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La dame de Monsoreau — ­Tome 1.

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CHAPITRE VIII

COMMENT LE ROI EUT PEUR D'AVOIR EU PEUR, ET COMMENT CHICOT EUT PEUR D'AVOIR PEUR.

En sortant de chez Saint-Luc, le roi trouva toute la cour réunie, selon ses ordres, dans la grande galerie.

Alors il distribua quelques faveurs à ses amis, envoya en province d'O, d'Épernon et Schomberg, menaça Maugiron et Quélus de leur faire leur procès s'ils avaient de nouvelles querelles avec Bussy, donna sa main à baiser à celui-ci, et tint longtemps son frère François serré contre son coeur.

Quant à la reine, il se montra envers elle prodigue d'amitiés et d'éloges, à tel point, que les assistants en conçurent le plus favorable augure pour la succession de la couronne de France.

Cependant l'heure ordinaire du coucher approchait, et l'on pouvait facilement voir que le roi retardait cette heure autant que possible; enfin l'horloge du Louvre résonna dix fois: Henri jeta un long regard autour de lui, il sembla choisir parmi tous ses amis celui qu'il chargerait de cette fonction de lecteur que Saint-Luc venait de refuser.

Chicot le regardait faire.

—Tiens! dit-il avec son audace accoutumée, tu as l'air de me faire les doux yeux, ce soir, Henri. Chercherais-tu par hasard à placer une bonne abbaye de dix mille livres de rente? Tu-diable! quel prieur je ferais! Donne, mon fils, donne.

—Venez avec moi, Chicot, dit le roi. Bonsoir, messieurs, je vais me coucher.

Chicot se retourna vers les courtisans, retroussa sa moustache, et, avec une tournure des plus gracieuses, tout en roulant de gros yeux tendres:

—Bonsoir, messieurs, répéta-t-il, parodiant la voix de Henri; bonsoir, nous allons nous coucher.

Les courtisans se mordirent les lèvres; le roi rougit.

—Çà, mon barbier, dit Chicot, mon coiffeur, mon valet de chambre, et surtout ma crème.

—Non, dit le roi, il n'est besoin de rien de tout cela ce soir; nous allons entrer dans le carême, et je suis en pénitence.

—Je regrette la crème, dit Chicot.

Le roi et le bouffon rentrèrent dans la chambre que nous connaissons.

—Ah çà! Henri, dit Chicot, je suis donc le favori, moi? Je suis donc l'indispensable? Je suis donc très-beau, plus beau que ce Cupidon de Quélus?

—Silence, bouffon! dit le roi; et vous, messieurs de la toilette, sortez.

Les valets obéirent; la porte se referma. Henri et Chicot demeurèrent seuls, Chicot regardait Henri avec une sorte d'étonnement.

—Pourquoi les renvoies-tu? demanda le bouffon. Ils ne nous ont pas encore graissés. Est-ce que tu comptes me graisser de ta main royale? Dame! c'est une pénitence comme une autre.

Henri ne répondit pas. Tout le monde était sorti de la chambre, et les deux rois, le fou et le sage, se regardaient.

—Prions, dit Henri.

—Merci, s'écria Chicot; ce n'est point assez divertissant. Si c'est pour cela que tu m'as fait venir, j'aime encore mieux retourner dans la mauvaise compagnie où j'étais. Adieu, mon fils. Bonsoir.

—Restez, dit le roi.

—Oh! oh! fit Chicot en se redressant, ceci dégénère en tyrannie. Tu es un despote, un Phalaris, un Denys. Je m'ennuie ici, moi; toute la journée tu m'as fait déchirer les épaules de mes amis à coups de nerf de boeuf, et voilà que nous prenons la tournure de recommencer ce soir. Peste! Ne recommençons pas, Henri. Nous ne sommes plus que nous deux ici, et à deux… tout coup porte.

—Taisez-vous, misérable bavard! dit le roi, et songez à vous repentir.

—Bon! nous y voilà. Me repentir, moi! Et de quoi veux-tu que je me repente? de m'être fait le bouffon d'un moine? Confiteor… Je me repens; meâ culpâ; c'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma très grande faute.

—Pas de sacrilège, malheureux! pas de sacrilège! dit le roi.

—Ah çà! dit Chicot, j'aimerais autant être enfermé dans la cage des lions ou dans la loge des singes que d'être enfermé dans la chambre d'un roi maniaque. Adieu! je m'en vais.

Le roi enleva la clef de la porte.

—Henri, dit Chicot, je te préviens que tu as l'air sinistre, et que, si tu ne me laisses pas sortir, j'appelle, je crie, je brise la porte, je casse la fenêtre. Ah mais! ah mais!

—Chicot, dit le roi du ton le plus mélancolique, Chicot, mon ami, tu abuses de ma tristesse.

—Ah! je comprends, dit Chicot, tu as peur de rester tout seul. Les tyrans sont comme cela. Fais-toi faire douze chambres comme Denys, ou douze palais comme Tibère. En attendant, prends ma longue épée, et laisse-moi reporter le fourreau chez moi, hein?

A ce mot de peur, un éclair était passé dans les yeux de Henri; puis, avec un frisson étrange, il s'était levé et avait parcouru la chambre.

Il y avait une telle agitation dans tout le corps de Henri, une telle pâleur sur son visage, que Chicot commença à le croire réellement malade, et qu'après l'avoir regardé d'un air effaré faire trois ou quatre tours dans sa chambre, il lui dit:

—Voyons, mon fils, qu'as-tu? conte tes peines à ton ami Chicot.

Le roi s'arrêta devant le bouffon, et, le regardant:

—Oui, dit-il, tu es mon ami, mon seul ami.

—Il y a, dit Chicot, l'abbaye de Valencey qui est vacante.

—Écoute, Chicot, dit Henri, tu es discret?

—Il y a aussi celle de Pithiviers, où l'on mange de si bons pâtés de mauviettes.

—Malgré tes bouffonneries, continua le roi, tu es homme de coeur.

—Alors ne me donne pas une abbaye, donne-moi un régiment.

—Et même tu es homme de bon conseil.

—En ce cas, ne me donne pas de régiment, fais-moi conseiller. Ah! non, j'y pense, j'aime mieux un régiment ou une abbaye. Je ne veux pas être conseiller; je serais forcé d'être toujours de l'avis du roi.

—Taisez-vous, taisez-vous, Chicot, l'heure approche, l'heure terrible.

—Ah! voilà que cela te reprend? dit Chicot.

—Vous allez voir, vous allez entendre.

—Voir quoi? entendre qui?

—Attendez, et l'événement même vous apprendra les choses que vous voulez savoir; attendez.

—Mais non, mais non, je n'attends pas mais quel chien enragé avait donc mordu ton père et ta mère la nuit où ils ont eu la fatale idée de t'engendrer?

—Chicot, tu es brave?

—Je m'en vante; mais je ne mets pas ainsi ma bravoure à l'épreuve, tudiable! Quand le roi de France et de Pologne crie la nuit de façon à faire scandale dans le Louvre, moi chétif, je suis dans le cas de déshonorer ton appartement. Adieu, Henri, appelle tes capitaines des gardes, tes suisses, tes portiers, et laisse-moi gagner au large; foin du péril invisible, foin du danger que je ne connais pas!

—Je vous commande de rester! fit le roi avec autorité.

—Voilà, sur ma parole, un plaisant maître qui veut commander à la peur; j'ai peur, moi. J'ai peur, te dis-je, à la rescousse! au feu!

Et Chicot, pour dominer le danger sans doute, monta sur une table.

—Allons, drôle, dit le roi, puisqu'il faut cela pour que tu te taises, je vais tout te raconter.

—Ah! ah! dit Chicot en se frottant les mains, en descendant avec précaution de sa table et en tirant son énorme épée: une fois prévenu, c'est bon; nous allons en découdre; raconte, raconte, mon fils. Il paraîtrait que c'est quelque crocodile, hein? Tudiable! la lame est bonne, car je m'en sers pour rogner mes cornes chaque semaine, et elles sont rudes, mes cornes. Tu disais donc, Henri, que c'est un crocodile?

Et Chicot s'accommoda dans un grand fauteuil, plaçant son épée nue entre ses cuisses, et entrelaçant la lame de ses deux jambes, comme les serpents, symbole de la paix, entrelacent le caducée de Mercure.

—La nuit dernière, dit Henri, je dormais….

—Et moi aussi, dit Chicot.

—Soudain un souffle parcourt mon visage.

—C'était la bête qui avait faim, dit Chicot, et qui léchait ta graisse.

—Je m'éveille à demi, et je sens ma barbe se hérisser de terreur sous mon masque.

—Ah! tu me fais délicieusement frissonner, dit Chicot en se pelotonnant dans son fauteuil et en appuyant son menton au pommeau de son épée.

—Alors, dit le roi avec un accent si faible et si tremblant, que le bruit des paroles arriva à peine à l'oreille de Chicot, alors une voix retentit dans la chambre avec une vibration si douloureuse, qu'elle ébranla tout mon cerveau.

—La voix du crocodile, oui. J'ai lu dans le voyageur Marco Polo que le crocodile a une voix terrible qui imite le cri des enfants; mais tranquillise-toi, mon fils; s'il vient, nous le tuerons.

—Écoute bien.

—Pardieu si j'écoute! dit Chicot en se détendant comme par un ressort; j'en suis immobile comme une souche et muet comme une carpe, d'écouter.

Henri continua d'un accent plus sombre et plus lugubre encore:

—Misérable pécheur! dit la voix….

—Bah! interrompit Chicot, la voix parlait? Ce n'était donc pas un crocodile?

—Misérable pécheur! dit la voix, je suis la voix de ton Seigneur
Dieu.

Chicot fit un bond et se retrouva accroupi d'aplomb dans son fauteuil.

—La voix de Dieu? reprit-il.

—Ah! Chicot, répondit Henri, c'est une voix effrayante!

—Est-ce une belle voix? demanda Chicot, et ressemble-t-elle, comme dit l'Écriture, au son de la trompette?

—Es-tu là? entends-tu? continua la voix; entends-tu, pécheur endurci, es-tu bien décidé à persévérer dans tes iniquités?

—Ah! vraiment, vraiment, vraiment! dit Chicot; mais la voix de Dieu ressemble assez à celle de ton peuple, ce me semble.

—Puis, reprit le roi, suivirent mille autres reproches qui, je vous le proteste, Chicot, m'ont été bien cruels.

—Mais encore, dit Chicot, continue un peu, mon fils, raconte, raconte ce que disait la voix, que je sache si Dieu était bien instruit.

—Impie! s'écria le roi, si tu doutes, je te ferai châtier.

—Moi! dit Chicot, je ne doute pas: ce qui m'étonne seulement, c'est que Dieu ait attendu jusque aujourd'hui pour te faire tous ces reproches-là. Il est devenu bien patient depuis le déluge. En sorte, mon fils, continua Chicot, que tu as eu une peur effroyable?

—Oh! oui, dit Henri.

—Il y avait de quoi.

—La sueur me coulait le long des tempes, et la moelle était figée au coeur de mes os.

—Comme dans Jérémie, c'est tout naturel; je ne sais, ma parole de gentilhomme, ce qu'à ta place je n'eusse pas fait; et alors tu as appelé?

—Oui.

—Et l'on est venu?

—Oui.

—Et a-t-on bien cherché?

—Partout.

—Pas de bon Dieu?

—Tout s'était évanoui.

—A commencer par le roi Henri. C'est effrayant.

—Si effrayant, que j'ai appelé mon confesseur.

—Ah! bon; il est accouru?

—A l'instant même.

—Voyons un peu, sois franc, mon fils, dis la vérité, contre ton ordinaire. Que pense-t-il de cette révélation-là, ton confesseur?

—Il a frémi.

—Je crois bien.

—Il s'est signé; il m'a ordonné de me repentir, comme Dieu me le prescrivait.

—Fort bien! il n'y a jamais de mal à se repentir. Mais de la vision en elle-même, ou plutôt de l'audition, qu'en a-t-il dit?

—Qu'elle était providentielle; que c'était un miracle, qu'il me fallait songer au salut de l'État. Aussi ai-je, ce matin….

—Qu'as-tu fait ce matin, mon fils?

—J'ai donné cent mille livres aux jésuites.

—Très-bien.

—Et haché à coups de discipline ma peau et celle de mes jeunes seigneurs.

—Parfait! Mais ensuite?

—Eh bien, ensuite… Que penses-tu, Chicot? Ce n'est pas au rieur que je parle, c'est à l'homme de sang-froid, à l'ami.

—Ah! sire, dit Chicot sérieux, je pense que Votre Majesté a eu le cauchemar.

—Tu crois?

—Que c'est un rêve que Votre Majesté a fait, et qu'il ne se renouvellera pas si Votre Majesté ne se frappe pas trop l'esprit.

—Un rêve? dit Henri en secouant la tête. Non, non; j'étais bien éveillé, je t'en réponds, Chicot.

—Tu dormais, Henri.

—Je dormais si peu, que j'avais les yeux tout grands ouverts.

—Je dors comme cela, moi.

—Oui, mais avec mes yeux je voyais, ce qui n'arrive pas quand on dort réellement.

—Et que voyais-tu?

—Je voyais la lune aux vitres de ma chambre, et je regardais l'améthyste qui est au pommeau de mon épée briller là où vous êtes, Chicot, d'une lumière sombre.

—Et la lampe, qu'était-elle devenue?

—Elle s'était éteinte.

—Rêve, cher fils, pur rêve!

—Pourquoi n'y crois-tu pas, Chicot? N'est-il pas dit que le Seigneur parle aux rois quand il veut opérer quelque grand changement sur la terre?

—Oui, il leur parle, c'est vrai, dit Chicot, mais si bas, qu'ils ne l'entendent jamais.

—Mais qui te rend donc si incrédule?

—C'est que tu aies si bien entendu.

—Eh bien, comprends-tu pourquoi je t'ai fait rester? dit le roi.

—Parbleu! répondit Chicot.

—C'est pour que tu entendes toi-même ce que dira la voix.

—Pour qu'on croie que je dis quelque bouffonnerie si je répète ce que j'ai entendu. Chicot est si nul, si chétif, si fou, que, le dit-il à chacun, personne ne le croira. Pas mal joué, mon fils.

—Pourquoi ne pas croire plutôt, mon ami, dit le roi, que c'est à votre fidélité bien connue que je confie ce secret?

—Ah! ne mens pas, Henri; car, si la voix vient, elle te reprochera ce mensonge, et tu as bien assez de tes autres iniquités. Mais n'importe! j'accepte la commission. Je ne suis pas fâché d'entendre la voix du Seigneur; peut-être dira-t-elle aussi quelque chose pour moi.

—Eh bien, que faut-il faire?

—Il faut te coucher, mon fils.

—Mais si, au contraire….

—Pas de mais.

—Cependant….

—Crois-tu par hasard que tu empêcheras la voix de Dieu de parler parce que tu resteras debout? Un roi ne dépasse les autres hommes que de la hauteur de la couronne, et, quand il est tête nue, crois-moi, Henri, il est de même taille et quelquefois plus petit qu'eux.

—C'est bien, dit le roi, tu restes?

—C'est convenu.

—Eh bien, je vais me coucher.

—Bon!

—Mais tu ne te coucheras pas, toi.

—Je n'aurai garde.

—Seulement, je n'ôte que mon pourpoint.

—Fais à ta guise.

—Je garde mou haut-de-chausses.

—La précaution est bonne.

—Et toi?

—Moi, je reste où je suis.

—Et tu ne dormiras pas?

—Ah! pour cela, je ne puis pas te le promettre; le sommeil est, comme la peur, mon fils, une chose indépendante de la volonté.

—Tu feras ce que tu pourras, au moins?

—Je me pincerai, sois tranquille; d'ailleurs, la voix me réveillera.

—Ne plaisante pas avec la voix, dit Henri, qui avait déjà une jambe dans le lit et qui la retira.

—Allons donc! dit Chicot; faudra-t-il que je te couche?

Le roi poussa un soupir, et, après avoir avec inquiétude sondé du regard tous les coins et tous les recoins de la chambre, il se glissa tout frissonnant dans son lit.

—Là! fit Chicot, à mon tour.

Et il s'étendit dans son fauteuil, arrangeant tout autour de lui et derrière lui les coussins et les oreillers.

—Comment vous trouvez-vous, sire?

—Pas mal, dit le roi, et toi?

—Très-bien; bonsoir, Henri.

—Bonsoir, Chicot; mais ne t'endors pas.

—Peste! je n'en ai garde, dit Chicot en bâillant à se démonter la mâchoire.

Et tous deux fermèrent les yeux, le roi pour faire semblant de dormir,
Chicot pour dormir réellement.

CHAPITRE IX

COMMENT LA VOIX DU SEIGNEUR SE TROMPA ET PARLA A CHICOT, CROYANT PARLER AU ROI.

Le roi et Chicot restèrent pendant l'espace de dix minutes à peu près immobiles et silencieux. Tout à coup le roi se leva comme en sursaut et se mit sur son séant.

Au mouvement et au bruit qui le tiraient de cette douce somnolence qui précède le sommeil, Chicot en fit autant.

Tous deux se regardèrent avec des yeux flamboyants.

—Quoi? demanda Chicot à voix basse.

—Le souffle! dit le roi à voix plus basse encore, le souffle!

Au même instant une des bougies que tenait dans sa main le satyre d'or s'éteignit; puis une seconde, puis une troisième, puis enfin la dernière.

—Oh! oh! dit Chicot, quel souffle!

Chicot n'avait pas prononcé la dernière de ces syllabes, que la lampe s'éteignit à son tour, et que la chambre demeura éclairée seulement par les dernières lueurs du foyer.

—Casse-cou! dit Chicot en se levant tout debout.

—Il va parler, dit le roi en se courbant dans son lit; il va parler.

—Alors, dit Chicot, écoute.

En effet, au même instant on entendit une voix creuse et sifflante par intervalle qui disait dans la ruelle du lit:

—Pécheur endurci, es-tu là?

—Oui, oui, Seigneur; dit Henri, dont les dents claquaient.

—Oh! oh! dit Chicot, voilà une voix bien enrhumée pour venir du ciel!
N'importe, c'est effrayant.

—M'entends-tu? demanda la voix.

—Oui, Seigneur, balbutia Henri, et j'écoute, courbé sous votre colère.

—Crois-tu donc m'avoir obéi, continua la voix, en faisant toutes les momeries extérieures que tu as faites aujourd'hui, sans que le fond de ton coeur ait été sérieusement atteint?

—Bien dit! s'écria Chicot, oh! bien touché!

Les mains du roi se choquaient en se joignant. Chicot s'approcha de lui.

—Eh bien, murmura Henri, eh bien, crois-tu maintenant, malheureux?

—Attendez, dit Chicot.

—Que veux-tu?

—Silence donc! Écoute: tire-toi tout doucement de ton lit et laisse-moi m'y mettre à ta place.

—Pourquoi cela?

—Afin que la colère du Seigneur tombe d'abord sur moi.

—Penses-tu qu'il m'épargnera pour cela?

—Essayons toujours.

Et, avec une affectueuse insistance, il poussa tout doucement le roi hors du lit et se mit en son lieu.

—Maintenant, Henri, dit-il, va t'asseoir dans mon fauteuil et laisse-moi faire.

Henri obéit; il commençait à deviner.

—Tu ne réponds pas, reprit la voix, preuve que tu es endurci dans le péché.

—Oh! pardon, pardon, Seigneur! dit Chicot en nasillant comme le roi.

Puis, s'allongeant vers Henri:

—C'est drôle, dit-il, comprends-tu, mon fils, le bon Dieu qui ne reconnaît pas Chicot?

—Ouais! fit Henri, que veut dire cela?

—Attends, attends, tu vas en voir bien d'autres!

—Malheureux! dit la voix.

—Oui, Seigneur, oui, répondit Chicot, oui, je suis un pécheur endurci, un affreux pécheur.

—Alors reconnais tes crimes, et repens-toi.

—Je reconnais, dit Chicot, avoir été un grand traître vis-à-vis de mon cousin de Condé, dont j'ai séduit la femme; et je me repens.

—Mais que dis-tu donc là? murmura le roi. Veux-tu bien te taire? Il y a longtemps qu'il n'est plus question de cela.

—Ah! vraiment, dit Chicot; passons à autre chose.

—Parle, dit la voix.

—Je reconnais, continua le faux Henri, avoir été un grand larron vis-à-vis des Polonais qui m'avaient élu roi, que j'ai abandonnés une belle nuit, emportant tous les diamants de la couronne; et je me repens.

—Eh! bélître! dit Henri, que rappelles-tu là? c'est oublié.

—Il faut bien que je continue de le tromper, reprit Chicot.
Laissez-moi faire.

—Parle, dit la voix.

—Je reconnais, dit Chicot, avoir soustrait le trône de France à mon frère d'Alençon, à qui il revenait de droit, puisque j'y avais formellement renoncé en acceptant le trône de Pologne; et je me repens.

—Coquin! dit le roi.

—Ce n'est pas encore cela, reprit la voix.

—Je reconnais m'être entendu avec ma bonne mère Catherine de Médicis pour chasser de France mon beau-frère le roi de Navarre, après avoir détruit tous ses amis, et ma soeur la reine Marguerite, après avoir détruit tous ses amants; de quoi j'ai un repentir bien sincère.

—Ah! brigand que tu es! murmura le roi, les dents serrées de colère.

—Sire, n'offensons pas Dieu en essayant de lui cacher ce qu'il sait aussi bien que nous.

—Il ne s'agit pas de politique, poursuivit la voix.

—Ah! nous y voilà, poursuivit Chicot avec un accent lamentable. Il s'agit de mes moeurs, n'est-ce pas?

—A la bonne heure! dit la voix.

—Il est vrai, mon Dieu, continua Chicot, parlant toujours au nom du roi, que je suis bien efféminé, bien paresseux, bien mol, bien niais et bien hypocrite.

—C'est vrai! fit la voix avec un son caverneux.

