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La dame de Monsoreau — Tome 3.

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CHAPITRE XXXIV

OU CHICOT DEVINE POURQUOI D'ÉPERON AVAIT DU SANG AUX PIEDS ET N'EN AVAIT PAS AUX JOUES.

Le roi, en rentrant au Louvre, trouva ses amis couchés et dormant d'un paisible sommeil.

Les événements historiques ont une singulière influence, c'est de refléter leur grandeur sur les circonstances qui les ont précédés.

Ceux qui considéreront donc les événements qui devaient arriver le matin même, car le roi rentrait vers deux heures au Louvre; ceux, disons-nous, qui considéreront ces événements avec le prestige que donne la prescience, trouveront peut-être quelque intérêt à voir le roi, qui vient de manquer perdre la couronne, se réfugier près de ses trois amis, qui, dans quelques heures, doivent affronter pour lui un danger où ils risquent de perdre la vie.

Le poète, cette nature privilégiée qui ne prévoit pas, mais qui devine, trouvera, nous en sommes certain, mélancoliques et charmants ces jeunes visages que le sommeil rafraîchit, que la confiance fait sourire, et qui, pareils à des frères couchés dans le dortoir paternel, reposent sur leurs lits rangés à côté les uns des autres.

Henri s'avança légèrement au milieu d'eux, suivi par Chicot, qui, après avoir déposé son patient en lieu de sûreté, était venu rejoindre le roi.

Un lit était vide, celui de d'Épernon.

—Pas rentré encore, l'imprudent! murmura le roi; ah! le malheureux! ah! le fou! se battre contre Bussy, l'homme le plus brave de France, le plus dangereux du monde, et n'y pas plus songer!

—Tiens, au fait, dit Chicot.

—Qu'on le cherche! qu'on l'amène! s'écria le roi. Puis qu'on me fasse venir Miron; je veux qu'il endorme cet étourdi, fût-ce malgré lui. Je veux que le sommeil le rende robuste et souple, et en état de se défendre.

—Sire, dit un huissier, voici M. d'Épernon qui rentre à l'instant même.

D'Épernon venait de rentrer, en effet. Apprenant le retour du roi, et se doutant de la visite qu'il allait faire au dortoir, il se glissait vers la chambre commune, espérant y arriver inaperçu.

Mais on le guettait, et, comme nous l'avons vu, on annonça son retour au roi. Voyant qu'il n'y avait pas moyen d'échapper à la mercuriale, il aborda le seuil, tout confus.

—Ah! te voilà enfin! dit Henri; viens ici, malheureux, et vois les amis.

D'Épernon jeta un regard tout autour de la chambre, et fit signe qu'effectivement il avait vu.

—Vois tes amis, continua Henri: ils sont sages, ils ont compris de quelle importance est le jour de demain; et toi, malheureux, au lieu de prier comme ils ont fait, et de dormir comme ils font, tu vas courir le passe-dix et les ribaudes. Cordieu! que tu es pâle! et la belle figure que tu feras demain, si tu n'en peux déjà plus ce soir!

D'Épernon était bien pâle, en effet, si pâle, que la remarque du roi le fit rougir.

—Allons, continua Henri, couche-toi, je le veux! et dors. Pourras-tu dormir, seulement?

—Moi? dit d'Épernon comme si une pareille question le blessait au fond du coeur.

—Je te demande si tu auras le temps de dormir. Sais-tu que vous vous battez au jour; que, dans cette malheureuse saison, le jour vient à quatre heures? il en est deux; deux heures te restent à peine.

—Deux heures bien employées, dit d'Épernon, suffisent à bien des choses.

—Tu dormiras?

—Parfaitement, sire.

—Et moi, je n'en crois rien.

—Pourquoi cela?

—Parce que tu es agité, tu penses à demain. ***<p>*** Hélas! tu as raison, car demain, c'est aujourd'hui. Mais, malgré moi, m'emporte le désir secret de dire que nous ne sommes point encore arrivés au jour fatal.

—Sire, dit d'Épernon, je dormirai, je vous le promets; mais, pour cela, faut-il encore que Votre Majesté me laisse dormir.

—C'est juste, dit Chicot.

En effet, d'Épernon se déshabilla, et se coucha avec un calme et même une satisfaction qui parurent de bonne augure au prince et à Chicot.

—Il est brave comme un César, dit le roi.

—Si brave, fit Chicot en se grattant l'oreille, que, ma parole d'honneur, je n'y comprends plus rien.

—Vois, il dort déjà.

Chicot s'approcha du lit; car il doutait que la sécurité de d'Épernon allât jusque-là.

—Oh! oh! fit-il tout à coup.

—Quoi donc? demanda le roi.

—Regarde.

Et, du doigt, Chicot montra au roi les bottes de d'Épernon.

—Du sang, murmura te roi.

—Il a marché dans le sang, mon fils. Quel brave!

—Serait-il blessé? demanda, le roi avec inquiétude.

—Bah! il l'aurait dit. Et puis, à moins qu'il ne fût blessé comme
Achille, au talon….

—Tiens, et son pourpoint aussi est taché, vois sa manche. Que lui est-il donc arrivé?

—Peut-être a-t-il tué quelqu'un, dit Chicot.

—Pourquoi faire?

—Pour se faire la main, donc!

—C'est singulier! fit le roi.

Chicot se gratta beaucoup plus sérieusement l'oreille.

—Hum! hum! dit-il.

—Tu ne me réponds pas.

—Si fait; je fais: hum! hum! Cela signifie beaucoup de choses, ce me semble.

—Mon Dieu! dit Henri, que se passe-t-il donc autour de moi, et quel est l'avenir qui m'attend? Heureusement que demain….

—Aujourd'hui, mon fils, tu confonds toujours.

—Oui, c'est vrai.

—Eh bien, aujourd'hui?

—Aujourd'hui je serai tranquille.

—Pourquoi cela?

—Parce qu'ils m'auront tué les Angevins maudits.

—Tu crois, Henri?

—J'en suis sûr, ils sont braves.

—Je n'ai pas entendu dire que les Angevins fussent lâches.

—Non sans doute; mais vois comme ils sont forts, vois le bras de
Schomberg: les beaux muscles! les beaux bras!

—Ah! si tu voyais celui d'Antraguet!

—Vois cette lèvre impérieuse de Quélus, et ce front de Maugiron, hautain jusque dans son sommeil! Avec de telles figures on ne peut manquer de vaincre. Ah! quand ces yeux-là lancent l'éclair, l'ennemi est déjà à moitié vaincu.

—Cher ami, dit Chicot en secouant tristement la tête, il y a, au-dessous de fronts aussi hautains que celui-ci, des yeux que je connais, qui lancent des éclairs non moins terribles que ceux sur lesquels tu comptes. Est-ce là tout ce qui te rassure?

—Non, viens, et je te montrerai quelque chose.

—Où cela?

—Dans mon cabinet.

—Et ce quelque chose que tu vas me montrer te donne la confiance de la victoire?

—Oui.

—Viens donc.

—Attends.

Et Henri fit un pas pour se rapprocher des jeunes gens.

—Quoi? demanda Chicot.

—Écoute, je ne veux, demain, ou plutôt aujourd'hui, ni les attrister, ni les attendrir. Je vais prendre congé d'eux tout de suite.

Chicot secoua la tête.

—Prends, mon fils, dit-il.

L'intonation de voix avec laquelle il prononça ces paroles était si mélancolique, que le roi sentit un frisson qui parcourait ses veines et qui conduisait une larme a ses yeux arides.

—Adieu, mes amis, murmura le roi; adieu, mes bons amis.

Chicot se détourna, son coeur n'était pas plus de marbre que celui du roi.

Mais bientôt, comme malgré lui, ses yeux se reportèrent sur les jeunes gens.

Henri se penchait vers eux, et les baisait au front l'un après l'autre.

Une pâle bougie rose éclairait cette scène, et communiquait sa teinte funèbre aux draperies de la chambre et aux visages des acteurs.

Chicot n'était pas superstitieux; mais, lorsqu'il vit Henri toucher de ses lèvres le front de Maugiron, de Quélus et de Schomberg, son imagination lui représenta un vivant désolé qui venait faire ses adieux à des morts déjà couchés sur leurs tombeaux.

—C'est singulier, dit Chicot, je n'ai jamais éprouvé cela; pauvres enfants!

A peine le roi eut-il achevé d'embrasser ses amis, que d'Épernon rouvrit les yeux pour voir s'il était parti.

Il venait de quitter la chambre, appuyé sur le bras de Chicot.

D'Épernon sauta en bas de son lit, et se mit à effacer du mieux qu'il put les taches de sang empreintes sur ses bottes et sur son habit.

Cette occupation ramena sa pensée vers la scène de la place de la
Bastille.

