en grosseur et en grandeur; desquelz deux bastons ilz en retiennent l'un par devers eulx et donnent l'autre à celuy qu'ilz envoyent. Ilz appellent ces deux petits bastons scytales, et, quand ilz veulent faire secrètement entendre quelque chose de conséquence à leurs capitaines, ilz prennent un bandeau de parchemin long et estroit comme une courroye, qu'ilz entortillent à l'entour de leur baston rond, sans laisser rien d'espace vuide entre les bords du bandeau; puis quand ilz sont ainsi bien joints, alors ilz escrivent sur le parchemin ainsi enrollé ce qu'ils veulent, et, quand ilz ont achevé d'escrire, ilz desveloppent le parchemin et l'envoyent à leur capitaine, lequel n'y sçauroit aultrement rien lire ny cognoistre, parce que les lettres n'ont point de suitte ny de liaison continuée, mais sont escartées l'une ça, l'autre là, jusqu'à ce que, prenant le petit rouleau de bois qu'on luy a baillé à son partement, il estend la courroye de parchemin qu'il a reçue tout à l'entour, tellement que le tour et le ply du parchemin venant à se retrouver en la mesme couche qu'il avoit esté plié premièrement, les lettres aussi viennent à se rencontrer en la suitte continuée qu'elles doivent estre. Ce petit rouleau de parchemin s'appelle aussi bien scytale comme le rouleau de bois, ne plus ne moins que nous voyons ailleurs ordinairement que la chose mesurée s'appelle du mesme nom que fait celle qui mesure.»
Un poëte latin donne une application conforme à celle de Plutarque; transcrivons ici les cinq vers qui s'accordent avec le récit du biographe grec:
  Vel Lacedemoniano scytalem imitare, libelli
  Segmina Pergamei, tereti circumdata ligno
  Perpetuo inscribens versu: qui deinde solutus
  Non respondentes sparso dedit ordine formas:
  Donec consimilis ligni replicetur in orbem.
Nous ferons remarquer, en passant, que la scytale ne devait pas être bien difficile à deviner. En effet, il était aisé de voir en tâtonnant un peu, quelle était la ligne qui devait se joindre pour le sens à la ligne d'en bas du papier; cette seconde ligne connue, tout le reste était aisé à trouver: en supposant que cette seconde ligne, suite immédiate de la première dans le sens, fût, par exemple, la cinquième, il n'y avait qu'à aller de là à la neuvième, à la treizième, à la dix-septième, et ainsi de suite jusqu'au bout, et l'on trouvait toute la première ligne du rouleau. Ensuite on n'avait qu'à reprendre la seconde ligne d'en bas, puis la sixième, la dixième, la quatorzième, et ainsi de suite. Tout cela est aisé à voir, en considérant qu'une ligne écrite sur le rouleau devait être formée par des lignes partielles également distantes les unes des autres.
Un autre Lacédémonien, réfugié auprès du monarque de l'Asie, trouva dans son patriotisme les moyens de transmettre à Sparte un avis de la plus haute importance. C'est encore l'historien que nous avons déjà nommé qui va nous raconter ce fait. Laissons parler Hérodote:
«Xerxès s'étant déterminé à faire la guerre aux Grecs, Démocrate, qui était à Suse, et qui fut informé de ses desseins, voulut en faire part aux Lacédémoniens. Mais, comme les moyens lui manquaient, parce qu'il était à craindre qu'on ne le découvrit, il imagina cet artifice. Il prit des tablettes doubles, en ratissa la cire, et écrivit ensuite sur le bois de ces tablettes les projets du roi. Après cela, il couvrit de cire les lettres, afin que, ces tablettes n'étant point écrites, il ne pût arriver au porteur rien de fâcheux de la part de ceux qui gardaient les passages. L'envoyé de Démocrate les ayant rendues aux Lacédémoniens, ils ne purent d'abord former aucune conjecture; mais Gorgo, femme de Léonidas, imagina, dit-on, ce que ce pouvait être et leur apprit qu'en enlevant la cire ils trouveraient des caractères sur le bois. On suivit son conseil, et les caractères furent trouvés. Les Lacédémoniens lurent ces lettres et les envoyèrent ensuite au reste des Grecs.»
§ III.
Autres systèmes cryptographiques connus des anciens.
Blaise de Vigenère, dans son Traité des chiffres, livre dont nous aurons à parler en détail, mentionne quelques-uns des procédés qu'avaient imaginés les anciens et dont nous venons de fournir des exemples:
«Il y en a qui font une incision dans une verge de saulx, estant en sève dessus l'arbre encore, et la creusent, puis, y ayant inséré les lettres, la laissent reprendre et reclorre, et coupent la verge. C'est de l'invention de Théophraste, non des plus spirituelles pour un si subtil philosophe, joint que cela a besoin de temps, et si la cicatrice y demeure empreinte tousjours. Le mesme se peut effectuer et encore plus commodément dans un baston de torche en semblable bois de sapin creusé, puis enduire la fente avec de la sciure fort subtile et sassée, de la mesme estoffe destrempée avec de la colle blanche: de quoy il semble qu'usa Brutus en allant à Delphes, comme le marque Tite-Live à la fin du premier livre. Et en un autre endroit de la quatrième Décade, Polycrate et Diognète enfermèrent un brief de plomb dans une tourte. Il y en a qui enferment leurs lettres dans un caillou artificiel faict de ceste sorte: On prend des cailloux de rivière qu'on faict calciner et réduire en poudre passée par un subtil tamis. Puis on l'incorpore avec sa quarte partie de résine fondue et une de poix, meslant bien le tout avec un baston, et estant cette composition encore chaulde et par conséquent molle, enveloppant la lettre dedans, façonnant le caillou devant le feu à-tout les mains trempées en eau tiède, de la sorte que bon leur semble; cela faict, on le laisse sécher.»
Les Romains empruntèrent à la Grèce toutes les connaissances qu'elle possédait, mais ils les perfectionnèrent. César employait pour sa correspondance secrète une méthode que nous aurons occasion de faire connaître plus tard, et qui aujourd'hui n'arrêterait pas longtemps le plus novice des déchiffreurs.
On a attribué à Tullius Tiron, affranchi de Cicéron, l'invention de la méthode d'écrire en notes tachygraphiques, et on leur a même donné le nom de Notes tironiennes; mais cet art était déjà connu des Grecs. Tiron a seulement le mérite très-réel d'avoir augmenté le nombre des signes et de les avoir distribués dans un meilleur ordre. Sa méthode, perfectionnée par Sénèque et d'autres, s'étendit dans tout l'empire. On s'en est servi pour les actes publics, en Allemagne, jusqu'à la fin du dixième siècle; la France y avait renoncé un peu plus tôt. C'est de là que les officiers publics chargés de la transcription des actes ont reçu le nom de notaires, qu'ils conservent encore. En cessant de faire usage des notes tironiennes, on en oublia la signification. Quelques savants ont entrepris à cet égard des travaux importants; citons surtout l'Alphabetum tironianum du bénédictin Dom Carpentier (Paris, 1747, in-fol.); on peut recourir également au Nouveau Traité de diplomatique de D. D. Tassin et Thuilier, ainsi qu'au Dictionnaire diplomatique de Dom de Vaines. Un ouvrage de J. Gruter, Tyronis ac Senecæ notæ (1603, in-folio), présente plusieurs milliers de ces notes; chacune d'elles exprime un mot différent; les traits, les lignes, les points dont elles se composent, devaient exposer à bien des méprises, à moins qu'on n'écrivît avec beaucoup de lenteur et d'attention, et nul doute que pareille écriture ne fût d'un emploi très-incommode.
Nous copions cinq notes tironiennes prises au hasard; elles sont un échantillon fidèle de cette méthode sténographique.
| Clemens. | |
| Mars. | |
| Legitimus. | |
| Imperator. | |
| Patres conscripti. | 
Au neuvième siècle, Raban-Maur, archevêque de Mayence, a rapporté deux exemples d'un chiffre dont les Bénédictins font connaître la clef dans leur grand Traité de diplomatique. Dans le premier exemple, on supprime les voyelles et on les remplace par des signes convenus; l'i est désigné par un point, l'a par deux, l'e par trois, l'o par quatre, l'u par cinq, de telle sorte que, pour écrire:
Incipit versus Bonifaciia rchi gloriosique martyris.
On mettra
  .Nc.p.t vrs
s
B::n.f:c.. :rch. gl::r.::s.q
  m:rt.r.s
Dans le second exemple, on substitue à chaque voyelle la lettre suivante. Toutefois les consonnes b, f, k, p, x, qui, dans ce système, tiennent lieu de voyelles, conservent aussi leur valeur.
§ IV.
Le chiffre chez les modernes. Anecdotes.
Nous sommes peu disposé à ajouter foi à l'assertion d'un vieil historien, d'après lequel le fondateur plus ou moins fabuleux de la monarchie française aurait été versé dans les mystères de la Cryptographie.
«Pharamond, très-puissant roy des François en Germanie, et quarante-troisième après Marcovir, lorsque par grande puissance il marchoit sur les limites des Gaules, afin que secrètement il escrivist de ses affaires, adjousta pour ses secrets des minuties pérégrines et estranges.»
Le moyen âge présente peu d'exemples de l'écriture en chiffres; mais, dès l'époque de la Renaissance, la nécessité de moyens occultes de communication se fait de plus en plus sentir au milieu des intrigues diplomatiques qui se croisent en tous sens. Divers auteurs composent sur pareil sujet de très-gros livres; des éditions multipliées attestent l'utilité de pareils écrits, et chacun s'efforce de découvrir les moyens de rendre impuissants tous les efforts des investigateurs.
Au dix-septième siècle, les monarques, les ministres, les ambassadeurs, font constamment, du chiffre, un usage qui n'a cessé de s'étendre et de se perfectionner jusqu'à nos jours.
Les dépêches chiffrées qui se sont amoncelées en quantité immense durant cette période n'ont point été, la chose va sans dire, livrées à la publicité; elles sont restées ensevelies dans les archives secrètes des chancelleries; on peut toutefois rencontrer, dans des recueils de documents éloignés de l'époque contemporaine, divers exemples de l'emploi de la Cryptographie, divulgués par la voie de l'impression.
La correspondance imprimée d'un érudit célèbre qui exerça d'importantes fonctions diplomatiques, H. Grotius, présente divers passages écrits en chiffres. Empruntons quelques lignes à une dépêche adressée au chancelier de Suède, Oxenstiern, dépêche qu'on lit dans l'édition d'Amsterdam (1687, in-folio) des Epistolæ H. Grotii.
«Is de quo scripseram 60, 37, 81, 73, nomen habens, 80, 60, 74, 20, 70, 6, 10, 72, 66, 81, 47, 31, 10, 33, 66, 14, 106, 10, 33, 31, 217, 246, ab Eusebio Vindiceque auditus.... Egit plurimum cum 79, 59, 76, 72, 13, 42.»
Henri IV faisait parfois usage d'un chiffre qui ne paraît pas avoir été fort compliqué; sa Correspondance inédite avec Maurice le Savant, landgrave de Hesse, publiée par M. de Rommel (Paris, 1840, 8o), en offre plusieurs exemples, citons quelques lignes:
«Je vous assure que je fais grand estime de leur amitié 67, 69, 68, 62, 74, 74, 18, 63, 4[¨9], 14, 16, 49, 19, 31, 42, 15, 38 en est l'entremetteur.
Je suis adverty que 53, 52, 21, 84, 49, 27, 53.....»
Quelques chiffres sont surmontés d'un trait ou du deux points; des lettres grecques et divers signes employés par les chimistes et les astronomes se mêlent aux chiffres. L'éditeur a reproduit le tout, sans chercher à découvrir ce que cachait un voile qu'il aurait dû s'efforcer de soulever.
