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La Daniella, Vol. II.

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L

—L'autre jour, quand Medora, après avoir fait tout son possible pour te plaire, m'a demandé à parler avec moi, elle était si tourmentée, si humiliée, si en peine de trouver un moyen de relever son orgueil, qu'elle me faisait de la peine à moi-même. Elle était si bien sous mes pieds après avoir échoué, même en t'offrant son amitié, que je ne lui en voulais plus du tout. J'étais assez vengée, je me sentais généreuse. Elle avait une peur affreuse de moi, elle voyait bien que j'avais entendu ce que vous aviez dit ensemble, et l'idée d'être bafouée par une fille de rien comme moi, pour une chose qui n'est pas bien grave, lui faisait plus de mal que si une autre eût surpris le secret de quelque crime. Je t'assure que cela est comme je te le dis. J'ai vu Medora faire des imprudences comme jamais une signora anglaise et une fille du grand monde n'oserait s'en permettre. Elle me racontait cela en riant et en dansant par la chambre; mais vouloir tourner la tête d'un homme et n'y pas réussir, voilà où je lui étais un témoin bien amer et une rivale qu'il lui eût été bien doux d'étrangler.

—Pourtant, repris-je, tu m'as dit qu'elle avait été douée, loyale et généreuse.

—Oui; elle n'avait que ce rôle-là à jouer, et elle l'a joué. Tout ce que je t'ai rapporté est vrai. Elle a bien parlé, et elle m'a embrassée.

—Et pourquoi n'aurait-elle pas été sincère? Si les coquettes recevaient de temps en temps une leçon bien polie, bien discrète, mais bien nette…

—Elles se corrigeraient peut-être, je ne sais pas! mais je sais que
Medora a inventé quelque chose de perfide. Elle m'a offert de l'argent.

—Pour payer ton silence?

—Voilà ce que je lui ai dit en refusant. J'étais offensée de ses doutes; je lui avais tendu la main, je lui avais dit: «Ne craignez rien; tout cela restera entre nous.» Elle devait me croire. Elle a juré alors qu'elle me croyait, qu'elle m'estimait, et elle a prétendu que je n'avais pas le droit de refuser ce qu'elle appelait une petite dot, vingt mille francs! «Je sais par M. Brumières, m'a-t-elle dit, que M. Valreg possède cela, ni plus ni moins. Je veux que tu sois son égale sous le rapport de la fortune. C'est une preuve de véritable amitié que je te donne, et, si tu ne comprends pas cela, c'est que tu n'aimes pas M. Valreg, qui va être bien pauvre et forcé de se faire ouvrier peut-être, quand il aura femme et enfants.» Enfin, elle m'en a tant dit, et l'idée de te réduire à la misère me faisait tant de mal, que j'ai accepté, et, pendant trois jours, j'ai eu ces vingt mille francs en bank-notes dans la poche de mon tablier.

—Et tu ne les as plus, j'espère?

—Non, je les ai rendus ce soir. Je n'ai gardé que le joli petit portefeuille de satin blanc, comme souvenir; et le voilà! Tiens, regarde, qu'il est bien vide!

J'embrassai encore ma chère Daniella en la bénissant d'avoir repoussé cette tentation.

—C'est moi qui te remercie, reprit-elle, de m'avoir fait sentir ce que je dois être en devenant ta femme. J'étais pourtant bien contente d'avoir ces vingt mille francs! Je les comptais trois ou quatre fois par jour dans le pianto, quand tu étais dans ton atelier; mais; comme j'avais besoin de me cacher de toi pour les regarder, comme je ne pouvais pas me décider à te les montrer, je sentais bien qu'ils étaient mal acquis et qu'ils me pesaient comme s'ils eussent été de plomb. La Mariuccia m'a bien grondée, ce soir, de les avoir rendus! Elle prétend que nous sommes fous; mais, si tu es content de moi, je crois que j'ai fait la chose la plus sage du monde.

—Oui, oui, ma chère, ma bien-aimée, tu me rends bien heureux. Ne regrette donc rien. Laisse-moi le bonheur et la gloire de travailler pour toi, et s'il fallait, comme le prétend Medora, devenir ouvrier pour te nourrir, sois sûre que je m'y déciderais sans chagrin et sans honte. Vois-tu, je me suis fait une devise qui dit toute ma foi et toute ma force: Tutto per l'amore!

23 mai, Mondragone.

Mes papiers n'arrivent pas, non plus que la réponse de l'abbé Valreg, et je suis décidé à procéder au mariage religieux, le seul légal en ce pays-ci. Je me marierai en France à la municipalité, ou bien, au premier jour, nous irons passer quelques heures en Corse pour satisfaire à la loi française. Je souffre de la situation de Daniella, d'autant plus que je la crois grosse, et que l'idée d'ajourner mon devoir de citoyen envers ce citoyen futur qui me fait déjà battre le coeur d'émotion et de ravissement n'est pas admissible pour moi. Encore deux jours d'attente, et, si nous n'avons pas de lettre, nons passerons outre. Medora semble croire encore que je me raviserai. Lady Harriet se scandalise de notre établissement à Mondragone avant le sacrement. Elle a raison: on est responsable devant Dieu et devant les hommes de la conscience et de la dignité de la femme que l'on aime.

La formalité lente de la publication des bans s'expédie très vite en ce pays-ci et s'escamote en partie moyennant finance. J'ai déjà envoyé Felipone chez le parochiale de Frascati à cet effet. Ce sera un mariage sans éclat et sans noce, comme il convient à notre position et au deuil de Daniella.

Ce matin, après avoir pris cette résolution et ces arrangements, je me suis rendu à Piccolomini pour en faire part à lord et à lady B***. J'ai trouvé lady Harriet levée pour la première fois depuis sa maladie. Elle ne doit pas sortir de sa chambre avant une quinzaine, par mesure de précaution. En apprenant que le mariage aurait lieu avant qu'elle fût en état d'y assister, elle a eu un trait de caractère féminin bien marqué. Elle se tourmente, depuis une semaine, de la nécessité pressante de ce mariage; et, lorsqu'elle a un peu de fièvre, elle redevient dévote au point de dire que si Daniella ou moi mourions en ce moment, nous serions damnés. Pourtant elle a été fort contrariée de mon empressement à la satisfaire. Elle avait résolu de mettre, ce jour-là, pour aller à l'église, une certaine robe du matin qu'elle n'a pas encore exhibée, et elle a été au moment de me prier de différer encore.

Cette robe a été, du reste, l'occasion d'une scène d'intérieur que je veux vous raconter, parce qu'elle m'a touché beaucoup.

Lord B*** était auprès de sa femme, qu'il ne quitte plus d'un instant, et, quand elle a laissé voir son regret, il s'est mis à rire de cet enfantillage avec une bonhomie que je ne lui avais jamais vue auprès d'elle.

—Milord se moque de moi, me dit lady B*** avec un peu de dépit; c'est son habitude!

—Moi, je me moque? répondit-il en reprenant son sérieux à ressort. Vraiment non! Je suis content de vous voir songer à la toilette. C'est signe que vous êtes guérie. Elle est donc bien jolie, cette robe? Est-ce qu'on peut la voir?

—Non! vous ne la trouverez pas jolie; vous ne vous y connaissez pas!

—Mais Valreg s'y connaît, un peintre!

—Je demande à voir la robe, m'écriai-je, pour prolonger le moment de gaieté des deux époux.

Fanny apporta la robe, que je ne trouvai pas jolie du tout par elle-même, mais dont je pus louer les enjolivements compliqués. Les Anglaises n'ont, je crois, pas de goût. Lady Harriet avait choisi, à Paris, une étoffe d'un ton cru que la couturière avait corrigé par les garnitures. Lord B*** trouva la robe laide, et reprocha à sa femme de ne plus porter de rose. Elle prétendit (avec raison) n'être plus assez jeune. Sur quoi le vieux mari prétendit qu'elle était toujours aussi belle qu'à vingt ans, et cela avec une conviction brusque et obstinée qui valait le mieux tourné des compliments. La bonne Harriet minauda un peu, et finit par avoir l'air de convenir que son mari ne se trompait pas. Mais elle le pria de se taire, trouvant cette galanterie déplacée devant moi, et, comme il revenait en critiquant le bleu dur de la robe, elle lui imposa silence assez sèchement.

Lord B*** se leva et marcha mélancoliquement dans la chambre. J'avais pris un journal pour avoir l'air de ne pas entendre ce débat puéril. Tout à coup lady Harriet me retira doucement le journal et me parla bas.

—Il a passé toutes les nuits depuis que je suis malade, me dit-elle, il n'a pas dormi une heure sur vingt-quatre. Il est fatigué, et il ne veut pas se reposer.

—Vous savez donc cela? lui dis-je. Je pensais que vous ne le saviez pas!

—Il s'en cachait, mais Daniella me l'a dit. Elle est bien singulière, votre Daniella; elle est maintenant d'une hardiesse avec moi… C'est donc vous qui l'avez rendue comme cela? Elle me gronde comme un petit enfant.

—Elle vous gronde?

—Oui, elle me dit que je n'aime pas lord B***!

—Et elle se trompe? repris-je vivement en serrant sans façon les blanches mains de lady Harriet dans les miennes.

—Oui, elle se trompe beaucoup, répondit-elle en élevant la voix. Je l'aime de toute mon âme.

—Qui? dit lord B*** en s'arrêtant au milieu de la chambre.

—Le meilleur et le plus dévoué des hommes.

—Qui donc?

—Ah! je vous le demande?

En parlant ainsi, ils se regardèrent; elle, souriante et attendrie; lui, naïvement étonné et ne comprenant pas qu'il fût question de lui. Je me levai, voyant que le pauvre homme allait manquer cette suprême occasion d'être compris, faute de comprendre lui-même. Je le poussai aux pieds de sa femme, qui, oubliant sa pruderie, et comme entraînée par mon émotion, lui jeta ses deux bras autour du cou, non pour l'embrasser, cela eût été un peu trop bourgeois pour elle, mais pour lui dire avec une sensibilité exaltée:

—Milord, vous avez été un ange pour moi, et je vous dois la vie!

Lord B*** ne sût rien répondre. Il était si ému, qu'il devint comme une statue, et sortit au bout d'un instant sans avoir pu trouver une syllabe.

—Eh bien, vous voyez! me dit sa femme avec dépit. Il est homme d'honneur et de conscience. Il m'a comblée de soins; il s'est admirablement conduit avec moi; mais il est tellement dépourvu de sensibilité, qu'il ne s'explique pas ma reconnaissance. Il la trouve ridicule; toute expansion lui semble affectée.

Je priai lady B*** de faire un effort pour marcher jusqu'à la fenêtre, appuyée sur mon bras, et elle vit son mari assis derrière la petite pyramide qui décore la fontaine du casino. Il se croyait bien caché et ne se doutait pas que nous l'avions sous les yeux en profil. Il tenait son mouchoir sur sa figure; mais, au mouvement répété de ses épaules, il était facile de voir qu'il sanglotait.

Harriet fut très-émue et pleura elle-même en revenant à son fauteuil.

—Allez donc le chercher, me dit-elle; il faut enfin que nous nous expliquions ensemble. Il croit que je le dédaigne, et pourtant, depuis quelque temps… depuis surtout que Medora n'est plus entre nous, je fais mon possible pour lui donner confiance en moi.

—C'est de lui et non de vous qu'il se méfie, milady. Si je vais le chercher en ce moment, il refusera de se montrer, ou il viendra à bout de refouler son attendrissement devant vous.

—Mais pourquoi est-il ainsi?

—Eh! ne connaissez-vous pas encore cet homme sans expansion, dont vous avez exigé ce que vous seule pouviez lui enseigner? L'abandon est un don du ciel; la faculté de traduire ce que l'on éprouve est un art inné chez ceux qui ont l'instinct artiste, mais qui se convertit en démonstrations gauches ou incomplètes chez les natures timides. Lord B*** a trop d'esprit et de fierté pour être ridicule. Il reste impassible en apparence, et vous ne voyez pas qu'il souffre. Au lieu de l'encourager et de lui donner le souffle de la vie par cet incessant magnétisme qu'exerce la volonté d'une femme aimée, vous attendez, depuis quinze ou vingt ans, qu'il se révèle de lui-même, et vous attendez en vain. Il ne se révélera pas tant qu'il ne se sentira pas deviné.

—Ainsi, vous me grondez aussi? dit lady Harriet… comme Daniella! Voyons, est-ce vrai, tout ce qu'elle m'a raconté du désespoir de milord pendant que j'étais en danger?

Je rapportai tout ce qu'il m'avait dit dans la nuit du 1er au 2 de ce mois. Lady Harriet en fut profondément frappée, et sa bonne âme parut se relever d'un long abattement.

—J'ai fait fausse route, dit-elle, je le sens bien! J'ai mal pris ce caractère facile à froisser. Allez le chercher, vous dis-je, et, devant vous, je veux lui demander pardon de ma légèreté et de mon indélicatesse.

Elle parlait comme une jeune fille qu'elle croit être. Elle s'imaginait réparer un tort d'hier et se corriger, ainsi qu'elle aimait à le promettre d'un air enfantin, naïvement maniéré. Elle accabla son mari d'un déluge de paroles affectées et de pleurs sincères. Il admira le tout, et son enthousiasme de reconnaissance se traduisit par des oh! et des ah! qui sont tout ce qu'on peut obtenir de son éloquence. Ils étaient bien un peu risibles, ces amoureux sur le retour, et pourtant, je fus d'autant plus heureux et attendri de leur réconciliation, que c'était, on me l'apprenait, l'ouvrage de ma Daniella.

Le 26, au soir.

Il nous arrive une chose singulière et assez contrariante. Par un motif inexplicable, le curé de Frascati refuse de nous marier, pour le moment et jusqu'à nouvel ordre. Pendant que j'étais sorti pour faire une étude, il a mandé Daniella devant lui et lui a dit tout ce qu'il croyait propre à la faire renoncer à ce mariage; que j'étais un inconnu, peut-être un vagabond mal noté à la police, et sous le coup d'une accusation grave; que le moins qui m'en arriverait serait d'être expulsé à jamais du pays: qu'elle allait donc quitter sa famille et ses amis, sans espoir de les revoir jamais, pour suivre un homme suspect qui n'avait peut-être ni feu ni lieu, etc., etc.

Daniella ayant persisté, il lui a déclaré qu'il lui donnait huit jours pour réfléchir, et qu'a moins d'un ordre supérieur, il ne procéderait pas au mariage avant ce délai. Mis en demeure de promettre au moins de s'exécuter dans huit jours, sans plus, il a hésité; il a dit:

Peut-être, nous verrons. J'espère que, d'ici là, vous aurez renoncé l'un à l'autre.

Cette situation inquiète et irrite Daniella, d'autant plus que le curé va disant, dans son cénacle de dévotes, que notre mariage n'est pas fait et ne se fera probablement pas. En mandant ma pauvre compagne devant lui, il l'a forcée à se montrer dans la ville, où elle a été accueillie par un empressement de curiosité désagréable pour elle, malveillante à mon endroit. Bien que l'on se soit réjoui tout haut de la mort de Masolino, on prétend maintenant que je l'ai tué pour tromper sa soeur plus aisément, et qu'elle charge son âme d'un grand péché en voulant épouser le meurtrier de son frère. Encore un jour de ces propos, et le curé aura beau jeu à s'en servir contre nous.

—Vous voilà, nous disait Felipone, qui est venu passer la soirée avec nous, comme les promessi sposi de notre Manzoni, et notre parrochiale me fait l'effet de don Abbondio. Vous serez donc forcé de lui jouer le même tour que Renzo voulut lui jouer?

—Je n'y aurais pas de scrupule, répondis-je, si la chose était encore possible au temps où nous vivons.

—Comment? reprit Felipone, vous doutez qu'elle soit possible?
Voulez-vous être mariés demain matin?

—Oui, certes!

—Oui? bien vrai? Et toi, ma filleule?

—Oui, oui, s'écria-t-elle en frappant des mains; c'est cela! le mariage alla pianeta!

Je vais vous expliquer ce qui me fut expliqué à l'instant même. Le mariage clandestin est encore valide dans les États romains. Les formalités sont à peu près aussi brusques et aussi simples que celles racontées par l'auteur des Fiancés. Il y faut seulement une messe et deux témoins.

LI

Mondragone, 4 juin 185…

J'ai été interrompu par une visite très-inattendue, et j'ai à vous raconter avec ordre ce qui s'est passé. Je vous écrivais après avoir pesé avec Daniella et Felipone le pour et le contre du mariage alla pianetta, lorsqu'on sonna à la porte de la grande cour. J'allai ouvrir laissant Daniella deviser avec son parrain dans le casino.

Mon étonnement fut extrême de voir Medora seule avec Buffalo, venant me rendre visite à dix heures du soir.

—Je ne veux voir que vous, me dit-elle; venez dehors sous ces arbres.

—Non, répondis-je. Que penserait-on si nous étions observés ou rencontrés? Venez chez moi, ma femme et Felipone y sont.

—C'est impossible. Vous n'êtes pas marié, et, comme vous ne le serez pas, je dois considérer Daniella comme votre maîtresse et rien de plus.

—Vous plaît-il de me dire d'où vous savez que nous ne serons pas mariés?

—Je le sais par une lettre que votre oncle a écrite au mien. Il déclare s'opposer formellement à ce qu'il appelle une folie coupable.

—Alors, c'est par intérêt pour moi que vous daignez venir seule, la nuit, m'avertir de cette mésaventure?

—Je ne suis pas seule; M. Brumières est par là qui m'attend. Quant à l'intérêt que je vous porte, il est réel, et, bien ou mal accueillie, je vous rendrai toujours tous les services qui dépendront de moi.

—Apporter une mauvaise nouvelle avec tant d'empressement, est-ce là un service?

—Oui sans doute, si elle est utile à quelque chose.

—Et si elle ne sert à rien?

—L'intention reste bonne. Vous voilà averti: c'est à vous de savoir si vous devez entretenir Daniella dans ses illusions que vous ne pouvez plus partager. Après la manière dont, en homme de coeur et de principes, vous nous avez parlé de l'abbé Valreg, je ne peux pas supposer que vous songiez à lui désobéir.

—Ceci me regarde et ne saurait vous intéresser. Mais vous plaît-il encore de me dire quelles raisons mon oncle fait valoir pour s'opposer à ce mariage?

—De très-bonnes raisons si elles sont fondées. Il aurait reçu, sur le compte de Daniella, des renseignements très-défavorables.

—Lord et lady B*** rectifieront son jugement.

—Moi aussi, certainement. Je ne puis rien alléguer de grave contre cette fille, tant qu'elle a été à mon service; mais je ne connais pas ses antécédents.

—Je les connais, moi, et ma parole sera prise en considération par mon oncle. Je vais vous conduire au bras de Brumières.

—C'est inutile. Bonsoir; réfléchissez!

Elle disparut, et j'avais à peine refermé la porte que Daniella, inquiète, vint à moi dans la cour.

—Qu'est-ce donc qui est venu? Je pensais que c'était Olivia.

—C'est Olivia, en effet, répondis-je, résolu à ne pas lui faire part de la désobligeante communication de Medora; elle n'avait pas le temps d'entrer. Elle venait me demander, en passant, si nous n'avions besoin de rien.

Quand nous eûmes rejoint Felipone, qui s'en allait par le pianto et par les souterrains (c'est le chemin le plus court, et il n'en veut pas prendre d'autre), je l'arrêtai en lui annonçant que j'étais résolu à me marier dès le lendemain matin.

—Eh bien! fiat voluntas tua! dit-il avec sa bonne humeur et sa résolution accoutumées. Il ne s'agit que d'avoir deux témoins. En voilà un, fit-il en posant sa main sur sa large poitrine. Quant à l'autre, ça ne sera pas bien facile à trouver si vite: il y a peu de gens disposés à se mettre mal avec le curé. N'importe, on avisera, et on se lèvera de bon matin. Tenez chez moi par le souterrain, à six heures précises. Et bonsoir, car je veux être sur pied avant le jour.

—Et pourquoi n'irais-tu pas tout de suite à Frascati? lui dit Daniella.
Il n'est pas tard, tu trouverais les gens chez eux.

—Non pas! reprit-il; quand on demande aux gens un service un peu délicat, il ne faut pas leur laisser une nuit de réflexion.

Il s'éloigna, et Daniella, se jetant dans mes bras, me supplia de réfléchir aussi, moi, à la détermination que je venais de prendre. Elle s'effrayait du silence de mon oncle et craignait de m'attirer des chagrins.

—Attendons encore quelques jours, disait-elle; peut-être recevras-tu une bonne réponse qui nous mettra l'âme en joie et en repos pour ce beau jour de notre mariage.

—Ayons l'âme en repos et en joie tout de suite, lui répondis-je. Si j'ai quelque chagrin de famille, il ne sera pas à comparer à ce que tu as souffert pour moi. Mon oncle n'a aucune espèce de pouvoir légal pour s'opposer à mon mariage. Sa volonté, si elle était contraire à ma résolution, aurait beaucoup d'empire sur moi en toute autre circonstance; mais celle-ci est au-dessus de toute considération. Songe donc, Daniella, tu portes déjà là, contre ton coeur, un être que j'aime déjà avec passion. Je peux déjà dire: C'est vous deux que j'aime plus que tout au monde! A qui me dois-je, je te le demande? Pourquoi attendrais-je des discussions qui ne peuvent rien changer entre nous, et dont l'issue sera toujours la même? L'autre nuit j'ai rêvé que j'entendais une voix d'ange à mon oreille. C'était; celle de mon enfant qui me disait: «J'existe, je suis entré dans le cercle de ton existence; je suis là. Dieu me donne à Daniella pour toi.» Et je tarderais, moi, un seul jour, à prendre un engagement sans lequel cet enfant, cet ange, pourrait me dire demain dans mon sommeil: «Tu ne veux donc pas de moi?»