—Je n'eusse jamais eu, murmura-t-il, assez de sang pour cet homme qui en a tant versé ce soir à lui seul.

Et il se recoucha.

Quant à Henri, il conduisit Chicot à son cabinet, et, ouvrant un long coffret d'ébène doublé de satin blanc:

—Tiens, dit-il, regarde.

—Des épées, fit Chicot. Je vois bien. Après.

—Oui, des épées; mais des épées bénites, cher ami.

—Par qui?

—Par notre saint-père le pape lui-même, lequel m'accorde cette faveur. Tel que tu le vois, ce coffret, pour aller à Rome et revenir, me coûte vingt chevaux et quatre hommes; mais j'ai les épées.

—Piquent-elles bien? demanda Chicot.

—Sans doute; mais ce qui fait leur mérite suprême, Chicot, c'est d'être bénites.

—Oui, je le sais bien; mais cela me fait toujours plaisir de savoir qu'elles piquent.

—Païen!

—Voyons, mon fils, maintenant parlons d'autres choses.

—Soit; mais dépêchons.

—Tu veux dormir?

—Non, je veux prier.

—En ce cas, parlons d'affaires. As-tu fait venir M. d'Anjou?

—Oui, il attend en bas.

—Que comptes-tu en faire?

—Je compte le faire jeter à la Bastille.

—C'est fort sage. Seulement choisis un cachot bien profond, bien sûr, bien clos; celui, par exemple, qui a reçu le connétable de Saint-Pol ou Jacques d'Armagnac.

—Oh! sois tranquille.

—Je sais où l'on vend de beau velours noir, mon fils.

—Chicot, c'est mon frère!

—C'est juste, et, à la cour, le deuil de famille se porte en violet.
Lui parleras-tu?

—Oui, certainement, ne fût-ce que pour lui ôter tout espoir, en lui prouvant que ses complots sont découverts.

—Hum! fit Chicot.

—Vois-tu quelque inconvénient à ce que je l'entretienne?

—Non; mais, à ta place, je supprimerais le discours et doublerais la prison.

—Qu'on amène le duc d'Anjou! dit Henri.

—C'est égal, dit Chicot en secouant la tête, je m'en tiens à ma première idée.

Un moment après, le duc entra; il était fort pâle et désarmé. Crillon le suivait, tenant son épée à la main.

—Où l'avez-vous trouvé? demanda le roi à Crillon, l'interrogeant du même ton que si le duc n'eût point été là.

—Sire, Son Altesse n'était pas chez elle, mais un instant après que j'eus pris possession de son hôtel au nom de Votre Majesté, Son Altesse est rentrée, et nous l'avons arrêtée sans résistence.

—C'est bien heureux, dit le roi avec dédain.

Puis, se retournant vers le prince:

—Où étiez-vous, monsieur? demanda-t-il.

—Quelque part que je fusse, sire, soyez convaincu, répondit le duc, que je m'occupais de vous.

—Je m'en doute, dit Henri, et votre réponse me prouve que je n'avais pas tort de vous rendre la pareille.

François s'inclina, calme et respectueux.

—Voyons; où étiez-vous? dit le roi en marchant vers son frère, que faisiez-vous tandis qu'on arrêtait vos complices?

—Mes complices? dit François.

—Oui, vos complices, répéta le roi.

—Sire, à coup sûr, Votre Majesté est mal renseignée à mon égard.

—Oh! cette fois, monsieur, vous ne m'échapperez pas, et votre carrière de crimes est terminée. Cette fois encore vous n'hériterez pas de moi, mon frère….

—Sire, sire, par grâce, modérez-vous: il y a bien certainement quelqu'un qui vous aigrit contre moi.

—Misérable! s'écria Henri au comble de la colère, tu mourras de faim dans un cachot de la Bastille.

—J'attends vos ordres, sire, et je les bénis, dussent-ils me frapper de mort.

—Mais enfin, où étiez-vous, hypocrite?

—Sire, je sauvais Votre Majesté, et je travaillais à la gloire et à la tranquillité de son règne.

—Oh! fit le roi pétrifié, sur mon honneur, l'audace est grande.

Bah! fit Chicot en se renversant en arrière, contez-nous donc cela, mon prince, ce doit être curieux.

—Sire, je le dirais à l'instant même à Votre Majesté, si Votre Majesté m'eût traité en frère; mais, comme elle me traite en coupable, j'attendrai que l'événement parle pour moi.

Sur ces mots, il salua de nouveau et plus profondément encore que la première fois, le roi son frère, et, se retournant vers Crillon et les autres officiers qui étaient là:

—Ça, dit-il, lequel d'entre vous, messieurs, va conduire le premier prince du sang de France à la Bastille?

Chicot réfléchissait: un éclair illumina son esprit.

—Ah! ah! murmura-t-il, je crois que je comprends, à cette heure, pourquoi M. d'Épernon avait tant de sang aux pieds et en avait si peu sur les joues.

CHAPITRE XXXV

LE MATIN DU COMBAT.

Un beau jour se levait sur Paris; aucun bourgeois ne savait la nouvelle; mais les gentilshommes royalistes et ceux du parti de Guise, ces derniers encore dans la stupeur, s'attendaient à l'événement, et prenaient des mesures de prudence pour complimenter à temps le vainqueur.

Ainsi qu'on l'a vu dans le chapitre précédent, le roi ne dormit point de toute la nuit: il pria et pleura; et, comme, après tout, c'était un homme brave et expérimenté, surtout en matière de duel, il sortit vers trois heures du matin avec Chicot, pour aller rendre à ses amis le seul office qu'il fût en son pouvoir de leur rendre.

Il alla visiter le terrain où devait avoir lieu le combat.

Ce fut une scène bien remarquable, et, disons-le sans raillerie, bien peu remarquée.

Le roi, vêtu d'habits de couleur sombre, enveloppé d'un large manteau, l'épée au côté, les cheveux et les yeux cachés sous les bords de son chapeau, suivit la rue Saint-Antoine jusqu'à trois cents pas en avant de la Bastille; mais, arrivés là, voyant un grand rassemblement de monde un peu au-dessus de la rue Saint-Paul, il ne voulut point se hasarder dans cette foule, prit la rue Sainte-Catherine, et gagna par derrière l'enclos des Tournelles.

Cette foule, on devine ce qu'elle faisait là: elle comptait les morts de la nuit.

Le roi l'évita, et, en conséquence, ne sut rien de ce qui s'était passé.

Chicot, qui avait assisté à la querelle ou plutôt à l'accord qui avait eu lieu huit jours auparavant, expliquait au roi, sur l'emplacement même où l'affaire allait se passer, la place que devaient occuper les combattants, et les conditions du combat.

A peine renseigné, Henri se mit à mesurer l'espace, regarda entre les arbres, calcula la réflexion du soleil, et dit:

—Quélus se trouvera bien exposé: il aura le soleil à droite, juste dans l'oeil qui lui reste,[*] tandis que Maugiron aura toute l'ombre. Quélus aurait dû prendre la place de Maugiron, et Maugiron, qui a des yeux excellents, celle de Quélus. Voilà qui est bien mal réglé jusqu'à présent. Quant à Schomberg, qui a le jarret faible, il a un arbre pour lui servir de retraite en cas de besoin; voilà qui me rassure pour lui. Mais Quélus, mon pauvre Quélus!

[*] Quélus avait eu, dans un duel précédent, l'oeil gauche crevé d'un coup d'épée.

Et il secoua tristement la tête.

—Tu me fais peine, mon roi, dit Chicot. Voyons, ne te tourmente pas ainsi, que diable! ils auront ce qu'ils auront.

Le roi leva les yeux au ciel et soupira.

—Voyez, mon Dieu! comme il blasphème, murmura-t-il; mais heureusement vous savez que c'est un fou.

Chicot leva les épaules.

—Et d'Épernon, reprit le roi; je suis, par ma foi, injuste, je ne pensais pas à lui; d'Épernon, qui aura affaire à Bussy, comme il va être exposé!… Regarde la disposition du terrain, mon brave Chicot: à gauche, une barrière; à droite, un arbre; derrière, un fossé; d'Épernon, qui aura besoin de rompre à tout moment, car Bussy, c'est un tigre, un lion, un serpent; Bussy, c'est une épée vivante, qui bondit, qui se développe, qui se replie.

—Bah! dit Chicot, je ne suis pas inquiet de d'Épernon, moi.

—Tu as tort, il se fera tuer.

—Lui! pas si bête; il aura pris ses précautions, va!

—Comment l'entends-tu?

—J'entends qu'il ne se battra pas, mordieu!

—Allons donc! ne l'as-tu pas entendu tout à l'heure?

—Justement.

—Eh bien?

—Eh bien, c'est pour cela que je te répète qu'il ne se battra point.

—Homme incrédule et méprisant!