—J'ai maltraité les femmes, la mienne surtout, une si digne femme!

—On doit aimer sa femme comme soi-même, et la préférer à toutes choses, dit la voix furieuse.

—Ah! s'écria Chicot d'un ton désespéré, j'ai bien péché alors.

—Et tu as fait pécher les autres en donnant l'exemple.

—C'est vrai, c'est encore vrai.

—Tu as failli damner ce pauvre Saint-Luc.

—Bah! fit Chicot, êtes-vous bien sûr, mon Dieu, que je ne l'aie pas damné tout à fait?

—Non; mais cela pourra bien lui arriver, et à toi aussi, si tu ne le renvoies demain matin, au plus tard, dans sa famille.

—Ah! ah! dit Chicot au roi, la voix me paraît amie de la maison de
Cossé.

—Et si tu ne le fais duc et sa femme duchesse, continua la voix, pour indemnité de ses jours de veuvage anticipé.

—Et si je n'obéis pas? dit Chicot, laissant percer dans sa voix un soupçon de résistance.

—Si tu n'obéis pas, reprit la voix en grossissant d'une façon terrible, tu cuiras pendant l'éternité dans la grande chaudière où cuisent en t'attendant Sardanapale, Nabuchodonosor et le maréchal de Retz.

Henri III poussa un gémissement. La peur, à cette menace, le reprenait plus poignante que jamais.

—Peste! dit Chicot, remarques-tu, Henri, comme le ciel s'intéresse à M. de Saint-Luc? On dirait, le diable m'emporte, qu'il a le bon Dieu dans sa manche.

Mais Henri n'entendait pas les bouffonneries de Chicot, ou, s'il les entendait, elles ne pouvaient le rassurer.

—Je suis perdu, disait-il avec égarement, je suis perdu! et cette voix d'en haut me fera mourir.

—Voix d'en haut! reprit Chicot, ah! pour cette fois, tu te trompes.
Voix d'à côté, tout au plus.

—Comment! voix d'à côté? demanda Henri.

—Eh! oui, n'entends-tu donc pas, mon fils, que la voix vient de ce mur-là? Henri, le bon Dieu loge au Louvre. Probablement que comme l'empereur Charles-Quint, il passe par la France pour descendre en enfer.

—Athée! blasphémateur!

—C'est honorable pour toi, Henri. Aussi je te fais mon compliment. Mais, je te l'avouerai, je te trouve bien froid à l'honneur que tu reçois. Comment! le bon Dieu est au Louvre, et n'est séparé de toi que par une cloison, et tu ne vas pas lui faire une visite? Allons donc, Valois; je ne te reconnais point là, et tu n'es pas poli.

En ce moment une branche perdue dans un coin de la cheminée s'enflamma, et, jetant une lueur dans la chambre, illumina le visage de Chicot.

Ce visage avait une telle expression de gaieté, de raillerie, que le roi s'en étonna.

—Eh quoi! dit-il, tu as le coeur de railler? tu oses….

—Eh! oui, j'ose, dit Chicot, et tu oseras toi-même tout à l'heure, ou la peste me crève! Mais raisonne donc, mon fils, et fais ce que je te dis.

—Que j'aille voir….

—Si le bon Dieu est bien effectivement dans la chambre à côté.

—Mais si la voix parle encore?

—Est-ce que je ne suis pas là pour répondre? Il est même très-bon que je continue de parler en ton nom, cela fera croire à la voix qui me prend pour toi que tu y es toujours; car elle est noblement crédule, la voix divine, et ne connaît guère son monde. Comment! depuis un quart d'heure que je brais, elle ne m'a pas reconnu? C'est humiliant pour une intelligence.

Henri fronça le sourcil. Chicot venait d'en dire tant, que son incroyable crédulité était entamée.

—Je croîs que tu as raison, Chicot, dit-il, et j'ai bien envie….

—Mais va donc! dit Chicot en le poussant.

Henri ouvrit doucement la porte du corridor qui donnait dans la chambre voisine, qui était, on se le rappelle, l'ancienne chambre de la nourrice de Charles IX, habitée pour le moment par Saint-Luc. Mais il n'eut pas plutôt fait quatre pas dans le couloir, qu'il entendit la voix redoubler de reproches. Chicot y répondait par les plus lamentables doléances.

—Oui, disait la voix, tu es inconstant comme une femme, mou comme un sybarite, corrompu comme un païen.

—Hé! pleurnichait Chicot! hé! hé! est-ce ma faute, grand Dieu! si tu m'as fait la peau si douce, les mains si blanches, le nez si fin, l'esprit si changeant? Mais c'est fini, mou Dieu! à partir d'aujourd'hui, je ne veux plus porter que des chemises de grosse toile. Je m'enterrerai dans le fumier comme Job, et je mangerai de la bouse de vache comme Ézéchiel.

Cependant Henri continuait d'avancer dans le corridor, remarquant avec admiration qu'à mesure que la voix de Chicot diminuait, la voix de son interlocuteur augmentait, et que cette voix semblait sortir effectivement de la chambre de Saint-Luc.

Henri allait frapper à la porte, quand il aperçut un rayon de lumière qui filtrait à travers le large trou de la serrure ciselée.

Il se baissa au niveau de cette serrure et regarda.

Tout à coup Henri, qui était fort pâle, rougit de colère, se releva et se frotta les yeux comme pour mieux voir ce qu'il ne pouvait croire tout on le voyant.

—Par la mordieu! murmura-t-il, est-ce possible qu'on ait osé me jouer à ce point-là?

En effet, voici ce qu'il voyait par le trou de la serrure.

Dans un coin de cette chambre, Saint-Luc, en caleçon de soie et en robe de chambre, soufflait dans une sarbacane les paroles menaçantes que le roi prenait pour des paroles divines, et près de lui, appuyée à son épaule, une jeune femme en costume blanc et diaphane, arrachant de temps en temps la sarbacane de ses mains, y soufflait en grossissant sa voix toutes les fantaisies qui naissaient d'abord dans ses yeux malins et sur ses lèvres rieuses. Puis c'étaient des éclats de folle joie à chaque reprise de sarbacane, attendu que Chicot se lamentait et pleurait à faire croire au roi, tant l'imitation était parfaite et le nasillement naturel, que c'était lui-même qu'il entendait pleurer et se lamenter de ce corridor.

—Jeanne de Cossé dans la chambre de Saint-Luc! un trou dans la muraille! une mystification à moi! gronda sourdement Henri. Oh! les misérables! ils me le payeront cher!

Et sur une phrase plus injurieuse que les autres soufflée par madame de Saint-Luc dans la sarbacane, Henri se recula d'un pas, et d'un coup de pied fort viril pour un efféminé, enfonça la porte, dont les gonds se descellèrent à moitié et dont la serrure sauta.

Jeanne, demi-nue, se cacha avec un cri terrible sous les rideaux, dans lesquels elle s'enveloppa.

Saint-Luc, la sarbacane à la main, pâle de terreur, tomba à deux genoux devant le roi, pâle de colère.

—Ah! criait Chicot du fond de la chambre royale, ah! miséricorde! J'en appelle à la Vierge Marie, à tous les saints… Je m'affaiblis, je me meurs!

Mais, dans la chambre à côté, nul des acteurs de la scène burlesque que nous venons de raconter n'avait encore eu la force de parler, tant la situation avait rapidement tourné au dramatique.

Henri rompit le silence par un mot, et cette immobilité par un geste.

—Sortez! dit-il en étendant le bras.

Et, cédant à un mouvement de rage indigne d'un roi, il arracha la sarbacane des mains de Saint-Luc et la leva comme pour l'en frapper. Mais alors ce fut Saint-Luc qui se redressa, comme si un ressort d'acier l'eût mis sur ses jambes.

—Sire, dit-il, vous n'avez le droit de me frapper qu'à la tête, je suis gentilhomme.

Henri jeta violemment la sarbacane sur le plancher. Quelqu'un la ramassa, c'était Chicot, qui, ayant entendu le bruit de la porte brisée et jugeant que la présence d'un médiateur ne serait pas inutile, était accouru à l'instant même.

Il laissa Henri et Saint-Luc se démêler comme ils l'entendaient, et, courant droit au rideau sous lequel il devinait quelqu'un, il en tira la pauvre femme toute frémissante.

—Tiens! tiens! dit-il, Adam et Ève après le péché! et tu les chasses,
Henri? demanda-t-il en interrogeant le roi du regard.

—Oui, dit Henri.

—Attends alors, je vais faire l'ange exterminateur.

Et, se jetant entre le roi et Saint-Luc, il tendit sa sarbacane en guise d'épée flamboyante sur la tête des deux coupables, et dit:

—Ceci est mon paradis que vous avez perdu par votre désobéissance. Je vous défends d'y rentrer.

Puis, se penchant à l'oreille de Saint-Luc, qui, pour la protéger, s'il était besoin, contre la colère du roi, enveloppait le corps de sa femme de son bras:

—Si vous avez un bon cheval, dit-il, crevez-le; mais faites vingt lieues d'ici à demain.

CHAPITRE X

COMMENT BUSSY SE MIT À LA RECHERCHE DE SON RÊVE, DE PLUS EN PLUS CONVAINCU QUE C'ÉTAIT UNE RÉALITÉ.

Cependant Bussy était rentré avec le duc d'Anjou, rêveurs tous deux: le duc, parce qu'il redoutait les suites de cette sortie vigoureuse, à laquelle il avait en quelque sorte été force par Bussy; Bussy, parce que les événements de la nuit précédente le préoccupaient par-dessus tout.

—Enfin, se disait-il en regagnant son logis après force compliments faits au duc d'Anjou sur l'énergie qu'il avait déployée; enfin, ce qu'il y a de certain, c'est que j'ai été attaqué, c'est que je me suis battu, c'est que j'ai été blessé, puisque je sens là, au côté droit, ma blessure, qui est même fort douloureuse. Or, en me battant, je voyais, comme je vois là la croix des Petits-Champs, je voyais le mur de l'hôtel des Tournelles et les tours crénelées de la Bastille. C'est à la place de la Bastille, un peu en avant de l'hôtel des Tournelles, entre la rue Sainte-Catherine et la rue Saint-Paul, que j'ai été attaqué, puisque je m'en allais faubourg Saint-Antoine chercher la lettre de la reine de Navarre. C'est donc là que j'ai été attaqué, près d'une porte ayant une barbacane, par laquelle, une fois cette porte refermée sur moi, j'ai regardé Quélus, qui avait les joues si pâles et les yeux si flamboyants. J'étais dans une allée; au bout de l'allée il y avait un escalier. J'ai senti la première marche de cet escalier, puisque j'ai trébuché contre. Alors je me suis évanoui. Puis a commencé mon rêve; puis je me suis retrouvé, par un vent très-frais, couché sur le talus des fossés du Temple, entre un moine, un boucher et une vieille femme.

Maintenant, d'où vient que mes autres rêves s'effacent si vite et si complètement de ma mémoire, tandis que celui-ci s'y grave plus avant à mesure que je m'éloigne du moment où je l'ai fait?

—Ah! dit Bussy, voilà le mystère.

Et il s'arrêta à la porte de son hôtel, où il venait d'arriver en ce moment même, et, s'appuyant au mur, il ferma les jeux.

—Morbleu! dit-il, c'est impossible qu'un rêve laisse dans l'esprit une pareille impression. Je vois la chambre avec sa tapisserie à personnages, je vois le plafond peint, je vois mon lit en bois de chêne sculpté, avec ses rideaux de damas blanc et or. Je vois le portrait, je vois la femme blonde; je suis moins sûr que la femme et le portrait ne soient pas la même chose. Enfin, je vois la bonne et joyeuse figure du jeune médecin qu'on a conduit à mon lit les yeux bandés. Voilà pourtant bien assez d'indices. Récapitulons: une tapisserie, un plafond, un lit sculpté, des rideaux de damas blanc et or, un portrait, une femme et un médecin. Allons! allons! il faut que je me mette à la recherche de tout cela, et, à moins d'être la dernière des brutes, il faut que je le retrouve.

Et d'abord, dit Bussy, pour bien entamer la besogne, allons prendre un costume plus convenable pour un coureur de nuit; ensuite, à la Bastille!

En vertu de cette résolution assez peu raisonnable de la part d'un homme qui, après avoir manqué la veille d'être assassiné à un endroit, allait le lendemain, à la même heure ou à peu près, explorer le même endroit, Bussy remonta chez lui, fit assurer le bandage qui fermait sa plaie par un valet quelque peu chirurgien qu'il avait à tout hasard, passa de longues bottes qui montaient jusqu'au milieu des cuisses, prit son épée la plus solide, s'enveloppa de son manteau, monta dans sa litière, fit arrêter au bout de la rue du Roi-de-Sicile, descendit, ordonna à ses gens de l'attendre, et, gagnant la grande rue Saint-Antoine, s'achemina vers la place de la Bastille.

Il était neuf heures du soir à peu près; le couvre-feu avait sonné; Paris devenait désert. Grâce au dégel, qu'un peu de soleil et une plus tiède atmosphère avaient amené dans la journée, les mares d'eau glacée et les trous vaseux faisaient de la place de la Bastille un terrain parsemé de lacs et de précipices, que contournait comme une chaussée ce chemin frayé dont nous avons déjà parlé.

Bussy s'orienta; il chercha l'endroit où son cheval s'était abattu, et crut l'avoir trouvé; il fit les mêmes mouvements de retraite et d'agression qu'il se rappelait avoir faits; il recula jusqu'au mur et examina chaque porte pour retrouver le recoin auquel il s'était appuyé et le guichet par lequel il avait regardé Quélus. Mais toutes les portes avaient un recoin et presque toutes un guichet; il y avait une allée derrière les portes. Par une fatalité qui paraîtra moins extraordinaire quand on songera que le concierge était à cette époque une chose inconnue aux maisons bourgeoises, les trois quarts des portes avaient des allées.

—Pardieu! se dit Bussy avec un dépit profond, quand je devrais heurter à chacune de ces portes, interroger tous les locataires; quand je devrais dépenser mille écus pour faire parler les valets et les vieilles femmes, je saurai ce que je veux savoir. Il y a cinquante maisons; à dix maisons par soirée, c'est cinq soirées que je perdrai: seulement j'attendrai qu'il fasse un peu plus sec.

Bussy achevait ce monologue quand il aperçut une petite lumière tremblotante et pâle, qui s'approchait en miroitant dans les flaques d'eau, comme un fanal dans la mer.

Cette lumière s'avançait lentement et inégalement de son côté, s'arrêtant de temps en temps, obliquant parfois à gauche, parfois à droite, puis, d'autres fois, trébuchant tout à coup et se mettant à danser comme un feu follet, puis reprenant sa marche calme, puis enfin se livrant à de nouvelles divagations.

—Décidément, dit Bussy, c'est une singulière place que la place de la
Bastille; mais n'importe, attendons.

Et Bussy, pour attendre plus à son aise, s'enveloppa de son manteau et s'emboîta dans l'angle d'une porte. La nuit était des plus obscures, et l'on ne pouvait pas se voir à quatre pas.

La lanterne continua de s'avancer, faisant les plus folles évolutions. Mais, comme Bussy n'était pas superstitieux, il demeura convaincu que la lumière qu'il voyait n'était pas un feu errant, de la nature de ceux qui épouvantaient si fort les voyageurs au moyen âge, mais purement et simplement un falot pendu au bout d'une main, qui se rattachait elle-même à un corps quelconque.

En effet, après quelques secondes d'attente, la conjecture se trouva juste: Bussy, à trente pas de lui à peu près, aperçut une forme noire, longue et mince comme un poteau; laquelle forme prit, petit à petit, le contour d'un être vivant, tenant la lanterne à son bras gauche, tantôt étendu, soit en face de lui, soit sur le côté, tantôt dormant le long de sa hanche. Cet être vivant paraissait, pour le moment, appartenir à l'honorable confrérie des ivrognes, car c'était à l'ivresse seulement qu'on pouvait attribuer les étranges circuits qu'il dessinait et l'espèce de philosophie avec laquelle il trébuchait dans les trous boueux et pataugeait dans les flaques d'eau.

Une fois, il lui arriva même de glisser sur une couche de glace mal dégelée, et un retentissement sourd, accompagné d'un mouvement involontaire de la lanterne, qui sembla se précipiter du haut en bas, indiqua à Bussy que le nocturne promeneur, mal assuré sur ses deux pieds, avait cherché un centre de gravité plus solide.

Bussy commença dès lors de se sentir cette espèce de respect que tous les nobles coeurs éprouvent pour les ivrognes attardés, et il allait s'avancer pour porter du secours à ce desservant de Bacchus, comme disait maître Ronsard, lorsqu'il vit la lanterne se relever avec une rapidité qui indiquait dans celui qui s'en servait si mal une plus grande solidité qu'on aurait pu le croire en s'en rapportant à l'apparence.

—Allons, murmura Bussy, encore une aventure, à ce qu'il paraît.

Et, comme la lanterne reprenait sa marche et paraissait s'avancer directement de son côté, il se renfonça plus avant que jamais dans l'angle de la porte.

La lanterne fit dix pas encore, et alors Bussy, à la lueur qu'elle projetait, s'aperçut d'une chose étrange, c'est que l'homme qui la portait avait un bandeau sur les yeux.

—Pardieu! dit-il, voilà une singulière idée de jouer au Colin-Maillard avec une lanterne, surtout par un temps et sur un terrain comme celui-ci! Est-ce que je recommencerais à rêver, par hasard?

Bussy attendit encore, et l'homme au bandeau fit cinq ou six pas.

—Dieu me pardonne, dit Bussy, je crois qu'il parle tout seul. Allons, ce n'est ni un ivrogne ni un fou: c'est un mathématicien qui cherche la solution d'un problème.

Ces derniers mots étaient suggérés à l'observateur par les dernières paroles qu'avait prononcées l'homme à la lanterne, et que Bussy avait entendues.

—Quatre cent quatre-vingt-huit, quatre cent quatre-vingt-neuf, quatre cent quatre-vingt-dix, murmurait l'homme à la lanterne; ce doit être bien près d'ici.

Et alors, de la main droite, le mystérieux personnage leva son bandeau, et, se trouvant en face d'une maison, il s'approcha de la porte.

Arrivé près de la porte, il l'examina avec attention.

—Non, dit-il, ce n'est pas celle-ci.

Puis il abaissa son bandeau, et se remit en marche en reprenant son calcul.

—Quatre cent quatre-vingt-onze, quatre cent quatre-vingt-douze, quatre cent quatre-vingt-treize, quatre cent quatre-vingt-quatorze; je dois brûler, dit-il.

Et il leva de nouveau son bandeau, et, s'approchant de la porte voisine de celle où Bussy se tenait caché, il l'examina avec non moins d'attention que la première.

—Hum! hum! dit-il, cela pourrait bien être; non, si, si, non; ces diables de portes se ressemblent toutes!

—C'est une réflexion que j'avais déjà faite, se dit en lui-même
Bussy; cela me donne de la considération pour le mathématicien.

Le mathématicien replaça son bandeau et continua son chemin.

—Quatre cent quatre-vingt-quinze, quatre cent quatre-vingt-seize, quatre cent quatre-vingt-dix-sept, quatre cent quatre-vingt-dix-huit, quatre cent quatre-vingt-dix-neuf… S'il y a une porte en face de moi, dit le chercheur, ce doit être celle-là.

En effet, il y avait une porte, et cette porte était celle où Bussy se tenait caché; il en résulta que, lorsque le mathématicien présumé leva son bandeau, il se trouva que Bussy et lui étaient face à face.

—Eh bien? dit Bussy.

—Oh! fit le promeneur en reculant d'un pas.

—Tiens! dit Bussy.

—Ce n'est pas possible! s'écria l'inconnu.

—Si fait, seulement c'est extraordinaire. C'est vous qui êtes le médecin?

—Et vous le gentilhomme?

—Justement.

—Jésus! quelle chance!

—Le médecin, continua Bussy, qui hier soir a pansé un gentilhomme qui avait reçu un coup d'épée dans le côté….

—Droit.

—C'est cela, je vous ai reconnu tout de suite; c'est vous qui avez la main si douce, si légère et en même temps si habile.

—Ah! monsieur, je ne m'attendais pas à vous trouver là.

—Que cherchiez-vous donc?

—La maison.

—Ah! fit Bussy, vous cherchiez la maison?

—Oui.

—Vous ne la connaissez donc pas?

—Comment voulez-vous que je la connaisse? répondit le jeune homme, on m'y a conduit les yeux bandés.

—On vous y a conduit les yeux bandés?

—Sans doute.

—Alors vous êtes bien réellement venu dans cette maison?

—Dans celle-ci ou dans une des maisons attenantes; je ne puis dire laquelle, puisque je la cherche….

—Bon, dit Bussy, alors je n'ai pas rêvé!

—Comment, vous n'avez pas rêvé?

—Il faut vous dire, mon cher ami, que je croyais que toute cette aventure, moins le coup d'épée, bien entendu, était un rêve….

—Eh bien, dit le jeune médecin, vous ne m'étonnez pas, monsieur.

—Pourquoi cela?

—Je me doutais qu'il y avait un mystère là-dessous.

—Oui, mon ami, et un mystère que je veux éclaircir; vous m'y aiderez, n'est-ce pas?

—Bien volontiers.

—Bon; avant tout, deux mots.

—Dites.

—Comment vous appelle-t-on?

—Monsieur, dit le jeune médecin, je n'y mettrai pas de mauvaise volonté. Je sais bien qu'en bonne façon et selon la mode, à une question pareille, je devrais me camper fièrement sur une jambe et vous dire, la main sur la hanche: «Et vous, monsieur, s'il vous plaît?» Mais vous avez une longue épée, et je n'ai que ma lancette; vous avez l'air d'un digne gentilhomme, et je dois vous paraître un coquin, car je suis mouillé jusqu'aux os et crotté jusqu'au derrière. Je me décide donc à répondre tout franc à votre question: Je me nomme Remy le Haudouin.