Mentionnons, d'après la Biographie universelle, une anecdote qui se rattache à l'époque dont nous parlons:
À la fin du seizième siècle, les Espagnols voulurent établir des relations entre les membres épars de leur vaste monarchie, qui embrassait alors une grande partie de l'Italie, les Pays-Bas, les Philippines, et d'immenses contrées dans le Nouveau-Monde; car ils avaient le plus grand intérêt à ce que leurs communications ne pussent être découvertes: ils imaginèrent un chiffre qu'ils variaient de temps en temps, afin de déconcerter tous ceux qui avaient tenté de percer les mystères de leurs correspondances. Ce chiffre, composé de plus de cinquante signes, leur fut d'une grande utilité pendant les troubles de la Ligue et les guerres qui désolèrent alors l'Europe. Quelques-unes de ces dépêches ayant été interceptées, Henri IV les remit à un géomètre habile, Viete, en le chargeant d'en trouver la clef. Le mathématicien y réussit, et il parvint même à saisir le chiffre dans toutes ses variations. La France profita pendant deux ans de cette découverte. La Cour d'Espagne, déconcertée, accusa le gouvernement français d'avoir à ses ordres des sorciers et de recourir au diable afin d'obtenir la révélation des secrets cryptographiques. Elle demanda que Viete fût jugé comme un négromant: elle porta ses plaintes à Rome. Une prétention aussi ridicule n'excita que le rire; le géomètre aurait pu cependant avoir des tracasseries sérieuses, s'il n'eût été, en cette affaire, soutenu par un puissant monarque; toute accusation de sorcellerie pouvait, en 1600, avoir des conséquences extrêmement graves.
L'histoire conserve le souvenir de diverses anecdotes dont l'emploi des chiffres a été la cause; nous allons en relater quelques-unes:
Dans le cours des longues négociations qui firent durer pendant tant d'années le Congrès de Westphalie, les plénipotentiaires de diverses puissances demandèrent à connaître les propositions que faisait l'Empereur d'Allemagne concernant certains points en litige; son ambassadeur, Isaac Voltmar, s'excusa de ne pouvoir les communiquer, en alléguant qu'elles étaient écrites en chiffres et qu'il lui fallait trois semaines pour en avoir la clef. Cette réponse excita un mécontentement général, et l'envoyé du duc de Savoie s'écria: «N'avons-nous point parmi nous le nonce du Pape, et n'est-il pas certain que le Saint-Père a dans ses mains la clef qui lie et qui délie? (clavem ligandi et solvendi). Adressons-nous donc à lui, afin qu'il nous donne la clef qui est si nécessaire en ce moment.»
Une autre circonstance originale se montra au commencement du dix-huitième siècle:
L'électeur de Brandebourg, Frédéric III, avait formé le projet de s'élever au rang des têtes couronnées et de convertir en royaume son duché de Prusse. Il était presque impossible que ce projet pût s'effectuer sans l'assentiment de l'Empereur d'Allemagne, suzerain du Corps germanique. Des négociations furent donc ouvertes à Vienne: elles s'y traînèrent des années entières; des difficultés nombreuses s'opposaient à l'accomplissement des vœux de l'Électeur. Son ministre auprès de la cour d'Autriche, le baron de Barthololi, se servait, pour sa correspondance, d'un chiffre dans lequel chaque lettre de l'alphabet était représentée par un nombre convenu; d'autres nombres exprimaient des noms de personnes ou de lieux.
Cette nomenclature comprenait, entre autres personnages, un jésuite, le père Wolf, qui avait accompagné à Berlin l'ambassadeur d'Autriche, en qualité de chapelain, et qui se livrait avec activité à des intrigues politiques.
Le nombre 24 signifiait l'Électeur, 110 l'Empereur, 116 le père Wolf.
Barthololi écrivit, un jour, de Vienne, que, pour faire avancer l'affaire, il était indispensable que 24 (l'Électeur) adressât une lettre autographe à 110 (l'Empereur).
Le 0 de ce dernier nombre, étant tracé à la hâte, fut pris pour un 6, et l'on en conclut à Berlin qu'il fallait que l'Électeur écrivît de sa main au père Wolf.
Frédéric III n'hésita point, et, bien que cette démarche pût lui paraître étrange et qu'elle choquât son orgueil, il adressa de suite au père Wolf une longue épître écrite en entier de sa main et dans laquelle, expliquant, justifiant ses projets, il s'efforçait d'obtenir l'appui du bon père, auquel il prodiguait les compliments et les promesses.
Le jésuite fut aussi surpris que flatté de recevoir une pareille communication: elle le décida à ne rien épargner pour faire réussir les vues du prince qui venait ainsi se mettre sous sa protection; il s'adressa au confesseur de l'Empereur; des lettres allèrent à Rome trouver le général de la puissante société; bientôt tous les obstacles qui s'étaient jusqu'alors accumulés s'aplanirent, et, grâce a cette méprise fortuite dans une dépêche chiffrée, grâce à ce 0 qui parut transformé en un 6, l'Électeur obtint de la cour de Vienne ce que peut-être, sans cet incident, elle lui aurait toujours refusé. Autre chapitre à joindre à la piquante histoire des très-petites causes qui amènent de grands événements.
§ V.
Cartes mystérieuses de M. de Vergennes.
Sous le règne de Louis XV et de Louis XVI, l'écriture chiffrée devint de plus en plus l'indispensable auxiliaire de la diplomatie; les divers cabinets de l'Europe, engagés dans une interminable complication d'intrigues politiques, s'efforçaient mutuellement de se dérober leurs secrets. On enlevait les courriers, on corrompait à force d'or les employés des chancelleries. Afin de résister aux tentatives d'une curiosité aussi irritée, il fallut inventer des raffinements cryptographiques de plus en plus mystérieux.
Le comte de Vergennes, ministre des affaires étrangères sous Louis XVI, faisait usage, dans ses relations avec les agents diplomatiques de la France, de procédés occultes, dont un Allemand, J. F. Opitz, avait, dit-on, été l'inventeur. Ce chiffre était employé dans les lettres de recommandation ou dans les passeports qu'on donnait aux étrangers qui se rendaient en France; il servait à fournir, sur eux et à leur insu, des renseignements dont ils étaient eux-mêmes porteurs sans le soupçonner le moins du monde. La patrie, l'âge, la religion, la profession, le caractère, les vertus et les vices, le signalement du personnage qu'on désignait ainsi au ministre, les motifs de son voyage, tous ces détails et bien d'autres encore se trouvaient indiqués sur une simple carte où rien ne sollicitait l'attention des profanes qui n'étaient point initiés à de pareils mystères.
Entrons à ce sujet dans quelques particularités:
La couleur de la carte désignait la patrie de l'étranger. Le blanc était affecté au Portugal, le rouge à l'Espagne, le jaune à l'Angleterre, le vert à la Hollande, le blanc et le jaune à Venise, rouge et vert à la Suisse, rouge et blanc aux États de l'Église, vert et jaune à la Suède, vert et rouge à la Turquie, vert et blanc à la Russie, etc.
L'âge du porteur était exprimé par la forme de la carte. Si elle était circulaire, c'était l'indice qu'il avait moins de vingt-cinq ans; de 25 à 30, ovale; de 30 à 45, la carte était octogone; de 45 à 50, elle était hexagone; de 55 à 60, c'était un carré; au-dessus de 60, un carré long.
Deux lignes placées au-dessous du nom du porteur de la carte indiquaient sa taille. S'il était grand et maigre, les lignes étaient ondoyantes et parallèles; grand et gros, elles se rapprochaient l'une de l'autre; une stature moyenne et petite se trouvait signalée par des lignes droites ou courbes placées à des distances plus ou moins éloignées.
L'expression de la physionomie était indiquée au moyen de la figure d'une fleur placée dans la bordure qui entourait la carte. Une rose désignait une physionomie ouverte et aimable, une tulipe exprimait un air pensif et distingué.
Un ruban était entortillé autour de la bordure, et, selon qu'il descendait plus ou moins bas, il faisait savoir si le recommandé était célibataire, marié ou veuf.
Des points placés également dans la bordure révélaient la position de fortune.
La religion du personnage, qu'on signalait de la sorte, était indiquée au moyen d'un signe de ponctuation placé après son nom. S'il était catholique, on mettait un point; luthérien, un point et une virgule; calviniste, une virgule; juif, un trait d'union. S'il passait pour athée, on ne mettait aucun signe.
Des points placés au-dessus, au-dessous ou à côté de quelques mots, de petits signes mis dans les angles de la carte, dans le genre de ceux-ci:
,
et qui pouvaient passer pour de simples ornements sans conséquence, indiquaient les qualités, les défauts, l'instruction du porteur de la carte. En y jetant un coup d'œil, le ministre apprenait en une minute, aussi bien qu'il l'eût fait en lisant une page entière de raisonnements, si l'individu auquel on avait remis pareil billet, était joueur, vicieux ou duelliste; s'il venait en France pour se marier, pour recueillir une succession ou pour se livrer à l'étude; s'il était médecin, journaliste, homme de lettres; s'il méritait d'être soumis à une surveillance, ou bien s'il ne devait inspirer aucun soupçon. Rien ne pouvait faire soupçonner qu'il y eût autant de secrets dans un simple billet de l'aspect le plus inoffensif, et conçu, par exemple en ces termes:
  ALPHONSE D'ANGEHA
  recommandé à monsieur
  le comte de Vergennes par le marquis
  de Puysegur, ambassadeur de France
  à la cour de Lisbonne.
Mais les lignes placées au-dessous du nom du porteur, les signes de ponctuation, les ornemente très-peu multipliés jetés dans les coins de la carte, étaient gros de révélations que nul n'aurait soupçonnées.
Tout ceci est d'ailleurs raconté beaucoup plus longuement que nous ne devons le faire, dans une brochure devenue fort rare et imprimée en langue allemande vers 1793. Elle a pour titre: «Correspondance de la police secrète du comte de Vergennes, ministre de l'infortuné roi Louis XVI.»
§ VI.
La Cryptographie au dix-neuvième siècle.
Les grands événements dont l'Europe a été le théâtre depuis une soixantaine d'années, ont fait sentir de plus en plus l'utilité de l'écriture chiffrée.
Dans le cours des opérations militaires, les ordres, les dépêches, sont très-fréquemment interceptés; il peut en résulter les conséquences les plus graves. L'ennemi apprend de la sorte des choses qu'il est d'un intérêt immense de lui tenir cachées: si le sens des lettres dont il s'empare est caché sous un mystère qu'il ne peut percer, il n'a plus entre les mains qu'un chiffon de papier qui ne lui est d'aucun secours.
Quelques lettres de l'empereur Napoléon, écrites dans le cours de ses campagnes et publiées dans divers ouvrages historiques, montrent que deux chiffres, le grand et le petit, étaient en usage parmi les généraux français pour correspondre entre eux et avec l'état-major général. D'un autre côté, il est certain que beaucoup de dépêches importantes n'ont jamais été chiffrées. L'Histoire de la guerre de la Péninsule, par le colonel anglais Napier, renferme un grand nombre de lettres écrites par le roi Joseph, par des maréchaux, par des ambassadeurs, par le ministre de la guerre à Paris; ces lettres, remplies de détails importants, furent interceptées par les guérillas et saisies avec les voitures de la cour lors de la bataille de Vitoria. Si on avait eu la précaution de les mettre à l'abri sous un procédé cryptographique habilement choisi, elles n'auraient jamais figuré à la suite des récits d'un adversaire des armées françaises.
Nul doute qu'à l'heure actuelle les diplomates n'aient encore, pour leurs communications les plus intimes et les plus secrètes, recours à l'art du chiffre. Nous ne saurions dire quels sont maintenant les systèmes qui obtiennent la préférence, mais nous pensons qu'ils ne s'imitent pas de ceux dont nos pères faisaient usage et qu'il nous reste à faire connaître. Il est difficile d'imaginer en ce genre quelque chose de mieux que ce qui a déjà été découvert.
