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La Daniella, Vol. II.

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The Project Gutenberg eBook of La Daniella, Vol. II.

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Title: La Daniella, Vol. II.

Author: George Sand

Release date: November 14, 2004 [eBook #14038]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by George Sand project PM, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DANIELLA, VOL. II. ***
LA DANIELLA

TOME II

PAR

GEORGE SAND

XXX

Mondragone, 18 avril.

Je suis vraiment ici le plus heureux des hommes, et je sens bien que ce sont là les plus beaux jours de ma vie. Chaque moment augmente ma passion pour cette adorable femme qui, bien réellement, ne respire que pour moi. Cette ivresse d'amour ne sera-t-elle qu'une lune de miel? Non, c'est impossible, car je ne comprends plus comment j'accepterais la vie si cette ferveur se refroidissait de part ou d'autre. Elle me semble inépuisable. Ce qui est grand et beau peut-il donc nous lasser? On dit pourtant qu'il faut un miracle pour que l'amour dure; je crois plutôt qu'il en faut un bien terrible pour qu'il finisse.

C'est une existence bizarre, mais délicieuse pour moi, que celle que je mène ici. Mes dix heures de solitude absolue sur vingt-quatre s'envolent comme un instant, et, loin de m'inquiéter de ce dicton vulgaire que le temps parait long quand on s'ennuie, je m'aperçois que c'est le contraire absolument qui m'arrive. Les heures que la Daniella passe auprès de moi me semblent longues comme des, siècles, parce qu'elles sont remplies d'émotions et de joies indicibles. Je remercie Dieu de l'illusion où je suis que j'ai vécu déjà, avec cette compagne venue du ciel, une éternité de bonheur.

Quand je suis seul, je m'occupe et me rends compte des heures qui fuient trop vite pour mes besoins de travail. Quand elle est là, j'entre dans une phase sur laquelle il me semble que la course du temps n'a pas de prise, puisque chaque instant me rend plus vivant, plus épris, plus naïf, plus jeune que je ne l'étais l'instant d'auparavant. Oh! oui, oui, nous sommes immortels: l'amour nous en donne la claire révélation!

J'ai mis de l'ordre dans mes journées pour les rendre aussi profitables que possible; nous nous levons à cinq heures, nous déjeunons ensemble, je la reconduis jusqu'à la porte du parterre, et je m'enferme; nous avons chacun une clef de cette porte-là. Je cours à mon atelier faire ma palette et peindre, car j'ai esquissé mon tableau, et j'y travaille assidûment. A midi, je prends, sur ma terrasse du casino, ma très-frugale collation. Je fume et lis un peu dans les livres classiques que Daniella m'apporte de la villa Taverna, où il y a un reste de bibliothèque dans les greniers. Quelques pages chaque jour me suffisent pour retremper ce coin du cerveau qu'il ne faut pas laisser atrophier. Les choses écrites, bonnes ou médiocres, vraies ou fausses, entretiennent toujours un lien de souvenir on de raisonnement entre nous et ce non-moi des métaphysiciens qui est encore nous, quoi qu'ils en disent. Je fais ma promenade en continuant mon cigare et mes réflexions sur ma lecture; puis, je travaille d'après nature, jusqu'au moment où le soleil m'avertit qu'il faut rentrer au casino pour faire le ménage avec un soin extrême, en attendant ma Daniella.

J'ai déjà ici toutes mes habitudes et toutes mes aises. J'ai trouvé, dans un coin noir, sous des copeaux, deux fauteuils dorés très-misérables, que j'ai recloués et solidifiés, car la surdité du Pianto me permet décidément de me servir du marteau, avec un peu de précaution seulement. J'ai rétabli l'équilibre de la table et je l'ai frottée et cirée pour la rendre appétissante. J'ai rendu les vitres claires, et, pour entretenir les fleurs dans le vase de la cheminée, je sais dans quels coins humides fleurissent les iris de velours noir à coeur jaune, et le long de quels murs poussent encore des giroflées d'un beau ton de carmin. Il y a bien cinquante ans que ces plantes n'ont reçu aucune culture; elles sont devenues simples, de doubles qu'elles étaient; mais elles n'en sont ni plus tristes ni moins parfumées. Le réséda de nos jardins pousse ici sur les vieux murs comme l'ortie chez nous. L'asphodèle blanc doublé de vert, qui pousse en quantité dans le parterre, est une espèce magnifique que je n'ai pas rencontrée ailleurs, et que je crois exotique. Elle serait aussi un vestige de l'ancienne culture de ce terrain, maintenant abandonné à lui-même. Le cyclamen, qui ne se plaît que sous les arbres, est plus rare dans ces ruines. Pourtant j'en ai découvert dans un nid dans la rocaille de la fontaine qui est au bout du parterre, et je les ménage religieusement; j'en sais le compte.

Cette fontaine, la seule qui ait conservé de l'eau vive dans l'intérieur du château, est l'objet divertissant de mon enclos. Elle est placée sur une sorte de théâtre où l'on monte par un perron à bas reliefs de mosaïques représentant des dragons, et surmonté de vases ventrus, qui nourrissent une végétation de plantes sauvages assez semblables à des artichauts. Ces vilaines plantes sont tout à fait en harmonie avec ces vilains pots. La fontaine est une grande coupe posée sur un gros piédestal et garnie des mêmes gros vases de marbre blanc. Un lit d'herbes aquatiques surmontées de petites étoiles blanches d'une fraîcheur exquise, s'est installé au fond de cette vasque, qui occupe le milieu d'une espèce de proscénium d'un faux goût antique. Tout autour sont des niches vides de leurs personnages mythologiques et dans l'une desquelles l'eau arrive du dehors et remplit un bassin assez vaste, au ras du pavé de mosaïque. Car tout est marbre précieux dans cette futile décoration, et les échantillons de lapis, de porphyre, de jaspe, de vert et de rouge antiques craquent partout sous les pieds. Il y en a, près de la porte, un grand tas destiné à sabler le stradone, et sur ce tas dans un coin du mur, la tête à moitié cachée par les bardanes et les chardons, gît une pauvre bacchante rococo couronnée de raisins. Elle est là, avec son rire pétrifié sur une bouche en coeur, étalant au soleil ses seins nus, tandis que ses jambes, plantées debout à côté d'elle, semblent attendre qu'elle se relève.

Je goûte dans cette captivité, dans cette solitude absolue, des plaisirs que je ne connaissais pas. Ce matin, je regardais au-dessous de moi, par les balustrades de ma terrasse, les enfants de la ferme jouer sur la grande terrasse aux girouettes (le terrazzone), dont l'enceinte ne fait pas partie de mon domaine. J'écoutais leurs discours, et je me plaisais à l'emphase toute romaine avec laquelle un petit garçon maigre à figure de singe racontait qu'une fois en sa vie il avait mangé le cioccolata chez le curé de Monte-Porzio. L'histoire de ce chocolat ne finissait pas, et, pour en raviver le doux souvenir, il invitait ses camarades à en prendre fictivement dans des coquilles que l'on arrangeait en dînette sur une grande ardoise. Il imitait alors les manières accortes et majestueuses du curé, et pendant une grande heure, au milieu d'un bavardage impossible à suivre, j'entendais le mot de cioccolata revenir avec une intonation de volupté indéfinissable, les autres marmots savourant, en imagination, cette ambroisie inconnue, vantée par leur camarade.

Je me rappelai que j'avais quelques tablettes de chocolat apportées par Daniella, et il me fallut un grand effort de prudence pour ne pas les leur jeter à travers les balustres. Quelle eût été leur surprise et leur joie de voir tomber à leur pieds cette tuile précieuse, envoyée, certes, par la fée de girouettes! Je crois que j'allais succomber à la tentation, lorsqu'une jeune femme, que je crois être la femme de Felipone, arriva et les gronda beaucoup d'être si près du château, exposés, disait-elle, à recevoir sur la tête les pierres et les ardoises qui pleuvaient incessamment. Cette crainte m'étonna un peu, car, de ce côté-là, rien ne s'écroule quand le temps est calme, et l'empressement qu'elle mit à emmener sa marmaille me fît penser qu'elle me savait là, et qu'elle protégeait le mystère qui m'abrite. Pourtant Daniella assure qu'elle ne peut se douter de ma présence.

J'ai compris, en voyant partir ces enfants qui m'amusaient, les joies mélancoliques des prisonniers, le besoin d'entendre le son de la voix humaine et de contempler les ébats des êtres libres; mais j'ai compris cela seulement par la réflexion, car je suis le captif le plus docile et le plus satisfait qui existe. Je resterais certes ici toute ma vie avec joie dans les conditions où je m'y trouve. La pensée que Daniella doit infailliblement arriver à une heure fixe fait pour moi de l'isolement une volupté perpétuelle. Je suis là du matin au soir, dans l'attente d'un rendez-vous d'amour, dont je savoure le souvenir en même temps que l'espérance. Ma passion a ses heures de profond recueillement. C'est comme une idée religieuse méditée dans la solennité d'une vie d'anachorète.

J'écoute aussi avec plaisir des paroles lointaines que m'apportent les bouffées du vent, et j'aime à interpréter les situations auxquelles ces lambeaux de conversation peuvent se rapporter. Le chemin des Camaldules à Frascati passe très-près d'ici, et j'entends les bouviers crier après leurs boeufs, et les paysans s'entretenir ensemble à voix haute sur leurs chars à quatre roues. C'est, chaque fois, un petit événement pour moi, car ces chemins sont peu fréquentés, et ces bruits rares rompent la monotonie des bruits continus de la cascade et des girouettes.

Mais ce qui m'intéresse davantage, c'est ce qui peut arriver à mon oreille et à ma vue du côté de la villa Taverna. La végétation est si épaisse autour de cette résidence, que je n'en aperçois que les toits. Aussi Daniella a-t-elle imaginé de monter à une fenêtre en mansarde d'où je peux voir le point blanc de son fichu de tête, et distinguer le signe qu'elle me fait à midi, en allant sonner le goûter des gens de la maison. Elle a cassé exprès la corde pour avoir le prétexte d'aller dans ce grenier secouer la cloche. Elle aime à pouvoir m'avertir elle-même de l'heure de ma collation.

Quelquefois aussi, en allant et venant sons les yeux de ses ouvrières, elle agite et frappe son tambour de basque, comme prise d'un vertige de gaieté. Quant le vent vient du couchant, il m'apporte cet appel amoureux qui me fait tressaillir et trembler de bonheur.

Le temps se maintient magnifique, et ce climat est délicieux au moment où nous sommes. Pourtant, il ne faut pas se faire trop d'illusions: c'est à peu de chose près, quant à présent, la température du centre de la France; il y a tout au plus huit jours d'avance sur la floraison des arbres fruitiers, et j'ai laissé la Provence plus avancée, sous ce rapport, que ne l'est la campagne de Rome aujourd'hui. Ce qui trompe la sensation dans ce pays-ci, c'est l'éternelle verdure des arbres à feuilles persistantes. Dans l'immense parc que j'ai sous les yeux, tout est chênes verts, pins, oliviers, bois et myrtes. Les âcres parfums des diverses espèces de lauriers qui abondent à l'état d'arbres en fleur montent jusqu'à moi au point d'être quelquefois incommodes. C'est une très-bonne senteur d'amande amère, mais trop violente. Des milliers d'abeilles bourdonnent au soleil. Le ciel est d'un bleu étincelant. A midi, on se croirait en plein été; mais la mer et les montagnes amènent incessamment des nuages superbes, qui, tout à coup, rendent l'air très-frais. Les oiseaux ne songent pas encore à bâtir leurs nids; les papillons de ces climats ne sont pas en avance et ne font pas leur apparition plus tôt que chez nous. Les châtaigniers et les platanes ne font que bourgeonner; les taillis de chênes ne songent pas encore à dépouiller leur feuillage sec de l'année dernière. Mon oncle le curé avait donc raison en me disant qu'à Rome les arbres ne poussaient pas les racines en l'air et que notre pays en valait bien un autre. Mais, fût-il ici, il ne pourrait comprendre combien la physionomie du moindre caillou diffère de celle d'un caillou de chez nous. Toute chose a son air particulier, son expression, son accent, sa gamme pour ainsi dire, et je me sens réellement bien loin de la France, bien absent du milieu qui faisait comme partie de moi-même, bien voyageur, bien surpris, bien badaud et bien intéressé par le moindre brin d'herbe que je rencontre.

Les nuits sont excessivement froides. Heureusement, nous avons découvert, dans certaines salles basses, des lits de charbon, provenant de l'incendie des boiseries ou des meubles du château, lors de l'occupation par les Autrichiens. Nous pouvons donc réchauffer nos petites chambres du casino sans produire de fumée dans les cheminées, et nous avons, dans l'appartement complet dont nous nous sommes emparés, une petite cuisine avec des fourneaux où un foyer de braise, constamment allumé sous la cendre, nous permet de puiser à toute heure.

Tout cet appartement s'est rempli et meublé, comme par magie, des ustensiles nécessaires à une véritable installation. Daniella trouve moyen d'apporter tous les jours quelque chose, et moi, en furetant dans les appartements du château, je découvre des vases brisés, des meubles éclopés ou des débris d'objets d'art, qu'avec quelque réparation, je fais servir au confort ou à l'ornement de notre intérieur.

Je n'ai qu'un souci en tête, c'est la crainte que cette douce existence ne prenne fin trop vite. On n'a aucune nouvelle certaine de mon affaire. Le capucin Cyprien, oncle de Daniella, qui va la voir tous les jours à la villa Taverna, lui dit que l'on me cherche, et que les carabinieri (ce sont les gendarmes du pays) s'informent de moi dans tous les environs. On sait que, malgré l'assertion de la Mariuccia, je n'ai pas paru à Tivoli. On a parlé de fouiller les villas, mais on y a renoncé, ce qui ferait croire que mon mystérieux protecteur a agi. Dans tout ceci, j'ignore si la police française a reçu avis de ce qui me concerne. Si cela est, elle me cherche peut-être à Rome pour me donner mes passe-ports et l'ordre de quitter les États romains. J'imagine que ce serait là le parti qu'elle croirait devoir prendre à mon égard: aussi je me garderai bien de réclamer la protection de mon gouvernement en cette circonstance.

Un fait bizarre complique ma situation. Frère Cyprien a ouï dire que les agents de police, en furetant dans ma chambre de Piccolomini, d'où la Mariuccia s'était très-prudemment empressée de retirer mes bagages, avaient trouvé par terre un petit carré de métal percé de signes cabalistiques. On a demandé à la Mariuccia si cet objet m'appartenait. Elle n'en savait rien; mais, à tout hasard, elle a répondu que cela avait été laissé dans cette chambre par un voyageur qui m'y avait précédé de quelques mois, et dont elle a feint de ne pouvoir retrouver le nom. On n'a pas ajouté tout à fait foi à cette réponse, et on s'est emparé de l'objet mystérieux, que l'on paraît reconnaître pour un signe de ralliement révolutionnaire. S'il en est ainsi, j'ai reçu ce signe de la main d'un agent provocateur déguisé en capucin ou capucin pour tout de bon, et je n'aurais pas beau jeu devant le saint-office contre un mouchard de cette espèce.

Ce qui me confirme dans cette pensée, c'est que, deux fois déjà, depuis huit jours que je suis caché ici, j'ai vu ce même moine noir et blanc, que j'avais remarqué dans les ruines de Tusculum, rôder sur le Terrazzone. Ces gens-là entrent partout, et je ne serais pas étonné qu'il eût fait part de ses méfiances au fermier Felipone, car celui-ci passe de temps en temps sous le casino d'un air inquiet et les yeux attachés sur les balustres, d'où je puis suivre tous ses mouvements. Quant au moine, qui est, je crois, un dominicain ou un individu caché sous le costume de cet ordre, il ne m'a même pas paru examiner le palais. Le plus souvent, il me tournait le dos et semblait contempler le paysage immense que domine la terrasse. Mais peut-être observait-il avec l'oreille, et moi, instinctivement, malgré la hauteur d'où je plongeais sur lui, je retenais ma respiration. J'ai demandé à Daniella si elle l'avait quelquefois rencontré dans les environs. Elle m'a dit ne connaître et n'avoir jamais remarqué aucun dominicain en particulier dans les environs.

Je suis environné ici d'êtres beaucoup moins inquiétants que ce moine. Ce sont de petits serpents qui ont des pattes, mais si peu de pattes que je ne puis me décider à les ranger parmi les lézards. Ils courraient mal avec ces rudiments de jambes, s'ils ne rampaient en même temps avec beaucoup de prestesse et de grâce. Ce sont de charmants petits animaux tout à fait inoffensifs. J'avais fait connaissance avec eux le jour où j'ai été à Tusculum; le berger Onofrio m'avait appris à les toucher sans crainte. J'ai eu la tentation d'essayer d'en apprivoiser un qui me semblait d'un naturel moins poltron que les autres; mais Daniella, voyant mon goût pour les bêtes, m'en a amené une plus aimable et plus utile. C'est une belle chèvre blanche qui me donne d'excellent lait et qui me tient compagnie en broutant à mes côtés pendant que je dessine. Je la soigne comme une personne; et elle paraît se plaire ici, où elle entre jusqu'au ventre dans l'herbe et les fleurs. J'ai, en outre, quatre lapins domestiques dans le parterre, et il est question de m'apporter des oiseaux en cage. Il ne faut pas songer à un chien, cela aboie; ni à des poules, leur voix nous attirerait des amateurs qui monteraient à l'assaut pour les voler.

Les scorpions abondent. Dès qu'on soulève une pierre, on en trouve un ou deux, blottis et engourdis dessous. Ils ne sont pas dangereux en ce temps-ci, et on peut les tuer par milliers; mais personne ne s'occupe de les détruire. Ils ne piquent que lorsqu'on les irrite, et les accidents sont rares, à ce que l'on m'a dit.

Du reste, la rareté des insectes me frappe dans ce pays de jardins. Aujourd'hui, pour la première fois, je vois voler, autour du casino, un papillon qui n'est pas de nos climats. Il est extrêmement joli. Je crois qu'on l'appelle thaïs; mais je n'en suis pas sûr. Je n'ai que la mémoire des yeux. Je connais de vue tout ce qui fleurit ou voltige dans les endroits que j'ai habités quelque temps; je ne retiens aucun nom…

J'en étais là de mon journal lorsque… Mais je suis encore interrompu, et ce qui m'arrive demande un autre chapitre que je vous écrirai demain, si je puis.

XXXI

Mondragone, 24 avril.

Tout en écrivant, avant-hier, je regardais tranquillement le vol mou et comme indécis du papillon thaïs égaré sur les herbes inodores de la muraille. J'étais sur la terrasse du casino, le dos tourné au portique de Vignole, lorsqu'un léger bruit me fit tressaillir et tourner la tête: Tartaglia était debout derrière moi.

—O Brumières, Brumières, pensai-je, vous me l'aviez prédit! nulle part je ne serai à l'abri de l'espionnage de cet homme!

Un instant, j'eus la pensée de le prendre à bras le corps, sans lui rien dire, et de le précipiter par-dessus la balustrade de la terrasse. Il vit le tremblement convulsif qui contractait mes lèvres, au point de m'empêcher de parler, et pâlit un instant; mais, reprenant vite son audace habituelle:

—N'ayez pas d'idées sinistres, Excellence, me dit-il, vous n'êtes pas trahi; je viens ici avec la clef, voyez, et de la part de la Daniella.

—Mon Dieu! pourquoi ne vient-elle pas elle-même? Il lui est arrivé malheur? Parle!

—Rien, presque rien, Excellence! Une entorse qu'elle a prise en descendant trop vite l'escalier du grenier de la villa Taverna, où elle va tous les jours sonner pour le dîner des gens de la maison et pour le vôtre surtout!

—Je veux aller la voir tout de suite, j'y cours!

—Non, non! Il y a des espions dans le parc: vous seriez pris tout de suite. Masolino a des doutes sur sa soeur; il la surveille depuis ce matin, il est à la villa Taverna. Le médecin est venu avec lui: il dit que l'accident de la Daniella n'est rien; mais qu'il faut qu'elle reste huit jours sans bouger du lit où Olivia l'a mise et la soigne comme sa propre fille. Ne soyez donc pas inquiet; patientez, ou vous vous perdrez en perdant la Daniella. Si on vous arrêtait, elle se lèverait, elle marcherait, elle courrait, dût-elle en mourir. Elle a une tête que vous ne connaissez pas! Le bon Dieu a voulu que je fusse là quand la chose est arrivée, et que, voyant son chagrin, j'aie pu lui dire à l'oreille: Je sais tout. J'irai avertir notre ami, et je te promets de rester ici et d'être à ses ordres tout le temps que tu seras retenue par cet accident. Je ferai plus, mossiou! Bien que vous n'ayez pas en moi la confiance que je mérite, je vous garderai mieux que la pauvre fille ne pouvait le faire; je dérouterai les espions; j'enverrai les carabiniers où vous n'êtes pas. Je ferai en sorte que vous soyez ici aussi en sûreté que si vous étiez au château Saint-Ange.

Je n'écoutais plus Tartaglia que machinalement. Je songeais à Daniella souffrant au moral et au physique. Je craignais la brutalité de son frère envers elle; je voyais les obstacles se dresser entre nous, et la première brèche se faire à notre inaccessible paradis. Je regardais, ébahi et consterné, l'insupportable figure du bohémien, que j'étais désormais condamné à attendre et à désirer, à la place de l'idéale apparition de ma maîtresse. Le serpent avait pénétré dans l'Eden.

Et, à ma douleur, se mêlait une secrète irritation. Pourquoi, au lieu d'Olivia, de Mariuccia ou du frère Cyprien, qui étaient tous trois dans sa confidence, Daniella m'envoyait-elle cette canaille de Tartaglia, qui m'a toujours fait l'effet de l'espion par excellence? Je ne pensais pas à lui demander comment, ainsi qu'il le prétendait, il avait pu, d'avance, savoir notre secret. Je pensais aux premières confessions de ma maîtresse, me racontant, avec une humble candeur, que le premier homme qui lui avait parlé d'amour et causé quelque vertige, c'était ce même bandit à figure de polichinelle. Elle ne le lui avait jamais avoué; il ne l'avait peut-être pas deviné. Elle avait rougi, elle avait ri de sa propre folie. Elle en riait encore, elle le trouvait affreux, elle le savait libertin; mais elle avait conservé pour lui de l'amitié, disait-elle, et une sorte d'estime relative que je ne comprenais pas et dont je lui aurais volontiers fait reproche, si, depuis les jours de notre ivresse, j'eusse pu me rappeler le nom et l'existence de ce drôle. Cette estime surprenante était donc bien plus grande que je ne m'en étais avisé, puisqu'elle allait jusqu'à la confiance la plus absolue, jusqu'au secret le plus intime.

Et voilà que notre bonheur idéal avait un confident, un commentateur, une sorte de témoin! Et quel témoin! le plus salissant de tous ceux qu'on pouvait choisir! Tout me semblait dévoilé et profané maintenant. Un flot d'amertume contre ma divine Daniella se mêlait donc à la douleur d'être si brusquement et si tristement séparé d'elle. Je sentais mon ciel s'obscurcir, mon enivrement se glacer, et des larmes, dont je n'avais pas conscience, couler sur mes joues, pendant que le Tartaglia-Benvenuto m'exposait avec aplomb et volubilité, tous les motifs de consolation que je devais puiser en lui.

—Allons, dit-il en saisissant et en baisant la main dont j'étais tenté de le souffleter, voilà que le chagrin vous prend et que vous pleurez comme une femme! Soyez un homme, mossiou! Ceci n'est rien et passera vite. Je vois que vous aimez follement cette petite fille. Vous avez bien tort, pouvant prétendre encore à un si beau mariage… Mais ne vous fâchez pas! je ne dis rien. Il faut, quand le diable nous tient, le laisser faire, et je sais bien que si l'on contrariait votre opinion du moment, on la ferait durer plus qu'elle ne doit raisonnablement durer. Ne craignez donc pas que je vous dise du mal de la petite stiratrice. D'abord, il n'y a pas de mal à en dire: c'est une fille aimable et que j'ai failli aimer, moi qui vous parle.

Pour le coup, je perdis patience, et sentant que j'allais me porter à quelque stupide fureur, je me levai et courus m'enfermer dans ma chambre. Là, je tâchai de sortir de l'étourdissement où tout ceci m'avait jeté. Je parvins à me calmer et à raisonner ma situation. La première pensée qui eût dû se présenter à moi, c'est que Tartaglia me trompait; c'est qu'il avait dérobé la clef du parterre à Daniella évanouie. Je ne pouvais malheureusement pas douter d'un accident quelconque arrivé à cette chère créature, car l'heure du dîner était passée et elle n'était pas là. Donc, Tartaglia était un espion chargé de découvrir le lieu de mon refuge; il avait procédé par induction, le hasard avait pu l'aider. On allait venir m'arrêter, ou bien, si la protection d'un certain cardinal était réelle et souveraine à Mondragone intra muros, on avait déjà coupé les communications entre Daniella et moi, et on se proposait de me prendre par famine.

