La dame de Monsoreau — Tome 3.
CHAPITRE XI
DU DÉSAGRÉMENT DES LITIÈRES TROP LARGES ET DES PORTES TROP ÉTROITES.
Bussy ne quittait point Diane; le sourire bienveillant de Monsoreau lui donnait une liberté dont il se fût bien gardé de ne point user. Les jaloux ont ce privilège qu'ayant rudement fait la guerre pour conserver leur bien ils ne sont point épargnés, quand une fois les braconniers ont mis le pied sur leurs terres.
—Madame, disait Bussy à Diane, je suis en vérité le plus misérable des hommes. Sur la nouvelle de sa mort, j'ai conseillé au prince de retourner à Paris et de s'accommoder avec sa mère; il a consenti, et voilà que vous restez en Anjou.
—Oh! Louis, répondit la jeune femme en serrant du bout de ses doigts effilés la main de Bussy, osez-vous dire que nous sommes malheureux? Tant de beaux jours, tant de joies ineffables dont le souvenir passe comme un frisson sur mon coeur, vous les oubliez donc, vous?
—Je n'oublie rien, madame; au contraire, je me souviens trop, et voilà pourquoi, pendant ce bonheur, je me trouve si fort à plaindre. Comprenez-vous ce que je vais souffrir, madame, s'il faut que je retourne à Paris, à cent lieues de vous! Mon coeur se brise, Diane, et je me sens lâche.
Diane regarda Bussy; tant de douleur éclatait dans ses yeux, qu'elle baissa la tête et qu'elle se prit à réfléchir.
Le jeune homme attendit un instant, le regard suppliant et les mains jointes.
—Eh bien! dit tout à coup Diane, vous irez à Paris, Louis, et moi aussi.
—Comment! s'écria le jeune homme, vous quitteriez M. de Monsoreau?
—Je le quitterais, répondit Diane, que lui ne me quitterait pas; non, croyez-moi, Louis, mieux vaut qu'il vienne avec nous.
—Blessé, malade comme il est, impossible!
—Il viendra, vous dis-je.
Et aussitôt, quittant le bras de Bussy, elle se rapprocha du prince, lequel répondait de fort mauvaise humeur à Monsoreau, dont Ribérac, Antraguet et Livarot entouraient la litière.
A l'aspect de Diane, le front du comte se rasséréna; mais cet instant de calme ne fut pas de longue durée, il passa comme passe un rayon de soleil entre deux orages.
Diane s'approcha du duc, et le comte fronça le sourcil.
—Monseigneur, dit-elle avec un charmant sourire, on dit Votre Altesse passionnée pour les fleurs. Venez, je veux montrer à Votre Altesse les plus belles fleurs de tout l'Anjou.
François lui offrit galamment la main.
—Où conduisez-vous donc monseigneur, madame? demanda Monsoreau inquiet.
—Dans la serre, monsieur.
—Ah! fit Monsoreau. Eh bien! soit, portez-moi dans la serre.
—Ma foi, se dit Remy, je crois maintenant que j'ai bien fait de ne pas le tuer; Dieu merci! il se tuera bien tout seul.
Diane sourit à Bussy d'une façon qui promettait merveilles.
—Que M. de Monsoreau, lui dit-elle tout bas, ne se doute pas que vous quittez l'Anjou, et je me charge du reste.
—Bien! fit Bussy.
Et il s'approcha du prince, tandis que la litière du Monsoreau tournait derrière un massif.
—Monseigneur, dit-il, pas d'indiscrétion surtout; que le Monsoreau ne sache pas que nous sommes sur le point de nous accommoder.
—Pourquoi cela?
—Parce qu'il pourrait prévenir la reine-mère de nos intentions pour s'en faire une amie, et que, sachant la résolution prise, madame Catherine pourrait bien être moins disposée à nous faire des largesses.
—Tu as raison, dit le duc. Tu t'en défies donc?
—Du Monsoreau? parbleu!
—Eh bien! moi aussi; je crois, en vérité, qu'il a fait exprès le mort.
—Non, par ma foi, il a bel et bien reçu un coup d'épée à travers la poitrine; cet imbécile de Remy, qui l'a tiré d'affaire, l'a cru lui-même mort un instant; il faut, en vérité, qu'il ait l'âme chevillée dans le corps.
On arriva devant la serre. Diane souriait au duc d'une façon plus charmante que jamais.
Le prince passa le premier, puis Diane. Monsoreau voulut venir après; mais, quand sa litière se présenta pour passer, on s'aperçut qu'il était impossible de la faire entrer: la porte, de style ogival, était longue et haute, mais large seulement comme les plus grosses caisses, et la litière de M. de Monsoreau avait six pieds de largeur.
A la vue de cette porte trop étroite et de cette litière trop large, le Monsoreau poussa un rugissement.
Diane entra dans la serre sans faire attention aux gestes désespérés de son mari.
Bussy, pour qui le sourire de la jeune femme, dans le coeur de laquelle il avait l'habitude de lire par les yeux, devenait parfaitement clair, demeura près de Monsoreau en lui disant avec une parfaite tranquillité:
—Vous vous entêtez inutilement, monsieur le comte; cette porte est trop étroite, et jamais vous ne passerez par là.
—Monseigneur! monseigneur! criait Monsoreau, n'allez pas dans cette serre; il y a de mortelles exhalaisons, des fleurs étrangères qui répandent les parfums les plus vénéneux. Monseigneur!….
Mais François n'écoutait pas. Malgré sa prudence accoutumée, heureux de sentir dans ses mains la main de Diane, il s'enfonçait dans les verdoyants détours.
Bussy encourageait Monsoreau à patienter avec la douleur; mais, malgré les exhortations de Bussy, ce qui devait arriver arriva: Monsoreau ne put supporter, non pas la douleur physique, sous ce rapport il semblait de fer, mais la douleur morale. Il s'évanouit.
Remy reprenait tous ses droits; il ordonna que le blessé fût reconduit dans sa chambre.
—Maintenant, demanda Remy au jeune homme, que dois-je faire?
—Eh! pardieu! dit Bussy, achève ce que tu as si bien commencé: reste près de lui, et guéris-le.
Puis il annonça à Diane l'accident arrivé à son mari.
Diane quitta aussitôt le duc d'Anjou et s'achemina vers le château.
—Avons-nous réussi? lui demanda Bussy lorsqu'elle passa à ses côtés.
—Je le crois, dit-elle. En tout cas, ne partez point sans avoir vu
Gertrude.
Le duc n'aimait les fleurs que parce qu'il les visitait avec Diane. Aussitôt que Diane fût éloignée, les recommandations du comte lui revinrent à l'esprit, et il sortit du bâtiment.
Ribérac, Livarot et Antraguet le suivirent.
Pendant ce temps, Diane avait rejoint son mari, à qui Remy faisait respirer des sels.
Le comte ne tarda pas à rouvrir les yeux.
Son premier mouvement fut de se soulever avec violence; mais Remy avait prévu ce premier mouvement, et le comte était attaché sur son matelas.
Il poussa un second rugissement; mais, en regardant autour de lui, il aperçut Diane debout à son chevet.
—Ah! c'est vous, madame, dit-il; je suis bien aise de vous voir pour vous dire que ce soir nous partons pour Paris.
Remy jeta les hauts cris; mais Monsoreau ne fit pas plus attention à
Remy que s'il n'était pas là.
—Y pensez-vous, monsieur? dit Diane avec son calme habituel, et votre blessure?
—Madame, dit le comte, il n'y a pas de blessure qui tienne, j'aime mieux mourir que souffrir, et, dusse-je mourir par les chemins, ce soir nous partirons.
—Eh bien! monsieur, dit Diane, comme il vous plaira.
—Il me plaît ainsi; faites donc vos préparatifs, je vous prie.
—Mes préparatifs seront vite faits, monsieur. Mais puis-je savoir quelle cause a amené cette subite détermination?
—Je vous le dirai, madame, quand vous n'aurez plus de fleurs à montrer au prince, ou quand j'aurai fait construire des portes assez larges pour que ma litière entre partout.
Diane s'inclina.
—Mais, madame, dit Remy.
—M. le comte le veut, répondit Diane, mon devoir est d'obéir.
Et Remy crut reconnaître, à un signe de la jeune femme, qu'il devait cesser ses observations.
Il se tut tout en grommelant:
—Ils me le tueront, et puis on dira que c'est la faute de la médecine.
Pendant ce temps, le duc d'Anjou s'apprêtait à quitter Méridor. Il témoigna la plus grande reconnaissance au baron de l'accueil qu'il lui avait fait et remonta à cheval.
Gertrude apparut en ce moment. Elle venait annoncer tout haut au duc que sa maîtresse, retenue près du comte, ne pouvait avoir l'honneur de lui présenter ses hommages, et tout bas, à Bussy, que Diane partait le soir.
On partit.
Le duc avait les volontés dégénérescentes, ou plutôt les perfectionnements de ses caprices.
Diane cruelle le blessait et le repoussait de l'Anjou; Diane souriante lui fut une amorce.
Comme il ignorait la résolution prise par le grand veneur, tout le long du chemin il ne cessa de méditer sur le danger qu'il y aurait à obéir trop facilement aux désirs de la reine-mère.
Bussy avait prévu cela, et il comptait bien sur ce désir de rester.
—Vois-tu, Bussy, lui dit le duc, j'ai réfléchi.
—Bon! monseigneur. Et à quoi? demanda le jeune homme.
—Qu'il n'est pas bon de me rendre ainsi tout de suite aux raisonnements de ma mère.
—Vous avez raison; elle se croit déjà bien assez profonde politique comme cela.
—Tandis que, vois-tu, en lui demandant huit jours, ou plutôt en traînant huit jours; en donnant quelques fêtes auxquelles nous appellerons la noblesse, nous montrerons à notre mère combien nous sommes forts.
—Puissamment raisonné, monseigneur. Cependant il me semble….
—Je resterai ici huit jours, dit le duc, et, grâce à ce délai, j'arracherai de nouvelles conditions à ma mère; c'est moi qui te le dis.
Bussy parut réfléchir profondément.
—En effet, monseigneur, dit-il, arrachez, arrachez; mais tâchez qu'au lieu de profiter par ce retard, vos affaires n'en souffrent pas. Le roi, par exemple….
—Eh bien! le roi?
—Le roi, ne connaissant pas vos intentions, peut s'irriter. Il est très-irascible, le roi.
—Tu as raison; il faudrait que je pusse envoyer quelqu'un pour saluer mon frère de ma part, et pour lui annoncer mon retour: cela me donnera les huit jours dont j'ai besoin.
—Oui; mais ce quelqu'un court grand risque, dit Bussy.
Le duc d'Anjou sourit de son mauvais sourire.
—Si je changeais de résolution, n'est-ce pas? dit-il.
—Eh! malgré la promesse faite à votre frère, vous en changerez si l'intérêt vous y pousse, n'est-ce pas?
—Dame! fit le prince.
—Très-bien! et alors on enverra votre ambassadeur à la Bastille.
—Nous ne le préviendrons pas de ce qu'il porte, et nous lui donnerons une lettre.
—Au contraire, dit Bussy, ne lui donnez pas de lettre et prévenez-le.
—Mais alors personne ne voudra se charger de la mission.
—Allons donc!
—Tu connais un homme qui s'en chargera, toi?
—Oui, j'en connais un.
—Lequel?
—Moi, monseigneur.
—Toi?
—Oui, moi… J'aime les négociations difficiles.
—Bussy, mon cher Bussy, s'écria le duc, si tu fais cela, tu peux compter sur mon éternelle reconnaissance.
Bussy sourit. Il connaissait la mesure de cette reconnaissance dont lui parlait Son Altesse.
Le duc crut qu'il hésitait.
—Et je te donnerai dix mille écus pour ton voyage, ajouta-t-il.
—Allons donc! monseigneur, dit Bussy, soyez plus généreux: est-ce que l'on paye ces choses-là?
—Ainsi tu pars?
—Je pars.
—Pour Paris?
—Pour Paris.
—Et quand cela?
—Dame! quand vous voudrez.
—Le plus tôt serait le mieux.
—Oui, eh bien!
—Eh bien?
—Ce soir, si vous voulez, monseigneur.
—Brave Bussy, cher Bussy, tu consens donc réellement?
—Si je consens? dit Bussy; mais, pour le service de Votre Altesse, vous savez bien, monseigneur, que je passerais dans le feu. C'est donc convenu, je pars ce soir. Vous, vivez joyeusement ici, et attrapez-moi de la reine-mère quelque bonne abbaye.
—J'y songe déjà, mon ami.
—Alors adieu, monseigneur.
—Adieu, Bussy… Ah! n'oublie pas une chose.
—Laquelle?
—Prends congé de ma mère.
—J'aurai cet honneur.
En effet, Bussy, plus leste, plus joyeux, plus léger qu'un écolier pour lequel la cloche vient de sonner l'heure de la récréation, fit sa visite à Catherine, et s'apprêta pour partir aussitôt que le signal du départ lui viendrait de Méridor.
Le signal se fit attendre jusqu'au lendemain matin. Monsoreau s'était senti si faible après cette émotion éprouvée, qu'il avait jugé lui-même qu'il avait besoin de cette nuit de repos.
Mais, vers sept heures, le même palefrenier qui avait apporté la lettre de Saint-Luc vint annoncer à Bussy que, malgré les larmes du vieux baron et les oppositions de Remy, le comte venait de partir pour Paris dans une litière qu'escortaient à cheval Diane, Remy et Gertrude.
Cette litière était portée par huit hommes qui, de lieue en lieue, devaient se relayer.
Bussy n'attendait que cette nouvelle. Il sauta sur un cheval sellé depuis la veille et prit le même chemin.
CHAPITRE XII
DANS QUELLES DISPOSITIONS ÉTAIT LE ROI HENRI III QUAND M. DE SAINT-LUC REPARUT A LA COUR.
Depuis le départ de Catherine, le roi quelle que fût sa confiance dans l'ambassadeur qu'il avait envoyé dans l'Anjou, le roi, disons-nous, ne songeait plus qu'à s'armer contre les tentatives de son frère.
Il connaissait, par expérience, le génie de sa maison; il savait tout ce que peut un prétendant à la couronne, c'est-à-dire l'homme nouveau contre le possesseur légitime, c'est-à-dire contre l'homme ennuyeux et prévu.
Il s'amusait, ou plutôt il s'ennuyait, comme Tibère, à dresser des listes de proscription, où l'on inscrivait, par ordre alphabétique, tous ceux qui ne se montraient pas zélés a prendre le parti du roi.
Ces listes devenaient chaque jour plus longues.
Et à l'S et à l'L, c'est-à dire plutôt deux fois qu'une, le roi inscrivait chaque jour le nom de M. de Saint-Luc.
Au reste, la colère du roi contre l'ancien favori était bien servie par les commentaires de la cour, par les insinuations perfides des courtisans et par les amères récriminations de la fuite en Anjou de l'époux de Jeanne de Cossé, fuite qui était une trahison depuis le jour où le duc, fuyant lui-même, avait dirigé sa course vers cette province.
En effet, Saint-Luc fuyant à Méridor ne devait-il pas être considéré comme le fourrier de M. le duc d'Anjou, allant préparer les logements du prince à Angers?
Au milieu de tout ce trouble, de tout ce mouvement, de toute cette émotion, Chicot, encourageant les mignons à affiler leurs dagues et leurs rapières, pour tailler et percer les ennemis de Sa Majesté Très-Chrétienne, Chicot, disons-nous, était magnifique à voir.
D'autant plus magnifique à voir, que, tout en ayant l'air de jouer le rôle de la mouche du coche, Chicot jouait en réalité un rôle beaucoup plus sérieux. Chicot, petit à petit, et pour ainsi dire homme par homme, mettait sur pied une armée pour le service de son maître.
Tout à coup, une après-midi, tandis que le roi soupait avec la reine, dont, à chaque péril politique, il cultivait la société plus assidûment, et que le départ de François avait naturellement amenée près de lui, Chicot entra les bras étendus et les jambes écartées, comme les pantins que l'on écarte à l'aide d'un fil.
—Ouf! dit-il.
—Quoi? demanda le roi.
—M. de Saint-Luc, fit Chicot.
—M. de Saint-Luc! exclama Sa Majesté.
—Oui.
—A Paris?
—Oui.
—Au Louvre?
—Oui.
Sur cette triple affirmation, le roi se leva de table, tout rouge et tout tremblant.
Il eût été difficile de dire quel sentiment l'animait.
—Pardon, dit-il à la reine en essuyant sa moustache et en jetant sa serviette sur son fauteuil, mais ce sont des affaires d'État qui ne regardent point les femmes.
—Oui, dit Chicot en grossissant la voix, ce sont des affaires d'État.
La reine voulut se lever de table pour laisser la place libre à son mari.
—Non, madame, dit Henri, restez, s'il vous plaît; je vais entrer dans mon cabinet.
—Oh! sire, dit la reine avec ce tendre intérêt qu'elle eut constamment pour son ingrat époux, ne vous mettez pas en colère, je vous prie.
—Dieu le veuille! répondit Henri sans remarquer l'air narquois avec lequel Chicot tortillait sa moustache.
Henri s'éloigna vivement hors de la chambre. Chicot le suivit.
Une fois dehors:
—Que vient-il faire ici, le traître? demanda Henri d'une voix émue.
—Qui sait? fit Chicot.
—Il vient, j'en suis sûr, comme député des États d'Anjou. Il vient comme ambassadeur de mon frère; car ainsi vont les rébellions: ce sont des eaux troubles et fangeuses dans lesquelles les révoltés pêchent toutes sortes de bénéfices, sordides, c'est vrai, mais avantageux, et qui, de provisoires et précaires, deviennent peu à peu fixes et immuables. Celui-ci a flairé la rébellion, et il s'en est fait un sauf-conduit pour venir m'insulter ici.
—Qui sait? dit Chicot.
Le roi regarda le laconique personnage.
—Il se peut encore, dit Henri, toujours traversant les galeries d'un pas inégal et qui décelait son agitation; il se peut qu'il vienne pour me redemander ses terres, dont je retiens les revenus, ce qui est un peu abusif peut-être, lui n'ayant pas commis, après tout, de crime qualifié, hein?
—Qui sait? continua Chicot.
—Ah! fit Henri, tu répètes, comme mon papegeai, toujours la même chose. Mort de ma vie! tu m'impatientes enfin avec ton éternel: Qui sait?
—Eh! mordieu! te crois-tu bien amusant, toi, avec tes éternelles questions?
—On répond quelque chose, au moins.
—Et que veux-tu que je te réponde? Me prends-tu, par hasard, pour le
Fatum des anciens? me prends-tu pour Jupiter, pour Apollon ou pour
Manto? Eh! c'est toi-même qui m'impatientes, morbleu! avec tes sottes
suppositions!
—Monsieur Chicot…
—Après, monsieur Henri?
—Chicot, mon ami, tu vois ma douleur, et tu me rudoies.
—N'aie pas de douleur, mordieu!
—Mais tout le monde me trahit!
—Qui sait? ventre-de-biche! qui sait?
Henri, se perdant en conjectures, descendit en son cabinet, où, sur l'étrange nouvelle du retour de Saint-Luc, se trouvaient déjà réunis tous les familiers du Louvre, parmi lesquels, ou plutôt à la tête desquels brillait Crillon, l'oeil en feu, le nez rouge et la moustache hérissée comme un dogue qui demande le combat.
Saint-Luc était là, debout, au milieu de tous ces menaçants visages, sentant bruire autour de lui toutes ces colères, et ne se troublant pas le moins du monde. Chose étrange! il avait amené sa femme, et l'avait fait asseoir sur un tabouret contre la balustrade du lit.
Lui, se promenait le poing sur la hanche, regardant les curieux et les insolents du même regard dont ils le regardaient.
Par égard pour la jeune femme, quelques seigneurs s'étaient écartés, malgré leur envie de coudoyer Saint-Luc, et s'étaient tus, malgré leur désir de lui adresser quelques paroles désagréables.
C'était dans ce vide et dans ce silence que se mouvait l'ex-favori.
Jeanne, modestement enveloppée dans sa mante de voyage, attendait, les yeux baissés.
Saint-Luc, drapé fièrement dans son manteau, attendait; de son côté, avec une attitude qui semblait plutôt appeler que craindre la provocation.
Enfin les assistants attendaient, pour provoquer, de bien savoir ce que revenait faire Saint-Luc à cette cour où chacun, désireux de se partager une portion de son ancienne faveur, le trouvait bien inutile.
En un mot, comme on le voit, de toutes parts, l'attente était grande, lorsque le roi parut.
Henri entra, tout agité, tout occupé de s'exciter lui-même. Cet essoufflement perpétuel compose, la plupart du temps, ce qu'on appelle la dignité chez les princes.
