La dame de Monsoreau — Tome 3.
CHAPITRE XXIII
UNE PROMENADE AUX TOURNELLES.
Cependant peu à peu les gentilshommes angevins étaient revenus à
Paris.
Dire qu'ils y rentraient avec confiance, on ne le croirait pas. Ils connaissaient trop bien le roi, son frère et sa mère, pour espérer que les choses se passassent en embrassades de famille.
Ils se rappelaient toujours cette chasse qui leur avait été faite par les amis du roi, et ils ne voulaient pas se décider à croire qu'on pût leur donner un triomphe pour pendant à cette cérémonie assez désagréable.
Ils revenaient donc timidement, et se glissaient en ville armés jusqu'à la gorge, prêts à faire feu sur le moindre geste suspect, et ils dégainèrent cinquante fois, avant d'arriver à l'hôtel d'Anjou, contre des bourgeois qui n'avaient commis d'autre crime que de les regarder passer. Antraguet surtout se montrait féroce, et reportait toutes ces disgrâces à MM. les mignons du roi, se promettant de leur en dire, à l'occasion, deux mots fort explicites.
Il fit part de ce projet à Ribérac, homme de bon conseil, et celui-ci lui répondit qu'avant de se donner un pareil plaisir il fallait avoir à sa portée une frontière ou deux.
—On s'arrangera pour cela, dit Antraguet.
Le duc leur fit bon accueil. C'étaient ses hommes à lui, comme MM. de
Maugiron, Quélus, Schomberg et d'Épernon étaient ceux du roi.
Il débuta par leur dire:
—Mes amis, on songe à vous tuer un peu, à ce qu'il paraît. Le vent est à ces sortes de réceptions; gardez-vous bien.
—C'est fait, monseigneur, répliqua Antraguet; mais ne convient-il pas que nous allions offrir à Sa Majesté nos très-humbles respects? Car enfin, si nous nous cachons, cela ne fera pas honneur à l'Anjou. Que vous en semble?
—Vous avez raison, dit le duc; allez, et, si vous le voulez, je vous accompagnerai.
Les trois jeunes gens se consultèrent du regard. A ce moment, Bussy entra dans la salle et vint embrasser ses amis.
—Eh! dit-il, vous êtes bien en retard! Mais qu'est-ce que j'entends? Son Altesse qui propose d'aller se faire tuer au Louvre comme César dans le sénat de Rome! Songez donc que chacun de MM. les mignons emporterait volontiers un petit morceau de monseigneur sous son manteau.
—Mais, cher ami, nous voulons nous frotter un peu à ces messieurs.
Bussy se mit à rire.
—Eh! eh! dit-il, on verra, on verra.
Le duc le regarda très-attentivement.
—Allons au Louvre, fit Bussy; mais nous seulement: monseigneur restera dans son jardin à abattre des têtes de pavot.
François feignit de rire très-joyeusement. Le fait est qu'au fond il se trouvait heureux de n'avoir plus la corvée à faire.
Les Angevins se parèrent superbement. C'étaient de fort grands seigneurs, qui mangeaient volontiers en soie, velours et passementerie, le revenu des terres paternelles.
Leur réunion était un mélange d'or, de pierreries et de brocart, qui, sur le chemin, fit crier noël au populaire, dont le flair infaillible devinait, sous ces beaux atours, des coeurs embrasés de haine pour les mignons du roi.
Henri III ne voulut pas recevoir ces messieurs de l'Anjou, et ils attendirent vainement dans la galerie. Ce furent MM. de Quélus, Maugiron, Schomberg et d'Épernon, qui, saluant avec politesse et témoignant tous les regrets du monde, vinrent annoncer cette nouvelle au Angevins.
—Ah! messire, dit Antraguet,—car Bussy s'effaçait le plus possible,—la nouvelle est triste; mais, passant par votre bouche, elle perd beaucoup de son désagrément.
—Messieurs, dit Schomberg, vous êtes la fine fleur de la grâce et de la courtoisie. Vous plaît-il que nous métamorphosions cette réception, qui est manquée, en une petite promenade?
—Oh! messieurs, nous allions vous le demander, dit vivement
Antraguet, à qui Bussy toucha légèrement le bras pour lui dire:
—Tais-toi donc, et laisse-les faire.
—Où irions-nous donc bien? dit Quélus en cherchant.
—Je connais un charmant endroit du côté de la Bastille, fit
Schomberg.
—Messieurs, nous vous suivons, dit Ribérac; marchez devant.
En effet, les quatre amis sortirent du Louvre, suivis des quatre Angevins, et se dirigèrent par les quais vers l'ancien enclos des Tournelles, alors Marché-aux-Chevaux, sorte de place unie, plantée de quelques arbres maigres, et semée çà et là de barrières destinées à arrêter les chevaux ou à les attacher.
Chemin faisant, les huit gentilshommes s'étaient pris par le bras, et, avec mille civilités, s'entretenaient de sujets gais et badins, au grand ébahissement des bourgeois, qui regrettaient leurs vivat de tout à l'heure, et disaient que les Angevins venaient de pactiser avec les pourceaux d'Hérode.
On arriva.
Quélus prit la parole.
—Voyez le beau terrain, dit-il; voyez l'endroit solitaire, et comme le pied tient bien sur ce salpêtre.
—Ma foi, oui, répliqua Antraguet en battant plusieurs appels.
—Eh bien, continua Quélus, nous avions pensé, ces messieurs et moi, que vous voudriez bien, un de ces jours, nous accompagner jusqu'ici pour seconder, tiercer et quarter M. de Bussy, votre ami, qui nous a fait l'honneur de nous appeler tous quatre.
—C'est vrai, dit Bussy à ses amis stupéfaits.
—Il n'en avait rien dit, s'écria Antraguet.
—Oh! M. de Bussy est un homme qui sait le prix des choses, repartit
Maugiron. Accepteriez-vous, messieurs de l'Anjou?
—Certes, oui, répliquèrent les trois Angevins d'une seule voix; l'honneur est tel, que nous nous en réjouissons.
—C'est à merveille, dit Schomberg en se frottant les mains. Vous plaît-il maintenant que nous nous choisissions l'un l'autre?
—J'aime assez cette méthode, dit Ribérac avec des yeux ardents… et alors….
—Non pas, interrompit Bussy, cela n'est pas juste. Nous avons tous les mêmes sentiments, donc nous sommes inspirés de Dieu; c'est Dieu qui fait les idées humaines, messieurs, je vous l'assure; eh bien, laissons à Dieu le soin de nous appareiller. Vous savez d'ailleurs que rien n'est plus indifférent au cas où nous conviendrions que le premier libre charge les autres.
—Et il le faut! et il le faut! s'écrièrent les mignons.
—Alors raison de plus; faisons comme firent les Horaces: tirons au sort.
—Tirèrent-ils au sort? dit Quélus en réfléchissant.
—J'ai tout lieu de le croire, répondit Bussy.
—Alors imitons-les.
—Un moment, dit encore Bussy. Avant de connaître nos antagonistes, convenons des règles du combat. Il serait malséant que les conditions du combat suivissent le choix des adversaires.
—C'est simple, fit Schomberg; nous nous battrons jusqu'à ce que mort s'ensuive, comme a dit M. de Saint-Luc.
—Sans doute; mais comment nous battrons-nous?
—Avec l'épée et la dague, dit Bussy; nous sommes tous exercés.
—A pied? dit Quélus.
—Eh! que voulez-vous faire d'un cheval? On n'a pas les mouvements libres.
—A pied, soit.
—Quel jour?
—Mais le plus tôt possible.
—Non, dit d'Épernon; j'ai mille choses à régler, un testament à faire; pardon, mais je préfère attendre… Trois ou six jours nous aiguiseront l'appétit.
—C'est parler en brave, dit Bussy assez ironiquement.
—Est-ce convenu?
—Oui. Nous nous entendrons toujours à merveille.
—Alors tirons au sort, dit Bussy.
—Un moment, fit Antraguet; je propose ceci: divisons le terrain en cens impartiaux. Comme les noms vont sortir au hasard deux par deux, coupons quatre compartiments sur le terrain pour chacune des quatre paires.
—Bien dit.
—Je propose, pour le numéro 1, le carré long entre deux tilleuls…
Il y a belle place.
—Accepté.
—Mais le soleil?
—Tant pis pour le second de la paire; il sera tourné à l'est.
—Non pas, messieurs, ce serait injuste, dit Bussy. Tuons-nous, mais ne nous assassinons pas. Décrivons un demi-cercle et opposons-nous tous à la lumière; que le soleil nous frappe de profil.
Bussy montra la position, qui fut acceptée; puis on tira les noms.
Schomberg sortit le premier, Ribérac le second. Ils furent désignés pour la première paire.
Quélus et Antraguet Furent les seconds.
Livarot et Maugiron les troisièmes. Au nom de Quélus, Bussy, qui croyait l'avoir pour champion, fronça le sourcil.
D'Épernon, se voyant forcément accouplé à Bussy, pâlit, et fut obligé de se tirer la moustache pour rappeler quelques couleurs à ses joues.
—Maintenant, messieurs, dit Bussy, jusqu'au jour du combat, nous nous appartenons les uns aux autres.—C'est à la vie à la mort; nous sommes amis. Voulez-vous bien accepter un dîner à l'hôtel Bussy?
Tous saluèrent en signe d'assentiment, et revinrent chez Bussy, où un somptueux festin les réunit jusqu'au matin.
CHAPITRE XXIV
OU CHICOT S'ENDORT.
Toutes ces dispositions des Angevins avaient été remarquées par le roi d'abord et par Chicot. Henri s'agitait dans l'intérieur du Louvre, attendant impatiemment que ses amis revinssent de leur promenade avec messieurs de l'Anjou.
Chicot avait suivi de loin la promenade, examiné en connaisseur ce que personne ne pouvait comprendre aussi bien que lui, et, après s'être convaincu des intentions de Bussy et de Quélus, il avait rebroussé chemin vers la demeure de Monsoreau.
C'était un homme rusé que Monsoreau; mais, quant à duper Chicot, il n'y pouvait prétendre. Le Gascon lui apportait force compliments de condoléance de la part du roi; comment ne pas le recevoir à merveille?
Chicot trouva Monsoreau couché. La visite de la veille avait brisé tous les ressorts de cette organisation à peine reconstruite; et Remy, une main sur son menton, guettait avec dépit les premières atteintes de la fièvre qui menaçait de ressaisir sa victime.
Néanmoins Monsoreau put soutenir la conversation, et dissimuler assez habilement sa colère contre le duc d'Anjou pour que tout autre que Chicot ne l'eût pas soupçonnée. Mais plus il était discret et réservé, plus le Gascon découvrait sa pensée.
—En effet, se disait-il, un homme ne peut être si passionné pour M. d'Anjou sans qu'il y ait quelque chose sous jeu.
Chicot, qui se connaissait en malades, voulut savoir également si la fièvre du comte n'était pas une comédie à l'instar de celle qu'avait jouée naguère Nicolas David.
Mais Remy ne trompait pas; et, à la première pulsation du pouls de
Monsoreau:
—Celui-là est malade réellement, pensa Chicot, et ne peut rien entreprendre. Il reste M. de Bussy; voyons un peu de quoi il est capable.
Et il courut à l'hôtel de Bussy, qu'il trouva tout éblouissant de lumières, tout embaumé de vapeurs qui eussent fait pousser à Gorenflot des exclamations de joie.
—Est-ce que M. de Bussy se marie? demanda-t-il à un laquais.
—Non, monsieur, répliqua celui-ci, M. de Bussy se réconcilie avec plusieurs seigneurs de la cour, et on célèbre cette réconciliation par un repas; fameux repas, allez.
—A moins qu'il ne les empoisonne, ce dont je le sais incapable, pensa
Chicot, Sa Majesté est encore en sûreté de ce côté-là.
Il retourna au Louvre, et aperçut Henri qui se promenait dans une salle d'armes en maugréant. Il avait envoyé trois courriers à Quélus, et, comme ces gens ne comprenaient pas pourquoi Sa Majesté était dans l'inquiétude, ils s'étaient arrêtés tout simplement chez M. de Birague le fils, où tout homme aux livrées du roi trouvait toujours un verre plein, un jambon entamé et des fruits confits.
C'était la méthode de Birague pour demeurer en faveur.
Chicot apparaissant à la porte du cabinet, Henri poussa une grande exclamation.
—Oh! cher ami, dit-il, sais-tu ce qu'ils sont devenus?
—Qui cela? tes mignons?
—Hélas! oui, mes pauvres amis.
—Ils doivent être bien bas en ce moment, répliqua Chicot.
—On me les aurait tués? s'écria Henri en se redressant la menace dans les yeux; ils seraient morts!
—Morts, j'en ai peur….
—Tu le sais et tu ris, païen!
—Attends donc, mon fils; morts, oui; mais morts ivres.
—Ah! bouffon… que tu m'as fait du mal! Mais pourquoi calomnies-tu ces gentilshommes?
—Je les glorifie, au contraire.
—Tu railles toujours… Voyons, du sérieux, je t'en supplie; sais tu qu'ils sont sortis avec les Angevins?
—Pardieu! si je le sais.
—Eh bien qu'est-il résulté?
—Eh bien, il est résulté ce que je t'ai dit: ils sont morts ivres, ou peu s'en faut.
—Mais Bussy, Bussy!
—Bussy les soûle, c'est un homme bien dangereux.
—Chicot, par grâce!
— Eh bien, oui, Bussy leur donne à dîner, à tes amis; est-ce que tu trouves cela bien, toi?
—Bussy leur donne à dîner! Oh! c'est impossible; des ennemis jurés!
—Justement; s'ils étaient amis, ils n'éprouveraient pas le besoin de s'enivrer ensemble. Écoute, as-tu de bonnes jambes?
—Que veux-tu dire?
—Irais-tu bien jusqu'à la rivière?
—J'irais jusqu'au bout du monde pour être témoin d'une chose pareille.
—Eh bien, va seulement jusqu'à l'hôtel Bussy, tu verras ce prodige.
—Tu m'accompagnes?
—Merci, j'en arrive.
—Mais enfin, Chicot….
—Oh! non, non, tu comprends que moi qui ai vu, je n'ai pas besoin de me convaincre; mes jambes sont diminuées de trois pouces à force de me rentrer dans le ventre. Si j'allais jusque-là, elles commenceraient au genou. Va, mon fils, va.
Le roi lui lança un regard de colère.
—Tu es bien bon, dit Chicot, de te faire de la bile pour ces gens-là! Ils rient, festinent et font de l'opposition à ton gouvernement. Réponds à toutes ces choses en philosophe: ils rient, rions; ils dînent, fais-nous servir quelque chose de bon et de chaud; ils font de l'opposition, viens nous coucher après souper.
Le roi ne put s'empêcher de sourire.
—Tu peux te flatter d'être un vrai sage, dit Chicot. Il y a eu, en France, des rois chevelus, un roi hardi, un roi grand, des rois paresseux: je suis sûr que l'on t'appellera Henri le patient… Ah! mon fils, c'est une si belle vertu… quand on n'en a pas d'autre!
—Trahi! se dit le roi, trahi… Ces gens-là n'ont pas même des moeurs de gentilshommes.
—Ah çà! tu es inquiet de tes amis, s'écria Chicot en poussant le roi vers la salle dans laquelle on venait de servir le souper; tu les plains comme s'ils étaient morts; et, lorsqu'on te dit qu'ils ne sont pas morts, tu pleures et tu t'inquiètes encore… Henri, tu geins toujours.
—Vous m'impatientez, monsieur Chicot.
—Voyons, aimerais-tu mieux qu'ils eussent chacun sept ou huit grands coups de rapière dans l'estomac? sois donc conséquent.
—J'aimerais à pouvoir compter sur des amis, dit Henri d'une voix sombre.
—Oh! ventre-de-biche! répondit Chicot, compte sur moi, je suis là, mon fils; seulement, nourris-moi.—Je veux du faisan… et des truffes, ajouta-t-il en tendant son assiette.
Henri et son unique ami se couchèrent de bonne heure; le roi soupirant d'avoir le coeur si vide, Chicot essoufflé d'avoir l'estomac si plein.
Le lendemain, au petit lever du roi, se présentèrent MM. de Quélus, Schomberg, Maugiron et d'Épernon; l'huissier avait coutume d'ouvrir, il ouvrit la portière aux gentilshommes.
Chicot dormait encore; le roi n'avait pu dormir. Il sauta furieux hors de son lit, et, arrachant les appareils parfumés qui couvraient ses joues et ses mains:
—Hors d'ici! cria-t-il, hors d'ici!
L'huissier, stupéfait, expliqua aux jeunes gens que le roi les congédiait. Ils se regardèrent avec une stupeur égale.
—Mais, sire, balbutia Quélus, nous voulions dire à Votre Majesté….
—Que vous n'êtes plus ivres, vociféra Henri, n'est-ce pas?
Chicot ouvrit un oeil.
—Pardon, sire, reprit Quélus avec gravité, Votre Majesté fait erreur….
—Je n'ai pourtant pas bu le vin d'Anjou, moi!
—Ah!… fort bien, fort bien!… dit Quélus en souriant… Je comprends; oui. Eh bien!….
—Eh bien, quoi?
—Que Votre Majesté demeure seule avec nous, et nous causerons, s'il lui plaît.
—Je hais les ivrognes et les traîtres.
—Sire! s'écrièrent d'une commune voix les trois gentilshommes.
—Patience, messieurs, dit Quélus en les arrêtant; Sa Majesté a mal dormi, et aura fait de méchants rêves. Un mot donnera le réveil meilleur à notre très-vénéré prince.
Cette impertinente excuse, prêtée par un sujet à son roi, fit impression sur Henri. Il devina que des gens assez hardis pour dire de pareilles choses ne pouvaient avoir rien fait que d'honorable.
—Parlez, dit-il, et soyez bref.
—C'est possible, sire, mais c'est difficile.
—Oui… on tourne longtemps autour de certaines accusations.
—Non, sire, on y va tout droit, fit Quélus en regardant Chicot et l'huissier comme pour réitérer à Henri sa demande d'une audience particulière.
Le roi fit un geste: l'huissier sortit. Chicot ouvrit l'autre oeil, et dit:
—Ne faites pas attention à moi, je dors comme un boeuf.
Et, refermant ses deux yeux, il se mit à ronfler de tous ses poumons.
CHAPITRE XXV
OU CHICOT S'ÉVEILLE.
Quand on vit que Chicot dormait si consciencieusement, personne ne s'occupa de lui. D'ailleurs, on avait assez pris l'habitude de considérer Chicot comme un meuble de la chambre à coucher du roi.
—Votre Majesté, dit Quélus en s'inclinant, ne sait que la moitié des choses, et, j'ose le dire, la moitié la moins intéressante. Assurément, et personne de nous n'a l'intention de le nier, assurément nous avons dîné tous chez M. de Bussy, et je dois même dire, en l'honneur de son cuisinier, que nous y avons fort bien dîné.
—Il y avait surtout d'un certain vin d'Autriche ou de Hongrie, dit
Schomberg, qui, en vérité, m'a paru merveilleux.
—Oh! le vilain Allemand, interrompit le roi; il aime le vin, je m'en étais toujours douté.
—Moi, j'en étais sûr, dit Chicot, je l'ai vu vingt fois ivre.
Schomberg se retourna de son côté:
—Ne fais pas attention, mon fils, dit le Gascon, le roi te dira que je rêve tout haut.
Schomberg revint à Henri.
—Ma foi, sire, dit-il, je ne me cache ni de mes amitiés ni de mes haines; c'est bon, le bon vin.
