La dame de Monsoreau — Tome 1.
CHAPITRE XV
CE QUE C'ÉTAIT QUE DIANE DE MÉRIDOR.—LE MARIAGE.
Voilà, sur mon âme, un homme bien étrange! dit Bussy.
—Oh! oui, bien étrange, n'est-ce pas, monsieur? Car son amour se formulait vis-à-vis de moi avec toute l'âpreté de la haine. Gertrude, en revenant, me retrouva donc plus triste et plus épouvantée que jamais.
Elle essaya de me rassurer; mais il était visible que la pauvre fille était aussi inquiète que moi-même. Ce respect glacé, cette ironique obéissance, cette passion contenue, et qui vibrait en notes stridentes dans chacune de ses paroles, était plus effrayante que ne l'eût été une volonté nettement exprimée, et que j'eusse pu combattre.
Le lendemain était un dimanche: depuis que je me connaissais, je n'avais jamais manqué d'assister à l'office divin. J'entendis la cloche de l'église Sainte-Catherine qui semblait m'appeler. Je vis tout le monde s'acheminer vers la maison de Dieu; je m'enveloppai d'un voile épais, et, suivie de Gertrude, je me mêlai à la foule des fidèles qui accouraient à l'appel de la cloche.
Je cherchai le coin le plus obscur, et j'allai m'y agenouiller contre la muraille. Gertrude se plaça, comme une sentinelle, entre le monde et moi. Pour cette fois-là, ce fut inutile, personne ne fit ou ne parut faire attention à nous.
Le surlendemain, le comte revint et m'annonça qu'il était nommé grand veneur; l'influence de M. le duc d'Anjou lui avait fait donner cette place, presque promise à un des favoris du roi, nommé M. de Saint-Luc. C'était un triomphe auquel il s'attendait à peine lui-même.
—En effet, dit Bussy, cela nous étonna tous.
—Il venait m'annoncer cette nouvelle, espérant que cette dignité hâterait mon consentement, seulement, il ne pressait pas, il n'insistait pas, il attendait tout de ma promesse et des événements.
Quant à moi, je commençais d'espérer que, le duc d'Anjou me croyant morte, et le danger n'existant plus, je cesserais d'être engagée au comte.
Sept autres jours s'écoulèrent sans rien amener de nouveau que deux visites du comte. Ces visites, comme les précédentes, furent froides et respectueuses, mais je vous ai expliqué ce qu'avaient de singulier, et je dirai presque de menaçant, cette froideur et ce respect.
Le dimanche suivant, j'allai à l'église comme j'avais déjà fait, et repris la même place que j'avais occupée huit jours auparavant. La sécurité rend imprudente: au milieu de mes prières, mon voile s'écarta… Dans la maison de Dieu, d'ailleurs, je ne pensais qu'à Dieu…. Je priais ardemment pour mon père, quand tout à coup je sentis que Gertrude me touchait le bras; il me fallut un second appel pour me tirer de l'espèce d'extase religieuse dans laquelle j'étais plongée. Je levai la tête, je regardai machinalement autour de moi, et j'aperçus avec terreur, appuyé contre une colonne, le duc d'Anjou qui me dévorait des yeux.
Un homme, qui semblait son confident plutôt que son serviteur, était près de lui.
—C'était Aurilly, dit Bussy, son joueur de luth.
—En effet, répondit Diane, je crois que c'est ce nom que Gertrude me dit plus tard.
—Continuez, madame, dit Bussy, continuez, par grâce, je commence à tout comprendre.
—Je ramenai vivement mon voile sur mon visage, il était trop tard: il m'avait vue, et, s'il ne m'avait point reconnue, ma ressemblance, du moins, avec cette femme qu'il avait aimée et qu'il croyait avoir perdue, venait de le frapper profondément. Mal à l'aise sous son regard que je sentais peser sur moi, je me levai et m'avançai vers la porte; mais, à la porte, je le retrouvai, il avait trempé ses doigts dans le bénitier, et me présentait l'eau bénite.
Je fis semblant de ne pas le voir, et passai sans accepter ce qu'il m'offrait.
Mais, sans que je me retournasse, je compris que nous étions suivies; si j'eusse connu Paris, j'eusse essayé de tromper le duc sur ma véritable demeure, mais je n'avais jamais parcouru d'autre chemin que celui qui conduisait de la maison que j'habitais à l'église; je ne connaissais personne à qui je pusse demander une hospitalité d'un quart d'heure, pas d'amie, un seul défenseur que je craignais plus qu'un ennemi, voilà tout.
—Oh! mon Dieu! murmura Bussy, pourquoi le ciel, la Providence ou le hasard ne m'ont-ils pas conduit plus tôt sur votre chemin?
Diane remercia le jeune homme d'un regard.
—Mais pardon, reprit Bussy: je vous interromps toujours, et cependant je meurs de curiosité. Continuez, je vous en supplie.
—Le même soir, M. de Monsoreau vint. Je ne savais point si je devais lui parler de mon aventure, lorsque lui-même fit cesser mon hésitation.
—Vous m'avez demandé, dit-il, s'il vous était défendu d'aller à la messe; et je vous ai répondu que vous étiez maîtresse souveraine de vos actions et que vous feriez mieux de ne pas sortir. Vous n'avez pas voulu m'en croire; vous êtes sortie ce matin pour aller entendre l'office divin à l'église de Sainte-Catherine; le prince s'y trouvait par hasard, ou plutôt par fatalité, et vous y a vue.
—C'est vrai, monsieur, et j'hésitais à vous faire part de cette circonstance, car j'ignorais que le prince m'avait reconnue pour celle que je suis, ou si ma vue l'avait simplement frappé.
—Votre vue l'a frappé, votre ressemblance avec la femme qu'il regrette lui a paru extraordinaire: il vous a suivie et a pris des informations; mais personne n'a rien pu lui dire, car personne ne sait rien.
—Mon Dieu! monsieur! m'écriai-je.
—Le duc est un coeur sombre et persévérant, dit M. de Monsoreau.
—Oh! il m'oubliera, je l'espère!
—Je n'en crois rien: on ne vous oublie pas quand on vous a vue. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour vous oublier, moi, et je n'ai pas pu.
Et le premier éclair de passion que j'aie remarqué chez M. de
Monsoreau passa en ce moment dans les yeux du comte.
Je fus plus effrayée de cette flamme, qui venait de jaillir de ce foyer qu'on eût cru éteint, que je ne l'avais été le matin à la vue du prince.
Je demeurai muette.
—Que comptez-vous faire? me demanda le comte.
—Monsieur, ne pourrai-je changer de maison, de quartier, de rue; aller demeurer à l'autre bout de Paris, ou, mieux encore, retourner dans l'Anjou?
—Tout cela serait inutile, dit M. de Monsoreau en secouant la tête: c'est un terrible limier que M. le duc d'Anjou; il est sur votre trace; maintenant, allez où vous voudrez, il la suivra jusqu'à ce qu'il vous joigne.
—Oh! mon Dieu! vous m'effrayez.
—Ce n'est point mon intention; je vous dis ce qui est, et pas autre chose.
—Alors c'est moi qui vous ferai à mon tour la question que vous m'adressiez tout à l'heure. Que comptez-vous faire, monsieur?
—Hélas! reprit le comte de Monsoreau avec une amère ironie, je suis un homme de pauvre imagination, moi. J'avais trouvé un moyen; ce moyen ne vous convient pas; j'y renonce; mais ne me dites pas d'en chercher d'autres.
—Mais, mon Dieu! repris-je, le danger est peut-être moins pressant que vous ne le croyez.
—C'est ce que l'avenir nous apprendra, madame, dit le comte en se levant. En tout cas, je vous le répète, madame de Monsoreau aura d'autant moins à craindre du prince, que la nouvelle charge que j'occupe me fait relever directement du roi, et que moi et ma femme nous trouverons naturellement protection près du roi.
Je ne répliquai que par un soupir. Ce que disait là le comte était plein de raison et de vraisemblance.
M. de Monsoreau attendit un instant, comme pour me laisser tout le loisir de lui répondre; mais je n'en eus pas la force. Il était debout, tout prêt à se retirer. Un sourire amer passa sur ses lèvres; il s'inclina et sortit.
Je crus entendre quelques imprécations s'échapper de sa bouche dans l'escalier.
J'appelai Gertrude.
Gertrude avait l'habitude de se tenir, ou dans le cabinet, ou dans la chambre à coucher quand venait le comte; elle accourut.
J'étais à la fenêtre, enveloppée dans les rideaux de façon que, sans être aperçue, je pusse voir ce qui se passait dans la rue.
Le comte sortit et s'éloigna.
Nous restâmes une heure à peu près, attentives à tout examiner, mais personne ne vint.
La nuit s'écoula sans rien amener de nouveau.
Le lendemain Gertrude, en sortant, fut accostée par un jeune homme, qu'elle reconnut pour être celui qui, la veille, accompagnait le prince; mais, à toutes ses instances, elle refusa de répondre; à toutes ses questions, elle resta muette.
Le jeune homme, lassé, se retira.
Cette rencontre m'inspira une profonde terreur; c'était le commencement d'une investigation qui, certes, ne devait point s'arrêter là. J'eus peur que M. de Monsoreau ne vint pas le soir, et que quelque tentative ne fût faite contre moi dans la nuit; je l'envoyai chercher; il vint aussitôt.
Je lui racontai tout et lui fis le portrait du jeune homme d'après ce que Gertrude m'en avait rapporté.
—C'est Aurilly, dit-il; qu'a répondu Gertrude?
—Gertrude n'a rien répondu.
M. de Monsoreau réfléchit un instant.
—Elle a eu tort, dit-il.
—Comment cela?
—Oui, il s'agit de gagner du temps.
—Du temps?
—Aujourd'hui, je suis encore dans la dépendance de M. le duc d'Anjou; mais, dans quinze jours, dans douze jours, dans huit jours peut-être, c'est le duc d'Anjou qui sera dans la mienne. Il s'agit donc de le tromper pour qu'il attende.
—Mon Dieu!
—Sans doute, l'espoir le rendra patient. Un refus complet le poussera vers quelque parti désespéré.
—Monsieur, écrivez à mon père, m'écriai-je; mon père accourra et ira se jeter aux pieds du roi. Le roi aura pitié d'un vieillard.
—C'est selon la disposition d'esprit où sera le roi, et selon qu'il sera dans sa politique d'être pour le moment l'ami ou l'ennemi de M. le duc d'Anjou. D'ailleurs, il faut six jours à un messager pour aller trouver votre père; il faut six jours à votre père pour venir. Dans douze jours M. le duc d'Anjou aura fait, si nous ne l'arrêtons pas, tout le chemin qu'il peut faire.
—Et comment l'arrêter?
M. de Monsoreau ne répondit point. Je compris sa pensée et je baissai les yeux.
—Monsieur, dis-je après un moment de silence, donnez vos ordres à
Gertrude, et elle suivra vos instructions.
Un sourire imperceptible passa sur les lèvres de M. de Monsoreau, à ce premier appel de ma part à sa protection.
Il causa quelques instants avec Gertrude.
—Madame, me dit-il, je pourrais être vu sortant de chez vous: deux ou trois heures nous manquent seulement pour attendre la nuit; me permettez-vous de passer ces deux ou trois heures dans votre appartement?
M. de Monsoreau avait presque le droit d'exiger; il se contentait de demander: je lui fis signe de s'asseoir.
C'est alors que je remarquai la suprême puissance que le comte avait sur lui-même: à l'instant même, il surmonta la gêne qui résultait de notre situation respective, et sa conversation, à laquelle cette espèce d'âpreté que j'ai déjà signalée donnait un puissant caractère, commença variée et attachante. Le comte avait beaucoup voyagé, beaucoup vu, beaucoup pensé, et j'avais, au bout de deux heures, compris toute l'influence que cet homme étrange avait prise sur mon père.
Bussy poussa un soupir.
La nuit venue, sans insister, sans demander davantage, et comme satisfait de ce qu'il avait obtenu, il se leva et sortit.
Pendant la soirée, nous nous remîmes, Gertrude et moi, à notre observatoire. Cette fois, nous vîmes distinctement deux hommes qui examinaient la maison. Plusieurs fois ils s'approchèrent de la porte; toute lumière intérieure était éteinte; ils ne purent nous voir.
Vers onze heures ils s'éloignèrent.
Le lendemain, Gertrude, en sortant, retrouva le même jeune homme à la même place; il vint de nouveau à elle, et l'interrogea comme il avait fait la veille. Ce jour-là Gertrude fut moins sévère et échangea quelques mots avec lui.
Le jour suivant, Gertrude fut plus communicative; elle lui dit que j'étais la veuve d'un conseiller, qui, restée sans fortune, vivait fort retirée; il voulut insister pour en savoir davantage, mais il fallut qu'il se contentât, pour l'heure, de ces renseignements.
Le jour d'après Aurilly parut avoir conçu quelques doutes sur la véracité du récit de la veille; il parla de l'Anjou, de Beaugé, et prononça le mot de Méridor.
Gertrude répondit que tous ces noms lui étaient parfaitement inconnus.
Alors il avoua qu'il était au duc d'Anjou, que le duc d'Anjou m'avait vue et était amoureux de moi; puis, à la suite de cet aveu, vinrent des offres magnifiques pour elle et pour moi: pour elle, si elle voulait introduire le prince près de moi; pour moi, si je le voulais recevoir.
Chaque soir, M. de Monsoreau venait, et chaque soir je lui disais où nous en étions. Il restait alors depuis huit heures jusqu'à minuit; mais il était évident que son inquiétude était grande.
Le samedi soir je le vis arriver plus pâle et plus agité que de coutume.
—Écoutez, me dit-il, il faut tout promettre pour mardi ou mercredi.
—Tout promettre, et pourquoi? m'écriai-je.
—Parce que M. le duc d'Anjou est décidé à tout, qu'il est bien en ce moment avec le roi, et qu'il n'y a rien, par conséquent, à attendre du roi.
—Mais d'ici à mercredi doit-il donc se passer quelque événement qui viendra à notre aide?
—Peut-être. J'attends de jour en jour cette circonstance qui doit mettre le prince dans ma dépendance. Je la pousse, je la hâte, non-seulement de mes voeux, mais de mes actions. Demain il faut que je vous quitte, que j'aille à Montereau.
—Il le faut? répondis-je avec une espèce de terreur mêlée d'une certaine joie.
—Oui; j'ai là un rendez-vous indispensable pour hâter cette circonstance dont je vous parlais.
—Et si nous sommes dans la même situation, que faudra-t-il donc faire, mon Dieu?
—Que voulez-vous que je fasse contre un prince, madame, quand je n'ai aucun droit de vous protéger? Il faudra céder à la mauvaise fortune….
—Oh! mon père! mon père! m'écriai-je.
Le comte me regarda fixement.
—Oh! monsieur!
—Qu'avez-vous donc à me reprocher?
—Oh! rien: au contraire.
—Mais n'ai-je pas été dévoué comme un ami, respectueux comme un frère?
—Vous vous êtes en tout point conduit en galant homme.
—N'avais-je pas votre promesse?
—Oui.
—Vous l'ai-je une seule fois rappelée?
—Non.
—Et, cependant, quand les circonstances sont telles, que vous vous trouvez placée entre une position honorable et une position honteuse, vous préférez d'être la maîtresse du duc d'Anjou à être la femme du comte de Monsoreau.
—Je ne dis pas cela, monsieur.
—Mais, alors, décidez-vous donc.
—Je suis décidée.
—A être la comtesse de Monsoreau?
—Plutôt que la maîtresse du duc d'Anjou.
—Plutôt que la maîtresse du duc d'Anjou: l'alternative est flatteuse.
Je me tus.
—N'importe, dit le comte, vous entendez? Que Gertrude gagne jusqu'à mardi, et mardi nous verrons.
Le lendemain, Gertrude sortit comme d'habitude, mais elle ne vit point Aurilly. A son retour, nous fûmes plus inquiètes de son absence que nous ne l'eussions été de sa présence. Gertrude sortit de nouveau sans nécessité de sortir, pour le rencontrer seulement; mais elle ne le rencontra point. Une troisième sortie fut aussi inutile que les deux premières.
J'envoyai Gertrude chez M. de Monsoreau, il était parti, et on ne savait point où il était.
Nous étions seules et isolées; nous nous sentîmes faibles: pour la première fois je compris mon injustice envers le comte.
—Oh! madame, s'écria Bussy, ne vous hâtez donc pas de revenir ainsi à cet homme; il y a quelque chose dans toute sa conduite que nous ne savons pas, mais que nous saurons.
Le soir vint, accompagné de terreurs profondes; j'étais décidée à tout plutôt que de tomber vivante aux mains du duc d'Anjou. Je m'étais munie de ce poignard, et j'avais résolu de me frapper aux yeux du prince, au moment où lui ou de ses gens essayeraient de porter la main sur moi. Nous nous barricadâmes dans nos chambres. Par une négligence incroyable, la porte de la rue n'avait pas de verrou intérieur. Nous cachâmes la lampe et nous nous plaçâmes à notre observatoire.
Tout fut tranquille jusqu'à onze heures du soir; à onze heures, cinq hommes débouchèrent par la rue Saint-Antoine, parurent tenir conseil, et s'en allèrent s'embusquer dans l'angle du mur de l'hôtel des Tournelles.
Nous commençâmes à trembler; ces hommes étaient probablement là pour nous. Cependant ils se tinrent immobiles; un quart d'heure à peu près s'écoula.
Au bout d'un quart d'heure nous vîmes paraître deux autres hommes au coin de la rue Saint-Paul. La lune, qui glissait entre les nuages, permit à Gertrude de reconnaître Aurilly dans l'un de ces deux hommes.
—Hélas! mademoiselle, ce sont eux, murmura la pauvre fille.
—Oui, répondis-je toute frissonnante de terreur, et les cinq autres sont là pour leur prêter secours.
—Mais il faudra qu'ils enfoncent la porte, dit Gertrude, et, au bruit, les voisins accourront.
—Pourquoi veux-tu que les voisins accourent? Nous connaissent-ils et ont-ils quelque motif de se faire une mauvaise affaire pour nous défendre? Hélas! en réalité, Gertrude, nous n'avons de véritable défenseur que le comte.
—Eh bien, pourquoi refusez-vous donc toujours d'être comtesse?
Je poussai un soupir.
CHAPITRE XVI
CE QUE C'ÉTAIT QUE DIANE DE MÉRIDOR.—LE MARIAGE.
Pendant ce temps, les deux hommes qui avaient paru au coin de la rue Saint-Paul s'étaient glissés le long des maisons et se tenaient sous nos fenêtres. Nous entr'ouvrîmes doucement la croisée.
—Es-tu sûr que c'est ici? demanda une voix.
—Oui, monseigneur, parfaitement sûr. C'est la cinquième maison, à partir du coin de la rue Saint-Paul.
—Et la clef, penses-tu qu'elle ira?
—J'ai pris l'empreinte de la serrure.
Je saisis le bras de Gertrude et je le serra avec violence.
—Et une fois entré?
—Une fois entré, c'est mon affaire. La suivante nous ouvrira. Votre
Altesse possède dans sa poche une clef d'or qui vaut bien celle-ci.
—Ouvre donc alors.
Nous entendîmes le grincement de la clef dans la serrure. Mais, tout à coup, les hommes embusqués à l'angle de l'hôtel se détachèrent de la muraille, et s'élancèrent vers le prince et vers Aurilly, en criant: «A mort! à mort!»
Je n'y comprenais plus rien; ce que je devinais seulement, c'est qu'un secours inattendu, inespéré, inouï, nous arrivait. Je tombai à genoux et je remerciai le ciel.
Mais le prince n'eut qu'à se montrer, le prince n'eut qu'à dire son nom, toutes les voix se turent, toutes les épées rentrèrent au fourreau, et chaque agresseur fit un pas en arrière.
—Oui, oui, dit Bussy, ce n'était point au prince qu'ils en voulaient: c'était à moi.
—En tout cas, reprit Diane, cette attaque éloigna le prince. Nous le vîmes se retirer par la rue de Jouy, tandis que les cinq gentilshommes de l'embuscade allaient reprendre leur poste au coin de l'hôtel des Tournelles.
Il était évident que, pour cette nuit du moins, le danger venait de s'écarter de nous, car ce n'était point à moi qu'en voulaient les cinq gentilshommes. Mais nous étions trop inquiètes et trop émues pour ne point rester sur pied. Nous demeurâmes debout contre la fenêtre, et nous attendîmes quelque événement inconnu que nous sentions instinctivement s'avancer à notre rencontre.
L'attente fut courte. Un homme à cheval parut, tenant le milieu de la rue Saint-Antoine. C'était sans doute celui que les cinq gentilshommes embusqués attendaient, car, en l'apercevant, ils crièrent: Aux épées! aux épées! et s'élancèrent sur lui.