—Eh bien, cela ne sera pas nécessaire, pensai-je; la chose impossible pour moi, c'est d'ignorer dans quelle situation est Daniella. À tout risque, j'irai à Taverna dès que la nuit sera sombre. Je viendrai à bout de la voir; je lui laisserai tout ce que je possède, à l'exception de ce qu'il me faut pour fuir, et je fuirai. J'irai l'attendre hors des États de l'Église, pour l'épouser et l'emmener en France.

Je commençai donc par m'assurer de la solidité de ma canne à tête de plomb, car j'étais résolu à me défendre en cas de surprise. Je mis mon argent sur moi, dans une ceinture ad hoc. Je fis un petit paquet du linge le plus strictement nécessaire, et de l'album qui contient ce récit. Je pris en guise de passeport, au besoin, divers papiers pouvant constater mon identité auprès des autorités françaises. Je m'enveloppai de mon caban qui est presque à l'épreuve de la balle, et, résolu à braver toutes choses, je me dirigeai vers la porte de mon appartement qui communique avec l'intérieur du palais.

Mais au moment où je posais la main sur la serrure, on frappait à cette porte. Je m'arrêtai indécis.

—Si l'on vient me prendre, pensai-je, je sais le moyen de fuir, au moins de cette chambre.

Et je me hâtai de sortir par l'autre porte et d'attacher à un balustre de la petite terrasse, la corde à noeuds que j'ai faite avec celle qui liait ma malle, et qui peut, avec quelques chances de succès, me faire descendre jusqu'au terrazzone. Je me hâtais, pensant que l'on allait enfoncer la porte; mais on se contentait de frapper doucement et discrètement. J'entendis même, en revenant au seuil de ma chambre, la voix piteuse de Tartaglia qui me disait:

—Eh! mossiou! c'est votre dîner qui va se refroidir. Ne vous méfiez donc pas de moi!

Ce pouvait être un piège, mais la crainte du ridicule l'emporta sur ma prudence. Si Tartaglia ne me trahissait pas, mes précautions étaient absurdes; s'il venait avec des estafiers, il y avait autant de chances de salut à me frayer résolument un passage au milieu d'eux à coups de casse-tête, qu'à me risquer le long de la corde, exposé au feu de quelque ennemi caché sous ma terrasse.

J'ouvris donc, l'arme au point, et ne pus m'empêcher d'avoir envie de rire en voyant Tartaglia assis par terre devant la porte, avec un plat couvert entre ses jambes, et attendant avec résignation mon bon plaisir.

—Je vois bien ce que c'est, dit-il en entrant courtoisement, sans oublier de jeter sous son bras son béret crasseux; vous croyez que je suis un coquin? Allons, allons, vous en reviendrez sur mon compte, mossiou l'ingrat! Voilà du macaroni que j'ai préparé dans votre cuisine, car je connais les êtres de longue date, et je me pique de vous faire mieux dîner que jamais n'aurait su l'imaginer la Daniella. La pauvre fille! elle n'a jamais eu le moindre goût pour la cuisine, tandis que moi, mossiou, j'ai le génie du vrai cuisinier, qui consiste à faire de rien quelque chose et à trouver le moyen de bien nourrir ses maîtres au milieu d'un désert.

Le plat fumant qu'il posait sur la table donnait un tel démenti à mes suppositions, que je me trouvai tout honteux. Certes, depuis une heure qu'il était au coeur de ma forteresse, il aurait eu mieux à faire, s'il eût voulu me livrer à mes ennemis, que de s'occuper à me préparer un macaroni au parmesan.

Je suis sobre comme un Bédouin; je vivrais de dattes et d'une once de farine, et, depuis huit jours, je me nourris de pain, de viandes froides et de fruits secs, ne voulant pas souffrir que Daniella perde, à me faire des ragoûts et des soupes, le temps qu'elle peut passer à mes côtés. Pourtant la jeunesse a des instincts de voracité toujours prêts à se réveiller, et l'air vif de Mondragone aiguise terriblement l'appétit. Je ne saurais donc affirmer que, malgré mon chagrin, mes agitations et mes dangers, la vue et l'odeur de ce macaroni brûlant me fussent précisément désagréables.

—Mangez, disait Tartaglia, et ne craignez rien. La Daniella ne mourra pas pour une entorse. Quand je l'ai laissée, elle ne souffrait déjà plus que du chagrin d'être séparée de vous. La première chose qu'elle me demandera quand je la verrai, ce soir, c'est si vous avez consenti à dîner, à ne pas vous désoler et à prendre en patience son mal et votre ennui.

—Ah! mon ennui, qu'importe? Mais son mal! Et ce frère qui la menace!
Est-ce vrai, tout ce que tu m'as dit?

—C'est vrai, Excellence, vrai comme voilà un bon macaroni; mais les menaces de l'ivrogne Masolino, la Daniella y est habituée et s'en moque. Il a beau se douter de quelque chose, il ne sait rien, il ne peut rien savoir. Et, d'ailleurs, s'il voulait maltraiter la pauvrette, les gens de la villa Taverna ne le souffriraient pas. Il a beau rôder dans le parc, s'il ne vous rencontre pas, il ne peut rien prouver contre elle.

—Prouver! elle serait donc impliquée dans mes contrariantes affaires, si l'on supposait qu'elle a des rapports d'amitié avec moi?

—Eh! mais oui, Excellence. Vous faites partie d'une société secrète…

—Cela est faux.

—Je le sais bien! mais on le croit; et Daniella, si son frère la dénonçait, comme votre complice, au provincial des dominicains, ou seulement un curé de sa paroisse, comme mauvaise chrétienne, amoureuse d'un hérétique et d'un iconoclaste, pourrait bien aussi tâter de la prison.

—Ah! ciel! je serai prudent, je me soumets! mais ne me trompes-tu pas?

—Eh pourquoi vous tromperais-je, vous que je voudrais conserver comme la prunelle de mes yeux pour de meilleures destinées?

Je m'étais assis et me laissais servir par lui, lorsqu'au milieu de ses protestations de dévouement, j'entendis secouer à ma fenêtre le petit grelot de la chèvre, dont nous avons fait une espèce de sonnette, Daniella et moi, au moyen d'un système de ficelles qui longent le mur du parterre.

—Tiens! m'écriai-je en me relevant, tu es un indigne coquin! Tu as menti, grâce au ciel! Voilà la Daniella!

—Eh! non, mossiou! dit-il en se disposant à aller ouvrir; c'est l'Olivia, ou bien c'est la Mariuccia qui vient vous donner des nouvelles de sa nièce.

J'étais si impatient d'en recevoir de vraies que, sans m'inquiéter davantage de Tartaglia, je m'élançai, je franchis comme une flèche la longueur du parterre, et ouvris la porte du dehors sans aucune précaution. Ce n'était ni Mariuccia ni Olivia, mais bien le frère Cyprien, qui se glissa rapidement par la fente de la porte avant que j'eusse eu le temps de l'ouvrir toute grande et qui la repoussa derrière lui en me faisant signe de tirer les gros verrous.

—Silence! me dit-il à voix basse; j'ai pu être suivi malgré mes précautions!

Nous avançâmes dans le parterre, et il me parla d'une manière assez embrouillée: c'est sa manière. Ce que je compris clairement, c'est que le jardin était occupé, non pas ostensiblement, mais très-certainement par des gens de la police, et que le capucin courait des risques en venant me voir.

—Allons chez vous, dit-il; je vous parlerai plus librement. Quand il fut seul avec moi dans le casino, il me confirma le récit de Tartaglia. L'entorse de Daniella n'avait rien d'inquiétant, mais exigeait le plus complet repos. Son frère, installé chez les fermiers de la villa Taverna, avait l'oeil sur la porte et sur les fenêtres de sa chambre. Je devais renoncer à la voir jusqu'à nouvel ordre. Elle exigeait de nouveau ma parole d'honneur qu'à moins d'être poursuivi jusque dans l'intérieur de Mondragone, je m'y tinsse enfermé et tranquille.

—Donnez-moi cette parole, mon cher frère, dit le capucin, car elle est capable de tout risquer et de venir ici en se traînant sur les genoux.

—Je vous la donne, m'écriai-je; mais ne peut-elle m'écrire?

—Elle le voulait, j'ai refusé de me charger de sa lettre. Je pouvais être arrêté et fouillé. C'était nous perdre tous. Voyons, calmez-vous, et causons; mais donnez-moi quelque chose à manger, car c'est l'heure de mon souper, et j'ai une belle trotte à faire pour regagner mon couvent.

Je me hâtai de servir le bonhomme, qui dégusta sa part de macaroni avec un appétit remarquable. Tout agité qu'il était, je vis qu'il prenait grand plaisir à manger, et cela me gênait beaucoup pour obtenir des réponses nettes aux mille questions que je lui adressais. Le pauvre homme n'est peut-être pas gourmand, mais il est affamé. Ce fut bien pis quand Tartaglia, que j'avais oublié, reparut avec un jeune esturgeon cuit au vin, et un plat d'artichauts frits dans la graisse. Il n'y eut plus moyen de tirer du moine un mot de bon sens, et, pendant plus d'une heure, il fallut me résigner à le voir engloutir ces mets, et à manger moi-même pour satisfaire Tartaglia, que je ne pouvais plus regarder comme un ennemi, et dont le dévouement méritait mieux de moi que des soupçons et des rebuffades.

Ma situation devenait de plus en plus étrange avec ces hôtes nouveaux. Mon chagrin et mon inquiétude se heurtaient aux contrastes d'un appétit de capucin qui profitait d'une rare circonstance pour s'assouvir, et d'une servilité de valet comique dont, en ce moment, l'unique préoccupation était de me prouver ses talents culinaires.

—Mangez, mangez, Excellence, me disait-il; vous aurez du café succulent pour digérer, car la Daniella m'a dit: «Surtout, soigne-lui son café; il n'a pas d'autre gourmandise.»

Ce détail était si bien dans les habitudes de gâterie féminine de Daniella, que je me rendis tout à fait à la sincérité de Tartaglia, attestée d'ailleurs par la confiance et l'espèce d'amitié que le capucin lui témoignait. Il me restait bien une épine dans le coeur, en songeant que cette amitié était réelle et sérieuse chez Daniella, et je me sentais profondément humilié, non pas d'accepter les services de cet homme (je pouvais les payer un jour), mais de le voir immiscé dans les secrets de coeur de Daniella, et comme initié aux mystères de mon bonheur.

Je ne pus me retenir d'en témoigner quelque chose à frère Cyprien.

—Vous n'étiez donc pas là quand elle a fait cette chute? lui demandai-je pendant que Tartaglia allait chercher le café.

—Eh! vraiment, non, dit-il; mais, quand même j'y aurais été, ce n'est ni moi, ni Olivia, ni ma soeur Mariuccia qui aurions pu nous charger de veiller sur vous et de vous empêcher de mourir de faim. Ces deux femmes sont trop surveillées dans ce moment-ci; et, quant à moi, je suis un pauvre homme trop assujetti à la règle de son ordre. Croyez-moi, Tartaglia est l'ami qu'il vous fallait, et il ne sera jamais arrêté en venant vous voir, lui!

—Ah! ah! et pourquoi cela?

—Je ne sais pas, mais c'est ainsi. Tout le monde le connaît, et il est bien avec tout le monde.

—Même avec la police?

—Eh! chi lo sa! répondit le moine, du même ton que prenait sa soeur Mariuccia quand elle voulait dire: «Ne m'en demandez pas davantage, je ne veux pas le savoir.»

Tout en prenant le café, j'essayai de me distraire de mes préoccupations en faisant la conversation avec ce moine. Je fus surpris de sa nullité et même de sa stupidité. D'après les avertissements qu'il avait su donner à sa famille à propos de moi, et d'après la visite généreuse qu'il me faisait en ce moment, je devais le croire pénétrant, hardi et actif. Rien de tout cela! Il est ignorant, timide et paresseux. En outre, il est dépourvu de toute notion, même élémentaire, sur quoi que ce soit au monde, et complètement abruti par la règle de son ordre et par la mendicité. C'est pourtant une bonne et douce créature, qui n'a conservé de facultés aimantes que pour sa soeur et pour sa nièce, et qui, malgré la sincérité de sa dévotion, manquera tant qu'elles voudront à l'esprit de corps monastique pour les servir et les obliger; mais son ineptie doit rendre son assistance à peu près nulle. Sa cervelle est une tête de pavot percée de trous, par où, depuis longtemps, le vent a fait tomber toute la graine. Il n'a ni ordre dans les idées, ni mémoire, ni lucidité sur aucun sujet. Il sait à peine le nom, l'âge et la profession des êtres avec lesquels il se trouve en relations fréquentes, et quand, par hasard, il s'en souvient, il en est si enchanté qu'il répète son dire cinq ou six fois avec une complaisance hébétée. Quant à la nature qui l'environne et dont il vante, à tout propos, la beauté et la fertilité par un phrase banale stéréotypée, il les voit à travers un crêpe, et ne distinguerait pas, j'en réponds un chardon d'avec une rose. Rien de particulier ne frappe cette organisation émoussée, très-inférieure à celle du paysan le plus fiévreux et le plus indolent de la Campagne de Rome. En fait de religion, il est impossible de savoir s'il a la notion de Dieu à quelque degré que ce soit. Il parle chapelle, reliques, cierges, offices et chapelet; mais je ne crois pas qu'au-dessus du matériel du culte, il ait une idée, un sentiment religieux quelconques.

Quant à la société religieuse et politique de son pays, ce sont lettres closes pour lui. Il confond dans la même soumission béate et souriante tout ce qu'il peut avoir de respect et de foi pour le pape de 1848 et pour le pape d'aujourd'hui; et non seulement il approuve et bénit le pape passant d'un système au système opposé, mais encore il admire et bénit, parmi les princes de l'Église, les plus ardents ennemis de tout système émanant du pape. Pourvu qu'on soit cardinal, évéque ou seulement abbate, on est un personnage nimbé, qui l'éblouit et le subjugue. Bref, on ne peut rien tirer de lui, et Dieu sait bien que je ne voulais en tirer autre chose que des renseignements à mon usage sur ma situation personnelle; mais cela même fut impossible: tout aboutissait à cet éternel Chi lo sa? qui est arrivé à me porter sur les nerfs. Mes questions l'effrayaient; il ne les comprenait même pas. Il ne savait pas si le cardinal avait agi réellement; il ne savait pas si mon affaire était poursuivie au civil ou au religieux, si j'avais affaire au giudice processante, juge d'instruction du pays, ou à l'inquisiteur de droit, président du tribunal ecclésiastique, ou enfin au saint-office proprement dit; car ces trois juridictions fonctionnent tour à tour et peut-être simultanément dans les poursuites politiques, civiles et religieuses. Or, dans ce pays-ci, l'accusation portée contre moi peut être envisagée sous ces trois faces.

Quand je vis que mes questions étaient superflues, j'engageai Tartaglia à reconduire le capucin à son couvent; mais celui-ci, pris de terreur, refusa de sortir avant deux heures du matin.

—A l'heure qu'il est, dit-il (il était dix heures), mon couvent est fermé, et il ne sera rouvert que lorsqu'on sonnera matines. Ne vous inquiétez pas de moi; je m'éveillerai de moi-même à ce moment-là; je vas m'étendre sur votre lit et faire un somme.

Cette proposition me révolta, car le bonhomme était d'une malpropreté classique. Tartaglia m'en préserva en lui disant qu'il ne fallait pas risquer d'être surpris dans ma chambre, et il l'emmena coucher dans le cellier à la paille, où, en cas d'événement, il pourrait se tenir coi et n'être pas découvert.

XXXII

Mondragone, 20 avril.

Comme il m'eût été impossible de dormir, j'enlevai le souper, je donnai de l'air à ma chambre, puis je m'enfermai et rallumai la bougie afin de tromper l'inquiétude et la tristesse en reprenant ce journal. Mais je n'avais pas écrit une ligne que l'on frappa de nouveau à ma porte. Un pareil incident m'eût bouleversé hier, lorsque je me sentais seul au monde avec Daniella. Aujourd'hui que je ne l'attends plus et que toutes mes précautions pour conjurer le destin seraient à peu près inutiles, je me sens préparé à tout et déjà habitué à cette vie d'éventualités plus ou moins sérieuses.

Je répondis donc: «Entrez!» sans me déranger.

C'était encore Tartaglia.

—Tout va bien, mossiou! me dit-il. Le capucin ronfle déjà dans la paille, et tout est tranquille au dehors. Je vais vous souhaiter una felicissima notte, et faire moi-même un somme. Je sortirai avec fra Cipriano à l'heure de matines, et pourrai revenir avant le jour avec vos provisions de bouche pour la journée. C'est le moment où les plus éveillés se sentent fatigués, et où l'on peut espérer de tromper la surveillance.

—Tu crois donc que, réellement, les jardins sont occupés par la police; le moine n'a pas rêvé cela?

—Il n'a pas rêvé, ni moi non plus. Rien n'est plus certain.

—Avoue-moi que tu en es toi-même, de la police?

—Je ne l'avoue pas, cela n'est pas; mais, si cela était, vous devriez en remercier le ciel?

—Tu pourrais donc en être et ne pas vouloir me livrer?

—On peut tout ce qu'on veut, amico mio, et quand on est à même de servir plusieurs maîtres, c'est le coeur et la conscience qui choisissent celui qu'on doit protéger contre les autres. Ah! mossiou, cela vous semble malhonnête, et vous riez de tout! Mais vous n'êtes pas Italien, et vous ne savez pas ce que vaut un Italien! Vous êtes d'un pays où toutes choses sont réglées par une espèce de droit apparent qui enchaîne la liberté du coeur et de l'esprit. Chacun pense à soi, chez vous autres, et chacun se sent ou se croit en sûreté chez lui. C'est cela qui vous rend égoïstes et froids. Ici, où nous avons l'air d'être esclaves, nous travaillons en-dessous de la légalité, et nous faisons ce que nous voulons pour nous et pour nos amis. L'obligation de se cacher de ce qui est bien comme de ce qui est mal, fait pousser des vertus que vous apprécierez plus tard: le dévouement et la discrétion. Vous devriez croire en moi, qui vous ai déjà rendu de grands services et qui vous en rendrai encore.

—Il est vrai que tu m'as fait traverser à cheval la campagne de Rome pour venir ici…

—Le dimanche de Pâques? En cela j'ai eu tort. J'aurais dû inventer quelque chose de mieux et vous empêcher de quitter Rome! Mais j'ai de la faiblesse pour vous, et je vous gâte comme un père gâte son enfant.

—Alors, mon tendre père, quels sont, en dehors de ta présence ici en ce moment et du très-bon dîner que tu m'as servi, les autres bienfaits dont j'ai à te récompenser?

—Nous parlerons de récompense plus tard. Pour le moment, sachez que tous les avertissements et renseignements que la Daniella et la Mariuccia ont reçus à temps pour vous faire cacher, et pour soustraire vos effets aux recherches, viennent de moi, qui suis un homme de tête, et non de ce capucin, qui est une huître au soleil.

—De toi? J'aurais dû m'en douter? Mais pourquoi m'a-t-on dit les tenir du capucin?

—C'est la Daniella qui vous a dit ça? Je comprends! Elle sait que vous vous méfiez de moi. Heureusement, elle n'est pas comme vous; elle m'estime, elle sait qui je suis… sous tous les rapports! Car si, dans le temps, j'avais voulu abuser de son innocence… mais je ne l'ai pas voulu, mossiou!

Il s'arrêta, voyant qu'il rouvrait ma blessure, et que, lié par la reconnaissance qu'il me fallait lui devoir, je résistais avec peine à l'envie de le jeter à la porte. Je crois que le drôle sait le défaut de la cuirasse et qu'il se venge ainsi, par le menu, du peu de cas que je fais de lui. Mais il est poltron en face de moi, et le moindre froncement de sourcil coupe court à ses velléités de représailles.

Il détourna la conversation en essayant de me parler de Medora.

—On dit à Rome, reprit-il, qu'elle est allée à Florence pour épouser son cousin; mais je sais qu'il n'y a rien de vrai. Elle ne l'aime pas.

—Comment sais-tu cela, maintenant que la Daniella n'est plus auprès d'elle pour te révéler ses pensées?

—Eh! mon Dieu! je le sais par milord B***, qui croit être bien réservé, et à qui je fais dire tout ce que je veux… après dîner.

—Et comment sais-tu ce qui me concerne dans l'affaire de l'image de la madone?

—Vous allez me dire encore que je suis dans la police? Cela n'est pas! mais on a des amis partout. Je sais tout ce qui vous concerne, et bien plus de choses que je ne vous en dis.

—Il faudrait cependant, si tu as tant de zèle pour moi, me mettre à même de lutter contre mes ennemis.

—Cela viendra en temps et en lieu; rien ne presse. Mais vous êtes fatigué, mossiou! Comme on ne sait jamais ce qui peut arriver, vous feriez bien de dormir un peu et de vous tenir en force et santé devant les événements.

J'étais fatigué, en effet. La brusque transition de ma belle vie de roman et d'amour à ce nouvel état de choses déplaisantes m'avait accablé comme si je fusse tombé matériellement au fond d'un abîme.

—Voulez-vous que j'emporte la clef de votre chambre? dit Tartaglia d'un ton léger, en me souhaitant le bonsoir.

La question était grave: il pouvait s'être chargé de me faire empoigner sans bruit, et de manière à laisser croire à mon protecteur que je m'étais rendu de bonne grâce, par ennui de la solitude. Jusque-là, il m'avait vu disposé à vendre ma liberté le plus cher possible. S'il me trahissait, il devait vouloir me surprendre endormi.

Mais, comme je vous l'ai dit, j'étais déjà las de me méfier et de me préserver d'événements que je n'ai pu promettre à Daniella d'éviter; et d'ailleurs, si je devais être vendu par Tartaglia, je trouvais une sorte de plaisir amer à pouvoir dire un jour à ma maîtresse imprudente: «Voilà l'effet de votre amitié pour ce coquin». Si, au contraire, le coquin était loyal envers moi, je lui devais réparation formelle da mes injustices.

—Prends la clef, lui dis-je et bonne nuit!

Il me parut enchanté de cette réponse. Ses yeux de Scapin brillèrent soit d'une joie de chat qui happe sa proie, soit de reconnaissance pour mon bon procédé.

—Dormez en paix, Excellence, me dit-il, et sachez que personne au monde ne viendra vous troubler! Il y a défense absolue d'entrer ici, où l'on sait que vous êtes et où vous voyez qu'on vous laisse tranquille.

—On le sait donc positivement? Tu ne me l'avais pas dit!

—On le sait positivement, Excellence! et on espère que vous ferez une tentative d'évasion, ce qui serait une imprudence et une folie. On croit que vous serez chassé du gîte par la faim; mais ils ont compté sans Tartaglia, ces bons messieurs!

Il prit mes habits et se mit à les brosser dans l'antichambre. J'étais si fatigué, que je m'endormis à demi, au bruit de sa vergette.

Je m'éveillai au bout d'une heure, et je vis mon drôle assis devant mon feu, occupé à lire tranquillement, en se chauffant les pieds, l'album qui contient ce récit depuis le jour de Pâques. (Vous avez dû recevoir tout ce qui précède; je vous l'ai envoyé de Rome, ce jour-là, par Brumières, qui a un ami à l'ambassade française.)

En voyant ce coquin feuilleter mon journal et s'arrêter sur quelques pages qui semblaient l'intéresser, je fus sur le point de me lever pour lui administrer à l'improviste une grêle de soufflets; mais cette réflexion me retint:

—S'il est; comme je n'en peux guère douter, de la police, il va se convaincre que je n'ai pas la plus petite préoccupation ni affiliation politique, et mon principal moyen de salut est dans ses mains. Laissons-le faire.

Il y avait, d'ailleurs, dans la tranquillité de sa lecture, quelque chose qui me rassurait sur ses projets immédiats: il n'avait nullement l'air et l'attitude d'un homme qui se dispose à un coup de main. Tout à coup, il fut pris d'un fou rire qu'il contint pendant quelques instants en se tenant le ventre, et qui finit par éclater. C'était un motif suffisant pour m'éveiller ostensiblement. Je me soulevai sur mon lit et le regardai en face. Le rire se figea sur sa figure burlesque. Ce fut une scène muette comme dans les pantomimes italiennes.

Son premier mouvement avait été de cacher l'album; mais, voyant qu'il était trop tard, il prit bravement son parti.