—Oui, oui, demain! s'écria Daniella avec transport; marions-nous demain! Que rien ne puisse nous séparer; que personne ne puisse dire un jour: «Voilà un pauvre petit ange qui n'a pas été aimé le jour où il est descendu vers eux!»

A six heures du matin, nous étions chez Felipone. Sa femme était à Piccolomini, où elle soigne toujours lady Harriet. Cet arrangement ne convient guère au fermier; mais la Vincenza l'a voulu, dit-il: elle ne manque pourtant de rien ici! Elle veut gagner de l'argent, folie de jeune femme, pour avoir des bijoux!

—Et notre second témoin, l'as-tu trouvé, parrain? lui dit Daniella préoccupée.

—Oui, répondit-il; nous allons le prendre en passant. Passe devant, toi, figlioccina, et va-t'en à l'église de ta paroisse par le bas du faubourg. Ton fiancé s'en ira seul par le chemin d'en haut. Moi, je ferai le tour par la porte de la ville. Au moment où la messe sonnera, soyons chacun à l'une des trois portes de l'église. Je vous donnerai le signal pour entrer, en entrant le premier. Vous aurez l'oeil sur moi, et vous me suivrez, chacun de votre côté, par les petites nefs. De cette manière nous arriverons ensemble à la porte de la sacristie sans avoir éveillé les soupçons du curé qui pourrait bien nous jouer quelque mauvais tour pour nous empêcher de l'approcher à temps.

—Mais le second témoin, reprit Daniella, où sera-t-il?

—Il est déjà à son poste, répondit Felipone. Vous verrez un homme bien dévot, prosterné devant la chapelle de Saint-Antoine. Touchez-lui l'épaule en passant, Valreg. Il se relèvera et vous suivra. La chapelle en question sera la dernière à votre gauche.

Au moment de quitter mon bras, Daniella, effrayée, se mit à genoux et pria pour appeler sur notre entreprise la protection de son saint patron. Puis elle cacha entièrement sa taille et son visage sous un grand châle blanc, et prit le chemin le plus long, ainsi qu'il était convenu.

—Toi, me dit Felipone en me regardant tu es trop signor étranger. On fera trop d'attention à toi. Prends-moi cette cape et ce chapeau de campagne et marche!

Au moment où la messe de six heures et demie commençait à sonner, j'étais à la porte de droite de l'église, et je la tenais entre-bâillée. Au bout de quelques instants, je vis celle qui me faisait face s'entr'ouvrir aussi, et la tête voilée de Daniella apparaître. On allait dire une messe basse, et, dans la semaine, le troupeau des fidèles est fort restreint à cette heure-là. Il n'y avait qu'une douzaine de vieillards des deux sexes dans l'église, et notre isolement dans ce vaisseau désert était une circonstance assez défavorable.

Au bout d'une minute, qui me parut un siècle, Felipone entra par la porte principale, et, longeant les piliers massifs qui le protégeaient de leur ombre, il vint me rejoindre dans la petite nef que je remontais sans bruit, pendant que Daniella faisait le même mouvement le long de la nef opposée.

J'eus un moment d'émotion lorsque je la vis traverser pour venir nous joindre à la porte de la sacristie, et surtout quand Felipone me dit, en haussant les épaules d'impatience:

—Et l'autre témoin!

Je l'avais oublié; j'avais passé près de lui sans le voir. Une seconde de retard faisait tout échouer. Nous entendions des pas traînants dans la sacristie. Je m'élançai vers la chapelle de Saint-Antoine, mais notre ami inconnu venait à ma rencontre. C'était un paysan qu'à son chapeau pointu et à son sayon de peau de chèvre j'eusse pris pour Onofrio, s'il n'eût été plus petit d'une coudée.

Je ne perdis pas le temps à le regarder. Le curé sortait de la sacristie pour se rendre à l'autel. Nous étions collés contre la muraille, de chaque côté de la porte, Daniella avec son parrain, moi avec mon témoin. Nous saisîmes tous deux, en même temps, la pianeta, c'est-à-dire la chasuble de l'officiant, et, parlant le premier, je lui dis en lui montrant Daniella voilée: Voilà ma femme; et Daniella dit de même en me montrant: Voilà mon mari.

Le curé ne m'avait jamais vu; il m'adressa un sourire presque bienveillant comme pour me dire:

Mieux vaut ce mariage-là que rien.

Il regarda mon témoin, et son sourire devint tout à fait enjoué. Mes yeux se portèrent rapidement sur ce personnage, qui venait d'ôter son chapeau respectueusement devant le prêtre… C'était Tartaglia!

Jusque-là tout allait bien. La figure du prêtre ne rappelait en rien ce rocher poilu auquel l'auteur des Fiancés compare la triste figure de don Abbondio. C'était une figure réjouie, luisante de santé; l'oeil était vif et hardi. Mais cette face épanouie se couvrit d'un nuage sombre lorsque Daniella rejeta en arrière le châle qui cachait ses traits. Le curé fit une grimace menaçante, en voyant auprès d'elle l'athée Felipone. Mais il était trop tard, nous tenions la chasuble, nous avions dit les mots sacramentels qui appellent et forcent la protection de l'Église. L'officiant était obligé de prendre nos noms, de subir la consécration légale de nos témoins et de nous donner in petto la bénédiction nuptiale, en bénissant son troupeau durant la messe.

L'attitude de Daniella durant cette cérémonie me toucha vivement. Sa gravité extatique et son recueillement profond contrastaient avec les prosternations facétieusement hypocrites de Tartaglia, et la campe audacieuse de l'incrédule Felipone. Couverte de son châle blanc, qui, de sa tête brune, retombait sur sa robe de deuil, elle offrait une harmonie de tons austères et de lignes pures qui rappelait la suave majesté des vierges d'Holbein.

Cette beauté délirante aux heures de l'expansion a une faculté étonnante de transformation complète lorsqu'elle se concentre, pour ainsi dire, dans son ravissement intérieur. Elle porte tour à tour, au front et dans les yeux, l'éclair brûlant et la tranquille lumière des étoiles. Jamais encore je ne l'avais vue si chastement belle et si saintement heureuse.

Quand la messe fut finie et l'acte rédigé dans la sacristie, sans qu'une seule parole fût échangée entre nous et le curé, nous sortîmes de l'église, Daniella et moi. Felipone regagna sa ferme sans vouloir ébruiter la part qu'il avait prise à notre mariage, et, pendant que nous lui adressions quelques remercîments rapides, Tartaglia avait disparu comme un rêve.

A peine étions-nous dans la rue, ma femme et moi, qu'une, deux, trois et bientôt vingt commères vinrent nous accoster et nous questionner. En un quart d'heure, tout Frascati sut que nous étions bel et bien mariés. Nous nous donnions le divertissement de l'annoncer en confidence à chaque curieuse, en la priant de garder le secret. C'était le plus sûr moyen de donner à notre mariage la consécration de la publicité.

Notre premier soin fut d'aller en faire part aux habitants de la villa Piccolomini. Nous rencontrâmes en chemin la tante Mariuccia, qui pleura de joie, mais qui nous témoigna une certaine inquiétude.

—Vous allez avoir, dans le curé, un ennemi bien à craindre, dit-elle. Ce n'est pas un méchant homme; mais il sera fâché de perdre comme ça son autorité par surprise. Et puis, Dieu sait ce que c'est qu'un prêtre étranger qui est venu rendre visite à lord B***, et qui est, je crois, encore avec lui à l'heure où je vous parle. Il a une figure noire qui m'a fait peur, et, si vous m'en croyez, vous n'irez pas à Piccolomini pendant qu'il y est.

Les inquiétudes de Mariuccia ne pouvaient m'atteindre. Marié avec Daniella, je me sentais libre et fier comme si j'eusse été le maître du monde. Nous passâmes la grille et vîmes, dans le stradone, lord B*** qui marchait lentement avec un prêtre. Tous deux nous tournaient le dos. Je voulus aller vers eux; Daniella voulait m'en empêcher et aller d'abord saluer lady Harriet.

—Je ne sais pas pourquoi cet homme noir me fait peur, disait-elle. Sachons de milady s'il vient ici pour nous, et ne nous montrons pas à lui. Viens vite, passons avant qu'il se retourne!

II était trop tard: les deux promeneurs se retournèrent, et ce prêtre, dont je ne m'étais pas donné la peine d'observer la démarche, me montra en plein sa figure. C'était l'abbé Valreg!

Je courus me jeter dans ses bras, et, le ramenant vers Daniella interdite, je lui dis, comme au curé de Frascati:

—Voilà ma femme!

—Ta femme! ta femme! dit-il avec moins d'humeur que je n'en attendais de sa part, ce n'est pas encore décidé!

—C'est décidé et conclu, repris-je nous sortons de l'église, et nous sommes mariés.

—Mariés! mariés sans mon consentement! quand j'avais écrit au curé de Frascati que je m'opposais… Ah! je vois bien que tout va à la diable dans ce pays du bon Dieu, et me voilà encore plus mécontent d'y être venu, quand tout cela aurait pu s'arranger aussi mal de loin que de près?

—C'est donc pour moi que vous avez fait ce voyage?

—Et pour qui, je t'en prie? Crois-tu que je sois comme toi, et que j'aime à perdre mon temps et mon argent sur les chemins?

—Je vois, dans cette démarche, une preuve d'affection si grande, que j'en suis heureux au delà de ce que je peux dire. Oui, oui, mon bon vieux!

Et, en l'appelant ainsi, comme au temps de mon enfance, je l'embrassais encore malgré lui…

—Oui, ce jour-là est le plus grand de ma vie, grâce à elle et grâce à vous, puisque vous êtes là!

—C'est Cela, reprit-il, moitié riant, moitié colère; je viens pour te donner ma malédiction, et tu trouves tout cela très-gentil, très-drôle, très-amusant!

—Non, non, je trouve cela si bon et si généreux de votre part, que je sens que je vous aime mille fois plus qu'auparavant.

—C'est-à-dire que, m'aimant mille fois mieux depuis que tu m'as désobéi et traité comme une vieille marionnette au rebut, je dois m'attendre, par la suite, à un redoublement d'affection dans le même genre! ça promet!

Je le laissai exhaler son mécontentement. Lord B** avait emmené Daniella auprès de sa femme, et nous marchions grands pas, moi suivant docilement tous les mouvements de mon bon oncle, le long du stradone. Il avait un dépit que j'eusse trouvé vraiment comique, si la crainte de l'avoir sérieusement affligé ne m'eût tenu dans l'attente d'une explosion plus grave. Mais cette explosion n'arriva pas, et j'en fus même étonné, sachant que l'abbé Valreg, sans être vindicatif est assez persistant dans ses ruptures avec ceux qu'il appelle des ingrats.

Il se contenta de me grogner pendant une demi-heure, me questionnant n'écoutant pas mes réponses, puis me reprochant de ne pas lui répondre, et cherchant matière à fâcherie dans les témoignages d'affection que je lui donnais; enfin s'adoucissant tout à coup avec une grande bonhomie, pour repartir sur nouveaux frais, mais jamais avec beaucoup de justice, selon moi, car nos opinions sur toutes choses diffèrent si essentiellement qu'il me reprochait ce que je pensais avoir fait de bon, et passait légèrement sur ce que je m'affligeais sérieusement de n'avoir pu éviter. Par exemple, il comprenait, disait-il, que j'eusse mis à néant son autorité, puisqu'en somme il n'en avait pas légalement sur moi.

—Chacun pour soi, après tout, disait-il. Ainsi va le monde, et il n'en peut être autrement. Tu savais que je dirais non; tu t'es dépêché de conclure. Je ne t'en veux pas pour ça: tout autre eût agi de même à ta place. Mais ce que je trouve fou et bête au dernier point, c'est d'avoir refusé une héritière pour épouser une fille qui n'avait rien; car je sais toute ton histoire, vois-tu. J'ai causé avec cet Anglais, qui m'a l'air d'un brave homme, bien qu'il ait une drôle de manière de parler. Mot par mot je lui ai tiré les paroles du ventre, tout de même. Je ne suis pas encore si maladroit que tu t'imagines, et j'ai bien vu que tu n'avais fait, dans ce pays-ci, que des âneries. C'est ta manière de voir, soit! Tu crois que tu as une fortune au bout de ton pinceau! Moi, je crois que tu n'auras rien sous la dent quand viendra la marmaille, et que, comme tu seras toujours un niais, j'aurai beau économiser sou par sou, je ne te laisserai jamais ce qu'il faudrait pour contenter tes caprices. Par exemple, voilà une jolie petite course que tu me fais faire, qui me coûtera au moins… cinquante francs de mon argent! heureusement l'archevêque de mon diocèse m'a payé les frais de route, vu qu'il avait justement une commission a me donner pour le cardinal Antonelli, qui est de ses amis. Sans ça j'aurais été obligé de dépenser une année de mon casuel. Il est vrai que je ne serais pas venu: non, morbleu, je ne serais pas venu!

Tout en grondant, mon oncle m'apprit qu'il était arrivé depuis quatre jours à Rome, et qu'il avait employé ce temps à faire sa commission et à solliciter de monseigneur Antonelli la rémission de mon péché:

—Car il paraît, ajouta-t-il, que tu t'amuses à cracher sur les saintes images et à porter sur toi des signes de cabale maçonnique ou autres?

—Vous ne croyez pas cela, j'espère?

—Non, je ne le crois pas. J'ai même engagé ma parole; j'ai juré sur mon salut éternel que jamais l'idée n'avait pu te venir de profaner une image du culte. Quant à la cabale, tu m'avais écrit que tu ne savais pas même de quoi il était question, et j'ai répondu de toi. On a fait un peu de grimaces pour mettre fin à cette procédure: mais comme il paraît que j'avais apporté de bonnes nouvelles de mon archevêque, et qu'il m'avait bien recommandé dans ses lettres; comme, d'ailleurs, je suis têtu et que je ne crains pas de parler à n'importe quel grand personnage de l'Église je l'ai emporté. Tu es libre; le cautionnement sera rendu à ton Anglais, qui est vraiment meilleur que tu ne mérites; et si tu ne te fais plus d'ennemis dans le pays, tu peux y faire quelques économies.

Il m'apprit aussi que ses lettres à lord B*** et au curé de Frascati, pour retarder mon mariage, avaient été écrites de Rome. C'était la cause du retard tenté en vain par ce dernier, Mon oncle avait eu pour motif principal, disait-il, l'inconduite de Daniella.

—Mais on m'avait trompé, se hâta-t-il d'ajouter. L'Anglais m'a rassuré à cet égard; il paraît que la fille est honnête, et qu'on m'avait mal parlé d'elle par jalousie.

Pressé de me dire l'auteur de ces calomnies, il m'avoua avoir reçu à Mers une lettre anonyme où on l'engageait à s'opposer à mon mariage avec une fille intrigante et de mauvaise moeurs.

—Cela, dit-il, m'avait décidé à aller trouver mon archevêque. Je le priais d'écrire dans ce maudit pays pour empêcher ton mariage. C'est alors qu'il m'a dit: «Pourquoi n'iriez-vous pas? J'ai justement une communication secrète à adresser à Rome par un moyen sûr. Vous êtes une personne sûre, vous!—Ah! pardié, oui, que je lui ai répondu: je suis un bonhomme tranquille, moi, et pas curieux de vos manigances de grands seigneurs!» Ça l'a fait rire. «Allez-y, m'a-t-il dit, je me charge de vos dépenses….» Tout de même, il a mal fait son compte; il croyait, comme moi que la vie n'était pas chère en Italie, et les hôtels sont des coupe-gorge. Ah! oui, je me suis mis en colère avec tous ces écorcheurs, les bateliers, les conducteurs, les garçons d'auberge, les aubergistes et les facchini! Bien nommés, ma foi! de vrais faquins! Plus de cent fois par jour j'en ai le sang à la tête. Il faut payer partout, payer pour visiter les églises, qui sont fermées à clef comme des coffres; payer pour demander son chemin dans la rue; payer à la douane; et des frais de passe-port! et des mendiants! C'est honteux, tant de loqueteux dans les rues et sur les chemins! Si ma paroisse était administrée comme ça, je ne voudrais jamais y remettre les pieds! En voilà un étonnement pour moi de voir comment les chose se passent ici! Des prêtres qui vont à la comédie, des cardinaux qui donnent le bras aux dames pour traverser l'église de Saint-Pierre; et des Vénus, et des Cornus, et des Bacchus plein le Vatican! des idoles païennes jusque dans les églises! Encore, si tout ça était joli à regarder; mais rien! c'est affreux! Des vieux tas de pierres dans les plus beaux quartiers, des statues à qui il manque bras et jambes, un pays à l'abandon, une brande de Vaudevant, une brenne de Mézières tout autour de la ville sainte, des aqueducs qui n'amènent plus d'eau, des boeufs desséchés, des hommes qui ont tous l'air de brigands, qu'on est toujours à regarder derrière soi s'ils ne reviennent pas vous assassiner après vous avoir ôté leur guenille de chapeau; des femmes sales qui ont l'air effronté, par dessus le marché; des scorpions dans le pain, des cheveux dans la soupe… et quelle soupe! je n'en voudrais pas chez nous pour laver les sabots de ma jument. Pouah! le vilain pays! Dépêche-toi de me regarder, car tu ne m'y verras pas longtemps, dans ta belle campagne de Rome!

Quand il eut exhalé son dépit, sa fatigue, ses déceptions et ses étonnements, il se sentit plus calme et consentit à venir déjeuner à Piccolomini, où lady Harriet nous réclamait. C'était la première fois qu'elle se remettait à table avec la famille, et je trouvai Daniella assise à côté d'elle, Medora entra quand nous eûmes tous pris place, et sa figure, animée par la promenade du matin, prit une expression de fureur quand elle vit l'accueil fait à ma femme. Elle se calma aussitôt, et, après avoir souhaité le bonjour à sa tante, elle se retira chez elle, sous prétexte de migraine, mais bien évidemment pour ne pas manger avec Daniella.

Lady Harriet fut admirablement bonne et charmante en cette circonstance. Elle sauva l'impertinence de sa nièce en affirmant que Medora était réellement indisposée; mais elle l'affirma d'un air et d'un ton qui montraient que cette personne injuste et volontaire avait perdu toute influence sur elle, et qu'elle se souciait fort peu de la mécontenter. Elle avait fait improviser à son cuisinier, dès qu'elle avait su, par Daniella, notre mariage, un déjeuner plus recherché qu'à l'ordinaire; et Mariuccia avait couvert de fleurs les assiettes de dessert. C'était, disait lady Harriet, tout ce que l'on avait pu faire pour notre repas de noces; et l'abbé Valreg qui, sans être gourmand, a des habitudes de bien vivre très-contrariées depuis qu'il a quitté son presbytère, recouvra toute sa bonne humeur devant cette table proprement et copieusement servie.

La bonne Mariuccia voulut aider dans l'office, bien qu'elle ne se mêle jamais du service de nos Anglais. Cette femme aimante et dévouée était heureuse de regarder, par la porte entr'ouverte, sa nièce assise à la table des milords. Lord B*** l'aperçut au dessert et dit quelques mots à l'oreille de sa femme, qui la fit appeler pour la prier de boire avec elle à la santé des mariés. Elle lui versa elle-même du vin de Grèce dans un verre taillé, et le lui présenta sur une assiette avec force biscuits et confitures. Mariuccia ne fut pas invitée à s'asseoir. La conversion de milady ne pouvait aller jusque-là; et en somme, Mariuccia, qui ne s'était pas attendue à tant d'honneur et qui n'était pas en toilette, n'eût pas accepté avec plaisir de s'arrêter plus longtemps. Elle fit le tour de la table pour trinquer avec chacun de nous, embrassa sa nièce avec enthousiasme, et emporta les friandises pour le capucino, ce pauvre idiot de frère qu'elle aime et qu'elle gâte, tout en disant qu'il s'est fait moine parce qu'il n'était bon à rien.

Brumières fut aimable aussi. Il improvisa très-heureusement des vers qu'il écrivit au crayon sur le dos d'une assiette, et dans lesquels il vanta à propos le bon coeur et la vive pénétration de la noble dame qui accueillait maternellement la femme de génie, la future grande artiste. Lady Harriet voulut avoir l'explication de cette énigme. Daniella s'y refusait, en riant des exagérations de notre ami; mais celui-ci parla, malgré nous, avec tant de feu, de la voix et de l'instinct musical de ma femme, et du grand talent qu'il m'attribue comme musicien et comme peintre, que, bon gré mal gré, il nous fallut passer pour des aigles. Lady Harriet, prompte à la crédulité et à l'engouement, tomba d'emblée dans ce rêve de nos glorieuses destinées et caressa, en elle-même, celui d'être notre première protectrice. Elle déclara que sa première sortie serait pour venir à Mondragone entendre chanter Daniella et voir ma peinture.