—Je connais mon Gascon, Henri; mais, si tu m'en crois, retirons-nous, cher sire; voilà le grand jour venu, retournons au Louvre.

—Peux-tu, croire que je resterai au Louvre pendant le combat?

—Ventre de biche! tu y resteras; car, si l'on te voyait ici, chacun dirait, au cas où tes amis seraient vainqueurs, que tu as forcé la victoire par quelque sortilège, et, au cas où ils seraient vaincus, que tu leur as porté malheur.

—Eh! que me font les bruits et les interprétations? Je les aimerai jusqu'au bout.

—Je veux bien que tu sois esprit fort, Henri, je te fais même mon compliment d'aimer tes amis; c'est une vertu rare chez les princes; mais je ne veux pas que tu laisses M. d'Anjou seul au Louvre.

—Crillon n'est-il pas là?

—Eh! Crillon n'est qu'un buffle, un rhinocéros, un sanglier, tout ce que tu voudras de brave et d'indomptable, tandis que ton frère, c'est la vipère, c'est le serpent à sonnettes, c'est tout animal dont la puissance est moins dans sa force que dans son venin.

—Tu as raison, j'aurais dû le faire jeter à la Bastille.

—Je t'avais bien dit que tu avais tort de le voir.

—Oui, j'ai été vaincu par son assurance, par son aplomb, par ce service qu'il prétend m'avoir rendu.

—Raison de plus pour que tu t'en défies. Rentrons, mon fils, crois-moi.

Henri suivit le conseil de Chicot et reprit avec lui le chemin du Louvre, après avoir jeté un dernier regard sur le futur champ du combat.

Déjà tout le monde était sur pied dans le Louvre, lorsque le roi et Chicot y entrèrent. Les jeunes gens s'y étaient éveillés des premiers et se faisaient habiller par leurs laquais.

Le roi demanda à quelle chose ils s'occupaient.

Schomberg faisait des pliés, Quélus se bassinait les yeux avec de l'eau de vigne, Maugiron buvait un verre de vin d'Espagne, d'Épernon aiguisait son épée sur une pierre.

On pouvait le voir d'ailleurs, car il s'était, pour cette opération, fait apporter un grès à la porte de la chambre commune.

—Et tu dis que cet homme n'est pas un Bayard? fit Henri en le regardant avec amour.

—Non, je dis que c'est un rémouleur, voilà tout, reprit Chicot.

D'Épernon le vit et cria:

—Le roi!

Alors, malgré la résolution qu'il avait prise, et que même, sans cette circonstance, il n'eût pas eu la force de maintenir, Henri entra dans leur chambre.

Nous l'avons déjà dit, c'était un roi plein de majesté et qui avait une grande puissance sur lui-même.

Son visage, tranquille et presque souriant, ne trahissait donc aucun sentiment de son coeur.

—Bonjour, messieurs, dit-il; je vous trouve en excellentes dispositions, ce me semble.

—Dieu merci! oui, sire, répliqua Quélus.

—Vous avez l'air sombre, Maugiron.

—Sire, je suis très superstitieux, comme le sait Votre Majesté; et, comme j'ai fait de mauvais rêves, je me remets le coeur avec un doigt de vin d'Espagne.

—Mon ami, dit le roi, il faut se rappeler, et je parle d'après Miron, qui est un grand docteur, il faut se rappeler, dis-je, que les rêves dépendent des impressions de la veille, mais n'influent jamais sur les actions du lendemain, sauf toutefois la volonté de Dieu.

—Aussi, sire, dit d'Épernon, me voyez-vous aguerri. J'ai aussi fort mal songé cette nuit; mais, malgré le songe, le bras est bon et le coup d'oeil perçant.

Et il se fendit contre le mur, auquel il fit une entaille avec son épée fraîche émoulue.

—Oui, dit Chicot, vous avez rêvé que vous aviez du sang à vos bottes; ce rêve-là n'est pas mauvais: il signifie que l'on sera un jour un triomphateur dans le genre d'Alexandre et de César.

—Mes braves, dit Henri, vous savez que l'honneur de votre prince est en question, puisque c'est sa cause, en quelque sorte, que vous défendez; mais l'honneur seulement, entendez-vous bien? Ne vous préoccupez donc pas de la sécurité de ma personne. Cette nuit, j'ai assis mon trône de manière que, d'ici à quelque temps du moins, aucune secousse ne le puisse ébranler. Battez-vous donc pour l'honneur.

—Sire, soyez tranquille; nous perdrons peut-être la vie, dit Quélus; mais, en tout cas, l'honneur sera sauf.

—Messieurs, continua le roi, je vous aime tendrement, et je vous estime aussi. Laissez-moi donc vous donner un conseil: pas de fausse bravoure; ce n'est pas en mourant que vous me donnerez raison, mais en tuant vos ennemis

—Oh! quant à moi, dit d'Épernon, je ne fais pas de quartier.

—Moi, dit Quélus, je ne réponds de rien; je ferai ce que je pourrai, voilà tout.

—Et moi, dit Maugiron, je réponds à Sa Majesté que, si je meurs, je tuerai mon homme coup pour coup.

—Vous vous battez à l'épée seule?

—A l'épée et à la dague, dit Schomberg.

Le roi tenait sa main sur sa poitrine.

Peut-être cette main et ce coeur, qui se touchaient, se parlaient-ils l'un à l'autre de leurs craintes par leurs frémissements et leurs pulsations; mais, à l'extérieur, fier, l'oeil sec, la lèvre hautaine, il était bien le roi, c'est-à-dire qu'il envoyait bien des soldats au combat, et non des amis à la mort.

—En vérité, mon roi, lui dit Chicot, tu es vraiment beau eu ce moment.

Les gentilshommes étaient prêts, il ne leur restait plus qu'à faire la révérence à leur maître.

—Allez-vous à cheval? dit Henri.

—Non pas, sire, dit Quélus, nous marcherons; c'est un salutaire exercice, il dégage la tête, et Votre Majesté l'a dit mille fois, c'est la tête plus que le bras qui dirige l'épée.

—Vous avez raison, mon fils. Votre main.

Quélus s'inclina et baisa la main du roi: les autres l'imitèrent.

D'Épernon s'agenouilla en disant:

—Sire, bénissez mon épée.

—Non pas, d'Épernon, fit le roi; rendez votre épée à votre page. Je vous réserve des épées meilleures que les vôtres. Apporte les épées, Chicot.

—Non pas, dit le Gascon; donne cette commission au capitaine des gardes, mon fils; je ne suis qu'un fou, moi, qu'un païen même; et les bénédictions du ciel pourraient se changer en sortilèges funestes, si le diable, mon ami, s'avisait de regarder à mes mains et s'apercevait de ce que je porte.

—Quelles sont donc ces épées, sire? demanda Schomberg en jetant un coup d'oeil sur la caisse qu'un officier venait d'apporter.

—Des épées d'Italie, mon fils, des épées forgées à Milan: les coquilles en sont bonnes, vous le voyez; et comme, à l'exception de Schomberg, vous avez tous les mains délicates, le premier coup de fouet vous désarmerait, si vos mains n'étaient bien emboîtées.

—Merci, merci, Majesté, dirent ensemble et d'une seule voix les quatre jeunes gens.

—Allez, il est temps, dit le roi, qui ne pouvait dominer plus longtemps son émotion.

—Sire, demanda Quélus, n'aurons-nous point, pour nous encourager, les regards de Votre Majesté?

—Non, cela ne serait pas convenable; vous vous battrez sans qu'on le sache, vous vous battrez sans mon autorisation. Ne donnons pas de solennité au combat; qu'on le croie surtout le résultat d'une querelle particulière.

Et il les congédia d'un geste vraiment majestueux.

Lorsqu'ils furent hors de sa présence, que les derniers valets eurent franchi le seuil du Louvre, et qu'on n'entendit plus le bruit ni des éperons ni des cuirasses que portaient les écuyers armés en guerre:

—Ah! je me meurs! dit le roi en tombant sur une estrade.

—Et moi, dit Chicot, je veux voir ce duel; j'ai l'idée, je ne sais pourquoi, mais je l'ai, qu'il s'y passera quelque chose de curieux à l'endroit de d'Épernon.

—Tu me quittes, Chicot? dit le roi d'une voix lamentable.

—Oui, dit Chicot, car, si quelqu'un d'entre eux faisait mal son devoir, je serais là pour le remplacer et soutenir l'honneur de mon roi.

—Va donc, dit Henri.

A peine le Gascon eut-il congé, qu'il partit, rapide comme l'éclair.

Le roi alors rentra dans sa chambre, en fit fermer les volets, défendit à qui que ce fût, dans le Louvre, de pousser un cri ou de proférer une parole, et dit seulement à Crillon, qui savait tout ce qui allait se passer:

—Si nous sommes vainqueurs, Crillon, tu me le diras; si, au contraire, nous sommes vaincus, tu frapperas trois coups à ma porte.

