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La dame de Monsoreau — ­Tome 1.

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CHAPITRE XXI

COMMENT CHICOT, CROYANT FAIRE UN COURS D'HISTOIRE, FIT UN COURS DE GÉNÉALOGIE.

Chicot se leva dans son confessionnal pour déroidir ses jambes engourdies. Il avait tout lieu de penser que cette séance était la dernière; et, comme il était près de deux heures du matin, il avait hâte de faire ses dispositions pour le reste de la nuit.

Mais, à son grand étonnement, lorsqu'ils eurent entendu la clef de la crypte grincer deux fois dans la serrure, les trois princes lorrains sortirent de la sacristie; seulement, cette fois, ils avaient jeté le froc et repris leurs costumes habituels.

En même temps, et en les voyant reparaître, l'enfant de choeur partit d'un si franc et si joyeux éclat de rire, que la contagion gagna Chicot, et qu'il se mit à rire aussi, sans savoir pourquoi.

Le duc de Mayenne s'approcha vivement de l'escalier.

—Ne riez pas si bruyamment, ma soeur, dit-il, ils sont à peine sortis et pourraient vous entendre.

—Sa soeur! fit Chicot, marchant de surprise en surprise; est-ce que par hasard ce moinillon serait une femme?

En effet, le novice rejeta son capuchon en arrière, et découvrit la plus spirituelle et la plus charmante tête de femme que jamais Léonard de Vinci ait transportée sur la toile, lui qui cependant a peint la Joconde.

C'étaient des yeux noirs, pétillants de malice, mais qui, lorsqu'ils venaient à dilater leurs pupilles, élargissaient leur disque d'ébène, et prenaient une expression presque terrible à force d'être sérieuse.

C'était une petite bouche merveille et fine, un nez dessiné avec une correction rigoureuse; c'était enfin un menton arrondi, terminant l'ovale parfait d'un visage un peu pâle, sur lequel ressortait, comme deux arcs d'ébène, un double sourcil parfaitement dessiné.

C'était la soeur de MM. de Guise, madame de Montpensier, dangereuse sirène, adroite à dissimuler, sous la robe épaisse du petit moine, l'imperfection tant reprochée d'une épaule un peu plus haute que l'autre, et la courbe inélégante de sa jambe droite, qui la faisait boiter légèrement.

Grâce à ces imperfections, l'âme d'un démon était venue se loger dans ce corps, à qui Dieu avait donné la tête d'un ange.

Chicot la reconnut pour l'avoir vue venir vingt fois faire la cour à la reine Louise de Vaudemont, sa cousine, et un grand mystère lui fut révélé par cette présence et par celle de ses trois frères, obstinés à rester après tout le monde.

—Ah! mon frère le cardinal, disait la duchesse dans un spasme d'hilarité, quel saint homme vous faites, et comme vous parlez bien de Dieu! Un instant, vous m'avez fait peur, et j'ai cru que vous preniez la chose au sérieux; et lui qui s'est laissé graisser et couronner! Oh! la vilaine figure qu'il avait sous cette couronne!

—N'importe, dit le duc, nous avons ce que nous voulions, et François n'a plus à s'en dédire maintenant; le Monsoreau, qui sans doute avait à cela quelque ténébreux intérêt, a mené les choses si loin, que maintenant nous sommes sûrs qu'il ne nous abandonnera point comme il a fait de la Mole et de Coconnas à moitié chemin de l'échafaud.

—Oh! oh! dit Mayenne, c'est un chemin qu'on ne fait pas prendre facilement à des princes de notre race, et il y aura toujours plus près du Louvre à l'abbaye de Sainte-Geneviève que de l'Hôtel de Ville à la place de Grève.

Chicot comprenait qu'on s'était moqué du duc d'Anjou, et, comme il détestait le prince, il eût volontiers, pour cette mystification, embrassé les Guise, en exceptant Mayenne, quitte à doubler pour madame de Montpensier.

—Revenons aux affaires, messieurs, dit le cardinal. Tout est bien fermé, n'est-ce pas?

—Oh! je vous en réponds, dit la duchesse; d'ailleurs, je puis aller voir.

—Non pas, dit le duc, vous devez être fatigué, mon cher petit enfant de choeur.

—Ma foi non, c'était trop réjouissant.

—Mayenne, vous dites qu'il est ici? demanda le duc.

—Oui.

—Je ne l'ai pas aperçu.

—Je crois bien, il est caché.

—Et où cela?

—Dans un confessionnal.

Ces mots retentirent aux oreilles de Chicot comme les cent mille trompettes de l'Apocalypse.

—Qui donc est caché dans un confessionnal? demanda-t-il en s'agitant dans sa boîte; ventre de biche! je ne vois que moi.

—Alors il a tout vu et tout entendu? demanda le duc.

—N'importe, n'est-il pas à nous?

—Amenez-le-moi, Mayenne, dit le duc.

Mayenne descendit un des escaliers du choeur, parut s'orienter, et se dirigea en droite ligne vers le confessionnal habité par le Gascon.

Chicot était brave; mais, cette fois, ses dents claquèrent d'épouvante, et une sueur froide commença de dégoutter de son front sur ses mains.

—Ah ça, dit-il en lui-même en essayant de dégager son épée des plis de son froc, je ne veux cependant pas mourir comme un coquin, dans ce coffre. Allons au-devant de la mort, ventre de biche! et, puisque l'occasion s'en présente, tuons-le au moins avant que de mourir.

Et, pour mettre à exécution ce courageux projet, Chicot, qui avait enfin trouvé la poignée de son épée, passait déjà la main sur le loquet de la porte, quand la voix de la duchesse retentit.

—Pas dans celui-là, Mayenne, dit-elle, pas dans celui-là, dans l'autre, à gauche, tout au fond.

—Ah! fort bien, dit le duc, qui étendait déjà la main vers le confessionnal de Chicot, et qui, à l'indication de sa soeur, tourna brusquement vers le confessionnal opposé.

—Ouf! dit le Gascon en poussant un soupir que lui eût envié
Gorenflot; il était temps! mais qui diable est donc dans l'autre?

—Sortez, maître Nicolas David, dit Mayenne, nous sommes seuls.

—Me voici, monseigneur, dit un homme en sortant du confessionnal.

—Bon, dit le Gascon, tu manquais à la fête, maître Nicolas; je te cherchais partout, et voilà qu'enfin, au moment où je ne te cherchais plus, je t'ai trouvé.

—Vous avez tout vu et tout entendu, n'est-ce pas? dit le duc de
Guise.

—Je n'ai pas perdu un mot de ce qui s'est passé, et je n'en oublierai pas un détail, soyez tranquille, monseigneur.

—Vous pourrez donc tout rapporter à l'envoyé de Sa Sainteté Grégoire
XIII? demanda le Balafré.

—Tout sans rien omettre.

—Maintenant mon frère de Mayenne me dit que vous avez fait des merveilles pour nous. Voyons, qu'avez-vous fait?

Le cardinal et la duchesse se rapprochèrent avec curiosité. Les trois princes et leur soeur formaient alors un seul groupe.

Éclairé en plein par la lampe, Nicolas David était à trois pieds d'eux.

—J'ai fait ce que j'avais promis, monseigneur, dit Nicolas David, c'est-à-dire que j'ai trouvé le moyen de vous faire asseoir sans conteste sur le trône de France.

—Eux aussi! s'écria Chicot. Ah ça, mais tout le monde va donc être le roi de France! Aux derniers les bons.

On voit que la gaieté était ressuscitée dans l'esprit du brave Chicot.
Cette gaieté naissait de trois circonstances:

D'abord, il échappait d'une manière inattendue à un danger imminent, ensuite il découvrait une bonne conspiration; enfin, dans cette bonne conspiration, il trouvait un moyen de perdre ses deux grands ennemis: le duc de Mayenne et l'avocat Nicolas David.

—Cher Gorenflot! murmura-t-il quand toutes ses idées se furent un peu casées dans sa tête, quel souper je te payerai demain pour la location de ton froc, va!

—Et si l'usurpation est trop flagrante, abstenons-nous de ce moyen, dit Henri de Guise. Je ne veux pas avoir à dos tous les rois de la chrétienté, qui procèdent de droit divin.

—J'ai songé à ce scrupule de monseigneur, dit l'avocat en saluant le duc et en promenant sur le triumvirat un oeil assuré. Je ne suis pas seulement habile dans l'art de l'escrime, monseigneur, comme mes ennemis auraient pu le répandre pour m'enlever votre confiance; nourri d'études théologiques et légales, j'ai consulté, comme doit le faire un bon casuiste et un juriste savant, les annales et les décrets qui donnent du poids à mon assertion dans nos habitudes de succession au trône. C'est gagner tout que gagner la légitimité, et j'ai découvert, messeigneurs, que vous êtes héritiers légitimes, et que les Valois ne sont qu'une branche parasite et usurpatrice.

La confiance avec laquelle Nicolas David prononça ce petit exorde donna une joie fort vive à madame de Montpensier, une curiosité fort grande au cardinal et au duc de Mayenne, et dérida presque le front sévère du duc de Guise.

—Il est difficile cependant, dit-il, que la maison de Lorraine, fort illustre d'ailleurs, prétende au pas sur les Valois.

—Cela est pourtant prouvé, monseigneur, dit maître Nicolas en relevant son froc pour tirer un parchemin de ses larges chausses, et en découvrant par ce mouvement la poignée d'une longue rapière.

Le duc prit le parchemin des mains de Nicolas David.

—Qu'est-ce que cela? demanda-t-il.

—L'arbre généalogique de la maison de Lorraine.

—Dont la souche est?

—Charlemagne, monseigneur.

—Charlemagne! s'écrièrent les trois frères avec un air d'incrédulité qui, néanmoins, n'était pas exempt d'une certaine satisfaction; c'est impossible. Le premier duc de Lorraine était contemporain de Charlemagne, mais il s'appelait Ranier, et n'était nullement parent de ce grand empereur.

—Attendez donc, monseigneur, dit Nicolas. Vous comprenez bien que je n'ai point été chercher une de ces questions que l'on tranche par un simple démenti et que le premier juge d'armes met à néant. Ce qu'il vous faut, à vous, c'est un bon procès qui dure longtemps, qui occupe le parlement et le peuple, pendant lequel vous puissiez séduire, non pas le peuple, il est à vous, mais le parlement. Voyez donc, monseigneur, c'est bien cela: Ranier, premier duc de Lorraine, contemporain de Charlemagne.

Guilbert, son fils, contemporain de Louis le Débonnaire.

Henri, fils de Guilbert, contemporain de Charles le Chauve.

—Mais!… dit le duc de Guise.

—Un peu de patience, monseigneur, nous y voilà. Écoutez bien.
Bonne….

—Oui, dit le duc, fille de Ricin, second fils de Ranier.

—Bien, reprit l'avocat; à qui mariée?

—Bonne?

—Oui.

—A Charles de Lorraine, fils de Louis IV, roi de France.

—A Charles de Lorraine, fils de Louis IV, roi de France, répéta
David. Maintenant ajoutez: frère de Lothaire, spolié de la couronne de
France par l'usurpateur Hugues Capet, sur Louis V.

—Oh! oh! firent ensemble le duc de Mayenne et le cardinal.

—Continuez, dit le Balafré, il y a une lueur là dedans.

—Or Charles de Lorraine héritait de son frère à l'extinction de sa race. Or la race de Lothaire est éteinte; donc, messieurs, vous êtes les seuls et vrais héritiers de la couronne de France.

—Mordieu! fit Chicot, l'animal est encore plus venimeux que je ne croyais.

—Que dites-vous de cela, mon frère? demandèrent à la fois le cardinal et le duc de Mayenne.

—Je dis, répondit le Balafré, que malheureusement il existe en France une loi qu'on appelle la loi salique et qui met toutes nos prétentions à néant.

—Voilà où je vous attendais, monseigneur, s'écria David avec l'orgueil de l'amour-propre satisfait; quel est le premier exemple de la loi salique?

—L'avénement au trône de Philippe de Valois, au préjudice d'Edouard d'Angleterre.

—Quelle est la date de cet avénement?

Le Balafré chercha dans ses souvenirs.

—1328, dit sans hésiter le cardinal de Lorraine.

—C'est-à-dire trois cent quarante et un ans après l'usurpation de Hugues Capet, deux cent quarante ans après l'extinction de la race de Lothaire. Donc, depuis deux cent quarante ans vos ancêtres avaient des droits à la couronne lorsque la loi salique fut inventée. Or, chacun sait cela, la loi n'a pas d'effet rétroactif.

—Vous êtes un habile homme, maître Nicolas David, dit le Balafré en regardant l'avocat avec une admiration qui n'était pas exempte d'un certain mépris.

—C'est fort ingénieux, fit le cardinal.

—C'est fort beau, dit Mayenne.

—C'est admirable, dit la duchesse, me voilà princesse royale. Je ne veux plus pour mari qu'un empereur d'Allemagne.

—Mon Dieu, Seigneur, dit Chicot, tu sais que je ne t'ai jamais fait qu'une prière: Ne nos inducas in tentationem et libéra nos ab advocatis.

Le duc de Guise seul était demeuré pensif au milieu de l'enthousiasme général.