Il entra, suivi de Chicot, qui avait pris les airs calmes et dignes qu'aurait dû prendre le roi de France, et qui regardait le maintien de Saint-Luc, ce qu'aurait dû commencer par faire Henri III.
—Ah! monsieur, vous ici? s'écria tout d'abord le roi, sans faire attention à ceux qui l'entouraient, et semblable en cela au taureau des arènes espagnoles, qui, dans des milliers d'hommes, ne voient qu'un brouillard mouvant, et, dans l'arc-en-ciel des bannières, que la couleur rouge.
—Oui, Sire, répondit simplement et modestement Saint-Luc en s'inclinant avec respect.
Cette réponse frappa si peu l'oreille du roi; ce maintien plein de calme et de déférence communiqua si peu à son esprit aveuglé ces sentiments de raison et de mansuétude que doit exciter la réunion du respect des autres et de la dignité de soi-même, que le roi continua sans intervalle:
—Vraiment, votre présence au Louvre me surprend étrangement.
A cette agression brutale, un silence de mort s'établit autour du roi et de son favori.
C'était le silence qui s'établit en un champ clos autour de deux adversaires qui vont vider une question suprême.
Saint-Luc le rompit le premier.
—Sire, dit-il avec son élégance habituelle et sans paraître troublé le moins du monde de la boutade royale, je ne suis, moi, surpris que d'une chose: c'est que, dans les circonstances où elle se trouve, Votre Majesté ne m'ait pas attendu.
—Qu'est-ce à dire, monsieur? répliqua Henri avec un orgueil tout à fait royal et en relevant sa tête, qui, dans les grandes circonstances, prenait une incomparable expression de dignité.
—Sire, répondit Saint-Luc, Votre Majesté court un danger.
—Un danger! s'écrièrent les courtisans.
—Oui, messieurs, un danger grand, réel, sérieux, un danger dans lequel le roi a besoin depuis le plus grand jusqu'au plus petit de tous ceux qui lui sont dévoués; et, convaincu que, dans un danger pareil à celui que je signale, il n'y a pas de fa***e assistance, je viens remettre aux pieds de mon roi l'offre de mes très-humbles services.
—Ah! ah! fit Chicot; vois-tu, mon fils, que j'avais raison de dire:
Qui sait?
Henri III ne répondit point tout d'abord. Il regarda l'assemblée; l'assemblée était émue et offensée; mais Henri distingua bientôt dans le regard des assistants la jalousie qui s'agitait au fond de la plupart des coeurs.
Il en conclut que Saint-Luc avait fait quelque chose dont était incapable la majorité de l'assemblée, c'est-à-dire quelque chose de bien.
Cependant il ne voulut point se rendre ainsi tout à coup.
—Monsieur, répondit-il, vous n'avez fait que votre devoir, car vos services nous sont dus.
—Les services de tous les sujets du roi sont dus au roi, je le sais, Sire, répondit Saint-Luc; mais, par le temps qui court, beaucoup de gens oublient de payer leurs dettes. Moi, Sire, je viens payer la mienne, heureux que Votre Majesté veuille bien me compter toujours au nombre de ses débiteurs.
Henri, désarmé par cette douceur et cette humilité persévérantes, fit un pas vers Saint-Luc.
—Ainsi, dit-il, vous revenez sans autre motif que celui que vous dites, vous revenez sans mission, sans sauf-conduit?
—Sire, dit vivement Saint-Luc, reconnaissant, au ton dont lui parlait le roi, qu'il n'y avait plus dans son maître ni reproche ni colère, je reviens purement et simplement pour revenir, et cela à franc étrier. Maintenant, Votre Majesté peut me faire jeter à la Bastille dans une heure, arquebuser dans deux; mais j'aurai fait mon devoir. Sire, l'Anjou est en feu; la Touraine va se révolter; la Guyenne se lève pour lui donner la main. M. le duc d'Anjou travaille l'ouest et le midi de la France.
—Et il y est bien aidé, n'est-ce pas? s'écria le roi.
—Sire, dit Saint-Luc, qui comprit le sens des paroles royales, ni conseils ni représentations n'arrêtent le duc; et M. de Bussy, tout ferme qu'il soit, ne peut rassurer votre frère sur la terreur que Votre Majesté lui a inspirée.
—Ah! ah! dit Henri, il tremble donc, le rebelle!
Et il sourit dans sa moustache.
—Tudieu! dit Chicot en se caressant le menton, voilà un habile homme!
Et, poussant le roi du coude:
—Range-toi donc, Henri, dit-il, que j'aille donner une poignée de main à M. de Saint-Luc.
Ce mouvement entraîna le roi. Il laissa Chicot faire son compliment à l'arrivant, puis, marchant avec lenteur vers son ancien ami, et, lui posant la main sur l'épaule:
—Sois le bien-venu, Saint-Luc, lui dit-il.
—Ah! Sire, s'écria Saint-Luc en baisant la main du roi, j'ai retrouvé mon maître bien-aimé!
—Oui; mais moi, je ne te retrouve pas, dit le roi, ou du moins je te retrouve si maigri, mon pauvre Saint-Luc, que je ne t'eusse pas reconnu en te voyant passer.
A ces mots, une voix féminine se fit entendre.
—Sire, dit cette voix, c'est du chagrin d'avoir déplu à Votre
Majesté.
Quoique cette voix fût douce et respectueuse, Henri tressaillit. Cette voix lui était aussi antipathique que l'était à Auguste le bruit du tonnerre.
—Madame de Saint-Luc! murmura-t-il. Ah! c'est vrai, j'avais oublié….
Jeanne se jeta à ses genoux.
—Relevez-vous, madame, dit le roi. J'aime tout ce qui porte le nom de
Saint-Luc.
Jeanne saisit la main du roi et la porta à ses lèvres.
Henri la retira vivement.
—Allez, dit Chicot à la jeune femme, allez, convertissez le roi, ventre-de-biche! vous êtes assez jolie pour cela.
Mais Henri tourna le dos à Jeanne, et, passant son bras autour du col de Saint-Luc, entra avec lui dans ses appartements.
—Ah çà! lui dit-il, la paix est faite, Saint-Luc?
—Dites, Sire, répondit le courtisan, que la grâce est accordée!
—Madame, dit Chicot à Jeanne indécise, une bonne femme ne doit pas quitter son mari… surtout lorsque son mari est en danger.
Et il poussa Jeanne sur les talons du roi et de Saint-Luc.
CHAPITRE XIII
OU IL EST TRAITÉ DE DEUX PERSONNAGES IMPORTANTS DE CETTE HISTOIRE, QUE LE LECTEUR AVAIT DEPUIS QUELQUE TEMPS PERDUS DE VUS.
Il est un des personnages de cette histoire, il en est même deux, des faits et gestes desquels le lecteur a droit de nous demander compte.
Avec l'humilité d'un auteur de préface antique, nous nous empresserons d'aller au-devant de ces questions, dont nous comprenons toute l'importance.
Il s'agit d'abord d'un énorme moine, aux sourcils épais, aux lèvres rouges et charnues, aux larges mains, aux vastes épaules, dont le col diminue chaque jour de tout ce que prennent de développement la poitrine et les joues.
Il s'agit ensuite d'un fort grand âne dont les côtes s'arrondissent et se ballonnent avec grâce.
Le moine tend chaque jour à ressembler à un muid calé par deux poutrelles.
L'âne ressemble déjà à un berceau d'enfant soutenu par quatre quenouilles.
L'un habite une cellule du couvent de Sainte-Geneviève, où toutes les grâces du Seigneur viennent le visiter.
L'autre habite l'écurie du même couvent, où il vit à même d'un râtelier toujours plein.
L'un répond au nom de Gorenflot.
L'autre devrait répondre au nom de Panurge.
Tous deux jouissent, pour le moment du moins, du destin le plus prospère qu'aient jamais rêvé un âne et un moine. Les Génovéfains entourent de soins leur illustre compagnon, et, semblables aux divinités de troisième ordre qui soignaient l'aigle de Jupiter, le paon de Junon et les colombes de Vénus, les frères servants engraissent Panurge en l'honneur de son maître.
La cuisine de l'abbaye fume perpétuellement; le vin des clos les plus renommés de Bourgogne coule dans les verres les plus larges. Arrive-t-il un missionnaire ayant voyagé dans les pays lointains pour la propagation; arrive-t-il un légat secret du pape apportant des indulgences de la part de Sa Sainteté, on lui montre le frère Gorenflot, ce double modèle de l'église prêchante et militante, qui manie la parole comme saint Luc et l'épée comme saint Paul; on lui montre Gorenflot dans toute sa gloire, c'est-à-dire au milieu d'un festin. On a échancré une table pour le ventre sacré de Gorenflot, et l'on s'épanouit d'un noble orgueil en faisant voir au saint voyageur que Gorenflot engloutit à lui tout seul la ration des huit plus robustes appétits du couvent.
Et quand le nouveau venu a pieusement contemplé cette merveille:
—Quelle admirable nature! dit le prieur en joignant les mains et en levant les yeux au ciel, le frère Gorenflot aime la table et cultive les arts; vous voyez comme il mange! Ah! si vous aviez entendu le sermon qu'il a fait certaine nuit, sermon dans lequel il offrait de se dévouer pour le triomphe de la foi! C'est une bouche qui parle comme celle de saint Jean Chrysostome, et qui engloutit comme celle de Gargantua.
Cependant, parfois, au milieu de toutes ces splendeurs, un nuage passe sur le front de Gorenflot; les volailles du Mans fument inutilement devant ses larges narines; les petites huîtres de Flandre, dont il engloutit un millier en se jouant, bâillent et se contournent en vain dans leur conque nacrée; les bouteilles aux différentes formes restent intactes, quoique débouchées; Gorenflot est lugubre, Gorenflot n'a pas faim, Gorenflot rêve.
Alors le bruit court que le digne Génovéfain est en extase, comme saint François, ou en pamoison, comme sainte Thérèse, et l'admiration redouble.
Ce n'est plus un moine, c'est un saint; ce n'est plus même un saint, c'est un demi-dieu; quelques-uns même vont jusqu'à dire que c'est un dieu complet.
—Chut! murmure-t-on, ne troublons pas la rêverie du frère Gorenflot.
Et l'on s'écarte avec respect.
Le prieur seul attend le moment où frère Gorenflot donne un signe quelconque de vie. Il s'approche du moine, lui prend la main avec affabilité et l'interroge avec respect.
Gorenflot lève la tête et regarde le prieur avec des yeux hébétés.
Il sort d'un autre monde.
—Que faisiez-vous, mon digne frère? demande le prieur.
—Moi? dit Gorenflot.
—Oui, vous; vous faisiez quelque chose.
—Oui, mon père, je composais un sermon.
—Dans le genre de celui que vous nous avez si bravement débité dans la nuit de la sainte Ligue.
Chaque fois qu'on lui parle de ce sermon, Gorenflot déplore son infirmité.
—Oui, dit-il en poussant un soupir dans le même genre. Ah! quel malheur que je n'aie pas écrit celui-là!
—Un homme comme vous a-t-il besoin d'écrire, mon cher frère? Non, il parle d'inspiration, il ouvre la bouche, et, comme la parole de Dieu est en lui, la parole de Dieu coule de ses lèvres.
—Vous croyez, dit Gorenflot.
—Heureux celui qui doute, répond le prieur.
En effet, de temps en temps, Gorenflot, qui comprend les nécessités de la position, et qui est engagé par ses antécédents, médite un sermon. Foin de Marcus Tullius, de César, de saint Grégoire, de saint Augustin, de saint Jérôme et de Tertullien, la régénération de l'éloquence sacrée va commencer à Gorenflot. Rerum novus ordo nascitur.
De temps en temps aussi, à la fin de son repas, ou au milieu de ses extases, Gorenflot se lève, et, comme si un bras invisible le poussait, va droit à l'écurie; arrivé là, il regarde avec amour Panurge qui hennit de plaisir, puis il passe sa main pesante sur le pelage plantureux où ses gros doigts disparaissent tout entiers. Alors c'est plus que du plaisir, c'est du bonheur: Panurge ne se contente plus de hennir, il se roule.
Le prieur et trois ou quatre dignitaires du couvent l'escortent d'ordinaire dans ces excursions, et font mille platitudes à Panurge: l'un lui offre des gâteaux, l'autre des biscuits, l'autre des macarons, comme autrefois ceux qui voulaient se rendre Pluton favorable offraient des gâteaux au miel à Cerbère.
Panurge se laisse faire; il a le caractère accommodant; d'ailleurs, lui qui n'a pas d'extases, lui qui n'a pas de sermon à méditer, lui qui n'a d'autre réputation à soutenir que sa réputation d'entêtement, de paresse et de luxure, trouve qu'il ne lui reste rien à désirer, et qu'il est le plus heureux des ânes.
Le prieur le regarde avec attendrissement.
—Simple et doux, dit-il, c'est la vertu des forts.
Gorenflot a appris que l'on dit en latin ita pour dire oui; cela le sert merveilleusement, et, à tout ce qu'on lui dit, il répond ita avec une fatuité qui ne manque jamais son effet.
Encouragé par cette adhésion perpétuelle, l'abbé lui dit parfois:
—Vous travaillez trop, mon cher frère, cela vous rend triste de coeur.
Et Gorenflot répond à messire Joseph Foulon, comme Chicot répond parfois à Sa Majesté Henri III:
—Qui sait?
—Peut-être nos repas sont-ils un peu grossiers, ajoute le prieur, désirez-vous qu'on change le frère cuisinier? vous le savez, cher frère: Quaedam saturationes minus succedunt.
—Ita, répond éternellement Gorenflot en redoublant de tendresse pour son âne.
—Vous caressez bien votre Panurge, mon frère, dit le prieur; la manie des voyages vous reprendrait-elle?
—Oh! répond alors Gorenflot avec un soupir.
Le fait est que c'est là le souvenir qui tourmente Gorenflot. Gorenflot, qui avait d'abord trouvé son éloignement du couvent un immense malheur, a découvert dans l'exil des joies infinies et inconnues dont la liberté est la source. Au milieu de son bonheur, un ver le pique au coeur: c'est le désir de la liberté; la liberté avec Chicot; le joyeux convive; avec Chicot, qu'il aime sans trop savoir pourquoi, peut-être parce que, de temps en temps, il le bat.
—Hélas! dit timidement un jeune frère qui a suivi le jeu de la physionomie du moine, je crois que vous avez raison, digne prieur, et que le séjour du couvent fatigue le révérend père.
—Pas précisément; dit Gorenflot; mais je sens que je suis né pour une vie de lutte, pour la politique du carrefour, pour le prêche de la borne.
Et, en disant ces mots, les yeux de Gorenflot s'animent; il pense aux omelettes de Chicot, au vin d'Anjou de maître Claude Bonhommet, à la salle basse de la Corne-d'Abondance.
Depuis la soirée de la Ligue, ou plutôt depuis la matinée du lendemain où il est rentré à son couvent, on ne l'a pas laissé sortir; depuis que le roi s'est fait chef de l'Union, les ligueurs ont redoublé de prudence.
Gorenflot est si simple, qu'il n'a même pas pensé à user de sa position pour se faire ouvrir les portes. On lui a dit: «Frère, il est défendu de sortir,» et il n'est point sorti.
On ne se doutait point de cette flamme intérieure qui lui rendait pesante la félicité du couvent.
Aussi, voyant que sa tristesse augmente de jour en jour, le prieur lui dit un matin:
—Très-cher frère, nul ne doit combattre sa vocation; la vôtre est de militer pour le Christ: allez donc, remplissez la mission que le Seigneur vous a confiée; seulement, veillez bien sur votre précieuse vie, et revenez pour le grand jour.
—Quel grand jour? demande Gorenflot absorbé dans sa joie.
—Celui de la Fête-Dieu.
—Ita! dit le moine avec un air de profonde intelligence; mais, ajouta Gorenflot, afin que je m'inspire chrétiennement par des aumônes, donnez-moi quelque argent.
Le prieur s'empressa d'aller chercher une large bourse, qu'il ouvrit à
Gorenflot. Gorenflot y plongea sa large main.
—Vous verrez ce que je rapporterai au couvent, dit-il en faisant passer dans la large poche de son froc ce qu'il venait d'emprunter à la bourse du prieur.
—Vous avez votre texte, n'est-ce pas, très-cher frère? demanda Joseph
Foulon.
—Oui, certainement.
—Confiez-le-moi.
—Volontiers, mais à vous seul.
Le prieur s'approcha de Gorenflot et prêta une oreille attentive.
—Écoutez.
—J'écoute.
—Le fléau qui bat le grain se bat lui-même, dit Gorenflot.
—Oh! magnifique! oh! sublime! s'écria le prieur.
Et les assistants, partageant de confiance l'enthousiasme de messire
Joseph Foulon, répétèrent d'après lui: «Magnifique! sublime!»
—Et maintenant, mon père, suis-je libre, demanda Gorenflot avec humilité.
—Oui, mon fils, s'écria le révérend abbé, allez et marchez dans la voie du Seigneur.
Gorenflot fit seller Panurge, l'enfourcha avec l'aide de deux vigoureux moines et sortit du couvent vers les sept heures du soir.
C'était le jour même où Saint-Luc était arrivé de Méridor. Les nouvelles qui venaient de l'Anjou tenaient Paris en émotion.
Gorenflot, après avoir suivi la rue Saint-Étienne, venait de prendre à droite et de dépasser les Jacobins, quand tout à coup Panurge tressaillit: une main vigoureuse venait de s'appesantir sur sa croupe.
—Qui va là? s'écria Gorenflot effrayé.
—Ami, répliqua une voix que Gorenflot crut reconnaître.
Gorenflot avait bonne envie de se retourner; mais, comme les marins, qui, toutes les fois qu'ils s'embarquent, ont besoin d'habituer de nouveau leur pied au roulis, toutes les fois que Gorenflot remontait sur son âne, il était quelque temps à reprendre son centre de gravité.
—Que demandez-vous? dit-il.
—Voudriez-vous, mon respectable frère, reprit la voix, m'indiquer le chemin de la Corne-d'Abondance?
—Morbleu! s'écria Gorenflot au comble de la joie, c'est M. Chicot en personne.
—Justement, répondit le Gascon, j'allais vous chercher au couvent, mon très-cher frère, quand je vous ai vu sortir, je vous ai suivi quelque temps, de peur de me compromettre en vous parlant; mais, maintenant que nous sommes bien seuls, me voilà. Bonjour, frocard. Ventre-de-biche! je te trouve maigri.
—Et vous, monsieur Chicot, je vous trouve engraissé, parole d'honneur.
—Je crois que nous nous flattons tous les deux.
—Mais, qu'avez-vous donc, monsieur Chicot? dit le moine, vous paraissez bien chargé.
—C'est un quartier de daim que j'ai volé à Sa Majesté, dit le Gascon; nous en ferons des grillades.
—Cher monsieur Chicot! s'écria le moine; et sous l'autre bras?
—C'est un flacon de vin de Chypre envoyé par un roi à mon roi.
—Voyons, dit Gorenflot.
—C'est mon vin à moi; je l'aime beaucoup, dit Chicot en écartant son manteau, et toi, frère moine?
—Oh! oh! s'écria Gorenflot en apercevant la double aubaine et en s'ébaudissant si fort sur sa monture, que Panurge plia sous lui; oh! oh!
Dans sa joie, le moine leva les bras au ciel, et d'une voix qui fit trembler à droite et à gauche les vitres des maisons, il chanta, tandis que Panurge l'accompagnait en hihannant:
La musique a des appas,
Mais on ne fait que l'entendre.
Les fleurs ont le parfum tendre,
Mais l'odeur ne nourrit pas.
Sans que notre main y touche,
Un beau ciel flatte nos yeux;
Mais le vin coule en la bouche,
Mais le vin se sent, se touche
Et se boit; je l'aime mieux
Que musique, fleurs et cieux.
C'était la première fois que Gorenflot chantait depuis près d'un mois.
CHAPITRE XIV
Laissons les deux amis entrer au cabaret de la Corne-d'Abondance, où Chicot, en se le rappelle, ne conduisait jamais le moine qu'avec des intentions dont celui-ci était loin de soupçonner la gravité, et revenons à M. de Monsoreau, qui suit en litière le chemin de Méridor à Paris, et à Bussy, qui est parti d'Angers avec l'intention de faire la même route.
Non-seulement il n'est pas difficile à un cavalier bien monté de rejoindre des gens qui vont à pied, mais encore il court un risque, c'est celui de les dépasser.
La chose arriva à Bussy.
On était à la fin de mai, et la chaleur était grande, surtout vers le midi. Aussi M. de Monsoreau ordonna-t-il de faire halte dans un petit bois qui se trouvait sur la route; et, comme il désirait que son départ fût connu le plus tard possible de M. le duc d'Anjou, il veilla à ce que toutes les personnes de sa suite entrassent avec lui dans l'épaisseur du taillis pour passer la plus grande ardeur du soleil. Un cheval était chargé de provisions: on put donc faire la collation sans avoir recours à personne.