—N'appelons pas bonne une chose qui nous fait oublier Notre-Seigneur, dit le roi d'un ton réservé.
Schomberg allait répondre, ne voulant sans doute pas abandonner si promptement une si belle cause, quand Quélus lui fit un signe.
—C'est juste, dit Schomberg, continue.
—Je disais donc, sire, reprit Quélus, que, pendant le repas et surtout avant, nous avons eu les entretiens les plus sérieux et les plus intéressants concernant particulièrement les intérêts de Votre Majesté.
—Nous faisons l'exorde bien long, dit Henri, c'est mauvais signe.
—Ventre-de-biche! que ce Valois est bavard! s'écria Chicot.
—Oh! oh! maître Gascon, dit Henri avec hauteur, si vous ne dormez pas, sortez d'ici.
—Pardieu, dit Chicot, si je ne dors pas, c'est que tu m'empêches de dormir; ta langue claque comme les cresselles du vendredi saint.
Quélus, voyant qu'on ne pouvait, dans ce logis royal, aborder sérieusement un sujet, si sérieux qu'il fût, tant l'habitude avait rendu tout le monde frivole, soupira, haussa les épaules, et se leva dépité.
—Sire, dit d'Épernon en se dandinant, il s'agit cependant de graves matières.
—De graves matières? répéta Henri.
—Sans doute, si toutefois la vie de huit braves gentilshommes semble mériter à Votre Majesté la peine qu'on s'en occupe.
—Qu'est-ce à dire? s'écria le roi.
—C'est à dire que j'attends que le roi veuille bien m'écouter.
—J'écoute, mon fils, j'écoute, dit Henri en posant sa main sur l'épaule de Quélus.
—Eh bien, je vous disais, sire, que nous avions causé sérieusement; et, maintenant, voici le résultat de nos entretiens: la royauté est menacée, affaiblie.
—C'est-à-dire que tout le monde semble conspirer contre elle, s'écria
Henri.
—Elle ressemble, continua Quélus, à ces dieux étranges qui, pareils aux dieux de Tibère et de Caligula, tombaient en vieillesse sans pouvoir mourir, et continuaient à marcher dans leur immortalité par le chemin des infirmités mortelles. Ces dieux, arrivés à ce point-là, ne s'arrêtent, dans leur décrépitude toujours croissante, que si un beau dévouement de quelque sectateur les rajeunit et les ressuscite. Alors, régénérés par la transfusion d'un sang jeune, ardent et généreux, ils recommencent à vivre et redeviennent forts et puissants. Eh bien, sire, votre royauté est semblable à ces dieux-là, elle ne peut plus vivre que par des sacrifices.
—Il parle d'or, dit Chicot; Quélus, mon fils, va-t'en prêcher par les rues de Paris et je parie un boeuf contre un oeuf que tu éteins Lincestre, Cahier, Cotton, et même ce foudre d'éloquence que l'on nomme Gorenflot.
Henri ne répliqua rien; il était évident qu'un grand changement se faisait dans son esprit: il avait d'abord attaqué les mignons par des regards hautains; puis, peu à peu, le sentiment de la vérité; ayant saisi, il redevenait réfléchi, sombre, inquiet.
—Allez, dit-il, vous voyez que je vous écoute, Quélus.
—Sire, reprit celui-ci, vous êtes un très-grand roi; mais vous n'avez plus d'horizons devant vous; la noblesse vient vous poser des barrières au delà desquelles vos yeux ne voient plus rien, si ce n'est les barrières, déjà grandissantes, qu'à son tour vous pose le peuple. Eh bien, sire, vous qui êtes un vaillant, dites, que fait-on à la guerre quand un bataillon vient se placer, muraille menaçante, à trente pas d'un autre bataillon? Les lâches regardent derrière eux, et, voyant l'espace libre, ils fuient; les braves baissent la tête et fondent en avant.
—Eh bien, soit; en avant! s'écria le roi; par la mordieu! ne suis-je pas le premier gentilhomme de mon royaume? a-t-on mené plus belles batailles, je vous le demande, que celles de ma jeunesse? et le siècle à la fin duquel nous touchons a-t-il beaucoup de noms plus retentissants que ceux de Jarnac et de Moncontour? En avant donc, messieurs! et je marcherai le premier, c'est mon habitude, dans la mêlée, à ce que je présume.
—Eh bien, oui, sire, s'écrièrent les jeunes gens électrisés par cette belliqueuse démonstration du roi, en avant!
Chicot se mit sur son séant.
—Paix, là-bas, vous autres, dit-il, laissez continuer mon orateur. Va, Quélus, va, mon fils, tu as déjà dit de belles et de bonnes choses, et il t'en reste encore à dire; continue, mon ami, continue.
—Oui, Chicot, et toi aussi tu as raison, comme cela t'arrive souvent. Au reste, oui, je continuerai, et pour dire à Sa Majesté que le moment est venu, pour la royauté, d'agréer un de ces sacrifices dont nous parlions tout à l'heure. Contre tous ces remparts qui enferment insensiblement Votre Majesté, quatre hommes vont marcher, sûrs d'être encouragés par vous, sire, et d'être glorifiés par la postérité.
—Que dis-tu, Quélus? demanda le roi, les yeux brillants d'une joie tempérée par la sollicitude, quels sont ces quatre hommes?
—Moi et ces messieurs, dit le jeune homme avec le sentiment de fierté qui grandit tout homme jouant sa vie pour un principe ou pour une passion; moi et ces messieurs, nous nous dévouons, sire.
—A quoi?
—A votre salut.
—Contre qui?
—Contre vos ennemis.
—Des haines de jeunes gens, s'écria Henri.
—Oh! voilà l'expression du préjugé vulgaire, sire; et la tendresse de Votre Majesté pour nous est si généreuse, qu'elle consent à se déguiser sous ce trivial manteau; mais nous la reconnaissons. Parlez en roi, sire, et non en bourgeois de la rue Saint-Denis. Ne feignez pas de croire que Maugiron déteste Antraguet, que Schomberg est gêné par Livarot, que d'Épernon jalouse Bussy, et que Quélus en veut à Ribérac. Eh! non pas, ils sont tous jeunes, beaux et bons; amis et ennemis, tous pourraient s'aimer comme frères. Mais ce n'est point une rivalité d'hommes à hommes qui nous met l'épée à la main, c'est la querelle de France contre Anjou, la querelle du droit populaire contre le droit divin; nous nous présentons comme champions de la royauté dans cette lice où descendent des champions de la Ligue, et nous venons vous dire: «Bénissez-nous, seigneur; souriez à ceux qui vont mourir pour vous. Votre bénédiction les fera peut-être vaincre, votre sourire les aidera à mourir.»
Henri, suffoqué par les larmes, ouvrit ses bras à Quélus et aux autres. Il les réunit sur son coeur; et ce n'était pas un spectacle sans intérêt, un tableau sans expression, que cette scène où le mâle courage s'alliait aux émotions d'une tendresse profonde, que le dévouement sanctifiait à cette heure.
Chicot, sérieux et assombri, Chicot, la main sur son front, regardait du fond de l'alcôve, et cette figure, ordinairement refroidie par l'indifférence ou contractée par le rire du sarcasme, n'était pas la moins noble et la moins éloquente des six.
—Ah! mes braves! dit enfin le roi, c'est un beau dévouement, c'est une noble tâche, et je suis fier aujourd'hui, non pas de régner sur la France, mais d'être votre ami. Toutefois, comme je connais mes intérêts mieux que personne, je n'accepterai pas un sacrifice dont le résultat, glorieux en espérance, me livrerait, si vous veniez à échouer, entre les mains de mes ennemis. Pour faire la guerre à Anjou, France suffit, croyez-moi. Je connais mon frère, les Guise et la Ligue: souvent, dans ma vie, j'ai dompté des chevaux plus fougueux et plus insoumis.
—Mais, sire, s'écria Maugiron, des soldats ne raisonnent pas ainsi; ils ne peuvent faire entrer la mauvaise chance dans l'examen d'une question de ce genre; question d'honneur, question de conscience, que l'homme poursuit dans sa conviction sans s'inquiéter comment il jugera dans sa justice.
—Pardonnez-moi, Maugiron, répondit le roi, un soldat peut aller en aveugle, mais le capitaine réfléchit.
—Réfléchissez donc, sire, et laissez-nous faire, nous qui ne sommes que soldats, dit Schomberg; d'ailleurs, je ne connais pas la mauvaise chance, moi, j'ai toujours du bonheur.
—Ami! ami! interrompit tristement le roi, je n'en puis dire autant, moi; il est vrai que tu n'as que vingt ans.
—Sire, interrompit Quélus, les paroles obligeantes de Votre Majesté ne font que redoubler notre ardeur. Quel jour devrons-nous croiser le fer avec MM. de Bussy, Livarot, Antraguet et Ribérac?
—Jamais; je vous le défends absolument. Jamais, entendez-vous bien?
—De grâce, sire, excusez-nous, reprit Quélus; le rendez-vous a été pris hier, avant le dîner, paroles sont dites et nous ne pouvons les reprendre.
—Excusez-moi, monsieur, répondit Henri, le roi délie des serments et des paroles, en disant: Je veux ou je ne veux pas; car le roi est la toute-puissance. Faites dire à ces messieurs que je vous ai menacés de toute ma colère si vous en venez aux mains; et, pour que vous n'en doutiez pas vous-mêmes, je jure de vous exiler si….
—Arrêtez, sire, dit Quélus: car, si vous pouvez nous relever de nos paroles, Dieu seul peut vous relever de la vôtre. Ne jurez donc pas, car, si pour une pareille cause nous avons mérité votre colère, et que cette colère se traduise par l'exil, nous irons en exil avec joie, parce que, n'étant plus sur les terres de Votre Majesté, nous pourrons alors tenir notre parole et rencontrer nos adversaires en pays étranger.
—Si ces messieurs s'approchent de vous à la distance seulement d'une portée d'arquebuse, s'écria Henri, je les fais jeter tous les quatre à la Bastille.
—Sire, dit Quélus, le jour où Votre Majesté se conduirait ainsi, nous irions, nu-pieds et la corde au cou, nous présenter à maître Laurent Testu, le gouverneur, pour qu'il nous incarcérât avec ces gentilshommes.
—Je leur ferai trancher la tête, mordieu! Je suis le roi, j'espère!
—S'il arrivait pareille chose à nos ennemis, sire, nous nous couperions la gorge au pied de leur échafaud.
Henri garda longtemps le silence, et, relevant ses yeux noirs:
—A la bonne heure, dit-il, voilà de bonne et brave noblesse. C'est bien… Si Dieu ne bénissait pas une cause défendue par de tels gens!….
—Ne sois pas impie… ne blasphème pas! dit solennellement Chicot en descendant de son lit et en s'avançant vers le roi. Oui, ce sont là de nobles coeurs; mais Dieu fait ce qu'il veut, entends-tu, mon maître. Allons, fixe un jour à ces jeunes gens. C'est ton affaire, et non de dicter ses devoirs au Tout-Puissant.
—Oh! mon Dieu! mon Dieu! murmura Henri.
—Sire, nous vous en supplions, dirent les quatre gentilshommes en inclinant la tête et en pliant le genou.
—Eh bien, soit. En effet, Dieu est juste, il nous doit la victoire; mais, au surplus, nous saurons la préparer par des voies chrétiennes et judicieuses. Chers amis, souvenez-vous que Jarnac fit ses dévotions avec exactitude avant de combattre la Châtaigneraie: c'était une rude lame que ce dernier, mais il s'oublia dans les fêtes, les festins, il alla voir des femmes, abominable péché! Bref, il tenta Dieu, qui, peut-être, souriait à sa jeunesse, à sa beauté, à sa vigueur, et lui voulait sauver la vie. Jarnac lui coupa le jarret cependant. Écoutez-moi, nous allons entrer en dévotions; si j'avais le temps, je ferais porter vos épées à Rome pour que le saint-père les bénît toutes… Mais nous avons la châsse de sainte Geneviève qui vaut les meilleures reliques. Jeûnons ensemble, macérons-nous, et sanctifions le grand jour de la Fête-Dieu; puis le lendemain….
—Ah! sire, merci, merci! s'écrièrent les quatre jeunes gens… c'est dans huit jours.
Et ils se précipitèrent sur les mains du roi, qui les embrassa tous encore une fois, et rentra dans son oratoire en fondant en larmes.
—Notre cartel est tout rédigé, dit Quélus; il ne faut qu'y mettre le jour et l'heure. Écris, Maugiron, sur cette table… avec la plume du roi; écris: «Le lendemain de la Fête-Dieu!»
—Voilà qui est fait, répondit Maugiron; quel est le héraut qui portera cette lettre?
—Ce sera moi, s'il vous plaît, dit Chicot en s'approchant; seulement je veux vous donner un conseil, mes petits: Sa Majesté parle de jeûnes, de macérations et de châsses… c'est merveilleux comme voeu fait après une victoire; mais, avant le combat, j'aime mieux l'efficacité d'une bonne nourriture, d'un vin généreux, d'un sommeil solitaire de huit heures par jour ou par nuit. Rien ne donne au poignet la souplesse et le nerf comme une station de trois heures à table,—sans ivresse du moins.—J'approuve assez le roi sur le chapitre des amours, cela est trop attendrissant, vous ferez bien de vous en sevrer.
—Bravo, Chicot! s'écrièrent ensemble les jeunes gens.
—Adieu, mes petits lions, répondit le Gascon, je m'en vais à l'hôtel de Bussy.
Il fit trois pas et revint.
—A propos, dit-il; ne quittez pas le roi pendant ce beau jour de la
Fête-Dieu; n'allez à la campagne ni les uns ni les autres: demeurez au
Louvre comme une poignée de paladins. C'est convenu, hein? Oui; alors
je vais faire votre commission.
Et Chicot, sa lettre à la main, ouvrit l'équerre de ses longues jambes, et disparut.
CHAPITRE XXVI
LA FÊTE-DIEU.
Pendant ces huit jours, les événements se préparèrent, comme une tempête se prépare au fond des cieux dans les jours calmes et lourds de l'été.
Monsoreau, remis sur pied après quarante-huit heures de fièvre, s'occupa de guetter lui-même son larron d'honneur; mais, comme il ne découvrit personne, il demeura plus convaincu que jamais de l'hypocrisie du duc d'Anjou et de ses mauvaises intentions au sujet de Diane.
Bussy ne discontinua pas ses visites de jour à la maison du grand veneur. Seulement il fut averti par Remy des fréquents espionnages du convalescent, et s'abstint de venir la nuit par la fenêtre!
Chicot faisait deux parts de son temps:
L'une était consacrée à son maître bien-aimé Henri de Valois, qu'il quittait le moins possible, le surveillant comme fait une mère de son enfant.
L'autre était pour son tendre ami Gorenflot, qu'il avait déterminé à grand'peine, depuis huit jours, à retourner à sa cellule, où il l'avait reconduit et où il avait reçu de l'abbé, messire Joseph Foulon, le plus charmant accueil.
A cette première visite, on avait fort parlé de la piété du roi; et le prieur paraissait on ne peut plus reconnaissant à Sa Majesté de l'honneur qu'elle faisait à l'abbaye en la visitant. Cet honneur était même plus grand qu'on ne s'y était attendu d'abord: Henri, sur la demande du vénérable abbé, avait consenti à passer la journée et la nuit en retraite dans un couvent.
Chicot confirma l'abbé dans cette espérance, à laquelle il n'osait s'arrêter, et, comme on savait que Chicot avait l'oreille du roi, on l'invita fort à revenir, ce que Chicot promit de faire. Quant à Gorenflot, il grandit de dix coudées aux yeux des moines. C'était, en effet, un coup de partie à lui d'avoir ainsi capté toute la confiance de Chicot; Machiavel, de politique mémoire, n'eût pas mieux fait.
Invité à revenir, Chicot revint; et, comme avec lui, dans ses poches, sous son manteau, dans ses larges bottes, il apportait des flacons de vins des crus les plus rares et les plus recherchés, frère Gorenflot le recevait encore mieux que messire Joseph Foulon.
Alors il s'enfermait des heures entières dans la cellule du moine, partageant, au dire général, ses études et ses extases. L'avant-veille de la Fête-Dieu, il passa même la nuit tout entière dans le couvent; le lendemain, le bruit courait à l'abbaye que Gorenflot avait déterminé Chicot à prendre la robe.
Quant au roi, il donnait, pendant ce temps, de bonnes leçons d'escrime à ses amis, cherchant avec eux des coups nouveaux, et s'étudiant surtout à exercer d'Épernon, à qui le sort avait donné un si rude adversaire, et que l'attente du jour décisif préoccupait fort visiblement.
Quelqu'un qui eût parcouru la ville à de certaines heures de la nuit eût rencontré, dans le quartier Sainte-Geneviève, les moines étranges dont nos premiers chapitres ont fourni quelques descriptions, et qui ressemblaient beaucoup plus à des reîtres qu'à des frocards. Enfin nous pourrions ajouter, pour compléter le tableau que nous avons commencé d'esquisser; nous pourrions ajouter, disons-nous, que l'hôtel de Guise était devenu, à la fois, l'antre le plus mystérieux et le plus turbulent, le plus peuplé au dedans et le plus désert au dehors qu'il se puisse voir; que des conciliabules se tenaient, chaque soir, dans la grande salle, après qu'on avait eu soin de fermer hermétiquement les jalousies, et que ces conciliabules étaient précédés de dîners auxquels on n'invitait que des hommes et que présidait cependant madame de Montpensier.
Ces sortes de détails, que nous trouvons dans les mémoires du temps, nous sommes forcé de les donner à nos lecteurs, attendu qu'ils ne les trouveraient pas dans les archives de la police. En effet, la police de ce bénin règne ne soupçonnait même pas ce qui se tramait, quoique le complot, comme on le pourra voir, fût d'importance, et les dignes bourgeois qui faisaient leur ronde nocturne, salade en tête et hallebarde au poing, ne le soupçonnaient pas plus qu'elle, n'étant point gens à deviner d'autres dangers que ceux qui résultent du feu, des voleurs, des chiens enragés et des ivrognes querelleurs.
De temps en temps, quelque patrouille s'arrêtait bien devant l'hôtel de la Belle-Étoile, rue de l'Arbre-Sec; mais maître la Hurière était connu pour un si zélé catholique, que l'on ne doutait point que le grand bruit qui se menait chez lui ne fût mené pour la plus grande gloire de Dieu.
Voilà dans quelles conditions la ville de Paris atteignit, jour par jour, le matin de cette grande solennité abolie par le gouvernement constitutionnel, et qu'on appelle la Fête-Dieu.
Le matin de ce grand jour, il faisait un temps superbe, et les fleurs qui jonchaient les rues envoyaient au loin leurs parfums embaumés. Ce matin, disons-nous, Chicot qui, depuis quinze jours, couchait assidûment dans la chambre du roi, réveilla Henri de bonne heure; personne n'était encore entré dans la chambre royale.
—Ah! mon pauvre Chicot, s'écria Henri, foin de toi! Je n'ai jamais vu homme plus mal choisir son temps. Tu me tires du plus doux songe que j'aie fait de ma vie.
—Et que rêvais-tu donc, mon fils? demanda Chicot.
—Je rêvais que Quélus avait transpercé Antraguet d'un coup de seconde, et qu'il nageait, ce cher ami, dans le sang de son adversaire. Mais voici le jour. Allons prier le Seigneur que mon rêve se réalise. Appelle, Chicot, appelle!
—Que veux-tu donc?