Vous savez tout ce qui a rapport à ce gentilhomme, dit Diane, puisque ce gentilhomme, c'était vous.
—Au contraire, madame, dit Bussy, qui, dans le récit de la jeune femme, espérait tirer quelque secret de son coeur; au contraire, je ne sais rien que le combat, puisque après le combat je m'évanouis.
—Il est inutile de vous dire, reprit Diane avec une légère rougeur, l'intérêt que nous prîmes à cette lutte si inégale et néanmoins si vaillamment soutenue. Chaque épisode du combat nous arrachait un frissonnement, un cri, une prière. Nous vîmes votre cheval faiblir et s'abattre. Nous vous crûmes perdu; mais il n'en était rien, le brave Bussy méritait sa réputation. Vous tombâtes debout et n'eûtes pas même besoin de vous relever pour frapper vos ennemis; enfin, entouré, menacé de toutes parts, vous fîtes retraite comme le lion, la face tournée à vos adversaires, et vous vîntes vous appuyer à la porte; alors, la même idée nous vint à Gertrude et à moi, c'était de descendre pour vous ouvrir; elle me regarda: «Oui,» lui dis-je; et toutes deux nous nous élançâmes vers l'escalier. Mais, comme je vous l'ai dit, nous nous étions barricadées en dedans, il nous fallut quelques secondes pour écarter les meubles qui obstruaient le passage, et au moment où nous arrivions sur le palier, nous entendîmes la porte de la rue qui se refermait.
Nous restâmes toutes deux immobiles. Quelle était donc la personne qui venait d'entrer et comment était-elle entrée?
Je m'appuyai à Gertrude, et nous demeurâmes muettes et dans l'attente.
Bientôt des pas se firent entendre dans l'allée; ils se rapprochaient de l'escalier, un homme parut, chancelant, étendit les bras, et tomba sur les premières marches en poussant un sourd gémissement.
Il était évident que cet homme n'était point poursuivi; qu'il avait mis la porte, si heureusement laissée ouverte par le duc d'Anjou, entre lui et ses adversaires, et que, blessé dangereusement, à mort peut-être, il était venu s'abattre au pied de l'escalier.
En tout cas, nous n'avions rien à craindre, et c'était au contraire cet homme qui avait besoin de notre secours.
—La lampe! dis-je à Gertrude.
Elle courut et revint avec la lumière.
Nous ne nous étions pas trompées: vous étiez évanoui. Nous vous reconnûmes pour le brave gentilhomme qui s'était si vaillamment défendu, et, sans hésiter, nous nous décidâmes à vous porter secours.
En un instant, vous fûtes apporté dans ma chambre et déposé sur le lit.
Vous étiez toujours évanoui; les soins d'un chirurgien paraissaient urgents. Gertrude se rappela avoir entendu raconter une cure merveilleuse faite quelques jours auparavant par un jeune docteur de la rue… de la rue Beautreillis. Elle savait son adresse; elle m'offrit de l'aller quérir.
—Mais, lui dis-je, ce jeune homme peut nous trahir.
—Soyez tranquille, dit-elle, je prendrai mes précautions.
—C'est une fille vaillante et prudente à la fois, continua Diane. Je me fiai donc entièrement à elle. Elle prit de l'argent, une clef et mon poignard; et je restai seule près de vous… et priant pour vous.
—Hélas! dit Bussy, je ne connaissais pas tout mon bonheur, madame.
—Un quart d'heure après, Gertrude revint; elle ramenait le jeune docteur; il avait consenti à tout, et la suivait les yeux bandés.
Je demeurai dans le salon tandis qu'on l'introduisait dans la chambre.
Là, on lui permit d'ôter le bandeau qui lui couvrait les yeux.
—Oui, dit Bussy, c'est en ce moment que je repris connaissance, et que mes yeux se portèrent sur votre portrait et qu'il me sembla que je vous voyais entrer.
—J'entrai en effet; mon inquiétude l'emportait sur la prudence; j'échangeai quelques questions avec le jeune docteur; il examina votre blessure, me répondit de vous, et je fus soulagée.
—Tout cela était resté dans mon esprit, dit Bussy, mais comme un rêve reste dans la mémoire; et cependant quelque chose me disait là, ajouta le jeune homme en mettant la main sur son coeur, que je n'avais point rêvé.
—Lorsque le chirurgien eût pansé votre blessure, il tira de sa poche un petit flacon contenant une liqueur rouge, et versa quelques gouttes de cette liqueur sur vos lèvres. C'était, me dit-il, un élixir destiné à vous rendre le sommeil et à combattre la fièvre.
Effectivement, un instant après avoir avalé ce breuvage, vous fermâtes les yeux de nouveau et vous retombâtes dans l'espèce d'évanouissement dont un instant vous étiez sorti.
Je m'effrayai; mais le docteur me rassura. Tout était pour le mieux, me dit-il, et il n'y avait plus qu'à vous laisser dormir.
Gertrude lui couvrit de nouveau les yeux d'un mouchoir, et le reconduisit jusqu'à la porte de la rue Beautreillis.
Seulement elle crut s'apercevoir qu'il comptait les pas.
—En effet, madame, dit Bussy, il les avait comptés.
—Cette supposition nous effraya. Ce jeune homme pouvait nous trahir. Nous résolûmes de faire disparaître toute trace de l'hospitalité que nous vous avions donnée; mais d'abord l'important était de vous faire disparaître, vous.
Je rappelai tout mon courage; il était deux heures du matin, les rues étaient désertes. Gertrude répondit de vous soulever; elle y parvint, je l'aidai, et nous vous emportâmes jusque sur les talus des fossés du Temple. Puis nous revînmes tout épouvantées de cette hardiesse qui nous avait fait sortir, deux femmes seules, à une heure où les hommes eux-mêmes sortent accompagnés.
Dieu veillait sur nous. Nous ne rencontrâmes personne, et rentrâmes sans avoir été vues.
En rentrant, je succombai sous le poids de mon émotion, et je m'évanouis.
—Oh! madame! madame! dit Bussy en joignant les mains, comment reconnaîtrai-je jamais ce que vous avez fait pour moi?
Il se fit un instant de silence, pendant lequel Bussy regardait ardemment Diane. La jeune femme, le coude appuyé sur une table, avait laissé retomber sa tête dans sa main.
Au milieu de ce silence, on entendit vibrer l'horloge de l'église
Sainte-Catherine.
—Deux heures! dit Diane en tressaillant. Deux heures, et vous ici!
—Oh! madame, supplia Bussy, ne me renvoyez pas sans m'avoir tout dit. Ne me renvoyez pas sans m'avoir indiqué par quels moyens je puis vous être utile. Supposez que Dieu vous ait donné un frère, et dites à ce frère ce qu'il peut faire pour sa soeur.
—Hélas! plus rien maintenant, dit la jeune femme, il est trop tard.
—Qu'arriva-t-il le lendemain? demanda Bussy; que fîtes-vous pendant cette journée où je ne pensai qu'à vous, sans être sûr cependant que vous n'étiez pas un rêve de mon délire, une vision de ma fièvre?
—Pendant cette journée, reprit Diane, Gertrude sortit et rencontra Aurilly. Aurilly était plus pressant que jamais: il ne dit pas un mot de ce qui s'était passé la veille; mais il demanda au nom de son maître une entrevue.
Gertrude parut consentir, mais elle demanda jusqu'au mercredi suivant, c'est-à-dire jusque aujourd'hui, pour me décider.
Aurilly promit que son maître se ferait violence jusque-là.
Nous avions donc trois jours devant nous.
Le soir M. de Monsoreau revint.
Nous lui racontâmes tout, excepté ce qui avait rapport à vous. Nous lui dîmes que la veille le duc avait ouvert la porte avec une fausse clef, mais qu'au moment même où il allait entrer il avait été chargé par cinq gentilshommes, au milieu desquels étaient MM. d'Épernon et de Quélus. J'avais entendu prononcer ces deux noms, et je les lui répétai.
—Oui, oui, dit le comte, j'ai déjà entendu parler de cela; ainsi il a une fausse clef. Je m'en doutais.
—Ne pourrait-on changer la serrure? demandai-je.
—Il en fera faire une autre, dit le comte.
—Poser des verrous à la porte?
—Il viendra avec dix hommes, et enfoncera portes et verrous.
—Mais cet événement qui devait vous donner, m'avez-vous dit, tout pouvoir sur le duc?
—Est retardé indéfiniment peut-être.
Je restai muette, et, la sueur au front, je ne me dissimulai plus qu'il n'y avait d'autre moyen d'échapper au duc d'Anjou que de devenir la femme du comte.
—Monsieur, lui dis-je, le duc, par l'organe de son confident, s'est engagé à attendre jusqu'à mercredi soir; moi, je vous demande jusqu'à mardi.
—Mardi soir, à la même heure, madame, dit le comte, je serai ici.
Et, sans ajouter une parole, il se leva et sortit.
Je le suivis des jeux; mais, au lieu de s'éloigner, il alla à son tour se placer dans cet angle sombre du mur des Tournelles et parut décidé à veiller sur moi toute la nuit.
Chaque preuve de dévouement que me donnait cet homme était comme un nouveau coup de poignard pour mon coeur.
Les deux jours s'écoulèrent avec la rapidité d'un instant; rien ne troubla notre solitude. Maintenant, ce que je souffris pendant ces deux jours, en entendant se succéder le vol rapide des heures, est impossible à décrire.
Quand la nuit de la seconde journée vint, j'étais atterrée; tout sentiment semblait petit à petit se retirer de moi. J'étais froide, muette, insensible en apparence, comme une statue: mon coeur seul battait, le reste de mon corps semblait avoir cessé de vivre.
Gertrude se tenait à la fenêtre. Moi, assise où je suis, de temps en temps seulement je passais mon mouchoir sur mon front mouillé de sueur.
Tout à coup Gertrude étendit la main de mon côté; mais ce geste, qui autrefois m'eût fait bondir, me trouva impassible.
—Madame! dit-elle.
—Eh bien? demandai-je.
—Quatre hommes… je vois quatre hommes… Ils s'approchent de ce côté… ils ouvrent la porte… ils entrent.
—Qu'ils entrent! répondis-je sans faire un mouvement.
—Mais ces quatre hommes, c'est sans doute le duc d'Anjou, Aurilly et les deux hommes de leur suite.
Je tirai, pour toute réponse, mon poignard et le plaçai près de moi sur la table.
—Oh! laissez-moi voir du moins, dit Gertrude, en s'élançant vers la porte.
—Vois, répondis-je.
Un instant après, Gertrude rentra.
—Mademoiselle, dit-elle, c'est M. le comte.
Je remis mon poignard dans ma poitrine sans prononcer une seule parole. Seulement je tournai la tête du côté du comte.
Sans doute il fut effrayé de ma pâleur.
—Que me dit Gertrude? s'écria-t-il, que vous m'avez pris pour le duc, et que, si c'eût été le duc, vous vous fussiez tuée?
C'était la première fois que je le voyais ému.
Cette émotion était-elle réelle ou factice?
—Gertrude a eu tort de vous dire cela, monsieur, répondis-je; du moment où ce n'est pas le duc, tout est bien.
Il se fit un instant de silence.
—Vous savez que je ne suis pas venu seul, dit le comte.
—Gertrude a vu quatre hommes.
—Vous doutez-vous qui ils sont?
—Je présume que l'un est prêtre, et que les deux autres sont nos témoins.
—Alors vous êtes prête à devenir ma femme?
—N'est-ce pas chose convenue? Seulement je me souviens du traité; il était convenu encore qu'à moins d'urgence reconnue de ma part, je ne me marierais pas hors de la présence de mon père.
—Je me rappelle parfaitement cette condition, mademoiselle; mais croyez vous qu'il y ait urgence?
—Oui, je le crois.
—Eh bien?
—Eh bien, je suis prête à vous épouser, monsieur. Mais rappelez-vous ceci: c'est que je ne serai réellement votre femme que lorsque j'aurai revu mon père.
Le comte fronça le sourcil et se mordit les lèvres.
—Mademoiselle, dit-il, mon intention n'est point de forcer votre volonté; si vous avez engagé votre parole, je vous rends votre parole: vous êtes libre; seulement…
Il s'approcha de la fenêtre et jeta un coup d'oeil dans la rue.
—Seulement, dit-il, regardez.
Je me levai, mue par cette puissante attraction qui nous pousse à nous assurer de notre malheur, et au-dessous de la fenêtre j'aperçus un homme enveloppé d'un manteau, qui semblait chercher un moyen de pénétrer dans la maison.
—O mon Dieu! dit Bussy, et vous dites que c'était hier?
—Oui, comte, hier vers les neuf heures du soir.
—Continuez, dit Bussy.
Au bout d'un instant, un autre homme vint rejoindre le premier, celui-là tenait une lanterne à la main.
—Que pensez-vous de ces deux hommes? me demanda M. de Monsoreau.
—Je pense que c'est le duc et son affidé, répondis-je.
Bussy poussa un gémissement.
—Maintenant, continua le comte, ordonnez: faut-il que je reste, faut-il que je me retire?
Je balançai un instant: oui, malgré la lettre de mon père, malgré la promesse jurée, malgré le danger présent, palpable, menaçant, oui, je balançai! et si ces deux hommes n'eussent point été là…
—Oh! malheureux que je suis! s'écria Bussy: l'homme au manteau, c'était moi, et celui qui portait la lanterne, c'était Remy le Haudouin, ce jeune docteur que vous avez envoyé chercher.
—C'était vous! s'écria Diane avec stupeur.
—Oui, moi; moi, qui de plus en plus convaincu de la réalité de mes souvenirs, cherchais à retrouver la maison où j'avais été recueilli, la chambre où j'avais été transporté, la femme ou plutôt l'ange qui m'avait apparu. Oh! j'avais bien raison de m'écrier que j'étais un malheureux!
Et Bussy demeura comme écrasé sous le poids de cette fatalité qui s'était servie de lui pour déterminer Diane à donner sa main au comte.
—Ainsi, reprit-il au bout d'un instant, vous êtes sa femme?
—Depuis hier, répondit Diane.
Et il se fit un nouveau silence, qui n'était interrompu que par la respiration haletante des deux jeunes gens.
—Mais vous, demanda tout à coup Diane, comment êtes-vous entré dans cette maison, comment vous trouvez-vous ici?
Bussy lui montra silencieusement la clef.
—Une clef! s'écria Diane; d'où vous vient cette clef et qui vous l'a donnée?
—Gertrude n'avait-elle pas promis au prince de l'introduire près de vous ce soir? Le prince avait vu M. de Monsoreau et m'avait vu moi-même, comme M. de Monsoreau et moi l'avions vu; il a craint quelque piège et m'a envoyé à sa place.
—Et vous avez accepté cette mission? dit Diane avec le ton du reproche.
—C'était le seul moyen de pénétrer près de vous. Serez-vous assez injuste pour m'en vouloir d'être venu chercher une des plus grandes joies et une des plus grandes douleurs de ma vie?
—Oui, je vous en veux, dit Diane, car il eût mieux valu que vous ne me revissiez pas, et que, ne me revoyant pas, vous m'oubliassiez.
—Non, madame, dit Bussy, vous vous trompez. C'est Dieu au contraire qui m'a conduit près de vous pour pénétrer au plus profond de cette trame dont vous êtes victime. Écoutez: du moment où je vous ai vue, je vous ai voué ma vie. La mission que je me suis imposée va commencer. Vous avez demandé des nouvelles de votre père?
—Oh! oui, s'écria Diane, car, en vérité, je ne sais pas ce qu'il est devenu.
—Eh bien, dit Bussy, je me charge de vous en donner, moi; gardez seulement un bon souvenir à celui qui, à partir de ce moment, va vivre par vous et pour vous.
—Mais cette clef? dit Diane avec inquiétude.
—Cette clef, dit Bussy, je vous la rends, car je ne veux la tenir que de votre main; seulement je vous engage ma foi de gentilhomme que jamais soeur n'aura confié la clef de son appartement à un frère plus dévoué et plus respectueux.
—Je me fie à la parole du brave Bussy, dit Diane; tenez, monsieur.
Et elle rendit la clef au jeune homme.
—Madame, dit Bussy, dans quinze jours nous saurons ce qu'est véritablement M. de Monsoreau.
Et, saluant Diane avec un respect mêlé à la fois d'ardent amour et de profonde tristesse, Bussy disparut par les montées.
Diane inclina la tête vers la porte pour écouter le bruit des pas du jeune homme qui s'éloignait, et ce bruit avait déjà cessé depuis longtemps, que, le coeur bondissant et les yeux baignés de larmes, elle écoutait encore.
CHAPITRE XVII
COMMENT VOYAGEAIT LE ROI HENRI III, ET QUEL TEMPS IL LUI FALLAIT POUR ALLER DE PARIS A FONTAINEBLEAU.
Le jour qui se levait quatre ou cinq heures après les événements que nous venons de raconter vit, à à la lueur d'un soleil pâle et qui argentait à peine les franges d'un nuage rougeâtre, le départ du roi Henri III pour Fontainebleau, où, comme nous l'avons dit, une grande chasse était projetée pour le surlendemain.
Ce départ, qui, chez un autre, fût resté inaperçu, comme tous les actes de la vie de ce prince étrange dont nous avons entrepris d'esquisser le règne, faisait au contraire événement par le bruit et le mouvement qu'il traînait avec lui.
En effet, sur le quai du Louvre, vers les huit heures du matin, commençait à s'allonger, sortant par la grande porte située entre la tour du Coin et la rue de l'Astruce, une foule de gentilshommes de service, montés sur de bons chevaux et enveloppés de manteaux fourrés, puis les pages en grand nombre, puis un monde de laquais, et enfin une compagnie de Suisses, précédant immédiatement la litière royale.
Cette litière, traînée par huit mules richement caparaçonnées, mérite une mention toute particulière.
C'était une machine formant un carré long, supportée par quatre roues, toute garnie de coussins à l'intérieur, toute drapée de rideaux de brocart à l'extérieur; elle pouvait avoir quinze pieds de long sur huit de large. Dans les endroits difficiles, ou dans les montagnes trop rudes, on substituait aux huit mules un nombre indéfini de boeufs dont la lente mais vigoureuse opiniâtreté n'ajoutait pas à la vitesse, sans doute, mais donnait au moins l'assurance d'arriver au but, sinon une heure, du moins deux ou trois heures plus tard.
Cette machine contenait le roi Henri III et toute sa cour, moins la reine, Louise de Vaudemont, qui, il faut le dire, faisait si peu partie de la cour de son mari, si ce n'est dans les pèlerinages et dans les processions, que ce n'est point la peine d'en parler.
Laissons donc la pauvre reine de côté, et disons de quoi se composait la cour de voyage du roi Henri.
Elle se composait du roi Henri III d'abord, de son médecin Marc Miron, de son chapelain, dont le nom n'est point parvenu jusqu'à nous, de son fou Chicot, notre vieille connaissance, des cinq ou six mignons en faveur, et qui étaient, pour le moment, Quélus, Schomberg, d'Épernon, d'O et Maugiron, d'une paire de grands chiens lévriers qui, au milieu de tout ce monde, assis, couché, debout, agenouillé, accoudé, glissaient leurs longues têtes de serpents, souvent de minute en minute, avec des bâillements démesurés, et d'une corbeille de petits chiens anglais que le roi portait tantôt sur ses genoux, tantôt suspendue à son cou par une chaîne ou par des rubans.
De temps en temps on tirait d'une espèce de niche pratiquée à cet effet une chienne aux mamelles gonflées de lait qui donnait à téter à tout ce corbillon de petits chiens, que regardaient en compassion et en collant leur museau pointu contre le chapelet de têtes de mort qui cliquetait au côté gauche du roi, les deux grands lévriers qui, sûrs de la faveur toute particulière dont ils jouissaient, ne se donnaient pas même la peine d'être jaloux.
Au plafond de la litière se balançait une cage en fils de cuivre doré, contenant les plus belles tourterelles du monde, c'est-à-dire avec un plumage blanc comme la neige et un double collier noir.
Quand par hasard quelque femme entrait dans la litière royale, la ménagerie s'augmentait de deux ou trois singes de l'espèce des ouistitis ou des sapajous, le singe étant pour le moment l'animal en faveur près des élégantes de la cour du dernier Valois.
Une Notre-Dame de Chartres, sculptée en marbre par Jean Goujon pour le roi Henri II, était posée debout au fond de la litière dans une niche dorée, et abaissait sur son divin Fils des regards qui semblaient tout étonnés de ce qu'ils voyaient.
Aussi tous les pamphlets du temps, et il n'en manquait pas, tous les vers satiriques de l'époque, et il s'en élucubrait bon nombre, faisaient-ils à cette litière l'honneur de s'occuper fréquemment d'elle, et la désignaient-ils sous le nom d'arche de Noé.