—Oui, sire, répondit Crillon en secouant la tête.

CHAPITRE XXXVI

LES AMIS DE BUSSY.

Si les amis du roi avaient passé la nuit à dormir tranquillement, ceux du duc d'Anjou avaient pris la même précaution.

A la suite d'un bon souper auquel ils s'étaient réunis d'eux-mêmes, sans le conseil ni la présence de leur patron, qui ne prenait pas de ses favoris les mêmes inquiétudes que le roi prenait des siens, ils se couchèrent dans de bons lits, chez Antraguet, dont la maison avait été choisie comme lieu de réunion, se trouvant la plus proche du champ de bataille.

Un écuyer, celui de Ribérac, grand chasseur et habile armurier, avait passé toute la journée à nettoyer, fourbir et aiguiser les armes.

Il fut, en outre, chargé de réveiller les jeunes gens au point du jour: c'était son habitude tous les matins de fête, de chasse ou de duel.

Antraguet, avant de souper, s'en était allé voir, rue Saint-Denis, une petite marchande qu'il idolâtrait et qu'on n'appelait, dans tout le quartier, que la belle imagière. Ribérac avait écrit à sa mère; Livarot avait fait son testament.

A trois heures sonnant, c'est-à-dire quand les amis du roi s'éveillaient à peine, ils étaient déjà tous sur pied, frais, dispos et armés de bonne sorte.

Ils avaient pris des caleçons et des bas rouges pour que leurs ennemis ne vissent pas leur sang, et que ce sang ne les effrayât point eux-mêmes; ils avaient des pourpoints de soie grise, afin, si l'on se battait tout habillé, qu'aucun pli ne gênât leurs mouvements. Enfin ils étaient chaussés de souliers sans talons, et leurs pages portaient leurs épées, pour que leur bras et leur épaule n'éprouvassent aucune fatigue.

C'était un admirable temps pour l'amour, pour la bataille ou pour la promenade: le soleil dorait les pignons des toits sur lesquels fondait étincelante la rosée de la nuit.

Une senteur âcre et délicieuse en même temps moulait des jardins et se répandait par les rues.

Le pavé était sec et l'air vif.

Avant de sortir de la maison, les jeunes gens avaient fait demander au duc d'Anjou des nouvelles de Bussy.

On leur avait fait répondre qu'il était sorti la veille à dix heures du soir, et qu'il n'était pas rentrée depuis.

Le messager s'informa s'il était sorti seul et armé.

Il apprit qu'il était sortit accompagné de Remy, et que tous deux avaient leurs épées.

Au reste, on n'était point inquiet chez le comte, il faisait souvent des absences semblables; puis on le savait si fort, si brave et si adroit, que ses absences, même prolongées, causaient peu d'inquiétudes.

Les trois amis se firent répéter tous ces détails.

—Bon, dit Antraguet, n'avez-vous pas entendu dire, messieurs, que le roi avait commandé une grande chasse au cerf dans la forêt de Compiègne, et que M. de Monsoreau avait, à cet effet, dû partir hier?

—Oui, répondirent les jeunes gens.

—Alors je sais où il est: tandis que le grand veneur détourne le cerf, lui chasse la biche du grand veneur. Soyez tranquilles, messieurs, il est plus près du terrain que nous, et il y sera avant nous.

—Oui, dit Livarot, mais fatigué, harassé, n'ayant pas dormi.

Antraguet haussa les épaules.

— Est-ce que Bussy se fatigue? répliqua-t-il. Allons! en route, en route, messieurs, nous le prendrons en passant.

Tous se mirent en marche.

C'était juste le moment où Henri distribuait les épées à leurs ennemis; ils avaient donc dix minutes à peu près d'avance sur eux.

Comme Antraguet demeurait vers Saint-Eustache, ils prirent la rue des
Lombards, la rue de la Verrerie et enfin la rue Saint-Antoine.

Toutes ces rues étaient désertes.

Les paysans qui venaient de Montreuil, de Vincennes ou de Saint-Maur-les-Fossés, avec leur lait et leurs légumes, et qui dormaient sur leurs chariots ou sur leurs mules, étaient seuls admis à voir cette fière escouade de trois vaillants hommes suivis de leurs trois pages et de leurs trois écuyers.

Plus de bravades, plus de cris, plus de menaces: lorsqu'on se bat pour tuer ou pour être tué, qu'on sait que le duel, de part et d'autre, sera acharné, mortel, sans miséricorde, on réfléchit; les plus étourdis des trois étaient, ce matin-là, les plus rêveurs.

En arrivant à la hauteur de la rue Sainte-Catherine, tous trois portèrent, avec un sourire qui indiquait qu'une même pensée les tenait en ce moment, leurs yeux vers la petite maison de Monsoreau.

—On verra bien de là, dit Antraguet, et je suis sûr que la pauvre
Diane viendra plus d'une fois à sa fenêtre.

—Tiens! dit Ribérac, elle y est déjà venue, ce me semble.

—Pourquoi cela?

—Elle est ouverte.

—C'est vrai. Mais pourquoi cette échelle dressée devant la fenêtre, quand le logis a des portes?

—En effet, c'est bizarre, dit Antraguet.

Tous trois s'approchèrent de la maison, avec le pressentiment intérieur qu'ils marchaient à quelque grave révélation.

—Et nous ne sommes pas les seuls à nous étonner, dit Livarot: voyez ces paysans qui passent, et qui se dressent dans leur voiture pour regarder.

Les jeunes gens arrivèrent sous le balcon.

Un maraîcher y était déjà, et semblait examiner la terre.

—Eh! seigneur de Monsoreau, cria Antraguet, venez-vous nous voir? En ce cas, dépêchez-vous, car nous tenons à arriver les premiers.

Ils attendirent, mais inutilement.

—Personne ne répond, dit Ribérac; mais pourquoi, diable! cette échelle?

—Eh! manant, dit Livarot au maraîcher, que fais-tu là? Est-ce que c'est toi qui as dressé cette échelle?

—Dieu m'en garde, messieurs! répondit-il.

—Et pourquoi cela? demanda Antraguet.

—Regardez donc là-haut.

Tous trois levèrent la tête.

—Du sang! s'écria Ribérac.

—Ma foi, oui, du sang, dit le villageois, et qui est bien noir, même.

—La porte a été forcée; dit en même temps le page d'Antraguet.

Antraguet jeta un coup d'oeil de la porte à la fenêtre, et, saisissant l'échelle, il fut sur le balcon en une seconde.

Il plongea son regard dans la chambre.

—Qu'y a-t-il donc? demandèrent les autres, qui le virent chanceler et pâlir.

Un cri terrible fut sa seule réponse.

Livarot était monté derrière lui.

—Des cadavres! la mort! la mort partout! s'écria le jeune homme.

Et tous deux entrèrent dans la chambre.

Ribérac resta en bas, de peur de surprise.

Pendant ce temps, le maraîcher arrêtait, par ses exclamations, tous les passants.

La chambre portait partout les traces de l'horrible lutte de la nuit.

Les taches, ou plutôt une rivière de sang s'était étendue sur le carreau.

Les tentures étaient hachées de coups d'épées et de balles de pistolets.

Les meubles gisaient, brisés et rouges, dans des débris de chair et de vêtements.

—Oh! Remy, le pauvre Remy! dit tout à coup Antraguet.

—Mort? demanda Livarot.

—Déjà froid.

—Mais il faut donc, s'écria Livarot, qu'un régiment de reîtres ait passé par cette chambre!

En ce moment, Livarot vit la porte du corridor ouverte; des traces de sang indiquaient que, de ce côté aussi, avait eu lieu la lutte.

Il suivit les terribles vestiges, et vint jusqu'à l'escalier.

La cour était vide et solitaire.

Pendant ce temps, Antraguet, au lieu de le suivre, prenait le chemin de la chambre voisine.

Il y avait du sang partout: le sang conduisait à la fenêtre.

Il se pencha sur son appui, et plongea son oeil effrayé sur le petit jardin.

Le treillage de fer retenait encore le cadavre livide et roide du malheureux Bussy.

A cette vue, ce ne fut pas un cri, mais un rugissement qui s'échappa de la poitrine d'Antraguet.

Livarot accourut.

—Regarde, dit Antraguet, Bussy mort!

—Bussy assassiné, précipité par une fenêtre! Entre, Ribérac, entre!

Pendant ce temps, Livarot s'élançait dans la cour, et rencontrait au bas de l'escalier Ribérac, qu'il emmenait avec lui.

Une petite porte, qui communiquait de la cour au jardin, leur donna passage.

—C'est bien lui! s'écria Livarot.

—Il a le poing haché, dit Ribérac.

—Il a deux balles dans la poitrine.

—Il est criblé de coups de dague.