—Mon cilice et mes verges.
—Tu n'aimerais pas mieux un bon déjeuner? demanda Chicot.
—Païen, dit Henri, qui veux entendre la messe de la Fête-Dieu l'estomac plein!
—C'est juste.
—Appelle, Chicot, appelle!
—Patience, dit Chicot, il est huit heures à peine, et tu as le temps de te fustiger jusqu'à ce soir. Causons premièrement: veux-tu causer avec ton ami? tu ne t'en repentiras pas, Valois, foi de Chicot.
—Eh bien, causons, dit Henri; mais fais vite.
—Comment divisons-nous notre journée, mon fils?
—En trois parties.
—En l'honneur de la sainte Trinité, très-bien. Voyons ces trois parties.
—D'abord la messe à Saint-Germain-l'Auxerrois.
—Bien.
—Au retour au Louvre, la collation.
—Très-bien!
—Puis processions de pénitents par les rues, en s'arrêtant, pour faire des stations, dans les principaux couvents de Paris, en commençant par les Jacobins et en finissant par Sainte-Geneviève, où j'ai promis au prieur de faire retraite jusqu'au lendemain dans la cellule d'une espèce de saint qui passera la nuit en prières pour assurer le succès de nos armes.
—Je le connais.
—Le saint?
—Parfaitement.
—Tant mieux, tu m'accompagneras, Chicot; nous prierons ensemble.
—Oui, sois tranquille.
—Alors, habille-toi et viens.
—Attends donc!
—Quoi?
—J'ai encore quelques détails à te demander.
—Ne peux-tu les demander tandis qu'on m'accommodera?
—J'aime mieux te les demander tandis que nous sommes seuls.
—Fais donc vite, le temps se passe.
—Ta cour, que fait-elle?
—Elle me suit.
—Ton frère?
—Il m'accompagne.
—Ta garde?
—Les gardes françaises m'attendent avec Crillon au Louvre; les
Suisses m'attendent à là porte de l'abbaye.
—A merveille! dit Chicot, me voilà renseigné.
—Je puis donc appeler?
—Appelle.
Henri frappa sur un timbre.
—La cérémonie sera magnifique, continua Chicot.
—Dieu nous en saura gré, je l'espère.
—Nous verrons cela demain. Mais, dis moi, Henri, avant que personne n'entre, tu n'as rien autre chose à me dire?
—Non. Ai-je oublié quelque détail du cérémonial?
—Ce n'est pas de cela que je te parle.
—De quoi me parles-tu donc?
—De rien.
Mais tu me demandes….
—S'il est bien arrêté que tu vas à l'abbaye Sainte-Geneviève?
—Sans doute.
—Et que tu y passes la nuit?
—Je l'ai promis.
—Eh bien, si tu n'as rien à me dire, mon fils, je te dirai moi, que ce cérémonial ne me convient pas, à moi.
—Comment?
—Non, et quand nous aurons dîné….
—Quand nous aurons dîné?
—Je te ferai part d'une autre disposition que j'ai imaginée.
—Soit, j'y consens.
—Tu n'y consentirais pas, mon fils, que ce serait encore la même chose.
—Que veux-tu dire?
—Chut! voici ton service qui entre dans l'antichambre.
En effet, les huissiers ouvrirent les portières, et l'on vit paraître le barbier, le parfumeur et le valet de chambre de Sa Majesté, qui, s'emparant du roi, se mirent à exécuter conjointement, sur son auguste personne, une de ces toilettes que nous avons décrites dans le commencement de cet ouvrage.
Lorsque la toilette de Sa Majesté fut aux deux tiers, on annonça Son
Altesse monseigneur le duc d'Anjou.
Henri se retourna de son côté, préparant son meilleur sourire pour le recevoir.
Le duc était accompagné de M. de Monsoreau, de d'Épernon et Aurilly.
D'Épernon et d'Aurilly restèrent en arrière.
Henri, à la vue du comte encore pâle et dont la mine était plus effrayante que jamais, ne put retenir un mouvement de surprise.
Le duc s'aperçut de ce mouvement, qui n'échappa point non plus au comte.
—Sire, dit le duc, c'est M. de Monsoreau qui vient présenter ses hommages à Votre Majesté.
—Merci, monsieur, dit Henri; et je suis d'autant plus touché de votre visite que vous avez été bien blessé, n'est-ce pas?
—Oui, sire.
—A la chasse, m'a-t-on dit.
—A la chasse, sire.
—Mais vous allez mieux à présent, n'est-ce pas?
—Je suis rétabli.
—Sire, dit le duc d'Anjou, ne vous plairait-il pas qu'après nos dévotion faites, M. le comte de Monsoreau nous allât préparer une belle chasse dans les bois de Compiègne?
—Mais, dit Henri, ne savez-vous pas que demain?….
Il allait dire: «quatre de mes amis se rencontrent avec quatre des vôtres;» mais il se rappela que le secret avait dû être gardé, et il s'arrêta.
—Je ne sais rien, sire, reprit le duc d'Anjou, et si Votre Majesté veut m'informer….
—Je voulais dire, reprit Henri, que, passant la nuit prochaine en dévotions à l'abbaye Sainte-Geneviève, je ne serais peut-être pas prêt pour demain; mais que M. le comte parte toujours: si ce n'est demain, ce sera après-demain que la chasse aura lieu.
—Vous entendez? dit le duc à Monsoreau, qui s'inclina.
—Oui, monseigneur, répondit le comte.
En ce moment entrèrent Schomberg et Quélus; le roi les reçut à bras ouverts.
—Encore un jour! dit Quélus en saluant le roi.
—Mais plus qu'un jour, heureusement! dit Schomberg.
Pendant ce temps, Monsoreau disait, de son côté, au duc:
—Vous me faites exiler, à ce qu'il paraît, monseigneur.
—Le devoir d'un grand veneur n'est-il point de préparer les chasses du roi? dit en riant le duc.
—Je m'entends, répondit Monsoreau, et je vois ce que c'est. C'est ce soir qu'expire le huitième jour de délai que Votre Altesse m'a demandé, et Votre Altesse préfère m'envoyer à Compiègne que de tenir sa promesse. Mais, que Votre Altesse y prenne garde; d'ici à ce soir, je puis, d'un seul mot….
François saisit le comte par le poignet.
—Taisez-vous, dit-il, car, au contraire, je la tiens cette promesse que vous réclamez.
—Expliquez-vous.
—Votre départ pour la chasse sera connu de tout le monde, puisque l'ordre est officiel.
—Eh bien?
—Eh bien, vous ne partirez pas; mais vous vous cacherez aux environs de votre maison. Alors, vous croyant parti, viendra l'homme que vous voulez connaître; le reste vous regarde, car je ne me suis engagé à rien autre chose, ce me semble.
—Ah! ah! si cela se fait ainsi! dit Monsoreau.
—Vous avez ma parole, dit le duc.
—J'ai mieux que cela, monseigneur, j'ai votre signature.
—Eh! oui, mordieu, je le sais bien.
Et le duc s'éloigna de Monsoreau pour se rapprocher de son frère;
Aurilly toucha le bras de d'Épernon.
—C'est fait, dit-il.
—Quoi? qu'y a-t-il de fait?
—M. de Bussy ne se battra point demain.
—M. de Bussy ne se battra point demain?
—J'en réponds.
—Et qui l'en empêchera?
—Qu'importe! pourvu qu'il ne se batte point.
—Si cela arrive, mon cher sorcier, il y a mille écus pour vous.
—Messieurs, dit Henri qui venait d'achever sa toilette, à
Saint-Germain-l'Auxerrois!
—Et de là à l'abbaye Sainte-Geneviève? demanda le duc.
—Certainement, répondit le roi.
—Comptez là-dessus, dit Chicot en bouclant le ceinturon de sa rapière.
Et Henri passa dans la galerie, où toute sa cour l'attendait.
CHAPITRE XXVII
LEQUEL AJOUTERA ENCORE A LA CLARTÉ DU CHAPITRE PRÉCÉDENT.
La veille au soir, quand tout avait été décidé et arrêté entre les Guise et les Angevins, M. de Monsoreau était rentré chez lui et y avait trouvé Bussy.
Alors, songeant que ce brave gentilhomme, auquel il portait toujours une grande amitié, pouvait, n'étant prévenu de rien, se compromettre cruellement le lendemain, il l'avait pris à part.
—Mon cher comte, lui avait-il dit, voudriez-vous bien me permettre de vous donner un conseil?
—Comment donc! avait répondu Bussy, je vous en prie, faites.
—A votre place, je m'absenterais demain de Paris.
—Moi! Et pourquoi cela?
—Tout ce que je puis vous dire, c'est que votre absence vous sauverait, selon toute probabilité, d'un grand embarras.
—D'un grand embarras? reprit Bussy regardant le comte jusqu'au fond des yeux, et lequel?
—Ignorez-vous ce qui doit se passer demain?
—Complètement.
—Sur l'honneur?
—Foi de gentilhomme.
—M. d'Anjou ne vous a rien confié?
—Rien. M. d'Anjou ne me confie que les choses qu'il peut dire tout haut, et j'ajouterai presque qu'il peut dire à tout le monde.
—Eh bien, moi qui ne suis pas le duc d'Anjou, moi qui aime mes amis pour eux et non pour moi, je vous dirai, mon cher comte, qu'il se prépare pour demain des événements graves, et que les partis d'Anjou et de Guise méditent un coup dont la déchéance du roi pourrait bien être le résultat.
Bussy regarda M. de Monsoreau avec une certaine défiance; mais sa figure exprimait la plus entière franchise, et il n'y avait point à se tromper à cette expression.
—Comte, lui répondit-il, je suis au duc d'Anjou, vous le savez, c'est-à-dire que ma vie et mon épée lui appartiennent. Le roi, contre lequel je n'ai jamais rien ostensiblement entrepris, me garde rancune, et n'a jamais manqué l'occasion de me dire ou de me faire une chose blessante. Et demain même,—Bussy baissa la voix,—je vous dis cela, mais je le dis à vous seul, comprenez-vous bien? demain je vais risquer ma vie pour humilier Henri de Valois dans la personne de ses favoris.
—Ainsi, demanda Monsoreau, vous êtes résolu à subir toutes les conséquences de votre attachement au duc d'Anjou?
—Oui.
—Vous savez où cela vous entraîne, peut-être?
—Je sais où je compte m'arrêter; quelque motif que j'aie de me plaindre du roi, jamais je ne lèverai la main sur l'oint du Seigneur; je laisserai faire les autres, et je suivrai, sans frapper et sans provoquer personne, M. le duc d'Anjou, afin de le défendre en cas de péril.
M. de Monsoreau réfléchit un instant, et, posant sa main sur l'épaule de Bussy:
—Cher comte, lui dit-il, le duc d'Anjou est un perfide, un lâche, un traître, capable, sur une jalousie ou une crainte, de sacrifier son serviteur le plus fidèle, son ami le plus dévoué; cher comte, abandonnez-le, suivez le conseil d'un ami, allez passer la journée de demain dans votre petite maison de Vincennes, allez où vous voudrez, mais n'allez pas à la procession de la Fête-Dieu.
Bussy le regarda fixement.
—Mais pourquoi suivez-vous le duc d'Anjou vous-même? répliqua-t-il.
—Parce que, pour des choses qui intéressent mon honneur, répondit le comte, j'ai besoin de lui quelque temps encore.
—Eh bien, c'est comme moi, dit Bussy; pour des choses qui intéressent aussi mon honneur, je suivrai le duc.
Le comte de Monsoreau serra la main de Bussy, et tous deux se quittèrent.
Nous avons dit, dans le chapitre précédent, ce qui se passa le lendemain, au lever du roi.
Monsoreau rentra chez lui, et annonça à sa femme son départ pour Compiègne; en même temps, il donna l'ordre de faire tous les préparatifs de ce départ.
Diane entendit la nouvelle avec joie. Elle savait de son mari le duel futur de Bussy et d'Épernon; mais d'Épernon était celui des mignons du roi qui avait la moindre réputation de courage et d'adresse: elle n'avait donc qu'une crainte mêlée d'orgueil en songeant au combat du lendemain.
Bussy s'était présenté dès le matin chez le duc d'Anjou et l'avait accompagné au Louvre, tout en se tenant dans la galerie. Le duc le prit en revenant de chez son frère, et tout le cortège royal s'achemina vers Saint-Germain-l'Auxerrois.
En voyant Bussy si franc, si loyal, si dévoué, le prince avait eu quelques remords; mais deux choses combattaient en lui les bonnes dispositions: le grand empire que Bussy avait pris sur lui, comme toute nature puissante sur une nature faible, et qui lui inspirait la crainte que, tout en se tenant debout près de son trône, Bussy ne fût le véritable roi; puis, l'amour de Bussy pour madame de Monsoreau, amour qui éveillait toutes les tortures de la jalousie au fond du coeur du prince.
Cependant il s'était dit, car Monsoreau lui inspirait, de son côté, des inquiétudes presque aussi grandes que Bussy, cependant il s'était dit:
—Ou Bussy m'accompagnera, et, en me secondant par son courage, fera triompher ma cause, et alors, si j'ai triomphé, peu m'importe! ce que dira et ce que fera le Monsoreau; ou Bussy m'abandonnera, et alors je ne lui dois plus rien, et je l'abandonne à mon tour.
Le résultat de cette double réflexion dont Bussy était l'objet, faisait que le prince ne quittait pas un instant des yeux le jeune homme. Il le vit, avec son visage calme et souriant, entrer à l'église, après avoir galamment cédé le pas à M. d'Épernon, son adversaire, et s'agenouiller un peu en arrière.
Le prince fit alors signe à Bussy de se rapprocher de lui. Dans la position où il se trouvait, il était obligé de tourner complètement la tête, tandis qu'en le faisant mettre à sa gauche, il n'avait besoin que de tourner les yeux.
La messe était commencée depuis un quart d'heure à peu près, quand Remy entra dans l'église et vint s'agenouiller près de son maître. Le duc tressaillit à l'apparition du jeune médecin, qu'il savait être confident des secrètes pensées de Bussy.
En effet, au bout d'un instant, après quelques paroles échangées tout bas, Remy glissa un billet au comte.
Le prince sentit un frisson passer dans ses veines: une petite écriture fine et charmante formait la suscription de ce billet.
—C'est d'elle, dit-il; elle lui annonce que son mari quitte Paris.
Bussy glissa le billet dans le fond de son chapeau, l'ouvrit et lut.
Le prince ne voyait plus le billet; mais il voyait le visage de Bussy, que dorait un rayon de joie et d'amour.
—Ah! malheur à toi si tu ne m'accompagnes pas! murmura-t-il.
Bussy porta le billet à ses lèvres et le glissa sur son coeur.
Le duc regarda autour de lui. Si Monsoreau eût été là, peut-être le duc n'eût-il pas eu la patience d'attendre le soir pour lui nommer Bussy.
La messe finie, on reprit le chemin du Louvre, où une collation attendait le roi dans ses appartements et les gentilshommes dans la galerie. Les Suisses étaient en haie à partir de la porte du Louvre; Crillon et les gardes françaises étaient rangés dans la cour.
Chicot ne perdait pas plus le roi de vue que le duc d'Anjou ne perdait
Bussy.
En entrant au Louvre, Bussy s'approcha du duc.
—Pardon, monseigneur, fit-il en s'inclinant; je désirerais dire deux mots à Votre Altesse.
—Pressés? demanda le duc.
—Très-pressés, monseigneur.
—Ne pourras-tu me les dire pendant la procession? nous marcherons à côté l'un de l'autre.
—Monseigneur m'excusera; mais je l'arrêtais justement pour lui demander la permission de ne pas l'accompagner.
—Comment cela? demanda le duc d'une voix dont il ne put complètement dissimuler l'altération.
—Monseigneur, demain est un grand jour, Votre Altesse le sait, puisqu'il doit vider la querelle entre l'Anjou et la France; je désirerais donc me retirer dans ma petite maison de Vincennes, et y faire retraite toute la journée.
—Ainsi, tu ne viens pas à la procession où vient la cour, où vient le roi?
—Non, monseigneur, avec la permission toutefois de Votre Altesse.
—Tu ne me rejoindras pas même à Sainte-Geneviève?
—Monseigneur, je désire avoir toute la journée à moi.
—Mais cependant, dit le duc, si une occasion se présente, dans le courant de la journée, où j'aie besoin de mes amis!….
—Comme monseigneur n'en aurait besoin, dit-il, que pour tirer l'épée contre son roi, je lui demande doublement congé, répondit Bussy: mon épée est engagée contre M. d'Épernon.
Monsoreau avait dit la veille au prince qu'il pouvait compter sur Bussy. Tout était donc changé depuis la veille, et ce changement venait du billet apporté par le Haudoin à l'église.
—Ainsi, dit le duc les dents serrées, tu abandonnes ton seigneur et maître, Bussy?
—Monseigneur, dit Bussy, l'homme qui joue sa vie le lendemain dans un duel acharné, sanglant, mortel, comme sera le nôtre, je vous en réponds, celui-là n'a plus qu'un seul maître, et c'est ce maître-là qui aura mes dernières dévotions.
—Tu sais qu'il s'agit pour moi du trône, et tu me quittes!
—Monseigneur, j'ai assez travaillé pour vous; je travaillerai encore assez demain; ne me demandez pas plus que ma vie.
—C'est bien! répliqua le duc d'une voix sourde; vous êtes libre, allez, monsieur de Bussy.
Bussy, sans s'inquiéter de cette froideur soudaine, salua le prince, descendit l'escalier du Louvre, et, une fois hors du palais, s'achemina vivement vers sa maison.
Le duc appela Aurilly.
Aurilly parut.
—Eh bien, monseigneur? demanda le joueur de luth.
—Eh bien, il s'est condamné lui-même.
—Il ne vous suit pas?
—Non.
—Il va au rendez-vous du billet?
—Oui.
—Alors c'est pour ce soir?
—C'est pour ce soir.
—M. de Monsoreau est-il prévenu?
—Du rendez-vous, oui; de l'homme qu'il trouvera au rendez-vous, pas encore.
—Ainsi vous êtes décidé à sacrifier le comte?
—Je suis décidé à me venger, dit le prince. Je ne crains plus qu'une chose maintenant.
—Laquelle?
—C'est que le Monsoreau ne se fie à sa force et à son adresse, et que
Bussy ne lui échappe.
—Que monseigneur se rassure.
—Comment?
—M. de Bussy est-il bien décidément condamné?
—Oui, mordieu! Un homme qui me tient en tutelle, qui me prend ma volonté et qui en fait sa volonté; qui me prend ma maîtresse et qui en fait la sienne; une espèce de lion dont je suis moins le maître que le gardien. Oui, oui, Aurilly, il est condamné sans appel, sans miséricorde.
—Eh bien, comme je vous le disais, que monseigneur se rassure: s'il échappe à un Monsoreau, il n'échappera point à un autre.
—Et quel est cet autre?
—Monseigneur m'ordonne de le nommer?
—Oui, je te l'ordonne.
—Cet autre est M. d'Épernon.
—D'Épernon! d'Épernon; qui doit se battre contre lui demain?
—Oui, monseigneur.
—Conte-moi donc cela.
Aurilly allait commencer le récit demandé, quand on appela le duc. Le roi était à table, et il s'étonnait de n'y pas voir le duc d'Anjou, ou plutôt Chicot venait de lui faire observer cette absence, et le roi demandait son frère.
—Tu me conteras tout cela à la procession, dit le duc.
Et il suivit l'huissier qui l'appelait.