Pendant ce temps, Bussy passa.
Mais Bussy n'allait pas, comme on le pense bien, par la route, sans s'informer, si l'on n'avait pas vu des chevaux, des cavaliers et une litière portée par des paysans.
Jusqu'au village de Durtal, il avait obtenu les renseignements les plus positifs et les plus satisfaisants; aussi, convaincu que Diane était devant lui, avait-il mis son cheval au pas, se haussant sur ses étriers au sommet de chaque monticule, afin d'apercevoir au loin la petite troupe à la poursuite de laquelle il s'était mis. Mais, contre son attente, tout à coup les renseignements lui manquèrent; les voyageurs qui le croisaient n'avaient rencontré personne, et, en arrivant aux premières maisons de la Flèche, il acquit la conviction qu'au lieu d'être en retard il était en avance, et qu'il précédait au lieu de suivre.
Alors il se rappela le petit bois qu'il avait rencontré sur sa route, et il s'expliqua les hennissements de son cheval qui avait interrogé l'air de ses naseaux fumants au moment où il y était entré.
Son parti fut pris à l'instant même; il s'arrêta au plus mauvais cabaret de la rue, et, après s'être assuré que son cheval ne manquerait de rien, moins inquiet de lui-même que de sa monture, à la vigueur de laquelle il pouvait avoir besoin de recourir, il s'installa près d'une fenêtre, en ayant le soin de se cacher derrière un lambeau de toile qui servait de rideau.
Ce qui avait surtout déterminé Bussy dans le choix qu'il avait fait de cette espèce de bouge, c'est qu'il était situé en face la meilleure hôtellerie de la ville, et qu'il ne doutait point que Monsoreau ne fit halte dans cette hôtellerie.
Bussy avait deviné juste; vers quatre heures de l'après-midi, il vit apparaître un coureur, qui s'arrêta à la porte de l'hôtellerie.
Une demi-heure après, vint le cortège.
Il se composait, en personnages principaux, du comte, de la comtesse, de Remy et de Gertrude;
En personnages secondaires, de huit porteurs qui se relayaient de cinq lieues en cinq lieues.
Le coureur avait mission de préparer les relais des paysans. Or, comme Monsoreau était trop jaloux pour ne pas être généreux, cette manière de voyager, tout inusitée qu'elle était, ne souffrait ni difficulté ni retard.
Les personnages principaux entrèrent les uns après les autres dans l'hôtellerie; Diane resta la dernière, et il sembla à Bussy qu'elle regardait avec inquiétude autour d'elle. Son premier mouvement fut de se montrer, mais il eut le courage de se retenir; une imprudence les perdait.
La nuit vint, Bussy espérait que, pendant la nuit, Remy sortirait, ou que Diane paraîtrait à quelque fenêtre; il s'enveloppa de son manteau et se mit en sentinelle dans la rue.
Il attendit ainsi jusqu'à neuf heures du soir; à neuf heures du soir, le coureur sortit.
Cinq minutes après, huit hommes s'approchèrent de la porte: quatre entrèrent dans l'hôtellerie.
—Oh! se dit Bussy, voyageraient-ils de nuit? Ce serait une excellente idée qu'aurait M. de Monsoreau.
Effectivement, tout venait à l'appui de cette probabilité: la nuit était douce, le ciel tout parsemé d'étoiles, une de ces brises qui semblent le souffle de la terre rajeunie passait dans l'air, caressante et parfumée.
La litière sortit la première.
Puis vinrent à cheval Diane, Remy et Gertrude.
Diane regarda encore avec attention autour d'elle; mais, comme elle regardait, le comte l'appela, et force lui fut de revenir près de la litière.
Les quatre hommes de relais allumèrent des torches et marchèrent aux deux côtés de la route.
—Bon, dit Bussy, j'aurais commandé moi-même les détails de cette marche, que je n'eusse pas mieux fait.
Et il rentra dans son cabaret, sella son cheval, et se mit à la poursuite du cortège.
Cette fois, il n'y avait point à se tromper de route ou à le perdre de vue: les torches indiquaient clairement le chemin qu'il suivait.
Monsoreau ne laissait point Diane s'éloigner un instant de lui.
Il causait avec elle, ou plutôt il la gourmandait. Cette visite dans la serre servait de texte à d'inépuisables commentaires et à une foule de questions envenimées.
Remy et Gertrude se boudaient, ou, pour mieux dire, Remy rêvait et
Gertrude boudait Remy.
La cause de cette bouderie était facile à expliquer: Remy ne voyait plus la nécessité d'être amoureux de Gertrude, depuis que Diane était amoureuse de Bussy.
Le cortège s'avançait donc, les uns disputant, les autres boudant, quand Bussy, qui suivait la cavalcade hors de la portée de la vue, donna, pour prévenir Remy de sa présence, un coup de sifflet d'argent avec lequel il avait l'habitude d'appeler ses serviteurs à l'hôtel de la rue de Grenelle-Saint-Honoré.
Le son en était aigu et vibrant. Ce son retentissait d'un bout à l'autre de la maison, et faisait accourir bêtes et gens.
Nous disons bêtes et gens, parce que Bussy, comme tous les hommes forts, se plaisait à dresser des chiens au combat, des chevaux indomptables et des faucons sauvages.
Or, au son de ce sifflet, les chiens tressaillaient dans leurs chenils, les chevaux dans leurs écuries, les faucons sur leurs perchoirs.
Remy le reconnut à l'instant même. Diane tressaillit et regarda le jeune homme, qui fit un signe affirmatif.
Puis il passa à sa gauche, et lui dit tout bas:
—C'est lui.
—Qu'est-ce? demanda Monsoreau, et qui vous parle, madame?
—A moi? personne, monsieur.
—Si fait, une ombre a passé près de vous, et j'ai entendu une voix.
—Cette voix, dit Diane, est celle de M. Remy; êtes-vous jaloux aussi de M. Remy?
—Non; mais j'aime à entendre parler tout haut, cela me distrait.
—Il y a cependant des choses que l'on ne peut pas dire devant M. le comte, interrompit Gertrude, venant au secours de sa maîtresse.
—Pourquoi cela?
—Pour deux raisons.
—Lesquelles?
—La première, parce qu'on peut dire des choses qui n'intéressent pas monsieur le comte, ou des choses qui l'intéressent trop.
—Et de quel genre étaient les choses que M. Remy vient de dire à madame?
—Du genre de celles qui intéressent trop monsieur.
—Que vous disait Remy? madame, je veux le savoir.
—Je disais, monsieur le comte, que si vous vous démenez ainsi, vous serez mort avant d'avoir fait le tiers de la route.
On put voir, aux sinistres rayons des torches, le visage de Monsoreau devenir aussi pâle que celui d'un cadavre.
Diane, toute palpitante et toute pensive, se taisait.
—Il vous attend à l'arrière, dit d'une voix à peine intelligible Remy à Diane; ralentissez un peu le pas de votre cheval; il vous rejoindra.
Remy avait parlé si bas, que Monsoreau n'entendit qu'un murmure; il fît un effort, renversa sa tête en arrière, et vit Diane qui le suivait.
—Encore un mouvement pareil, monsieur le comte, dit Remy, et je ne réponds pas de l'hémorrhagie.
Depuis quelque temps, Diane était devenue courageuse. Avec son amour était née l'audace, que toute femme véritablement éprise pousse d'ordinaire au delà des limites raisonnables. Elle tourna bride et attendit.
Au même moment, Remy descendait de cheval, donnait sa bride à tenir à
Gertrude, et s'approchait de la litière pour occuper le malade.
—Voyons ce pouls, dit-il, je parie que nous avons la fièvre.
Cinq secondes après, Bussy était à ses côtés.
Les deux jeunes gens n'avaient plus besoin de se parler pour s'entendre; ils restèrent pendant quelques instants suavement embrassés.
—Tu vois, dit Bussy rompant le premier le silence, tu pars et je te suis.
—Oh! que mes jours seront beaux, Bussy, que mes nuits seront douces, si je te sais toujours ainsi près de moi!
—Mais le jour, il nous verra.
—Non, tu nous suivras de loin, et c'est moi seulement qui te verrai, mon Louis. Au détour des routes, au sommet des monticules, la plume de ton feutre, la broderie de ton manteau, ton mouchoir flottant; tout me parlera en ton nom, tout me dira que tu m'aimes. Qu'au moment où le jour baisse, où le brouillard bleu descend dans la plaine, je voie ton doux fantôme s'incliner en m'envoyant le baiser du soir, et je serai heureuse, bien heureuse!
—Parle, parle toujours, ma Diane bien-aimée, tu ne peux savoir toi-même tout ce qu'il y a d'harmonie dans ta douce voix.
—Et quand nous marcherons la nuit, et cela arrivera souvent, car Remy lui a dit que la fraîcheur du soir était bonne pour ses blessures, quand nous marcherons la nuit, alors, comme ce soir, de temps en temps, je resterai en arrière; de temps en temps, je pourrai te presser dans mes bras, et te dire, dans un rapide serrement de main, tout ce que j'aurai pensé de toi dans le courant du jour.
—Oh! que je t'aime! que je t'aime! murmura Bussy.
—Vois-tu, dit Diane, je crois que nos âmes sont assez étroitement unies, pour que, même à distance l'un de l'autre, même sans nous parler, sans nous voir, nous soyons heureux par la pensée.
—Oh! oui! mais te voir, mais te presser dans mes bras, oh! Diane!
Diane!
Et les chevaux se touchaient et se jouaient en secouant leurs brides argentées, et les deux amants s'étreignaient et oubliaient le monde.
Tout à coup, une voix retentit, qui les fit tressaillir tous deux,
Diane de crainte. Bussy de colère.
—Madame Diane, criait cette voix, où êtes-vous? Madame Diane, répondez!
Ce cri traversa l'air comme une funèbre évocation.
—Oh! c'est lui, c'est lui! je l'avais oublié, murmura Diane. C'est lui, je rêvais! O doux songe! réveil affreux!
—Écoute, s'écriait Bussy, écoute, Diane; nous voici réunis. Dis un mot, et rien ne peut plus t'enlever à moi. Diane, fuyons. Qui nous empêche de fuir? Regarde: devant nous l'espace, le bonheur, la liberté! Un mot, et nous partons! un mot, et, perdue pour lui, tu m'appartiens éternellement.
Et le jeune homme la retenait doucement.
—Et mon père? dit Diane.
—Quand le baron saura que je t'aime… murmura-t-il.
—Oh! fit Diane. Un père, que dis-tu là?
Ce seul mot fit rentrer Bussy en lui-même.
—Rien par violence, chère Diane, dit-il, ordonne et j'obéirai.
—Écoute, dit Diane en étendant la main, notre destinée est là; soyons plus forts que le démon qui nous persécute; ne crains rien, et tu verras si je sais aimer.
—Il faut donc nous séparer, mon Dieu! murmura Bussy.
—Comtesse! comtesse! cria la voix. Répondez, ou, dussé-je me tuer, je saute au bas de cette infernale litière.
—Adieu, dit Diane, adieu; il le ferait comme il le dit, et il se tuerait.
—Tu le plains?
—Jaloux! fit Diane, avec un adorable accent et un ravissant sourire.
Et Bussy la laissa partir.
En deux élans, Diane était revenue près de la litière: elle trouva le comte à moitié évanoui.
—Arrêtez! murmura le comte, arrêtez!
—Morbleu! disait Remy, n'arrêtez pas! il est fou, s'il veut se tuer, qu'il se tue.
Et la litière marchait toujours.
—Mais après qui donc criez-vous? disait Gertrude, Madame est là, à mes côtés. Venez, madame, et répondez-lui; bien certainement M. le comte a le délire.
Diane, sans prononcer une parole, entra dans le cercle de lumière épandu par les torches.
—Ah! fit Monsoreau épuisé, où donc étiez-vous?
—Où voulez-vous que je sois, monsieur, sinon derrière vous?
—A mes côtés, madame, à mes côtés; ne me quittez pas.
Diane n'avait plus aucun motif pour rester en arrière; elle savait que Bussy la suivait. Si la nuit eût été éclairée par un rayon de lune, elle eût pu le voir.
On arriva à la halte. Monsoreau se reposa quelques heures, et voulut partir. Il avait hâte, non point d'arriver à Paris, mais de s'éloigner d'Angers.
De temps en temps, la scène que nous venons de raconter se renouvelait.
Remy disait tout bas:
—Qu'il étouffe de rage, et l'honneur du médecin sera sauvé.
Mais Monsoreau ne mourut pas; au contraire, au bout de dix jours, il était arrivé à Paris et il allait sensiblement mieux.
C'était décidément un homme fort habile que Remy, plus habile qu'il ne l'eût voulu lui-même.
Pendant les dix jours qu'avait duré le voyage, Diane avait, à force de tendresses, démoli toute cette grande fierté de Bussy.
Elle l'avait engagé à se présenter chez Monsoreau, et à exploiter l'amitié qu'il lui témoignait.
Le prétexte de la visite était tout simple: la santé du comte.
Remy soignait le mari, et remettait les billets à la femme.
—Esculape et Mercure, disait-il, je cumule.
CHAPITRE XV
COMMENT L'AMBASSADEUR DE M. LE DUC D'ANJOU ARRIVA A PARIS, ET LA RÉCEPTION QUI LUI FUT FAITE.
Cependant on ne voyait reparaître au Louvre ni Catherine ni le duc d'Anjou, et la nouvelle d'une dissension entre les deux frères prenait de jour en jour plus d'accroissement et plus d'importance.
Le roi n'avait reçu aucun message de sa mère, et, au lieu de conclure selon le Proverbe: «Pas de nouvelles, bonnes nouvelles,» il se disait, au contraire, en secouant la tête:
—Pas de nouvelles, mauvaises nouvelles!
Les mignons ajoutaient:
—François, mal conseillé, aura retenu votre mère.
François, mal conseillé; en effet, toute la politique de ce règne singulier et des trois règnes précédents se réduisait là.
Mal conseillé avait été le roi Charles IX, lorsqu'il avait, sinon ordonné, du moins autorisé la Saint-Barthélemy; mal conseillé avait été François II, lorsqu'il ordonna le massacre d'Amboise; mal conseillé avait été Henri II, le père de cette race perverse, lorsqu'il fit brûler tant d'hérétiques et de conspirateurs avant d'être tué par Montgomery, qui, lui-même, avait été mal conseillé, disait-on, lorsque le bois de sa lance avait si malencontreusement pénétré dans la visière du casque de son roi.
On n'ose pas dire à un roi:
«Votre frère a du mauvais sang dans les veines; il cherche, comme c'est l'usage dans votre famille, à vous détrôner, à vous tondre ou à vous empoisonner; il veut vous faire à vous ce que vous avez fait à votre frère aîné, ce que votre frère aîné a fait au sien, ce que votre mère vous a tous instruits à vous faire les uns aux autres.»
Non, un roi de ce temps-là surtout, un roi du seizième siècle eût pris ces observations pour des injures, car un roi était, en ce temps-là, un homme, et la civilisation seule en a pu faire un fac-similé de Dieu, comme Louis XIV, ou un mythe non responsable, comme—un roi constitutionnel.
Les mignons disaient donc à Henri III:
—Sire, votre frère est mal conseillé.
Et, comme une seule personne avait à la fois le pouvoir et l'esprit de conseiller François, c'était contre Bussy que se soulevait la tempête, chaque jour plus furieuse et plus près d'éclater.
On en était, dans les conseils publics, à trouver des moyens d'intimidation, et, dans les conseils privés, à chercher des moyens d'extermination, lorsque la nouvelle arriva que monseigneur le duc d'Anjou envoyait un ambassadeur.
Comment vint cette nouvelle? par qui vint-elle? qui l'apporta? qui la répandit?
Il serait aussi facile de dire comment se soulèvent les tourbillons de vent dans l'air, les tourbillons de poussière dans la campagne, les tourbillons de bruit dans les villes.
Il y a un démon qui met des ailes à certaines nouvelles et qui les lâche comme des aigles dans l'espace.
Lorsque celle que nous venons de dire arriva au Louvre, ce fut une conflagration générale. Le roi en devint pâle de colère, et les courtisans, outrant, comme d'habitude, la passion du maître, se firent livides.
On jura. Il serait difficile de dire tout ce que l'on jura, mais on jura entre autres choses:
Que, si c'était un vieillard, cet ambassadeur serait bafoué, berné, embastillé;
Que, si c'était un jeune homme, il serait pourfendu, troué à jour, déchiqueté en petits morceaux, lesquels seraient envoyés à toutes les provinces de France comme un échantillon de la royale colère.
Et les mignons, selon leur habitude, de fourbir leurs rapières, de prendre des leçons d'escrime, et de jouer de la dague contre les murailles.
Chicot laissa son épée au fourreau, laissa sa dague dans sa gaîne, et se mit à réfléchir profondément.
Le roi, voyant Chicot réfléchir, se souvint que Chicot avait, un jour, dans un point difficile, qui s'était éclairci depuis, été de l'avis de la reine mère, laquelle avait eu raison.
Il comprit donc que, dans Chicot, était la sagesse du royaume, et il interrogea Chicot.
—Sire, répliqua celui-ci après avoir mûrement réfléchi, ou monseigneur le duc d'Anjou vous envoie un ambassadeur, ou il ne vous en envoie pas.
—Pardieu, dit le roi, c'était bien la peine de te creuser la joue avec le poing pour trouver ce beau dilemme.
—Patience, patience, comme dit, dans la langue de maître Machiavelli, votre auguste mère, que Dieu conserve; patience!
—Tu vois que j'en ai, dit le roi, puisque je t'écoute.
—S'il vous envoie un ambassadeur, c'est qu'il croit pouvoir le faire; s'il croit pouvoir le faire, lui qui est la prudence en personne, c'est qu'il se sent fort; s'il se sent fort, il faut le ménager. Respectons les puissances; trompons-les, mais ne jouons pas avec elles; recevons leur ambassadeur, et témoignons-lui toutes sortes de plaisir de le voir. Cela n'engage à rien. Vous rappelez-vous comment votre frère a embrassé ce bon amiral Coligny qui venait en ambassadeur de la part des huguenots, qui, eux aussi, se croyaient une puissance?
—Alors tu approuves la politique de mon frère Charles IX?
—Non pas, entendons-nous, je cite un fait, et j'ajoute: si plus tard nous trouvons moyen, non pas de nuire à un pauvre diable de héraut d'armes, d'envoyé, de commis ou d'ambassadeur, si plus tard nous trouvons moyen de saisir au collet le maître, le moteur, le chef, le très-grand et très-honoré prince, monseigneur le duc d'Anjou, vrai, seul et unique coupable, avec les trois Guise, bien entendu, et de les claquemurer dans un fort plus sûr que le Louvre, oh! sire, faisons-le.
—J'aime assez ce prélude, dit Henri III.
—Peste, tu n'es pas dégoûté, mon fils, dit Chicot. Je continue donc.
—Va!
—Mais, s'il n'envoie pas d'ambassadeur, pourquoi laisser beugler tous tes amis?
—Beugler!
—Tu comprends; je dirais rugir s'il y avait moyen de les prendre pour des lions. Je dis beugler… parce que… Tiens, Henri, cela fait, en vérité, mal au coeur de voir des gaillards plus barbus que les singes de ta ménagerie jouer, comme des petits garçons, au fantôme, et essayer de faire peur à des hommes en criant: «Hou! hou!….» Sans compter que, si le duc d'Anjou n'envoie personne, ils s'imagineront que c'est à cause d'eux, et ils se croiront des personnages.
—Chicot, tu oublies que les gens dont tu parles sont mes amis, mes seuls amis.
—Veux-tu que je te gagne mille écus, ô mon roi, dit Chicot.
—Parle.
—Gage avec moi que ces gens-là resteront fidèles à toute épreuve, et moi je gagerai en avoir trois sur quatre, bien à moi, corps et âme, d'ici à demain soir.
L'aplomb avec lequel parlait Chicot fit à son tour réfléchir Henri. Il ne répondit point.
—Ah! dit Chicot, voilà que tu rêves aussi; voilà que tu enfonces ton joli poing dans ta charmante mâchoire. Tu es plus fort que je ne croyais, mon fils, car voilà que tu flaires la vérité.
—Alors que me conseilles-tu?
—Je te conseille d'attendre, mon roi. La moitié de la sagesse du roi Salomon est dans ce mot-là. S'il t'arrive un ambassadeur, fais bonne mine; s'il ne vient personne, fais ce que tu voudras; mais saches—en gré au moins à ton frère, qu'il ne faut pas, crois-moi, sacrifier à tes drôles. Cordieu! c'est un grand gueux, je le sais bien, mais il est Valois. Tue-le, si cela te convient; mais, pour l'honneur du nom, ne le dégrade pas: c'est un soin dont il s'occupe assez avantageusement lui-même.