Nous avons à passer en revue les écrivains qui ont successivement exposé les mystères de la Cryptographie.
 CHAPITRE II.
AUTEURS QUI ONT ÉCRIT SUR LA CRYPTOGRAPHIE.
§ Ier.
L'abbé Trithème.
Le premier auteur qui ait traité ex professo et en détail l'art d'écrire en chiffres fut le célèbre Trithème, mort en 1516, abbé de Saint-Jacques à Wurtzbourg. Polygraphe actif, historien, biographe, auteur d'un grand nombre de livres ascétiques, il ne nous appartient que comme ayant mis au jour deux ouvrages, l'un sur la Polygraphie, l'autre sur la Stéganographie (Steganographia, hoc est, ars per occultam scripturam animi sui voluntatem absentibus aperiendi certa). La Polygraphie fut publiée pour la première fois à Oppenheim, en 1518, deux ans après la mort de l'auteur; elle a souvent été réimprimée durant le siècle qui suivit sa mise au jour. Il en existe une traduction française par Gabriel de Collange, sous le titre de Polygraphie et universelle escriture cabalistique, avec la clavicule, etc. (Paris, 1541. 4o). Ce mot de Polygraphie ne doit point s'appliquer, comme d'usage, à des mélanges d'écrits de différents genres ou sur divers sujets: Trithème veut seulement enseigner à écrire un même mot, de plusieurs manières. Il donne des alphabets nouveaux, composés, soit de lettres étrangères les unes aux autres, soit de caractères de convention. Quant à la Stéganographie, les expressions bizarres qui y abondent firent prendre ce traité pour un livre de magie, et telles furent les clameurs de quelques individus faciles à épouvanter, que le comte palatin Frédéric II, surnommé pourtant le Sage, livra aux flammes le manuscrit autographe qui se conservait dans sa bibliothèque.
Il est impossible de ne pas convenir que, surchargés de détails inutiles, accablés d'une foule de réflexions mystiques, de considérations allégoriques, et se traînant sous le poids d'une immense érudition cabalistique qui étale hors de tout propos les rêveries creuses et les imaginations folles des vieux rabbins[1], les ouvrages de Trithème sont des lectures les plus indigestes et les plus pénibles auxquelles on puisse se condamner. Il faut du courage et de l'attention, pour démêler au milieu de toutes ces digressions et de toutes ces rêveries les procédés de Cryptographie qu'indique l'abbé de Saint-Jacques.
Essayons de donner une analyse succincte des quatre livres dont se compose la Stéganographie.
Le premier livre comprend trois cent soixante-seize répétitions de l'alphabet formé de vingt-quatre lettres; à chaque lettre correspond un mot de la langue; le tout forme un total de neuf mille vingt-quatre mots. Afin de faire bien comprendre ce système, il convient de transcrire quelques-uns de ces alphabets; nous reproduirons le premier, et nous y joindrons trois autres pris au hasard (les 23e, 216e et 319e).
Vous pouvez, au moyen de ces alphabets, exprimer votre pensée d'une façon inintelligible pour les non initiés, et voici comment: Écrivez d'abord sur un morceau de papier, que vous détruirez ensuite, ce que vous voulez faire savoir, et traduisez, en posant pour la première lettre le mot qui lui correspond dans le premier alphabet; pour la seconde lettre, cherchez dans le second alphabet le mot à côté duquel elle est placée; ainsi de suite. On a de la sorte une suite de mots qui ne présente qu'une série de non-sens, mais, si notre correspondant est muni (comme il doit l'être) de la copie exacte des alphabets dont vous avez fait usage, il n'aura nulle peine à découvrir le sens qui se cache sous cette enfilade de mots, étonnés de s'y trouver placés dans une série bizarre.
Trithème rend ceci fort clair au moyen d'un exemple; nous allons le reproduire exactement: Un méchant vous demande une lettre d'introduction auprès d'un de vos amis avec lequel il veut se lier. Vous avez des motifs pour ne pas repousser cette prière; d'un autre côté, vous voulez transmettre des renseignements exacts sur votre recommandé. Vous le chargez alors de remettre à celui qu'il va trouver, un écrit qui présente les phrases suivantes:
«Le Roi universel exornant les corps manifeste aux languissants sûreté immortelle avec ses sanctifiés en béatitude Amen. La charité incompréhensible évangéliquement dénoncée aux hommes, reluctante d'exhortation, réduit les injustes bannis aux choses profanes, faisant de vilipender la recordation du Rédempteur des cieux et aussi la compagnie de la volupté ineffable que poursuivre. Parquoy, ô immondes, soutenez pureté et serez recueillis aux règnes des déifiés et là perpétuellement prédestinés. Abolissez donc les dissimulations de cette charnalité, puisqu'estes heureusement compris aux exaltations du modérateur tout voyant.»
Cherchez à quelle lettre du premier alphabet correspond le premier mot de cette oraison polygraphique, et vous trouvez la lettre n à côté du mot le roi. Passant au second alphabet, vous verrez que le mot universel signifie e. Au troisième alphabet, vous remarquerez la lettre v à côté du mot exornant. Au quatrième alphabet vous noterez la lettre o comme étant en regard de les corps: et le cinquième montrera un v dans la même ligne que le mot manifeste. En continuant de la sorte, vous trouverez que la phrase ci-dessus se traduit exactement par:
«Ne vous servez de ce porteur, car il est menteur et larron.»
Trithème explique qu'avec ce système on peut s'exprimer très-facilement dans quelque langue que ce soit, il en fournit des exemples pour l'italien et le latin; la phrase suivante:
«Imaginez, terriens immondes, très-vite se ruinent terriennes, ardemment fraudes avez; glace faillirez, présumerez, malheureux, etc.»
Signifie tout simplement: Te moneo, amice, ne in hoc negocio immisceas.
L'auteur fait remarquer:
Qu'il ne faut jamais «qu'en aucun ordre et rang alphabétique une diction soit doublée, répétée, réitérée, ni mise en écrit par deux fois.»
Qu'il ne faut pas qu'il y en ait d'oubliées ni d'omises.
On ne doit prendre qu'un seul mot dans chaque alphabet, et il est essentiel de ne pas laisser passer un seul alphabet sans y prendre une expression.
Les mots qu'on traduit en langage polygraphique doivent être écrits tout au long, sans abréviation, distinctement et dûment séparés.
Il va sans dire que l'individu avec lequel vous correspondez de la sorte doit posséder un recueil d'alphabets exactement et de tout point semblable à celui dont vous faites usage. Chacun peut composer en ce genre un livre analogue à celui de Trithème, et il est bon que les rois et princes en possèdent un certain nombre, afin de s'entendre avec leurs ambassadeurs et leurs généraux, d'une manière qui ne soit pas uniforme.
On peut aussi convenir qu'on changera ou transportera l'ordre des mots contenus dans chaque alphabet, et ces transpositions, qu'il y a moyen de varier à l'infini, augmentent beaucoup la difficulté qu'offre le déchiffrement d'une lettre écrite selon la méthode polygraphique.
Il serait possible qu'on trouvât des inconvénients à recourir, soit à la langue française, soit à tout autre idiome, pour la formation des alphabets. Trithème a prévu cette difficulté; il s'est efforcé de la résoudre, en composant des alphabets qui offrent des mots qui, n'appartenant à aucun dialecte, peuvent servir de langue universelle. C'est dans un jargon cabalistique ayant avec l'hébreu un certain air de famille, qu'il est allé puiser ses matériaux. Un exemple devient nécessaire.
Cabalit mossu abru massu basin sophus strabil caffulun, etc.
Un travail analogue à celui que nous avons déjà indiqué fera connaître que «ces mots pérégrins,» ce langage barbare et étrange signifie:
«Ne venez en cour, car le roi est fort offensé contre vous.»
Le troisième livre de la Polygraphie est consacré à des séries d'alphabets de mots cabalistiques, mais il y a ici un raffinement: la seconde lettre de chaque mot doit être extraite et écrite à la suite l'une de l'autre; ces lettres réunies donnent le sens qu'on veut couvrir d'un voile.
Anna mesar dvain rosas dumera asion afang lisamar neparo uzafun amar achiet benadas epalam ronis orrifer olrimech mesarym lucyphus arosan.
Un travail dans le genre de celui dont nous avons donné l'idée, montrera que ceci veut dire:
«Ne vous fiez à ce porteur.»
Il va sans dire qu'on peut convenir que la lettre significative sera la troisième, la quatrième, n'importe enfin laquelle de chaque mot. L'abbé de Saint-Jacques convient, d'ailleurs, que ce procédé n'est pas trop sûr et secret, «car tout homme d'esprit et de savoir, par cas fortuits, tant par sa curiosité que par son labeur et industrie, pourroit trouver le secret et occulte mystère caché sous cette écriture.»
Le quatrième livre expose la méthode bien connue de la transposition des lettres alphabétiques; «on peut faire et composer autant d'alphabets différents et dissemblables, qu'il y a d'étoiles au ciel.»
Les vingt-quatre lettres répétées de manière à former un carré de la façon suivante (nous nous bornons à en donner l'esquisse):
| ABCDEFG | YZ | 
| Bcdefgh | 6A | 
| Cdefghi | B | 
| De | C | 
| Ef | G | 
| Fg | : | 
| Gh | : | 
| : | : | 
| : | : | 
| : | : | 
| Y | : | 
| ZABCD | XY | 
peuvent former un grand nombre d'alphabets; on peut choisir celui qu'on veut, et, une fois qu'on s'est mis d'accord, en faire usage pour la correspondance secrète.
Trithème passe ensuite à un alphabet numéral, «qui ne sera trouvé moins sur et secret qu'il est nouveau et moderne.»
| a | a | 1 | g | f | 7 | n | ic | 13 | t | ih | 19 | |||
| b | b | 2 | h | g | 8 | o | id | 14 | u | k | 20 | |||
| c | c | 3 | i | h | 9 | p | ie | 15 | x | ka | 21 | |||
| d | d | 4 | k | i | 10 | q | if | 16 | y | kb | 22 | |||
| c | e | 5 | l | ia | 11 | r | if | 17 | z | kc | 23 | |||
| f | f | 6 | m | ib | 12 | t | ig | 18 | & | kd | 24 | 
Avec ce système, les mots traître et méchant s'énoncent sous la forme suivante: ih. if. a. h. ig. ih. if. e. kd. ib. e. ig. c. ic. a. i. ih.
Cette façon de cacher sa pensée est fort difficile à pénétrer; car, suivant la remarque de l'auteur, «tous ceux qui verront l'écriture faicte en ceste sorte et par cest alphabet, penseront et croyront que ce sera transposition de lettres et travailleront pour néant à la supputation et recherche d'icelles.»
Il va sans dire que Trithème n'oublie pas un alphabet formé des lettres ordinaires distribuées «par ordre confus, irrégulier et sans ordre ni règle.» Il est aisé d'en composer une foule de ce genre. En voici un exemple:
| a | o | g | t | n | c | t | e | |||
| b | p | h | b | o | x | u | k | |||
| c | q | i | x | p | h | x | n | |||
| d | r | k | & | q | y | y | m | |||
| e | i | l | x | r | d | z | l | |||
| f | s | m | z | s | g | & | f | 
La lettre placée dans la seconde colonne doit surtout être substituée à celle qui se trouve dans la première et qui entre dans l'avis à chiffrer; vous écrirez:
Ildicg todri iki xiusizm ci.....
Si vous voulez dire:
«Prends garde que l'ennemy ne...»