Maintenant, que nous n'aurons pas le loisir, préoccupé que nous serons d'un plus grand personnage, de suivre le duc et Aurilly dans les rues de Paris, disons à nos lecteurs ce qui s'était passé entre d'Épernon et le joueur de luth.
Le matin, vers le point du jour, d'Épernon s'était présenté à l'hôtel d'Anjou, et avait demandé à parler à Aurilly.
Depuis longtemps, le gentilhomme connaissait le musicien. Ce dernier avait été appelé à lui enseigner le luth, et plusieurs fois l'élève et le maître s'étaient réunis pour racler la basse ou pincer la viole, comme c'était la mode en ce temps-là, non-seulement en Espagne, mais encore en France.
Il en résultait qu'une assez tendre amitié, tempérée par l'étiquette, unissait les deux musiciens.
D'ailleurs M. d'Épernon, Gascon subtil, pratiquait la méthode d'insinuation, qui consiste à arriver aux maîtres par les valets, et il y avait peu de secrets chez le duc d'Anjou dont il ne fut instruit par son ami Aurilly.
Ajoutons que, par suite de son habileté diplomatique, il ménageait le roi et le duc, flottant de l'un à l'autre, dans la crainte d'avoir pour ennemi le roi futur, et pour se conserver le roi régnant.
Cette visite à Aurilly avait pour but de causer avec lui de son duel prochain avec Bussy. Ce duel ne laissait pas de l'inquiéter vivement. Pendant sa longue vie, la partie saillante du caractère de d'Épernon ne fut jamais la bravoure; or il eût fallu être plus que brave, il eût fallu être téméraire pour affronter de sang-froid le combat avec Bussy: se battre avec lui, c'était affronter une mort certaine. Quelques-uns l'avaient osé qui avaient mesuré la terre dans la lutte et qui ne s'en étaient pas relevés.
Au premier mot que d'Épernon dit au musicien du sujet qui le préoccupait, celui-ci, qui connaissait la sourde haine que son maître nourrissait contre Bussy, celui-ci, disons-nous, abonda dans son sens, plaignant bien tendrement son élève, en lui annonçant que, depuis huit jours, M. de Bussy faisait des armes, deux heures chaque matin, avec un clairon des gardes, la plus perfide lamé que l'on eût encore rencontrée à Paris, une sorte d'artiste en coups d'épée, qui, voyageur et philosophe, avait emprunté aux Italiens leur jeu prudent et serré, aux Espagnols leurs feintes subtiles et brillantes, aux Allemands l'inflexibilité du poignet, et la logique des ripostes, enfin aux sauvages Polonais, que l'on appelait alors des Sarmates, leurs voltes, leurs bonds, leurs prostrations subites, et les étreintes corps à corps.
D'Épernon, pendant cette longue énumération de chances contraires, mangea de terreur tout le carmin qui lustrait ses ongles.
—Ah çà! mais je suis mort! dit-il moitié riant, moitié pâlissant.
—Dame! répondit Aurilly.
—Mais c'est absurde, s'écria d'Épernon, d'aller sur le terrain avec un homme qui doit indubitablement nous tuer. C'est comme si l'on jouait aux dés avec un homme qui serait sûr d'amener tous les coups le double six.
—Il fallait songer à cela avant de vous engager, monsieur le duc.
—Peste, dit d'Épernon, je me dégagerai. On n'est pas Gascon pour rien. Bien fou qui sort volontairement de la vie, et surtout à vingt-cinq ans. Mais j'y pense, mordieu; oui, ceci est de la logique. Attends!
—Dites.
—M. de Bussy est sûr de me tuer, dis-tu?
—Je n'en doute pas un seul instant.
—Alors ce n'est plus un duel, s'il est sûr, c'est un assassinat.
—Au fait!
—Et si c'est un assassinat, que diable….
—Eh bien?
—Il est permis de prévenir un assassinat par….
—Par?….
—Par… un meurtre.
—Sans doute.
—Qui m'empêche, puisqu'il veut me tuer, de le tuer auparavant? moi!
—Oh! mon Dieu! rien du tout, et j'y songeais même.
—Est-ce que mon raisonnement n'est pas clair?
—Clair comme le jour.
—Naturel?
—Très-naturel!
—Seulement, au lieu de le tuer cruellement de mes mains, comme il veut le faire à mon égard, eh bien, moi qui abhorre le sang, je laisserai ce soin à quelque autre.
—C'est-à-dire que vous payerez des sbires?
—Ma foi, oui! comme M. de Guise, M. de Mayenne, pour Saint-Mégrin.
—Cela vous coûtera cher.
—J'y mettrai trois mille écus.
—Pour trois mille écus, quand vos sbires sauront à qui ils ont affaire, vous n'aurez guère que six hommes.
—N'est-ce point assez donc?
—Six hommes! M. de Bussy en aura tué quatre avant d'être seulement effleuré. Rappelez-vous l'échauffourée de la rue Saint-Antoine, dans laquelle il a blessé Schomberg à la cuisse, vous au bras, et presque assommé Quélus.
—Je mettrai six mille écus, s'il le faut, dit d'Épernon. Mordieu! si je fais la chose, je veux la bien faire, et qu'il n'en réchappe pas.
—Vous avez votre monde? dit Aurilly.
—Dame! répliqua d'Épernon, j'ai ça et là des gens inoccupés, des soldats en retraite, des braves, après tout, qui valent bien ceux de Venise et de Florence.
—Très-bien, très-bien! Mais prenez garde.
—A quoi?
—S'ils échouent, ils vous dénonceront.
—J'ai le roi pour moi.
—C'est quelque chose; mais le roi ne peut vous empêcher d'être tué par M. de Bussy.
—Voilà qui est juste, et parfaitement juste, dit d'Épernon rêveur.
—Je vous indiquerais bien une combinaison, dit Aurilly.
—Parle, mon ami, parle.
—Mais, vous ne voudriez peut-être pas faire cause commune?
—Je ne répugnerais à rien de ce qui doublerait mes chances de me défaire de ce chien enragé.
—Eh bien, certain ennemi de votre ennemi est jaloux.
—Ah! ah!
—De sorte qu'à cette heure même….
—Eh bien, à cette heure même… achève donc!
—Il lui tend un piège.
—Après?
—Mais il manque d'argent; avec les six mille écus, il ferait votre affaire en même temps que la sienne. Vous ne tenez point à ce que l'honneur du coup vous revienne, n'est-ce pas?
—Mon Dieu, non! je ne demande autre chose, moi, que de demeurer dans l'obscurité.
—Envoyez donc vos hommes au rendez-vous, sans vous faire connaître, et il les utilisera.
—Mais encore faudrait-il, si mes hommes ne me connaissent pas, que je connusse cet homme, moi.
—Je vous le ferai voir ce matin.
—Où cela?
—Au Louvre.
—C'est donc un gentilhomme?
—Oui.
—Aurilly, séance tenante, les six mille écus seront à ta disposition.
—C'est donc arrêté ainsi?
—Irrévocablement.
—Au Louvre donc!
—Au Louvre.
Nous avons vu, dans le chapitre précédent, comment Aurilly dit à d'Épernon:
—Soyez tranquille, M. de Bussy ne se battra pas avec vous demain!
CHAPITRE XXVIII
LA PROCESSION.
Aussitôt la collation finie, le roi était rentré dans sa chambre avec Chicot, pour y prendre ses habits de pénitent, et il en était sorti, un instant après, les pieds nus, les reins ceints d'une corde, et le capuchon rabattu sur le visage.
Pendant ce temps, les courtisans avaient fait la même toilette.
Le temps était magnifique, le pavé jonché de fleurs; on parlait de reposoirs plus splendides les uns que les autres, et surtout de celui que les génovéfains avaient dressé dans la crypte de la chapelle.
Un peuple immense bordait le chemin qui conduisait aux quatre stations que devait faire le roi, et qui étaient aux jacobins, aux carmes, aux capucins et aux génovéfains.
Le clergé de Saint-Germain-l'Auxerrois ouvrait la marche. L'archevêque de Paris portait le Saint-Sacrement. Entre le clergé et l'archevêque, marchaient à reculons de jeunes garçons qui secouaient les encensoirs, et de jeunes filles qui effeuillaient des roses.
Puis venait le roi, les pieds nus, comme nous avons dit, et suivi de ses quatre amis, les pieds nus comme lui et enfroqués comme lui.
Le duc d'Anjou suivait, mais dans son costume ordinaire; toute sa cour angevine l'accompagnait, mêlée aux grands dignitaires de la couronne, qui marchaient à la suite du prince, chacun gardant le rang que l'étiquette lui assignait.
Puis enfin venaient les bourgeois et le peuple.
Il était déjà plus d'une heure de l'après-midi lorsqu'on quitta le Louvre. Crillon et les gardes françaises voulaient suivre le roi. Mais celui-ci leur fit signe que c'était inutile, et Crillon et les gardes demeurèrent pour garder le palais.
Il était près de six heures du soir quand, après avoir fait ses stations aux différents reposoirs, la tête du cortège commença d'apercevoir le porche dentelé de la vieille abbaye, et les génovéfains, le prieur en tête, disposés sur les trois marches, qui formaient le seuil, pour recevoir Sa Majesté.
Pendant la marche qui séparait l'abbaye de la dernière station, qui était celle que l'on avait faite au couvent des capucins, le duc d'Anjou, qui était sur pied depuis le matin, s'était trouvé mal de fatigue: il avait alors demandé au roi la permission de se retirer dans son hôtel, permission que le roi lui avait accordée.
Ses gentilshommes s'étaient alors détachés du cortège et s'étaient retirés avec lui, comme pour indiquer bien hautement que c'était le duc qu'ils suivaient et non le roi.
Mais le fait était que, comme trois d'entre eux devaient se battre le lendemain, ils désiraient ne pas se fatiguer outre mesure.
A la porte de l'abbaye, le roi, sous le prétexte que Quélus, Maugiron,
Schomberg et d'Épernon n'avaient pas moins besoin de repos que
Livarot, Ribérac et Antraguet, le roi, disons-nous, leur donna congé
aussi.
L'archevêque, qui officiait depuis le matin, et qui n'avait encore rien pris, non plus que les autres prêtres, tombait de fatigue; le roi prit pitié de ces saints martyrs, et, arrivé, comme nous l'avons dit, à la porte de l'abbaye, il les renvoya tous.
Puis, se retournant vers le prieur, Joseph Foulon:
—Me voici, mon père, dit-il en nasillant, je viens, comme un pécheur que je suis, chercher le repos dans votre solitude.
Le prieur s'inclina.
Alors s'adressant à ceux qui avaient résisté à cette rude journée et qui l'avaient suivi jusque-là:
—Je vous remercie, messieurs, dit-il, allez en paix.
Chacun salua respectueusement, et le royal pénitent monta une à une, en se frappant la poitrine, les marches de l'abbaye.
A peine Henri avait-il dépassé le seuil de l'abbaye, que les portes en furent fermées derrière lui.
Le roi était si profondément absorbé dans ses méditations, qu'il ne parut pas remarquer cette circonstance, qui, d'ailleurs, après le congé donné par le roi à sa suite, n'avait rien d'extraordinaire.
—Nous allons d'abord, dit le prieur au roi, conduire Votre Majesté dans la crypte, que nous avons ornée de notre mieux en l'honneur du roi du ciel et de la terre.
Le roi se contenta de répondre par un geste d'assentiment et marcha derrière le prieur.
Mais, aussitôt qu'il fut passé sous la sombre arcade où se tenaient immobiles deux rangées de moines, aussitôt qu'on l'eut vu tourner l'angle de la cour qui conduisait à la chapelle, vingt capuchons sautèrent en l'air, et l'on vit resplendir, dans la demi-teinte, des yeux étincelants de la joie et de l'orgueil du triomphe.
Certes, ce n'étaient point là des figures de moines paresseux et poltrons; la moustache épaisse, le teint basané, dénotaient chez eux la force et l'activité. Bon nombre démasquaient des visages sillonnés de cicatrices, et, à côté du plus fier de tous, de celui qui portait la cicatrice la plus illustre et la plus célèbre, apparaissait, triomphante et exaltée, la figure d'une femme couverte d'un froc.
Cette femme agita une paire de ciseaux d'or qui pendaient d'une chaîne nouée à sa ceinture, et s'écria:
—Ah! mes frères, nous tenons enfin le Valois.
—Ma foi! ma soeur, je le crois comme vous, répondit le balafré.
—Pas encore, pas encore, murmura le cardinal.
—Comment cela?
—Oui, aurons-nous assez de troupes bourgeoises pour maintenir Crillon et ses gardes?
—Nous avons mieux que des troupes bourgeoises, répliqua le duc de Mayenne, et, croyez-moi, il ne sera pas échangé un seul coup de mousquet.
—Voyons, dit la duchesse de Montpensier, comment entendez-vous cela?
J'aurais cependant bien voulu un peu de tapage, moi.
—Eh bien, ma soeur, je vous le dis à regret, vous en serez privée. Quand le roi sera pris, il criera; mais nul ne répondra à ses cris. Nous lui ferons alors, par persuasion ou par violence, mais sans nous montrer, signer une abdication. Aussitôt l'abdication courra la ville et disposera en notre faveur les bourgeois et les soldats.
—Le plan est bon et ne peut échouer maintenant, dit la duchesse.
—Il est un peu brutal, fit le cardinal de Guise en secouant la tête.
—Le roi refusera de signer l'abdication, ajouta le Balafré; il est brave, il aimera mieux mourir.
—Qu'il meure alors! s'écrièrent Mayenne et la duchesse.
—Non pas, répliqua fermement le duc de Guise, non pas! Je veux bien succéder à un prince qui abdique et que l'on méprise; mais je ne veux pas remplacer un homme assassiné que l'on plaindra. D'ailleurs, dans vos plans, vous oubliez M. le duc d'Anjou, qui, si le roi est tué, réclamera la couronne.
—Qu'il réclame, mordieu! qu'il réclame, dit Mayenne; voici notre frère le cardinal qui a prévu le cas: M. le duc d'Anjou sera compris dans l'acte d'abdication de son frère; M. le duc d'Anjou a eu des relations avec les huguenots, il est indigne de régner.
—Avec les huguenots, êtes-vous sûr de cela?
— Pardieu, puisqu'il a fui par l'aide du roi de Navarre.
—Bien.
—Puis une autre clause en faveur de notre maison suit la clause de déchéance: cette clause vous fera lieutenant du royaume, mon frère, et de la lieutenance à la royauté il n'y aura qu'un pas.
—Oui, oui, dit le cardinal, j'ai prévu tout cela; mais il se pourrait que les gardes françaises, pour s'assurer que l'abdication est bien réelle et surtout bien volontaire, forçassent l'abbaye. Crillon n'entend pas raillerie, et il serait homme à dire au roi: Sire, il y a danger de la vie, c'est bien; mais, avant tout, sauvons l'honneur.
—Cela regardait le général, dit Mayenne, et le général a pris ses précautions. Nous avons ici, pour soutenir le siège, quatre-vingts gentilshommes, et j'ai fait distribuer des armes à cent moines. Nous tiendrons un mois contre une armée. Sans compter qu'en cas d'infériorité nous avons le souterrain pour fuir avec notre proie.
—Et que fait le duc d'Anjou dans ce moment?
—A l'heure du danger, il a faibli comme toujours. Le duc d'Anjou est rentré chez lui, où il attend, sans doute, de nos nouvelles entre Bussy et Monsoreau.
—Eh! mon Dieu, c'est ici qu'il faudrait qu'il fût, et non chez lui.
—Je crois que vous vous trompez, mon frère, dit le cardinal, le peuple et la noblesse eussent vu, dans cette réunion des deux frères, un guet-apens contre la famille. Comme nous le disions tout à l'heure, nous devons, avant toute chose, éviter de jouer le rôle d'usurpateur. Nous héritons, voilà tout. En laissant le duc d'Anjou libre, la reine mère indépendante, nous nous faisons bénir de tous et admirer de nos partisans, et nul n'aura le plus petit mot a nous dire. Sinon, nous aurons contre nous Bussy et cent autres épées fort dangereuses.
—Bah! Bussy se bat demain contre les mignons.
—Parbleu! il les tuera: la belle affaire! et ensuite il sera des nôtres, dit le duc de Guise. Quant à moi, je le fais général d'une armée en Italie, où la guerre éclatera sans nul doute. C'est un homme supérieur et que j'estime fort, que le seigneur de Bussy.
—Et moi, en preuve que je ne l'estime pas moins que vous, mon frère, si je deviens veuve, dit la duchesse de Montpensier, moi, je l'épouse.
—L'épouser, ma soeur! s'écria Mayenne.
—Tiens, dit la duchesse, il y a de plus grandes dames que moi qui ont fait plus pour lui, et il n'était pas général d'armée à cette époque.
—Allons, allons, dit Mayenne, nous verrons tout cela plus tard; à l'oeuvre maintenant!
—Qui est près du roi? demanda le duc de Guise.
—Le prieur et frère Gorenflot, à ce que je crois, dit le cardinal. Il faut qu'il ne voie que des visages de connaissance, sans cela, il s'effaroucherait tout d'abord.
—Oui, dit Mayenne, mangeons les fruits de la conspiration, mais ne les cueillons pas.
—Est-ce qu'il est déjà dans la cellule? dit madame de Montpensier, impatiente de donner au roi la troisième couronne qu'elle lui promettait depuis si longtemps….
—Oh! non pas, il verra d'abord le grand reposoir de la crypte, et il adorera les saintes reliques.
—Ensuite?
—Ensuite, le prieur lui adressera quelques paroles sonores sur la vanité des biens de ce monde; après quoi le frère Gorenflot, vous savez, celui qui a prononcé ce magnifique discours pendant la soirée de la Ligue….
—Oui, eh bien?
—Le frère Gorenflot essayera d'obtenir de sa conviction ce que nous répugnons d'arracher à sa faiblesse.
—En effet, cela vaudrait infiniment mieux ainsi, dit le duc rêveur.
—Bah! Henri est superstitieux et affaibli, dit Mayenne, je réponds qu'il cédera à la peur de l'enfer.
—Et moi, je suis moins convaincu que vous, dit le duc; mais nos vaisseaux sont brûlés, il n'y a plus à revenir en arrière. Maintenant, après la tentative du prieur, après le discours de Gorenflot, si l'un et l'autre échouent, nous essayerons du dernier moyen, c'est-à-dire de l'intimidation.
—Et alors je tondrai mon Valois, s'écria la duchesse, revenant toujours à sa pensée favorite.
En ce moment, une sonnette retentit sous les voûtes assombries par les premières ombres de la nuit.
—Le roi descend à la crypte, dit le duc de Guise; allons, Mayenne, appelez vos amis et redevenons moines.
Aussitôt les capuchons recouvrirent fronts audacieux, yeux ardents et cicatrices parlantes; puis trente ou quarante moines, conduits par les trois frères, se dirigèrent vers l'ouverture de la crypte.
CHAPITRE XXIX
CHICOT Ier.
Le roi était plongé dans un recueillement qui promettait un succès facile aux projets de MM. de Guise.
Il visita la crypte avec toute la communauté, baisa la châsse, et termina toutes les cérémonies en se frappant la poitrine à coups redoublés et en marmottant les psaumes les plus lugubres.
Le prieur commença ses exhortations, que le roi écouta en donnant les mêmes signes de contrition fervente.
Enfin, sur un geste du duc de Guise, Joseph Foulon s'inclina devant
Henri et lui dit:
—Sire, vous plairait-il de venir maintenant déposer votre couronne terrestre aux pieds du maître éternel?