Elle était visiblement gaie et heureuse de l'effort qu'elle avait fait pour rompre, une fois en passant, avec ses habitudes de convenances et ses préjugés aristocratiques. Je sentais bien que cette rupture ne pouvait être de longue durée, et que tout cela était une petite débauche de bienveillance et de bonté, favorisée par la solitude de Frascati, les souvenirs de la via Aurelia, la présence de mon oncle et le plaisir, toujours cher à l'Anglaise en voyage, de faire un peu d'excentricité. Mais, au milieu de ces considérations, j'en apercevais une plus puissante et plus agréable pour moi: c'était le désir de satisfaire le mari si longtemps méconnu et dédaigné. Lady Harriet était véritablement sensible à l'attachement qu'il lui avait prouvé, et si elle doit revenir à ses tristes erreurs sur le compte de cet excellent homme, ce qu'à Dieu ne plaise! du moins, il aura eu, pendant cette convalescence où la joie de se sentir revivre a disposé Harriet à une appréciation plus équitable, quelques jours de repos et de bonheur.

LII

L'abbé Valreg voulut nous reconduire à Mondragone, pour voir comment nous y étions installés. A l'aspect de cette vaste ruine, son étonnement fut au comble, et, avant que nous eussions traversé le parterre en friche pour le conduire au casino, un nouveau spleen s'était emparé de lui. Il me trouvait de plus en plus fou de préférer cette demeure, selon lui lugubre, et cette vie, qu'il appelait misérable, à celle que je pourrais avoir en vivant chez nous, sur mes terres. Daniella, avec sa gaieté radieuse au milieu de cette solitude, le frappait de stupeur, et il se demandait tantôt si c'était une sainte, tantôt si c'était une maniaque comme moi.

Il causa avec elle et la trouva si croyante, que cette âme, pleine de foi et de feu, lui fit impression, sans qu'il se rendit compte de l'ascendant qu'elle prenait sur lui.

—Décidément, me dit-il quand il parla de nous quitter, je crois que tu n'as pas mal choisi. C'est une femme de courage et de principes. Le malheur est que tu vas la gâter, lui mettre en tête tes idées saugrenues et vouloir en faire une artiste, c'est-à-dire une paresseuse, au lieu d'une bonne ménagère qu'elle pourrait être. Mais tout ça te regarde, et je sais qu'il ne faut pas mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce. J'ai fait mon devoir auprès de toi, j'ai rempli ma mission auprès du cardinal Antonelli, et je m'en vas un peu plus tranquille que je ne suis parti, et beaucoup plus aise de quitter Rome que je ne l'étais de quitter mon endroit. Il fera chaud quand on me rattrapera aux voyages d'agrément! Allons, tâche de revenir bientôt au pays, à moins que tu ne trouves à faire fortune ici, ce dont je doute bien fort. Mais je comprends aussi que tu doives faire honneur et compagnie à ces Anglais qui t'ont sauvé de la prison, et peut-être de la corde! Tu méritais bien quelque chose comme ça pour ton peu de cervelle! C'est égal, les choses ont mieux tourné que je ne l'espérais, et je te laisse en assez bonne passe, en t'engageant à montrer aux amis qui te comblent, la reconnaissance que tu leur dois.

Il nous quitta sans nous permettre de l'accompagner au-delà de la porte. Il voulait voir le curé de Frascati et faire notre paix avec lui, comme il l'avait faite à Rome avec les cardinaux. Puis il voulait quitter Rome aussi vite que possible.

«J'y mourrais, disait-il, si j'étais forcé d'y passer un jour de plus.»

Et il était bien évident pour moi qu'avec sa nostalgie si prompte et son franc parler si peu diplomatique, il n'avait rien de mieux à faire que de se presser de partir.

Mondragone, 5 juin.

Je fus, cependant, vivement ému de le perdre sitôt, car il avait été aussi bon que de coutume, et, en outre, d'une douceur et d'une indulgence dont je n'espérais pas si aisément le retour. Il y avait, dans ce dernier fait, beaucoup du désir de s'en aller, et d'autres raisons qui m'ont été expliquées plus tard.

Nous venons de passer huit jours de délices dans notre solitude. Daniella n'est nullement malade de sa grossesse, et nous avons profité de quelques beaux jours entremêlés de jours de pluie et d'orage, pour aller nous promener ensemble autour des lacs. Je donne la préférence au petit lac Némi, dont le cadre n'est guère plus grandiose que celui du lac Albano, mais dont les rives sont adorablement jolies. Il y avait là, le long d'une coulée de roches sombres, un temple dédié à Diane Nemorina, dont les itinéraires assurent qu'il ne reste aucune trace, un tremblement de terre ayant tout englouti dans le lac. Alors l'énorme fragment sur lequel nous nous sommes assis serait récemment mis à nu par quelque autre secousse non encore mentionnée. C'est un bloc de construction antique colossale, qui s'est arrêté sur la margelle herbue du petit lac, et qu'un arbre renversé dans l'eau, un arbre également colossal, embrasse, étreint et semble soutenir dans ses racines énormes. L'arbre est bien portant quand même, et trempe sa longue chevelure verdoyante dans le Miroir de Diane, tel est le nom poétique que l'antiquité a donné à ce diamant d'eau bleuâtre enchâssé dans le roc, dans les fleurs et dans le feuillage.

Couché sur ce gigantesque débris, autour duquel venaient se briser en faibles soupirs les petites lames de l'eau tranquille, je contemplais, heureux et recueilli, la beauté sereine et suave de ma Daniella, assise sur une des branches de l'arbre. Un vent léger faisait passer sur son front les ombres mouvantes du feuillage et les taches d'or du soleil. Puis elle s'étendit à son tour pour se reposer de l'ardente chaleur qui nous poursuivait jusque sous cet ombrage séculaire. Sa tête, penchée parmi les roseaux, se trouvait naturellement couronnée comme celle d'une naïade. Sa taille souple a déjà perdu de sa ténuité virginale, et je contemplais, avec une passion pleine d'attendrissement et de respect, ses épaules plus tombantes et sa hanche moins cambrée, légers indices, déjà visibles pour moi, du bonheur que Dieu nous envoie.

J'ai prié dans mon coeur avec une foi ardente, pendant qu'elle dormait là, souriante et comme ravie dans un rêve délicieux. Chaque fois que je la contemple, elle me semble toujours plus belle, et je crois découvrir en elle des trésors de grâce qui ne m'avaient pas encore été révélés. Peut-être n'est-elle pas belle pour les autres: voilà ce que j'aimerais à me persuader. Je me souviens maintenant avec plaisir d'avoir entendu dire à Medora qu'elle était laide, et à Brumières qu'elle était agréable seulement. Si cette beauté mystérieuse, qui me fascine et m'enivre, n'était visible et appréciable que pour moi, combien je serais fier d'avoir reçu d'en haut le don de la comprendre!

Lune de miel, direz-vous peut-être! Non, non, vie de miel et d'ambroisie pour l'éternité! Tout ce qui peut m'arriver en ce monde n'est rien que le cours inévitable d'une destinée fugitive. La mort même de l'un de nous ne serait que l'accident du voyage sur cette terre d'épreuves plus ou moins dures, car devant l'effroi dont une semblable pensée me glace, je sens lutter une foi, une certitude triomphantes: c'est que je suis déjà bien heureux d'avoir rencontré dans ce monde-ci l'être que je dois retrouver, aimer et posséder après, et toujours et partout! Je ne sais si déjà, dans une existence antérieure, j'ai goûté ce bonheur, ou si je l'ai mérité par une suite d'existences pures et tristes. Je ne sais rien du passé, bien que parfois mes joies présentes ressemblent à de vagues et doux souvenirs; mais l'avenir, l'avenir sans fin, je le porte là dans mon coeur, comme le souffle même de ma vie, et je sens que je ne serai plus jamais seul, parce que je n'aurai jamais d'autre amour sur la terre, et que, par là, j'en éternise la sainte possession.

Nous avons parlé de vous au bord de ce beau petit lac, cratère éteint dont les brisures sont devenues de véritables nids de fleurs sauvages. Daniella vous aime et mêle votre nom à ses prières. Elle a compris ce que je commence à comprendre moi-même: c'est qu'en exigeant ma parole de vous écrire ma vie, autant que possible jour par jour et heure par heure, vous m'avez conduit à une transformation sérieuse de mon individualité. Je ne me sens plus le même qu'au temps où j'existais sans savoir pourquoi ni comment, perdu dans des rêveries vagues, et craignant toujours d'envisager le but de cette existence; m'ignorant, me négligeant, me dédaignant presque moi-même, et me laissant parfois envahir par ce découragement propre à ceux qui ont besoin d'un idéal que la société ne leur montre et ne leur promet pas. Aujourd'hui je me sens exister; j'ai fouillé et interrogé, malgré moi, mon propre coeur, et je sais qu'il a été, sans peur, sans hésitation et sans sophisme, droit au but qui lui était offert par la Providence: Tutto per l'amore!

Et je m'inquiéterais, à présent, de la fortune que je n'ai pas, de la réputation que je n'aurai peut-être jamais, de la sécurité, des aises, des convenances, de l'opinion, de la mode, de ce que fait et pense et dit le monde à propos du but à poursuivre dans cette vie d'un jour? Et que m'importe, quant à moi? De temps en temps mes yeux tombent sur des publications nouvelles où je vois l'expression du désir, du besoin ou du rêve de chacun. Beaucoup d'argent! Dans les romans mêmes, qui sembleraient être la peinture d'un idéal plus pur que les bulletins financiers des journaux, je vois souvent percer une aspiration impétueuse vers quelque trésor comme celui des grottes de Monte-Cristo. Je ne m'en étonne ni ne m'en scandalise. Je vois bien que, dans une société si incertaine et si troublée, dans une Europe qui frémit de crainte et d'espoir entre des rêves de prospérité fabuleuse et des terreurs de cataclysme social universel, les imaginations vives s'élancent, comme fait celle de Brumières, vers ce programme effrayant: Être riche ou mourir! Je crois que c'est là un malheur des temps où nous vivons et que nous nous donnons un mal terrible pour nous bâtir un gros navire, là où nous n'aurions besoin que d'une petite nacelle.

Au retour d'une de nos excursions nous avons trouvé Brumières à la porte de Mondragone, tout agité, tout transporté, nous attendant pour nous dire son étonnante aventure.

—Voilà, s'écria-t-il, ce qui vient de passer par la tête de Medora: un mariage comme le vôtre, un matrimonio segreto, un mariage alla pianeta!

—Et avec qui? lui demanda en souriant Daniella.

—C'est ce que je me suis d'abord demandé à moi-même; mais j'ai fini par me procurer l'agréable persuasion que ce serait avec moi.

—Contez-nous ça.

—Je ne viens que pour vous le raconter. Sachez donc que depuis votre mariage bizarre, ma princesse rêve sans cesse à la commodité, à la gaieté, au sans-gêne et à la promptitude d'un pareil moyen pour échapper, en cas de parti pris sur le conjungo, aux ennuyeuses formalités, aux lenteurs, aux commentaires, aux cérémonies du mariage officiel. Elle dit qu'elle ne se mariera jamais si, entre le oui dit dans un salon et le oui dit à l'autel, elle a quinze jours de réflexion.

—«C'est ce qu'a fort bien senti M. Valreg, ajoutait-elle. Il a craint les représentations de sa famille et ses propres objections; il a voulu se prendre lui-même par surprise; il m'a donné un exemple à suivre. Il faut que je me marie, c'est décidé; et comme je n'aime personne, je serai à qui voudra bien m'aimer passionnément, sans autre espoir que celui de mon amitié, sans autre garantie de bonheur que celle de ma vertu. Ma tante et mon oncle vont s'opposer, comme ils l'ont déjà fait, à ce qu'ils appelleront un coup de tête. Lady Harriet qui s'est si bien trouvée, comme l'on sait; de son mariage d'amour, fait comme le renard de la fable, qui avait la queue coupée, et ces bons parents, avec leur désir effréné de faire mon bonheur, ne s'occupent qu'à prolonger indéfiniment mon ennui et leurs tracasseries. Donc, au premier jour, je vas leur dire: «J'épouse Pierre ou Paul.» Ils répondront que ni Pierre ni Paul ne me conviennent, que je suis folle, compliment qu'on m'a déjà fait et qu'il ne me plaît pas d'entendre répéter trop souvent. Donc, au premier refus de leur adhésion au premier projet que j'aurai arrêté, je me pends à la chasuble du premier prêtre que je verrai passer dans une église, et tout sera dit. Je sais bien que je m'en repentirai au bout d'une heure; mais comme je me repens également de toutes les occasions que j'ai manquées de perdre ma liberté; comme tout bien considéré cette liberté en est venue à m'ennuyer tout à fait, me voilà décidée, à me jeter, la tête baissée, comme M. Valreg, dans le précipice.

»Je vous demande bien pardon, chers amis, continua Brumières, de vous répéter ces légères paroles. Je sais que vous avez raisonné tout autrement; mais je n'ai eu garde de contredire ma divinité. Les dieux ont toujours raison. J'ai déclaré ma flamme avec une sincère éloquence, et on ne m'a encore dit ni oui ni non; mais j'ai vu que ma passion ne déplaisait pas, qu'on en attendait l'explosion depuis longtemps et qu'on me permettait d'en dire bien long sans m'interrompre. On m'a laissé mettre à genoux, baiser les mains et même un peu les bras. Bref, j'attends une solution, et j'espère. Faites des voeux avec moi pour que ce mariage déplaise beaucoup à lady Harriet, car si elle cédait il n'y aurait plus pour Medora le moindre prétexte au mariage clandestin, ni le moindre plaisir, puisque c'est l'esprit de contradiction qui la pousse et, qu'à cette imagination blasée, il faut des luttes. Faute de luttes, elle meurt d'ennui, voyez-vous, et j'ai parfois envie de lui dire tout à coup que je ne l'aime pas et que je ne veux plus me marier. Si j'avais ce courage et cette habileté-là, je suis bien sûr qu'elle se persuaderait qu'elle est folle de moi, et qu'elle m'épouserait dans l'espoir de me faire enrager.

Cette supposition de Brumières était si bien fondée, que j'eus un moment l'idée de l'y encourager, par le sentiment de ma propre expérience. Certes Medora ne m'a voulu pour mari qu'à cause de mon indifférence. Mais, trop naïf pour donner des conseils de perversité à un ami, j'essayai, au contraire, de lui prouver que, dans de pareilles conditions de hasard et de caprice, son union avec Medora le rendrait infailliblement très-malheureux et quelque peu avili; mais cela fut impossible à lui faire entendre. Il ne voit dans tout cela qu'une conquête difficile et rare, une lutte d'orgueil et de finesse, une affaire qui fera honneur à son habileté et à sa persévérance.

—Vous verrez, dit-il en parlant de lui-même, que le gaillard n'est pas maladroit, et que la grande aventure da sa vie, le roman rêvé, la fortune immense et la femme incomparable seront le prix de sa confiance en sa destinée et en lui-même: Aide-toi, le ciel t'aidera.

—Bien, bien; j'admets que vous réussirez, que vous aurez cette merveilleuse beauté et cette merveilleuse dot. Après? si l'on vous hait, si l'on vous trompe?

—Ah! voilà ce que je ne crains guère! d'abord, parce qu'elle est froide et fière; ensuite, parce que je ne suis pas un sot et que je me ferai aimer d'elle.»

—Laisse-le donc faire, me dit Daniella quand nous fûmes seuls: il ne l'aime pas, il ne veut qu'être riche. D'ailleurs, elle se moque de lui comme des autres. Est-ce qu'il est fait pour flatter une vanité comme la sienne? Il n'a pas de titre, il monte mal à cheval, il n'a pas de réputation, enfin il n'a rien qui puisse tourner la tête à une Medora.

—C'est vrai; mais c'est déjà une vieille fille dont les sens se décident peut-être à parler. Il est très-beau garçon. Elle cherche un esclave, et il saura jouer ce rôle tout le temps qu'il faudra. Il a de l'esprit, un peu de talent, beaucoup d'aplomb…

—Eh bien, qu'elle l'épouse! que t'importe?

Je vis que la jalousie de Daniella n'était pas si bien passée qu'elle ne fût prête à se rallumer au moindre soupçon. Je la calmai en lui disant que je m'intéressais à Brumières et nullement à Medora.

Le lendemain, j'eus une conversation très-vive avec lord B***, qui, de temps en temps, vient nous voir le matin. Imaginez-vous que lady Harriet s'est mis en tête de doter Daniella; qu'elle a entretenu l'abbé Valreg de ce projet et que c'est là la cause de son subit apaisement. Les papiers au moyen desquels je peux faire légaliser mon mariage sont arrivés, et je dois me rendre demain à Rome avec Daniella et mes témoins pour remplir cette formalité devant le consul de ma nation. Lady Harriet veut, en cette circonstance, constituer à ma femme une dot de cent mille francs, et il a fallu presque me fâcher pour me soustraire à cette libéralité. Lord B*** comprend très-bien que je répugne à recevoir de l'argent en récompense d'un acte d'humanité aussi simple que celui de la via Aurélia. Il convient qu'en me tenant caché pour voir tranquillement accomplir un vol et peut-être un meurtre, j'eusse été un lâche, et qu'il ne résulte pas de mon manque de lâcheté que l'on me doive un salaire. Il reconnaît aussi qu'en venant soigner sa femme et en lui disant avec esprit et douceur des choses qui l'ont émue et persuadée jusqu'à ramener un peu de calme et de bonheur dans son ménage, ma Daniella n'a fait qu'obéir à une belle et bonne inspiration de sa nature, et que tout cela se paye avec le coeur, non avec la bourse. |

Mais lady Harriet veut, et milord est bien embarrassé pour la contredire. Je veux être pendu s'il n'est pas redevenu amoureux de sa femme, et même plus qu'il ne l'a jamais été, car il avait toujours résisté à son influence quand elle était mauvaise, et aujourd'hui il la subit aveuglément. Jadis il disait: «Je l'aime, bien qu'elle se trompe;» maintenant il semble, dire qu'elle ne peut pas se tromper.

L'excellente dame comprend si peu que je sois humilié de ses bienfaits, qu'elle aura un véritable chagrin, qu'elle sera humiliée elle-même, si je les repousse, et son mari ne sait comment s'y prendre pour lui porter ma réponse. Il a fallu transiger: il ne sera pas fait d'acte, Daniella recevra un portefeuille, et mylord voudra bien le reprendre sans récépissé, en disant à sa femme que nous l'avons prié d'être notre dépositaire.

Daniella, présente à cette discussion, a eu la générosité et la délicatesse de dire comme moi. Pourtant elle m'a fait quelques reproches ensuite. Elle a déjà l'instinct passionné de la maternité, et elle trouve que nous n'avons pas la droit de refuser ce qui assurerait à ses yeux l'indépendance et le bien-être de notre enfant dans l'avenir. Elle comprenait que nous ne dussions rien accepter de Medora; mais elle n'a pas les mêmes scrupules vis-à-vis de lady Harriet, qui a toujours été bonne pour elle et devant qui elle ne s'est jamais sentie humiliée.

J'ai eu quelque peine à lui persuader que ce serait peut-être un malheur pour notre enfant de naître avec un héritage assuré, relativement trop brillant pour la condition où je voulais l'élever. C'a été déjà une sorte de malheur pour moi d'avoir un petit patrimoine, puisqu'en considération de l'oisiveté où j'avais le droit de vivre, l'abbé Valreg ne m'a rien fait apprendre tant que j'ai été sous sa tutelle. Si je n'avais pas aimé la lecture, je serais devenu idiot, et si je n'avais pas eu ensuite un certain courage, je ne me serais pas mis à même d'avoir un état.

—Ta crainte d'avoir un enfant riche vient, me disait-elle, de l'endurcissement d'intelligence de ton oncle. Il a voulu te rendre esclave de ton petit capital, et tu as pris en aversion un moyen de liberté dont on voulait te faire une chaîne; mais nous élèverons nos enfants tout autrement: nous leur dirons…

—Nous leur dirons, malgré nous, la vérité. On ne peut pas se résoudre à tromper ses enfants, même pour leur bien. Et, quand ils auront ces distractions et ces langueurs de l'enfance qu'il faut combattre doucement, mais sans se lasser, nous céderons, nous aurons peur de les contrarier, de les fatiguer, nous en ferons des indolents et des oisifs. Alors ils auront d'autres goûts que ceux de la frugalité et d'autres besoins que ceux de l'âme. Ils se trouveront pauvres, car cent mille francs, sache donc que c'est une goutte d'eau dans la mer pour ceux qui ne les ont pas acquis par leur travail, et qui n'ont rien à faire que de les dépenser.

Daniella s'assit dans un coin et pleura.

—Pourquoi pleures-tu? lui dis-je en l'embrassant.

—Parce que tu as raison, répondit-elle. Tu m'as fait songer à la nécessité de contrarier notre bien-aimé, notre enfant, notre-trésor, notre tout! et voilà que nous commençons avant qu'il soit né! Mais c'est égal: il le faut! Tu m'apprendras à l'aimer sagement, à regarder ta fierté, ton honneur et ton courage comme le plus bel héritage à lui laisser. Allons, n'y pensons plus. Voilà deux fois que je suis riche, et deux fois que tu me fais comprendre que toute ma fortune est dans notre amour.