—Et dire que de pareils subterfuges sont nécessaires à un homme de ma taille! murmura-t-il. Penser qu'avant d'obéir les peuples regardent des parchemins comme celui-ci, au lieu de lire la noblesse de l'homme dans les éclairs de ses yeux ou de son épée.

—Vous avez raison, Henri, dix fois raison, et, si l'on se contentait de regarder au visage, vous seriez roi parmi les rois, puisque les autres princes, dit-on, paraissent peuple auprès de vous. Mais l'essentiel pour monter au trône, c'est, comme l'a dit maître Nicolas David, un bon procès; et, quand nous y serons arrivés, c'est, comme vous l'avez dit vous-même, que le blason de notre maison ne dépare pas trop les blasons suspendus au-dessus des autres trônes de l'Europe.

—Alors, cette généalogie est bonne, continua en soupirant Henri de Guise, et voici les deux cents écus d'or que m'a demandés pour vous mon frère de Mayenne,—maître Nicolas David!

—Et en voici deux cents autres, dit le cardinal à l'avocat, dont les yeux pétillaient d'aise en enfouissant l'or dans ses larges braies, pour la nouvelle mission dont nous allons vous charger.

—Parlez, monseigneur, je suis tout entier aux ordres de Votre
Éminence.

—Nous ne pouvons vous charger de porter vous-même à Rome, à notre saint père Grégoire XIII, cette généalogie, à laquelle il faut qu'il donne son approbation. Vous êtes trop petit compagnon pour vous faire ouvrir les portes du Vatican.

—Hélas! dit Nicolas David, j'ai grand coeur, c'est vrai, mais je suis de pauvre naissance. Ah! si seulement j'avais été simple gentilhomme!

—Veux-tu te taire, truand! dit Chicot.

—Mais vous ne l'êtes pas, continua le cardinal, et c'est un malheur.
Nous sommes donc forcés de charger de cette mission Pierre de Gondy.

—Permettez, mon frère, dit la duchesse redevenue sérieuse: les Gondy sont gens d'esprit, sans doute, mais sur qui nous n'avons aucune prise, aucun recours. Leur ambition seule nous répond d'eux, et ils peuvent trouver à satisfaire leur ambition aussi bien avec le roi Henri qu'avec la maison de Guise.

—Ma soeur a raison, Louis, dit le duc de Mayenne avec sa brutalité ordinaire, et nous ne pouvons pas nous fier à Pierre de Gondy comme nous nous fions à Nicolas David, qui est notre homme et que nous pouvons faire pendre quand il nous plaira.

Cette naïveté du duc, lancée à brûle-pourpoint au visage de l'avocat, produisit sur le malheureux légiste le plus étrange effet; il éclata d'un rire convulsif qui dénotait la plus grande frayeur.

—Mon frère Charles plaisante, dit Henri de Guise à l'avocat pâlissant, et l'on sait que vous êtes notre fidèle; vous l'avez prouvé en mainte affaire.

—Et notamment dans la mienne, pensa Chicot en montrant le poing à son ennemi, ou plutôt à ses deux ennemis.

—Rassurez-vous, Charles; rassurez-vous, Catherine; toutes mes mesures sont prises à l'avance. Pierre de Gondy portera cette généalogie à Rome, mais confondue avec d'autres papiers et sans savoir ce qu'il porte. Le pape approuvera ou désapprouvera sans que Gondy connaisse cette approbation ou cette désapprobation. Enfin Gondy, toujours ignorant de ce qu'il porte, reviendra en France avec cette généalogie approuvée ou désapprouvée. Vous, Nicolas David, vous partirez presque en même temps que lui, et vous l'attendrez à Châlons, à Lyon ou à Avignon, selon les avis que vous recevrez de nous, de vous arrêter dans l'une ou l'autre de ces trois villes. Ainsi vous seul tiendrez le véritable secret de l'entreprise. Vous voyez donc bien que vous êtes toujours notre seul homme de confiance.

David s'inclina.

—Tu sais à quelle condition, cher ami? murmura Chicot, à la condition d'être pendu si tu fais un pas de travers; mais sois tranquille, je jure par sainte Geneviève, ici présente en plâtre, en marbre ou en bois, peut-être même en os, que tu te trouves placé en ce moment entre deux gibets, mais que le plus rapproché de toi, cher ami, c'est celui que je te ménage.

Les trois frères se serrèrent la main et embrassèrent leur soeur la duchesse, qui venait de leur apporter leurs trois robes de moines laissées dans la sacristie; puis, après les avoir aidés à repasser les frocs protecteurs, elle rabattit son capuchon sur ses yeux, marcha devant eux jusqu'au porche, où les attendait le frère portier, et par lequel ils disparurent, suivis de Nicolas David, dont les écus d'or sonnaient à chaque pas.

Derrière eux, le frère portier tira les verrous, et, rentrant dans l'église, s'en vint éteindre la lampe du choeur; aussitôt une obscurité compacte envahit la chapelle, et renouvela cette mystérieuse horreur qui déjà plus d'une fois avait hérissé le poil de Chicot.

Puis, dans cette obscurité, le bruit des sandales du moine sur les dalles du pavé s'éloigna, faiblit et se perdit tout à fait.

Cinq minutes, qui parurent fort longues à Chicot, s'écoulèrent sans que rien troublât davantage ce silence et cette obscurité.

—Bon, dit le Gascon, il paraît cette fois que tout est bien réellement fini, que les trois actes sont joués, et que les acteurs sont partis. Tâchons de les suivre: j'ai assez de comédie comme ça pour une seule nuit.

Et Chicot, qui était revenu sur son idée d'attendre le jour dans l'église depuis qu'il voyait les tombeaux mobiles et les confessionnaux habités, souleva doucement le loquet, poussa la porte avec précaution, et allongea le pied hors de sa boîte.

Pendant les promenades de l'enfant de choeur, Chicot avait vu dans un coin une échelle destinée à nettoyer les châssis de verres coloriés. Il ne perdit pas de temps. Les mains étendues, les pieds discrètement avancés, il parvint sans bruit jusqu'à l'angle, mit la main sur l'échelle, et, s'orientant de son mieux, il alla appliquer cette échelle à une fenêtre.

A la lueur de la lune, Chicot vit qu'il ne s'était pas trompé dans ses prévisions: la fenêtre donnait sur le cimetière du couvent, qui lui-même donnait sur la rue Bordelle.

Chicot ouvrit la fenêtre, se mit à cheval dessus, et, attirant l'échelle à lui avec cette force et cette adresse que donnent presque toujours la joie ou la crainte, il la fit passer de l'intérieur à l'extérieur.

Une fois descendu, il cacha l'échelle dans une haie d'ifs plantée au bas du mur, se glissa de tombe en tombe jusqu'à la dernière clôture qui le séparait de la rue, et qu'il franchit, non sans démolir quelques pierres, qui descendirent avec lui de l'autre côté de la rue.

Une fois là, Chicot prit un temps pour respirer à pleine poitrine.

Il était sorti avec quelques égratignures d'un guêpier où plus d'une fois il avait senti qu'il jouait sa vie.

Puis, lorsqu'il sentit que l'air jouait plus librement dans ses poumons, il prit sa course vers la rue Saint-Jacques, ne s'arrêtant qu'à l'hôtellerie de la Corne d'Abondance, à laquelle il frappa sans hésitation comme sans retard.

Maître Claude Bonhommet vint ouvrir en personne. C'était un homme qui savait que tout dérangement se paye, et qui comptait plus pour faire sa fortune sur les extras que sur les ordinaires.

Il reconnut Chicot au premier coup d'oeil, quoique Chicot fût sorti en simple cavalier et revînt en moine.

—Ah! c'est vous, mon gentilhomme, dit-il, soyez le bienvenu.

Chicot lui donna un écu.

—Et frère Gorenflot? demanda-t-il.

Un large sourire épanouit la figure du maître aubergiste; il s'avança vers le cabinet, et, poussant la porte:

—Voyez, dit-il.

—Frère Gorenflot ronflait juste à la même place où l'avait laissé
Chicot.

—Ventre de biche! mon respectable ami, dit le Gascon, tu viens, sans t'en douter, d'avoir un fier cauchemar!

CHAPITRE XXII

COMMENT M. ET MADAME DE SAINT-LUC VOYAGEAIENT CÔTE A CÔTE ET FURENT REJOINTS PAR UN COMPAGNON DE VOYAGE.

Le lendemain matin, à peu près vers l'heure où frère Gorenflot se réveillait, chaudement empaqueté dans son froc, notre lecteur, s'il eût voyagé sur la route de Paris à Angers, eût pu voir, entre Chartres et Nogent, deux cavaliers, un gentilhomme et son page, dont les montures paisibles cheminaient côte à côte, se caressant des naseaux, et se parlant du hennissement et du souffle comme d'honnêtes animaux qui, pour être privés du don de la parole, n'en ont pas moins trouvé moyen de se communiquer leurs pensées.

Les cavaliers étaient arrivés la veille à la même heure à peu près à Chartres sur des coursiers fumants, à la bouche souillée d'écume; un des deux coursiers était même tombé sur la place de la cathédrale, et, comme c'était au moment même où les fidèles se rendaient à la messe, ce n'avait pas été un spectacle sans intérêt pour les bourgeois de Chartres que ce magnifique coursier expirant de fatigue, dont les propriétaires n'avaient pas paru prendre plus de souci que si c'eût été une ignoble rosse.

Quelques-uns avaient remarqué (les bourgeois de Chartres ont de tout temps été fort observateurs), quelques-uns, disons-nous, avaient même remarqué que le plus grand des deux cavaliers avait alors glissé un écu dans la main d'un honnête garçon, lequel l'avait conduit, lui et son compagnon, à une auberge voisine, et que, par la porte de derrière de cette hôtellerie, donnant sur la plaine, les deux voyageurs étaient sortis une demi-heure après, montés sur deux chevaux frais, et avec les joues enluminées de ce coloris qui prouve en faveur du vin chaud que l'on vient de boire.

Une fois dans la campagne encore nue, encore froide, mais parée déjà de tons bleuâtres précurseurs du printemps, le plus grand des deux cavaliers s'était approché du plus petit, et lui avait dit en ouvrant ses bras:

—Chère petite femme, embrasse-moi tranquillement, car, à cette heure, nous n'avons plus rien à craindre.

Alors madame de Saint-Luc, car c'était bien elle, s'était penchée gracieusement en ouvrant l'épais manteau dont elle était enveloppée, et, en appuyant ses deux bras sur les épaules du jeune homme et sans cesser de plonger les yeux dans son regard, elle lui avait donné ce tendre et long baiser qu'il demandait.

Il était résulté de cette assurance que Saint-Luc avait donnée à sa femme, et peut-être aussi du baiser donné par madame de Saint-Luc à son mari, que ce jour-là on s'était arrêté dans une petite hôtellerie du village de Courville, situé à quatre lieues seulement de Chartres, laquelle, par son isolement, ses doubles portes, et une foule d'autres avantages encore, donnait aux deux époux amants toute garantie de sécurité.

Là ils demeurèrent, toute la journée et toute la nuit, fort mystérieusement cachés dans leur petite chambre, où, après s'être fait servir à déjeuner, ils s'enfermèrent en recommandant à l'hôte, vu le long chemin qu'ils avaient fait et la grande fatigue qui en avait été le résultat, de ne point les déranger avant le lendemain au point du jour, recommandation qui avait été ponctuellement suivie.

C'était donc dans la matinée de ce jour-là que nous retrouvons M. et madame de Saint-Luc sur la route de Chartres à Nogent.

Or, ce jour-là, comme ils étaient plus tranquilles que la veille, ils voyageaient non plus en fugitifs, non plus même en amoureux, mais en écoliers qui se détournent à chaque instant du chemin pour se faire admirer l'un à l'autre sur quelque petit monticule comme une statue équestre sur son cheval, ravageant les premiers bourgeons, recherchant les premières mousses, cueillant les premières fleurs, sentinelles du printemps qui percent la neige près de disparaître, et se faisant une joie infinie du reflet d'un rayon de soleil dans le plumage chatoyant des canards ou du passage d'un lièvre dans la plaine.

—Morbleu! s'écria tout à coup Saint-Luc, que c'est bon d'être libre!
As-tu jamais été libre, toi, Jeanne?

—Moi, répondit la jeune femme avec un joyeux éclat de voix, jamais: et c'est la première fois que je prends d'air et d'espace ce que j'en veux. Mon père était soupçonneux. Ma mère était casanière. Je ne sortais pas sans une gouvernante, deux femmes de chambre et un grand laquais, de sorte que je ne me rappelle pas avoir couru sur une pelouse depuis que, folle et rieuse enfant, je bondissais dans les grands bois de Méridor avec ma bonne Diane, la défiant à la course et courant à travers les ramées, courant jusqu'à ce que nous ne nous trouvassions plus même l'une l'autre. Alors nous nous arrêtions palpitantes, au bruit de quelque biche, de quelque daim ou de quelque chevreuil, qui, effrayé par nous, s'élançait hors de son repaire, nous laissant interroger nous-mêmes avec un certain frisson le silence des vastes taillis. Mais toi, mon bien-aimé Saint-Luc, toi, tu étais libre, au moins?

—Moi, libre?

—Sans doute, un homme….