—Ah! pauvre Bussy! hurlait Antraguet; vengeance! vengeance!

En se retournant, Livarot heurta un second cadavre.

—Monsoreau! cria-t-il.

—Quoi, Monsoreau aussi?

—Oui, Monsoreau percé comme un crible, et qui a eu la tête brisée sur le pavé.

—Ah ça, mais on a donc assassiné tous nos amis, cette nuit!

—Et sa femme, sa femme! cria Antraguet; Diane, madame Diane!

Personne ne répondit, excepté la populace, qui commençait à fourmiller autour de la maison.

C'est en ce moment que le roi et Chicot arrivaient à la hauteur de la rue Sainte-Catherine, et se détournaient pour éviter le rassemblement.

—Bussy! pauvre Bussy! s'écriait Ribérac désespéré.

—Oui, dit Antraguet, on a voulu se défaire du plus terrible de nous tous.

—C'est une lâcheté! c'est une infamie! crièrent les deux autres jeunes gens.

—Allons nous plaindre au duc! cria l'un d'eux.

—Non pas, dit Antraguet, ne chargeons personne du soin de notre vengeance; nous serions mal vengés, ami; attends-moi.

En une seconde il descendit, et rejoignit Livarot et Ribérac.

—Mes amis, dit-il, regardez cette noble figure du plus brave des hommes, voyez les gouttes encore vermeilles de son sang; celui-là nous donne l'exemple; celui-là ne chargeait personne du soin de le venger… Bussy! Bussy! nous ferons comme toi; et, sois tranquille, nous nous vengerons!

En disant ces mots, il se découvrit, posa ses lèvres sur les lèvres de
Bussy; et, tirant son épée, il la trempa dans son sang.

—Bussy, dit-il, je jure sur ton cadavre que ce sang sera lavé dans le sang de tes ennemis!

—Bussy, dirent les autres, nous jurons de tuer ou de mourir!

—Messieurs, dit Antraguet, remettant son épée au fourreau, pas de merci, pas de miséricorde, n'est-ce pas?

Les deux jeunes gens étendirent la main sur le cadavre:

—Pas de merci, pas de miséricorde! répétèrent-ils.

—Mais, dit Livarot, nous ne serons plus que trois contre quatre.

—Oui, mais nous n'aurons assassiné personne, nous, dit Antraguet; et
Dieu fera forts ceux qui sont innocents. Adieu, Bussy!

—Adieu, Bussy! répétèrent les deux autres compagnons.

Et ils sortirent, l'effroi dans l'âme et la pâleur au front, de cette maison maudite.

Ils y avaient trouvé, avec l'image de la mort, ce désespoir profond qui centuple les forces; ils y avaient recueilli cette indignation généreuse qui rend l'homme supérieur à son essence mortelle.

Ils percèrent avec peine la foule, tant, en un quart d'heure, la foule était devenue considérable.

En arrivant sur le terrain, ils trouvèrent leurs ennemis qui les attendaient, les uns assis sur des pierres, les autres pittoresquement campés sur les barrières de bois.

Ils firent les derniers pas en courant, honteux d'arriver les derniers.

Les quatre mignons avaient avec eux quatre écuyers.

Leurs quatre épées, posées à terre, semblaient attendre et se reposer comme eux.

—Messieurs, dit Quélus en se levant et en saluant avec une espèce de morgue hautaine, nous avons eu l'honneur de vous attendre.

—Excusez-nous, messieurs, dit Antraguet; mais nous fussions arrivés avant vous, sans le retard d'un de nos compagnons.

—M. de Bussy? fit d'Épernon; effectivement, je ne le vois pas. Il paraît qu'il se fait tirer l'oreille, ce matin.

—Nous avons bien attendu jusqu'à présent, dit Schomberg; nous attendrons bien encore.

—M. de Bussy ne viendra pas, répondit Antraguet.

Une stupeur profonde se peignit sur tous les visages; celui de d'Épernon seul exprima un autre sentiment.

—Il ne viendra pas! dit-il; ah! ah! le brave des braves a donc peur?

—Ce ne peut être pour cela, reprit Quélus.

—Vous avez raison, monsieur, dit Livarot.

—Et pourquoi ne viendra-t-il pas? demanda Maugiron.

—Parce qu'il est mort! répliqua Antraguet.

—Mort! s'écrièrent les mignons.

D'Épernon ne dit rien, et pâlit même légèrement.

—Et mort assassiné! reprit Antraguet. Ne le savez-vous pas, messieurs?

—Non, dit Quélus. Et pourquoi le saurions-nous?

—D'ailleurs, est-ce sûr? demanda d'Épernon.

Antraguet tira sa rapière.

—Si sûr, dit-il, que voilà de son sang sur mon épée.

—Assassiné! s'écrièrent les trois amis du roi. M. de Bussy assassiné!

D'Épernon continuait de secouer la tête d'un air de doute.

—Ce sang crie vengeance! dit Ribérac; ne l'entendez-vous pas, messieurs?

—Ah çà! reprit Schomberg, on dirait que votre douleur a un sens.

—Pardieu! fit Antraguet.

—Qu'est-ce à dire? s'écria Quélus.

Cherche à qui le crime profite, dit le légiste, murmura Livarot.

—Ah ça, messieurs, vous expliquerez-vous haut et clair? dit Maugiron d'une voix tonnante.

—Nous venons justement pour cela, messieurs, dit Ribérac, et nous avons plus de sujets qu'il n'en faut pour nous égorger cent fois.

—Alors, vite l'épée à la main, dit d'Épernon en tirant son arme du fourreau; et faisons vite.

—Oh! oh! vous êtes bien pressé, monsieur le Gascon, dit Livarot; vous ne chantiez pas si haut quand nous étions quatre contre quatre.

—Est-ce notre faute, si vous n'êtes plus que trois? répondit d'Épernon.

—Oui, c'est votre faute! s'écria Antraguet; il est mort parce qu'on l'aimait mieux couché dans la tombe que debout sur le terrain; il est mort le poing coupé, pour que son poing ne pût plus soutenir son épée; il est mort parce qu'il fallait à tout prix éteindre ses yeux, dont l'éclair vous eût ébloui tous quatre. Comprenez-vous? suis-je clair?

Schomberg, Maugiron et d'Épernon hurlaient de rage.

—Assez, assez, messieurs! dit Quélus. Retirez-vous, monsieur d'Épernon; nous nous battrons trois contre trois; ces messieurs verront alors si, malgré notre droit, nous sommes gens à profiter d'un malheur que nous déplorons comme eux. Venez, messieurs, venez, ajouta le jeune homme en jetant son chapeau en arrière et en levant la main gauche, tandis que de la droite il faisait siffler son épée; venez, et, en nous voyant combattre à ciel ouvert et sous le regard de Dieu, vous pourrez juger si nous sommes des assassins. Allons, de l'espace! de l'espace!

—Ah! je vous haïssais, dit Schomberg, maintenant je vous exècre!

—Et moi, dit Antraguet, il y a une heure je vous eusse tué, maintenant je vous égorgerais. En garde, messieurs, en garde!

—Avec nos pourpoints ou sans pourpoints? demanda Schomberg.

—Sans pourpoint, sans chemise, dit Antraguet; la poitrine à nu, le coeur à découvert.

Les jeunes gens jetèrent leurs pourpoints et arrachèrent leurs chemises.

—Tiens, dit Quélus en se dévêtant, j'ai perdu ma dague. Elle tenait mal au fourreau, et sera tombée en route.

—Ou vous l'aurez laissée chez M. de Monsoreau, place de la Bastille, dit Antraguet, dans quelque fourreau dont vous n'aurez pas osé la retirer.

Quélus poussa un hurlement de rage, et tomba en garde.

—Mais il n'a pas de dague, monsieur Antraguet, il n'a pas de dague! cria Chicot, qui arrivait en ce moment sur le champ de bataille.

—Tant pis pour lui, dit Antraguet; ce n'est point ma faute.

Et, tirant sa dague de la main gauche, il tomba en garde de son côté.

CHAPITRE XXXVII

LE COMBAT

Le terrain sur lequel allait avoir lieu cette terrible rencontre était ombragé d'arbres, ainsi que nous l'avons vu, et situé à l'écart.

Il n'était fréquenté d'ordinaire que par les enfants, qui venaient y jouer le jour, ou les ivrognes et les voleurs, qui venaient y dormir la nuit.

Les barrières, dressées par les marchands de chevaux, écartaient naturellement la foule, qui, semblable aux flots d'une rivière, suit toujours un courant, et ne s'arrête ou ne revient qu'attirée par quelque remous.

Les passants longeaient cet espace et ne s'y arrêtaient point.

D'ailleurs, il était de trop bonne heure, et l'empressement général se portait vers la maison sanglante de Monsoreau.