LIII

Mondragone, 7 juin.

Nous avons été hier à Rome, et nous voilà mariés indissolublement. Par surcroît de bonheur, j'ai une commande. Le rêve de la Mariuccia s'est réalisé. La princesse B***, s'étant fait raconter toute notre histoire et me voyant enfin à l'abri de toute persécution, m'a demandé d'aller la voir avec ma femme, à laquelle elle a fait l'accueil le plus gracieux. Nous sortions du consulat, et je venais d'échapper à l'acte par lequel lady Harriet voulait nous enrichir. La Providence nous envoyait donc un soudain dédommagement et comme une récompense de notre confiance en elle. La princesse a vu une pochade de moi que j'avais laissée emporter par Brumières, et que celui-ci a eu l'obligeante idée de faire mettre, à mon insu, sous les yeux de l'illustre propriétaire de Mondragone. C'était précisément un projet de fresque, un entrelacement de fleurs, de fruits et d'enfants, pour un joli petit plafond de salle de bain projetée et déjà mise, l'année dernière, en état de recevoir une décoration quelconque. La forme élégante de cette petite pièce m'avait frappé, et, dans un moment de loisir, j'avais jeté mon idée sur du papier à aquarelle. Il paraît que cette idée, a plu. On me charge de l'exécuter, et on me fournira un aide pour m'affermir dans ma connaissance, un peu incomplète, des procédés de la fresque. Si l'on est content de mon travail, et que je ne désire pas quitter le pays, on me confiera d'autres décorations dans le palais, et on fera arranger alors le casino, pour me mettre, avec ma famille, à l'abri du froid en hiver. C'est la seule occasion où l'on ait paru songer à envoyer de nouveau des maçons et des charpentiers dans ce palais toujours en ruine, dont on s'occupe, avant tout, d'enjoliver les boudoirs. Il est question de trois mille francs pour mon travail de la saison, et il me semble que c'est déjà bien joli pour un commençant de mon importance.

Et maintenant, me voilà devant ma composition, prenant des mesures et débrouillant mon premier travail, afin d'entrer dans un rêve délicieux. Tous ces Amorini, que je vais faire les plus beaux possibles, auront certainement un air de famille. Ils ressembleront tous à Daniella, laquelle veut déjà choisir celui qui lui plaira le mieux, pour le regarder dit-elle, à toute heure, et pour que ses traits passent, de son âme, sur le visage de son enfant.

Lady B*** se trouve si bien du séjour de Frascati, qu'elle songe à y acheter une villa, afin d'y revenir tous les ans, et qu'elle prend des arrangements pour passer tout l'été, soit dans sa propriété future, soit à Piccolomini, qu'elle parle de meubler convenablement. Le bon accord semble vouloir durer entre elle et son mari. Je crois qu'elle s'est aperçue de ce fait bizarre, qu'après vingt ans de mariage fort maussade lord B*** entrait dans une véritable lune de miel, et la satisfaction d'inspirer de l'amour dans son arrière-saison flatte réellement l'amour-propre de cette bonne et vertueuse dame. Elle a pris, avec son époux, des manières de pudique chatterie, et des embarras de jeune personne, et des coquetteries prudes qui seraient très-amusantes à observer; mais la Medora raille tout cela avec tant d'aigreur que nous nous abstenons même d'en sourire, Daniella et moi.

Ce réveil du vieux cupidon préposé à la gouverne du ménage B***; cette refloraison de milady, qui en cachette de mylord teint ses cheveux un peu blanchis par la maladie qu'elle vient de faire; la jalousie de Felipone, qui commence, dit-on, à faire des scènes de passion à sa perfide Vincenza; notre bonheur, à nous autres solitaires de Mondragone; le printemps, les oiseaux, l'éloquence de Brumières, que sait-on? tout et rien, ont inspiré enfin à Medora une sorte de goût pour son cavalier servant; et le gaillard, comme il s'intitule lui-même, a eu l'adresse de rendre lady Harriet assez contraire à ses espérances, ce qui leur donne plus d'assiette. En réalité, lady B*** trouve, avec raison, que sa nièce, use trop de la liberté accordée aux demoiselles anglaises et que cette succession de soupirants encouragés et éconduits commence à compromettre la dignité d'une tante et la bonne renommée nécessaire à une fille à marier. Elle tiendrait à honneur de lui faire faire un mariage convenable, à son point de vue, si elle avait le droit de chasser Brumières de Piccolomini, et elle l'eût déjà fait. Il sent très-bien qu'on l'admet à contre-coeur au rez-de-chaussée, et il s'en réjouit. Il aspire au moment où on lui fermera la porte du salon au nez. Ce jour-là Medora sera décidée à être madame de Brumières, car notre ami a découvert, ou a bien voulu nous révéler, qu'il avait quelques petits aïeux en réserve pour faciliter son établissement.

Dans tout cela, nous cherchons Tartaglia sans retrouver sa trace. Le secours important qu'il nous a donné pour notre mariage, revirement inattendu de ses idées au sujet de mon union avec Medora, l'emploi de son temps depuis sa disparition de Mondragone, rien ne nous a été expliqué. Après nous être apparu comme un revenant dans l'église de Frascati, il s'est évanoui comme une ombre avant que nous ayons pu le remercier. Felipone prétend n'en savoir pas plus que nous sur son compte. Il nous a raconté qu'il s'était assuré d'abord, pour nous servir de témoin, Simone di Mattia, traiteur de la Campana un de ses amis, habituellement ivre de la veille, et par conséquent incapable de réfléchir aux conséquences d'une brouille avec le curé; mais, au moment de se mettre en route, maître Simone s'était ravisé prudemment, prouvant par là, disait Felipone, qu'il portait mieux son vin que celui des autres. Si bien que notre ami le fermier s'était vu très en peine pendant quelques instants, et sur le point de nous faire abandonner l'entreprise pour ce jour-là, lorsque Tartaglia, déguisé en berger de la montagne, s'était trouvé comme tombé du ciel au coin de la rue. Il avait accepté l'offre de nous assister, sans hésitation, disant qu'il m'aimait trop pour ne pas consentir à empirer ses relations déjà très-mauvaises avec l'autorité. Felipone n'avait pas eu le temps de lui en demander davantage. La cloche de l'église était en branle.

Onofrio, que nous allons voir de temps en temps, nous à dit l'avoir vu rôder, le soir de ce jour-là, autour de Tusculum; il ne l'a pas aperçu depuis.

15 juin, Mondragone.

Nous l'avons enfin retrouvé, mêlé aux nouveaux événements que j'ai à vous raconter.

Il fut décidé, le 8 de ce mois, que miss Medora épouserait M. de Brumières à la chasuble. Voici Ce qui s'élait passé pour amener cette résolution: autorisé à faire sa demande à lady Harriet pour un mariage en règle, Brumières s'était arrangé pour déplaire, et pour s'entendre dire devant Medora, jusque-là railleuse et comme prête à se dédire s'il était agréé, des choses assez blessantes, telles que: «J'espère que ma nièce réfléchira.—Je n'ai aucun autre droit sur elle que celui de l'intérêt que je lui porte; mais si elle m'accordait la moindre autorité, j'en userais pour la détourner de vous, qui n'avez pas les opinions et les sentiments du monde où elle est appelée à vivre.»

Il faut vous dire que Brumières, qui n'a aucune espèce d'opinions, s'était posé, ce jour-là, en homme très-avancé et même beaucoup trop avancé, en présence de lady B***, et que Medora, qui, en fait d'indifférence absolue sur toute matière politique, est absolument dans le même cas que son adorateur, avait trouvé neuf et divertissant d'être excessivement philosophe, en paroles, à son exemple.

La chose prévue arriva: lady Harriet fut scandalisée, et Medora se déclara victime persécutée. Jour et heure furent pris pour l'union clandestine. Seulement, elle jugea à propos de taire une légère modification au programme dont Daniella lui avait donné l'exemple Craignant que le curé de Frascati ne fût sur, ses gardes, elle décida qu'on se marierait à Rocca-di-Papa, où elle comptait passer les premiers jours de son mariage.

C'était donc un enlèvement en règle dont Brumières nous annonça le bonheur et la gloire, et même il eut la fantaisie de m'avoir pour un de ses témoins, faveur dont je le remerciai négativement, ne voulant rien faire qui pût être désagréable à lady B***.

C'est à Rocca-di-Papa précisément que nous reçûmes cette confidence en y rencontrant le futur. Il s'y était rendu pour examiner la localité. Nous avions été là, nous autres, pour nous promener, et moi surtout pour regarder des enfants, car ils vivent en tas dans cette petite ville, et ils y sont à peu près. nus en cette saison. On y peut donc étudier leurs mouvements dans toute la liberté de la nature.

Je n'ai rien vu d'aussi étrange et d'aussi pittoresque, en fait de construction, que cette bourgade de Rocca-di-Papa. Je vous ai décrit la gorge sauvage meublée d'une sorte de forêt vierge qui occupe le fond du précipice del buco. Nous avions laissé ce désert sur notre gauche et suivi le chemin plus large et plus doux qui, à travers les bois de châtaigniers, monte vers la ville. Daniella, en passant auprès des trois pierres, détourna la tête pour ne pas voir l'endroit du fourré où elle m'avait surpris avec Medora. Ce lien lui rappelait le seul chagrin que nous nous soyons causé l'un à l'autre.

Rocca-di-Papa est un cône volcanique couvert de maisons superposées jusqu'au faîte, qui se termine par un vieux fort ruiné. Les caves d'une zone d'habitations s'appuient sur les greniers de l'autre; les maisons se tombent continuellement sur le dos; le moindre vent fait pleuvoir des tuiles et craquer des supports. Les rues, peu à peu verticales, finissent par des escaliers qui finissent eux-mêmes par des blocs de lave supportant une ruine difficile à aborder, et flanquée d'un vieil arbre qui se penche sur la ville, comme une bannière à la pointe d'un clocher.

Tout cela est vieux, crevassé, déjeté et noir comme la lave dont est sorti ce réceptacle de misère et de malpropreté. Mais, vous savez, tout cela est superbe pour un peintre. Le soleil et l'ombre se heurtent vivement sur des angles de rochers qui percent de toutes parts à travers les maisons, sur des façades qui se penchent l'une contre l'autre, et tout à coup se tournent le dos pour obéir aux mouvements du sol âpre et tourmenté, qui les supporte, les presse et les sépare. Comme dans les faubourgs de Gênes, des arceaux rampants relient de temps en temps les deux côtés de la ruelle étroite, et ces ponts servent eux-mêmes de rues aux habitants du quartier supérieur.

Tout est donc précipice dans cette ville folle, refuge désespéré des temps de guerre, cherché dans le lieu le plus incommode et le plus impossible qui se puisse imaginer. Les confins de la steppe de Rome sont bordés, en plusieurs endroits, de ces petits cratères pointus, qui ont tous leur petit fort démantelé et leur petite ville en pain de sucre, s'écroulant et se relevant sans cesse, grâce à l'acharnement de l'habitude et à l'amour du clocher.

Cette obstination s'explique par le bon air et la belle vue. Mais cette vue est achetée au prix d'un vertige perpétuel, et cet air est vicié par l'excès de saleté des habitations. Femmes, enfants, vieillards, cochons et poules grouillent pêle-mêle sur le fumier. Cela fait des groupes bien pittoresques, et ces pauvres enfants, nus au vent et au soleil, sont souvent beaux comme des Amours. Mais cela serre le coeur quand même. Je crois d'ailleurs que je ne m'habituerais jamais à les voir courir sur ces abîmes. L'incurie des mères, qui laissent leurs petits, à peine âgés d'un an, marcher et rouler comme ils peuvent sur ces talus effrayants, est quelque chose d'inouï qui m'a semblé horrible. J'ai demandé s'il n'arrivait pas souvent des accidents.

—Oui, m'a-t-on répondu avec tranquillité, il se tue beaucoup d'enfants et même de grandes personnes. Que voulez-vous la ville est dangereuse!

J'entrai dans une des plus pauvres maisons pour me faire une idée de l'existence de ces êtres. Je fus surpris de la quantité de provisions et d'ustensiles entassés dans ce bouge infect, Jarres et tonneaux pleins de pois, de châtaignes, de grains et de fruits secs; solives garnies de mais, d'oignons, de fromages, de viande de porc salé; vases de terre, de bois et de faïence; linge dans le cuvier de lessive; lits énormes; images de dévotion, chapelets bénits, statuettes et reliquaires, tout était pêle-mêle, et si encombré, qu'autour de la cheminée, de la table et des lits, il y avait à peine moyen de poser les pieds et de passer les épaules sans fouler ou renverser quelque chose.

Cette abondance en désordre, couverte de crasse et de vermine, me donna à penser. Ces gens sont donc pourvus de tout ce qui est nécessaire à la vie; le sol est fertile, et ils possèdent dix fois plus d'aliments et de meubles que la plupart des journaliers de mon pays, dont les maisonnettes, propres et bien rangées, ne se remplissent jamais que de ce qui est strictement nécessaire au jour le jour. Chez nous, le pauvre n'a pas de provisions dans les mauvaises années; il travaille pour le pain du lendemain, il court après le fagot de la veillée, la femme lave et raccommode sans cesse les pauvres vêtements de la famille. Ici, il n'y a point de mauvaises années; on recueille et on entasse, jusque sur son oreiller, des denrées variées; on engraisse des animaux domestiques jusque sous son lit; on paye des journaliers pour cultiver la terre, et on ne raccommode pas les hardes; on ne travaille pas, on se laisse dévorer par la vermine; on se vautre au soleil et on tend la main aux passants: voilà l'existence des localités fertiles et saines. D'où vient?

Vous répondrez; moi, je reprends mon récit. Nous sortîmes de la ville, non sans peine, par une ruelle étroite, rapide et glissante d'eau de fumier, où passait une caravane de mulets chargés de genêts qui ne laissaient pas de place aux passants, et qui ne pouvaient s'arrêter à la descente. Nous avions hâte de fuir ce taudis navrant d'où, cependant, par la fenêtre de toute baraque immonde, l'oeil plonge sur des abîmes de verdure splendide, sur les brillants petits lacs, sur les ravins délicieux et sur les immenses horizons de montagnes d'opale. Nous marchâmes tout au plus dix minutes, et nous atteignîmes la source del buco.

C'est une fontaine abondante qui s'épanche dans de grandes auges de pierre blanche, lavoir pittoresque dans les rochers, sur des cimes sauvages. Les eaux s'échappent en nombreux filets qui bouillonnent sur un sol de roche ondulée, et vont, à quelques pas de là, se réunir et s'engouffrer dans le buco.

Nous étions sur les plateaux qui forment d'immenses terrasses entre les monts Albains et les monts Tusculans, non loin du prétendu camp d'Annibal. Sous nos pieds, dans la fêlure gigantesque du mur de roches que nous tâchions en vain de côtoyer, tombait la cascade et se dressaient les créneaux brisés de la petite tour où j'ai passé des heures si heureuses et si tristes. Il n'y a là de frayé qu'un sentier effroyable où je ne voulus pas laisser Daniella se hasarder. Je m'assurai que, d'en haut comme d'en bas, ma belle cascade fantastique et ma tour sont à peu près impossibles à voir sans se casser le cou. Les formes étranges de ces plateaux, rehaussés de cônes aigus ou tronqués, et les formidables brisures de leurs flancs escarpés attestent les convulsions violentes des âges volcaniques. Sur un de ces plateaux, où un vent frais soufflait avec impétuosité dans sa chevelure, Daniella ramassa pour vous des gentianes d'un bleu veiné de rose et de petites jacinthes sauvages qui sont des plantes adorables de forme et de couleurs, mais dont malheureusement vous n'aurez que les squelettes.

Daniella était triste en cueillant ces fleurs et en regardant l'âpre paysage qui nous environnait: des plaines incultes, des taillis impraticables, des ruisseaux sans cours, formant marécage jusque sur les cimes battues du vent; tout cela s'étendant, d'un côté jusqu'à Monte-Cavo (mons Albanus), de l'autre jusqu'au revers de l'arx de Tusculum, qui vu de la hauteur, se trouvait beaucoup plus près que, de mon refuge dans le précipice, je ne l'avais imaginé.

—Allons-nous-en, me dit Daniella; mon corps et mon âme se refroidissent ici. Le bruit de cette cascade me fait mal. Tu n'as pas voulu me laisser apercevoir la tour maudite, et tu as bien fait: je sens que je ne la reverrai jamais sans remords.

—Et moi j'aime quand même cette cascade qui chantait pendant ton sommeil, et cette ruine où, après tant d'heures d'inquiétude et de chagrin mortel, je t'ai enfin pressée dans mes bras et endormie sur mon coeur.

—Tu ne te souviens donc plus que j'ai été injuste, violente, folle et cruelle? C'est là le seul crime de ma vie, mais il est grand et il me fait trembler de peur quand j'y pense. Tu sais bien ce que je disais dans nos premiers jours de Mondragone: Dieu, que j'ai offensé quand je me suis donnée à toi sans sa permission, me punira: et il m'a punie plus sévèrement que je ne l'avais prévu. Que j'aie été séparée de toi, maltraitée, insultée, battue, volée et tout cela avec de mortelles inquiétudes sur ton compte, je m'y attendais presque. La conscience de mon péché m'en donnait comme un avertissement; mais que, le premier jour où j'ai été réunie à toi, un jour que j'aurais dû passer en prières et à tes genoux pour adorer et remercier Dieu, j'aie été coupable envers toi, que je t'aie odieusement fait souffrir!… voilà un jour de l'enfer qui m'a été imposé, et quand je me souviens de mon délire, je me sens un vertige comme si le démon me serrait la gorge et me tenaillait le coeur en me criant: «Ce n'est pas la seule fois que je t'aurai en ma puissance; je reviendrai, et tu recommenceras!» O mon Dieu, mon Dieu! s'écria ma pauvre Daniella avec exaltation, faites que je ne recommence pas! faites-moi mourir plutôt que de me laisser vivre pour le malheur de ce que j'aime!

Je la consolai en lui jurant qu'elle pouvait retomber dans sa jalousie, sans danger désormais.

—C'est ma faute, lui dis-je si, tous deux, nous avons tant souffert. J'ai été surpris par la douleur, j'ai manqué de foi et de force. J'aurais dû trouver des paroles et des caresses pour te détromper et te rassurer, des formules sacrées pour chasser ton démon. J'étais fatigué et malade; et puis j'avais en moi-même, dans ce triste lieu, des pensées sinistres et lâches. J'avais boudé la providence comme un sot enfant boude sa mère. Je m'étais révolté contre les heures qui ne marchaient pas assez vite; j'avais été fou! Je méritais donc une punition et je l'ai subie. A présent je n'en crains plus d'autre, je n'en mériterai plus. Notre amour nous sanctifiera et chassera le mauvais esprit qui rôde autour des coeurs heureux. Nous ferons de notre passion une religion et une vertu. N'est-ce pas déjà fait? N'ai-je pas été bien inspiré de braver pour toi tous les reproches et de briser tous les obstacles, de refuser les dons de la richesse et de vouloir être tout pour toi, à moi tout seul? Tu vois bien que Dieu nous pardonne et nous bénit, puisque je suis sorti de tous mes dangers, et que tout ce que j'ai demandé au ciel se réalise: toi, un enfant, du travail et de la dignité!

Elle essuya ses larmes, et, gagnée par ma foi, elle remercia Dieu avec enthousiasme.

Non, je ne crois pas qu'elle redevienne le jouet de la violence de ses instincts. Je lui ai dit ce que je pense; je ne la crains pas, cette femme que j'adore. Je sens que je l'amènerai doucement à combattre l'impétuosité de ses premières impressions, et que je lui apprendrai à être heureuse.

Nous nous remettions en route pour Tusculum lorsque Brumières cria après nous et accourut pour nous accompagner, en nous faisant part de son triomphe.

LIV

Il venait de Rocca-di-Papa, où il avait trouvé des témoins et pris connaissance des circonstances nécessaires au succès de son entreprise. Quand il eut bien bavardé, il s'aperçut qu'il me mettait dans une situation délicate: il me fallait, ou abuser de sa confiance, ou tromper lord et lady B*** dans le cas où, ayant quelque soupçon, ils me questionneraient. Je résolus de ne pas les voir ce jour-là et de rentrer tard à Mondragone, pour le cas où milord viendrait m'y rendre visite dans l'après-midi.

—Puisque vous retournez par ce côté-ci de Tusculum, dit Brumières (et cela me paraît en effet le plus cour), je vais avec vous.

Il fut convenu qu'il nous laisserait chez Onofrio; mais, quand nous entrâmes chez le berger, la curiosité de voir le petit musée qu'il s'est fait dans son paillis le retint. Brumières est flâneur, comme le sont les caractères enjoués et communicatifs.

Nous étions là depuis un quart d'heure lorsque je m'entendis appeler du dehors. Je sortis, croyant reconnaître la voix de Felipone. C'était lui, en effet, armé de son fusil, suivi de deux chiens de chasse et portant quelques perdrix dans sa gibecière.

—Avec qui êtes-vous là-dedans? me demanda-t-il en me montrant la cabane.

—Avec ma femme et Brumières. Pourquoi n'entrez-vous pas?

—Je vais entrer. Je n'étais pas sûr que ce ne fût pas un étranger, et, vous savez, on est sot, on est timide!