—Allons… répliqua simplement le roi.
Et aussitôt toute la communauté, formant la haie sur son passage, s'achemina vers les cellules, dont on entrevoyait, à gauche, le corridor principal.
Henri semblait très attendri. Ses mains ne cessaient de battre sa poitrine; le gros chapelet, qu'il roulait vivement, sonnait sur les têtes de mort en ivoire suspendues à sa ceinture.
On arriva enfin à la cellule: au seuil, se carrait Gorenflot, le visage enluminé, l'oeil brillant comme une escarboucle.
—Ici? fit le roi.
—Ici même, répliqua le gros moine.
Le roi pouvait hésiter, en effet, parce qu'au bout de ce corridor on voyait une porte, ou plutôt une grille assez mystérieuse, ouvrant sur une pente rapide et n'offrant à l'oeil que des ténèbres épaisses.
Henri entra dans la cellule.
—Hic portus salutis? murmura-t-il de sa voix émue.
—Oui, répondit Foulon, ici est le port.
—Laissez-nous, fit Gorenflot avec un geste majestueux.
Et aussitôt la porte se referma; les pas des assistants s'éloignèrent.
Le roi, avisant un escabeau dans le fond de la cellule, s'y plaça, les deux mains sur les genoux.
—Ah! te voilà, Hérodes! te voilà, païen! te voilà, Nabuchodonosor! dit Gorenflot sans transition aucune et en appuyant ses épaisses mains sur ses hanches.
Le roi sembla surpris.
—Est-ce à moi, dit-il, que vous parlez, mon frère?
—Oui, c'est à toi que je parle; et à qui donc? Peut-on dire une injure qui ne te soit pas convenable?
—Mon frère… murmura le roi.
—Bah! tu n'as pas de frère ici. Voilà assez longtemps que je médite un discours… tu l'auras… Je le divise en trois points, comme tout bon prédicateur. D'abord tu es un tyran, ensuite tu es un satyre, enfin tu es un détrôné; voilà sur quoi je vais parler.
—Détrôné! mon frère… dit avec explosion le roi perdu dans l'ombre.
—Ni plus, ni moins. Ce n'est pas ici comme en Pologne, et tu ne t'enfuiras pas….
—Un guet-apens!
—Oh! Valois, apprends qu'un roi n'est qu'un homme, lorsqu'il est homme encore.
—Des violences, mon frère!
—Pardieu! crois-tu que nous t'emprisonnions pour te ménager?
—Vous abusez de la religion, mon frère.
—Est-ce qu'il y a une religion! s'écria Gorenflot.
—Oh! fit le roi, un saint dire de pareilles choses!
—Tant pis, j'ai dit.
—Vous vous damnerez….
—Est-ce qu'on se damne!
—Vous parlez en mécréant, mon frère.
—Allons! pas de capucinades; es-tu prêt, Valois?
—A quoi faire?
—A déposer ta couronne. On m'a chargé de t'y inviter; je t'y invite.
—Mais vous faites un péché mortel!
—Oh! oh! fit Gorenflot avec un sourire cynique, j'ai droit d'absolution, et je m'absous d'avance; voyons, renonce, frère Valois.
—A quoi?
—Au trône de France.
—Plutôt la mort!
—Eh! mais tu mourras alors… Tiens, voici le prieur qui revient… décide-toi.
—J'ai mes gardes, mes amis; je me défendrai.
—C'est possible; mais on te tuera d'abord.
—Laisse-moi au moins un instant pour réfléchir.
—Pas un instant, pas une seconde.
—Votre zèle vous emporte, mon frère, dit le prieur.
Et il fit, de la main, un geste qui voulait dire au roi: «Sire, votre demande vous est accordée.»
Et le prieur referma la porte.
Henri tomba dans une rêverie profonde.
—Allons! dit-il, acceptons le sacrifice.
Dix minutes s'étaient écoulées tandis que Henri réfléchissait; on heurta aux guichets de la cellule.
—C'est fait, dit Gorenflot, il accepte.
Le roi entendit comme un murmure de joie et de surprise autour de lui, dans le corridor.
—Lisez-lui l'acte, dit une voix qui fit tressaillir le roi… à tel point qu'il regarda par les grillages de la porte.
Et un parchemin roulé passa de la main d'un moine dans celle de
Gorenflot.
Gorenflot fit péniblement lecture de cet acte au roi, dont la douleur était grande et qui cachait son front dans ses mains.
—Et si je refuse de signer? s'écria-t-il en larmoyant.
—C'est vous perdre doublement, repartit la voix du duc de Guise, assourdie par le capuchon. Regardez-vous comme mort au monde, et ne forcez pas des sujets à verser le sang d'un homme qui a été leur roi.
—On ne me contraindra pas, dit Henri.
—Je l'avais prévu, murmura le duc à sa soeur, dont le front se plissa, dont les yeux reflétèrent un sinistre dessein.
Allez, mon frère, ajouta-t-il en s'adressant à Mayenne; faites armer tout le monde, et qu'on se prépare.
—A quoi? dit le roi d'un ton lamentable.
—A tout, répondit Joseph Foulon.
Le désespoir du roi redoubla.
—Corbleu! s'écria Gorenflot, je te haïssais, Valois; mais à présent je te méprise! Allons, signe, ou tu ne périras que de ma main.
—Patientez, patientez, dit le roi, que je me recommande au souverain
Maître, que j'obtienne de lui la résignation.
—Il veut réfléchir encore, cria Gorenflot.
—Qu'on lui laisse jusqu'à minuit, dit le cardinal.
—Merci, chrétien charitable, dit le roi dans un paroxysme de désolation. Dieu te le rende!
—C'était réellement un cerveau affaibli, dit le duc de Guise; nous servons la France en le détrônant.
—N'importe, fit la duchesse; tout affaibli qu'il est, j'aurai du plaisir à le tondre.
Pendant ce dialogue, Gorenflot, les bras croisés, accablait Henri des injures les plus violentes et lui racontait tous ses débordements.
Tout à coup un bruit sourd retentit au dehors du couvent.
—Silence! cria la voix du duc de Guise.
Le plus profond silence s'établit. On distingua bientôt des coups frappés fortement et à intervalles égaux sur la porte sonore de l'abbaye.
Mayenne accourut aussi vite que le lui permettait son embonpoint.
—Mes frères, dit-il, une troupe de gens armés se porte au-devant du portail.
—On vient le chercher, dit la duchesse.
—Raison de plus pour qu'il signe vite, dit le cardinal.
—Signe, Valois, signe! cria Gorenflot d'une voix de tonnerre.
—Vous m'avez donné jusqu'à minuit, dit pitoyablement le roi.
—Oh! tu te ravises parce que tu crois être secouru.
—Sans doute, j'ai une chance….
—Pour mourir s'il ne signe aussitôt, répliqua la voix aigre et impérieuse de la duchesse.
Gorenflot saisit le poignet du roi et lui offrit une plume.
Le bruit redoublait au dehors.
—Une nouvelle troupe! vint dire un moine; elle entoure le parvis et le cerne à gauche.
—Allons! crièrent impatiemment Mayenne et la duchesse.
Le roi trempa la plume dans l'encre.
—Les Suisses! accourut dire Foulon; ils envahissent le cimetière à droite. Toute l'abbaye est cernée présentement.
—Eh bien, nous nous défendrons, répliqua résolument Mayenne. Avec un otage comme celui-là, une place n'est jamais prise à discrétion.
—Il a signé! hurla Gorenflot en arrachant le papier des mains de Henri, qui, abattu, enfouit sa tête dans son capuchon et son capuchon dans ses deux bras.
—Alors nous sommes roi, dit le cardinal au duc. Emporte vite ce précieux papier.
Le roi, dans son accès de douleur, renversa la petite lampe qui seule éclairait cette scène; mais le duc de Guise tenait déjà le parchemin.
—Que faire? que faire? vint demander un moine sous le froc duquel se dessinait un gentilhomme bien complet, bien armé. Crillon arrive avec les gardes françaises, et menace de briser les portes. Écoutez!….
—Au nom du roi! cria la voix puissante de Crillon.
—Bon! il n'y a plus de roi, répliqua Gorenflot par une fenêtre.
—Qui dit cela, maraud? répondit Crillon.
—Moi! moi! moi! fit Gorenflot dans les ténèbres, avec un orgueil des plus provocateurs.
—Qu'on tâche de m'apercevoir ce drôle et de lui planter quelques balles dans le ventre, dit Crillon.
Et Gorenflot, voyant les gardes apprêter leurs armes, fit le plongeon aussitôt et retomba sur son derrière au milieu de la cellule.
—Enfoncez la porte, mons Crillon, dit, au milieu du silence général, une voix qui fit dresser les cheveux à tous les moines, faux ou vrais, qui attendaient dans le corridor.
Cette voix était celle d'un homme qui, sorti des rangs, s'était avancé jusqu'aux marches de l'abbaye.
—Voilà, sire, répliqua Crillon en déchargeant dans la porte principale un vigoureux coup de hache.
Les murs en gémirent.
—Que veut-on?… dit le prieur, paraissant tout tremblant à la fenêtre.
—Ah! c'est vous, messire Foulon, dit la même voix hautaine et calme. Rendez-moi donc mon fou, qui est allé passer la nuit dans une de vos cellules. J'ai besoin de Chicot; je m'ennuie au Louvre.
—Et moi, je m'amuse joliment, va, mon fils, répliqua Chicot se dégageant de son capuchon et fendant la foule des moines, qui s'écartèrent avec un hurlement d'effroi.
A ce moment, le duc de Guise, qui s'était fait apporter une lampe, lisait au bas de l'acte la signature encore fraîche obtenue avec tant de peine:
CHICOT Ier
—Moi, Chicot Ier! s'écria-t-il; mille damnations!
—Allons, dit le cardinal, nous sommes perdus; fuyons.
—Ah! bah! fit Chicot en distribuant à Gorenflot, presque évanoui, des coups de la corde qu'il portait à sa ceinture; ah! bah!
CHAPITRE XXX
LES INTÉRÊTS ET LE CAPITAL.
A mesure que le roi avait parlé, à mesure que les conjurés l'avaient reconnu, ils étaient passé de la stupeur à l'épouvante.
L'abdication, signée Chicot Ier, avait changé l'épouvante en rage.
Chicot rejeta son froc sur ses épaules, croisa les bras, et, tandis que Gorenflot fuyait à toutes jambes, il soutint, immobile et souriant, le premier choc.
Ce fut un terrible moment à passer. Les gentilshommes, furieux, s'avancèrent sur le Gascon, bien déterminés à se venger de la cruelle mystification dont ils étaient victimes.
Mais cet homme sans armes, la poitrine couverte de ses deux bras seulement, ce visage au masque railleur, qui semblait défier tant de force de s'attaquer à tant de faiblesse, les arrêta plus encore peut-être que les remontrances du cardinal, lequel leur faisait observer que la mort de Chicot ne servirait à rien, mais, tout au contraire, serait vengée terriblement par le roi, de complicité avec son fou dans cette scène de terrible bouffonnerie.
Il en résulta que les dagues et les rapières s'abaissèrent devant Chicot, qui, soit dévouement,—et il en était capable,—soit pénétration de leur pensée, continua de leur rire au nez.
Cependant les menaces du roi devenaient plus pressantes, et les coups de hache de Crillon plus pressés. Il était évident que la porte ne pouvait résister longtemps à une pareille attaque, qu'on n'essayait pas même de repousser.
Aussi, après un moment de délibération, le duc de Guise donna-t-il l'ordre de la retraite.
Cet ordre fit sourire Chicot.
Pendant les nuits de retraite avec Gorenflot, il avait examiné le souterrain; il avait reconnu la porte de sortie, et il avait dénoncé cette porte au roi, qui y avait placé Tocquenot, lieutenant des gardes suisses.
Il était donc évident que les ligueurs, les uns après les autres, allaient se jeter dans la gueule du loup.
Le cardinal s'éclipsa le premier, suivi d'une vingtaine de gentilshommes. Alors Chicot vit passer le duc avec un pareil nombre à peu près de moines; puis Mayenne, à qui sa difficulté de courir, à cause de son énorme ventre et de son épaisse encolure, avait tout naturellement fait confier le soin de la retraite.
Quand M. de Mayenne passa le dernier devant la cellule de Gorenflot et que Chicot le vit se traîner, alourdi par sa masse, Chicot ne souriait plus, il se tenait les côtes de rire.
Dix minutes s'écoulèrent, pendant lesquelles Chicot prêta l'oreille, croyant toujours entendre le bruit des ligueurs refoulés dans le souterrain; mais, à son grand étonnement, le bruit, au lieu de revenir à lui, continuait de s'éloigner.
Tout à coup une pensée vint au Gascon, qui changea ses éclats de rire en grincements de dents. Le temps s'écoulait, les ligueurs ne revenaient pas; les ligueurs s'étaient-ils aperçus que la porte était gardée, et avaient-ils découvert une autre sortie?
Chicot allait s'élancer hors de la cellule, quand, tout à coup, la porte en fut obstruée par une masse informe qui se vautra à ses pieds en s'arrachant des poignées de cheveux tout autour de la tête.
—Ah! misérable que je suis! s'écriait le moine. Oh! mon bon seigneur
Chicot, pardonnez-moi! pardonnez-moi!
Comment Gorenflot, qui était parti le premier, revenait-il seul quand déjà il eût dû être bien loin?
Voilà la question qui se présenta tout naturellement à la pensée de
Chicot.
—Oh! mon bon monsieur Chicot, cher seigneur, à moi! continuait de hurler Gorenflot; pardonnez à votre indigne ami, qui se repent et fait amende honorable à vos genoux.
—Mais, demanda Chicot, comment ne t'es-tu pas enfui avec les autres, drôle?
—Parce que je n'ai pas pu passer par où passent les autres, mon bon seigneur; parce que le Seigneur, dans sa colère, m'a frappé d'obésité. Oh! malheureux ventre! oh! misérable bedaine! criait le moine en frappant de ses deux poings la partie qu'il apostrophait. Ah! que ne suis-je mince comme vous, monsieur Chicot! Que c'est beau et surtout que c'est heureux d'être mince!
Chicot ne comprenait absolument rien aux lamentations du moine.
—Mais les autres passent donc quelque part? s'écria Chicot d'une voix de tonnerre; les autres s'enfuient donc?
—Pardieu! dit le moine, que voulez-vous qu'ils fassent? qu'ils attendent la corde? Oh! malheureux ventre!
—Silence! cria Chicot, et répondez-moi.
Gorenflot se redressa sur ses deux genoux.
—Interrogez, monsieur Chicot, répondit-il, vous en avez bien certainement le droit.
—Comment se sauvent les autres?
—A toutes jambes.
—Je comprends… mais par où?
—Par le soupirail.
—Mordieu! par quel soupirail?
—Par le soupirail qui donne dans le caveau du cimetière.
—Est-ce le chemin que tu appelles le souterrain? réponds vite.
—Non, cher monsieur Chicot. La porte du souterrain était gardée extérieurement. Le grand cardinal de Guise, au moment de l'ouvrir, a entendu un Suisse qui disait: Mich durstet, ce qui veut dire, à ce qu'il paraît: J'ai soif.
—Ventre de biche! s'écria Chicot, je sais ce que cela veut dire; de sorte que les fuyards ont pris un autre chemin?
—Oui, cher monsieur Chicot; ils se sauvent par le caveau du cimetière.
—Qui donne?….
—D'un côté, dans la crypte, de l'autre, sous la porte Saint-Jacques.
—Tu mens!
—Moi, cher seigneur!
—S'ils s'étaient sauvés par le caveau donnant dans la crypte, je les eusse vus repasser devant ta cellule.
—Voilà justement, cher monsieur Chicot; ils ont pensé qu'ils n'auraient pas le temps de faire ce grand détour, et ils sont passés par le soupirail.
—Quel soupirail?
—Par un soupirail qui donne dans le jardin et qui sert à éclairer le passage.
—De sorte que toi….
—De sorte que moi, qui suis trop gros….
—Eh bien?
—Je n'ai jamais pu passer: et l'on s'est mis à me tirer par les pieds, vu que j'interceptais le chemin aux autres.
—Mais, s'écria Chicot, le visage éclairé tout à coup d'une étrange jubilation, si tu n'as pas pu passer….
—Non, et cependant j'ai fait de grands efforts; voyez mes épaules, voyez ma poitrine.
—Alors lui, qui est plus gros que toi.
—Qui, lui?
—Oh! mon Dieu! dit Chicot, si tu es pour moi dans cette affaire-là, je te promets un fier cierge; de sorte qu'il ne pourra pas passer non plus.
—Monsieur Chicot!
—Lève-toi, frocard!
Le moine se leva aussi vite qu'il put.
—Bien, maintenant conduis-moi au soupirail.
—Où vous voudrez, mon cher seigneur.
—Marche devant, malheureux, marche!
Gorenflot se mit à trotter aussi vite qu'il put, en levant, de temps en temps, les bras au ciel, maintenu dans l'allure qu'il avait prise par les coups de corde que lui allongeait Chicot.
Tous deux traversèrent le corridor et descendirent dans le jardin.
—Par ici, dit Gorenflot, par ici.
—Tais-toi, et marche, drôle!
Gorenflot fit un dernier effort et parvint jusqu'auprès d'un massif d'arbres d'où semblaient sortir des plaintes.
—Là, dit-il, là.
Et, au bout de son haleine, il tomba le derrière sur l'herbe.
Chicot fit trois pas en avant et aperçut quelque chose qui s'agitait à fleur de terre.
A côté de ce quelque chose qui ressemblait au train de derrière de l'animal que Diogène appelait un coq à deux pieds et sans plumes, gisaient une épée et un froc.
Il était évident que l'individu qui se trouvait pris si malheureusement s'était successivement défait de tous les objets qui pouvaient le grossir, de sorte que, pour le moment, désarmé de son épée, dépouillé de son froc, il se trouvait réduit à sa plus simple expression.
Et cependant, comme Gorenflot, il faisait des efforts inutiles pour disparaître complètement.
—Mordieu! ventrebleu! sandieu! criait la voix étouffée du fugitif. J'aimerais mieux passer au milieu de toute la garde. Aïe! ne tirez pas si fort, mes amis, je glisserai tout doucement; je sens que j'avance, pas vite, mais j'avance.
—Ventre de biche! M. de Mayenne! murmura Chicot en extase. Mon bon seigneur Dieu, tu as gagné ton cierge.
—Ce n'est pas pour rien que j'ai été surnommé Hercule, reprit la voix étouffée, je soulèverai cette pierre. Hein!
Et il fit un si violent effort, qu'effectivement la pierre trembla.
—Attends, dit tout bas Chicot, attends.
Et il frappa des pieds comme quelqu'un qui accourt à grand bruit.
—Ils arrivent, dirent plusieurs voix dans le souterrain.
—Ah! fit Chicot, comme s'il arrivait tout essouflé. Ah! c'est donc toi, misérable moine!
—Ne dites rien, monseigneur, murmurèrent les voix, il vous prend pour
Gorenflot.
—Ah! c'est donc toi, lourde masse, pondus immobile! tiens! ah! c'est donc toi, indigesta moles! tiens!
Et, à chaque apostrophe, Chicot, arrivé enfin au but si désiré de sa vengeance, fit retomber de toute la volée de son bras, sur les parties charnues qui s'offraient à lui, la corde avec laquelle il avait déjà flagellé Gorenflot.
—Silence! disaient toujours les voix, il vous prend pour le moine.
En effet, Mayenne ne poussait que des plaintes étouffées, tout en redoublant d'efforts pour soulever la pierre.