Chicot, le coeur palpitant, bien qu'il ne fût pas fort tendre de sa nature, s'assit en avant des laquais et des pages sur une balustrade de bois.

Il n'aimait pas les Angevins, il détestait les mignons; mais les uns et les autres étaient de braves jeunes gens, et sous leur chair courait un sang généraux que bientôt on allait voir jaillir au grand jour.

D'Épernon voulut risquer une dernière fois la bravade.

—Quoi! on a donc bien peur de moi? s'écria-t-il.

—Taisez-vous, bavard! lui dit Antraguet.

—J'ai mon droit, répliqua d'Épernon; la partie fut liée à huit.

—Allons, au large! dit Ribérac impatienté en lui barrant le passage.

Il s'en revint avec des airs de tête superbes, et rengaîna son épée.

—Venez, dit Chicot, venez, fleur des braves, sans quoi vous allez perdre encore une paire de souliers comme hier.

—Que dit ce maître fou?

—Je dis que tout à l'heure il y aura du sang par terre, et vous marcheriez dedans comme vous fîtes cette nuit.

D'Épernon devint blafard. Toute sa jactance tombait sous ce terrible reproche.

Il s'assit à dix pas de Chicot, qu'il ne regardait plus sans terreur.

Ribérac et Schomberg s'approchèrent après le salut d'usage.

Quélus et Antraguet, qui, depuis un instant déjà, étaient tombés en garde, engagèrent le fer en faisant un pas en avant.

Maugiron et Livarot, appuyés chacun sur une barrière, se guettaient en faisant des feintes sur place pour engager l'épée dans leur garde favorite.

Le combat commença comme cinq heures sonnaient à Saint-Paul.

La fureur était peinte sur les traits des combattants; mais leurs lèvres serrées, leur pâleur menaçante l'involontaire tremblement du poignet, indiquaient que cette fureur était maintenue par eux à force de prudence, et que, pareille à un cheval fougueux, elle ne s'échapperait point sans de grands ravages.

Il y eut durant plusieurs minutes, ce qui est un espace de temps énorme, un frottement d'épées qui n'était pas encore un cliquetis. Pas un coup ne fut porté.

Ribérac, fatigué ou plutôt satisfait d'avoir tâté son adversaire, baissa la main, et attendit un moment.

Schomberg fit deux pas rapides, et lui porta un coup qui fut le premier éclair sorti du nuage.

Ribérac fut frappé. Sa peau devint livide, et un jet de sang sortit de son épaule; il rompit pour se rendre compte à lui-même de sa blessure.

Schomberg voulut renouveler le coup; mais Ribérac releva son épée par une parade de prime, et lui porta un coup qui l'atteignit au côté.

Chacun avait sa blessure.

—Maintenant, reposons-nous quelques secondes, si vous voulez, dit
Ribérac.

Cependant Quélus et Antraguet s'échauffaient de leur côté; mais Quélus, n'ayant pas de dague, avait un grand désavantage; il était obligé de parer avec son bras gauche, et, comme son bras était nu, chaque parade lui coûtait une blessure.

Sans être atteint grièvement, au bout de quelques secondes, il avait la main complètement ensanglantée.

Antraguet, au contraire, comprenant tout son avantage, et non moins habile que Quélus, parait avec une mesure extrême. Trois coups de riposte portèrent, et, sans être touché grièvement, le sang s'échappa de la poitrine de Quélus par trois blessures.

Mais, à chaque coup, Quélus répéta:

—Ce n'est rien.

Livarot et Maugiron en étaient toujours à la prudence.

Quant à Ribérac, furieux de douleur et sentant qu'il commençait à perdre ses forces avec son sang, il fondit sur Schomberg.

Schomberg ne recula pas d'un pas et se contenta de tendre son épée.

Les deux jeunes gens firent coup fourré.

Ribérac eut la poitrine traversée, et Schomberg fut blessé au cou.

Ribérac, blessé mortellement, porta la main gauche à sa plaie en se découvrant.

Schomberg en profita pour porter à Ribérac un second coup qui lui traversa les chairs.

Mais Ribérac, de sa main droite, saisit la main de son adversaire, et, de la gauche, lui enfonça dans la poitrine sa dague jusqu'à la coquille.

La lame aiguë traversa le coeur.

Schomberg poussa un cri sourd et tomba sur le dos, entraînant avec lui
Ribérac, toujours traversé par l'épée.

Livarot, voyant tomber son ami, fit un pas de retraite rapide et courut à lui, poursuivi par Maugiron. Il gagna plusieurs pas dans la course, et, aidant Ribérac dans les efforts qu'il faisait pour se débarrasser de l'épée de Schomberg, il lui arracha cette épée de la poitrine.

Mais alors, rejoint par Maugiron, force lui fut de se défendre avec le désavantage d'un terrain glissant, d'une garde mauvaise et du soleil dans les yeux.

Au bout d'une seconde, un coup d'estoc ouvrit la tête de Livarot, qui laissa échapper son épée et tomba sur les genoux.

Quélus était vivement serré par Antraguet. Maugiron se hâta de percer
Livarot d'un coup de pointe. Livarot tomba tout à fait.

D'Épernon poussa un grand cri.

Quélus et Maugiron restaient contre le seul Antraguet. Quélus était tout sanglant, mais de blessures légères.

Maugiron était à peu près sauf.

Antraguet comprit le danger. Il n'avait pas reçu la moindre égratignure; mais il commençait à se sentir fatigué; ce n'était cependant pas le moment de demander trêve à un homme blessé et à un autre tout chaud de carnage. D'un coup de fouet il écarta violemment l'épée de Quélus, et, profitant de l'écartement du fer, il sauta légèrement par-dessus une barrière.

Quélus revint par un coup de taille, mais qui n'entama que le bois.

Mais, en ce moment, Maugiron attaqua Antraguet de flanc. Antraguet se retourna. Quélus profita du mouvement pour passer sous la barrière.

—Il est perdu, dit Chicot.

—Vive le roi! dit d'Épernon, hardi, mes lions, hardi!

—Monsieur, du silence, s'il vous plaît, dit Antraguet; n'insultez pas un homme qui se battra jusqu'au dernier souffle.

—Et qui n'est pas encore mort! s'écria Livarot.

Et, au moment où nul ne pensait plus à lui, hideux de la fange sanglante qui lui couvrait le corps, il se releva sur ses genoux et plongea sa dague entre les épaules de Maugiron, qui tomba comme une masse en soupirant:

—Jésus, mon Dieu! je suis mort!

Livarot retomba évanoui; l'action et la colère avaient épuisé le reste de ses forces.

—Monsieur de Quélus, dit Antraguet, baissant son épée, vous êtes un homme brave, rendez-vous, je vous offre la vie.

—Et pourquoi me rendre? dit Quélus, suis-je à terre?

—Non; mais vous êtes criblé de coups, et moi, je suis sain et sauf.

—Vive le roi! cria Quélus, j'ai encore mon épée, monsieur.

Et il se fendit sur Antraguet, qui para le coup, si rapide qu'il eût été.

—Non, monsieur, vous ne l'avez plus, dit Antraguet, saisissant à pleine main la lame près de la garde.

Et il tordit le bras de Quélus, qui lâcha l'épée.

Seulement Antraguet se coupa légèrement un doigt de la main gauche.

—Oh! hurla Quélus, une épée! une épée!

Et, se lançant sur Antraguet d'un bond de tigre, il l'enveloppa de ses deux bras.

Antraguet se laissa prendre au corps, et, passant son épée dans sa main gauche et sa dague dans sa main droite, il se mit à frapper sur Quélus sans relâche et partout, s'éclaboussant à chaque coup du sang de son ennemi, à qui rien ne pouvait faire lâcher prise, et qui criait à chaque blessure:

—Vive le roi!

Il réussit même à retenir la main qui le frappait, et à garrotter, comme eût fait un serpent, son ennemi intact entre ses jambes et ses bras.

Antraguet sentit que la respiration allait lui manquer.

En effet, il chancela et tomba.

Mais, en tombant, comme si tout le devait favoriser ce jour-là, il étouffa, pour ainsi dire, le malheureux Quélus.

—Vive le roi! murmura ce dernier, à l'agonie.

Antraguet parvint à dégager sa poitrine de l'étreinte; il se roidit sur un bras, et, le frappant d'un dernier coup qui lui traversa la poitrine:

—Tiens, lui dit-il, es-tu content?

—Vive le r…, articula Quélus, les yeux à demi fermés.

Ce fut tout; le silence et la terreur de la mort régnaient sur le champ de bataille.

Antraguet se releva tout sanglant, mais du sang de son ennemi; il n'avait, comme nous l'avons dit, qu'une égratignure à la main.

D'Épernon, épouvanté, fit un signe de croix et prit la fuite, comme s'il eût été poursuivi par un spectre.