—Mon Dieu, mossiou, s'écria-t-il, que c'est donc joli et amusant de se voir raconté comme ça jour par jour et mot pour mot! Je vous demande bien pardon si j'ai été indiscret; mais j'aime tant les arts, qu'en voyant là votre album, je n'ai pas pu résister à l'envie de l'ouvrir; je croyais y trouver des dessins, des vases du pays, et pas du tout, le nom de Tartaglia m'est sauté aux yeux. Ça m'est égal, mossiou, d'être là dedans trait pour trait; Tartaglia n'est pas mon vrai nom, pas plus que Benvenuto, et ça ne peut pas me compromettre. Et puis vous avez tant d'esprit et vous dites si bien les choses, que je suis content de me les rappeler comme ça en détail, telles qu'elles se sont passées. Oui, voilà notre promenade de nuit sur les chevaux de la Medora, et toutes mes paroles, comme je vous les disais, sur les brigands, sur l'illumination de Saint-Pierre et sur la manière habile dont je vous ai forcé à vous servir de ces chevaux dérobés par moi pour la circonstance. Avouez, mossiou, que vous avez beau vous méfier de moi, vous êtes content de reconnaître que je ne suis pas un engourdi ni un imbécile?

—Comme tu es charmé de mon opinion sur ton compte, tout est pour le mieux, et nous sommes satisfaits l'un de l'autre, n'est-il pas vrai?

—Excellence, je vous l'ai dit, s'écria-t-il avec conviction en se levant, et je ne m'en dédis pas, je vous aime! Vous me traitez de canaille et de gredin en écrit et en paroles; mais, avec la certitude d'avoir un jour votre amitié comme vous avez la mienne, je prends tous ces mots-là pour des facéties qu'on peut se permettre entre amis.

—A la bonne heure, ami de mon coeur! A présent, tu es bien sûr que je ne conspire pas contre le pape, et tu voudras bien ne plus toucher à ce que j'écris, à moins qu'il ne te plaise recevoir…

—Bah! vous menacez toujours et ne frappez jamais. Vous êtes bon, Excellence, et jamais vous ne maltraiterez un pauvre homme qui n'aime pas les querelles et qui vous est attaché. Pour moi, je ne me repens pas d'avoir lu tout ce qui vous est arrivé dans ce pays, et surtout l'histoire étonnante de ce maudit petit carré de fer-blanc que l'on a trouvé dans votre chambre à Piccolomini. C'était là une chose qui me tourmentait bien. Comment diable, me disais-je, a-t-il pu se procurer cette chose-là? Et quand on l'a reçue, comment est-on assez étourdi pour la laisser traîner?

—C'est donc bien précieux?

—Non, mais c'est dangereux.

—Qu'est-ce que c'est?

—Un signe de ralliement; vous l'avez bien deviné, puisque vous l'avez écrit.

—Un ralliement politique?

—Eh! chi lo sà?

—Qui le sait? Toi!

—Et pas vous, je le vois bien! Allons, pensez que c'est un agent provocateur qui vous a fait prendre cela; moi, je dis que c'est un ennemi personnel.

—Qui? Masolino?

—Non, il n'a pas assez d'invention pour ça; et, d'ailleurs, pour oser revêtir un habit de dominicain, il faut être plus protégé qu'il ne l'est; c'est un ivrogne qui ne fera jamais son chemin. Avez-vous vu la figure de ce faux moine?

—Oui, si c'est le même que j'avais remarqué à Tusculum; mais je n'en suis pas certain.

—Et celui qui vient rôder par ici depuis quelques jours?

—C'est celui de Tusculum, j'en suis presque sûr.

—Et vous reconnaîtriez sa figure?

—Oui, je crois pouvoir l'affirmer.

—Faites-y bien attention si vous l'apercevez encore, et méfiez-vous!
Est-ce qu'il est grand?

—Assez.

—Et gros?

—Aussi.

—Ah! s'il est gros; ce n'est pas lui.

—Qui, lui?

—Celui que je m'imaginais; mais nous verrons bien; il faudra que je découvre ce qui en est. Allons, dormez, Excellence. Tartaglia veille.

Il sortit en prenant la clef, et je me rendormis.

Je m'éveillai comme d'habitude, à cinq heures. Un instant je cherchai ma compagne à mes côtés. J'étais seul, je me souvins. Je soupirai amèrement.

Je m'habillai et donnai, de ma terrasse, un coup d'oeil aux environs. Aussi loin que ma vue pouvait s'étendre, je ne vis pas une âme. J'entendis seulement quelques bruits lointains du départ pour le travail des champs. Tartaglia vint à six heures m'apporter des côtelettes et des oeufs frais. Il avait un air soucieux qui m'effraya.

—Daniella est plus malade? m'écriai-je.

—Non, au contraire, elle va mieux. Voilà une lettre d'elle. Je la lui arrachai des mains.

«Aie confiance et patience, me disait-elle. Je te reverrai, j'espère, dans peu de jours, malgré les obstacles. Ne sors pas de Mondragone, et ne te montre pas. Espère, et attends celle qui t'aime.»

—Elle me prescrit de ne pas me montrer, dis-je à Tartaglia, et tu m'assurais pourtant que l'on me sait ici!

—Ah! mossiou, répondit-il avec un geste d'impatience, je ne sais plus rien. Ne vous montrez pas, ce sera toujours plus prudent; mais il se passe des choses que je ne peux plus m'expliquer… Aussi, je me disais bien: «Pourquoi se donner tant de soins pour s'emparer de ce pauvre petit artiste qui ne peut point passer pour dangereux? Il faut qu'il serve de prétexte à autre chose…» et il y a autre chose, mossiou, ou bien l'on s'imagine qu'il y a autre chose.

—Explique-toi!

—Non! vous n'avez pas de confiance en moi.

—Si fait! j'ai confiance en toi aujourd'hui; j'ai été à ta merci toute cette nuit, j'ai dormi tranquillement; je suis persuadé que tu ne veux me faire arrêter ni dedans ni dehors; parle!

—Eh bien! mossiou, dites-moi: êtes-vous seul ici?

—Comment? si je suis seul à Mondragone? Tu en doutes?

—Oui, mossiou.

—Eh bien, lui répondis-je, frappé de la même idée, si tu m'avais dit cela le premier jour de mon installation, j'aurais été de ton avis. Ce jour-là et la nuit suivante, j'ai pensé que nous étions deux ou plusieurs réfugiés dans ces ruines; mais voici le huitième jour que j'y passe, et, depuis ce temps, je suis bien certain d'être seul.

—Eh! eh! voilà déjà quelque chose. Quelqu'un de plus important et de plus dangereux que vous a passé par ici; on le sait, on croit qu'il y est encore, et, si on vous surveille, c'est par-dessus le marché, ou parce que l'on vous suppose affilié à cette personne ou à ces personnes… car vous dites que vous étiez peut-être plusieurs?

—Oh! cela, je le dis au hasard, et je peux fort bien te raconter ce qui m'est arrivé. J'ai cru entendre marcher dans le Pianto.

—Qu'est-ce que c'est que le Pianto?

—Le petit cloître…

—Je sais, je sais! Vous avez entendu?…

—Ou cru entendre le pas d'un homme.

—D'un seul?

—D'un seul.

—Et après?

—Après? Pendant la nuit j'ai entendu, oh! mais cela très distinctement, jouer du piano.

—Du piano? dans cette masure? Ne rêviez-vous pas, mossiou?

—J'étais debout et bien éveillé.

—Et la Daniella, l'a-t-elle entendu aussi?

—Parfaitement. Elle supposait que cela venait des Camaldules, et que c'était l'orgue, dont le son était dénaturé par l'éloignement.

—Ce ne pouvait pas être autre chose. Donc, mossiou, vous ne savez rien de plus?

—Rien. Et toi?

—Moi, je saurai! Dites-moi encore, mossiou, avez-vous été partout dans cette grande carcasse de château?

—Partout où l'on peut aller.

—Jusque dans les caves sous le terrazzone?

—Jusque dans la partie de ces caves qui n'est pas murée.

—Il y a grand danger à y aller, à ce qu'on dit?

—Oui, à y aller sans lumière et sans précautions.

—Mais il n'y a pas de précautions et pas de chandelle qui empêcheraient cette grande terrasse de crouler, et elle ne tient à rien.

—Qui t'a dit cela?

—Felipone, le fermier de la laiterie des Cyprès.

—Il est vrai que sa femme empêche les enfants de venir jouer dessus; mais cette crainte me paraît une rêverie. Un pareil massif, assis sur un pareil roc, est à l'abri du temps.

—Mais non pas des tremblements de terre, et ils ne sont pas rares ici. On dit que des voûtes immenses se sont écroulées, et qu'un beau jour le terrazzone se crèvera tout au moins s'il ne dégringole pas tout à fait. Il y a, sur cette terrasse, des endroits où l'eau séjourne, où il pousse du jonc et où l'on enfonce comme dans un marécage. C'est pour cela que l'on a muré l'entrée du cucinone (la grande cuisine), dont les colonnes à girouettes étaient les cheminées, et qui était elle-même, à ce que l'on m'a dit, une des plus belles choses qu'il y ait dans le pays. Du temps que j'étais ânier et guide à Frascati, j'ai essayé deux ou trois fois d'y pénétrer. Découvrir une entrée praticable, c'eût été une bonne affaire. J'en aurais sollicité le monopole auprès de l'intendant de la princesse, et j'y aurais conduit les voyageurs; mais impossible, mossiou! Sitôt que l'on donne seulement un coup de pioche dans ces vieux murs souterrains, on entends des bruits, des éboulements et des craquements sourds qui font dresser les cheveux sur la tête. C'est au point que les gens du pays croient qu'il y a quelque diablerie là dedans, et que les enfants disent que c'est le logis de la Befana.

—Qu'est-ce que c'est que la Befana?

—Une chose dont on a peur et qu'on ne voit jamais; un esprit-bête qui fait le bien et le mal.

—Le nom me plaît. Nous appellerons cet endroit-là la Befana.

—Je veux bien, mossiou, mais je n'y crois pas.

—Et tu ne crois pas non plus qu'il puisse y avoir quelqu'un de caché dans ce logis de la Befana?

—Non certes, mossiou, mais la cave qui est sous le petit cloître que vous appelez le Pianto?

—Je m'en suis inquiété, car j'aurais voulu découvrir une sortie souterraine en cas d'envahissement; mais cela me paraît également fermé par les éboulements, et d'ailleurs il y a des grilles massives aux soupiraux.

—Je le sais! J'ai voulu limer ça dans le temps, dans l'idée de retrouver l'entrée des cuisines; mais la peur m'a pris parce que cette grille soutenait une partie lézardée dont la fente s'agrandissait à vue d'oeil, à mesure que je travaillais. Si vous aviez bien regardé, vous auriez vu une barre de fer qui est déjà bien entamée; et avec ça, mossiou, ajouta-t-il en me montrant une lime anglaise très-fine, avec ce petit instrument qu'un homme de bon sens doit toujours avoir sur lui à tout événement, on pourrait continuer, si on était sûr de ne pas se faire écraser par la galerie du cloître!

—Pourquoi faire? Espères-tu que, par là, nous trouverions une issue?

Chi lo sà?

—Mais puisqu'en restant ici je ne peux pas être pris! Puisque j'ai juré à la Daniella de ne pas bouger!

—Vous avez raison, mossiou, quant à vous; mais, quant à moi, si je trouvais le secret du château, j'en tirerais quelques sous à l'occasion. Un jour que j'aurai le temps… et le courage! je veux essayer encore!

J'avais fini de déjeuner. Je laissai Tartaglia déjeuner à son tour, et je me rendis à mon atelier, où je viens de vous écrire ce chapitre et où je vais essayer de travailler pour dissiper ma mélancolie.

5 heures.

Je reprends pour vous dire que, pendant que j'étais à peindre, j'ai entendu frapper violemment, à plusieurs reprises, à la porte de la grande cour. Tartaglia, tout effaré, est venu à moi en me disant:

—Cachez-vous quelque part, mossiou; on enfonce les portes!

—Non, lui dis-je, c'est Olivia qui est forcée d'amener quelque voyageur pour ne pas éveiller les soupçons, et qui m'avertit par un signal convenu.

Je ne me trompais pas. A peine m'étais-je réfugié dans le casino, que je vis, par la fente de la porte de ma terrasse, Olivia passer sous le portique de Vignole et regarder de mon côté avec inquiétude. Quand elle se fut assurée que mon sanctuaire était bien fermé, elle alla rejoindre ses voyageurs, qu'elle sut tenir à quelque distance. C'étaient des bourgeois marseillais qui décrétèrent, à voix haute et retentissante, que cette ruine était horrible et dégoûtante, et qui, effrayés de voir courir autour d'eux ces petits serpents dont je vous ai parlé, parurent peu disposés à explorer l'intérieur du palais. Mais ils étaient escortés d'un grand homme sec, vêtu, en revanche, d'un habit noir très-gras, qui éveilla l'attention de Tartaglia.

—Voyez celui-ci, mossiou, me dit-il dans l'oreille. Il n'est pas de cette compagnie; il fait le cicerone, mais ce n'est pas son état, et il trompe Olivia qui ne le connaît pas. Je le connais, moi; regardez-le bien: l'avez-vous vu quelque part?

—Oui, certainement; mais où? je ne saurais le dire.

—Est-ce celui qui vous a remis l'amulette?

—Peut-être. Il est de la taille du moine que j'ai vu ce soir-là; mais il faisait nuit.

—Est-ce le moine de Tusculum!

—Non, à coup sûr! Le moine de Tusculum était gras et beau; celui-ci est maigre et laid.

—Et le moine de la terrasse aux girouettes?

—C'était celui de Tusculum et non celui-ci.

—Mais enfin, où avez-vous vu celui que vous voyez maintenant? Chercher bien!

—Attends! j'y suis!

J'y étais en effet: c'est le bandit que j'ai assommé sur la via Aurelia.

—Regarde bien, dis-je à Tartaglia, s'il a au front une cicatrice.

—Et une belle! répondit mon rusé compagnon, qui me comprit sans autre explication. C'est bien lui! Alors, ça va mal mossiou. C'est vendetta! Et vendetta romaine est pire que vendetta corse!…

XXXIII

Mondragone, le…

Toujours à Mondragone! Mais je ne date pas l'en-tête de ce chapitre, ne sachant si je vous écrirai, en ce moment, une ligne ou un volume. Je vais reprendre mon récit où je l'ai laissé.

Le bandit fit plusieurs tentatives pour quitter la compagnie, qu'il escortait et pour se glisser dans l'intérieur; mais Olivia, qui s'était fait accompagner de son fils aîné, et qui apparemment avait conçu quelque soupçon, ne le perdit pas de vue et l'obligea de sortir, au bout de quelques instants, avec la famille marseillaise à laquelle il s'était donné pour guide. Elle referma les portes à grand bruit pour m'avertir que le danger était passé, et Tartaglia me servit mon dîner comme si de rien n'était.

—Tu penses donc, lui dis-je, que cet honnête personnage est de la police?

—J'en suis sûr, mossiou. Vous allez dire que j'en suis aussi; mais cela n'est pas. Je sais que celui-ci en est, parce que c'est lui le témoin qui a déposé pour Masolino, affirmant qu'il vous avait vu souiller et profaner l'image de la madone, et parce que son témoignage a été admis tout de suite, sur quelques mots échangés entre lui et le commissaire.

—Tu étais donc là, toi, que tu sais comment les choses se sont passées?

Tartaglia se mordit les lèvres et reprit:

—Eh bien, quand j'y aurais été? Que savez-vous si l'on ne m'a pas appelé, comme citoyen honorable, pour donner des renseignements sur votre compte?

—Et qu'as-tu dit de moi?

—Que vous étiez un jeune homme incapable de conspirer, un artiste un peu sot, un peu fou, un peu bête.

—Merci!

—C'était le moyen de détourner les soupçons, et vous voyez que je ne me conduisais guère en mouchard, puisqu'en sortant de cet interrogatoire, j'ai couru avertir la Mariuccia de vous faire cacher. Vous vous demandiez comment je vous savais ici, je devais le savoir, puisque l'idée était de moi.

Cette explication me fit du bien. Elle justifiait Daniella de l'excès de confiance que je me sentais porté à lui reprocher. Tartaglia avait provoqué cette confiance par son zèle, et, du reste, il la justifiait pleinement désormais à mes yeux.

—Ah çà! lui dis-je, touché de son assistance, ne cours-tu aucun danger à te dévouer ainsi à moi?

—Eh! mossiou, répondit-il, il y a du danger à faire le bien, il y en a à faire le mal, il en a encore à ne faire ni bien ni mal. Donc, celui qui pense au danger perd son temps et sa prévoyance. Il faut faire, en ce monde, ce que l'on veut faire. Je ne me donne pas à vous pour brave devant la gueule d'une carabine, non! mais, devant une intrigue, si épineuse qu'elle soit, vous ne me verrez jamais reculer. Là où l'esprit sert à quelque chose, je ne crains rien; je ne crains que les forces brutales, comme la mer ou le canon, les balles ou la foudre, toutes choses qui ne raisonnent pas et n'écoutent rien.

Comme il en était là, le grelot se fit entendre. Je courus à la porte du parterre. C'était le capucin qui m'apportait des nouvelles de sa nièce. Elle continuait à me recommander la patience. En outre, Olivia me faisait dire qu'un des plus grands dangers était passé. En quoi consistait ce danger? C'est ce que le bonhomme ne sut pas me dire, mais Tartaglia fut, comme moi, d'avis qu'il s'agissait de la visite de Campani, c'est le nom qu'il donne à mon bandit de la via Aurelia.

Le capucin nous avait suivis jusqu'au casino, et je vis avec déplaisir qu'il se disposait à s'y installer comme la veille. Il avait trouvé le souper bon, et, sans raisonnement ni préméditation de gourmandise, il y revenait, poussé par l'instinct, comme un chien qui flaire une cuisine. Or, je ne connais pas d'être plus ennuyeux que ce bonhomme avec ses trois ou quatre phrases banales, ses redites stupides et son sourire hébété.

—Bourre-lui sa besace, dis-je à Tartaglia, en français, et trouve moyen de m'en délivrer tout de suite.

—Ça n'est pas difficile, répondit le Frontin de Mondragone; et même sans nous dégarnir de nos vivres, dont nous avons plus besoin que lui.—Mon cher frère, dit-il au capucin, il ne faut pas rester ici. J'ai appris qu'on allait poser des sentinelles à sept heures, c'est-à-dire dans dix minutes.

—Des sentinelles! dit le moine effaré.

—Oui, pour nous prendre par famine, et, si vous ne voulez pas partager notre sort…

—Tais-toi donc, lui dis-je à l'oreille, il va effrayer Daniella en lui portant cette fausse nouvelle.

Mais le capucin était déjà en fuite, et il nous fallut courir après lui pour lui ouvrir la porte du parterre. Alors seulement Tartaglia se disposa à le détromper, mais il n'en eut pas le temps. Au reflet de la lune qui argentait la base des murailles, nous vîmes briller deux baïonnettes qui se croisèrent devant le capucin, et une voix forte prononça en italien:

—On ne passe pas.

La facétie de Tartaglia se trouvait être une réalité. Nous étions bloqués à Mondragone.

Fra Cyprien recula avec tant d'effroi et de précipitation qu'il alla tomber dans les bras de la bacchante couchée parmi les orties.

—Diantre! me dit Tartaglia en refermant la porte avec plus de présence d'esprit, mais non avec moins de frayeur; les carabiniers! voilà du nouveau! Mais, ajouta-t-il après un un moment de réflexion, ceci ne me regarde pas; c'est impossible ou bien ce n'est que provisoire. Restons tranquilles jusqu'à demain.

—Non, repris-je, sachons tout de suite à quoi nous en tenir. Ouvre le guichet et demande passage pour le capucin. Je vais m'effacer pour qu'on ne me voie pas.

—Au fait, pourquoi pas? répondit Tartaglia. Les agents de police m'ont vu entrer ce matin. Ils me connaissent, ils ne m'ont rien dit. Voyons, essayons!

Il ouvrit le guichet et présenta sa réclamation. Un sous-officier de carabiniers s'approcha, et le dialogue suivant s'établit entre eux:

—Ah! c'est vous? dit la voix du dehors.

—C'est moi, ami, répondit courtoisement Tartaglia; je vous salue.

—Vous demandez à sortir.

—Pour un pauvre frère quêteur qui, me voyant ici, m'a demandé l'aumône.
Je lui ai ouvert parce que…

—Épargnez-nous les mensonges. Ce frère quêteur est là, qu'il y reste.

—C'est impossible.

—C'est la consigne.

—Elle ne me concerne pas, je suppose, moi qui suis venu ici pour tendre des lacets aux lapins… Vous savez qu'il y en a beaucoup dans ces ruines…

—Lapin vous-même; c'est assez, taisez-vous.

—Mais… ami… songez à qui vous parlez; c'est moi!… c'est moi qui…

—C'est vous qui trahissez. Attention, vous autres! apprêtez armes!

—Quoi donc? vous prétendez… Laissez-moi vous parler bas.
Approchez!…

—Je n'approcherai pas. Je veux bien vous dire la consigne. Personne n'entrera ici, personne n'en sortira, d'ici à quinze jours… et plus!

—J'entends, s'écria Tartaglia effaré. Cristo! vous n'êtes pas des chrétiens! Vous voulez nous faire mourir de faim?

—Vous avez porté des vivres ce matin; il fallait en porter davantage: tant pis pour vous!

—Mais…

—Mais c'est assez. Fermez votre guichet ou je commande le feu sur cette porte. Carabiniers! en joue!

Tartaglia n'attendit pas que l'on commandât le feu, il ferma précipitamment le guichet.

—Ça va mal! ça va bien mal, mossiou! me dit-il quand nous eûmes ramené au casino le capucin éperdu. Je n'aurais pas cru qu'on en viendrait là. Avec les gens de la police… (il y a là dedans tant d'espèces d'originaux!) nous nous en serions tirés; mais ces démons de carabiniers n'entendent à rien et ne connaissent que leur damnée consigne. Sancto Dio! que faire pour leur persuader de laisser sortir ce moine et de me permettre d'aller aux vivres demain matin?

—Tu as pu regarder dehors: sont-ils beaucoup?

—Environ une douzaine, campés dans le gros massif de fortification antique qui est en dehors, juste en face de la grande porte de la cour. Il y a là de grandes voûtes où ils ont établi leur poste. J'ai vu les chevaux. De là, ils surveillent à bout portant, pour ainsi dire, les deux portes.

—Attends, lui dis-je; laissons le capucin ici se remettre, et allons faire une ronde.

—A quoi bon, mossiou? J'ai tout exploré et vous aussi! Vous savez très-bien que, sur la face nord, tout est muré. D'ailleurs, tenez, ajouta-t-il en sortant avec précaution sur la petite terrasse du casino, voyez! ils sont là aussi. Ils allument même un feu de bivouac pour passer la nuit!

En effet, douze autres carabiniers occupaient la grande terrasse au-dessous de celle où nous étions; nous fîmes l'exploration de tous les côtés du château, par où une descente, au moyen de la corde à noeuds, nous eût été tant soit peu possible. Tout était gardé. Nous comptâmes cinquante hommes autour de notre citadelle. C'était plus qu'il n'en fallait pour nous bloquer. La grille de l'esplanade, dont, au reste, nous n'avions pas les clefs (cela est du domaine de Felipone), et qui se trouve très-voisine des portes du parterre et de la grande cour, était gardée aussi; précaution assez inutile, puisque nous ne pouvions pas aller sur l'esplanade dite le terrazzone.

—Ah! mossiou! s'écria Tartaglia en rentrant de nouveau dans le casino avec moi, nous sommes pris! Il est évident que l'on respectera notre asile, en prenant à la lettre la défense du cardinal de franchir les portes du château; car il n'est pas besoin de cinquante hommes pour faire sauter les gonds ou pour mettre le feu aux battants; mais on nous fera dessécher ici tout doucement, ou bien on tirera sur nous au premier mouvement que nous ferons pour sortir. N'avancez pas comme ça la tête au-dessus des balustres, mossiou! ils sont capables de vous envoyer des balles, sous prétexte que vous avez la tête estra-muros.

Le pauvre Tartaglia était démoralisé; d'autant plus que, pendant notre ronde, le capucin, pour se remettre de son épouvante, avait avalé les restes copieux de mon souper.

Ogni santi! (Par tous les saints!) s'écria Tartaglia en lui arrachant le plat des mains, nous avons là un joli convive! J'ai beau être un cuisinier de génie et un homme de ressources, que ferons-nous, mossiou, de ce capucin qui mange comme six, de cet estomac d'autriche (Tartaglia voulait sans doute dire autruche), de cette sangsue qui sera capable de nous sucer vivants pendant notre sommeil? Va-t'en au diable, capucino! ajouta-t-il en italien, je ne me charge pas de toi. Tu t'arrangeras pour faire cuire à ton usage les herbes de la cour. C'est bien bon pour un homme dont l'état est de se mortifier; mais, si tu touches à nos vivres, tiens, vois-tu, je te mets à la broche, quelque osseux et peu appétissant que tu sois.