C'est d'un procédé de ce genre qu'usait César pour correspondre avec Cicéron et autres personnages de l'époque, selon le témoignage de Suétone, procédé que l'abbé Trithème expose en ces termes:
«Pour l'intelligence de ce secret, il falloit changer et prendre la quatrième lettre de l'alphabet, qui est D, pour la première lettre, qui est A; E, pour B; F, pour C, et ainsi conséquemment transposer et changer lesdites lettres alphabétiques.»
§ II.
J. B. Porta.
La diplomatie italienne avait, au seizième siècle, grand besoin d'invoquer les ressources de la Cryptographie, afin de couvrir d'un voile impénétrable des secrets souvent terribles et les plus sinistres combinaisons. Le Conseil des Dix devait tenir à ce que ces dépêches fussent constamment lettre close, dans toute la rigueur du mot; les Borgia, les Visconti, les Farnèse, avaient fréquemment à transmettre des communications qu'il fallait soustraire à tous les yeux. L'art de l'écriture chiffrée devint une étude des plus importantes à Milan, à Florence, à Rome. Un Napolitain, dont l'intelligence chercheuse et l'active curiosité s'exerçaient sur toutes sortes de sujets[2], J. B. Porta, réunit et discuta, en s'efforçant de les perfectionner, les diverses méthodes cryptographiques connues alors au delà des Alpes. L'esprit net et pratique de cet écrivain le préserva complétement des aberrations tout à fait étrangères à pareil sujet, auxquelles Trithème s'était abandonné; il s'efforça d'être utile, mais il pécha par excès d'imagination. À force de vouloir multiplier les procédés d'écriture secrète, il prit la peine d'en montrer et d'en décrire un grand nombre qui seraient d'un usage très-incommode et dont il est bien certain que jamais personne n'a eu l'idée de faire usage.
L'ouvrage dans lequel Porta a développé ses idées, est intitulé:
De furtivis litterarum notis, vulgo de ziferis. On en compte des éditions assez nombreuses; nous signalerons celles de Naples, 1563, 4o, et 1602, fo; de Montbelliard, 1592, 8o; de Strasbourg, 1606, 8o, etc. Cet écrit est divisé en trois livres.
Le premier, après avoir consacré quelques pages aux hiéroglyphes et à la sténographie en usage parmi les anciens Romains, passe en revue les diverses manières de se faire comprendre en dérobant toutefois sa pensée au vulgaire; le langage allégorique, métaphorique ou énigmatique, les mots amphibologiques ou entrelacés, coupés ou renversés, les syllabes insignifiantes ajoutées dans le discours, sont utiles en pareille circonstance.
On peut aussi communiquer à distance, sans se parler, et par le simple son, qui, répété, indique le rang que tient dans l'alphabet chaque lettre des mots qu'on veut porter à une oreille amie; deux corps frappés l'un contre l'autre, des coups donnés sur une muraille d'après une manière convenue, servent également d'interprète.
Les signes muets, tels que les gestes, l'emploi des emblèmes, celui des signaux au moyen des flambeaux, occupent tour à tour Porta.
Le douzième et dernier chapitre de son premier livre roule sur une manière ancienne de désigner les nombres par les doigts, d'après Bède. On n'ignorait point, dans l'antiquité le moyen de converser secrètement au moyen des doigts, soit en montrant un nombre de doigts pareil au rang numérique que les lettres qu'on veut désigner tient dans l'alphabet, soit en indiquant du doigt celles des parties du corps dont la première lettre indique la lettre qu'il s'agit d'exprimer.
Notre auteur arrive à la bandelette ou scytale lacédémonienne, et il juge avec raison que ce procédé était facile à découvrir; il signale un moyen très-peu usité, l'emploi du fil, qui, après avoir reçu l'écriture, peut être roulé en peloton ou être employé à coudre les bords d'un vêtement. Il observe qu'on peut écrire sur la tranche d'un livre obliquement inclinée ou sur un jeu de cartes disposé en biseau ou sur les plumes des ailes déployées d'un pigeon ou d'un autre oiseau à plumage blanc.
Il aborde enfin plus nettement la Cryptographie proprement dite. Ce qu'il ne dit point, peut s'analyser facilement.
Les diverses manières de désigner l'écriture peuvent se réduire à trois: la transposition des lettres, qui comprend le renversement des mots, le changement des figures des lettres, et le changement de valeur des lettres.
La transposition des lettres dans un avis que l'on veut donner, peut s'effectuer d'une foule de façons différentes; la première de toutes est aussi la plus simple: elle consiste à écrire sur deux lignes, en mettant alternativement la 1re lettre sur la 1re ligne; la 2e lettre sur la 2e ligne; la 3e sur la 1re, et la 4e sur la 2e et ainsi de suite. La difficulté augmente si l'on écrit sur quatre lignes: la 1re lettre sur la 1re ligne; la 2e sur la 4e; la 3e au bout de la 1re, la 1re au bout de la 4e; la 5e sur la 2e ligne; la 6e sur la 3e; la 7e au bout de la 2e; la 8e au bout de la 3e, en suivant ainsi le même ordre pour le reste.
Veut-on écrire d'une manière encore plus compliquée? On transporte toutes les lettres de l'avis qu'on veut donner, sur des cadres de diverses formes, soit carrés, soit triangulaires, soit parallélépipèdes, soit sinueux, soit en losange, soit en quinconce, soit en demi-cercle, tous divisés par des rayons qui forment autant de lignes perpendiculaires sur des lignes droites ou courbes; et, quand l'avis a été écrit de manière à imiter symétriquement la figure géométrique convenue, on produit la transposition des lettres en prenant les rayons de lettres, de bas en haut et de haut en bas, de droite à gauche ou de gauche à droite, de manière que ces lettres, ainsi rassemblées, ne présentent aucun sens.
Vous convient-il d'avoir recours à une autre manière de transposer les lettres, plus indéchiffrable encore? Transcrivez à part ce que vous voulez mander secrètement; puis écrivez en interligne, les lettres au-dessous des lettres, une devise quelconque convenue; celle-ci, par exemple: L'amour est un malin enfant, devise, qu'il faut recommencer une fois, deux fois, trois fois, jusqu'à ce que les interlignes soient entièrement remplis. Ensuite on a recopié sa missive secrète, et, au lieu de transcrire par interligne la devise convenue, on met au-dessous de chaque lettre de la missive le chiffre qui désigne le rang que chaque lettre de cette devise tient dans l'alphabet. Ainsi, au-dessous de la première lettre de la missive, au lieu d'un l on écrit 10; sous la seconde, au lieu d'un a, on écrit 1; sous la 3e, au lieu d'un m, on pose 11. Ces deux opérations faites, on prépare de la manière suivante la missive qui doit être adressée: chaque ligne est tracée par des points, entre lesquels est un intervalle suffisant pour y poser les lettres dans le rang que les chiffres de la devise indiqueront. On part toujours de la dernière lettre posée, pour compter le nombre des points à passer, avant d'arriver à l'intervalle où doit être posée la lettre suivante de la missive; et, quand on est parvenu en comptant jusqu'au dernier point, on recommence à compter par les premiers points, jusqu'à ce qu'enfin toutes les lettres de la missive soient placées dans leur rang, de sorte que la devise sert, comme l'on voit, de clef pour connaître de quelle manière on doit trouver, dans cette suite de lettres transposées, celles qui forment un sens pour les remettre à leur place.
Porta s'occupe ensuite de la façon de découvrir et d'interpréter les lettres transposées; il ne s'agit que d'essayer de rassembler les 1re, 3e, 5e, 7e, 9e lettres, ou de 11 en 11, ou autrement, jusqu'à ce qu'on trouve an mot qui forme un sens; lorsqu'on en aura trouvé un, il deviendra plus facile d'en trouver un autre, en observant l'ordre que tient chaque lettre du mot trouvé. On comprend qu'à cet égard il n'est pas possible de donner aucune règle précise; la variété arbitraire des combinaisons s'oppose à toute règle.
Notre auteur ne saurait oublier la substitution de nouveaux caractères de l'alphabet, de manière que les lettres ne ressemblent à aucune de celles connues. Pour rendre l'écriture plus indéchiffrable, on peut, entre ces caractères, en insérer d'autres qui n'ont aucune signification: on les place, soit au commencement, soit au milieu, soit à la fin des mots, pour mieux tromper les curieux. Il est certaines lettres qui peuvent être remplacées par d'autres, q par cuu; x par cs; z par ss; y par i. On peut encore éviter les mots où se trouvent les lettres h, b, d, p, g, f, u. Il est à propos de ne pas se conformer strictement à l'orthographe. On peut aussi changer une lettre dans un mot, un o pour un i, un e pour c; un r pour un l; par pour pré. Les monosyllabes, les voyelles seules, doivent être évitées avec soin; elles présentent moins de difficultés à un déchiffreur exercé, et elles peuvent le mettre sur la voie. On peut aussi écrire par abréviation.
Après avoir exposé toutes ces règles, Porta envisage son sujet sous un autre point de vue: le déchiffrement des dépêches dont on veut pénétrer le sens. Il recommande de compter d'abord le nombre de caractères différents employés dans la missive, lesquels ne peuvent excéder 21 ou 22; s'il s'en trouve davantage, le déchiffrement est plus difficile, puisqu'il y aurait alors des caractères superflus ou inutiles. Lorsque les caractères différents sont au-dessous du nombre 21 ou 22, il faut savoir quelles sont les lettres qui manquent, tâche délicate à laquelle on ne peut procéder que par conjectures.
Porta s'occupe des moyens de distinguer des voyelles les consonnes. D'abord, toute les fois qu'on rencontre dans le cours de la missive cinq caractères différents et fréquemment répétés, on peut être assuré que ce sont des voyelles. En second lieu, on peut observer quelles sont les lettres qui sont répétées le moins fréquemment, ce sont les consonnes q, x, y et quelquefois l'h; en troisième lieu, les lettres isolées qui ne tiennent à aucun mot sont assurément des voyelles. En quatrième lieu, lorsque les mêmes formes de caractères commencent ou achèvent un mot, on doit présumer qu'il y a des voyelles, car il n'arrive jamais qu'un mot commence ou finisse par deux consonnes (n'oublions pas que Porta écrit en latin, et que c'est à cette langue que s'appliquent tous ses raisonnements). Cinquièmement, il faut faire attention que, lorsqu'au milieu d'un mot il se trouve deux consonnes, la lettre qui précède et celle qui suit sont certainement des voyelles. Cependant les lettres h, l et r font quelquefois exception à cette règle, puisqu'on les trouve placées en troisième consonne dans le mot. Il faut savoir aussi que deux voyelles peuvent être à côté l'une de l'autre, et que, par conséquent, les lettres placées avant et après sont des consonnes.
Notre auteur dirige ensuite sa perception sur les moyens qu'on peut employer pour découvrir les places qu'occupent les consonnes. Il peut s'en trouver quatre de suite dans un même mot, comme phthisie, diphthongue: alors l'h aspirée se trouve placée la seconde et la quatrième; lorsqu'il y a trois consonnes de suite, comme dans phrase, thrône, la lettre h est la seconde; et il n'y a que trois consonnes qui admettent l'h, savoir c, p, t. Il y a quatre consonnes qu'on appelle liquides ou mouillées, savoir l, m, n, r. La consonne b admet les lettres l et r; exemple: blanc, bras. La consonne c les admet pareillement; par exemple: clair, scribe. L'r n'admet que l'h. Il est rare de trouver ensemble l'm et l'n, comme dans Mnemosyne; le g et l'n comme dans ignare.
Porta développe ainsi de longues et minutieuses observations sur le retour plus ou moins fréquent des voyelles, sur leur combinaison avec les consonnes, mais ces détails se rattachent à la langue latine et ne sont pas susceptibles d'une application exacte à d'autres idiomes.
Dans le quatrième livre de son traité, Porta étudie la mutation de la valeur des lettres, de façon qu'un même caractère puisse représenter tantôt un a, tantôt un p, tantôt un m.