—Ah! conspirateur! reprit Chicot; ah! moine indigne! tiens, voilà pour l'ivrognerie! tiens, voilà pour la paresse! tiens, voilà pour la colère; tiens, voilà pour la luxure! tiens, voilà pour la gourmandise! Je regrette qu'il n'y ait que sept péchés capitaux; tiens, tiens, tiens, voilà pour les vices que tu as!
—Monsieur Chicot, disait Gorenflot couvert de sueur; monsieur Chicot, ayez pitié de moi.
—Ah! traître! continua Chicot, frappant toujours, tiens, voilà pour ta trahison!
—Grâce! murmurait Gorenflot, croyant ressentir tous les coups qui tombaient sur Mayenne, grâce, cher monsieur Chicot!
Mais Chicot, au lieu de s'arrêter, s'enivrait de sa vengeance et redoublait de coups.
Si puissant qu'il fût sur lui-même, Mayenne ne pouvait retenir ses gémissements.
—Ah! continua Chicot, que ne plaît-il à Dieu de substituer à ton corps vulgaire, à ta carcasse roturière, les très-hautes et très-puissantes omoplates du duc de Mayenne, à qui je dois une volée de coups de bâton dont les intérêts courent depuis sept ans!… Tiens, tiens, tiens!
Gorenflot poussa un soupir et tomba.
—Chicot! vociféra le duc.
—Oui, moi-même, oui, Chicot, indigne serviteur du roi; Chicot, bras débile, qui voudrait avoir les cent bras de Briarée pour cette occasion.
Et Chicot, de plus en plus exalté, réitéra les coups de corde avec une telle rage, que le patient, rassemblant toutes ses forces, souleva la pierre, dans un paroxysme de la douleur, et, les côtes déchirées, les reins sanglants, tomba entre, les bras de ses amis.
Le dernier coup de Chicot frappa dans le vide.
Chicot alors se tourna: le vrai Gorenflot était évanoui, sinon de douleur, du moins d'effroi.
CHAPITRE XXXI
CE QUI SE PASSAIT DU COTÉ DE LA BASTILLE, TANDIS QUE CHICOT PAYAIT SES DETTES A L'ABBAYE SAINTE-GENEVIÈVE.
Il était onze heures du soir; le duc d'Anjou attendait impatiemment, dans le cabinet où il s'était retiré à la suite de la faiblesse dont il avait été pris rue Saint-Jacques, qu'un messager du duc de Guise vint lui annoncer l'abdication du roi, son frère.
De la fenêtre à la porte du cabinet et de la porte du cabinet aux fenêtres de l'antichambre, il allait et revenait, regardant la grande horloge, dont les secondes tintaient lugubrement dans leur gaîne de bois doré.
Tout à coup il entendit un cheval qui piaffait dans la cour; il crut que ce cheval pouvait être celui de son messager, et courut s'appuyer au balcon; mais ce cheval, tenu en bride par un palefrenier, attendait son maître.
Le maître sortit des appartements intérieurs; c'était Bussy; Bussy, qui, en sa qualité de capitaine des gardes, venait, avant de se rendre à son rendez-vous, de donner le mot d'ordre pour la nuit.
Le duc, en apercevant ce beau et brave jeune homme, dont il n'avait jamais eu à se plaindre, éprouva un instant de remords; mais, à mesure qu'il le vit s'approcher de la torche que tenait le valet, son visage s'éclaira; et, sur ce visage, le duc lut tant de joie, d'espérance et de bonheur, que toute sa jalousie lui revint.
Cependant Bussy, ignorant que le duc le regardait et épiait les différentes émotions de son visage, Bussy, après avoir donné le mot d'ordre, roula le manteau sur ses épaules, se mit en selle, et, piquant des deux son cheval, s'élança avec un grand bruit sous la voûte sonore.
Un instant, le duc, inquiet de ne voir arriver personne, eut encore l'idée de faire courir après lui, car il se doutait bien qu'avant de se rendre à la Bastille, Bussy ferait une halte à son hôtel; mais il se représenta le jeune homme riant avec Diane de son amour méprisé, le mettant, lui prince, sur la même ligne que le mari dédaigné, et, cette fois encore, son mauvais instinct l'emporta sur le bon.
Bussy avait souri de bonheur en partant; ce sourire était une insulte au prince: il le laissa aller. S'il eût eu le regard attristé et le front sombre, peut-être l'eût-il retenu.
Cependant, à peine hors de l'hôtel d'Anjou, Bussy quitta son allure précipitée, comme s'il eût craint le bruit de sa propre marche; et, passant à son hôtel, comme l'avait prévu le duc, il remit son cheval aux mains d'un palefrenier qui écoutait respectueusement une leçon d'hippiatrique que lui faisait Remy.
—Ah! ah! dit Bussy reconnaissant le jeune docteur, c'est toi, Remy.
—Oui, monseigneur, en personne.
—Et pas encore couché?
—Il s'en faut de dix minutes, monseigneur. Je rentrais chez moi, ou plutôt chez vous. En vérité, depuis que je n'ai plus mon blessé, il me semble que les jours ont quarante-huit heures.
—T'ennuierais-tu, par hasard? demanda Bussy.
—J'en ai peur!
—Et l'amour?
—Ah! je vous l'ai dit souvent, l'amour, je m'en défie, et je ne fais en général sur lui que des études utiles.
—Alors Gertrude est abandonnée?
—Parfaitement.
—Ainsi tu t'es lassé?
—D'être battu. C'était ainsi que se manifestait l'amour de mon amazone, brave fille du reste.
—Et ton coeur ne te dit rien pour elle ce soir?
—Pourquoi ce soir, monseigneur?
—Parce que je t'eusse emmené avec moi.
—A la Bastille?
—Oui.
—Vous y allez?
—Sans doute.
—Et le Monsoreau?
—A Compiègne, mon cher, où il prépare une chasse pour Sa Majesté.
—Êtes-vous sûr, monseigneur?
—L'ordre lui en a été donné publiquement ce matin.
—Ah!
Remy demeura un instant pensif.
—Alors? dit-il après un instant.
—Alors j'ai passé la journée à remercier Dieu du bonheur qu'il m'envoyait pour cette nuit, et je vais passer la nuit à jouir de ce bonheur.
—Bien. Jourdain, mon épée, fit Remy.
Le palefrenier disparut dans l'intérieur de la maison.
—Tu as donc changé d'avis? demanda Bussy.
—En quoi?
—En ce que tu prends ton épée.
—Oui, je vous accompagne jusqu'à la porte, pour deux raisons.
—Lesquelles?
—La première, de peur que vous ne fassiez, par les rues, quelque mauvaise rencontre.
Bussy sourit.
—Eh! mon Dieu, oui. Riez, monseigneur. Je sais bien que vous ne craignez pas les mauvaises rencontres, et que c'est un pauvre compagnon que le docteur Remy; mais on attaque moins facilement deux hommes qu'un seul. La seconde, parce que j'ai une foule de bons conseils à vous donner.
—Viens, mon cher Remy, viens. Nous nous entretiendrons d'elle; et, après le plaisir de voir la femme qu'on aime, je n'en connais pas de plus grand que celui d'en parler.
—Il y a même des gens, répliqua Remy, qui mettent le plaisir d'en parler avant celui de la voir.
—Mais, dit Bussy, il me semble que le temps est bien incertain.
—Raison de plus: le ciel est tantôt sombre, tantôt clair. J'aime la variété, moi.—Merci, Jourdain, ajouta-t-il, s'adressant au palefrenier, qui lui rapportait sa rapière.
Puis se retournant vers le comte:
—Me voici à vos ordres, monseigneur; partons.
Bussy prit le bras du jeune docteur, et tous deux s'acheminèrent vers la Bastille.
Remy avait dit au comte qu'il avait une foule de bons conseils à lui donner; et, en effet, à peine furent-ils en route, que le docteur commença de tirer du latin mille citations imposantes, pour prouver à Bussy qu'il avait tort de faire, ce soir-là, un visite à Diane, au lieu de se tenir tranquillement dans son lit, attendu que d'ordinaire un homme se bat mal quand il a mal dormi; puis, des apophthegmes de la Faculté, il passa aux mythes de la Fable, et raconta galamment que c'était d'habitude Vénus qui désarmait Mars.
Bussy souriait; Remy insistait.
—Vois-tu, Remy, dit le comte, quand mon bras tient une épée, il s'y attache de telle sorte, que les fibres de la chair prennent la rigueur et la souplesse de l'acier, tandis que, de son côté, l'acier semble s'animer et s'échauffer comme une chair vivante. De ce moment, mon épée est un bras et mon bras est une épée. Dès lors, comprends-tu? il ne s'agit plus de force ni de dispositions. Une lame ne se fatigue pas.
—Non, mais elle s'émousse.
—Ne crains rien.
—Ah! mon cher seigneur, continua Remy, c'est que demain, voyez-vous, il s'agit de faire un combat comme celui d'Hercule contre Antée, comme celui de Thésée contre le Minotaure, comme celui des Trente, comme celui de Bayard; quelque chose d'homérique, de gigantesque, d'impossible; il s'agit qu'on dise dans l'avenir le combat de Bussy comme étant le combat par excellence, et, dans ce combat, je ne veux pas, voyez-vous, je ne veux pas seulement qu'on vous entame la peau.
—Sois tranquille, mon bon Remy; tu verras des merveilles. J'ai, ce matin, mis quatre épées aux mains de quatre ferrailleurs qui, durant huit minutes, n'ont pu, à eux quatre, me toucher une seule fois, tandis que je leur ai mis leurs pourpoints en loques. Je bondissais comme un tigre.
—Je ne dis pas le contraire, maître; mais vos jarrets de demain seront-ils vos jarrets d'aujourd'hui?
Ici Bussy et son chirurgien entamèrent un dialogue latin, fréquemment interrompu par leurs éclats de rire.
Ils parvinrent ainsi au bout de la grande rue Saint-Antoine.
—Adieu, dit Bussy; nous sommes arrivés.
—Si je vous attendais? dit Remy.
—Pourquoi faire?
—Pour être sûr que vous serez de retour avant deux heures, et que vous aurez au moins cinq ou six heures de bon sommeil avant votre duel.
—Si je te donne ma parole?
—Oh! alors cela me suffira. La parole de Bussy, peste! il ferait beau voir que j'en doutasse.
—Eh bien, tu l'as. Dans deux heures, Remy, je serai à l'hôtel.
—Soit. Adieu, monseigneur.
—Adieu, Remy.
Les deux jeunes gens se séparèrent; mais Remy demeura en place. Il vit le comte s'avancer vers la maison, et, comme l'absence de Monsoreau lui donnait toute sécurité, entrer par la porte que lui ouvrit Gertrude, et non pas monter par la fenêtre.
Puis il reprit philosophiquement, à travers les rues désertes, sa marche vers l'hôtel Bussy.
Comme il débouchait de la place Beaudoyer, il vit venir à lui cinq hommes enveloppés de manteaux, et paraissant, sous ces manteaux, parfaitement armés.
Cinq hommes à cette heure, c'était un événement. Il s'effaça derrière l'angle d'une maison en retraite.
—Arrivés à dix pas de lui, ces cinq hommes s'arrêtèrent, et, après un bonsoir cordial, quatre prirent deux chemins différents, tandis que le cinquième demeurait immobile et réfléchissant à sa place.
En ce moment, la lune sortit d'un nuage et éclaira d'un de ses rayons le visage du coureur de nuit.
—M. de Saint-Luc! s'écria Remy.
Saint-Luc leva la tête en entendant prononcer son nom, et vit un homme qui venait à lui.
—Remy! s'écria-t-il à son tour.
—Remy en personne, et je suis heureux de ne pas dire à votre service! attendu que vous me paraissez vous porter à merveille. Est-ce une indiscrétion que de vous demander ce que Votre Seigneurie fait à cette heure si loin du Louvre?
—Ma foi, mon cher, j'examine, par ordre du roi, la physionomie de la ville. Il m'a dit: «Saint-Luc, promène-toi dans les rues de Paris, et, si tu entends dire, par hasard, que j'ai abdiqué, réponds hardiment que ce n'est pas vrai.»
—Et avez-vous entendu parler de cela?
—Personne ne m'en a soufflé le mot. Or, comme il va être minuit, que tout est tranquille et que je n'ai rencontré que M. de Monsoreau, j'ai congédié mes amis, et j'allais rentrer quand tu m'as vu réfléchissant.
—Comment? M. de Monsoreau?
—Oui.
—Vous avez rencontré M. de Monsoreau?
—Avec une troupe d'hommes armés, dix ou douze au moins.
—M. de Monsoreau! impossible!
—Pourquoi cela, impossible?
—Parce qu'il doit être à Compiègne.
—Il devait y être, mais il n'y est pas.
—Mais l'ordre du roi?
—Bah! qui est-ce qui obéit au roi?
—Vous avez rencontré M. de Monsoreau avec dix ou douze hommes?
—Certainement.
—Vous a-t-il reconnu?
—Je le crois.
—Vous n'étiez que cinq.
—Mes quatre amis et moi, pas davantage.
—Et il ne s'est pas jeté sur vous?
—Il m'a évité, au contraire, et c'est ce qui m'étonne. En le reconnaissant, je me suis attendu à une horrible bataille.
—De quel côté allait-il?
—Du côté de la rue de la Tixeranderie.
—Ah! mon Dieu! s'écria Remy.
—Quoi? demanda Saint-Luc, effrayé de l'accent du jeune homme.
—Monsieur de Saint-Luc, il va sans doute arriver un grand malheur.
—Un grand malheur! à qui?
—A M. de Bussy!
—A Bussy? Mordieu! parlez, Remy; je suis de ses amis, vous le savez.
—Quel malheur! M. de Bussy le croyait à Compiègne.
—Eh bien?
—Eh bien, il a cru pouvoir profiter de son absence….
—De sorte qu'il est?….
—Chez madame Diane.
—Ah! fit Saint-Luc, cela s'embrouille.
—Oui. Comprenez-vous, dit Remy, il aura eu des soupçons ou on les lui aura suggérés, et il n'aura feint de partir que pour revenir à l'improviste.
—Attendez donc! dit Saint-Luc en se frappant le front.
—Avez-vous une idée? répondit Remy.
—Il y a du duc d'Anjou là-dessous.
—Mais c'est le duc d'Anjou qui, ce matin, a provoqué le départ de M. de Monsoreau.
—Raison de plus. Avez-vous des poumons, mon brave Remy?
—Corbleu! comme des soufflets de forges.
—En ce cas, courons, courons sans perdre un instant. Vous connaissez la maison?
—Oui.
—Marchez devant alors.
Et les deux jeunes gens prirent à travers les rues une course qui eût fait honneur à des daims poursuivis.
—A-t-il beaucoup d'avance sur nous? demanda Remy en courant.
—Qui? le Monsoreau?
—Oui.
—Un quart d'heure à peu près, dit Saint-Luc en franchissant un tas de pierres de cinq pieds de haut.
—Pourvu que nous arrivions à temps! dit Remy en tirant son épée pour être prêt à tout événement.
CHAPITRE XXXII
L'ASSASSINAT.
Bussy, sans inquiétude et sans hésitation, avait été reçu sans crainte par Diane, qui croyait être sûre de l'absence de son mari.
Jamais la belle jeune femme n'avait été si joyeuse; jamais Bussy n'avait été si heureux; dans certain moment, dont l'âme ou plutôt l'instinct conservateur sent toute la gravité, l'homme unit ses facultés morales à tout ce que ses sens peuvent lui fournir de ressources physiques, il se concentre et se multiplie. Il aspire de toutes ses forces la vie, qui peut lui manquer d'un moment à l'autre, sans qu'il devine par quelle catastrophe elle lui manquerait.
Diane, émue, et d'autant plus émue qu'elle cherchait à cacher son émotion, Diane, émue des craintes de ce lendemain menaçant, paraissait plus tendre, parce que la tristesse, tombant au fond de tout amour, donne à cet amour le parfum de poésie qui lui manquait; la véritable passion n'est point folâtre, et l'oeil d'une femme sincèrement éprise est plus souvent humide que brillant.
Aussi débuta-t-elle par arrêter l'amoureux jeune homme. Ce qu'elle avait à lui dire, ce soir-là, c'est que sa vie était sa vie; ce qu'elle avait à débattre avec lui, c'était les plus sûrs moyens de fuir. Car ce n'était pas le tout que de vaincre, il fallait, après avoir vaincu, fuir la colère du roi; car jamais Henri, c'était probable, ne pardonnerait au vainqueur la défaite ou la mort de ses favoris.
—Et puis, disait Diane, le bras passé autour du cou de Bussy et dévorant des yeux le visage de son amant, n'es-tu pas le plus brave de France? Pourquoi mettrais-tu un point d'honneur à augmenter ta gloire? Tu es déjà si supérieur aux autres hommes, qu'il n'y aurait pas de générosité à toi de vouloir te grandir encore. Tu ne veux pas plaire aux autres femmes, car tu m'aimes, et tu craindrais de me perdre à jamais, n'est-ce pas, Louis? Louis, défends ta vie. Je ne te dis pas: «Songe à la mort,» car il me semble qu'il n'existe pas au monde un homme assez fort, assez puissant pour tuer mon Louis autrement que par trahison; mais songe aux blessures: on peut être blessé, tu le sais bien, puisque c'est à une blessure reçue en combattant contre ces mêmes hommes que je dois de te connaître.
—Sois tranquille, dit Bussy en riant, je garderai le visage; je ne veux pas être défiguré.
—Oh! garde ta personne tout entière. Qu'elle te soit sacrée, mon Bussy, comme si toi, c'était moi. Songe à la douleur que tu éprouverais si tu me voyais revenir blessée et sanglante; eh bien, la même douleur que tu ressentirais, je l'éprouverais en voyant ton sang. Sois prudent, mon lion trop courageux, voilà tout ce que je te recommande. Fais comme ce Romain dont tu me lisais l'histoire pour me rassurer l'autre jour. Oh! imite-le bien; laisse tes trois amis faire leur combat, porte-toi au secours du plus menacé; mais, si deux hommes, si trois hommes t'attaquent à la fois, fuis; tu te retourneras comme Horace, et tu les tueras les uns après les autres, et à distance.
—Oui, ma chère Diane, dit Bussy.
—Oh! tu me réponds sans m'entendre, Louis; tu me regardes, et tu ne m'écoutes pas!
—Oui, mais je te vois, et tu es bien belle!
—Ce n'est point de ma beauté qu'il s'agit en ce moment, mon Dieu! il s'agit de toi, de ta vie, de notre vie; tiens, c'est bien affreux ce que je vais te dire, mais je veux que tu le saches, cela te rendra, non pas plus fort, mais plus prudent. Eh bien, j'aurai le courage de voir ce duel!
—Toi?
—J'y assisterai.
—Comment cela? impossible, Diane.
—Non! écoute: il y a, tu sais, dans la chambre à côté de celle-ci, une fenêtre qui donne sur une petite cour, et qui regarde de biais l'enclos des Tournelles.
—Oui, je me le rappelle; cette fenêtre élevée de vingt pieds à peu près, et qui domine un treillis de fer, aux pointes duquel, l'autre jour, je faisais tomber du pain que les oiseaux venaient prendre.
—De là, comprends-tu? Bussy, je te verrai. Surtout, place-toi de manière que je te voie; tu sauras que je suis là, tu pourras me voir moi-même. Mais non, insensée que je suis, ne me regarde pas, car ton ennemi peut profiter de ta distraction.