Antraguet jeta sur ses compagnons et ses ennemis, morts et mourants, le même regard qu'Horace dut jeter sur le champ de bataille qui décidait les destins de Rome.

Chicot secourut et releva Quélus, qui rendait son sang par dix-neuf blessures.

Le mouvement le ranima.

Il rouvrit les yeux.

—Antraguet, sur l'honneur, dit-il, je suis innocent de la mort de
Bussy.

—Oh! je vous crois, monsieur, fit Antraguet attendri, je vous crois.

—Fuyez, murmura Quélus, fuyez, le roi ne vous pardonnerait pas.

—Et moi, monsieur, je ne vous abandonnerai pas ainsi, dit Antraguet, dût l'échafaud me prendre.

—Sauvez-vous, jeune homme, dit Chicot, et ne tentez pas Dieu; vous vous sauvez par un miracle, n'en demandez pas deux le même jour.

Antraguet s'approcha de Ribérac, qui respirait encore.

—Eh bien? demanda celui-ci.

—Nous sommes vainqueurs, répondit Antraguet à voix basse pour ne pas offenser Quélus.

—Merci, dit Ribérac. Va-t'en.

Et il retomba évanoui.

Antraguet ramassa sa propre épée, qu'il avait laissée tomber dans la lutte, puis celles de Quélus, de Schomberg et de Maugiron.

—Achevez-moi, monsieur, dit Quélus, ou laissez-moi mon épée.

—La voici, monsieur le comte, dit Antraguet en la lui offrant avec un salut respectueux.

Une larme brilla aux yeux du blessé.

—Nous eussions pu être amis, murmura-t-il.

Antraguet lui tendit la main.

—Bien! fit Chicot; c'est on ne peut plus chevaleresque. Mais sauve-toi, Antraguet, tu es digne de vivre.

—Et mes compagnons? demanda le jeune homme.

—J'en aurai soin, comme des amis du roi.

Antraguet s'enveloppa du manteau que lui tendait son écuyer, afin que l'on ne vît pas le sang dont il était couvert, et, laissant les morts et les blessés au milieu des pages et des laquais, il disparut par la porte Saint-Antoine.

CHAPITRE XXXVIII

CONCLUSION.

Le roi, pâle d'inquiétude et frémissant au moindre bruit, arpentait la salle d'armes, conjecturant, avec l'expérience d'un homme exercé, tout le temps que ses amis avaient dû employer à joindre et à combattre leurs adversaires, ainsi que toutes les chances bonnes ou mauvaises que leur donnaient leur caractère, leur force et leur adresse.

—A cette heure, avait-il dit d'abord, ils traversent la rue
Saint-Antoine. Ils entrent dans le champ clos, maintenant. On dégaîne.
A cette heure, ils sont aux mains.

Et, à ces mots, le pauvre roi, tout frissonnant, s'était mis en prières.

Mais le fond du coeur absorbait d'autres sentiments, et cette dévotion des lèvres ne faisait que glisser à la surface.

Au bout de quelques secondes, le roi se releva.

—Pourvu que Quélus, dit-il, se souvienne de ce coup de riposte que je lui ai montré, en parant avec l'épée et en frappant avec la dague. Quant à Schomberg, l'homme de sang-froid, il doit tuer ce Ribérac. Maugiron, s'il n'a pas mauvaise chance, se débarrassera vite de Livarot. Mais d'Épernon! oh! celui-là est mort. Heureusement que c'est celui des quatre que j'aime le moins. Mais, malheureusement, ce n'est pas le tout qu'il soit mort, c'est que, lui mort, Bussy, le terrible Bussy, retombe sur les autres en se multipliant. Ah! mon pauvre Quélus! mon pauvre Schomberg! mon pauvre Maugiron!

—Sire! dit à la porte la voix de Crillon.

—Quoi! déjà! s'écria le roi.

—Non, sire, je n'apporte aucune nouvelle, si ce n'est que le duc d'Anjou demande à parler à Votre Majesté.

—Et pourquoi faire? demanda le roi, dialoguant toujours à travers la porte.

—Il dit que le moment est venu pour lui d'apprendre à Votre Majesté quel genre de service il lui a rendu, et que ce qu'il a à dire au roi calmera une partie des craintes qui l'agitent en ce moment.

—Eh bien, allez donc, dit le roi.

En ce moment et comme Crillon se retournait pour obéir, un pas rapide retentit par les montées, et l'on entendit une voix qui disait à Crillon:

—Je veux parler au roi à l'instant même!

Le roi reconnut la voix et ouvrit lui-même.

—Viens, Saint-Luc, viens, dit-il. Qu'y a-t-il encore? Mais qu'as-tu, mon Dieu, et qu'est-il arrivé? Sont-ils morts?

En effet, Saint-Luc, pâle, sans chapeau, sans épée, tout marbré de taches de sang, se précipitait dans la chambre du roi.

—Sire, s'écria Saint-Luc en se jetant aux genoux du roi, vengeance! je viens vous demander vengeance!

—Mon pauvre Saint-Luc, dit le roi, qu'y a-t-il donc? parle, et qui peut te causer un pareil désespoir?

—Sire, un de vos sujets, le plus noble; un de vos soldats, le plus brave….

La parole lui manqua.

—Hein? fit en avançant Crillon, qui croyait avoir des droits à ce dernier titre surtout.

—A été égorgé cette nuit, traîtreusement égorgé, assassiné! acheva
Saint-Luc.

Le roi, préoccupé d'une seule idée, se rassura; ce n'était aucun de ses quatre amis, puisqu'il les avait vus le matin.

—Égorgé, assassiné cette nuit! dit le roi; de qui parles-tu donc,
Saint-Luc?

—Sire, vous ne l'aimez pas, je le sais bien, continua Saint-Luc; mais il était fidèle, et, dans l'occasion, je vous le jure, il eût donné tout son sang pour Votre Majesté: sans quoi il n'eût pas été mon ami.

—Ah! fit le roi, qui commençait à comprendre.

Et quelque chose comme un éclair, sinon de joie, du moins d'espérance, illumina son visage.

—Vengeance, sire, pour M. de Bussy! cria Saint-Luc; vengeance!

—Pour M. de Bussy? répéta le roi en appuyant sur chaque mot.

—Oui, pour M. de Bussy, que vingt assassins ont poignardé cette nuit.
Et bien leur en a pris d'être vingt, car il en a tué quatorze.

—M. de Bussy mort!….

—Oui, sire.

—Alors, il ne se bat pas ce matin! dit tout à coup le roi, emporté par un mouvement irrésistible.

Saint-Luc lança au roi un regard qu'il ne put soutenir: en se détournant, il vit Crillon, qui, toujours debout près de la porte, attendait de nouveaux ordres.

Il lui fit signe d'amener le duc d'Anjou.

—Non, sire, ajouta Saint-Luc d'une voix sévère, M. de Bussy ne s'est point battu, en effet, et voilà pourquoi je viens demander, non pas vengeance, comme j'ai eu tort de le dire à Votre Majesté, mais justice, car j'aime mon roi, et surtout l'honneur de mon roi par-dessus toutes choses, et je trouve qu'en poignardant M. de Bussy on a rendu un déplorable service à Votre Majesté.

Le duc d'Anjou venait d'arriver à la porte; il s'y tenait débout et immobile comme une statue de bronze.

Les paroles de Saint-Luc avaient éclairé le roi; elles lui rappelaient le service que son frère prétendait lui avoir rendu.

Son regard se croisa avec celui du duc, et il n'eut plus de doute: car, en même temps qu'il lui répondait oui du regard, le duc avait fait de haut en bas un signe imperceptible de tête.

—Savez-vous ce que l'on va dire maintenant? s'écria Saint-Luc. On va dire, si vos amis sont vainqueurs, qu'ils ne le sont que parce que vous avez fait égorger Bussy.

—Et qui dit cela, monsieur? demanda le roi.

—Pardieu! tout le monde, dit Crillon se mêlant, sans façon et comme d'habitude, à la conversation.

—Non, monsieur, dit le roi, inquiet et subjugué par cette opinion de celui qui était le plus brave de son royaume depuis que Bussy était mort, non, monsieur, on ne le dira pas, car vous me nommerez l'assassin.

Saint-Luc vit une ombre se projeter.

C'était le duc d'Anjou, qui venait de faire deux pas dans la chambre.
Il se retourna et le reconnut.

—Oui, sire, je le nommerai! dit-il en se relevant, car je veux à tout prix disculper Votre Majesté d'une si abominable action.

—Eh bien, dites.

Le duc s'arrêta et attendit tranquillement.

Crillon se tenait derrière lui, le regardant de travers et secouant la tête.

—Sire, reprit Saint-Luc, cette nuit, on a fait tomber Bussy dans un piège: tandis qu'il rendait visite à une femme dont il était aimé, le mari, prévenu par un traître, est rentré chez lui avec des assassins; il y en avait partout, dans la rue, dans la cour et jusque dans le jardin.