Le roi était assis au fond de la litière, juste au-dessous de la niche de Notre-Dame; à ses pieds, Quélus et Maugiron tressaient des rubans, ce qui était une des occupations les plus sérieuses des jeunes gens de l'époque, dont quelques-uns étaient arrivés à faire, par une force de combinaison inconnue auparavant, et qui ne s'est pas retrouvée depuis, des nattes à douze brins; Schomberg, dans un angle, faisait une tapisserie à ses armes, avec une nouvelle devise, qu'il croyait avoir trouvée et qu'il n'avait que retrouvée; dans l'autre coin causaient le chapelain et le docteur; d'O et d'Épernon regardaient par les ouvertures et, réveillés trop matin, bâillaient comme les lévriers; enfin Chicot, assis sur une des portières, les jambes pendantes hors de la machine, afin d'être toujours prêt à descendre ou à remonter, selon son caprice, chantait des cantiques, récitait des pasquils ou faisait des anagrammes, selon la fureur du temps, et trouvait dans chaque nom de courtisan, soit français, soit latin, des personnalités infiniment désagréables pour celui dont il estropiait ainsi l'individualité.
En arrivant à la place du Châtelet, Chicot commença d'entamer un cantique.
Le chapelain qui, ainsi que nous l'avons dit, causait avec Miron, se retourna en fronçant le sourcil.
—Chicot, mon ami, dit Sa Majesté, prends garde à toi; écharpe mes mignons, mets en pièces Ma Majesté, dis ce que tu voudras de Dieu, Dieu est bon, mais ne te brouille pas avec l'Église.
—Merci de l'avis, mon fils, dit Chicot; je ne voyais pas notre digne chapelain qui cause là-bas, avec le docteur, du dernier mort qu'il lui a envoyé à mettre en terre, et qui se plaint que c'était le troisième de la journée, et toujours aux heures des repas, ce qui le dérange. Pas de cantiques, tu parles d'or; c'est trop vieux. Je vais te chanter une chanson toute nouvelle.
—Sur quel air? demanda le roi.
—Toujours le même, dit Chicot, et il se mit à chanter à pleine gorge:
Notre roi doit cent millions.
—Je dois plus que cela, dit Henri; ton chansonnier est mal renseigné,
Chicot. Chicot reprit sans se démonter:
Henri doit deux cents millions,
Et faut, pour acquitter les dettes
Que messieurs les mignons ont faites,
De nouvelles inventions,
Nouveaux impôts, nouvelles tailles,
Qu'il faut, du profond des entrailles
Des pauvres sujets, arracher,
Malheureux qui traînent leurs vies
Sous la griffe de ces harpies
Qui avalent tout sans mâcher.
—Bien, dit Quélus, tout en nattant sa soie, tu as une belle voix,
Chicot; le second couplet, mon ami.
—Dis donc, Valois, dit Chicot sans répondre à Quélus, empêche donc tes amis de m'appeler leur ami; cela m'humilie.
—Parle en vers, Chicot, répondit le roi; la prose ne vaut rien.
—Soit, dit Chicot, et il reprit:
Leur parler et leur vêtement
Se voient tels, qu'une honnête femme
Aurait peur d'en recevoir blâme,
Vêtue aussi lascivement
Leur cou ne se tourne à son aise,
Dedans les replis de leur fraise;
Déjà le froment n'est plus bon
Pour l'emploi blanc de leur chemise.
Et faut, pour façon plus exquise,
Faire de riz leur amidon.
—Bravo! dit le roi, n'est-ce pas toi, d'O, qui as inventé l'amidon de riz?
—Non pas, sire, dit Chicot, c'est M. de Saint-Mégrin, qui est trépassé l'an dernier, sous les coups de M. de Mayenne; que diable, ne lui enlevez pas ça, à ce pauvre mort, il ne compte que sur cet amidon et sur ce qu'il a fait à M. de Guise pour aller à la postérité; en lui enlevant l'amidon, il resterait à moitié route.
Et, sans faire attention à la figure du roi, qui s'assombrissait à ce souvenir, Chicot continua:
Leur poil est tondu au compas.
—Il est toujours question des mignons, bien entendu, interrompit
Chicot.
—Oui, oui, va, dit Schomberg.
—Chicot reprit:
Leur poil est tondu au compas,
Mais non d'une façon pareille,
Car en avant, depuis l'oreille,
Il est long et derrière bas.
—Sa chanson est déjà vieille, dit d'Épernon.
—Vieille! elle est d'hier.
—Eh bien, la mode à changé ce matin; regarde.
Et d'Épernon ôta son toquet pour montrer à Chicot ses cheveux de devant presque aussi ras que ceux de derrière.
—Oh! la vilaine tête! dit Chicot.
Et il continua:
Leurs cheveux droits par artifice,
Par la gomme qui les hérisse,
Retordent leurs plis refrisés;
Et, dessus leur tête légère,
Un petit bonnet par derrière
Les rend encor plus déguisés.
Je passe le quatrième couplet, dit Chicot, il est trop immoral. Et il reprit:
Pensez-vous que nos vieux François,
Qui par leurs armes valeureuses
En tant de guerres dangereuses
Ont fait retentir leurs exploits,
Et perdant le fruit de leur gloire
Avec le nom de leur victoire,
En tant de périlleux hasards,
Eussent la chemise empesée,
Eussent la perruque frisée,
Eussent le teint blanchi de fards?
—Bravo! dit Henri, et, si mon frère était là, il te serait bien reconnaissant, Chicot.
—Qui appelles-tu ton frère, mon fils? dit Chicot. Est-ce par hasard Joseph Foulon, abbé de Sainte-Geneviève, chez lequel on dit que tu vas faire tes voeux?
—Non pas, dit Henri, qui se prêtait à toutes les plaisanteries de
Chicot. Je parle de mon frère François.
—Ah! tu as raison; celui-là n'est pas ton frère en Dieu, mais frère en diable. Bon! bon! tu parles de François, fils de France par la grâce de Dieu, duc de Brabant, de Lauthier, de Luxembourg, de Gueldre, d'Alençon, d'Anjou, de Touraine, de Berry, d'Évreux et de Château-Thierry, comte de Flandres, de Hollande, de Zélande, de Zutphen, du Maine, du Perche, de Mantes, Meulan et Beaufort, marquis du Saint-Empire, seigneur de Frise et de Malines, défenseur de la liberté belge; à qui la nature a fait un nez, à qui la petite vérole en a fait deux, et sur qui, moi, j'ai fait ce quatrain:
Messieurs, ne soyez étonnés
Si voyez à François deux nez,
Car, par droit comme par usage,
Faut deux nez à double visage.
Les mignons éclatèrent de rire, car le duc d'Anjou était leur ennemi personnel, et l'épigramme contre le prince leur fit momentanément oublier le pasquil que Chicot venait de chanter contre eux.
Quant au roi, comme jusqu'à ce moment il n'avait reçu que les éclaboussures de ce feu roulant, il riait plus haut que tout le monde, n'épargnant personne, donnant du sucre et de la pâtisserie à ses chiens et frappant de la langue sur son frère et sur ses amis.
Tout à coup Chicot s'écria:
—Oh! ce n'est pas politique; Henri, Henri, c'est audacieux et imprudent.
—Quoi donc? dit le roi.
—Non, foi de Chicot, tu ne devrais pas avouer ces choses-là! fi donc!
—Quelles choses? demanda Henri étonné.
—Ce que tu dis de toi-même, quand tu signes ton nom; ah! Henriquet, ah! mon fils!
—Gare à vous, sire, dit Quélus, qui soupçonnait quelque méchanceté sous l'air confit en douceur de Chicot.
—Que diable veux-tu dire? demanda le roi.
—Comment signes-tu, voyons?
—Pardieu… je signe… je signe… Henri de Valois.
—Bon; remarquez, messieurs, dit Chicot, que je ne le lui fais pas dire; voyons, n'y a-t-il pas moyen de trouver un V dans ces treize lettres?
—Sans doute, Valois commence par un V.
—Prenez vos tablettes, messire chapelain, car voici le nom sous lequel il vous faut désormais inscrire le roi: Henri de Valois n'est qu'une anagramme.
—Comment?
—Oui, qu'une anagramme; je vais vous dire le véritable nom de Sa Majesté actuellement régnante. Nous disons: Dedans Henri de Valois il y a un V, mettez un V sur vos tablettes.
—C'est fait, dit d'Épernon.
—N'y a-t-il pas aussi un i?
—Certainement, c'est la dernière lettre du mot Henri.
—Que la malice des hommes est grande, dit Chicot, d'avoir été séparer ainsi des lettres faites pour être accolées l'une à l'autre! Mettez-moi un i à côté du V. Cela y est-il?
—Oui, dit d'Épernon.
—Cherchons bien maintenant si nous ne trouverons pas un l; ça y est, n'est-ce pas? un a, ça y est encore; un autre i, nous le tenons; enfin, un n. Bon. Sais-tu lire, Nogaret?
—Je l'avoue à ma honte, dit d'Épernon.
—Allons donc, maraud, est-ce que, par hasard, tu te crois d'assez grande noblesse pour être ignorant?
—Drôle! fit d'Épernon en levant sa sarbacane sur Chicot.
—Frappe, mais épelle, dit Chicot.
D'Epernon se mit à rire et épela.
—Vi-lain, vilain! dit-il.
—Bon! s'écria Chicot. Tu vois, Henri, comme cela commence, voilà déjà ton vrai nom de baptême retrouvé. J'espère que tu me feras une pension comme celle que notre frère Charles IX faisait à M. Amyot, quand je vais avoir retrouvé ton nom de famille.
—Tu te feras bâtonner, Chicot, dit le roi.
—Où cueille-t-on les cannes avec lesquelles on bâtonne les gentilshommes, mon fils, est-ce en Pologne? dis-moi cela.
—Il me semble cependant, dit Quélus, que M. de Mayenne ne s'en est pas privé avec toi, mon pauvre Chicot, le jour où il t'a trouvé avec sa maîtresse.
—Aussi est-ce un compte qui nous reste à régler ensemble. Soyez tranquille, monsieur Cupido, la chose est là, portée à son débit.
Et Chicot mit la main à son front; ce qui prouve que dès ce temps on reconnaissait la tête pour le siège de la mémoire.
—Voyons, Quélus, dit d'Épernon, tu verras que, grâce à toi, nous allons laisser échapper le nom de famille.
—Ne craints rien, dit Chicot, je le tiens, à M. de Guise je dirais: par les cornes; mais à toi, Henri, je me contenterai de dire: par tes oreilles.
—Voyons le nom, voyons le nom! dirent tous les jeunes gens.
—Nous avons d'abord, dans ce qui nous reste de lettres, un H majuscule; prends l'H, Nogaret.
D'Épernon obéit.
—Puis un e, puis un r, puis là-bas, dans Valois, un o; puis, comme tu sépares le prénom du nom par ce que les grammairiens appellent particule, je mets la main sur un d et sur un e, ce qui va nous faire, avec l's qui termine le nom de la race, ce qui va nous faire… épelle, d'Épernon, H, é, r, o, d, e, s.
—Hérodes, dit d'Épernon.
—Vilain Hérodes! s'écria le roi.
—Juste, dit Chicot; et voilà ce que tu signes tous les jours, mon fils. Oh!
Et Chicot se renversa en donnant tous les signes d'une pudibonde horreur.
—Monsieur Chicot, vous passez les bornes, dit Henri.
—Moi, dit Chicot, je dis ce qui est, pas autre chose; mais voilà bien les rois: avertissez-les, ils se fâchent.
—Voilà une belle généalogie! dit Henri.
—Ne la renie pas, mon fils, dit Chicot; ventre de biche! c'est la bonne pour un roi qui, deux ou trois fois par mois, a besoin des juifs.
—Il est dit, s'écria le roi, que ce maroufle-là n'aura pas le dernier. Messieurs, taisez-vous; de cette façon-là, du moins, personne ne lui donnera la réplique.
Il se fit à l'instant même le plus profond silence. Et ce silence, que Chicot, fort attentif au chemin que l'on parcourait, ne paraissait aucunement disposé à rompre, durait depuis quelques minutes, lorsque, au delà de la place Maubert, à l'angle de la rue des Noyers, on vit Chicot s'élancer tout à coup hors de la litière, écarter les gardes, et aller s'agenouiller à l'angle d'une maison d'assez bonne apparence, et qui avançait sur la rue un balcon de bois sculpté sur un entablement de poutrelles peintes.
—Hé! païen, cria le roi, si tu as à t'agenouiller, agenouille-toi au mains devant la croix qui fait le milieu de la rue Sainte-Geneviève, et non pas devant cette maison; renferme-t-elle donc quelque église, ou cache-t-elle quelque reposoir?
Mais Chicot ne répondait point; il s'était jeté à deux genoux sur le pavé, et disait tout haut cette prière, dont, en prêtant l'oreille, le roi ne perdait pas un mot:
« Bon Dieu! Dieu juste! voici, je la reconnais bien, et toute ma vie je la reconnaîtrai, voici la maison où Chicot a souffert, sinon pour toi, mon Dieu, mais du moins pour une de tes créatures; Chicot ne t'a jamais demandé qu'il arrivât malheur à M. de Mayenne, auteur de son martyre, ni à maître Nicolas David, instrument de son supplice. Non, Seigneur, Chicot a su attendre, car Chicot est patient, quoiqu'il ne soit pas éternel, et voilà six bonnes années, dont une année bissextile, que Chicot entasse les intérêts du petit compte ouvert entre lui et MM. de Mayenne et Nicolas David; or, à dix du cent, qui est le taux légal, puisque c'est le taux auquel le roi emprunte, en sept ans les intérêts cumulés doublent le capital. Fais donc, grand Dieu! Dieu juste! que la patience de Chicot dure un an encore, afin que les cinquante coups d'étrivières que Chicot a reçus dans cette maison par les ordres de cet assassin de prince lorrain et de ce spadassin d'avocat normand, et qui ont tiré du corps de Chicot une pinte de sang, s'élèvent à deux pintes et à cent coups d'étrivières, et pour chacun d'eux; de telle façon que M. de Mayenne, tout gros qu'il soit, et Nicolas David, tout long qu'il est, n'aient plus assez de sang ni de peau pour payer Chicot, et qu'ils en soient réduits à faire banqueroute de quinze ou vingt pour cent, en expirant sous le quatre-vingtième ou quatre-vingt-cinquième coup de verge.
Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il!»
—Amen! dit le roi.
Chicot baisa la terre, et, au suprême ébahissement de tous les spectateurs, qui ne comprenaient rien à cette scène, il revint prendre sa place dans la litière.
—Ah ça! dit le roi, à qui son rang, dénué depuis trois ans de tant de prérogatives qu'il avait laissé prendre aux autres, donnait au moins le droit d'être instruit le premier, ah ça! maître Chicot, pourquoi cette longue et singulière litanie, pourquoi tous ces coups dans la poitrine, pourquoi enfin toutes ces momeries devant une maison d'apparence si profane?
—Sire, répliqua Chicot, c'est que Chicot est comme le renard, Chicot flaire et baise longtemps les pierres où il a laissé de son sang, jusqu'à ce que, contre ces pierres, il écrase la tête de ceux qui l'ont versé.
—Sire! s'écria Quélus, je parierais: Chicot a prononcé, comme Votre Majesté a pu l'entendre, dans sa prière le nom du duc de Mayenne; je parierais donc que cette prière a rapport à la bastonnade dont nous parlions tout à l'heure.
—Pariez, seigneur Jacques de Lévis, comte de Quélus, dit Chicot; pariez et vous gagnerez.
—Ainsi donc?… dit le roi.
—Justement, sire, reprit Chicot: dans cette maison Chicot avait une maîtresse, bonne et charmante créature, une demoiselle, ma foi. Une nuit qu'il la venait voir, certain prince jaloux fit entourer la maison, fit prendre Chicot et le fit bâtonner si rudement, que Chicot passa à travers la fenêtre, et que, le temps lui manquant pour l'ouvrir, il sauta du haut de ce petit balcon dans la rue. Or, comme c'est un miracle que Chicot ne se soit pas tué, chaque fois que Chicot passe devant cette maison, il s'agenouille, prie, et, dans sa prière, remercie le Seigneur de l'avoir tiré d'un si mauvais pas.
—Ah! pauvre Chicot! et vous qui le condamniez, sire; c'est cependant, ce me semble, agir en bon chrétien que de faire ce qu'il fait.
—Tu as donc été bien rossé, mon pauvre Chicot?
—Oh! merveilleusement, sire; mais pas encore autant qu'il l'aurait voulu.
—Comment cela?
—Non, en vérité, je n'eusse point été fâché de recevoir quelques estocades.
—Pour tes péchés?
—Non, pour ceux de M. de Mayenne.
—Ah! je comprends: ton intention est de rendre à César….
—A César, non pas; ne confondons point, sire; César, c'est le grand général, c'est le guerrier vaillant, c'est le frère aîné, celui qui veut être roi de France; non, celui-là est en compte avec Henri de Valois, et c'est toi que ce compte regarde, mon fils; paye tes dettes, Henri, je payerai les miennes.
Henri n'aimait pas qu'on lui parlât de son cousin de Guise, aussi l'apostrophe de Chicot le rendit-elle sérieux, si bien que l'on arriva vers Bicêtre sans que la conversation interrompue eût repris son cours.
On avait mis trois heures à aller du Louvre à Bicêtre; si bien que les optimistes comptaient arriver le lendemain soir à Fontainebleau, tandis que les pessimistes offrirent de parier qu'on n'arriverait que le surlendemain vers midi.
Chicot prétendait qu'on n'arriverait pas du tout.
Une fois sorti de Paris, le cortège parut se mouvoir plus à son aise; la matinée était assez belle, le vent soufflait avec moins de violence; le soleil avait enfin réussi à percer son voile de nuages, et l'on eût dit un de ces beaux jours d'octobre pendant lesquels, au bruit des dernières feuilles qui tombent, les promeneurs plongent les yeux avec un doux regard dans le mystère bleuâtre des bois murmurants.
Il était trois heures de l'après-midi, quand le cortège arriva aux premières murailles de l'enclos de Juvisy. De ce point, on apercevait déjà le pont bâti sur l'Orge, et la grande hôtellerie de la Cour de France, qui confiait à la brise aiguë du soir le parfum de ses tournebroches et les bruits joyeux de son foyer.
Le nez de Chicot saisit au vol les émanations culinaires. Il se pencha hors de la litière, et vit de loin, sur la porte de l'hôtellerie, plusieurs hommes enveloppés de leurs manteaux. Au milieu de ces hommes était un personnage gros et court, et dont le chapeau à larges bords couvrait entièrement la face.
Ces hommes rentrèrent précipitamment en voyant paraître le cortège.
Mais l'homme gros et court n'était point rentré si vite, que sa vue n'eût frappé Chicot. Aussi, au moment même où ce gros homme rentrait, notre Gascon sautait-il à bas de la litière royale, et, allant demander son cheval à un page qui le conduisait en bride, laissait-il, effacé dans l'angle d'une muraille et perdu dans les premières ombres de la nuit, s'éloigner le cortège, qui continuait son chemin vers Essonne, où le roi comptait coucher; puis, lorsque les cavaliers eurent disparu, lorsque le bruit lointain des roues de la litière sur les pavés de la route se fut amorti dans l'espace, il sortit de sa cachette, fit le tour derrière le château et se présenta à la porte de l'hôtellerie, comme s'il venait de Fontainebleau. En arrivant devant la fenêtre, Chicot jeta un regard rapide à travers les vitres et vit avec plaisir que les hommes qu'il avait remarqués y étaient toujours, et parmi eux le personnage gros et court auquel il avait paru faire l'honneur d'accorder une attention toute particulière. Seulement, comme Chicot paraissait avoir des raisons de désirer de n'être point reconnu du susdit personnage, au lieu d'entrer dans la chambre où il était, il se fit servir une bouteille de vin dans la chambre en face, se plaçant de manière que nul ne pût gagner la porte sans être vu par lui.
De cette chambre, Chicot, prudemment placé dans l'ombre, pouvait plonger son regard jusqu'à l'angle d'une cheminée. Dans cet angle, sur un escabeau, était assis l'homme gros et court, lequel, croyant sans doute n'avoir à craindre aucune investigation, se laissait inonder par la lueur pétillante d'un foyer dont une brassée de sarments venait de redoubler la chaleur et la clarté.
—Je ne m'étais pas trompé, dit Chicot, et quand je faisais ma prière à la maison de la rue des Noyers, on eût dit que je flairais le retour de cet homme. Mais pourquoi revenir ainsi à la sourdine dans la bonne capitale de notre ami Hérodes? Pourquoi se cacher quand il passe? Ah! Pilate! Pilate! est-ce que le bon Dieu, par hasard, ne m'accorderait pas l'année que je lui ai demandée, et me forcerait au remboursement plus tôt que je ne le croyais?