—Et me tuer, n'est-ce pas? tandis que j'aurais les yeux fixés sur toi. Si j'étais condamné, et qu'on me laissât le choix de la mort, Diane, ce serait celle-là que je choisirais.
—Oui, mais tu n'es pas condamné, mais il ne s'agit pas de mourir; il s'agit de vivre au contraire.
—Et je vivrai, sois tranquille; d'ailleurs, je suis bien secondé, crois-moi, tu ne connais pas mes amis; mais je les connais. Antraguet tire l'épée comme moi; Ribérac est froid sur le terrain, et semble n'avoir de vivant que les yeux avec lesquels il dévore son adversaire et le bras avec lequel il le frappe; Livarot brille par une agilité de tigre. La partie est belle, crois-moi, Diane, trop belle. Je voudrais courir plus de danger pour avoir plus de mérite.
—Eh bien, je te crois, cher ami, et je souris, car j'espère; mais écoute-moi, et promets-moi de m'obéir.
—Oui, pourvu que tu ne m'ordonnes pas de te quitter.
—Eh bien, justement j'en appelle à ta raison.
—Alors il ne fallait pas me rendre fou.
—Pas de concetti, mon beau gentilhomme, de l'obéissance; c'est en obéissant que l'on prouve son amour.
—Ordonne alors.
—Cher ami, tes yeux sont fatigués; il te faut une bonne nuit: quitte-moi.
—Oh! déjà!
—Je vais faire ma prière, et tu m'embrasseras.
—Mais c'est toi qu'on devrait prier comme on prie les anges.
—Et crois-tu donc que les anges ne prient pas Dieu? dit Diane en s'agenouillant.
Et, du fond du coeur, avec des regards qui semblaient, à travers le plafond, aller chercher Dieu sous les voûtes azurées du ciel:
—Seigneur, dit-elle, si tu veux que ta servante vive heureuse et ne meure pas désespérée, protège celui que tu as poussé sur mon chemin, pour que je l'aime et que je n'aime que lui.
Elle achevait ces paroles, Bussy se baissait pour l'envelopper de son bras et ramener son visage à la hauteur de ses lèvres, quand tout à coup une vitre de la fenêtre vola en éclats: puis la fenêtre elle-même, et trois hommes armés parurent sur le balcon, tandis que le quatrième enfourchait la balustrade.
Celui-là avait le visage couvert d'un masque, et tenait dans la main gauche un pistolet, de l'autre une épée nue.
Bussy demeura un instant immobile et glacé par le cri épouvantable que poussa Diane en s'élançant à son cou.
L'homme au masque fit un signe, et ses trois compagnons avancèrent d'un pas; un de ces trois hommes était armé d'une arquebuse.
Bussy, d'un même mouvement, écarta Diane avec la main gauche, tandis que de la droite il tirait son épée.
Puis, se repliant sur lui-même, il l'abaissa lentement et sans perdre de vue ses adversaires.
—Allez, allez, mes braves, dit une voix sépulcrale qui sortit de dessous le masque de velours, il est à moitié mort, la peur l'a tué.
—Tu te trompes, dit Bussy, je n'ai jamais peur!
Diane fit un mouvement pour se rapprocher de lui.
—Rangez-vous, Diane! dit-il avec fermeté.
Mais Diane, au lieu d'obéir, se jeta une seconde fois à son cou.
—Vous allez me faire tuer, madame! dit-il.
Diane s'éloigna, le démasquant entièrement. Elle comprenait qu'elle ne pouvait venir en aide à son amant que d'une seule manière: c'était en obéissant passivement.
—Ah! ah! dit la voix sombre, c'est bien M. de Bussy; je ne le voulais pas croire, niais que je suis! Vraiment, quel ami, quel bon et excellent ami!
Bussy se taisait, tout en mordant ses lèvres, et en examinant tout autour de lui quels seraient ses moyens de défense quand il faudrait en venir aux mains.
—Il apprend, continua la voix avec une intonation railleuse que rendait encore plus terrible sa vibration profonde et sombre, il apprend que le grand veneur est absent, qu'il a laissé sa femme seule, que cette femme peut avoir peur; et il vient lui tenir compagnie; et quand cela? la veille d'un duel. Je le répète, quel bon et excellent ami que le seigneur de Bussy!
— Ah! c'est vous, monsieur de Monsoreau! dit Bussy. Bon! jetez votre masque. Maintenant je sais à qui j'ai affaire.
—Ainsi ferai-je, répliqua le grand veneur.
Et il jeta loin de lui le loup de velours noir.
Diane poussa un faible cri. La pâleur du comte était celle d'un cadavre, tandis que son sourire était celui d'un damné.
—Çà, finissons, monsieur! dit Bussy; je n'aime pas les façons bruyantes, et c'était bon pour les héros d'Homère, qui étaient des demi-dieux, de parler avant de se battre; moi, je suis un homme, seulement je suis un homme qui n'a pas peur, attaquez-moi ou laissez-moi passer.
Monsoreau répondit par un rire sourd et strident qui fit tressaillir
Diane, mais qui provoqua chez Bussy la plus bouillante colère.
—Passage, voyons! répéta le jeune homme, dont le sang, qui un instant avait reflué vers son coeur, lui montait aux tempes.
—Oh! oh! fit Monsoreau, passage; comment dites-vous cela, monsieur de
Bussy?
—Alors, croisez donc le fer, et finissons-en! dit le jeune homme; j'ai besoin de rentrer chez moi, et je demeure loin.
—Vous étiez venu pour coucher ici, monsieur, dit le grand veneur, et vous y coucherez.
Pendant ce temps, la tête de deux autres hommes apparaissait à travers les barres du balcon, et ces deux hommes, enjambant la balustrade, vinrent se placer près de leurs camarades.
—Quatre et deux font six, dit Bussy; où sont les autres?
—Ils sont à la porte et attendent, dit le grand veneur.
Diane tomba sur ses genoux, et, quelque effort qu'elle fit, Bussy entendit ses sanglots.
Il jeta un coup d'oeil rapide sur elle, puis ramenant son regard vers le comte:
—Mon cher monsieur, dit-il après avoir réfléchi une seconde, vous savez que je suis un homme d'honneur.
—Oui, dit Monsoreau, vous êtes un homme d'honneur, comme madame est une femme chaste.
—Bien, monsieur, répondit Bussy en faisant un léger mouvement de tête de haut en bas; c'est vif, mais c'est mérité, et tout cela se payera ensemble. Seulement, comme j'ai demain partie liée avec quatre gentilshommes que vous connaissez, et qu'ils ont la priorité sur vous, je réclame la grâce de me retirer ce soir, en vous engageant ma parole de me retrouver où et quand vous voudrez.
Monsoreau haussa les épaules.
—Écoutez, dit Bussy, je jure Dieu, monsieur, que, lorsque j'aurai satisfait MM. de Schomberg, d'Épernon, Quélus et Maugiron, je serai à vous, tout à vous et rien qu'à vous. S'ils me tuent, oh bien, vous serez payé par leurs mains, voilà tout; si, au contraire, je me trouve en fonds pour vous payer moi-même….
Monsoreau se retourna vers ses gens.
—Allons! leur dit-il, sus, mes braves!
—Ah! dit Bussy, je me trompais, ce n'est plus un duel, c'est un assassinat.
—Parbleu! fit Monsoreau.
—Oui, je le vois: nous nous étions trompés tous deux l'un à l'égard de l'autre; mais, songez-y, monsieur, le duc d'Anjou prendra mal la chose.
—C'est lui qui m'envoie, dit Monsoreau.
Bussy frissonna, Diane leva les mains au ciel avec un gémissement.
—En ce cas, dit le jeune homme, j'en appelle à Bussy tout seul.
Tenez-vous bien, mes braves!
Et, d'un tour de main, il renversa le prie-Dieu, attira à lui une table, et jeta sur le tout une chaise; de sorte qu'il avait, en une seconde, improvisé comme un rempart entre lui et ses ennemis.
Ce mouvement avait été si rapide, que la balle partie de l'arquebuse ne frappa que le prie-Dieu, dans l'épaisseur duquel elle se logea en s'amortissant; pendant ce temps, Bussy abattait une magnifique crédence du temps de François 1er, et l'ajoutait à son retranchement.
Diane se trouva cachée par ce dernier meuble; elle comprenait qu'elle ne pouvait aider Bussy que de ses prières, et elle priait.
Bussy jeta un coup d'oeil sur elle, puis sur les assaillants, puis sur son rempart improvisé.
—Allez maintenant, dit-il; mais prenez garde, mon épée pique.
Les braves, poussés par Monsoreau, firent un mouvement vers le sanglier qui les attendait, replié sur lui-même et les yeux ardents; l'un d'eux allongea même la main vers le prie-Dieu pour l'attirer à lui; mais, avant que sa main eût touché le meuble protecteur, l'épée de Bussy, passant par une meurtrière, avait pris le bras dans toute sa longueur, et l'avait percé depuis la saignée jusqu'à l'épaule.
L'homme poussa un cri, et se recula jusqu'à la fenêtre.
Bussy entendit alors des pas rapides dans le corridor, et se crut pris entre deux feux. Il s'élança vers la porte pour en pousser les verrous; mais, avant qu'il l'eût atteinte, elle s'ouvrit.
Le jeune homme fit un pas en arrière pour se mettre en défense à la fois contre ses anciens et contre ses nouveaux ennemis.
Deux hommes se précipitèrent par cette porte.
—Ah! cher maître! cria une voix bien connue, arrivons-nous à temps?
—Remy! dit le comte.
—Et moi! cria une seconde voix; il paraît que l'on assassine ici?
Bussy reconnut cette voix, et poussa un rugissement de joie.
—Saint-Luc! dit-il.
—Moi-même.
—Ah! ah! dit Bussy, je crois maintenant, cher monsieur de Monsoreau, que vous ferez bien de nous laisser passer, car maintenant, si vous ne vous rangez pas, nous passerons sur vous.
—Trois hommes à moi! cria Monsoreau.
Et l'on vit trois nouveaux assaillants apparaître au-dessus de la balustrade.
—Ah çà, mais ils ont donc une armée? dit Saint-Luc.
—Mon Dieu, Seigneur, protégez-le! priait Diane.
—Infâme! cria Monsoreau.
Et il s'avança pour frapper Diane.
Bussy vit le mouvement. Agile comme un tigre, il sauta d'un bond par-dessus le retranchement; son épée rencontra celle de Monsoreau, puis il se fendit, et le toucha à la gorge; mais la distance était trop grande: il en fut quitte pour une écorchure.
Cinq ou six hommes fondirent à la fois sur Bussy.
Un de ces hommes tomba sous l'épée de Saint-Luc.
—En avant! cria Remy.
—Non pas en avant, dit Bussy; au contraire, Remy, prends et emporte
Diane.
Monsoreau poussa un rugissement, et arracha un pistolet des mains d'un des nouveaux venus.
Remy hésitait.
—Mais vous? dit-il.
—Enlève! enlève! cria Bussy. Je te la confie.
—Mon Dieu! murmura Diane, mon Dieu! secourez-le!
—Venez, madame, dit Remy.
—Jamais; non, jamais je ne l'abandonnerai!
Remy l'enleva entre ses bras.
—Bussy, cria Diane; Bussy, à moi! au secours!
La pauvre femme était folle, elle ne distinguait plus ses amis de ses ennemis; tout ce qui l'écartait de Bussy lui était fatal et mortel.
—Va, va, dit Bussy; je te rejoins.
—Oui, hurla Monsoreau; oui, tu la rejoindras, je l'espère.
Bussy vit le Haudouin osciller, puis s'affaisser sur lui-même, et presque aussitôt tomber en entraînant Diane.
Bussy jeta un cri, et se retournant:
—Ce n'est rien, maître, dit Remy; c'est moi qui ai reçu la balle; elle est sauve.
Trois hommes se jetèrent sur Bussy; au moment où il se retournait,
Saint-Luc passa entre Bussy et les trois hommes; un des trois tomba.
Les deux autres reculèrent.
—Saint-Luc, dit Bussy; Saint-Luc, par celle que tu aimes, sauve
Diane!
—Mais toi?
—Moi, je suis un homme.
Saint-Luc s'élança vers Diane, déjà relevée sur ses genoux, la prit entre ses bras et disparut avec elle par la porte.
—A moi! cria Monsoreau, à moi, ceux de l'escalier!
—Ah! scélérat! cria Bussy. Ah! lâche!
Monsoreau se retira derrière ses hommes.
Bussy tira un revers et poussa un coup de pointe; du premier, il fendit une tête par la tempe; du second, il troua une poitrine.
—Cela déblaye, dit-il.
Puis il revint dans son retranchement.
—Fuyez, maître, fuyez! murmura Remy.
—Moi! fuir… fuir devant des assassins!
Puis, se penchant vers le jeune homme:
—Il faut que Diane se sauve, lui dit-il; mais toi, qu'as-tu?
—Prenez garde! dit Remy, prenez garde!
En effet, quatre hommes venaient de s'élancer par la porte de l'escalier. Bussy se trouvait pris entre deux troupes.
Mais il n'eut qu'une pensée.
—Et Diane! cria-t-il, Diane!
Alors, sans perdre une seconde, il s'élança sur ces quatre hommes; pris au dépourvu, deux tombèrent, un blessé, un mort.
Puis, comme Monsoreau avançait, il fit un pas de retraite, et se trouva derrière son rempart.
—Poussez les verrous, cria Monsoreau, tournez la clef, nous le tenons, nous le tenons!
Pendant ce temps, par un dernier effort, Remy s'était traîné jusque devant Bussy; il venait ajouter son corps à la masse du retranchement.
Il y eut une pause d'un instant.
Bussy, les jambes fléchies, le corps collé à la muraille, le bras plié, la pointe en arrêt, jeta un rapide regard autour de lui.
Sept hommes étaient couchés à terre, neuf restaient debout.
Bussy les compta des yeux.
Mais, en voyant reluire neuf épées, en entendant Monsoreau encourager ses hommes, en sentant ses pieds clapoter dans le sang, ce vaillant, qui n'avait jamais connu la peur, vit comme l'image de la mort se dresser au fond de la chambre et l'appeler avec son morne sourire.
—Sur neuf, dit-il, j'en tuerai bien cinq encore; mais les quatre autres me tueront. Il me reste des forces pour dix minutes de combat; eh bien, faisons, pendant les dix minutes, ce que jamais homme ne fit ni ne fera.
Alors, détachant son manteau, dont il enveloppa son bras gauche comme d'un bouclier, il fit un bond jusqu'au milieu de la chambre, comme s'il eût été indigne de sa renommée de combattre plus longtemps à couvert.
Là, il rencontra un fouillis dans lequel son épée glissa comme une vipère dans sa couvée; trois fois il vit jour et allongea le bras dans ce jour; trois fois il entendit crier le cuir des baudriers ou le buffle des justaucorps, et trois fois un filet de sang tiède coula jusque sur sa main droite par la rainure de la lame.
Pendant ce temps, il avait paré vingt coups de taille ou de pointe avec son bras gauche. Le manteau était haché.
La tactique des assassins changea en voyant tomber deux hommes et se retirer le troisième: ils renoncèrent à faire usage de l'épée, les uns tombèrent sur lui à coups de crosse de mousquet, les autres tirèrent sur lui leurs pistolets, dont ils ne s'étaient pas encore servis et dont il eut l'adresse d'éviter les balles, soit en se jetant de côté, soit en se baissant. Dans cette heure suprême, tout son être se multipliait, car, non-seulement il voyait, entendait et agissait, mais encore il devinait presque la plus subite et la plus secrète pensée de ses ennemis; Bussy enfin était dans un de ces moments où la créature atteint l'apogée de la perfection; il était moins qu'un dieu, parce qu'il était mortel, mais il était certes plus qu'un homme.
Alors il pensa que tuer Monsoreau ce devait mettre fin au combat: il le chercha donc des yeux parmi ses assassins; mais celui-ci, aussi calme que Bussy était animé, chargeait les pistolets de ses gens, ou, les prenant tout chargés de leurs mains, tirait tout en se tenant masqué derrière ses spadassin.
Mais c'était chose facile pour Bussy que de faire une trouée; il se jeta au milieu des sbires, qui s'écartèrent, et se trouva face à face avec Monsoreau.
En ce moment, celui-ci, qui tenait un pistolet tout armé, ajusta Bussy et fit feu.
La balle rencontra la lame de l'épée, et la brisa à six pouces au-dessous de la poignée,
—Désarmé! cria Monsoreau, désarmé!
Bussy fit un pas de retraite, et, en reculant, ramassa sa lame brisée.
En une seconde, elle fut soudée à son poignet avec son mouchoir.
Et la bataille recommença, présentant ce spectacle prodigieux d'un homme presque sans armes, mais aussi presque sans blessures, épouvantant six hommes bien armés et se faisant un rempart de dix cadavres.
La lutte recommença et redevint plus terrible que jamais; tandis que les gens de Monsoreau se ruaient sur Bussy, Monsoreau, qui avait deviné que le jeune homme cherchait une arme par terre, tirait à lui toutes celles qui pouvaient être à sa portée.
Bussy était entouré; le tronçon de sa lame, ébréché, tordu, émoussé, vacillait dans sa main; la fatigue commençait à engourdir son bras; il regardait autour de lui, quand un des cadavres, ranimé, se relève sur ses genoux, lui met aux mains une longue et forte rapière.
Ce cadavre, c'était Remy, dont le dernier effort était un dévouement.
Bussy poussa un cri de joie, et bondit en arrière, afin de dégager sa main de son mouchoir et de se débarrasser du tronçon devenu inutile.
Pendant ce temps, Monsoreau s'approcha de Remy et lui déchargea, à bout portant, son pistolet dans la tête.
Remy tomba le front fracassé, et, cette fois, pour ne plus se relever.
Bussy jeta un cri, ou plutôt poussa un rugissement.
Les forces lui étaient revenues avec les moyens de défense; il fit siffler son épée en cercle, abattit un poignet à droite et ouvrit une joue à gauche.
La porte se trouvait dégagée par ce double coup.
Agile et nerveux, il s'élança contre elle et essaya de l'enfoncer avec une secousse qui ébranla le mur. Mais les verrous lui résistèrent.
Épuisé de l'effort, Bussy laissa retomber son bras droit, tandis que, du gauche, il essayait de tirer les verrous derrière lui, tout en faisant face à ses adversaires.
Pendant cette seconde, il reçut un coup de feu qui lui perça la cuisse et deux coups d'épée lui entamèrent les flancs.
Mais il avait tiré les verrous et tourné la clef.
Hurlant et sublime de fureur, il foudroya d'un revers le plus acharné des bandits, et, se fendant sur Monsoreau, il le toucha à la poitrine.
Le grand veneur vociféra une malédiction.
—Ah! dit Bussy en tirant la porte, je commence à croire que j'échapperai.
Les quatre hommes jetèrent leurs armes et s'accrochèrent à Bussy: ils ne pouvaient l'atteindre avec le fer, tant sa merveilleuse adresse le faisait invulnérable; ils tentèrent de l'étouffer.
Mais à coups de pommeau d'épée, mais à coups de taille, Bussy les assommait, les hachait sans relâche. Monsoreau s'approcha deux fois du jeune homme et fut touché deux fois encore.
Mais trois hommes s'attachèrent à la poignée de son épée et la lui arrachèrent des mains.
Bussy ramassa un trépied de bois sculpté qui servait de tabouret, frappa trois coups, abattit deux hommes; mais le trépied se brisa sur l'épaule du dernier, qui resta debout.
Celui-là lui enfonça sa dague dans la poitrine.