Si tout n'eût pas été fermé, comme nous l'avons dit, dans la chambre du roi, on eût pu voir, malgré sa puissance sur lui-même, pâlir le prince à ces dernières paroles.

—Bussy s'est défendu comme un lion, sire; mais le nombre l'a emporté, et….

—Et il est mort, interrompit le roi, et mort justement; car je ne vengerai certes pas un adultère.

—Sire, je n'ai pas fini mon récit, reprit Saint-Luc. Le malheureux, après s'être défendu, près d'une demi-heure dans la chambre, après avoir triomphé de ses ennemis, le malheureux se sauvait blessé, sanglant, mutilé; il ne s'agissait plus que de lui tendre une main secourable, que je lui eusse tendue, moi, si je n'eusse été arrêté, avec la femme qu'il m'avait confiée, par ses assassins; si je n'eusse été garrotté, bâillonné. Malheureusement on avait oublié de m'ôter la vue comme on m'avait ôté la parole, et j'ai vu, sire, j'ai vu deux hommes s'approcher du malheureux Bussy, suspendu par la cuisse aux lances d'une grille de fer; j'ai entendu le blessé leur demander secours, car, dans ces deux hommes, il avait le droit de voir deux amis. Eh bien, l'un, sire,—c'est horrible à raconter, mais, croyez-le, c'était encore bien plus horrible à voir et à entendre,—l'un a ordonné de faire feu, et l'autre a obéi.

Crillon serra les poings et fronça le sourcil.

—Et vous connaissez l'assassin? demanda le roi, ému malgré lui.

—Oui, dit Saint-Luc.

Et, se retournant vers le prince en chargeant sa parole et son geste de toute sa haine si longtemps contenue:

—C'est monseigneur! dit-il; l'assassin, c'est le prince! l'assassin, c'est l'ami!

Le roi s'attendait à ce coup. Le duc le supporta sans sourciller.

—Oui, dit-il tranquillement; oui, M. de Saint-Luc a bien vu et bien entendu: c'est moi qui ai fait tuer M. de Bussy, et Votre Majesté appréciera cette action, car M. de Bussy était mon serviteur, c'est vrai; mais, ce matin, quelque chose que j'aie pu lui dire, M. de Bussy devait porter les armes contre Votre Majesté.

—Tu mens, assassin! tu mens! s'écria Saint-Luc: Bussy percé de coups, Bussy la main hachée de coups d'épée, l'épaule brisée d'une balle, Bussy pendant accroché par la cuisse au treillis de fer, Bussy n'était plus bon qu'à inspirer de la pitié à ses plus cruels ennemis, et ses plus cruels ennemis l'eussent secouru. Mais toi, toi, l'assassin de la Mole et de Coconnas, tu as tué Bussy comme, les uns après les autres, tous tes amis; tu as tué Bussy, non parce qu'il était l'ennemi de ton frère, mais parce qu'il était le confident de tes secrets. Ah! Monsoreau savait bien, lui, pourquoi tu faisais ce crime.

—Cordieu, murmura Crillon, que ne suis-je le roi!

—On m'insulte chez vous, mon frère, dit le duc, blême de terreur, car, entre la main convulsive de Crillon et le regard sanglant de Saint-Luc, il ne se sentait pas en sûreté.

—Sortez! Crillon, dit le roi.

Crillon sortit.

—Justice, sire! justice! continua de crier Saint-Luc.

—Sire, dit le duc, punissez-moi d'avoir sauvé, ce matin, les amis de Votre Majesté, et d'avoir donné une éclatante justice à votre cause, qui est la mienne.

—Et moi, reprit Saint-Luc, ne se possédant plus, je te dis que la cause dont tu es est une cause maudite, et qu'où tu passes doit s'abattre sur tes pas la colère de Dieu! Sire! sire! votre frère a protégé nos amis: malheur à eux!

Le roi sentit passer en lui comme un frisson de terreur.

En ce moment même, on entendit au dehors une vague rumeur, puis des pas précipités, puis des interrogatoires empressés.

Il se fit un grand, un profond silence.

Au milieu de ce silence, et comme si une voix du ciel venait donner raison à Saint-Luc, trois coups, frappés avec lenteur et solennité, ébranlèrent la porte sous le poing vigoureux de Crillon.

Une sueur froide inonda les tempes de Henri et bouleversa les traits de son visage.

—Vaincus! s'écria-t-il; mes pauvres amis vaincus!

—Que vous disais-je, sire? s'écria Saint-Luc.

Le duc joignit les mains avec terreur.

—Vois-tu, lâche! s'écria le jeune homme avec un superbe effort, voilà comme les assassinats sauvent l'honneur des princes! Viens donc m'égorger aussi, je n'ai pas d'épée!

Et il lança son gant de soie au visage du duc.

François poussa un cri de rage et devint livide.

Mais le roi ne vit rien, n'entendit rien: il avait laissé tomber son front entre ses mains.

—Oh! murmura-t-il, mes pauvres amis, ils sont vaincus, blessés! Oh! qui me donnera d'eux des nouvelles certaines?

—Moi, sire, dit Chicot.

Le roi reconnut cette voix amie, et tendit ses bras en avant.

—Eh bien? dit-il.

—Deux sont déjà morts, et le troisième va rendre le dernier soupir.

—Quel est ce troisième qui n'est pas encore mort?

—Quélus, sire.

—Et où est-il?

—A l'hôtel Boissy, où je l'ai fait transporter.

Le roi n'en écouta point davantage, et s'élança hors de l'appartement en poussant des cris lamentables.

Saint-Luc avait conduit Diane chez son amie, Jeanne de Brissac, de là son retard à se présenter au Louvre.

Jeanne passa trois jours et trois nuits à veiller la malheureuse femme, en proie au plus atroce délire.

Le quatrième jour, Jeanne, brisée de fatigue, alla prendre un peu de repos; mais, lorsqu'elle rentra, deux heures après, dans la chambre de son amie, elle ne la trouva plus[*]

[*] Peut-être l'auteur nous racontera-t-il ce qu'elle était devenue dans son prochain roman intitulé les Quarante-Cinq, où nous retrouverons une partie des personnages qui ont pris part à l'intrigue de la Dame de Monsoreau. —Note de l'éditeur—

On sait que Quélus, le seul des trois combattants défenseurs de la cause du roi qui ait survécu à dix-neuf blessures, mourut dans ce même hôtel de Boissy, où Chicot l'avait fait transporter, après une agonie de trente jours, et entre les bras du roi.

Henri fut inconsolable. Il fit faire à ses trois amis de magnifiques tombeaux, où ils étaient taillés en marbre et dans leur grandeur naturelle.

Il fonda des messes à leur intention, les recommanda aux prières des prêtres, et ajouta à ses oraisons habituelles ce distique, qu'il répéta toute sa vie après ses prières du matin et du soir:

    Que Dieu reçoive en son giron
    Quélus, Schomberg et Maugiron,

Pendant près de trois mois, Crillon garda à vue le duc d'Anjou, que le roi avait pris dans une haine profonde, et auquel il ne pardonna jamais.

On atteignit ainsi le mois de septembre, époque à laquelle Chicot, qui ne quittait pas son maître, et qui eût consolé Henri, si Henri eût pu être consolé, reçut la lettre suivante, datée du prieuré de Beaune. Elle était écrite de la main d'un clerc.

«Cher seigneur Chicot,

«L'air est doux dans notre pays, et les vendanges promettent d'être belles en Bourgogne, cette année.

«On dit que le roi, notre sire, à qui j'ai sauvé la vie, à ce qu'il paraît, a toujours beaucoup de chagrin; amenez-le au prieuré, cher monsieur Chicot, nous lui ferons boire d'un vin de 1550, que j'ai découvert dans mon cellier, et qui est capable de faire oublier les plus grandes douleurs; cela le réjouira, je n'en doute point, car j'ai trouvé, dans les livres saints, cette phrase admirable: «Le bon vin réjouit le coeur de l'homme!» C'est très-beau en latin; je vous le ferai lire. Venez donc, cher monsieur Chicot, venez avec le roi, venez avec M. d'Épernon, venez avec M. de Saint-Luc; et vous verrez que nous engraisserons tous.

«Le révérend prieur DOM GORENFLOT, qui se dit votre humble serviteur et ami.

«P.S. Vous direz au roi que je n'ai pas encore eu le temps de prier pour l'âme de ses amis, comme il me l'avait recommandé, à cause des embarras que m'a donnés mon installation; mais, aussitôt les vendanges faites, je m'occuperai certainement d'eux.»

Amen! dit Chicot, voilà de pauvres diables bien recommandés à Dieu!

End of Project Gutenberg's La dame de Monsoreau v.3, by Alexandre Dumas

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