Bientôt Chicot s'aperçut avec joie que, de l'endroit où il était placé, il pouvait non-seulement voir, mais encore que, par un de ces effets d'acoustique que ménage si capricieusement parfois le hasard, il pouvait entendre. Cette remarque faite, il se mit à prêter l'oreille avec une attention non moins grande que celle avec laquelle il tendait sa vue.
—Messieurs, dit l'homme gros et court à ses compagnons, je crois qu'il est temps de partir; le dernier laquais du cortège est passé depuis longtemps, et je crois qu'à cette heure la route est sûre.
—Parfaitement sûre, monseigneur, répondit une voix qui fit tressaillir Chicot, et qui sortait d'un corps auquel Chicot n'avait jusque-là accordé aucune attention, absorbé qu'il était dans la contemplation du personnage principal.
L'individu auquel appartenait le corps d'où sortait cette voix était aussi long que celui auquel il donnait le titre de monseigneur était court, aussi pâle qu'il était vermeil, aussi obséquieux qu'il était arrogant.
—Ah! maître Nicolas, se dit Chicot en riant sans bruit: tu quoque… C'est bon. Nous aurons bien triste chance si, cette fois-ci, nous nous séparons sans nous dire deux mots.
Et Chicot vida son verre et paya l'hôte, afin que rien ne le mit en retard quand il jugerait à propos de partir.
La précaution n'était pas mauvaise, car les sept personnes qui avaient attiré l'attention de Chicot payèrent à leur tour, ou plutôt le personnage gros et court paya pour tous, et, chacun ayant repris son cheval des mains d'un laquais ou d'un palefrenier et s'étant remis en selle, la petite troupe prit le chemin de Paris et s'enfonça bientôt dans les premières brumes du soir.
—Bon! dit Chicot, il va à Paris; alors j'y retourne.
Et Chicot, remontant à cheval à son tour, les suivit de loin, sans perdre un instant de vue leurs manteaux gris, ou, lorsque par prudence il les perdait de vue, sans cesser d'entendre le pas de leurs chevaux.
Toute cette cavalerie quitta la route de Fromenteau, prit à travers terre pour joindre Choisy, puis, passant la Seine au pont de Charenton, rentra par la porte Saint-Antoine pour aller se perdre, comme un essaim d'abeilles, dans l'hôtel de Guise, qui semblait n'attendre que leur arrivée pour se refermer sur eux.
—Bon! dit Chicot en s'embusquant au coin de la rue des Quatre-Fils, il y a non-seulement du Mayenne, mais encore du Guise là-dessous. Jusqu'à présent ce n'était que curieux, mais cela va devenir intéressant. Attendons.
Et Chicot attendit, en effet, une bonne heure, malgré la faim et le froid qui commençaient à le mordre de leurs dents aiguës. Enfin la porte se rouvrit: mais, au lieu de sept cavaliers enveloppés de leurs manteaux, ce furent sept moines génovéfains, enveloppés de leurs capuchons, qui reparurent en secouant d'énormes rosaires.
—Oh! fit Chicot, quel dénoûment inattendu! L'hôtel de Guise est-il donc si embaumé de sainteté, que les sacripans se changent en agneaux du Seigneur, rien qu'en touchant le seuil? C'est toujours de plus en plus intéressant.
Et Chicot suivit les moines, comme il avait suivi les cavaliers, ne doutant pas que les frocs ne recouvrissent les mêmes corps que couvraient les manteaux.
Les moines vinrent passer la Seine au pont Notre-Dame, traversèrent la Cité, franchirent le Petit-Pont, prirent la place Maubert et montèrent la rue Sainte-Geneviève.
—Ouais! dit Chicot, après avoir ôté son chapeau à la maison de la rue des Noyers, où le matin il avait fait sa prière, est-ce que nous retournons à Fontainebleau, par hasard? Dans ce cas-là je n'aurais pas pris le plus court. Mais non, je me trompe, nous n'irons pas si loin.
En effet, les moines venaient de s'arrêter à la porte de l'abbaye de Sainte-Geneviève et de s'enfoncer dans le porche, dans les profondeurs duquel on apercevait un autre moine du même ordre qu'eux, occupé à regarder avec l'attention la plus profonde les mains de ceux qui entraient.
—Tudieu! pensa Chicot, il paraît que, pour être admis ce soir à l'abbaye, il faut avoir les mains propres. Décidément, il se passe quelque chose d'extraordinaire.
Cette réflexion achevée, Chicot, assez embarrassé de ce qu'il allait faire pour ne point perdre les individus qu'il suivait, regarda autour de lui, et vit avec étonnement, par toutes les rues qui convergeaient à l'abbaye, poindre des capuchons, les uns isolés, les autres marchant deux à deux, mais tous s'acheminant vers l'abbaye.
—Ah ça! fit Chicot, il se tient donc ce soir chapitre général à l'abbaye, que tous les génovéfains de France sont convoqués? Voilà, foi de gentilhomme! la première fois qu'il me prend envie d'assister à un chapitre; mais, je l'avoue, l'envie me tient bien.
Et les moines s'enfonçaient sous le porche, montraient leurs mains ou quelque signe qu'ils tenaient dans leurs mains, et passaient.
—J'entrerais bien avec eux, se dit Chicot; mais, pour entrer avec eux, il me manque deux choses assez essentielles: d'abord la respectable robe qui les enveloppe, attendu que je n'aperçois aucun laïque parmi ces saints personnages, et secondement cette chose qu'ils montrent au frère portier, car décidément ils montrent quelque chose. Ah! frère Gorenflot, frère Gorenflot! si je t'avais là sous la main, mon digne ami!
Cette exclamation était arrachée à Chicot par le souvenir d'un des plus vénérables moines de l'ordre des génovéfains, convive habituel de Chicot, lorsque, par hasard, Chicot ne mangeait pas au Louvre, celui-là même avec lequel, le jour de la procession des pénitents, notre Gascon s'était arrêté à la buvette de la porte Montmartre et avait mangé une sarcelle et bu du vin épicé.
Et les moines continuaient d'abonder, qu'on eût cru que la moitié de la population parisienne avait pris le froc, et le frère portier, sans se lasser, les examinait avec autant d'attention les uns que les autres.
—Voyons, voyons, se dit Chicot, il y a décidément quelque chose d'extraordinaire ce soir. Soyons curieux jusqu'au bout. Il est sept heures et demie, la quête est terminée. Je dois trouver frère Gorenflot à la Corne d'Abondance, c'est l'heure de son souper.
Chicot laissa la légion de moines faire ses évolutions aux environs de l'abbaye et s'engouffrer dans le portail, et, mettant son cheval au galop, il gagna la grande rue Saint-Jacques, où, en face du cloître Saint-Benoît, s'élevait, florissante et très-cultivée des écoliers et des moines ergoteurs, l'hôtellerie de la Corne d'Abondance.
Chicot était connu dans la maison, non pas comme un habitué, mais comme un de ces mystérieux hôtes qui venaient de temps en temps laisser un écu d'or et une parcelle de leur raison dans l'établissement de maître Claude Bonhomet. Ainsi se nommait le dispensateur des dons de Cérès et de Bacchus, que versait incessamment la fameuse corne mythologique qui servait d'enseigne à sa maison.
CHAPITRE XVIII
OU LE LECTEUR AURA LE PLAISIR DE FAIRE CONNAISSANCE AVEC FRÈRE GORENFLOT, DONT IL A DÉJÀ ÉTÉ PARLÉ DEUX FOIS DANS LE COURS DE CETTE HISTOIRE.
A la belle journée avait succédé une belle soirée; seulement, comme la journée avait été froide, la soirée était plus froide encore. On voyait se condenser sous le chapeau des bourgeois attardés la vapeur de leur haleine rougie par les lueurs du falot. On entendait distinctement les pas des passants sur le sol glacé, et le hum sonore arraché par la froidure et répercuté par les surfaces élastiques, comme dirait un physicien de nos jours. En un mot, il faisait une de ces jolies gelées printanières qui font trouver un double charme à la belle couleur rose des vitres d'une hôtellerie.
Chicot entra dans la salle d'abord, plongea ses regards dans tous les coins et recoins, et, ne trouvant point parmi les hôtes de maître Claude celui qu'il cherchait, il passa familièrement à la cuisine.
Le maître de l'établissement était en train d'y faire une lecture pieuse, tandis qu'un flot de friture contenu dans une immense poêle était en train d'attendre le degré de chaleur nécessaire à l'introduction dans cette poêle de plusieurs merlans tout enfarinés.
Au bruit que fit Chicot en entrant, maître Bonhomet leva la tête.
—Ah! c'est vous, mon gentilhomme! dit-il en fermant son livre.
Bonsoir et bon appétit.
—Merci du double souhait, quoique la moitié en soit faite autant à votre profit qu'au mien. Mais cela dépendra.
—Comment? cela dépendra!
—Oui, vous savez que je ne puis souffrir manger seul.
—S'il le faut, monsieur, dit Bonhomet en levant son bonnet pistache, je souperai avec vous.
—Merci, mon cher hôte, quoique je vous sache excellent convive; mais je cherche quelqu'un.
—Frère Gorenflot peut-être? demanda Bonhomet.
—Justement, répondit Chicot; a-t-il commencé de souper?
—Non, pas encore; mais dépêchez-vous cependant.
—Que je me dépêche?
—Oui, car dans cinq minutes il aura fini.
—Frère Gorenflot n'a pas commencé de souper, et dans cinq minutes il aura fini, dites-vous?
Et Chicot secoua la tête, ce qui, dans tous les pays du monde, passe pour le signe de l'incrédulité.
—Monsieur, dit maître Claude, c'est aujourd'hui mercredi, et nous entrons en carême.
—Eh bien, dit Chicot d'un air qui prouvait peu en faveur des tendances religieuses de Gorenflot, après?
—Ah! dame, répliqua Claude avec un geste qui signifiait évidemment:
Je ne comprends pas plus que vous, mais c'est ainsi.
—Décidément, répliqua Chicot, il y a quelque chose de dérangé dans la machine sublunaire, cinq minutes pour le souper de Gorenflot! Je suis destiné à voir aujourd'hui des choses miraculeuses.
Et, de l'air d'un voyageur qui met le pied sur une terre inconnue, Chicot fit quelques pas vers une espèce de cabinet particulier, dont il poussa la porte vitrée, fermée d'un rideau de laine à carreaux blancs et roses, et dans le fond duquel il aperçut, à la lueur d'une chandelle à la mèche fumeuse, le digne moine qui retournait négligemment sur son assiette une maigre portion d'épinards cuits à l'eau, qu'il essayait de rendre plus savoureux par l'introduction dans cette substance herbacée d'un reste de fromage de Suresnes.
Pendant que le digne frère opère ce mélange avec une moue indiquant qu'il ne compte pas beaucoup sur cette triste combinaison, essayons de le présenter à nos lecteurs sous un jour qui les dédommagera d'avoir tardé si longtemps à faire sa connaissance.
Frère Gorenflot pouvait avoir trente-huit ans et cinq pieds de roi. Cette taille, un peu exiguë peut-être, était rachetée, à ce que disait le frère, par l'admirable harmonie des proportions; car, ce qu'il perdait en hauteur, il le rattrapait en largeur, comptant près de trois pieds de diamètre d'une épaule à l'autre, ce qui, comme chacun le sait, équivaut à neuf pieds de circonférence.
Au centre de ces omoplates herculéennes s'emmanchait un large cou sillonné de muscles gros comme le pouce et saillants comme des cordes. Malheureusement le cou, lui aussi, se trouvait en proportion avec le reste, c'est-à-dire qu'il était gros et court, ce qui, aux premières émotions un peu fortes qu'éprouverait frère Gorenflot, rendrait l'apoplexie imminente. Mais, ayant la conscience de cette défectuosité et du danger qu'elle lui faisait courir, frère Gorenflot ne s'impressionnait jamais; il était même, nous devons le dire, fort rare de le voir affecté aussi visiblement qu'il l'était à l'heure où Chicot entra dans le cabinet.
—Eh! notre ami, que faites-vous donc là? s'écria notre Gascon en regardant alternativement les herbes, Gorenflot, la chandelle non mouchée et certain hanap rempli jusqu'aux bords d'une eau teinte à peine par quelques gouttes de vin.
—Vous le voyez, mon frère, je soupe, répondit Gorenflot en faisant vibrer une voix puissante comme la cloche de son abbaye.
—Vous appelez cela souper, vous, Gorenflot? Des herbes, du fromage?
Allons donc! s'écria Chicot.
—Nous sommes dans l'un des premiers mercredis de carême; faisons notre salut, mon frère, faisons notre salut! répondit Gorenflot en nasillant et en levant béatiquement les yeux au ciel.
Chicot demeura stupéfait; son regard indiquait qu'il avait déjà plus d'une fois vu Gorenflot glorifier d'une autre manière ce saint temps de carême dans lequel un venait d'entrer.
—Notre salut? répéta-t-il, et que diable l'eau et les herbes ont-elles à faire avec notre salut?
—Vendredi chair ne mangeras,
Ni le mercredi mêmement,
dit Gorenflot.
—Mais à quelle heure avez-vous déjeuné?
—Je n'ai point déjeuné, mon frère, dit le moine en nasillant de plus en plus.
—Ah! s'il ne s'agit que de nasiller, dit Chicot, je suis prêt à faire assaut avec tous les génovéfains du monde. Alors, si vous n'avez pas déjeuné, dit Chicot en nasillant en effet d'une façon immodérée, qu'avez-vous fait, mon frère?
—J'ai composé un discours, reprit Gorenflot en relevant fièrement la tête.
—Ah bah! un discours, et pourquoi faire?
—Pour le prononcer ce soir à l'abbaye.
—Tiens! pensa Chicot, un discours ce soir! c'est drôle.
—Et même, ajouta Gorenflot en portant à sa bouche une première fourchetée d'épinards au fromage, il faut que je songe à rentrer; mon auditoire s'impatienterait peut-être.
Chicot songea au nombre infini de moines qu'il avait vus s'avancer vers l'abbaye, et, se rappelant que M. de Mayenne, selon toute probabilité, était au nombre de ces moines, il se demanda comment Gorenflot, qui, jusqu'à ce jour, avait été apprécié pour des qualités qui n'avaient aucun rapport avec l'éloquence, avait été choisi par son supérieur Joseph Foulon, alors abbé de Sainte-Geneviève, pour prêcher devant le prince lorrain et une si nombreuse assemblée.
—Bah! dit-il, et à quelle heure prêchez-vous?
—De neuf heures à neuf heures et demie, mon frère.
—Bon. Nous avons neuf heures moins un quart. Vous me donnerez bien cinq minutes. Ventre de biche! il y a plus de huit jours que nous n'avons trouvé l'occasion de dîner ensemble.
—Ce n'est point notre faute, dit Gorenflot, et notre amitié n'en souffre nulle atteinte, je vous prie de le croire, très-cher frère; les devoirs de votre charge vous enchaînent près de notre grand roi Henri III, que Dieu conserve! Les devoirs de mon état m'imposent la quête et après la quête les prières; il n'est donc pas étonnant que nous nous trouvions séparés.
—Oui; mais, corboeuf! dit Chicot, c'est, ce me semble, une nouvelle raison d'être joyeux quand nous nous retrouvons!
—Aussi je suis infiniment joyeux, dit Gorenflot avec la plus piteuse mine de la terre; mais il n'en faut pas moins que je vous quitte.
Et le moine fit un mouvement pour se lever.
—Achevez au moins vos herbes, dit Chicot en lui posant la main sur l'épaule et le faisant se rasseoir.
Gorenflot regarda les épinards et poussa un soupir; puis ses yeux se portèrent sur l'eau rougie, et il détourna la tête.
Chicot vit que le moment était venu de commencer l'attaque.
—Vous rappelez-vous ce petit dîner dont je vous parlais tout à l'heure, hein? dit-il, à la porte Montmartre, vous savez, où, tandis que notre grand roi Henri III se fouettait et fouettait les autres, nous mangeâmes une sarcelle des marais de la Grange-Batelière avec un coulis d'écrevisses, et nous bûmes de ce joli vin de Bourgogne; comment appelez-vous donc ce vin-là? N'est-ce pas un vin que vous avez découvert?
—C'est un vin de mon pays, dit Gorenflot, de la Romanée.
—Oui, oui, je me rappelle, c'est le lait que vous avez teté en venant au monde, digne fils de Noé!
Gorenflot passa avec un mélancolique sourire sa langue sur ses lèvres.
—Que dites-vous de ce vin? dit Chicot.
—Il était bon, dit le moine; mais il y en a cependant de meilleur.
—C'est ce que soutenait l'autre soir Claude Bonhomet notre hôte, lequel prétend qu'il en a dans sa cave cinquante bouteilles près duquel celui de son confrère de la porte Montmartre n'est que de la piquette.
—C'est la vérité, dit Gorenflot.
—Comment! c'est la vérité? s'écria Chicot, et vous buvez de cette abominable eau rougie, quand vous n'avez que le bras à tendre pour boire de pareil vin! Pouah!
Et Chicot, prenant le hanap, en jeta le contenu par la chambre.
—Il y a temps pour tout, mon frère, dit Gorenflot. Le vin est bon lorsqu'on n'a plus à faire, après l'avoir bu, qu'à glorifier le Dieu qui l'a fait; mais, lorsque l'on a un discours à prononcer, l'eau est préférable, non pas au goût, mais à l'usage: facunda est aqua.
—Bah! fit Chicot. Magis facundum est vinum, et la preuve, c'est que moi, qui ai aussi un discours à prononcer et qui ai foi dans ma recette, je vais demander une bouteille de ce vin de la Romanée, et, ma foi, que me conseillez-vous de prendre avec, Gorenflot?
—Ne prenez pas de ces herbes, dit le moine, elles sont on ne peut plus mauvaises.
—Bzzzou, fit Chicot en prenant l'assiette de Gorenflot et en la portant à son nez, bzzzou!
Et, cette fois, ouvrant une petite fenêtre, il jeta dans la rue herbes et assiette.
Puis, se retournant:
—Maître Claude! cria-t-il.
L'hôte, qui probablement se tenait aux écoutes, parut sur le seuil.
—Maître Claude, dit Chicot, apportez-moi deux bouteilles de ce vin de la Romanée que vous prétendez avoir meilleur que personne.
—Deux bouteilles! dit Gorenflot.—Pourquoi faire, puisque je n'en bois pas?
—Si vous en buviez, j'en ferais venir quatre bouteilles, j'en ferais venir six bouteilles, je ferais venir tout ce qu'il y a dans la maison, dit Chicot.—Mais, quand je bois seul, je bois mal, et deux bouteilles me suffiront.
—En effet, dit Gorenflot, deux bouteilles, c'est raisonnable, et, si vous ne mangez avec cela que des substances maigres, votre confesseur n'aura rien à vous dire.
—Certainement, dit Chicot, du gras un mercredi de carême, fi donc!
Et, se dirigeant vers le garde-manger, tandis que maître Bonhomet s'en allait chercher à la cave les deux bouteilles demandées, il en tira une fine poularde du Mans.
—Que faites-vous là, mon frère? dit Gorenflot, qui suivait avec un intérêt involontaire les mouvements du Gascon, que faites-vous là?
—Vous voyez, je m'empare de cette carpe, de peur qu'un autre ne mette la main dessus. Les mercredis de carême, il y a concurrence sur ces sortes de comestibles.
—Une carpe! dit Gorenflot étonné.
—Sans doute, une carpe, dit Chicot en lui mettant sous les yeux l'appétissante volaille.
—Et depuis quand une carpe a-t-elle un bec? demanda le moine.
—Un bec! dit le Gascon, où voyez-vous un bec? je ne vois qu'un museau.
—Des ailes? continua le génovéfain.
—Des nageoires.
—Des plumes?
—Des écailles, mon cher Gorenflot, vous êtes ivre.
—Ivre! s'écria Gorenflot, ivre! Oh! par exemple! moi qui n'ai mangé que des épinards et qui n'ai bu que de l'eau!
—Eh bien, ce sont vos épinards qui vous chargent l'estomac, et votre eau qui vous monte à la tête.
—Parbleu! dit Gorenflot, voici notre hôte, il décidera.
—Quoi?
—Si c'est une carpe ou une poularde.
—Soit. Mais d'abord qu'il débouche le vin. Je tiens à savoir si c'est le même. Débouchez, maître Claude.
Maître Claude déboucha une bouteille et en versa un demi-verre à
Chicot.
Chicot avala le demi-verre et fit claper sa langue.
—Ah! dit-il, je suis un triste dégustateur, et ma langue n'a pas la moindre mémoire; il m'est impossible de dire s'il est plus mauvais, s'il est meilleur que celui de la porte Montmartre. Je ne suis pas même sûr que ce soit le même.