Il faut d'abord se faire des caractères inconnus qui représentent vingt lettres de l'alphabet (le k, l'x, le j et le v étant exclus); on a un triple cadran, dont celui du centre est mobile; tous trois divisés en 20, 24 ou 28 parties égales, de manière que les espaces de chacun se correspondent très-exactement. Le grand cadran contiendra la suite des nombres depuis 1 jusqu'à 20, 24 ou 28. Le second cadran moyen contiendra la série des vingt lettres de l'alphabet et quatre ou huit cases en blanc, et le petit cadran concentrique mobile portera les vingt signes en caractères représentatifs des lettres de l'alphabet, immédiatement placés au-dessus d'elles. Il faut d'abord écrire en écriture courante l'avis secret qu'on veut envoyer; puis, cet écrit est mis en caractères représentatifs des lettres de l'alphabet; mais, pour rendre cette écriture très-difficile à découvrir, on fait, à chaque lettre, avancer d'un cran le cadran mobile, de sorte que le caractère qui représentait un d représente un e; pour la lettre suivante, ce même caractère représente un f; et ainsi des autres. De cette manière, le même caractère ayant diverses représentations, il est aisé de sentir tout ce qu'un pareil moyen jette d'obscurité dans une correspondance secrète; mais il faut que les correspondants aient chacun un instrument pareil et concertent d'avance entre eux la manière de s'entendre.
On comprend que nous ne pouvons entrer ici dans la description détaillée des combinaisons dont ce procédé est susceptible; on le trouve, dans l'ouvrage de Porta, accompagné d'exemples et de figures compliquées. Pour suppléer aux cadrans ci-dessus, il donne une table de permutation très-propre à changer à volonté les signes représentatifs.
Les alphabets, fabriqués à plaisir et n'offrant ainsi aucun trait de lumière aux investigations des curieux, tiennent une grande place dans le traité du savant napolitain.
Voici un des modèles de ces alphabets qu'indique Porta et qu'il regarde comme indéchiffrables. On partage les lettres en trois groupes de trois lettres et en six groupes de deux, de la façon suivante:
| a l u | b m x | c n z | 
| d o | e p | f q | 
| g r | h s | i t | 
Pour répondre à ces neuf groupes, on forme neuf caractères de la forme que voici:
,
et on ajoute à chacun d'eux un, deux ou trois points, afin d'exprimer la
place qu'occupe dans le tableau la lettre de l'alphabet qu'on veut
représenter; ainsi l'n sera 
représenté par ,
le g par 
,
l'u par 
et le mot Rome s'écrira:
On donnera aux neuf caractères telle forme qu'on voudra, et il est de fait que des signes pareils offriront, à quiconque n'en possède pas la clef, une énigme absolument indéchiffrable.
Parmi les divers procédés sur lesquels il s'étend avec une complaisante prolixité, Porta n'oublie pas la méthode dont Trithème avait déjà formulé le principe; il propose un alphabet où chaque lettre est accompagnée d'un mot.
| a | Deus. | 
| b | creator. | 
| c | salvator. | 
| d | servator. | 
| e | judex. | 
| f | Domine. | 
| g | redemptor. | 
| h | liberator. | 
| i | sapiens. | 
| k | bone. | 
| l | benigne. | 
| m | æterne. | 
| n | juste. | 
| o | clemens. | 
| p | sancte. | 
| q | caste. | 
| r | adjuva. | 
| s | tuere. | 
| t | libera. | 
| u | conserva. | 
| w | sustenta. | 
| x | protege. | 
| y | defende. | 
| z | ignosce. | 
Au lieu de chaque lettre, il s'agit d'écrire le mot qui correspond à cette même lettre dans le tableau ci-dessus. Ainsi, pour exprimer le nom de Roma, on mettra: Adjuva clemens æterne Deus; et la traduction du mot hostis (l'ennemi) sera liberator clemens tuere, libera sapiens tuere.
On comprend, d'ailleurs, que ce procédé n'offrirait pas de bien grandes difficultés à un déchiffreur un peu sagace et au fait des ressources de son art.
§ III.
Blaise de Vigenère.
Profitant des recherches de Trithème et de Porta, un écrivain français du seizième siècle, plus fécond que judicieux, Blaise de Vigenère[3], mit au jour un gros volume in-4o, lequel ne renferme pas moins de 600 pages consacrées à la Cryptographie. L'auteur n'a point su se préserver de l'écueil contre lequel ses prédécesseurs étaient venus échouer. Au lieu de poser clairement et nettement des règles précises, au lieu d'indiquer des procédés faciles à comprendre, il se plonge dans l'océan des rêveries cabalistiques. Il reproduit, en général, les inventions cryptographiques de Porta.
Parmi les diverses méthodes qu'indique Vigenère, nous allons essayer de faire comprendre la suivante:
Dressez un tableau composé de huit colonnes et disposé de la manière qui suit:
| AA | BB | CC | AB | AC | BC | CB | |
| A | a | d | g | l | o | r | u | 
| B | b | e | h | m | p | s | x | 
| C | c | f | i | n | q | t | z | 
On cherche, parmi les petites lettres, celle que l'on veut écrire, et, à sa place, on pose les deux capitales qui sont dans la case supérieure correspondante à cette lettre; on y joint la capitale de la ligne horizontale placée à gauche, et on transcrit ces capitales ou petites lettres; ainsi, pour écrire le roi, on voit que la lettre l correspond par en haut à AB, et à gauche à la lettre A: on pose aba; l'e sera bbb; le mot roi s'exprimera par: bca, aca, ccc.
Vigenère n'oublie pas l'usage qu'on peut faire de deux exemplaires d'un même livre: on convient de recourir à une page, la première venue; on se met d'accord sur une ou deux lignes de cette page, et on indique les diverses lettres de l'alphabet par des chiffres correspondant à l'ordre dans lequel ces lettres se présentent. En prenant pour exemple la troisième ligne du feuillet 3 de l'ouvrage de Vigenère lui-même, on opérera sur la phrase suivante:
«Partie de son âme dont elle constitue la différence.»
et on dressera le tableau suivant:
| p | a | r | t | i | e | d | s | o | n | m | l | .... | 
| 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 | 9 | 10 | 11 | 12 | .... | 
On aura soin de négliger les lettres répétées et de continuer ce travail sur la ligne suivante si toutes les lettres de l'alphabet ne se trouvent pas dans la ligne choisie.
De cette manière, ces deux mots, le pape, seraient représentés par les chiffres suivants:
12.6. 1.2.1.6.
Le roi s'exprimerait en écrivant:
12. 6. 3. 9. 5.
Vigenère remarque que ce chiffre est inexpugnable, sans la communication du secret, car que serait-il possible de conjecturer là-dessus?
Les vingt-quatre caractères de l'alphabet usuel lui paraissant trop simples et trop susceptibles d'être devinés, Vigenère invente des chiffres de 72, de 64, de 48 caractères; chaque lettre est représentée par deux, trois ou quatre signes imaginés à plaisir et qu'on peut varier à l'infini.
Une autre combinaison consiste à indiquer chaque lettre de l'alphabet, sur un chiffre; mais, afin de dérouter les curieux, on entremêle les lettres, car les écrire à rebours de la façon suivante:
| Z | Y | X | ... | B | A | 
| 1 | 2 | 3 | ... | 23 | 24, | 
serait trop naïf. On peut les diviser en deux séries, dont voici un modèle:
H I L M A B C D E,
ou bien les placer de cette manière:
| L | A | M | B | N | C | 
| 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6, | 
ou bien, enfin (car ces arrangements sont susceptibles de modifications presque infinies), assigner à chaque lettre un chiffre de convention.
| a | 15 | 
| b | 9 | 
| c | 11 | 
| d | 20 | 
| e | 3 | 
| f | 18 | 
| g | 24 | 
| h | 19 | 
| i | 16 | 
| k | 7 | 
| l | 9 | 
| m | 13 | 
| n | 1 | 
| o | 23 | 
| p | 5 | 
| q | 12 | 
| r | 8 | 
| s | 22 | 
| t | 4 | 
| u | 10 | 
| v | 2 | 
| x | 14 | 
| y | 17 | 
| z | 6 | 
De cette manière, Lyon est pris, s'exprimerait par: 917 231, 3224, 581622.
Et certes, quelqu'un qui n'aurait pas le secret du chiffre attribué arbitrairement à chaque lettre, se trouverait dans l'impossibilité presque absolue de deviner le sens de ces nombres mystérieux.
Vigenère n'oublie point «un bel artifice de se réserver un second sens caché parmy le premier, si l'on estoit surpris et contraint d'exhiber son chiffre;» mais les explications qu'il donne à cet égard sont confuses et d'une longueur telles, que, si nous avions la patience de les transcrire, peu de personnes sans doute auraient celle de les lire.
Le défaut de la plupart des procédés qu'indique le Traité des chiffres, c'est une extrême complication: l'auteur fait un usage immodéré de lettres de diverses couleurs, et il expose, d'une façon souvent très-peu claire, des systèmes de chiffres tellement mystérieux, que celui qui voudrait en faire usage se trouverait peut-être lui-même dans un embarras inextricable pour déchiffrer ce qu'il aurait écrit.
Vigenère fait observer que la Cryptographie se retrouve dans la plupart des professions:
«Les hommes de tout temps ont esté curieux de se tracer chacun pour soy quelques notes secrètes pour se receler de la cognoissance des autres, comme les marchands en leurs marques et papiers de compte; les médecins, en leurs pieds de mouche; les jurisconsultes, en leurs paragraphes.»
Il expose avec complaisance un moyen de transmettre un avis, sans avoir recours à l'écriture, mais en employant des grains de diverses matières, accouplés deux a deux et arrangés comme des chapelets.
| grains | d'or, | d'argent, | d'ébène, | d'ivoire. | 
| d'or | A | B | C | D | 
| d'argent | E | H | I | L | 
| d'ébène | M | N | O | P | 
| d'ivoire | R | S | T | V | 
De sorte que le mot deus, par exemple, aurait pour expression, en suivant les lignes horizontales: deux grains d'or et d'ivoire, deux d'argent et d'or, deux grains d'ivoire, deux d'ivoire et d'argent.
Après avoir expliqué ce procédé, Vigenère consigne, en son livre, la réflexion que voici:
«Au rang des chiffres ou occulte écriture, on peut bien reléguer aussi les minutes des greffiers, notaires, sergens et semblables manières de gens de pratique, et encore l'écriture de beaucoup de personnes, qu'à peine autres qu'eux sçauroient lire, quoiqu'elle ne soit que des lettres ordinaires, mais difformées de telle sorte, qu'on n'y sçauroit presque rien discerner. Or, laissant à part ces vicieux chaffourements qui procèdent d'insuffisance, il y en a d'autres qui consistent en perspective, car, en y regardant de front, on n'y sçauroit rien discerner de lisible, mais l'accommodant obliquement en l'assiette qui luy est propre, ce qui estoit imperceptible apparoist. Il y en a d'autres qui dépendent de la seule acuité de la vue, la lettre estant si déliée que l'œil à peine la peut comprendre: telle que s'est vue de nostre temps celle d'un gentilhomme siennois, appelé Spanocchio, qui écrivoit sur un velin, sans aucune abréviation, tout l'In principio de Saint-Jean, en autant ou moins d'espace que ne contient le petit ongle, d'une lettre si exquise et si bien formée, qu'il ne seroit pas possible de mieux faire. Pline, d'après Cicéron, allègue que toute l'Iliade d'Homère, qui contient de quatorze à quinze mille vers, avoit esté escrite de si menue lettre en velin, qu'elle pouvoit toute entrer en une coquille de noix.»