—Ah bien, oui! jamais. Élevé près du duc d'Anjou, emmené par lui en Pologne, ramené par lui à Paris, condamné à ne pas le quitter par cette perpétuelle règle de l'étiquette, poursuivi, dès que je m'éloignais, par cette voix lamentable qui me criait sans cesse: «Saint-Luc, mon ami, je m'ennuie, viens t'ennuyer avec moi;» libre! ah bien, oui! et ce corset qui m'étranglait l'estomac, et cette grande fraise empesée qui m'écorchait le cou, et ces cheveux frisés à la gomme qui se fussent mêlés à l'humidité et souillés à la poussière; et ce toquet enfin cloué à ma tête par des épingles. Oh! non, non, ma bonne Jeanne, je crois que j'étais encore moins libre que toi, va. Aussi, tu vois, je profite de la liberté. Vive Dieu! la bonne chose! et comment s'en prive-t-on lorsque l'on peut faire autrement?

—Et si l'on nous rattrape, Saint-Luc, dit la jeune femme en jetant un regard inquiet derrière elle, si l'on nous met à la Bastille?

—Si l'on nous y met ensemble, ma petite Jeanne, ce ne sera que demi-mal; il me semble que, pendant toute la journée d'hier, nous sommes demeurés enfermés ni plus ni moins que si nous étions prisonniers d'Etat, et que nous ne nous sommes pas trop ennuyés cependant.

—Saint-Luc, ne t'y fie pas, dit Jeanne avec un sourire plein de malice et de gaieté; si l'on nous rattrape, je ne crois pas qu'on nous mette ensemble.

Et la charmante femme rougit d'avoir tant voulu dire en disant si peu.

—Alors cachons-nous bien, dit Saint-Luc.

—Oh! sois tranquille, répondit Jeanne, sous ce rapport nous n'avons rien à craindre, et nous serons bien cachés: si tu connaissais Méridor, et ses grands chênes qui semblent les colonnes d'un temple dont le ciel est la voûte, et ses halliers sans fin, et ses rivières paresseuses qui coulent, l'été, sous de sombres arceaux de verdure, et, l'hiver, sous des couches de feuilles mortes; puis les grands étangs, les champs de blé, les parterres de fleurs, les pelouses sans fin, et les petites tourelles d'où s'échappent sans cesse des milliers de pigeons, voltigeant et bourdonnant comme des abeilles autour d'une ruche; et puis, et puis, ce n'est pas tout, Saint-Luc, au milieu de tout cela, la reine de ce petit royaume, l'enchanteresse de ces jardins d'Armide, la belle, la bonne, l'incomparable Diane, un coeur de diamant dans une enveloppe d'or; tu l'aimeras, Saint-Luc.

—Je l'aime déjà: elle t'a aimée.

—Oh! je suis bien sûre qu'elle m'aime encore et qu'elle m'aimera toujours. Ce n'est point Diane qui change capricieusement dans ses amitiés. Te figures-tu la vie heureuse que nous allons mener dans ce nid de fleurs et de mousse que va reverdir le printemps! Diane a pris le gouvernement de la maison de son père, du vieux baron; il ne faut donc pas nous en inquiéter. C'est un guerrier du temps de François 1er, devenu faible et inoffensif, en raison de ce qu'il a été autrefois fort et courageux, qui n'a plus qu'un souvenir dans le passé, le vainqueur de Marignan et le vaincu de Pavie; qu'un amour dans le présent et qu'un espoir dans l'avenir, sa Diane bien-aimée. Nous pourrons habiter Méridor sans qu'il le sache et s'en aperçoive même jamais. Et, s'il le sait, eh bien, nous en serons quittes en lui laissant dire que sa Diane est la plus belle fille du monde, et que le roi François 1er est le plus grand capitaine de tous les temps.

—Ce sera charmant, dit Saint-Luc, mais je prévois de grandes querelles.

—Comment cela?

—Entre le baron et moi.

—A quel propos? A propos du roi François 1er?

—Non, je lui passe son premier capitaine; mais, pour la plus belle fille du monde….

—Je ne compte plus, puisque je suis ta femme.

—Ah! c'est juste, dit Saint-Luc.

—Te représentes-tu cette existence, mon bien-aimé? continua Jeanne. Dès le matin, dans les bois par la petite porte du pavillon qu'elle nous donnera pour logis. Je connais ce pavillon: deux tourelles reliées l'une à l'autre par un corps de logis bâti sous Louis XII, une architecture adorable, et que tu adoreras, toi qui aimes les fleurs et les dentelles. Et des fenêtres, des fenêtres! une vue calme et sombre sur les grands bois qui montent à perte de vue, et dans les allées desquels on voit au loin paître quelque daim ou quelque chevreuil relevant la tête au moindre bruit; puis, du côté opposé, une perspective ouverte sur des plaines dorées, sur des villages aux toits rouges et aux murs blancs, sur la Loire miroitant au soleil et toute peuplée de petits bateaux. Puis nous aurons, à trois lieues, un lac avec une barque dans les roseaux, nos chevaux, nos chiens, avec lesquels nous courrons le daim dans les grands bois, tandis que le vieux baron, ignorant de ses hôtes, dira, prêtant l'oreille aux abois lointains: «Diane, écoute donc, si on ne dirait pas Astrée et Phlégéton qui chassent.

—Et s'ils chassent, bon père, répondra Diane, laisse-les chasser.»

—Dépêchons, Jeanne, dit Saint-Luc, je voudrais déjà être à Méridor.

Et tous deux piquaient leurs chevaux, qui dévoraient alors l'espace pendant deux ou trois lieues, puis qui s'arrêtaient tout à coup pour laisser à leurs maîtres le loisir de reprendre une conversation interrompue ou de corriger un baiser mal donné.

Ainsi se fit la route de Chartres au Mans, où, à peu près rassurés, les deux époux séjournèrent un jour, puis, le lendemain de ce jour, qui fut encore une heureuse station sur cet heureux chemin qu'ils suivaient, ils s'engagèrent avec la volonté bien arrêtée d'arriver le soir même à Méridor, dans les forêts sablonneuses qui s'étendaient à cette époque de Guécelard à Ecomoy.

Arrivés là, Saint-Luc se regardait comme hors de tout danger, lui qui connaissait l'humeur tour à tour bouillante et paresseuse du roi, qui, selon la disposition d'esprit où il se trouvait au moment du départ de Saint-Luc, avait dû envoyer vingt courriers et cent gardes après eux avec ordre de les ramener morts ou vifs, ou qui s'était contenté de pousser un grand soupir, en tirant ses bras hors du lit, un pouce plus loin que d'ordinaire, en murmurant:

—Oh! traître de Saint-Luc! que ne t'ai-je connu plus tôt!

Or, comme les fugitifs n'avaient été rejoints par aucun courrier, n'avaient aperçu aucun garde, il était probable qu'au lieu de s'être trouvé dans son humeur bouillante, le roi Henri III s'était trouvé dans son humeur paresseuse.

C'était ce que disait Saint-Luc en jetant de temps en temps derrière lui un coup d'oeil sur cette route solitaire où n'apparaissait point le moindre persécuteur.

—Bon, pensait-il, la tempête sera retombée sur ce pauvre Chicot, qui, tout fou qu'il est, et peut-être même justement parce qu'il est fou, m'a donné un si bon conseil…. J'en serai quitte pour quelque anagramme plus ou moins spirituelle.

Et Saint-Luc se rappelait une anagramme terrible que Chicot avait faite sur lui au jour de sa faveur.

Tout à coup Saint-Luc sentit la main de sa femme qui reposait sur son bras.

Il tressaillit. Ce n'était point une caresse.

—Regarde, dit Jeanne.

Saint-Luc se retourna, et vit à l'horizon un cavalier qui faisait même route qu'eux, et qui paraissait presser fort son cheval.

Ce cavalier était à la sommité du chemin; il se détachait en vigueur sur le ciel mat, et, par cet effet de perspective que nos lecteurs ont dû remarquer quelquefois, il paraissait, dans cette position, plus grand que nature.

Cette coïncidence parut de mauvais augure à Saint-Luc, soit à cause de la disposition de son esprit, auquel la réalité semblait venir à point nommé donner un démenti, soit que réellement, et malgré le calme qu'il affectait, il craignît encore quelque retour capricieux du roi Henri III.

—Oui, en effet, dit-il, pâlissant malgré lui, voici un cavalier là-bas.

—Fuyons, dit Jeanne en donnant de l'éperon à son cheval.

—Non pas, dit Saint-Luc, à qui la crainte qu'il éprouvait ne pouvait faire perdre son sang-froid, non pas, ce cavalier est seul, autant que j'en puis juger, et nous ne devons pas fuir devant un homme seul. Rangeons-nous et laissons-le passer; quand il sera passé, nous continuerons notre chemin.

—Mais s'il s'arrête?

—Eh bien, s'il s'arrête, nous verrons à qui nous avons affaire, et nous agirons en conséquence.

—Tu as raison, dit Jeanne, et j'avais tort d'avoir peur, puisque mon
Saint-Luc est là pour me défendre.

—N'importe, fuyons toujours, dit Saint-Luc en jetant un dernier regard sur l'inconnu, qui, en les apercevant, avait mis son cheval au galop; car voici une plume sur ce chapeau, et, sous ce chapeau, une fraise, qui me donnent quelques inquiétudes.

—Oh! mon Dieu! comment une plume et une fraise peuvent-elles t'inquiéter? demanda Jeanne en suivant son mari, qui avait pris son cheval par la bride et qui l'entraînait avec lui dans le bois.

—Parce que la plume est d'une couleur fort à la mode en ce moment à la cour, et la fraise d'une coupe bien nouvelle; or ce sont là de ces plumes qui coûteraient trop cher à faire teindre, et de ces fraises qui coûteraient trop de soins à amidonner aux gentilshommes manceaux, pour que nous ayons affaire à un compatriote de ces belles poulardes qu'estime tant Chicot. Piquons, piquons, Jeanne; ce cavalier me fait l'effet d'un ambassadeur du roi, mon auguste maître.

—Piquons, dit la jeune femme, tremblante comme la feuille, à l'idée qu'elle pouvait être séparée de son mari.

Mais c'était chose plus facile à dire qu'à exécuter. Les sapins étaient fort épais et formaient une véritable muraille de branches. De plus, les chevaux entraient jusqu'au poitrail dans le terrain sablonneux.

Pendant ce temps le cavalier s'approchait comme la foudre, et l'on entendait le galop de son cheval roulant sur la pente de la montagne.

—C'est bien a nous qu'il en veut, Jésus Seigneur! s'écria la jeune femme.

—Ma foi! dit Saint-Luc, s'arrêtant, si c'est à nous qu'il en veut, voyons ce qu'il nous veut, car en mettant pied à terre il nous rejoindra toujours.

—Il s'arrête, dit la jeune femme.

—Et même il descend, dit Saint-Luc, il entre dans le bois. Ah! ma foi! quand ce serait le diable en personne, je vais au-devant de lui.

—Attends, dit Jeanne en retenant son mari, attends; il appelle, ce me semble.

En effet, l'inconnu, après avoir attaché son cheval a l'un des sapins de la lisière, entrait dans le bois en criant:

—Eh! mon gentilhomme! mon gentilhomme! ne vous sauvez donc pas, mille diables! je rapporte quelque chose que vous avez perdu.

—Que dit-il donc? demanda la comtesse.

—Ma foi! dit Saint-Luc, il dit que nous avons perdu quelque chose.

—Eh! monsieur, continua l'inconnu, le petit monsieur, vous avez oublié votre bracelet dans l'hôtellerie de Courville. Que diable! un portrait de femme, cela ne se perd pas ainsi, le portrait de cette respectable madame de Cossé surtout. En faveur de cette chère maman, ne me faites donc pas courir pour cela.

—Mais je connais cette voix! s'écria Saint-Luc.

—Et puis il me parle de ma mère.

—Avez-vous donc perdu ce bracelet, ma mie?

—Eh! mon Dieu, oui, je m'en suis aperçue ce matin seulement. Je ne pouvais me rappeler où je l'avais laissé.

—Mais c'est Bussy! s'écria tout à coup Saint-Luc.

—Le comte de Bussy! reprit Jeanne tout émue, notre ami?

—Eh! certainement, notre ami, dit Saint-Luc, courant avec autant d'empressement au-devant du gentilhomme qu'il venait de mettre de soin à l'éviter.

—Saint-Luc! je ne m'étais donc pas trompé! dit la voix sonore de
Bussy, qui, d'un seul bond, se trouva près des deux époux.

Bonjour, madame, continua-t-il en riant aux éclats et en offrant à la comtesse le portrait que réellement elle avait oublié dans l'hôtellerie de Courville, où l'on se rappelle que les voyageurs avaient passé la nuit.

—Est-ce que vous venez pour nous arrêter de la part du roi, monsieur de Bussy? dit en souriant Jeanne.

—Moi! ma foi, non; je ne suis pas assez des amis de Sa Majesté pour qu'elle me charge de ses missions de confiance. Non, j'ai trouvé votre bracelet à Courville; cela m'a indiqué que vous me précédiez sur la route. J'ai alors poussé mon cheval, je vous ai aperçus, je me suis douté que c'était vous, et, sans le vouloir, je vous ai donné la chasse. Excusez-moi.

—Ainsi donc, dit Saint-Luc avec un dernier nuage de soupçon, c'est le hasard qui vous fait suivre la même route que nous?

—Le hasard, répondit Bussy; et, maintenant que je vous ai rencontrés, je dirai la Providence.