Le pauvre capucin tomba sur ses genoux en demandant grâce; il pleurait comme un enfant.

—Rassurez-vous, frère Cyprien, lui dis-je, et rassure-toi aussi, Tartaglia. La position n'est pas si mauvaise qu'elle vous semble. Avant tout, sachez que, le jour où nous manquerons de vivres, et où toute tentative d'évasion sera reconnue impossible, je ne vous laisserai pas souffrir inutilement une heure de plus. J'irai me livrer, en franchissant le seuil de la porte, et vous serez immédiatement délivrés.

—Je ne le souffrirai pas, mossiou! s'écria Tartaglia avec une emphase héroïque; nous tiendrons ici jusqu'à ce qu'il nous reste un chardon à mettre sous la dent et un souffle de vie dans les mâchoires.

—Bon, bon! merci, mon pauvre garçon; mais ceci me regarde. Du moment que votre vie serait en danger, je me croirais relevé de mon serment envers Daniella.

—Je vous en relève! murmura le capucin avec effusion; je vous absous de tout parjure et de tout péché.

—Voyez-vous ce poltron et cet égoïste de moine! reprit Tartaglia avec mépris. Eh! je me moque bien de sa peau, à lui! mais sachez, mossiou, qu'en vous livrant vous ne me sauveriez pas. Vous avez bien entendu que l'on m'accuse de trahir… ceux qui me croyaient leur compère pour vous persécuter et vous engager à sortir d'ici! Mon affaire, à présent, n'est donc pas meilleure que la vôtre, et j'aimerais mieux devenir aussi sec qu'une pierre de ces ruines que d'avoir maille à partir avec le saint-office. Ce n'est pas la première fois que je goûte de la prison… et je sais ce qui en est! Ne songez donc pas à une générosité inutile. Quant à ce moine, j'espère bien que, pour l'empêcher de jeûner et de maigrir, comme c'est son devoir, vous n'irez pas nous exposer…

—Je ne t'exposerai pas; tu seras toujours libre de rester; mais je ne le laisserai pas souffrir ce pauvre homme qui est venu ici…

—Pour manger notre soupe! Il n'avait pas d'autre souci!

—N'importe! c'est l'oncle de ma chère Daniella, c'est le frère de la bonne Mariuccia, et, d'ailleurs, c'est un homme!

—Non, non! s'écria Tartaglia oubliant ses habituelles simagrées de respect pour tout ce qui porte la livrée de l'Église; un capucin n'est pas un homme! Et plutôt que de vous laisser prendre pour sauver celui-là, je vous débarrasserais tout de suite de vos scrupules en le faisant sortir… n'importe par où!

Le capucin était tellement horrifié de ces menaces, qu'il était comme pétrifié sur sa chaise. J'imposai silence à Tartaglia. Je priai le pauvre moine de se tranquilliser et de compter sur moi. Il m'écoutait sans avoir l'air de comprendre. Il était au bout de ses facultés d'émotion et de raisonnement. Et, d'ailleurs, il avait pris un tel à-compte de macaroni sur la famine à venir, qu'il n'éprouvait plus que la pesanteur de la digestion. Il s'endormait sur la table. Je le conduisis à sa paille, en lui donnant, pour s'envelopper, ma couverture de laine, sacrifice dont il ne songea pas même à me remercier.

Je retrouvai Tartaglia livré à ses réflexions et plus tranquille que je ne l'avais laissé.

—Voyons, mossiou, dit-il, il faut raisonner, et, quand on raisonne, on se console toujours un peu. Il est impossible que la Daniella, sachant comme on nous traque…

—Hélas! voilà ce que je crains? C'est son inquiétude et son agitation!
Elle voudra se lever, aller à Rome…

—Non, non! elle ne le pourrait pas. Son frère est là pour l'en empêcher; et, d'ailleurs, si Olivia voit qu'il y a du danger à lui faire savoir où nous en sommes, elle le lui cachera; mais Olivia agira, ou bien la Mariuccia! On ne peut empêcher ni l'une ni l'autre d'aller à Rome. Lord B*** est peut-être revenu de Florence. Le cardinal, quand il saura de quelle manière on interprète sa défense, fera évacuer les parcs et jardins. Enfin, tout ceci est l'affaire de quelques jours et il s'agit de patienter avec une maigre chère.

—Avons-nous des vivres pour quelques jours?

—Certainement! Nous avons les lapins apprivoisés; il y en a quatre. On peut vivre à deux avec un lapin par jour.

—Nous sommes trois!

—Le capucin aura les os: il a de si bonnes dents, des dents de requin! et puis, nous avons la chèvre!

—Pauvre chèvre! Mieux vaut la garder; elle donne du lait, et, avec du lait, on vit.

—C'est vrai, gardons la chèvre. La pâture ne lui manquera pas. Par ce temps printanier, ce qu'elle tond d'un côté repousse de l'autre. Seulement, il faudrait l'empêcher d'aller dans le parterre, où elle dévaste certaines racines qui m'ont bien l'air d'être mangeables, faute de mieux.

—Précisément, j'ai vu là des asperges sauvages. Nous lui interdirons le parterre.

—Et que diriez-vous, mossiou, d'une brochette de moineaux de temps en temps?

—Eh! eh! cela peut être agréable à l'occasion.

—Avec une petite barde de lard autour! j'ai eu la bonne idée d'en apporter un beau morceau que nous ferons durer longtemps. Et puis, avec des trappes, comme je le disais au carabinier, on prend des lapins sauvages, mossiou! Et il y en a ici, je vous en réponds!

—Je n'en ai jamais vu un seul; mais, en revanche, il y a des rats magnifiques.

—Fi, mossiou! avant d'en venir là, nous aurons épuisé tous les oiseaux du ciel!

—Mais comment les prendras-tu, ces oiseaux? Nous n'avons ni fusil ni poudre.

—Nous ferons des arcs et des flèches, mossiou! Je n'y suis pas maladroit, non plus qu'à la fronde.

—Je songe à quelque chose de plus sûr, lui dis-je en riant: c'est à faire des épinards avec des orties. J'ai lu quelque part que c'était absolument la même chose.

Tartaglia fit la grimace.

—Possible! dit-il; mais je crois que je laisserai ma part de ce mets-là au capucin.

Vous voyez que la gaieté nous était revenue, et j'aidais mon compagnon à faire des projets gastronomiques, puisque c'était là sa préoccupation dominante. La mienne était de trouver moyen de faire évader le moine, afin qu'il pût au moins dire à Daniella que je prenais patience, et que j'étais pourvu de vivres pour longtemps.

—Écoute, dis-je à Tartaglia, tout cela est réglé, et nous voilà bien sûrs de pouvoir attendre environ une semaine; mais nous croiserons-nous les bras, et ne chercherons-nous pas cette issue souterraine qui a certainement existé et qui doit exister encore?

—Ah! voilà, fit-il en soupirant, a-t-elle jamais existé?

—Mais on sortait de ces cuisines où tu as tant cherché à entrer! On y entrait par le palais, et on en sortait par le jardin au bas du terrazzone.

—Je vous entends, mossiou, dit Tartaglia, dont l'esprit actif se réveille dès qu'on fait appel à sa sagacité. Si nous pouvions sortir de cette cuisine, que nous appelons la Befana, nous nous trouverions au bas du terrazzone, tandis que les carabiniers sont dessus, et nous entrerions tout de suite dans un fourré de lauriers qui est là, et, de là, dans l'allée de cyprès; et, de là, dans la cour de Felipone, qui nous laisserait certainement évader. C'est un brave homme, je le connais.

—Eh bien?

—Eh bien, oui, on sortirait par les cuisines, s'il y avait une sortie; mais je ne la connais pas, mossiou; elle doit être souterraine, car je n'entends pas le cri des sentinelles au bas du grand contre-fort sans yeux du terrazzone, ce qui prouve bien qu'on regarde comme impossible une évasion de ce côté-là.

—Raison de plus pour diriger nos efforts de ce côté-là. Il y a toujours moyen de percer un mur, eût-il dix pieds d'épaisseur; et, d'ailleurs, je compte comme toi sur la découverte d'un passage souterrain.

—Comme moi, vous dites? Eh! je n'y compte déjà pas tant, quoique j'en aie ouï parler. Mais, mossiou, vous oubliez une chose, c'est que la grande affaire, ce n'est pas encore tant de sortir de cette fameuse Befana que d'y entrer!

—Eh bien! la cave du Pianto? Et ton barreau entamé il y a si longtemps? et ta lime anglaise qui ne te quitte jamais? et nos quatre bras pour travailler?

—Et les pierres qui se disjoignent, mossiou?… et la lézarde qui s'agrandit dès qu'on ébranle la grille du soupirail?

—Bah! nous étayerons!

—Nous étayerons une construction de peut-être cent pieds de haut, à nous deux, mossiou?…

—Oui quelques briques bien placées suffiraient pour empêcher le dôme de Saint-Pierre de s'écrouler. Voyons, il n'est que neuf heures; voilà le vent qui s'élève, et qui couvrira le bruit de notre travail. C'est une circonstance rare depuis quelque temps, et dont il faut profiter. Nous sommes lestés d'un bon souper, nous sommes dispos, nous sommes de bonne humeur; attendrons-nous la faim, la tristesse, le découragement?…

—Allons-y, mossiou, s'écria Tartaglia en se levant, et, à la française, allons-y gaiement!

Mais au moment de prendre la bougie, il s'arrêta.

—Nous ferions mieux, dit-il, de nous coucher de bonne heure et de ménager le luminaire. Le jour où nous manquerons de bougie et de chandelle… Cela peut devenir bien incommode et bien dangereux, mossiou, de ne pas voir clair dans ce taudis!

—Bah! nous sommes approvisionnés de cela aussi pour une semaine, et, d'ailleurs, la question est maintenant de sortir d'ici.

Quand Tartaglia m'eut fait voir la barre limée par lui, je reconnus avec chagrin qu'en réussissant à scier la grille, nous ferions indubitablement tomber le petit cintre de pierres du soupirail; et comment savoir où s'arrêterait l'écroulement de cet édifice, abandonné depuis plus de cinquante ans à toutes les influences de la destruction?

Mais, après mûr examen, je crus pouvoir affirmer qu'en étayant le milieu avec une pile de briques sur champ, et en soutenant les bas-côtés avec deux grosses boules de pierre qui servaient d'ornement autrefois à je ne sais quelle construction dans ce préau, et qui gisent maintenant dans les ronces, nous pouvions enlever la grille sans danger, et nous glisser encore par l'ouverture du soupirail.

Les mesures étant prises et les matériaux rassemblés, nous nous mîmes à l'oeuvre, et les pléiades étaient sur nos têtes, c'est-à-dire qu'il était environ minuit, quand deux barres, enlevées sans accident, nous laissèrent le passage libre. Mais nous étions fatigués, nous avions chaud, et Tartaglia éprouvait une extrême répugnance à risquer l'aventure. Il avait des vertiges, il lui semblait que le pavé oscillait sous ses pieds. Il me supplia d'attendre au lendemain.

—Si rien n'a bougé demain matin, dit-il, je vous jure d'être gai comme un merle, et de descendre là dedans en sifflant la cachucha.

Je cédai, et, une heure après, nous étions endormis, en dépit de la voix des sentinelles qui s'appelaient et se répondaient autour des murailles, et de la lueur du feu du bivouac, qui projetait un reflet rouge jusque sur les dalles de la terrasse du casino.

XXXIV

Mondragone, 22 avril.

Hier matin, nous avons déjeuné copieusement; malgré mes recommandations de sobriété et de prudence, Tartaglia a la passion de la cuisine. Faire de bons plats et en manger sa bonne part, voilà pour lui une jouissance intellectuelle et physique du premier ordre. Il aurait aussi le goût de l'économat; son rêve serait de devenir majordome dans une grande maison. En attendant, il est fier et comme charmé, malgré notre situation précaire, de commander, dans les ruines de Mondragone, à une valetaille imaginaire, et d'y ordonner toutes choses en vue du bien et la satisfaction de ses seigneurs. Je crois qu'il y a des moments où il me prend pour l'ombre d'un ancien pape, car il sollicite mes éloges avec une ardeur naïve, et je suis forcé de l'en accabler et de paraître très-sensible à ses soins, sous peine de le voir s'affecter et se démoraliser.

Il semble aussi que, de son côté, il soutienne son personnage facétieux et comique dans l'intention de me conserver en belle humeur; mais c'est peut-être tout simplement le résultat d'une habitude invétérée de poserie burlesque. Ainsi, ce matin, je l'ai trouvé dans le parterre avec le capucin, qu'il avait affublé d'un torchon en guise de tablier de cuisine, et qu'il employait à la recherche des asperges sauvages. Il lui avait donné un nom. Ce n'était plus frère Cyprien; c'était Carcioffo (artichaut).

—Il n'y a plus de moine ici, disait-il. Il n'y a plus qu'un marmiton, un éplucheur de légumes, un plumeur de volaille, sous les ordres du chef Tartaglia; et, si Carcioffo ne travaille pas, Carcioffo ne mangera pas.

—Tu n'oublies qu'une chose, lui dis-je, c'est que nous n'avons ni légumes ni volaille.

—Pardon, Excellence, voilà des asperges, petites, mais succulentes; et, quant à la volaille…, regardez!

Il me montrait une poule morte dans son panier.

—Tu es donc sorti?

—Hélas! non. J'ai essayé, et comme hier, au moment où j'appelais par le guichet, on a répondu par ce mot stupide et brutal: En joue! Moi, j'ai répondu: Feu! en fermant le guichet, et je les ai entendus rire.

—Rire? c'est bon signe pour toi. Ils s'adouciront peut-être en ta faveur.

—Non, mossiou. L'Italien, ça rit toujours, mais ça ne se radoucit point pour ça!

—Mais cette poule, d'où vient-elle?

—C'est eux, mossiou, c'est les carabiniers qui me l'ont donnée.

—Ah bah! ils consentent à nous faire passer des vivres? Oh! alors…

—Non, non! ils ne nous font rien passer du tout; pas si sots! mais ils sont sots quand même, car cette pauvre bête, qui vient je ne sais d'où, s'étant approchée apparemment de l'avoine de leurs chevaux, ils ont voulu la prendre; ils l'ont manquée, effrayée, et, comme elle vole bien, elle est venue se percher sur notre mur, où… crac! d'un coup de pierre, je l'ai abattue à mes pieds. Eh! ce n'est pas maladroit, ça, mossiou!

—Non certes!

—Mais, dit le capucin, elle n'est pas tombée d'un coup de pierre; elle a volé de mon côté, et c'est moi qui vous ai aidé à la prendre et a lui tordre le cou.

—Taisez-vous, Carcioffo, reprit Tartaglia; vous ne devez jamais contredire votre supérieur!

Voyant que le capucin se prêtait en riant à être l'esclave et le jouet de Tartaglia, pourvu que celui-ci consentît à le nourrir, je crus devoir ne pas me mêler de leurs relations. Seulement, je les observais sans en avoir l'air, afin d'intervenir s'il arrivait que le pauvre frère devint victime de la malice de notre Scapin ou de sa propre cupidité. Mais je fus bientôt à même de constater que Tartaglia, au milieu de tous ses vices de bohémien, est naturellement bon et même charitable et généreux. Tout en accablant le moine de menaces et de quolibets, il le soignait fort bien, et je vis que ce régime convenait très-fort au capucin, qui, abandonné à lui-même, se serait laissé complètement abrutir par l'effroi et la tristesse de la situation.

Après le déjeuner, je surpris Tartaglia rangeant et cachant avec soin certains paquets. C'était une provision de lazagnes et de capellini, autre pâte de même genre, qu'il avait apportée avant-hier matin, et dont il ne voulut pas me dire la quantité.

—Non, non! s'écria-t-il en couvrant cette réserve de son tablier de cuisine; vous vous laisseriez aller à en donner au capucin, qui mangerait plus que sa faim. Il mangera comme nous, ni plus, ni moins.

—A la bonne heure; mais voici le moment de travailler au Pianto.
Viens-tu?

—Oui, oui, partons! Mais cachons tout, et fermons bien le casino.

Nous laissâmes le capucin en prières devant une Vierge Louis XV qui est sous le portique, et nous retournâmes à notre soupirail, munis de la corde à noeuds et de deux bougies.

Tout allait bien; la petite voûte n'avait pas bougé: aucune partie de l'édifice n'avait fléchi. Nous descendîmes sans peine dans la cave. Nous montâmes sur le tas de décombres qui obstrue l'arcade, et nous parvînmes, en un quart d'heure de travail, à en déblayer assez pour nous faire un passage. Tartaglia cause plus qu'il ne travaille. La fatigue du pionnier lui est très-antipathique; mais il m'anime par son babil, que j'arrive à trouver très-divertissant.

L'arcade, devenue praticable, me semble être une découverte assez sérieuse. Elle s'ouvre sur une galerie qui tourne en demi-cercle et qui a dû servir de lit artificiel à un courant d'eau destiné à alimenter cette fameuse cuisine que nous cherchons.

Cette galerie est large de cinq pieds et haute de quinze ou vingt. C'est un ouvrage magnifique. La voûte est en très-bon état. Des dépôts sédimenteux sur les parois attestent le passage et le séjour des eaux. Pourtant l'élévation de la voûte ferait croire que c'était un passage pour des cavaliers lansquenets.

Nous marchâmes à la lueur de nos bougies pendant environ cinq minutes, et, autant que j'en puis juger, nous étions sous le terrazzone; nous en suivions le mouvement demi-circulaire. Aucun bruit ne parvenait jusqu'à nous.

Nous chantions déjà victoire, lorsque nous fûmes arrêtés net par un écroulement qui me parut dater de plusieurs années. La voûte avait cédé. L'eau filtrant, du terrazzone probablement, avait à la longue causé ce désastre. Le sol était inondé d'une flaque où nous l'entendions tomber goutte à goutte.

—Ou bien encore, me dit Tartaglia, c'est un craquement souterrain, résultat d'un tremblement de terre.

—Peu importe la cause, répondis-je. Il s'agit de savoir si nous pourrons triompher de l'accident.

Je revins sur mes pas, je les comptai, j'observai le mouvement de la galerie, je consultai les souvenirs et les observations de mon compagnon sur la forme et l'étendue extérieure de la terrasse. Nous n'en pouvions plus douter, nous étions tout près de la face extérieure centrale. La voûte qui nous abritait supportait l'immense et magnifique balustrade qui entoure l'esplanade. Une porte, une issue, une bouche quelconque devait être là, devant nous, sous cet éboulement. Il fallait le traverser.

—Nous le pourrons, dis-je à Tartaglia; il faut le pouvoir! Nous étudierons avec soin la superposition des blocs écroulés. Nous ne toucherons pas à ceux qui nous préservent d'un prolongement de rupture dans la voûte; nous fouirons pierre à pierre, et nous creuserons, parmi ces débris, un couloir suffisant!

—C'est bien dangereux, dit-il en secouant la tête, et cela peut durer plus d'un mois!

—Mais cela peut n'être ni long ni dangereux, nous n'en savons rien.

—De même que notre blocus peut n'être ni l'un ni l'autre, si nous en attendons la fin sans nous éreinter et nous exposer!

—De même qu'il peut être l'un et l'autre, si nous en attendons la fin sans rien faire!

—Vous avez raison, mossiou! Allons! j'aime les gens qui raisonnent juste. D'ailleurs, vous avez une confiance et un courage qui me plaisent, et, avec vous, je sens que je ferais des choses que je n'aurais jamais tentées tout seul! Oui, oui, avec vous, je descendrais dans un volcan, dans un enfer.

Nous retournâmes chercher des outils, c'est-à-dire nous en fabriquer tant bien que mal avec ceux que les ouvriers ont laissés ici pour d'autres usages. Comme il les ont abandonnés hors de service, nous étions d'abord assez mal outillés; mais la découverte d'un pic énorme et d'une pioche en assez bon état nous permettent, depuis ce matin, de travailler utilement. Nous avons ouvert dans la journée trois pieds de tranchée.

Aux heures de repos, nous surveillons nos carabiniers, qui paraissent se déplaire beaucoup autour de cette ruine menaçante en certains endroits. Tartaglia a imaginé de faire tomber de temps en temps des pierres pour les inquiéter; mais ce jeu est dangereux, et, quelque doute leur étant venu, l'officier a commandé de faire feu à tout hasard sur la première brèche qui s'ouvrirait aux murailles.

J'examine ces gendarmes, et je vois qu'ils sont beaucoup plus fins que les nôtres. Es sont italiens. Ce n'est pas ici que l'idée viendrait de les chansonner comme on le faisait chez nous, il y a quelques années, sur la candeur proverbiale de leur institution. Je crois bien qu'ils ne doivent pas être aussi incorruptibles; mais je ne suis pas assez muni d'argent pour espérer de les séduire, quand même je pourrais m'aboucher avec eux, ce que la surveillance de leurs chefs rend jusqu'ici tout à fait impossible.

Je ne m'ennuie ni ne me décourage. Sans le chagrin que j'éprouve en songeant aux anxiétés de ma Daniella, et le serrement de coeur qui me saisit au souvenir de ma trop courte félicité, je prendrais gaîment l'étrange existence qui m'est faite. Tartaglia m'amuse malgré moi, et le capucin paraît s'accoutumer sans effort à son rôle de Carcioffo. Il dort à genoux devant la madone du portique, son chapelet enlacé aux doigts, tout le temps que nous passons à travailler. La prévoyance n'est pas le fléau de son imagination, et, tant qu'il aura quelque chose à mettre sous la dent, il conservera son sourire de crétinisme béat.

J'en étais là, vous écrivant ces choses, pendant que Tartaglia mettait mon couvert, quand une circonstance inouïe ne fit courir sur la petite terrasse du casino.

Mossiou! mossiou! disait Tartaglia criant à voix basse, comme on s'habitue à le faire dans notre situation: voyez, voyez! Pouvez-vous expliquer pareille chose? Est-que je rêve? Est-que vous la voyez aussi? Regardez donc le haut des grandes clarinettes du terrazzone!

Je levai la tête et vis les mascarons grotesques de ces grands tuyaux de cheminée se détacher en noir sur un fond rougeâtre, en même temps que, de leurs vastes bouches, sortaient des tourbillons de fumée.

—Tout est perdu, mon pauvre Tartaglia, m'écriai-je. Les carabiniers ont trouvé l'entrée de cette fameuse cuisine: ils y sont installés, ils s'y réchauffent et y ont établi leur cantine.

—Non, non, mossiou. Voyez! ils sont aussi étonnés que nous! Ils regardent et s'interrogent; ils cherchent de tous côtés, ils croient que nous avons mis le feu au château. Le feu à quoi, dans ces caves, je vous le demande? Qu'ils sont sots! Mais les voilà aussi en peine que nous, je vous jure, et même davantage, car ils n'osent pas rester sur la terrasse.

En effet, une panique s'était emparée de nos gardes, et leurs officiers avaient beaucoup de peine à les calmer.

—Au fait! dis-je à Tartaglia absorbé, la chose est assez importante!
Comment l'expliques-tu?

—Je ne l'explique pas, mossiou! dit-il en faisant le signe de la croix. On me l'avait toujours dit, que le diable revenait ici, et que l'on y voyait le feu des cuisines briller comme du temps où les papes y donnaient des festins de Lucullus! Mais je ne le croyais pas, je ne l'aurais jamais cru, et je vous avoue qu'à cette heure je me repens de mes fautes et recommande mon âme à Dieu!

XXXV

Mondragone, le…

Je continue à ne pas dater avant d'avoir écrit la série d'aventures que j'ai à vous apprendre, et que je vous raconte quand et comme je peux.

Je continue pourtant aussi à suivre une division par chapitres, qui me sert à régulariser les moments que je vous consacre. Vous savez que je suis un homme d'ordre, et cela me revient en dépit de la vie agitée que je mène.

Je vous ai laissé faisant peut-être vos commentaires sur cette fumée fantastique qui s'échappait des longs tuyaux du terrazzone.

Je ne cherchais pas à expliquer ce que je voyais, mais je ne partageais pas la consternation de Tartaglia. Bien au contraire, je ne sais quel espoir vague m'était suggéré par cette circonstance inexplicable. Je partis même d'un éclat de rire, en entendant mon Scapin mêler aux patenôtres qu'il débitait pour recommander à Dieu sa pauvre âme pécheresse; l'observation suivante:

—Mon Dieu, comme ça sent la graisse fondue!

Puis il reprit du même ton dolent, moitié dévot, moitié ironique:

—Ayez pitié de moi, Seigneur! Douze cierges à mon saint patron si vous me sauvez de cette diablerie et de cette damnée odeur de cuisine qui me réjouit malgré moi; car, depuis deux jours je n'ai pas mangé ma faim, et, en ce moment, je serais capable d'avaler le diable en personne!