—C'est vrai, Chicot.
—Encore une nouvelle leçon que tu me dois; heureusement que nous ne comptons plus. Maintenant laisse-moi dormir, Henri; il y a huit jours que je me suis vu dans la nécessité de soûler un moine, et, quand je fais de ces tours de force-là, j'en ai pour une semaine à être gris.
—Un moine! Est-ce ce bon Génovéfain dont tu m'as parlé?
—Justement. Tu lui as promis une abbaye.
—Moi?
—Pardieu! c'est bien le moins que tu fasses cela pour lui après ce qu'il a fait pour toi.
—Il m'est donc toujours dévoué?
—Il t'adore. A propos, mon fils….
—Quoi?
—C'est dans trois semaines la Fête-Dieu.
—Après?
—J'espère bien que tu nous mitonnes quelque jolie petite procession.
—Je suis le roi très-chrétien, et c'est de mon devoir de donner à mon peuple l'exemple de la religion.
—Et tu feras, comme d'habitude, les stations dans les quatre grands couvents de Paris?….
—Comme d'habitude.
—L'abbaye Sainte-Geneviève en est, n'est-ce pas?….
—Sans doute; c'est le second où je compte me rendre.
—Bon.
—Pourquoi me demandes-tu cela?
—Pour rien. Je suis curieux, moi***. Maintenant je sais ce que je voulais savoir. Bonsoir, Henri.
En ce moment, et comme Chicot prenait toutes ses aises pour faire un somme, on entendit une grande rumeur dans le Louvre.
—Quel est ce bruit? dit le roi.
—Allons, dit Chicot, il est écrit que je ne dormirai pas, Henri.
—Eh bien?
—Mon fils, loue-moi une chambre en ville, ou je quitte ton service.
Ma parole d'honneur, le Louvre devient inhabitable.
En ce moment le capitaine des gardes entra. Il avait l'air fort effaré.
—Qu'y a-t-il? demanda le roi.
—Sire, répondit le capitaine, c'est l'envoyé de M. le duc d'Anjou qui descend au Louvre.
—Avec une suite? demanda le roi.
—Non, tout seul.
—Alors il faut doublement bien le recevoir, Henri, car c'est un brave.
—Allons, dit Henri en essayant de prendre un air calme que démentait sa froide pâleur, allons, qu'on réunisse toute ma cour dans la grande salle et que l'on m'habille de noir; il faut être lugubrement vêtu quand on a le malheur de traiter par ambassadeur avec un frère!
CHAPITRE XVI
LEQUEL N'EST AUTRE CHOSE QUE LA SUITE DU PRÉCÉDENT, ÉCOURTÉ PAR L'AUTEUR POUR CAUSE DE FIN D'ANNÉE.
Le trône de Henri III s'élevait dans la grande salle.
Autour de ce trône se pressait une foule frémissante et tumultueuse.
Le roi vint s'y asseoir, triste et le front plissé.
Tous les yeux étaient tournés vers la galerie par laquelle le capitaine des gardes devait introduire l'envoyé.
—Sire, dit Quélus en se penchant à l'oreille du roi, savez-vous le nom de cet ambassadeur?
—Non; mais que m'importe?
—Sire, c'est M. de Bussy. L'insulte n'est-elle pas triple?
—Je ne vois pas en quoi il peut y avoir insulte, dit Henri s'efforçant de garder son sang-froid.
—Peut-être Votre Majesté ne le voit-elle pas, dit Schomberg; mais nous le voyons bien, nous.
Henri ne répliqua rien. Il sentait fermenter la colère et la haine autour de son trône, et s'applaudissait intérieurement de jeter deux remparts de cette force entre lui et ses ennemis.
Quélus, pâlissant et rougissant tour à tour, appuya les deux mains sur la garde de ton épée.
Schomberg ôta ses gants et tira à moitié son poignard hors du fourreau.
Maugiron prit son épée des mains d'un page et l'agrafa à sa ceinture.
D'Épernon se troussa les moustaches jusqu'aux yeux et se rangea derrière ses compagnons.
Quant à Henri, semblable au chasseur qui entend rugir ses chiens contre le sanglier, il laissait faire ses favoris et souriait.
—Faites entrer, dit-il.
A ces paroles, un silence de mort s'établit dans la salle, et, du fond de ce silence, on eût dit qu'on entendait gronder sourdement la colère du roi.
Alors un pas sec, alors un pied dont l'éperon sonnait avec orgueil sur la dalle, retentit dans la galerie.
Bussy entra le front haut, l'oeil calme et le chapeau à la main.
Aucun de ceux qui entouraient le roi n'attira le regard hautain du jeune homme. Il s'avança droit à Henri, salua profondément, et attendit qu'on l'interrogeât, fièrement posé devant le trône, mais avec une fierté toute personnelle, fierté de gentilhomme qui n'avait rien d'insultant pour la majesté royale.
—Vous ici, monsieur de Bussy? je vous croyais au fond de l'Anjou.
—Sire, dit Bussy, j'y étais effectivement; mais, comme vous le voyez, je l'ai quitté.
—Et qui vous amène dans notre capitale?
—Le désir de présenter mes bien humbles respects à Votre Majesté.
Le roi et les mignons se regardèrent. Il était évident qu'ils attendaient autre chose de l'impétueux jeune homme.
—Et… rien de plus? dit assez superbement le roi.
—J'y ajouterai, sire, l'ordre que j'ai reçu de Son Altesse monseigneur le duc d'Anjou, mon maître, de joindre ses respects aux miens.
—Et le duc ne vous a rien dit autre chose?
—Il m'a dit qu'étant sur le point de revenir avec la reine mère il désirait que Votre Majesté sût le retour d'un de ses plus fidèles sujets.
Le roi, presque suffoqué de surprise, ne put continuer son interrogatoire.
Chicot profita de l'interruption pour s'approcher de l'ambassadeur.
—Bonjour, monsieur de Bussy, dit-il.
Bussy se retourna, étonné d'avoir un ami dans toute l'assemblée.
—Ah! monsieur Chicot, salut, et de tout mon coeur, répliqua Bussy.
Comment se porte M. de Saint-Luc?
—Mais, fort bien. Il se promène en ce moment avec sa femme du côté des volières.
—Et voilà tout ce que vous aviez à me dire, monsieur de Bussy? demanda le roi.
—Oui, sire; s'il reste quelque autre nouvelle importante, monseigneur le duc d'Anjou aura l'honneur de vous l'annoncer lui-même.
—Très-bien! dit le roi.
Et, se levant tout silencieux de son trône, il descendit les deux degrés.
L'audience était finie, les groupes se rompirent.
Bussy remarqua du coin de l'oeil qu'il était entouré par les quatre mignons, et comme enfermé dans un cercle vivant plein de frémissement et de menaces.
A l'extrémité de la salle, le roi causait bas avec son chancelier.
Bussy fit semblant de ne rien voir et continua de s'entretenir avec
Chicot.
Alors, comme s'il fût entré dans le complot et qu'il eût résolu d'isoler Bussy, le roi appela.
—Venez çà, Chicot, on a quelque chose à vous dire par ici.
Chicot salua Bussy avec une courtoisie qui sentait son gentilhomme d'une lieue.
Bussy lui rendit son salut avec non moins d'élégance, et demeura seul dans le cercle.
Alors il changea de contenance et de visage. De calme qu'il avait été avec le roi, il était devenu poli avec Chicot; de poli il se fit gracieux.
Voyant Quélus s'approcher de lui:
—Eh! bonjour, monsieur de Quélus, lui dit-il; puis-je avoir l'honneur de vous demander comment va votre maison?
—Mais assez mal, monsieur, répliqua Quélus.
—Oh! mon Dieu, s'écria Bussy, comme s'il eût souci de cette réponse; et qu'est-il donc arrivé?
—Il y a quelque chose qui nous gêne infiniment, répondit Quélus.
—Quelque chose? fit Bussy avec étonnement; eh! n'êtes-vous pas assez puissants, vous et les autres, et surtout vous, monsieur de Quélus, pour renverser ce quelque chose?
—Pardon, monsieur, dit Maugiron en écartant Schomberg qui s'avançait pour placer son mot dans cette conversation qui promettait d'être intéressante, ce n'est pas quelque chose, c'est quelqu'un que voulait dire M. de Quélus.
—Mais, si ce quelqu'un gène M. de Quélus, dit Bussy, qu'il le pousse comme vous venez de faire.
—C'est aussi le conseil que je lui ai donné, monsieur de Bussy, dit
Schomberg, et je crois que Quélus est décidé à le suivre.
—Ah! c'est vous, monsieur de Schomberg, dit Bussy, je n'avais pas l'honneur de vous reconnaître.
—Peut-être, dit Schomberg, ai-je encore du bleu sur la figure?
—Non pas, vous êtes fort pâle, au contraire. Sériez-vous indisposé, monsieur?
—Monsieur, dit Schomberg, si je suis pâle, c'est de colère.
—Ah çà! mais vous êtes donc comme M. de Quélus, gêné par quelque chose ou par quelqu'un?
—Oui, monsieur.
—C'est comme moi, dit Maugiron, moi aussi, j'ai quelqu'un qui me gêne.
—Toujours spirituel, mon cher monsieur de Maugiron, dit Bussy; mais, en vérité, messieurs, plus je vous regarde, plus vos figures renversées me préoccupent.
—Vous m'oubliez, monsieur, dit d'Épernon en se campant fièrement devant Bussy.
—Pardon, monsieur d'Épernon, vous étiez derrière les autres, selon votre habitude, et j'ai si peu le plaisir de vous connaître, que ce n'était point à moi de vous parler le premier.
C'était un spectacle curieux que le sourire et la désinvolture de Bussy, placé entre ces quatre furieux, dont les yeux parlaient avec une éloquence terrible. Pour ne pas comprendre où ils en voulaient venir, il eût fallu être aveugle ou stupide.
Pour avoir l'air de ne pas comprendre, il fallait être Bussy.
Il garda le silence, et le même sourire demeura imprimé sur ses lèvres.
—Enfin! dit avec un éclat de voix et en frappant de sa botte sur la dalle, Quélus, qui s'impatienta le premier.
—Monsieur, dit-il, remarquez-vous comme il y a de l'écho dans cette salle? Rien ne renvoie le son comme les murs de marbre, et les voix sont doublement sonores sous les voûtes de stuc; bien au contraire, quand on est en rase campagne, les sons se divisent, et je crois, sur mon honneur, que les nuées en prennent leur part. J'avance cette proposition d'après Aristophane. Avez-vous lu Aristophane, messieurs?
Maugiron crut avoir compris l'invitation de Bussy, et il s'approcha du jeune homme pour lui parler à l'oreille.
Bussy l'arrêta,
—Pas de confidence ici, monsieur, je vous en supplie, lui dit-il; vous savez combien Sa Majesté est jalouse; elle croirait que nous médisons.
Maugiron s'éloigna, plus furieux que jamais.
Schomberg prit sa place, et, d'un ton empesé:
—Moi, dit-il, je suis un Allemand très-lourd, très-obtus, mais très-franc; je parle haut pour donner à ceux qui m'écoutent toutes facilités de m'entendre; mais, quand ma parole, que j'essaye de rendre la plus claire possible, n'est pas entendue parce que celui à qui je m'adresse est sourd, ou n'est pas comprise parce que celui à qui je m'adresse ne veut pas comprendre, alors je….
—Vous?…. dit Bussy en fixant sur le jeune homme, dont la main agitée s'écartait du centre, un de ces regards comme les tigres seuls en font jaillir de leurs incommensurables prunelles, regards qui semblent sourdre d'un abîme et verser incessamment des torrents de feu; vous?
Schomberg s'arrêta.
Bussy haussa les épaules, pirouetta sur le talon et lui tourna le dos.
Il se trouva en face de d'Épernon.
D'Épernon était lancé, il ne lui était pas possible de reculer.
—Voyez, messieurs, dit-il, comme M. de Bussy est devenu provincial dans la fugue qu'il vient de faire avec M. le duc d'Anjou; il a de la barbe et il n'a pas de noeud à l'épée; il a des bottes noires et un feutre gris.
—C'est l'observation que j'étais en train de me faire à moi-même, mon cher monsieur d'Épernon. En vous voyant si bien mis, je me demandais où quelque jours d'absence peuvent conduire un homme. Me voilà forcé, moi, Louis de Bussy, seigneur de Clermont, de prendre modèle de goût sur un petit gentilhomme gascon. Mais laissez-moi passer, je vous prie; vous êtes si près de moi, que vous m'avez marché sur le pied, et M. de Quélus aussi, ce que j'ai senti malgré mes bottes, ajouta-t-il avec un sourire charmant.
En ce moment, Bussy, passant entre d'Épernon et Quélus, tendit la main à Saint-Luc, qui venait d'entrer.
Saint-Luc trouva cette main ruisselante de sueur. Il comprit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire, et il entraîna Bussy hors du groupe d'abord, puis hors de la salle.
Un murmure étrange circulait parmi les mignons et gagnait les autres groupes de courtisans.
—C'est incroyable! disait Quélus, je l'ai insulté, et il n'a pas répondu.
—Moi, dit Maugiron, je l'ai provoqué, et il na pas répondu.
—Moi, dit Schomberg, ma main s'est levée à la hauteur de son visage, et il n'a pas répondu.
—Moi, je lui ai marché sur le pied, criait d'Épernon, marché sur le pied, et il n'a pas répondu.
Et il semblait se grandir de toute l'épaisseur du pied de Bussy.
—Il est clair qu'il n'a pas voulu entendre, dit Quélus. Il y a quelque chose là-dessous.
—Ce qu'il y a, dit Schomberg, je le sais, moi.
—Et qu'y a-t-il?
—Il y a qu'il sent qu'à nous quatre nous le tuerons, et qu'il ne veut pas qu'on le tue.
En ce moment, le roi vint aux jeunes gens. Chicot lui parlait à l'oreille.
—Eh bien! disait le roi, que disait donc M. de Bussy? Il m'a semblé entendre parler haut de ce côté.
—Vous voulez savoir ce que disait M. de Bussy, sire? demanda d'Épernon.
—Oui, vous savez que je suis curieux, répliqua Henri en souriant.
—Ma foi, rien de bon, sire, dit Quélus; il n'est plus Parisien.
—Et qu'est-il donc?
—Il est campagnard; il se range.
—Oh! oh! fit le roi, qu'est-ce à dire?
—C'est-à-dire que je vais dresser un chien à lui mordre les mollets, dit Quélus; et encore qui sait si, à travers ses bottes, il s'en apercevra.
—Et moi, dit Schomberg, j'ai une quintaine dans ma maison, je l'appellerai Bussy.
—Moi, dit d'Épernon, j'irai plus droit et plus loin. Aujourd'hui je lui ai marché sur le pied, demain je le soufflèterai. C'est un faux brave, un brave d'amour-propre. Il se dit: «Je me suis assez battu pour l'honneur, je veux être prudent pour la vie.»
—Eh quoi! messieurs, dit Henri avec une feinte colère, vous avez osé maltraiter chez moi, dans le Louvre, un gentilhomme qui est à mon frère?
—Hélas! oui, dit Maugiron, répondant à la feinte colère du roi par une feinte humilité, et, quoique nous l'avons fort maltraité, sire, je vous jure qu'il n'a rien répondu.
Le roi regarda Chicot en souriant, et, se penchant à son oreille:
—Trouves-tu toujours qu'ils beuglent, Chicot? demanda-t-il. Je crois qu'ils ont rugi, hein!
—Eh! dit Chicot, peut-être ont-ils miaulé. Je connais des gens à qui le cri du chat fait horriblement mal aux nerfs. Peut-être M. de Bussy est-il de ces gens-là. Voilà pourquoi il sera sorti sans répondre.
—Tu crois? dit le roi.
—Qui vivra verra, répondit sentencieusement Chicot.
—Laisse donc, dit Henri, tel maître, tel valet.
—Voulez-vous dire par ces mots, sire, que Bussy soit le valet de votre frère? Vous vous tromperiez fort.
—Messieurs, dit Henri, je vais chez la reine, avec qui je dîne. A tantôt! Les Gelosi[*] viennent nous jouer une farce; je vous invite à les venir voir.
[*] Comédiens italiens qui donnaient leurs représentations à l'hôtel
de Bourgogne.
L'assemblée s'inclina respectueusement, et le roi sortit par la grande porte.
Précisément alors M. de Saint-Luc entra par la petite.
Il arrêta du geste les quatre gentilshommes qui allaient sortir.
—Pardon, monsieur de Quélus, dit-il en saluant, demeurez-vous toujours rue Saint-Honoré?
—Oui, cher ami. Pourquoi cela? demanda Quélus.
—J'ai deux mots à vous dire.
—Ah! ah!
—Et vous, monsieur de Schomberg, oserais-je m'enquérir de votre adresse?
—Moi, je demeure rue Béthisy, dit Schomberg étonné.
—D'Épernon, je sais la vôtre.
—Rue de Grenelle.
—Vous êtes mon voisin. Et vous, Maugiron?
—Moi, je suis du quartier du Louvre.
—Je commencerai donc par vous, si vous le permettez; ou plutôt, non, par vous, Quélus….
—A merveille! Je crois comprendre; vous venez de la part de M. de
Bussy?
—Je ne dis pas de quelle part je viens, messieurs. J'ai à vous parler, voilà tout.
—A tous quatre?
—Oui.
—Eh bien! mais, si vous ne voulez pas parler au Louvre, comme je le présume, parce que le lieu est mauvais, nous pouvons nous rendre chez l'un de nous. Nous pouvons tous entendre ce que vous avez à nous dire à chacun en particulier.
—Parfaitement.
—Allons chez Schomberg alors, rue Béthisy; c'est à deux pas.
—Oui, allons chez moi, dit le jeune homme.
—Soit, messieurs, dit Saint-Luc.
Et il salua encore.
—Montrez-nous le chemin, monsieur de Schomberg.
—Très-volontiers.
Les cinq gentilshommes sortirent du Louvre en se tenant par-dessous le bras et en occupant toute la largeur de la rue.
Derrière eux marchaient leurs laquais, armés jusqu'aux dents.
On arriva ainsi rue de Béthisy, et Schomberg fit préparer le grand salon de l'hôtel.
Saint-Luc s'arrêta dans l'antichambre.
CHAPITRE XVII
COMMENT M. DE SAINT-LUC S'ACQUITTA DE LA COMMISSION QUI LUI AVAIT ÉTÉ DONNÉ PAR BUSSY.
Laissons un moment Saint-Luc dans l'antichambre de Schomberg, et voyons ce qui s'était passé entre lui et Bussy.
Bussy avait, comme nous l'avons vu, quitté la salle d'audience avec son ami, en adressant des saluts à tous ceux que l'esprit de courtisanerie n'absorbait pas au point de négliger un homme aussi redoutable que Bussy.
Car, en ces temps de force brutale, où la puissance personnelle était tout, un homme pouvait, s'il était vigoureux et adroit, se tailler un petit royaume physique et moral dans le beau royaume de France.
C'était ainsi que Bussy régnait à la cour du roi Henri III.
Mais ce jour-là, comme nous l'avons vu, Bussy avait été assez mal reçu dans son royaume.
Une fois hors de la salle, Saint-Luc s'arrêta, et, le regardant avec inquiétude:
—Est-ce que vous allez vous trouver mal, mon ami? lui demanda-t-il, en vérité, vous pâlissez à faire croire que vous êtes sur le point de vous évanouir.
—Non, dit Bussy; seulement j'étouffe de colère.
—Bon! faites-vous donc attention aux propos de tous ces drôles?
—Corbleu! s'y j'y fais attention, cher ami; vous allez en juger.
—Allons, allons, Bussy, du calme.
—Vous êtes charmant! du calme; si l'on vous avait dit la moitié de ce que je viens d'entendre, du tempérament dont je vous connais, il y aurait déjà eu mort d'homme.
—Enfin, que désirez-vous?
—Vous êtes mon ami, Saint-Luc, et vous m'avez donné une preuve terrible de cette amitié.
—Ah! cher ami, dit Saint-Luc, qui croyait Monsoreau mort et enterré, la chose n'en vaut pas la peine; ne me parlez donc plus, de cela, vous me désobligeriez. Certainement, le coup était joli, et surtout il a réussi galamment; mais je n'en ai pas le mérite: c'est le roi qui me l'avait montré tandis qu'il me retenait prisonnier au Louvre.
—Cher ami.
—Laissons donc le Monsoreau où il est, et parlons de Diane. A-t-elle été un peu contente, la pauvre petite? Me pardonne-t-elle? A quand la noce? A quand le baptême?
—Eh! cher ami, attendez donc que le Monsoreau soit mort.