Et tout ce qui restait de doute dans l'esprit de Saint-Luc s'effaça devant l'oeil si brillant et le sourire si sincère du beau gentilhomme.

—Ainsi, vous voyagez? dit Jeanne.

—Je voyage, dit Bussy en remontant à cheval.

—Mais pas comme nous?

—Non, malheureusement.

—Pas pour cause de disgrâce? voulais-je dire.

—Ma foi, peu s'en faut.

—Et vous allez?

—Je vais du côté d'Angers. Et vous?

—Nous aussi.

—Oui, je comprends, Brissac est à une dizaine de lieues d'ici, entre Angers et Saumur: vous allez chercher un refuge dans le manoir paternel, comme des colombes poursuivies; c'est charmant, et je porterais envie à votre bonheur si l'envie n'était pas un si vilain défaut.

—Eh! monsieur de Bussy, dit Jeanne avec un regard plein de reconnaissance, mariez-vous, et vous serez tout aussi heureux que nous le sommes; c'est chose très-facile, je vous jure, que le bonheur quand on s'aime.

Et elle regarda Saint-Luc en souriant, comme pour en appeler à son témoignage.

—Madame, dit Bussy, je me défie de ces bonheurs-là; tout le monde n'a pas la chance de se marier comme vous, avec privilège du roi.

—Allons donc, vous, l'homme aimé partout!

—Quand on est aimé partout, madame, dit en soupirant Bussy, c'est comme si on ne l'était nulle part.

—Eh bien, dit Jeanne en jetant un coup d'oeil d'intelligence à son mari, laissez-moi vous marier; cela donnera d'abord la tranquillité à bon nombre de maris jaloux que je connais, et puis ensuite je promets de vous faire rencontrer ce bonheur dont vous niez l'existence.

—Je ne nie pas que le bonheur existe, madame, dit Bussy a ce un soupir; je nie seulement que ce bonheur soit fait pour moi.

—Voulez-vous que je vous marie? répéta madame de Saint-Luc.

—Si vous me mariez à votre goût, non; si vous me mariez à mon goût, oui.

—Vous dites cela comme un homme décidé à rester célibataire.

—Peut-être.

—Mais vous êtes donc amoureux d'une femme que vous ne pouvez épouser?

—Comte, par grâce, dit Bussy, priez donc madame de Saint-Luc de ne pas m'enfoncer mille poignards dans le coeur.

—Ah çà, prenez garde, Bussy, vous allez me faire accroire que c'est de ma femme que vous êtes amoureux.

—Dans ce cas, vous conviendriez au moins que je suis un amant plein de délicatesse, et que les maris auraient bien tort d'être jaloux de moi.

—Ah! c'est vrai, dit Saint-Luc, se rappelant que c'était Bussy qui lui avait amené sa femme au Louvre. Mais, n'importe, avouez que vous avez le coeur pris quelque part.

—Je l'avoue, dit Bussy.

—Par un amour, ou par un caprice? demanda Jeanne.

—Par une passion, madame.

—Je vous guérirai.

—Je ne crois pas.

—Je vous marierai.

—J'en doute.

—Et je vous rendrai aussi heureux que vous méritez de l'être.

—Hélas! madame, mon seul bonheur maintenant est d'être malheureux.

—Je suis très-opiniâtre, je vous en avertis, dit Jeanne.

—Et moi donc! dit Bussy.

—Comte, vous céderez.

—Tenez, madame, dit le jeune homme, voyageons comme de bons amis. Sortons d'abord de cette sablonnière, s'il vous plaît, puis nous gagnerons pour la couchée ce charmant petit village qui reluit là-bas au soleil.

—Celui-là ou quelque autre.

—Peu m'importe, je n'ai point de préférence.

—Vous nous accompagnez alors?

—Jusqu'à l'endroit où je vais, à moins que vous n'y voyiez quelque inconvénient.

—Aucun, au contraire. Mais faites mieux, venez où nous allons.

—Et où allez-vous?

—Au château de Méridor.

Le sang monta au visage de Bussy et reflua vers son coeur. Il devint même si pâle, que c'en était fait de son secret, si, en ce moment même, Jeanne n'eût regardé son mari en souriant.

Bussy eut donc le temps de se remettre, tandis que les deux époux, ou plutôt les deux amants, se parlaient des yeux, et de rendre malice pour malice à la jeune femme; seulement sa malice à lui, c'était un profond silence sur ses intentions.

—Au château de Méridor, madame, dit-il quand il eut repris assez de force pour prononcer ce nom. Qu'est-ce que cela, je vous prie?

—La terre d'une de mes bonnes amies, répondit Jeanne.

—D'une de vos bonnes amies…, et, continua Bussy, qui est à sa terre?

—Sans doute, répondit madame de Saint-Luc, qui ignorait complètement les événements arrivés à Méridor depuis deux mois: n'avez vous donc jamais entendu parler du baron de Méridor, un des plus riches barons poitevins et…

—Et… répéta Bussy, voyant que Jeanne s'arrêtait.

—Et de sa fille Diane de Méridor, la plus belle fille de baron qu'on ait jamais vue?

—Non, madame, répliqua Bussy, presque suffoqué par l'émotion.

Et tout bas le beau gentilhomme, tandis que Jeanne regardait encore son mari avec une singulière expression, le beau gentilhomme, disons-nous, se demandait par quel singulier bonheur, sur cette route, sans à-propos, sans logique, il trouvait des gens pour lui parler de Diane de Méridor, pour faire écho à la seule pensée qu'il eût dans le coeur.

Était-ce une surprise? ce n'était point probable; était-ce un piège? c'était presque impossible. Saint-Luc n'était déjà plus à Paris lorsqu'il était entré chez madame de Monsoreau, et lorsqu'il avait appris que madame de Monsoreau s'appelait Diane de Méridor.

—Et ce château est-il bien loin encore, madame? demanda Bussy.

—A sept lieues, je crois, et j'offrirais de parier que c'est là et non pas à votre petit village reluisant au soleil, dans lequel, au reste, je n'ai eu aucune confiance, que nous coucherons ce soir. Vous venez, n'est-ce pas?

—Oui, madame.

—Allons, dit Jeanne, c'est déjà un pas fait vers le bonheur que je vous proposais.

Bussy s'inclina et continua de marcher près des deux jeunes époux, qui, grâce aux obligations qu'ils lui avaient, firent charmante mine. Pendant quelque temps chacun garda le silence. Enfin Bussy, qui avait bien des choses à apprendre, se hasarda de questionner. C'était le privilège de sa position, et il paraissait au reste résolu d'en user.

—Et ce baron de Méridor dont vous me parliez, demanda-t-il, le plus riche des Poitevins, quel homme est-ce?

—Un parfait gentilhomme, un preux des anciens jours, un chevalier qui, s'il eût vécu au temps du roi Arthus, eût certes obtenu une place à la table ronde.

—Et, demanda Bussy en comprimant les muscles de son visage et l'émotion de sa voix, à qui a-t-il marié sa fille?

—Marié sa fille!

—Je le demande.

—Diane, mariée!

—Qu'y aurait-il d'extraordinaire à cela?

—Rien; mais Diane n'est point mariée: certainement, j'eusse été la première prévenue de ce mariage.

Le coeur de Bussy se gonfla, et un soupir douloureux brisa le passage de sa gorge étranglée.

—Alors, demanda-t-il, mademoiselle de Méridor est au château avec son père?

—Nous l'espérons bien, répondit Saint-Luc, appuyant sur cette réponse, pour montrer à sa femme qu'il l'avait comprise, et qu'il partageait ses idées et s'associait à ses plans.

Il se fît un moment de silence, pendant lequel chacun poursuivait sa pensée.

—Ah! s'écria tout à coup Jeanne en se haussant sur ses étriers, voici les tourelles du château. Tenez, tenez, voyez-vous, monsieur de Bussy, au milieu de ces grands bois sans feuilles, mais qui, dans un mois, seront si beaux; tenez, voyez-vous le toit d'ardoises?

—Oh! oui, certainement, dit Bussy avec une émotion qui étonnait lui-même ce brave coeur, resté jusqu'alors un peu sauvage, oui, je vois. Ainsi c'est là le château de Méridor?

Et, par une réaction naturelle à la pensée, à l'aspect de ce pays si beau et si riche même au temps de la détresse de la nature, à l'aspect de cette demeure seigneuriale, il se rappela la pauvre prisonnière ensevelie dans les brumes de Paris et dans l'étouffant réduit de la rue Saint-Antoine.

Cette fois encore il soupira, mais ce n'était plus tout à fait de douleur. A force de lui promettre le bonheur, madame de Saint-Luc venait de lui donner l'espérance.

CHAPITRE XXIII

LE VIEILLARD ORPHELIN.

Madame de Saint-Luc ne s'était point trompée: deux heures après on était en face du château de Méridor.

Depuis les dernières paroles échangées entre les voyageurs, et que nous avons répétées, Bussy se demandait s'il ne fallait pas raconter à ces bons amis, qui venaient de se faire connaître, l'aventure qui tenait Diane éloignée de Méridor. Mais, une fois entré dans cette voie de révélations, il fallait non-seulement révéler ce que tout le monde allait bientôt savoir, mais encore ce que Bussy seul savait et ne voulait révéler à personne. Il recula donc devant un aveu qui amenait naturellement trop d'interprétations et de questions.

Et puis Bussy voulait entrer à Méridor comme un homme parfaitement inconnu. Il voulait voir, sans préparation aucune, M. de Méridor, l'entendre parler de M. de Monsoreau et du duc d'Anjou; il voulait se convaincre enfin, non pas que le récit de Diane était sincère, il ne soupçonnait pas un instant de mensonge cet ange de pureté, mais qu'elle n'avait été elle-même trompée sur aucun point, et que ce récit qu'il avait écouté avec un si puissant intérêt avait été une interprétation fidèle des événements.

Bussy conservait, comme on le voit, deux sentiments qui maintiennent l'homme supérieur dans sa sphère dominatrice, même au milieu des égarements de l'amour: ces deux sentiments étaient la circonspection à l'égard des étrangers et le respect profond de la personne qu'on aime.

Aussi madame de Saint-Luc, trompée, malgré sa perspicacité féminine, par la puissance que Bussy avait conservée sur lui-même, demeura-t-elle persuadée que le jeune homme venait d'entendre pour la première fois prononcer le nom de Diane, et que, ce nom n'éveillant en lui ni souvenir ni espérance, il s'attendait à trouver à Méridor quelque provinciale bien gauche et bien embarrassée en face des hôtes nouveaux qui lui arrivaient.

En conséquence, elle se disposait à jouir de sa surprise.

Cependant une chose l'étonnait, c'est que, le garde ayant sonné dans sa trompe pour l'avertir d'une visite, Diane n'accourût point sur le pont-levis, tandis que c'était un signal auquel Diane accourait toujours.

Mais, au lieu de Diane, on aperçut s'avancer par le porche principal du château un vieillard courbé, appuyé sur un bâton. Il était vêtu d'un surtout de velours vert brodé d'une fourrure de renard, et à sa ceinture brillait un sifflet d'argent près d'un petit trousseau de clef.

Le vent du soir soulevait sur son front ses longs cheveux, blancs comme les dernières neiges.

Il traversa le pont-levis, suivi de deux grands chiens, d'une race allemande, qui marchaient derrière lui lentement et à pas égaux, la tête basse et ne se devançant pas l'un l'autre d'une ligne. Lorsque le vieillard put arriver près du parapet:

—Qui est là? demanda-t-il d'une voix faible, et qui fait l'honneur à un pauvre vieillard de le visiter?

—Moi, moi, seigneur Augustin! s'écria la voix rieuse de la jeune femme.

Car Jeanne de Cossé appelait ainsi le vieillard, pour le distinguer de son frère cadet, qui s'appelait Guillaume, et qui n'était mort que depuis trois ans.

Mais le baron, au lieu de répondre par l'exclamation joyeuse que Jeanne s'attendait à entendre sortir de sa bouche, le baron leva lentement la tête, et fixant sur les voyageurs des yeux sans regards:

—Vous, dit-il? je ne vois pas. Qui, vous?….

—Oh! mon Dieu! s'écria Jeanne, ne me reconnaissez-vous pas? Ah! c'est vrai, mon déguisement….

—Excusez-moi, dit le vieillard, mais je n'y vois presque plus. Les yeux des vieillards ne sont pas faits pour pleurer, et, lorsqu'ils pleurent trop, les larmes les brûlent.

—Ah! cher baron, dit la jeune femme, je vois bien en effet que votre vue baisse, car vous m'eussiez reconnue, même sous mes habits d'homme. Il faut donc que je vous dise mon nom?

—Oui, sans doute, répliqua le vieillard, puisque je vous dis que je vous vois à peine.

—Eh bien, je vais vous attraper, cher seigneur Augustin, je suis madame de Saint-Luc.

—Saint-Luc! dit le vieillard, je ne vous connais pas.

—Mais mon nom de jeune fille, dit la rieuse jeune femme, mais mon nom de jeune fille est Jeanne de Cossé-Brissac.

—Ah! mon Dieu! s'écria le vieillard en essayant d'ouvrir la barrière de ses mains tremblantes, ah! mon Dieu!