—Vous, timide?

—Mais oui, avec les gens que je ne connais pas.

—Eh bien, vous connaissez Brumières, venez!

—Oh! certainement, je le connais: un bon enfant, un charmant garçon!

Je le regardai pour voir s'il n'y avait pas d'amertume dans cet éloge. La figure ronde et placide du fermier témoignait do la plus entière candeur.

Je pensai que la Vincenza avait, en femme supérieure qu'elle est dans l'art du mensonge, endormi les soupçons de son mari, et je retournai vers la cabane, croyant que Felipone me suivait; mais il me rappela.

—Attendez donc, me dit-il, j'ai quelque chose à vous dire. Appelez donc ma filleule, ça la regarde aussi.

J'appelai Daniella, qui fit quelques pas vers nous. En ce moment Onofrio était dehors aussi, occupé, à quelque distance, à penser un de ses chiens mordu par une vipère. Brumières était sur le seuil, regardant avec intérêt une fibula étrusque d'une grande beauté.

Daniella regarda Felipone, répondit avec calme:

—J'y vais.

Et, m'appelant:

—Je ne peux pas marcher, s'écria-t-elle, une épine vient d'entrer dans mon soulier, et je n'ose faire un pas de crainte de l'enfoncer.

Je volai à son secours.

—Baisse-toi, me dit-elle tout bas, et fais semblant de chercher. Il n'y a pas d'épine à mon pied, mais il y a là, devant nous, mon parrain qui veut tuer M. Brumières.

—Tu rêves! Il est aussi tranquille et aussi gai que de coutume.

—Non! je te jure. Je l'observe depuis un moment, il veut nous éloigner d'ici. Tu vas voir qu'il nous fera un comte pour nous renvoyer.

—Eh bien, que faire?

Ne pas le perdre du vue et nous placer toujours entre lui et son but. Reste là, toi, ne quitte pas ce pauvre garçon d'un pas. Mon parrain t'aime et ne tirera pas au risque de te blesser. Moi, je tâcherai de le distraire, si c'est une mauvaise pensée qui vient de le surprendre, ou de le confesser et de le convertir, si c'est un parti pris d'avance.

Je ne croyais nullement au danger que supposait Daniella; je suivis néanmoins son conseil Je m'approchai de Brumière, tandis qu'elle allait rejoindre Felipone, lequel, appuyé sur son long fusil, nous attendait d'un air calme, avec son éternel sourire aux deux coins d'une lèvre épaisse et vermeille.

—Voilà un bijou admirable, me dit Brumières, que je m'arrangeais pour masquer comme par hasard. Regardez comme cette petite tête de bélier est ciselée, et comme ces ornements de filigrane sont sobres et bien placés. Il est impossible que ce berger sache le prix d'une pareille chose, et il faut que vous m'aidiez à lui acheter ça, pas trop cher. Ce sera mon cadeau de noces pour demain, en attendant que je puisse faire mieux.

Je m'approchai avec lui d'Onofrio, non pour aider à tromper celui-ci, mais pour continuer à interposer ma personne entre Brumières et Felipone. Onofrio est d'une probité rigide, ce qui ne veut pas dire qu'il ait un désintéressement aveugle et qu'il soit facile de le tromper. Brumières, en brocanteur exercé, lui demanda négligemment si c'était là une véritable antique, feignit de croire que cela pouvait être une imitation en or de Naples, comme il s'en fait beaucoup, ajouta que ces imitations lui plaisaient d'ailleurs autant que les originaux, et que, copie ou non, il en offrait deux écus romains, voulant bien payer un brave homme instruit et hospitalier.

A cette proposition, la figure douce du berger prit une expression de mépris austère.

—Vous êtes un enfant, dit-il; rendez-moi ça. Ce n'est pas pour les gens qui ne s'y connaissent pas, c'est pour les artistes.

Brumières, un peu piqué, s'obstina à dire qu'il était à peu près impossible de distinguer une copie bien faite d'un original.

—Je ne suis pas orfèvre, répondit froidement Onofrio; je suis berger. Je ne fais pas de bijoux, j'en trouve. Je n'ai jamais été dans les boutiques de Naples; je retourne et fouille les pierres de Tusculum. Ce n'est pas à moi que vous persuaderez que j'ai acheté ou fabriqué cette agrafe.

—Un voyageur peut l'avoir achetée à Florence ou à Naples, et l'avoir perdue à Tusculum.

—Comme vous voudrez! dit le berger en reprenant le bijou avec un profond dédain.

Brumières l'avait blessé, non-seulement dans sa probité, mais encore dans son amour-propre d'antiquaire. Je regardai du côté de Felipone, qui marchait à quelque distance avec Daniella. Je me disais qu'en cas de mauvais dessein de la part du mari de Vincenza, ce ne serait probablement pas Onofrio qui porterait grand secours à l'imprudent Brumières.

Ce dernier, qui n'avait rien à offrir à sa fiancée, et qui trouvait là la seule occasion de lui faire un présent, s'obstina à marchander et offrit jusqu'à deux cents francs de la broche étrusque.

—Non, lui dit Onofrio; je ne la donnerais pas à M. Valreg pour ce prix-là; pour vous, ce sera cinq cents francs.

—Merci de la préférence! s'écria Brumières. Vous m'en voulez donc?

—Vous avez voulu me tromper, je vous rançonne.

—Allez au diable!

—Prenez garde d'y aller avant moi, signore!

L'accent de cette réponse fut si marqué, relativement au flegme ordinaire d'Onofrio, que je commençai à croire Brumières en danger.

—Allons-nous-en, lui dis-je à voix basse; il ne fait peut-être pas bon pour vous ici. Il me regarda avec étonnement, et je lui fis part de mes doutes.

Il n'en tint pas grand compte.

—Je sais par Vincenza, dit-il, que son mari, pour la première fois de sa vie, commence à la soupçonner; mais c'est lord B*** qu'il accuse de vouloir la séduire, parce que le brave Anglais, reconnaissant des soins donnés par elle à lady Harriet lui a fait de trop riches présents. Voilà, ce que c'est que d'être opulent et généreux. Moi qui, pour vingt-quatre heures encore, suis gueux comme un peintre, je ne cours pas le risque d'être accusé d'acheter le coeur des femmes à prix d'or. Mais voyons, nous perdons le temps; voulez-vous me rendre un service? Marchandez et achetez pour moi ce bijou. Il me le faut à tout prix.

—Onofrio ne le livrera pas sans argent comptant, même à moi son ami, car il voit bien que ce n'est pas moi qui achète, et je présume que, pas plus que moi, vous n'avez deux ou trois cents francs sur vous?

—Certes; non, mais je courrai à Frascati chercher l'argent.

—C'est inutile, venez jusqu'à Mondragone et prions Onofrio de nous suivre; je le payerai.

Onofrio me céda la broche pour trois cents francs, mais il refusa de venir se faire payer à Mondragone. Il ne pouvait pas s'absenter. Les autres paillis étaient trop éloignés, aucun berger ne pouvait venir surveiller ses bêtes et sa demeure. Quand il s'absentait, il prenait ses arrangements dès la veille. Il nous offrait d'apporter le bijou le lendemain soir. C'était trop tard pour Brumières. J'imaginai de prier Felipone, qui s'était rapproché de nous, de garder le paillis jusqu'au retour du berger. C'était l'affaire d'une heure au plus. De cette manière je séparais les deux rivaux, et j'emmenais Brumières.

Felipone répondit courtoisement qu'en toute autre circonstance il se ferait un plaisir d'obliger M. Brumières, mais il était forcé de rentrer de suite à Mondragone.

—Daniella sait qu'il le faut, me dit-il; vous n'avez pas voulu écouter ce que j'avais à vous dire là-dessus, mais elle vous en fera part.

En toute autre circonstance, comme disait Felipone, il eût été tout naturel de demander à celui-ci de répondre pour nous du payement afin que Brumières put emporter le bijou; mais je ne pus surmonter la répugnance que j'éprouvais à demander au fermier l'ombre d'un service d'argent pour l'homme qui le trahissait, et Brumières lui-même, malgré son assurance ordinaire, ne s'en sentit pas le courage.

Il y avait, d'ailleurs, quelque chose de trop significatif, de la part d'un homme aussi obligeant et aussi prévenant que Felipone à ne pas proposer, môme à moi, sa garantie.

—Eh bien, allons chez vous, me dit Brumières. Vous me prêterez, et je reviendrai payer. Je serai encore de retour à Frascati avant la nuit.

Je crus remarquer un sourire particulier sur les lèvres retroussées du fermier; mais, sur une figure où l'enjouement est comme une contraction nerveuse habituelle, il est très-difficile de saisir un mouvement de l'âme.

Nous reprîmes le chemin de Mondragone, Daniella, Brumières et moi. Felipone nous laissa passer devant et resta encore quelques moments à causer avec Onofrio; puis nous le vîmes nous suivre avec son fusil et ses chiens. Il marchait vite pour nous rejoindre, et Daniella nous engageait à doubler le pas, afin de sortir avant lui de la petite gorge encaissée et boisée qui descend de Tusculum aux Camaldules. Mais cet empressement me parut devoir exciter les émotions de Felipone plutôt que de les apaiser, et Brumières, d'ailleurs, s'y refusa avec obstination.

Quand nous nous trouvâmes engagés dans les zigzags ombragés de ce ravin, nous perdîmes de vue le fermier.

—Voilà un joli petit bois, nous dit Brumières; mais il faut convenir que c'est un vrai coupe-gorge.

Je lui répondis que j'en avais fait déjà la remarque lors de ma fuite nocturne avec le prince et Medora.

—Le fait est, dit Daniella, qu'il a été assassiné ici plus de gens qu'on n'en sait le compte, et que M. Brumières ferait bien puisque mon parrain ne peut le voir, de prendre sa course et de s'en aller à Frascati sans s'inquiéter de ce bijou, qui ne vaut pas le danger qu'il lui cause. Brumières regarda derrière lui et réfléchit un instant.

—A quoi pensez-vous? lui demandai-je. Ce n'est pas le moment de s'arrêter.

—Croyez-vous réellement, dit-il, que ce gros joufflu, avec son rire bête, ait, dans son front court, la fâcheuse pensée, et, dans le caractère, l'énergie désagréable de m'envoyer une balle?

—Moi, répondis-je, je ne crois pas qu'il ait cette pensée. Quant à l'énergie nécessaire pour se venger, je peux vous dire qu'il l'a à un degré très-prononcé.

Je songeais, en ce moment, à l'espèce de rage atrocement joviale avec laquelle Felipone avait craché à la figure de Masolino criblé par lui de chevrotines et couché dans le sang, à ses pieds.

—Et moi, dit Daniella, en prenant le bras de notre ami pour le forcer à avancer, je vous répète, je vous jure que mon parrain veut vous tuer.

—Il vous l'a dit?

—S'il me l'avait dit, c'est qu'il ne serait pas décidé à le faire. Ce que l'on veut faire, on n'en parle pas, et s'il avait laissé paraître quelque chose de son dessein, c'est qu'il ne serait pas encore mûr.

—Mais, s'il n'en dit rien et s'il n'en laisse rien paraître, comment pouvez-vous le supposer?

—Pour voir ce qu'un Italien a au fond des yeux, répondit Daniella marchant toujours, il faut des yeux italiens. J'ai vu ce que pensait mon parrain dans le redoublement de sa gaieté. Il souffre bien allez!

—Pauvre cher homme! dit en riant Brumières.

—Voyons, lui dis-je, avouez-nous la vérité: Felipone ne vous a-t-il pas surpris avec sa femme?

—Eh bien… oui et non! Ce matin nous étions dans un bosquet de la villa Falconieri, en tout bien tout honneur, cette fois, je vous jure! La Vincenza s'avisait, un peu tard, d'être jalouse de Medora, ce qui, par parenthèse, me fait beaucoup désirer d'aller planter ma tente conjugale à Rocca-di-Papa, car cette jalousie intempestive pourrait être fort incommode. Je la rassurais de mon mieux, et je mentais comme un arracheur de dents pour l'empêcher d'élever la voix, et, malgré tout, elle parlait un peu trop haut. Enfin, j'ai réussi à me débarrasser d'elle sans trop de criailleries; et, comme je revenais seul, par une de ces jolies allées de buis taillé qui sont comme flanquées de murailles vertes, je me suis trouvé nez à nez avec messer Felipone… Tenez, comme je m'y trouve; encore, dit-il en baissant la voix et en nous montrant le fermier, qui, coupant le ravin en ligne perpendiculaire, venait en souriant à notre rencontre.

Et Brumières ajouta:

Il m'a regardé et salué gracieusement, comme il fait encore en ce moment-ci.

Brumières parlait encore, qu'un coup de feu passa au-dessus de nos têtes. C'était Felipone, qui, placé maintenant à dix pas de nous, sur un rocher, venait de tirer sur un lièvre.

—Cherche; cherche! cria-t-il à ses chiens, qui s'élancèrent dans le ravin au-dessous de nous.

Il les suivit, descendant cette pente verticale avec une agilité que n'eussent pas fait supposer ses jambes courtes et son gros ventre, mais dont je lui avais déjà vu donner des preuves dans notre fuite vers le buco.

—Il tient à montrer son coup d'oeil et son jarret, dit Brumières, en le voyant ramasser son lièvre au fond de la gorge. Si c'est une menace facétieuse, elle est de bon goût, et cet homme-là, commence à me plaire. Mais vous avez eu peur, bonne Daniella.

—Oui, pour vous, dit-elle. J'ai entendu le plomb siffler trop près de vous pour que cela n'ait pas été fait exprès. Il a voulu vous effrayer.

—Eh bien, c'est très-gentil de sa part, dit Brumières, et je ne le croyais pas si spirituel. Mais ces gaietés-là pourraient devenir dangereuses pour vous, et, quant à moi, rester davantage à vos côtés serait une lâcheté insigne. D'ailleurs, il faut en avoir le coeur net. Si ce gaillard-là veut m'assassiner, il m'attendra, demain ou ce soir, au coin d'une haie: j'aime autant savoir à quoi m'en tenir tout de suite.

—N'y allez pas! dit Daniella en essayant de le retenir; il a encore un canon de fusil chargé.

Brumières ne l'écouta pas; il s'élança dans le ravin en criant à
Felipone:

—Il n'est pas mort, ne le tuez pas! je voudrais le voir vivant!

Il parlait du lièvre, que l'autre tenait par les oreilles.

Ce courage ou cette confiance imposèrent à Felipone; ou bien nous étions trop près pour qu'il voulût nous avoir pour témoins de sa vengeance; ou bien encore Daniella s'était trompée en lui supposant des pensées tragiques.

Nous les entendîmes causer ensemble de bon accord sur la manière dont le lièvre avait été tué.

—Vous l'avez massacré, disait Brumières, avec votre plomb à chevreuil.

—Bah! répondait Felipone, tout ce qui porte est bon!

Nous les vîmes longer le petit torrent sans eau qui parcourt le fond de la gorge. Ils se dirigeaient vers Mondragone et prenaient sur nous de l'avance. Bientôt nous les perdîmes de vue sous le taillis, et, après avoir marché vite pour ne pas perdre nos distances, nous nous arrêtâmes pour écouter.

—J'ai entendu comme un cri étouffé, dit Daniella.

Nous prêtâmes l'oreille: un gros rire, celui de Felipone, se fit entendre.

—Tu vois bien que tu t'es trompée, dis-je à ma femme attentive et pâle.

—Je n'entends pas rire l'autre! répondit-elle.

Nous quittâmes le chemin pour tâcher de regarder vers le fond. C'était impossible. Nous nous égarions dans le robuste entrelacement des chênes nains, dont les feuilles sèches tenaient encore et interceptaient la vue. La nuit tombait, et quand nous nous retrouvâmes sur le chemin, non loin du couvent, nous avions perdu assez de temps pour que nos gens eussent regagné Mondragone, si tant est qu'ils fussent sortie de la gorge. Nous n'osions appeler Brumières dans la crainte de hâter la résolution que Daniella attribuait au fermier.

Notre inquiétude cessa à la porte de Mondragone où nous attendaient Felipone toujours gai, et Brumières sain et sauf. Ils étaient les meilleurs amis du monde. Malgré ma joie de revoir l'amant de Vincenza hors de danger, je ne pus me défendre d'un mouvement de mépris pour le mari.

—Ce lièvre est jeune et encore chaud, nous dit ce dernier. Il sera tendre et vous allez le manger à votre dîner. Je m'invite et me charge de le faire cuire. Êtes-vous des nôtres, monsieur Brumières.

—Ce serait avec plaisir, répondit-il, mais c'est impossible. Il faut que je coure payer et chercher la fibbia, et que je retourne à Piccolomini à jeun. Plaignez-moi et buvez à ma santé.

Je lui remis la petite somme; Il partit en courant, et Felipone se mit à débiter des facéties et du latin de moine, du latin de cuisine, comme on dit chez nous, en arrosant le lièvre au feu de la nôtre.

Nous ne le quittions pas, et Daniella, toujours inquiète de ses desseins, feignait de s'intéresser beaucoup aux talents culinaires de son parrain afin de l'empêcher de s'esquiver pour suivre ou attendre Brumières au coin du bois.

Tout à coup il essuya sa figure ruisselante de sueur, en nous disant:

—Mes bons enfants, j'ai à vous annoncer une nouvelle qui vous surprendra bien. Déjà j'ai dit la chose à Daniella sans vouloir nommer la personne! Elle a eu l'air de ne pas me croire; mais vous allez voir! Un ami que l'on croyait perdu est retrouvé, et, si vous le voulez bien, je vas le chercher pour le faire souper avec nous!…

—Qui? demandai-je.

—N'importe, dis que non! murmura Daniella, à mon oreille. Il veut nous quitter; c'est un prétexte.

—J'y vais avec vous, répondis-je en m'adressant au fermier. J'en aurai plus tôt la surprise.

—Ça n'est pas la peine, répondit-il; je l'entends qui met le couvert.
Il est là.

En effet, un bruit d'assiettes se faisait entendre dans la petite salle à manger. J'y entrai. Un domestique, en habit noir tout neuf et en manchettes d'un blanc irréprochable, avait la figure tournée vers le buffet; mais sa petite taille et sa tournure hasardée étaient trop remarquables pour que je pusse hésiter à le reconnaître.

—Tartaglia! m'écriai-je en courant à lui.

—Non plus Tartaglia, mossiou, me dit-il en me saluant avec une grâce bouffonne, mais Benvenuto, comme on me nomme dans les autres pays. Benvenuto, premier valet de chambre, homme de confiance, et, sous peu, intendant de la maison de Son Altesse le prince de Monte-Corona, à Gênes!

—Quoi! tu es entré au service de ce bon prince? Où est-il? comment va-t-il?

—Il se porte bien, et il réside à Gènes, comme je vous le dis.

—Mais toi? comment te trouves-tu ici?

—Il m'a chargé d'une mission de confiance (il baissa la voix). Je reviens incognito rapporter à la belle Medora des lettres compromettantes; le prince est grand et généreux.

—C'est bien; mais, dans le peu de temps qui s'est écoulé depuis le jour où tu m'as servi de témoin, tu n'as pas eu le temps d'aller à Gênes et d'en revenir?

—Je l'aurais eu, mais je n'ai pas fait un si long voyage. Le prince était encore à la frontière des États romains quand il m'a donné son amitié, ma place auprès de lui, et la commission dont je m'acquitte.

LV

Daniella était enchantée de revoir Tartaglia et de le savoir heureux.

—Puisque tu veux mettre le couvert à ma place, lui dit-elle, tu vas au moins souper avec nous.

Mais à peine eut-elle fait cette invitation, qu'elle se tourna vers moi, comme pour me demander pardon d'avoir oublié mes anciennes méfiances et mon peu de goût pour la société de ce singulier personnage.

Mais les événements m'avaient prouvé de reste que Tartaglia était loyal en amitié, et j'étais trop son obligé pour hésiter à l'admettre sur le pied d'égalité où ma femme avait toujours été avec lui. Je confirmai l'invitation ce dont il parut extrêmement flatté.

—Vous êtes bon comme un homme d'esprit, me dit-il; vous avez raison, mossiou, de tendre la main à Tartaglia pour l'élever à vous. Tartaglia n'est pas un mauvais homme, vous le savez bien; mais, entre nous soit dit, c'était quelquefois une vraie canaille. Que voulez-vous! la jeunesse, les passions, la misère, un peu de vin par-ci, un peu de paresse par-là, et aussi le libertinage! Mais Tartaglia est devenu vieux, et, un beau jour, il s'est dit qu'il fallait faire une bonne fin. L'occasion l'a servi, c'est-à-dire que le ciel l'a aidé. Écoutez son aventure:

«En se sauvant des griffes de la police, qu'il avait trahie par dévouement à l'amitié, il s'est trouvé dans une petite bourgade de la maremme siennoise, où une méchante chaloupe pontée venait de déposer un plus illustre fugitif, notre cher susdit prince. Vous savez, mossiou, comment il avait laissé traiter le pauvre Tartaglia par ses gens, dans cette maudite befana où il faisait, on peut bien le dire, la figure d'un saint dans une niche. Eh bien, tout en passant la nuit ainsi enchâssé et béatifié, Tartaglia avait fait ses petites réflexions, par suite de ses petites remarques, et il s'était dit: Ce beau cheval noir que j'ai vu là, au bas de l'escalier, c'est Otello, je le connais bien. Je l'ai pansé et promené assez souvent, ne fût-ce qu'une certaine nuit sur la route de Frascati, où, par parenthèse (on peut tout dire à présent), je vous ai empêché de tomber dans les griffes de Campani (le diable ait son âme!) en vous faisant passer pour M. Mangin, le préfet de police…. Mais je continue! Donc j'avais reconnu la dame voilée puisque j'avais reconnu Otello, et je me disais:

»—Medora ne partira pas avec le prince, puisqu'elle a revu M.
Valreg….