—Plaît-il? fit Saint-Luc en bondissant comme s'il eût marché sur un clou aigu.
—Eh! cher ami, les coquelicots ne sont pas une plante si dangereuse que vous l'aviez cru d'abord, et il n'est point du tout mort pour être tombé dessus; tout au contraire, il vit, et il est plus furieux que jamais.
—Bah! vraiment!
—Oh! mon Dieu, oui! il ne respire que vengeance, et il a juré de vous tuer à là première occasion. C'est comme cela.
—Il vit?
—Hélas! oui.
—Et quel est donc l'âne bâté de médecin qui l'a soigné?
—Le mien, cher ami.
—Comment! je n'en reviens pas, reprit Saint-Luc, écrasé par cette révélation. Ah çà, mais je suis déshonoré alors, vertubleu! moi qui ai annoncé sa mort à tout le monde. Il va trouver ses héritiers en deuil. Oh! mais je n'en aurai pas le démenti, je le rattraperai, et, à la prochaine rencontre, au lieu d'un coup d'épée, je lui en donnerai quatre, s'il le faut.
—A votre tour, calmez-vous, cher Saint-Luc, dit Bussy. En vérité, Monsoreau me sert mieux que vous ne pensez. Figurez-vous que c'est le duc qu'il soupçonne de vous avoir dépêché contre lui; c'est du duc qu'il est jaloux.—Moi, je suis un ange, un ami précieux, un Bayard; je suis son cher Bussy, enfin. C'est tout naturel, c'est cet animal de Remy qui l'a tiré d'affaire.
—Quelle sotte idée il a eue là!
—Que voulez-vous?… une idée d'honnête homme; il se figure que, parce qu'il est médecin, il doit guérir les gens.
—Mais c'est un visionnaire que ce gaillard-là!
—Bref, c'est à moi qu'il se prétend redevable de la vie; c'est à moi qu'il confie sa femme.
—Ah! je comprends que ce procédé vous fasse attendre plus tranquillement sa mort; mais il n'en est pas moins vrai que j'en suis tout émerveillé.
—Cher ami!
—D'honneur! je tombe des nues.
—Vous voyez qu'il ne s'agit pas pour le moment de M. de Monsoreau.
—Non! jouissons de la vie pendant qu'il est encore sur le flanc. Mais, pour le moment de sa convalescence, je vous préviens que je me commande une cotte de mailles et que je fais doubler mes volets en fer. Vous, informez-vous donc auprès du duc d'Anjou si sa bonne mère ne lui aurait pas donné quelque recette de contre-poison. En attendant, amusons-nous, très-cher, amusons-nous!
Bussy ne put s'empêcher de sourire. Il passa son bras sous celui de
Saint-Luc.
—Ainsi, dit-il, mon cher Saint-Luc, vous voyez que vous ne m'avez rendu qu'une moitié de service.
Saint-Luc le regarda d'un air étonné.
—C'est vrai, dit-il; voudriez-vous donc que je l'achevasse? ce serait dur; mais enfin, pour vous, mon cher Bussy, je suis prêt à faire bien des choses, surtout s'il me regarde avec cet oeil jaune. Pouah!
—Non, très-cher, non, je vous l'ai déjà dit, laissons là le Monsoreau, et, si vous me redevez quelque chose, rapportez ce quelque chose à un autre emploi.
—Voyons, dites, je vous écoute.
—Êtes-vous très-bien avec ces messieurs de la mignonnerie?
—Ma foi, poil à poil, comme chats et chiens au soleil; tant que le rayon nous échauffe tous, nous ne nous disons rien; si l'un de nous seulement prenait la part de lumière et de chaleur des autres, oh! alors, je ne réponds plus de rien: griffes et dents joueraient leur jeu.
—Eh bien! mon ami, ce que vous me dites là me charme.
—Ah! tant mieux!
—Admettons que le rayon soit intercepté.
—Admettons, soit.
—Alors montrez-moi vos belles dents blanches, allongez vos formidable griffes, et ouvrons la partie.
—Je ne vous comprends pas.
Bussy sourit.
—Vous allez, s'il vous plaît, cher ami, aborder M. de Quélus.
—Ah! ah! fit Saint-Luc.
—Vous commencez à comprendre, n'est-ce pas?….
—Oui.
—À merveille. Vous lui demanderez quel jour il lui plairait de me couper la gorge ou de se la faire couper par moi.
—Je le lui demanderai, cher ami.
—Cela ne vous fâche point?
—Moi, pas le moins du monde. J'irai quand vous voudrez, tout de suite, si cela peut vous être agréable.
—Un moment. En allant chez M. de Quélus, vous me ferez, par la même occasion, le plaisir de passer chez M. de Schomberg, à qui vous ferez la même proposition, n'est-ce pas?
—Ah! ah! dit Saint-Luc, à M. de Schomberg aussi. Diable! comme vous y allez, Bussy!
Bussy fit un geste qui n'admettait pas de réplique.
—Soit, dit Saint-Luc, votre volonté sera faite.
—Alors, mon cher Saint-Luc, reprit Bussy, puisque je vous trouve si aimable, vous entrerez au Louvre chez M. de Maugiron, à qui j'ai vu le hausse-col, signe qu'il est de garde; vous l'engagerez à se joindre aux autres, n'est-ce pas?….
—Oh! oh! fit Saint-Luc, trois; y songez-vous, Bussy? Est-ce tout, au moins?
—Non pas.
—Comment, non pas?
—De là, vous vous rendrez chez M. d'Épernon. Je ne vous arrête pas longtemps sur lui, car je le tiens pour un assez pauvre compagnon; mais enfin il fera nombre.
Saint-Luc laissa tomber ses deux bras de chaque côté de son corps et regarda Bussy.
—Quatre? murmura-t-il.
—C'est cela même, cher ami, dit Bussy en faisant de la tête un signe d'assentiment; quatre. Il va sans dire que je ne recommanderai pas à un homme de votre esprit, de voire bravoure et de votre courtoisie, de procéder vis-à-vis de ces messieurs avec toute la politesse que vous possédez à un si suprême degré.
—Oh! cher ami.
—Je m'en rapporte à vous pour faire cela… galamment. Que la chose soit accommodée de façon seigneuriale, n'est-ce pas?
—Vous serez content, mon ami.
Bussy tendit en souriant la main à Saint-Luc.
—À la bonne heure, dit-il. Ah! messieurs les mignons, nous allons donc rire à notre tour.
—Maintenant, cher ami, les conditions.
—Quelles conditions?
—Les vôtres.
—Moi, je n'en fais pas; j'accepterai celles de ces messieurs.
—Vos armes?
—Les armes de ces messieurs.
—Le jour, le lieu et l'heure?
—Le jour, le lieu et l'heure de ces messieurs.
—Mais enfin….
—Ne parlons pas de ces misères-là; faites et faites vite, cher ami. Je me promène là-bas dans le petit jardin du Louvre; vous m'y retrouverez, la commission faite.
—Alors, vous attendez?
—Oui.
—Attendez donc. Dame! ce sera peut-être un peu long.
—J'ai le temps.
Nous savons maintenant comment Saint-Luc trouva les quatre jeunes gens encore réunis dans la salle d'audience, et comment il entama l'entretien. Rejoignons-le donc dans l'antichambre de l'hôtel de Schomberg, où nous l'avons laissé, attendant cérémonieusement, et selon toutes les lois de l'étiquette en vogue à cette époque, tandis que les quatre favoris de Sa Majesté, se doutant de la cause de la visite de Saint-Luc, se posaient aux quatre points cardinaux du vaste salon.
Cela fait, les portes s'ouvrirent à deux battants, et un huissier vint saluer Saint-Luc, qui, le poing sur la hanche, relevant galamment son manteau avec sa rapière, sur la poignée de laquelle il appuyait sa main gauche, marcha, le chapeau à la main droite, jusqu'au milieu du seuil de la porte, où il s'arrêta avec une régularité qui eût fait honneur au plus habile architecte.
—M. d'Espinay de Saint-Luc! cria l'huissier.
Saint-Luc entra.
Schomberg, en sa qualité de maître de maison, se leva et vint au-devant de son hôte, qui, au lieu de le saluer, remit son chapeau sur sa tête.
Cette formalité donnait à la visite sa couleur et son intention.
Schomberg répondit par un salut, puis, se tournant vers Quélus:
—J'ai l'honneur de vous présenter, dit-il, M. Jacques de Lévis, comte de Quélus.
Saint-Luc fit un pas vers Quélus et salua, à son tour, profondément.
—Je cherchais monsieur, dit-il.
Quélus salua.
Schomberg reprit en se tournant vers un autre point de la salle.
—J'ai l'honneur de vous présenter M. Louis de Maugiron.
Même salutation de la part de Saint-Luc, même réponse de Maugiron.
—Je cherchais monsieur, dit Saint-Luc.
Pour d'Épernon ce fut la même cérémonie, faite avec le même flegme et la même lenteur.
Puis, à son tour, Schomberg se nomma lui-même et reçut le même compliment.
Cela fait, les quatre amis s'assirent, Saint-Luc resta debout.
—Monsieur le comte, dit-il à Quélus, vous avez insulté M. le comte Louis de Clermont d'Amboise, seigneur de Bussy, qui vous présente ses très-humbles civilités et vous appelle en combat singulier, tel jour et à telle heure qu'il vous conviendra, pour que vous combattiez avec telles armes qu'il vous plaira jusqu'à ce que mort s'en suive… Acceptez-vous?
—Certes, oui, répondit tranquillement Quélus, et M. le comte de Bussy me fait beaucoup d'honneur.
—Votre jour, monsieur le comte.
—Je n'ai pas de préférence; seulement j'aimerais mieux demain qu'après-demain, après-demain que les jours suivants.
—Votre heure?
—Le matin.
—Vos armes?
—La rapière et la dague, si M. de Bussy s'accommode de ces deux instruments.
Saint-Luc s'inclina.
—Tout ce que vous déciderez sur ce point, dit-il, fera loi pour M. de
Bussy.
Puis il s'adressa à Maugiron, qui répondit la même chose; puis successivement aux deux autres.
—Mais, dit Schomberg, qui reçut comme maître de maison le compliment le dernier, nous ne songeons pas à une chose, monsieur de Saint-Luc.
—A laquelle?
—C'est que, s'il nous plaisait,—le hasard fait parfois des choses bizarres,—s'il nous plaisait, dis-je, de choisir tous le même jour et la même heure, M. de Bussy pourrait être fort embarrassé.
Saint-Luc salua avec son plus courtois sourire sur les lèvres.
—Certes, dit-il, M. de Bussy serait embarrassé comme doit l'être tout gentilhomme en présence de quatre vaillants comme vous; mais il dit que le cas ne serait pas nouveau pour lui, puisque ce cas s'est déjà présenté aux Tournelles, près la Bastille.
—Et il nous combattrait tout quatre? dit d'Épernon.
—Tous quatre, reprit Saint-Luc.
—Séparément? demanda Schomberg.
—Séparément ou à la fois; le défi est tout ensemble individuel et collectif.
Les quatre jeunes gens se regardèrent; Quélus rompit le premier le silence.
—C'est fort beau de la part de M. de Bussy, dit-il, rouge de colère; mais, si peu que nous valions, nous pouvons isolément faire chacun notre besogne; nous accepterons donc la proposition du comte en nous succédant les uns aux autres, ou ce qui serait mieux encore….
Quélus regarda ses amis, qui, comprenant sans doute sa pensée, firent un signe d'assentiment.
—Ou ce qui serait mieux encore, reprit-il, comme nous ne cherchons pas à assassiner un galant homme, c'est que le hasard décidât lequel de nous écherra à M. de Bussy.
—Mais, dit vivement d'Épernon, les trois autres?
—Les trois autres? M. de Bussy a certes trop d'amis, et nous trop d'ennemis pour que les trois autres restent les bras croisés.
—Est-ce votre avis, messieurs? ajouta Quélus en se retournant vers ses compagnons.
—Oui, dirent-ils d'une commune voix.
—Il me serait même particulièrement agréable, dit Schomberg, que M. de Bussy invitât à cette fête M. de Livarot.
—Si j'osais émettre une opinion, dit Maugiron, je désirerais que M. de Balzac d'Antraguet en fût.
—Et la partie serait complète, dit Quélus, si M. de Ribérac voulait bien accompagner ses amis.
—Messieurs, dit Saint-Luc, je transmettrai vos désirs à M. le comte de Bussy, et je crois pouvoir vous répondre d'avance qu'il est trop courtois pour ne pas s'y conformer. Il ne me reste donc plus, messieurs, qu'à vous remercier bien sincèrement de la part de M. le comte.
Saint-Luc salua de nouveau, et l'on vit les quatre têtes des gentilshommes provoqués s'abaisser au niveau de la sienne.
Les quatre jeunes gens reconduisirent Saint-Luc jusqu'à la porte du salon.
Dans la dernière antichambre; il trouva les quatre laquais rassemblés.
Il tira sa bourse pleine d'or, et la jeta au milieu d'eux en disant:
—Voici pour boire à la santé de vos maîtres.
CHAPITRE XVIII
EN QUOI M. DE SAINT-LUC ÉTAIT PLUS CIVILISÉ QUE M. DE BUSSY, DES LEÇONS QU'IL LUI DONNA, ET DE L'USAGE QU'EN FIT L'AMANT DE LA BELLE DIANE.
Saint-Luc revint très-fier d'avoir si bien fait sa commission.
Bussy l'attendait et le remercia. Saint-Luc le trouva tout triste, ce qui n'était pas naturel chez un homme aussi brave à la nouvelle d'un bon et brillant duel.
—Ai-je mal fait les choses? dit Saint-Luc. Vous voilà tout hérissé.
—Ma foi, cher ami, je regrette qu'au lieu de prendre un terme vous n'ayez pas dit: «Tout de suite.»
—Ah! patience, les Angevins ne sont pas encore venus. Que diable! laissez-leur le temps de venir. Et puis, où est la nécessité de vous faire si vite une litière de morts et de mourants?
—C'est que je voudrais mourir le plus tôt possible.
Saint-Luc regarda Bussy avec cet étonnement que les gens parfaitement organisés éprouvent tout d'abord à la moindre apparence d'un malheur même étranger.
—Mourir! quand on a votre âge, votre maîtresse et votre nom!
—Oui! j'en tuerai, je suis sûr, quatre, et je recevrai un bon coup qui me tranquillisera éternellement.
—Des idées noires! Bussy.
—Je voudrais bien vous y voir, vous. Un mari qu'on croyait mort et qui revient; une femme qui ne peut plus quitter le chevet du lit de ce prétendu moribond; ne jamais se sourire, ne jamais se parler, ne jamais se toucher la main. Mordieu! je voudrais bien avoir quelqu'un à écharper….
Saint-Luc répondit à cette sortie par un éclat de rire qui fit envoler toute une volée de moineaux qui picotaient les sorbiers du petit jardin du Louvre.
—Ah! s'écria-t-il, que voilà un homme innocent! Dire que les femmes aiment ce Bussy, un écolier! Mais mon cher, vous perdez le sens: il n'y a pas d'amant aussi heureux que vous sur la terre.
—Ah! fort bien; prouvez-moi un peu cela, vous, homme marié!
—Nihil facilius, comme disait le jésuite Triquet, mon pédagogue; vous êtes l'ami de M. de Monsoreau?
—Ma foi! j'en ai honte, pour l'honneur de l'intelligence humaine. Ce butor m'appelle son ami.
—Eh bien, soyez son ami.
—Oh!… abuser de ce titre.
—Prorsus absurdum! disait toujours Triquet. Est-il vraiment votre ami?
—Mais il le dit.
—Non, puisqu'il vous rend malheureux. Or le but de l'amitié est de faire que les hommes soient heureux l'un par l'autre. Du moins c'est ainsi que Sa Majesté définit l'amitié, et le roi est lettré.
Bussy se mit à rire.
—Je continue, dit Saint-Luc. S'il vous rend malheureux, vous n'êtes pas amis; donc vous pouvez le traiter soit en indifférent, et alors lui prendre sa femme; soit en ennemi, et le retuer s'il n'est pas content.
—Au fait, dit Bussy, je le déteste.
—Et lui vous craint.
—Vous croyez qu'il ne m'aime pas?
—Dame, essayez. Prenez-lui sa femme, et vous verrez.
—Est-ce toujours la logique du père Triquet?
—Non, c'est la mienne.
—Je vous en fais mon compliment.
—Elle vous satisfait?
—Non. J'aime mieux être homme d'honneur.
—Et laisser madame de Monsoreau guérir moralement et physiquement son mari? Car enfin, si vous vous faite* tuer, il est certain qu'elle s'attachera au seul homme qui lui reste….
Bussy fronça le sourcil.
—Mais, au surplus, ajouta Saint-Luc, voici madame de Saint-Luc, elle est de bon conseil. Après s'être fait un bouquet dans les parterres de la reine mère, elle sera de bonne humeur. Écoutez-la, elle parle d'or.
En effet, Jeanne arrivait radieuse, éblouissante de bonheur et pétillante de malice. Il y a de ces heureuses natures qui font de tout ce qui les environne, comme l'alouette aux champs, un réveil joyeux, un riant augure.
Bussy la salua en ami. Elle lui tendit la main, ce qui prouve bien que ce n'est pas le plénipotentiaire Dubois qui a rapporté cette mode d'Angleterre avec le traité de la quadruple alliance.
—Comment vont les amours? dit-elle en liant son bouquet avec une tresse d'or.
—Ils se meurent, dit Bussy.
—Bon! ils sont blessés, et ils s'évanouissent, dit Saint-Luc; je gage que vous allez les faire revenir à eux, Jeanne.
—Voyons, dit-elle, qu'on me montre la plaie.
—En deux mots, voici, reprit Saint-Luc. M. de Bussy n'aime pas à sourire au comte de Monsoreau, et il a formé le dessein de se retirer.
—Et de lui laisser Diane? s'écria Jeanne avec effroi.
Bussy, inquiet de cette première démonstration, ajouta:
—Oh! madame, Saint-Luc ne vous dit pas que je veux mourir.
Jeanne le regarda un moment avec une compassion qui n'était pas évangélique.
—Pauvre Diane! murmura-t-elle; aimez donc! Décidément les hommes sont tous des ingrats!
—Bon! fît Saint-Luc, voilà la morale de ma femme.
—Ingrat, moi! s'écria Bussy, parce que je crains d'avilir mon amour en le soumettant aux lâches pratiques de l'hypocrisie.
—Eh! monsieur, ce n'est là qu'un méchant prétexte, dit Jeanne. Si vous étiez bien épris, vous ne craindriez qu'une sorte d'avilissement; n'être plus aimé.
—Ah! ah! fit Saint-Luc, ouvrez votre escarcelle, mon cher.
—Mais, madame, dit affectueusement Bussy, il est des sacrifices tels….
—Plus un mot. Avouez que vous n'aimez plus Diane, ce sera plus digne d'un galant homme.
Bussy pâlit à cette seule idée.
—Vous n'osez pas le dire; eh bien, moi, je le lui dirai.
—Madame! madame!
—Vous êtes plaisants, vous autres, avec vos sacrifices… Et nous, n'en faisons-nous pas, des sacrifices? Quoi! s'exposer à se faire massacrer par ce tigre de Monsoreau; conserver tous ses droits à un homme en déployant une force, une volonté dont Samson et Annibal eussent été incapables; dompter la bête féroce de Mars pour l'atteler au char de M. le triomphateur, ce n'est pas de l'héroïsme! Oh! je le jure, Diane est sublime, et je n'eusse pas fait le quart de ce qu'elle fait chaque jour.
—Merci, répondit Saint-Luc avec un salut révérencieux, qui fit éclater Jeanne de rire.
Bussy hésitait.
—Et il réfléchit! s'écria Jeanne; il ne tombe pas à genoux, il ne fait pas son mea culpa!
—Vous avez raison, répliqua Bussy, je ne suis qu'un homme, c'est-à-dire une créature imparfaite et inférieure à la plus vulgaire des femmes.
—C'est bien heureux, dit Jeanne, que vous soyez convaincu.
—Que m'ordonnez-vous?
—Allez tout de suite rendre visite….
—A M. de Monsoreau?
—Eh! qui vous parle de cela?… à Diane.
—Mais ils ne se quittent pas, ce me semble.
—Quand vous alliez voir si souvent madame de Barbezieux, n'avait-elle pas toujours près d'elle ce gros singe qui vous mordait parce qu'il était jaloux?
Bussy se mit à rire, Saint-Luc l'imita, Jeanne suivit leur exemple; ce fut un trio d'hilarité qui attira aux fenêtres tout ce qui se promenait de courtisans dans les galeries.
—Madame, dit enfin Bussy, je m'en vais chez M. de Monsoreau. Adieu.
Et sur ce, ils se séparèrent, Bussy ayant recommandé à Saint-Luc de ne rien dire de la provocation adressée aux mignons.