Jeanne, qui ne comprenait rien à cette réception étrange, si différente de celle à laquelle elle s'attendait et qui l'attribuait à l'âge du vieillard et au déclin de ses facultés, se voyant enfin reconnue, sauta à bas de son cheval et courut se jeter dans ses bras, ainsi qu'elle en avait l'habitude; mais, en embrassant le baron, elle sentit ses joues humides; il pleurait.

—C'est de joie, pensa-t-elle. Allons! le coeur est toujours jeune.

—Venez, dit le vieillard après avoir embrassé Jeanne.

Et, comme s'il n'eût pas aperçu ses deux compagnons, le vieillard se remit à marcher vers le château de son pas égal et mesuré, suivi toujours à la même distance de ses deux chiens, qui n'avaient pris que le temps de flairer et de regarder les visiteurs.

Le château avait un aspect de tristesse étrange; tous les volets en étaient fermés; on eût dit un immense tombeau. Les serviteurs qu'on apercevait passant çà et là étaient vêtus de noir. Saint-Luc adressa un regard à sa femme pour lui demander si c'était ainsi qu'elle s'attendait à trouver le château.

Jeanne comprit, et, comme elle avait hâte elle-même de sortir de cette perplexité, elle s'approcha du baron, et lui prenant la main:

—Et Diane! dit-elle, est-ce que, par malheur, elle ne se trouverait point ici?

Le vieillard s'arrêta comme frappé de la foudre, et, regardant la jeune femme avec une expression qui ressemblait presque à la terreur:

—Diane? dit-il.

Et soudain, à ce nom, les deux chiens, levant la tête de chaque côté vers leur maître, poussèrent un lugubre gémissement.

Bussy ne put s'empêcher de frissonner; Jeanne regarda Saint-Luc, et Saint-Luc s'arrêta, ne sachant s'il devait s'avancer davantage ou retourner en arrière.

—Diane! répéta le vieillard, comme s'il lui avait fallu tout ce temps pour comprendre la question qui lui était faite; mais vous ne savez donc pas?

Et sa voix déjà faible et tremblante s'éteignit dans un sanglot arraché du plus profond du coeur.

—Mais quoi donc? et qu'est-il arrivé? s'écria Jeanne émue et les mains jointes.

—Diane est morte! s'écria le vieillard en levant les mains avec un geste désespéré vers le ciel, et en laissant échapper un torrent de larmes.

Et il se laissa tomber sur les premières marches du perron, auquel on était arrivé. Il cachait sa tète entre ses deux mains en se balançant comme pour chasser le souvenir funèbre qui venait sans cesse le torturer.

—Morte! s'écria Jeanne frappée d'épouvante et pâlissant comme un spectre.

—Morte! dit Saint-Luc avec une tendre compassion pour le vieillard.

—Morte! balbutia Bussy. Il lui a laissé croire, à lui aussi, qu'elle était morte. Ah! pauvre vieillard! comme tu m'aimeras un jour!

—Morte! morte! répéta le baron; ils me l'ont tuée!

—Ah! mon cher seigneur! dit Jeanne, qui, après le coup terrible qu'elle avait reçu, venait de trouver la seule ressource qui empêche de se briser le faible coeur des femmes, les larmes.

Et elle éclata en sanglots, inondant de pleurs la figure du vieillard, au cou duquel ses bras venaient s'enlacer.

Le vieux seigneur se releva, trébuchant.

—N'importe, dit-il, pour être vide et désolée, la maison n'en est pas moins hospitalière; entrez.

Jeanne prit le bras du vieillard sous le sien et traversa avec lui le péristyle, l'ancienne salle des gardes, devenue une salle à manger, et entra dans le salon.

Un domestique, dont le visage bouleversé et dont les jeux rougis dénotaient le tendre attachement pour son maître, marchait devant, ouvrant les portes; Saint-Luc et Bussy suivaient.

Arrivé dans le salon, le vieillard, toujours soutenu par Jeanne, s'assit ou plutôt se laissa tomber dans son grand fauteuil de bois sculpté.

Le valet poussa une fenêtre pour donner de l'air, et, sans sortir de la chambre, se retira dans un coin.

Jeanne n'osait rompre le silence. Elle tremblait de rouvrir les blessures du vieillard en le questionnant; et cependant, comme toutes les personnes jeunes et heureuses, elle ne pouvait se décider à regarder comme réel le malheur qu'on lui annonçait. Il y a un âge où l'on ne peut sonder l'abîme de la mort, parce qu'on ne croit point à la mort.

Ce fut le baron qui vint au-devant de son désir en reprenant la parole.

—Vous m'avez dit que vous étiez mariée, ma chère Jeanne; monsieur est-il donc votre mari?

Et il désignait Bussy.

—Non, seigneur Augustin, répondit Jeanne; voici M. de Saint-Luc.

Saint-Luc s'inclina plus profondément encore devant le malheureux père que devant le vieillard, Celui-ci le salua tout paternellement, et s'efforça même de sourire; puis, les yeux atones, se tournant vers Bussy:

—Et monsieur, dit-il, est votre frère, le frère de votre mari, un de vos parents?

—Non, cher baron, monsieur n'est point notre parent, mais notre ami: M. Louis de Clermont, comte de Bussy d'Amboise, gentilhomme de M. le duc d'Anjou.

A ces mots, le vieillard, se redressant comme par un ressort, lança un regard terrible sur Bussy, et, comme épuisé par cette provocation muette, retomba sur son fauteuil en poussant un gémissement.

—Quoi donc? demanda Jeanne.

—Le baron vous connaît-il, seigneur de Bussy? demanda Saint-Luc.

—C'est la première fois que j'ai l'honneur de voir M. le baron de Méridor, dit tranquillement Bussy, qui seul avait compris l'effet que le nom de M. le duc d'Anjou avait produit sur le vieillard.

—Ah! vous êtes gentilhomme de M. le duc d'Anjou, dit le baron, vous êtes gentilhomme de ce monstre, de ce démon, et vous osez l'avouer! et vous avez l'audace de vous présenter chez moi!

—Est-il fou? demanda tout bas Saint-Luc à sa femme, en regardant le baron avec des yeux étonnés.

—La douleur lui aura dérangé l'esprit, répondit Jeanne avec effroi.

M. de Méridor avait accompagné les paroles qu'il venait de prononcer, et qui faisaient douter à Jeanne qu'il eût toute sa raison, d'un regard plus menaçant encore que le premier; mais Bussy, toujours impassible, soutint ce regard dans l'attitude d'un profond respect et ne répliqua point.

—Oui, de ce monstre, reprit M. de Méridor, dont la tète semblait s'égarer de plus en plus, de cet assassin qui m'a tué ma fille?

—Pauvre seigneur! murmura Bussy.

—Mais que dit-il donc là? demanda Jeanne, interrogeant à son tour.

—Vous ne savez donc pas, vous qui me regardez avec des yeux effarés, s'écria M. de Méridor en prenant les mains de Jeanne et celles de Saint-Luc et en les réunissant entre les siennes, mais le duc d'Anjou m'a tué ma Diane; le duc d'Anjou! mon enfant, ma fille, il me l'a tuée!

Et le vieillard prononça ces dernières paroles avec un tel accent de douleur, que les larmes en vinrent aux yeux de Bussy lui-même.

—Seigneur, dit la jeune femme, cela fût-il, et je ne comprends point comment cela peut être, vous ne pouvez accuser de cet affreux malheur M. de Bussy, le plus loyal, le plus généreux gentilhomme qui soit. Mais voyez donc, mon bon père, M. de Bussy ne sait rien de ce que vous dites, M. de Bussy pleure comme nous et avec nous. Serait-il donc venu, s'il eût pu se douter de l'accueil que vous lui réserviez! Ah! cher seigneur Augustin, au nom de votre bien-aimée Diane, dites-nous comment cette catastrophe est arrivée.

—Alors, vous ne saviez pas…? dit le vieillard, s'adressant à Bussy.

Bussy s'inclina sans répondre.

—Eh! mon Dieu, non, dit Jeanne, tout le monde ignorait cet événement.

—Ma Diane est morte, et sa meilleure amie ignorait sa mort! Oh! c'est vrai, je n'en ai écrit, je n'en ai parlé à personne; il me semblait que le monde ne pouvait vivre du moment où Diane ne vivait plus; il me semblait que l'univers entier devait porter le deuil de Diane.

—Parlez, parlez; cela vous soulagera, dit Jeanne.

—Eh bien, dit le baron en poussant un sanglot, ce prince infâme, le déshonneur de la noblesse de France, a vu ma Diane, et, la trouvant si belle, l'a fait enlever et conduire au château de Beaugé pour la déshonorer comme il eût fait de la fille d'un serf. Mais Diane, ma Diane sainte et noble, a choisi la mort. Elle s'est précipitée d'une fenêtre dans le lac, et l'on n'a plus retrouvé que son voile flottant à la surface de l'eau.

Et le vieillard ne put articuler cette dernière phrase sans des larmes et des sanglots qui faisaient de cette scène un des plus lugubres spectacles que Bussy eût vus jusque-là, Bussy, l'homme de guerre, habitué à verser et à voir verser le sang.

Jeanne, presque évanouie, regardait, elle aussi, le comte avec une espèce de terreur.

—Oh! comte, s'écria Saint-Luc, c'est affreux, n'est-ce pas? Comte, il vous faut abandonner ce prince infâme; comte, un noble coeur comme le vôtre ne peut rester l'ami d'un ravisseur et d'un assassin.

Le vieillard, un peu réconforté par ces paroles, attendait la réponse de Bussy pour fixer son opinion sur le gentilhomme; les paroles sympathiques de Saint-Luc le consolaient. Dans les grandes crises morales, les faiblesses physiques sont grandes, et ce n'est point un des moindres adoucissements à la douleur de l'enfant mordu par un chien favori que de voir battre ce chien qui l'a mordu.

Mais Bussy, au lieu de répondre à l'apostrophe de Saint-Luc, fit un pas vers M. de Méridor.

—Monsieur le baron, dit-il, voulez-vous m'accorder l'honneur d'un entretien particulier?

—Écoutez M. de Bussy, cher seigneur! dit Jeanne, vous verrez qu'il est bon et qu'il sait rendre service.

—Parlez, monsieur, dit le baron en tremblant, car il pressentait quelque chose d'étrange dans le regard du jeune homme.

Bussy se tourna vers Saint-Luc et sa femme, et leur adressant un regard plein de noblesse et d'amitié:

—Vous permettez, dit-il.

Les deux jeunes gens sortirent de la salle, appuyés l'un sur l'autre et doublement heureux de leur bonheur près de cette immense infortune.

Alors, quand la porte se fut refermée derrière eux, Bussy s'approcha du baron et le salua profondément.

—Monsieur le baron, dit Bussy, vous venez, en ma présence, d'accuser un prince que je sers, et vous l'avez accusé avec une violence qui me force à vous demander une explication.

Le vieillard fit un mouvement.

—Oh! ne vous méprenez point au sens tout respectueux de mes paroles; c'est avec la plus profonde sympathie que je vous parle, c'est avec le plus vif désir d'adoucir votre chagrin que je vous dis: Monsieur le baron, faites-moi, dans ses détails, le récit de la catastrophe douloureuse que vous racontiez tout à l'heure à M. de Saint-Luc et à sa femme. Voyons, tout s'est-il bien accompli comme vous le croyez, et tout est-il bien perdu?

—Monsieur, dit le vieillard, j'ai eu un moment d'espoir. Un noble et loyal gentilhomme, M. de Monsoreau, a aimé ma pauvre fille et s'est intéressé à elle.

—M. de Monsoreau! eh bien, demanda Bussy, voyons, quelle a été sa conduite dans tout ceci?

—Ah! sa conduite fut loyale et digne, car Diane avait refusé sa main. Cependant ce fut lui qui le premier m'avertit des infâmes projets du duc. Ce fut lui qui m'indiqua le moyen de les faire échouer; il ne demandait qu'une chose pour sauver ma fille, et cela encore prouvait toute la noblesse et toute la droiture de son âme; il demandait, s'il parvenait à l'arracher des mains du duc, que je la lui donnasse en mariage, afin que, hélas! ma fille n'en sera pas moins perdue, lui, jeune, actif et entreprenant, pût la défendre contre un puissant prince, ce que son pauvre père ne pouvait entreprendre. Je donnai mon consentement avec joie; mais, hélas! ce fut inutile: il arriva trop tard, et ne trouva ma pauvre Diane sauvée du déshonneur que par la mort.

—Et, depuis ce moment fatal, demanda Bussy, M. de Monsoreau n'a-t-il donc pas donné de ses nouvelles?

—Il n'y a qu'un mois que ces événements se sont passés, dit le vieillard, et le pauvre gentilhomme n'aura pas osé reparaître devant moi, ayant échoué dans son généreux dessein.

Bussy baissa la tête; tout lui était expliqué.

Il comprenait maintenant comment M. de Monsoreau avait réussi à enlever au prince la jeune fille qu'il aimait, et comment la crainte que le prince ne découvrît que cette jeune fille était devenue sa femme lui avait laissé accréditer, même près du pauvre père, le bruit de sa mort.

—Eh bien, monsieur, dit le vieillard, voyant que la rêverie penchait le front du jeune homme, et tenait fixés sur la terre ses yeux, que le récit qu'il venait d'achever avait fait étinceler plus d'une fois.