Le célèbre chancelier Bacon a, dans son traité De dignitate et augmentis scientiarum (livre VI, ch. 1), fait connaître un chiffre, dont il est l'inventeur, et qui est basé sur les permutations de deux lettres seules, a et b, combinées par groupes de cinq. Ces deux lettres sont susceptibles de 32 combinaisons de ce genre; il y en a donc plus qu'il n'en faut pour exprimer l'alphabet tout entier, et cet alphabetum liluterarium (c'est ainsi que le nomme Bacon) pourra s'écrire de la façon suivante:
| a | aaaaa | 
| b | aaaab | 
| c | aaaba | 
| d | aaabb | 
| e | aabaa | 
| f | aabab | 
| g | aabba | 
| h | aabbb | 
| i | abaaa | 
| k | abaab | 
| l | ababa | 
| m | ababb | 
| n | abbaa | 
| o | abbab | 
| p | abbba | 
| q | abbbb | 
| r | baaaa | 
| s | baaab | 
| t | baaba | 
| u | baabb | 
| w | babaa | 
| x | babab | 
| y | babba | 
| z | babbb | 
On comprend, du reste, qu'au lieu des lettres a et b on peut prendre toute autre dont on aura envie, ou bien les remplacer par quelque signe algébrique, ou par une marque quelconque a laquelle on voudra s'attacher. L'inconvénient de cet alphabet, c'est que tout mot ordinaire se trouve représenté par cinq fois plus de lettres. Paris, par exemple, se traduira par abbba aaaaa baaaa abaaa baaab. Lorsqu'on voudra écrire Espagne, il faudra prendre la peine de tracer aabaa baaab abbba aaaaa aabba abbaa aabaa. Une phrase un peu longue se trouvera ainsi exiger beaucoup de temps et une attention fort soutenue, pour être écrite sans que quelque erreur ne vienne s'y glisser.
Bacon a prévu que le mystère de son alphabet ne serait pas très-difficile à découvrir, et il a dû chercher quelques moyens, afin de mettre sa pensée à l'abri des curieux: il a donc imaginé ce qu'il appelle l'alphabetum biforme. Après avoir déchiffré la dépêche écrite d'après la méthode que nous venons d'exposer, on n'arrive point encore au véritable sens: il est enveloppé dans les lettres qui sont mises en majuscules dans l'alphabet biforme, lettres qu'indique à ceux qui ont la clef de ce procédé les groupes de lettres auxquels elles correspondent.
Pour faire comprendre ceci, il est indispensable de transcrire d'abord ce nouvel alphabet, tel qu'il se montre dans l'ouvrage de Bacon.
| ab | ab | ab | ab | ab | ab | ab | ab | 
| AA | aa | BB | bb | CC | cc | DD | dd | 
| ab | ab | ab | ab | ab | ab | ab | ab | 
| EE | ee | FF | ff | GG | gg | HH | hh | 
| ab | ab | ab | ab | ab | ab | ab | ab | 
| II | ii | KK | kk | LL | ll | MM | mm | 
| ab | ab | ab | ab | ab | ab | ab | ab | 
| NN | nn | OO | oo | PP | pp | ||
| ab | ab | ab | ab | ab | ab | ab | ab | 
| RR | rr | SS | ss | TT | tt | VV | vv | 
| ab | ab | ab | ab | ab | ab | ab | ab | 
| uu | WW | ww | XX | xx | YY | ab | |
| ZZ | zz | ||||||
Supposé maintenant qu'on veuille donner avis à quelqu'un de s'enfuir, en lui faisant passer le mot latin fuge, on écrira d'abord la phrase suivante, qui présente un sens tout opposé:
Manere te volo donec venero.
En prenant dans l'alphabet ci-dessus les lettres a et b qui correspondent aux lettres dont est formée cette phrase, on mettra:
| aabab | baabb | aabba | aabaa | 
| Maner | etevo | lodon | ecvenero | 
Ces quatre groupes d'a et de b réunis par cinq, indiquent, d'après les combinaisons de l'Alphabet Biforme, les quatre lettres qui forment le mot FUGE.
Il faut reconnaître que les explications trop succinctes et très-peu claires que donne Bacon à l'égard de ses procédés de chiffres, laissent beaucoup à désirer. L'idée d'employer les combinaisons des lettres n'est cependant point indigne d'une attention sérieuse: il y a le germe de tout un système de chiffres qui n'a pas de limites.
Remarquons, en effet, que des mathématiciens ont cherché le nombre des combinaisons que peuvent offrir les 25 lettres de l'alphabet groupées ensemble de toutes les manières imaginables: ils ont trouvé le chiffre formidable de 42 quadrillons, 163,840 trillions, 398,198 billions, 058,854 millions, 693,625. Pour saisir toute l'énormité de ce nombre, il faut se souvenir qu'on a démontré que, pour écrire toutes les combinaisons qu'il énonce, il serait indispensable de se procurer une feuille de papier qui aurait 421,300 fois l'étendue de la superficie de la Terre.
§ IV.
Jérôme Cardan.
Cet Italien célèbre, qui toucha à toutes les questions[4] et qu'une vaste érudition, jointe à des talents très-distingués, n'a point préservé d'une accusation de folie, a dit quelques mots de la Cryptographie dans son ouvrage de la Subtilité; les voici d'après la vieille traduction française:
«Prenez deux peaux de parchemin de mesme grandeur et semblablement réglées et lignées; vous y ferez séparément des trous assez petits, mais toutefois de la grandeur et hauteur du corps que vous avez accoutumé faire vostre lettre: l'un de ces pertuis pourra tenir sept lettres, l'autre trois, l'autre huit ou dix, de sorte que tous les trous ou pertuis qu'aurez faits pourront tenir ensemble cent vingt caractères ou lettres. De ces deux peaux, vous donnerez l'une à celuy auquel vous désirez escrire, et vous retiendrez l'autre à vous; et, lorsque voudrez escrire le plus brief et succinct que vous pourrez, de sorte que vostre escriture n'excède pas ledit nombre de cent vingt caractères ou lettres: qui est tout ce que les espaces et pertuis susdits pourront comprendre. Et après, sur les pertuis, faits comme je l'ay dit, vous escrivez, au feuillet de papier qui est dessous, le sujet et sentence que voudrez; et, après, à un autre feuillet, et conséquemment au troisième. Cela estant fait, vous remplacez les espaces et distances qui demeureront vides, ainsi augmentant ou effaçant jusques à tant que vostre sentence et sujet apparoissent et se montrent. Vous accomplirez la seconde sentence au second feuillet de papier, faisant extrait en telle sorte, sur la première, qu'il semblera et apparoistra que les mots et paroles soient suivants et consécutifs l'un après l'autre. La troisième adapterez aussi à telle sorte et manière, que, sans aucune interruption ni intermission des premières lettres, l'ordre, la sentence, le nombre des paroles avec la grandeur se trouveront et apparoistront, retenant mesure, sujet et intelligence. Et après appliquerez, sur ce papier escrit en cette manière, le parchemin que pour cette cause vous aurez taillé et percé, faisant en tout et partout, aux extrémitez des trous ou perçures, de petits et subtils points, jusques à tant que le sujet et intelligence des lettres parviennent en la sorte que vous désirez les escrire. Et après, celuy à qui vous les enverrez, mettant sur elles son exemplaire percé (comme il est dit), entendra subitement et facilement la conception de vostre volonté.»
§ V.
Le duc de Brunswick.
Au commencement du seizième siècle, un duc de Brunswick-Lunebourg, Auguste le Jeune, se livrait avec ardeur à l'étude; il publia divers écrits sous le pseudonyme de Gustave Selenus. Selenus, du grec Selène (la lune), était une espèce de traduction du mot Lunebourg; Gustave est l'anagramme d'Auguste. Le jeu des échecs, l'horticulture, l'art d'écrire en chiffres, occupèrent tour à tour l'attention de ce prince; son livre sur le sujet que nous traitons ici a pour titre: Systema integrum Chryptographiæ; c'est un in folio de près de 500 pages.
Trithème a fourni la majeure partie des procédés décrits dans ce gros volume, où il se trouve malheureusement beaucoup d'idées cabalistiques; les exemples étant pour la plupart empruntés à la langue allemande, il n'y a pas moyen de les reproduire textuellement.
Parmi les méthodes que décrit le duc Auguste, en voici une dont nous n'avons pas encore fait mention:
Formez trois colonnes, en inscrivant, à côté des cinq voyelles répétées trois fois, les consonnes de l'alphabet:
| a | b | a | h | a | p | ||
| e | c | e | k | e | q | ||
| i | d | i | l | i | r | ||
| o | f | o | m | o | s | ||
| u | g | u | n | u | t | 
Au lieu d'écrire les lettres qui emportent les mots que vous voulez chiffrer, vous inscrivez celles qui leur correspondent. Vous mettez par exemple un i en place d'un r, et vice versa, un o en place d'un f, ainsi de suite.
Pour écrire l'empereur d'Autriche, vous mettrez icoakitk iaguieak.
Rien n'empêche d'employer à rebours un alphabet ainsi dressé ou de substituer quelques lettres à d'autres, en suivant une marche dont on sera convenu: cela augmentera beaucoup les difficultés du déchiffrement. Au moyen de méthodes semblables, le prince allemand montre comment les mots suivante: Cras expectabis adventum meum, peuvent se traduire par zfxubzmsbeugpgeurmiothrha.
Les alphabets imaginaires et forgés à plaisir, que fait connaître le prince, sont, pour la plupart, la reproduction ou l'imitation de ceux qu'on trouvait déjà dans le livre de Porta; il a pris la peine de faire graver (page 282) l'alphabet qu'une tradition très-peu authentique attribue à Salomon, et il n'a point oublié celui dont les habitants du pays d'Utopie font usage, à ce qu'affirme Thomas Morus. Il a lui-même inventé un moyen d'exprimer les lettres, au moyen d'un système de lignes brisées, obliques, parallèles, etc., ou bien grâce à des groupes de points disposés de diverses manières. Nous pensons qu'il serait superflu de donner la reproduction de ces alphabets fantastiques, car le champ des inventions de ce genre est sans bornes.
 CHAPITRE III.
RÈGLES ET PROCÉDÉS DE CRYPTOGRAPHIE.
§ Ier.
Préceptes généraux.
Maintenant laissons de côté les méthodes aujourd'hui abandonnées qu'exposent les écrivains du seizième siècle, et cherchons à faire comprendre quelques-unes des règles auxquelles se conformaient, dans leurs dépêches chiffrées, les diplomates du siècle dernier, règles qui servent encore habituellement de guide à leurs successeurs.
Les signes de ponctuation sont supprimés, ou bien, lorsqu'il est nécessaire d'en faire usage, afin de donner plus de clarté au texte chiffré, on les indique par une marque particulière. Les accents et le trait d'union sont abolis.
On emploie ce qu'on nomme des non-valeurs (otiosi characteres), afin de dérouter les curieux. Par exemple, on peut convenir que tous les nombres composés entre 200 et 400, entre 825 et 950 ne signifient rien et qu'il ne faut point en tenir compte dans le déchiffrement. Le déchiffreur non initié perdra beaucoup de temps à vouloir trouver un sens là où il n'y en a pas et sera complétement fourvoyé.
Parfois, on a recours à un chiffre de contre-sens; on convient que les phrases chiffrées, comprises entre deux marques convenues, telles que des croix, des parenthèses, des chiffres déterminés à l'avance, etc., doivent être entendues dans un sens diamétralement opposé à celui qu'elles présentent. Par exemple, la phrase chiffrée: «Le roi est malade, mais il va mieux et sa guérison est certaine,» doit être interprétée ainsi tout autrement: «Sa mort est certaine.»