»Et puis je m'étais dit encore.

»—Voilà un bon prince, très-amoureux et très-libéral. Si, au lieu de me fouler aux pieds, il me demandait conseil, il pourrait bien s'apercevoir que je suis un homme dans l'occasion.

»Si bien que, voyez la destinée, mossiou! quand je l'ai retrouvé dans cette bourgade dont je vous parle (ça s'appelle Porto-Ercole), j'ai été droit à lui et je lui ai dit des choses qui lui ont fait ouvrir l'oreille, entre autres celle-ci:

»—La Medora est coiffée d'un garçon (je ne vous ai pas nommé) qui aime ailleurs et ne veut point d'elle. Patientez, et si je vous fais épouser cette belle, faites-moi votre intendant, je ne vous demande pas plus d'un mois pour y réussir. J'y risquerai ma peau; mais la place que vous me promettez vaut bien ça.

»—Je te l'ai donc promise? a dit le prince en riant. Eh bien, soit! Je n'y risque rien, puisque tu n'y réussiras pas.

»Et moi:

»—Nous verrons!

Or, mossiou, me voilà habillé en honnête homme, comme vous le voyez, et décidé à le devenir. Je commence bien, puisque j'ai donné au prince le bon conseil de rendre les lettres, ce qui est une chose noble et faite pour attendrir la Medora: qu'en pensez-vous? Mais vous êtes préoccupé, et peut-être que mon bavardage vous ennuie?

Nullement; mais je vois que ma femme veut te parler, et qu'elle me fait signe d'aller dans la cuisine.

En effet, Daniella avait eu l'inspiration de confier à Tartaglia le danger où elle croyait Brumières si Felipone nous quittait avant deux heures, et il abrégea toute explication en lui disant:

—Ah! ah! je sais! la Vincenza! Il est enfin jaloux!

Il se chargea de retenir Felipone, bien qu'il ne fît pas des souhaits bien ardents pour la conservation des jours de Brumières. Il savait, par le fermier, chez qui il était arrivé le matin même, que Brumières était devenu le cavalier servant de Medora; mais il ne s'en inquiétait pas beaucoup. Il pensait qu'elle se moquait de lui. Daniella se garda bien de trahir le secret de Brumières. Nous en étions, elle et moi, les seuls confidents. Les témoins, avertis à Rocca-di-Papa, ne savaient pas eux-mêmes pour quel office ils étaient requis et à moitié payés d'avance.

Pendant cette explication, j'aidais Felipone à désembrocher son lièvre, et chaque instant qui s'écoulait me donnait la conviction qu'il ne songeait qu'à manger, à rire et à babiller.

Quand nous eûmes apaisé la première faim. Tartaglia reprit devant le fermier le thème favori de ses projets de fortune, et celui-ci me parut très au courant de ses espérances relativement à la réconciliation du prince avec la belle Anglaise. Il me sembla même comprendre, à quelques monosyllabes échangés entre eux, que le prince était attendu à son ancienne résidence de la befana d'un jour à l'autre. Je regrettais la peine inutile qu'il allait prendre et les nouveaux dangers qu'il venait braver, mais je ne pouvais dire un mot pour lui faire donner un meilleur avis. Avec des gens aussi pénétrants que mes deux convives, la moindre réflexion eût pu conduire à la découverte du secret de Brumières.

Je laissai donc Tartaglia, je veux dire maintenant Benvenuto, se bercer de rêves qui ne me semblaient pas tout à fait illusoires, puisqu'en attendant il avait la confiance du prince. Il était évident qu'il lui avait plu et qu'il pouvait désormais tenir sa parole de devenir un honnête homme. Il avait du linge magnifique; un passe-port bien en règle; de l'or plein ses poches: trois choses que j'avais toujours entendu souhaiter à cet original, et moyennant lesquelles il assurait pouvoir rentrer dans le sentier de la vertu.

—Voyez-vous, mes amis, nous dit-il au dessert, après s'être, je dois le dire, très-convenablement tenu pendant le repas, il y a des pays où la bonne conduite est assez encouragée pour qu'il y ait plaisir et profit à en faire métier; mais il y en a d'autres où la condition des gens de ma sorte est si dure et leur éducation si mauvaise, qu'ils ne peuvent pas sortir du bourbier sans un secours extraordinaire. En Italie, où l'on est obligé de tenir compte de la fatalité des choses, vous verrez, si vous regardez bien, que les antécédents n'empêchent pas la considération, et, tel que vous me voyez, je veux, avant qu'il soit deux ans, être M. Benvenuto, intendant considéré, estimé de son maître, redouté de la valetaille, marié à une gentille femme, et père d'un beau garçon qui sera un jour avocat ou médecin, à moins qu'il n'ait la vocation d'artiste, ce en quoi je ne veux pas le contrarier. Pourquoi non? Eh! monsieur Valreg, croyez-vous donc que le métier de gredin soit agréable? et que celui d'homme de bien ne soit pas le plus amusant de tous, surtout pour le pauvre diable qui a vécu d'aumônes insultantes et de coups de pied dans les mollets? Être homme de bien! c'était mon rêve, comme celui des courtisanes folles est de devenir vieilles bourgeoises dévotes. Quand on vient au monde avec la vocation de la vertu, on fait comme vous; on souffre, on travaille, et l'on arrive par là au même but que l'enfant prodigue qui rentre tout d'un coup au bercail, moyennant qu'on lui offre du veau et des habits neufs. Seulement, vous avez pris le chemin le plus long pour avoir une bonne renommée, car vous ne la tiendrez bien qu'après vingt ou trente ans de sainteté, et encore vous pourrez la perdre pour une mince peccadille; car le monde est ainsi fait: plus on lui donne, plus il exige. Tandis que, si un coquin passe tout à coup honnête homme, on lui en sait un gré infini. Ça étonne, ça amuse, et ceux qui s'attribuent le mérite de l'avoir converti en sont si fiers, qu'ils s'en vont le disant à tout le monde. Je suis sûr qu'avant trois mois mon prince me prônera à tous ses amis comme son ouvrage; et pourtant, la vérité est, monsieur Valreg, que si je dois quelque chose à quelqu'un, c'est à vous, parce que… ma foi, je ne saurais dire pourquoi! une sympathie, une persuasion, votre amour pour cette Daniella, qui vaut quarante Medora… Mais chut! avant peu il faudra dire à celle-ci Votre Altesse, et prendre ses ordres chapeau bas, l'épée au côté!

Il babilla ainsi jusque vers neuf heures, et ses manières étaient telles, que, si je ne l'eusse connu dans son abjection récente, j'aurais pu croire qu'il avait toujours vécu parmi des gens honorables.

A force de regarder les personnes du grand monde en leur servant de ruffian et de bouffon, il savait à l'occasion jouer le rôle d'un subalterne décent et bien appris. Sa toilette soignée, sa barbe rasée, sa chevelure insensée, élaguée maintenant et et collée aux tempes, changeaient tellement sa figure et sa manière d'être, qu'il pouvait espérer de n'être pas trop reconnu.

—Explique-moi ta présence à mon mariage, lui dis-je en le reconduisant jusqu'au pianto avec le fermier qui, reprenait par là le chemin de sa maisonnette.

—C'est bien facile. Ce jour-là j'étais envoyé déjà par le prince pour tâter le terrain. J'avais revu miss Medora, et j'avais été mal reçu. Mais le soir même j'y retournai, et je fus mieux écouté; votre mariage avait changé ses idées. Voilà pourqoi je suis reparti pour chercher les lettres.

—Et as-tu vu Medora aujourd'hui?

—Non, je vais la voir; j'ai rendez-vous avec elle chez Felipone pour opérer la restitution, et mon éloquence saura mettre l'entrevue à profit pour les intérêts de mon prince.

—À présent, dis-je à ma femme, quand je fus revenu auprès d'elle sur la terrasse du casino, tu n'est plus inquiète? Felipone s'en va les yeux bouffis, et il compte dormir comme un homme qui a chassé toute la journée. Brumières a déposé son cadeau aux pieds de son idole; il est à Piccolomini maintenant…

—Oui, répondit-elle, tout cela paraît ainsi; mais je ne suis pas tranquille.

—Ah ça! sais-tu que tu me rendras jaloux de Brumières, avec tes pressentiments et l'exagération de tes craintes?

—Mon Giovanni, répondit-elle avec candeur, ne sois pas jaloux de M. Brumières; je me reprochais justement de ne pas assez penser à ce pauvre gardon. Je ne puis songer qu'à mon parrain, qui est bien malheureux, je te le jure! Je sais ce que c'est que la jalousie! j'en ai eu le coeur mordu si cruellement! Je sais ce qu'il roule dans sa tête, ou ce qu'il roulera demain, car, je suppose qu'il ne sache encore rien; si la Vincenza est, de son côté, jalouse de Brumières, elle fera des imprudences, et son mari ne pourra pas fermer les yeux plus longtemps. S'il ne tue pas ce jeune homme, il tuera la Vincenza.

—Eh bien, répondis-je, ce ne sera pas une si grande perte!

—Cette femme-là est bien coupable et bien bornée! reprit Daniella; mais Felipone l'aime avec passion, et, quand il l'aura tuée, il se tuera lui-même, s'il n'en devient pas fou.

—J'espère, ma chère femme, que tu crées avec ton coeur et ton imagination un roman plus noir que la réalité. Felipone aime sa femme avec les sens. Tous ses traits indiquent la sensualité, rien de plus, et ils expriment aujourd'hui, comme toujours, la sensualité satisfaite. Avec des caresses, sa femme le ramènera. Il n'y a ni assez d'enthousiasme ni assez de réflexion en lui pour qu'il prenne en haine et en dégoût cette chair souillée et cet amour flétri.

—Tu raisonnes à ton point de vue; mais, chez nous, les sens font faire plus de choses terribles que tu ne crois. Et puis, tu ne juges pas assez bien le coeur de Felipone: il aime avec le coeur aussi. Il a été un père pour moi dans les derniers temps, et il a pour toi une amitié qui prouve qu'il est plus intelligent qu'il ne paraît. Va, nous perdrons beaucoup en le perdant!

Je parvins à écarter les idées sombres de cette chère créature, et à lui faire reprendre, avec assez d'attention, notre solfège; mais lorsqu'elle fut endormie, elle eut des rêves effrayants, et, trois fois dans la nuit, elle se leva pour aller écouter sur la terrasse. Elle ne pouvait pas se persuader qu'elle n'eût pas réellement entendu des gémissements et les bruits lointains d'une lutte horrible.

Quand le jour parut, elle s'habilla et me pria d'aller avec elle me promener autour de la ferme des Cyprès. Je la voyais si agitée que je cédai. Elle voulait passer par le souterrain. Je lui remontrai que Tartaglia demeurait dans la befana, et que peut-être le prince y était arrivé déjà.

—Il aura marché toute la nuit, lui dis-je, et il sera plus désireux de dormir que de recevoir notre visite.

Nous descendîmes la sombre allée de cyprès et fîmes le tour de la ferme, où les domestiques commençaient à s'agiter autour de leurs bêtes.

—Je suis étonnée de ne pas voir mon parrain, me dit Daniella, il est toujours levé le premier.

Elle interrogea l'aîné des neveux, Gianino, un des orphelins qu'élève le généreux fermier, le petit singe alla cioccolata. Il nous apprit que Felipone était sorti avant le jour.

—Monte à sa chambre, me dit Daniella, et vois si son lit a été défait. Sa femme couche encore à Piccolomini. Lady Harriet la garde jusqu'à la fin de la semaine.

Le lit de Felipone était intact, il ne s'était pas couché.

—Tu vois! me dit Daniella; il avait les yeux bouffis d'un chasseur qui tombe de sommeil. Sais-tu ce qu'il faut faire? Allons voir Onofrio; il saura quelque chose.

Nous n'eûmes pas la peine d'aller jusqu'au paillis. Nous trouvâmes le berger de Tusculum sur le plateau où fut le centre de la cité latine, entre le cirque et le théâtre. Il écouta gravement nos questions et parut ne pas les comprendre.

—Il est venu hier au soir, nous dit-il; il m'a payé; son argent est bon; il est reparti tout de suite.

—Vous parlez de Brumières, lui dis-je; mais Felipone?

Il ne l'avait pas revu et paraissait de bonne foi. Fatigué de notre insistance, il cessa de nous répondre et finit par nous dire:

—Enfants, laissez-moi tranquille; c'est l'heure de prier Dieu au soleil levant, et vous me dérangez.

Il ne nous restait plus qu'un moyen de savoir la vérité; c'était d'aller à Piccolomini ou à Rocca-di-Papa. Nous prîmes ce dernier parti. C'était à sept heures que le mariage devait avoir lieu, et Brumières nous avait dit qu'il irait le premier, avant la pointe du jour. Medora devait être en route. En nous rendant au plateau del buco par le revers de Tusculum, nous pouvions arriver à temps pour la messe.

Quelque diligence que nous pûmes faire, la messe finissait quand nous entrâmes dans la ville. Les précautions n'avaient pas été prises avec assez de soin pour que la curiosité ne fût pas éveillée par la dévotion matinale d'une jeune dame déjà connue dans l'endroit, et qui arrivait au galop de son cheval pour entendre la messe; Medora avait dédaigné de prendre un déguisement et de laisser Otello dans le bois. Il piaffait, au beau milieu de la rue, avec deux autres chevaux de belle apparence que tenait le petit groom laissé par le prince à sa belle ingrate. La population se pressait autour de l'église, située sur la plus grande place de l'endroit, c'est-à-dire sur une petite plate-forme de rochers très-irrégulière, à laquelle on monte par quelques marches taillées dans la lave.

Nous vîmes alors sortir la petite foule qui avait pu pénétrer dans le sanctuaire, et une voix qui me fit tressaillir de surprise cria sous le portail:

—Place, place, rangez-vous donc!

C'était la voix de Tartaglia, et bientôt nous le vîmes apparaître en grande tenue de majordome, donnant le bras à Felipone souriant et endimanché. C'étaient là les deux témoins du mariage de Medora avec…

Devinez! Pour moi, je crus rêver et ne pus trouver une parole pour exprimer ma surprise à Daniella, qui, malgré ses angoisses récentes, partit d'un éclat de rire nerveux en voyant sortir de l'église, à leur tour, les deux nouveaux époux: le prince et Medora, désormais princesse de Monte-Corona.

J'étais sur le point de rire aussi; mais, revenant à moi, je courus à
Felipone et lui saisis brusquement le bras en lui disant:

—Felipone! où est M. Brumières?

—Il n'est pas là, répondit-il en se dégageant avec la force d'un taureau, mais sans montrer ni peur ni colère.

—Réponds! dis-je à Tartaglia; qu'avez-vous fait de lui?

—Bien autre chose qu'un célibataire jusqu'à nouvel ordre, mossiou. Soyez tranquille! Tartaglia est homme d'honneur, à présent, et ne laisse faire de mal à personne. Vous retrouverez votre ami, sans une seule égratignure, dans la niche que l'on m'a appris à connaître, et d'où je sais, par expérience, qu'il est impossible de descendre sans échelle, à moins de vouloir se casser en plusieurs morceaux sur le pavé.

—Et qui a fait ce beau tour-là?

—Moi, mossiou! C'est une idée de moi, et faites-m'en compliment, ajouta-t-il en m'emmenant à l'écart pendant que Felipone se perdait dans la foule: le fermier voulait le tuer. Oh! Daniella avait vu clair! Mais j'ai fait comprendre à ce jaloux qu'un homme mort est plus tranquille qu'un homme vivant, et qu'il serait bien plus vengé en faisant manquer ce mariage qui était le but de l'ambition de son ennemi. Il s'est donc chargé de l'attirer à la gueule du souterrain, sous prétexte que Medora, qui était, en effet, à la ferme avec le prince, le demandait. Alors, il l'a bâillonné adroitement sans lui faire de mal, et comme il est fort (vous savez, c'est un boeuf!), il l'a porté à la befana et incrusté dans la niche, avec l'aide d'Orlando, le cuisinier du prince.

Pendant ce temps-là, le prince, que Medora (je dois dire à présent la princesse) ne s'attendait pas à trouver à la ferme avec moi, rendait lui-même les lettres, se soumettait, pardonnait, grondait, parlait, pleurait, disait adieu, revenait; si bien qu'au bout d'une heure miss *** se disait, avec raison, que son vieux soupirant était un galant homme et qu'il valait mieux pour elle être princesse que bourgeoise.

Une seule chose l'embarrassait, c'est comment elle allait rompre avec son Brumières. C'est alors que je suis intervenu pour révéler les amours du pauvre garçon avec la piquante fermière. Dès lors, la cause, a été entendue, et, en apprenant où le mari jaloux avait niché son rival, elle en a en un fou rire…

—Comment aviez-vous su le mariage concerté?

—Par Vincenza, mossiou; Vincenza avait écouté aux portes, et par elle je savais tout avant de vous voir.

Daniella, qui avait essayé en vain de rejoindre Felipone, vint à nous.

—Pendant que tu bavardes, dit-elle à Tartaglia, sais-tu ce que devient
M. Brumières, et si Felipone ne va pas…

—Ne craignez rien, répondit-il; Benvenuto pense à tout et ne veut pas que cette noce, qui fait sa fortune, soit entachée d'un accident. D'abord, Felipone est satisfait, et puis Orlando est là qui garde à vue le prisonnier et qui en répond sur sa tête.

Pendant que je recevais ses révélations, Medora et son époux, environnés de pauvres, semaient de l'or à poignées sur les marches de l'église, et, comme toute la population tendait les deux mains en criant misère sur tous les tons, ils avaient grand'peine à se frayer un passage vers nous. Le prince m'avait aperçu et il réussit à venir m'embrasser avec effusion. Je m'étonnais de le voir ainsi en public. Il m'apprit qu'il avait la permission en règle de passer trois jours sur le territoire romain. L'espoir de lui voir faire un riche mariage avait décidé son frère le cardinal à le couvrir momentanément de sa protection toute-puissante, qui rejaillissait nécessairement sur Tartaglia.

—Maintenant, me dit-il, mon premier soin va être de courir avec ma femme chez lady B***. Je veux qu'elle obtienne notre pardon, et qu'elle ne se sépare pas de sa tante et de son oncle sans s'être réconciliée avec eux. Je suis certain que, maintenant, lady Harriet, qui détestait M. Brumières, sera très-contente de se voir alliée à un homme de son rang. Venez-vous avec nous? Vous plaiderez ma cause?

—Non, c'est impossible. D'abord, je suis à pied avec ma femme.

—Votre femme! s'écria-t-il avec empressement; présentez-moi donc à elle!

Il baisa la main de Daniella, et lui demanda sa sympathie, avec ces grâces courtoises qui siéent si bien aux grands seigneurs et qui leur coûtent si peu vis-à-vis des femmes. Il était désolé de n'avoir pas de voiture à lui offrir; mais, à Bocca-di-Papa, c'est là un meuble aussi inconnu qu'inutile.

—Je comprends, dit-il en me quittant, que vous soyez pressé d'aller délivrer ce pauvre M. Brumières. En le faisant, dites-lui de ma part que je jure sur l'honneur n'avoir eu connaissance du tour qui lui a été joué que lorsque c'était un fait accompli. Maintenant, s'il trouve que j'aurais dû aller le délivrer et lui céder ma place à l'église ce matin, dites-lui que j'ai trois jours à passer dans le pays et que je suis à ses ordres.

—Je ferai votre commission; mais je lui dirai en même temps qu'il aurait mauvaise grâce à ne pas se tenir coi.

LVI

Nous retrouvâmes Brumières, non plus dans la niche, mais dans le Pianto, où Orlando, voyant l'heure du mariage écoulée, l'avait conduit et laissé à lui-même. Le pauvre garçon nous fit beaucoup de peine. Il s'était défendu avec tant de rage, qu'il était courbaturé à ne pouvoir bouger sans de vives douleurs. De plus, le chagrin, la honte et le colère lui avaient donné la fièvre. Orlando, en le délivrant de l'humiliation de la niche, lui avait tout appris. Il était comme hébété de désespoir et d'étonnement.

Nous le conduisîmes chez nous, où nous lui fîmes un lit et de la tisane. Il dormit quelques heures et se sentit mieux; mais il ne voulut pas laisser mettre le fauteuil où nous le fîmes asseoir, sur la terrasse du casino. Il semblait qu'il ne voulût pas voir le jour. Il disait, moitié pleurant, moitié riant, que les nuages et les oiseaux se moqueraient de lui. Il traduisait la plaintive chanson des grandes girouettes en un rire satanique.

Quand il vit qu'il n'y avait aucune ironie dans l'intérêt que nous lui exprimions, il se rasséréna un peu, et nous nous convainquîmes bientôt que son dépit et sa contrariété passeraient aussi vite que son amour était venu. Il n'avait jamais aimé Medora avec le coeur. Il manquait une belle affaire et il la manquait ridiculement il n'avait guère d'autre souci.