—Fort bien, monsieur, merci mille fois. Moi, je suis le comte Louis de Clermont, seigneur de Bussy.

—Bussy d'Amboise! le héros Bussy! s'écria le jeune docteur avec une joie manifeste. Quoi! monsieur, vous seriez ce fameux Bussy, ce colonel, que… qui… oh!

—C'est moi-même, monsieur, reprit modestement le gentilhomme. Et maintenant que nous voilà bien éclairés l'un sur l'autre, de grâce, satisfaites ma curiosité, tout mouillé et tout crotté que vous êtes.

—Le fait est, dit le jeune homme, regardant ses trousses toutes mouchetées par la boue, le fait est que, comme Épaminondas le Thébain, je serai forcé de rester trois jours à la maison, n'ayant qu'un seul haut-de-chausses et ne possédant qu'un seul pourpoint. Mais, pardon, vous me faisiez l'honneur de m'interroger, je crois?

—Oui, monsieur, j'allais vous demander comment vous étiez venu dans cette maison.

—C'est à la fois très-simple et très-compliqué, vous allez voir, dit le jeune homme.

—Voyons.

—Monsieur le comte, pardon, jusqu'ici j'étais si troublé, que j'ai oublié de vous donner votre titre.

—Cela ne fait rien, allez toujours.

—Monsieur le comte, voici donc ce qui est arrivé: je loge rue Beautreillis, à cinq cent deux pas d'ici. Je suis un pauvre apprenti chirurgien, pas maladroit, je vous assure.

—J'en sais quelque chose, dit Bussy.

—Et qui ai fort étudié, continua le jeune homme, mais sans avoir de clients. On m'appelle, comme je vous l'ai dit, Remy le Haudouin: Remy de mon nom de baptême, et le Haudouin parce que je suis né à Nanteuil-le-Haudouin. Or, il y a sept ou huit jours, un homme ayant reçu, derrière l'Arsenal, un grand coup de couteau, je lui ai cousu la peau du ventre et resserré fort proprement dans l'intérieur de cette peau les intestins qui s'égaraient. Cela m'a fait dans le voisinage une certaine réputation, à laquelle j'attribue le bonheur d'avoir été hier, dans la nuit, réveillé par une petite voix flûtée.

—Une voix de femme? s'écria Bussy.

—Oui, mais, prenez-y garde, mon gentilhomme, tout rustique que je sois, je suis sûr que c'était une voix de suivante. Je m'y connais, attendu que j'ai plus entendu de ces voix-là que des voix de maîtresses.

—Et alors qu'avez-vous fait?

—Je me suis levé et j'ai ouvert ma porte; mais, à peine étais-je sur le palier, que deux petites mains, pas trop douces, mais pas trop dures non plus, m'ont appliqué sur le visage un bandeau.

—Sans rien dire? demanda Bussy.

—Si fait; en me disant: «Venez; n'essayez pas de voir où vous allez; soyez discret: voici votre récompense.

—Et cette récompense était?….

—Une bourse contenant des pistoles, qu'elle me remit dans la main.

—Ah! ah! et que répondîtes-vous?

—Que j'étais prêt à suivre ma charmante conductrice. Je ne savais pas si elle était charmante ou non, mais je pensai que l'épithète, pour être peut-être un peu exagérée, ne pouvait pas nuire.

—Et vous suivîtes sans faire d'observations, sans exiger de garanties?

—J'ai lu souvent de ces sortes d'histoires dans les livres, et j'ai remarqué qu'il en résultait toujours quelque chose d'agréable pour le médecin. Je suivis donc, comme j'avais l'honneur de vous le dire; on me guida sur un sol dur; il gelait; et je comptai quatre cents, quatre cent cinquante, cinq cents, et enfin cinq cent deux pas.

—Bien, dit Bussy, c'était prudent; alors vous devez être à cette porte?

—Je ne dois pas en être loin, du moins, puisque cette fois j'ai compté jusqu'à quatre cent quatre-vingt-dix-neuf; à moins que la rusée péronnelle, et je la soupçonne de cette noirceur, ne m'ait fait faire des détours.

—Oui; mais, en supposant qu'elle ait songé à cette précaution, dit Bussy, elle a bien, quand le diable y serait, donné quelque indice, prononcé quelque nom?

—Aucun.

—Mais vous-même avez dû faire quelque remarque?

—J'ai remarqué tout ce qu'on peut remarquer avec des doigts habitués à remplacer quelquefois les yeux, c'est-à-dire une porte avec des clous; derrière la porte une allée; au bout de l'allée, un escalier.

—A gauche!

—C'est cela. J'ai compté les degrés même.

—Combien?

—Douze.

—Et l'entrée tout de suite?

—Un corridor, je crois, car on a ouvert trois portes.

—Bien.

—Puis j'ai entendu une voix, ah! celle-là, par exemple, c'était une voix de maîtresse, douce et suave.

—Oui, oui, c'était la sienne.

—Bon, c'était la sienne.

—J'en suis sûr.

—C'est déjà quelque chose que vous soyez sûr. Puis on m'a poussé dans la chambre où vous étiez couché, et l'on m'a dit d'ôter mon bandeau.

—C'est cela.

—Je vous ai aperçu alors.

—Où étais-je?

—Couché sur un lit.

—Sur un lit de damas blanc à fleurs d'or?

—Oui.

—Dans une chambre tendue en tapisserie?

—A merveille.

—Avec un plafond à personnages?

—C'est cela; de plus, entre deux fenêtres…

—Un portrait?

—Admirable.

—Représentant une femme de dix-huit à vingt ans?

—Oui.

—Blonde?

—Très-bien.

—Belle comme tous les anges?

—Plus belle.

—Bravo! Alors qu'avez-vous fait?

—Je vous ai pansé.

—Et très-bien, ma foi!

—Du mieux que j'ai pu.

—Admirablement, mon cher monsieur, admirablement; car ce matin la plaie était presque fermée et bien rose.

—C'est grâce à un baume que j'ai composé, et qui me paraît, à moi, souverain; car bien des fois ne sachant sur qui faire des expériences, je me suis troué la peau en différentes places, et, ma foi! les trous se refermaient en deux ou trois jours.

—Mon cher monsieur Remy, s'écria Bussy, vous êtes un homme charmant, et je me sens tout porté d'inclination vers vous. Mais après? voyons, dites.

—Après, vous tombâtes évanoui de nouveau. La voix me demandait de vos nouvelles.

—D'où vous demandait-elle cela?

—D'une chambre à côté.

—De sorte que vous n'avez pas vu la dame?

—Je ne l'ai pas aperçue.

—Vous lui répondîtes?

—Que la blessure n'était pas dangereuse, et que, dans vingt-quatre heures, il n'y paraîtrait plus.

—Elle parut satisfaite?

—Charmée; car elle s'écria: «Quel bonheur, mon Dieu!»

—Elle a dit: «Quel bonheur!» Mon cher monsieur Remy, je ferai votre fortune. Après, après?

—Après, tout était fini; puisque vous étiez pansé, je n'avais plus rien à faire là; la voix me dit alors: Monsieur Remy…

—La voix savait votre nom?

—Sans doute, toujours par suite de l'aventure du coup de couteau que je vous ai racontée.

—C'est juste, la voix vous dit: Monsieur Remy….

—Soyez homme d'honneur jusqu'au bout; ne compromettez pas une pauvre femme emportée par un excès d'humanité, reprenez votre bandeau, et souffrez, sans supercherie, que l'on vous reconduise chez vous.

—Vous promîtes?

—Je donnai ma parole.

—Et vous l'avez tenue?

—Vous le voyez bien, répondit naïvement le jeune homme, puisque je cherche la porte.

—Allons, dit Bussy, c'est un trait magnifique, un trait de galant homme; et, bien que j'en enrage au fond, je ne puis m'empêcher de vous dire: Touchez là, monsieur Remy.

Et Bussy, enthousiasmé, tendit la main au jeune docteur.

—Monsieur! dit Remy embarrassé.

—Touchez, touchez, vous êtes digne d'être gentilhomme.

—Monsieur, dit Remy, ce sera une gloire éternelle pour moi que d'avoir touché la main du brave Bussy d'Amboise; en attendant, j'ai un scrupule.

—Et lequel?

—Il y avait dix pistoles dans la bourse.

—Eh bien?

—C'est beaucoup trop pour un homme qui fait payer ses visites cinq sous, quand il ne fait pas ses visites pour rien; et je cherchais la maison….

—Pour rendre la bourse?

—Justement.

—Mon cher monsieur Remy, c'est trop de délicatesse, je vous jure; vous avez honorablement gagné cet argent, et il est bien à vous.

—Vous croyez? dit Remy intérieurement fort satisfait.

—Je vous en réponds; mais seulement ce n'est point la dame qui vous devait payer, car je ne la connais pas, et elle ne me connaît pas davantage.

—Voilà encore une raison, vous voyez bien.

—Je voulais dire seulement que, moi aussi, j'avais une dette envers vous.

—Vous, une dette envers moi?

—Oui, et je l'acquitterai. Que faites-vous à Paris? Voyons… parlez… Faites-moi vos confidences, mon cher monsieur Remy.

—Ce que je fais à Paris? Rien du tout, monsieur le comte; mais j'y ferais quelque chose si j'avais des clients.

—Eh bien, vous tombez à merveille; je vais vous en donner un d'abord: voulez-vous de moi? Je suis une fameuse pratique, allez! Il ne se passe pas de jour que je ne détruise chez les autres ou qu'on ne détériore en moi l'oeuvre la plus belle du Créateur. Voyons… voulez-vous entreprendre de raccommoder les trous qu'on fera à ma peau et les trous que je ferai à la peau des autres?

—Ah! monsieur le comte, dit Remy, je suis d'un mérite trop mince….

—Non, au contraire, vous êtes l'homme qu'il me faut, ou le diable m'emporte! Vous avez la main légère comme une main de femme, et avec cela le baume Ferragus….

—Monsieur….

—Vous viendrez habiter chez moi…; vous aurez votre logis à vous, vos gens à vous; acceptez, ou, sur ma parole, vous me déchirerez l'âme. D'ailleurs, votre tâche n'est pas terminée: il s'agit de poser un second appareil, cher monsieur Remy.

—Monsieur le comte, répondit le jeune docteur, je suis tellement ravi, que je ne sais comment vous exprimer ma joie. Je travaillerai, j'aurai des clients!

—Mais non, puisque je vous dis que je vous prends pour moi tout seul… avec mes amis, bien entendu. Maintenant, vous ne vous rappelez aucune autre chose?

—Aucune.

—Ah bien, aidez-moi à me retrouver alors, si c'est possible.

—Comment?

—Voyons… vous qui êtes un homme d'observation, vous qui comptez les pas, vous qui tâtez les murs, vous qui remarquez les voix, comment se fait-il qu'après avoir été pansé par vous je me sois trouvé transporté de cette maison sur le revers des fossés du Temple?

—Vous?

—Oui… moi… Avez-vous aidé en quelque chose à ce transport?

—Non pas! je m'y serais fort opposé, au contraire, si l'on m'avait consulté. Le froid pouvait vous faire grand mal.

—Alors je m'y perds, dit Bussy; vous ne voulez pas chercher encore un peu avec moi?

—Je veux tout ce que vous voudrez, monsieur; mais j'ai bien peur que ce ne soit inutile; toutes ces maisons se ressemblent.

—Eh bien, dit Bussy, il faudra revoir cela le jour.

—Oui, mais le jour nous serons vus.

—Alors il faudra s'informer.

—Nous nous informerons, monseigneur.

—Et nous arriverons au but. Crois-moi, Remy, nous sommes deux maintenant, et nous avons une réalité, ce qui est beaucoup.

CHAPITRE XI

QUEL HOMME C'ÉTAIT QUE M. LE GRAND VENEUR BRYAN DE MONSOREAU.

Ce n'était pas de la joie, c'était presque du délire qui agitait Bussy lorsqu'il eut acquis la certitude que la femme de son rêve était une réalité, et que cette femme lui avait en effet donné la généreuse hospitalité dont il avait gardé au fond du coeur le vague souvenir. Aussi ne voulut-il point lâcher le jeune docteur, qu'il venait d'élever à la place de son médecin ordinaire. Il fallut que, tout crotté qu'il était, Remy montât avec lui dans sa litière; il avait peur, s'il le lâchait un seul instant, qu'il ne disparût comme une autre vision; il comptait l'amener à l'hôtel de Bussy, le mettre sous clef pour la nuit, et, le lendemain, il verrait s'il devait lui rendre la liberté.

Tout le temps du retour fut employé à de nouvelles questions; mais les réponses tournaient dans le cercle borné que nous avons tracé tout à l'heure. Remy le Haudouin n'en savait guère plus que Bussy, si ce n'est qu'il avait la certitude, ne s'étant pas évanoui, de n'avoir pas rêvé.

Mais, pour tout homme qui commence à devenir amoureux, et Bussy le devenait à vue d'oeil, c'était déjà beaucoup que d'avoir quelqu'un à qui parler de la femme qu'il aimait; Remy n'avait pas vu cette femme, c'est vrai; mais c'était encore un mérite de plus aux yeux de Bussy, puisque Bussy pouvait essayer de lui faire comprendre combien elle était en tout point supérieure à son portrait.

Bussy avait fort envie de causer toute la nuit de la dame inconnue, mais Remy commença ses fonctions de docteur en exigeant que le blessé dormît, ou tout du moins se couchât; la fatigue et la douleur donnaient le même conseil au beau gentilhomme, et ces trois puissances réunies l'emportèrent.

Mais ce ne fut pas cependant sans que Bussy eût installé lui-même son nouveau commensal dans trois chambres qui avaient été autrefois son habitation de jeune homme, et qui formaient une portion du troisième étage de l'hôtel Bussy. Puis, bien sûr que le jeune médecin, satisfait de son nouveau logement et de la nouvelle fortune que la Providence lui préparait, ne s'échapperait pas clandestinement de l'hôtel, il descendit au splendide appartement qu'il occupait lui-même au premier.

Le lendemain, en s'éveillant, il trouva Remy debout près de son lit. Le jeune homme avait passé la nuit sans pouvoir croire au bonheur qui lui tombait du ciel, et il attendait le réveil de Bussy pour s'assurer qu'à son tour il n'avait point rêvé.

—Eh bien, demanda Remy, comment vous trouvez-vous?

—A merveille, mon cher Esculape, et vous, êtes-vous satisfait?

—Si satisfait, mon excellent protecteur, que je ne changerais certes pas mon sort contre celui du roi Henri III, quoiqu'il ait dû, pendant la journée d'hier, faire un fier chemin sur la route du ciel; mais il ne s'agit point de cela, il faut voir la blessure.

—Voyez.

Et Bussy se tourna sur le côté, pour que le jeune chirurgien pût lever l'appareil.

Tout allait au mieux; les lèvres de la plaie étaient roses et rapprochées. Bussy, heureux, avait bien dormi, et, le sommeil et le bonheur venant en aide au chirurgien, celui-ci n'avait déjà presque plus rien à faire.

—Eh bien, demanda Bussy, que dites-vous de cela, maître Ambroise
Paré?

—Je dis que je n'ose pas vous avouer que vous êtes à peu près guéri, de peur que vous ne me renvoyiez dans ma rue Beautreillis, à cinq cent deux pas de la fameuse maison.

—Que nous retrouverons, n'est-ce pas, Remy?

—Je le crois bien.

—Maintenant, tu dis donc, mon enfant? dit Bussy.

—Pardon! s'écria Remy les larmes aux yeux; vous m'avez tutoyé, je crois, monseigneur?

—Remy, je tutoie les gens que j'aime. Cela te contrarie-t-il, que je t'aie tutoyé?

—Au contraire! s'écria le jeune homme en essayant de saisir la main de Bussy et de la baiser; au contraire. Je craignais d'avoir mal entendu. O monseigneur de Bussy! vous voulez donc que je devienne fou de joie?

—Non, mon ami; je veux seulement que tu m'aimes un peu à ton tour; que tu te regardes comme de la maison, et que tu me permettes d'assister aujourd'hui, tandis que tu feras ton petit déménagement, à la prise d'estortuaire[*] du grand veneur de la cour.

[*] L'estortuaire était ce bâton que le grand veneur remettait au roi pour qu'il pût écarter les branches des arbres en courant au galop.

—Ah! dit Remy, voilà que nous voulons déjà faire des folies?

—Eh non, au contraire, je te promets d'être bien raisonnable.

—Mais il vous faudra monter à cheval!

—Dame! c'est de toute nécessité.

—Avez-vous un cheval bien doux d'allure et bon coureur?

—J'en ai quatre à choisir.

—Eh bien, prenez pour vous aujourd'hui celui que vous voudriez faire monter à la dame au portrait; vous savez?

—Ah! si je sais, je le crois bien! Tenez, Remy, vous avez en vérité trouvé pour toujours le chemin de mon cour; je redoutais effroyablement que vous ne m'empêchassiez de me rendre à cette chasse, ou plutôt à ce semblant de chasse, car les dames de la cour et bon nombre de curieuses de la ville y seront admises. Or, Remy, mon cher Remy, tu comprends que la dame au portrait doit naturellement faire partie de la cour ou de la ville. Ce n'est pas une simple bourgeoise, bien certainement: ces tapisseries, ces émaux si fins, ce plafond peint, ce lit de damas blanc et or, enfin, tout ce luxe de si bon goût révèle une femme de qualité ou tout au moins une femme riche; si j'allais la rencontrer là!

—Tout est possible, répondit philosophiquement le Haudouin.

—Excepté de retrouver la maison, soupira Bussy.

—Et d'y pénétrer quand nous l'aurons retrouvée, ajouta Remy.

—Oh! je ne pense jamais à cela que lorsque je suis dedans, dit Bussy; d'ailleurs, quand nous en serons là, ajouta-t-il, j'ai un moyen.

—Lequel?

—C'est de me faire administrer un autre coup d'épée.

—Bon, dit Remy, voilà qui me donne l'espoir que vous me garderez.

—Sois donc tranquille, dit Bussy, il me semble qu'il y a vingt ans que je te connais; et, foi de gentilhomme, je ne saurais plus me passer de toi.

La charmante figure du jeune praticien s'épanouit sous l'expression d'une indicible joie.

—Allons, dit-il, c'est décidé; vous allez à la chasse pour chercher la dame, et moi, je retourne rue Beautreillis pour chercher la maison.

—Il serait curieux, dit Bussy, que nous revinssions ayant fait chacun notre découverte.

Et sur ce, Bussy et le Haudouin se quittèrent plutôt comme deux amis que comme un maître et un serviteur.

Il y avait en effet grande chasse commandée au bois de Vincennes pour l'entrée en fonctions de M. Bryan de Monsoreau, nommé grand veneur depuis quelques semaines. La procession de la veille et la rude entrée en pénitence du roi, qui commençait son carême le mardi gras, avaient fait douter un instant qu'il assistât en personne à cette chasse; car, lorsque le roi tombait dans ses accès de dévotion, il en avait parfois pour plusieurs semaines à ne pas quitter le Louvre, quand il ne poussait pas l'austérité jusqu'à entrer dans un couvent; mais, au grand étonnement de toute la cour, on apprit, vers les neuf heures du matin, que le roi était parti pour le donjon de Vincennes et courait le daim avec son frère monseigneur le duc d'Anjou et toute la cour.

Le rendez-vous était au rond-point du roi Saint-Louis. C'était ainsi qu'on nommait, à cette époque, un carrefour où l'on voyait encore, disait-on, le fameux chêne où le roi martyr avait rendu la justice. Tout le monde était donc rassemblé à neuf heures, lorsque le nouvel officier, objet de la curiosité générale, inconnu qu'il était à peu près à toute la cour, parut monté sur un magnifique cheval noir.

Tous les yeux se portèrent sur lui.

C'était un homme de trente-cinq ans environ, de haute taille; son visage marqué de petite vérole et son teint nuancé de taches fugitives, selon les émotions qu'il ressentait, prévenaient désagréablement le regard et le forçaient à une contemplation plus assidue, ce qui rarement tourne à l'avantage de ceux que l'on examine. En effet, les sympathies sont provoquées par le premier aspect; l'oeil franc et le sourire loyal appellent le sourire et la caresse du regard.

Vêtu d'un justaucorps de drap vert tout galonné d'argent, ceint du baudrier d'argent, avec les armes du roi brodées en écusson; coiffé de la barrette à longue plume, brandissant de la main gauche un épieu, et, de la droite, l'estortuaire destiné au roi, M. de Monsoreau pouvait paraître un terrible seigneur, mais ce n'était certainement pas un beau gentilhomme.

—Fi! la laide figure que vous nous avez ramenée de votre gouvernement, monseigneur! dit Bussy au duc d'Anjou: sont-ce là les gentilshommes que votre faveur va chercher au fond des provinces? Du diable si l'on en trouverait un pareil dans Paris, qui est cependant bien grand et bien peuplé de vilains messieurs! On dit, et je préviens Votre Altesse que je n'en ai rien voulu croire, que vous avez voulu absolument que le roi reçût le grand veneur de votre main.

—Le seigneur de Monsoreau m'a bien servi, dit laconiquement le duc d'Anjou, et je le récompense.

—Bien dit, monseigneur; il est d'autant plus beau aux princes d'être reconnaissants, que la chose est rare; mais, s'il ne s'agit que de cela, moi aussi je vous ai bien servi, monseigneur, ce me semble, et je porterais le justaucorps de grand veneur autrement bien, je vous prie de le croire, que ce grand fantôme. Il a la barbe rouge, je ne m'en étais pas aperçu d'abord: c'est encore une beauté de plus.

—Je n'avais pas entendu dire, répondit le duc d'Anjou, qu'il fallût être moulé sur le modèle de l'Apollon ou de l'Antinoüs pour occuper les charges de la cour.

—Vous ne l'aviez pas entendu dire, monseigneur? reprit Bussy avec le plus grand sang-froid, c'est étonnant.

—Je consulte le coeur, et non le visage, répondit le prince; les services rendus et non les services promis.