Bussy le saisit au poignet, arracha la dague, et, la retournant contre son adversaire, il le força de se poignarder lui-même.
Le dernier sauta par la fenêtre.
Bussy fit deux pas pour le poursuivre; mais Monsoreau, étendu parmi les cadavres, se releva à son tour et lui ouvrit le jarret d'un coup de couteau.
Le jeune homme poussa un cri, chercha des yeux une épée, ramassa la première venue, et la plongea si vigoureusement dans la poitrine du grand veneur, qu'il le cloua au parquet.
—Ah! s'écria Bussy, je ne sais pas si je mourrai; mais, du moins, je t'aurai vu mourir!
Monsoreau voulut répondre; mais ce fut son dernier soupir qui passa par sa bouche entr'ouverte.
Bussy alors se traîna vers le corridor, il perdait tout son sang par sa blessure de la cuisse et surtout par celle du jarret.
Il jeta un dernier regard derrière lui.
La lune venait de sortir brillante d'un nuage, sa lumière entrait dans cette chambre inondée de sang; elle vint se mirer aux vitres et illuminer les murailles hachées par les coups d'épées, trouées par les balles, effleurant au passage les pâles visages des morts, qui, pour la plupart, avaient conservé en expirant le regard féroce et menaçant de l'assassin.
Bussy, à la vue de ce champ de bataille peuplé par lui, tout blessé, tout mourant qu'il était, se sentit pris d'un orgueil sublime.
Comme il l'avait dit, il avait fait ce qu'aucun homme n'aurait pu faire.
Il lui restait maintenant à fuir, à se sauver; mais il pouvait fuir, car il fuyait devant les morts.
Mais tout n'était pas fini pour le malheureux jeune homme.
En arrivant sur l'escalier, il vit reluire des armes dans la cour; un coup de feu partit: la balle lui traversa l'épaule.
La cour était gardée.
Alors il songea à cette petite fenêtre par laquelle Diane lui promettait de regarder le combat du lendemain, et, aussi rapidement qu'il put, il se traîna de ce côté.
Elle était ouverte, en encadrant un beau ciel parsemé d'étoiles. Bussy referma et verrouilla la porte derrière lui; puis il monta sur la fenêtre à grand'peine, enjamba la rampe, et mesura des yeux la grille de fer, afin de sauter de l'autre côté.
—Oh! je n'aurai jamais la force! murmura-t-il.
Mais, en ce moment, il entendit des pas dans l'escalier; c'était la seconde troupe qui montait.
Bussy était hors de défense; il rappela toutes ses forces. S'aidant de la seule main et du seul pied dont il pût se servir encore, il s'élança.
Mais, en s'élançant, la semelle de sa botte glissa sur la pierre.
Il avait tant de sang aux pieds!
Il tomba sur les pointes du fer: les unes pénétrèrent dans son corps, les autres s'accrochèrent à ses habits, et il demeura suspendu.
En ce moment, il pensa au seul ami qui lui restât au monde.
—Saint-Luc! cria-t-il, à moi! Saint-Luc! à moi!
—Ah! c'est vous, monsieur de Bussy? dit tout à coup une voix sortant d'un massif d'arbres?
Bussy tressaillit. Cette voix n'était pas celle de Saint-Luc.
—Saint-Luc! cria-t-il de nouveau, à moi! à moi! ne crains rien pour
Diane. J'ai tué le Monsoreau!
Il espérait que Saint-Luc était caché aux environs, et viendrait à cette nouvelle.
—Ah! le Monsoreau est tué? dit une autre voix.
—Oui.
—Bien.
Et Bussy vit deux hommes sortir du massif; ils étaient masqués tous deux.
—Messieurs, dit Bussy, messieurs, au nom du ciel, secourez un pauvre gentilhomme qui peut échapper encore, si vous le secourez.
—Qu'en pensez-vous, monseigneur? demanda à demi-voix un des deux inconnus.
—Imprudent! dit l'autre.
—Monseigneur! s'écria Bussy, qui avait entendu, tant l'acuité de ses sens s'était augmentée du désespoir de sa situation; monseigneur! délivrez-moi, et je vous pardonnerai de m'avoir trahi!
—Entends-tu? dit l'homme masqué.
—Qu'ordonnez-vous?
—Eh bien, que tu le délivres.
Puis il ajouta avec un rire que cacha son masque:
—De ses souffrances….
Bussy tourna la tête du côté par où venait la voix qui osait parler avec un accent railleur dans un pareil moment.
—Oh! je suis perdu! murmura-t-il.
En effet, au même moment, le canon d'une arquebuse se posa sur sa poitrine, et le coup partit.
La tête de Bussy retomba sur son épaule; ses mains se roidirent.
—Assassin! dit-il, sois maudit!
Et il expira en prononçant le nom de Diane.
Les gouttes de son sang tombèrent du treillis sur celui qu'on avait appelé monseigneur.
—Est-il mort? crièrent plusieurs hommes qui, après avoir enfoncé la porte, apparaissaient à la fenêtre.
—Oui, cria Aurilly, mais fuyez; songez que monseigneur le duc d'Anjou était le protecteur et l'ami de M. de Bussy.
Les hommes n'en demandèrent pas davantage; ils disparurent. Le duc entendit le bruit de leurs pas s'éloigner, décroître et se perdre.
—Maintenant, Aurilly, dit l'autre homme masqué, monte dans cette chambre, et jette-moi par la fenêtre le corps du Monsoreau.
Aurilly monta, reconnut, parmi ce nombre inouï de cadavres, le corps du grand veneur, le chargea sur ses épaules, et, comme le lui avait ordonné son compagnon, il jeta par la fenêtre le corps, qui, en tombant, vint à son tour éclabousser de son sang les habits du duc d'Anjou.
François fouilla sous le justaucorps du grand veneur et en tira l'acte d'alliance signé de sa royale main.
—Voilà ce que je cherchais, dit-il; nous n'avons plus rien à faire ici.
—Et Diane! demanda Aurilly, de la fenêtre.
—Ma foi! je ne suis plus amoureux; et, comme elle ne nous a pas reconnus, détache-la, détache aussi Saint-Luc, et que tous deux s'en aillent où ils voudront.
Aurilly disparut.
—Je ne serai pas roi de France de ce coup-ci encore, dit le duc en déchirant l'acte en morceaux. Mais, de ce coup-ci non plus, je ne serai pas encore décapité pour cause de haute trahison.
CHAPITRE XXXIII
COMMENT FRÈRE GORENFLOT SE TROUVA PLUS QUE JAMAIS ENTRE LA POTENCE ET L'ABBAYE.
L'aventure de la conspiration fut jusqu'au bout une comédie; les Suisses, placés à l'embouchure de ce fleuve d'intrigue, non plus que les gardes françaises embusqués à son confluent, et qui avaient tendu là leurs filets pour y prendre les gros conspirateurs, ne purent pas même saisir le fretin.
Tout le monde avait filé par le passage souterrain.
Ils ne virent donc rien sortir de l'abbaye; ce qui fit qu'aussitôt la porte enfoncée, Crillon se mit à la tête d'une trentaine d'hommes et fit invasion dans Sainte-Geneviève avec le roi.
Un silence de mort régnait dans les vastes et sombres bâtiments. Crillon, en homme de guerre expérimenté, eût mieux aimé un grand bruit; il craignait quelque embûche.
Mais en vain se couvrit-on d'éclaireurs, en vain ouvrit-on les portes et les fenêtres, en vain fouilla-t-on la crypte, tout était désert.
Le roi marchait des premiers, l'épée à la main, criant à tue-tête:
—Chicot! Chicot!
Personne ne répondait.
—L'auraient-ils tué? disait le roi. Mordieu! ils me payeraient mon fou le prix d'un gentilhomme.
—Vous avez raison, sire, répondit Crillon, car c'en est un, et des plus braves.
Chicot ne répondait pas, parce qu'il était occupé à fustiger M. de Mayenne, et qu'il prenait un si grand plaisir à cette occupation, qu'il ne voyait ni n'entendait rien de ce qui se passait autour de lui.
Cependant, lorsque le duc eut disparu, lorsque Gorenflot fut évanoui, comme rien ne préoccupait plus Chicot, il entendit appeler et reconnut la voix royale.
—Par ici, mon fils, par ici! cria-t-il de toute sa force, en essayant de remettre au moins Gorenflot sur son derrière.
Il y parvint et l'adossa contre un arbre.
La force qu'il était obligé d'employer à cette oeuvre charitable ôtait à sa voix une partie de sa sonorité, de sorte que Henri crut un instant remarquer que cette voix arrivait à lui empreinte d'un accent lamentable.
Il n'en était cependant rien: Chicot, au contraire, était dans toute l'exaltation du triomphe; seulement, voyant le piteux état du moine, il se demandait s'il fallait faire percer à jour cette traîtresse bedaine, ou user de clémence envers ce volumineux tonneau.
Il regardait donc Gorenflot comme, pendant un instant, Auguste eût regardé Cinna.
Gorenflot devenait peu à peu à lui, et, si stupide qu'il fût, il ne l'était pas cependant au point de se faire illusion sur ce qui l'attendait; d'ailleurs, il ne ressemblait pas mal à ces sortes d'animaux incessamment menacés par les hommes, qui sentent instinctivement que jamais la main ne les touche que pour les battre, que jamais la bouche ne les effleure que pour les manger.
Ce fut dans cette disposition intérieure d'esprit qu'il rouvrit les yeux.
—Seigneur Chicot! s'écria-t-il.
—Ah! ah! fit le Gascon, tu n'es donc pas mort?
—Mon bon seigneur Chicot, continua le moine en faisant un effort pour joindre les deux mains devant son énorme ventre, est-il donc possible que vous me livriez à mes persécuteurs, moi! Gorenflot?
—Canaille! dit Chicot avec un accent de tendresse mal déguisée.
Gorenflot se mit à hurler. Après être parvenu à joindre les mains, il essayait de se les tordre.
—Moi qui ai fait avec vous de si bons dîners! cria-t-il en suffoquant; moi qui buvais si gracieusement, selon vous, que vous m'appeliez toujours le roi des éponges; moi qui aimais tant les poulardes que vous commandiez à la Corne-d'Abondance, que je n'en laissais jamais que les os.
Ce dernier trait parut le sublime du genre à Chicot, et le détermina tout à fait pour la clémence.
—Les voilà! juste Dieu! cria Gorenflot en essayant de se relever, mais sans pouvoir en venir à bout; les voilà! ils viennent, je suis mort! Oh! bon seigneur Chicot, secourez-moi!
Et le moine, ne pouvant parvenir à se relever, se jeta, ce qui était plus facile, la face contre terre.
—Relève-toi, dit Chicot.
—Me pardonnez-vous?
—Nous verrons.
—Vous m'avez tant battu, que cela peut passer comme ça.
Chicot éclata de rire. Le pauvre moine avait l'esprit si troublé, qu'il avait cru recevoir les coups remboursés à Mayenne.
—Vous riez, bon seigneur Chicot? dit-il.
—Eh! sans doute, je ris, animal!
—Je vivrai donc?
—Peut-être.
—Enfin, vous ne ririez pas si votre Gorenflot allait mourir.
—Cela ne dépend pas de moi, dit Chicot; cela dépend du roi: le roi seul a droit de vie et de mort.
Gorenflot fit un effort, et parvint à se caler sur ses deux genoux.
En ce moment, les ténèbres furent envahies par une splendide lumière; une foule d'habits brodés et d'épées flamboyantes, aux lueurs des torches, entoura les deux amis.
—Ah! Chicot! mon cher Chicot! s'écria le roi, que je suis aise de te revoir!
—Vous entendez, mon bon monsieur Chicot, dit tout bas le moine, ce grand prince est heureux de vous revoir.
—Eh bien?
—Eh bien, dans son bonheur, il ne vous refusera point ce que vous lui demanderez; demandez-lui ma grâce.
—Au vilain Hérodes?
—Oh! oh! silence, cher monsieur Chicot!
—Eh bien, sire, demanda Chicot en se retournant vers le roi, combien en tenez-vous?
—Confiteor! disait Gorenflot.
—Pas un, répliqua Crillon. Les traîtres! il faut qu'ils aient trouvé quelque ouverture à nous inconnue.
—C'est probable, dit Chicot.
—Mais tu les as vus? dit le roi.
—Certainement que je les ai vus.
—Tous?
—Depuis le premier jusqu'au dernier.
—Confiteor! répétait Gorenflot, qui ne pouvait sortir de là.
—Tu les as reconnus, sans doute?
—Non, sire.
—Comment! tu ne les as pas reconnus?
—C'est-à-dire, je n'en ai reconnu qu'un seul, et encore….
—Et encore?
—Ce n'était pas à son visage, sire.
—Et lequel as-tu reconnu?
—M. de Mayenne.
—M. de Mayenne? Celui à qui tu devais….
—Eh bien, nous sommes quittes, sire.
—Ah! conte-moi donc cela, Chicot!
—Plus tard, mon fils, plus tard; occupons-nous du présent.
—Confiteor! répétait Gorenflot.
—Ah! vous avez fait un prisonnier, dit tout à coup Crillon en laissant tomber sa large main sur Gorenflot, qui, malgré la résistance que présentait sa masse, plia sous le coup.
Le moine perdit la parole.
Chicot tarda à répondre, permettant que, pour un moment, toutes les angoisses qui naissent de la plus profonde terreur vinssent habiter le coeur du malheureux moine.
Gorenflot faillit s'évanouir une seconde fois en voyant autour de lui tant de colères inassouvies.
Enfin, après un moment de silence, pendant lequel Gorenflot crut entendre bruire à son oreille la trompette du jugement dernier:
—Sire, dit Chicot, regardez bien ce moine.
Un des assistants approcha une torche du visage de Gorenflot; celui-ci ferma les yeux pour avoir moins à faire en passant de ce monde dans l'autre.
—Le prédicateur Gorenflot? s'écria Henri.
—Confiteor, confiteor, confiteor, répéta vivement le moine.
—Lui-même, répondit Chicot.
—Celui qui….
—Justement, interrompit le Gascon.
—Ah! ah! fit le roi d'un air de satisfaction.
On eût recueilli la sueur avec une écuelle sur les joues de Gorenflot.
Et il y avait de quoi, car on entendait sonner les épées, comme si le fer lui-même eût été doué de vie et ému d'impatience.
Quelques-uns s'approchèrent menaçants.
Gorenflot les sentit plutôt qu'il ne les vit venir, et poussa un faible cri.
—Attendez, dit Chicot, il faut que le roi sache tout.
Et prenant Henri à l'écart:
—Mon fils, lui dit-il tout bas, rends grâce au Seigneur d'avoir permis à ce saint homme de naître, il y a quelque trente-cinq ans; car c'est lui qui nous a sauvés tous.
—Comment cela?
—Oui, c'est lui qui m'a raconté le complot depuis alpha jusqu'à oméga.
—Quand cela?
—Il y a huit jours à peu près, de sorte que si jamais les ennemis de
Votre Majesté le trouvaient, ce serait un homme mort.
Gorenflot n'entendit que les derniers mots.
—Un homme mort!
Et il tomba sur ses deux mains.
—Digne homme, dit le roi en jetant un bienveillant coup d'oeil sur cette masse de chair, qui, aux regards de tout homme sensé, ne représentait qu'une somme de matière capable d'absorber et d'éteindre les brasiers d'intelligence; digne homme! nous le couvrirons de notre protection!
Gorenflot saisit au vol ce regard miséricordieux, et demeura, comme le masque du parasite antique, riant d'un côté jusqu'aux dents et pleurant de l'autre jusqu'aux oreilles.
—Et tu feras bien, mon roi, répondit Chicot, car c'est un serviteur des plus étonnants.
—Que penses-tu donc qu'il faille faire de lui? demanda le roi.
—Je pense que tant qu'il sera dans Paris, il courra gros risque.
—Si je lui donnais des gardes? dit le roi.
Gorenflot entendit cette proposition de Henri.
—Bon! dit-il, il paraît que j'en serai quitte pour la prison. J'aime encore mieux cela que l'estrapade; et, pourvu qu'on me nourrisse bien….
—Non pas, dit Chicot, inutile; il suffit que tu me permettes de l'emmener.
—Où cela?
—Chez moi.
—Eh bien, emmène-le, et reviens au Louvre, où je vais retrouver nos amis, pour les préparer au jour de demain.
—Levez-vous, mon révérend père, dit Chicot au moine.
—Il raille, murmura Gorenflot; mauvais cour!
—Mais relève-toi donc, brute! reprit tout bas le Gascon en lui donnant un coup de genou au derrière.
—Ah! j'ai bien mérité cela! s'écria Gorenflot.
—Que dit-il donc? demanda le roi.
—Sire, reprit Chicot, il se rappelle toutes ses fatigues, il énumère toutes ses tortures, et, comme je lui promets la protection de Votre Majesté, il dit dans la conscience de ce qu'il vaut: «J'ai bien mérité cela!»
—Pauvre diable! dit le roi: aies-en bien soin, au moins, mon ami.
—Ah! soyez tranquille, sire; quand il est avec moi, il ne manque de rien.
—Ah! monsieur Chicot! s'écria Gorenflot, mon cher monsieur Chicot, où me mène-t-on?
—Tu le sauras tout à l'heure. En attendant, remercie Sa Majesté, monstre d'iniquités! remercie.
—De quoi?
—Remercie, te dis-je!
—Sire, balbutia Gorenflot, puisque votre gracieuse Majesté….
—Oui, dit Henri, je sais tout ce que vous avez fait dans votre voyage de Lyon, pendant la soirée de la Ligue, et aujourd'hui enfin. Soyez tranquille, vous serez récompensé selon vos mérites.
Gorenflot poussa un soupir.
—Où est Panurge? demanda Chicot.
—Dans l'écurie, pauvre bête!
—Eh bien, va le chercher, monte dessus, et reviens me trouver ici.
—Oui, monsieur Chicot.
Et le moine s'éloigna le plus vite qu'il put, étonné de ne pas être suivi par des gardes.
—Maintenant, mon fils, dit Chicot, garde vingt hommes pour ton escorte, et détaches-en dix autres avec M. de Crillon.
—Où dois-je les envoyer?
—A l'hôtel d'Anjou, et qu'on t'amène ton frère.
—Pourquoi cela?
—Pour qu'il ne se sauve pas une seconde fois.
—Est-ce que mon frère….
—T'es-tu mal trouvé d'avoir suivi mes conseils aujourd'hui?
—Non, par la mordieu!
—Eh bien, fais ce que je te dis.
Henri donna l'ordre au colonel des gardes françaises de lui amener le duc d'Anjou au Louvre.
Crillon, qui n'avait pas une profonde tendresse pour le prince, partit aussitôt.
—Et toi? dit Henri.
—Moi, j'attends mon saint.
—Et tu me rejoins au Louvre?
—Dans une heure.
—Alors je te quitte.
—Va, mon fils.
Henri partit avec le reste de la troupe.
Quant à Chicot, il s'achemina vers les écuries, et, comme il entrait dans la cour, il vit apparaître Gorenflot monté sur Panurge.
Le pauvre diable n'avait pas même eu l'idée d'essayer de se soustraire au sort qui l'attendait.
—Allons, allons, dit Chicot en prenant Panurge par la longe, dépêchons, on nous attend.
Gorenflot ne fit pas l'ombre de la résistance, seulement il versait tant de larmes, qu'on eût pu le voir maigrir à vue d'oeil.
—Quand je le disais! murmurait-il; quand je le disais!
Chicot tirait Panurge à lui, tout en haussant les épaules.