Les yeux de Gorenflot étincelaient en regardant au fond du verre de
Chicot les quelques gouttes de rubis liquide qui y étaient restées.
—Tenez, mon frère, dit Chicot en versant plein un dé de vin dans le verre du moine, vous êtes en ce monde pour votre prochain, dirigez-moi.
Gorenflot prit le verre, le porta à ses lèvres, et dégusta lentement le peu de liqueur qu'il contenait.
—C'est du même cru à coup sûr, dit-il; mais….
—Mais? reprit Chicot.
—Mais il y en avait trop peu, reprit le moine, pour que je puisse dire s'il était plus mauvais ou meilleur.
—Je tiens cependant à le savoir, dit Chicot, Peste! je ne veux pas être trompé, et, si vous n'aviez pas un discours à prononcer, mon frère, je vous prierais de déguster ce vin une seconde fois.
—Ce sera pour vous faire plaisir, dit le moine.
—Pardieu! fit Chicot.
Et il remplit à moitié le verre du génovéfain.
Gorenflot porta le verre à ses lèvres avec non moins de respect que la première fois, et le dégusta avec non moins de conscience.
—Meilleur, dit-il, meilleur, j'en réponds.
—Bah! vous vous entendez avec notre hôte!
—Un bon buveur, dit Gorenflot, doit au premier coup reconnaître le cru, au second la qualité, au troisième l'année.
—Oh! l'année, dit Chicot, que je voudrais donc savoir l'année de ce vin!
—C'est bien facile, reprit Gorenflot en tendant son verre, versez-m'en deux gouttes seulement, et je vais vous la dire.
Chicot remplit le verre du moine aux trois quarts; le moine vida le verre lentement, mais sans s'y reprendre.
—1561, dit-il en reposant le verre.
—Noël! cria Claude Bonhomet, 1561, c'est juste cela!
—Frère Gorenflot, dit le Gascon en se découvrant, on en a béatifié à
Rome qui ne le méritaient pas autant que vous.
—Un peu d'habitude, mon frère, dit modestement Gorenflot.
—Et de prédisposition, dit Chicot. Peste! l'habitude seule n'y fait rien, témoin moi, qui ai la prétention d'avoir l'habitude. Eh bien, que faites-vous donc?
—Vous le voyez, je me lève.
—Pour quoi faire?
—Pour aller à mon assemblée.
—Sans manger un morceau de ma carpe?
—Ah! c'est vrai, dit Gorenflot; il paraît, mon digne frère, que vous vous connaissez encore moins en nourriture qu'en boisson. Maître Bonhomet, qu'est-ce que c'est que cet animal?
Et le frère Gorenflot montra l'objet de la discussion.
L'aubergiste regarda avec étonnement celui qui lui faisait cette question.
—Oui, reprit Chicot, on vous demande qu'est-ce que cet animal.
—Parbleu! dit l'hôte, c'est une poularde.
—Une poularde! reprit Chicot d'un air consterné.
—Et du Mans même, continua maître Claude.
—Eh bien? fit Gorenflot triomphant.
—Eh bien, dit Chicot, j'ai tort, à ce qu'il parait. Mais, comme je tiens beaucoup à manger cette poularde et à ne point pécher cependant, faites-moi le plaisir, mon frère, au nom de nos sentiments réciproques, de jeter sur elle quelques gouttes d'eau et de la baptiser carpe.
—Ah! ah! fit Gorenflot.
—Oui, je vous prie, dit le Gascon, sans quoi j'aurai mangé peut-être quelque animal en état de péché mortel.
—Soit! dit Gorenflot, qui, par sa nature, excellent compagnon, commençait d'être mis en train par les trois dégustations qu'il avait faites; mais il n'y a plus d'eau.
—Il est dit, je ne sais plus où, reprit Chicot: «Tu te serviras, en cas d'urgence, de ce que tu trouveras sous la main.» L'intention fait tout; baptisez avec du vin, mon frère; baptisez avec du vin; l'animal en sera peut-être un peu moins catholique; mais il n'en sera pas plus mauvais.
Et Chicot remplit bord à bord le verre du moine; la première bouteille y passa.
—Au nom de Bacchus, de Momus et de Comus, trinité du grand saint
Pantagruel, dit Gorenflot, je te baptise carpe.
Et, trempant le bout de ses doigts dans le vin, il en laissa tomber deux ou trois gouttes sur l'animal.
—Maintenant, dit le Gascon en choquant son verre contre celui du moine, à la santé de la nouvelle baptisée; puisse-t-elle être cuite à point, et puisse l'art que va déployer maître Claude Bonhomet pour la perfectionner ajouter encore aux qualités qu'elle a reçues de la nature!
—A sa santé! dit Gorenflot en interrompant un rire bruyant pour avaler le verre de vin de Bourgogne que lui avait versé Chicot, à sa santé, morbleu! voilà de fier vin!
—Maître Claude, dit Chicot, mettez-moi incontinent cette carpe à la broche; arrosez-la-moi avec du beurre frais, dans lequel vous allez hacher menu du lard et des échalotes; puis, quand elle commencera à se dorer, glissez-moi deux rôties dans la lèchefrite, et servez chaud.
Gorenflot ne soufflait pas le mot, mais il approuvait de l'oeil, et avec un certain petit mouvement de tête qui indiquait une complète adhésion.
—Maintenant, dit Chicot quand il eut vu ses intentions remplies, des sardines, maître Bonhomet, du thon. Nous sommes en carême, comme le disait tout à l'heure le pieux frère Gorenflot, et je veux faire un dîner tout à fait maigre. Puis, attendez donc, deux autres bouteilles de cet excellent vin de la Romanée, de 1561.
Les parfums de cette cuisine, qui rappelait la cuisine méridionale, si chère aux véritables gourmands, commençaient à se répandre et montaient insensiblement au cerveau du moine.
Sa langue devint humide, ses yeux brillèrent; mais il se contint encore, et même il fit un mouvement pour se lever.
—Ainsi donc, dit Chicot, vous me quittez comme cela, au moment du combat?
—Il le faut, mon frère, dit Gorenflot en levant les yeux au ciel pour bien indiquer à Dieu le sacrifice qu'il lui faisait.
—C'est bien imprudent à vous d'aller prononcer un discours à jeun.
—Pourquoi? bégaya le moine.
—Parce que vous manquerez de poumons, mon frère; Galien l'a dit: Pulmo hominis facile déficit. Le poumon de l'homme est faible et manque facilement.
—Hélas! oui, dit Gorenflot, et je l'ai souvent éprouvé moi-même; si j'avais eu des poumons, j'eusse été un foudre d'éloquence.
—Vous voyez, fit Chicot.
—Heureusement, reprit Gorenflot en retombant sur sa chaise, heureusement que j'ai du zèle.
—Oui, mais le zèle ne suffit pas; à votre place, je goûterais de ces sardines et je boirais encore quelques gouttes de ce nectar.
—Une seule sardine, dit Gorenflot, et un seul verre.
Chicot posa une sardine sur l'assiette du frère, et lui passa la seconde bouteille.
Le moine mangea la sardine et but le contenu du verre.
—Eh bien? demanda Chicot, qui, tout en poussant le génovéfain sur l'article de la nourriture et de la boisson, demeurait fort sobre; eh bien?
—En effet, dit Gorenflot, je me sens moins faible.
—Ventre de biche! dit Chicot, quand on a un discours à prononcer, il ne s'agit pas de se sentir moins faible, il s'agit de se sentir tout à fait bien; et, à votre place, continua le Gascon, pour arriver à ce but, je mangerais les deux nageoires de cette carpe; car, si vous ne mangez pas davantage, vous risquez de sentir le vin: Merum sobrio mâle olet.
—Ah! diable! fit Gorenflot, vous avez raison, je n'y songeais pas.
Et, comme en ce moment on tirait la poularde de la broche, Chicot coupa une de ses pattes qu'il avait baptisées du nom de nageoires, patte que le moine mangea avec la jambe et avec la cuisse.
—Corps du Christ! fit Gorenflot, voilà du savoureux poisson.
Chicot lui coupa l'autre nageoire, qu'il déposa sur l'assiette du moine, tandis qu'il suçait délicatement l'aile.
—Et du fameux vin! dit-il en débouchant la troisième bouteille.
Une fois lancé, une fois échauffé, une fois réveillé dans les profondeurs de son estomac immense, Gorenflot n'eut plus la force de s'arrêter lui-même; il dévora l'aile, fit un squelette de la carcasse, et, appelant Bonhomet:
—Maître Claude, dit-il, j'ai très faim, ne m'aviez-vous pas offert certaine omelette au lard?
—Certainement, dit Chicot, et même elle est commandée. N'est-ce pas,
Bonhomet?
—Sans doute, fit l'aubergiste, qui ne contredisait jamais ses pratiques quand leurs discours tendaient à un surcroît de consommation et par conséquent de dépense.
—Eh bien, apportez, apportez, maître, dit le moine.
—Dans cinq minutes, répondit l'hôte, qui, sur un coup d'oeil de
Chicot, sortit diligemment pour préparer ce qu'on lui demandait.
—Ah! fit Gorenflot en laissant retomber sur la table son énorme poing armé d'une fourchette, cela va mieux.
—N'est-ce pas? fit Chicot.
—Et, si l'omelette était là, je n'en ferais qu'une bouchée, comme de ce verre je ne fais qu'une gorgée.
Et, l'oeil étincelant de gourmandise, le moine avala le quart de la troisième bouteille.
—Ah çà! dit Chicot, vous étiez donc malade?
—J'étais niais, l'ami, dit Gorenflot; ce maudit discours m'avait écoeuré; depuis trois jours j'y pense.
—Il devrait être magnifique? dit Chicot.
—Splendide! fit le moine.
—Dites-m'en quelque chose en attendant l'omelette.
—Non pas! s'écria Gorenflot, un sermon à table, où as-tu vu cela, maître fou, à la cour du roi ton maître?
—On prononce de fort beaux discours à la cour du roi Henri, que Dieu conserve! dit Chicot en levant son feutre.
—Et sur quoi roulent ces discours? demanda Gorenflot.
—Sur la vertu, dit Chicot.
—Ah! oui, s'écria le moine en se renversant sur sa chaise, avec cela que voilà encore un gaillard bien vertueux que ton roi Henri III!
—Je ne sais s'il est vertueux ou non, reprit le Gascon; mais ce que je sais, c'est que je n'ai jamais rien vu dont j'aie eu à rougir.
—Je le crois mordieu bien! dit le moine; il y a longtemps que tu ne rougis plus, maître paillard!
—Oh! fit Chicot, paillard! moi, l'abstinence en personne, la continence en chair et en os! moi qui suis de toutes les processions, de tous les jeûnes!
—Oui, de ton Sardanapale, de ton Nabuchodonosor, de ton Hérodes! Processions intéressées, jeûnes calculés. Heureusement on commence à le savoir par coeur, ton roi Henri III, que le diable emporte!
Et Gorenflot, en place du discours refusé, entonna à pleine gorge la chanson suivante:
Le roi, pour avoir de l'argent,
A fait le pauvre et l'indigent
Et l'hypocrite;
Le grand pardon il a gagné;
Au pain, à l'eau il a jeûné
Comme un ermite;
Mais Paris, qui le connaît bien,
Ne lui voudra plus prêter rien
A sa requête;
Car il a déjà tant prêté,
Qu'il a de lui dire arrêté.
—Allez en quête.
—Bravo! cria Chicot, bravo!
Puis, tout bas:
—Bon, ajouta-t-il, puisqu'il chante, il parlera.
En ce moment, maître Bonhomet entra, tenant d'une main la fameuse omelette, et de l'autre deux nouvelles bouteilles.
—Apporte, apporte! cria le moine, dont les yeux étincelèrent et dont un large sourire découvrit les trente-deux dents.
—Mais, notre ami, dit Chicot, il me semble que vous avez un discours à prononcer.
—Le discours est là, dit le moine en frappant son front, que commençait à envahir l'ardente enluminure de ses joues.
—A neuf heures et demie, dit Chicot.
—Je mentais, dit le moine, omnis homo mendax, confiteor.
—Et pour quelle heure était-ce donc véritablement?
—Pour dix heures.
—Pour dix heures? Je croyais que l'abbaye fermait à neuf.
—Qu'elle ferme, dit Gorenflot en regardant la chandelle à travers le bloc de rubis contenu dans son verre; qu'elle ferme! j'en ai la clef.
—La clef de l'abbaye! s'écria Chicot, vous avez la clef de l'abbaye?
—Là, dans ma poche, dit Gorenflot en frappant sur son froc, là.
—Impossible, dit Chicot, je connais les règles monastiques, j'ai été en pénitence dans trois couvents. On ne confie pas la clef de l'abbaye à un simple frère.
—La voilà, dit Gorenflot en se renversant sur sa chaise et en montrant avec jubilation une pièce de monnaie à Chicot.
—Tiens! de l'argent, fit Chicot. Ah! je comprends. Vous corrompez le frère portier pour rentrer aux heures qui vous plaisent, malheureux pécheur!
Gorenflot fendit sa bouche jusqu'aux oreilles avec ce béat et gracieux sourire de l'homme ivre.
—Sufficit, balbutia-t-il.
Et il s'apprêtait à remettre la pièce d'argent dans sa poche.
—Attendez donc, attendez donc, dit Chicot. Tiens! la drôle de monnaie!
—A l'effigie de l'hérétique, dit Gorenflot. Aussi, trouée à l'endroit du coeur.
—En effet, dit Chicot, c'est un teston frappé par le roi de Béarn, et voilà effectivement un trou.
—Un coup de poignard, dit Gorenflot; mort à l'hérétique! Celui qui tuera l'hérétique est béatifié d'avance, et je lui donne ma part du paradis.
—Ah! ah! fit Chicot, voici les choses qui commencent à se dessiner; mais le malheureux n'est pas encore assez ivre.
Et il remplit de nouveau le verre du moine.
—Oui, dit le Gascon, mort à l'hérétique, et vive la messe!
—Vive la messe! dit Gorenflot en ingurgitant le verre d'un seul trait, vive la messe!
—Ainsi, dit Chicot, qui, en voyant le teston au fond de la large main de son convive, se rappelait le frère portier examinant les mains de tous les moines qu'il avait vus abonder sous le porche de l'abbaye, ainsi vous montrez cette pièce de monnaie au frère portier… et….
—Et j'entre, dit Gorenflot.
—Sans difficulté?
—Comme ce verre de vin entre dans mon estomac.
Et le moine absorba une nouvelle dose du généreux liquide.
—Peste! dit Chicot, si la comparaison est juste, vous devez entrer sans toucher les bords.
—C'est-à-dire, balbutia Gorenflot ivre mort, c'est-à-dire que pour frère Gorenflot on ouvre les deux battants.
—Et vous prononcez votre discours?
—Et je prononce mon discours, dit le moine. Voilà comme ça se pratique: j'arrive, tu entends bien, Chicot, j'arrive….
—Je crois bien que j'entends! je suis tout oreilles.
—J'arrive donc, comme je le disais. L'assemblée est nombreuse et choisie: il y a des barons; il y a des comtes; il y a des ducs.
—Et même des princes?
—Et même des princes, répéta le moine; tu l'as dit, des princes, rien que cela. J'entre humblement parmi les fidèles de l'Union.
—Les fidèles de l'Union, répéta à son tour Chicot, qu'est-ce que cette fidélité-là?
—J'entre parmi les frères de l'Union; on appelle frère Gorenflot, et je m'avance.
A ces mots, le moine se leva.
—C'est cela, dit Chicot, avancez.
—Et je m'avance, reprit Gorenflot essayant de joindre l'exécution à la parole.
Mais, à peine eut-il fait un pas, qu'il trébucha à l'angle de la table et roula sur le parquet.
—Bravo! cria le Gascon en le relevant et en le rasseyant sur une chaise, vous vous avancez, vous saluez l'auditoire et vous dites:
—Non, je ne dis pas, ce sont les amis qui disent.
—Et que disent les amis?
—Les amis disent: Frère Gorenflot! le discours de frère Gorenflot, hein? beau nom de ligueur, frère Gorenflot!
Et le moine répéta son nom, en le caressant de l'intonation.
—Beau nom de ligueur! répéta Chicot; quelle vérité va donc sortir du vin de cet ivrogne?
—Alors je commence.
Et le moine se releva, fermant les yeux, parce qu'il était ébloui; s'appuyant au mur, parce qu'il était mort ivre.
—Vous commencez, dit Chicot en le maintenant contre la muraille comme
Paillasse fait d'Arlequin.
—Je commence: «Mes frères, c'est un beau jour pour la foi; mes frères, c'est un bien beau jour pour la foi; mes frères, c'est un très-beau jour pour la foi.»
Après ce superlatif, Chicot vit qu'il n'y avait plus rien à tirer du moine; aussi le lâcha-t-il.
Frère Gorenflot, qui ne gardait cet équilibre que grâce a l'appui que lui présentait Chicot, aussitôt que cet appui lui manqua, glissa le long de la muraille comme une planche mal assurée, et de ses pieds alla heurter la table, du haut de laquelle la secousse qu'il lui imprima fît tomber quelques bouteilles vides.
—Amen! dit Chicot.
Presque au même instant un ronflement pareil à celui du tonnerre fit gémir les vitres de l'étroit cabinet.
—Bon, dit Chicot, voilà les pattes de la poularde qui font leur effet. Notre ami en a pour douze heures de sommeil, et je puis le déshabiller sans inconvénient.
Aussitôt, jugeant qu'il n'avait pas de temps à perdre, Chicot dénoua les cordons de la robe du moine, en fit sortir chaque bras, et, retournant Gorenflot comme il eût fait d'un sac de noix, il le roula dans la nappe, le coiffa d'une serviette, et, cachant le froc du moine sous son manteau, il passa dans la cuisine.
—Maître Bonhomet, dit-il en donnant à l'aubergiste un noble à la rose, voilà pour notre souper; voilà pour celui de mon cheval, que je vous recommande, et voilà surtout pour qu'on ne réveille point le digne frère Gorenflot, qui dort comme un élu.
—Bien! dit l'aubergiste qui trouvait son compte à ces trois choses, bien! soyez tranquille, monsieur Chicot.
Sur cette assurance, Chicot sortit, et, léger comme un daim, clairvoyant comme un renard, il gagna l'angle de la rue Saint-Étienne, où, après avoir mis avec grand soin le teston à l'effigie de Béarn dans sa main droite, il endossa la robe du frère, et, à dix heures moins un quart, s'en vint, non sans un certain battement de coeur, se présenter à son tour au guichet de l'abbaye Sainte-Geneviève.
CHAPITRE XIX
COMMENT CHICOT S'APERÇUT QU'IL ÉTAIT PLUS FACILE D'ENTRER DANS L'ABBAYE SAINTE-GENEVIÈVE QUE D'EN SORTIR.
Chicot, en passant le froc du moine, avait pris une précaution importante, c'était de doubler l'épaisseur de ses épaules par l'habile disposition de son manteau et des autres vêtements que la robe du moine rendait inutiles; il avait même couleur de barbe que Gorenflot, et, quoique l'un fût né sur les bords de la Saône et l'autre sur ceux de la Garonne, il s'était amusé à contrefaire tant de fois la voix de son ami, qu'il en était arrivé à l'imiter à s'y m'éprendre. Or chacun sait que la barbe et la voix sont les deux seules choses qui sortent des profondeurs d'un capuchon de moine.
La porte allait se fermer quand Chicot arriva, et le frère portier n'attendait plus que quelques retardataires. Le Gascon exhiba son Béarnais percé au coeur et fut admis sans opposition. Deux moines le précédaient; il les suivit et pénétra avec eux dans la chapelle du couvent, qu'il connaissait pour y avoir souvent accompagné le roi; le roi avait toujours accordé une protection particulière à l'abbaye Sainte-Geneviève.
La chapelle était de construction romane, c'est-à-dire qu'elle datait du onzième siècle, et que, comme toutes les chapelles de cette époque, le choeur recouvrait une crypte ou église souterraine. Il en résultait que le choeur était plus élevé que la nef de huit ou dix pieds, que l'on montait dans le choeur par deux escaliers latéraux, tandis qu'une porte de fer, s'ouvrant entre les deux escaliers, conduisait de la nef à la crypte, dans laquelle, une fois cette porte ouverte, on descendait par autant de degrés qu'il y en avait aux escaliers du choeur.
Dans ce choeur, qui dominait toute l'église, de chaque côté de l'autel, que surmontait un tableau de sainte Geneviève attribué à maître Rosso, étaient les statues de Clovis et de Clotilde.
Trois lampes seulement éclairaient la chapelle, l'une suspendue au milieu du choeur, les deux autres disposées à égale distance dans la nef.