Malgré cette mauvaise situation, il se montra homme d'esprit, et par conséquent équitable.

—Elle m'a joué, dit-il; elle a ri cruellement de ma mésaventure, cela devait être. Elle avait barre sur moi à cause de cette sotte liaison avec la Vincenza. Avec un peu de raison et de justice, elle aurait pu se dire que je n'aimais qu'elle, et que, si j'avais subi la fermière jusqu'au dernier moment, c'était bien faute de savoir comment me débarrasser d'elle sans esclandre. Mais une femme orgueilleuse comme Medora ne peut pardonner ce qui semble un outrage à sa beauté et à sa puissance. C'était la seconde fois qu'elle se trouvait en rivalité avec une de ces femmes qu'elle considère comme appartenant à une race inférieure à la sienne. Elle ne pouvait avaler cela. J'ai payé pour deux! Quant au prince, il a fait ce que j'eusse fait sans scrupule à sa place, et je pense vous avoir prouvé hier que, si je ne lui cherche pas querelle, ce n'est pas par poltronnerie. Il me semble qu'une provocation ferait croire à Medora que je suis inconsolable. Or, il n'en est point ainsi. Ma colère se passe, et ma consolation se trouvera.

Le personnage à qui Brumières rendit encore plus de justice fut Felipone. Il nous raconta avec émotion, et avec plus de couleur que je n'en puis mettre dans ce récit, ce qui s'était passé entre lui et le fermier.

»—Cet Italien ventru est un homme, nous dit-il, un homme de rare énergie que j'aurais bien voulu étrangler, cette nuit, à cause de sa force physique, mais dont, malgré tout, j'étais obligé d'admirer la force morale. Je ne sais pas si c'est lui qui a eu l'idée de m'attirer dans ce piége, mais j'y ai donné complètement. C'est la Vincenza, perfide ou résignée, qui est venue me dire, à Piccolomini, que Medora me demandait. Celle-ci était montée dans sa chambre à huit heures, après avoir reçu et agréé mon bijou étrusque au jardin. Moi, j'avais couru si vite sur les chemins à pic de Tusculum, que je n'en pouvais plus. Devant me lever avant le jour, je m'étais jeté sur mon lit. N'importe, je me relève, je m'habille, je crois que Medora m'attend au jardin ou dans le casino de Baronius, où nous avions coutume de babiller souvent jusque minuit. Je retrouve la Vincenza dans l'escalier.

»—C'est chez mon mari qu'on vous attend, me dit-elle.

»Je soupire d'avance, et me voilà courant de plus belle. Arrivé à la ferme, je commence à me dire que Felipone veut, en effet, se débarrasser de moi. Mais le jockey de Medora vient à moi et me dit que sa maîtresse est dans la chambre basse, celle qui communique avec le souterrain. Je sentais de plus en plus le piége; mais que faire? Si Medora était là, en effet, pouvais-je reculer? À peine entré dans cette maudite chambre, où je ne voyais pas la moindre lumière, je me sens pris dans une couverture qui m'enveloppe la tête, et j'ai beau crier et jurer, on m'importe dans le souterrain comme on ferait d'un petit enfant. Arrivé dans la fameuse cuisine, je suis lié et bâillonné par plusieurs personnages dont l'un m'est inconnu. Felipone était l'autre. Cette fois il y avait de la lumière.

»Je pensais qu'on allait m'égorger; aussi, je me défendais en désespéré, et j'essayais de hurler comme un diable. Une demi-heure de résistance enragée ne m'a servi de rien, sinon, qu'à me laisser brisé et épuisé. Eh bien, pendant tout ce temps, Felipone était admirable de sang-froid, je devrais dire héroïque; il me terrassait encore plus par là que par la force de ses muscles. Au milieu de mon exaspération, j'entendais les courtes phrases qu'il me jetait de temps en temps:

»—Signore, vous êtes imprudent de vous tant défendre… Vous me teniez sans pitié… J'ai juré de ne pas vous faire de mal… jugez si j'ai de la peine à tenir parole. Ne m'injuriez pas, ne me faites pas perdre patience. Il m'en faut beaucoup!»

Et, de temps en temps, il s'adressait à son acolyte:

«—Tu vois, Orlando, si je le blesse et si je le serre trop fort. A moins de l'embrasser et de lui dire que je l'aime, que puis-je faire de mieux?

»Quand ils m'eurent attaché comme une momie et porte dans la niche, au moyen d'une double échelle, Felipone resta au moins cinq minutes à me regarder attentivement. L'autre était descendu.

»—Vous voilà bien couché, signore mio, me dit-il; vous pouvez faire un somme et oublier ceux à qui vous avez ôté le sommeil pour toujours. On m'a dit que vous aimeriez mieux être mort que vexé comme vous voilà, pendant que votre maîtresse s'en va se marier avec un autre, et rit de vous savoir où vous êtes. Voilà pourquoi je ne vous ai pas enlevé un cheveu. Pourtant, je vous le dis, il faudra vous en aller; je ne réponds de moi que jusqu'à demain.

»Et, en me parlant ainsi, il souriait toujours; mais je commençais à trouver son hilarité pétrifiée plus effrayante que celle des diables du Jugement dernier de Michel-Ange.»

—Vous voyez, dit Daniella à Brumières, il faut vous en aller! vous n'êtes pas hors de péril.

—Certes, je le sais bien! et dès que je pourrai mettre un pied devant l'autre, je quitterai ce maudit pays sans vouloir y rencontrer une figure humaine.

La Mariuccia vint nous voir dans la soirée. Brumières voulut être présent au récit qu'elle nous fit de la réconciliation de Medora avec sa tante, et pria notre petite tante, à nous, de ne pas lui épargner un détail des railleries dont il avait dû être l'objet. Mais on n'avait rien su à Piccolomini de sa triste aventure. On pensait seulement qu'il avait été congédié la veille et qu'il était parti dans la nuit. On s'en réjouissait. La Medora avait fait très-bien les choses. Elle était entrée chez sa tante au moment du déjeuner; elle s'était mise à genoux pour demander pardon de toutes ses révoltes. Lady Harriet lui avait fait un bon sermon sur sa manière de vivre, sur ses courses, le soir et le matin, à des heures indues, et, sur son intimité inconvenante avec M. Brumières. En ce moment, le prince, qui se faisait petit et gentil derrière la porte, s'était jeté aussi aux pieds de milady, en se déclarant l'heureux époux; et l'on avait déjeuné ensemble de bonne amitié.

Le lendemain matin, le prince vint à Mondragone de très-bonne heure, et voulut voir Brumières.

—Monsieur, lui dit-il, je vous ai fort contrarié et suis prêt à vous en rendre raison; mais, avant tout, je veux vous tirer d'un danger que mon intendant Benvenuto m'a fait connaître, et qui s'aggrave d'un instant à l'autre. Je ne quitte ce pays-ci qu'après-demain. Je vous prie donc d'accepter ma voiture et l'escorte d'Orlando et de Benvenuto, aujourd'hui même, jusqu'à Rome. De là, vous gagnerez Civita-Vecchia avec le même Orlando, qui m'y attendra pour l'embarquement. Vous pourrez, vous, vous embarquer dès demain. Nous nous reverrons ensuite où, quand et comme vous voudrez.

Brumières refusa; mais l'entrevue se termina par une poignée de main.

Une heure après, lord B*** vint, avec sa voiture, chercher Brumières pour le conduire jusqu'au bateau à vapeur. Felipone n'avait pas reparu depuis que nous l'avions rencontré à Rocca-di-Papa. Benvenuto, qui se démenait et s'ingéniait pour ne pas laisser ensanglanter le prologue de ses belles destinées, pensait que le fermier guettait sa proie, et il avait averti lord B*** de sauver au moins la vie au pauvre amoureux éconduit.

Brumières nous quitta en nous donnant de sincères témoignages d'affection et de gratitude, en nous priant de donner de sa part à la Vincenza le bijou étrusque que Medora venait de lui renvoyer.

—Voulez-vous donc faire tuer la Vincenza par son mari? lui dit Daniella. Gardez ce présent pour la première duchesse à qui vous ferez la cour.

Brumières pâlit à l'idée de la situation terrible où il laissait la Vincenza, et sourit à celle d'une plus brillante conquête. Nous vîmes bien que ses déceptions ne l'avaient pas guéri de la manie des grandes aventures.

Le prince et la princesse partirent pour Gênes le jour où expirait la permission de séjour du prince dans les États romains. Nous ne revîmes pas Medora. Le prince vint nous faire ses adieux, ses protestations d'amitié et ses offres dans le cas où je voudrais aller décorer son palais.

Benvenuto ne voulut accepter de moi aucune espèce de récompense pour les services qu'il m'avait rendus.

—Je suis plus riche que vous, maintenant, me dit-il, et si jamais vous êtes dans la gêne, souvenez-vous de l'ami Tartaglia, qui sera heureux de vous obliger.

Lady Harriet, se sentant tout à fait remise, congédia la Vincenza le jour même. Celle-ci vint nous trouver pour savoir si nous avions des nouvelles de son mari.

—Quoi! lui dit ma femme indignée, tu nous demandes cela avec cette tranquillité?

—Je sais, répondit l'effrontée petite créature, que M. Brumières est en sûreté et que Felipone ne fera pas de malheur.

—Lequel des deux vous intéresse? lui demandais-je.

—Eh! mon pauvre mari, puisque l'autre me trompait.

—Et tu ne crains rien pour toi-même? dit Daniella.

—Que veux-tu que je craigne? J'ai aidé Felipone à se venger en faisant manquer le mariage.

—Et tu es sûre de le gouverner encore?

Chi lo sa! répondit-elle; mais je suis sûre qu'il ne me fera point de mal.

—Et tu ne crains pas qu'il ne s'en fasse à lui-même?

—Qu'il ne se tue? Oh! si tous les maris trompés se punissaient comme cela de leur confiance, nous serions toutes veuves!

Il n'y avait pas à la chapitrer. C'est une nature insouciante et audacieuse.

—Va, au moins, soigner les neveux de ton mari, lui dit Daniella. Si je ne m'étais occupée d'eux depuis quelques jours, je crois qu'ils auraient fait maigre chère.

—Bah! tu t'intéresses à ces petits singes? Moi, ils m'ennuient et me dégoûtent!

—Alors je les plains, si ton mari ne revient pas. Pour qu'il oublie ainsi ces pauvres créatures, il faut qu'il soit bien loin ou bien tourmenté.

Daniella parlait encore lorsque Felipone entra dans le Pianto où nous étions en ce moment. Sa femme alla à lui pour l'embrasser. Il la baisa sur les deux joues avec la même aisance que si rien ne se fut passé, et la pria doucement d'aller mettre un peu d'ordre à la maison.

—Passe devant, lui dit-il, et enlève les matelas et les couvertures restés dans la befana. Je vais t'aider.

Elle descendit l'escalier du Pianto en chantonnant, et en nous jetant, à la dérobée, un regard de triomphe moqueur qui semblait dire: «Vous voyez ce pauvre homme!»

—Mes enfants, nous dit le fermier en nous serrant les mains, priez pour moi, vous qui croyez… Je suis un homme bien à plaindre.

Sa bouche ne cessa pas de sourire en proférant ce premier et dernier aveu de son désespoir.

—C'en est fait de la Vincenza! me dit Daniella.

—Suivons-le!

—A quoi bon? Aujourd'hui ou demain, elle est condamnée!

—Peut-être que non! Le premier moment est le plus à craindre.

Je m'élançai sur les pas du fermier: mais il avait pris si rapidement l'avance, que je trouvai la porte tournante déjà fermée et verrouillée en dedans. Je frappai en vain, on n'ouvrit pas. Cette porte massive a au moins six pouces d'épaisseur, et ne laisse point passer le bruit qui se fait dans la befana, masquée qu'elle est, de ce côté-là, par un second mur en briques et une autre porte bien jointe.

Je collai en vain mon oreille contre la fente imperceptible que le tour laissait entre le bois et l'encadrement de pierre. Plus de cinq minutes se passèrent sans que j'entendisse d'autre bruit que celui des pas de ma femme, qui venait me rejoindre Puis il nous sembla que quelqu'un se jetait dans l'intervalle des deux portes en murmurant des paroles confuses; et aussitôt nous distinguâmes la voix claire du fermier qui disait: Basta! (c'est assez). La seconde porte, en se refermant, nous sembla couvrir, de son bruit sourd, un cri étouffé, et tout rentra dans le silence.

—Ces agitations te font mal, dis-je à Daniella, qui tremblait et ne pouvait plus se soutenir. Je ne veux plus te voir suivre ce cauchemar. La vie de ton enfant est plus précieuse que celle de Vincenza. Va-t'en, et prends patience, si tu m'aimes. Je te jure que je vais faire tout ce qui sera humainement possible pour empêcher Felipone…

—Il n'est plus temps, va! me dit Daniella. Je ferai ce que tu veux.
Tâche de savoir ce que va devenir mon pauvre parrain.

Elle quitta ce lieu sinistre, et je sortis de Mondragone pour courir à la ferme, sans espoir de pénétrer par là dans le chemin souterrain (Felipone avait dû prendre ses précautions), et sans beaucoup de chance d'arriver à temps, quand même le passage serait libre. Le tour qu'il faut faire pour retourner à la porte des cours et redescendre la longueur du château en dehors, avant d'entrer sous les cyprès prend déjà au moins dix minutes; il en faut au moins autant pour descendre l'allée en courant, et je n'osais guère courir, dans la crainte d'être observé et d'attirer l'attention sur l'événement que je voulais conjurer.

Depuis quelque temps et surtout depuis le jour où Felipone avait disparu, la ferme était à l'abandon. Les deux domestiques: étaient aux champs; les enfants jouaient dans la petite cour. Je demandai à Gianino si son oncle était revenu. Il secoua la tête négativement, et je vis passer sur sa figure jaune et camuse une expression de tristesse et d'inquiétude que l'insouciance de son âge n'emporta qu'avec effort. J'essayai, à tout hasard, d'entrer dans la salle basse: elle était solidement fermée, comme de coutume.

J'attendis une heure. J'allai, comme en me promenant, à la prairie où est la petite chapelle qui donne issue au souterrain dans la campagne. Elle était également fermée d'un énorme; cadenas. Je retournai à Mondragone et redescendis aux caves de la porte tournante: rien que ténèbres et silence. J'allai consulter Daniella, qui priait devant la madone du portique.

—Que faut-il faire? lui dis-je.

—Rien, s'il a fait ce qu'il voulait; nous devons paraître ne rien savoir. En le cherchant et en le demandant, nous l'envoyons à l'échafaud. Laissons passer encore une heure, et j'irai porter à manger à ces pauvres orphelins. Felipone les a oubliés lui si bon pour eux. Quand j'ai vu le commencement de cet abandon, je me suis dit: «C'est bien mauvais signe!» La journée s'écoula sans rien changer à nos angoisses. Vers le soir, Daniella me proposa d'aller voir Onofrio.

—Si mon parrain ne s'est pas tué avec sa femme, il est là. Onofrio était son meilleur ami.

La pénétration de Daniella n'était pas en défaut. Sur les ruines du cirque de Tusculum, nous trouvâmes Felipone assis auprès du berger. Les moutons broutaient, autour d'eux, l'herbe fine de l'amphithéâtre. Le soleil se couchait; une douce brisa effleurait, sans les agiter, les cheveux rudes et frisés du fermier.

—Voilà une belle soirée, nous dit-il en venant à notre rencontre; on est bien ici, et vous avez raison d'y venir voir coucher le soleil.

—C'est, dit Onofrio avec son calme habituel, un des plus beaux endroits de la Campagne de Rome, et, dans les plus mauvaises journées de l'hiver, on n'y sent point de froid. C'est là que je viens me chauffer au mois de janvier. Ça ne fait de mal à personne, n'est-ce pas? La bon Dieu ne trouve pas que ça use son soleil quand les pauvres gens, à qui l'on dispute un fagot dans ce monde, vont lui demander un peu de son grand feu.

Nous interrogions avec anxiété la figure de ces deux hommes; il n'y avait chez eux aucun effort visible pour s'entretenir avec nous de la pluie et du beau temps. Ils semblaient continuer une conversation paisible et rêveuse.

—C'est une pauvre vie que la vie de berger, dit Felipone; et pourtant moi qui, étant garçon, courais un peu les filles et le cabaret dans la ville, j'ai quelquefois désiré d'être seul et dévot comme ce chrétien-là. Si j'avais cru en Dieu, je n'aurais pas fait les choses à demi: je me serais fait moine ou berger. Plutôt berger, car le moine s'abrutit à recommencer tous les jours la même promenade et à marmotter d'heure en heure les mêmes prières, tandis que le berger va où il veut et dit à Dieu ce qu'il a envie de lui dire.

—Le berger a ses jours de peine et de plaisir, reprit le sentencieux Onofrio. Dans ce temps-ci il n'est pas à plaindre, et le pays où me voilà fixé depuis dix ans est des meilleurs. Mais dans ma jeunesse, j'ai eu de bien mauvaises saisons à passer, dans des endroits où je ne voyais jamais personne, et où la fièvre me tenait éveillé toute la nuit. Allez! la nuit est bien longue quand on n'a, pour se désennuyer, que le bruit du tonnerre et les grands éclairs qui vous font voir la plaine toute bleue. On dit son chapelet en comptant les gouttes de pluie qui tombent sur le toit de paille. Si on ne croyait à rien. Felipone, on deviendrait aussi bête que les brebis que l'on garde.

—Je n'ai jamais dit que je ne croyais à rien, répondit le fermier; je crois à la folie des hommes et à la malice des femmes.

En parlant ainsi, il fit un mouvement de la tête en arrière pour rire de son gros rire frais et sonore. Daniella me serra le bras pour me faire remarquer, entre son menton, et sa cravate, des traces d'ongles toutes récentes: la Vincenza s'était défendue.

—Où est ta femme? lui dit-elle quand le berger se leva pour rassembler son troupeau.

—Ma femme? dit-il d'un air étonné. Elle est à la maison je pense.

Cela fut dit si naturellement, que j'en fus complètement dupe. Nous revînmes ensemble jusqu'à la ferme. Gianino, en apercevant son oncle, se mit à courir et se jeta à son cou. Cet enfant, laid et disgracieux, mais intelligent et sensible, se pendait à lui et l'étranglait de caresses.

—Pauvre petit, dit le fermier en l'asseyant sur son épaule, il s'ennuyait sans moi.

—Est-ce que tu vas encore t'en aller? dit l'enfant.

—Non, mon Gianinuccio; à présent, je vas rester à la maison: je suis las de me promener.

—Et ma tante? est-ce qu'elle ne va pas rentrer aussi

—Elle n'est donc pas revenue, ta tante?

—Cela t'étonne? dit Daniella à son parrain en le regardant fixement.

—Non, répondit le fermier impassible, en posant l'enfant par terre, elle aura suivi son dernier amant.

… juin

C'est la seule explication que, depuis quinze jours, nous ayons obtenue de Felipone. Nous avons reçu des nouvelles de Brumières. Il est à Florence. Il nous dit qu'il se porte bien, et nous demande, en post-scriptum, si le fermier n'a pas trop battu sa petite femme.

LVII

… juin,

Mondragone.

Mais ne pensez pas que, depuis ces quinze jours, nous nous soyons tenus tranquilles, renonçant à retrouver la victime de cette terrible vengeance conjugale.

Dans la nuit qui suivit l'événement, Daniella, ne pouvant dormir et en proie à un état fébrile qui m'inquiétait, me dit tout à coup:

—Lève-toi, ami! Il faut pénétrer dans cette befana maudite. Qui sait s'il a eu le courage de tuer sa femme? Elle n'est peut-être en punition que pour un temps…

—Je n'espère plus rien; mais, pour te calmer, me voilà prêt à essayer l'impossible. Que crois-tu que je doive faire? Lorsque j'ai cherché, avec Benvenuto, le chemin de cette befana, j'en ai approché beaucoup, puisque le docteur m'a dit avoir entendu notre travail et en avoir été inquiet.

—Ce travail était dangereux, je ne veux pas que tu le reprennes; mais, moi, je crois, je dis qu'il y a une autre entrée à la befana que celle que nous connaissons, une entrée que Felipone a découverte depuis le temps que le prince et le docteur y étaient, et dont il se réserve le secret pour lui seul.

—Qui te donne cette pensée-là?

—Une espèce de vision que je viens d'avoir. Oh! ne me regarde pas d'un air inquiet, ne me crois pas en délire. Je dis une vision, ce n'est pas autre chose qu'un souvenir; mais un souvenir qui s'était effacé tout à fait et qui vient de me revenir, comme j'étais là, moitié pensant, moitié rêvant. Écoute! Le jour où Felipone nous donna l'idée de nous marier en dépit du curé, je l'avais rencontré dans la partie tout abandonnée du parc qui est entre l'allée des cyprès et le mur de clôture. Il creusait une espèce de fossé, et, comme ce n'est pas là son ouvrage, je m'en étonnai. Il ne me donna pas une bonne raison; mais je n'y fis que peu d'attention, et tant de choses intéressantes m'ont occupée ce jour-là et le lendemain, que je n'ai pas gardé souvenir d'une chose si indifférente. Voilà qu'elle me revient et c'est peut-être Dieu qui veut que je m'en souvienne. Allons-y.