—Eh bien, monsieur le baron, répondit Bussy, je suis chargé par monseigneur le duc d'Anjou de vous amener à Paris, où Son Altesse désire vous parler.

—Me parler, à moi! s'écria le baron; moi, me trouver en face de cet homme après la mort de ma fille! et que peut-il avoir à me dire, le meurtrier?

—Qui sait? se justifier peut-être.

—Et, se justifiât-il, s'écria le vieillard, non, monsieur de Bussy, non, je n'irai point à Paris; ce serait d'ailleurs trop m'éloigner de l'endroit où repose ma chère enfant dans son froid linceul de roseaux.

—Monsieur le baron, dit Bussy d'une voix ferme, permettez-moi d'insister près de vous; c'est mon devoir de vous conduire à Paris, et je suis venu exprès pour cela.

—Eh bien, j'irai donc à Paris! s'écria le vieillard, tremblant de colère; mais malheur à ceux qui m'auront perdu! Le roi m'entendra, et, s'il ne m'entend pas, je ferai appel à tous les gentilshommes de France. Aussi bien, murmura-t-il plus bas, j'oubliais dans ma douleur que j'ai entre les mains une arme dont jusqu'à présent je n'ai eu à faire aucun usage. Oui, monsieur de Bussy, je vous accompagnerai.

—Et moi, monsieur le baron, dit Bussy en lui prenant la main, je vous recommande la patience, le calme et la dignité qui conviennent à un seigneur chrétien. Dieu a pour les nobles cours des miséricordes infinies, et vous ne savez point ce qu'il vous réserve. Je vous prie aussi, en attendant le jour où ces miséricordes éclateront, de ne point me compter au nombre de vos ennemis, car vous ne savez point ce que je vais faire pour vous. A demain donc, monsieur le baron, s'il vous plaît, et, dès que le jour sera venu, nous nous mettrons en route.

—J'y consens, répondit le vieux seigneur, ému malgré lui par le doux accent avec lequel Bussy avait prononcé ces paroles; mais, en attendant, ami ou ennemi, vous êtes mon hôte, et je dois vous conduire à votre appartement.

Et le baron prit sur la table un flambeau d'argent à trois branches, et d'un pas pesant gravit, suivi de Bussy d'Amboise, l'escalier d'honneur du château.

Les chiens voulaient le suivre; il les arrêta d'un signe; deux de ses serviteurs marchaient derrière Bussy avec d'autres flambeaux.

En arrivant sur le seuil de la chambre qui lui était destinée, le comte demanda ce qu'étaient devenus M. de Saint-Luc et sa femme.

—Mon vieux Germain doit avoir pris soin d'eux, répondit le baron.
Passez une bonne nuit monsieur le comte.

CHAPITRE XXIV

COMMENT REMI LE HAUDOUIN S'ÉTAIT, EN L'ABSENCE DE BUSSY, MÉNAGÉ DES INTELLIGENCES DANS LA MAISON DE LA RUE SAINT-ANTOINE.

Monsieur et madame de Saint-Luc ne pouvaient revenir de leur surprise: Bussy aux secrets avec M. de Méridor; Bussy se disposant à partir avec le vieillard pour Paris; Bussy, enfin, paraissant prendre tout à coup la direction de ces affaires qui lui paraissaient d'abord étrangères et inconnues, était pour les deux jeunes gens un phénomène inexplicable.

Quant au baron, le pouvoir magique de ce titre Altesse Royale avait produit sur lui son effet ordinaire: un gentilhomme du temps de Henri III n'en était pas encore à sourire devant des qualifications et des armoiries.

Altesse Royale, cela signifiait pour M. de Méridor comme pour tout autre, excepté le roi, force majeure, c'est-à-dire la foudre et la tempête.

Le matin venu, le baron prit congé de ses hôtes, qu'il installa dans le château; mais Saint-Luc et sa femme, comprenant la difficulté de la situation, se promirent de quitter Méridor aussitôt que faire se pourrait, et de rentrer dans les terres de Brissac, qui en étaient voisines, aussitôt que l'on se serait assuré du consentement du timide maréchal.

Quant à Bussy, pour justifier son étrange conduite, il n'eût besoin que d'une seconde. Bussy, maître du secret qu'il possédait et qu'il pouvait révéler à qui lui faisait plaisir, ressemblait à l'un de ces magiciens chers aux Orientaux, qui, d'un premier coup de baguette, font tomber les larmes de tous les yeux, et qui, du second, dilatent toutes les prunelles et fendent toutes les bouches par un joyeux sourire.

Cette seconde, que nous avons dit suffire à Bussy pour opérer de si grands changements, fut employée par lui à laisser tomber tout bas quelques syllabes dans l'oreille que lui tendait avidement la charmante femme de Saint-Luc.

Ces quelques syllabes prononcées, le visage de Jeanne s'épanouit; son front si pur se colora d'une délicieuse rougeur. On vit ses petites dents blanches et brillantes comme la nacre apparaître sous le corail de ses lèvres; et, comme son mari, stupéfait, la regardait pour l'interroger, elle mit un doigt sur sa bouche, et s'enfuit en bondissant et en envoyant un baiser de remercîment à Bussy.

Le vieillard n'avait rien vu de cette pantomime expressive: l'oeil fixé sur le manoir paternel, il caressait machinalement ses deux chiens, qui ne pouvaient se décider à le quitter; il donna quelques ordres d'une voix émue à ses serviteurs, courbés sous son adieu et sous sa parole. Puis, montant à grand'peine, et grâce à l'aide de son écuyer, un vieux cheval pie qu'il affectionnait, et qui avait été son cheval de bataille dans les dernières guerres civiles, il salua d'un geste le château de Méridor et partit sans prononcer un seul mot.

Bussy, l'oeil brillant, répondait aux sourires de Jeanne et se retournait fréquemment pour dire adieu à ses amis. En le quittant, Jeanne lui avait dit tout bas:

—Quel homme étrange faites-vous, seigneur comte! Je vous avais promis que le bonheur vous attendait à Méridor… et c'est vous au contraire qui apportez à Méridor le bonheur qui s'en était envolé.

De Méridor à Paris il y a loin; loin surtout pour un vieux baron criblé de coups d'épée et de mousquet reçus dans ces rudes guerres où les blessures étaient en proportion des guerriers. Longue route aussi faisait cette distance pour ce digne cheval pie que l'on appelait Jarnac, et qui, à ce nom, relevant sa tête enfoncée sous sa crinière, roulait un oeil encore fier sous sa paupière fatiguée.

Une fois en route, Bussy se mit à l'étude: cette étude était de captiver par ses soins et ses attentions de fils le coeur du vieillard dont il s'était d'abord attiré la haine, et sans doute il y réussit, car, le sixième jour au matin, en arrivant à Paris, M. de Méridor dit à son compagnon de voyage ces paroles, qui peignaient tout le changement que le voyage avait amené dans son esprit:

—C'est singulier, comte, me voici plus près que jamais de mon malheur, et cependant je suis moins inquiet à l'arrivée que je ne l'étais au départ.

—Encore deux heures, seigneur Augustin, dit Bussy, et vous m'aurez jugé comme je veux être jugé par vous.

Les voyageurs entrèrent à Paris par le faubourg Saint-Marcel, éternelle entrée dont la préférence se conçoit à cette époque, parce que cet horrible quartier, un des plus laids de Paris, semblait le plus parisien de tous, grâce à ses nombreuses églises, à ses milliers de maisons pittoresques et à ses petits ponts sur des cloaques.

—Où allons-nous? dit le baron; au Louvre, sans doute?

—Monsieur, dit Bussy, je dois d'abord vous mener à mon hôtel, pour que vous vous rafraîchissiez quelques minutes, et que vous soyez ensuite en état de voir comme il convient la personne chez laquelle je vous conduis.

Le baron se laissa faire patiemment; Bussy le conduisit droit à son hôtel de la rue de Grenelle-Saint-Honoré.

Les gens du comte ne l'attendaient pas ou plutôt ne l'attendaient plus: rentré la nuit par une petite porte dont lui seul avait la clef, il avait sellé lui-même son cheval, et était parti sans avoir été vu d'aucun autre que de Remy le Haudouin. On comprend donc que sa disparition instantanée, les dangers qu'il avait courus la semaine précédente, et qui s'étaient trahis par sa blessure, ses habitudes aventureuses enfin qu'aucune leçon ne corrigeait, avaient porté beaucoup de gens à croire qu'il avait donné dans quelque piège tendu sur son chemin par ses ennemis, que la fortune, si longtemps favorable à son courage, avait un jour enfin été contraire à sa témérité, et que Bussy, muet et invisible, était bien mort par quelque dague ou quelque arquebusade.

De sorte que les meilleurs amis et les plus fidèles serviteurs de Bussy faisaient déjà des neuvaines pour son retour à la lumière, retour qui leur paraissait non moins hasardeux que celui de Pyrithoüs, tandis que les autres, plus positifs, ne comptant plus que sur son cadavre, faisaient, pour le retrouver, les recherches les plus minutieuses dans les égouts, dans les caves suspectes, dans les carrières de la banlieue, dans le lit de la Bièvre ou dans les fossés de la Bastille.

Une seule personne répondait quand on lui demandait des nouvelles de
Bussy:

—M. le comte se porte bien.

Mais, si l'on voulait pousser plus loin l'interrogatoire, comme elle n'en savait pas davantage, les renseignements qu'elle pouvait donner s'arrêtaient là.

Cette personne, qui essuyait, grâce à cette réponse rassurante, mais peu détaillée, force rebuffades et mauvais compliments, était maître Remy le Haudouin, qui, du soir au matin, trottait menu, perdant son temps à des contemplations étranges, disparaissant de temps en temps de l'hôtel, soit le jour, soit la nuit, rentrant alors avec des appétits insolites, et ramenant par sa gaieté, chaque fois qu'il rentrait, un peu de joie au coeur de cette maison.

Le Haudouin, après une de ces absences mystérieuses, rentrait justement à l'hôtel au moment où la cour d'honneur retentissait des cris d'allégresse, où les valets empressés se jetaient sur la bride du cheval de Bussy et se disputaient à qui serait son écuyer, car le comte, au lieu de mettre pied à terre, demeurait à cheval.

—Voyons, disait Bussy, vous êtes satisfaits de me voir vivant, merci. Vous me demandez si c'est bien moi, regardez, touchez, mais faites bien vite. Bien, maintenant aidez ce digne gentilhomme à descendre de cheval, et faites attention que je le considère avec plus de respect que je ne ferais d'un prince.

Bussy avait raison de rehausser ainsi le vieillard, à qui l'on avait à peine fait attention d'abord, et qu'à ses habits modestes, à ses habits peu soucieux de la mode, et à son cheval pie, fort vite apprécié de gens qui chaque jour manoeuvraient les chevaux de Bussy, on avait été tenté de prendre pour un écuyer mis en retraite dans quelque province, et que l'aventureux gentilhomme ramenait de cet exil comme d'un autre monde.

Mais, ces paroles prononcées, ce fut aussitôt à qui s'empresserait près du baron. Le Haudouin regardait la scène en riant sous cape, selon son habitude, et il fallut toute la gravité de Bussy pour forcer ce rire à disparaître du joyeux visage du jeune docteur.

—Vite une chambre à monseigneur! cria Bussy.

—Laquelle? demandèrent aussitôt cinq ou six voix empressées.

—La meilleure, la mienne.

Et à son tour il offrit son bras au vieillard pour gravir l'escalier, essayant de le recevoir avec plus d'honneur encore qu'il n'en avait été reçu.

M. de Méridor se laissait aller à cette entraînante courtoisie sans volonté, comme on se laisse aller à la pente de certains rêves qui vous conduisent à ces pays fantastiques, royaumes de l'imagination et de la nuit.

On apporta au baron le gobelet doré du comte, et Bussy voulut lui verser lui-même le vin de l'hospitalité.

—Merci, merci, monsieur, disait le vieillard; mais irons-nous bientôt où nous devons aller?

—Oui, seigneur Augustin, bientôt, soyez tranquille, et ce ne sera pas seulement un bonheur pour vous, mais pour moi.

—Que dites-vous, et d'où vient que vous me parlez presque toujours une langue que je ne comprends pas?

—Je dis, seigneur Augustin, que je vous ai parlé d'une providence miséricordieuse aux grands coeurs, et que nous approchons du moment où je vais, en votre nom, faire appel à cette providence.

Le baron regarda Bussy d'un air étonné, mais Bussy, en lui faisant de la main un signe respectueux, et qui voulait dire: Je reviens dans un instant, sortit le sourire sur les lèvres.

Comme il s'y attendait, le Haudouin était en sentinelle à la porte; il prit le jeune homme par le bras, et l'emmena dans un cabinet.

—Eh bien, cher Hippocrate, demanda-t-il, où en sommes-nous?

—Où cela?

—Parbleu! rue Saint-Antoine.

—Monseigneur, nous en sommes à un point fort intéressant pour vous, je présume. A ceci, rien de nouveau.

Bussy respira.

—Le mari n'est donc pas revenu? dit-il.

—Si fait; mais sans aucun succès. Il y a dans tout cela un père qui doit, à ce qu'il paraît, faire le dénoûment; un dieu qui, un matin où l'autre, descendra dans une machine; de sorte qu'on attend ce père absent, ce Dieu inconnu.

—Bon! dit Bussy; mais comment sais-tu tout cela?