Cette lumière, à peine suffisante, donnait une solennité plus grande à cette église, dont elle doublait les proportions, puisque l'imagination pouvait étendre à l'infini les parties perdues dans l'ombre.
Chicot eut d'abord besoin d'accoutumer ses yeux à l'obscurité; pour les exercer, il s'amusa à compter les moines. Il y en avait cent vingt dans la nef et douze dans le choeur, en tout cent trente-deux. Les douze moines du choeur étaient rangés sur une seule ligne en avant de l'autel, et semblaient défendre le tabernacle comme une rangée de sentinelles.
Chicot vit avec plaisir qu'il n'était pas le dernier à se joindre à ceux que le frère Gorenflot appelait les frères de l'Union. Derrière lui entrèrent encore trois moines vêtus d'amples robes grises, lesquels allèrent se placer en avant de cette ligne que nous avons comparée à une rangée de sentinelles.
Un petit moinillon que n'avait point alors aperçu Chicot, et qui était sans doute quelque enfant de choeur du couvent, fit le tour de la chapelle pour voir si tout le monde était bien à son poste; puis, l'inspection finie, il alla parler à l'un des trois moines arrivés les derniers, qui se trouvaient au milieu.
—Nous sommes cent trente-six, dit le moine d'une voix forte: c'est le compte de Dieu.
Aussitôt les cent vingt moines agenouillés dans la nef se levèrent, et prirent place sur des chaises ou dans les stalles. Bientôt un grand bruit de gonds et de verrous annonça que les portes massives se fermaient.
Ce ne fut pas sans un certain battement de coeur que Chicot, tout brave qu'il était, entendit le grincement des serrures. Pour se donner le temps de se remettre, il alla s'asseoir à l'ombre de la chaire, d'où ses yeux se portaient tout naturellement sur les trois moines qui paraissaient les personnages principaux de cette réunion.
On leur avait apporté des fauteuils, et ils s'étaient assis, pareils à trois juges. Derrière eux, les douze moines du choeur se tenaient debout.
Quand le tumulte occasionné par la fermeture des portes et par le changement d'attitude des assistants eut cessé, une petite cloche tinta trois fois.
C'était sans doute le signal du silence, car des chuts prolongés se firent entendre pendant les deux premiers coups, et, au troisième, tout bruit cessa.
—Frère Monsoreau! dit le même moine qui avait déjà parlé, quelles nouvelles apportez-vous à l'Union de la province d'Anjou?
Deux choses firent dresser l'oreille à Chicot:
La première, cette voix au timbre si accentué, qu'elle semblait bien plus faite pour sortir sur un champ de bataille de la visière d'un casque que dans une église du capuchon d'un moine.
La seconde, ce nom de frère Monsoreau, connu depuis quelques jours seulement à la cour, ou, comme nous l'avons dit, il avait produit une certaine sensation.
Un moine de haute taille, et dont la robe formait des plis anguleux, traversa une partie de l'assemblée, et, d'un pas ferme et hardi, monta dans la chaire; Chicot essaya de voir son visage.
C'était chose impossible.
—Bon, dit-il, et, si l'on ne voit pas le visage des autres, au moins les autres ne verront-ils pas le mien.
—Mes frères, dit alors une voix qu'à ses premiers accents Chicot reconnut pour celle du grand veneur, les nouvelles de la province d'Anjou ne sont point satisfaisantes; non pas que nous y manquions de sympathies, mais parce que nous y manquons de représentants. La propagation de l'Union dans cette province avait été confiée au baron de Méridor; mais ce vieillard, désespéré de la mort récente de sa fille, a, dans sa douleur, négligé les affaires de la sainte Ligue, et, jusqu'à ce qu'il soit consolé de la perte qu'il a faite, nous ne pouvons compter sur lui. Quant à moi, j'apporte trois nouvelles adhésions à l'association, et, selon le règlement, je les ai déposées dans le tronc du couvent. Le conseil jugera si ces trois nouveaux frères, dont je réponds d'ailleurs comme de moi-même, doivent être admis à faire partie de la sainte Union.
Un murmure d'approbation circula dans les rangs des moines, et frère Monsoreau avait regagné sa place, que ce bruit n'était pas encore éteint.
—Frère la Hurière, reprit le même moine qui paraissait destiné à faire l'appel des fidèles selon son caprice, dites-nous ce que vous avez fait dans la ville de Paris.
Un homme au capuchon rabattu parut à son tour dans la chaire que venait de laisser vacante M. de Monsoreau.
—Mes frères, dit-il, vous savez tous si je suis dévot à la foi catholique, et si j'ai donné des preuves de cette dévotion pendant le grand jour où elle a triomphé. Oui, mes frères, dès cette époque, et je m'en glorifie, j'étais un des fidèles de notre grand Henri de Guise, et c'est de la bouche même de M. de Besme, à qui Dieu accorde toutes ses bénédictions! que j'ai reçu les ordres qu'il a daigné me donner et que j'ai suivis à ce point, que j'ai voulu tuer mes propres locataires. Or ce dévouement à cette sainte cause m'a fait nommer quartenier, et j'ose dire que c'est une heureuse circonstance pour la religion. J'ai pu ainsi noter tous les hérétiques du quartier Saint-Germain-l'Auxerrois, où je tiens toujours, rue de l'Arbre-Sec, l'hôtel de la Belle-Étoile, à votre service, mes frères, et, les ayant notés, les désigner à nos amis. Certes, je n'ai plus soif du sang des huguenots comme autrefois; mais je ne saurais me dissimuler le but véritable de la sainte Union que nous sommes en train de fonder.
—Écoutons, se dit Chicot; ce la Hurière était, si je m'en souviens bien, un furieux tueur d'hérétiques, et il doit en savoir long sur la Ligue, si l'on mesure chez messieurs les ligueurs la confiance sur le mérite.
—Parlez, parlez, dirent plusieurs voix.
La Hurière, qui trouvait l'occasion de déployer des facultés d'orateur qu'il avait rarement l'occasion de développer, quoiqu'il les crût innées en lui, se recueillit un instant, toussa et reprit:
—Si je ne me trompe, mes frères, l'extinction des hérésies particulières n'est pas seulement ce qui nous préoccupe. Il faut que les bons Français soient assurés de ne jamais rencontrer d'hérétiques parmi les princes appelés à les gouverner. Or, mes frères, où en sommes-nous? François II, qui promettait d'être un zélé, est mort sans enfants; Charles IX, qui était un zélé, est mort sans enfants; le roi Henri III, dont ce n'est point à moi de rechercher les croyances et de qualifier les actions, mourra probablement sans enfants; restera donc le duc d'Anjou, qui non-seulement n'a pas d'enfants non plus, mais qui encore paraît tiède pour la sainte Ligue.
Ici plusieurs voix interrompirent l'orateur, parmi lesquelles celle du grand veneur.
—Pourquoi tiède, dit la voix, et qui vous fait porter cette accusation contre le prince?
—Je dis tiède parce qu'il n'a pas encore donné son adhésion à la Ligue, quoique l'illustre frère qui vient de m'interpeller l'ait positivement promise en son nom.
—Qui vous a dit qu'il ne l'ait point donnée, reprit la voix, puisqu'il y a des adhésions nouvelles? Vous n'avez le droit, ce me semble, de soupçonner personne tant que le dépouillement ne sera point fait.
—C'est vrai, dit la Hurière, j'attendrai donc encore; mais, après le duc d'Anjou, qui est mortel et qui n'a point d'enfants (remarquez que l'on meurt jeune dans la famille), à qui reviendra la couronne? Au plus farouche huguenot qu'on puisse imaginer, à un renégat, à un relaps, à un Nabuchodonosor.
Ici, au lieu de murmures, ce furent des applaudissements frénétiques qui interrompirent la Hurière.
—A Henri de Béarn, enfin, contre lequel cette association est surtout faite, à Henri de Béarn, que l'on croit souvent à Pau ou à Tarbes occupé de ses amours, et que l'on rencontre à Paris.
—A Paris! s'écrièrent plusieurs voix; à Paris! c'est impossible!
—Il y est venu! s'écria la Hurière. Il s'y trouvait la nuit où madame de Sauve a été assassinée; il y est peut-être encore en ce moment.
—A mort le Béarnais! crièrent plusieurs voix.
—Oui, sans doute, à mort! cria la Hurière, et, s'il vient par hasard loger à la Belle-Étoile, je réponds bien de lui; mais il n'y viendra pas. On ne prend pas un renard deux fois à la même trouée. Il ira loger ailleurs, chez quelque ami; car il a des amis, l'hérétique. Eh bien, c'est le nombre de ces amis qu'il faut diminuer ou faire connaître. Notre Union est sainte, notre Ligue est loyale, consacrée, bénie, encouragée par notre saint père le pape Grégoire III. Je demande donc qu'on n'en fasse pas plus longtemps mystère, que des listes soient remises aux quarteniers et aux dizeiniers, qu'ils aillent avec ces listes dans les maisons inviter les bons citoyens à signer. Ceux qui signeront seront nos amis; ceux qui refuseront de signer seront nos ennemis, et, l'occasion se présentant d'une seconde Saint-Barthélemy, qui semble aux vrais fidèles devenir de plus en plus urgente, eh bien, nous ferions ce que nous avons déjà fait dans la première, nous épargnerions à Dieu la fatigue de séparer lui-même les bons des méchants.
A cette péroraison, des tonnerres d'applaudissements éclatèrent; puis, quand ils se furent calmés avec cette lenteur et ce tumulte qui prouvent que les acclamations ne sont qu'interrompues, la voix grave du moine qui avait déjà parlé plusieurs fois se fit entendre, et dit:
—La proposition de frère la Hurière, que la sainte Union remercie de son zèle, est prise en considération; elle sera débattue en conseil supérieur.
Les applaudissements redoublèrent. La Hurière s'inclina plusieurs fois pour remercier l'assemblée, et, descendant les marches de la chaire, regagna sa place, courbé sous l'immensité de son triomphe.
—Ah! ah! se dit Chicot, je commence à voir clair dans tout ceci. On a moins de confiance à l'endroit de la foi catholique dans mon fils Henri que dans son frère Charles IX et MM. de Guise. C'est probable, puisque le Mayenne est fourré dans tout ceci. MM. de Guise veulent former dans l'État une petite société à part, dont ils seront les maîtres; ainsi le grand Henri, qui est général, tiendra les armées; ainsi le gros Mayenne tiendra la bourgeoisie; ainsi l'illustre cardinal tiendra l'Église; et, un beau matin, mon fils Henri s'apercevra qu'il ne tient rien du tout que son chapelet, avec lequel on l'invitera poliment à se retirer dans quelque monastère. Puissamment raisonné! Ah bien, oui… mais reste le duc d'Anjou. Diable! le duc d'Anjou, qu'en fera-t-on?
—Frère Gorenflot! dit la voix du moine qui avait déjà appelé le grand veneur et la Hurière.
Soit qu'il fût préoccupé des réflexions que nous venons de transmettre à nos lecteurs, soit qu'il ne fût pas encore habitué de répondre au nom qu'il avait pris cependant avec le froc du quêteur, Chicot ne répondit pas.
—Frère Gorenflot! reprit la voix du moinillon, voix si claire et si aiguë, que Chicot tressaillit.
—Oh! oh! murmura-t-il, on dirait d'une voix de femme qui appelle frère Gorenflot. Est-ce que, dans cette honorable assemblée, non-seulement les rangs, mais encore les sexes sont confondus?
—Frère Gorenflot! répéta la même voix féminine, n'êtes-vous donc pas ici?
—Ah! mais, se dit tout bas Chicot, frère Gorenflot, c'est moi; allons.
Puis, tout haut:
—Si fait, si fait, dit-il en nasillant comme le moine, me voilà, me voilà. J'étais plongé dans les profondes méditations qu'avait fait naître en moi le discours de frère la Hurière, et je n'avais pas entendu que l'on m'avait appelé.
Quelques murmures d'approbation rétrospective en faveur de la Hurière, dont les paroles vibraient encore dans tous les coeurs, se firent entendre et donnèrent à Chicot le temps de se préparer.
Chicot pouvait, dira-t-on, ne pas répondre au nom de Gorenflot, puisque nul ne levait son capuchon. Mais les assistants s'étaient comptés, on se le rappelle; donc, inspection faite des visages, et cette inspection eût été provoquée par l'absence d'un homme censé présent, la fraude eût été découverte, et alors la position de Chicot devenait grave.
Chicot n'hésita donc point un instant. Il se leva, fit le gros dos, monta les degrés de la chaire, et, tout en les montant, rabattit son capuchon le plus possible.
—Mes frères, dit-il en imitant à s'y méprendre la voix du moine, je suis le frère quêteur de ce couvent, et vous savez que cette charge me donne le droit d'entrer dans les demeures de tous. J'use donc de ce droit pour le bien du Seigneur.
Mes frères, continua-t-il en se rappelant l'exorde de Gorenflot si inopinément interrompu par le sommeil, qui, à cette heure, en vertu du liquide absorbé, étreignait encore en maître le vrai Gorenflot; mes frères, c'est un beau jour pour la foi que celui qui nous réunit. Parlons franc, mes frères, puisque nous voilà dans la maison du Seigneur.
Qu'est-ce que le royaume de France? Un corps. Saint Augustin l'a dit: Omnis civitas corpus est: «Toute cité est un corps.» Quelle eut la condition du salut d'un corps? la bonne santé. Comment conserve-t-on la santé du corps? en pratiquant de prudentes saignées quand il y a excès de forces. Or il est évident que les ennemis de la religion catholique sont trop forts, puisque nous les redoutons; il faut donc saigner encore une fois ce grand corps que l'on appelle la Société; c'est ce que me répètent tous les jours les fidèles dont j'apporte au couvent les oeufs, les jambons et l'argent.
Cette première partie du discours de Chicot fit une vive impression dans l'auditoire.
Chicot laissa au murmure d'approbation qu'il venait de soulever le temps de se produire, puis de s'apaiser, et il reprit:
—On m'objectera peut-être que l'Église abhorre le sang: Ecclesia abhorret a sanguine, continua-t-il. Mais notez bien ceci, mes chers frères: le théologien ne dit pas de quel sang l'Église a horreur, et je parierais un boeuf contre un oeuf que ce n'est point, en tout cas, du sang des hérétiques dont il a voulu parler. En effet: Fons malus corruptorum sanguinis, hereticorum autem pessimus! Et puis, un autre argument, mes frères: j'ai dit l'Église! Mais nous autres, nous ne sommes pas seulement l'Église. Frère Monsoreau, qui a si éloquemment parlé tout à l'heure, a, j'en suis bien certain, son couteau de grand veneur à la ceinture. Frère la Hurière manie la broche avec facilité: Veru agreste, lethiferum tamen instrumentum. Moi-même, qui vous parle, mes frères, moi, Jacques-Népomucène Gorenflot, j'ai porté le mousquet en Champagne, et j'ai brûlé des huguenots dans leur prêche. Ç'aurait été pour moi un honneur suffisant, et j'aurais mon paradis tout fait. Je le croyais du moins, quand tout à coup on a soulevé dans ma conscience un scrupule: les huguenotes, avant d'être brûlées, avaient été un peu violées; il paraît que cela gâtait la belle action, à ce que m'a dit mon directeur, du moins… Aussi me suis-je hâté d'entrer en religion, et, pour effacer la souillure que les hérétiques avaient laissée en moi, j'ai fait, à partir de ce moment, voeu de passer le reste de mes jours dans l'abstinence, et de ne plus fréquenter que de bonnes catholiques.
Cette seconde partie du discours de l'orateur n'eut pas moins de succès que la première, et chacun parut admirer les moyens dont s'était servi le Seigneur pour opérer la conversion de frère Gorenflot.
Aussi quelques applaudissements se mêlèrent-ils au murmure d'approbation. Chicot salua modestement l'assemblée.
—Il nous reste, reprit Chicot, à parler des chefs que nous nous sommes donnés, et sur lesquels il me semble, à moi, pauvre génovéfain indigne, qu'il y a quelque chose à dire. Certes, il est beau et surtout prudent de s'introduire la nuit, sous un froc, pour entendre prêcher frère Gorenflot; mais il me semble que le devoir de pareils mandataires ne doit pas se borner là. Une si grande prudence prête à rire à ces damnés huguenots, qui, après tout, sont des enragés lorsqu'il s'agit d'estocades. Je demande donc que nous ayons une allure plus digne de gens de coeur que nous sommes, ou plutôt que nous voulons paraître. Qu'est-ce que nous souhaitons? L'extinction de l'hérésie… Eh bien, mais… cela peut se crier sur les toits, ce me semble. Que ne marchons-nous par les rues de Paris comme une sainte procession, faisant montre de notre belle tenue et de nos bonnes pertuisanes, mais non pas comme des larrons nocturnes qui regardent à chaque carrefour si le guet arrive? Mais quel est l'homme qui donnera l'exemple? dites-vous. Eh bien, ce sera moi, moi, Jacques-Népomucène Gorenflot, moi, frère indigne de l'ordre de Sainte-Geneviève, humble et pauvre quêteur de ce couvent, ce sera moi qui, la cuirasse sur le dos, la salade sur la tête et le mousquet sur l'épaule, marcherai, s'il le faut, à la tête des bons catholiques qui me voudront suivre, et cela, je le ferai, ne fût-ce que pour faire rougir des chefs qui se cachent, comme si, en défendant l'Église, il s'agissait de soutenir quelque ribaude en querelle!
La péroraison de Chicot, qui correspondait aux sentiments de beaucoup de membres de la Ligue, qui ne voyaient pas la nécessité d'aller au but par d'autre route que par le chemin dont la Saint-Barthélemy, six ans auparavant, avait ouvert la barrière, et que par conséquent les lenteurs des chefs désespéraient, alluma le feu sacré dans tous les coeurs, et, à part trois capuchons qui demeurèrent silencieux, l'assemblée se mit à crier d'une seule voix: Vive la messe! Noël au brave frère Gorenflot! la procession! la procession!
L'enthousiasme était d'autant plus vivement excité, que c'était la première fois que le zèle du digne frère se produisait sous un pareil jour. Jusque-là ses amis les plus intimes l'avaient rangé au nombre des zélés sans doute, mais des zélés que le sentiment de la conservation de soi-même retenait dans les bornes de la prudence. Point du tout, de cette demi-teinte dans laquelle il était resté, frère Gorenflot s'élançait tout à coup, armé en guerre, dans le jour éclatant de l'arène; c'était une grande surprise qui amenait une grande réhabilitation, et quelques-uns, dans leur admiration, d'autant plus grande qu'elle était plus inattendue, mettaient dans leur esprit frère Gorenflot, qui avait prêché la première procession, à la hauteur de Pierre l'Ermite, qui avait prêché la première croisade.
Malheureusement ou heureusement pour celui qui avait produit cette exaltation, ce n'était pas le plan des chefs de lui laisser prendre son cours. Un des trois moines silencieux se pencha à l'oreille du moinillon, et la voix flûtée de l'enfant retentit aussitôt sous les voûtes, criant trois fois:
—Mes frères, il est l'heure de la retraite, la séance est levée.
Les moines se levèrent bourdonnant, et, tout en se promettant de demander d'une voix unanime, à la prochaine séance, la procession proposée par le brave frère Gorenflot, prirent lentement le chemin de la porte. Beaucoup s'étaient approchés de la chaire pour féliciter le frère quêteur à la descente de cette tribune du haut de laquelle il avait eu un si grand succès. Mais Chicot, réfléchissant qu'entendue de près sa voix, de laquelle il n'avait jamais pu extraire un petit accent gascon, pouvait être reconnue; que, vu de près, son corps, qui dans la ligne verticale présentait six ou huit bons pouces de plus que frère Gorenflot, lequel avait sans doute grandi dans l'esprit de ses auditeurs, mais moralement surtout, pouvait exciter quelque étonnement, Chicot, disons-nous, s'était jeté à genoux et paraissait, comme Samuel, abîmé dans une conversation tête à tête avec le Seigneur.
On respecta donc son extase, et chacun s'achemina vers la sortie avec une agitation qui, sous le capuchon dans les plis duquel il avait ménagé des ouvertures pour ses jeux, réjouissait fort Chicot.
Cependant le but de Chicot était à peu près manqué. Ce qui lui avait fait quitter le roi Henri III sans lui demander congé, c'était la vue du duc de Mayenne. Ce qui l'avait fait revenir à Paris, c'était la vue de Nicolas David. Chicot, comme nous l'avons dit, avait bien fait un double voeu de vengeance; mais il était bien petit compagnon pour s'attaquer à un prince de la maison de Lorraine, ou, pour le faire impunément, il lui fallait attendre longuement et patiemment l'occasion. Il n'en était pas de même de Nicolas David, qui n'était qu'un simple avocat normand, matois fort retors, il est vrai, qui avait été soldat avant d'être avocat, et maître d'armes tandis qu'il était soldat. Mais, sans être maître d'armes, Chicot avait la prétention de jouer assez proprement de la rapière; la grande question était donc pour lui de rejoindre son ennemi, et, une fois rejoint, Chicot, comme les anciens preux, mettait sa vie sous la garde de son bon droit et de son épée.