—Reste tranquille, j'irai seul. Dis-moi où cela est

—Non, tu ne trouverais pas. Prends tous tes outils; je porterai la lanterne sourde.

Nous nous glissâmes parmi les lauriers et les oliviers jusqu'aux fourrés épais que Daniella n'avait jamais explorés attentivement, mais où, avec un instinct remarquable, elle retrouva l'emplacement où elle avait vu fouiller. Au lien d'un fossé il y avait une butte de terre qui ne paraissait pas de fraîche date. Un épais tapis de mousse témoignait, au contraire, d'un long abandon.

Daniella, qui tenait la lanterne, se baissa et toucha cette croûte de mousse qui se détacha et vint presque tout entière à la main. Elle avait été placée là, elle n'y avait pas poussé; et elle était si verte et si fraîche, qu'elle n'y avait été placée que peu d'heures auparavant.

A la suite de ces observations je n'hésitai pas à me servir de la pioche et de la bêche. La terre, légère et toute fraîchement remuée, fut écartée en moins de dix minutes. Je trouvai quelques dalles disposées en forme de double escalier formant le toit d'une ouverture carrée à fleur de terre.

Je me penchai sur le bord de cette ouverture, et je sentis le vide.

J'eus encore recours aux papiers enflammés jetés dans ce vide, et je vis l'intérieur d'un vaste puits qui s'évasait dans le fond. C'était une glacière. Je pus fixer la corde à noeuds dont je m'étais muni, à la base d'un petit arbre qui masquait en partie l'ouverture. Daniella m'éclaira en faisant lentement descendre la lanterne au moyen d'une ficelle. Nous n'avions plus d'hésitation, plus de doutes; cet atterrissement artificiel nous mettait trop sûrement sur la voie.

Je n'eus à descendre que la hauteur d'environ trois mètres. Avant le fond de la glacière je trouvai un passage très-bas et très-étroit où je pensai que le gros Felipone ne passait pas sans peine; et, après un court trajet, je me trouvai dans la grande galerie qui conduit à la befana. Je revins sur mes pas pour calmer les inquiétudes de ma femme et lui dire de venir me rejoindre par le Pianto. J'avais toute espérance de sortir par le tour, après avoir constaté le fait mystérieux, horrible probablement, que nous poursuivions.

Je pénétrai sans obstacle dans_ la befana_. La faible clarté de ma bougie ne me permettait pas d'en voir l'ensemble, et, après l'avoir explorée dans tous les sens, je commençai à croire que nous avions rêvé une catastrophe. J'allai ouvrir à Daniella, qui arriva bientôt derrière la porte tournante, et que j'étais pressé de tranquilliser.

—Il n'y a rien, il n'y a personne, lui dis-je. S'il eût renfermé là sa victime il aurait cadenassé cette porte, par où elle pouvait sortir.

—Mais s'il l'a tuée! As-tu cherché partout! Tiens, voilà une chose nouvelle ici. La grande cheminée qui donne près du casino est murée.

—Cela n'a-t-il pas été fait pour nous empêcher d'entendre les cris de
Brumières lorsqu'on l'a tenu ici toute une nuit?

—Il nous a dit qu'on l'avait bâillonné. On n'aurait pas pris cette peine-là si la cheminée eût été murée.

Je crevai, à coups de pioche, la cloison de briques qui fermait l'orifice de la cheminée, et je vis qu'on avait entassé du foin derrière cette maçonnerie encore fraîche. Felipone avait donc pris ses précautions d'avance pour que l'on n'entendit pas, du casino, les cris de la victime.

—Puisqu'il a eu tant de préméditation, dis-je à ma femme, il n'y a pas d'espoir à conserver. S'il l'a tuée, il a eu le sang-froid de l'enterrer quelque part, soit ici, soit ailleurs, dans les souterrains, peut-être dans la glacière par où je suis descendu, et dont il a eu le soin de masquer l'entrée.

Nous examinâmes toutes choses. Le lit où Tartaglia avait couché une nuit, avant celle où il avait arrangé, à la ferme, le mariage du prince, était encore dans le fond de l'hémicycle avec les matelas et les couvertures. Nous nous rappelions que le fermier avait attiré sa femme dans la befana en lui donnant pour prétexte qu'il fallait remporter cette garniture de lit, et le lit n'était pas dégarni. Les échelles qui avaient servi à porter Brumières dans la niche et à l'en faire descendre étaient encore là. J'y montai, je ne retrouvai dans la niche qu'un bouton de manchette, que je reconnus appartenir à Brumières. Il n'y avait aucune trace d'une lutte quelconque.

—N'importe, dit Daniella, j'ai rêvé que je devais venir ici, et je n'en sortirai pas sans une certitude.

Et, toute pâle et frémissante, elle cria par trois fois, de sa vois pleine et accentuée, dans le sourd et morne édifice le nom de Vincenza.

Au troisième appel, un léger frémissement se fit entendre, et nous nous élançâmes vers les décombres d'où le son était parti.

Nous trouvâmes, dans le fond de la partie écroulée, la malheureuse femme assise et idiote. Ses vêtements déchirés, ses cheveux épars collés à son front par le sang coagulé sur son visage, la rendaient méconnaissable et si effrayante, que Daniella, superstitieuse, recula en disant:

—C'est la véritable befana!

La victime était hors d'état de nous répondre. Elle essaya de se lever et retomba. Je l'emportai dans le casino, où nos soins lui rendirent la raison, mais non la force. Elle avait perdu tant de sang, qu'elle était épuisée. Elle avait reçu à la tête un seul coup d'un assommoir quelconque. Elle n'avait rien vu. Elle avait une large blessure près de la tempe, mais elle ne la sentait pas, et demandait seulement si elle avait quelque chose au visage. Elle parut soulagée dès qu'elle sut qu'elle n'était pas défigurée.

Le sang était arrêté; les os du crâne ne me parurent point lésés, il était évident que Felipone avait voulu tuer, qu'il croyait avoir tué, mais que sa main avait manqué de force et qu'il n'avait pas eu le courage de porter un second coup. Cet homme si adroit et si fort n'avait pas pu tuer la femme qu'il aimait. La Vincenza se rappelait avoir lutté, avant d'être emmenée jusqu'au réservoir, où elle pensait qu'il avait voulu la noyer. Puis elle était tombée sous un choc violent et n'avait eu conscience de rien, jusqu'au moment où elle nous avait entendus parler, Daniella et moi, dans la befana. Elle n'avait pas reconnu nos voix; elle ne se rendait encore compte de rien en ce moment-là. Mais, en s'entendant appeler par son nom, et par une voix qui, disait elle, en lui avait pas fait peur, elle était venue à bout, par un effort machinal, de nous répondre.

Elle pensait avoir été poussée dans le réservoir après le coup qui lui avait ôté la connaissance, et elle ne se trompait probablement pas, car ses vêtements fripés paraissaient avoir été mouillés jusqu'à la ceinture. Mais elle avait dû revenir à elle, étant seule, et se traîner jusqu'à la place où nous l'avions retrouvée. Ç'avait été un effort tout instinctif, sa mémoire ne pouvait ressaisir ce fait.

Elle ne put même nous donner ces vagues détails qu'après quelques heures de repos. Daniella eut beaucoup de peine à la réchauffer, et passa le reste de la nuit à la soigner. J'avais de mon mieux pansé et fermé la blessure avec le collodion et la toile adhésive qu'à mon départ du presbytère l'abbé Valreg, grand remègeur en sa paroisse, avait fourrés dans ma malle, en cas d'accident. Je lui ai vu faire tant de pansements charitables, où je l'aidais naturellement, que je n'y suis pas trop maladroit.

Grâce à un tempérament peu irritable et à un sang très-pur, la malade n'eut pas la réaction nerveuse que je redoutais, et, au bout de deux jours, la cicatrice était fermée dans les meilleures conditions possibles. Il nous fallut agir avec beaucoup de mystère: d'une part, pour ne pas exposer Felipone à des poursuites; de l'autre, pour ne pas exposer sa femme à une nouvelle vengeance.

J'avais, dès la nuit même de cette recouvrance inespérée, fait disparaître les traces de mon entrée dans la glacière, après être remonté par là, afin de laisser le tour fermé en dedans. Je pouvais présumer que Felipone n'aurait jamais la force de retourner dans la befana, mais s'assurerait des issues, pour que personne ne pût constater son crime. Je ne me trompais pas: il travaillait à murer et à condamner pour jamais l'entrée du souterrain dans sa cave. Je le sus par Gianino, qui l'entendait maçonner et porter des pierres durant la nuit; et, malgré ses précautions, je le vis, en outre, sortir un matin des massifs de la glacière. J'allai voir furtivement ce qu'il avait fait. Je trouvai la butte exhaussée et complètement plantée d'arbres. Une autre fois, je vis Onofrio, sans chiens et sans troupeau, auprès de la chapelle de Santa-Galla. Là aussi, probablement, on avait muré le passage.

Il nous tarde beaucoup, comme vous pouvez croire, de voir la Vincenza sur pied et de la faire évader. Nous sommes dans des appréhensions continuelles que son mari ne la découvre dans une des chambres de notre casino. Il est venu nous voir une seule fois depuis qu'elle y est, et s'est assis sur la marche de cette chambre qui donne sur la petite terrasse, vis-à-vis de notre appartement. Appuyé sur les balustres, je fumais en feignant de ne pas l'observer, car j'arrive forcément à être aussi dissimulé qu'un Italien de sa trempe. Il était affaissé et comme abruti dans son déchirant sourire. Peut-être que si j'eusse osé lui dire: «Elle vit, elle là tout près de toi!» Je lui eusse rendu à lui-même la vie et le repos. Mais Daniella m'a appris, par la justesse de sa divination, à ne pas me fier aux apparences. Peut-être l'expression de désespoir et de remords que je croyais lire sur la figure de ce malheureux n'était-elle que la satisfaction morne et sombre d'une vengeance assouvie.

5 juillet.

Il était temps que l'on vint nous délivrer de la présence de Cette Vincenza. Elle me devenait insupportable. Sans coeur et sans raison, cette créature ne songeait qu'à recommencer une vie de désordre. C'est une sensualité stupide qui la gouverne. Elle n'a d'autre cupidité que le goût de la toilette, et sur son lit, ayant à peine la force de parler, elle s'enquérait du bijou étrusque de Brumières, et reprochait à Daniella d'avoir refusé de le recevoir pour elle; du reste, prodigue, imprévoyante, ne se demandant jamais si elle aura du pain, mais bien une robe de soie et des fichus brodés. Ses habitudes de galanterie l'ont sollicitée avant même que ses forces physiques fussent revenues; car, en remercîment de mes secours et de mes soins, elle m'a offert ses bonnes grâces avec un cynisme imbécile, C'est dans sa pensée, vous en conviendrez, une étrange manière de récompenser Daniella de son dévouement.

Sa société nous était de plus en plus répulsive. Elle troublait et souillait l'harmonie poétique de notre existence par son caquet puéril et le dévergondage de son étroite imagination. La seule chose qu'il y ait à louer en elle, c'est une grande douceur; mais il n'en faut chercher la cause que dans un manque d'énergie et dans l'absence de toute fierté. Elle reçoit en riant les plus dures leçons, et son mari ne lui inspire que de la peur, sans aucune réaction de vengeance.

—Pauvre homme, dit-elle en parlant de lui, je suis sûre qu'il est bien fâché de ce qu'il a fait. Pourvu qu'il ne lui en arrive pas malheur! Si je voulais, il me reprendrait et me demanderait pardon à genoux.

Mais quand on lui conseille d'essayer une réconciliation, elle répond qu'elle s'y fierait bien, mais qu'il n'est pas agréable de vivre avec un homme devenu si jaloux. En un mot, elle trouve moyen de dire des choses risibles en riant elle-même. L'horreur de sa situation dans la befana et de la mort, par la faim, qui l'y attendait si nous ne l'eussions sauvée, ne lui a pas même laissé de terreur. Elle écarte ces souvenirs avec une merveilleuse facilité, en disant qu'il ne faut pas penser aux choses tristes, et prouvant qu'il est des natures douées de l'heureuse impossibilité de souffrir, ce qui les assimile à certains animaux à moitié inertes, qui remplissent aveuglément les fonctions de la vie dans les bas-fonds de la création. Daniella a eu la grand sens de n'être pas jalouse en voyant les provocations, à peine voilées, qu'elle m'adressait.

—Je ne me sens pas d'indignation contre elle, m'a-t-elle dit; je vois qu'elle n'a pas conscience d'elle-même. Elle a l'innocence des bêtes. Il faut que Felipone ait senti cela, puisqu'il l'a assommée avec aussi peu de remords qu'il eût fait d'un de ses animaux.

Et pourtant Felipone a des remords et un incurable chagrin. J'ai appris à lire sur sa figure le démenti secret que la passion donne à son tempérament pléthorique.

La Vincenza commençant à pouvoir marcher, nous nous demandions comment nous la ferions évader secrètement, lorsque, par une nuit d'orage effroyable, nous entendîmes sonner à la porte de la grande cour. Une visite à pareille heure et par un temps pareil ne fut pas accueillie sans précaution. Un cavalier, enveloppé jusqu'aux yeux, me demandait à entrer un instant. C'était le docteur R….

—Vous comprenez ce qui m'amène, me dit-il; je viens chercher la
Vincenza….

Il avait rencontré Brumières à la Spezzia. Apprenant que ce voyageur venait de Frascati, le docteur, bien qu'il ne le connût pas, lui avait demandé des nouvelles des personnes qui l'intéressaient, de sa mère, de moi et de Felipone. Brumières, qui venait de recevoir une lettre de nous, où nous lui disions que Vincenza avait couru et courait encore de grands dangers, avait fait part de ce paragraphe au docteur.

—J'ai compris, nous dit celui-ci, que M. Brumières, bien qu'il ne s'en vantât pas, était pour quelque chose dans les malheurs de ce ménage; mais il se pouvait que je fusse seul en cause dans l'esprit du mari; et, d'ailleurs, il me suffit qu'une femme m'ait appartenu sans spéculation et sans perfidie pour que je me regarde comme son défenseur en toute circonstance où je peux quelque chose. Je connais ce bon Felipone, un homme à passions exclusives, capable de haïr autant que d'aimer. Je viens donc voir si je dois lui enlever sa femme, on si je peux les réconcilier ensemble. Dans tous les cas, je viens attirer le danger sur moi, pour le détourner d'elle.

Quand le docteur sut ce qui s'était passé, son parti fut pris à l'instant même.

—Donnez-moi cette pauvre femme, dit-il; je vais la mettre en croupe derrière moi, et je me fais fort de la conduire en lieu sûr. De là je l'expédierai en France, où un de mes amis me demande une cuisinière italienne. Elle sait faire le macaroni comme personne. Peut-être qu'un jour son mari pleurera sa violence et sera heureux d'apprendre qu'elle vit encore; mais il ne sera jamais ni utile ni prudent de lui dire où elle est.

Daniella, avertie par moi, habilla et enveloppa la Vincenza dans ses propres vêtements, et je la plaçai sur le cheval du docteur, qui refusait de mettre pied à terre et qui causait à voix basse avec moi sous les voûtes de la caserne d'entrée. La Vincenza s'en allait avec une joie d'enfant, ivre de l'idée de voir Paris et d'être morte pour Felipone. Le docteur lui défendit de lui dire une parole.

—Nous jouons gros jeu, me dit-il à l'oreille. Faites-moi l'amitié de regarder par là, vers le chemin des Camaldules, si personne n'a eu l'éveil de mon arrivée.

Quand je me fus assuré du fait, il me serra la main et partit au galop avec le dangereux fardeau dont il avait le courage de se charger. Ce qu'il faisait là, au péril de sa tête proscrite et mise à prix, pour une femme dont il ne se souciait plus, si tant est qu'il s'en fût soucié plus d'un instant dans sa vie de plaisirs faciles, était un acte d'humanité tout à fait dans sa nature, quelque chose d'héroïque, accompli avec une agréable rondeur et une crânerie sans ostentation. Grande âme, je ne dirai pas typique par rapport à l'Italie, où les types sont si variés, mais bien italienne, en ce sens qu'elle résume des vertus providentielles et des exubérances fatales: rien à demi, et tout en grand. Là où le mal se fait petit et lâche, on peut dire que le type national est entièrement effacé. Par malheur, il l'est ici dans une effrayante proportion. Hélas! hélas! quel compte auront à rendre à Dieu ceux qui tuent l'âme des générations et qui peuplent de spectres abjects les terres bénies où le ciel avait magnifiquement répandu la beauté des idées avec celle des formes.

CONCLUSION

Ici se termine le journal de Jean Valreg. Des occupations assidues, la peinture dont il était chargé, les études musicales qu'il continuait avec sa femme, les promenades nécessaires à la santé de l'un et de l'autre, et les visites fréquentes à la villa Taverna, où lord et lady B*** passèrent l'été, rendirent si difficile le surcroît de besogne que je lui avais imposé, qu'il me demanda la permission de s'en tenir à de simples lettres de temps en temps. Voici le résumé de sa situation à l'automne de la même année.

L'événement tragique de la befana n'avait pas éveillé le moindre soupçon, malgré l'absence indéfinie de la Vincenza. Felipone n'avait pas fait semblant de chercher sa femme. A ceux qui le questionnaient, il répondait qu'il était becco, beccone, becco cornuto; et il riait! La disparition de la Vincenza coïncidant avec celle de Brumières, que personne n'avait vu partir, on ne doutait pas qu'il n'eût enlevé la fermière, dont les relations avec lui n'étaient un secret pour personne.

Les annexes de l'immense villa continuaient à dégringoler dans le ravin. Le pavillon central était toujours solide et s'embellissait de fresques et de lambris. Le casino était devenu une demeure délicieuse de fraîcheur, de poésie et de gaieté pour le modeste ménage. Les visites n'y manquaient pas. La curiosité qu'inspirait ce couple amoureux niché dans une ruine en attirait bien quelques-unes dont on se fût passé; mais cette curiosité était bienveillante et le soir y mettait fin. Le dîner et la veillée tête à tête, au sein d'une solitude absolue et grandiose, étaient toujours une fête pour Valreg et Daniella. On y parlait du petit enfant comme s'il était déjà né, et en attendant on aimait Gianino, on le tenait propre et on lui apprenait à lire.

Felipone n'avait pas laissé percer la moindre agitation. Il s'occupait de ses affaires, tenait mieux que jamais sa ferme et sa laiterie, caressait ses neveux, vantait Gianino comme un prodige, ne s'occupait d'aucune femme et riait toujours des maris trompés et de lui-même.

«Seulement, nous nous apercevons, écrivait Valreg, qu'il maigrit et que ses yeux se plombent. Il boit beaucoup et commence à divaguer après souper. Il ne lui échappe jamais un mot compromettant; mais son sourire éternel devient l'étrange expression d'une souffrance chronique. Je le crois atteint d'une maladie de foie, et il fait tout ce qu'il faut pour qu'elle ne soit pas longue. Il va souvent causer avec le berger de Tusculum, qui cherche à le guérir de son athéisme, mais qui n'y parvient pas encore. Pourtant, le fait de cette intimité entre deux hommes de caractères et d'opinions si opposés s'explique peut-être, chez Felipone, par un vague besoin de croire. Il semble parfois qu'il défende avec acharnement son impiété pour se faire battre. Malheureusement, le berger a, malgré son grand bon sens, trop de superstitions locales pour être un apôtre bien efficace. Onofrio croit aux sorciers. Un autre berger, son voisin de paillis, est gettatore, jeteur de sorts, et lui fait mourir ses moutons. Il le ménage dans la crainte qu'il ne lui donne une maladie dont il a fait mourir une vieille femme de Marino, et qui consistait à vomir des cheveux, «toujours et toujours des cheveux qui lui pesaient affreusement sur l'estomac, et qui auraient pu couvrir le monte Cavo, tant ils étaient longs, épais, inépuisables.» Vous voyez que le sage Onofrio, un érudit, un philosophe, un saint quant à l'austérité, un homme de coeur à tous égards, est, malgré tout, un paysan assez semblable aux nôtres. Ses récits merveilleux font rire Felipone, et ses menaces de l'enfer ne lui causent ni crainte ni remords. Une seule fois, je lui ai entendu regretter de ne pas croire au ciel; mais il a vite ajouté: «Le ciel et l'enfer sont sur la terre. Quand on a eu l'un et l'autre, on n'en doit désirer ni craindre davantage.»

Telle n'est pas la croyance de Daniella; mais elle a fini par se sentir pardonnée et par savourer sans effroi son amour et son bonheur, désormais sanctifiés par le prochain espoir de la maternité.

Medora se fait construire, aux environs de Gênes, une villa fabuleuse.
Tartaglia y fait ses affaires honnêtement, à ce qu'il assure.

La bonne intelligence se soutient entre lord et lady B***. Quand cette dernière a quelque mouvement d'humeur, elle se borne à gronder Buffalo, qui, du reste, est admis au salon. Je sais par l'abbé Valreg, que j'ai vu en Berry, que la bonne Harriet a fait son testament, et qu'elle assure une petite fortune aux enfants à venir de Jean Valreg; mais c'est un secret que l'or garde au jeune ménage.

FIN

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