—Mais c'est que tu as raison, m'écriai-je frappé de la justesse de sa remarque: ça sent la cuisine!

—Et la bonne cuisine, je vous jure, mossiou! Ça nous arrive ici à bout portant. Ils ne sentent pas ça en bas, les carabiniers! Je parie qu'ils s'imaginent sentir la poudre! Ils croient que nous avons miné la terrasse et que nous allons les faire sauter.

—Crois-tu? Eh bien, la première chose dont il faut nous occuper, c'est de voir si nous ne pourrions pas profiter de cette panique pour nous évader. Voyons! regarde bien, toi qui as des yeux de lynx, s'ils sont assez loin pour nous permettre de descendre par la corde.

—Non, mossiou; ils sont là, à droite et à gauche, sur les allées qui aboutissent au terrazzone, et ils nous verraient comme je vous vois, par ce beau clair de lune.

—Eh bien, ils tireront sur nous, mais ils nous manqueront; la terrasse est si grande!

—Beaucoup trop grande dans tous les sens pour que je sois tenté de la traverser sous leur feu! D'ailleurs, que ferons-nous quand nous aurons atteint la balustrade? Encore la corde à noeuds pour descendre dans les lauriers? Et le temps de l'attacher?… et les balustres qui ne tiennent à rien! Et puis croyez-vous que l'allée de cyprès ne soit pas gardée?

—Il est bien question d'allée! Une fois au bas de l'esplanade, nous avons, pour fuir et nous cacher, plus d'une lieue carrée de jardins et de parcs remplis de massifs d'arbres, de ruines et de fourrés!

—Ah! mon Dieu, mossiou, voilà que ça sent le poisson! Oui! je vous jure que ces clarinettes de la Befana nous envoient une délicieuse odeur de poisson frais!

—C'est vrai! mais que nous importent les mystères de cette cuisine de sorciers? Il s'agit de fuir.

—Il est trop tard, mossiou! voilà les carabiniers qui reviennent et la fumée qui se dissipe. Allons! monseigneur Lucifer est servi, et nous sommes toujours prisonniers.

Nous observâmes quelques instants nos gardiens. Nous vîmes les officiers arpenter bravement le terrazzone et s'efforcer d'y ramener leurs hommes; puis capituler avec l'idée que cet espace nu serait tout aussi bien gardé par des sentinelles posées à chaque extrémité.

—Ces gens ont peur, dis-je à Tartaglia; le moindre bruit un peu ressemblant à une explosion souterraine, que nous viendrions à bout de produire dans les salles basses du château, les mettrait en fuite, car il est certain qu'ils rêvent mine, écroulement.

—Moi, je rêve quelque chose de plus raisonnable, mossiou, reprit Tartaglia sortant de sa méditation. Écoutez-moi, et si je suis fou, ne me croyez jamais!

—Voyons ton idée!

—Nous ne sommes pas seuls cachés ici: en doutez-vous maintenant?

—Pas plus que toi… Alors?

—Alors, mossiou, les gens qui font si belle cuisine sous le terrazzone, sans s'inquiéter de montrer leur fumée, et sans remords de nous envoyer cruellement la bonne odeur de leur ripaille…

—Tais-toi, écoute! lui dis-je en l'interrompant. A présent crois-tu que j'aie rêvé le son d'un piano?

—Oui, mossiou, je l'entends! Je ne suis pas sourd! bon piano! belle musique! Tiens! c'est l'air de la Norma! Ah! si j'avais ma harpe, je vous ferais entendre un joli duo, mossiou.

Nous restâmes quelques instants silencieux, écoutant le piano fantastique, qui n'était ni aussi bon ni aussi bien joué que le prétendait Tartaglia, mais qui, malgré nos anxiétés, nous donnait des idées de gaieté folle, comme on en a dans les rêves, au milieu des plus désagréables situations.

Nous ne fûmes pas moins étonnés de voir que les carabiniers restaient parfaitement indifférents à cette nouvelle bizarrerie. Il était évident qu'ils ne l'entendaient pas, et que, comme des cornets acoustiques, les colonnes creuses du terrazzone nous apportaient ces sons mystérieux, aussitôt perdus dans les régions supérieures de l'air, et insaisissables pour nos gardiens, placés à une centaine de pieds plus bas que nous.

—Donc, reprit Tartaglia, ils demeurent là-dessous, les autres! ils y ont de bons appartements, ils y font bonne chère, et belle musique au dessert! Et ils ne se doutent pas qu'ils ont des carabiniers sur la tête!

—Cela, nous n'en savons rien; mais nous savons que, tout à l'heure, les carabiniers ne se doutaient pas qu'ils eussent des prisonniers sous les pieds.

—C'est vrai, puisqu'ils ont eu une si belle peur de cette fumée! Or, comme je vous le disais, mossiou, nous avons là des camarades d'infortune; mais par où sont-ils entrés?

—Par une issue extérieure qui existe, et que les carabiniers ne connaissent pas.

—Ni la police non plus, je vous en réponds!

—Ni Daniella, ni Olivia non plus, car elles m'en eussent fait part.

—Et elles ne savent pas non plus qu'il y a ici d'autres réfugiés que nous, car elles nous en eussent avertis!

—Eh bien!

—Eh bien… mais, s'il y avait une sortie à ce château du diable, par-dessous le contre-fort de la grande terrasse… ces prisonniers seraient partis ou en train de partir. Ils songeraient à filer, et non à manger en étudiant la Norma de Bellini.

—C'est ce que je me dis, et je vois leur captivité dans ces caves bien plus effrayante que la nôtre.

—Ah! voilà ce qui m'intrigue, reprit Tartaglia en secouant la tête; vous avez entendu ouvrir et fermer des portes. Il y a une communication, entre eux et nous, plus facile que votre diable de galerie qui nous ensevelira si nous continuons à la fouiller. Nous avons mal cherché, mossiou?

—Il faut chercher encore!

—C'est ce que j'allais dire.

—Prenons toujours le pic et la pioche, et allume la lanterne.

—Mais dînez d'abord, mossiou, que diable!

—Non, nous dînerons après! Il faut suivre l'inspiration quand on la tient. Je ne sais pas pourquoi je suis persuadé que nous allons réussir, maintenant que nous avons la certitude de la présence des autres, comme tu dis.

—Laissez-moi prendre beaucoup d'allumettes, mossiou. Tant que je vois clair, je suis assez brave.

—Passons par mon atelier, j'ai là tout ce qu'il faut.

Je pris la clef de l'ancienne chapelle papale, que je me permets d'appeler, sans façon, mon atelier, et nous y fîmes nos préparatifs. En voyant, sur le chevalet, mon étude presque finie, dont, par parenthèse, je ne suis pas trop mécontent, l'idée me vint que quelque accident nouveau pourrait bien m'empêcher de l'achever, ainsi que l'album sur lequel je vous écris mes aventures. Un instant d'attachement puéril pour ces deux objets qui m'ont aidé à savourer mes joies, et à me distraire de mes peines, s'empara de moi, et je grimpai à une échelle, au moyen de laquelle je peux atteindre un creux de la muraille formant une sorte de cachette que j'ai découverte par hasard, ces jours-ci. J'y déposai ma petite toile et mon manuscrit. Je me disais qu'en cas de départ forcé je les y retrouverais peut-être un jour.

—Que faites-vous là, mossiou? me dit Tartaglia inquiet; avez-vous quelque pressentiment? Vous me rendez triste, moi qui avais bonne idée de notre expédition de ce soir!

J'étais encore sur l'échelle, mais je ne songeais ni à descendre ni à lui répondre. Nous nous regardâmes tous deux avec la même expression de doute et de surprise: il nous semblait qu'on venait de frapper légèrement à la porte du fond de la chapelle.

Tartaglia, sans dire un mot, ôta ses souliers et alla coller son oreille à cette porte. On y frappa discrètement une seconde fois.

Je lui fis signe d'ouvrir. La curiosité l'emportait en moi sur la méfiance. Il subissait l'impulsion contraire, car il me fit signe, avec énergie, de garder le silence, et, regardant à ses pieds, il ramassa une lettre qu'on venait de passer sous la porte.

Je m'emparai de cette missive et la décachetai avec empressement. Elle contenait ce qui suit, en français:

«Le prince de Mondragone vous prie de lui faire l'honneur de dîner et de passer la soirée chez lui. On fera de la musique».

Il y avait sur l'adresse: «A monsieur Jean Valreg, peintre, en son atelier de Mondragone». Le papier rose, satiné et parfumé, état découpé, enguirlandé et orné, au coin, d'un écusson armorial doré et enluminé.

J'examinais avec stupéfaction cet étrange billet, pendant que Tartaglia se tenait les côtes pour s'empêcher de rire tout haut, tant il trouvait la chose plaisante et l'idée du dîner agréable; mais quand je voulus aller ouvrir au porteur de cette courtoise invitation, Tartaglia, revenant à ses craintes, se mit en travers.

—Non, non! disait-il tout bas, c'est peut-être un piège; n'y allez pas, mossiou. C'est comme le souper du Commandeur!

On frappait pour la troisième fois: c'était demander la réponse. Je repoussai Tartaglia en lui reprochant tout haut sa méfiance, et j'ouvris à un groom très-bien mis et d'une figure intelligente, dont les habits élégants étaient seulement un peu poudreux et rayés ça et là de toiles d'araignées, ornement indispensable de quiconque se promène dans les salles de notre manoir.

—Qu'est-ce que le prince de Mondragone? lui demandai-je sans préambule, en regardant derrière lui pour me convaincre qu'il était seul.

—C'est mon maître, répondit l'enfant en italien sans hésiter, et en retenant une intention gaie ou moqueuse, sons l'air respectueux d'un valet bien stylé.

—Belle réponse! s'écria Tartaglia. Cela ne nous apprend rien! Moi qui connais la noblesse d'Italie, je vous jure, mossiou, que je n'ai jamais entendu parler d'un prince de Mondragone!

—Monsieur veut-il faire réponse au prince? reprit le groom sans se déconcerter.

Je crus devoir montrer le même sang-froid et prendre cette fantasmagorie comme une chose toute naturelle.

—Dites à votre maître que j'irais bien volontiers si j'avais un habit; mais…

—Oh! ça ne fait rien, monsieur! Il n'y a que des hommes. D'ailleurs, on sait bien que vous êtes en voyage.

—Il appelle ça être en voyage! dit Tartaglia d'un ton piteux; mais suis-je invité aussi, moi? car du diable si je reste seul!…

—Moi, je vous invite, répondit le groom; il y a repas et soirée aussi à l'office.

—Mais…, reprit Tartaglia singeant ma réponse, c'est que je ne suis pas en livrée!

—Ça ne fait rien, vous êtes aussi en voyage!

—Oui, oui, en voyage! Je ne m'en souvenais plus!

—Et à quelle heure cette soirée? demandai-je.

—Tout de suite, monsieur; on n'attend plus que vous.

—Ah! on m'attendait? Fort bien! Et où demeure le prince, s'il vous plaît?

—Sous le terrazzone, monsieur.

—Je le sais bien; mais par où y va-t-on d'ici?

—Si vous voulez bien me suivre…, dit l'enfant en ramassant une petite lanterne sourde qu'il avait déposée au seuil de la chapelle.

—Ah! mossiou! s'écria Tartaglia, à qui la gaieté était revenue, si au moins j'avais eu le temps de brosser votre paletot et de donner un coup de fer à vos cheveux! Mais qui pouvait s'attendre à cela?

Nous suivîmes le groom, qui nous conduisit droit au Pianto, descendit le petit escalier, pénétra dans une des caves que j'avais explorées, traversa des tas de décombres, en nous éclairant avec courtoisie et nous avertissant à chaque obstacle qu'il semblait parfaitement connaître. Enfin, il se glissa dans un couloir étroit, et s'arrêta devant une petite niche creusée dans le mur, où je m'étais arrêté dans mes recherches des jours précédents. Alors, il posa le doigt sur je ne sais quelle tête de clou qui mit en mouvement une clochette, et se plaça debout dans la niche, ôta poliment son chapeau en nous disant: «Excusez-moi si je passe le premier pour vous annoncer,» tourna lentement sur lui-même et disparut.

C'était un tour comme ceux qui servent, dans les couvents cloîtrés, à faire entrer des paquets, et qui ont dû quelquefois servir à favoriser des communications clandestines sans violer la lettre des règlements. Celui-ci est en bois massif, mais couvert d'un débris de peinture qui me l'avait fait confondre avec la vieille fresque qui l'encadre. Au bruit sourd qu'il rendit en tournant sur son pivot de fer, je reconnus celui qui m'avait inquiété. Il obéit à une impulsion donnée par derrière, où des verrous massifs le tiennent assujetti et fermé comme une porte véritable.

Cette machine, ingénieuse parce qu'elle est des plus simples, est à peu près impossible à découvrir. Quand elle eût escamoté le groom en nous présentant sa face convexe, elle se retourna pour nous ramener sa face concave, où je me plaçai, pour me trouver tout à coup vis-à-vis d'un homme en veste et tablier blancs, qui me salua en me baisant la main, et s'empressa de tourner le demi-cylindre, où Tartaglia parut à son tour en battant des mains et faisant des cris d'admiration. Il était dans la fameuse cuisine gigantesque de Mondragone, dans la cuisine de ses rêves, dans la Befana.

Je vais vous décrire ce local peut-être unique au monde, surtout dans les circonstances où il se présentait à mes regards, et vous le dépeindre comme si, du premier coup d'oeil, j'avais pu me rendre compte des détails que j'eus le loisir d'examiner peu à peu.

C'est une salle voûtée divisée en trois compartiments, par deux rangées de piliers massifs quadrangulaires. Cela ressemble à une église souterraine, et c'est aussi grand. Un des côtés, que l'on pourrait appeler des nefs, a fléchi, mais paraît assez solidement étayé: c'est celui qui avoisine le Pianto et probablement l'écroulement de la galerie que j'ai découverte avec Tartaglia, car l'eau que nous avions rencontrée pénètre dans cette nef et y forme un beau réservoir au ras du pavé. Cette eau courante le traverse, bouillonne parmi les fragments de ruine, et s'enfuit dans un enfoncement sombre avec un bruit mystérieux.

C'est dans l'autre nef latérale que fonctionnaient, en ce moment, deux des quatres cheminées monumentales dont nous avions vu la fumée passer sur la petite terrasse du casino. Les réjouissantes odeurs dont Tartaglia s'était délecté se trouvaient justifiées par des préparatifs assez confortables. Outre le marmiton qui venait de m'accueillir, un grand cuisinier à barbe noire, majestueux comme le roi des enfers en personne, s'agitait lentement autour des fourneaux, et surveillait une douzaine de casseroles de très-bonne mine.

Aucune espèce de porte, aucune croisée apparente ne trahit l'existence de cet immense local, suffisamment chauffé et aéré par les vastes cheminées. Toutes les anciennes issues sont murées par des massifs d'une épaisseur égale à la profondeur de leurs embrasures; seulement, au centre de la grande nef du milieu, un large escalier descend à un péristyle terminé par une arcade à cintre rampant. Ce péristyle était jonché de paille, et quatre bons chevaux y étaient attachés comme dans une écurie.

Mais le détail le plus curieux de cette résidence, c'était le bout de cette nef du milieu, réservé pour le principal habitant et arrangé ainsi qu'il suit:

Dans une demi-rotonde un peu plus élevée sur le sol que le reste de l'édifice, une grande vasque de marbre, correspondant probablement à la fontaine extérieure située au bas des contreforts de la terrasse, faisait danser irrégulièrement un petit jet d'eau, tout récemment remis en exercice au moyen d'une tige de roseau. Une vingtaine de pots à fleurs entouraient cette fontaine. C'étaient des fleurs de serre froide assez communes, et quelques petits orangers, objets de luxe bourgeois, ici tout comme à Paris; mais le maigre parfum de ces plantes était neutralisé par ceux du poisson cuit au vin et de la graisse fondue qui avaient chatouillé l'odorat de Tartaglia si agréablement, et qui remplissaient énergiquement l'atmosphère où nous nous trouvions introduits.

Du reste, la demi-rotonde où l'on était en train de servir le repas offrait un aspect de confortable ingénieusement conquis sur la tristesse et le délabrement de l'édifice. Les froides parois étaient tendues de vieilles tapisseries, jusqu'à la hauteur d'une dizaine de pieds. Le pavé était recouvert de nattes, et, sous la table, de peaux de chèvres à long poils. Un grand sofa, dont la vétusté était cachée par plusieurs manteaux étalés dessus, ainsi que quatre fauteuils sur lesquels on avait jeté des napperons blancs en guise de housses; un pianino assez laid, placé sur une estrade de planches brutes, pour le préserver de l'humidité; un vaste brasero allumé qui cuisait le pauvre instrument d'un côté, tandis qu'il se morfondait de l'autre au voisinage de la fontaine, circonstances qui m'expliquèrent bien pourquoi il m'avait paru si faux; un magnifique bureau Pompadour, dont la marqueterie de bois de rose était à moitié tombée et dont les cuivres étaient verdis par l'oxyde; une toilette de nécessaire de voyage très-élégante, étalée sur une table recouverte d'un grand cache-nez de cachemire, en guise de tapis; un lit de fer, orné d'une courte-pointe d'indienne à fleurs, et entouré d'un vieux paravent; une guitare qui n'avait plus que trois cordes, la table, dressée au milieu de l'hémicycle et toute servie en vieille faïence ébréchée et dépareillée, mais dont quelques pièces étaient fort précieuses quand même; enfin, un amorino en marbre blanc, placé dans un petit myrte en caisse, taillé en berceau, objet de goût qui avait la prétention d'être un surtout: tels étaient l'ameublement et la décoration de cet appartement complet, improvisé dans un compartiment de l'unique salle.

Le reste était à la fois la cuisine, le lavoir, l'écurie et le dortoir des valets, dont les lits composés chacun d'une planche, d'une botte de paille et d'un manteau, étaient très-proprement disposés sur les bases colossales des piliers.

Je vous répète que ceci est un inventaire dressé après coup et à loisir; car, dans le premier moment, passant de l'obscurité à la vive lumière des torches qui éclairaient l'ensemble, et des bougies qui brillaient dans la partie réservée au repas, si je vis quelque chose, je ne compris absolument rien, sinon que j'avais à répondre aux politesses d'un personnage accouru à ma rencontre, lequel se hâta de me dire qu'il n'était pas mon hôte, mais un ami du prince; et qu'il allait me conduire au salon.

Ce salon, vous le connaissez déjà. C'était l'espace compris entre le sofa, les fauteuils, le pianino, la fontaine et le brasero.

Mon guide, dont la figure me tourmentait d'une vive réminiscence, et devant lequel les valets se rangèrent en l'appelant signor dottore, me demanda gaiement pardon de me faire passer par la cuisine, par l'écurie et par l'office.

—La maison du prince est si mal distribuée, dit-il en riant, qu'il n'y a pas d'autre entrée; mais ce qui corrige cet inconvénient, ajouta-t-il d'un air expressif, en s'arrêtant au centre de l'édifice et en me montrant l'escalier qui descendait à l'arcade fermée seulement par un tas de paille, c'est qu'il y a une sortie!

XXXVI

Comme preuve de cette assertion, un palefrenier entrait, en cet instant, en écartant la clôture de fourrage, et apportait de l'avoine aux chevaux installés dans le péristyle au bas de l'escalier. J'allais exprimer l'agréable surprise que me causait cette révélation, lorsque le prince en personne, descendant les deux marches de son sanctuaire, vint au devant de moi.

—Vous le voyez, monsieur, me dit-il, vous êtes libre et, si vous avez une grande impatience de prendre la clef des champs, je ne vous retiens pas ici malgré vous; mais, comme je me dispose moi-môme au départ (vous voyez mes chevaux), j'ai pensé qu'il vous serait agréable de dîner d'abord et d'attendre, en bonne compagnie, l'heure de minuit, préférable à toute autre pour les gens qui ont, comme nous, quelque démêlé avec la police locale. Mon ami, ajouta-t-il en s'adressant à Tartaglia, qui me suivait comme un chien, allez trouver mes gens il leur est enjoint d'avoir grand soin de vous.

Mossiou! mossiou! me dit Tartaglia en me retenant par mon vêtement, n'acceptez pas ce dîner, ne parlez pas à cet homme-là. Je le connais, moi! c'est le prince de…

Celui qu'on appelait le docteur me prit par le bras, comme pour m'encourager à suivre le prince qui nous ouvrait la marche. Tartaglia, passant de l'autre côté, me dit à l'oreille:

—Ceci gâte notre affaire et nous compromet! Nous voici affiliés à…

—Eh bien, venez-vous! dit le docteur, qui me supposait intimidé. Ne craignez pas de parler au prince: c'est le plus aimable homme du monde.

—Je le vois bien, répondis-je; mais permettez-moi de dire un mot à mon compagnon d'aventures.

—Ah! pardon! faites.

Je fis deux pas en arrière avec Tartaglia. Il voulait parler, je l'en empêchai.

—Il ne s'agit pas de m'apprendre avec qui je me trouve: on va certainement me le dire. D'ailleurs, ce mystère m'amuse. Mais toi, tu es libre, on te l'a dit. Si tu veux fuir…

—Seul et à jeun, mossiou? Oh! non certes! Nous voilà chez le diable, je veux tâter de son ordinaire.

—Mais, si tu étais mon ami, comme tu le prétends, tu irais d'abord flairer ce passage souterrain, et tu viendrais à bout d'aller dire à la villa Taverna que…

—Je suis votre ami, répondit-il et je vais tâcher de faire savoir à la
Daniella que nous fuyons cette nuit.

—Non pas! non pas! Dis-lui que je veux partir, mais que je ne partirai pas sans elle. J'attendrai qu'elle soit guérie.

Cristo! vous ne voulez pas profiter…?

—Ah! pas de discussion! N'es-tu pas libre, toi, dès a présent? Va, si tu m'aimes!

Je sais maintenant qu'avec ce mot-là je gouverne mon pauvre diable. Il s'élança dans l'escalier; mais le docteur qui, sans nous écouter, ne nous perdait pas de vue, revint vers nous, en me disant avec politesse, mais d'un ton sérieux:

—Ne donnez pas encore de commissions dehors, monsieur; ce serait pour nous et pour vous une grave imprudence. Attendez minuit…

Il fallut se résigner et rappeler Tartaglia, qui alla flairer les casseroles et faire connaissance avec les cuisiniers. Moi, je suivis le docteur et le prince au salon, où l'on m'offrit un fauteuil. Le prince était déjà étendu nonchalamment sur le grand sofa, et il entama la conversation avec aisance en me parlant peinture, en me demandant ce que je pensais de l'influence de l'Italie sur les artistes des autres pays, en me questionnant, enfin, sur mes opinions à l'égard des divers maîtres de la France moderne: tout cela sans faire la moindre allusion à ma situation présente, non plus qu'à la sienne, et en discourant avec esprit et légèreté sur toutes choses, hormis celle qui devait le plus me préoccuper.

Pendant cette causerie étrangement calme et qui semblait beaucoup plus faite pour un salon de Paris que pour le lieu où nous étions, le docteur s'occupait du service, ex professo, et s'ingéniait avec le valet de chambre pour suppléer à ce qui pouvait manquer à l'élégance et au confort de la table. Le groom n'avait qu'une idée, c'était de faire monter le jet d'eau, et, en changeant les becs de roseau, il lui arrivait à tout instant de nous arroser, ce que le prince souffrait avec une grande patience, se contentant de lui dire de temps en temps:

—Carlino, fais donc attention! Il fait déjà assez humide ici.

Alors, il se mettait à parler de son habitation comme un homme qui en discute avec désintéressement les inconvénients et les avantages.

—C'est fort laid, disait-il; mais c'est si bien situé! La vue est magnifique, de la terrasse du casino.

Je ne pus m'empêcher de lui dire que j'étais beaucoup mieux logé que lui, et qu'il devait beaucoup souffrir dans cette grande cave.

—Mais ce n'est pas une cave, répondit-il. Nous sommes en contre-bas de la montagne, voilà tout; et, sans les infiltrations des eaux égarées dans les murs par suite de la rupture de plusieurs canaux, il ferait ici aussi sec que chez vous; mais, avec beaucoup de braise on s'en tire, vous voyez.

—Pourtant, ces fenêtres et ces portes murées… Le soleil n'entre jamais dans cette grande salle?

—Aussi, à l'exception de ces deux derniers jours, ne l'avons-nous habitée que la nuit. Les cours du château sont si vastes et si belles, et le petit cloître est si charmant! Nous n'avions que quelques pas à faire pour respirer un air pur; et puis, par ici, ajouta-t-il en montrant le milieu de l'édifice où est situé l'escalier, nous avons le chemin des champs. C'est là le principal avantage du logement que j'ai choisi.