—Comprenez bien, monseigneur, dit le Haudouin avec sa bonne et franche gaieté, que votre absence faisait momentanément de ma position près de vous une sinécure; j'ai voulu utiliser à votre avantage les moments que vous me laissiez.

—Voyons; qu'as-tu fait? raconte, mon cher Remy, j'écoute.

—Voici: vous parti, j'ai apporté de l'argent, des livres et une épée dans une petite chambre que j'avais louée et qui appartenait à la maison faisant l'angle de la rue Saint-Antoine et de la rue Sainte-Catherine.

—Bien.

—De là je pouvais voir, depuis ses soupiraux jusqu'à ses cheminées, la maison que vous connaissez.

—Fort bien!

—A peine en possession de ma chambre, je me suis installé à une fenêtre.

—Excellent!

—Oui, mais il y avait néanmoins un inconvénient à cette excellence-là.

—Lequel?

—C'est que, si je voyais, j'étais vu, et qu'on pouvait, à tout prendre, concevoir quelque ombrage d'un homme regardant sans cesse une même perspective; obstination qui m'eût, au bout de deux ou trois jours, fait passer pour un larron, un amant, un espion ou un fou….

—Puissamment raisonné, mon cher le Haudouin. Mais alors qu'as-tu fait?

—Oh! alors, monsieur le comte, j'ai vu qu'il fallait recourir aux grands moyens, et ma foi….

—Eh bien?

—Ma foi, je suis devenu amoureux.

—Hein? fit Bussy, qui ne comprenait pas en quoi l'amour de Remy pouvait le servir.

—C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, répéta gravement le jeune docteur, amoureux, très-amoureux, amoureux fou.

—De qui?

—De Gertrude.

—De Gertrude, la suivante de madame de Monsoreau?

—Eh! oui, mon Dieu! de Gertrude, la suivante de madame de Monsoreau. Que voulez-vous, monseigneur? je ne suis pas un gentilhomme, moi, pour devenir amoureux des maîtresses: je suis un pauvre petit médecin, sans autre pratique qu'un client qui, je l'espère, ne me donnera plus que de loin en loin de la besogne, et il faut bien que je fasse mes expériences in anima vili, comme nous disons en Sorbonne.

—Pauvre Remy! dit Bussy, crois bien que j'apprécie ton dévouement, va!

—Eh! monseigneur, répondit le Haudouin, je ne suis pas si fort à plaindre, après tout: Gertrude est un beau brin de fille qui a deux pouces de plus que moi et qui me lèverait à bras tendus en me tenant par le collet de mon habit, ce qui tient chez elle à un grand développement des muscles du biceps et du deltoïde. Cela me donne pour elle une vénération qui la flatte, et, comme je lui cède toujours, nous ne nous disputons jamais; puis elle a un talent précieux.

—Lequel, mon pauvre Remy?

—Elle raconte merveilleusement.

—Ah! vraiment?

—Oui, de sorte que par elle je sais tout ce qui se passe chez sa maîtresse. Hein? que dites-vous? j'ai pensé que cela ne vous serait pas désagréable d'avoir des intelligences dans la maison.

—Le Haudouin, tu es un bon génie que le hasard ou plutôt la Providence a mis sur ma route; alors, tu en es avec Gertrude dans des termes….

Puella me diligit, répondit le Haudouin en se balançant avec une fatuité affectée.

—Et tu es reçu dans la maison?

—Hier soir, j'y ai fait mon entrée, à minuit, sur la pointe du pied, par la fameuse porte à guichet que vous savez.

—Et comment es-tu arrivé à ce bonheur?

—Mais assez naturellement, je dois le dire.

—Eh bien, dis.

—Le surlendemain de votre départ, le lendemain du jour de mon installation dans la petite chambre, j'ai attendu à la porte que la dame de mes futures pensées sortît pour aller aux provisions, soin dont elle se préoccupe, je dois l'avouer, tous les jours de huit heures à neuf heures du matin. A huit heures dix minutes je l'ai vue paraître; aussitôt je suis descendu de mon observatoire, et j'ai été me placer sur sa route.

—Et elle t'a reconnu?

—Si bien reconnu, qu'elle a poussé un grand cri et s'est sauvée.

—Alors?

—Alors, j'ai couru après elle, et l'ai rattrapée à grand'peine, car elle court très-fort; mais, vous comprenez, les jupes, cela gêne toujours un peu.

—Jésus! a-t-elle dit.

—Sainte Vierge! ai-je crié.

La chose lui a donné bonne idée de moi; un autre, moins pieux que moi, se fût écrié: Morbleu! ou: Corbeuf!

—Le médecin! a-t-elle dit.

—La charmante ménagère! ai-je répondu.

Elle a souri; mais se reprenant aussitôt:

—Vous vous trompez, monsieur, a-t-elle dit, je ne vous connais point.

—Mais moi je vous connais, lui ai-je dit, car, depuis trois jours, je ne vis pas, je n'existe pas, je vous adore; à ce point que je ne demeure plus rue Beautreillis, mais rue Saint-Antoine, au coin de la rue Sainte-Catherine, et que je n'ai changé de logement que pour vous voir entrer et sortir; si vous avez encore besoin de moi pour panser de beaux gentilshommes, ce n'est donc plus à mon ancien logement qu'il faut venir me chercher, mais à mon nouveau.

—Silence! a-t-elle dit.

—Ah! vous voyez bien! ai-je répondu.

Et voilà comment notre connaissance s'est faite ou plutôt renouée.

—De sorte qu'à cette heure tu es….

—Aussi heureux qu'un amant peut l'être… avec Gertrude, bien entendu, tout est relatif; mais je suis plus qu'heureux, je suis au comble de la félicité, puisque j'en suis arrivé où j'en voulais venir dans votre intérêt.

—Mais elle se doutera peut-être….

—De rien, je ne lui ai pas même parlé de vous. Est-ce que le pauvre
Remy le Haudouin connaît de nobles gentilshommes comme le seigneur de
Bussy? Non, je lui ai seulement demandé d'une façon indifférente:—Et
votre jeune maître va-t-il mieux?

—Quel jeune maître?

—Ce cavalier que j'ai soigné chez vous.

—Ce n'est pas mon jeune maître, a-t-elle répondu.

—Ah! c'est que, comme il était couché dans le lit de votre maîtresse, moi, j'ai cru… ai-je repris.

—Oh! mon Dieu, non; pauvre jeune homme! a-t-elle répondu avec un soupir, il ne nous était rien; nous ne l'avons même revu qu'une fois depuis.

—Alors, vous ne savez même pas son nom? ai-je demandé.

—Oh! si fait.

—Vous auriez pu l'avoir su et l'avoir oublié.

—Ce n'est pas un nom qu'on oublie.

—Comment s'appelle-t-il donc?

—Avez-vous entendu parler parfois du seigneur de Bussy?

—Parbleu! ai-je répondu, Bussy, le brave Bussy!

—Eh bien, c'est cela même.

—Alors, la dame?

—Ma maîtresse est mariée, monsieur.

—On est mariée, on est fidèle, et cependant on pense parfois à un beau jeune homme qu'on a vu… ne fût-ce qu'un instant, surtout quand ce beau jeune homme était blessé, intéressant et couché dans notre lit.

—Aussi, a répondu Gertrude, pour être franche, je ne dis point que ma maîtresse ne pense pas à lui.

Une vive rougeur monta au front de Bussy.

—Nous en parlons même, a ajouté Gertrude, toutes les fois que nous sommes seules.

—Excellente fille! s'écria le comte.

—Et qu'en dites-vous? ai-je demandé.

—Je raconte ses prouesses, ce qui n'est pas difficile, attendu qu'il n'est bruit dans Paris que des coups d'épée qu'il donne et qu'il reçoit. Je lui ai même appris, à ma maîtresse toujours, une petite chanson fort à la mode.

—Ah! je la connais, ai-je répondu; n'est-ce pas:

  Un beau chercheur de noise,
  C'est le seigneur d'Amboise;
  Tendre et fidèle aussi,
  C'est monseigneur Bussy!

—Justement! s'est écriée Gertrude. De sorte que ma maîtresse ne chante plus que cela.

Bussy serra la main du jeune docteur; un indicible frisson de bonheur venait de passer dans ses veines.

—C'est tout? dit-il, tant l'homme est insatiable dans ses désirs.

—Voilà, monseigneur. Oh! j'en saurai davantage plus tard; mais, que diable! on ne peut pas tout savoir en un jour… ou plutôt dans une nuit.

CHAPITRE XXV

LE PÈRE ET LA FILLE.

Le rapport de Remy faisait Bussy bien heureux; en effet, il lui apprenait deux choses: d'abord que M. de Monsoreau était toujours autant haï, et que lui, Bussy, était déjà plus aimé.

Et puis, cette bonne amitié du jeune homme pour lui lui réjouissait le coeur. Il y a dans tous les sentiments qui viennent du ciel un épanouissement de tout notre être qui semble doubler nos facultés. On se sent heureux, parce qu'on se sent bon.

Bussy comprit donc qu'il n'y avait plus de temps à perdre maintenant, et que chaque frisson de douleur qui serrait le coeur du vieillard était presque un sacrilège: il y a un tel renversement des lois de la nature dans un père qui pleure la mort de sa fille, que celui qui peut consoler ce père d'un mot mérite les malédictions de tous les pères en ne le consolant pas.

En descendant dans la cour, M. de Méridor trouva un cheval frais que Bussy avait fait préparer pour lui. Un autre cheval attendait Bussy; tous deux se mirent en selle et partirent, accompagnés de Remy.

Ils arrivèrent dans la rue Saint-Antoine, non sans un grand étonnement de M. de Méridor, qui depuis vingt ans n'était point venu à Paris, et qui, au bruit des chevaux, aux cris des laquais, au passage plus fréquent des coches, trouvait Paris fort changé depuis le règne du roi Henri II.

Mais, malgré cet étonnement, qui touchait presque à l'admiration, le baron n'en conservait pas moins une tristesse qui s'augmentait à mesure qu'il approchait du but ignoré de son voyage. Quelle réception allait lui faire le duc, et qu'allait-il ressortir de nouvelles douleurs de cette entrevue?

Puis, de temps en temps, en regardant avec étonnement Bussy, il se demandait par quel étrange abandon il en était venu à suivre presque aveuglément ce gentilhomme d'un prince auquel il devait tous ses malheurs. N'eût-il pas bien plutôt été de sa dignité de braver le duc d'Anjou, et, au lieu d'accompagner ainsi Bussy où il lui plairait de le conduire, d'aller droit au Louvre se jeter aux genoux du roi? Que pouvait lui dire le prince? En quoi pouvait-il le consoler? N'était-il point de ceux-là qui appliquent des paroles dorées comme un baume momentané sur les blessures qu'ils ont faites; mais on n'est pas plutôt hors de leur présence que la blessure saigne plus vive et plus douloureuse qu'auparavant.

On arriva ainsi à la rue Saint-Paul. Bussy, comme un capitaine habile, s'était fait précéder par Remy, lequel avait ordre d'éclairer le chemin et de préparer les voies d'introduction dans la place.

Ce dernier s'adressa à Gertrude, et revint dire à son patron que nul feutre, nulle rapière, n'embarrassaient l'allée, l'escalier ou le corridor qui conduisaient à la chambre de madame de Monsoreau.

Toutes ces consultations, on le comprend bien, se faisaient à voix basse entre Bussy et le Haudouin.

Pendant ce temps, le baron regardait avec étonnement autour de lui.

—Eh quoi! se demandait-il, c'est là que loge le duc d'Anjou?

Et un sentiment de défiance commença de lui être inspiré par l'humble apparence de la maison.

—Pas précisément, monsieur, répondit en souriant Bussy; mais, si ce n'est point sa demeure, c'est celle d'une dame qu'il a aimée.

Un nuage passa sur le front du vieux gentilhomme.

—Monsieur, dit-il en arrêtant son cheval, nous autres gens de province, nous ne sommes point faits à ces façons; les moeurs faciles de Paris nous épouvantent, et si bien, que nous ne savons pas vivre en présence de vos mystères. Il me semble que si M. le duc d'Anjou tient à voir le baron de Méridor, ce doit être en son palais à lui, et non dans la maison d'une de ses maîtresses. Et puis, ajouta le vieillard avec un profond soupir, pourquoi, vous qui paraissez un honnête homme, me menez-vous en face d'une de ces femmes? Est-ce pour me faire comprendre que ma pauvre Diane vivrait encore si, comme la maîtresse de ce logis, elle eût préféré la honte à la mort.

—Allons, allons, monsieur le baron, dit Bussy avec son sourire loyal qui avait été son plus grand moyen de conviction envers le vieillard, ne faites point d'avance de fausses conjectures. Sur ma foi de gentilhomme, il ne s'agit point ici de ce que vous pensez. La dame que vous allez voir est parfaitement vertueuse et digne de tous les respects.

—Mais qui donc est-elle?

—C'est… c'est la femme d'un gentilhomme de votre connaissance.

—En vérité? mais alors, monsieur, pourquoi dites-vous que le prince l'a aimée?

—Parce que je dis toujours la vérité, monsieur le baron; entrez, et vous en jugerez vous-même en voyant s'accomplir ce que je vous ai promis.