—Votre Altesse va dire que je suis bien curieux, reprit Bussy; mais je cherche, et inutilement, je l'avoue, quel service ce Monsoreau a pu vous rendre.

—Ah! Bussy, dit le duc avec aigreur, vous l'avez dit: vous êtes bien curieux, trop curieux même.

—Voilà bien les princes! s'écria Bussy avec sa liberté ordinaire. Ils vont toujours questionnant: il faut leur répondre sur toutes choses, et, si vous les questionnez, vous, sur une seule, ils ne vous répondent pas.

—C'est vrai, dit le duc d'Anjou; mais sais-tu ce qu'il faut faire si tu veux te renseigner?

—Non.

—Va demander la chose à M. de Monsoreau lui-même.

—Tiens, dit Bussy, vous avez, ma foi, raison, monseigneur! et avec lui, qui n'est qu'un simple gentilhomme, il me restera au moins une ressource, s'il ne me répond pas.

—Laquelle?

—Ce sera de lui dire qu'il est un impertinent.

Et, sur cette réponse, tournant le dos au prince, sans réfléchir autrement, aux yeux de ses amis et le chapeau à la main, il s'approcha de M. de Monsoreau, qui, à cheval au milieu du cercle, point de mire de tous les yeux qui convergeaient sur lui, attendait avec un sang-froid merveilleux que le roi le débarrassât du poids de tous les regards tombant à plomb sur sa personne.

Lorsqu'il vit venir Bussy, le visage gai, le sourire à la bouche, le chapeau à la main, il se dérida un peu.

—Pardon, monsieur, dit Bussy, mais je vous vois là très-seul. Est-ce que la faveur dont vous jouissez vous a déjà fait autant d'ennemis que vous pouviez avoir d'amis huit jours avant d'avoir été nommé grand veneur?

—Par ma foi, monsieur le comte, répondit le seigneur de Monsoreau, je n'en jurerais pas; seulement je le parierais. Mais puis-je savoir à quoi je dois l'honneur que vous me faites en troublant ma solitude?

—Ma foi, dit bravement Bussy, à la grande admiration que le duc d'Anjou m'a inspirée pour vous.

—Comment cela?

—En me racontant votre exploit, celui pour lequel vous avez été nommé grand veneur.

M. de Monsoreau pâlit d'une manière si affreuse, que les sillons de la petite vérole qui diapraient son visage semblèrent autant de points noirs dans sa peau jaunie; en même temps il regarda Bussy d'un air qui présageait une violente tempête.

Bussy vit qu'il venait de faire fausse route; mais il n'était pas homme à reculer; tout au contraire, il était de ceux qui réparent d'ordinaire une indiscrétion par une insolence.

—Vous dites, monsieur, répondit le grand veneur, que monseigneur vous a raconté mon dernier exploit?

—Oui, monsieur, dit Bussy, tout au long; ce qui m'a donné un violent désir, je l'avoue, d'en entendre le récit de votre propre bouche.

M. de Monsoreau serra l'épieu dans sa main crispée, comme s'il eût éprouvé le violent désir de s'en faire une arme contre Bussy.

—Ma foi, monsieur, dit-il, j'étais tout disposé à reconnaître votre courtoisie en accédant à votre demande; mais voici malheureusement le roi qui arrive, ce qui m'en ôte le temps; mais, si vous le voulez bien, ce sera pour plus tard.

Effectivement, le roi, monté sur son cheval favori, qui était un beau genêt d'Espagne de couleur isabelle, s'avançait rapidement du donjon au rond-point.

Bussy, en faisant décrire un demi-cercle à son regard, rencontra des yeux le duc d'Anjou; le prince riait de son plus mauvais sourire.

—Maître et valet, pensa Bussy, font tous deux une vilaine grimace quand ils rient; qu'est-ce donc quand ils pleurent?

Le roi aimait les belles et bonnes figures; il fut donc peu satisfait de celle de M. de Monsoreau, qu'il avait déjà vue une fois et qui ne lui revint pas davantage à la seconde qu'à la première fois. Cependant il accepta d'assez bonne grâce l'estortuaire que celui-ci lui présentait, un genou en terre, selon l'habitude.

Aussitôt que le roi fut armé, les maîtres piqueurs annoncèrent que le daim était détourné, et la chasse commença.

Bussy s'était placé sur le flanc de la troupe, de manière à voir défiler devant lui tout le monde; il ne laissa passer personne sans avoir examiné s'il ne retrouverait pas l'original du portrait, mais ce fut inutilement, il y avait de bien jolies, de bien belles, de bien séduisantes femmes à cette chasse, où le grand veneur faisait ses débuts; mais il n'y avait point la charmante créature qu'il cherchait.

Il en fut réduit à la conversation et à la compagnie de ses amis ordinaires. Antraguet, toujours rieur et bavard, lui fut une grande distraction dans son ennui.

—Nous avons un affreux grand veneur, dit-il à Bussy, qu'en penses-tu?

—Je le trouve horrible! quelle famille cela va nous faire si les personnes qui ont l'honneur de lui appartenir lui ressemblent! Montre-moi donc sa femme.

—Le grand veneur est à marier, mon cher, répliqua Antraguet.

—Et d'où sais-tu cela?

—De madame de Vendron, qui le trouve fort beau et qui en ferait volontiers son quatrième mari, comme Lucrèce Borgia fit du comte d'Est. Aussi vois comme elle lance son cheval bai derrière le cheval noir de M. de Monsoreau!

—Et de quel pays est-il seigneur? demanda Bussy.

—D'une foule de pays.

—Situés?

—Vers l'Anjou.

—Il est donc riche?

—On le dit; mais voilà tout; il paraît que c'est de petite noblesse.

—Et qui est la maîtresse de ce hobereau?

—Il n'a pas de maîtresse: le digne monsieur tient à être unique dans son genre; mais voilà monseigneur le duc d'Anjou qui t'appelle de la main, viens vite.

—Ah! ma foi, monseigneur le duc d'Anjou attendra. Cet homme pique ma curiosité. Je le trouve singulier. Je ne sais pourquoi—on a de ces idées-là, tu sais, la première fois qu'on rencontre les gens—je ne sais pourquoi il me semble que j'aurai maille à partir avec lui, et puis ce nom, Monsoreau!

—Mont de la souris, reprit Antraguet, voilà l'étymologie: mon vieil abbé m'a appris cela ce matin: Mons Soricis.

—Je ne demande pas mieux, répliqua Bussy.

—Ah! mais attends donc, s'écria tout à coup Antraguet.

—Quoi?

—Mais Livarot connaît cela!

—Quoi, cela?

—Le Mons Soricis. Ils sont voisins de terre.

—Dis-nous donc cela tout de suite! Eh! Livarot!

Livarot s'approcha.

—Ici vite, Livarot, ici:—le Monsoreau?

—Eh bien? demanda le jeune homme.

—Renseigne-nous sur le Monsoreau.

—Volontiers.

—Est-ce long?

—Non, ce sera court. En trois mots, je vous dirai ce que j'en sais et ce que j'en pense. J'en ai peur!

—Bon! et, maintenant que tu nous as dit ce que tu en penses, dis-nous ce que tu en sais.

—Ecoute!… Je revenais un soir….

—Cela commence d'une façon terrible, dit Antraguet.

—Voulez-vous me laisser finir?

—Oui.

—Je revenais un soir de chez mon oncle d'Entragues, à travers le bois de Méridor; il y a de cela quelque six mois à peu près, quand tout à coup j'entends un cri effroyable, et je vois passer, la selle vide, une haquenée blanche emportée dans le hallier; je pousse, je pousse, et, au bout d'une longue allée, assombrie par les premières ombres de la nuit, j'avise un homme sur un cheval noir; il ne courait pas, il volait. Le même cri étouffé se fait alors entendre de nouveau, et je distingue en avant de la selle une femme sur la bouche de laquelle il appuyait la main. J'avais mon arquebuse de chasse; tu sais que j'en joue d'habitude assez juste. Je le vise, et ma foi! je l'eusse tué si, au moment même où je lâchais la détente, la mèche ne se fût éteinte.

—Eh bien, demanda Bussy, après?

—Après, je demandai à un bûcheron quel était ce monsieur au cheval noir qui enlevait les femmes; il me répondit que c'était M. de Monsoreau.

—Eh bien mais, dit Antraguet, cela se fait, ce me semble, d'enlever les femmes, n'est-ce pas, Bussy?

—Oui, dit Bussy, mais on les laisse crier au moins!

—Et la femme, qui était-ce? demanda Antraguet.

—Ah! voilà, on ne l'a jamais su.

—Allons! dit Bussy, décidément c'est un homme remarquable, et il m'intéresse.

—Tant il y a, dit Livarot, qu'il jouit, le cher seigneur, d'une réputation atroce.

—Cite-t-on d'autres faits?

—Non, rien; il n'a même jamais fait ostensiblement grand mal; de plus encore, il est assez bon, à ce qu'on dit, envers ses paysans; ce qui n'empêche pas que dans la contrée qui jusqu'aujourd'hui a eu le bonheur de le posséder on le craigne à l'égal du feu. D'ailleurs, chasseur comme Nemrod, non pas devant Dieu, peut-être, mais devant le diable; jamais le roi n'aura eu un grand veneur pareil. Il vaudra mieux, du reste, pour cet emploi que Saint-Luc, à qui il était destiné d'abord et à qui l'influence de M. le duc d'Anjou l'a soufflé.

—Tu sais qu'il t'appelle toujours, le duc d'Anjou? dit Antraguet.

—Bon, qu'il appelle; et toi, tu sais ce qu'on dit de Saint-Luc?

—Non; est-il encore prisonnier du roi? demanda en riant Livarot.

—Il le faut bien, dit Antraguet, puisqu'il n'est pas ici.

—Pas du tout, mon cher, parti cette nuit à une heure pour visiter les terres de sa femme.

—Exilé?

—Cela m'en a tout l'air.

—Saint-Luc exilé! impossible!

—C'est l'Évangile, mon cher.

—Selon Saint-Luc.

—Non, selon le maréchal de Brissac, qui m'a dit ce matin la chose de sa propre bouche.

—Ah! voilà du nouveau et du curieux, par exemple! cela fera tort au
Monsoreau.

—J'y suis, dit Bussy.

—A quoi es-tu?

—Je l'ai trouvé.

—Qu'as-tu trouvé?

—Le service qu'il a rendu à M. d'Anjou.

—Saint-Luc?

—Non, le Monsoreau.

—Vraiment?

—Oui, ou le diable m'emporte; vous allez voir, vous autres; venez avec moi.

Et Bussy, suivi de Livarot, d'Antraguet, mit son cheval au galop pour rattraper M. le duc d'Anjou, qui, las de lui faire des signes, marchait à quelques portées d'arquebuse en avant de lui.

—Ah! monseigneur, s'écria-t-il en rejoignant le prince, quel homme précieux que ce M. Monsoreau!

—Ah! vraiment?

—C'est incroyable!

—Tu lui as donc parlé? fit le prince toujours railleur.

—Certainement, sans compter qu'il a l'esprit fort orné.

—Et lui as-tu demandé ce qu'il avait fait pour moi?

—Certainement, je ne l'abordais qu'à cette fin.

—Et il t'a répondu? demanda le duc, plus gai que jamais.

—A l'instant même, et avec une politesse dont je lui sais un gré infini.

—Et que t'a-t-il dit, voyons, mon brave tranche-montagne? demanda le prince.

—Il m'a courtoisement confessé, monseigneur, qu'il était le pourvoyeur de Votre Altesse.

—Pourvoyeur de gibier?

—Non, de femmes.

—Plaît-il? fit le duc, dont le front se rembrunit à l'instant même; que signifie ce badinage, Bussy?

—Cela signifie, monseigneur, qu'il enlève pour vous les femmes sur son grand cheval noir, et que, comme elles ignorent sans doute l'honneur qu'il leur réserve, il leur met la main sur la bouche pour les empêcher de crier.

Le duc fronça le sourcil, crispa ses poings avec colère, pâlit et mit son cheval à un si furieux galop, que Bussy et les siens demeurèrent en arrière.

—Ah! ah! dit Antraguet, il me semble que la plaisanterie est bonne.

—D'autant meilleure, répondit Livarot, qu'elle ne fait pas, ce me semble, à tout le monde l'effet d'une plaisanterie.

—Diable! fit Bussy, il paraîtrait que je l'ai sanglé ferme, le pauvre duc!

Un instant après, on entendit la voix de M. d'Anjou qui criait:

—Eh! Bussy, où es-tu? viens donc!

—Me voici, monseigneur, dit Bussy en s'approchant.

Il trouva le prince éclatant de rire.

—Tiens! dit-il, monseigneur; il paraît que ce que je vous ai dit est devenu drôle.

—Non, Bussy, je ne ris pas de ce que tu m'as dit.

—Tant pis, je l'aimerais mieux; j'aurais eu le mérite de faire rire un prince qui ne rit pas souvent.

—Je ris, mon pauvre Bussy, de ce que tu plaides le faux pour savoir le vrai.

—Non, le diable m'emporte, monseigneur! je vous ai dit la vérité.

—Bien. Alors, pendant que nous ne sommes que nous deux, voyons, conte-moi ta petite histoire; où donc as-tu pris ce que tu es venu me conter?

—Dans les bois de Méridor, monseigneur! Cette fois encore le duc pâlit, mais il ne dit rien.

—Décidément, murmura Bussy, le duc se trouve mêlé en quelque chose dans l'histoire du ravisseur au cheval noir et de la femme à la haquenée blanche.

Voyons, monseigneur, ajouta tout haut Bussy en riant à son tour de ce que le duc ne riait plus, s'il y a une manière de vous servir qui vous plaise mieux que les autres, enseignez-nous-la, nous en profiterons, dussions-nous faire concurrence à M. de Monsoreau.

—Pardieu oui, Bussy, dit le duc, il y en a une, et je te la vais expliquer.

Le duc tira Bussy à part.

—Écoute, lui dit-il, j'ai rencontré par hasard à l'église une femme charmante: comme quelques traits de son visage, cachés sous un voile, me rappelaient ceux d'une femme que j'avais beaucoup aimée, je l'ai suivie et me suis assuré du lieu où elle demeure. Sa suivante est séduite, et j'ai une clef de la maison.

—Eh bien, jusqu'à présent, monseigneur, il me semble que voilà qui va bien.

—Attends. On la dit sage, quoique libre, jeune et belle.

—Ah! monseigneur, voilà que nous entrons dans le fantastique.

—Écoute, tu es brave, tu m'aimes, à ce que tu prétends?

—J'ai mes jours.

—Pour être brave?

—Non, pour vous aimer.

—Bien. Es-tu dans un de ces jours-là?

—Pour rendre service à Votre Altesse, je m'y mettrai. Voyons.

—Eh bien, il s'agirait de faire pour moi ce qu'on ne fait d'ordinaire que pour soi-même.

—Ah! ah! dit Bussy, est-ce qu'il s'agirait, monseigneur, de faire la cour à votre maîtresse, pour que Votre Altesse s'assure qu'elle est réellement aussi sage que belle? Cela me va.

—Non; mais il s'agit de savoir si quelque autre ne la lui fait pas.

—Ah! voyons, cela s'embrouille, monseigneur, expliquons-nous.

—Il s'agirait de t'embusquer et de me dire quel est l'homme qui vient chez elle.

—Il y a donc un homme?

—J'en ai peur.

—Un amant, un mari?

—Un jaloux, tout au moins.

—Tant mieux, monseigneur.

—Comment, tant mieux?

—Cela double vos chances.

—Merci. En attendant, je voudrais savoir quel est cet homme.

—Et vous me chargez de m'en assurer.

—Oui, et si tu consens à me rendre ce service….

—Vous me ferez grand veneur à mon tour, quand la place sera vacante?

—Ma foi, Bussy, j'en prendrais d'autant mieux l'obligation, que jamais je n'ai rien fait pour toi.

—Tiens! monseigneur s'en aperçoit?

—Il y a longtemps déjà que je me le dis.

—Tout bas, comme les princes se disent ces choses-là.

—Eh bien?

—Quoi, monseigneur?

—Consens-tu?

—A épier la dame?

—Oui.

—Monseigneur, la commission, je l'avoue, me flatte médiocrement, et j'en aimerais mieux une autre.

—Tu t'offrais à me rendre service, Bussy, et voilà déjà que tu recules!

—Dame! vous m'offrez un métier d'espion, monseigneur.

—Eh non, métier d'ami; d'ailleurs, ne crois pas que je te donne une sinécure; il faudra peut-être tirer l'épée.

Bussy secoua la tête.

—Monseigneur, dit-il, il y a des choses qu'on ne fait bien que soi-même; aussi faut-il les faire soi-même, fût-on prince.

—Alors tu me refuses?

—Ma foi oui, monseigneur.

Le duc fronça le sourcil.

—Je suivrai donc ton conseil, dit-il; j'irai moi-même, et, si je suis tué ou blessé dans cette circonstance, je dirai que j'avais prié mon ami Bussy de se charger de ce coup d'épée à donner ou à recevoir, et que, pour la première fois de sa vie, il a été prudent.

—Monseigneur, répondit Bussy, vous m'avez dit l'autre soir: «Bussy, j'ai en haine tous ces mignons de la chambre du roi, qui en toute occasion nous raillent et nous insultent; tu devrais bien aller aux noces de Saint-Luc soulever une occasion de querelle et nous en défaire.» Monseigneur, j'y suis allé; ils étaient cinq; j'étais seul; je les ai défiés; ils m'ont tendu une embuscade, m'ont attaqué tous ensemble m'ont tué mon cheval, et cependant j'en ai blessé deux et j'ai assommé le troisième. Aujourd'hui vous me demandez de faire du tort à une femme. Pardon, monseigneur, cela sort des services qu'un prince peut exiger d'un galant homme, et je refuse.

—Soit, dit le duc, je ferai ma faction tout seul, ou avec Aurilly, comme je l'ai déjà faite.

—Pardon, dit Bussy, qui sentit comme un voile se soulever dans son esprit.

—Quoi?

—Est-ce que vous étiez en train de monter votre faction, monseigneur, lorsque l'autre jour vous avez vu les mignons qui me guettaient?

—Justement.

—Votre belle inconnue, demanda Bussy, demeure donc du côté de la
Bastille?

—Elle demeure en face de Sainte-Catherine.

—Vraiment?

—C'est un quartier où l'on est égorgé parfaitement, tu dois en savoir quelque chose.

—Est-ce que Votre Altesse a guetté encore, depuis ce soir-là?

—Hier.

—Et monseigneur a vu?

—Un homme qui furetait dans tous les coins de la place, sans doute pour voir si personne ne l'épiait, et qui, selon toute probabilité, m'ayant aperçu, s'est tenu obstinément devant cette porte.

—Et cet homme était seul, monseigneur? demanda Bussy.

—Oui, pendant une demi-heure à peu près,

—Et après cette demi-heure?

—Un autre homme est venu le rejoindre, tenant une lanterne à la main.

—Ah! ah! fit Bussy.

—Alors l'homme au manteau… continua le prince.

—Le premier avait un manteau? interrompit Bussy.

—Oui. Alors l'homme au manteau et l'homme à la lanterne se sont mis à causer ensemble, et, comme ils ne paraissaient pas disposés à quitter leur poste de la nuit, je leur ai laissé la place et je suis revenu.

—Dégoûté de cette double épreuve?

—Ma foi oui, je l'avoue… De sorte qu'avant de me fourrer dans cette maison, qui pourrait bien être quelque égorgeoir….

—Vous ne seriez pas fâché qu'on y égorgeât un de vos amis.

—Ou plutôt que cet ami, n'étant pas prince, n'ayant pas les ennemis que j'ai, et d'ailleurs habitué à ces sortes d'aventures, étudiât la réalité du péril que je puis courir, et m'en vînt rendre compte.

—A votre place, monseigneur, dit Bussy, j'abandonnerais cette femme.

—Non pas.

—Pourquoi?

—Elle est trop belle.

—Vous dites vous-même qu'à peine vous l'avez vue.

—Je l'ai vue assez pour avoir remarqué d'admirables cheveux blonds.

—Ah!

—Des yeux magnifiques.

—Ah! ah!

—Un teint comme je n'en ai jamais vu, une taille merveilleuse.

—Ah! ah! ah!

—Tu comprends qu'on ne renonce pas facilement à une pareille femme.

—Oui, monseigneur, je comprends; aussi la situation me touche.

Le duc regarda Bussy de côté.

—Parole d'honneur, dit Bussy.

—Tu railles.

—Non, et la preuve, c'est que, si monseigneur veut me donner ses instructions et m'indiquer le logis, je veillerai ce soir.

—Tu reviens donc sur ta décision?

—Eh! monseigneur, il n'y a que notre saint-père Grégoire XIII qui ne soit pas faillible; seulement dites-moi ce qu'il y aura à faire.

—Il y aura à te cacher à distance de la porte que je t'indiquerai, et, si un homme entre, à le suivre, pour t'assurer qui il est.

—Oui; mais si, en entrant, il referme la porte derrière lui?

—Je t'ai dit que j'avais une clef.

—Ah! c'est vrai; il n'y a plus qu'une chose à craindre, c'est que je suive un autre homme, et que la clef n'aille à une autre porte.

—Il n'y a pas à s'y tromper; cette porte est une porte d'allée; au bout de l'allée à gauche, il y a un escalier; tu montes douze marches et tu te trouves dans le corridor.

—Comment savez-vous cela, monseigneur, puisque vous n'avez jamais été dans la maison?

—Ne t'ai-je point dit que j'avais pour moi la suivante? Elle m'a tout expliqué.

—Tudieu! que c'est commode d'être prince, on vous sert votre besogne toute faite. Moi, monseigneur, il m'eût fallu reconnaître la maison moi-même, explorer l'allée, compter les marches, sonder le corridor. Cela m'eût pris un temps énorme, et qui sait encore si j'eusse réussi?

—Ainsi donc tu consens?