Chicot regardait donc tous les moines s'en aller les uns après les autres, afin, sous ces frocs et ces capuchons, de reconnaître, s'il était possible, la taille longue et menue de maître Nicolas, quand il s'aperçut tout à coup qu'en sortant chaque moine était soumis à un examen pareil à celui qu'il avait subi en entrant, et, tirant, de sa poche un signe quelconque, n'obtenait son exeat que lorsque le frère portier le lui avait donné sur l'inspection de ce signe. Chicot crut d'abord s'être trompé, et resta un instant dans le doute; mais ce doute fut bientôt changé en une certitude qui fit poindre une sueur froide à la racine des cheveux de Chicot.
Frère Gorenflot lui avait bien indiqué le signe à l'aide duquel on pouvait entrer, mais il avait oublié de lui montrer le signe à l'aide duquel on pouvait sortir.
CHAPITRE XX
COMMENT CHICOT FORCÉ DE RESTER DANS L'ÉGLISE DE L'ABBAYE, VIT ET ENTENDIT DES CHOSES QU'IL ÉTAIT FORT DANGEREUX DE VOIR ET D'ENTENDRE.
Chicot se hâta de descendre de sa chaire et de se mêler aux derniers moines, afin de reconnaître, s'il était possible, le signe à l'aide duquel on pouvait regagner la rue, et de se procurer ce signe, s'il en était encore temps. En effet, après avoir rejoint les retardataires, après avoir allongé la tête pardessus toutes les têtes, Chicot reconnut que le signe de sortie était un denier taillé en étoile.
Notre Gascon avait bon nombre de deniers dans sa poche, mais malheureusement pas un n'avait cette taille particulière, d'autant plus inusitée qu'elle exilait pour jamais cette pièce, ainsi mutilée, de la circulation monétaire.
Chicot envisagea la situation d'un coup d'oeil: arrivé à la porte, ne pouvant pas produire son denier étoilé, il était reconnu comme un faux frère, puis, comme tout naturellement les investigations ne se borneraient point là, pour maître Chicot, fou du roi, charge qui lui donnait beaucoup de privilèges au Louvre et dans les autres châteaux, mais qui, dans l'abbaye Sainte-Geneviève, et surtout en des circonstances pareilles, perdait beaucoup de son prestige. Chicot était pris dans un traquenard; il gagna l'ombre d'un pilier et se blottit dans l'angle d'un confessionnal, adossé à l'angle de ce pilier.
—Et puis, se dit Chicot, en me perdant je perds la cause de mon imbécile de souverain, que j'ai la niaiserie d'aimer, tout en lui disant des injures. Sans doute il eût mieux valu retourner à l'hôtellerie de la Corne-d'Abondance, et rejoindre frère Gorenflot; mais à l'impossible nul n'est tenu.
Et, tout en se parlant ainsi à lui-même, c'est-à-dire à l'interlocuteur le plus intéressé à ne pas dire un mot de ce qu'il disait, Chicot s'effaçait de son mieux entre l'angle de son confessionnal et les moulures de son pilier.
Alors il entendit l'enfant de choeur crier du parvis:
—N'y a-t-il plus personne? On va fermer les portes.
Aucune voix ne répondit; Chicot allongea le cou et vit effectivement la chapelle vide, à l'exception des trois moines plus enfroqués que jamais, lesquels se tenaient assis dans les stalles qu'on leur avait apportées au milieu du choeur.
—Bon, dit Chicot, pourvu qu'on ne ferme pas les fenêtres, c'est tout ce que je demande.
—Faisons la visite, dit l'enfant de choeur au frère portier.
—Ventre de biche! dit Chicot, voilà un moinillon que je porte dans mon coeur.
Le frère portier alluma un cierge, et, suivi de l'enfant de choeur, commença de faire le tour de l'église.
Il n'y avait pas un instant à perdre. Le frère portier et son cierge devaient passer à quatre pas de Chicot, qui ne pouvait manquer d'être découvert. Chicot tourna habilement autour du pilier, demeurant dans l'ombre à mesure que l'ombre tournait, et, ouvrant le confessionnal fermé au loquet seulement, il se glissa dans la boîte oblongue, dont il tira la porte sur lui après s'être assis dans la stalle.
Le Frère portier et le moinillon passèrent à quatre pas de là, et à travers le grillage sculpté Chicot vit se refléter sur sa robe la lumière du cierge qui les éclairait.
—Que diable! se dit Chicot, ce frère portier, ce moinillon et ces trois moines ne vont pas rester éternellement dans l'église; quand ils seront sortis, j'entasserai les chaises sur les bancs, Pélion sur Ossa, comme dit M. Ronsard, et je sortirai par la fenêtre.
Ah! oui, par la fenêtre! reprit Chicot se répondant à lui-même; mais, quand je serai sorti par la fenêtre, je me trouverai dans la cour, et la cour n'est point la rue. Je crois que mieux vaut encore passer la nuit dans le confessionnal. La robe de Gorenflot est chaude; ce sera une nuit moins païenne que celle que j'eusse passée ailleurs, et j'y compte pour mon salut.
—Éteins les lampes, dit l'enfant de choeur; que l'on voie bien du dehors que le conciliabule est fini.
Le portier, à l'aide d'un immense éteignoir étouffa aussitôt la lumière des deux lampes de la nef, qui se trouva plongée ainsi dans une funèbre obscurité.
Puis celle du choeur.
L'église ne fut plus alors éclairée que par le rayon blafard qu'une lune d'hiver faisait glisser à grand peine à travers les vitraux coloriés.
Puis, après la lumière, le bruit s'éteignit.
La cloche sonna douze fois.
—Ventre de biche! dit Chicot, à minuit dans une église; s'il était à ma place, mon fils Henriquet aurait une belle peur! Heureusement que nous sommes d'une complexion moins timide. Allons, Chicot, mon ami, bonsoir et bonne nuit.
Et, après s'être adressé ce souhait à lui-même, Chicot s'accommoda du mieux qu'il put dans son confessionnal, poussa le petit verrou intérieur afin d'être chez lui et ferma les yeux.
Il y avait dix minutes à peu près que ses paupières s'étaient jointes, et que son esprit, troublé par les premières vapeurs du sommeil, voyait flotter dans ce vague mystérieux qui forme le crépuscule de la pensée une foule de figures indécises, quand un coup éclatant, frappé sur un timbre de cuivre, vibra dans l'église, et alla se perdre frémissant dans ses profondeurs.
—Ouais! fit Chicot en rouvrant les yeux et en dressant les oreilles, que veut dire ceci?
En même temps, la lampe du choeur se ralluma bleuâtre, et, de son premier reflet, éclaira les trois mêmes moines, assis toujours les uns près des autres, à la même place et dans la même immobilité.
Chicot ne fut point exempt d'une certaine crainte superstitieuse: tout brave qu'il était, notre Gascon était de son époque, et son époque était celle des traditions fantastiques et des légendes terribles.
Il fit tout doucement le signe de la croix en murmurant tout bas:
—Vade retro, Satanas!
Mais, comme les lumières ne s'éteignirent point au signe de notre rédemption, ce qu'elles n'eussent point manqué de faire si elles eussent été des lueurs infernales; comme les trois moines restèrent à leurs places malgré le vade retro, le Gascon commença à croire qu'il avait affaire à des lumières naturelles, et, sinon à de vrais moines, du moins à des personnages en chair et en os.
Chicot ne s'en secoua pas moins, en proie à ce frisson de l'homme qui s'éveille, combiné avec le tressaillement de l'homme qui a peur.
En ce moment, une des dalles du choeur se leva lentement et resta dressée sur sa base étroite. Un capuchon gris se montra au bord de l'ouverture noire, puis un moine tout entier apparut, qui prit pied sur le marbre, tandis que la dalle se refermait doucement derrière lui.
A cette vue, Chicot oublia l'épreuve qu'il venait de tenter et cessa d'avoir confiance dans la conjuration qu'il croyait décisive. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête, et il se figura un instant que tous les prieurs, abbés et doyens de Sainte-Geneviève, depuis Optat, mort en 533, jusqu'à Pierre Boudin, prédécesseur du supérieur actuel, ressuscitaient dans leurs tombeaux, situés dans la crypte où dormaient autrefois les reliques de sainte Geneviève, et allaient, selon l'exemple qui leur était donné, soulever de leurs crânes osseux les dalles du choeur.
Mais ce doute ne fut pas long.
—Frère Monsoreau, dit un des trois moines du choeur à celui qui venait d'apparaître d'une si étrange manière, la personne que nous attendons est-elle arrivée?
—Oui, messeigneurs, répondit celui auquel la question était adressée, et elle attend.
—Ouvrez-lui la porte, et qu'elle vienne à nous.
—Bon, dit Chicot, il paraît que la comédie avait deux actes, et que je n'avais encore vu jouer que le premier. Deux actes! mauvaise coupe.
Et, tout en plaisantant avec lui-même, Chicot n'en éprouvait pas moins un dernier frisson qui semblait faire jaillir un millier de pointes aiguës de la stalle de bois sur laquelle il se tenait assis.
Cependant frère Monsoreau descendait un des escaliers qui conduisaient de la nef au choeur, et venait ouvrir la porte de bronze donnant dans la crypte située entre les deux escaliers.
En même temps, le moine du milieu abaissait son capuchon, et montrait la grande cicatrice, noble signe auquel les Parisiens reconnaissaient avec tant d'ivresse celui qui déjà passait pour le héros des catholiques, en attendant qu'il devint leur martyr.
—Le grand Henri de Guise en personne, le même que S.M. très-imbécile croit occupé au siège de la Charité! Ah! je comprends maintenant, s' écria Chicot, celui qui est à sa droite et qui a béni les assistants, c'est le cardinal de Lorraine, tandis que celui qui est à sa gauche, qui parlait à ce mirmidon d'enfant de choeur, c'est monseigneur de Mayenne, mon ami; mais où donc, dans tout cela, est maître Nicolas David?
En effet, comme pour donner immédiatement raison aux suppositions de Chicot, le capuchon du moine de droite et le capuchon du moine de gauche s'étaient abaissés et avaient mis à jour la tête intelligente, le front large et l'oeil perçant du fameux cardinal, et le masque infiniment plus vulgaire du duc de Mayenne.
—Ah! je te reconnais, dit Chicot, trinité peu sainte, mais très-visible. Maintenant, voyons ce que tu vas faire, je suis tout yeux; voyons ce que tu vas dire, je suis tout oreilles.
En ce moment même, M. de Monsoreau était arrivé à la porte de fer de la crypte, qui s'ouvrait devant lui.
—Aviez-vous cru qu'il viendrait? demanda le Balafré à son frère le cardinal.
—Non-seulement je l'ai cru, dit celui-ci, mais j'en étais si sûr, que j'ai sous ma robe tout ce qu'il faut pour remplacer la sainte ampoule.
Et Chicot, assez près de la trinité, comme il l'appelait, pour tout voir et pour tout entendre, aperçut sous le faible reflet de la lampe du choeur briller une boîte en vermeil aux ciselures en relief.
—Tiens, dit Chicot, il paraît que l'on va sacrer quelqu'un. Moi qui ai toujours eu envie de voir un sacre, comme cela se rencontre!
Pendant ce temps une vingtaine de moines, la tête ensevelie sous d'immenses capuchons, sortaient par la porte de la crypte et se plaçaient dans la nef. Un seul, conduit par M. de Monsoreau, montait l'escalier du choeur et venait se placer à la droite de MM. de Guise, dans une stalle du choeur, ou plutôt debout sur la marche de cette stalle.
L'enfant de choeur, qui avait reparu, alla respectueusement prendre les ordres du moine de droite et disparut.
Le duc de Guise promena son regard sur cette assemblée, des cinq sixièmes moins nombreuse que la première, et qui, par conséquent, était, selon toute probabilité, une assemblée d'élite, et s'étant assuré que, non-seulement tout ce monde l'écoutait, mais encore l'écoutait avec impatience:
—Amis, dit il, le temps est précieux; je vais donc droit au but. Vous avez entendu tout à l'heure, car je présume que vous faisiez partie de la première assemblée; vous avez entendu tout à l'heure, dis-je, dans le rapport de quelques membres de la Ligue catholique, les plaintes de ceux de l'association qui taxent de froideur et même de malveillance un des principaux d'entre nous, le prince le plus rapproché du trône. Le moment est venu de rendre à ce prince ce que nous lui devons de respect et de justice. Vous allez l'entendre lui-même, et vous jugerez, vous qui avez à coeur de remplir le premier but de la sainte Ligue, si vos chefs méritent les reproches de froideur et d'inertie faits tout à l'heure par un des frères de la sainte Ligue que nous n'avons pas jugé à propos d'admettre dans notre secret par le moine Gorenflot.
A ce nom prononcé par le duc de Guise avec un accent qui décelait ses mauvaises intentions envers le belliqueux génovéfain, Chicot, dans son confessionnal, ne put s'empêcher de se livrer à une hilarité qui, pour être muette, n'en était pas moins déplacée, eu égard aux grands personnages qui en étaient l'objet.
—Mes frères, continua le duc, le prince dont on nous avait promis le concours, le prince dont nous osions à peine espérer la présence, mais le simple assentiment, mes frères, le prince est ici.
Tous les regards se tournèrent curieusement vers le moine placé à droite des trois princes lorrains et qui se tenait debout sur le degré de sa stalle.
—Monseigneur, dit le duc de Guise en s'adressant à celui qui pour le moment était l'objet de l'attention générale, la volonté de Dieu me paraît manifeste, car, puisque vous avez consenti à vous joindre à nous, c'est que nous faisons bien de faire ce que nous faisons. Maintenant, une prière, Altesse: abaissez votre capuchon, afin que vos fidèles voient par leurs propres yeux que vous tenez la promesse que nous leur avons faite en votre nom, promesse si flatteuse, qu'ils n'osaient y croire.
Le personnage mystérieux que Henri de Guise venait d'interpeller ainsi porta la main à son capuchon, qu'il rabattit sur ses épaules, et Chicot, qui s'était attendu à trouver sous ce froc quelque prince lorrain dont il n'avait pas encore entendu parler, vit avec étonnement apparaître la tête du duc d'Anjou, si pâle, qu'à la lueur de la lampe sépulcrale elle semblait celle d'une statue de marbre.
—Oh! oh! dit Chicot, notre frère d'Anjou! il ne se lassera donc pas de jouer au trône avec les têtes des autres?
—Vive monseigneur le duc d'Anjou! crièrent tous les assistants.
François devint plus pâle encore qu'il n'était.
—Ne craignez rien, monseigneur, dit Henri de Guise, cette chapelle est sourde et les portes en sont bien fermées.
—Heureuse précaution, se dit Chicot.
—Mes frères, dit le comte de Monsoreau, Son Altesse demande à adresser quelques mots à l'assemblée.
—Oui, oui, qu'elle parle! s'écrièrent toutes les voix, nous écoutons.
Les trois princes lorrains se retournèrent vers le duc d'Anjou et s'inclinèrent devant lui.
Le duc d'Anjou s'appuya aux bras de sa stalle; on eût dit qu'il allait tomber.
—Messieurs, dit-il d'une voix si sourdement tremblante, qu'à peine put-on entendre les paroles qu'il prononça d'abord; messieurs, je crois que Dieu, qui souvent paraît insensible et sourd aux choses de ce monde, tient au contraire ses yeux perçants constamment fixés sur nous, et ne reste ainsi muet et insouciant en apparence que pour remédier un jour par quelque coup d'éclat aux désordres que causent les folles ambitions des humains.
Le commencement du discours du duc était, comme son caractère, passablement ténébreux; aussi chacun attendit-il qu'un peu de lumière descendît sur les pensées de Son Altesse pour les blâmer ou les applaudir.
Le duc reprit d'une voix un peu plus assurée:
—Moi aussi, j'ai jeté les yeux sur ce monde, et, ne pouvant embrasser toute sa surface de mon faible regard, j'ai arrêté mes yeux sur la France. Qu'ai-je vu alors par tout ce royaume? La sainte religion du Christ ébranlée sur ses bases augustes et les vrais serviteurs de Dieu épars et proscrits. Alors j'ai sondé les profondeurs de l'abîme ouvert depuis vingt ans par les hérésies qui sapent les croyances sous prétexte d'atteindre plus sûrement à Dieu, et mon âme, comme celle du prophète, a été inondée de douleurs.
Un murmure d'approbation courut dans l'assemblée. Le duc venait de manifester sa sympathie pour les souffrances de l'Église; ce qui déjà était presque une déclaration de guerre à ceux qui faisaient souffrir cette Église.
—Ce fut au milieu de cette affliction profonde, continua le prince, que le bruit vint à moi que plusieurs nobles gentilshommes pieux et amis des coutumes de nos ancêtres essayaient de consolider l'autel ébranlé. J'ai jeté les yeux autour de moi, et il m'a semblé que j'assistais déjà au jugement suprême, et que Dieu avait séparé en deux corps les réprouvés et les élus. D'un côté étaient ceux-là, et je me suis reculé avec horreur; de l'autre côté étaient les élus, et je suis venu me jeter dans leurs bras. Mes frères, me voici.
—Amen! dit tout bas Chicot.
Mais c'était une précaution inutile: Chicot eût pu répondre tout haut, et sa voix n'eût pas été entendue au milieu des applaudissements et des bravos qui s'élevèrent jusqu'aux voûtes de la chapelle.
Les trois princes lorrains, après en avoir donné le signal, les laissèrent se calmer; puis le cardinal, qui était le plus rapproché du duc, faisant encore un pas de son côté, lui dit:
—Vous êtes venu de votre plein gré parmi nous, prince?
—De mon plein gré, monsieur.
—Qui vous a instruit du saint mystère?
—Mon ami, un homme zélé pour la religion, M. le comte de Monsoreau.
—Maintenant, dit à son tour le duc de Guise, maintenant que Votre Altesse est des nôtres, veuillez, monseigneur, avoir la bonté de nous dire ce que vous comptez faire pour le bien de la sainte Ligue.
—Je compte servir la religion catholique, apostolique et romaine dans toutes ses exigences, répondit le néophyte.
—Ventre de biche! dit Chicot, voici, sur mon âme, des gens bien niais, de se cacher pour dire de pareilles choses! Que ne proposent-ils cela tout bonnement au roi Henri III, mon illustre maître? Tout cela lui irait à merveille: processions, macérations, extirpations d'hérésies comme à Rome, fagots et auto-da-fés comme en Flandre et en Espagne. Mais c'est le seul moyen de lui faire avoir des enfants, à ce bon prince. Corboeuf! j'ai envie de sortir de mon confessionnal et de me présenter à mon tour, tant ce cher duc d'Anjou m'a touché! Continue, digne frère de Sa Majesté, noble imbécile, continue!
Et le duc d'Anjou, comme s'il eût été sensible à l'encouragement, continua en effet.
—Mais, dit-il, l'intérêt de la religion n'est pas le seul but que des gentilshommes doivent se proposer. Quant à moi, j'en ai entrevu un autre.
—Ouais! fit Chicot, je suis gentilhomme aussi; cela m'intéresse donc comme les autres; parle, d'Anjou, parle.
—Monseigneur, on écoute Votre Altesse avec la plus sérieuse attention, dit le cardinal de Guise.
—Et nos coeurs battent d'espérance en vous écoutant, dit M. de
Mayenne.
—Je m'expliquerai donc, dit le duc d'Anjou en sondant de son regard inquiet les profondeurs ténébreuses de la chapelle, comme pour s'assurer que ses paroles ne tomberaient qu'en oreilles dignes de recevoir la confidence.
M. de Monsoreau comprit l'inquiétude du prince et le rassura par un sourire et par un coup d'oeil des plus significatifs.
—Or, quand un gentilhomme a pensé à ce qu'il doit à Dieu, continua le duc d'Anjou en baissant involontairement la voix, il pense alors à son….
—Parbleu! à son roi, souffla Chicot, c'est connu.
—A son pays, dit le duc d'Anjou, et il se demande si son pays jouit bien réellement de tout l'honneur et de tout le bien-être qu'il était destiné d'avoir en partage: car un bon gentilhomme tire ses avantages de Dieu d'abord, et ensuite du pays dont il est l'enfant.
L'assemblée applaudit violemment.
—Eh bien, mais, dit Chicot, et le roi? il n'en est donc plus question, de ce pauvre monarque? Et moi qui croyais, comme c'est écrit sur la pyramide de Juvisy, qu'on disait toujours: Dieu, le roi et les dames!