—Prenez garde, je pleurais mon enfant chérie, et vous m'avez dit: «Consolez-vous, monsieur, les miséricordes de Dieu sont grandes;» me promettre une consolation à mes peines, c'était presque me promettre un miracle.

—Entrez, monsieur, répéta Bussy avec ce même sourire qui séduisait toujours le vieux gentilhomme.

Le baron mit pied à terre.

Gertrude était accourue tout étonnée sur le seuil de la porte, et regardait d'un oeil effaré le Haudouin, Bussy et le vieillard, ne pouvant deviner par quelle combinaison de la Providence ces trois hommes se trouvaient réunis.

—Allez prévenir madame de Monsoreau, dit le comte, que M. de Bussy est de retour, et désire à l'instant même lui parler. Mais, sur votre âme! ajouta-t-il tout bas, ne lui dites pas un mot de la personne qui m'accompagne.

—Madame de Monsoreau! dit le vieillard avec stupeur, madame de
Monsoreau!

—Passez, monsieur le baron, dit Bussy en poussant le seigneur
Augustin dans l'allée.

On entendit alors, tandis que le vieillard montait l'escalier d'un pas chancelant, on entendit, disons-nous, la voix de Diane qui répondait avec un tremblement singulier:

—M. de Bussy! dites-vous, Gertrude? M. de Bussy! Eh bien, qu'il entre!

—Cette voix, s'écria le baron en s'arrêtant soudain au milieu de l'escalier, cette voix! oh! mon Dieu! mon Dieu!

—Montez donc, monsieur le baron, dit Bussy.

Mais, au même instant, et comme le baron, tout tremblant, se retenait à la rampe en regardant autour de lui, au haut de l'escalier, en pleine lumière, sous un rayon de soleil doré, resplendit tout à coup Diane, plus belle que jamais, souriante, quoiqu'elle ne s'attendît point à revoir son père.

A cette vue, qu'il prit pour quelque vision magique, le vieillard poussa un cri terrible, et, les bras étendus, l'oeil hagard, il offrit une si parfaite image de la terreur et du délire, que Diane, prête à se jeter à son cou, s'arrêta de son côté, épouvantée et stupéfaite.

Le baron, en étendant sa main, trouva à sa portée l'épaule de Bussy et s'y appuya.

—Diane vivante! murmura le baron de Méridor, Diane! ma Diane que l'on m'avait dite morte, ô mon Dieu!

Et ce robuste guerrier, vigoureux acteur des guerres étrangères et des guerres civiles qui l'avaient constamment épargné, ce vieux chêne que le coup de foudre de la mort de Diane avait laissé debout, cet athlète qui avait si puissamment lutté contre la douleur, écrasé, brisé, anéanti par la joie, recula, les genoux fléchissants, et, sans Bussy, fût tombé, précipité du haut de l'escalier à l'aspect de cette image chérie qui tourbillonnait devant ses yeux, divisée en atomes confus.

—Mon Dieu! monsieur de Bussy! s'écria Diane en descendant précipitamment les quelques marches de l'escalier qui la séparaient du vieillard, qu'a donc mon père?

Et la jeune femme, épouvantée de cette pâleur subite et de l'effet étrange produit par une entrevue qu'elle devait croire annoncée, interrogeait plus encore des yeux que de la voix.

—M. le baron de Méridor vous croyait morte, et il vous pleurait, madame, ainsi qu'un père comme lui doit pleurer une fille comme vous.

—Comment! s'écria Diane, et personne ne l'avait détrompé?

—Personne.

—Oh! non, non, personne! s'écria le vieillard, sortant de son anéantissement passager, personne! pas même M. de Bussy!

—Ingrat! dit le gentilhomme avec le ton d'un doux reproche.

—Oh! oui, répondit le vieillard, oui, vous avez raison, car voilà un instant qui me paye de toutes mes douleurs. O ma Diane, ma Diane chérie! continua-t-il en ramenant d'une main la tête de sa fille contre ses lèvres et en tendant l'autre à Bussy.

Puis, tout à coup, redressant la tête comme si un souvenir douloureux ou une crainte nouvelle se fût glissé jusqu'à son coeur malgré l'armure de joie, si l'on peut s'exprimer ainsi, qui venait de l'envelopper:

—Mais que me disiez-vous donc, seigneur de Bussy, que j'allais voir madame de Monsoreau? où est-elle?

—Hélas! mon père, murmura Diane.

Bussy rassembla toutes ses forces.

—Vous l'avez devant vous, dit-il, et le comte de Monsoreau est votre gendre.

—Eh quoi! balbutia le vieillard, M. de Monsoreau, mon gendre! et tout ce monde, toi, Diane, lui-même, tout le monde me l'a laissé ignorer?

—Je tremblais de vous écrire, mon père, de peur que la lettre ne tombât aux mains du prince. D'ailleurs, je croyais que vous saviez tout.

—Mais dans quel but? demanda le vieillard, pourquoi tous ces étranges mystères?

—Oh! oui, mon père, songez-y, s'écria Diane, pourquoi M. de Monsoreau vous a-t-il laissé croire que j'étais morte? pourquoi vous a-t-il laissé ignorer qu'il était mon mari?

Le baron, tremblant comme s'il eût craint de porter sa vue jusqu'au fond de ces ténèbres, interrogeait timidement du regard les yeux étincelants de sa fille et l'intelligente mélancolie de Bussy.

Pendant tout ce temps, on avait pas à pas gagné le salon.

—M. de Monsoreau, mon gendre! balbutiait toujours le baron de Méridor anéanti.

—Cela ne peut vous étonner, répondit Diane avec le ton d'un doux reproche; ne m'avez-vous pas ordonné de l'épouser, mon père?

—Oui, s'il te sauvait.

—Eh bien, il m'a sauvée, dit sourdement Diane en tombant sur un siège placé près de son prie-Dieu. Il m'a sauvée, pas du malheur, mais de la honte du moins.

—Alors, pourquoi m'a-t-il laissé croire à ta mort, moi qui pleurais si amèrement? répéta le vieillard. Pourquoi me laissait-il mourir de désespoir, quand un seul mot, un seul, pouvait me rendre la vie?

—Oh! il y a encore quelque piège là-dessous! s'écria Diane. Mon père, vous ne me quitterez plus; monsieur de Bussy, vous nous protégerez, n'est-ce pas?

—Hélas! madame, dit le jeune homme en s'inclinant, il ne m'appartient plus de pénétrer dans les secrets de votre famille. J'ai dû, voyant les étranges manoeuvres de votre mari, vous trouver un défenseur que vous puissiez avouer. Ce défenseur, j'ai été le chercher à Méridor. Vous êtes auprès de votre père, je me retire.

—Il a raison, dit tristement le vieillard: M. de Monsoreau a craint la colère du duc d'Anjou, et M. de Bussy la craint à son tour.

Diane lança un de ses regards au jeune homme, et ce regard signifiait:

—Vous qu'on appelle le brave Bussy, avez-vous peur de M. le duc d'Anjou, comme pourrait en avoir peur M. de Monsoreau?

Bussy comprit le regard de Diane et sourit.

—Monsieur le baron, dit-il, pardonnez-moi, je vous prie, la demande singulière que je vais vous prier de faire, et vous, madame, au nom de l'intention que j'ai de vous rendre service, excusez-moi.

Tous deux attendaient en se regardant.

—Monsieur le baron, reprit Bussy, demandez, je vous prie, à madame de
Monsoreau….

Et il appuya sur ces derniers mots, qui firent pâlir la jeune femme.
Bussy vit la peine qu'il avait faite à Diane et reprit:

—Demandez à votre fille si elle est heureuse du mariage que vous avez commandé et auquel elle a consenti.

Diane joignit les mains et poussa un sanglot. Ce fut la seule réponse qu'elle put faire à Bussy. Il est vrai qu'aucune autre n'eût été aussi positive.

Les yeux du vieux baron se remplirent de larmes, car il commençait à voir que son amitié, peut-être trop précipitée, pour M. de Monsoreau allait se trouver être pour beaucoup dans le malheur de sa fille.

—Maintenant, dit Bussy, il est donc vrai, monsieur, que, sans y être forcé par aucune ruse ou par aucune violence, vous avez donné la main de votre fille à M. de Monsoreau?

—Oui, s'il la sauvait.

—Et il l'a sauvée effectivement. Alors je n'ai pas besoin de vous demander, monsieur, si votre intention est de laisser votre parole engagée?

—C'est une loi pour tous et surtout pour les gentilshommes, et vous devez savoir cela mieux que tout autre, monsieur, de tenir ce qu'on a promis. M. de Monsoreau a, de son propre aveu, sauvé la vie à ma fille, ma fille est donc bien à M. de Monsoreau.

—Ah! murmura la jeune femme, que ne suis-je morte?

—Madame, dit Bussy, vous voyez bien que j'avais raison de vous dire que je n'avais plus rien à faire ici. M. le baron vous donne à M. de Monsoreau, et vous lui avez promis vous-même, au cas où vous reverriez votre père sain et sauf, de vous donner à lui.

—Ah! ne me déchirez pas le coeur, monsieur de Bussy! s'écria madame de Monsoreau en s'approchant du jeune homme; mon père ne sait pas que j'ai peur de cet homme; mon père ne sait pas que je le hais; mon père s'obstine à voir en lui mon sauveur, et moi, moi, que mes instincts éclairent, je m'obstine à dire que cet homme est mon bourreau!

—Diane! Diane! s'écria le baron, il t'a sauvée!

—Oui, s'écria Bussy, entraîné hors des limites où sa prudence et sa délicatesse l'avaient retenu jusque-là, oui; mais, si le danger était moins grand que vous ne le croyiez, si le danger était factice, si, que sais-je? moi! Écoutez, baron, il y a là-dessous quelque mystère qu'il me reste à éclaircir et que j'éclaircirai. Mais ce que je vous proteste, moi, c'est que si j'eusse eu le bonheur de me trouver à la place de M. de Monsoreau, moi aussi j'eusse sauvé du déshonneur votre fille, innocente et belle, et, sur Dieu qui m'entend! je ne lui eusse pas fait payer ce service.

—Il l'aimait, dit M. de Méridor, qui sentait lui-même tout ce qu'avait d'odieux la conduite de M. de Monsoreau, et il faut bien pardonner à l'amour.

—Et moi, donc! s'écria Bussy, est-ce que….

Mais, effrayé de cet éclat qui allait malgré lui s'échapper de son coeur, Bussy s'arrêta, et ce fut l'éclair qui jaillit de ses yeux qui acheva la phrase interrompue sur ses lèvres.

Diane ne la comprit pas moins et mieux encore peut-être que si elle eût été complète.

—Eh bien, dit-elle en rougissant, vous m'avez comprise, n'est-ce pas? Eh bien, mon ami, mon frère, vous avez réclamé ces deux titres, et je vous les donne; eh bien, mon ami, eh bien, mon frère, pouvez-vous quelque chose pour moi?

—Mais le duc d'Anjou! le duc d'Anjou! murmura le vieillard, qui voyait toujours la foudre qui le menaçait gronder dans la colère de l'Altesse royale.

—Je ne suis pas de ceux qui craignent les colères des princes, seigneur Augustin, répondit le jeune homme; et je me trompe fort, ou nous n'avons point cette colère à redouter; si vous le voulez, monsieur de Méridor, je vous ferai, moi, tellement ami du prince, que c'est lui qui vous protégera contre M. de Monsoreau, de qui vous vient, croyez-moi, le véritable danger, danger inconnu, mais certain; invisible, mais peut-être inévitable.

—Mais, si le duc apprend que Diane est vivante, tout est perdu! dit le vieillard.

—Allons, dit Bussy, je vois bien que, quoi que j'aie pu vous dire, vous croyez M. de Monsoreau avant moi et plus que moi. N'en parlons plus, repoussez mon offre, monsieur le baron, repoussez le secours tout-puissant que j'appelais à votre aide; jetez-vous dans les bras de l'homme qui a si bien justifié votre confiance; je vous l'ai dit: j'ai accompli ma tâche, je n'ai plus rien à faire ici. Adieu, seigneur Augustin, adieu madame, vous ne me verrez plus, je me retire, adieu!

—Oh! s'écria Diane en saisissant la main du jeune homme, m'avez-vous vue faiblir un instant, moi? m'avez-vous vue revenir à lui? Non. Je vous le demande à genoux, ne m'abandonnez pas, monsieur de Bussy, ne m'abandonnez pas!

Bussy serra les belles mains suppliantes de Diane, et toute sa colère tomba comme tombe cette neige que fond à la crête des montagnes le chaud sourire du soleil de mai.

—Puisqu'il en est ainsi, dit Bussy, à la bonne heure, madame; oui, j'accepte la mission sainte que vous me confiez, et, avant trois jours, car il me faut le temps de rejoindre le prince, qui est, dit-on, en pèlerinage à Chartres avec le roi, avant trois jours vous verrez du nouveau, ou j'y perdrai mon nom de Bussy.

Et, s'approchant d'elle avec une ivresse qui embrasait à la fois son souffle et son regard:

—Nous sommes alliés contre le Monsoreau, lui dit-il tout bas; rappelez-vous que ce n'est pas lui qui vous a ramené votre père, et ne me soyez point perfide.

Et, serrant une dernière fois la main du baron, il s'élança hors de l'appartement.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

End of Project Gutenberg's La dame de Monsoreau v.1, by Alexandre Dumas

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