—Est-ce que je sais refuser quelque chose à Votre Altesse? Seulement vous viendrez avec moi pour m'indiquer la porte.

—Inutile; en rentrant de la chasse, nous faisons un détour; nous passons par la porte Saint-Antoine, et je te la fais voir.

—A merveille, monseigneur! et que faudra-t-il faire à l'homme, s'il vient?

—Rien autre chose que de le suivre jusqu'à ce que tu aies appris qui il est.

—C'est délicat; si, par exemple, cet homme pousse la discrétion jusqu'à s'arrêter au milieu du chemin et à couper court à mes investigations?

—Je te laisse le soin de pousser l'aventure du côté qu'il te plaira.

—Alors, Votre Altesse m'autorise à faire comme pour moi.

—Tout à fait.

—Ainsi ferai-je, monseigneur.

—Pas un mot à tous nos jeunes seigneurs.

—Foi de gentilhomme!

—Personne avec toi dans cette exploration.

—Seul, je vous le jure.

—Eh bien, c'est convenu, nous revenons par la Bastille. Je te montre la porte… tu viens chez moi… je te donne la clef… et ce soir…

—Je remplace monseigneur; voilà qui est dit.

Bussy et le prince revinrent joindre alors la chasse, que M. de Monsoreau conduisait en homme de génie. Le roi fut charmé de la manière précise dont le chasseur consommé avait fixé toutes les haltes et disposé tous les relais. Après avoir été chassé deux heures, après avoir été tourné dans une enceinte de quatre ou cinq lieues, après avoir été vu vingt fois, l'animal revint se faire prendre juste à son lancer.

M. de Monsoreau reçut les félicitations du roi et du duc d'Anjou.

—Monseigneur, dit-il, je me trouve trop heureux d'avoir pu mériter vos compliments, puisque c'est à vous que je dois la place.

—Mais vous savez, monsieur, dit le duc, que pour continuer à les mériter, il faut que vous partiez ce soir pour Fontainebleau; le roi veut y chasser après demain et les jours suivants, et ce n'est pas trop d'un jour pour prendre connaissance de la forêt.

—Je le sais, Monseigneur, répondit Monsoreau, et mon équipage est déjà préparé. Je partirai cette nuit.

—Ah! voila! monsieur de Monsoreau, dît Bussy; désormais plus de repos pour vous. Vous avez voulu être grand veneur, vous l'êtes; il y a, dans la charge que vous occupez, cinquante bonnes nuits de moins que pour les antres hommes; heureusement encore que vous n'êtes point marié, mon cher monsieur.

Bussy riait en disant cela: le duc laissa errer un regard perçant sur le grand veneur; puis tournant la tête d'un autre côté, il alla faire ses compliments au roi sur l'amélioration qui depuis la veille paraissait s'être fait en sa santé.

Quant à Monsoreau, il avait, à la plaisanterie de Bussy, encore une fols pâli de cette pâleur hideuse qui lui donnait un si sinistre aspect.

CHAPITRE XII

COMMENT BUSSY RETROUVA A LA FOIS LE PORTRAIT ET L'ORIGINAL

La chasse fut terminée vers les quatre heures du soir: et à cinq heures, comme si le roi avait prévu les désirs du duc d'Anjou, toute la cour rentrait à Paris par le faubourg Saint-Antoine.

M. de Monsoreau, sous le prétexte de partir à l'instant même, avait pris congé des princes, et se dirigeait avec ses équipages vers Fromenteau.

En passant devant la Bastille, le roi fit remarquer à ses amis la fière et sombre apparence de la forteresse: c'était un moyen de leur rappeler ce qui les attendait, si par hasard, après avoir été ses amis, ils devenaient ses ennemis,

Beaucoup comprirent et redoublèrent de déférence envers Sa Majesté.

Pendant ce temps, le duc d'Anjou disait tout bas à Bussy, qui marchait à ses côtés:

—Regarde bien, Bussy, regarde bien à droite, cette maison de bois qui abrite sous son pignon une petite statue de la Vierge; suis de l'oeil la même ligne et compte, la maison à la Vierge comprise, quatre autres maisons.

—Bien, dit Bussy.

—C'est la cinquième, dit le duc, celle qui est juste en face de la rue Sainte-Catherine.

—Je la vois. Monseigneur; tenez, voici, au bruit de nos trompettes qui annoncent la roi, toutes les maisons qui se garnissent de curieux.

—Excepté celle que je t'indique, cependant, dit le duc, dont les fenêtres demeurent fermées,

—Mais dont un coin du rideau s'entr'ouvre, dit Bussy avec un effroyable battement de coeur.

—Sans que toutefois on puisse rien apercevoir. Oh! la dame est bien gardée, on se garde bien. En tout cas, voici la maison: à l'hôtel, je t'en donnerai la clef.

Bussy darda son regard par cette étroite ouverture: mais quoique ses ses yeux restassent constamment fixés sur elle, il ne vit rien.

En revenant à l'hôtel d'Anjou, le duc donna effectivement à Bussy la clef de la maison désignée, en lui recommandant de nouveau de faire bonne garde; Bussy promit tout ce que voulut le duc, et repassa par l'hôtel.

—Eh bien? dit-il à Remy.

—Je vous ferai la même question, monseigneur.

—Tu n'as rien trouvé?

—La maison est aussi inabordable le jour que la nuit. Je flotte entre cinq ou six maisons qui se touchent.

—Alors, dit Bussy, je crois que j'ai été plus heureux que toi, mon cher le Haudouin.

—Comment cela, monseigneur? vous avez donc cherché de votre côté?

—Non. Je suis passé dans la rue seulement.

—Et vous avez reconnu la porte?

—La Providence, mon cher ami, a des voies détournées et des combinaisons mystérieuses.

—Alors vous êtes sûr?

—Je ne dis pas que je suis sûr; mais j'espère.

—Et quand saurai-je si vous avez eu le bonheur de retrouver ce que vous cherchiez?

—Demain matin.

—En attendant, avez-vous besoin de moi?

—Aucunement, mon cher Remy.

—Vous ne voulez pas que je vous suive?

—Impossible.

—Soyez prudent, au moins, monseigneur.

—Ah! dit Bussy, la recommandation est inutile; je suis connu pour cela.

Bussy dîna en homme qui ne sait pas où ni de quelle façon il soupera; puis, à huit heures sonnant, il choisit la meilleure de ses épées, attacha, malgré l'ordonnance que le roi venait de promulguer, une paire de pistolets à sa ceinture, et se fit porter dans la litière, à l'extrémité de la rue Saint-Paul.

Arrivé là, il reconnut la maison à la statue de la Vierge, compta les quatre maisons suivantes, s'assura bien que la cinquième était la maison désignée, et alla, enveloppé dans un grand manteau de couleur sombre, se blottir à l'angle de la rue Sainte-Catherine; bien décidé à attendre deux heures, et au bout de deux heures, si personne ne venait, à agir pour son propre compte.

Neuf heures sonnaient à Saint-Paul comme Bussy s'embusquait.

Il était là depuis dix minutes à peine, quand, à travers l'obscurité, il vit arriver, par la porte de la Bastille, deux cavaliers. A la hauteur de l'hôtel des Tournelles, ils s'arrêtèrent. L'un d'eux mit pied à terre, jeta la bride aux mains du second, qui, selon toute probabilité, était un laquais, et, après lui avoir vu reprendre le chemin par lequel ils étaient venus, après l'avoir vu se perdre, lui et ses deux chevaux, dans l'obscurité, il s'avança vers la maison confiée à la surveillance de Bussy.

Arrivé à quelques pas de la maison, l'inconnu décrivit un grand cercle, comme pour explorer les environs du regard; puis, croyant être sûr qu'il n'était point observé, il s'approcha de la porte et disparut.

Bussy entendit le bruit de cette porte qui se refermait derrière lui.

Il attendit un instant, de peur que le personnage mystérieux ne fût resté en observation derrière le guichet. Puis, quelques minutes s'étant écoulées, il s'avança à son tour, traversa la chaussée, ouvrit la porte, et, instruit par l'expérience, il la referma sans bruit.

Alors il se retourna: le guichet était bien à la hauteur de son oeil, et c'était bien, selon toute probabilité, par ce guichet qu'il avait regardé Quélus.

Ce n'était pas tout, et Bussy n'était pas venu pour rester là. Il s'avança lentement, tâtonnant aux deux côtés de l'allée, au bout de laquelle, à gauche, il trouva la première marche d'un escalier.

Là, il s'arrêta pour deux raisons; d'abord il sentait ses jambes faiblir sous le poids de l'émotion, ensuite il entendait une voix qui disait:

—Gertrude, prévenez votre maîtresse que c'est moi, et que je veux entrer.

La demande était faite d'un ton trop impératif pour souffrir un refus; au bout d'un instant, Bussy entendit la voix d'une femme de chambre qui répondait:

—Passez au salon, monsieur; madame va venir vous y rejoindre.

Puis il entendit encore le bruit d'une porte qui se refermait.

Bussy alors pensa aux douze marches qu'avait comptées Remy; il compta douze marches à son tour, et se trouva sur le palier.

Il se rappela le corridor et les trois portes, fit quelques pas en retenant sa respiration et en étendant la main devant lui. Une première porte se trouva sous sa main, c'était celle par laquelle l'inconnu était entré; il poursuivit son chemin, en trouva une seconde, chercha, sentit une seconde clef, et, tout frissonnant des pieds à la tête, il fit tourner cette clef dans la serrure et poussa la porte.

La chambre dans laquelle se trouva Bussy était complètement obscure, moins la portion de cette chambre qui recevait, par une porte latérale, un reflet de lumières du salon.

Ce reflet portait sur une fenêtre, tendue de deux rideaux de tapisserie, qui firent passer un nouveau frisson de joie dans le coeur du jeune homme.

Ses yeux se portèrent sur la partie du plafond éclairée par cette même lumière, et il reconnut le plafond mythologique qu'il avait déjà remarqué; il étendit la main et sentit le lit sculpté.

Il n'y avait plus de doute pour lui; il se retrouvait dans cette chambre où il s'était réveillé, pendant cette nuit où il avait reçu la blessure qui lui avait valu l'hospitalité.

Ce fut un bien autre frisson encore qui passa par les veines de Bussy lorsqu'il toucha ce lit, et qu'il se sentit tout enveloppé de ce délicieux parfum qui s'échappe de la couche d'une femme jeune et belle.

Bussy s'enveloppa dans les rideaux du lit et écouta.

On entendait dans la chambre à côté le pas impatient de l'inconnu; de temps en temps il s'arrêtait, murmurant entre ses dents:

—Eh bien, viendra-t-elle?

A la suite de l'une de ces interpellations, une porte s'ouvrit dans le salon; la porte semblait parallèle à celle qui était déjà entr'ouverte. Le tapis frémit sous la pression d'un petit pied; le frôlement d'une robe de soie arriva jusqu'à l'oreille de Bussy, et le jeune homme entendit une voix de femme empreinte à la fois de crainte et de dédain, qui disait:

—Me voici, monsieur, que me voulez-vous encore?

—Oh! oh! pensa Bussy en s'abritant sous son rideau, si cet homme est l'amant, je félicite fort le mari.

—Madame, dit l'homme à qui l'on faisait cette froide réception, j'ai l'honneur de vous prévenir que, forcé de partir demain matin pour Fontainebleau, je viens passer cette nuit près de vous.

—M'apportez-vous des nouvelles de mon père? demanda la même voix de femme.

—Madame, écoutez-moi.

—Monsieur, vous savez ce qui a été convenu hier, quand j'ai consenti à devenir votre femme, c'est qu'avant toutes choses, ou mon père viendrait à Paris, ou j'irais retrouver mon père.

—Madame, aussitôt après mon retour de Fontainebleau, nous partirons, je vous en donne ma parole d'honneur; mais, en attendant….

—Oh! monsieur, ne fermez pas cette porte, c'est inutile, je ne passerai pas une nuit, pas une seule nuit sous le même toit que vous, que je ne sois rassurée sur le sort de mon père.

Et la femme qui parlait d'une façon si ferme souffla dans un petit sifflet d'argent qui rendit un son aigu et prolongé.

C'était la manière dont on appelait les domestiques à cette époque où les sonnettes n'étaient point encore inventées.

Au même instant la porte par laquelle était entré Bussy s'ouvrit de nouveau et donna passage à la suivante de la jeune femme; c'était une grande et vigoureuse fille de l'Anjou, qui paraissait attendre cet appel de sa maîtresse et qui, l'ayant entendu, se hâtait d'accourir.

Elle entra dans le salon, et, en entrant, elle ouvrit la porte.

Un jet de lumière pénétra alors dans la chambre où était Bussy, et entre les deux fenêtres il reconnut le portrait.

—Gertrude, dit la dame, vous ne vous coucherez point, et vous vous tiendrez toujours à la portée de ma voix.

La femme de chambre se retira, sans répondre, par le même chemin qu'elle était venue, laissant la porte du salon toute grande ouverte, et par conséquent le merveilleux portrait éclairé.

Pour Bussy, il n'y avait plus de doute; ce portrait, c'était bien celui qu'il avait vu.

Il s'approcha doucement pour coller son oeil à l'ouverture que l'épaisseur des gonds laissait entre la porte et la muraille; mais si doucement qu'il marchât, au moment où son regard pénétrait dans la chambre, le parquet cria sous son pied.

A ce bruit, la femme se retourna; c'était l'original du portrait, c'était la fée du rêve.

L'homme, quoiqu'il n'eût rien entendu, en la voyant se retourner, se retourna aussi.

C'était le seigneur de Monsoreau.

—Ah! dit Bussy, la haquenée blanche… la femme enlevée… Je vais sans doute entendre quelque terrible histoire.

Et il essuya son visage, qui spontanément venait de se couvrir de sueur.

Bussy, nous l'avons dit, les voyait tous deux, elle pâle, debout et dédaigneuse.

Lui, assis, non moins pâle, mais livide, agitait son pied impatient et se mordait la main.

—Madame, dit enfin le seigneur de Monso-reau, n'espérez pas continuer longtemps avec moi ce rôle de femme persécutée et victime; vous êtes à Paris, vous êtes dans ma maison; et, de plus, vous êtes maintenant la comtesse de Monsoreau, c'est-à-dire ma femme.

—Si je suis votre femme, pourquoi refuser de me conduire à mon père? pourquoi continuer de me cacher aux yeux du monde?

—Vous avez oublié le duc d'Anjou, madame.

—Vous m'avez affirmé qu'une fois votre femme je n'avais plus rien à craindre de lui.

—C'est-à-dire….

—Vous m'avez affirmé cela.

—Mais encore, madame, faut-il que je prenne quelques précautions.

—Eh bien, monsieur, prenez ces précautions, et revenez me voir quand elles seront prises.

—Diane, dit le comte, au coeur duquel la colère montait visiblement, Diane, ne faites pas un jeu de ce lien sacré du mariage. C'est un conseil que je veux bien vous donner.

—Faites, monsieur, que je n'aie plus de défiance dans le mari, et je respecterai le mariage.

—Il me semblait cependant avoir, par la manière dont j'ai agi envers vous, mérité toute votre confiance.

—Monsieur, je pense que, dans toute cette affaire, mon intérêt ne vous a pas seul guidé, ou que, s'il en est ainsi, le hasard vous a bien servi.

—Oh! c'en est trop, s'écria le comte; je suis dans ma maison, vous êtes ma femme, et, dût l'enfer vous venir en aide, cette nuit même vous serez à moi.

Bussy mit la main à la garde de son épée et fit un pas en avant; mais
Diane ne lui donna pas le temps de paraître.

—Tenez, dit-elle en tirant un poignard de sa ceinture, voilà comme je vous réponds.

Et, bondissant dans la chambre où était Bussy, elle referma la porte, poussa le double verrou, et, tandis que Monsoreau s'épuisait en menaces, heurtant les planches du poing:

—Si vous faites seulement sauter une parcelle du bois de cette porte, dit Diane, vous me connaissez, monsieur, vous me trouverez morte sur le seuil.

—Et, soyez tranquille, madame, dit Bussy en enveloppant Diane de ses bras, vous auriez un vengeur.

Diane fut près de pousser un cri; mais elle comprit que le seul danger qui la menaçât lui venait de son mari. Elle demeura donc sur la défensive, mais muette; tremblante, mais immobile.

M. de Monsoreau frappa violemment du pied; puis, convaincu sans doute que Diane exécuterait sa menace, il sortit du salon en repoussant violemment la porte derrière lui.

Puis on entendit le bruit de ses pas s'éloigner dans le corridor et décroître dans l'escalier.

—Mais vous, monsieur, dit alors Diane en se dégageant des bras de Bussy et en faisant un pas en arrière, qui êtes-vous et comment vous trouvez-vous ici?

—Madame, dit Bussy en rouvrant la porte et en s'agenouillant devant Diane, je suis l'homme à qui vous avez conservé la vie. Comment pourriez-vous croire que je suis entré chez vous dans une mauvaise intention, ou que je forme des desseins contre votre honneur?

Grâce au flot de lumière qui inondait la noble figure du jeune homme,
Diane le reconnut.

—Oh! vous ici, monsieur! s'écria-t-elle en joignant les mains, vous étiez là, vous avez tout entendu?

—Hélas! oui, madame.

—Mais, qui êtes-vous? votre nom, monsieur?

—Madame, je suis Louis de Clermont, comte de Bussy.

—Bussy! vous êtes le brave Bussy! s'écria naïvement Diane, sans se douter de la joie que cette exclamation répandait dans le coeur du jeune homme. Ah! Gertrude, continua-t-elle en s'adressant à sa suivante, qui, ayant entendu sa maîtresse parler avec quelqu'un, entrait tout effarée; Gertrude, je n'ai plus rien à craindre, car, à partir de ce moment, je mets mon honneur sous la sauvegarde du plus noble et du plus loyal gentilhomme de France.

Puis, tendant la main à Bussy:

—Relevez-vous, monsieur, dit-elle, je sais qui vous êtes: il faut que vous sachiez qui je suis.

CHAPITRE XIII

CE QU'ÉTAIT DIANE DE MÉRIDOR.

Bussy se releva tout étourdi de son bonheur, et entra avec Diane dans le salon que venait de quitter M. de Monsoreau.

Il regardait Diane avec l'étonnement de l'admiration; il n'avait pas osé croire que la femme qu'il cherchait pût soutenir la comparaison avec la femme de son rêve, et voilà que la réalité surpassait tout ce qu'il avait pris pour un caprice de son imagination.

Diane avait dix-huit ou dix-neuf ans, c'est-à-dire qu'elle était dans ce premier éclat de la jeunesse et de la beauté qui donne son plus pur coloris à la fleur, son plus charmant velouté au fruit; il n'y avait pas à se tromper à l'expression du regard de Bussy; Diane se sentait admirée, et elle n'avait pas la force de tirer Bussy de son extase.

Enfin elle comprit qu'il fallait rompre ce silence qui disait trop de choses.

—Monsieur, dit-elle, vous avez répondu à l'une de mes questions, mais point à l'autre: je vous ai demandé qui vous êtes, et vous me l'avez dit; mais j'ai demandé aussi comment vous vous trouvez ici, et à cette demande vous n'avez rien répondu.

—Madame, dit Bussy, aux quelques mots que j'ai surpris de votre conversation avec M. de Monsoreau, j'ai compris que les causes de ma présence ressortiraient tout naturellement du récit que vous avez bien voulu me promettre. Ne m'avez-vous pas dit de vous-même tout à l'heure que je devais savoir qui vous étiez?

—Oh! oui, comte, je vais tout vous raconter, répondit Diane, votre nom à vous m'a suffi pour m'inspirer toute confiance, car votre nom, je l'ai entendu souvent redire comme le nom d'un homme de courage, à la loyauté et à l'honneur duquel on pouvait fout confier.

Bussy s'inclina.

—Par le peu que vous avez entendu, dit Diane, vous avez pu comprendre que j'étais la fille du baron de Méridor, c'est-à-dire que j'étais la seule héritière d'un des plus nobles et des plus vieux noms de l'Anjou.

—Il y eut, dit Bussy, un baron de Méridor qui, pouvant sauver sa liberté à Pavie, vint rendre son épée aux Espagnols lorsqu'il sut le roi prisonnier, et qui, ayant demandé pour toute grâce d'accompagner François 1er à Madrid, partagea sa captivité, et ne le quitta que pour venir en France traiter de sa rançon.

—C'est mon père, monsieur, et si jamais vous entrez dans la grande salle du château de Méridor, vous verrez, donné en souvenir de ce dévouement, le portrait du roi François 1er de la main de Léonard de Vinci.

—Ah! dit Bussy, dans ce temps-là les princes savaient encore récompenser leurs serviteurs.

—A son retour d'Espagne, mon père se maria. Deux premiers enfants, deux fils, moururent. Ce fut une grande douleur pour le baron de Méridor, qui perdait l'espoir de se voir revivre dans un héritier. Bientôt le roi mourut à son tour, et la douleur du baron se changea en désespoir; il quitta la cour quelques années après et vint s'enfermer avec sa femme dans son château de Méridor. C'est là que je naquis comme par miracle, dix ans après la mort de mes frères.

Alors tout l'amour du baron se reporta sur l'enfant de sa vieillesse; son affection pour moi n'était pas de la tendresse, c'était de l'idolâtrie. Trois ans après ma naissance, je perdis ma mère; certes, ce fut une nouvelle angoisse pour le baron; mais, trop jeune pour comprendre ce que j'avais perdu, je ne cessai pas de sourire, et mon sourire le consola de la mort de ma mère.

Je grandis, je me développai sous ses yeux. Comme j'étais tout pour lui, lui aussi, pauvre père, il était tout pour moi. J'atteignis ma seizième année sans me douter qu'il y eût un autre monde que celui de mes brebis, de mes paons, de mes cygnes et de mes tourterelles, sans songer que cette vie dût jamais finir et sans désirer qu'elle finit.