Chaque mot de ce tranquille personnage semblait appeler de ma part une foule de questions; mais, comme il s'abstenait de m'en adresser de personnelles, je crus convenable de montrer la même réserve ou la même indifférence, et de parler de Tusculum et des environs, comme ferait un touriste dans une auberge.

Pendant que l'on sert le repas, je veux vous décrire ce fabuleux prince dont je sais maintenant le nom, mais que, par prudence, je vous désignerai ici sous un nom de fantaisie, Monte-Corona, par exemple. C'est le premier qui tombe sous ma plume.

Ce personnage est âgé d'une cinquantaine d'années. Il appartient à un type plutôt napolitain que romain. Il parle français, sinon avec une correction parfaite, du moins avec une facilité complète et toutes les nuances de l'actualité familière.

Il a pu être beau, mais de cette beauté italienne exagérée qui devient laideur avec les années. Il est beaucoup trop petit pour son nez, qui s'avance droit et sans courbure au devant de sa face, comme une lame d'épée. Sa peau, mate et fine, tourne au livide; ses dents sont éblouissantes, indice d'une disposition à la phtisie pulmonaire, ainsi que ses épaules étroites et sa poitrine rentrée. Une masse de cheveux, trop noirs et trop bouclés pour n'être pas un effet de l'art, tombe sur ses joues creuses et se mêle au noir de sa barbe trop bien plantée, en ce sens qu'elle fait tache d'encre et masse disproportionnée avec les plans blêmes et malingres de sa figure. Vous avez vu cette tête-là partout: un vieux Antinoüs malade croisé de Polichinelle dégénéré.

L'oeil superbe quand même, la physionomie douce et agréable en dépit de cette chevelure de brigand calabrais, une grande distinction de manières et de très-petits pieds ridiculement bien chaussés: voilà le souvenir qu'il m'a laissé.

Quand le valet de chambre eut annoncé que le dîner était servi, bien que, cela se passant sous nos yeux, cette formalité fût fort inutile, le prince se leva, étira ses bras et ses jambes comme un lévrier, bâilla trois ou quatre fois en disant au docteur, d'un air profondément affligé, qu'il n'avait pas d'appétit, et se plaça au milieu de la table. Le docteur se mit en face de lui pour faire les honneurs, soin beaucoup trop pénible pour un homme aussi indolent et aussi maladroit que Son Altesse, laquelle me fit asseoir à sa droite. La quatrième place resta vide provisoirement, ce qui semblait un cas prévu.

Quand je vis le docteur bien en face et bien éclairé (jusque là il n'avait fait que remuer), je le reconnus positivement; c'était le moine de Tusculum: un homme magnifique, d'une très-haute taille, gros à proportion, mais plutôt large qu'épais de carrure et point chargé d'obésité ventrue. Il est de l'âge du prince et paraît plus jeune, bien qu'il ait les cheveux gris; mais cette abondante chevelure, toute bouclée naturellement, semble brûlée par le soleil plus que par les années. Tous les traits sont admirables et rappellent le marbre de Vitellius, moins l'engoncement du cou et l'amollissement des chairs; car, si cet bomme a les goûts, les instincts ou les besoins d'une vie exubérante, il a la force de les satisfaire, et l'excès n'a pas encore dépassé la puissance. Son oeil est étincelant, ses dents irréprochables, sa voix pleine et vibrante, et l'agilité de cette stature colossale indique une vigueur et une souplesse qui n'ont encore rien perdu des ressources de la jeunesse.

Frappé de l'intérêt d'artiste avec lequel je le regardais, il se prit à rire.

—Nous nous sommes déjà rencontrés, n'est-ce pas? me dit-il comme pour aider mes souvenirs.

—Une figure comme la vôtre ne s'oublie pas, surtout quand elle vous apparaît sous un costume pittoresque, par un coucher du soleil splendide, et au milieu des ruines de Tusculum.

—Ah! ah! reprit-il en souriant, voilà les peintres! Ils ont des yeux auxquels on ne peut échapper. Heureusement, leur attention et leur mémoire sont exceptionnelles, car on ne pourrait pas se promener en sûreté sous un froc, même dans les endroits où l'on croit trouver la solitude; mais j'espère que vous ne jugez pas indispensable à ma physionomie ce déguisement que je n'endosse jamais sans une atroce répugnance?

Je lui répondis que sa physionomie était remarquable sous tous les déguisements possibles, et je me disais, à part moi, qu'il était peut-être dominicain et non médecin; que peut-être encore n'était-il ni l'un ni l'autre. Le prince vit que je me tenais sur mes gardes, et, avec beaucoup de délicatesse, il affecta, de nouveau, de généraliser la conversation, afin de n'avoir pas l'air de m'interroger sur mes opinions ou sur mes circonstances.

Le dîner était succulent, bien que composé d'éléments fort simples. Mes hôtes se mirent à parler de cuisine en maîtres.

—Ce pays-ci n'offre guère de ressources, dit le prince, surtout dans la saison où nous sommes; mais, quand on voyage, il ne faut jamais s'inquiéter de ce que l'on trouvera, mais bien de la préparation des mets, quels qu'ils soient. Toute la science de la vie consiste à avoir un cuisinier intelligent. Il en est de forts savants dont je ne fais pas le moindre cas; ils ne peuvent fonctionner que dans les grands centres de civilisation. Je préfère un artiste comme l'homme d'imagination que vous voyez là-bas. C'est un Calabrais, et c'est tout dire. La Calabre, où j'ai vécu longtemps, est un pays dépourvu de tout, pour peu que l'on s'éloigne des rivages. Mais, avec cet Orlando, je n'ai jamais fait un mauvais repas. Peu m'importe qu'il m'ait fait manger des rats ou des hérissons quand il n'avait pas autre chose à fricasser. Je ne lui demande jamais ce qu'il me servira ni ce qu'il m'a servi. Tout ce qui passe par ses mains devient mangeable, et, pourvu qu'on puisse manger, on ne doit pas souhaiter de friandises. Je ne suis pas gourmand, et je ne comprends pas qu'un homme soit l'esclave de son ventre, surtout lorsque, comme moi, il n'a plus jamais d'appétit.

En parlant ainsi, le prince goûtait, avec un sérieux extraordinaire, tous les plats qui passaient devant lui. Il mangeait peu, en effet; mais le bien manger devait être une des préoccupations dominantes de sa vie, puisqu'elle n'était point détournée par la situation probablement assez grave où il se trouvait.

Les vins furent à l'avenant des plats, c'est-à-dire exquis, et le docteur y fit largement honneur, sans en paraître ému le moins du monde. Auprès de ce grand coffre béant que rien ne semblait pouvoir déborder, j'étais le plus pitoyable convive. Dès le premier service, j'étais rassasié, tandis qu'il ne faisait que se mettre en train, et je comparais intérieurement ma petite organisation avec celle de ce descendant des Romains de la décadence. Je remarquais en lui la sensualité italienne, protestation si frappante contre le régime d'appauvrissement et de stérilité dont est frappée cette terre fastueuse, et l'un me paraissait la conséquence de l'autre. Quand il y a de telles capacités pour consommer, l'esprit ou les bras doivent se lasser de produire.

Interrogé par le docteur, je me défendis de lui dire à quoi je songeais et combien j'étais étonné de voir de pareilles préoccupations de bien-être et de pareilles jouissances de réfection dans un pareil lieu de refuge, sous les pieds mêmes de gens armés, prêts à s'emparer peut-être de nos personnes.

—D'abord, quant au dernier point, me répondit le docteur, cela est tout à fait impossible. Il faudrait que ces gens armés eussent découvert notre retraite.

—Quoi! m'écriai-je, quand la fumée de votre festin les enveloppe, vous croyez qu'ils ignorent où vous êtes?

—Ils ne l'ignorent pas, dit le prince. Nous n'avons pas la prétention d'être ici sans qu'on le sache; mais il est temps que vous sachiez vous-même dans quelle situation nous sommes. Voici le docteur qui a fait partie autrefois de la guérilla des frères Muratori, lorsque eux et lui étaient encore enfants. Pour ce fait, il fut condamné à mort, et je ne sache pas que la sentence soit révoquée; mais sa mère est à Frascati; il ne l'a pas vue depuis quinze ans. Il a su que je venais à Rome, il a voulu m'accompagner. Quant à moi, qui suis de la terre d'Otranto et, par conséquent, sujet du roi de Naples; j'ai été compromis dans les derniers événements de mon pays, pour avoir parlé un peu librement de mon aimable monarque et bâtonné un de ses insolents lazzaroni. Menacé de la prison et d'un procès criminel, je vins me réfugier à Rome, où j'ai un frère cardinal, mais où j'eus l'imprudence de déblatérer un peu contre un autre prince de l'Église, qui m'avait volé une amante, et de donner des coups de pied dans le dos d'un mouchard qui m'ennuyait. Après quoi, je fus forcé d'aller m'établir à Florence; mais, là, j'eus le malheur de me plaindre de la garnison allemande et de me battre avec un officier que je tuai en duel. Je m'en allai en Piémont, où je fus plus sage et plus tranquille; mais, ayant appris que mon frère le cardinal était grièvement malade, je revins secrètement à Rome pour veiller à mes intérêts dans la succession. Je trouvai mon frère guéri et peu sensible au plaisir très-réel que j'en ressentais. Il me pria de m'en aller, pour ne pas le compromettre, et, comme, retenu par une petite affaire de coeur qui m'était survenue, j'hésitais à suivre son conseil, il laissa dénoncer ma présence chez lui, non dans l'intention de me livrer, mais avec celle de me forcer de déguerpir; car il me prévint à temps de la nécessité de le faire. Or, cela ne m'était pas possible, au point où j'en étais avec certaine dame, et je la décidai à venir passer incognita quelques jours à Frascati, où je reçus asile chez la mère du docteur, ici présent; mais je n'étais pas caché là depuis vingt-quatre heures, que mon frère mit à mes trousses des espions à lui, chargés de nous inquiéter, et, parmi ces braves gens, il y avait un certain Masolino et un certain Campani, deux coquins dont il paraît que vous avez entendu parler… Donnez-moi un peu de ce jambon, docteur, car il y a longtemps que je parle sans essayer de manger, et je me sens faible!

En disant ces paroles, il passa le jambon au docteur chargé de le couper en menues tranches, puis il continua:

—On ne voulait pas nous arrêter; mais on me menaçait de compromettre la personne qui m'intéressait, et de faire sérieusement au cher docteur un mauvais parti. Le docteur connaissait particulièrement le fermier Felipone; il avait sauvé la vie d'un de ses neveux sans vouloir être payé. Il le pria de nous cacher dans une des chambres délabrées de ce manoir. Felipone se montra reconnaissant et dévoué. Il ne pouvait nous loger dans l'intérieur du château dont il n'est pas le gardien; mais la partie extérieure, la terrasse, où nous voici, est confiée à sa garde, ainsi que les jardins dont elle est censée faire partie. Lui seul savait que ce lieu est habitable et encore solide, malgré l'accident dont vous voyez là-bas les effets, et qui avait décidé l'intendant, il y a une douzaine d'années, à faire étayer le fond, puis murer solidement toutes les ouvertures, afin de condamner cette partie compromise de l'édifice. On ne savait déjà plus, dès lors, qu'une sortie souterraine avait existé au centre: elle avait été murée aussi, nous ne savons à quelle époque, peut-être après le saccage du château par les Autrichiens, afin que ceci ne devînt pas un repaire de voleurs. Mais je suis fatigué de raconter; aidez-moi donc, docteur, vous ne faites que manger! Que vous êtes heureux d'avoir toujours faim! Est-ce que les faisans sont passables? me conseillez-vous d'en manger une aile?

—Je vous en conseille deux, répondit le docteur; ils sont excellents!

Ayant servi le prince, il continua sa narration:

—Le local que vous voyez était donc et est encore réputé inabordable, dangereux, condamné, impossible. Mais voilà qu'un beau matin, Felipone, en plantant un arbre devant sa maison, découvrit une voûte. Le compère se crut possesseur d'an temple antique, ou tout au moins d'un columbarium. Ce n'était pas cela, mais bien une galerie qu'il ouvrit secrètement, et en travaillant de nuit, pour n'être pas troublé dans la possession des trésors qu'il espérait découvrir, Il suivit ce vaste couloir, et, après avoir marché longtemps en droite ligne et en montant assez rapidement, il se trouva dans le joli péristyle joù vous avez vu nos chevaux. Seulement, l'issue en était bouchée, et il s'imagina de la percer et de la déblayer, car il na savait pas bien où il était. Le temps lui avait paru long; il se flattait peut-être d'avoir retrouvé une dix-septième maison d'Horace, la seule, la vraie, celle des Tusculanes.

» Quand il se vit dans la cuisine papale de Mondragone, il se sentit très-désappointé. Néanmoins il se fît un malin plaisir de posséder là un monument qu'il pouvait exploiter auprès des touristes sous le nez de madame Olivia, gouvernante et gardienne du reste du château. A force de fureter, il découvrit également la curieuse machine par où vous êtes entré ici, et qui, depuis longtemps, était une tradition perdue. Elle ne tournait plus; il la répara lui-même, et, maître désormais de faire pénétrer ses voyageurs dans tout le manoir, sans la permission de sa rivale, il se promettait d'en tirer parti, lorsque ma demande d'asile lui arriva et le décida à garder le silence sur cette trouvaille, tant qu'elle pourrait m'être utile. Il se hâta de transporter ici tous les objets nécessaires à notre installation, et voici ce qui vous explique ce mobilier, ces ustensiles, cette vaisselle, vestiges vénérables échappés au sac et à l'incendie du château par les Autrichiens. Ces tapisseries ont peut-être orné jadis la chambre de Paul III. Quant à ces fleurs, à ce myrte taillé et à la statuette qui ornent cette table, c'est une gracieuseté de madame Felipone, laquelle, non contente de se charger de nos provisions et de nos emplettes, s'ingénie à nous entourer d'un luxe naïf. La donna! s'écria-t-il avec un enthousiasme enjoué, en avalant un grand verre d'orvieto, c'est la providence de l'homme, c'est l'ange du proscrit et le salut du Condamné.

Le prince plaisanta un peu le docteur sur l'ardente sympathie de madame Felipone. Il y eut entre eux, en italien, un colloque assez curieux et plein de caractère indigène. Par un côté, celui de la charité du docteur sauveur de l'enfant, et par la gratitude des parents sauveurs, à leur tour, du bienfaisant médecin, la situation était logique et touchante; mais, par un autre côté, celui des idées trop philosophiques du docteur usant et abusant de cette reconnaissance jusqu'à tromper le bon et dévoué Felipone, cette situation redevenait toute réaliste, toute italienne.

Je fis la sourde oreille pour ne pas avoir à faire hors de propos et sans utilité, le puritain et le pédant. Je comprends tous les entraînements possibles; mais j'étais choqué de les entendre avouer devant moi avec si peu de scrupule et de retenue.

XXXVII

—A présent que vous connaissez nos circonstances, continua le docteur, il faut vous avouer que votre arrivée à Mondragone nous a passablement gênés et contrariés. Nous y étions depuis huit jours, et nous y étions bien. Pouvant pénétrer à toute heure dans l'intérieur du château, sauf à battre en retraite par le petit cloître, en cas d'une ronde de madame Olivia, nous étions plus libres et plus gais. Depuis que vous vous êtes emparé de notre promenoir, il nous a fallu aller prendre l'air, à nos risques et périls, sous divers déguisements, dans les jardins et dans la campagne; mais tout allait passablement encore, et le prince avait décidé la signora qui s'intéresse à lui à fuir avec nous, lorsque le cardinal s'est imaginé de s'opposer à une visite domiciliaire que l'on voulait faire à Mondragone et que nous appelions de tous nos voeux, n'ayant rien à en redouter dans ce sanctuaire du terrazzone.

J'interrompis le docteur pour m'accuser d'être encore la cause innocente de cette contrariété.

—Non, non, reprit-il, le cardinal n'est pas homme à s'intéresser à vous à ce point-là. Il aime trop les Allemands et les Russes pour ne pas détester les Français. Il n'a étendu sur vous sa protection que parce que vous pouviez lui servir à cacher le véritable motif de sa conduite. Mais cet ordre de respecter l'intérieur du palais aurait pu vous coûter cher, puisque, ne sachant nullement que nous étions à même de fuir par des chemins invisibles, il nous a tous exposés à un blocus interminable de la part de l'autorité locale, laquelle comptait se venger de la privation de nous coffrer par le plaisir de nous affamer.

Les choses en étant venues à ce point, nous n'avons pas voulu que vous fussiez victime de nos méfaits. Les vôtres ne nous regardent pas, et nous avons résolu de fêter avec vous la cérémonie des adieux à ce respectable asile de Mondragone, que nous ne reverrons peut-être jamais, et où, en somme, nous n'avons pas beaucoup souffert. J'ai dit. Amen! Et à votre santé! fit-il en élevant gaiement un grand verre qu'il vida d'un trait.

—Je ne saurais dire avec vous, observai-je au docteur, que je n'aie pas souffert du tout. Depuis quelques jours, je m'ennuyais effroyablement dans ma solitude, et si j'avais été assuré de votre voisinage, j'aurais travaillé plus assidûment à me frayer un passage jusqu'à vous.

—Ah! vous y avez travaillé plus que nous ne voulions! Nous vous avons fort bien entendu miner du côté de l'écroulement. «Ce diable de Français, disions-nous, est capable de nous enterrer tous sous la grande voûte.» On ne sait pas ce que, dans l'état où elle est, un caillou dérangé dans son équilibre accidentel peut nous causer d'embarras. Heureusement, la masure a résisté à vos coups de pic on de pioche; mais peut-être était-il grand temps de vous ouvrir la porte.

—C'est vous dire, ajouta le prince, que vous ne nous devez aucun remercîment pour notre invitation, puisque nous ne pouvions ni vous laisser exposé à mourir de faim, ni vous permettre de continuer à piocher dans nos vieux murs. C'est à nous, à nous seuls, d'être reconnaissants de la confiance avec laquelle vous êtes venu à nous et du plaisir que nous procure votre société.

Cette confiance que l'on me témoignait, à moi, me mit plus à l'aise que je ne l'avais encore été: aussi je pensai devoir me montrer plus expansif, et j'y étais disposé pour le cas où l'on m'interrogerait; mais on me parut savoir tout ce qui me concerne, et le docteur m'adressa une seule question, à laquelle précisément je ne pus répondre avec sincérité.

—Pourquoi diable, me dit-il un peu brusquement, avez-vous été vous imaginer de toucher à cette madone de Lucullus?

—Et comment diable, répondis-je pour éluder la réponse, êtes-vous informé de cette sotte histoire?

—Parce que nos gens ont été à Frascati tons les jours avant notre blocus, dit le prince, et que, d'ailleurs, Felipone nous tient au courant des contes et nouvelles du pays.

—Rangez donc parmi les contes cette absurde aventure: je ne sais pas moi-même ce qu'elle signifie.

—Vraiment? reprit le docteur. Eh bien, moi, je l'avais expliquée d'une manière ingénieuse, toute conforme à un souvenir qui m'est personnel, et j'en serai, à ce qu'il parait, pour mes frais d'intelligence. Figurez-vous que, dans ma petite jeunesse, à Ravenne, j'avais une petite amoureuse à qui son confesseur défendit de se laisser embrasser. Comme elle retombait plus souvent que de raison dans ce péché mortel, elle crut se fortifier contre le tentateur par un voeu. En conséquence, elle passa son chapelet au cou d'une vierge de faïence émaillée (c'était, Dieu me pardonne, un ouvrage précieux de Luca della Robbia!) et elle fît serment de ne pas me laisser baiser ses lèvres tant que ce chapelet resterait là. Elle me laissait prendre d'autres libertés innocentes, comme de baiser ses mains, ses joues et même sa petite épaule rose; mais la bouche se détournait de la mienne avec effroi, et cela dura bien trois jours, au bout desquels elle m'avoua l'engagement qu'elle avait pris. Aussitôt, sans lui rien dire, je courus à la chapelle en plein vent, où le chapelet flottait au cou de la madone, et, dans ma précipitation, je ne vis pas que l'émail était fêlé; je tirai le collier un peu brusquement: la tête tomba, et je pris la fuite. Heureusement, je n'avais pas été vu, et je pus embrasser ma maîtresse sans avoir affaire à l'Inquisition.

Je ne fis point d'éloges au docteur sur sa perspicacité. Je me bornai à trouver l'histoire très-intéressante, et il n'insista pas pour faire un rapprochement. Le vin lui déliait la langue, et il était plus pressé de me raconter vingt anecdotes pour son propre compte que de m'arracher l'aveu de la mienne. Pourtant, j'aurais bien désiré, en ce moment, qu'il sût quelque chose de Daniella, et qu'incidemment il pût me donner de ses nouvelles; mais, pour rien au monde, je n'aurais voulu parler d'elle à un homme qui parlait si follement de l'amour.

—Vous devriez bien, me dit le prince, quand nous aurons fini de dîner, esquisser un souvenir de cette grande salle et de ce campement comique, éclairés comme les voilà. Plus tard, si vous voulez bien me permettre de vous faire une commande, je vous prie de m'en faire un tableau. Ce lieu me sera toujours cher. J'y ai été heureux dans mes pensées, bien que tourmenté d'esprit et malade de corps. Quant à vous, malgré vos ennuis, vous devez le chérir aussi… Je ne vous demande rien… pas même son nom; mais elle m'a semblé bien jolie.

—Vous l'avez donc vue? s'écria le docteur.

—Oui! le jour où j'ai failli être surpris dans le cloître par M. Valreg. J'avais vu entrer… Mais tenez, docteur, il est comme moi; il a un sentiment sérieux dans le coeur, et nous ne devons pas lui parler de celle à qui nous avons eu l'obligation de pouvoir fumer nos cigares dans les cours et les galeries du château presque tous les soirs. N'est-il pas vrai, ajouta-t-il en s'adressant à moi, que, de six heures de l'après-midi à six heures du lendemain, vous ne sortiez pas du casino, puisqu'elle y était? Mais, depuis le blocus, il parait qu'elle n'a pu venir, car vous avez été sur pied, trottant partout et à toute heure avec une insistance…

—Je vois que vous étiez très au courant de mes habitudes; mais pourquoi vous êtes-vous méfié de moi au point de me cacher les vôtres?

—Nullement, mon cher; j'avais de la sympathie pour vous sans vous connaître. J'aimais votre talent…

—Mon talent? Je n'ai pas encore de talent; et, d'ailleurs…

—Vous croyez que je n'ai rien vu de vous? Eh bien, sachez que, tous les soirs, nous nous amusions, nous qui nous couchons tard, à aller voir, dans votre atelier, ce que vous aviez fait dans la journée.

—Moi qui me croyais si seul!

—On n'est jamais seul; mais vous avez cru l'être, et nous n'avons pas voulu troubler les délices de vos tête-à-tête; j'aurais peut-être été moins discret et plus taquin, dans d'autres moments de ma vie; mais, étant passionnément amoureux pour mon compte…

Un bâillement de digestion laborieuse coupa si drôlement le mot passionnément articulé par le prince, que j'eus peine à m'empêcher de rire. Le docteur s'en aperçut.

—Vous croyez qu'il plaisante? dit-il. Eh bien, pas du tout. Ce paresseux, ce gourmand, ce malade, ce blasé, ce voluptueux, cet excellent prince a encore des passions romanesques: et, pour le moment… D'ailleurs, en voici bien la preuve, ajouta-t-il en me montrant les voûtes fendues et crevassées: nous sommes là dans une cave qui suinte et qui craque: moi, j'y suis venu pour pouvoir embrasser ma mère; il n'y a pas d'autre femme au monde pour qui je me résignerais à passer trois jours sans voir le soleil. Mais lui, avec son mauvais estomac, son lumbago, ses habitudes de mollesse et de luxe, il aurait été capable d'y passer trois ans pour attendre la décision de la dame de ses pensées. Dieu merci, la voilà résignée à l'enlèvement; car c'en est un, mon cher, et vous allez être enrôlé dans la garde de la princesse voilée! J'allais dire volée! Voyons, prince; quel grade donnerons-nous à notre jeune artiste dans le corps d'armée de la divine…

—Ne buvez plus, docteur, dit le prince avec un mouvement d'humeur; vous avez failli la nommer!

—Oh! que non! dit le docteur en faisant la pantomime de cadenasser ses lèvres. Depuis quand donc le docteur ne peut-il pas boire impunément tout ce qu'une table peut porter de bouteilles?