Il s'en retourna en effet chez M. de Monsoreau, qu'il trouva au lit.
Le comte poussa des cris de joie en l'apercevant. Remy venait de promettre que sa blessure serait guérie avant trois semaines.
Diane posa un doigt sur ses lèvres: c'était sa manière de saluer.
Il fallut raconter au comte toute l'histoire du la commission dont le duc d'Anjou avait chargé Bussy, la visite à la cour, le malaise du roi, la froide mine des mignons. Froide mine fut le mot dont se servit Bussy. Diane ne fit qu'en rire.
Monsoreau, tout pensif à ces nouvelles, pria Bussy de se pencher vers lui, et lui dit à l'oreille:
—Il y a encore des projets sous jeu, n'est-ce pas?
—Je le crois, répliqua Bussy.
—Croyez-moi, dit Monsoreau, ne vous compromettez pas pour ce vilain homme; je le connais, il est perfide: je vous réponds qu'il n'hésite jamais au bord d'une trahison.
—Je le sais, dit Bussy avec un sourire qui rappela au comte la circonstance dans laquelle lui, Bussy, avait souffert de cette trahison du duc.
—C'est que, voyez-vous, dit Monsoreau, vous êtes mon ami, et je veux vous mettre en garde. Au surplus, chaque fois que vous aurez une position difficile, demandez-moi conseil.
—Monsieur! monsieur! il faut dormir après le pansement, dit Remy; allons, dormez!
—Oui, cher docteur. Mon ami, faites donc un tour de promenade avec madame de Monsoreau, dit le comte. On dit que le jardin est charmant cette année.
—A vos ordres, répondit Bussy.
CHAPITRE XIX
LES PRÉCAUTIONS DE M. DE MONSOREAU.
Saint-Luc avait raison, Jeanne avait raison; au bout de huit jours,
Bussy s'en était aperçu et leur rendait pleinement justice.
Être un homme d'autrefois eût été grand et beau pour la postérité; mais c'était n'être plus qu'un vieil homme, et Bussy, oublieux de Plutarque, qui avait cessé d'être son auteur favori depuis que l'amour l'avait corrompu, Bussy, beau comme Alcibiade, ne se souciant plus que du présent, se montrait désormais peu friand d'un article d'histoire près de Scipion ou de Bayard en leur jour de continence.
Diane était plus simple, plus nature, comme on dit aujourd'hui. Elle se laissait aller aux deux instincts que le misanthrope Figaro reconnaît innés dans l'espèce: aimer et tromper. Elle n'avait jamais eu l'idée de pousser jusqu'à la spéculation philosophique ses opinions sur ce que Charron et Montaigne appellent l'honneste.
—Aimer Bussy, c'était sa logique,—n'être qu'à Bussy, c'était sa morale,—frissonner de tout son corps au simple contact de sa main effleurée, c'était sa métaphysique.
M. de Monsoreau,—il y avait déjà quinze jours que l'accident lui était arrivé,—M. de Monsoreau, disons-nous, se portait de mieux en mieux. Il avait évité la fièvre, grâce aux applications d'eau froide, ce nouveau remède que le hasard ou la Providence avait découvert à Ambroise Paré, quand il éprouva tout à coup une grande secousse: il apprit que M. le duc d'Anjou venait d'arriver à Paris avec la reine mère et ses Angevins.
Le comte avait raison de s'inquiéter: car, le lendemain de son arrivée, le prince, sous prétexte de venir prendre de ses nouvelles, se présenta dans son hôtel de la rue des Petits-Pères. Il n'y a pas moyen de fermer sa porte à une Altesse royale qui vous donne une preuve d'un si tendre intérêt: M. de Monsoreau reçut le prince, et le prince fut charmant pour le grand veneur, et surtout pour sa femme.
Aussitôt le prince sorti, M. de Monsoreau appela Diane, s'appuya sur son bras, et, malgré les cris de Remy, fit trois fois le tour de son fauteuil.
Après quoi il se rassit dans ce même fauteuil, autour duquel il venait, comme nous l'avons dit, de tracer une triple ligne de circonvallation; il avait l'air très-satisfait, et Diane devina à son sourire qu'il méditait quelque sournoiserie.
Mais ceci rentre dans l'histoire privée de la maison de Monsoreau. Revenons donc à l'arrivée de M. le duc d'Anjou, laquelle appartient à la partie épique de ce livre.
Ce ne fut pas, comme on le pense bien, un jour indifférent aux observateurs, que le jour où Monseigneur François de Valois fit sa rentrée au Louvre. Voici ce qu'ils remarquèrent:
Beaucoup de morgue de la part du roi;
Une grande tiédeur de la part de la reine mère;
Et une humble insolence de la part de M. le duc d'Anjou, qui semblait dire:
—Pourquoi diable me rappelez-vous, si vous me faites, quand j'arrive, cette fâcheuse mine?
Toute cette réception était assaisonnée des regards rutilants, flamboyants, dévorants, de MM. de Livarot, de Ribérac et d'Antraguet, lesquels, prévenus par Bussy, étaient bien aises de faire comprendre à leurs futurs adversaires que, s'il y avait empêchement au combat, cet empêchement, pour sûr, ne viendrait pas de leur part.
Chicot, ce jour-là, fit plus d'allées et de venues que César la veille de la bataille de Pharsale.
Puis tout rentra dans le calme plat.
Le surlendemain de sa rentrée au Louvre, le duc d'Anjou vint faire une seconde visite au blessé.
Monsoreau, instruit des moindres particularités de l'entrevue du roi avec son frère, caressa du geste et de la voix M. le duc d'Anjou, pour l'entretenir dans les plus hostiles dispositions.
Puis, comme il allait de mieux en mieux, quand le duc fut parti, il reprit le bras de sa femme, et, au lieu de faire trois fois le tour de son fauteuil, il fit une fois le tour de sa chambre.
Après quoi, il se rassit d'un air encore plus satisfait que la première fois.
Le même soir, Diane prévint Bussy que M. de Monsoreau méditait bien certainement quelque chose.
Un instant après, Monsoreau et Bussy se trouvèrent seuls.
—Quand je pense, dit Monsoreau à Bussy, que ce prince, qui me fait si bonne mine, est mon ennemi mortel, et que c'est lui qui m'a fait assassiner par M. de Saint-Luc!
—Oh! assassiner! dit Bussy; prenez garde, monsieur le comte, Saint-Luc est bon gentilhomme, et vous avouez vous-même que vous l'aviez provoqué, que vous aviez tiré l'épée le premier, et que vous avez reçu le coup en combattant.
—D'accord, mais il n'en est pas moins vrai qu'il obéissait aux instigations du duc d'Anjou.
—Écoutez, dit Bussy, je connais le duc, et surtout je connais M. de Saint-Luc. Je dois vous dire que M. de Saint-Luc est tout entier au roi, et pas du tout au prince. Ah! si votre coup d'épée vous venait d'Antraguet, de Livarot ou de Ribérac, je ne dis pas… mais de Saint-Luc….
—Vous ne connaissez pas l'histoire de France comme je la connais, mon cher monsieur de Bussy, dit Monsoreau obstiné dans son opinion.
Bussy eût pu lui répondre, que s'il connaissait mal l'histoire de France, il connaissait en échange parfaitement celle de l'Anjou, et surtout de la partie de l'Anjou où était enclavé Méridor.
Enfin Monsoreau en vint à se lever et à descendre dans le jardin.
—Cela me suffit, dit-il en remontant. Ce soir, nous déménagerons.
—Pourquoi cela? dit Remy. Est-ce que vous n'êtes pas en bon air dans la rue des Petits-Pères, ou la distraction vous manque-t-elle?
—Au contraire, dit Monsoreau, j'en ai trop, de distractions; M. d'Anjou me fatigue avec ses visites. Il amène toujours avec lui une trentaine de gentilshommes, et le bruit de leurs éperons m'agace horriblement les nerfs.
—Mais où allez-vous?
—J'ai ordonné qu'on mît en état ma petite maison des Tournelles.
Bussy et Diane, car Bussy était toujours là, échangèrent un regard amoureux de souvenir.
—Comment, cette bicoque! s'écria étourdiment Remy.
—Ah! ah! vous la connaissez? fit Monsoreau.
—Pardieu! dit le jeune homme, qui ne connaît pas les habitations de
M. le grand veneur de France, et surtout quand on a demeuré rue
Beautreillis?
Monsoreau, par l'habitude, roula quelque vague soupçon dans son esprit.
—Oui, oui, j'irai là, dit-il, et j'y serai bien. On n'y peut recevoir que quatre personnes au plus. C'est une forteresse, et, par la fenêtre, on voit, à trois cents pas de distance, ceux qui viennent vous faire visite.
—De sorte? demanda Remy.
—De sorte qu'on peut les éviter quand on veut, dit Monsoreau, surtout quand on se porte bien.
Bussy se mordit les lèvres, il craignait qu'il ne vînt un temps où
Monsoreau l'éviterait à son tour.
Diane soupira. Elle se souvenait avoir vu, dans cette petite maison,
Bussy blessé, évanoui sur son lit.
Remy réfléchit; aussi fut-il le premier des trois qui parla.
—Vous ne le pouvez pas, dit-il.
—Et pourquoi cela, s'il vous plaît, monsieur le docteur?
—Parce qu'un grand veneur de France a des réceptions à faire, des valets à entretenir, des équipages à soigner. Qu'il ait un palais pour ses chiens, cela se conçoit, mais qu'il ait un chenil pour lui, c'est impossible.
—Hum! fit Monsoreau d'un ton qui voulait dire: C'est vrai.
—Et puis, dit Remy, car je suis le médecin du coeur comme celui du corps, ce n'est pas votre séjour ici qui vous préoccupe.
—Qu'est-ce donc?
—C'est celui de madame.
—Eh bien?
—Eh bien, faites déménager la comtesse.
—M'en séparer! s'écria Monsoreau en fixant sur Diane un regard où il y avait, certes, plus de colère que d'amour.
—Alors, séparez-vous de votre charge, donnez votre démission de grand veneur; je crois que ce serait sage: car vraiment ou vous ferez ou vous ne ferez pas votre service; si vous ne le faites pas, vous mécontenterez le roi, et si vous le faites….
—Je ferai ce qu'il faudra faire, dit Monsoreau les dents serrées, mais je ne quitterai pas la comtesse.
Le comte achevait ces mots, lorsqu'on entendit dans la cour un grand bruit de chevaux et de voix.
Monsoreau frémit.
—Encore le duc! murmura-t-il.
—Oui, justement, dit Remy en allant à la fenêtre.
Le jeune homme n'avait point achevé que, grâce au privilège qu'ont les princes d'entrer sans être annoncés, le duc entra dans la chambre.
Monsoreau était aux aguets, il vit que le premier coup d'oeil de
François avait été pour Diane.
Bientôt les galanteries intarissables du duc l'éclairèrent mieux encore; il apportait à Diane un de ces rares bijoux comme en faisaient trois ou quatre en leur vie ces patients et généreux artistes qui illustrèrent un temps où, malgré cette lenteur à les produire, les chefs-d'oeuvre étaient plus fréquents qu'aujourd'hui.
C'était un charmant poignard au manche d'or ciselé; ce manche était un flacon; sur la lame courait toute une chasse, burinée avec un merveilleux talent: chiens, chevaux, chasseurs, gibier, arbres et ciel, s'y confondaient dans un pêle-mêle harmonieux qui forçait le regard à demeurer longtemps fixé sur cette lame d'azur et d'or.
—Voyons, dit Monsoreau, qui craignait qu'il n'y eût quelque billet caché dans le manche.
Le prince alla au-devant de cette crainte en le séparant en deux parties.
—A vous qui êtes chasseur, la lame, dit-il; à la comtesse, le manche.
Bonjour, Bussy, vous voilà donc ami intime avec le comte, maintenant?
Diane rougit.
Bussy, au contraire, demeura assez maître de lui-même.
—Monseigneur, dit-il, vous oubliez que Votre Altesse elle-même m'a chargé ce matin de venir savoir des nouvelles de M. de Monsoreau. J'ai obéi, comme toujours, aux ordres de Votre Altesse.
—C'est vrai, dit le duc.
Puis, il alla s'asseoir près de Diane, et lui parla bas.
Au bout d'un instant:
—Comte, dit-il, il fait horriblement chaud dans cette chambre de malade. Je vois que la comtesse étouffe, et je vais lui offrir le bras pour lui faire faire un tour de jardin.
Le mari et l'amant échangèrent un regard courroucé.
Diane, invitée à descendre, se leva et posa son bras sur celui du prince.
—Donnez-moi le bras, dit Monsoreau à Bussy. Et Monsoreau descendit derrière sa femme.
—Ah! ah! dit le duc, il paraît que vous allez tout à fait bien?
—Oui, monseigneur, et j'espère être bientôt en état de pouvoir accompagner madame de Monsoreau partout où elle ira.
—Bon! mais, en attendant, il ne faut pas vous fatiguer.
Monsoreau lui-même sentait combien était juste la recommandation du prince.
Il s'assit à un endroit d'où il ne pouvait le perdre de vue.
—Tenez, comte, dit-il à Bussy, si vous étiez bien aimable, dès ce soir vous escorteriez madame de Monsoreau jusqu'à mon petit hôtel de la Bastille; je l'y aime mieux qu'ici, en vérité. Arrachée à Méridor aux griffes de ce vautour, je ne le laisserai pas la dévorer à Paris.
—Non pas, monsieur, dit Remy à son maître, non pas, vous ne pouvez accepter.
—Et pourquoi cela? dit Monsoreau.
—Parce que vous êtes à M. d'Anjou, et que M. d'Anjou ne vous pardonnerait jamais d'avoir aidé le comte à lui jouer un pareil tour.
—Que m'importe? allait s'écrier l'impétueux jeune homme, lorsque un coup d'oeil de Remy lui indiqua qu'il devait se taire.
Monsoreau réfléchissait.
—Remy a raison, dit-il, ce n'est point de vous que je dois réclamer un pareil service; j'irai moi-même la conduire: car, demain ou après demain, je serai en mesure d'habiter cette maison.
—Folie, dit Bussy, vous perdrez votre charge.
—C'est possible, dit le comte, mais je garderai ma femme.
Et il accompagna ces paroles d'un froncement de sourcils qui fit soupirer Bussy.
En effet, le soir même, le comte conduisit sa femme à sa maison des
Tournelles, bien connue de nos lecteurs.
Remy aida le convalescent à s'y installer.
Puis, comme c'était un homme d'un dévouement à toute épreuve, comme il comprit que, dans ce local resserré, Bussy aurait grand besoin de lui, il se rapprocha de Gertrude, qui commença par le battre, et finit par lui pardonner.
Diane reprit sa chambre, située sur le devant, cette chambre au portail et au lit de damas blanc et or.
Un corridor seulement séparait cette chambre de celle du comte de
Monsoreau.
Bussy s'arrachait des poignées de cheveux.
Saint-Luc prétendait que les échelles de corde, étant arrivées à leur plus haute perfection, pouvaient à merveille remplacer les escaliers.
Monsoreau se frottait les mains, et souriait en songeant au dépit de
M. le duc d'Anjou.
CHAPITRE XX
UNE VISITE A LA MAISON DES TOURNELLES.
La surexcitation tient lieu, à quelques hommes, de passion réelle, comme la faim donne au loup et à la hyène une apparence de courage.
C'était sous l'impression d'un sentiment pareil que M. d'Anjou, dont le dépit ne pourrait se décrire lorsqu'il ne retrouva plus Diane à Méridor, était revenu à Paris; à son retour, il était presque amoureux de cette femme, et cela justement parce qu'on la lui enlevait.
Il en résultait que sa haine pour Monsoreau, haine qui datait du jour où il avait appris que le comte le trahissait, il en résultait, disons-nous, que sa haine s'était changée en une sorte de fureur, d'autant plus dangereuse, qu'ayant expérimenté déjà le caractère énergique du comte, il voulait se tenir prêt à frapper sans donner prise sur lui-même.
D'un autre côté, il n'avait pas renoncé à ses espérances politiques, bien au contraire; et l'assurance qu'il avait prise de sa propre importance l'avait grandi à ses propres yeux. A peine de retour à Paris, il avait donc recommencé ses ténébreuses et souterraines machinations. Le moment était favorable. Bon nombre de ces conspirateurs chancelants, qui sont dévoués au succès, rassurés par l'espèce de triomphe que la faiblesse du roi et l'astuce de Catherine venaient de donner aux Angevins, s'empressaient autour du duc d'Anjou, ralliant, par des fils imperceptibles mais puissants, la cause du prince à celle des Guises, qui demeuraient prudemment dans l'ombre, et qui gardaient un silence dont Chicot se trouvait fort alarmé.
Au reste, plus d'épanchement politique du duc envers Bussy: une hypocrisie amicale, voilà tout. Le prince était vaguement troublé d'avoir vu le jeune homme chez Monsoreau, et il lui gardait rancune de cette confiance que Monsoreau, si défiant, avait néanmoins envers lui. Il s'effrayait aussi de cette joie qui épanouissait le visage de Diane, de ces fraîches couleurs qui la rendaient si désirable, d'adorable qu'elle était. Le prince savait que les fleurs ne se colorent et ne se parfument qu'au soleil, et les femmes qu'à l'amour. Diane était visiblement heureuse, et pour le prince, toujours malveillant et soucieux, le bonheur d'autrui semblait une hostilité.
Né prince, devenu puissant par une route sombre et tortueuse, décidé à se servir de la force, soit pour ses amours, soit pour ses vengeances, depuis que la force lui avait réussi; bien conseillé, d'ailleurs, par Aurilly, le duc pensa qu'il serait honteux pour lui d'être ainsi arrêté dans ses désirs par des obstacles aussi ridicules que le sont une jalousie de mari et une répugnance de femme.
Un jour qu'il avait mal dormi et qu'il avait passé la nuit à poursuivre ces mauvais rêves qu'on fait dans un demi-sommeil fiévreux, il sentit qu'il était monté au ton de ses désirs, et commanda ses équipages pour aller voir Monsoreau.
Monsoreau, comme on le sait, était parti pour sa maison des
Tournelles.
Le prince sourit à cette annonce. C'était la petite pièce de la comédie de Méridor. Il s'enquit, mais pour la forme seulement, de l'endroit où était située cette maison; on lui répondit que c'était sur la place Saint-Antoine, et, se retournant alors vers Bussy, qui l'avait accompagné: —Puisqu'il est aux Tournelles, dit-il, allons aux Tournelles.
L'escorte se remit en marche, et bientôt tout le quartier fut en rumeur par la présence de ces vingt-quatre beaux gentilshommes, qui composaient d'ordinaire la suite du prince, et qui avaient chacun deux laquais et trois chevaux.
Le prince connaissait bien la maison et la porte; Bussy ne la connaissait pas moins bien que lui. Ils s'arrêtèrent tous deux devant la porte, s'engagèrent dans l'allée et montèrent tous deux; seulement, le prince entra dans les appartements, et Bussy demeura sur le palier.
Il résulta de cet arrangement que le prince, qui paraissait le privilégié, ne vit que Monsoreau, lequel le reçut couché sur une chaise longue, tandis que Bussy fut reçu dans les bras de Diane, qui l'étreignirent fort tendrement, tandis que Gertrude faisait le guet.
Monsoreau, naturellement pâle, devint livide en apercevant le prince.
C'était sa vision terrible.
—Monseigneur, dit-il frissonnant de contrariété, monseigneur, dans cette pauvre maison! en vérité, c'est trop d'honneur pour le peu que je suis.
L'ironie était visible, car à peine le comte se donnait-il la peine de la déguiser.
Cependant le prince ne parut aucunement la remarquer, et, s'approchant du convalescent avec un sourire:
—Partout où va un ami souffrant, dit-il, j'irai pour demander de ses nouvelles.
—En vérité, prince, Votre Altesse a dit le mot ami, je crois.
—Je l'ai dit, mon cher comte. Comment allez-vous?
—Beaucoup mieux, monseigneur; je me lève, je vais, je viens, et, dans huit jours, il n'y paraîtra plus.
—Est-ce votre médecin qui vous a prescrit l'air de la Bastille? demanda le prince avec l'accent le plus candide du monde.
—Oui, monseigneur.
—N'étiez-vous pas bien rue des Petits-Pères?
—Non, monseigneur; j'y recevais trop de monde, et ce monde menait trop grand bruit.
Le comte prononça ces paroles avec un ton de fermeté qui n'échappa point au prince, et cependant le prince ne parut point y faire attention.
—Mais vous n'avez point de jardin ici, ce me semble? dit-il.
—Le jardin me faisait tort, monseigneur, répondit Monsoreau.
—Mais où vous promeniez-vous, mon cher?
—Justement, monseigneur, je ne me promenais pas.