Le château de Méridor était entouré de vastes forêts appartenant à M. le duc d'Anjou; elles étaient peuplées de daims, de chevreuils et de cerfs, que personne ne songeait à tourmenter, et que le repos dans lequel on les laissait rendait familiers; tous étaient plus ou moins de ma connaissance; quelques-uns étaient si bien habitués à ma voix, qu'ils accouraient quand je les appelais; une biche, entre autres, ma protégée, ma favorite, Daphné, pauvre Daphné! venait manger dans ma main.

Un printemps, je fus un mois sans la voir; je la croyais perdue et je l'avais pleurée comme une amie, quand tout à coup je la vis reparaître avec deux petits faons; d'abord les petits eurent peur de moi, mais, en voyant leur mère me caresser, ils comprirent qu'ils n'avaient rien à craindre et vinrent me caresser à leur tour.

Vers ce temps, le bruit se répandit que M. le duc d'Anjou venait d'envoyer un sous-gouverneur dans la capitale de la province. Quelques jours après, on sut que ce sous-gouverneur venait d'arriver et qu'il se nommait le comte de Monsoreau.

Pourquoi ce nom me frappa-t-il au coeur quand je l'entendis prononcer? Je ne puis m'expliquer cette sensation douloureuse que par un pressentiment.

Huit jours s'écoulèrent. On parlait fort et fort diversement dans tout le pays du seigneur de Monsoreau. Un matin, les bois retentirent du son du cor et de l'aboi des chiens; je courus jusqu'à la grille du parc, et j'arrivai tout juste pour voir passer, comme l'éclair, Daphné poursuivie par une meute; ses deux faons la suivaient.

Un instant après, monté sur un cheval noir qui semblait avoir des ailes, un homme passa, pareil à une vision; c'était M. de Monsoreau.

Je voulus pousser un cri, je voulus demander grâce pour ma pauvre protégée; mais il n'entendit pas ma voix ou n'y fit point attention, tant il était emporté par l'ardeur de sa chasse.

Alors, sans m'occuper de l'inquiétude que j'allais causer à mon père s'il s'apercevait de mon absence, je courus dans la direction où j'avais vu la chasse s'éloigner; j'espérais rencontrer, soit le comte lui-même, soit quelques-uns des gens de sa suite, et les supplier d'interrompre cette poursuite qui me déchirait le coeur.

Je fis une demi-lieue, courant ainsi, sans savoir où j'allais; depuis longtemps, biche, meute et chasseurs, j'avais tout perdu de vue. Bientôt je cessai d'entendre les abois; je tombai au pied d'un arbre et je me mis à pleurer. J'étais là depuis un quart d'heure à peu près, quand, dans le lointain, je crus distinguer le bruit de la chasse; je ne me trompais point, ce bruit se rapprochait de moment en moment; en un instant il fut à si peu de distance, que je ne doutai point que la chasse ne dût passer à portée de ma vue. Je me levai aussitôt et je m'élançai dans la direction où elle s'annonçait.

En effet, je vis passer dans une clairière la pauvre Daphné haletante: elle n'avait plus qu'un seul faon; l'autre avait succombé à la fatigue, et sans doute avait été déchiré par les chiens.

Elle-même se lassait visiblement; la distance entre elle et la meute était moins grande que la première fois, sa course s'était changée en élans saccadés, et en passant devant moi elle brama tristement.

Comme la première fois, je fis de vains efforts pour me faire entendre. M. de Monsoreau ne voyait rien que l'animal qu'il poursuivait; il passa plus rapide encore que je ne l'avais vu, le cor à la bouche et sonnant furieusement.

Derrière lui, trois ou quatre piqueurs animaient les chiens avec le cor et avec la voix. Ce tourbillon d'aboiements, de fanfares et de cris passa comme une tempête, disparut dans l'épaisseur de la forêt et s'éteignit dans le lointain.

J'étais désespérée; je me disais que, si je m'étais trouvée seulement cinquante pas plus loin, au bord de la clairière qu'il avait traversée, il m'eût vue, et qu'alors, à ma prière, il eût sans doute fait grâce au pauvre animal.

Cette pensée ranima mon courage; la chasse pouvait une troisième fois passer à ma portée. Je suivis un chemin tout bordé de beaux arbres, que je reconnus pour conduire au château de Beaugé. Ce château, qui appartenait à M. le duc d'Anjou, était situé à trois lieues à peu près du château de mon père. Au bout d'un instant je l'aperçus, et seulement alors je songeai que j avais fait trois lieues à pied, et que j'étais seule et bien loin du château de Méridor.

J'avoue qu'une terreur vague s'empara de moi, et qu'à ce moment seulement je songeai à l'imprudence et même à l'inconvenance de ma conduite. Je suivis le bord de l'étang, car je comptais demander au jardinier, brave homme qui, lorsque j'étais venue jusque-là avec mon père, m'avait donné de magnifiques bouquets; je comptais, dis-je, demander au jardinier de me conduire, quand tout à coup la chasse se fit entendre de nouveau. Je demeurai immobile, prêtant l'oreille. Le bruit grandissait. J'oubliai tout. Presque au même instant, de l'autre côté de l'étang, la biche bondit hors du bois, mais poursuivie de si près, qu'elle allait être atteinte. Elle était seule, son second faon avait succombé à son tour; la vue de l'eau sembla lui rendre des forces; elle aspira la fraîcheur par ses naseaux, et se lança dans l'étang, comme si elle eût voulu venir à moi.

D'abord elle nagea rapidement, et parut avoir retrouvé toute son énergie. Je la regardais, les larmes aux yeux, les bras tendus, et presque aussi haletante qu'elle; mais insensiblement ses forces s'épuisèrent, tandis qu'au contraire celles des chiens, animés par la curée prochaine, semblaient redoubler. Bientôt les chiens les plus acharnés l'atteignirent, et elle cessa d'avancer, arrêtée qu'elle était par leurs morsures. En ce moment, M. de Monsoreau parut à la lisière du bois, accourut jusqu'à l'étang et sauta à bas de son cheval. Alors, à mon tour je réunis toutes mes forces pour crier: Grâce! les mains jointes. Il me sembla qu'il m'avait aperçue, et je criai de nouveau, et plus fort que la première fois. Il m'entendit, car il leva la tête, et je le vis courir à un bateau, dont il détacha l'amarre, et avec lequel il s'avança rapidement vers l'animal, qui se débattait, au milieu de toute la meute qui l'avait joint. Je ne doutais pas que, mû par ma voix, par mes gestes et par mes prières, ce ne fût pour lui porter secours que M. de Monsoreau se hâtait ainsi, quand tout à coup, arrivé à la portée de Daphné, je le vis tirer son couteau de chasse; un rayon de soleil, en s'y reflétant, en fit jaillir un éclair, puis l'éclair disparut; je jetai un cri: la lame tout entière s'était plongée dans la gorge du pauvre animal. Un flot de sang jaillit, teignant en rouge l'eau de l'étang. La biche brama d'une façon mortelle et lamentable, battit l'eau de ses pieds, se dressa presque debout, et retomba morte.

Je poussai un cri presque aussi douloureux que le sien, et je tombai évanouie sur le talus de l'étang.

Quand je revins à moi, j'étais couchée dans une chambre du château de Beaugé, et mon père, qu'on avait envoyé chercher, pleurait à mon chevet.

Comme ce n'était rien qu'une crise nerveuse produite par la surexcitation de la course, dès le lendemain je pus revenir à Méridor. Cependant, durant trois ou quatre jours, je gardai la chambre.

Le quatrième, mon père me dit que, pendant tout le temps que j'avais été souffrante, M. de Monsoreau, qui m'avait vue au moment où l'on m'emportait évanouie, était venu prendre de mes nouvelles; il avait été désespéré lorsqu'il avait appris qu'il était la cause involontaire de cet accident, et avait demandé à me présenter ses excuses, disant qu'il ne serait heureux que lorsqu'il entendrait sortir le pardon de ma bouche.

Il eût été ridicule de refuser de le voir; aussi, malgré ma répugnance, je cédai.

Le lendemain, il se présenta; j'avais compris le ridicule de ma position: la chasse est un plaisir que partagent souvent les femmes elles-mêmes; ce fut donc moi, en quelque sorte, qui me défendis de cette ridicule émotion, et qui la rejetai sur la tendresse que je portais à Daphné.

Ce fut alors le comte qui joua l'homme désespéré, et qui vingt fois me jura sur l'honneur que, s'il eût pu deviner que je portais quelque intérêt à sa victime, il eût eu grand bonheur à l'épargner; cependant ses protestations ne me convainquirent point, et le comte s'éloigna sans avoir pu effacer de mon coeur la douloureuse impression qu'il y avait faite.

En se retirant, le comte demanda à mon père la permission de revenir. Il était né en Espagne, il avait été élevé à Madrid: c'était pour le baron un attrait que de parler d'un pays où il était resté si longtemps. D'ailleurs, le comte était de bonne naissance, sous-gouverneur de la province, favori, disait-on, de M. le duc d'Anjou; mon père n'avait aucun motif pour lui refuser cette demande, qui lui fut accordée.

Hélas! à partir de ce moment cessa, sinon mon bonheur, du moins ma tranquillité. Bientôt je m'aperçus de l'impression que j'avais faite sur le comte. D'abord il n'était venu qu'une fois la semaine, puis deux, puis enfin tous les jours. Plein d'attentions pour mon père, le comte lui avait plu. Je voyais le plaisir que le baron éprouvait dans sa conversation, qui était toujours celle d'un homme supérieur. Je n'osais me plaindre; car de quoi me serais-je plainte? Le comte était galant avec moi comme avec une maîtresse, respectueux comme avec une soeur.

Un matin, mon père entra dans ma chambre avec un air plus grave que d'habitude, et cependant sa gravité avait quelque chose de joyeux.

—Mon enfant, me dit-il, tu m'as toujours assuré que tu serais heureuse de ne pas me quitter.

—Oh! mon père, m'écriai-je, vous le savez, c'est mon voeu le plus cher.

—Eh bien, ma Diane, continua-t-il en se baissant pour m'embrasser au front, il ne tient qu'à toi de voir ton voeu se réaliser.

Je me doutais de ce qu'il allait me dire, et je pâlis si affreusement, qu'il s'arrêta avant que d'avoir touché mon front de ses lèvres.

—Diane! mon enfant! s'écria-t-il, oh! mon Dieu! qu'as-tu donc?

—M. de Monsoreau, n'est-ce pas? balbutiai-je.

—Eh bien? demanda-t-il étonné.

—Oh! jamais, mon père, si vous avez quelque pitié pour votre fille, jamais!

—Diane, mon amour, dit-il, ce n'est pas de la pitié que j'ai pour toi, c'est de l'idolâtrie, tu le sais; prends huit jours pour réfléchir, et si, dans huit jours….

—Oh! non, non, m'écriai-je, c'est inutile, pas huit jours, pas vingt-quatre heures, pas une minute. Non, non, oh! non!

Et je fondis en larmes.

Mon père m'adorait; jamais il ne m'avait vue pleurer, il me prit dans ses bras et me rassura en deux mots; il venait de me donner sa parole de gentilhomme qu'il ne me parlerait plus de ce mariage.

Effectivement, un mois se passa sans que je visse M. de Monsoreau et sans que j'entendisse parler de lui. Un matin nous reçûmes, mon père et moi, une invitation de nous trouver à une grande fête que M. de Monsoreau devait donner au frère du roi qui venait visiter la province dont il portait le nom. Cette fête avait lieu à l'hôtel de ville d'Angers.

A cette lettre était jointe une invitation personnelle du prince, lequel écrivait à mon père qu'il se rappelait l'avoir vu autrefois à la cour du roi Henri, et qu'il le reverrait avec plaisir.

Mon premier mouvement fut de prier mon père de refuser, et certes j'eusse insisté si l'invitation eût été faite au nom seul de M. de Monsoreau; mais le prince était de moitié dans l'invitation, et mon père craignit par un refus de blesser Son Altesse.

Nous nous rendîmes donc à cette fête. M. de Monsoreau nous reçut comme si rien ne s'était passé entre nous; sa conduite vis-à-vis de moi ne fut ni indifférente ni affectée; il me traita comme toutes les autres dames, et je fus heureuse de n'avoir été, de son côté, l'objet d'aucune distinction, soit en bonne, soit en mauvaise part.

Il n'en fut pas de même du duc d'Anjou. Dès qu'il m'aperçut, son regard se fixa sur moi pour ne plus me quitter. Je me sentais mal à l'aise sous le poids de ce regard, et sans dire à mon père ce qui me faisait désirer de quitter le bal, j'insistai de telle façon, que nous nous retirâmes des premiers.

Trois jours après, M. de Monsoreau se présenta à Méridor; je l'aperçus de loin dans l'avenue du château, et je me retirai dans ma chambre.

J'avais peur que mon père ne me fit appeler; mais il n'en fut rien. Au bout d'une demi-heure, je vis sortir M. de Monsoreau, sans que personne m'eût prévenue de sa visite. Il y eut plus, mon père ne m'en parla point; seulement, je crus remarquer qu'après cette visite du sous-gouverneur il était plus sombre que d'habitude.

Quelques jours s'écoulèrent encore. Je revenais de faire une promenade dans les environs, lorsqu'on me dit en rentrant que M. de Monsoreau était avec mon père. Le baron avait demandé deux ou trois fois de mes nouvelles, et deux autres fois aussi s'était informé avec inquiétude du lieu où je pouvais être allée. Il avait donné ordre qu'on le prévînt de mon retour.

En effet, à peine étais-je rentrée dans ma chambre, que mon père accourut.

—Mon enfant, me dit-il, un motif dont il est inutile que tu connaisses la cause me force à me séparer de toi pendant quelques jours; ne m'interroge pas, seulement songe que ce motif doit être bien urgent puisqu'il me détermine à être une semaine, quinze jours, un mois peut-être sans te voir.

Je frissonnai, quoique je ne pusse deviner à quel danger j'étais exposée. Mais cette double visite de M. de Monsoreau ne me présageait rien de bon.

—Et où dois-je aller, mon père? demandai-je.

—Au château de Lude, chez ma soeur, où tu resteras cachée à tous les yeux. Quant à ton arrivée, on veillera à ce qu'elle ait lieu pendant la nuit.

—Ne m'accompagnez-vous pas?

—Non, je dois rester ici pour détourner les soupçons; les gens de la maison eux-mêmes ignoreront où tu vas.

—Mais qui me conduira donc?

—Deux hommes dont je suis sûr.

—O mon Dieu! mon père!

Le baron m'embrassa.

—Mon enfant, dit-il, il le faut.

Je connaissais tellement l'amour de mon père pour moi, que je n'insistai pas davantage, et ne lui demandai point d'autre explication. Il fut convenu seulement que Gertrude, la fille de ma nourrice, m'accompagnerait.

Mon père me quitta en me disant de me tenir prête.

Le soir, à huit heures, il faisait très-sombre et très-froid, car on était dans les plus longs jours de l'hiver; le soir, à huit heures, mon père me vint chercher. J'étais prête comme il me l'avait recommandé; nous descendîmes sans bruit, nous traversâmes le jardin; il ouvrit lui-même une petite porte qui donnait sur la forêt, et là nous trouvâmes une litière tout attelée et deux hommes: mon père leur parla longtemps, me recommandant à eux, à ce qu'il me parut; puis je pris ma place dans la litière; Gertrude s'assit près de moi. Le baron m'embrassa une dernière fois, et nous nous mîmes en marche.

J'ignorais quelle sorte de danger me menaçait et me forçait de quitter le château de Méridor. J'interrogeai Gertrude, mais elle était aussi ignorante que moi. Je n'osais adresser la parole à nos conducteurs, que je ne connaissais pas. Nous marchions donc silencieusement et par des chemins détournés, lorsque après deux heures de marche environ, au moment où, malgré mes inquiétudes, le mouvement égal et monotone de la litière commençait à m'endormir, je me sentis réveillée par Gertrude, qui me saisissait le bras, et plus encore par le mouvement de la litière qui s'arrêtait.

—Oh! mademoiselle, dit la pauvre fille, que nous arrive-t-il donc?

Je passai ma tête par les rideaux: nous étions entourés par six cavaliers masqués; nos hommes, qui avaient voulu se défendre, étaient désarmés et maintenus.

J'étais trop épouvantée pour appeler du secours; d'ailleurs, qui serait venu à nos cris?

Celui qui paraissait le chef des hommes masqués s'avança vers la portière:

—Rassurez-vous, mademoiselle, dit-il, il ne vous sera fait aucun mal, mais il faut nous suivre.

—Où cela? demandai-je.

—Dans un lieu où, bien loin d'avoir rien à craindre, vous serez traitée comme une reine.

Cette promesse m'épouvanta plus que n'eût fait une menace.

—Oh! mon père! mon père! murmurai-je.

—Écoutez, mademoiselle, me dit Gertrude, je connais les environs: je vous suis dévouée, je suis forte, nous aurons bien du malheur si nous ne parvenons pas à fuir.

Cette assurance que me donnait une pauvre suivante était loin de me tranquilliser. Cependant c'est une si douce chose que de se sentir soutenue, que je repris un peu de force.

—Faites de nous ce que vous voudrez, messieurs, répondis-je, nous sommes deux pauvres femmes, et nous ne pouvons nous défendre.

Un des hommes descendit, prit la place de notre conducteur et changea la direction de notre litière.

Bussy, comme on le comprend bien, écoutait le récit de Diane avec l'attention la plus profonde. Il y a dans les premières émotions d'un grand amour naissant un sentiment presque religieux pour la personne que l'on commence à aimer. La femme que le coeur vient de choisir est élevée, par ce choix, au-dessus des autres femmes; elle grandit, s'épure, se divinise; chacun de ses gestes est une faveur qu'elle vous accorde, chacune de ses paroles est une grâce qu'elle vous fait; si elle vous regarde, elle vous réjouit; si elle vous sourit, elle vous comble.

Le jeune homme avait donc laissé la belle narratrice dérouler le récit de toute sa vie sans oser l'arrêter, sans avoir l'idée de l'interrompre; chacun des détails de cette vie, sur laquelle il sentait qu'il allait être appelé à veiller, avait pour lui un puissant intérêt, et il écoutait les paroles de Diane muet et haletant, comme si son existence eût dépendu de chacune de ces paroles.

Aussi, comme la jeune femme, sans doute trop faible pour la double émotion qu'elle éprouvait à son tour, émotion dans laquelle le présent réunissait tous les souvenirs du passé, s'était arrêtée un instant, Bussy n'eut point la force de demeurer sous le poids de son inquiétude, et, joignant les mains:

—Oh! continuez, madame, dit-il, continuez!

Il était impossible que Diane pût se tromper à l'intérêt qu'elle inspirait; tout dans la voix, dans le geste, dans l'expression de la physionomie du jeune homme, était en harmonie avec la prière que contenaient ses paroles. Diane sourit tristement et reprit:

—Nous marchâmes trois heures à peu près; puis la litière s'arrêta. J'entendis crier une porte; on échangea quelques paroles; la litière reprit sa marche, et je sentis qu'elle roulait sur un terrain retentissant comme est un pont-levis. Je ne me trompais pas; je jetai un coup d'oeil hors de la litière: nous étions dans la cour d'un château.

Quel était ce château? Ni Gertrude ni moi n'en savions rien. Souvent, pendant la roule, nous avions tenté de nous orienter, mais nous n'avions vu qu'une forêt sans fin. Il est vrai que l'idée était venue à chacune de nous qu'on nous faisait, pour nous ôter toute idée du lieu où nous étions, faire dans cette forêt un chemin inutile et calculé.

La porte de notre litière s'ouvrit, et le même homme qui nous avait déjà parlé nous invita à descendre.

J'obéis en silence. Deux hommes qui appartenaient sans doute au château nous étaient venus recevoir avec des flambeaux. Comme on m'en avait fait la terrible promesse, notre captivité s'annonçait accompagnée des plus grands égards. Nous suivîmes, les hommes aux flambeaux; ils nous conduisirent dans une chambre à coucher richement ornée, et qui paraissait avoir été décorée à l'époque la plus brillante, comme élégance et comme style, du temps de François 1er.

Une collation nous attendait sur une table somptueusement servie.

—Vous êtes chez vous, madame, me dit l'homme qui déjà deux fois nous avait adressé la parole, et, comme les soins d'une femme de chambre vous sont nécessaires, la vôtre ne vous quittera point; sa chambre est voisine de la vôtre.

Gertrude et moi échangeâmes un regard joyeux.

—Toutes les fois que vous voudrez appeler, continua l'homme masqué, vous n'aurez qu'à frapper avec le marteau de cette porte, et quelqu'un, qui veillera constamment dans l'antichambre, se rendra aussitôt à vos ordres.

Cette apparente attention indiquait que nous étions gardées à vue.

L'homme masqué s'inclina et sortit; nous entendîmes la porte se refermer à double tour.

Nous nous trouvâmes seules, Gertrude et moi.

Nous restâmes un instant immobiles, nous regardant à la lueur des deux candélabres qui éclairaient la table où était servi le souper. Gertrude voulut ouvrir la bouche; je lui fis signe du doigt de se taire; quelqu'un nous écoutait peut-être.

La porte de la chambre qu'on nous avait désignée comme devant être celle de Gertrude était ouverte; la même idée nous vint en même temps de la visiter; elle prit un candélabre, et, sur la pointe du pied, nous y entrâmes toutes deux.

C'était un grand cabinet destiné à faire, comme chambre de toilette, le complément de la chambre à coucher. Il avait une porte parallèle à la porte de l'autre pièce par laquelle nous étions entrées: cette deuxième porte, comme la première, était ornée d'un petit marteau de cuivre ciselé, qui retombait sur un clou de même métal. Clous et marteaux, on eût dit que le tout était l'ouvrage de Benvenuto Cellini.

Il était évident que les deux portes donnaient dans la même antichambre.

Gertrude approcha la lumière de la serrure, le pêne était fermé à double tour.

Nous étions prisonnières.