—Quant au grade à donner à noire nouvel ami, reprit le prince, je le nommerai colonel d'emblée; car il a fait ses preuves. Savez-vous, M. Valreg, que votre aventure sur la via Aurélia a fait du bruit, je ne dirai pas dans Rome, c'est une grande cave qui étouffe, plus que celle où nous voici, le son de la voix humaine, mais dans la région privilégiée où l'on peut parler de quelque chose, voire de ce qui se passe sur les chemins? Il paraît que vous endommagé la cervelle d'un sujet utile à la police, qui, en ce moment-là, commettait l'indiscrétion de travailler pour son compte à détrousser les voyageurs. Il a été réprimandé, menacé et pardonné. C'est, à ce qu'il paraît, un homme précieux pour découvrir les transfuges. C'est lui qu'on a mis sur nos traces; mais, là encore, il a voulu travailler pour son propre compte en se vengeant de vous par de fausses dénonciations.

—On nous a parlé aussi, dit le docteur, d'un certain Masolino et d'un autre animal ejusdem farinae, qui vous guettait, vous, et que nous sommes venus à bout, nous autres, de dépister en ce qui nous concerne. On l'appelle, je crois, Tartaglia.

Excellence? dit Tartaglia, qui était officieusement occupé à laver les verres dans la fontaine et qui, entendant prononcer son nom, crut qu'on appelait.

—Ah bah! c'est lui? s'écrièrent le prince et le docteur en éclatant de rire. Ah! mais vous êtes dupe, M. Valreg, et vous avez là, à vos trousses, la pire canaille du pays.

J'eus beau vouloir défendre la bonne foi du pauvre Tartaglia à mon égard, l'exclamation du docteur avait été entendue du cuisinier Orlando, qui s'écria à son tour:

—Cristo! si je ne craignais de manquer mon omelette soufflée, je ferais vite du feu avec la carcasse de ce traître!

—Un espion! un espion! hurla le marmiton en basse-taille.

—Un espion! reprit, d'une voix de ténor, le valet de chambre.

—Un bain! un bain pour monsieur! ajouta en fausset le groom Carlino.

L'idée eut un grand succès. L'homme que j'avais vu auprès des chevaux, et qui n'était autre que le domestique du docteur, se mit de la partie, et, en un clin d'oeil, Tartaglia fut saisi et emporté comme un paquet pour être baigné, noyé peut-être, dans le grand réservoir. Je fus forcé d'intervenir et de l'arracher, non sans peine, à ce danger. Je vins à bout d'expliquer et de motiver la confiance que j'avais en lui, et le prince prononça sa sentence de grâce, ce qui fit murmurer sa maison contre moi.

—Eh! que vous importe? leur dit le docteur. Dans deux heures, nous ne serons plus ici, et qu'il le veuille ou non, ce vaurien sera forcé de nous suivre jusqu'à ce que nous ayons passé la frontière.

—Oui, oui, passons la frontière, mes benoîtes Excellences! s'écria Tartaglia égaré, et plus transi par la peur qu'il ne l'eût été par le bain dont on l'avait menacé. Il parvint à désarmer le docteur, qui avait envie de lui administrer au moins quelques coups de cravache pour contenter les gens du prince. Tartaglia le fit rire par sa mine burlesque et ses lamentations à la Sancho.

—Hélas! mon doux Sauveur Jésus! disait-il d'une voix étranglée, moi qui me promettais de si bien dîner! Ces chers messieurs, que le ciel bénisse, m'ont tout à fait coupé l'appétit, et voilà que je jeûnerai ce soir, moi qui ne songeais pas à me mortifier!

—Je vous promets, dis-je au prince, que, s'il tient parole, il sera bien assez puni. Quant aux inquiétudes qu'il peut causer à vos compagnons, je désire les faire cesser, et je donne ici ma parole d'honneur de lui casser la tête encore mieux qu'au signor Campani, si, pendant votre fuite, il commet la moindre perfidie, ou seulement la moindre imprudence.

Malgré mes promesses, dont on paraissait ne pas se méfier, il fallut souscrire à un arrangement. Tartaglia fut, par l'ordre du docteur, hissé dans une niche de la muraille qui avait autrefois servi de garde-manger ou de chapelle, à vingt pieds au-dessus du sol. Puis on retira l'échelle. Il prit assez bien la plaisanterie; il pouvait s'asseoir commodément et ne craignait guère le vertige. Au bout d'une heure, il avait réussi, par ses lazzis et ses supplications comiques, à égayer les valets, qui lui passèrent les reliefs de leur festin au bout d'une broche.

Cet incident avait fait manquer l'omelette soufflée, au grand désespoir d'Orlando; mais il s'en consola, au dessert, par le succès d'une pièce montée, au sommet de laquelle se balançait un perroquet en sucre.

Le fermier Felipone arriva pour en prendre sa part. C'est lui qu'attendait le quatrième couvert. Il refusa de faire revenir les plats: il avait dîné. Sa femme était auprès de la signora, qui faisait ses apprêts pour partir et qui viendrait, au dernier moment, prendre seulement une tasse de thé. J'appris ainsi que la dame enlevée, ou sur le point de l'être, était domiciliée secrètement dans une des petites villas situées au bas de l'allée de cyprès, de l'autre côté du chemin qui mène à Frascati, ce qui avait permis au prince de la voir tous les jours chez Felipone; mais, depuis le blocus, leurs entrevues avaient été plus rares et plus difficiles, Felipone étant, non pas soupçonné, mais surveillé.

Felipone marquant quelque étonnement de me voir, on lui expliqua ma présence, et on me présenta à lui comme un ami de plus à faire évader.

—Ah oui-da! dit-il en me regardant avec bienveillance: c'est notre jeune peintre, l'habitant du casino, le bien-aimé de…

Je mis ma main sur la sienne, il sourit et se tut.

Un instant après, comme le prince et le docteur causaient ensemble, je pus dire à l'oreille du fermier:

—Comment va-t-elle? pouvez-vous me le dire?

—Bien, bien, jusqu'à présent, répondit-il; mais elle ira mal demain, quand elle vous saura parti.

—Croyez-vous que je puisse la voir ce soir?

—Non! Impossible de circuler dans les jardins; les carabiniers sont partout.

—Mais vous, êtes-vous bloqué aussi?

—Non; je pourrai aller demain à la villa Taverna. Que lui dirai-je de votre part?

—Que je reste et que j'attends sa guérison, car elle est ma femme devant Dieu!

—À la bonne heure! mais si j'y consens, dit l'aimable homme en riant, car je suis la clef du terrazzone, moi, et pour que vous ne mouriez pas d'étisie, il faudra bien que je vous fasse passer des vivres. Allons! c'est une affaire arrangée. Je n'aime pas madame Olivia, qui est une personne sofistica, mais vous, je vous aime, à cause de la Daniella, qui est ma filleule, et une sainte fille, monsieur, une fille que le monde ne connaît pas, et que vous faites bien d'aimer en galant homme.

Je vous laisse à penser si, à partir de ce moment, je me sentis de l'amitié pour le bon Felipone. C'est un homme gras et court, à figure ronde et à chevelure crépue et frisottée. Sa face rit toujours, môme en disant des choses sérieuses; mais ce rire n'est pas celui de l'hébétement; c'est une gaieté optimiste et sympathique. J'en voulus intérieurement au docteur de tromper cette âme ouverte et confiante. Il est vrai qu'il pouvait pallier son tort à sa manière, en alléguant l'impossibilité de troubler, par des soupçons, la quiétude bienveillante de cette heureuse nature d'homme.

—Allons prendre le café au salon, nous dit le prince en se levant. Et vous, mes amis, dit-il à ses gens, mangez bien et ne buvez pas beaucoup; nous avons des précautions à prendre pour sortir d'ici, et une longue route à faire sans débrider.

—Ah ça! dit Felipone en s'asseyant sur un des fauteuils qu'il avait prêtés à ses hôtes, tout est bien convenu? J'ai amené moi-même le cheval de la signora, elle viendra ici sur mon bidet, que je prendrai ensuite pour vous accompagner, car je ne veux pas vous quitter avant que vous soyez hors de danger.

Et, comme je m'étonnais de la présence de ces chevaux qu'il me semblait plus logique de ne prendre que dans la campagne on m'expliqua qu'au bas de la galerie souterraine qui descend sous l'allée de cyprès, il y avait de l'eau, en ce moment, jusqu'à mi-jambes.

—Quand nous serons là, je vous prendrai en croupe sur mon bidet, dit
Felipone; il est de force à porter double charge.

—Vous oubliez, lui dis-je, que je ne pars pas, moi!

—Vous ne partez pas? répéta le docteur.

—Vous ne partez pas? s'écria le prince.

—Non, reprit Felipone, et il a raison. Je me charge de lui jusqu'à nouvel ordre; mais il ne refuse pas de vous accompagner avec moi un bon bout de chemin, car les amis sont les amis, et, s'il y a quelque groupe de carabiniers en travers de votre fuite, il est bon d'être en force.

—Non, non! dit le prince. Pourquoi l'exposer à des dangers?…Je ne veux pas!

Je le priai de ne pas formuler un refus blessant pour moi. Je sentais bien que l'honneur me déliait de mon serment envers Daniella. L'amour ne peut pas prescrire une lâcheté. Je m'expliquai si nettement sur le plaisir que j'éprouvais à faire mon devoir en cette circonstance, que le prince céda, en me serrant cordialement la main.

—Je vous verrai avec regret revenir ici, me dit-il. La situation n'est pas bonne pour vous. Tant que nous y sommes, mon frère le cardinal maintient sa défense de laisser pénétrer dans le château; mais dès qu'il nous saura partis, il se fera volontiers arracher la permission de faire ouvrir les portes. On s'emparera de vous, et il entrera fort bien dans les idées de mon frère de vous sacrifier. Vous pourrez bien alors expier, par une captivité plus dure que celle de Mondragone, la hasard qui nous y rassemble.

—Ne craignez rien, Excellence, dit Felipone; je le logerai ici: il gardera les meubles, et je m'arrangerai, d'ailleurs pour qu'on le croie parti avec vous. Si on fait alors une visite de police dans le château, tant mieux; je réponds de lui, s'il quitte le casino pour le terrazzone.

—Je m'abandonne à vous, répondis-je; je ferai ce que vous voudrez, pourvu que je reste.

XXXVIII

Le café fut exquis et les cigares de contrebande de premier choix. Tout en fumant, nous échangeâmes quelques mots sur la politique, chapitre qu'il est impossible de ne pas aborder, dès qu'un lien de sympathie met quelques hommes en rapport les uns avec les autres. J'évitai pourtant d'avoir une opinion qui pût blesser celle de mes hôtes. J'étais plus curieux de savoir la pensée de ces Italiens bannis et persécutés que désireux de faire prévaloir la mienne.

Je remarquai, au bout d'un instant, que le prince et le docteur n'étaient nullement d'accord sur les moyens de sauver l'Italie. Plus logique et plus courageux d'esprit que son ami, le docteur voulait renverser les vieux pouvoirs. Le prince, aussi hardi de caractère que timide de principes, ne s'en prenait qu'aux abus, et rêvait un retour à l'Italie de Léon X et des Médicis, sans vouloir avouer que ces abus avaient pris d'autant plus d'essor et de licence que Rome et Florence avaient eu plus d'éclat, d'artistes, de luxe et d'aristocratie. Quant à son gouvernement napolitain, il en parlait avec horreur et mépris, mais sans pouvoir admettre l'idée de remplacer l'autorité absolue par une constitution démocratique. Il avait vu la populace de son pays se faire l'exécuteur des hautes oeuvres de la tyrannie, et il ne pouvait sacrifier la répugnance trop fondée du fait à l'enthousiasme du principe. J'en concluais, en moi-môme, que là où des natures bienveillantes et sincères comme celle de ce prince avaient le peuple en aversion, c'était la faute du peuple et qu'un critérium de l'état de maturité de la démocratie d'un pays devrait être la confiance qu'elle inspire aux esprits élevés ou aux coeurs aimants. On pourrait dire à un peuple: «Dis-moi de qui tu es aimé, et je te dirai qui tu es». Je crois que de Maistre a dit «qu'un peuple a toujours le gouvernement qu'il mérite d'avoir».

Du reste, en défendant la légitimité des droits et privilèges de la noblesse et de la royauté, le prince tombait dans l'inconséquence de faire gracieusement bon marché des siens propres, devant la supériorité de l'esprit, du talent et de la science. Il alla même jusqu'à dire avec un air de candeur modeste, que j'étais quelque chose de plus que lui, parce que j'avais du talent, tandis qu'il ne savait que danser, improviser sur la guitare et monter à cheval. Je ne me laissai pas enivrer à la fumée de cet hommage que j'ai entendu déjà décerner par les nobles et les riches bien élevés, aux moindres artistes. C'est une banalité de bon goût, dont ils ne pensent pas un mot, et qui ne leur coûte pas plus que de dire des choses galantes aux femmes laides et vieilles. Cela fait partie de leur savoir-vivre et du charme de leurs grandes manières.

Il serait possible, pourtant, que ce prince fût de bonne foi jusqu'à un certain point dans sa modestie. Il n'a rien de la perfidie moqueuse contre laquelle un plébéien prudent doit toujours être en garde. Il est d'une inconséquence naïve et me fait assez l'effet de ces grands seigneurs français du siècle dernier, qui portaient aux nues les écrivains philosophiques, mais qui ne devaient jamais accepter la résultante de leurs idées. Quant au docteur, c'était une autre théorie, plus logique à certains égards, mais qui péchait en sens inverse. Démocrate par naissance et par sentiment, il avait eu, dès sa première jeunesse, son rêve d'héroïsme, et il avait fait ses preuves de bravoure et de dévouement absolu à la patrie; mais, dans son âge mûr, il me semble avoir contracté ce que j'ose appeler les vices des héros: l'intempérance dans la volupté et l'immoralité égoïste des passions brutales. Le prince impatienté de l'entendre parler des vertus républicaines, lui reprochait, en homme qui le connaissait bien, d'être bon, vaillant et dévoué par tempérament et non par principe; d'avoir la conscience large à certains égards; par exemple d'être capable de trahir son meilleur ami pour lui prendre sa maîtresse ou lui débaucher sa femme; de préférer la table à l'étude de la science; de croire à peine en Dieu; enfin, de ne pas valoir mieux que lui-même.

A quoi le docteur répondait que les vertus républicaines n'avaient rien de commun avec les vertus privées; que l'on ne devait même pas exiger d'un glorieux patriote l'étroite moralité d'un bon bourgeois; qu'il fallait tout pardonner (il disait presque tout permettre) à celui qui sauvait la patrie avec l'épée ou avec la parole; enfin que la grande affaire des Italiens n'était pas d'être sages et réguliers dans leurs moeurs, mais d'être braves et de chasser l'étranger. Soyons Italiens d'abord, et puis nous tâcherons d'être hommes!

Il me semblait qu'il mettait la charrue devant les boeufs et que pour reconstituer une patrie, il eût fallu d'abord être capable de constituer une société.

La discussion ne fut pas assez longue pour m'ennuyer; elle le fut assez pour me permettre de lire clairement dans l'âme de ces deux hommes à qui l'excitation d'un bon repas donnait le besoin de se résumer. Le prince, après avoir fumé son cigare, sortit de son sofa et de sa position horizontale pour s'inquiéter de l'heure, des apprêts du départ et de la dame de ses pensées qui n'arrivait pas, et pour laquelle il avait fait servir une espèce d'ambigu sur la table nettoyée et couverte de fleurs.

—Il n'est que dix heures, lui répondit le docteur en s'asseyant au piano. Elle viendra dans une heure au plus tôt. Voulez-vous, pour vous, faire prendre patience, que je vous joue mon étude de Bertini?

—Allez, je vous écoute, dit le prince, qui se recoucha et s'endormit.

Felipone, qui admire le docteur en toutes choses, s'approcha et colla son oreille sur l'instrument pour mieux entendre. Le docteur joua avec aplomb, avec un bon rhythme et un bon sentiment, mais en faisant, sans sourciller, les plus épouvantables fautes d'harmonie, le tout avec la spontanéité d'instinct et l'absence de méthode qui caractérisent beaucoup d'Italiens, et lui en particulier. Je ne pus m'empêcher de lui dire qu'il avait un talent merveilleux pour un homme qui ne se doutait pas de la musique. Il prit fort bien la chose, se mit à rire, avoua qu'il avait la passion d'entendre des sons et de taper en mesure sur quelque chose qui fait du bruit; puis il se mit à chanter avec volubilité tous les récitatifs comiques de la Cenerentola, passa au Don Juan, de Mozart, et, emporté par le menuet du finale du premier acte, il dansa et mima avec Felipone, qui se prêtait à sa fantaisie sans y entendre malice, la scène de Mazetto avec Leporello. Le bon paysan essayait de sauter et de faire des passes, le docteur le bousculait, l'étourdissait et pensait à la Zerline dont il était le don Juan.

Tartaglia qui, malgré le pilori où on l'avait perché, avait réussi à manger comme Gargantua, se sentit tellement électrisé par la belle musique et la belle danse du docteur, qu'il se mit à imiter tantôt la clarinette, et tantôt le basson, avec un grand succès. On l'applaudit, mais on lui refusa l'échelle pour descendre.

J'avais quitté le salon, où le prince dormait au bruit des chants et de la danse, pour crayonner, selon son désir, un aperçu de la scène bizarre à laquelle les lourds piliers blafards et les sombres voûtes déjetées de l'édifice servaient de cadre. Je cherchais un endroit d'où je pusse voir les groupes principaux bien éclairés, les valets assis par terre autour d'un dîner copieux dont on ne devait pas conserver les restes, les maîtres groupés au fond, et Tartaglia enchâssé comme un saint dans sa niche. J'aurais voulu pouvoir arranger les chose de manière à compléter l'originalité presque énigmatique de cette composition, par la présence des chevaux au premier plan; mais c'était impossible, ils étaient placés trop au-dessous du sol.

Comme je les regardais du haut de l'escalier, je vis qu'il y en avait maintenant une douzaine. Je fus frappé de la beauté de la tête et des jambes de l'un de ces animaux, et je descendis quelques marches pour l'examiner. Il me semblait l'avoir déjà vu; mais la physionomie d'un cheval ne vous reste pas présente comme celle d'un homme, et, d'ailleurs, il avait le corps couvert d'un grand manteau. Je ne cherchai pas beaucoup à débrouiller ce souvenir. Je me mis à dessiner ce que mon oeil pouvait embrasser dans la composition fortuite du tableau.

Pendant que j'étais ainsi occupé, deux femmes étaient arrivées: l'une était la fermière des Cyprès, l'épouse de Felipone, la Zerline du docteur, et, comme je le savais déjà par Daniella, l'ancienne amie, la Vincenza de Brumières; une petite femme brune, pâle et dodue, assez jolie et très décidée.

L'autre était la dame voilée, tout en noir, la taille cachée sous un mantelet court, et relevant sur son bras une longue jupe d'amazone qu'elle devait rabattre pour chevaucher. Son petit chapeau de velours noir, couvert d'un voile de dentelle mis en double, était un chapeau de ville ordinaire. Elle paraissait arrangée de manière à pouvoir fournir une course à cheval et voyager ensuite en voiture sans être forcée de changer de costume. Elle était donc si bien empaquetée, qu'il me fut impossible de voir si elle était belle ou laide, vieille ou jeune. Son nom ne fut pas prononcé une seule fois autour de moi. Les domestiques et Felipone lui-même semblaient feindre de l'ignorer: c'était la signora, rien de plus.

Le prince l'avait conduite au fond de la Befana et la servait lui-même. Elle mangeait, la face tournée vers la fontaine. Sans doute elle avait relevé son voile; mais, eussé-je été curieux de voir ses traits, la délicatesse me prescrivait de ne plus remettre les pieds au salon, et de rester à la distance où j'étais, distance assez considérable pour ne pas me permettre de distinguer le son de sa voix au milieu de celle des autres.

Le prince apprécia mon savoir-vivre et vint m'en remercier. Il attendit que mon croquis fût terminé, puis il me demanda si j'avais des armes au casino et si je ne jugeais pas à propos d'aller les chercher.

—Vous savez le chemin, à présent, me dit-il, et vous n'aurez qu'à sonner pour rentrer dans notre citadelle. Je vais vous montrer le secret de la clochette.

Je lui montrai, moi, la seule arme que je possède, mon fidèle casse-tête, qui, dans une lutte corps à corps, me semblait la défense la plus sûre.

—Vous savez pourtant vous servir d'un fusil ou de pistolets, au besoin?

—Oui, j'ai chassé.

—Eh bien, au besoin nous vous donnerons des armes. Mais êtes-vous bien décidé à nous escorter? Felipone dit qu'infailliblement nous rencontrerons au moins quelques gens armés avant de gagner les taillis qui conduisent à Tusculum, et il fait un clair de lune désespérant. Il nous faudra passer au milieu de l'ennemi, coûte que coûte…

—C'est pour cela que, pouvant vous être utile, moi qui vous| dois la liberté, et peut-être la vie, je suis très décidé à vous escorter, que vous le désiriez ou non.

—Mais il y a pour vous un autre péril à prévoir. Il vous faudra revenir et rentrer ici. Felipone répond de vous ramener sans encombre à votre gîte; mais je crains, moi…

—Mais alors ceci regarde Felipone et non Votre Excellence. Il est inutile qu'elle s'en préoccupe. J'irai seulement reconduire au casino ce pauvre diable de Tartaglia, à qui je rendrai la liberté quand vous serez partis, puisque sa présence autour de vous cause quelque inquiétude.

—Oui, je l'avoue, je ne saurais partager votre confiance. Qu'il vous soit attaché, c'est possible, mais il n'a pas de raisons pour ne pas nous glisser entre les jambes et aller avertir l'ennemi de nous poursuivre. Il aurait même de fort bonnes raisons pour le faire; d'abord la récompense attachée à notre capture, ensuite le plaisir de se venger de la triste figure qu'il fait en ce moment parmi nous.

—Pourtant, le danger auquel il m'exposerait moi-même en vous trahissant, serait une garantie de sa fidélité. Mais je n'insiste pas, car, après tout, il n'est pas de ceux dont on peut répondre sur son propre honneur. Ainsi, je vais le conduire au casino?

—Non pas! Du casino, il pourrait avertir ceux qui nous gardent.

—Il est brouillé avec la police, qu'il a mal servie en me servant trop bien!

—Oh! alors, raison de plus pour lui de rentrer dans ses bonnes grâces, de parlementer, et de mettre l'ennemi sur nos traces, sauf peut-être à se faire promettre votre liberté en même temps que la sienne. Il nous a entendus causer, il sait quelle route nous prenons. Non, croyez-moi, il est bien où il est. Il passera quelques heures dans sa niche; il peut s'y coucher, et il aurait beau crier, personne ne pourrait l'entendre articuler une parole.

—Ne vous y fiez pas, on entend chaque note de votre piano.

—Oui, du casino, mais non pas du terrazzone. Il faut être placé plus haut que l'ouverture supérieure des cheminées; et, comme en ce moment nous désirons faire un bruit qui attire et concentre l'attention des carabiniers de ce côté-ci, pendant que nous quitterons la place, vous allez voir qu'il faut un grand vacarme pour qu'il s'en échappe seulement un peu au dehors. Voyons, il est bientôt minuit, préparons-nous!—Mes amis, cria-t-il à ses gens, voici le moment de plier bagage et de brider les chevaux.

—Oui, oui, s'écria le docteur en arrivant vers nous. Orlando, mon bijou, beaucoup de feu et de fumée dans les cheminées; et vous, mes amours, Antonio, Carlino, Giuseppe, tutti! concert d'instruments, chants, danses et tapage!

En parlant ainsi, le docteur s'empara de deux couvercles de casseroles, dont il se fit des cymbales.

—Tapage! tapage! s'écrièrent les valets en s'armant, qui d'un tonneau défoncé dont il se faisait une grosse caisse, qui d'un sifflet, et qui du reste de la batterie de cuisine. On chantait, on criait, et tout cela en s'agitant pour fermer les porte-manteaux et seller les montures que ce vacarme mettait en danse, surtout le beau cheval noir que j'avais remarqué. En un instant, ce charivari d'adieux à la Befana de Mondragone devint une ivresse. Tous ces Italiens sont adroits, agiles et doués de ces grâces comiques, si rares chez nous, où le grotesque est presque toujours laid. La scène des derniers préparatifs fut un ballet général de toute la force des jambes, accompagné de choeurs de toute la force des poumons.

Felipone riait à se tenir les flancs, tandis que le docteur embrassait la Vincenza plus qu'il n'était besoin pour prendre congé. Le prince chantait la messe en se faisant mettre son paletot et ses grandes bottes par Giuseppe, qui l'habillait en mesure et en sautant d'un pied sur l'autre. Le docteur soufflait dans une tige de roseau en imitant la flûte et en s'arrosant fréquemment le gosier d'un reste de liqueur. La signora, elle-même, comme prise de vertige, frappait le piano d'une mazourque échevelée. Tartaglia, voyant qu'on le laissait là, se lamentait avec de grands gestes qui lui donnaient l'air d'un capucin en chaire; mais sa voix, étouffée par le bruit général, réduisait son éloquence à l'effet d'une pantomime pathétique.