—Je me demande donc, poursuivit le duc d'Anjou, dont les pommettes saillantes s'animaient peu à peu d'une rougeur fébrile, je me demande donc si mon pays jouit de la paix et du bonheur que mérite cette patrie si douce et si belle qu'on appelle la France, et je vois avec douleur qu'il n'en est rien.
En effet, mes frères, l'État se trouve tiraillé par des volontés et des goûts différents, tous aussi puissants les uns que les autres, grâce à la faiblesse d'une volonté supérieure, laquelle, oubliant qu'elle doit tout dominer pour le bien de ses sujets, ne se souvient de ce principe royal que par capricieux intervalles, et toujours si à contre-sens, que ses actes énergiques n'ont lieu que pour faire le mal; c'est sans nul doute à la fatale destinée de la France ou à l'aveuglement de son chef qu'il faut attribuer ce malheur. Mais, quoique nous en ignorions la vraie source, ou que nous ne fassions que la soupçonner, le malheur n'en est pas moins réel, et j'en accuse, moi, ou les crimes commis par la France contre la religion, ou les impiétés commises par certains faux amis du roi plutôt que par le roi lui-même. Ce qui fait, messieurs, que, dans l'un ou l'autre cas, j'ai dû, en serviteur de l'autel et du trône, me rallier à ceux qui, par tous les moyens, cherchent l'extinction de l'hérésie et la ruine des conseillers perfides. Voilà, messieurs. ce que je veux faire pour la Ligue en m'y associant avec vous.
—Oh! oh! murmura Chicot avec des yeux tout ébahis de surprise; voilà un bout de l'oreille qui passe, et, comme je l'avais cru d'abord, ce n'est point une oreille d'âne, mais de renard.
Cet exorde du duc d'Anjou, qui peut-être a paru un peu long à nos lecteurs, séparés qu'ils sont par trois siècles de la politique de cette époque, avait tellement intéressé les assistants, que la plupart s'étaient rapprochés du prince pour ne point perdre une syllabe de ce discours prononcé avec une voix de plus en plus obscure à mesure que le sens des paroles devenait de plus en plus clair.
Le spectacle était alors curieux. Les assistants, au nombre de vingt-cinq ou trente, le capuchon en arrière, laissant voir des figures nobles, hardies, éveillées, étincelantes de curiosité, se groupaient sous la lueur de la seule lampe qui éclairait alors la scène.
De grandes ombres se répandaient dans toutes les autres parties de l'édifice, qui semblaient, pour ainsi dire, étrangères au drame qui se passait sur un seul point.
Au milieu du groupe, on distinguait la figure pâle du duc d'Anjou, dont les os frontaux cachaient les yeux enfoncés, et dont la bouche, quand elle s'ouvrait, semblait le rictus sinistre d'une tête de mort.
—Monseigneur, dit le duc de Guise, en remerciant Votre Altesse des paroles qu'elle vient de prononcer, je crois devoir l'avertir qu'elle n'est entourée que d'hommes dévoués, non-seulement aux principes qu'elle vient de professer, mais encore à la personne de Son Altesse Royale elle-même, et c'est ce dont, si elle en doutait, la suite de la séance pourrait la convaincre plus énergiquement qu'elle ne le pense elle-même.
Le duc d'Anjou s'inclina, et en se relevant jeta un regard inquiet sur l'assemblée.
—Oh! oh! murmura Chicot, ou je me trompe, ou tout ce que nous avons vu jusqu'à présent n'était qu'un préambule, et quelque chose va se passer ici de plus important que toutes les fadaises qu'on a dites et faites jusqu'à présent.
—Monseigneur, dit le cardinal, auquel le regard du prince n'avait point échappé, si Votre Altesse éprouvait par hasard quelque crainte, les noms seuls de ceux qui l'entourent en ce moment la rassureraient, je l'espère. Voici M. le gouverneur d'Aunis, M. d'Entragues le jeune, M. de Ribeirac et M. de Livarot, gentilshommes que Votre Altesse connaît peut-être et qui sont aussi braves que loyaux. Voici encore M. le vidame de Castillon, M. le baron de Lusignan, MM. Cruce et Leclerc, tous pénétrés de la sagesse de Votre Altesse Royale et heureux de marcher sous ses auspices à l'émancipation de la sainte religion et du trône. Nous recevrons donc avec reconnaissance les ordres qu'elle voudra bien nous donner.
Le duc d'Anjou ne put dissimuler un mouvement d'orgueil. Ces Guises, si fiers, qu'on n'avait jamais pu les faire plier, parlaient d'obéir.
Le duc de Mayenne reprit:
—Vous êtes, par votre naissance, par votre sagesse, monseigneur, le chef naturel de la sainte Union, et nous devons apprendre de vous quelle est la conduite qu'il faut tenir à l'égard de ces faux amis du roi dont nous parlions tout à l'heure.
—Rien de plus simple, répondit le prince avec cette espèce d'exaltation fébrile qui tient lieu de courage aux hommes faibles; quand des plantes parasites et vénéneuses croissent dans un champ, dont sans elles on tirerait une riche moisson, il faut déraciner ces herbes dangereuses. Le roi est entouré non pas d'amis, mais de courtisans qui le perdent et qui excitent un scandale continuel dans la France et dans la chrétienté.
—C'est vrai, dit le duc de Guise d'une voix sombre.
—Et d'ailleurs, ces courtisans, reprit le cardinal, nous empêchent, nous, les véritables amis de Sa Majesté, d'arriver jusqu'à elle, comme c'est le droit de nos charges et de nos naissances.
—Laissons donc, dit brusquement le duc de Mayenne, aux ligueurs vulgaires, à ceux de la première Ligue, le soin de servir Dieu. En servant Dieu, ils serviront ceux qui leur parlent de Dieu. Nous, faisons nos affaires. Des hommes nous gênent: ils nous bravent, ils nous insultent, ils manquent continuellement de respect au prince que nous honorons le plus et qui est notre chef.
Le front du duc d'Anjou se couvrit de rougeur.
—Détruisons, continua Mayenne, détruisons jusqu'au dernier cette engeance maudite que le roi enrichit des lambeaux de nos fortunes, et que chacun de nous s'engage à en retrancher un seul de la vie. Nous sommes trente ici, comptons-les.
—C'est penser sagement, dit le duc d'Anjou, et vous avez déjà fait voire tâche, monsieur de Mayenne.
—Ce qui est fait ne compte pas, dit le duc.
—Il faut cependant nous en laisser, monseigneur, dit d'Entragues; moi, je me charge de Quélus.
—Moi de Maugiron, dit Livarot.
—Et moi de Schomberg, dit Ribeirac.
—Bien! bien! répétait le duc, et nous avons encore Bussy, mon brave
Bussy, qui se chargera bien de quelques-uns.
—Et nous! et nous! crièrent tous les ligueurs.
M. de Monsoreau s'avança.
—Ah! ah! dit Chicot, qui, en voyant la tournure que prenaient les choses, ne riait plus, voici le grand veneur qui vient réclamer sa part de la curée.
Chicot se trompait.
—Messieurs, dit-il en étendant la main, je réclame un instant de silence. Nous sommes des hommes résolus, et nous avons peur de nous parler franchement les uns aux autres. Nous sommes des hommes intelligents, et nous tournons autour de niais scrupules.
Allons, messieurs, un peu de courage, un peu de hardiesse, un peu de franchise. Ce n'est pas des mignons du roi Henri qu'il s'agit, ce n'est pas de la difficulté que nous éprouvons à nous approcher de sa personne.
—Allons donc! disait Chicot écarquillant les yeux au fond de son confessionnal et se faisant un entonnoir acoustique de sa main gauche pour ne pas perdre un mot de ce qu'on disait. Allons donc! hâte-toi, j'attends.
—Ce qui nous occupe tous, messeigneurs, reprit le comte, c'est l'impossibilité devant laquelle nous sommes acculés. C'est la royauté que l'on nous donne et qui n'est pas acceptable pour une noblesse française: des litanies, du despotisme, de l'impuissance et des orgies, la prodigalité pour des fêtes qui font rire de pitié toute l'Europe, la parcimonie pour tout ce qui regarde la guerre et les arts. Ce n'est pas de l'ignorance, ce n'est pas de la faiblesse, une conduite pareille, messieurs, c'est de la démence!
Un silence funèbre accueillit les paroles du grand veneur. L'impression était d'autant plus profonde, que chacun se disait tout bas ce qu'il venait de dire tout haut, de sorte que chacun tressaillit comme à l'écho de sa propre voix, et frissonna en songeant qu'il était en tous points de l'avis de l'orateur.
M. de Monsoreau, qui sentait bien que ce silence ne venait que d'un excès d'approbation, continua:
—Devons-nous vivre sous un roi fou, inerte et fainéant, au moment où l'Espagne allume les bûchers, au moment où l'Allemagne réveille les vieux hérésiarques assoupis dans l'ombre des cloîtres, quand l'Angleterre, avec son inflexible politique, tranche les idées et les têtes? Toutes les nations travaillent glorieusement à quelque chose. Nous, nous dormons. Messieurs, pardonnez-moi de le dire devant un grand prince qui blâmera peut-être ma témérité, car il a le préjugé de famille; messieurs, depuis quatre ans nous ne sommes plus gouvernés par un roi, mais par un moine.
A ces mots, l'explosion, habilement préparée et habilement contenue depuis une heure par la circonspection des chefs, éclata si violemment, que nul n'eût reconnu dans ces énergumènes ces froids et sages calculateurs de la scène précédente.
—A bas Valois! cria-t-on, à bas frère Henri! donnons-nous pour chef un prince gentilhomme, un roi chevalier, un tyran, s'il le faut, mais pas un frocard!
—Messieurs, messieurs, dit hypocritement le duc d'Anjou, pardon, je vous en conjure, pour mon frère, qui se trompe, ou plutôt qui est trompé. Laissez-moi espérer, messieurs, que nos sages remontrances, que l'efficace intervention du pouvoir de la Ligue, le ramèneront dans la bonne voie.
—Siffle, serpent, dit Chicot, siffle.
—Monseigneur, répondit le duc de Guise, Votre Altesse a entendu peut-être un peu tôt, mais enfin elle a entendu l'expression sincère de la pensée de l'association. Non, il ne s'agit plus ici d'une ligue contre le Béarnais, épouvantail des imbéciles; il ne s'agit plus d'une ligue pour soutenir l'Église, qui se soutiendra bien toute seule; il s'agit, messieurs, de tirer la noblesse de France de la position abjecte où elle se trouve. Trop longtemps nous avons été retenus par le respect que Votre Altesse nous inspire; trop longtemps cet amour que nous lui connaissons pour sa famille nous a renfermés violemment dans les bornes de la dissimulation. Maintenant tout est révélé, monseigneur, et Votre Altesse va assister à la véritable séance de la Ligue, dont ce qui vient de se passer n'est que le préambule.
—Que voulez-vous dire, monsieur le duc? demanda le prince palpitant tout à la fois d'inquiétude et d'ambition.
—Monseigneur, nous nous sommes réunis, continua le duc de Guise, non pas, comme l'a dit judicieusement M. le grand veneur, pour rebattre des questions usées en théorie, mais pour agir efficacement. Aujourd'hui nous nous choisissons un chef capable d'honorer et d'enrichir la noblesse de France; et, comme c'était la coutume des anciens Francs, lorsqu'ils se donnaient un chef, de lui donner un présent digne de lui, nous offrons un présent au chef que nous nous sommes choisi….
Tous les coeurs battirent, mais moins fort que celui du duc.
Cependant il resta muet et immobile, et sa pâleur seule trahit son émotion.
—Messieurs, continua le duc en saisissant dans la stalle placée derrière lui un objet assez lourd qu'il éleva entre ses mains, messieurs, voici le présent qu'en votre nom à tous je dépose aux pieds du prince.
—Une couronne! s'écria le duc se soutenant à peine, une couronne à moi, messieurs!
—Vive François III! s'écria d'une voix qui fit trembler la voûte la troupe compacte des gentilshommes, qui avaient tiré leurs épées.
—Moi! moi! balbutiait le duc tremblant à la fois de joie et de terreur, moi! Mais c'est impossible! Mon frère vit encore, mon frère est l'oint du Seigneur.
—Nous le déposons, dit le duc, en attendant que Dieu sanctionne par sa mort l'élection que nous venons de faire, ou plutôt en attendant que quelqu'un de ses sujets, lassé de ce règne sans gloire, prévienne par le poison ou le poignard la justice de Dieu!…
—Messieurs! dit plus faiblement le duc, messieurs….
—Monseigneur, dit à son tour le cardinal, au scrupule si noble que Votre Altesse vient d'exprimer tout à l'heure, voici notre réponse: Henri III était l'oint du Seigneur; mais nous l'avons déposé; il n'est plus l'élu de Dieu, et c'est vous qui allez l'être, monseigneur. Voici un temple aussi vénérable que celui de Reims; car ici ont reposé les reliques de sainte Geneviève, patronne de Paris; ici a été inhumé le corps de Clovis, premier roi chrétien; eh bien, monseigneur, dans ce temple saint, en face de la statue du véritable fondateur de la monarchie française, moi, l'un des princes de l'Église, et qui, sans ambition folle, puis espérer un jour en devenir le chef, je vous dis, monseigneur: Voici, pour remplacer le saint chrême, une huile sainte envoyée par le pape Grégoire XIII. Monseigneur, nommez votre futur archevêque de Reims, nommez votre connétable, et, dans un instant, c'est vous qui serez sacré roi, et c'est votre frère Henri, qui, s'il ne vous remet pas le trône, sera considéré comme un usurpateur. Enfant, allumez les flambeaux de l'autel.
Au même instant, l'enfant de choeur, qui n'attendait évidemment que cet ordre, déboucha de la sacristie, un allumoir à la main, et en un instant cinquante flambeaux étincelèrent tant sur l'autel que dans le choeur.
On vit alors sur l'autel une mitre resplendissante de pierreries et une large épée fleurdelisée: c'était la mitre archiépiscopale; c'était l'épée de connétable.
Au même instant, au milieu des ténèbres que n'avait pu dissiper l'illumination du choeur, l'orgue s'éveilla et fit entendre le Veni Creator.
Cette espèce de péripétie ménagée par les trois princes lorrains, et à laquelle le duc d'Anjou lui-même ne s'attendait point, produisit une impression profonde sur les assistants. Les courageux s'exaltèrent, et les faibles eux-mêmes se sentirent forts.
Le duc d'Anjou releva la tête, et d'un pas plus assuré, et d'un bras plus ferme qu'on n'aurait dû s'y attendre, il marcha droit à l'autel, prit de la main gauche la mitre, et de la main droite l'épée, et, revenant vers le duc et vers le cardinal, qui s'attendaient à ce double honneur, il mit la mitre sur la tête du cardinal, et ceignit l'épée au duc.
Des applaudissements unanimes saluèrent cette action décisive, d'autant moins attendue, que l'on connaissait le caractère irrésolu du prince.
—Messieurs, dit le duc aux assistants, donnez vos noms à M. le duc de Mayenne, grand maître de France; le jour où je serai roi, vous serez tous chevaliers de l'ordre.
Les applaudissements redoublèrent, et tous les assistants vinrent l'un après l'autre donner leurs noms à M. de Mayenne.
—Mordieu! dit Chicot, la belle occasion d'avoir le cordon bleu! Je n'en retrouverai jamais une pareille, et dire qu'il faut que je m'en prive!
—Maintenant, à l'autel, sire, dit le cardinal de Guise.
—Monsieur de Monsoreau, mon capitaine colonel; messieurs de Ribeirac et d'Entragues, mes capitaines; monsieur de Livarot, mon lieutenant des gardes, prenez dans le choeur les places auxquelles le rang que je vous confie vous donne droit.
Chacun de ceux qui venaient d'être nommés alla prendre le poste que, dans une véritable cérémonie du sacre, l'étiquette leur eût assigné.
—Messieurs, dit le duc en s'adressant au reste de l'assemblée, vous m'adresserez tous une demande, et je tâcherai de ne point faire un seul mécontent.
Pendant ce temps le cardinal était passé derrière le tabernacle, et y avait revêtu les ornements pontificaux. Bientôt il reparut avec la sainte ampoule, qu'il déposa sur l'autel.
Alors il fit un signe à l'enfant de choeur, qui apporta le livre des Évangiles et la croix. Le cardinal prit l'un et l'autre, posa la croix sur le livre des Évangiles et les étendit vers le duc d'Anjou, qui mit la main dessus.
—En présence de Dieu, dit le duc, je promet à mon peuple de maintenir et d'honorer notre sainte religion, comme il appartient au roi très-chrétien et au fils aîné de l'Église. Et qu'ainsi Dieu me soit en aide et ses saints Évangiles.
—Amen! répondirent d'une seule voix tous les assistants.
—Amen! reprit une espèce d'écho qui semblait venir des profondeurs de l'église.
Le duc de Guise, faisant, comme nous l'avons dit, les fonctions de connétable, monta les trois marches de l'autel, et en avant du tabernacle déposa son épée, que le cardinal bénit.
Le cardinal alors la tira du fourreau, et, la prenant par la lame, la présenta au roi, qui la prit par la poignée.
—Sire, dit-il, prenez cette épée, qui vous est donnée avec la bénédiction du Seigneur, afin que par elle et par la force de l'Esprit-Saint, vous puissiez résister à tous vos ennemis, protéger et défendre la sainte Église et le royaume qui vous est confié. Prenez cette épée, afin que, par son secours, vous exerciez la justice, vous protégiez les veuves et les orphelins, vous répariez les désordres; afin que, vous couvrant de gloire par toutes les vertus, vous méritiez de régner avec celui dont vous êtes l'image sur la terre, et qui règne avec le Père et le Saint-Esprit dans les siècles des siècles.
Le duc baissa l'épée de manière que la pointe touchât le sol, et, après l'avoir offerte à Dieu, la rendit au duc de Guise.
L'enfant de choeur apporta un coussin qu'il déposa devant le duc d'Anjou, qui s'agenouilla.
Puis le cardinal ouvrit le petit coffret de vermeil, et, avec la pointe d'une aiguille d'or, il en tira une parcelle d'huile sainte, qu'il étendit sur la patène.
Alors, la patène à la main gauche, il dit sur le duc deux oraisons.
Puis, prenant le saint-chrême avec le pouce, il traça une croix sur le sommet de la tête du duc, en disant:
—Ungo te in regem de oleo sanctificato, in nomme Patris et Filii et Spiritus sancti.
Presque aussitôt l'enfant de choeur essuya l'onction avec un mouchoir brodé d'or.
En ce moment le cardinal prit la couronne à deux mains et l'abaissa vers la tête du prince, mais sans la poser. Aussitôt le duc de Guise et le duc de Mayenne s'approchèrent, et de chaque côté soutinrent la couronne.
Enfin le cardinal, ne la soutenant plus que de la main gauche, dit en bénissant le prince de la main droite:
«Dieu te couronne de la couronne de gloire et de justice.»
Puis, la posant sur la tête du prince:
«Reçois cette couronne, dit-il, au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit.»
Le duc d'Anjou, blême et frissonnant, sentit la couronne se poser sur sa tête, et instinctivement il y porta la main.
La sonnette de l'enfant de choeur retentit alors, et fit courber le front de tous les assistants.
Mais ils se relevèrent bientôt, brandissant les épées et criant:—Vive le roi François III!
—Sire, dit le cardinal au duc d'Anjou, vous régnez dès aujourd'hui sur la France; car vous êtes sacré par le pape Grégoire XIII lui-même, dont je suis le représentant.
—Ventre de biche! dit Chicot, quel malheur que je n'aie pas les écrouelles!
—Messieurs, dit le duc d'Anjou se relevant fier et majestueux, je n'oublierai jamais les noms des trente gentilshommes qui m'ont, les premiers, jugé digne de régner sur eux; et maintenant adieu, messieurs, que Dieu vous ait en sa sainte et digne garde!
Le cardinal s'inclina, ainsi que le duc de Guise; mais Chicot, qui les voyait de côté, s'aperçut que, tandis que le duc de Mayenne reconduisait le nouveau roi, les deux princes lorrains échangeaient un ironique sourire.
—Ouais! dit le Gascon; qu'est-ce que cela signifie encore, et à quoi sert le jeu si tout le monde triche?
Pendant ce temps, le duc d'Anjou avait regagné l'escalier de la crypte, et bientôt il disparut dans les ténèbres de l'église souterraine, où, l'un après l'autre, tous les assistants le suivirent, à l'exception des trois frères, qui rentrèrent dans la sacristie, tandis que le frère portier éteignait les cierges de l'autel.
L'enfant de choeur referma la crypte derrière eux, et l'église se trouva éclairée par cette lampe, qui, seule inextinguible, semblait un symbole inconnu du vulgaire, et parlant seulement aux élus de quelque mystérieuse initiation.