Il est incroyable combien, quand deux personnes, même de condition différente, sont dans une même situation et partagent un même danger; il est incroyable, dis-je, combien les pensées sont analogues, et combien elles passent facilement par-dessus les éclaircissements intermédiaires et les paroles inutiles.

Gertrude s'approcha de moi.

—Mademoiselle a-t-elle remarqué, dit-elle à voix basse, que nous n'avons monté que cinq marches en quittant la cour?

—Oui, répondis-je.

—Nous sommes donc au rez-de-chaussée?

—Sans aucun doute.

—De sorte que, ajouta-t-elle plus bas, en fixant les yeux sur les volets extérieurs, de sorte que….

—Si ces fenêtres n'étaient pas grillées… interrompis-je.

—Oui, et si mademoiselle avait du courage….

—Du courage, m'écriai-je, oh! sois tranquille, j'en aurai, mon enfant.

Ce fut Gertrude qui, à son tour, mit son doigt sur sa bouche.

—Oui, oui, je comprends, lui dis-je.

Gertrude me fit signe de rester ou j'étais, et alla reporter le candélabre sur la table de la chambre à coucher.

J'avais déjà compris son intention et je m'étais rapprochée de la fenêtre, dont je cherchais les ressorts.

Je les trouvai, ou plutôt Gertrude, qui était venue me rejoindre, les trouva. Le volet s'ouvrit.

Je poussai un cri de joie; la fenêtre n'était pas grillée.

Mais Gertrude avait déjà remarqué la cause de cette prétendue négligence de nos gardiens: un large étang baignait le pied de la muraille; nous étions gardées par dix pieds d'eau, bien mieux que nous ne l'eussions été certainement par les grilles de nos fenêtres.

Mais, en se reportant de l'eau à ses rives, mes yeux reconnurent un paysage qui leur était familier, nous étions prisonnières au château de Beaugé, où plusieurs fois, comme je l'ai déjà dit, j'étais venue avec mon père, et où, un mois auparavant, on m'avait recueillie le jour de la mort de ma pauvre Daphné.

Le château du Beaugé appartenait à M. le duc d'Anjou.

Ce fut alors qu'éclairée comme par la lueur d'un coup de foudre je compris, tout.

Je regardai l'étang avec une sombre satisfaction; c'était une dernière ressource contre la violence, un suprême refuge contre le déshonneur.

Nous refermâmes les volets. Je me jetai tout habillée sur mon lit,
Gertrude se coucha dans un fauteuil et dormit à mes pieds.

Vingt fois pendant cette nuit je me réveillai en sursaut, en proie à des terreurs inouïes; mais rien ne justifiait ces terreurs que la situation dans laquelle je me trouvais; rien n'indiquait de mauvaises intentions contre moi: on dormait, au contraire, tout semblait dormir au château, et nul autre bruit que le cri des oiseaux de marais n'interrompait le silence de la nuit.

Le jour parut; le jour, tout en enlevant au paysage ce caractère effrayant que lui donne l'obscurité, me confirma dans mes craintes de la nuit: toute fuite était impossible sans un secours extérieur, et d'où nous pouvait venir ce secours?

Vers les neuf heures, on frappa à notre porte: je passai dans la chambre de Gertrude, en lui disant qu'elle pouvait permettre d'ouvrir.

Ceux qui frappaient et que je pouvais voir par l'ouverture de la porte de communication étaient nos serviteurs de la veille; ils venaient enlever le souper, auquel nous n'avions pas touché, et apporter le déjeuner.

Gertrude leur fit quelques questions, auxquelles ils sortirent sans avoir répondu.

Je rentrai alors; tout m'était expliqué par notre séjour au château de Beaugé et par le prétendu respect qui nous entourait. M. le duc d'Anjou m'avait vue à la fête donnée par M. de Monsoreau; M. le duc d'Anjou était devenu amoureux de moi; mon père avait été prévenu, et avait voulu me soustraire aux poursuites dont j'allais sans doute être l'objet; il m'avait éloignée de Méridor; mais, trahi, soit par un serviteur infidèle, soit par un hasard malheureux, sa précaution avait été inutile, et j'étais tombée aux mains de l'homme auquel il avait tenté vainement de me soustraire.

Je m'arrêtai à cette idée, la seule qui fût vraisemblable, et en réalité la seule qui fût vraie.

Sur les prières de Gertrude, je bus une tasse de lait et mangeai un peu de pain.

La matinée s'écoula à faire des plans de fuite insensés. Et cependant, à cent pas devant nous, amarrée dans les roseaux, nous pouvions voir une barque toute garnie de ses avirons. Certes, si cette barque eût été à notre portée, mes forces, exaltées par la terreur, jointes aux forces naturelles de Gertrude, eussent suffi pour nous tirer de captivité.

Pendant cette matinée, rien ne nous troubla. On nous servit le dîner comme on nous avait servi le déjeuner; je tombais de faiblesse. Je me mis à table, servie par Gertrude seulement; car, dès que nos gardiens avaient déposé nos repas, ils se retiraient. Mais tout à coup, en brisant mon pain, je mis à jour un petit billet.

Je l'ouvris précipitamment; il contenait cette seule ligne:

«Un ami veille sur vous. Demain vous aurez, de ses nouvelles et de celles de votre père.»

On comprend quelle fut ma joie: mon coeur battait à rompre ma poitrine. Je montrai le billet à Gertrude. Le reste delà journée se passa à attendre et à espérer.

La seconde nuit s'écoula aussi tranquille que la première; puis vint l'heure du déjeuner, attendue avec tant d'impatience; car je ne doutais point que je ne trouvasse dans mon pain un nouveau billet. Je ne me trompais pas; le billet était conçu en ses termes:

«La personne qui vous a enlevée arrive au château de Beaugé ce soir à dix heures; mais, à neuf, l'ami qui veille sur vous sera sous vos fenêtres avec une lettre de votre père, qui vous commandera la confiance, que sans cette lettre vous ne lui accorderiez peut-être pas.

«Brûlez ce billet.»

Je lus et relus cette lettre, puis je la jetai au feu, selon la recommandation qu'elle contenait. L'écriture m'était complètement inconnue, et, je l'avoue, j'ignorais d'où elle pouvait, venir.

Nous nous perdîmes en conjectures, Gertrude et moi; cent fois pendant la matinée nous allâmes à la fenêtre pour regarder si nous n'apercevions personne sur les rives de l'étang et dans les profondeurs de la forêt; tout était solitaire.

Une heure après le dîner, on frappa à notre porte; c'était la première fois qu'il arrivait que l'on tentât d'entrer chez nous à d'autres heures qu'à celles de nos repas; cependant, comme nous n'avions aucun moyen de nous enfermer en dedans, force nous fut de laisser entrer.

C'était l'homme qui nous avait parlé à la porte de la litière et dans la cour du château. Je ne pus le reconnaître au visage, puisqu'il était masqué lorsqu'il nous parla; mais, aux premières paroles qu'il prononça, je le reconnus à la voix.

Il me présenta une lettre.

—De quelle part venez-vous, monsieur? lui demandai-je.

—Que mademoiselle se donne la peine de lire, me répondit-il, et elle verra.

—Mais je ne veux pas lire cette lettre, ne sachant pas de qui elle vient.

—Mademoiselle est la maîtresse de faire ce qu'elle voudra. J'avais ordre de lui remettre cette lettre; je dépose cette lettre à ses pieds; si elle daigne la ramasser, elle la ramassera.

Et, en effet, le serviteur, qui paraissait un écuyer, plaça la lettre sur le tabouret où je reposais mes pieds et sortit.

—Que faire? demandai-je à Gertrude.

—Si j'osais donner un conseil à mademoiselle, ce serait de lire cette lettre. Peut-être contient-elle l'annonce de quelque danger auquel, prévenues par elle, nous pourrons nous soustraire.

Le conseil était si raisonnable, que je revins sur la résolution prise d'abord et que j'ouvris la lettre.

Diane, à ce moment, interrompit son récit, se leva, ouvrit un petit meuble du genre de ceux auquel nous avons conservé le nom italien de stippo, et d'un portefeuille de soie tira une lettre.

Bussy jeta un coup d'oeil sur l'adresse.

«A la belle Diane de Méridor,» lut-il.

Puis, regardant la jeune femme:

—Cette adresse, dit-il, est de la main du duc d'Anjou.

—Ah! répondit-elle avec un soupir; il ne m'avait donc pas trompée!

Puis, comme Bussy hésitait à ouvrir la lettre:

—Lisez, dit-elle, le hasard vous a poussé du premier coup au plus intime de ma vie, je ne dois plus avoir de secrets pour vous.

Bussy obéit et lut:

«Un malheureux prince, que votre beauté divine a frappé au coeur, viendra vous faire ce soir, à dix heures, ses excuses de sa conduite à votre égard, conduite qui, lui-même le sent bien, n'a d'autre excuse que l'amour invincible qu'il éprouve pour vous.

«FRANÇOIS.»

—Ainsi cette lettre était bien du duc d'Anjou? demanda Diane.

—Hélas! oui, répondit Bussy, c'est son écriture et son seing.

Diane soupira.

—Serait-il moins coupable que je ne le croyais? murmura-t-elle.

—Qui, le prince? demanda Bussy.

—Non, lui, le comte de Monsoreau.

Ce fut Bussy qui soupira à son tour.

—Continuez, madame, dit-il, et nous jugerons le prince et le comte.

—Cette lettre, que je n'avais alors aucun motif de ne pas croire réelle, puisqu'elle s'accordait si bien avec mes propres craintes, m'indiquait, comme l'avait prévu Gertrude, le danger auquel j'étais exposée, et me rendait d'autant plus précieuse l'intervention de cet ami inconnu qui m'offrait son secours au nom de mon père. Je n'eus donc plus d'espoir qu'en lui.

Nos investigations recommençaient; mes regards et ceux de Gertrude, plongeant à travers les vitres, ne quittaient point l'étang et cette partie de la forêt qui faisait face à nos fenêtres. Dans toute l'étendue que nos regards pouvaient embrasser, nous ne vîmes rien qui parût se rapporter à nos espérances et les seconder.

La nuit arriva; mais, comme nous étions au mois de janvier, la nuit venait vite; quatre ou cinq heures nous séparaient donc encore du moment décisif: nous attendîmes avec anxiété.

Il faisait une de ces belles gelées d'hiver pendant lesquelles, si ce n'était le froid, on se croirait ou vers la fin du printemps ou vers le commencement de l'automne: le ciel brillait, tout parsemé de mille étoiles, et, dans un coin de ce ciel, la lune, pareille à un croissant, éclairait le paysage de sa lueur argentée; nous ouvrîmes la fenêtre de la chambre de Gertrude, qui devait, dans tous les cas, être moins rigoureusement observée que la mienne.

Vers sept heures, une légère vapeur monta de l'étang; mais, pareille à un voile de gaze transparente, cette vapeur n'empêchait pas de voir, ou plutôt nos yeux, s'habituant à l'obscurité, étaient parvenus à percer cette vapeur.

Comme rien ne nous aidait à mesurer le temps, nous n'aurions pas pu dire quelle heure il était, lorsqu'il nous sembla, sur la lisière du bois, voir à travers cette transparente obscurité se mouvoir des ombres. Ces ombres paraissaient s'approcher avec précaution, gagnant les arbres, qui, rendant les ténèbres plus épaisses, semblaient les protéger. Peut-être eussions-nous cru, au reste, que ces ombres n'étaient qu'un jeu de notre vue fatiguée, lorsque le hennissement d'un cheval traversa l'espace et arriva jusqu'à nous.

—Ce sont nos amis, murmura Gertrude.

—Ou le prince! répondis-je.

—Oh! le prince, dit-elle, le prince ne se cacherait pas.

Cette réflexion si simple dissipa mes soupçons et me rassura.

Nous redoublâmes d'attention.

Un homme s'avança seul; il me semblait qu'il quittait un autre groupe d'hommes, lequel était resté à l'abri sous un bouquet d'arbres.

Cet homme marcha droit à la barque, la détacha du pieu où elle était amarrée, descendit dedans, et la barque, glissant sur l'eau, s'avança silencieusement de notre côté.

A mesure qu'elle s'avançait, mes yeux faisaient des efforts plus violents pour percer l'obscurité.

Il me sembla d'abord reconnaître la grande taille, puis les traits sombres et fortement accusés du comte de Monsoreau; enfin, lorsqu'il fut à dix pas de nous, je ne conservai plus aucun doute.

Je craignais maintenant presque autant le secours que le danger.

Je restai muette et immobile, rangée dans l'angle de la fenêtre, de sorte qu'il ne pouvait me voir. Arrivé au pied du mur, il arrêta sa barque à un anneau, et je vis apparaître sa tête à la hauteur de l'appui de la croisée.

Je ne pus retenir un léger cri.

—Ah! pardon; dit le comte de Monsoreau, je croyais que vous m'attendiez.

—C'est-à-dire que j'attendais quelqu'un, monsieur, répondis-je, mais j'ignorais que ce quelqu'un fût vous.

Un sourire amer passa sur le visage du comte.

—Qui donc, excepté moi et son père, veille sur l'honneur de Diane de
Méridor?

—Vous m'avez dit, monsieur, dans la lettre que vous m'avez écrite, que vous veniez au nom de mon père.

—Oui, mademoiselle; et, comme j'ai prévu que vous douteriez de la mission que j'ai reçue, voici un billet du baron.

Et le comte me tendit un papier.

Nous n'avions allumé ni bougies ni candélabres, pour être plus libres de faire dans l'obscurité tout ce que commanderaient les circonstances. Je passai de la chambre de Gertrude dans la mienne. Je m'agenouillai devant le feu, et, à la lueur de la flamme du foyer, je lus:

« Ma chère Diane, M. le comte de Monsoreau peut seul t'arracher au danger que tu cours, et ce danger est immense. Fie-toi donc entièrement à lui comme au meilleur ami que le ciel nous puisse envoyer.

« Il te dira plus tard ce que du fond de mon coeur je désirerais que tu fisses pour acquitter la dette que nous allons contracter envers lui.

« Ton père, qui te supplie de le croire, et d'avoir pitié de toi et de lui,

« BARON DE MÉRIDOR.»

Rien de positif n'existait dans mon esprit contre M. de Monsoreau; la répulsion qu'il m'inspirait était bien plutôt instinctive que raisonnée. Je n'avais à lui reprocher que la mort d'une biche, et c'était un crime bien léger pour un chasseur.

J'allai donc à lui.

—Eh bien? demanda-t-il.

—Monsieur, j'ai lu la lettre de mon père; il me dit que vous êtes prêt à me conduire hors d'ici, mais il ne me dit pas où vous me conduisez.

—Je vous conduis où le baron vous attend, mademoiselle.

—Et où m'attend-il?

—Au château de Méridor.

—Ainsi je vais revoir mon père?

—Dans deux heures.

—Oh! monsieur, si vous dites vrai…

Je m'arrêtai; le comte attendait visiblement la fin de ma phrase.

—Comptez sur toute ma reconnaissance, ajoutai-je d'une voix tremblante et affaiblie, car je devinais quelle chose il pouvait attendre de cette reconnaissance que je n'avais pas la force de lui exprimer.

—Alors, mademoiselle, dit le comte, vous êtes prête à me suivre?

Je regardai Gertrude avec inquiétude; il était facile de voir que cette sombre figure du comte ne la rassurait pas plus que moi.

—Réfléchissez que chaque minute qui s'envole est précieuse pour vous au delà de ce que vous pouvez imaginer, dit-il. Je suis en retard d'une demi-heure à peu près; il va être dix heures bientôt, et n'avez-vous point reçu l'avis qu'à dix heures le prince serait au château de Beaugé?

—Hélas! oui, répondis-je.

—Le prince une fois ici, je ne puis plus rien pour vous que risquer sans espoir ma vie, que je risque en ce moment avec la certitude de vous sauver.

—Pourquoi mon père n'est-il donc pas venu?

—Pensez-vous que votre père ne soit pas entouré? Pensez-vous qu'il puisse faire un pas sans qu'on sache où il va?

—Mais vous? demandai-je.

—Moi, c'est autre chose; moi, je suis l'ami, le confident du prince.

—Mais monsieur, m'écriai-je, si vous êtes l'ami, si vous êtes le confident du prince, alors….

—Alors je le trahis pour vous; oui, c'est bien cela. Aussi vous disais-je tout à l'heure que je risquais ma vie pour sauver votre honneur.

Il y avait un tel accent de conviction dans cette réponse du comte, et elle était si visiblement d'accord avec la vérité, que, tout en éprouvant un reste de répugnance à me confier à lui, je ne trouvais pas de mots pour exprimer cette répugnance.

—J'attends, dit le comte.

Je regardai Gertrude, aussi indécise que moi.

—Tenez, me dit M. de Monsoreau, si vous doutez encore, regardez de ce côté.

Et, du côté opposé à celui par lequel il était venu, longeant l'autre rive de l'étang, il me montra une troupe de cavaliers qui s'avançaient vers le château.

—Quels sont ces hommes? demandai-je.

—C'est le duc d'Anjou et sa suite, répondit le comte.

—Mademoiselle, mademoiselle, dit Gertrude, il n'y a pas de temps à perdre.

—Il n'y en a déjà que trop de perdu, dit le comte: au nom du ciel, décidez-vous donc!

Je tombai sur une chaise, les forces me manquaient.

—Oh! mon Dieu! mon Dieu! que faire? murmurai-je.

—Écoutez, dit le comte, écoutez, ils frappent à la porte.

En effet, on entendit retentir le marteau sous la main de deux hommes que nous avions vus se détacher du groupe pour prendre les devants.

—Dans cinq minutes, dit le comte, il ne sera plus temps.

J'essayai de me lever; mes jambes faiblirent.

—A moi, Gertrude! balbutiai-je, à moi!

—Mademoiselle, dit la pauvre fille, entendez-vous la porte qui s'ouvre? Entendez-vous les chevaux qui piétinent dans la cour?

—Oui! oui! répondis-je en faisant un effort, mais les forces me manquent.

—Oh! n'est-ce que cela? dit-elle.

Et elle me prit dans ses bras, me souleva comme elle eût fait d'un enfant, et me remit dans les bras du comte.

En sentant l'attouchement de cet homme, je frissonnai si violemment, que je faillis lui échapper et tomber dans le lac.

Mais il me serra contre sa poitrine et me déposa dans le bateau.

Gertrude m'avait suivie et était descendue sans avoir besoin d'aide.

Alors je m'aperçus que mon voile s'était détaché et flottait sur l'eau.

L'idée me vint qu'il indiquerait notre trace.

—Mon voile! mon voile! dis-je au comte; rattrapez donc mon voile!

Le comte jeta un coup d'oeil vers l'objet que je lui montrais du doigt.

—Non, dit-il, mieux vaut que cela soit ainsi.

Et, saisissant les avirons, il donna une si violente impulsion à la barque, qu'en quelques coups de rames nous nous trouvâmes près d'atteindre la rive de l'étang.

En ce moment, nous vîmes les fenêtres de ma chambre s'éclairer: des serviteurs entraient avec des lumières.

—Vous ai-je trompée? dit M. de Monsoreau, et était-il temps?

—Oh! oui, oui, monsieur, lui dis-je, vous êtes bien véritablement mon sauveur.

Cependant les lumières couraient avec agitation, tantôt dans ma chambre, tantôt dans celle de Gertrude. Nous entendîmes des cris, un homme entra, devant lequel s'écartèrent tous les autres. Cet homme s'approcha de la fenêtre ouverte, se pencha en dehors, aperçut le voile flottant sur l'eau, et poussa un cri.

—Voyez-vous que j'ai bien fait de laisser là ce voile? dit le comte, le prince croira que, pour lui échapper, vous vous êtes jetée dans le lac, et, tandis qu'il vous fera chercher, nous fuirons.

C'est alors que je tremblai réellement devant les sombres profondeurs de cet esprit qui, d'avance, avait compté sur un pareil moyen.

En ce moment nous abordâmes.

CHAPITRE XIV

CE QUE C'ÉTAIT QUE DIANE DE MÉRIDOR.—LE TRAITÉ.

Il se fit encore un instant de silence. Diane, presque aussi émue à ce souvenir qu'elle l'avait été à la réalité, sentait sa voix prête à lui manquer. Bussy l'écoutait avec toutes les facultés de son âme, et il vouait d'avance une haine éternelle à ses ennemis, quels qu'ils fussent.

Enfin, après avoir respiré un flacon qu'elle tira de sa poche, Diane reprit:

—A peine eûmes-nous mis pied à terre, que sept ou huit hommes accoururent à nous. C'étaient des gens au comte, parmi lesquels il me sembla reconnaître les deux serviteurs qui accompagnaient notre litière quand nous avions été attaqués par ceux-là qui m'avaient conduite au château de Beaugé. Un écuyer tenait en main deux chevaux; l'un des deux était le cheval noir du comte; l'autre était une haquenée blanche qui m'était destinée. Le comte m'aida à monter la haquenée, et quand je fus en selle il s'élança sur son cheval.

Gertrude monta en croupe d'un des serviteurs du comte.

Ces dispositions furent à peines faites, que nous nous éloignâmes au galop.

J'avais remarqué que le comte avait pris ma haquenée par la bride, et je lui avais fait observer que je montais assez bien à cheval pour qu'il se dispensât de cette précaution; mais il me répondit que ma monture était ombrageuse et pourrait faire quelque écart qui me séparerait de lui.

Nous courions depuis dix minutes, quand j'entendis la voix de Gertrude qui m'appelait. Je me retournai, et je m'aperçus que notre troupe s'était dédoublée; quatre hommes avaient pris un sentier latéral et l'entraînaient dans la forêt, tandis que le comte de Monsoreau et les quatre autres suivaient avec moi le même chemin.

—Gertrude! m'écriai-je. Monsieur, pourquoi Gertrude ne vient-elle pas avec nous?

C'est une précaution indispensable, me dit le comte; si nous sommes poursuivis, il faut que nous laissions deux traces; il faut que de deux côtés on puisse dire qu'on a vu une femme enlevée par des hommes. Nous aurons alors la chance que M. le duc d'Anjou fasse fausse route, et coure après votre suivante au lieu de courir après vous.