Il n'est pas mal d'employer dans une dépêche chiffrée des mots de diverses langues; le mystère sera encore plus difficile à percer; en voici un exemple: L'armée de l'Empereur se réunit aux troupes du roi; écrivez, en faisant usage du latin, de l'allemand, du français, de l'espagnol, de l'anglais; exercitus der Kayser se réunit à las tropas of the king. Chiffrez ensuite, et il sera presque impossible de découvrir ce que vous avez confié au papier.
Les mots écrits avec des abréviations convenues à l'avance, présentent une ressource avantageuse; il est bon de les indiquer au moyen d'un signe convenu.
On a vu des hommes d'État employer la méthode d'écriture hébraïque, c'est-à-dire ranger les chiffres de droite à gauche.
Un procédé qui n'est pas très-compliqué consiste à dresser le tableau suivant:
| abcd | efgh | iklm | nopq | rstu | xyz | 
| 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 
et l'on exprime chaque lettre du mot qu'on veut déguiser par un double chiffre, dont le premier représente le groupe de lettres et le second, le rang qu'occupe dans ce groupe la lettre qu'on a en vue. Ainsi, l'r s'exprime par 51, le g par 23; pour écrire festina lente, on mettra:
22 21 52 53 31 41 11 33 21 41 53 21
Il n'est pas sans exemple qu'on joigne au chiffre convenu pour représenter telle ou telle lettre, un nombre invariable qui, joint à ce chiffre, en donne un autre, sur lequel les efforts les plus opiniâtres n'ont guère de prise, lorsqu'on ne connaît pas le secret. Supposons qu'on soit convenu que le chiffre 8 représente l'l, 74 l'é, 31 l'r, 26 l'o, 59 l'i; pour écrire le roi, on mettrait 8 74 31 26 59; mais, si on ajoute 6 à chacun de ces nombres, on aura 14 80 37 32 65.
Il va sans dire qu'au lieu d'ajouter, on est parfaitement maître de retrancher, de multiplier, de diviser: l'essentiel est que les deux correspondants se mettent bien d'accord sur la marche qu'ils adoptent.
§ II.
Chiffre imaginé par Mirabeau.
L'imagination active de Mirabeau touchait à tout; il inventa, dans un moment de loisir, une méthode de chiffre qui n'est pas sans mérite. Divisez l'alphabet en cinq parties égales, désignez d'abord chacune des cinq divisions par un numéro, indiquez ensuite par des numéros chacune des lettres que vous aurez groupées arbitrairement:
| 1 | ||||
| c | f | g | u | z | 
| 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 
| 2 | ||||
| x | n | m | o | k | 
| 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 
| 3 | ||||
| s | e | h | b | g | 
| 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 
| 4 | ||||
| d | l | y | q | w | 
| 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 
| 5 | ||||
| n | i | r | t | v | 
| 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 
Les chiffres 6 à 9 et 0 sont regardés comme non-valeurs.
On range sur deux lignes les chiffres qui expriment la lettre qu'on veut
représenter; la première de ces lignes désigne le groupe; la deuxième la
place qu'occupe dans ce groupe la lettre en question. On indiquera donc
l'h par ,
le t par 
,
le d par 
;
à côté de ces
chiffres, tantôt à droite et tantôt a gauche, on mettra des non-valeurs
afin de dérouter; en conséquence, ces mots le Danube s'exprimeront, si
l'on veut, par:
| 74 | 3948 | 27 | 50 | 16 | 3639 | 
| 82 | 2019 | 26 | 18 | 47 | 4827 | 
On comprend de reste, que ceci peut être susceptible d'une multitude de combinaisons diverses.
§ III.
Dictionnaire de convention.
Un procédé, très-souvent mis en usage, consiste à former une espèce de dictionnaire dans lequel des mots sont remplacés par d'autres; en voici un exemple:
Mots perdus qu'on intercale dans les phrases:
Assez, après, beaucoup, beauté, carré, dîner, honneur, loterie, mer, noire, port, etc.
En se servant de cette table, voici comment on pourra rendre le passage suivant:
«Le Conseil n'a rien statué de définitif. Il paraît cependant qu'on ne balance qu'entre deux partis, celui de risquer la levée du camp et celui de demander un armistice.»
«Le w n'a encore rien, or de mais. Il paraît cependant qu'on ne oui que tôt voir etc., celui de bas la eux du 7 et celui de événement un car.»
§ IV.
Lettres et mots exprimés par des chiffres.
Une des méthodes les plus généralement arrêtées consiste à représenter chaque lettre et un certain nombre de mots, de syllabes et de noms propres, par des chiffres; afin de mieux dérouter les investigations, on exprime la même lettre ou le même objet par divers chiffres; les noms de nombre eux-mêmes se traduisent par des chiffres. On forme ainsi des tableaux qui portent le nom de chiffre chiffrant; en voici un modèle.
Supposons qu'on veuille chiffrer les lignes que voici:
«Le roi est parti le 12 du courant pour l'armée, avec le prince N. et le ministre N. + il a de bonnes intentions pour votre Majesté +; l'armée, forte de 150,000 hommes, doit passer le Danube.»
On fera précéder cet avis de quelques mots qui lui donneront l'apparence d'une missive relative à quelque opération de commerce ou de banque, et on écrira:
«Je n'ai pu encore réussir à effectuer l'emprunt que vous désirez contracter et au sujet duquel vous m'avez écrit. 3000 4499 812 576 9 14 16 11 53 courant 21 58 53 81 69 6 108 13 31 47 19 32 201 4 3017 779 7 3778 66 14 b + 98 83 46 45 20 129 54 102 900 103 105 107 104 201 5886 925 98 7654 102 52 63b 1266 96 536 90 b + 700 66 24 18 190 280 651 661 39 58 13 63 47 74 11 129 98 82 21 6 52 74 201 81 88 65 500 102 112 5 31. Cette affaire pourrait avoir à Hambourg des chances de réussite.»
Les mots, bonnes intentions, étant affectés du chiffre de contre-sens, il faut comprendre: mauvaises intentions ou peu favorables.
§ V.
Théorie des chiffres chiffrants et déchiffrants.
Les auteurs de l'Encyclopédie méthodique ne pouvaient oublier, dans leur vaste répertoire de omni re scibili, l'art de l'écriture en chiffre; voici le résumé des notions qu'ils exposent à cet égard:
Lorsqu'un agent diplomatique part pour une ambassade ou une légation, le ministère des affaires étrangères lui remet ordinairement trois chiffres, le chiffre chiffrant, le chiffre déchiffrant, et le chiffre banal. Le chiffre chiffrant, partagé en colonnes, marque dans la première non-seulement les lettres de l'alphabet, mais aussi les syllabes, les mots et les phrases dont cet agent aura probablement besoin dans le cours de sa négociation, les noms des souverains ou république, de leurs principaux ministres, etc. Cette colonne est quelquefois imprimée, mais la seconde colonne, remplie en écriture par le département des affaires étrangères, renferme les nombres, chiffres ou caractères par lesquels on juge à propos de désigner la lettre, le mot ou la phrase, comme dans le modèle suivant:
| Chiffre chiffrant. | |||||
| a | 45. | 260. | 311. | 1020. | 805 | 
| b | 9. | 506. | 33. | 1110. | 21 | 
| c | 15. | 36 | 444 | 20 | 1006 | 
| l'empereur, | 44 | 31 | 1117 | ||
| le roi d'Espagne, | 35. | 88. | 301. | 1144 | |
| l'armée des alliés, | 80. | 95 | 1022 | 888 | |
| le pape, | 50 | 302 | 467 | 19 | |
| avantage, | 18. | 75. | 63 | ||
| brouiller, | 22. | 79 | 103 | ||
On a soin de ranger par ordre alphabétique les noms substantifs, les verbes et les phrases, selon leurs lettres initiales, pour la commodité du chiffreur, et l'on emploie divers nombres dont il peut se servir à son choix, afin de désigner le même mot; grâce à cette précaution, en cas d'incident, il devient plus difficile de déchiffrer la dépêche.
Les articles d'une dépêche qui mérite le secret se chiffrent tout au long; on n'y met point de mots écrits en caractères ordinaires, parce que ces mots, quelque indifférents qu'ils puissent paraître, se trouvant dans le chiffre, peuvent faire deviner une partie du sens ou du moins découvrir la matière qu'on traite. Il ne faut pas négliger de distinguer tous les mots par un point, qu'on met derrière chaque nombre, puisque, sans cette précaution, une dépêche serait indéchiffrable pour le correspondant, qui ne pourrait se servir de sa clef et qui verrait les nombres confondus.
Le chiffre déchiffrant marque, dans la première colonne à gauche, tous les nombres dont le chiffre chiffrant est composé, depuis le plus bas jusqu'au plus haut dans leur ordre naturel, et la colonne à droite contient le mot, la phrase ou la lettre que chaque nombre désigne. Lorsqu'on veut chiffrer quelque dépêche, on cherche dans ce chiffre déchiffrant la signification de chaque mot qui se présente, et on l'écrit au-dessus entre les lignes, qui doivent être espacées convenablement, de même que les nombres éloignés les uns des autres à une juste distance.
En voici un exemple:
| Le | ministre | d'ici | est | tout | dévoué | aux | intérêts | 
| 102 | 23 | 44 | 9 | 1204 | 76 | 336 | |
| de | l'Angleterre; | c'est | le | fruit | de | dix | mille | 
| 888 | 54 | 21 | 68 | 9 | |||
| guinées | semées | à | propos. | ||||
| 519 | 1106 | 718 | |||||
§ VI.
Autres systèmes de chiffres.
Lorsqu'on soupçonne que les chiffres ont été vendus par des commis ou des serviteurs infidèles, on tâche de tromper les gens qui ont fait acquisition du chiffre.
Alors la Cour écrit à son ministre ou bien le ministre mande à sa Cour le contraire de ses véritables intentions. On exprime en chiffre la contre-partie des nouvelles qu'on veut transmettre; on met ensuite, dans la dépêche, un signe, une marque, un caractère, un mot ou une phrase, dont on est convenu avant le départ du négociateur, indice qui annule non-seulement tout ce qui vient d'être dit, mais qui désigne aussi qu'on doit l'entendre dans le sens opposé; c'est ce qu'on appelle le chiffre annulant. Lorsqu'on découvre qu'une puissance rivale essaye de corrompre nos employés, on lui fait parvenir adroitement un faux chiffre, et on l'induit en erreur en écrivant des contre-vérités.
La Cour donne quelquefois un chiffre différent à chacun de ses ministres dans les pays étrangers; mais, comme il importe souvent au bien des affaires générales, que ces ministres lient entre eux des correspondances, on leur remet un chiffre banal qui leur est commun à tous et dont ils peuvent se servir.
Le chiffre à simple clef est celui où l'on se sert toujours d'une même figure pour désigner une même lettre.
Le chiffre à double clef est celui dans lequel on change d'alphabet à chaque mot ou dans lequel on emploie des mots inutiles.
Une manière plus simple est de convenir d'un même livre peu connu, ou d'une édition ancienne, imprimée au loin, presque ignorée: on forme une clef de trois chiffres; le premier marque la page du livre qu'on a choisi; le second désigne la ligne de cette page; le troisième marque le mot dont on doit se servir. Cette manière d'écrire ne peut être devinée que de ceux qui devineront d'abord à quel livre on a recours; elle présente d'autant plus de difficultés, que, le même mot se trouvant en diverses pages du livre, il est presque toujours désigné par différents chiffres; le même chiffre revient rarement désigner le même terme.
Nous allons maintenant passer en revue quelques-uns des systèmes de Cryptographie que développent les auteurs du dix-huitième siècle, systèmes dont le fond se trouve déjà chez Vigenère et chez Porta, et qui ne sont pas indignes d'attention, quoique, n'ayant guère été mis en usage, ils soient demeurés dans des livres condamnés à trouver peu de lecteurs.
§ VII.
Chiffre par excellence.