Je n'étais pas bien persuadé de l'utilité de cette bacchanale. Je savais que la fumée des cuisines donnait aux carabiniers l'envie de fuir et de se disperser, plutôt que l'idée de se resserrer autour du château. C'était une imprudence gratuite que de leur apprendre l'existence d'un refuge réputé, jusqu'à ce moment, inaccessible; mais il n'y avait pas moyen de se faire entendre, et je pris mon parti de chanter comme les autres l'heure du départ. J'étais électrisé par cette gaieté, à l'approche d'un combat regardé comme inévitable.

Enfin, le silence se fit. Tout était prêt.

—Maintenant, dit le docteur, pas un mot, et en route.

Je pus m'approcher de Tartaglia et lui dire de compter sur mon prompt retour. Nous descendîmes l'escalier, et le prince, ayant mis son héroïne en selle, fit la revue de sa petite troupe. Il fut convenu qu'on se placerait de suite dans l'ordre de marche, et que chaque cavalier s'y tiendrait et garderait ses distances avec une précision militaire. Le docteur se plaça en tête avec le cuisinier Orlando, qui réclamait ce périlleux honneur par droit d'ancienneté. Giuseppe, valet de chambre du prince, avec Antonio, domestique du docteur, se mirent au second rang. Le prince et la signora marchaient ensuite; puis le petit groom Carlino et le gros marmiton suivaient comme deux pages. Je venais le dernier, portant en croupe Felipone, qui devait nous quitter à la ferme et prendre de là, à ciel ouvert, un chemin plus court pour s'en aller devant en éclaireur. Sa femme eut l'honneur de faire le trajet, jusque chez elle, en croupe derrière le docteur. Nous étions donc dix, en comptant la dame voilée, et en ne comptant pas la Vincenza, qui ne devait pas nous suivre au-delà de la ferme. |

Ne connaissant pas les êtres, je ne compris pas beaucoup le plan que j'entendais adopter. Nous nous engageâmes, sans bruit et au pas, dans la galerie qui était jonchée de litière. C'est un couloir assez large et assez haut pour donner librement passage à deux cavaliers de front. Il est tout entier creusé dans le tuf tendre et compacte, comme les catacombes romaines. Sa pente, qui suit celle du terrain, est si rapide, que, sans la paille, nos chevaux eussent eu de la peine à ne pas glisser; mais leur marche devint plus difficile quand nous rencontrâmes les longues flaques d'eau dont Felipone nous avait parlé. C'était la fin de l'inclinaison du terrain. Felipone sauta dans l'eau, prit sa grosse petite femme dans ses bras, et disparut par une ouverture latérale qui aboutit à la cave de sa maison.

Nous continuâmes à avancer lentement dans le chemin couvert qui se prolonge en dehors du parc, assez loin sous la campagne. Orlando portait une torche en avant. Malgré l'humidité de certaines parties de la galerie, la rareté de l'air rendait la chaleur étouffante; le trajet durait depuis un grand quart d'heure.

Tout à coup nous nous trouvâmes dans l'obscurité. Orlando avait éteint le flambeau; il avait aperçu au loin devant lui un faible rayon de lune, qui fut bientôt visible pour nous tous. On fit halte. On était arrivé à une petite chapelle abandonnée, à demi-cachée sous les atterrissements et qui s'ouvre sur la campagne, dans une prairie située entre Mondragone et les Camaldules.

Cette immense galerie souterraine, récemment découverte et déblayée par Felipone, avait donc pour portique une construction fermée, dépendante de sa régie et dont il avait les clefs, sans que personne soupçonnât encore la brèche qu'il y avait faite à l'intérieur pour communiquer avec le souterrain. Il se trouvait arrivé là avant nous, et tenait le passage ouvert, tandis que Gianino, l'aîné de ses neveux, montait la garde dans la prairie.

Nous mîmes pied à terre, et nous traversâmes la chapelle en tenant nos chevaux par la bride. Le pavé était, là aussi, couvert de litière. Cette sortie s'effectua sans bruit, sous les grands arbres fruitiers qui ombragent le petit édifice.

On se remit en selle dans le plus grand silence. Felipone prit, dans les buissons, un petit cheval pareil à celui que je montais, et qui avait été amené là d'avance, sous apparence de pâture. Il n'avait pour selle qu'une couverture, avec des étriers de corde attachés au surfaix. Le fermier l'enfourcha lestement et passa devant, après nous avoir dit de lui laisser environ dix minutes d'avance sur le chemin. Le docteur connaissait parfaitement la direction à suivre.

XXXIX

Jusque-là, je ne m'étais guère rendu compte de ce que nous faisions. S'échapper un à un, ou deux à deux, sans bruit, en se donnant rendez-vous quelque part pour monter à cheval et fuir ensemble loin de la portée des carabiniers, m'eût semblé plus raisonnable que de sortir en corps de cavalerie; mais, en regardant le site que nous traversions, et en me rappelant celui que nous avions à traverser, je vis que nous agissions pour le mieux.

D'abord, notre évasion à cheval était un fait si invraisemblable, que, même en rencontrant de près notre petite troupe, les surveillants devaient hésiter à reconnaître en nous les captifs de Mondragone. Et puis, le terrain que nous traversions était la continuation la plus favorable du chemin couvert. Ce n'était probablement pas par hasard que la chapelle s'ouvrait au seuil de cette petite gorge étroite et ombragée, dont le fond était envahi par une herbe marécageuse où le pas des chevaux ne soulevait pas de bruit et ne devait pas laisser de traces. Ces circonstances avaient dû être mises à profit, au temps où l'on avait ménagé cette sortie mystérieuse à la forteresse de Mondragone.

A cette époque, tout le trajet que nous avions à faire avant de sortir du territoire de Monte-Porzio était probablement couvert d'arbres. Je me souvins que nous devions passer par Tusculum, dont les sommets sont maintenant entièrement nus, et que là, probablement, nous aurions à traverser, à toute bride et de vive force, un poste de gendarmerie. Je portai la main aux fentes de ma selle et m'assurai qu'elles étaient garnies de pistolets. Je m'arrangeai de manière à m'en servir librement au premier signal.

Felipone, parti en éclaireur, revint nous dire de continuer au pas sur le chemin sablonneux qui laisse les Camaldules à gauche et qui monte en droite ligne sur Tusculum. Il n'avait rencontré ni aperçu personne; le passage était libre, et l'allure lente et calme était préférable à l'irruption brusque au galop, du moins jusqu'à nouvel ordre.

Nous traversâmes donc, sans hâte et sans encombre, la partie découverte du chemin frayé qui s'ouvrait devant nous, et nous gagnâmes, sans être signalés, le taillis à pic de la gorge située sur les derrières du théâtre de Tusculum.

Là, nous étions de nouveau complètement à couvert; le chemin étroit, très-uni, mais rapide, ne nous permettait plus d'aller deux de front. Chacun arma le pistolet ou la carabine dont il était muni et eut l'oeil sur sa droite; à gauche, il n'y avait que le ravin.

Le paysage étroit et tourmenté que nous arrivâmes à dominer était, à la clarté voilée de la lune, d'une tristesse morne. Ce chemin, déjà si mélancolique durant le jour, prend, la nuit, un air de coupe-gorge qui eût pleinement satisfait Brumières.

Ce bois a été le faubourg de Tusculum, et le chemin qui le traverse est, comme je vous l'ai dit ailleurs, une voie antique; circonstance assez grave pour nous, car les pieds de nos chevaux commencèrent à résonner sur les polygones de lave, qui furent jadis le pavé des rues de la ville latine. Nous parvînmes néanmoins au pied de la croix qui marque le sommet de la citadelle tusculane, au milieu d'une solitude absolue. Là, nous nous arrêtâmes pour examiner le revers de la montagne que nous avions à descendre. Sur ce plateau découvert, nous étions abrités par l'ombre épaisse du massif de roches qui supporte la croix.

Je regardai la magnifique vue que j'avais contemplée au soleil couchant, le théâtre antique où, pour la première fois, j'avais rencontré sous un habit de moine, ce docteur qui m'entraînait maintenant dans les périls de sa vie aventureuse, et les silhouettes, argentées par la lune, qui dentelaient l'horizon. C'étaient les sommets et les vallées que le berger Onofrio m'avait nommés, et, pour ne les avoir examinés qu'une fois, je connaissais déjà si bien le relief géographique du pays environnant, que j'eusse pu m'orienter tout seul et m'égarer fort peu.

Nous avions forcément rompu nos rangs pour nous abriter le long du rocher, pendant que Felipone descendait en avant pour faire une nouvelle reconnaissance. Je souffrais de voir cet excellent homme s'exposer tout seul pour les autres, et je demandai à l'accompagner. Le prince s'y opposa.

—Nous ne prenons pas ces précautions pour nous, dit-il à voix basse. Nous avons une femme avec nous; c'est pour elle seule que nous sommes si prudents; c'est pour elle que je consens à exposer Felipone. Si je connaissais les chemins, je prendrais sa place; mais je ne les connais pas, et c'est assez d'un homme en danger.

—Felipone sert la patrie, dit le docteur, puisqu'il favorise l'évasion d'un patriote comme moi. S'il est assassiné, ce sera mourir au champ d'honneur!

Et, après ce mouvement d'égoïste enthousiasme, le beau gros docteur ajouta, avec un cynisme sentimental:

—S'il ne revient pas, je jure de ne pas abandonner sa femme.

—Ne parlons plus, dit le prince. Malgré nous, nos voix s'élèvent.
Silence tous, je vous en prie!

—Il serait désagréable d'être surpris et massacrés, pensai-je, pour d'aussi mauvaises paroles que celles que le docteur vient de dire.

Nous restâmes immobiles. Je me trouvai auprès de la dame voilée, dont le cheval, peu soucieux de l'ordre qui venait d'être donné, chassait avec bruit l'air de ses naseaux. Je pensais aussi, à propos de cette dame, qu'elle ne valait peut-être pas le mal que nous nous donnions et le péril qu'affrontait en cet instant le brave fermier des Cyprès. Pour nouer un intrigue avec un ex-viveur qui n'était ni beau, ni jeune, ni bien portant, il fallait qu'elle fut un peu dans les mêmes conditions, ou qu'elle eût un intérêt de vanité ou de cupidité à s'enfuir avec lui.

Cette mystérieuse amazone me parut une personne nerveuse, impatiente de l'immobilité où il fallait se tenir. Elle tourmentait la bouche de son cheval et l'empêchait de se rasseoir. Deux ou trois fois elle le fit sortir de la ligne d'ombre qui nous protégeait, et cette inquiétude hors de propos m'impatienta moi-même.

Dans l'attente d'un absent en péril, les minutes semblent des heures. Je pouvais me condamner au rôle de statue, mais non empêcher mon coeur de battre et mon oreille de s'alarmer des moindres bruits. La nuit était si calme et l'air si sonore, que nous entendîmes sonner la demie après minuit à l'horloge des Camaldules. La chouette, perchée sur une colonne du théâtre antique, répondait d'un ton aigre à un appel plus éloigné et plus aigre encore. Puis nous entendîmes une voix d'homme qui chantait vers le fond de l'humide vallée noyée dans la brune. Ce n'était pas la chanson du voyageur attardé qui éprouve le besoin de rompre autour de lui l'effrayant silence de la solitude: c'était comme un cantique lentement phrasé par une personne en prières. Aucune émotion dans cette voix mâle et douce dont le calme contrastait avec nos muettes perplexités.

Enfin Felipone reparut.

—Tout va bien, nous dit-il. Marchons.

—Mais ce chanteur de cantiques, lui dit le prince, l'entends-tu?

—Très-bien, et je connais sa voix. C'est un pieux berger qui chante sa prière, comme les coqs, à minuit. Mais écoutez-moi. J'espérais que le brouillard monterait, et nous permettrait de prendre le galop sur la grande route; mais il ne fait que ramper à un pied de terre, et il nous nuit plus qu'il ne nous rend service. Je vous engage donc à ne point passer par Marino, mais à descendre par la traverse à Grotta-Ferrata. De là, nous gagnerons Albano par la rive du lac qui sera à notre gauche. Le chemin sera plus long, quoique plus direct. Il est moins uni, et vous irez moins vite; mais nous serons presque toujours à couvert, et le pays est si sauvage, que, si nous y faisons quelque rencontre, ce sera avec les voleurs, gens bien préférables, pour nous, aux carabiniers.

—Accordé, dit le prince; marchons!

Nous descendîmes Tusculum à vol d'oiseau, à travers un vaste champ en jachère qui s'est couvert de réséda, et dont le parfum violent commençait à donner des étourdissements au prince lorsque nous en sortîmes, en passant dans un ruisseau qui nous remit sur le chemin frayé.

Ces petits chemins encaissés, bordés de haies en pleine liberté de croissance, rappellent assez, au clair de lune, les traînes de mon pays. Au jour, cette pensée ne m'était pas venue, à cause de la différence des plantes fleuries qui en tapissent les talus; mais, la nuit, les mouvements de ces petits sentiers ondulés, souvent traversés d'eaux courantes à fleur de terre, et ombragés de folles branches qui vous fouettent la figure, me rappelèrent ceux où, dans mon enfance, je faisais délicieusement et littéralement l'école buissonnière.

Nous marchions un à un, trottant, galopant ou reprenant le pas, selon les facilités ou les difficultés du terrain. Après Grotta-Ferrata, nous nous engageâmes dans une voie de traverse, au milieu des bois de châtaigniers, assez profondément encaissée entre les hauteurs de Monte-Cavo (Mons Albanus) et celles qui encadrent le lac d'Albano. Dans cette région sauvage, nous ne fîmes d'autres rencontres que celles de couleuvres monstrueuses, qui s'ébattaient sur le sable des sentiers et qui fuyaient à notre approche. Le docteur, dont l'humeur guerroyante s'irritait de n'avoir eu aucune prouesse à faire, descendait de temps en temps de cheval, en dépit des représentations du prince, pour couper en deux, avec son coutelas de voyage, ces reptiles inoffensifs.

Au bout d'une heure de marche environ, il nous fallut, pour aller plus vite, mettre tous pied à terre dans une descente presque à pic. Chacun conduisait et soutenait son cheval par la bouche. Seule, la dame voilée, resta sur le sein, dont le prince prit la bride. J'étais en ce moment derrière eux et pour ainsi dire sur leurs talons, le terrain ne me permettant pas de faire reculer mon poney romain, déjà très-impatienté de ce mauvais chemin.

La dame, penchée sur le pommeau de sa selle, parlait à voix basse avec son illustre amant. La voix de celui-ci étant moins souple et ne pouvant se tenir à ce diapason, j'entendis qu'il s'obstinait à la conduire, et je compris qu'elle insistait pour aller seule. Je compris aussi pourquoi elle désirait le dispenser de cette fatigue. Il n'en avait pas la force; la vigueur de ses bras et de ses jambes n'était pas en rapport avec son dévouement. En outre, il a la vue basse et les allures gauches. Il trébuchait à chaque pas et menaçait d'entraîner, dans sa chute, le cheval auquel il se pendait plutôt qu'il ne le soutenait.

Je n'osais offrir de le remplacer, et pourtant je voyais approcher le moment de la catastrophe. Elle fut heureusement sans gravité; le prince tomba assis sur un talus; le cheval chercha un instant son équilibre, le retrouva par un écart, et, pressé par l'amazone habile qui le dirigeait, arriva au fond du ravin, pour repartir, en bondissant, sur une montée aussi rapide que la descente.

—Non! non! je n'ai aucun mal, me dit le prince, que je m'étais empressé de remettre sur ses pieds. La signora est d'une pétulance! Je vous en prie, mon cher, suivez-la. Ces chemins sont très-difficiles, et elle ne s'en méfie pas assez.

Je rendis la main à Vulcanus, c'est le nom du poney que Felipone m'avait prêté, et, dépassant ceux qui marchaient devant, j'atteignis la dame voilée et lui fis part, sans trop me soucier de lui être agréable ou non, des inquiétudes du prince. Elle ne me répondit pas; mais son cheval, comme s'il eût reconnu ma voix, se mit à me parler par ce demi-hennissement qui expriment la satisfaction chez ces nobles bêtes; et, chose très-bizarre, comme si le langage des animaux m'eût été soudainement révélé, comme si j'eusse compris par une intuition mystérieuse ce que me rappelait celui-là, je le reconnus enfin, et retrouvai tout à coup son nom et le souvenir du service qu'il m'avait rendu. Aussi lui répondis-je gaiement, sans hésiter et sans me soucier d'être très-ridicule:

—Tiens, c'est toi, brave Otello?

—Oui, c'est Otello, répondit la dame voilée: n'aviez-vous donc pas reconnu celle qui le monte?

—Miss Medora! m'écriai-je stupéfait.

—Approchez-vous davantage, dit-elle, et causons pendant que nous le pouvons. Les autres sont loin derrière nous. Ne me faites pas de sermons, c'est inutile. Je suis déjà assez mécontente de ma situation. Sachez, en deux mots, mon histoire, comme je sais la vôtre. Je vous ai aimé, vous êtes le seul homme que j'aie aimé. Vous m'avez haïe; par dépit, j'ai voulu aimer mon cousin Richard. Cela m'a été impossible. Il s'en est aperçu, il s'est piqué, il s'est éloigné. Nous avons quitté Florence au bout de quelques jours, et nous avons reçu, à Rome, la visite du prince, alors caché à Frascati, ce qui ne l'empêchait pas de venir me voir avec beaucoup de hardiesse. Cette hardiesse, cette situation aventureuse où il se trouvait, ont augmenté l'intérêt et l'amitié que j'avais pour lui, car il y a deux ou trois ans que je le connais et qu'il me fait la cour quand nous nous rencontrons. Je voulais, je veux me marier, et surtout me marier sans amour, uniquement pour avoir une position sociale et m'étourdir dans le monde. Je n'étais plus heureuse avec ma tante. Elle est folle; elle était devenue jalouse de la très-mince amitié filiale que j'accorde à son mari. Je n'ai pu supporter l'ombre d'un soupçon. J'ai quitté sa maison au premier mot d'aigreur. Le prince était, de nouveau, passionnément épris de moi. Il est moins riche que je ne le suis; mais il a un nom magnifique, de l'esprit, de l'usage et du coeur. Je ne dépends que de moi-même; mais, par égard pour lord et lady B***, je leur en écrivis. Ma tante vint me voir, me supplia de retourner chez elle et d'abandonner ce projet de mariage. Elle trouvait le prince trop vieux et trop laid; elle parlait même d'user, pour m'en détourner, d'une autorité qu'elle n'a pas. C'est ce qui acheva de me décider. Le soir même de cette explication, qui avait été assez vive, je fis dire secrètement au prince que j'allais le rejoindre à Frascati. J'espérais vous y voir. Je ne savais rien de vos aventures, je ne les ai apprises que par le prince, qui les tenait de Felipone. J'aurais pu les apprendre de Tartaglia, si je ne m'étais tenue assez bien cachée à Frascati pour me soustraire à la vue de ce bavard. Je sus, au bout de quelques jours, que lord B*** agissait en vain. Vous deviez, par l'ordre du cardinal ***, rester prisonnier à Mondragone ainsi que son frère. C'est une leçon qu'il voulait donner à ce dernier, pour le dégoûter de revenir à Rome, et dont vous receviez le contre-coup. Quand je reconnus l'impossibilité de communiquer avec vous et de vous porter secours, même au moral, puisque vous étiez toujours engoué de cette petite Daniella, je me confirmai dans la résolution d'épouser le prince et de fuir avec lui. Afin que lady Harriet et son mari ne vinssent pas à compromettre cette fuite en me cherchant, je leur ai écrit, ce matin, que nous partions pour le Piémont, où nous devons nous marier, et j'ai confirmé le prince dans le désir qu'il avait de favoriser votre évasion, en le priant toutefois de ne pas me faire reconnaître de vous. Il ignore et doit ignorer les sentiments que j'ai eus pour vous, et qui, je vous prie de le croire, se sont dissipés comme un accès de fièvre.

Puis, elle ajouta d'une voix claire et d'un ton aisé:

—L'amour est une sotte maladie que les personnes les plus raisonnables sont obligées de subir, ne fût-ce qu'une fois en leur vie. Il est fort heureux pour moi que vous ayez été par hasard, l'objet de mon rêve d'un jour. Vous m'avez empêchée de céder à une fantaisie de mariage d'inclination qui eût certes fait mon malheur, comme il a fait celui de ma pauvre tante Harriet. J'ai donc pour vous une véritable reconnaissance, et nous serons toujours amis, si vous le voulez bien.

Je remerciai Medora de sa franchise. J'étais dans une situation à ne pas me permettre d'observations sur le choix qu'elle avait fait d'un mari si peu enivrant. D'ailleurs, les eût-elles comprises? Il paraît que le titre de prince efface les rides et les années. Je me rappelai aussi, en ce moment, que Medora n'était pas d'une très-illustre naissance; que la soeur de lady Harriet avait fait un mariage, non d'amour, mais d'argent, et que l'ambition de remonter à l'échelon social dont elle était descendue par cette mésalliance de sa mère devait être ce que Medora appelait le côté logique et raisonnable de sa vie.

Il lui était échappé un mot qui ne s'accordait pourtant pas avec sa conclusion: «Je suis assez mécontente de ma situation, ne me faites pas de sermons». Je crus ne devoir pas relever cet aveu, et je la félicitai, au contraire, du succès de son escapade. Je ne voyais pas que cela dût causer ni chagrin sérieux ni dommage sensible à lord B*** ou à sa femme. S'ils eussent été là, je crois que je les aurais félicités eux-mêmes d'être dégagés de la responsabilité que leur imposait la tutelle d'une personne aussi tranchée et aussi extrême en ses résolutions que la belle Medora.

Nous causâmes donc, tranquillement d'abord, de ses projets. Elle voulait s'établir sur la côte de Gênes, et m'invitait à aller la voir; mais elle ajouta tout à coup assez brutalement:

—A condition pourtant que vous serez débarrassé de mademoiselle
Daniella.

—En ce cas, répondis-je avec la même netteté, recevez aujourd'hui mes adieux définitifs; car je compte épouser mademoiselle Daniella aussitôt que je pourrai l'emmener hors de ce pays, où j'aurais, fussé-je libre, quelque mortification de paraître céder aux menaces de monsieur son frère.

—En vérité, s'écria Medora, vous en êtes là? Vous tombez dans ce piège grossier de croire qu'elle est menacée par son frère, qui l'a laissée voyager avec nous sans jamais lui donner signe de vie?

—Je sais maintenant qu'elle n'a voyagé avec vous que pour échapper aux continuelles persécutions de ce frère qui voulait naturellement l'exploiter, et qui l'eût suivie, si sa double profession d'espion et de bandit ne le tenait attaché au sol romain.

—Très-bien! Ainsi, vous connaissez ces détails dont je n'osais vous parler, et vous allez avoir pour beau-frère un mouchard, voleur de grands chemins par-dessus le marché?

—C'est un désagrément prévu, et je passe outre.

Elle garda un instant le silence et reprit:

—Je me demande lequel de nous deux fait une folie: celle qui épouse sans amour un homme comme il faut, ou celui qui veut épouser une femme qu'il aime, en dépit de sa honteuse situation.

—Vous croyez, répondis-je, que la raison est de votre côté comme je crois qu'elle est du mien; et, tous deux, nous sommes très-contents de nous-mêmes. C'est ainsi que se résument tous les antagonismes de l'opinion, et, comme c'est le résultat inévitable de toutes les discussions possibles, on devrait se les épargner comme inutiles, à moins qu'on ne les considère comme un moyen sûr de se confirmer et de se fortifier dans ses propres tendances.

—C'est bien dit, mais ce n'est pas toujours certain. Il y a des convictions entières qui ébranlent les demi-convictions, et je vous avoue qu'en vous voyant si absolu dans la logique de votre théorie, je me demande si je suis dans le vrai chemin de la mienne. Tenez, l'amour est une puissance maudite, puisque celui qui se fait son apôtre est toujours plus fort dans son délire que l'apôtre de la raison ne l'est dans sa quiétude.

—Voici le prince qui nous rejoint, et c'est à lui de vous convaincre de la puissance de l'amour, puisqu'il vous aime et vous implore.

—Attendez! un mot encore! J'espère que vous ne pensez pas que je ne sois plus parfaitement libre de rompre avec lui?

—Pardon! je ne vous comprends pas.

—Je veux dire que je ne suis pas plus sa maîtresse que je ne suis encore sa femme, et que c'est tout au plus si je lui ai permis, jusqu'à présent, de me baiser la main. Si vous aviez d'autres idées, elles m'outrageraient bien gratuitement.

—Qu'est-ce que cela me fait? pensai-je pendant que le prince passait entre nous pour me remercier et pour faire à Medora de timides reproches. J'entendis qu'elle lui répondait sèchement et je me hâtai d'aller reprendre mon rang dans la caravane.

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