Quoique spécieuse, la réponse ne me satisfit point; mais que dire, mais que faire? je soupirai et j'attendis.

D'ailleurs, le chemin que suivait le comte était bien celui qui me ramenait au château de Méridor. Dans un quart d'heure, au train dont nous marchions, nous devions être arrivés au château; quand tout à coup, parvenu à un carrefour de la forêt qui m était bien connu, le comte, au lieu de continuer à suivre le chemin qui me ramenait chez mon père, se jeta à gauche et suivit une route qui s'en écartait visiblement. Je m'écriai aussitôt, et, malgré la marche rapide de ma haquenée, j'appuyais déjà la main sur le pommeau de la selle pour sauter à terre, quand le comte, qui sans doute épiait tous mes mouvements, se pencha de mon côté, m'enlaça de son bras, et, m'enlevant de ma monture, me plaça sur l'arçon de son cheval. La haquenée, se sentant libre, s'enfuit en hennissant à travers la forêt.

Cette action s'était exécutée si rapidement de la part du comte, que je n'avais eu que le temps de pousser un cri.

M. de Monsoreau me mit rapidement la main sur la bouche.

—Mademoiselle, me dit-il, je vous jure, sur mon honneur, que je ne fais rien que par ordre de votre père, comme je vous en donnerai la preuve à la première halte que nous ferons; si cette preuve ne vous suffit point ou vous paraît douteuse, sur mon honneur encore, mademoiselle, vous serez libre.

—Mais, monsieur, vous m'aviez dit que vous me conduisiez chez mon père! m'écriai-je en repoussant sa main et en rejetant ma tête en arrière.

—Oui, je vous l'avais dit, car je voyais que vous hésitiez à me suivre, et un instant de plus de cette hésitation nous perdait, lui, vous et moi, comme vous avez pu le voir. Maintenant, voyons, dit le comte en s'arrêtant, voulez-vous tuer le baron? voulez-vous marcher droit à votre déshonneur? Dites un mot, et je vous ramène au château de Méridor.

—Vous m'avez parlé d'une preuve que vous agissiez au nom de mon père?

—Cette preuve, la voilà, dit le comte; prenez cette lettre, et, dans le premier gîte où nous nous arrêterons, lisez-la. Si, quand vous l'aurez lue, vous voulez revenir au château, je vous le répète, sur mon honneur, vous serez libre. Mais, s'il vous reste quelque respect pour les ordres du baron, vous n'y retournerez pas, j'en suis bien certain.

—Allons donc, monsieur, et gagnons promptement ce premier gîte, car j'ai hâte de m'assurer si vous dites la vérité.

—Souvenez-vous que vous me suivez librement.

—Oui, librement, autant toutefois qu'une jeune fille est libre dans cette situation où elle voit d'un côté la mort de son père et son déshonneur, et, de l'autre, l'obligation de se fier à la parole d'un homme qu'elle connaît à peine; n'importe, je vous suis librement, monsieur; et c'est ce dont vous pourrez vous assurer, si vous voulez bien me faire donner un cheval.

Le comte fit signe à un de ses hommes de mettre pied à terre. Je sautai à bas du sien, et, un instant après, je me retrouvai en selle près de lui.

—La haquenée ne peut être loin, dit-il à l'homme démonté; cherchez-la dans la forêt, appelez-la; vous savez qu'elle vient comme un chien à son nom ou au sifflet. Vous nous rejoindrez à la Châtre.

Je frissonnai malgré moi. La Châtre était à dix lieues déjà du château de Méridor, sur la route de Paris.

—Monsieur, lui dis-je, je vous accompagne; mais, à la Châtre, nous ferons nos conditions.

—C'est-à-dire, mademoiselle, répondit le comte, qu'à la Châtre vous me donnerez vos ordres.

Cette prétendue obéissance ne me rassurait point; cependant, comme je n'avais pas le choix des moyens, et que celui qui se présentait pour échapper au duc d'Anjou était le seul, je continuai silencieusement ma route. Au point du jour, nous arrivâmes à la Châtre. Mais, au lieu d'entrer dans le village, à cent pas des premiers jardins, nous prîmes à travers terres, et nous nous dirigeâmes vers une maison écartée.

J'arrêtai mon cheval.

—Où allons-nous? demandai-je.

—Écoutez, mademoiselle, me dit le comte, j'ai déjà remarqué l'extrême justesse de votre esprit, et c'est à votre esprit même que j'en appelle. Pouvons-nous, fuyant les recherches du prince le plus puissant après le roi, nous arrêter dans une hôtellerie ordinaire, et au milieu d'un village dont le premier paysan qui nous aura vus nous dénoncera? On peut acheter un homme, on ne peut pas acheter tout un village.

Il y avait dans toutes les réponses du comte une logique ou tout au moins une spéciosité qui me frappait.

—Bien, lui dis-je. Allons.

Et nous nous remîmes en marche.

Nous étions attendus; un homme, sans que je m'en fusse aperçue, s'était détaché de notre escorte et avait pris les devants. Un bon feu brillait dans la cheminée d'une chambre à peu près propre, et un lit était préparé.

—Voici votre chambre, mademoiselle, dit le comte; j'attendrai vos ordres.

Il salua, se retira et me laissa seule.

Mon premier soin fut de m'approcher de la lampe et de tirer de ma poitrine la lettre de mon père… La voici, monsieur de Bussy: je vous fais mon juge, lisez.

Bussy prit la lettre et lut:

«Ma Diane bien-aimée, si, comme je n'en doute pas, te rendant à ma prière, tu as suivi M. le comte de Monsoreau, il a dû te dire que tu avais eu le malheur de plaire au duc d'Anjou, et que c'était ce prince qui t'avait fait enlever et conduire au château de Beaugé; juge par cette violence ce dont le duc est capable, et quelle est la honte qui te menace. Eh bien, cette honte, à laquelle je ne survivrais pas, il y a un moyen d'y échapper: c'est d'épouser notre noble ami; une fois comtesse de Monsoreau, c'est sa femme que le comte défendra, et, par tous les moyens, il m'a juré de te défendre. Mon désir est donc, ma fille chérie, que ce mariage ait lieu le plus tôt possible, et, si tu accèdes à mes désirs, à mon consentement bien positif, je joins ma bénédiction paternelle, et prie Dieu qu'il veuille bien t'accorder tous les trésors de bonheur que son amour tient en réserve pour les cours pareils au tien.

«Ton père, qui n'ordonne pas, mais qui supplie,

«Baron DE MÉRIDOR.»

—Hélas! dit Bussy, si cette lettre est bien de votre père, madame, elle n'est que trop positive.

—Elle est de lui, et je n'ai aucun doute à en faire; néanmoins je la relus trois fois avant de prendre aucune décision. Enfin j'appelai le comte.

Il entra aussitôt: ce qui me prouva qu'il attendait à la porte.

Je tenais la lettre à la main.

—Eh bien, me dit-il, vous avez lu?

—Oui, répondis-je.

—Doutez-vous toujours de mon dévouement et de mon respect?

—J'en eusse douté, monsieur, répondis-je, que cette lettre m'eût imposé la croyance qui me manquait. Maintenant, voyons, monsieur: en supposant que je sois disposée à céder aux conseils de mon père, que comptez-vous faire?

—Je compte vous mener à Paris, mademoiselle; c'est encore là qu'il est le plus facile de vous cacher.

—Et mon père?

—Partout où vous serez, vous le savez bien, et dès qu'il n'y aura plus de danger de vous compromettre, le baron viendra me rejoindre.

—Eh bien, monsieur, je suis prête à accepter votre protection aux conditions que vous imposez.

—Je n'impose rien, mademoiselle, répondit le comte, j'offre un moyen de vous sauver, voilà tout.

—Eh bien, je me reprends, et je dis avec vous: Je suis prête à accepter le moyen de salut que vous m'offrez, à trois conditions.

—Parlez, mademoiselle.

—La première, c'est que Gertrude me sera rendue.

—Elle est là, dit le comte.

—La seconde est que nous voyagerons séparés jusqu'à Paris.

—J'allais vous offrir cette séparation pour rassurer votre susceptibilité.

—Et la troisième, c'est que notre mariage, à moins d'urgence reconnue de ma part, n'aura lieu qu'en présence de mon père.

—C'est mon plus vif désir, et je compte sur sa bénédiction pour appeler sur nous celle du ciel.

Je demeurai stupéfaite. J'avais cru trouver dans le comte quelque opposition à cette triple expression de ma volonté, et, tout au contraire, il abondait dans mon sens.

—Maintenant, mademoiselle, dit M. de Monsoreau, me permettez-vous, à mon tour, de vous donner quelques conseils?

—J'écoute, monsieur.

—C'est de ne voyager que la nuit.

—J'y suis décidée.

—C'est de me laisser le choix des gîtes que vous occuperez et le choix de la route; toutes mes précautions seront prises dans un seul but, celui de vous faire échapper au duc d'Anjou.

—Si vous m'aimez comme vous le dites, monsieur, nos intérêts sont les mêmes; je n'ai donc aucune objection à faire contre ce que vous demandez.

—Enfin, à Paris, c'est d'adopter le logement que je vous aurai préparé, si simple et si écarté qu'il soit.

—Je ne demande qu'à vivre cachée, monsieur; et, plus le logement sera simple et écarté, mieux il conviendra à une fugitive.

—Alors nous nous entendons en tout point, mademoiselle, et il ne me reste plus, pour me conformer à ce plan tracé par vous, qu'à vous présenter mes très-humbles respects, à vous envoyer votre femme de chambre et à m'occuper de la route que vous devez suivre de votre côté.

—De mon côté, monsieur, répondis-je; je suis gentillefemme comme vous êtes gentilhomme; tenez toutes vos promesses, et je tiendrai toutes les miennes.

—Voilà tout ce que je demande, dit le comte; et cette promesse m'assure que je serai bientôt le plus heureux des hommes.

A ces mots, il s'inclina et sortit.

Cinq minutes après, Gertrude entra.

La joie de cette bonne fille fut grande; elle avait cru qu'on la voulait séparer de moi pour toujours. Je lui racontai ce qui venait de se passer; il me fallait quelqu'un qui pût entrer dans toutes mes vues, seconder tous mes désirs, comprendre, dans l'occasion, à demi-mot, obéir sur un signe et sur un geste. Cette facilité de M. de Monsoreau m'étonnait, et je craignais quelque infraction au traité qui venait d'être arrêté entre nous.

Comme j'achevais, nous entendîmes le bruit d'un cheval qui s'éloignait. Je courus à la fenêtre: c'était le comte qui reprenait au galop la route que nous venions de suivre. Pourquoi reprenait-il cette route au lieu de marcher en avant? c'est ce que je ne pouvais comprendre. Mais il avait accompli le premier article du traité en me rendant Gertrude, il accomplissait le second en s'éloignant; il n'y avait rien à dire. D'ailleurs, vers quelque but qu'il se dirigeât, ce départ du comte me rassurait.

Nous passâmes toute la journée dans la petite maison, servies par notre hôtesse: le soir seulement, celui qui m'avait paru le chef de notre escorte entra dans ma chambre et me demanda mes ordres; comme le danger me paraissait d'autant plus grand, que j'étais près du château de Beaugé, je lui répondis que j'étais prête; cinq minutes après il rentra et m'indiqua en s'inclinant qu'on n'attendait plus que moi. A la porte je trouvai ma haquenée blanche; comme l'avait prévu le comte de Monsoreau, elle était revenue au premier appel.

Nous marchâmes toute la nuit et nous nous arrêtâmes, comme la veille, au point du jour. Je calculai que nous devions avoir fait quinze lieues à peu près; au reste, toutes les précautions avaient été prises par M. de Monsoreau pour que je ne souffrisse ni de la fatigue ni du froid; la haquenée qu'il m'avait choisie avait le trot d'une douceur particulière, et, en sortant de la maison, on m'avait jeté sur les épaules un manteau de fourrure.

Cette halte ressembla à la première, et toutes nos courses nocturnes à celle que nous venions de faire: toujours les mêmes égards et les mêmes respects; partout les mêmes soins; il était évident que nous étions précédés par quelqu'un qui se chargeait de faire préparer les logis: était-ce le comte? je n'en sus rien, car, accomplissant cette partie de nos conventions avec la même régularité que les autres, pas une seule fois pendant la route je ne l'aperçus.

Vers le soir du septième jour, j'aperçus, du haut d'une colline, un grand amas de maisons. C'était Paris.

Nous fîmes halte pour attendre la nuit; puis, l'obscurité venue, nous nous remîmes en route; bientôt nous passâmes sous une porte au delà de laquelle le premier objet qui me frappa fut un immense édifice, qu'à ses hautes murailles je reconnus pour quelque monastère, puis nous traversâmes deux fois la rivière. Nous prîmes à droite, et, après dix minutes de marche, nous nous trouvâmes sur la place de la Bastille. Alors un homme qui semblait nous attendre se détacha d'une porte, et, s'approchant du chef de l'escorte:

—C'est ici, dit-il.

Le chef de l'escorte se retourna vers moi.

—Vous entendez, madame, nous sommes arrivés.

Et, sautant à bas de son cheval, il me présenta la main pour descendre de ma haquenée, comme il avait l'habitude de le faire à chaque station.

La porte était ouverte; une lampe éclairait l'escalier, posée sur les degrés.

—Madame, dit le chef de l'escorte, vous êtes ici chez vous; à cette porte finit la mission que nous avons reçue de vous accompagner; puis-je me flatter que cette mission a été accomplie selon vos désirs et avec le respect qui nous avait été recommandé?

—Oui, monsieur, lui dis-je, et je n'ai que des remercîments à vous faire. Offrez-les en mon nom aux braves gens qui m'ont accompagnée. Je voudrais les rémunérer d'une façon plus efficace; mais je ne possède rien.

—Ne vous inquiétez point de cela, madame, répondit celui auquel je présentais mes excuses; ils sont récompensés largement.

Et, remontant à cheval après m'avoir saluée:

—Venez, vous autres, dit-il, et que pas un de vous, demain matin, ne se souvienne assez de cette porte pour la reconnaître!

A ces mots, la petite troupe s'éloigna au galop et se perdit dans la rue Saint-Antoine.

Le premier soin de Gertrude fut de refermer la porte, et ce fut à travers le guichet que nous les vîmes s'éloigner.

Puis nous nous avançâmes vers l'escalier, éclairé par la lampe;
Gertrude la prit et marcha devant.

Nous montâmes les degrés et nous nous trouvâmes dans le corridor; les trois portes en étaient ouvertes.

Nous prîmes celle du milieu et nous nous trouvâmes dans le salon où nous sommes. Il était tout éclairé comme en ce moment.

J'ouvris cette porte, et je reconnus un grand cabinet de toilette, puis cette autre, qui était celle de ma chambre à coucher, et, à mon grand étonnement, je me trouvai en face de mon portrait.

Je reconnus celui qui était dans la chambre de mon père, à Méridor; le comte l'avait sans doute demandé au baron et obtenu de lui.

Je frissonnai à cette nouvelle preuve que mon père me regardait déjà comme la femme de M. de Monsoreau.

Nous parcourûmes l'appartement, il était solitaire; mais rien n'y manquait: il y avait du feu dans toutes les cheminées, et, dans la salle à manger, une table toute servie m'attendait.

Je jetai rapidement les yeux sur cette table: il n'y avait qu'un seul couvert; je me rassurai.

—Eh bien, mademoiselle, me dit Gertrude, vous le voyez, le comte tient jusqu'au bout sa promesse.

—Hélas, oui, répondis-je avec un soupir, car j'eusse mieux aimé qu'en manquant à quelqu'une de ses promesses il m'eût dégagée des miennes.

Je soupai; puis une seconde fois nous fîmes la visite de toute la maison, mais sans y rencontrer âme vivante plus que la première fois; elle était bien à nous, et à nous seules.

Gertrude coucha dans ma chambre.

Le lendemain, elle sortit et s'orienta. Ce fut alors seulement que j'appris d'elle que nous étions au bout de la rue Saint-Antoine, en face l'hôtel des Tournelles, et que la forteresse qui s'élevait à ma droite était la Bastille.

Au reste, ces renseignements ne m'apprenaient pas grand'chose. Je ne connaissais point Paris, n'y étant jamais venue.

La journée s'écoula sans rien amener de nouveau: le soir, comme je venais de me mettre à table pour souper, on frappa à la porte.

Nous nous regardâmes, Gertrude et moi.

On frappa une seconde fois.

—Va voir qui frappe, lui dis-je.

—Si c'est le comte? demanda-t-elle en me voyant pâlir.

—Si c'est le comte, répondis-je en faisant un effort sur moi-même, ouvre-lui, Gertrude; il a fidèlement tenu ses promesses; il verra que, comme lui, je n'ai qu'une parole.

Un instant après Gertrude reparut.

—C'est M. le comte, madame, dit-elle.

—Qu'il entre, répondis-je.

Gertrude s'effaça et fit place au comte, qui parut sur le seuil.

—Eh bien, madame, me demanda-t-il, ai-je fidèlement accompli le traité?

—Oui, monsieur, répondis-je, et je vous en remercie.

—Vous voulez bien alors me recevoir chez vous, ajouta-t-il avec un sourire dont tous ses efforts ne pouvaient effacer l'ironie.

—Entrez, monsieur.

Le comte s'approcha et demeura debout. Je lui fis signe de s'asseoir.

—Avez-vous quelques nouvelles, monsieur? lui demandai-je.

—D'où et de qui, madame?

—De mon père et de Méridor avant tout.

—Je ne suis point retourné au château de Méridor, et n'ai pas revu le baron.

—Alors, de Beaugé et du duc d'Anjou?

—Ceci, c'est autre chose: je suis allé à Beaugé et j'ai parlé au duc.

—Comment l'avez-vous trouvé?

—Essayant de douter.

—De quoi?

—De votre mort.

—Mais vous la lui avez confirmée?

—J'ai fait ce que j'ai pu pour cela.

—Et où est le duc?

—De retour à Paris depuis hier soir.

—Pourquoi est-il revenu si rapidement?

—Parce qu'on ne reste pas de bon coeur en un lieu où l'on croit avoir la mort d'une femme à se reprocher.

—L'avez-vous vu depuis son retour à Paris?

—Je le quitte.

—Vous a-t-il parlé de moi?

—Je ne lui en ai pas laissé le temps.

—De quoi lui avez-vous parlé alors?

—D'une promesse qu'il m'a faite et que je l'ai poussé à mettre à exécution.

—Laquelle?

—Il s'est engagé, pour services à lui rendus par moi, de me faire nommer grand veneur.

—Ah! oui, lui dis-je avec un triste sourire, car je me rappelais la mort de ma pauvre Daphné, vous êtes un terrible chasseur, je me le rappelle, et vous avez, comme tel, des droits à cette place.

—Ce n'est point comme chasseur que je l'obtiens, madame, c'est comme serviteur du prince; ce n'est point parce que j'y ai des droits qu'on me la donnera, c'est parce que M. le duc d'Anjou n'osera point être ingrat envers moi.

Il y avait dans toutes ces réponses, malgré le ton respectueux avec lequel elles étaient faites, quelque chose qui m'effrayait: c'était l'expression d'une sombre et implacable volonté.

Je restai un instant muette.

—Me sera-t-il permis d'écrire à mon père? demandai-je.

—Sans doute; mais songez que vos lettres peuvent être interceptées.

—M'est-il défendu de sortir?

—Rien ne vous est défendu, madame; mais seulement je vous ferai observer que vous pouvez être suivie.

—Mais, au moins, dois-je, le dimanche, entendre la messe?

—Mieux vaudrait, je crois, pour votre sûreté, que vous ne l'entendissiez pas; mais, si vous tenez à l'entendre, entendez-la, du moins c'est un simple conseil que je vous donne, remarquez-le bien, à l'église Sainte-Catherine.

—Et où est cette église?

—En face de votre maison, de l'autre côté de la rue.

—Merci, monsieur.

Il se fit un nouveau silence.

—Quand vous reverrai-je, monsieur?

—J'attends votre permission pour revenir.

—En avez-vous besoin?

—Sans doute, jusqu'à présent je suis un étranger pour vous.

—Vous n'avez point de clef de cette maison?

—Votre mari seul a le droit d'en avoir une.

—Monsieur, répondis-je, effrayée de ces réponses si singulièrement soumises plus que je ne l'eusse été de réponses absolues, monsieur, vous reviendrez quand vous voudrez, ou quand vous croirez avoir quelque chose d'important à me dire.

—Merci, madame, j'userai de la permission, mais n'en abuserai pas… et la première preuve que je vous en donne, c'est que je vous prie de recevoir mes respects.

Et, à ces mots, le comte se leva.

—Vous me quittez? demandai-je, de plus en plus étonnée de cette façon d'agir à laquelle j'étais loin de m'attendre.

—Madame, répondit le comte, je sais que vous ne m'aimez point, et je ne veux point abuser de la situation où vous êtes, et qui vous force à recevoir mes soins. En ne demeurant que discrètement près de vous, j'espère que peu à peu vous vous habituerez à ma présence; de cette façon le sacrifice vous coûtera moins quand le moment sera arrivé de devenir ma femme.

—Monsieur, lui dis-je en me levant à mon tour, je reconnais toute la délicatesse de vos procédés, et, malgré l'espèce de rudesse qui accompagne chacune de vos paroles, je les apprécie. Vous avez raison, et je vous parlerai avec la même franchise que vous m'avez parlé: j'avais contre vous quelques préventions que le temps guérira, je l'espère.

—Permettez-moi, madame, me dit le comte, de partager cette espérance et de vivre dans l'attente de cet heureux moment.

Puis, me saluant avec tout le respect que j'aurais pu attendre du plus humble de mes serviteurs, il fit signe à Gertrude, devant laquelle toute cette conversation avait eu lieu, de l'éclairer, et sortit.

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