Tel est le nom que Dlandol, dans son Contre-espion, donne à un chiffre, qui réunit, d'après lui, le plus grand nombre d'avantages que l'on puisse désirer pour une correspondance secrète et qui les réunirait tous sans exception, s'il n'était pas d'une exécution assez lente. Cet inconvénient est compensé par l'immense difficulté, par l'impossibilité même, on peut le dire, de découvrir, lorsqu'on ne possède pas le mot de clef convenu entre les correspondants, le sens d'une dépêche écrite de la sorte.
Pour faire emploi de ce chiffre, il faut d'abord que les deux correspondants se munissent d'un carré, qui présente pour les lettres ce que le carré arithmétique présente pour les chiffres, c'est-à-dire que dans l'un on multiplie des lettres, comme des chiffres dans l'autre, en cherchant le carré correspondant aux deux termes qui se servent réciproquement de multiplicande et de multiplicateur.
Voulez-vous savoir, par exemple, combien font six fois quatre ou quatre fois six? Cherchez, sur la première ligne horizontale de votre carré, l'un de ces deux nombres; cherchez ensuite l'autre sur la première ligne verticale, c'est-à-dire sur la première colonne. Voyez ensuite quelle est la case qui correspond en même temps à chacune de celles où sont ces deux nombres. Vous trouvez 24, qui est effectivement le produit de six ou de quatre multipliés l'un par l'autre. De même dans le carré de lettres, si vous voulez multiplier F par M, vous trouverez S à la case qui répond à l'F de la première ligne et à l'M de la première colonne. Vous trouvez également S à la case qui correspond à l'M de la première ligne et à l'F de la première colonne. Ceci posé, n'oublions pas qu'il y a un mot de clef dont les correspondants conviennent entre eux. Supposons que ce mot de clef soit blanc-bec (et si nous prenons ce mot pour exemple, c'est qu'il y a avantage à choisir des expressions peu usuelles et qui déjouent tous les efforts d'imagination de ceux qui s'efforceraient de les deviner). Il faut que vous multipliiez constamment, par les lettres du mot choisi, toutes les lettres de la missive que vous voulez chiffrer; puis, cela fait, vous placez chacune des lettres de blanc-bec sous chacune des véritables lettres que vous aurez à écrire, en répétant sans cesse le mot convenu et en recommençant à l'inscrire aussitôt que vous l'avez terminé.
Supposons que vous veuillez, vous, général d'armée, transmettre cet avis:
«Nous devons décamper cette nuit:»
Vous le disposerez de la façon suivante:
Nous devons décamper cette nuit.
Blan cbecbl ancblabl ancbe cblan.
Dans cet arrangement, vous regardez chacune des lettres vraies de la missive, comme des chiffres d'un multiplicande et chacune des lettres du mot de clef, comme un multiplicateur. Vous opérez ensuite de la façon suivante:
En multipliant N, première lettre vraie de la dépêche, par B, première lettre du mot de clef, vous trouvez sur votre carré la lettre P, à la case qui correspond d'un côté à l'N, de l'autre au B. Vous placez P pour première lettre de la missive chiffrée.
La seconde vraie lettre est un O, la seconde lettre de la clef est L. La case qui correspond à O et à L est un A, que vous posez comme second caractère.
La troisième vraie lettre est un U, la troisième lettre du mot de clef un A. La case qui correspond à l'une et à l'autre lettre, vous donne V, et la case qui correspond ensuite à S (quatrième lettre vraie) et à N (quatrième lettre du mot de clef), est G. Vous mettez pour troisième et quatrième caractère de votre dépêche chiffrée: V G.
Continuant cette opération sur chaque mot de la dépêche vraie, vous arrivez à la phrase chiffrée que voici:
pavgggerpcesfcrsgddsxvjqxuu
Tant qu'on ne possédera pas le mot de clef, il sera impossible de deviner le sens d'un pareil billet. Votre correspondant déchiffrera sans peine cette missive, en faisant une opération inverse à celle que vous avez accomplie.
Au-dessous du billet chiffré, il écrira chacune des lettres du mot de clef. Il cherchera ensuite successivement dans la première colonne du carré chaque lettre du mot de clef, et, à chaque lettre, il cherchera sur la même ligne la lettre correspondante du billet chiffré. Alors la lettre qui commence la colonne où se trouve cette lettre de chiffre est la vraie; c'est celle qu'il faut écrire pour avoir la véritable missive.
On remarquera que chaque fois qu'une lettre se présente dans la dépêche vraie, elle donne dans la dépêche chiffrée un résultat différent; aussi toute investigation demeure-t-elle stérile, lorsqu'on ne possède pas les mots qui forment la clef d'un pareil chiffre.
Cette méthode est, au fond, sauf quelques légères différences, la même que celle qu'expose le père Kircher, qu'il met en œuvre au moyen d'un tableau de chiffres (abacus numeralis), formé de lettres de l'alphabet disposées horizontalement d'abord, verticalement ensuite, et donnant ainsi un carré composé de 576 cases, dans chacune desquelles est placé un chiffre. Le procédé qu'indique Neyron (Principes du droit des gens, Brunswick, 1783, 8o, p. 170), rentre dans une catégorie toute semblable.
§ VIII.
Grille en châssis.
La manière d'écrire en chiffres au moyen d'une grille en châssis est bien simple et d'un usage facile. Elle réclame peu de temps. Il s'agit d'avoir un châssis découpé sur la longueur des lignes, comme le désigne la figure; celui auquel on écrit possède un instrument tout semblable.
Chacun des coins du châssis doit porter une marque différente, parce que ce châssis peut se placer dans divers sens.
Après l'avoir posé sur une feuille de papier de même grandeur, en faisant attention aux marques des quatre coins, on transcrit, dans les ouvertures, l'avis qu'on veut transmettre. La lettre une fois tracée d'après cette méthode, on lève le châssis, et, dans les intervalles qui se rencontrent entre chacun des mots, on en écrit d'autres, afin de remplir les vides; on doit autant que possible les choisir de manière qu'ils puissent former un sens avec ceux qui ont été écrits dans les ouvertures du châssis.
Le correspondant qui reçoit cette épître applique, par-dessus chaque page, un châssis semblable; alors tous les mots inutiles se trouvent masqués, et il n'a sous les yeux que les mots qui composent l'avis qu'on s'est proposé de faire passer.
La lecture d'une des œuvres les plus remarquables de M. de Balzac (Histoire des Treize) a révélé l'existence de la grille à bien des personnes fort peu au fait des procédés de la Cryptographie. Il s'agit, dans le passage ci-dessous, d'un agent de change, qui, ayant en main une lettre adressée à sa femme, lettre qui présente un non-sens continuel, vient consulter un de ses amis, employé au ministère des affaires étrangères:
«—C'est une lettre à grille.. Attends.
«Il laissa Jules seul dans le cabinet, et revint assez promptement.
«—Niaiserie, mon ami! C'est écrit avec une vieille grille dont se servait l'ambassadeur de Portugal sous M. de Choiseul, lors du renvoi des jésuites... Tiens, voici!
«Jacques superposa un papier à jour, régulièrement découpé comme une de ces dentelles que les confiseurs mettent sur leurs dragées, et Jules put alors facilement lire les phrases qui restèrent à découvert.»
Donnons un exemple de ce procédé.
Supposons qu'on veuille mander ceci:
«Vous me trouverez très-disposé à vous rendre.»
On écrit ces mots dans l'ordre et à la place que leur assigne la grille dont on fait usage, et on remplit les intervalles, par d'autres mots, de façon que le tout présente un sens assez raisonnable.
   Je vous prie de me mander si vous
  trouverez bon, mon très- cher, que je
  disposé dès à présent des effets que
  vous avez offert de me rendre, etc.
Voici maintenant le vrai sens rétabli au moyen de la grille:
  Je vous prie de me mander si vous
  trouverez bon, mon très- cher, que je
  disposé dès à présent des effets que
  vous avez offert de me rendre, etc.
§ IX.
Chiffre au moyen d'un cadran.
Ce procédé est un peu compliqué. Il exige du temps et de l'attention, mais il présente les plus grandes garanties d'un mystère impénétrable.
Vous tracez sur un carton un cadran, que vous divisez exactement en vingt-quatre parties égales et sur chacune desquelles vous transcrivez une des vingt-quatre lettres de l'alphabet.
Vous avez un autre cercle de carton mobile ayant un centre commun avec le premier et pouvant tourner librement sur ce centre. Vous le divisez en un même nombre de parties, et vous y transcrivez également les diverses lettres de l'alphabet. Si les lettres sont rangées dans l'ordre ordinaire sur les deux cadrans, l'emploi de ce moyen de correspondance devient plus commode.
Le cadran mobile doit être placé de manière que ses divisions correspondent exactement à celles du premier cadran. On le dispose de la manière que l'on veut; et, si la lettre H, par exemple, du cadran intérieur correspond à la lettre A du cadran extérieur, on place en tête de la première ligne qu'on écrit les deux lettres H et A: elles indiquent, à celui avec lequel on correspond, de quelle manière il doit de son côté placer la machine parfaitement semblable dont il est muni; sans une pareille indication préliminaire, il serait impossible de parvenir à s'entendre.
Une fois les cadrans disposés, on prend la lettre que l'on veut chiffrer et que l'on a d'avance écrite en caractères ordinaires; au lieu de chacune des lettres dont les mots sont composés, on place, sur la dépêche que l'on expédie, les lettres qui y correspondent sur le cadran intérieur.
Si le mot que vous voulez chiffrer est celui de roi, par exemple, vous mettrez, au lieu de l'r, la lettre x qui y correspond sur le cadran intérieur, et ensuite, au lieu des lettres o et i, les lettres v et n; vous aurez ainsi xvn, et le déchiffrement de ce que vous écrirez de la sorte sera presque impossible à celui qui ne saura pas que vous vous servez des cadrans, et qui, le sût-il, ne connaîtra pas quelle disposition vous leur donnez.
Vous continuez de même pour toutes les lettres dont se composent tous les mots de la dépêche qu'il s'agit de déguiser.
Votre correspondant met à profit l'indication H A, dont il vient d'être question: il donne à ses cadrans une disposition identique à celle que vous avez adoptée; il cherche successivement sur le cadran extérieur toutes les lettres qui répondent sur le cadran intérieur à chacune de celles qu'il trouve dans votre missive, et il arrive ainsi sans difficulté à traduire la dépêche qu'il a reçue.
§ X.
De l'emploi des signes astronomiques.
Les signes astronomiques, c'est-à-dire ceux dont on fait usage pour désigner les planètes et les diverses parties du zodiaque ont été plusieurs fois mis en usage comme dans la Cryptographie. Supposé que chaque lettre soit représentée par un de ces signes, il faudra beaucoup de temps et de peine, pour écrire une dépêche en suivant une pareille méthode, et le secret ne sera pas mieux caché. Un chiffre de ce genre ne présente pas plus de difficulté que celui dans lequel chaque lettre de l'alphabet est représentée par une autre lettre, a, par exemple, étant remplacé par d, b par e, c par f, ainsi de suite.
On éprouve moins d'embarras à faire usage d'un chiffre, dans lequel les signes astronomiques sont mêlés à des lettres empruntées aux alphabets hébraïque, grec ou latin, ou bien à des chiffres numériques, à des figures de mathématiques. Chacun de ces signes exprime une lettre, une syllabe ou un mot. Cette méthode était du goût des anciens auteurs; mais aujourd'hui elle ne trouve guère de partisans. Vigenère se plaît à en fournir des exemples qu'il développe avec sa prolixité habituelle.
Voici, parmi les procédés de ce genre, le meilleur et le plus simple. On partage l'alphabet en cinq parties ou plus; on place chacune de ces sections dans un carré particulier, et on désigne chaque carré par un signe astronomique convenu. Donnons-en un exemple.