Le prince se mordit les lèvres et se renversa sur sa chaise.
—Vous savez, comte, dit-il après un moment de silence, que l'on demande beaucoup votre charge de grand veneur au roi?
—Bah! et sous quel prétexte, monseigneur?
—Beaucoup prétendent que vous êtes mort.
—Oh! monseigneur, j'en suis sûr, répond que je ne le suis pas.
—Moi, je ne réponds rien du tout. Vous vous enterrez, mon cher, donc vous êtes mort.
Monsoreau se mordit les lèvres à son tour.
—Que voulez-vous, monseigneur? dit-il, je perdrai mes charges.
—Vraiment?
—Oui; il y a des choses que je leur préfère.
—Ah! fit le prince, c'est fort désintéressé de votre part.
—Je suis fait ainsi, monseigneur.
—En ce cas, puisque vous êtes ainsi fait, vous ne trouveriez pas mauvais que le roi le sût.
—Qui le lui dirait?
—Dame! s'il m'interroge, il faudra bien que je lui répète notre conversation.
—Ma foi, monseigneur, si l'on répétait au roi tout ce qui se dit à
Paris, Sa Majesté n'aurait pas assez de ses deux oreilles.
—Que se dit-il donc à Paris, monsieur? dit le prince en se retournant vers le comte aussi vivement que si un serpent l'eût piqué.
Monsoreau vit que, tout doucement, la conversation avait pris une tournure un peu trop sérieuse pour un convalescent n'ayant pas encore toute liberté d'agir. Il calma la colère qui bouillonnait au fond de son âme, et, prenant un visage indifférent:
—Que sais-je, moi, pauvre paralytique? dit-il. Les événements passent, et j'en aperçois à peine l'ombre. Si le roi est dépité de me voir si mal faire son service, il a tort.
—Comment cela?
—Sans doute; mon accident….
—Eh bien?
—Vient un peu de sa faute.
—Expliquez-vous.
—Dame! M. de Saint-Luc, qui m'a donné ce coup d'épée, n'est-il pas des plus chers amis du roi? C'est le roi qui lui a montré la botte secrète à l'aide de laquelle il m'a troué la poitrine, et rien ne me dit même que ce ne soit pas le roi qui me l'ait tout doucement dépêché.
Le duc d'Anjou fit presque un signe d'approbation.
—Vous avez raison, dit-il; mais enfin le roi est le roi.
—Jusqu'à ce qu'il ne le soit plus, n'est-ce pas? dit Monsoreau.
Le duc tressaillit.
—A propos, dit-il, madame de Monsoreau ne loge-t-elle donc pas ici?
—Monseigneur, elle est malade en ce moment; sans quoi elle serait déjà venue vous présenter ses très-humbles hommages.
—Malade? Pauvre femme!
—Oui, monseigneur.
—Le chagrin de vous avoir vu souffrir?
—D'abord; puis la fatigue de cette translation.
—Espérons que l'indisposition sera de courte durée, mon cher comte.
Vous avez un médecin si habile!
Et il leva le siège.
—Le fait est, dit Monsoreau, que ce cher Remy m'a admirablement soigné.
—Mais c'est le médecin de Bussy que vous me nommez là.
—Le comte me l'a donné en effet, monseigneur.
—Vous êtes donc très-lié avec Bussy?
—C'est mon meilleur, je devrais même dire c'est mon seul ami, répondit froidement Monsoreau.
—Adieu, comte, dit le prince en soulevant la portière de damas.
Au même instant, et comme il passait la tête sous la tapisserie, il crut voir comme un bout de robe s'effacer dans la chambre voisine, et Bussy apparut tout à coup à son poste au milieu du corridor.
Le soupçon grandit chez le duc.
—Nous partons, dit-il à Bussy.
Bussy, sans répondre, descendit aussitôt pour donner à l'escorte l'ordre de se préparer, mais peut-être bien aussi pour cacher sa rougeur au prince.
Le duc, resté seul sur le palier, essaya de pénétrer dans le corridor où il avait vu disparaître la robe de soie.
Mais, en se retournant, il remarqua que Monsoreau l'avait suivi et se tenait debout, pâle et appuyé au chambranle, sur le seuil de la porte.
—Votre Altesse se trompe de chemin, dit froidement le comte.
—C'est vrai, balbutia le duc, merci.
Et il descendit, la rage dans le coeur.
Pendant toute la route, qui était longue cependant, Bussy et lui n'échangèrent pas une seule parole.
Bussy quitta le duc à la porte de son hôtel.
Lorsque le duc fut rentré et seul dans son cabinet, Aurilly s'y glissa mystérieusement.
—Eh bien, dit le duc en l'apercevant, je suis bafoué par le mari.
—Et peut-être aussi par l'amant, monseigneur, dit le musicien.
—Que dis-tu?
—La vérité, Altesse.
—Achève alors.
—Écoutez, monseigneur, j'espère que vous me pardonnerez, car c'était pour le service de Votre Altesse.
—Va, c'est convenu, je te pardonne d'avance.
—Eh bien, j'ai guetté sous un hangar après que vous fûtes monté.
—Ah! ah! et qu'as-tu vu?
—J'ai vu paraître une robe de femme, j'ai vu cette femme se pencher, j'ai vu deux bras se nouer autour de son cou; et, comme mon oreille est exercée, j'ai entendu fort distinctement le bruit d'un long et tendre baiser.
—Mais quel était l'homme? demanda le duc. L'as-tu reconnu, lui?
—Je ne puis reconnaître des bras, dit Aurilly. Les gants n'ont pas de visage, monseigneur.
—Oui, mais on peut reconnaître des gants.
—En effet, il m'a semblé… dit Aurilly.
—Que tu les reconnaissais, n'est-ce pas? Allons donc!
—Mais ce n'est qu'une présomption.
—N'importe, dis toujours.
—Eh bien, monseigneur, il m'a semblé que c'étaient les gants de M. de
Bussy.
—Des gants de buffle brodés d'or, n'est-ce pas? s'écria le duc, aux yeux duquel disparut tout à coup le nuage qui voilait la vérité.
—De buffle brodés d'or; oui, monseigneur, c'est cela, répéta Aurilly.
—Ah! Bussy! oui, Bussy! c'est Bussy! s'écria de nouveau le duc; aveugle que j'étais! ou plutôt, non, je n'étais pas aveugle. Seulement, je ne pouvais croire à tant d'audace.
—Prenez-y garde, dit Aurilly, il me semble que Votre Altesse parle bien haut.
—Bussy! répéta encore une fois le duc, se rappelant mille circonstances qui avaient passé inaperçues, et qui, maintenant, repassaient grandissantes devant ses yeux.
—Cependant, monseigneur, dit Aurilly, il ne faudrait pas croire trop légèrement; ne pouvait-il y avoir un homme caché dans la chambre de madame de Monsoreau?
—Oui, sans doute; mais Bussy, Bussy, qui était dans le corridor, l'aurait vu, cet homme.
—C'est vrai, monseigneur.
—Et puis, les gants, les gants.
—C'est encore vrai; et puis, outre le bruit du baiser, j'ai encore entendu….
—Quoi?
—Trois mots.
—Lesquels?
—Les voici: A demain soir!
—O mon Dieu!
—De sorte que si nous voulions, monseigneur, un peu recommencer cet exercice que nous faisions autrefois, eh bien, nous serions sûrs….
—Aurilly, demain soir nous recommencerons.
—Votre Altesse sait que je suis à ses ordres.
—Bien. Ah! Bussy! répéta le duc entre ses dents, Bussy, traître à son seigneur! Bussy, cet épouvantail de tous! Bussy, l'honnête homme…. Bussy, qui ne veut pas que je sois roi de France!….
Et le duc, souriant avec une infernale joie, congédia Aurilly pour réfléchir à son aise.
CHAPITRE XXI
LES GUETTEURS.
Aurilly et le duc d'Anjou se tinrent mutuellement parole. Le duc retint près de lui Bussy tant qu'il put pendant le jour, afin de ne perdre aucune de ses démarches.
Bussy ne demandait pas mieux que de faire, pendant le jour, sa cour au prince; de cette façon, il avait la soirée libre. C'était sa méthode, et il la pratiquait même sans arrière-pensée.
A dix heures du soir, il s'enveloppa de son manteau, et, son échelle sous le bras, il s'achemina vers la Bastille.
Le duc, qui ignorait que Bussy avait une échelle dans son antichambre, qui ne pouvait croire que l'on marchât seul ainsi dans les rues de Paris, le duc qui pensait que Bussy passerait par son hôtel pour prendre un cheval et un serviteur, perdit dix minutes en apprêts. Pendant ces dix minutes, Bussy, leste et amoureux, avait déjà fait les trois quarts du chemin.
Bussy fut heureux comme le sont d'ordinaire les gens hardis: il ne fit aucune rencontre par les chemins, et, en approchant, il vit de la lumière aux vitres.
C'était le signal convenu entre lui et Diane.
Il jeta son échelle au balcon. Cette échelle, munie de six crampons placés en sens inverses, accrochait toujours quelque chose.
Au bruit, Diane éteignit sa lampe et ouvrit la fenêtre pour assurer l'échelle.
La chose fut faite en un instant.
Diane jeta les yeux sur la place; elle fouilla du regard tous les coins et recoins: la place lui parut déserte.
Alors elle fit signe à Bussy qu'il pouvait monter.
Bussy, sur ce signe, escalada les échelons deux à deux. Il y en avait dix: ce fut l'affaire de cinq enjambées, c'est-à-dire de cinq secondes.
Ce moment avait été heureusement choisi: car, tandis que Bussy montait par la fenêtre, M. de Monsoreau, après avoir écouté patiemment pendant plus de dix minutes à la porte de sa femme, descendait péniblement l'escalier, appuyé sur le bras d'un valet de confiance, lequel remplaçait Remy avec avantage, toutes les fois qu'il ne s'agissait ni d'appareils ni de topiques.
Cette double manoeuvre, qu'on eût dite combinée par un habile stratégiste, s'exécuta de cette façon, que Monsoreau ouvrait la porte de la rue juste au moment où Bussy retirait son échelle et où Diane fermait sa fenêtre.
Monsoreau se trouva dans la rue; mais, nous l'avons dit, la rue était déserte, et le comte ne vit rien.
—Aurais-tu été mal renseigné? demanda Monsoreau à son domestique.
—Non, monseigneur, répondit celui-ci. Je quitte l'hôtel d'Anjou, et le maître palefrenier, qui est de mes amis, m'a dit positivement que monseigneur avait commandé deux chevaux pour ce soir. Maintenant, monseigneur, peut-être était-ce pour aller tout autre part qu'ici.
—Où veux-tu qu'il aille? dit Monsoreau d'un air sombre.
Le comte était comme tous les jaloux, qui ne croient pas que le reste de l'humanité puisse être préoccupée d'autre chose que de les tourmenter.
Il regarda autour de lui une seconde fois.
—Peut-être eussé-je mieux fait de rester dans la chambre de Diane, murmura-t-il. Mais peut-être ont-ils des signaux pour correspondre; elle l'eût prévenu de ma présence, et je n'eusse rien su. Mieux vaut encore guetter du dehors, comme nous en sommes convenus. Voyons, conduis-moi à cette cachette, de laquelle tu prétends que l'on peut tout voir.
—Venez, monseigneur, dit le valet.
Monsoreau s'avança, moitié s'appuyant au bras de son domestique, moitié se soutenant au mur.
En effet, à vingt ou vingt-cinq pas de la porte, du côté de la Bastille, se trouvait un énorme tas de pierre provenant de maisons démolies et servant de fortifications aux enfants du quartier lorsqu'ils simulaient les combats, restes populaires des Armagnacs et des Bourguignons.
Au milieu de ce tas de pierres, le valet avait pratiqué une espèce de guérite qui pouvait facilement contenir et cacher deux personnes.
Il étendit un manteau sur ces pierres, et Monsoreau s'accroupit dessus.
Le valet se plaça aux pieds du comte.
Un mousqueton tout chargé était posé à tout événement à côté d'eux.
Le valet voulut apprêter la mèche de l'arme; mais Monsoreau l'arrêta.
—Un instant, dit-il, il sera toujours temps. C'est gibier royal que celui que nous éventons, et il y a peine de la hart pour quiconque porte la main sur lui.
Et ses yeux, ardents comme ceux d'un loup embusqué dans le voisinage d'une bergerie, se portaient des fenêtres de Diane dans les profondeurs du faubourg, et des profondeurs du faubourg dans les rues adjacentes, car il désirait surprendre et craignait d'être surpris.
Diane avait prudemment fermé ses épais rideaux de tapisserie, en sorte qu'à leur bordure seulement filtrait un rayon lumineux, qui dénonçait la vie, dans cette maison absolument noire.
Monsoreau n'était pas embusqué depuis dix minutes, que deux chevaux parurent à l'embouchure de la rue Saint-Antoine.
Le valet ne parla point; mais il étendit la main dans la direction des deux chevaux.
—Oui, dit Monsoreau, je vois.
Les deux cavaliers mirent pied à terre à l'angle de l'hôtel des Tournelles, et ils attachèrent leurs chevaux aux anneaux de fer disposés dans la muraille à cet effet.
—Monseigneur, dit Aurilly, je crois que nous arrivons trop tard; il sera parti directement de votre hôtel; il avait dix minutes d'avance sur vous, il est entré.
—Soit, dit le prince; mais, si nous ne l'avons pas vu entrer, nous le verrons sortir.
—Oui, mais quand? dit Aurilly.
—Quand nous voudrons, dit le prince.
—Serait-ce trop de curiosité que de vous demander comment vous comptez vous y prendre, monseigneur?
—Rien de plus facile. Nous n'avons qu'à heurter à la porte, l'un de nous, c'est-à-dire toi, par exemple, sous prétexte que tu viens demander des nouvelles de M. de Monsoreau. Tout amoureux s'effraye au bruit. Alors, toi entré dans la maison, lui sort par la fenêtre, et moi, qui serai resté dehors, je le verrai déguerpir.
—Et le Monsoreau?
—Que diable veux-tu qu'il dise? C'est mon ami, je suis inquiet, je fais demander de ses nouvelles, parce que je lui ai trouvé mauvaise mine dans la journée; rien de plus simple.
—C'est on ne peut plus ingénieux, monseigneur, dit Aurilly.
—Entends-tu ce qu'ils disent? demanda Monsoreau à son valet.
—Non, monseigneur; mais, s'ils continuent de parler, nous ne pouvons manquer de les entendre, puisqu'ils viennent de ce côté.
—Monseigneur, dit Aurilly, voici un tas de pierres qui semble fait exprès pour cacher Votre Altesse.
—Oui; mais attends, peut-être y a-t-il moyen de voir à travers les fentes des rideaux.
En effet, comme nous l'avons dit, Diane avait rallumé ou rapproché la lampe, et une légère lueur filtrait du dedans au dehors.
Le duc et Aurilly tournèrent et retournèrent pendant plus de dix minutes, afin de chercher un point d'où leurs regards pussent pénétrer dans l'intérieur de la chambre. Pendant ces différentes évolutions, Monsoreau bouillait d'impatience et arrêtait souvent sa main sur le canon du mousquet, moins froid que cette main.
—Oh! souffrirai-je cela? murmura-t-il; dévorerai-je encore cet affront? Non, non: tant pis, ma patience est à bout. Mordieu! ne pouvoir ni dormir, ni veiller, ni même souffrir tranquille, parce qu'un caprice honteux s'est logé dans le cerveau oisif de ce misérable prince! Non, je ne suis pas un valet complaisant; je suis le comte de Monsoreau; et qu'il vienne de ce côté, je lui fais, sur mon honneur, sauter la cervelle. Allume la mèche, René, allume….
En ce moment, justement le prince, voyant qu'il était impossible à ses regards de pénétrer à travers l'obstacle, en était revenu à son projet, et s'apprêtait à se cacher dans les décombres, tandis qu'Aurilly allait frapper à la porte, quand tout à coup, oubliant la distance qu'il y avait entre lui et le prince, Aurilly posa vivement sa main sur le bras du duc d'Anjou.
—Eh bien, monsieur, dit le prince étonné, qu'y a-t-il?
—Venez, monseigneur, venez, dit Aurilly.
—Mais pourquoi cela?
—Ne voyez-vous rien briller à gauche? Venez, monseigneur, venez.
—En effet, je vois comme une étincelle au au milieu de ces pierres.
—C'est la mèche d'un mousquet ou d'une arquebuse, monseigneur.
—Ah! ah! fit le duc, et qui diable peut être embusqué là?
—Quelque ami ou quelque serviteur de Bussy. Éloignons-nous, faisons un détour, et revenons d'un autre côté. Le serviteur donnera l'alarme, et nous verrons Bussy descendre par la fenêtre.
—En effet, tu as raison, dit le duc; viens.
Tous deux traversèrent la rue pour regagner la place où ils avaient attaché leurs chevaux.
—Ils s'en vont, dit le valet.
—Oui, dit Monsoreau. Les as-tu reconnus?
—Mais il me semble bien, à moi, que c'est le prince et Aurilly.
—Justement. Mais tout à l'heure j'en serai plus sûr encore.
—Que va faire monseigneur?
—Viens.
Pendant ce temps, le duc et Aurilly tournaient par la rue Sainte-Catherine, avec l'intention de longer les jardins et de revenir par le boulevard de la Bastille.
Monsoreau rentrait et ordonnait de préparer sa litière.
Ce qu'avait prévu le duc arriva. Au bruit que fit Monsoreau, Bussy prit l'alarme: la lumière s'éteignit de nouveau, la fenêtre se rouvrit, l'échelle de corde fut fixée, et Bussy, à son grand regret, obligé de fuir comme Roméo, mais sans avoir, comme Roméo, vu se lever le premier rayon du jour et entendu chanter l'alouette.
Au moment où il mettait pied à terre et où Diane lui renvoyait l'échelle, le duc et Aurilly débouchaient à l'angle de la Bastille. Ils virent, juste au-dessous de la fenêtre de la belle Diane, une ombre suspendue entre le ciel et la terre; mais cette ombre disparut presque aussitôt au coin de la rue Saint-Paul.
—Monsieur, disait le valet, nous allons réveiller toute la maison.
—Qu'importe? répondait Monsoreau furieux; je suis le maître ici, ce me semble, et j'ai bien le droit de faire chez moi ce que voulait y faire M. le duc d'Anjou.
La litière était prête. Monsoreau envoya chercher deux de ses gens qui logeaient rue des Tournelles, et, lorsque ces gens, qui avaient l'habitude de l'accompagner depuis sa blessure, furent arrivés et eurent pris place aux deux portières, la machine partit au trot de deux robustes chevaux, et, en moins d'un quart d'heure, fut à la porte de l'hôtel d'Anjou.
Le duc et Aurilly venaient de rentrer depuis si peu de temps, que leurs chevaux n'étaient pas encore débridés.
Monsoreau, qui avait ses entrées libres chez le prince, parut sur le seuil juste au moment où celui-ci, après avoir jeté son feutre sur un fauteuil, tendait ses bottes à un valet de chambre.
Cependant un valet, qui l'avait précédé de quelques pas, annonça M. le grand veneur.
La foudre brisant les vitres de la chambre du prince n'eût pas plus étonné celui-ci que l'annonce qui venait de se faire entendre.
—Monsieur de Monsoreau! s'écria-t-il avec une inquiétude qui perçait à la fois et dans sa pâleur et dans l'émotion de sa voix.
—Oui, monseigneur, moi-même, dit le comte en comprimant ou plutôt en essayant de comprimer le sang qui bouillait dans ses artères.
L'effort qu'il faisait sur lui-même fut si violent, que M. de Monsoreau sentit ses jambes qui manquaient sous lui, et tomba sur un siège placé à l'entrée de la chambre.
—Mais, dit le duc, vous vous tuerez, mon cher ami, et, dans ce moment même, vous êtes si pâle, que vous semblez près de vous évanouir.
—Oh! que non, monseigneur, j'ai, pour le moment, des choses trop importantes à confier à Votre Altesse. Peut-être m'évanouirai-je après, c'est possible.
—Voyons, parlez, mon cher comte, dit François tout bouleversé.
—Mais pas devant vos gens, je suppose, dit Monsoreau.
Le duc congédia tout le monde, même Aurilly.
Les deux hommes se trouvèrent seuls.
—Votre Altesse rentre? dit Monsoreau.
—Comme vous voyez, comte.
—C'est bien imprudent à Votre Altesse d'aller ainsi la nuit par les rues.
—Qui vous dit que j'ai été par les rues?
—Dame! cette poussière qui couvre vos habits, monseigneur….
—Monsieur de Monsoreau, dit le prince avec un accent auquel il n'y avait pas à se méprendre, faites-vous donc encore un autre métier que celui de grand veneur?
—Le métier d'espion? oui, monseigneur. Tout le monde s'en mêle aujourd'hui, un peu plus, un peu moins; et moi comme les autres.
—Et que vous rapporte ce métier, monsieur?
—De savoir ce qui se passe.
—C'est curieux, fit le prince en se rapprochant de son timbre pour être à portée d'appeler.
—Très-curieux, dit Monsoreau.
—Alors, contez-moi ce ce que vous avez à me dire.
—Je suis venu pour cela.
—Vous permettez que je m'assoie?
—Pas d'ironie, monseigneur, envers un humble et fidèle ami comme moi, qui ne vient à cette heure et dans l'état où il est que pour vous rendre un signalé service. Si je me suis assis, monseigneur, c'est, sur mon honneur, que je ne puis rester debout.
—Un service? reprit le duc, un service?
—Oui.
—Parlez donc.
—Monseigneur, je viens à Votre Altesse de la part d'un puissant prince.
—Du roi?
—Non, de monseigneur le duc de Guise.
—Ah! dit le prince, de la part du duc de Guise! c'est autre chose.
Approchez-vous et parlez bas.
CHAPITRE XXII
COMMENT M. LE DUC D'ANJOU SIGNA, ET COMMENT, APRÈS AVOIR SIGNÉ, IL PARLA.
Il se fit un instant de silence entre le duc d'Anjou et Monsoreau.
Puis, rompant le premier ce silence:
—Eh bien, monsieur le comte, demanda le duc, qu'avez-vous à me dire de la part de MM. de Guise?
—Beaucoup de choses, monseigneur.
—Ils vous ont donc écrit?
—Oh! non pas; MM. de Guise n'écrivent plus depuis l'étrange disparition de maître Nicolas David.
—Alors, vous avez donc été à l'armée?
—Non, monseigneur; ce sont eux qui sont venus à Pans.
—MM. de Guise sont à Paris! s'écria le duc.
—Oui, monseigneur.
—Et je ne les ai pas vus!
—Ils sont trop prudents pour s'exposer, et pour exposer en même temps
Votre Altesse.
—Et je ne suis pas prévenu?
—Si fait, monseigneur, puisque je vous préviens.
—Mais que viennent-ils faire?
—Mais ils viennent, monseigneur, au rendez-vous que vous leur avez donné.
—Moi! je leur ai donné rendez-vous?
—Sans doute, le même jour où Votre Altesse a été arrêtée, elle avait reçu une lettre de MM. de Guise, et elle leur avait fait répondre verbalement par moi-même, qu'ils n'avaient qu'à se trouver à Paris du 31 mai au 2 juin. Nous sommes au 31 mai; si vous avez oublié MM. de Guise, MM. de Guise, comme vous voyez, ne vous ont pas oublié, monseigneur.
François pâlit, Il s'était passé tant d'événements depuis ce jour, qu'il avait oublié ce rendez-vous, si important qu'il fût.
—C'est vrai, dit-il; mais les relations qui existaient à cette époque entre MM. de Guise et moi n'existent plus.
—S'il en est ainsi, monseigneur, dit le comte, vous ferez bien de les en prévenir: car je crois qu'ils jugent les choses tout autrement.
—Comment cela?
—Oui, peut-être vous croyez-vous délié envers eux, monseigneur; mais eux continuent de se croire liés envers vous.
—Piège, mon cher comte, leurre auquel un homme comme moi ne se laisse pas deux fois prendre.
—Et où monseigneur a-t-il été pris une fois?
—Comment! où ai-je été pris? Au Louvre, mordieu!
—Est-ce par la faute de MM. de Guise?
—Je ne dis pas, murmura le duc, je ne dis pas; seulement je dis qu'ils n'ont en rien aidé à ma fuite.
—C'eût été difficile, attendu qu'ils étaient en fuite eux-mêmes.
—C'est vrai, murmura le duc.
—Mais, vous une fois en Anjou, n'ai-je pas été chargé de vous dire, de leur part, que vous pouviez toujours compter sur eux comme ils pouvaient compter sur vous, et que le jour où vous marcheriez sur Paris, ils y marcheraient de leur côté?
—C'est encore vrai, dit le duc; mais je n'ai point marché sur Paris.
—Si fait, monseigneur, puisque vous y êtes.
—Oui; mais je suis à Paris comme l'allié de mon frère.
—Monseigneur me permettra de lui faire observer qu'il est plus que l'allié des Guise.
—Que suis-je donc?
—Monseigneur est leur complice.
Le duc d'Anjou se mordit les lèvres.
—Et vous dites qu'ils vous ont chargé de m'annoncer leur arrivée?
—Oui, Votre Altesse, ils m'ont fait cet honneur.
—Mais ils ne vous ont pas communiqué les motifs de leur retour?
—Ils m'ont tout communiqué, monseigneur, me sachant l'homme de confiance de Votre Altesse, motifs et projets.
—Ils ont donc des projets? Lesquels?
—Les mêmes, toujours.
—Et ils les croient praticables?
—Ils les tiennent pour certains.
—Et ces projets ont toujours pour but?….
Le duc s'arrêta, n'osant prononcer les mots qui devaient naturellement suivre ceux qu'il venait de dire.
Monsoreau acheva la pensée du duc.
—Pour but de vous faire roi de France; oui, monseigneur.
Le duc sentit la rougeur de la joie lui monter au visage.
—Mais, demanda-t-il, le moment est-il favorable?
—Votre sagesse en décidera.
—Ma sagesse?
—Oui, voici les faits, faits visibles, irrécusables.
—Voyons.
—La nomination du roi comme chef de la Ligue n'a été qu'une comédie, vile appréciée, et jugée aussitôt qu'appréciée. Or, maintenant; la réaction s'opère, et l'État tout entier se soulève contre la tyrannie du roi et de ses créatures. Les prêches sont des appels aux armes, les églises des lieux où l'on maudit le roi en place de prier Dieu. L'armée frémit d'impatience, les bourgeois s'associent, nos émissaires ne rapportent que signatures et adhésions nouvelles à la Ligue; enfin le règne de Valois touche à son terme. Dans une pareille occurrence, MM. de Guise ont besoin de choisir un compétiteur sérieux au trône, et leur choix s'est naturellement arrêté sur vous. Maintenant renoncez-vous à vos idées d'autrefois?
Le duc ne répondit pas.
—Eh bien, demanda Monsoreau, que pense monseigneur?
—Dame! répondit le prince, je pense….
—Monseigneur sait qu'il peut, en toute franchise, s'expliquer avec moi.
—Je pense, dit le duc, que mon frère n'a pas d'enfants; qu'après lui le trône me revient; qu'il est d'une vacillante santé. Pourquoi donc me remuerais-je avec tous ces gens, pourquoi compromettrais-je mon nom, ma dignité, mon affection, dans une rivalité inutile; pourquoi enfin essayerais-je de prendre avec danger ce qui me reviendra sans péril?
—Voilà justement, dit Monsoreau, où est l'erreur de Votre Altesse: le trône de votre frère ne vous reviendra que si vous le prenez. MM. de Guise ne peuvent être rois eux-mêmes, mais ils ne laisseront régner qu'un roi de leur façon; ce roi, qu'ils doivent substituer au roi régnant, ils avaient compté que ce serait Votre Altesse; mais, au refus de Votre Altesse, je vous en préviens, ils en chercheront un autre.
—Et qui donc, s'écria le duc d'Anjou en fronçant le sourcil, qui donc osera s'asseoir sur le trône de Charlemagne?
—Un Bourbon, au lieu d'un Valois: voilà tout, monseigneur; fils de saint Louis pour fils de saint Louis.
—Le roi de Navarre? s'écria François.
—Pourquoi pas? il est jeune, il est brave; il n'a pas d'enfants, c'est vrai; mais on est sûr qu'il en peut avoir.
—Il est huguenot.
—Lui! est-ce qu'il ne s'est pas converti à la Saint-Barthélemy?
—Oui, mais il a abjuré depuis.
—Eh! monseigneur, ce qu'il a fait pour la vie, il le fera pour le trône.
—Ils croient donc que je céderai mes droits sans les défendre?
—Je crois que le cas est prévu.
—Je les combattrai rudement.
—Peuh! ils sont gens de guerre.
—Je me mettrai à la tête de la Ligue.
—Ils en sont l'âme.
—Je me réunirai à mon frère.
—Votre frère sera mort.
—J'appellerai les rois de l'Europe à mon aide.
—Les rois de l'Europe feront volontiers la guerre à des rois; mais ils y regarderont à deux fois avant de faire la guerre à un peuple.
—Comment, à un peuple?
—Sans doute, MM. de Guise sont décidés à tout, même à constituer des
États, même à faire une république.
François joignit les mains dans une angoisse inexprimable. Monsoreau était effrayant avec ses réponses qui répondaient si bien.
—Une république? murmura-t-il.
—Oh! mon Dieu! oui, comme en Suisse, comme à Gênes, comme à Venise.
—Mais mon parti ne souffrira point que l'on fasse ainsi de la France une république.
—Votre parti? dit Monsoreau. Eh! monseigneur, vous avez été si désintéressé, si magnanime, que, sur ma parole, votre parti ne se compose plus guère que de M. de Bussy et de moi.
—Le duc ne put réprimer un sourire sinistre.
—Je suis lié, alors, dit-il.
—Mais à peu près, monseigneur.
—Alors, qu'a-t-on besoin de recourir à moi, si je suis, comme vous le dites, dénué de toute puissance?
—C'est-à-dire, monseigneur, que vous ne pouvez rien sans MM. de
Guise; mais que vous pouvez tout avec eux.
—Je peux tout avec eux?
—Oui, dites un mot, et vous êtes roi.
Le duc se leva fort agité, se promena par la chambre, froissant tout ce qui tombait sous sa main: rideaux, portières, tapis de table; puis enfin il s'arrêta devant Monsoreau.
—Tu as dit vrai, comte, quand tu as dit que je n'avais plus que deux amis, toi et Bussy.
Et il prononça ces paroles avec un sourire de bienveillance qu'il avait eu le temps de substituer à sa pâle fureur.
—Ainsi donc, fit Monsoreau, l'oeil brillant de joie.
—Ainsi donc, fidèle serviteur, reprit le duc, parle, je t'écoute.
—Vous l'ordonnez, monseigneur?
—Oui.
—Eh bien, en deux mots, monseigneur, voici le plan.
Le duc pâlit, mais il s'arrêta pour écouter.
Le comte reprit:
—C'est dans huit jours la Fête-Dieu, n'est-ce pas, monseigneur?
—Oui.
—Le roi, pour cette sainte journée, médite depuis longtemps une grande procession aux principaux couvents de Paris.
—C'est son habitude de faire tous les ans pareille procession à pareille époque.
—Alors, comme Votre Altesse se le rappelle, le roi est sans gardes, ou du moins les gardes restent à la porte. Le roi s'arrête devant chaque reposoir, il s'y agenouille, y dit cinq Pater et cinq Ave, le tout accompagné des sept psaumes de la pénitence.
—Je sais tout cela.
—Il ira à l'abbaye Sainte-Geneviève comme aux autres.
—Sans contredit.
—Seulement, comme un accident sera arrivé en face du couvent….
—Un accident?
—Oui, un égout se sera enfoncé pendant la nuit.
—Eh bien?
—Le reposoir ne pourra être sous le porche, il sera dans la cour même.
—J'écoute.
—Attendez donc: le roi entrera, quatre ou cinq personnes entreront avec lui; mais derrière le roi et ces quatre ou cinq personnes, on fermera les portes.
—Et alors?
—Alors, reprit Monsoreau, Votre Altesse connaît les moines qui feront les honneurs de l'abbaye à Sa Majesté!
—Ce seront les mêmes?
—Qui étaient là quand on a sacré Votre Altesse, justement.
—Ils oseront porter la main sur l'oint du Seigneur?
—Oh! pour le tondre, voilà tout: vous connaissez ce quatrain:
De trois couronnes, la première
Tu perdis, ingrat et fuyard;
La seconde court grand hasard;
Des ciseaux feront la dernière.
—On osera faire cela? s'écria le duc l'oeil brillant d'avidité; on touchera un roi à la tête?
—Oh! il ne sera plus roi alors.
—Comment cela?
—N'avez-vous pas entendu parler d'un frère génovéfain, d'un saint-homme qui fait des discours en attendant qu'il fasse des miracles?
—De frère Gorenflot?
—Justement.
—Le même qui voulait prêcher la Ligue l'arquebuse sur l'épaule?
—Le même.
—Eh bien, on conduira le roi dans sa cellule; une fois là, le frère se charge de lui faire signer son abdication; puis, quand il aura abdiqué, madame de Montpensier entrera les ciseaux à la main. Les ciseaux sont achetés; madame de Montpensier les porte pendus à son côté. Ce sont de charmants ciseaux d'or massif, et admirablement ciselés: A tout seigneur tout honneur.
François demeura muet; son oeil faux s'était dilaté comme celui d'un chat qui guette sa proie dans l'obscurité.
—Vous comprenez le reste, monseigneur, continua le comte. On annonce au peuple que le roi, éprouvant un saint repentir de ses fautes, a exprimé le voeu de ne plus sortir du couvent; si quelques-uns doutent que la vocation soit réelle, M. le duc de Guise tient l'armée, M. le cardinal tient l'Église, M. de Mayenne tient la bourgeoisie; avec ces trois pouvoirs-là on fait croire au peuple à peu près tout ce que l'on veut.
—Mais on m'accusera de violence! dit le duc après un instant.
—Vous n'êtes pas tenu de vous trouver là.
—On me regardera comme un usurpateur.
—Monseigneur oublie l'abdication.
—Le roi refusera.
—Il paraît que frère Gorenflot est non-seulement un homme très-capable, mais encore un homme très-fort.
—Le plan est donc arrêté?
—Tout à fait.
—Et l'on ne craint pas que je le dénonce?
—Non, monseigneur, car il y en a un autre, non moins sûr, arrêté contre vous, dans le cas où vous trahiriez.
—Ah! ah! dit François.
—Oui, monseigneur, et celui-là, je ne le connais pas; on me sait trop votre ami pour me l'avoir confié. Je sais qu'il existe, voilà tout.
—Alors je me rends, comte; que faut-il faire?
—Approuver.
—Eh bien, j'approuve.
—Oui, mais cela ne suffit point, de l'approuver de paroles.
—Comment donc faut-il l'approuver encore?
—Par écrit.
—C'est une folie que de supposer que je consentirai à cela.
—Et pourquoi?
—Si la conjuration avorte.
—Justement, c'est pour le cas où elle avorterait qu'on demande la signature de monseigneur.
—On veut donc se faire un rempart de mon nom?
—Pas autre chose.
—Alors je refuse mille fois.
—Vous ne pouvez plus.
—Je ne peux plus refuser?
—Non.
—Êtes-vous fou?
—Refuser, c'est trahir.
—En quoi?
—En ce que je ne demandais pas mieux que de faire, et que c'est Votre
Altesse qui m'a ordonné de parler.
—Eh bien, soit; que ces messieurs le prennent comme ils voudront; j'aurai choisi mon danger, au moins.
—Monseigneur, prenez garde de mal choisir.
—Je risquerai, dit François un peu ému, mais essayant néanmoins de conserver sa fermeté.
—Dans votre intérêt, monseigneur, dit le comte, je ne vous le conseille pas.
—Mais je me compromets en signant
—En refusant de signer, vous faites bien pis: vous vous assassinez!
François frissonna.
—On oserait? dit-il.
—On osera tout, monseigneur. Les conspirateurs sont trop avancés; il faut qu'ils réussissent, à quelque prix que ce soit.
Le duc tomba dans une indécision facile à comprendre.
—Je signerai, dit-il.
—Quand cela?
—Demain.
—Non, monseigneur, si vous signez, il faut signer tout de suite.
—Mais encore faut-il que MM. de Guise rédigent l'engagement que je prends vis-à-vis d'eux.
—Il est tout rédigé, monseigneur, je l'apporte.
Monsoreau tira un papier de sa poche: c'était une adhésion pleine et entière au plan que nous connaissons.
Le duc le lut d'un bout à l'autre, et, à mesure qu'il lisait, le comte pouvait le voir pâlir; lorsqu'il eut fini, les jambes lui manquèrent, et il s'assit ou plutôt il tomba devant la table.
—Tenez, monseigneur, dit Monsoreau en lui présentant la plume.
—Il faut donc que je signe? dit François en appuyant la main sur son front, car la tête lui tournait.
—Il le faut si vous le voulez, personne ne vous y force.
—Mais si, l'on me force, puisque vous me menacez d'un assassinat.
—Je ne vous menace pas, monseigneur, Dieu m'en garde, je vous préviens; c'est bien différent.
—Donnez, fit le duc.
Et, comme faisant un effort sur lui-même, il prit ou plutôt il arracha la plume des mains du comte, et signa.
Monsoreau le suivait d'un oeil ardent de haine et d'espoir. Quand il lui vit poser la plume sur le papier, il fut obligé de s'appuyer sur la table; sa prunelle semblait se dilater à mesure que la main du duc formait les lettres qui composaient son nom.
—Ah! dit-il quand le duc eut fini.
Et, saisissant le papier d'un mouvement non moins violent que le duc avait saisi la plume, il le plia, l'enferma entre sa chemise et l'étoffe en tresse de soie qui remplaçait le gilet à cette époque, boutonna son pourpoint et croisa son manteau par-dessus.
Le duc regardait faire avec étonnement, ne comprenant rien à l'expression de ce visage pâle, sur lequel passait comme un éclair de féroce joie.
—Et maintenant, monseigneur, dit Monsoreau, soyez prudent.
—Comment cela? demanda le duc.
—Oui; ne courez plus par les rues le soir avec Aurilly, comme vous venez de le faire il n'y a qu'un instant encore.
—Qu'est-ce à dire?
—C'est-à-dire que, ce soir, monseigneur, vous avez été poursuivre d'amour une femme que son mari adore, et dont il est jaloux au point de… ma foi, oui, de tuer quiconque l'approcherait sans sa permission.
—Serait-ce, par hasard, de vous et de votre femme que vous voudriez parler?
—Oui, monseigneur, puisque vous avez deviné si juste du premier coup, je n'essayerai pas même de nier. J'ai épousé Diane de Méridor; elle est à moi, et personne ne l'aura, moi vivant, du moins, pas même un prince. Et tenez, monseigneur, pour que vous en soyez bien sûr, je le jure par mon nom et sur ce poignard.
Et il mit la lame du poignard presque sur la poitrine du prince, qui recula.
—Monsieur, vous me menacez! dit François, pâle de colère et de rage.
—Non, mon prince; comme tout à l'heure, je vous avertis seulement.
—Et de quoi m'avertissez-vous?
—Que personne n'aura ma femme.
—Et moi, maître sot, s'écria le duc d'Anjou hors de lui, je vous réponds que vous m'avertissez trop tard, et que quelqu'un l'a déjà.
Monsoreau poussa un cri terrible en enfonçant ses deux mains dans ses cheveux.
—Ce n'est pas vous? balbutia-t-il, ce n'est pas vous, monseigneur?
Et son bras, toujours armé, n'avait qu'à s'étendre pour aller percer la poitrine du prince.
François se recula.
—Vous êtes en démence, comte, dit-il en s'apprêtant à frapper sur le timbre.
—Non, je vois clair, je parle raison et j'entends juste; vous venez de dire que quelqu'un possède ma femme; vous l'avez dit.
—Je le répète.
—Nommez cette personne et prouvez le fait.
—Qui était embusqué, ce soir, à vingt pas de votre porte, avec un mousquet?
—Moi.
—Eh bien, comte, pendant ce temps….
—Pendant ce temps….
—Un homme était chez vous, ou plutôt chez votre femme.
—Vous l'avez vu entrer?
—Je l'ai vu sortir.
—Par la porte?
—Par la fenêtre.
—Vous avez reconnu cet homme?
—Oui, dit le duc.
—Nommez-le, s'écria Monsoreau, nommez-le, monseigneur, ou je ne réponds de rien.
Le duc passa sa main sur son front, et quelque chose comme un sourire passa sur ses lèvres.
—Monsieur le comte, dit-il, foi de prince du sang, sur mon Dieu et sur mon âme, avant huit jours, je vous ferai connaître l'homme qui possède votre femme.
—Vous le jurez? s'écria Monsoreau.
—Je vous le jure.
—Eh bien, monseigneur, à huit jours, dit comte en frappant sa poitrine à l'endroit où était le papier signé du prince… à huit jours, ou vous comprenez.
—Revenez dans huit jours: voilà tout ce que j'ai à vous dire.
—Aussi bien cela vaut mieux, dit Monsoreau. Dans huit jours j'aurai toutes mes forces, et il a besoin de toutes ses forces celui qui veut se venger.
Et il sortit en faisant au prince un geste d'adieu que l'on eût pu, facilement prendre pour un geste de menace.